Project Gutenberg's Nouvelle géographie universelle(1/19), by Élisée Reclus This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Nouvelle géographie universelle(1/19) I L'Europe meridionale (1876) Author: Élisée Reclus Release Date: March 20, 2009 [EBook #28370] Language: French Character set encoding: UTF-8 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK NOUVELLE GÉOGRAPHIE *** Produced by Carlo Traverso, Rénald Lévesque and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE LA TERRE ET LES HOMMES PAR ELISÉE RECLUS I L'EUROPE MÉRIDIONALE (GRÈCE, TURQUIE, ROUMANIE, SERBIE, ITALIE, ESPAGNE ET PORTUGAL) CONTENANT 78 GRAVURES, 4 CARTES EN COULEURS TIRÉES A PART ET 174 CARTES INTERCALÉES DANS LE TEXTE 1876 CHAPITRE PREMIER CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES La Terre n'est qu'un point dans l'espace, une molécule astrale; mais pour les hommes qui la peuplent, cette molécule est encore sans limites, comme aux temps de nos ancêtres barbares. Elle est relativement infinie, puisqu'elle n'a pas été parcourue dans son entier et qu'il est même impossible de prévoir quand elle nous sera définitivement connue. Le géodésien, l'astronome nous ont bien révélé que notre planète ronde s'aplatit vers les deux pôles; le météorologiste, le physicien ont étudié par induction dans cette zone ignorée la marche probable des vents, des courants et des glaces; mais nul explorateur n'a vu ces extrémités de la Terre, nul ne peut dire si des mers ou des continents s'étendent au delà des grandes barrières de glace dont on n'a point encore pu forcer l'entrée. Dans la zone boréale, il est vrai, de hardis marins, l'honneur de notre race, ont graduellement rétréci l'espace mystérieux, et, de nos jours, le fragment de rondeur terrestre qui reste à découvrir dans ces parages ne dépasse pas la centième partie de la superficie du globe; mais de l'autre côté de la Terre les explorations des navigateurs laissent encore un énorme vide, d'un diamètre tel que la lune pourrait y tomber sans toucher aux régions de la planète déjà visitées. D'ailleurs, les mers polaires, que défendent contre les entreprises de l'homme tant d'obstacles naturels, ne sont pas les seuls espaces terrestres qui aient échappé au regard des hommes de science. Chose étrange et bien faite pour nous humilier dans notre orgueil de civilisés! parmi les contrées que nous ne connaissons pas encore, il en est qui seraient parfaitement accessibles si elles n'étaient défendues que par la nature: ce sont d'autres hommes qui nous en interdisent l'approche. Nombre de peuples ayant des villes, des lois, des moeurs relativement policées, vivent isolés et inconnus comme s'ils avaient pour demeure une autre planète; la guerre et ses horreurs, les pratiques de l'esclavage, le fanatisme religieux et jusqu'à la concurrence commerciale veillent à leurs frontières et nous en barrent l'entrée. De vagues rumeurs nous apprennent seulement l'existence de ces peuples; il en est même dont nous ne savons absolument rien et sur lesquels la fable s'exerce à son gré. C'est ainsi que dans ce siècle de la vapeur, de la presse, de l'incessante et fébrile activité, le centre de l'Afrique, une partie du continent australien, l'île pourtant si belle et probablement si riche de la Nouvelle-Guinée, et de vastes plateaux de l'intérieur de l'Asie sont toujours pour nous le domaine de l'inconnu. Les régions mêmes où la plupart des savants aiment à voir le berceau des Aryens, nos principaux ancêtres, n'ont encore été que très-vaguement explorées. Quant aux contrées déjà visitées par les voyageurs et figurées sur nos cartes avec un réseau d'itinéraires, on ne saurait espérer de les connaître dans le détail de leur géographie intime avant de les avoir soumises à une longue série d'études comparées. Que de temps il faudra pour rejeter les contradictions, les erreurs de toute espèce que les explorateurs mêlent à leurs descriptions et à leurs récits! Quel prodigieux labeur demandera la connaissance parfaite du climat, des eaux et des roches, des plantes et des animaux! Que d'observations classées et raisonnées pour qu'il soit possible d'indiquer les modifications lentes qui s'accomplissent dans l'aspect et les phénomènes physiques des diverses contrées! Que de précautions à prendre pour savoir constater avec certitude les changements qui s'opèrent par le jeu spontané de l'organisme terrestre, et les transformations dues à la bonne ou mauvaise gestion de l'homme! Et pourtant c'est là qu'il faut en arriver pour se hasarder à dire que l'on connaît la Terre. [Illustration: LA TERRE DANS L'ESPACE.] Ce n'est pas tout. Par une pente naturelle de notre esprit, c'est à nous-mêmes, c'est à l'homme considéré comme centre des choses, que nous essayons de ramener toute étude; aussi la connaissance de la planète doit-elle se compléter nécessairement, se justifier pour ainsi dire par celle des peuples qui l'habitent. Mais si le sol qui porte les hommes est peu connu, ceux-ci le sont relativement bien moins encore. Sans parler de l'origine première des tribus et des races, origine qui nous est absolument inconnue, les filiations immédiates, les parentés, les croisements de la plupart des peuples et peuplades, leurs lieux de provenance et d'étape sont encore un mystère pour les plus savants et l'objet des affirmations les plus contradictoires. Que doivent les nations à l'influence de la nature qui les environne? Que doivent-elles au milieu qu'habitèrent leurs ancêtres, à leurs instincts de race, à leurs mélanges divers, aux traditions importées du dehors? On ne le sait guère; à peine quelques rayons de lumière pénètrent-ils çà et là dans cette obscurité. Le plus grave, c'est que l'ignorance n'est pas la seule cause de nos erreurs; les antagonismes des passions, les haines instinctives de race à race et de peuple à peuple nous entraînent souvent à voir les hommes autres qu'ils ne sont. Tandis que les sauvages des terres éloignées se montrent à notre imagination comme des fantômes sans consistance, nos voisins, nos rivaux en civilisation nous apparaissent sous des traits enlaidis et difformes. Pour les voir sous leur véritable aspect, il faut d'abord se débarrasser de tous les préjugés et de tous ces sentiments de mépris, de haine, de fureur qui divisent encore les peuples. L'oeuvre la plus difficile, nous a dit la sagesse de nos ancêtres, est de se connaître soi-même; combien est plus difficile la science de l'homme, étudiée dans toutes ses races à la fois! Il serait donc impossible actuellement de présenter une description complète de la Terre et des Hommes, une géographie vraiment universelle. C'est là une oeuvre réservée à la collaboration future des observateurs qui, de tous les points de la planète, s'associeront pour rédiger le grand livre des connaissances humaines. Le travailleur isolé ne peut de nos jours que hasarder la composition d'un tableau succinct, en tâchant d'observer fidèlement les règles de la perspective, c'est-à-dire de donner aux diverses contrées des plans d'autant plus rapprochés que leur importance est plus considérable et qu'ils sont connus d'une façon plus intime. Naturellement, chaque peuple doit être tenté de croire que dans une description de la Terre la première place appartient à son pays. La moindre tribu barbare, le moindre groupe d'hommes encore dans l'état de nature pense occuper le véritable milieu de l'univers, s'imagine être le représentant le plus parfait de la race humaine. Sa langue ne manque jamais de témoigner cette illusion naïve, qui provient de l'étroitesse extrême de son horizon. La rivière qui arrose ses champs est le «Père des Eaux», la montagne qui abrite son campement est le «Nombril de la Terre». Les noms que les peuples enfants donnent aux nations voisines sont des termes de mépris, tant ils considèrent les étrangers comme étant leurs inférieurs: ils les appellent «Sourds», «Muets», «Bredouilleurs», «Malpropres», «Idiots», «Monstres» et «Démons!» Ainsi les Chinois, qui à certains égards constituent en effet un des peuples les plus remarquables et qui ont au moins l'avantage du nombre sur tous les autres, ne se contentent pas de voir dans leur beau pays la «Fleur du Milieu», ils lui reconnaissent aussi une telle supériorité, que, par une méprise bien naturelle, on a pu les désigner sous le nom de «Fils du Ciel». Quant aux nations éparses autour du «Céleste Empire», elles sont au nombre de quatre, les «Chiens», les «Porcs», les «Démons» et les «Sauvages!» Encore ne méritent-elles pas qu'on leur donne un nom; il est plus simple de les désigner par les points cardinaux: ce sont les «Immondes» de l'est, du nord, de l'orient et du midi. Si nous donnons la première place à l'Europe civilisée dans notre description de la Terre, ce n'est point en vertu de préjugés semblables à ceux des Chinois. Non, cette place lui revient de droit. D'abord, le continent européen est le seul dont toute la surface ait été parcourue et scientifiquement explorée, le seul dont la carte soit à peu près complète et dont l'inventaire matériel soit presque achevé. Sans avoir une population aussi dense que celle de l'Inde et de la Chine centrale, l'Europe contient près du quart des habitants du globe, et ses peuples, quels que soient leurs défauts et leurs vices, quel que soit, à maints égards, l'état de barbarie dans lequel ils se trouvent, sont encore ceux qui donnent l'impulsion au reste de l'humanité dans les travaux de l'industrie et ceux de la pensée. C'est en Europe que, depuis vingt-cinq siècles, le principal foyer de rayonnement pour les arts, les sciences, les idées nouvelles, n'a cessé de briller, tout en se déplaçant graduellement du sud-est au nord-ouest. Même les hardis colons européens qui sont allés porter leurs langues et leurs moeurs par delà les mers et qui ont eu l'immense avantage de trouver un sol vierge pour s'y épandre librement, n'ont point encore donné au nouveau monde, dans le développement de l'histoire contemporaine, une importance égale à celle de la petite Europe. Plus actifs, plus audacieux, débarrassés, en outre, d'une partie de ce lourd bagage du passé féodal que les sociétés d'Europe traînent après elles, nos rivaux d'Amérique sont encore trop peu nombreux pour que l'ensemble de leurs travaux puisse égaler les nôtres. Ils n'ont pu reconnaître qu'une faible partie des ressources de leur nouvelle patrie; même l'oeuvre préliminaire de l'exploration est bien loin d'être achevée. La «vieille Europe», où chaque motte de terre a son histoire, où chaque homme est par ses traditions et son champ l'héritier de cent générations successives, garde donc le premier rang, et l'étude comparée des peuples permet de croire que l'hégémonie morale et la prépondérance industrielle lui resteront pendant longtemps encore. Toutefois il n'est point douteux que l'égalité finira par prévaloir, non-seulement entre l'Amérique et l'Europe, mais aussi entre toutes les parties du monde. Grâce aux croisements incessants de peuple à peuple et de race à race, grâce aux migrations prodigieuses qui s'accomplissent et aux facilités croissantes qu'offrent les échanges et les voies de communication, l'équilibre de population s'établira graduellement dans les diverses contrées, chaque pays fournira sa part de richesses au grand avoir de l'humanité, et, sur la Terre, ce que l'on appelle la civilisation aura «son centre partout, sa circonférence nulle part». On sait combien puissante a été l'influence favorable du milieu géographique sur les progrès des nations européennes. Leur supériorité n'est point due, comme d'aucuns se l'imaginent orgueilleusement, à la vertu propre des races dont elles font partie, car, en d'autres régions de l'ancien monde, ces mêmes races ont été bien moins créatrices. Ce sont les heureuses conditions du sol, du climat, de la forme et de la situation du continent qui ont valu aux Européens l'honneur d'être arrivés les premiers à la connaissance de la Terre dans son ensemble et d'être restés longtemps à la tête de l'humanité. C'est donc avec raison que les historiens géographes aiment à insister sur la configuration des divers continents et sur les conséquences qui devaient en résulter pour les destinées des peuples. La forme des plateaux, la hauteur des montagnes, la marche et l'abondance des fleuves, le voisinage de l'Océan, les dentelures des côtes, la température de l'atmosphère, la fréquence ou la rareté des pluies, les mille rapports mutuels du sol, de l'air et des eaux, tous les phénomènes de la vie planétaire ont un sens à leurs yeux et leur servent à expliquer, du moins en partie, le caractère et la vie première des nations; ils se rendent ainsi compte de la plupart des contrastes qu'offrent les peuples soumis aux influences diverses, et montrent sur la Terre les chemins que devaient nécessairement suivre les hommes dans leur flux et reflux de migrations et de guerres. Toutefois il ne faut point oublier que la forme générale des continents et des mers et de tous les traits particuliers de la Terre ont dans l'histoire de l'humanité une valeur essentiellement changeante, suivant l'état de culture auquel en sont arrivées les nations. Si la géographie proprement dite, qui s'occupe seulement de la forme et du relief de la planète, nous expose l'état passif des peuples dans leur histoire d'autrefois, en revanche, la géographie historique et statistique nous montre les hommes entrés dans leur rôle actif et reprenant le dessus par le travail sur le milieu qui les entoure. Tel fleuve qui, pour une peuplade ignorante de la civilisation, était une barrière infranchissable, se transforme en chemin de commerce pour une tribu plus policée, et, plus tard, sera peut-être changé en un simple canal d'irrigation, dont l'homme réglera la marche à son gré. Telle montagne, que parcouraient seulement les pâtres et les chasseurs et qui barrait le passage aux nations, attira dans une époque plus civilisée les mineurs et les industriels, puis cessa même d'être un obstacle, grâce aux chemins qui la traversent. Telle crique de la mer où se remisaient les petites barques de nos ancêtres est délaissée maintenant, tandis que la profonde baie, jadis redoutée des navires et protégée désormais par un énorme brise-lames, construit avec des fragments de montagnes, est devenue le refuge des grands vaisseaux. Ces innombrables changements, que l'industrie humaine opère sur tous les points du globe, constituent une révolution des plus importantes dans les rapports de l'homme avec les continents eux-mêmes. La forme et la hauteur des montagnes, l'épaisseur des plateaux, les dentelures de la côte, la disposition des îles et des archipels, l'étendue des mers, perdent peu à peu de leur importance relative dans l'histoire des nations, à mesure que celles-ci gagnent en force et en volonté. Tout en subissant l'influence du milieu, l'homme la modifie à son profit; il assouplit la nature, pour ainsi dire, et transforme les énergies de la terre en forces domestiques. On peut citer en exemple les hauts plateaux de l'Asie centrale qui enlèvent encore toute unité géographique à l'anneau des terres extérieures et des péninsules environnantes, mais dont l'exploration future et la conquête industrielle auront pour résultat de donner à l'Asie cette unité qu'elle avait seulement en apparence. De même, la lourde et massive Afrique, la monotone Australie, l'Amérique méridionale, pleine de forêts et de nappes d'eau, jouiront des mêmes avantages que l'Europe et deviendront mobiles comme elle lorsque des routes de commerce, traversant ces pays dans tous les sens, y franchiront fleuves, lacs, déserts, monts et plateaux. D'un autre côté, les privilèges que l'Europe devait à son ossature de montagnes, au rayonnement de ses fleuves, aux contours de ses rivages, à l'équilibre général de ses formes, ont cessé d'avoir la même valeur relative depuis que les peuples ajoutent leur outillage industriel aux ressources premières fournies par la nature. Ce changement graduel dans l'importance historique de la configuration des terres, tel est le fait capital qu'il faut bien garder en mémoire quand on veut comprendre la géographie générale de l'Europe. En étudiant l'espace, il faut tenir compte d'un élément de même valeur, le temps. CHAPITRE II L'EUROPE I LIMITES Dès leurs premières expéditions de guerre ou de commerce, les habitants des rivages orientaux de la Méditerranée devaient apprendre à distinguer les trois continents qui viennent s'y rencontrer. Dans cette région centrale de l'ancien monde, l'Afrique tient à peine à l'Asie par un étroit ligament de sables arides, et l'Europe est séparée de l'Asie Mineure par une série continue de mers et de détroits aux courants dangereux. La division de la terre connue en trois parties distinctes s'imposait donc à l'esprit des peuples enfants, et lorsque, en pleine virilité de la race hellénique, l'histoire écrite vint remplacer les mythes et les traditions orales, le nom de l'Europe était probablement déjà transmis par une longue suite de générations. Hérodote avoue naïvement que nul mortel ne saurait espérer d'en connaître jamais la vraie signification. Les savants modernes ont pourtant essayé d'interpréter ce nom légué par les aïeux. Les uns y voient une ancienne désignation qui se serait appliquée d'abord à la Thrace aux «larges plaines», et qui serait ensuite devenue celle de l'Europe entière; les autres le dérivent d'un surnom de Zeus aux «larges yeux», l'antique dieu solaire chargé de la protection du continent. Quelques étymologistes pensent que l'Europe fut ainsi désignée par les Phéniciens comme le pays des «Hommes blancs». Il semble plus probable toutefois que le nom d'Europe avait primitivement le sens de «couchant», par contraste avec l'Asie, ou pays du soleil levant. C'est ainsi que l'Italie, puis l'Espagne, s'appelèrent Hespérie, que l'Afrique occidentale reçut des Musulmans le nom de Maghreb, et que, de nos jours, les plaines d'outre-Mississippi sont devenues le «Far West». Quel que soit d'ailleurs le sens primitif de son nom, l'Europe est, d'après tous les mythes anciens, une fille de l'Asie. Ce sont les navires de la Phénicie qui les premiers ont exploré les rivages européens, et, par les échanges, en ont mis les populations en rapport avec celles du monde oriental. Lorsque la fille eut dépassé la mère en civilisation et que les voyageurs hellènes se furent mis à continuer les découvertes des marins de Tyr, toutes les terres reconnues au nord de la Méditerranée furent considérées comme une dépendance de l'Europe. Cette partie du monde, qui d'abord ne comprenait probablement que la grande péninsule thraco-hellénique, s'agrandit graduellement pour embrasser l'Italie, l'Hispanie, les Gaules et toutes les régions hyperboréennes situées au delà des Alpes et du Danube. Pour Strabon, l'Europe, déjà connue dans sa partie la plus accidentée et la plus «vivante», était limitée à l'orient par les Palus Méotides et le cours du Tanaïs. Depuis cette époque, les limites tracées par les géographes modernes entre l'Europe et l'Asie ont été reportées plus à l'est. D'ailleurs, on le comprend, ces divisions doivent toutes avoir quelque chose de conventionnel, puisque l'Europe, limitée de tous les autres côtés par les eaux marines, se rattache au territoire de l'Asie du côté de l'Orient. Par ses frontières de la Sibérie et du Caucase, l'Europe n'est en réalité qu'une simple péninsule du continent asiatique. Toutefois le contraste entre les deux parties du monde est trop considérable pour que la science cesse de partager l'Europe et l'Asie en deux masses continentales. Mais où se trouve la vraie ligne de séparation? D'ordinaire, les cartographes s'en tiennent aux limites administratives qu'il plaît au gouvernement russe de tracer entre ses immenses possessions européennes et asiatiques: c'est dire qu'ils se conforment à des caprices. D'autres prennent les arêtes du Caucase et des monts Ourals pour frontière commune des deux continents; mais cette division, qui semble plus raisonnable au premier abord, n'en est pas moins absurde: les deux versants d'une chaîne de montagnes ne sauraient être désignés comme appartenant à une formation distincte, et, le plus souvent, ils sont habités par des populations de même origine. La véritable zone de séparation entre l'Europe et l'Asie n'est point constituée par des systèmes de montagnes, mais, au contraire, par une série de dépressions, jadis remplies en entier par le bras de mer qui rejoignait la Méditerranée à l'océan Glacial. Au nord du Caucase, les steppes du Manytch, qui séparent la mer Noire de la Caspienne, sont encore partiellement couverts de lacs salins; la Caspienne elle-même, ainsi que l'Aral et les autres lacs épars dans la direction du golfe d'Obi, sont des restes de l'ancienne mer, et les espaces intermédiaires portent encore les traces des eaux qui les inondaient jadis. [Illustration: No 1.--FRONTIÈRES NATURELLES DE L'EUROPE.] Sans parler des changements qui ont dû s'opérer dans la configuration de l'Europe pendant les périodes géologiques antérieures, il est certain que, durant l'époque moderne, la forme du continent s'est grandement modifiée. Si l'Europe était autrefois séparée de l'Asie occidentale par un large bras de mer, en revanche, il fut un temps où elle tenait à l'Anatolie par la langue de terre où s'est ouvert depuis le détroit de Constantinople. De même, l'Espagne se reliait à l'Afrique avant que les eaux de l'Océan eussent fait irruption dans la Méditerranée, et probablement aussi la Sicile se rattachait à la Mauritanie. Enfin, les îles Britanniques taisaient partie du tronc continental. Les érosions de la mer, en même temps que les exhaussements et les dépressions des terrains, n'ont cessé et ne cessent encore de modifier les contours du littoral. Les nombreux sondages opérés dans les mers qui baignent l'Europe occidentale ont révélé l'existence d'un plateau sous-marin, qui, au point de vue géologique, doit être considéré comme partie intégrante du continent. Entouré d'abîmes de plusieurs milliers de mètres de profondeur, et recouvert en moyenne de 50 à 200 mètres d'eau, ce piédestal de la France et des îles Britanniques n'est autre chose que la base de terres anciennes démolies par le travail continu des vagues: c'est la fondation ruinée d'un édifice continental disparu. Ajoutées à l'Europe, toutes les berges sous-marines du littoral de l'Océan et celles de la Méditerranée accroîtraient d'un quart environ la superficie du continent; mais, en même temps, elles lui raviraient cette richesse de péninsules qui a valu à l'Europe sa prépondérance historique sur les autres parties du monde. [Illustration: N°2.--RELIEF DE L'EUROPE.] Si par la pensée au lieu d'imaginer un exhaussement de 200 mètres, on se figure le continent s'abaissant en bloc de la même quantité, l'Europe se trouverait n'occuper que la moitié son étendue actuelle; toutes les plaines basses, qui, pour la plupart, sont d'anciens fonds de mer, seraient immergées de nouveau dans l'Océan; il ne resterait plus au-dessus des eaux qu'une sorte de squelette de plateaux et de montagnes, beaucoup plus tailladé de golfes et frangé de presqu'îles que ne l'est le rivage existant. Toute l'Europe occidentale et méditerranéenne constituerait un puissant massif insulaire entouré de terres plus qu'à moitié submergées, telles que la Sicile et la Grande-Bretagne, et séparé par un large détroit des plaines légérement bombées de l'intérieur de la Russie. Ce massif, pour l'histoire non moins que pour la géologie, est la véritable Europe. A demi asiatique par son climat extrême, par l'aspect de ses campagnes monotones et de ses interminables steppes, la Russie se rattache aussi très-intimement à l'Asie par ses races et par son développement historique; on peut même dire qu'elle fait partie de l'Europe depuis un siècle à peine. C'est au milieu des îles, des péninsules, des vallées, des petits bassins, des horizons variés de l'Europe maritime et montagneuse; c'est dans cette nature si vive, si accidentée, aux contrastes si imprévus, qu'est née la civilisation moderne, résultat d'innombrables civilisations locales, heureusement unies en un seul courant. De même que les eaux, en s'épanchant des montagnes, ont fertilisé les plaines environnantes par le limon nourricier, de même les progrès de toute espèce, accomplis dans ce centre de rayonnement, se sont répandus de proche en proche à travers les continents, jusqu'aux extrémités de la terre. II DIVISIONS NATURELLES ET MONTAGNES Cette Europe en résumé, qui comprend, en outre des trois péninsules méditerranéennes, la France, l'Allemagne et l'Angleterre, se divise naturellement en plusieurs parties. Les îles Britanniques forment un premier groupe nettement séparé, grâce à la ceinture de mers qui l'environne. La presqu'île hispanique n'est guère moins distincte du reste de l'Europe, car elle vient confiner à la France par un véritable rempart de montagnes, le plus difficile à franchir qui existe dans le continent; en outre, une profonde dépression, dont le seuil de partage n'a pas même 200 mètres, réunit l'Océan et la Méditerranée, immédiatement au nord de l'Espagne. L'unité géographique n'est complète que pour le système des Alpes et les chaînes de montagnes qui s'y rattachent, en France, en Allemagne, en Italie et dans la péninsule hellénique: c'est là que se trouve la charpente de l'édifice continental. Le système des Alpes, qui doit probablement son vieux nom celtique à la blancheur de ses hautes cimes neigeuses, se développe en une immense courbe de plus de 1,000 kilomètres, des rivages de la Méditerranée au bassin du Danube. Il se compose, en réalité, d'une trentaine de massifs formant autant de groupes géologiques distincts, mais reliés les uns aux autres par des seuils très-élevés; ses roches, qu'elles soient de granit, d'ardoise, de grès ou de calcaires, se maintiennent au-dessus des plaines basses en un rempart continu. Dans les âges antérieurs, les Alpes furent beaucoup plus hautes, ainsi qu'a permis de le constater l'étude des éboulis et des strates à demi détruites par les agents naturels; mais, tout dégradées qu'elles soient, elles élèvent encore des centaines de cimes dans la région des neiges persistantes, et de grands fleuves de glaces s'épanchent de toutes ses hautes crêtes dans les vallées supérieures. Des campagnes du Piémont et de la Lombardie, les glaciers et les névés apparaissent comme un diadème étincelant enroulé sur le sommet des monts. Dans la partie occidentale du système alpin, c'est-à-dire de la Méditerranée au massif du mont Blanc, point culminant de l'Europe, la hauteur moyenne des groupes de montagnes augmente par degrés de 2,000 mètres à plus de 4,000. A l'est du grand bassin angulaire des Alpes, formé par le mont Blanc, le système change de direction; puis, au delà des deux puissantes citadelles du mont Rose et de l'Oberland, il s'abaisse peu à peu. A l'Orient des Alpes suisses, aucune cime n'atteint la hauteur de 4,000 mètres, et l'élévation moyenne des montagnes diminue d'un tiers environ; mais là où la région montagneuse est moins haute, elle devient graduellement plus large à cause de l'écartement des massifs et de la divergence des chaînes. Tandis que l'axe principal continue vers le nord-est la direction des Alpes helvétiques, des chaînes très-considérables, qui doublent l'épaisseur de la masse, se projettent au nord, à l'est et au sud-est. Par le travers de Vienne, les Alpes proprement dites n'ont pas moins de 400 kilomètres de large. En s'étalant ainsi, le système des Alpes perd son caractère et son aspect; il n'a plus ni grands massifs, ni glaciers, ni champs de neige; au nord, il s'affaisse peu à peu vers la vallée du Danube; au sud, il se ramifie en chaînes secondaires sur le piédestal que lui fournit le plateau bombé de la Turquie. Malgré la différence extrême qu'offrent le tableau des grandes Alpes et les vues du Montenegro, de l'Hémus, du Rhodope, du Pinde, toutes ces arêtes montagneuses n'en appartiennent pas moins au même système orographique. Toute la péninsule thraco-hellénique doit être considérée comme une dépendance naturelle des Alpes. Il en est de même de la presqu'île d'Italie, car, dans son immense courbe, l'arête des Apennins continue parfaitement la chaîne des Alpes Maritimes, et l'on ne sait vraiment où l'on doit tracer entre les deux la ligne conventionnelle de séparation. Enfin, parmi les chaînes de montagnes qui se rattachent au système des Alpes, il faut aussi compter les Carpathes, que le travail des eaux a graduellement isolées pendant la période géologique moderne. Il est indubitable qu'autrefois l'hémicycle de montagnes formé par les Petits Carpathes, les Beskides, le Tatra, les Grands Carpathes et les Alpes transylvaines s'unissait d'un côté aux Alpes d'Autriche, de l'autre aux contre-forts des Balkhans. Le Danube s'est ouvert deux portes à travers ces remparts; mais ces portes sont étroites, semées de roches, dominées par de hautes parois. La forme des massifs alpins et du labyrinthe des chaînes orientales devait exercer sur l'histoire de l'Europe, et par conséquent du monde entier, l'influence la plus décisive. Les seules routes des Barbares étant celles qu'avait ouvertes la nature, les peuples asiatiques ne pouvaient pénétrer en Europe que par deux voies, celle de la mer ou celle des grandes plaines du Nord; A l'ouest de la mer Noire, ils trouvaient d'abord les lacs et les marécages difficiles à franchir de la vallée du Danube; puis, après avoir surmonté ces obstacles, ils rencontraient la haute barrière des montagnes, au delà desquelles le dédale boisé des gorges et des escarpements aboutissait aux régions, alors inaccessibles, des grandes neiges. Ainsi les Carpathes, les Balkhans et toutes les chaînes avancées du système alpin formaient à l'Europe occidentale comme un immense bouclier de près de 1,000 kilomètres de largeur; les populations nomades et conquérantes qui venaient se heurter contre cet obstacle risquaient d'y briser leur force. Habituées aux steppes, à l'horizon sans limites des campagnes unies, elles n'osaient gravir ces monts abrupts. Il ne leur restait donc qu'à se détourner vers le nord pour gagner les grandes plaines germaniques, où les migrations successives pouvaient s'épandre plus à leur aise. Quant aux envahisseurs poussés par la fureur aveugle des conquêtes, ceux d'entre eux qui s'engageaient quand même dans les défilés de montagnes se trouvaient pris comme dans une trappe au milieu de l'enchevêtrement des vallées. De là cette multitude de peuples et de fragments de peuples, ce fourmillement de races qui a fait des contrées danubiennes une sorte de chaos. Comme dans les remous d'un fleuve où se déposent tous les débris apportés par le courant, les épaves de presque toutes les populations de l'Orient sont venues s'entasser en désordre dans ce coin du Continent. Au sud de la grande barrière des monts, le mouvement des peuples entre l'Europe et l'Asie ne pouvait s'opérer que par mer. Les peuples assez avancés en civilisation pour se construire des bâtiments étaient donc les seuls auxquels le chemin fût ouvert. Pirates, marchands ou guerriers, ils s'étaient tous élevés depuis longtemps au-dessus de la barbarie primitive, et même, dans leurs voyages de conquête, ils apportaient toujours avec eux quelque accroissement aux connaissances humaines. En outre, les groupes d'émigrants ne pouvaient jamais être bien nombreux, à cause des difficultés de l'équipement et de la navigation. Abordant en petit nombre, tantôt sur un point, tantôt sur un autre, les nouveaux venus se trouvaient en contact avec des populations d'origines différentes, et de ces rencontres naissaient des civilisations locales ayant toutes leur caractère propre; mais nulle part l'influence étrangère ne devenait prépondérante. Chaque île de l'archipel, chaque péninsule, chaque vallée de l'Hellade se distinguait de ses voisines par son état social, son dialecte, ses moeurs; mais toutes restaient grecques, en dépit des influences phéniciennes ou autres, auxquelles elles avaient été soumises. Ainsi, grâce à la disposition des montagnes et des côtes, la civilisation qui se développa graduellement dans le monde méditerranéen, sur le versant méridional des Alpes, devait avoir, dans son ensemble, plus d'élan spontané, plus de variétés et de contrastes que la civilisation beaucoup moins avancée des peuples du Nord, oscillant deçà et delà dans les grandes plaines uniformes. [Illustration: LES ALPES PENNINES, VIE PRISE DE LA BECCA DI NONA OU PIC CARREL (3,165 MÈTRES). (D'après un panorama photographié par M. Civiale.)] L'épaisseur des Alpes et de tous ses avant-monts, du Pinde aux Carpathes, séparait donc vraiment deux mondes distincts où la marche de l'histoire devait s'accomplir différemment. Toutefois, même en l'absence de routes, la séparation n'était pas complète entre les deux versants. Nulle part le système des Alpes n'offre, comme les Andes et les monts du Tibet, de larges plateaux froids et déserts, posant leur masse énorme en barrière infranchissable. Partout les massifs alpins sont découpés en monts et en vallées; partout le climat général du pays est assez doux pour que les populations puissent vivre et se propager. Les montagnards, assez bien protégés par la nature pour qu'il leur fût aisé de maintenir leur indépendance, servaient jadis d'intermédiaires entre les peuples des plaines opposées: c'est par eux que se faisaient les rares échanges entre le Nord et le Midi et que les premiers sentiers de commerce se frayèrent entre les sommets. Les points où de larges routes, où des chemins de fer devaient un jour franchir le rempart des montagnes et mettre les populations en rapport de guerre ou d'amitié, étaient indiqués d'avance par la direction des vallées et les profondes échancrures des cols. La partie des Alpes qui devait cesser la première d'arrêter la marche des peuples en armes est celle qui se dirige du nord au sud, entre les massifs de la Savoie et ceux du littoral méditerranéen. En cet endroit le système alpin, quoique très-haut, est réduit à sa moindre largeur; en outre, les climats se ressemblent sur les deux versants opposés des groupes du Cenis et du Viso, et par suite les populations se trouvent beaucoup plus rapprochées par les moeurs et le genre de vie. La région des Alpes qui se développe au delà du mont Blanc, dans la direction du nord-est, est une barrière bien autrement sérieuse, car elle sert de limite entre deux climats différents. Comparé à celui des Alpes; le rôle des autres chaînes de montagnes, dans l'histoire de l'Europe, est tout à fait secondaire et n'a qu'une importance locale. D'ailleurs l'action qu'elles ont exercée sur les destinées des peuples n'est pas moins évidente; Ainsi les Norvégiens et les Suédois ont pour mur de séparation les plateaux et les glaces des Alpes scandinaves; au centre de l'Europe, le bastion quadrangulaire des montagnes de la Bohême, tout peuplé de Tchèques et presque entouré d'Allemands, ressemble à une île qu'assiégent les flots de la mer. En Angleterre, les monts du pays de Galles et ceux de la Haute-Écosse ont protégé la race celtique contre les Anglo-Saxons, les Danois et les Normands; de même en France, c'est à leurs rochers et à leurs landes que les Bretons doivent de n'avoir pas été complétement francisés, et le plateau du Limousin, les monts d'Auvergne, les Cévennes sont la principale cause du frappant contraste qui existe encore entre les populations du Nord et du Midi. Après les Alpes, les Pyrénées sont de toutes les montagnes d'Europe celles qui ont offert le plus grand obstacle à la marche des nations; elles eussent été jusqu'à nos jours l'infranchissable rempart de l'Espagne, si elles n'avaient été faciles à tourner par leurs extrémités voisines de la mer. III ZONE MARITIME Les vallées qui rayonnent en tous sens autour du grand massif alpin sont fort heureusement disposées pour donner à presque toute l'Europe une remarquable unité, en même temps qu'une extrême variété d'aspects et de conditions physiques. Le Pò, le Rhône, le Rhin, le Danube serpentent sous les climats les plus divers, et pourtant ils prennent leurs sources dans une même région de montagnes, et les alluvions dont ils fertilisent les terres de leurs bassins proviennent du ravinement des mêmes roches. Entre ces grandes vallées primordiales, tout le pourtour des Alpes et de ses avant-monts est découpé de vallées divergentes qui vont porter à la mer les eaux et les débris triturés de la montagne. Partout, des eaux courantes donnent à la nature le mouvement et la vie. Nulle part on ne voit de déserts, de grands plateaux arides ni de bassins fermés, comme il en existe tant dans les continents d'Afrique et d'Asie; nulle part non plus les rivières ne se changent en d'immenses déluges d'eau, comme ceux qui noient à demi certaines parties de l'Amérique du sud. Dans le régime de ses rivières, l'Europe offre une certaine modération qui devait favoriser l'établissement des colons et faciliter, en chaque bassin, la naissance d'une civilisation locale. D'ailleurs, la plupart des fleuves, assez larges pour retarder les migrations des peuples, ne pouvaient les arrêter longtemps. Même avant que l'industrie humaine se fût approprié le sol de l'Europe par les chemins et les ponts, il était facile aux immigrants barbares de se rendre des bords de la mer Noire à ceux de l'Atlantique. Aux privilèges que lui ont donné sur les autres parties du monde son ossature des montagnes et la disposition de ses bassins fluviaux, l'Europe a pu ajouter, depuis l'ère de la navigation, l'avantage bien plus grand que lui procure la forme dentelée de son littoral. C'est principalement par le contour de ses rivages que l'Europe a ce double caractère d'unité et de diversité qui la distingue entre les continents. Elle est une par sa masse centrale, et «diverse» par ses nombreuses péninsules et les îles qui en dépendent. Elle est organisée, pour ainsi dire, et l'on croirait voir en elle un grand corps pourvu de membres. Strabon comparait l'Europe à un dragon. Les géographes de la Renaissance aimaient à la figurer comme une Vierge couronnée dont l'Espagne était la tête et la France le coeur, tandis que l'Angleterre et l'Italie étaient les mains tenant le sceptre et le globe. La Russie, encore mal connue et se confondant avec les régions inexplorées de l'Asie, représentait les vastes plis de la robe traînante. [ILLUSTRATION: No 3.--DÉVELOPPEMENT KILOMÉTRIQUE DU LITTORAL DES CONTINENTS, RELATIVEMENT A LEUR SURFACE. EUROPE ASIE AFRIQUE _Côtes inutiles_ AMÉRIQUE DU SUD AMERIQUE DU NORD AUSTRALIE Dans le tableau annexé, la superficie de l'Europe est calculée d'après ses limites naturelles. Europe. Asie. Afrique. Surface. 9,860,000 43,840,000 29,125,000 Contour géométr. 11,153 23,342 19,122 Développ. des côtes. 31,900 57,750 28,500 Côtes utiles. 30,900 47,000 28,500 Proport. du contour géom. au cont. rél. 1:2.86 1:2.47 1:1.49 Amérique du N. Amérique du S. Australie. Surface. 20,600,000 18,000,000 7,700,000 Contour géométr. 16,083 15,037 9,834 Développ. des côtes. 48,230 25,770 14,400 Côtes utiles. 40,000 25,770 14,400 Proport. du contour géom. au cont. rél. 1:3 1:1.71 1:1.46 ] En surface, l'Europe est deux fois moindre que l'Amérique méridionale et trois fois plus petite que l'énorme masse africaine, et cependant elle est supérieure à ces deux continents par le développement de son littoral; proportionnellement à son étendue, elle a le double des rivages de l'Amérique du sud, de l'Australie et de l'Afrique; elle en a un peu moins que l'Amérique du nord, mais ce dernier continent n'a la grande richesse de ses côtes que dans les régions des froidures et des glaces persistantes. Ainsi que l'on peut s'en faire une idée en jetant les yeux sur le diagramme suivant, l'Europe a, sur les deux autres continents que baigne la mer glaciale arctique, le privilége de posséder un littoral presque en entier utile á la navigation, tandis qu'une grande partie des côtes de l'Asie et de l'Amérique du nord est actuellement sans valeur pour l'homme. Et non-seulement la mer pénètre au loin dans l'intérieur de l'Europe tempérée pour la découper en longues péninsules, mais encore elle entaille chacune de ces presqu'îles pour y former des multitudes de golfes et de méditerranée en miniature. Toutes les côtes de la Grèce, de la Thessalie, de la Thrace sont ainsi dentelées par des golfes en hémicycle et de larges bassins pénétrant dans les terres; l'Italie et l'Espagne offrent également sur tout leur pourtour une série de golfes et d'indentations en arcs de cercle; enfin, les péninsules du nord de l'Europe, le Jutland et la Scandinavie, sont aussi tailladées par les eaux marines en de nombreuses presqu'îles secondaires. Les îles de l'Europe doivent être également considérées comme des annexes du continent, dont la plupart ne sont séparées que par des eaux sans profondeur. La Crète et les îles si nombreuses qui parsèment la mer Egée, les archipels de la mer Ionienne et la côte dalmate, la Sicile, la Corse et la Sardaigne, l'île d'Elbe, les Baléares, ne sont-elles pas, en réalité, des prolongements ou des stations maritimes des péninsules voisines? À l'entrée de la Baltique, les îles de Seeland et de Fionie ne sont-elles pas les terres qui ont donné au Danemark le plus d'importance politique et commerciale? La Grande-Bretagne et l'Irlande, qui faisaient autrefois partie du continent, n'en dépendent pas moins de l'Europe, quoique les eaux peu profondes de deux bras de mer aient fait disparaître les isthmes de jonction. L'Angleterre est même devenue le grand entrepôt commercial des pays d'Europe; elle remplit actuellement, dans le mouvement des échanges du monde entier, un rôle analogue à celui que la Grèce remplissait autrefois dans le monde restreint de la Méditerranée. Chose remarquable! Chaque contrée péninsulaire de l'Europe a eu dans l'histoire son tour de prépondérance commerciale. D'abord la Grèce, «la plus belle individualité de l'ancien monde», fut, à l'époque de sa grandeur, la dominatrice de la Méditerranée, qui était alors presque tout l'univers. Au moyen âge, Amalfi, Gènes, Venise et autres républiques de l'Italie devinrent les intermédiaires des échanges entre l'Europe et les Indes. La circumnavigation de l'Afrique et la découverte du nouveau monde firent passer le monopole du grand commerce à Cadix, à Séville, à Lisbonne, dans la péninsule ibérique. Puis les négociants de la petite république hollandaise recueillirent en partie l'héritage de l'Espagne et du Portugal, et les richesses du monde entier affluaient dans leurs îles et leurs presqu'îles assiégées par la mer. De nos jours, c'est la Grande-Bretagne qui est devenue le principal marché de l'univers. Londres, la ville la plus populeuse de la Terre, est aussi le foyer d'appel le plus énergique pour les trésors du genre humain. Tôt ou tard sans doute le point vital le plus actif de la planète continuera de se déplacer. Quoique l'Angleterre soit admirablement placée, au centre même de la moitié du globe qui comprend presque tout l'ensemble des masses continentales, les travaux d'aménagement auxquels on soumet la Terre, l'ouverture de nouvelles voies de commerce, les variations d'équilibre dans le groupement des nations peuvent faire passer Londres au second rang. Peut-être, ainsi que les Américains le prédisent, la civilisation, dans sa marche continue vers l'Ouest, remplacera-t-elle Londres par quelque citées des États-Unis; peut-être aussi, par suite d'un mouvement de retour vers l'Orient, le genre humain prendra-t-il Constantinople ou le Caire pour centre de commerce et lieu principal de rendez-vous. Quoi qu'il en soit, les changements si considérables qui se sont accomplis pendant la courte période de vingt siècles, dans l'importance relative des péninsules et des îles de l'Europe, prouvent bien que la valeur des traits géographiques se modifie peu à peu avec le cours de l'histoire. Les privilèges mêmes dont la nature avait gratifié certains pays peuvent se changer avec le temps en de graves désavantages. Ainsi les petits bassins étroits, les ceintures de montagnes, les innombrables dentelures des côtes qui avaient autrefois favorisée le développement des cités grecques et donné au port d'Athènes l'empire de la Méditerranée éloignent maintenant l'Hellade de la masse du continent et ne permettront pas de longtemps qu'elle se rattache au réseau des voies de communication européennes. Ce qui faisait jadis la force du pays fait aujourd'hui sa faiblesse. Aux temps primitifs, avant que l'homme pût encore se confier aux barques pour tenter les périlleux chemins de la mer, les baies, les mers intérieures étaient un obstacle infranchissable à la marche des peuples; plus tard, grâce à la navigation, elles devinrent le grand chemin des nations commerçantes et favorisèrent grandement la civilisation; actuellement, elles nous gênent de nouveau en arrêtant nos routes et nos chemins de fer. IV LE CLIMAT Si le relief du sol et la configuration des côtes sont des éléments de valeur changeante dans l'histoire des nations, en revanche, les avantages du climat exercent une influence durable. A cet égard, l'Europe est certainement la plus favorisée des parties du monde; depuis un cycle terrestre dont la durée nous est inconnue, elle jouit d'un climat qui est en moyenne le plus tempéré, le plus égal, le plus sain parmi ceux des continents. En premier lieu, toutes les parties de l'Europe se trouvent exposées à l'influence modératrice de l'Océan, grâce aux golfes et aux mers intérieures qui pénètrent au loin dans les terres. Excepté au milieu de la Russie, qui est une contrée à demi-asiatique, il n'y a pas en Europe un seul point situé à plus de 600 kilomètres de la mer, et par suite de l'uniformité générale des pentes qui s'inclinent du centre vers la circonférence du continent, l'action des vents marins se fait sentir partout. Ainsi, malgré sa grande superficie, le territoire européen jouit des mêmes avantages que les îles; les chaleurs de l'été y sont rafraîchies par le souffle de l'Océan, et ce même souffle adoucit les froids de l'hiver. Par leur mouvement de translation continu du sud-ouest au nord-est, les eaux de l'Atlantique boréal influent aussi de la manière la plus heureuse sur le climat des terres d'Europe dont elles baignent les rives. En sortant de la grande chaudière de la mer des Antilles où il vient de tournoyer sous un soleil tropical, le courant connu sous le nom de Gulf-Stream prend directement le chemin de l'Europe. Sa masse liquide énorme, égale à celle de vingt mille fleuves comme le Rhône, renferme une forte proportion de la chaleur que le soleil a déversée sur les mers des Tropiques, et cette chaleur, elle la porte aux côtes occidentales et septentrionales de l'Europe. L'afflux de ces eaux tièdes agit sur le climat comme s'il éloignait le continent de la zone glaciale pour le rapprocher de l'équateur; il remplace la chaleur directe des rayons solaires. D'ailleurs, les régions côtières de la péninsule pyrénéenne, de la France, des îles Britanniques, de la Scandinavie, ne sont pas seules à profiter de cette élévation de la température normale; toute l'Europe s'en trouve réchauffée de proche en proche jusqu'à la Caspienne et à l'Oural. Les courants de l'air, de même que ceux de l'Océan, exercent sur le climat général de l'Europe une influence favorable. Les vents du sud-ouest superposés au Gulf-Stream, sont ceux qui prédominent sur les rivages du continent, et, comme le courant océanique, ils dégagent la chaleur qu'ils avaient emmagasinée dans les régions tropicales. Les vente du nord-ouest, du nord et même du nord-est, qui soufflent pendant une moindre partie de l'année, sont moins réfrigérants qu'on ne pourrait s'y attendre, à cause des nappes d'eau attiédies par le Gulf-Stream, sur lesquelles ils doivent passer dans leur course; enfin l'Europe est partiellement réchauffée par le voisinage du Sahara, véritable étuve de l'ancien monde. Sous la double influence des courants maritimes et aériens, la température moyenne du continent est tellement accrue qu'à égale latitude, elle dépasse de 5, de 10 et même de 15 degrés celle des autres parties du monde. Nulle part, pas même sur les côtes occidentales de l'Amérique du nord, les isothermes, c'est-à-dire les lignes d'égale chaleur moyenne, ne rapprochent plus leurs courbes de la zone polaire; à 1,500 et 2,000 kilomètres plus loin de l'équateur, on jouit en Europe d'un climat aussi doux qu'en Amérique; en outre, la température y diminue, du sud au nord, beaucoup moins rapidement que dans toute autre partie de la rondeur terrestre. C'est là ce qui distingue, spécialement l'Europe: une par son climat, elle se trouve comprise en entier dans la zone de température modérée, entre les isothermes de 20 et de 0 degrés centigrades, tandis qu'en Amérique et en Asie cette zone privilégiée est deux fois moindre en largeur. [Illustration: ZONE DE L'EUROPE COMPRISE ENTRE LES ISOTHERMES DE 0 ET DE 20 DEGRÉS.] Cette remarquable unité de climat que présente l'Europe dans sa température annuelle se montre également dans le régime de ses pluies. La mer, qui baigne le continent sur la plus grande partie de son pourtour, en alimente toutes les contrées de l'humidité nécessaire. Il n'est pas une seule région de l'Europe qui ne reçoive annuellement ses pluies; sauf une partie des rivages de la mer Caspienne et un petit coin de la péninsule ibérique, il n'en est pas non plus que le manque fréquent d'humidité expose à la porte totale des récoltes. Non seulement tous les pays européens sont arrosés de pluies, mais presque tous les reçoivent en chaque saison; excepté sur les bords de la Méditerranée, où l'automne et l'hiver sont la période pluvieuse par excellence, les nuages épanchent à peu près régulièrement, pendant toute l'année, leur fardeau liquide. D'ailleurs, malgré la grande diversité de relief et de contours qu'offrent, les différentes contrées de l'Europe, les pluies y sont, en général, modérées, soit qu'elles humectent le sol en fins brouillards, comme en Irlande, soit qu'elles s'abattent en rapides averses, comme en Provence et sur la pente méridionale des Alpes. Si ce n'est sur les flancs des montagnes que viennent frapper des courants humides, la quantité moyenne d'eau de pluie ne dépasse pas un mètre par an. L'uniformité relative et la modération des pluies assurent donc à l'Europe un régime fluvial d'une grande régularité. Non-seulement les fleuves et les rivières, mais aussi les petits ruisseaux, du moins au nord des Pyrénées, des Alpes et des Balkhans, coulent pendant toute l'année; leurs crues et leurs maigres se maintiennent d'ordinaire en des limites étroites; les campagnes sont rarement inondées sur de grandes étendues; rarement aussi elles sont complètement dépourvues de l'eau d'irrigation. Grâce à une répartition naturelle plus égale, l'Europe peut tirer d'une moindre quantité d'eau un plus grand profit pour l'agriculture et la navigation que les autres parties du monde plus abondamment arrosées. Les hautes Alpes contribuent, pour une forte part, à maintenir la régularité de l'écoulement dans les lits fluviaux. L'excédant d'humidité qu'elles reçoivent s'accumule en neiges et en glaces qui s'épandent lentement vers les vallées et se fondent pendant la saison des chaleurs. C'est précisément alors que les rivières sont le plus faiblement alimentées par les pluies et perdent le plus d'eau par l'évaporation; elles tariraient en partie si les glaces de la montagne ne subvenaient aux eaux du ciel. Ainsi s'établit une sorte de balancement régulier dans l'économie générale des fleuves. Le climat de l'Europe est donc celui qui offre le plus d'unité dans son ensemble et de pondération dans ses contrastes. Les courants océaniques, les vents, les chaleurs et les froidures, les pluies et les cours d'eau ont sur ce continent des allures régulières et modérées qu'ils n'ont point dans les autres parties du monde. Ce sont là de grands avantages dont les peuples ont profité dans leur histoire passée et dont ils ne cesseront de bénéficier dans l'avenir. Tout petit qu'il est, le continent d'Europe est pourtant celui qui présente de beaucoup la plus grande surface d'acclimatement facile. De Russie en Espagne, de Grèce en Irlande, les hommes peuvent se déplacer sans grand danger; grâce à la douceur relative des transitions, les nations venues du Caucase ou de l'Oural ont pu traverser les plaines et les montagnes jusqu'aux bords de l'océan Atlantique et s'accommoder partout à leur nouveau milieu. Le sol et le climat, également propices aux hommes, les maintenaient dans la plénitude de leurs forces physiques et de leurs qualités intellectuelles; dans toutes les contrées de l'Europe, le peuple en marche retrouvait une patrie. Ses compagnons de travail, le chien, le cheval, le boeuf, ne l'abandonnaient point en route, et la semence qu il avait apportée levait en moisson dans tous les champs où il la déposait. V LES RACES ET LES PEUPLES Par l'étude du sol et la patiente observation des phénomènes du climat, nous pouvons comprendre, d'une manière générale, quelle a été l'influence de la nature sur le développement des peuples; mais il nous est plus difficile de distribuer à chaque race, à chaque nation, la part qui lui revient dans les progrès de la civilisation européenne. Sans doute, les divers groupes d'hommes nus et ignorants qui se trouvaient aux prises avec les nécessités de la vie ont dû réagir différemment, suivant leur force et leur adresse physique, leur intelligence naturelle, les goûts et les tendances de leur esprit. Mais quels étaient ces hommes primitifs qui ont su mettre à profit les ressources offertes par le milieu et qui nous ont enseigné à triompher de ses obstacles? Nous ne savons. A quelques milliers d'années en arrière, tous les faits sont enfouis dans les immenses ténèbres de notre ignorance. On ne sait même point quelle est l'origine principale des populations européennes. Sommes-nous les «fils du sol», les «rejetons des chênes», comme le disaient les traditions anciennes en leur langage poétique, ou bien les habitants de l'Asie sont-ils nos véritables ancêtres et nous ont-ils apporté nos langues et les rudiments de nos arts et de nos sciences? Enfin, si l'Europe était déjà peuplée d'autochthones lorsque les immigrants du continent voisin sont venus s'établir parmi eux, dans quelle proportion s'est opéré le mélange? Il n'y a pas longtemps encore, on admettait, comme un fait à peu près incontestable, l'origine asiatique des nations européennes; on se plaisait même à chercher sur la carte d'Asie l'endroit précis où vivaient nos premiers pères. Actuellement, la plupart des hommes de science sont d'accord pour chercher les traces des ancêtres sur le sol même qui porte les descendants. Dans presque toutes les parties de l'Europe, les incrustations des grottes, les rivages des lacs et de la mer, les alluvions des fleuves anciens, ont fourni aux géologues des débris de l'industrie humaine et même des ossements qui témoignent l'existence de populations industrieuses longtemps avant la date présumée des immigrations d'Asie. Lors des premiers bégayements de l'histoire, nombre de peuples étaient considérés comme aborigènes, et parmi leurs descendants il s'en trouve, les Basques par exemple, qui n'ont rien de commun avec les envahisseurs venus du continent voisin. Bien plus, il n'est pas encore admis par tous les savants que les Aryens, c'est-à-dire les ancêtres d'où proviennent les Pélasges et les Grecs, les Latins, les Celtes, les Allemands, les Slaves, soient d'origine asiatique. La parenté des langues fait croire à la parenté des Aryens d'Europe avec les Persans et les Indous; mais elle est loin de mettre hors de doute l'hypothèse d'une patrie commune qui se trouverait vers les sources de l'Oxus. D'après Latham, Benfey, Cuno, Spiegel et d'autres encore, les Aryens seraient des aborigènes d'Europe. Le fait est qu'il est impossible de se prononcer avec quelque certitude. Il est indubitable que, pendant les âges préhistoriques, de nombreuses migrations ont eu lieu; mais nous ne savons dans quel sens elles se sont produites. Si nous nous en tenons aux mouvements que raconte l'histoire, ils se sont faits surtout dans le sens de l'est à l'ouest. Depuis que les annales de l'Europe ont commencé, cette partie du monde a donné aux autres continents des Galates, des Macédoniens, des Grecs, et, dans les temps modernes, d'innombrables émigrants; en revanche, elle a reçu des Huns, des Avares, des Turcs, des Mongols, des Circassiens, des Juifs, des Arméniens, des Tsiganes, des Maures, des Berbères et des nègres de toute race; elle accueille maintenant des Japonais et des Chinois. Sans tenir compte des groupes de population d'une importance secondaire, ni des races dont les représentants n'existent pas en corps de nation, on peut dire, d'une manière générale, que l'Europe se partage en trois grands domaines ethniques, ayant précisément pour limites communes ou pour bornes angulaires les massifs des Alpes, des Carpathes, des Balkhans. Ces montagnes, qui séparent les bassins fluviaux et servent de barrière entre les climats, devaient aussi régir en partie la distribution des races. [Illustration: POPULATION DE L'EUROPE.] Le premier groupe des peuples européens occupe le versant méridional du système alpin, la péninsule des Pyrénées, la France et une moitié de la Belgique: c'est l'ensemble des populations de langues gréco-latines, soit environ cent millions d'hommes. En dehors de cette zone ethnologique comprenant presque tous les territoires européens de l'ancienne Rome, se trouvent ça et là quelques enclaves latines, entourées de tous les côtés par des peuples d'un autre langage. Tels sont les Roumains des plaines inférieures du Danube et de la Transylvanie, tels sont aussi les Romanches des hautes vallées des Alpes. En revanche, deux îlots, l'un de langue celtique, l'autre de dialectes ibères, se maintiennent encore en Bretagne et dans les Pyrénées, au milieu de populations complètement latinisées; mais prises en masse, toutes les races de l'Europe sud-occidentale, Celtes, Ibères et Ligures, ont été conquises aux idiomes romans[1]. Quelles que fussent leurs différences premières, nul doute que la parenté des langues n'ait remplacé peu à peu chez eux ou resserré plus fortement la parenté d'origine. [Note 1: Population de l'Europe en 1875: 304,000,000. Grecs et Latins. Grecs et Albanais 5,000,000 Italiens 27,000,000 Français 36,000,000 Espagnols et Portugais. 20,000,000 Roumains 8,000,000 Romands et Wallons 3,000,000 ---------- 99,000,000 Slaves. Slaves du Nord. 58,000,000 Slaves du Sud. 25,000,000 ---------- 83,000,000 Germains. Allemands, Suisses-Allemands, Juifs de langue allemande 54,000,000 Hollandais et Flamands 6,500,000 Scandinaves 7,500,000 ---------- 68,000,000 Anglo-Celtes 31,000,000 Magyars, Turcs, Finnois, Celtes, Basques, etc. 23,000,000 ] Le groupe des peuples de langues germaniques occupe une zone inférieure en étendue et en population. Il possède presque tout le centre de l'Europe, au nord des Alpes et des chaînes qui s'y rattachent, et s'étend par les Pays-Bas et les Flandres jusqu'à l'entrée de la Manche. Le Danemark et, de l'autre côté de la Baltique, la grande péninsule Scandinave appartiennent également à ce groupe, où ils occupent une place à part avec la lointaine Islande. Quant aux îles Britanniques, considérées généralement comme un fragment du domaine ethnique des Germains, il faut bien plutôt y voir un terrain de croisement entre les races et les langues de l'est et du midi. De même que l'ancienne population celtique de la Grande-Bretagne, pure encore dans quelques provinces reculées, s'est néanmoins presque partout mélangée avec les envahisseurs Angles, Saxons, Danois, de même la langue de ces conquérants s'est intimement croisée avec le français du moyen âge, et l'idiome hybride qui en est résulté n'est pas moins latin que tudesque. Favorisés par leur isolement au milieu des mers, les Anglais ont acquis peu à'peu dans leurs traits, dans leur langue, dans leurs moeurs, une remarquable individualité nationale, qui les sépare nettement de leurs voisins du continent, Allemands, Scandinaves ou Celto-Latins. Les Slaves forment le troisième groupe des peuples européens: un peu moins nombreux que les Gréco-Latins, ils occupent un territoire beaucoup plus étendu: presque toute la Russie, la Pologne, une grande partie de la péninsule des Balkhans, une moitié de l'Austro-Hongrie. A l'orient des Carpathes, toutes les grandes plaines sont habitées de Slaves purs ou croisés avec les Tartares et les Mongols; mais à l'ouest et au sud des montagnes la race se trouve partagée en de nombreuses populations distinctes, au milieu d'un chaos d'autres nations. Dans ce dédale des pays danubiens, les Slaves se rencontrent avec les Roumains de langue latine, ainsi qu'avec deux races d'origine asiatique, et d'une importance secondaire par le nombre, les Turcs et les Magyars. De ce côté, les mondes slave et gréco-latin sont donc, en grande partie, séparés par une zone intermédiaire de peuples de souches différentes. Vers le nord, les Finlandais, les Livoniens, les Lettes, s'interposent entre les Slaves et les Germains. D'ailleurs il n'y a point de coïncidence entre les limites présumées des races européennes et les frontières de leurs langues. Dans le monde gréco-latin, aussi bien qu'en pays allemand et parmi les Slaves, se trouvent maintes populations d'origine distincte parlant un même dialecte, et maints parents de race qui ne se comprennent pas mutuellement. Quant aux divisions politiques, elles sont tout à fait en désaccord avec les limites naturelles qui auraient pu s'établir par le choix spontané des peuples. A l'exception des frontières formées par de hautes montagnes ou les eaux d'un détroit, bien peu de limites d'empires et de royaumes sont en même temps des lignes de séparation entre des races et des langues. Les mille vicissitudes des invasions et des résistances, les marchandages de la diplomatie ont souvent dépecé au hasard les territoires européens. Quelques peuples, défendus par les accidents du sol aussi bien que par leur courage, ont réussi à maintenir leur existence indépendante depuis l'époque des grandes migrations, mais combien plus ont été submergés par des invasions successives! Combien plus, tour à tour vaincus et conquérants, ont vu, pendant le cours des siècles, leur patrie diminuer, s'agrandir, se rétrécir encore et changer de limites plusieurs fois par génération! Fondé, comme il l'est, sur le droit de la guerre et sur la rivalité des ambitions, «l'équilibre européen» est nécessairement instable. Tandis que, d'un côté, il sépare violemment des peuples faits pour vivre de la même vie politique, ailleurs il en associe de force qui ne se sentent pas unis par des affinités naturelles; il essaye de fondre en une seule nation des oppresseurs et des opprimés, que séparent des souvenirs de luttes sanglantes et de massacres. Il ne tient aucun compte de la volonté des populations elles-mêmes; mais cette volonté est une force qui ne se perd point; elle agit à la longue et tôt ou tard elle détruit l'oeuvre artificielle des guerriers et des diplomates. La carte politique de l'Europe, si souvent remaniée depuis les âges de l'antique barbarie, sera donc fatalement remaniée de nouveau. L'équilibre vrai s'établira seulement quand tous les peuples du continent pourront décider eux-mêmes de leurs destinées, se dégager de tout prétendu droit de conquête et se confédérer librement avec leurs voisins pour la gérance des intérêts communs. Certainement les divisions politiques arbitraires ont une valeur transitoire qu'il n'est pas permis d'ignorer; mais, dans les descriptions qui vont suivre, nous tâcherons de nous tenir principalement aux divisions naturelles, telles que nous les indiquent à la fois le relief du sol, la forme des bassins fluviaux et le groupement des populations unies par l'origine et la langue. D'ailleurs ces divisions elles-mêmes perdent de leur importance dans les pays comme la Suisse, où des habitants de races diverses et parlant des idiomes différents sont retenus en un faisceau par le plus puissant de tous les liens, la jouissance commune de la liberté. En nous plaçant au point de vue de l'histoire et des progrès de l'homme dans la connaissance de la Terre, c'est par les contrées riveraines de la Méditerranée qu'il nous faut commencer la description de l'Europe, et c'est la Grèce, avec la péninsule de Thrace, qui doit venir en tête de tous les autres pays du bassin de la mer Intérieure. A l'origine de notre civilisation européenne, l'Hellade était le centre du monde connu, et là vivaient les poètes qui chantaient les expéditions des navigateurs errants, les historiens et les savants qui racontaient les découvertes et classaient tous les faits relatifs aux pays éloignés. Plus tard, l'Italie, située précisément au milieu de la Méditerranée, devint à son tour le centre du grand «Cercle des Terres» connues, et c'est d'elle que partit l'initiative des explorations géographiques. Pendant quinze siècles, l'impulsion lui appartint: Gènes, Venise, Florence, avaient succédé à Rome comme les cités rectrices du monde civilisé et les points de départ du mouvement de voyages et de découvertes dans les contrées lointaines. Les peuples gravitèrent autour de la Méditerranée et de l'Italie, jusqu'à ce que les Italiens eussent eux-mêmes rompu le cercle en découvrant un nouveau monde par de là l'Océan. Le cycle de l'histoire essentiellement méditerranéenne était désormais fermé. La péninsule ibérique prenant, pour un temps bien court, le rôle prépondérant, acheva l'évolution commencée à l'autre extrémité du bassin de la Méditerranée par la péninsule grecque. Celle-ci avait servi d'intermédiaire entre les nations déjà policées de l'Asie et de l'Afrique et les peuplades de l'Europe encore barbare; l'Espagne et le Portugal furent par leurs navigateurs les représentants du monde européen en Amérique et dans l'extrême Orient: l'histoire avait suivi dans sa marche l'axe de la Méditerranée. Il est donc naturel de décrire dans un même volume les trois péninsules méridionales de l'Europe, d'autant plus qu'elles appartiennent presque en entier aux peuples gréco-latins. La France, également latinisée, occupe néanmoins une place à part: méditerranéenne par son versant de la Provence et du Languedoc, elle a tout le reste de son territoire tourné vers l'Océan; par sa configuration géographique aussi bien que par son rôle dans l'histoire, elle est le grand lieu de passage, d'échange et de conflit entre les nations riveraines des deux mers; grâce au mouvement des idées, qui vient y converger de toutes les parties de l'Europe, elle a un rôle tout spécial d'interprète commun entre les peuples du Nord et les Latins du Midi. Il paraît donc convenable de traiter la France et les pays circonvoisins dans un volume distinct. Puis viendront les descriptions des pays germains, des îles Britanniques, des péninsules Scandinaves, et la Géographie de l'Europe se terminera par l'étude de l'immense Russie. CHAPITRE III LA MÉDITERRANÉE I LA FORME ET LES EAUX DU BASSIN L'exemple de la Grèce et de son cortége d'îles prouve que les flots incertains de la Méditerranée ont eu sur le développement de l'histoire une importance bien plus considérable que la terre même sur laquelle l'homme a vécu. Jamais la civilisation occidentale ne serait née si la Méditerranée ne lavait les rivages de l'Égypte, de la Phénicie, de l'Asie Mineure, de l'Hellade, de l'Italie, de l'Espagne et de Carthage. Sans cette mer de jonction entre les trois masses continentales de l'Europe, de l'Asie et de l'Afrique, entre les Aryens, les Sémites et les Berbères; sans ce grand agent médiateur qui modère les climats de toutes les contrées riveraines et en facilite ainsi l'accès, qui porte les embarcations et distribue les richesses, qui met les peuples en rapport les uns avec les autres, nous tous Occidentaux, nous serions restés dans la barbarie primitive. Longtemps même on a pu croire que l'humanité avait son existence attachée au voisinage de cette «mer du Milieu», car en dehors de son bassin on ne voyait que des populations déchues ou non encore nées à la vie de l'esprit: «Comme des grenouilles autour d'un marais, nous nous sommes tous assis au bord de la mer, disait Platon.» Cette mer, c'était la Méditerranée. Il importe donc de la décrire comme les terres émergées que l'homme habite. Malheureusement la surface uniforme de ses flots nous cache encore bien des mystères. L'étude des rivages, non moins que les traditions des peuples, nous apprend que la Méditerranée a souvent changé de contours et d'étendue; souvent aussi la porte qui mêle ses eaux à celles de l'Océan s'est déplacée du nord au sud, et de l'occident à l'orient. Tandis que de simples péninsules comme la Grèce, ou même de petites îles, comme le rocher de Malte, faisaient partie de grandes plaines continentales à une époque géologique moderne,--leur faune fossile le prouve,--de vastes étendues des terres africaines, de la Russie méridionale, de l'Asie même, étaient couvertes par les eaux. Les recherches de Spratt, de Fuchs et d'autres savants ont à peu près mis hors de doute qu'un immense lac d'eau douce s'est étendu des bords de l'Aral à travers la Russie, la Valaquie, les plaines basses du Danube et la mer Égée, jusqu'à Syracuse. C'était vers la fin de l'époque miocène. Puis à l'eau douce succéda le flot salé de l'Océan. Il fut un temps où la mer de Grèce allait rejoindre le golfe d'Obi par le pont Euxin et la mer d'Hyrcanie; à une autre époque, ou peut-être en même temps, le golfe des Syrtes pénétrait au loin dans les plaines basses qui sont devenues aujourd'hui les déserts de Libye et du Sahara. Le détroit de Gibraltar, que les anciens disaient avoir été ouvert par le poignet d'Hercule, est en effet l'oeuvre d'une révolution moderne, et jadis l'isthme de Suez, au lieu de séparer la Méditerranée de l'océan des Indes, les unissait au contraire; l'ancien détroit était encore si bien indiqué par la nature, qu'il a suffi du travail de l'homme pour le rouvrir. L'instabilité des continents voisins, dont les rochers se plissent, s'élèvent et s'abaissent en vagues, modifie de cycle en cycle la ligne des côtes. En outre, les fleuves «travailleurs», comme le Nil, le Pò, le Rhône, ajoutent incessamment de nouvelles alluvions aux plaines qu'ils ont déjà conquises sur les golfes. Actuellement, la Méditerranée et ses mers secondaires, du détroit de Gibraltar à la mer d'Azof, occupent une surface que l'on peut évaluer à six fois environ la superficie du territoire français. Proportionnellement à l'étendue des mers, c'est beaucoup moins qu'on n'est porté à se l'imaginer tout d'abord en voyant l'immense développement des côtes de la Méditerranée, la richesse des articulations continentales qui viennent s'y baigner, l'aspect vif et dégagé qu'elle donne à tout un tiers de l'ancien monde. La Méditerranée, qui, par son rôle dans l'histoire, a la prééminence sur toutes les autres mers, et vers laquelle s'inclinent les bassins fluviaux d'une importante zone côtière de l'Asie et d'une grande partie de l'Afrique[2], ne représente en étendue que la soixante-dixième partie de l'océan Pacifique: encore cette nappe d'eau n'est-elle point en un seul tenant, elle se divise en mers distinctes, dont quelques-unes ne sont pas même assez grandes pour que le navigateur y perde, par un beau temps, la vue des rivages. A l'orient est la mer Noire, avec ses deux annexes, Azof et Marmara; entre la Grèce, l'Asie Mineure et la Crète, s'étend la mer Égée, aussi parsemée d'îles et d'îlots que les côtes voisines sont découpées de golfes et de baies; la mer Adriatique, entre les deux péninsules des Apennins et des Balkhans, se prolonge au nord-ouest comme le pendant maritime de l'Italie continentale; enfin la Méditerranée proprement dite se divise en deux bassins, qu'en souvenir de leur histoire on pourrait désigner par les noms de mer Phénicienne et de mer Carthaginoise, ou bien de Méditerranée grecque et de Méditerranée romaine. En outre, chacune de ces mers est elle-même subdivisée, l'une par la Crète, l'autre par les deux îles de Sardaigne et de Corse. [Note 2: Superficie du bassin méditerranéen: Versant d'Europe............. 1,770,000 » d'Asie............... 600,000 » d'Afrique............ 4,500,000 Superficie des eaux marines.. 2,987,000 ___________ TOTAL........ 9,857,000 ] [Illustration N° 6.--PROFONDEURS DE LA MÉDITERRANÉE.] Inégaux par l'étendue, ces divers bassins le sont encore davantage par la profondeur. La petite mer d'Azof mérite presque le nom de «Palus» ou Marécage, que lui donnaient les anciens, car un navire ne pourrait y couler à fond sans que la mâture restât encore visible au-dessus des flots. La mer Noire a près de 2 kilomètres de creux dans les endroits les plus bas de son lit; mais elle s'épanche dans la mer de Marmara par un fleuve moins profond que beaucoup de rivières des continents. De même, la cavité de Marmara est peu de chose comparée à celle de bien des lacs de l'intérieur des terres, et les Dardanelles sont, comme le Bosphore, un simple fleuve. Dans la mer Égée et le bassin oriental de la Méditerranée proprement dite, les inégalités des fonds sont en proportion de celles que présentent les terres émergées. Au milieu de la «ronde» des Cyclades, des fosses et des abîmes de 500 et même de 1000 mètres se trouvent dans le voisinage immédiat des îles escarpées, tandis que sur les côtes d'Égypte le lit de la mer s'incline insensiblement vers la cavité centrale de la mer Syrienne, où la sonde a mesuré des profondeurs de 3000 mètres. Ce sont là déjà des gouffres comparables à ceux de l'Océan, mais à l'orient de Malte on a trouvé à la couche liquide près de 4 kilomètres d'épaisseur: le fond de la cuve méditerranéenne coïncide donc à peu près avec le centre géographique du bassin tout entier. Si la Méditerranée tout entière était changée en une boule sphérique, elle aurait un diamètre d'environ 140 kilomètres, c'est-à-dire qu'en tombant sur la terre, elle ne couvrirait pas complètement un pays comme la Suisse. La mer Ionienne est nettement séparée de la cavité de l'Adriatique par un seuil qui s'élève dans le détroit d'Otrante, mais elle est encore bien mieux limitée à l'ouest par les bas-fonds qui rejoignent la Sicile à la Tunisie, en formant un isthme sous-marin, déjà signalé par Strabon. Géologiquement la Méditerranée se trouve interrompue, puisque une brèche, où l'épaisseur de l'eau ne dépasse pas 200 mètres, est la seule porte ouverte entre ses deux bassins. Celui de l'Ouest, le moins vaste et le moins profond des deux, présente encore des gouffres de plus de 2000 mètres dans la mer Tyrrhénienne et de 2500 mètres et même 3000 mètres dans la mer des Baléares, puis il va se terminer au seuil hispano-africain, situé, non entre Gibraltar et Ceuta, où les fonds ont jusqu'à 920 mètres, mais plus à l'ouest, dans des parages où le détroit s'évase largement vers l'Océan[3]. [Note 3: M. occid. M. orient. Adriatique. Superficie. 920,000 1,300,000 130,000 Profondeurs extrêmes.. 3,000 4,000 900 Profondeurs moyennes.. 1,000 1,500 200 M. Égée. Mer Noire, Méditerranée. etc. Superficie. 157,000 480,000 2,987,000 Profondeurs extrêmes.. 1,000 1,800 5,000 Profondeurs moyennes.. 500 500 1,000 ] [Illustration: GIBRALTAR--VUE PRISE DE L'ISTHME DE LA LINEA. Dessin de Taylor, d'après une photographie.] Ce partage de la grande mer en étendues lacustres dont les communications sont gênées par des seuils sous-marins, des îles et des promontoires, explique le contraste que l'on observe entre les phénomènes de l'Océan et ceux de la Méditerranée. Celle-ci, on le sait, n'a, sur presque tous ses rivages, que des marées irrégulières et incertaines. À l'est du goulet de Gibraltar et des parages qui s'étendent entre la côte de l'Andalousie et celle du Maroc, le flux et le reflux sont tellement faibles, les troubles qu'y apportent les vents et courants sont d'une telle fréquence, que les observateurs ont eu la plus grande peine à déterminer la véritable amplitude des flots et se trouvent souvent en désaccord. Toutefois le gonflement et la dépression de la marée sont assez sensibles pour que les marins de la Grèce et de l'Italie en aient toujours tenu compte. Sur les côtes de la Catalogne, de la France, de la Ligurie, du Napolitain, de l'Asie Mineure, de la Syrie, de l'Égypte, les oscillations sont presque imperceptibles; mais sur les rivages de la Sicile occidentale et dans la mer Adriatique, elles peuvent s'élever jusqu'à plus d'un mètre; quand elles sont soutenues par une tempête, la dénivellation des flots peut même, en certains endroits, atteindre 3 mètres. Le détroit de Messine et l'Euripe de l'Eubée ont aussi leurs alternances régulières de flux et de reflux; enfin, dans le golfe de Gabès, le mouvement s'accomplit de la façon la plus normale, avec le même rhythme que dans l'Océan. Le seul bassin de la Méditerranée où l'on n'ait point encore observé de flux, est la mer Noire; mais il est fort probable que des mesures de précision pourraient y faire découvrir un léger frémissement de marée, car on croit l'avoir reconnu dans le lac Michigan qui pourtant est de cinq à six fois moins étendu. [Illustration: Nº 7.--SEUIL DE GIBRALTAR.] Différente de l'Océan par la faiblesse et l'inégalité de ses marées, la Méditerranée l'est aussi par le manque de courant normal remuant avec régularité la masse entière des eaux: les divers bassins maritimes sont trop distincts les uns des autres pour que des courants d'un volume considérable puissent entretenir, de Gibraltar aux côtes de l'Asie Mineure, un mouvement constant de translation. Il faut donc voir, dans les divers courants qui se produisent d'un bassin à l'autre bassin, l'effet de phénomènes locaux ne dépendant qu'indirectement des grandes lois de la planète. D'après l'hypothèse d'un géographe italien du siècle dernier, Montanari, un courant côtier pénétrant dans la Méditerranée par la porte de Gibraltar longerait les rivages des pays barbaresques, de la Cyrénaïque, de l'Egypte, entrerait dans l'Archipel après avoir suivi les côtes d'Asie, puis en refluerait pour contourner la mer Adriatique, la mer Tyrrhénienne et la mer de France, et rentrer dans l'Océan, après avoir accompli un circuit complet. Des cartes détaillées représentent même ce courant supposé, mais les observateurs les plus autorisés ont vainement cherché à en constater l'existence; ils n'ont reconnu que des courants partiels, déterminés soit par l'afflux des eaux de l'Atlantique, soit par la direction générale des vents, par un trop-plein des eaux fluviales, ou par un excès d'évaporation. C'est ainsi qu'un mouvement régulier de la mer se propage de l'ouest à l'est en suivant le littoral du Maroc et de l'Algérie; un autre courant bien marqué de l'Adriatique se porte le long des côtes de l'Italie, du nord au sud, tandis qu'à l'ouest du Rhône le flot se dirige vers Cette et Port-Vendres. D'ailleurs, un courant général de la Méditerranée, si même il existait, ne pourrait être que tout superficiel, à cause du seuil élevé qui rattache la Sicile à la Tunisie et sépare ainsi les deux grands bassins de l'Orient et de l'Occident. Les courants locaux le mieux constatés de la Méditerranée sont ceux qui entraînent les eaux de la mer d'Azof dans la mer Noire par le détroit de Iénikalé, et le surplus de la mer Noire dans la mer Égée par le détroit de Constantinople et les Dardanelles. Là nous avons affaire à de véritables fleuves. Le Don, qui par ses apports liquides compense très-largement l'évaporation de la mer d'Azof, se continue par la porte de Iénikalé; de même, le Dniester, le Dnieper, le Kouban, le Rion, les fleuves du versant septentrional de l'Asie Mineure, et surtout le Danube, qui à lui tout seul verse dans la mer Noire autant d'eau que les autres affluents réunis, doivent se prolonger par le Bosphore et l'Hellespont. C'est là une conséquence nécessaire de l'équilibre des eaux entre les deux bassins communiquants. De leur côté, l'Archipel et Marmara renvoient au Pont-Euxin, par des contre-courants profonds et des remous latéraux, une certaine quantité d'eau saline, en échange de l'eau douce qu'ils ont reçue en surabondance: on ne pourrait s'expliquer autrement la salure de la mer Noire, car depuis les âges inconnus où cette mer a cessé d'être en libre communication avec la Caspienne et l'océan Glacial, ses eaux seraient devenues complètement douces, grâce au Danube et aux autres fleuves, si un afflux d'eau saline plus pesante ne s'opérait pas dans la partie profonde des lits des Dardanelles et du Bosphore. Un simple calcul démontre qu'en mille années les affluents de la mer Noire l'auraient purifiée de toutes ses molécules de sel. A l'autre extrémité de la Méditerranée proprement dite, se produisent des phénomènes analogues. En effet, l'évaporation est très-forte dans cette mer fermée, qui s'étend au midi de l'Europe, non loin de la fournaise du Sahara et du désert de Libye, et que parcourent librement les vents, en absorbant les vapeurs et en dispersant l'embrun des vagues. Cette déperdition de liquide ne peut guère être inférieure à 2 mètres par année, puisque déjà dans le midi de la France la quantité d'humidité qui se perd dans l'espace est presque aussi considérable. L'eau restituée par les pluies étant évaluée à un demi-mètre seulement, et la tranche annuelle représentée par les fleuves tributaires atteignant à peine 25 centimètres, il en résulte que l'Atlantique doit fournir chaque année à sa mer latérale une couche d'au moins 1 mètre d'épaisseur, soit approximativement une masse liquide de beaucoup supérieure à celle du fleuve des Amazones pendant ses crues. Cet afflux de l'Océan, qui pénètre par le détroit de Gibraltar, est assez puissant pour se faire sentir au loin dans la Méditerranée et peut-être même jusque sur les côtes de Sicile. D'ailleurs il est, comme tous les courants, bordé de remous latéraux qui se portent en sens inverse. Aux heures de reflux, toute la largeur du détroit est occupée par les eaux provenant de l'Atlantique; mais quand la marée s'élève, la Méditerranée lutte plus énergiquement contre la pression de l'Océan, et deux contre-courants se produisent, l'un qui longe le littoral d'Europe, l'autre, deux fois plus large et plus puissant, qui suit les côtes africaines, de la pointe de Ceuta au cap Spartel. En outre, un contre-courant profond emporte vers l'Atlantique les eaux plus salées, et par conséquent plus lourdes, du bassin méditerranéen. Le mélange produit dans la Méditerranée par la rencontre des eaux appartenant aux divers bassins ne se fait pas assez rapidement pour leur donner une salinité qui soit sensiblement la même. La teneur en sels y est en moyenne supérieure à celle de l'Atlantique, à cause de l'excès d'évaporation, principalement sur les côtes d'Afrique; mais dans la mer Noire elle est de moitié moindre et varie beaucoup suivant le voisinage des fleuves. qui s'y déversent[4]. De même pour la température, les seuils et les détroits qui empêchent le mélange intime des eaux donnent aux profondeurs sous-marines de la Méditerranée des lois toutes différentes de celles de l'Atlantique. Dans l'Océan, le libre jeu des courants amène sous toutes les latitudes des couches liquides de diverses provenances, les unes chauffées par le soleil tropical, les autres refroidies par les glaçons polaires; mais ces couches d'inégale densité se superposent régulièrement en raison de la température: à la surface sont les eaux tièdes; au fond celles de la température approchent du point de glace. Dans la Méditerranée on n'observe une superposition analogue des couches liquides que sur une épaisseur d'environ 200 mètres, précisément égale à l'épaisseur du courant qui pénètre de l'Atlantique dans le détroit de Gibraltar. A une profondeur plus grande, le thermomètre, plongé dans les eaux de la Méditerranée, ne constate plus aucun abaissement de température: l'énorme masse liquide, presque immobile, se maintient uniformément entre 12 et 15 degrés centigrades; de 200 mètres jusqu'aux abîmes de 3 kilomètres, les observations donnent le même résultat. M. Carpenter croit seulement pouvoir affirmer que, dans le voisinage des régions volcaniques, l'eau du fond est plus chaude de quelques dixièmes de degré que dans les autres parties du réservoir méditerranéen: il faudrait peut-être rattacher ce fait au travail de la fusion des laves qui s'opère au-dessous du lit marin. [Note 4: Salinité de l'Atlantique 36 millièmes. » moyenne de la Méditerranée 38 » » moyenne de la mer Noire 16 » ] II LA FAUNE, LA PÊCHE ET LES SALINES Un autre phénomène remarquable des eaux profondes de la Méditerranée est la rareté de la vie animale. Sans doute, elle ne manque pas complètement: les dragages du _Porcupine_ et les câbles télégraphiques retirés du fond de la mer avec un véritable chargement de coquillages et de polypes, l'ont suffisamment prouvé; mais on peut dire qu'en comparaison des gouffres de l'Océan, ceux de la Méditerranée sont de véritables déserts. Edward Forbes, qui explora les eaux de l'Archipel, crut même que les profondeurs en étaient complètement «azoïques», mais il eut le tort de vouloir ériger en loi ce qui précisément n'était qu'une exception. Si les couches profondes de la Méditerranée sont tellement pauvres en espèces animales, la cause en serait, pense Carpenter, à la grande quantité de débris organiques apportés par les fleuves du bassin. Ces débris s'emparent de l'oxygène contenu dans l'eau et dégagent l'acide carbonique au détriment de la vie animale: proportionnellement à l'Atlantique, un des gaz se trouve en maints endroits réduit au quart de sa proportion normale, tandis que l'autre est augmenté de moitié. Peut-être est-ce également à cette abondance de débris tenus en suspension qu'il faut attribuer la belle couleur azurée de la Méditerranée, comparée aux eaux plus noires de l'Océan. Ce bleu, que chantent à bon droit les poëtes, ne serait autre chose que l'impureté des eaux. Les observations comparées de M. Delesse ont établi que le fond de la Méditerranée est presque partout composé de vase. Sous la couche superficielle des eaux, principalement dans les parages qui avoisinent les deux Siciles, la vie animale est extrêmement abondante, mais presque toutes ces espèces, poissons, testacés ou autres, sont d'origine atlantique. Malgré son immense étendue, la Méditerranée est pour la faune un simple golfe de l'océan Lusitanien. Sa disposition générale dans le sens de l'ouest à l'est, sous des climats peu différents les uns des autres, a facilité le mouvement de migration du détroit de Gibraltar à la mer de Syrie. Seulement, la vie est représentée par un plus grand nombre de formes dans le voisinage du point de départ, et les individus qui peuplent les eaux occidentales sont en moyenne d'un volume supérieur à ceux des bassins orientaux. Une très-faible proportion d'espèces non atlantiques rappelle l'ancienne jonction de la Méditerranée avec le golfe Arabique et l'océan Indien. Sur un total qui dépasse huit cents espèces de mollusques, il en est seulement une trentaine qui, au lieu d'entrer dans les mers de Grèce et de Sicile par le détroit de Gibraltar, y sont venus par la porte de Suez, peut-être à l'époque pliocène, alors que les sables ne l'avaient pas encore fermée[5]. La diminution des espèces, dans la direction de l'ouest à l'est, devient énorme au delà des deux écluses que forment les Dardanelles et le Bosphore. En effet, la mer Noire diffère complétement de la Méditerranée proprement dite par sa température. Les vents du nord-est qui glissent à sa surface la refroidissent, au point de la recouvrir parfois d'une légère pellicule glacée attenant au rivage. La mer d'Azof a souvent disparu sous une dalle de glace épaisse et continue; le Pont-Euxin lui-même a gelé complétement en quelques années exceptionnelles. L'eau froide de la surface, mêlée à celle qu'apportent les grands fleuves, descend dans les profondeurs de la mer et en abaisse la température au grand détriment de la vie animale. Les échinodermes et les zoophytes font complétement défaut dans la faune de la mer Noire; certaines classes de mollusques, déjà relativement rares dans les mers de Syrie et dans l'Archipel, ne se rencontrent plus dans le Pont-Euxin; la proportion des espèces de mollusques représentés y est moindre des neuf dixièmes. De même, les poissons, fort nombreux comme individus, ne comprennent pourtant qu'un nombre d'espèces très-limité, relativement à la Méditerranée. Par sa faune, la mer Noire ressemble peut-être plus à la Caspienne, dont elle est actuellement séparée, qu'aux mers de la Grèce, auxquelles la relient les détroits de Marmara. [Note 5: Poissons de la Méditerranée, 444 espèces (Goodwin Austen). Mollusques» 850» (Jeffreys). Foraminifères» 200(?)» ] Outre les espèces dont la Méditerranée est devenue la patrie, il en est aussi que l'on doit plutôt considérer comme des visiteurs. Tels sont les requins, qui parcourent les mers de Sicile et que l'on rencontre jusque dans l'Adriatique et sur les côtes d'Égypte et de Syrie; tels sont aussi les grands cétacés, les baleines, les rorquals, les cachalots, qui d'ailleurs ne font guère leur apparition que dans les parages du bassin tyrrhénien et dont les visites se font plus rares de siècle en siècle. Les thons de la Méditerranée sont aussi des voyageurs venus des côtes lusitaniennes. Ces poissons, nageurs de première force, entrent au printemps par le détroit de Gibraltar, remontent la Méditerranée tout entière, font le tour de la mer Noire et reviennent en automne dans l'Atlantique, après avoir accompli leur migration de 9000 kilomètres. Les pêcheurs croient que les thons parcourent la mer en trois grandes bandes, et que celle du milieu, qui vient errer sur les côtes de la mer Tyrrhénienne, est composée des individus les plus gros et les plus vigoureux. En tous cas, chaque détachement semble composé d'individus du même âge, nageant de conserve en immenses troupeaux, que nul pasteur de la mer ne protége contre ses innombrables ennemis. Les dauphins et d'autres poissons de proie les poursuivent avec rage, mais le grand destructeur est l'homme. Sur les côtes de la Sicile, de la Sardaigne, du Napolitain, de la Provence, un grand nombre de baies sont occupées, en été, par des madragues ou _tonnare_, énorme enceinte de filets enfermant un espace de plusieurs kilomètres et se resserrant peu à peu autour des animaux capturés: ceux-ci passent de filet en filet et finissent par entrer dans la «chambre de la mort» dont le plancher mobile se soulève au-dessous d'eux et les livre au massacre. C'est par millions de kilogrammes que l'on évalue les masses de chair que les pêcheurs retirent de leurs abattoirs flottants, et néanmoins les thons voyageurs reviennent chaque année en multitude sur les rivages accoutumés. Ils ont probablement quelque peu diminué en nombre, mais de nos jours, comme il y a vingt-cinq siècles, ils remplissent encore de leurs bancs pressés la Corne-d'Or de Byzance et tant d'autres baies où les anciens naturalistes grecs les ont observés. Outre la pêche du thon, celle de la sardine et de l'anchois, dans les mers latines, est d'une réelle importance économique. Sur les côtes, principalement en Italie, les «fruits de mer», oursins et poulpes, contribuent aussi pour une forte part à l'alimentation des riverains; mais la Méditerranée n'a point de parages où la vie animale surabonde en aussi prodigieuses quantités que sur les bancs de Terre-Neuve, les côtes du Portugal et des Canaries, dans l'Atlantique. Une grande partie des flottilles de pêche est employée, non à capturer des poissons, mais à recueillir des objets de parure et de toilette. On ne pêche plus le coquillage de pourpre sur les côtes de la Phénicie, du Péloponèse et de la Grande-Grèce, mais des centaines d'embarcations sont toujours occupées pendant la belle saison, les unes à la recherche du corail, les autres à celle des éponges. [Illustration: N° 8.--PRINCIPALES PÊCHERIES DE LA MÉDITERRANÉE.] Le corail se trouve principalement dans les mers occidentales: des pêcheurs, italiens pour la plupart, le recueillent non-seulement sur les côtes du Napolitain et de la Sicile, dans le «Phare» de Messine, sur les côtes de Sardaigne, mais aussi dans le détroit de Bonifacio, au large de Saint-Tropez, aux abords du cap Creus, en Espagne, et dans les mers barbaresques. Les éponges usuelles sont récoltées dans le golfe de Gabès et à l'autre extrémité de la Méditerranée, sur les côtes de Syrie, de l'Asie Mineure, dans les bras de mer qui serpentent au milieu des Cyclades et des Sporades. Les éponges habitant, en général, des profondeurs moindres que les coraux, de 5 mètres à 50 mètres, il est souvent facile d'aller les détacher en plongeant, tandis que le corail est brutalement cueilli par des instruments de fer qui le cassent et en ramassent les débris, mêlés à la vase, aux algues et aux restes d'animalcules marins. L'industrie est encore dans sa période barbare. Les riverains de la Méditerranée sont loin d'en être arrivés à une connaissance suffisante de la mer et de ses habitants pour qu'il leur soit possible de pratiquer méthodiquement l'élève du corail et des éponges. Tel est pourtant le but qu'ils doivent avoir en vue. Il faut qu'ils sachent arracher à Protée, le dieu changeant, la garde des troupeaux de la mer. La récolte du sel est, après la pêche, la grande industrie des bords de la Méditerranée; mais, comme la pêche, elle est encore en maints endroits dans sa période primitive; c'est pendant le cours de ce siècle seulement que l'on a commencé de procéder avec science à l'exploitation du sel, de la soude et des autres substances contenues dans l'eau marine. La Méditerranée se prête admirablement à la production du sel, à cause de la température élevée de ses eaux, de sa forte teneur saline, de la faible oscillation de ses marées et de la grande étendue de plages presque horizontales alternant avec les côtes rocheuses et les promontoires de ses rives. C'est probablement en France, aux bords de l'étang de Thau, dans la Camargue et sur le littoral de Hyères, que se trouvent les marais salants les plus productifs et les mieux disposés; mais on en voit aussi de très-vastes sur les côtes d'Espagne, de l'Italie, de la Sardaigne, de la Sicile, de la péninsule istriote, et jusque dans les «limans» salins de la Bessarabie qui bordent la mer Noire. On peut évaluer à plus d'un million de tonnes, c'est-à-dire à un total de chargement plus considérable que celui de la flotte de commerce française tout entière[6], la masse de sel que l'on récolte chaque année sur les rivages de la Méditerranée. Relativement à la richesse de la mer, c'est là une quantité tout à fait infinitésimale; ce n'est rien en proportion des trésors que la science nous permettra de tirer un jour de ces abîmes «infertiles[7]». [Note 6: Production du sel marin sur les bords de la Méditerranée: Espagne 200,000 tonnes. France 250,000 -- Italie 300,000 -- Autriche 70,000 -- Russie 120,000 -- Autres pays 200,000 (?) -- ------------------ 1,140,000 (?) tonnes. ] [Note 7: Produit annuel approximatif de la pêche 75,000,000 fr. -- -- du corail 16,000,000 -- -- des éponges 1,000,000 -- -- de la récolte du sel, etc. 1,140,000 tonnes. 12,000,000 ] III COMMERCE ET NAVIGATION Les avantages que l'homme peut retirer directement de l'exploitation de la Méditerranée doivent être considérés comme d'une bien faible valeur en comparaison du gain de toute espèce, économique, intellectuel et moral, que la navigation de la mer intérieure a valu à l'humanité. Ainsi que les historiens en ont fréquemment fait la remarque, les côtes, les îles et les péninsules de la Méditerranée grecque et phénicienne se trouvaient admirablement disposées pour faciliter les premiers débuts du commerce maritime. Les terres dont on aperçoit déjà les cimes blanchissantes avant de quitter le port, les plis et replis du rivage où l'embarcation surprise par la tempête peut se mettre en sûreté; ces brises régulières et ces vents généraux qui soufflent alternativement de la terre et de la mer; cette égalité du climat qui permet aux matelots de se croire partout dans leur patrie; enfin cette variété de produits de toute nature causée par la configuration si diverse des contrées riveraines, toutes ces raisons ont contribué à faire de la Méditerranée le berceau du commerce européen. Or, que sont les échanges, à un certain point de vue, sinon la rencontre des peuples sur un terrain neutre de paix et de liberté, sinon la lumière se faisant dans les esprits par la communication des idées? Toute forme du littoral qui favorise les relations de peuple à peuple a par cela même aidé au développement de la civilisation. En voyant les îles nombreuses de la mer Égée, les franges de presqu'îles qui les bordent et les grandes péninsules elles-mêmes, le Péloponèse, l'Italie, l'Espagne, on les compare naturellement à ces replis du cerveau dans lesquels s'élabore la pensée de l'homme. La marche de la civilisation s'est opérée longtemps suivant la direction du sud-est au nord-ouest: la Phénicie, la Grèce, l'Italie, la France ont été successivement les grands foyers de l'intelligence humaine. La raison principale de ce phénomène historique se trouve dans la configuration même de la mer qui a servi de véhicule aux peuples en mouvement; l'axe de la civilisation, si l'on peut parler ainsi, s'est confondu avec l'axe central de la Méditerranée, des eaux de la Syrie au golfe du Lion. Mais depuis que l'Europe a cessé d'avoir son unique centre de gravitation dans le monde méditerranéen, et que l'appel du commerce entraîne ses navires vers les deux Amériques et l'extrême Orient, le mouvement général de la civilisation n'a plus cette marche uniforme du sud-est au nord-ouest; il rayonne plutôt dans tous les sens. Si l'on devait indiquer les courants principaux, il faudrait signaler ceux qui partent de l'Angleterre et de l'Allemagne vers l'Amérique du Nord, et des pays latinisés de l'Europe vers l'Amérique méridionale. Ces deux courants continuent de se diriger à l'occident, mais ils sont l'un et l'autre infléchis vers le sud. Le climat, la forme des continents, la distribution des mers ont nécessité ce changement de direction dans le mouvement général des nations. Il est intéressant de constater les alternatives qui se sont produites dans le rôle historique de la Méditerranée. Tant que cette mer intérieure resta la grande voie de communication des peuples, les républiques commerçantes ne songèrent qu'à la prolonger à l'orient par des routes de caravanes tracées dans la direction du golfe Persique, des Indes, de la Chine. Au moyen âge, les comptoirs génois bordaient les rivages de la mer Noire et se continuaient dans la Transcaucasie jusqu'à la Caspienne. Les voyageurs d'Europe, et surtout les Italiens, pratiquaient les routes de l'Asie Mineure, et maint itinéraire, qui n'est plus connu de nos jours, était fréquemment suivi à cette époque. Depuis cinq cents années, le domaine du commerce s'est rétréci dans l'Asie centrale, et les relations de peuple à peuple y sont devenues plus difficiles. C'est que, dans l'intervalle, la Méditerranée a cessé d'être la grande mer de navigation. Les marins, libérés de la frayeur que causaient les mers sans bords, ont aventuré leurs navires dans tous les parages de l'Océan. Les routes de terre, toujours pénibles et semées de périls, ont été abandonnées, les marchés intermédiaires de l'Asie centrale sont devenus des solitudes, et la Méditerranée s'est transformée pour le commerce en un véritable cul-de-sac. Cet état de choses a duré longtemps; seulement, depuis le milieu du siècle, les rapports ont commencé à se renouer de proche en proche, et la reconquête du terrain perdu s'accomplit rapidement. En outre, un grand événement, que l'on peut qualifier de révolution géologique aussi bien que de révolution commerciale, a rouvert une ancienne porte de la Méditerranée. Naguère sans issue vers l'Orient, cette mer communique maintenant avec l'océan des Indes par le détroit de Suez; elle est devenue le grand chemin des bateaux à vapeur entre l'Europe occidentale, les Indes et l'Australie. Il faut espérer que dans un avenir prochain d'autres canaux, ouverts de la mer Noire à la mer Caspienne et de celle-ci au lac d'Aral et aux fleuves de l'Asie centrale, l'Amou et le Syr, permettront au commerce maritime de pénétrer directement jusque dans le coeur de l'ancien continent. Ainsi, pendant le cours de l'histoire, se déplacent au bord des mers et sur la face des continents les grands lieux de rendez-vous, que l'on pourrait appeler les points vitaux de la planète. Port-Saïd, ville improvisée sur une plage déserte, est devenue l'une de ces localités vers lesquelles se porte le mouvement des hommes et des marchandises de toute espèce, tandis que, non loin de là, sur la côte de Syrie, les anciennes cités reines de Tyr et de Sidon ne sont plus que de misérables villages où l'on cherche vainement les restes d'un orgueilleux passé. De même a péri Carthage, de même a décliné Venise. Les atterrissements du littoral, l'emploi de navires beaucoup plus grands que ceux des anciens, les changements politiques de toute espèce, la perte de la liberté, les destructions violentes ont supprimé maint point vital des rivages de la Méditerranée; mais presque partout le port détruit s'est rouvert dans le voisinage ou bien plusieurs havres secondaires en ont pris la place. La plupart des grandes voies commerciales ont gardé leur direction première, et c'est dans les mêmes parages que se trouvent leurs points d'attache et leurs escales. D'ailleurs, certaines localités sont des lieux de passage ou de rendez-vous nécessaires pour les navires, et des villes importantes doivent forcément y surgir. Tels sont les détroits, comme Gibraltar et le «Phare» de Messine; telles sont aussi les baies terminales des golfes qui s'avancent profondément dans les terres, comme Gênes, Trieste et Salonique. Les ports qui offrent le point de débarquement le plus facile pour les marchandises à destination des mers étrangères, par exemple Marseille et Alexandrie, sont également des foyers naturels d'attraction où les commerçants doivent accourir en foule. Enfin, il est une ville de la Méditerranée qui réunit à la fois tous les avantages géographiques, car elle est située sur un détroit, au point de jonction de deux mers et de deux continents. Cette ville est Constantinople. Malgré la déplorable administration qui l'opprime, sa situation même en fait une des grandes cités du monde. Quoique les ports de la Méditerranée ne soient plus, comme ils le furent pendant des milliers d'années, en possession de l'hégémonie commerciale, cependant cette mer intérieure est toujours, en proportion, beaucoup plus peuplée de navires que ne le sont les grands océans. Sans compter les embarcations de pêche, ses ports riverains ne possèdent pas moins de 30,000 navires; d'une capacité totale de 2 millions et demi de tonneaux. C'est plus du quart de la flotte commerciale du monde entier, mais seulement la sixième partie du tonnage, car la force de l'habitude a fait conserver plus longtemps dans les ports italiens et grecs les anciens types d'embarcations à faible capacité, et d'ailleurs le peu de longueur des traversées, l'immunité relative du péril, le voisinage des ports de refuge facilitent surtout la navigation de petit cabotage. A la flotte méditerranéenne proprement dite il faut ajouter celle que les ports de l'Océan, principalement ceux de l'Angleterre, y envoient trafiquer. Pour la protection du commerce de ses nationaux, le gouvernement de la Grande-Bretagne a même pris soin de se mettre au nombre des puissances riveraines de la Méditerranée; il s'est emparé de Gibraltar l'espagnole, qui est la porte occidentale du bassin, et de Malte l'italienne, qui en est la forteresse centrale. Il n'en possède point la porte de sortie, qui est le détroit artificiel de Port-Saïd à Suez; mais il peut, s'il le veut, tirer le verrou à l'extrémité du long corridor extérieur que forme la mer Rouge, car ses garnisons veillent à l'îlot de Périm et sur le rocher d'Aden, à l'entrée de l'océan des Indes. [Illustration: N° 9.--LIGNES DE VAPEURS ET TÉLÉGRAPHES DE LA MÉDITERRANÉE. Echelle 1:45.000000. Si l'Angleterre a la plus grosse part du commerce de la Méditerranée, presque toutes les populations riveraines y ont aussi un mouvement considérable d'échanges. Au point de vue du trafic, la mer qui s'étend de Gibraltar à l'Égypte est bien un lac français, ainsi que la nommait un souverain visant à l'empire universel; c'est aussi un lac hellénique, dalmate, espagnol, plus encore un lac italien. Les derniers maîtres en furent les pirates barbaresques, dont les embarcations légères se présentaient inopinément devant les villages des côtes, et s'emparaient des habitants pour les réduire en esclavage. Depuis l'extermination de ces flottes de rapine, le commerce a fait de la Méditerranée une propriété commune où les mailles du réseau international de navigation se resserrent de plus en plus. Les navires ne s'associent pas comme jadis en convois ou caravanes pour aller déposer leurs marchandises d'échelle en échelle, la mer est devenue assez sûre pour que les embarcations isolées puissent s'y aventurer en tout temps. Reste le péril toujours imminent des récifs et des tempêtes. Quoique l'art de la navigation ait fait de très-grands progrès, quoique la plupart des caps, ceux du moins des rivages européens, soient éclairés par des phares, et que l'entrée des ports soit indiquée par des feux, des balises, des bouées, cependant les naufrages sont encore très-fréquents dans les eaux méditerranéennes. Même de grands navires s'y sont perdus quelquefois sans qu'on ait pu retrouver une planche de l'épave. De nos jours les bateaux à vapeur, suivant d'escale en escale un itinéraire tracé, tendent à se substituer de plus en plus aux bateaux à voiles. Certaines lignes de navigation, qui se rattachent de part et d'autre aux chemins de fer des rivages méditerranéens, sont ainsi devenues comme un sillage permanent où passent et repassent les navires, semblables aux bacs qui traversent les fleuves. La régularité, la vitesse de ces bacs à vapeur, la facilité qu'ils procurent aux expéditions de toute espèce, le nombre croissant des voies ferrées qui viennent aboutir aux ports et y déverser leurs marchandises, enfin les fils télégraphiques sous-marins, déjà ramifiés dans tous les sens, qui relient les côtes les unes aux autres et font penser les peuples à l'unisson, tout contribue à développer le commerce de la Méditerranée. Il est actuellement, sans compter le transit par Gibraltar et Suez, d'environ huit milliards de francs[8]. En comparaison des échanges de l'Angleterre, de la Belgique, de l'Australie, c'est là un trafic encore peu considérable pour une population riveraine de près de cent millions d'hommes; mais chaque année l'accroissement est zensible. [Note 8: Navigation de la Méditerranée en 1875 (évaluation approximative). Flotte commerciale /------- ------\ Mouvement Total des à voile. à vapeur. Tonnage. des ports. échanges. Espagne méditerranéenne 2,500 100 250,000 5,000,000 600,000,000 fr. France 4,000 250 300,000 6,000,000 2,000,000,000 Italie 18,800 140 1,030,000 21,000,000 2,600,000,000 Autriche 3,300 100 400,000 3,000,000 400,000,000 Grèce 6,100 20 420,000 7,000,000 200,000,000 Turquie d'Europe et d'Asie 2,200 10 210,000 25,000,000 600,000,000 Roumanie (?) (?) (?) 600,000 200,000,000 Russie méditerranéenne 500 50 50,000 2,000,000 400,000,000 Égypte 100(?) 25 (?) 4,000,000 500,000,000 Malte et Gibraltar. (?) (?) 6,000,000 400,000,000 Algérie 170 10,000 2,000,000 400,000,000 Tunis, Tripoli, etc. 500 10,000 500,000 100,000,000 ------ ---- --------- ---------- ------------- 28,170(?) 680(?) 2,700,000 82,100,000 8,400,000,000 fr. ] D'ailleurs, il faut tenir compte de ce fait qu'en face du vivant organisme des péninsules européennes, la torride Afrique est encore en grande partie comme une masse inerte; si ce n'est d'Oran à Tunis, et d'Alexandrie à Port-Saïd, ses côtes presque sans population sont rarement visitées; les marins de nos jours les évitent comme le faisaient les anciens nautonniers hellènes. On peut même s'étonner que des régions vers lesquelles se dirigeaient des essaims de navires, telles que la Cyrénaïque, Chypre et l'admirable île de Crète, située à l'entrée même de la mer Égée, soient restées si longtemps éloignées des grandes lignes de navigation moderne. CHAPITRE IV LA GRÈCE I VUE D'ENSEMBLE La Grèce politique, resserrée dans ses étroites limites au sud des golfes de Volo et d'Arta, est une contrée d'environ 50,000 kilomètres carrés, représentant au plus la dix-millième partie de la surface terrestre. En d'immenses territoires comme celui de l'empire russe, des districts plus vastes que la Grèce n'ont rien qui les distingue des régions environnantes, et leur nom éveille à peine une idée dans l'esprit. Mais combien au contraire ce petit pays des Hellènes, si insignifiant sur nos cartes en comparaison des grands royaumes, nous rappelle de souvenirs! Nulle part l'humanité n'atteignit un degré de civilisation plus harmonieux dans son ensemble et plus favorable au libre essor de l'individu. De nos jours encore, quoique entraînés dans un cycle historique bien autrement vaste que celui des Grecs, nous devons toujours reporter nos regards en arrière pour contempler ces petits peuples qui sont restés nos maîtres dans les arts, et qui furent nos initiateurs dans les sciences. La ville qui fut «l'école de la Grèce» est encore par son histoire et ses exemples l'école du monde entier. Après vingt siècles de déchéance, elle n'a cessé de nous éclairer, comme ces étoiles déjà éteintes dont les rayons continuent d'illuminer la terre. C'est évidemment à la situation géographique de la Grèce qu'il faut attribuer le rôle si considérable qu'ont rempli ses peuples pendant une longue période de l'histoire universelle. En effet, des tribus de même origine, mais habitant des contrées moins heureuses, notamment les Pélasges de l'Illyrie, que l'on croit être les ancêtres des Albanais, n'ont pu s'élever au-dessus de la vie barbare, tandis que les Hellènes se plaçaient à la tête des nations policées et leur frayaient des voies inexplorées jusqu'alors. Si la Grèce qui, dans la période géologique actuelle, est si merveilleusement découpée par les flots, avait continué d'être ce qu'elle fut pendant la période tertiaire, une vaste plaine continentale rattachée aux déserts de la Libye et parcourue par les grands lions et les rhinocéros, aurait-elle pu devenir la patrie de Phidias, d'Eschyle et de Démosthènes? Non, sans doute. Elle serait restée ce qu'est aujourd'hui l'Afrique, et loin d'avoir pris, comme elle l'a fait, l'initiative de la civilisation, elle eût attendu que l'impulsion lui vînt du dehors. Il est vrai que par suite de cette ampleur grandissante de l'horizon qu'ont donnée les voyages, les découvertes, les routes de commerce, la Grèce s'est rapetissée peu à peu en proportion du monde connu; elle a fini par perdre les priviléges que lui avaient assurés d'abord sa position géographique et la forme heureuse de ses contours. La Grèce, péninsule de la presqu'île des Balkhans, avait, plus encore que la Thrace et la Macédoine, l'avantage d'être complétement fermée du côté du nord par des barrières transversales de montagnes; aussi, grâce à ces remparts protecteurs, la culture hellénique a-t-elle pu se développer sans avoir à craindre d'être étouffée dans son germe par des invasions successives de barbares. Au nord et à l'est de la Thessalie, l'Olympe, le Pélion, l'Ossa constituent déjà, du côté de la Macédoine, de premiers et formidables obstacles. Aux limites de la Grèce actuelle et de la Thessalie, se dresse une deuxième barrière, la chaîne abrupte de l'Othrys. Au détour du golfe de Lamia, nouvel obstacle: la rangée de l'Œta ferme le passage; il faut se glisser entre les rochers et la mer par l'étroit défilé des Thermopyles. Après avoir traversé les monts de la Locride pour redescendre dans le bassin de Thèbes, il reste encore à franchir le Parnès ou les contre-forts du Cithéron avant de gagner les plaines de l'Attique. Au delà, l'isthme est encore défendu par d'autres barrières transversales, remparts extérieurs de la grande citadelle montagneuse du Péloponèse, «l'acropole de la Grèce.» On a souvent comparé l'Hellade à une série de chambres aux portes solidement verrouillées; il était difficile d'y entrer, plus difficile encore d'en sortir, à cause de ceux qui les défendaient. «La Grèce est faite comme un piége à trois fonds, dit Michelet. Vous pouvez entrer et vous vous trouvez pris en Macédoine, puis en Thessalie, puis entre les Thermopyles et l'isthme. «Mais c'est au delà de l'isthme surtout qu'il devient difficile de pénétrer; aussi Lacédémone fut-elle longtemps inattaquable. A une époque où la navigation, même sur les eaux presque fermées comme l'Archipel, était fort périlleuse, la Grèce se trouvait suffisamment protégée par la mer contre les invasions des peuples orientaux; mais nulle contrée n'invitait mieux les marins aux expéditions pacifiques du commerce. Largement ouverte sur la mer Égée par ses golfes et ses ports, précédée d'îles nombreuses, d'étape et de refuge, la Grèce pouvait entrer facilement en rapports d'échange avec les populations plus cultivées qui vivaient en face, sûr les côtes dentelées de l'Asie Mineure. Les colons et les voyageurs de l'Ionie d'orient n'apportaient pas seulement des denrées et des marchandises à leurs frères Achéens ou Pélasges, ils leur transmettaient aussi les mythes, les poèmes, la science, les arts de leur patrie. Par la forme générale de ses rivages et la disposition de ses montagnes, la Grèce regarde surtout vers l'Orient, d'où lui vint la lumière; c'est du côté de l'est que les péninsules s'avancent dans les eaux et que sont parsemées les îles les plus nombreuses; c'est également sur la rive orientale que s'ouvrent les ports commodes et bien abrités, et que s'étendent, dans leur hémicycle de montagnes, les plaines les mieux situées pour servir d'emplacement à des cités populeuses. Cependant la Grèce n'a pas, comme la Turquie, le désavantage d'être à peu près complétement privée de rapports directs avec l'Occident par une large zone de montagnes difficiles et des côtes abruptes. La mer d'Ionie, à l'ouest du Péloponèse, est, il est vrai, relativement large et déserte; mais le golfe de Corinthe, qui traverse toute l'épaisseur de la péninsule hellénique, et la rangée des îles Ioniennes, d'où l'on aperçoit au loin les montagnes de l'Italie, devaient inciter à la navigation des mers occidentales. Dans les temps antiques, les Acarnaniens, qui connaissaient l'art de construire les voûtes bien avant les Romains, purent, grâce au commerce, enseigner leur art aux peuples italiens, et plus tard les Grecs devinrent sans peine les civilisateurs de tout le monde méditerranéen de l'Occident. Le trait distinctif de l'Hellade, considérée dans son relief, est le grand nombre de petits bassins indépendants et séparés les uns des autres par des rochers et des remparts de montagnes. D'avance, la disposition du sol se prêtait au fractionnement des races grecques en une multitude de républiques autonomes. Chaque cité avait son fleuve, son amphithéâtre de collines ou de monts, son acropole, ses champs, ses vergers et ses forêts; presque toutes avaient aussi leur débouché vers la mer. Tous les éléments nécessaires à une société libre se trouvaient réunis dans ces petits groupes indépendants, et le voisinage de cités rivales, également favorisées, entretenait une émulation constante, qui trop souvent dégénérait en luttes et en batailles. Les îles de la mer Égée accroissaient encore la diversité politique; chacune d'elles, comme les bassins de la péninsule hellénique, s'était constituée en cité républicaine; partout l'initiative locale se développait librement, et c'est ainsi que, le moindre îlot de l'Archipel a pu fournir des grands hommes à l'histoire. Mais si, par le relief du sol, par la multitude de ses îles et de ses bassins péninsulaires, la Grèce est diverse à l'infini, elle est une par la mer qui la baigne, la pénètre, la découpe en franges et lui donne un développement de côtes extraordinaire. Les golfes et les innombrables ports de l'Hellade ont fait de leurs riverains un peuple de matelots, des «amphibies», ainsi que le disait Strabon; les Grecs ont pris quelque chose de la mobilité des flots. De tout temps ils se sont laissé entraîner par la passion des voyages. Dès que les habitants d'une cité étaient un peu trop nombreux pour le sol qui leur fournissait la subsistance, ils se hâtaient d'essaimer comme une tribu d'abeilles; ils couraient les rives de la Méditerranée pour y trouver un site qui leur rappelât la patrie et pour y élever une nouvelle acropole. C'est ainsi que des Palus Méotides jusqu'au delà des colonnes d'Hercule, de Tanaïs et de Panticapée à Gadès et à Tingis, la moderne Tanger, surgirent partout des villes helléniques. Grâce à ces colonies éparses, dont plusieurs dépassèrent de beaucoup en gloire et en puissance leurs anciennes métropoles, la véritable Grèce, celle des sciences, des arts et de l'autonomie républicaine, finit par déborder largement hors de son berceau et par occuper sporadiquement tout le pourtour du monde méditerranéen. Relativement à ce qui formait l'Univers des anciens, les Grecs étaient ce que les Anglais sont aujourd'hui par rapport à la terre entière. L'analogie remarquable que la petite péninsule de Grèce et les îles voisines présentent avec l'archipel de la Grande-Bretagne, située précisément à l'autre extrémité du continent, se retrouve aussi dans le rôle des nations qui les habitent. Les mêmes avantages géographiques ont, dans un autre milieu et dans un autre cycle de l'histoire, amené des résultats de même nature; de la mer Égée aux eaux de l'Angleterre, une sorte de polarité s'est produite à travers les temps et l'espace. [Illustration: VUE DU PARNASSE ET DE DELPHES.] L'admiration que les voyageurs éprouvent à la vue de la Grèce provient surtout des souvenirs qui s'attachent à chacune de ses ruines, au moindre de ses ruisselets, aux plus faibles écueils de ses mers. Tel site de la Provence ou de l'Espagne, qui ressemble aux plus beaux paysages de l'Hellade ou qui même leur est supérieur par la grâce ou la hardiesse des lignes, n'est connu que d'un petit nombre d'appréciateurs, et la foule indifférente passe en le regardant à peine; c'est qu'il ne porte point le nom célèbre de Marathon, de Leuctres ou de Platée, et qu'on n'y entend pas le bruissement des siècles écoulés. Cependant, quand même les côtes de la Grèce ne se distingueraient pas entre toutes par l'éclat que reflète sur elles la gloire des ancêtres, elles n'en resteraient pas moins belles et dignes d'être contemplées. Ce qui ravit l'artiste dans les paysages des golfes d'Athènes et d'Argos, ce n'est pas seulement le bleu de la mer, le «sourire infini des flots», la transparence du ciel, la perspective fuyante des rivages, la brusque saillie des promontoires, c'est aussi le profil si pur et si net des montagnes aux assises de calcaire ou de marbre: on dirait des masses architecturales, et maint temple qui les couronne ne paraît qu'en résumer la forme. La verdure, l'eau claire des ruisseaux, voilà ce qui manque le plus aux rivages de la Grèce! Dans le voisinage de la mer, presque toutes les montagnes sont dépouillées de leurs grands arbres; il ne reste plus que les arbrisseaux, cytises, lentisques, arbousiers et lauriers-roses; même le tapis d'herbes odoriférantes qui revêt les déclivités et que broute la dent des chèvres, est en maints endroits réduit à quelques misérables lambeaux; les pluies torrentielles enlèvent jusqu'à la terre végétale; la roche se montre à nu: de loin, on ne voit que des escarpements grisâtres, tachetés ça et là de maigres buissons. Déjà du temps de Strabon presque toutes les montagnes des côtes avaient perdu leurs forêts; de nos jours, a dit un auteur, «la Grèce n'est plus que le squelette de ce qu'elle fut autrefois.» Par une sorte d'ironie, les noms empruntés à des arbres sont extrêmement nombreux dans toutes les parties de l'Hellade et de la Turquie hellénique. Carya est la «ville des noyers», Valanidia, celle des chênes à vallonée; Kyparissi, celle des cyprès; Platanos ou Plataniki, celle des platanes. Partout se trouvent des localités dont le nom rural n'est malheureusement plus justifié. C'est presque uniquement dans les montagnes de l'intérieur du pays et du littoral ionien que subsistent encore les forêts. L'Oeta, quelques-uns des monts de l'Étolie, les hauteurs de l'Acarnanie, et dans le Péloponèse, l'Arcadie, l'Élide, la Triphylie, les pentes du Taygète ont gardé leurs grands bois. C'est aussi dans ces contrées forestières et parcourues seulement des bergers que se sont maintenus les animaux sauvages, les loups, les renards, les chacals. Le chamois, dit-on, n'aurait pas entièrement disparu; on en rencontre sur le Pinde et sur l'Oeta; quant au sanglier d'Érymanthe, qui devait être une espèce particulière, à en juger par les sculptures antiques, il ne se retrouve plus en Grèce; le lion, que mentionne encore Aristote, n'y existe plus depuis deux mille ans. Parmi les petits animaux, un des plus communs dans certaines parties du Péloponèse, est une tortue, que les indigènes regardent avec une sorte d'horreur, semblable à celle qu'éprouvent un grand nombre d'Occidentaux à la vue du crapaud ou de la salamandre. La Grèce est petite, et cependant la variété des climats y est fort grande. Le contraste des montagnes et des plaines, des régions forestières et des vallées arides, des côtes exposées au nord et de celles qui sont tournées vers le sud, produit dans les climats locaux de remarquables oppositions. Mais, sans tenir compte de ces diversités, on peut dire que dans son ensemble la Grèce présente, du nord au sud, une gamme climatérique dont la richesse n'est égalée que dans un très-petit nombre de régions terrestres. Au nord, les monts de l'Étolie, aux pentes couvertes de hêtres, semblent appartenir aux régions tempérées du centre de l'Europe, tandis qu'au sud et à l'est les péninsules et les îles, avec leurs olivettes et leurs bosquets de citronniers et d'orangers, même leurs groupes de palmiers, leurs cactus et leurs agaves, font déjà partie de la zone subtropicale; même dans un voisinage immédiat, des contrées ont des climats fort distincts: telles, par exemple, la cavité lacustre de la Béotie, aux froids hivers, aux étés brûlants, et la campagne de l'Attique, alternativement rafraîchie et réchauffée par la brise de la mer. Dans un tout petit espace, la Grèce résume une zone considérable de la Terre. On ne saurait douter que cette extrême variété de climats et tous les contrastes qui en dérivent n'aient eu pour résultat d'éveiller plus vivement l'intelligence déjà si mobile des Hellènes, de solliciter leur curiosité, leur goût pour le commerce et leur esprit d'industrie. D'ailleurs, la grande diversité des climats de terre est compensée en Grèce par l'unité du climat maritime. Comme dans les vallées des montagnes, le vent qui souffle sur la mer Égée oscille en brises alternantes. Pendant presque tout l'été, les grands foyers d'appel des déserts africains attirent les courants atmosphériques de l'Europe orientale. Du nord de l'Archipel et de la Macédoine, l'air se précipite alors en un vent violent qui entraîne rapidement vers le sud les navires en voyage: maintes fois les conquérants qui possédaient les rivages septentrionaux de la mer se sont servis de cette brise pour aller attaquer à l'improviste les habitants des contrées plus méridionales de l'Asie Mineure ou de la Grèce. Ce courant atmosphérique régulier, connu sous le nom de vent étésien ou «annuel», cède à la fin des chaleurs, quand le soleil est au-dessus du tropique méridional. En outre, il s'interrompt chaque nuit, quand l'air frais de la mer est attiré vers les régions du littoral réchauffées pendant le jour. Après le coucher du soleil, il se modère peu à peu; l'atmosphère reste calme durant quelques instants, puis insensiblement elle commence à se mouvoir en sens inverse, et les barques voguant vers le nord mettent à la voile. Cette brise, le propice _embatès_, est le doux souffle de la mer chanté par les anciens poëtes. Du reste, vents généraux et brises locales changent de direction et d'allures dans le voisinage des côtes, suivant la forme et l'orientation des golfes et des chaînes de montagnes. Ainsi le golfe de Corinthe, que de hautes arêtes dominent au nord et au sud, ne reste ouvert aux courants aériens qu'à ses deux extrémités; le vent entre et sort alternativement, «pareil, disait Strabon, à la respiration d'un animal.» De même que les vents, les pluies dévient en maints endroits de leur course normale pour se déverser, comme en des entonnoirs, dans certaines vallées qu'entourent de toutes parts des escarpements de montagnes; ailleurs, au contraire, les nuages pluvieux passent sans laisser tomber leur fardeau d'humidité; à tous les contrastes locaux produits par la différence de relief et la variété des climats correspondent d'autres contrastes dans le taux de la précipitation annuelle. En moyenne, les pluies sont beaucoup plus abondantes sur les côtes occidentales de la Grèce que sur les rivages orientaux: de là cet aspect riant que présentent les coteaux de l'Élide, comparés aux escarpements nus de l'Argolide et de l'Attique. C'est également à l'ouest de la Péninsule que viennent éclater avec le plus de régularité les orages apportés par les vents de la Méditerranée. Au printemps, saison orageuse par excellence, il arrive fréquemment dans les campagnes de l'Élide et de l'Acarnanie que, pendant des semaines entières, le tonnerre gronde régulièrement toutes les après-midi. Nulle part n'étaient mieux placés les temples de Jupiter le Lanceur de Foudres. Les anciens habitants des Cyclades, et probablement ceux des côtes de l'Hellade et de l'Asie Mineure, étaient déjà parvenus à un état de civilisation assez développé bien avant l'époque historique. C'est là ce qu'ont démontré les fouilles opérées sous les cendres volcaniques de Santorin et de Therasia. Lorsque leurs maisons furent ensevelies sous les débris, les Santoriniotes commençaient à sortir de l'âge de la pierre pour entrer dans celui du cuivre pur. Ils savaient construire des voûtes avec des pierres et du mortier, fabriquaient la chaux, se servaient de poids formés avec des blocs de lave, connaissaient le tissage et la poterie, l'art de teindre les étoffes et celui de peindre leurs maisons à fresque; ils cultivaient l'orge, les pois, les lentilles et commerçaient avec les pays lointains. Ces hommes étaient-ils de la même origine que les Hellènes? on ne sait. Mais une chose est certaine: dès les premières lueurs de l'histoire, des Grecs de diverses familles habitaient les rivages et les îles de la mer Egée, tandis que des populations pélasgiques vivaient dans l'intérieur et sur les côtes occidentales de la Péninsule. D'ailleurs les Pélasges ou les «Vieux» étaient de la même souche que les Grecs, et parlaient des langues dont l'origine se confond avec celle des dialectes helléniques. Aryens de langage les uns et les autres, ils avaient dû se répandre en Grèce en venant de l'Asie Mineure, soit par l'Hellespont et la Thrace, soit par Miasme, soit par l'Hellespont et la Thrace, soit par les îles de l'archipel, à moins toutefois qu'ils ne fussent originaires du pays lui-même. D'après les traditions, les Pélasges étaient nés du mont Lycée, au centre du Péloponèse; ils se glorifiaient d'être des «autochthones», les «Hommes de la Terre noire», les «Enfants des Chênes», les «Hommes nés avant la Lune». Autour d'eux vivaient des tribus nombreuses de même origine, les Éoliens et les Lélèges, auxquels vinrent s'adjoindre les Ioniens et les Achéens ou «les Bons». Les Ioniens, qui devaient plus tard exercer une influence si considérable sur les destinées du monde, occupèrent seulement la péninsule de l'Attique et l'Eubée. Quant aux Achéens, ils eurent longtemps la prépondérance et donnèrent leur nom à l'ensemble des peuplades grecques. Plus tard, lorsque les Doriens, franchissant le golfe de Corinthe à sa partie la plus étroite, se furent établis en conquérants dans le Péloponèse, tous les habitants de la péninsule et des îles reçurent des Amphictyonies siégeant aux Thermopyles et à Delphes le nom générique d'Hellènes, qui était celui d'une petite peuplade de la Thessalie méridionale et de la Phthiotide. La désignation de Grecs, qui peut-être est un synonyme de «Montagnards», et peut-être aussi a le sens de «Vieux, Antique, Fils du sol», se répandit peu à peu dans la nation elle-même et finit par être généralement adoptée. Les Ioniens de l'Asie Mineure et les Carions des Sporades, émules des Phéniciens, naviguaient de port en port, trafiquant parmi ces tribus à demi-sauvages, et comme des abeilles qui portent le pollen sur les fleurs, répandaient de peuplade en peuplade la civilisation de l'Egypte et de l'Orient. Commerçants phéniciens et vainqueurs romains modifièrent à peine les éléments de la population hellénique; mais lors de la migration des Barbares, ceux-ci pénétrèrent dans la Grèce en multitudes. Pendant plus de deux siècles les Avares maintinrent leur pouvoir dans le Péloponèse, puis vinrent des Slaves, que la peste aida plus d'une fois à dépeupler la contrée. La Grèce devient une «Slavie», et l'idiome général fut une langue slave, probablement serbe, ainsi que le prouve encore la grande majorité des noms de lieux. Quoi qu'en disent maints auteurs, les superstitions et les légendes des Grecs ne sont pas un simple héritage des anciens Hellènes et leur monde surnaturel s'est enrichi des fantômes et des vampires inventés par les Slaves; le costume des Grecs est aussi un legs de leurs conquérants du Nord. Toutefois la langue policée des Hellènes a repris graduellement le dessus, et la race elle-même a si bien reconquis la prédominance, qu'il est impossible maintenant de retrouver les éléments serbes de la population. Mais, après avoir été presque entièrement slavisée, l'Hellade courut le risque de devenir albanaise, surtout pendant la domination vénitienne. Encore au commencement du siècle, l'albanais était la langue prépondérante de l'Élide, d'Argos, de la Béotie et de l'Attique; de nos jours, plus de cent mille prétendus Hellènes la parlent encore. La population actuelle de la Grèce est donc fort mélangée, mais il serait difficile de dire dans quelles proportions se sont unis les éléments divers: hellène, slave, albanais. On pense que les Grecs les plus purs de race sont les Maïnotes ou Maniotes de la péninsule du Ténare; eux-mêmes se disent les descendants directs des Spartiates et montrent encore parmi leurs châteaux forts celui qui appartint au «seigneur Lycurgue». Depuis un temps immémorial jusqu'à la guerre de l'indépendance, leurs assemblées de vieillards gardèrent le titre de «Sénat de Lacédémone». Tout Maïnote jurait d'aimer jusqu'à la mort «le premier des biens, la liberté, héritage des ancêtres spartiates.» Cependant les noms d'une foule de localités du Magne sont d'origine serbe et témoignent du long séjour des Slaves dans la contrée. Les Maïnotes pratiquent la «vendetta» comme s'ils étaient des Monténégrins; mais cette coutume n'est-elle pas celle de presque toutes les peuplades encore barbares? Quoi qu'il en soit, il est certain qu'en dépit des invasions et des croisements, la race grecque, peut-être en partie sous l'influence du climat qui l'entoure, a fini par se retrouver avec la plupart de ses traits distinctifs. D'abord, elle a su garder sa langue, et l'on a vraiment lieu de s'étonner que le grec vulgaire, issu d'ailleurs d'un idiome rustique, ne diffère pas davantage du grec littéraire ancien. Les changements, analogues à ceux que l'on retrouve dans les langues-néo-latines, se réduisent presque à deux, l'abréviation des mots par la contraction des syllabes non accentuées et l'emploi des auxiliaires dans le verbe. Aussi n'est-il pas difficile aux Grecs modernes d'expurger peu à peu leur idiome des tournures barbares et des mots étrangers pour le rapprocher de la langue de Thucydide. Physiquement, la race n'a guère changé non plus; on reconnaît les anciens types en maint district de la Grèce moderne. Le Béotien a cette démarche lourde qui faisait de lui un objet de risée parmi les autres Grecs; le jeune Athénien a la souplesse, la grâce et l'allure intrépide que l'on admire dans les cavaliers sculptés sur les frises du Parthénon; la femme de Sparte a gardé cette beauté forte et fière que les poëtes célébraient autrefois chez les vierges doriennes. Au moral, la filiation des Hellènes modernes n'est pas moins évidente. Comme ses ancêtres, le Grec de nos jours est amoureux du changement, curieux de nouveautés, grand questionneur des étrangers; descendant de citoyens libres, il a gardé le sentiment de l'égalité, et toujours enivré de sa dialectique, discute sans cesse comme s'il était encore dans l'agora; il s'abaisse souvent à flatter, mais sans conviction et par artifice de langage. Enfin, comme l'ancien Grec, il place trop souvent le mérite intellectuel au-dessus du mérite moral; à l'exemple du «sage Ulysse», le héros des chants homériques, il ne sait que trop bien mentir et tromper avec grâce; pour lui l'Acarnanien véridique et le Maïnote «lent à promettre, fidèle à tenir», sont des rustres bizarres. Un des traits de caractère qui distingue aussi de tous les autres Européens l'ancien Grec et le moderne, est qu'il se laisse rarement entraîner par les fortes passions, à l'exception du patriotisme. De plus, il ignore la mélancolie; il aime la vie et il veut en jouir. Il la donnera pourtant volontiers dans un jour de bataille, mais dans ce cas la mort elle-même est un acte où se concentrent toutes les forces de la vie. Le suicide est un genre de mort inconnu parmi les Grecs de nos jours: le plus malheureux, celui qui a le plus de raisons d'etre désespéré, se rattache quand même à l'existence. Un Grec atteint de folie est également un phénomène des plus rares. [Illustration: MAÏNOTES ET HABITANTS DE SPARTE. Dessin de A. de Curzon d'après nature.] Actuellement, la nationalité grecque, en dépit des éléments si divers qui l'ont composée, est une de celles qui dans leur ensemble présentent le caractère le plus homogène. Les Albanais, d'origine pélasgique, comme les Hellènes, ne leur cèdent point en patriotisme, et ce sont eux, Souliotes, Hydriotes, Spezziotes, qui ont peut-être le plus vaillamment lutté pour la cause commune de l'indépendance nationale. Les huit cents familles de Zinzares kutzo-valaques ou roumains, qui paissent leurs troupeaux dans les montagnes de l'Acarnanie et de l'Étolie, et que l'on connaît sous le nom de Kara-Gounis ou «Noires-Capotes», parlent à la fois les deux langues, et plusieurs d'entre eux épousent des Grecques, bien qu'ils ne donnent jamais leurs filles en mariage à des Hellènes. Fiers et libres, ils sont trop clair-semés pour que leur groupe de population puisse avoir une grande importance. Quant aux étrangers proprement dits, les Grecs sont assez intolérants à leur égard et ne prennent point à tâche de leur rendre le séjour agréable. Les Turcs, jadis si nombreux dans certaines parties du Péloponèse, en Béotie et dans l'île d'Eubée, ont dû fuir jusqu'au dernier le pays où leur présence rappelait les tristes souvenirs de la servitude, et ils n'ont laissé en témoignage de leur séjour que le fez, le narghilé, les babouches. Les Juifs, que l'on rencontre en multitudes dans toutes les villes de l'Orient slave et musulman, n'osent guère se hasarder parmi les Grecs, qui du reste sont pour eux de redoutables rivaux dans le maniement des fiances. On ne les voit en groupes de quelque importance que dans les îles Ioniennes, où ils s'étaient glissés à la faveur du protectorat britannique. C'est dans ce même archipel que vivent aussi les descendants des anciens colons vénitiens et nombre d'émigrants venus de toutes les parties de l'Italie. Des familles originaires de France et d'Italie constituent encore un groupe distinct de population dans l'île de Naxos. Quant aux porte-faix et aux jardiniers maltais d'Athènes et de Corfou, restant presque toujours dans une position subordonnée, ils vivent à part comme des étrangers. [Illustration: N. 10.--POPULATIONS DE LA GRÈCE.] La population homogène de la Grèce ne permet donc pas de diviser cette contrée, comme l'Austro-Hongrie et la Turquie, en provinces ethnologiques, mais elle se partage géographiquement en quatre régions naturelles bien distinctes: l'Hellade continentale, connue du temps de la population turque du nom de Roumélie, en souvenir de l'empire «romain» de Byzance; l'antique Péloponèse, appelé de nos jours Morée, peut-être par métathèse du mot «Romée», ou plutôt d'un mot slave qui signifie «rivage marin» et qui s'appliquait jadis à l'Élide; les îles de la mer Égée, Sporades et Cyclades; et les îles Ioniennes. En décrivant les diverses parties de la Grèce, il nous arrivera souvent d'employer de préférence les noms anciens des montagnes, des fleuves et des cités, car les Hellènes de nos jours, jaloux des gloires de la Grèce d'autrefois, cherchent à débarrasser peu à peu la carte de leur pays de tous les noms d'origine slave ou italienne[9]. [Note 9: Grèce dans ses limites politiques: Superficie. Population Population en 1870. kilométrique. Grèce continentale.. 19,575 341,038 17 Péloponèse.......... 21,466 645,380 30 Iles de l'Egée...... 6,475 205,840 32 Iles Ioniennes...... 2,607 218,879 84 TOTAUX......... 50,123 1,411,143 (1,458,000 avec 24 les marins, etc.) ] II GRÈCE CONTINENTALE Les montagnes du Pinde, qui forment l'arête médiane de la Turquie méridionale, se prolongent en Grèce et lui donnent un caractère orographique analogue. Des deux côtés de la frontière conventionnelle, ce sont les mêmes roches et la même végétation, des paysages semblables, et presque partout des populations de même origine. En partageant l'Épire et en prenant la Thessalie à la Grèce, la diplomatie européenne ne s'est point occupée de faire son oeuvre conformément aux indications de la nature. Elle s'est bornée, dans la partie orientale de la frontière, à suivre la ligne de partage des eaux sur les hauteurs du chaînon de l'Othrys, le mont «sourcilleux» qui domine la plaine du Sperchius. A l'ouest du Pinde, au contraire, la limite politique des deux pays coupe transversalement la vallée de l'Achéloüs et les croupes terreuses qui la séparent du golfe d'Arta. La cime isolée du mont Tymphreste ou Yeloukhi, dressée en tour à l'angle où l'Othrys se détache de la grande chaîne du Pinde, est, non le plus haut sommet de la Grèce continentale, mais celui qui forme, pour ainsi dire, le centre de rayonnement des eaux et des montagnes. Au sud et au sud-est, ses contre-forts, abritant de leur masse la charmante vallée de Karpénisi, se rattachent par une arête élevée au massif le plus considérable de la Grèce moderne: c'est le groupe que couronnent les pyramides presque toujours neigeuses de Vardoussia et de Khiona, aux pentes noires de sapins, et le superbe Katavothra, l'antique Oeta, où se dressa le bûcher d'Hercule. Les montagnes de Vardoussia et de Khiona font précisément face aux beaux massifs de la Morée septentrionale, également boisés et neigeux. A l'ouest du Veloukhi et du Vardoussia, les monts de l'Étolie, beaucoup moins élevés, mais abrupts, sans chemins, forment un véritable chaos de broussailles, de rochers et de défilés sauvages où ne s'aventurent guère que les tribus des bergers valaques. La contrée devient plus accessible dans l'Étolie méridionale, au bord des lacs et des rivières; mais là aussi s'élèvent des montagnes qui, par des ramifications sinueuses, se relient au système du Pinde. Celles du littoral de l'Acarnanie qui font face aux îles Ioniennes sont escarpées, couvertes d'arbres et de buissons; ce sont les monts du «noir continent» dont parlait Ulysse. A l'est de l'Achéloüs, une autre chaîne côtière, bien connue des marins, est le Zygos, dont les escarpements méridionaux, âpres et nus, se voient au-dessus de Missolonghi; plus à l'est, une autre chaîne s'avance dans la mer pour former, avec les promontoires de la Morée, l'étroit goulet du golfe de Corinthe. Tout près de l'entrée, une des montagnes de la côte d'Étolie, le Varassova, aux pans brusquement coupés, ressemble à un énorme bloc, à une pierre monstrueuse. C'était, en effet, disent les gens du pays, une roche que les anciens Titans hellenes voulaient jeter au milieu du détroit pour qu'elle servît de pont entre les deux rivages. Mais la pierre était trop lourde, ils la laissèrent tomber à l'endroit où on la voit aujourd'hui. Vers la mer Egée, le haut massif du Katavothra se continue à l'est, parallèlement aux montagnes de l'île d'Eubée, par une chaîne côtière, ou plutôt par une série de groupes distincts, que séparent les uns des autres de profondes échancrures, de larges dépressions et même des vallées fluviales. Quoique basses et coupées de nombreux passages, ces montagnes aux roches escarpées, aux brusques promontoires, aux soudains précipices, n'en sont pas moins d'un accès fort difficile, et pendant les guerres de la Grèce ancienne, il suffisait d'un petit nombre d'hommes pour les défendre contre des armées entières. A l'une des extrémités de cette chaîne se trouve le passage des Thermopyles; à l'autre extrémité s'étend, à la base orientale du Pentélique, la fameuse plaine de Marathon. Les groupes de sommets qui se dressent sur la rive septentrionale du golfe de Corinthe, au sud de la Béotie, forment aussi dans leur ensemble une sorte de chaîne, parallèle à celle qui longe le canal d'Eubée, mais plus belle et plus pittoresque. Il n'est pas une de ces grandes cimes dont le nom ne réveille les souvenirs les plus doux de la poésie et ne fasse aussitôt surgir la figure des anciens dieux. A l'ouest, se présente d'abord le Parnasse «à la double tête», la montagne où se réfugièrent Deucalion et Pyrrha, ancêtres de tous les Grecs, et où les Athéniennes, agitant leurs torches, allaient danser la nuit en l'honneur de Bacchus. Des sommets du Parnasse, presque aussi hauts que le Khiona, qui pyramide au nord-ouest, on aperçoit la Grèce entière, avec ses golfes, ses rivages et ses montagnes, depuis l'Olympe de Thessalie jusqu'au Taygète de l'extrême Péloponèse, et l'on distingue à ses pieds l'admirable bassin de Delphes, jadis «l'ombilic» du monde, le lieu de paix et de concorde où tous les Grecs venaient oublier leurs haines. Non moins beau que le Parnasse est le groupe qui lui succède du côté de l'est. L'Hélicon des Muses est, comme aux temps de la Grèce antique, la montagne dont les vallées sont les plus fertiles et les plus riantes. Ses pentes orientales surtout sont de l'aspect le plus gracieux, et leurs bosquets, leurs pâturages, leurs jardins, où murmurent les fontaines, contrastent de la manière la plus heureuse avec les plaines nues et desséchées de la Béotie. Si le Parnasse a la source de Castalie, l'Hélicon a celle de l'Hippocrène, qui jaillit sous le sabot de Pégase. La longue croupe du Cithéron, où le mythe a fait naître Bacchus, relie les montagnes de la Béotie méridionale à celles de l'Attique, roches de marbre devenues fameuses par le voisinage de la cité qu'elles abritent. Au nord d'Athènes, c'est le Parnès, au profil si pur et si rhythmique; à l'est, le Pentélique, où se trouvent les cavernes de Pikermi, fameuses par leurs ossements fossiles; au sud, le mont Hymette, dont les anciens poètes ont chanté les abeilles. Puis le Laurion, aux riches scories d'argent, se prolonge au sud-est et se termine par le beau cap Sunium, consacré à Minerve et à Neptune, et portant encore quinze colonnes d'un ancien temple. Au sud de l'Attique, un autre groupe isolé, occupant toute la largeur de l'isthme de Mégare, servait de rempart de défense aux Athéniens contre leurs voisins du Péloponèse. C'est le massif de Geraneia, aujourd'hui Macryplagi[10] Au delà se trouve l'isthme de Corinthe proprement dit, resserré entre le golfe de Lépante et celui d'Athènes. C'est un simple seuil dont les roches calcaires, stériles et sans eau, s'élèvent de 40 à 70 mètres au-dessus de la mer, et qui n'a pas 6 kilomètres de large entre les deux rivages. Cette langue de terre, espace neutre séparant deux régions géographiques distinctes, se trouvait tout naturellement choisie pour devenir un lieu d'assemblées, de fêtes et de marchés. On reconnaît encore en travers de l'isthme les restes du mur de défense élevé par les Péloponnésiens, et sur les bords du golfe de Corinthe les traces du canal commencé par l'ordre de Néron et destiné à rejoindre les deux mers. [Note 10: Altitudes de la Grèce continentale: Gerakovouni (Othrys)..... 1,729 mètres. Veloukhi (Tymphreste).... 2,319 » Khonia................... 2,495 » Vardoussia............... 2,512 » Katavothra (Oeta)........ 2,000 » Monts d'Acarnanie........ 1,590 » Varassova................ 917 » Liakoura (Parnasse)...... 2,459 » Pateovouna (Hélicon)..... 1,749 » Elatea (Cithéron)........ 1,411 » Parnès................... 1,416 » Pentélique............... 1,126 » Hymette.................. 1,036 » Macryplagi (Geraneia).... 1,366 » ] Les montagnes calcaires de la Grèce, de même que celles de l'Épire et de la Thessalie, sont riches en bassins où les eaux s'amassent en lacs, tandis que tout autour la terre, percée de gouffres où s'engouffrent les torrents, est aride et desséchée. L'Acarnanie méridionale, dont une partie a reçu le nom de Xeromeros ou «pays sec», à cause de son manque d'eau courante, est ainsi parsemée de bas-fonds lacustres. Au sud du golfe d'Arta, qui lui-même est une espèce de lac communiquant avec la mer par une bouche fort étroite, se trouvent plusieurs de ces nappes d'eau, restes d'une sorte de mer intérieure, comblée par les alluvions de l'Achéloüs. Le lac le plus considérable de la région a même reçu des indigènes le nom de Pelagos ou de «Mer», à cause de son étendue et de la violence de ses eaux, qui se brisent contre les rochers: c'est l'ancien Trichonis des Étoliens. Réputé insondable, il est en réalité très-profond et ses eaux sont pures; mais il se déverse d'un flot lent dans un autre bassin beaucoup moins vaste, aux abords empestés de marécages, et s'épanchant lui-même dans l'Achéloüs par un courant bourbeux. Les coteaux qui entourent le lac de Trichonis sont couverts de villages et de cultures, tandis qu'aux alentours du lac inférieur, la fièvre a dépeuplé la contrée. Néanmoins le pays est fort beau. A peine sorti d'une étroite «cluse» ou _clissura_ des montagnes du Zygos, le chemin s'engage sur un pont de près de deux kilomètres, construit jadis par un gouverneur turc au-dessus des marais qui séparent les deux lacs. Le viaduc s'est à demi enfoncé dans la vase, mais il est encore assez élevé pour laisser le regard se promener librement sur les eaux et leurs rives; des chênes, des platanes, des oliviers sauvages entremêlent leurs branches au-dessus du pont; des vignes folles se suspendent en nappes à ces beaux arbres, et leurs festons encadrent gracieusement les tableaux formés par la nappe bleue du lac et les grandes montagnes. Au sud du Zygos, entre les terres alluviales de l'Achéloüs et du Fidaris, s'étend un autre bassin lacustre, à moitié marais d'eau douce ou saumâtre, à moitié golfe salin, qui depuis le temps des anciens Grecs s'est accru aux dépens des terres cultivées, à cause de la négligence des habitants. C'est à sa position au bord de cette grande lagune que l'héroïque Missolonghi doit son nom, signifiant «Milieu des marais». Un cordon littoral ou _ramma_, çà et là rompu par les flots, sépare le bassin de Missolonghi de la mer Ionienne; pendant la guerre de l'indépendance, des fortins et des estacades défendaient toutes les entrées du lac, mais elles ne sont plus occupées maintenant que par des barrages de roseaux, que les pêcheurs ouvrent au printemps pour laisser entrer le poisson de mer et ferment en été pour l'empêcher de sortir. Quoique située au milieu des eaux salées, Missolonghi n'est point insalubre, grâce aux brises de mer; mais sur la petite ville plus active et plus commerçante d'Ætoliko, bâtie plus à l'ouest en plein étang et réunie par deux ponts à la terre ferme, pèse un air lourd et chargé de miasmes. Entre Ætoliko et l'Achéloüs, on remarque un grand nombre d'éminences rocheuses semblables à des pyramides dressées sur la plaine. Ce sont évidemment d'anciens îlots pareils à ceux que l'on voit en archipels entre le littoral du continent et l'île de Sainte-Maure; les apports de l'Achéloüs ont graduellement comblé les interstices qui séparaient tous ces rochers, et les ont rattachés à la terre ferme. L'antique ville commerçante d'Œniades occupait jadis une de ces îles, une «terre qui n'était pas encore terre». Ce travail géologique, observé déjà par Hérodote, se continue sous nos yeux; les troubles du fleuve, qui lui ont valu son nom moderne d'Aspros ou «Blanc», accroissent incessamment l'étendue du sol aux dépens de la mer. [Illustration: No 11.--BASSE ACARNANIE. Échelle de 1/800.000 _gravé par Erhard._] L'Achéloüs, que les anciens comparaient à un taureau sauvage à cause de la violence de son cours et de l'abondance de ses eaux, est de beaucoup le fleuve le plus considérable de la Grèce: ce fut un des grands exploits d'Hercule de lui ravir une de ses cornes, c'est-à-dire de l'endiguer et de reconquérir les terres jadis inondées par ses flots errants. Ses voisins, le rapide Fidaris, que franchit le centaure Nessus, portant Hercule et Déjanire, et le Mornos, descendu des neiges de l'Œta, ne peuvent lui être comparés. Sur le versant de la mer Égée, que sont les fleuves de l'Attique, l'Orope, les deux Céphyse, et l'Illissus, «mouillé quand il pleut?» Le principal cours d'eau de la Grèce orientale, le Sperchius, est aussi très-inférieur à l'Achéloüs, mais il a, comme lui, grandement travaillé à changer l'aspect de la plaine basse. A l'époque où Léonidas et ses vaillants gardaient contre les Perses le défilé des Thermopyles, le golfe de Lamia s'avançait beaucoup plus profondément dans les terres; mais le fleuve a fait peu à peu reculer le rivage et recueilli comme affluents quelques cours d'eau qui se jetaient directement dans la mer. En déplaçant graduellement son delta, le Sperchius a donné plusieurs kilomètres de largeur au passage jadis si resserré entre la base du Kallidromos et les flots, et des armées entières pourraient maintenant y manoeuvrer à l'aise. Les fontaines chaudes, sulfureuses et pétrifiantes, qui jaillissent de la roche, ont aussi contribué à l'agrandissement de la plage des Thermopyles par la couche pierreuse qu'elles étalent sur le sol. Du reste, cette contrée volcanique peut avoir été modifiée depuis deux mille ans par les trépidations du sol. Dans la mer voisine, les matelots montrent encore le rocher de Lichas, petit cratère de scories dans lequel les anciens voyaient le compagnon d'Hercule lancé du haut de l'Œta par le demi-dieu courroucé. En face, sur la côte de l'île d'Eubée, des eaux thermales sourdent en telle abondance qu'elles ont formé sur les pentes d'énormes concrétions qui, de loin, ressemblent à un glacier. Un établissement thérapeutique, fondé récemment aux Thermopyles, en utilise les eaux sulfureuses, et permet aux étrangers de parcourir des contrées si riches en grands souvenirs historiques. Naguère le piédestal sur lequel reposait le lion de marbre élevé à Léonidas était encore visible, mais on l'a démoli pour la construction d'un moulin. [Illustration: N° 12.--LES THERMOPYLES. _D'après les Cartes de l'Etat Major Français publiées en 1852._ _Gravé par Erhard._ Le bassin du Cephissus, ouvert comme un sillon entre la chaîne de l'Œta et celle du Parnasse, est aussi des plus remarquables au point de vue hydrologique. La rivière parcourt d'abord un premier fond jadis couvert par les eaux d'un lac; puis, à l'issue d'un défilé que dominent les contre-forts du Parnasse, il contourne le rocher qui portait l'antique cité d'Orchomène, et pénètre dans une vaste plaine où les cultures et les roselières entourent des étangs et des réservoirs d'eau profonde. Plusieurs torrents, dont l'un, celui de Livadia, reçoit l'eau fort abondante des célèbres fontaines de la «Mémoire» et de «l'Oubli», Mnémosyne et Léthé, accourent aussi vers le bassin marécageux en descendant du massif de l'Hélicon et des montagnes voisines. En été, une grande partie de la plaine est à sec, et ses champs donnent d'admirables récoltes de maïs dont les tiges sont douces comme la canne à sucre; mais, après les fortes pluies d'automne et d'hiver, le niveau des eaux s'accroît de 6 mètres et même de 7 mètres et demi; toute la plaine basse est inondée et devient un véritable lac de 230 kilomètres de superficie; le mythe du déluge d'Ogygès porte même à penser que la vaste nappe d'eau a parfois envahi toutes les vallées habitables qui débouchent dans le bassin. Les anciens lui donnaient le nom de Cephissis dans sa partie occidentale, et de Copaïs dans ses parages plus profonds de l'est; actuellement il est désigné d'après la ville de Topolias, qui s'élève sur un promontoire de la rive septentrionale. On comprend qu'il serait indispensable de régulariser la marche des eaux et d'empêcher les irruptions soudaines du lac sur les cultures de ses bords. C'est ce travail que tentèrent les anciens Grecs. A l'est du grand lac de Copaïs se trouve un autre bassin lacustre, situé à 40 mètres plus bas et de toutes parts environné d'escarpements rocheux difficiles à cultiver. Ce réservoir, l'Hylice des Béotiens, semble naturellement indiqué pour emmagasiner le trop-plein des eaux du Copaïs; un canal, dont on suit les traces dans la plaine, devait servir à décharger le flot d'inondation dans l'énorme cuve de l'Hylice, mais il ne paraît pas que cette oeuvre ait jamais été terminée. On dut s'occuper aussi de déblayer les divers entonnoirs ou katavothres dans lesquels l'eau du lac Copaïs s'engouffre pour aller rejoindre la mer par-dessous les montagnes. Au nord-ouest, en face du rocher d'Orchomène, d'où jaillit le Mélas, un premier réservoir souterrain reçoit cette rivière pour la porter au golfe d'Atalante; à l'est, d'autres émissaires cachés se dirigent vers le lac Hylice et celui de Paralimni; mais c'est au nord-est, dans le golfe de Kokkino, que se trouvent les gouffres principaux. Dans cet angle extrême du lac, véritable Copaïs des anciens, la rivière Céphise, qui vient de traverser la plaine marécageuse dans sa plus grande largeur, se heurte à la base du mont Skroponéri et se divise en un delta souterrain. Au sud, une première caverne s'ouvre dans le rocher pour livrer passage aux eaux, mais ce n'est qu'une sorte de tunnel à travers un promontoire, et pendant la saison sèche les piétons peuvent l'utiliser en guise de chemin. Au delà de ce faux entonnoir apparaît une deuxième porte de rochers, dans laquelle se perd une des branches les plus importantes du Céphise, sans doute pour rejaillir directement à l'est en de fortes sources qui s'épanchent aussitôt dans la mer. A près d'un kilomètre au nord, deux autres bras de la rivière pénètrent dans la falaise, pour se rejoindre bientôt et couler au nord, précisément au-dessous d'une vallée sinueuse qui servit anciennement de lit aux eaux passant maintenant dans les profondeurs. C'est dans cette vallée que les ingénieurs grecs avaient autrefois creusé des puits qui leur permettaient de descendre jusqu'au niveau de l'eau et d'en nettoyer le lit en cas d'obstruction. De l'entrée des katavothres jusqu'à l'endroit où reparaissent les eaux, on compte seize de ces puits, dont quelques-uns ont encore 10 et même 30 mètres de profondeur; mais la plupart sont comblés par les pierrailles et les terres éboulées. Il est probable que ces travaux, ruinés depuis des milliers d'années, et vainement réparés du temps d'Alexandre par l'ingénieur Cratès, datent de l'époque presque mythique des Myniens d'Orchomène. L'assèchement des marais qui bordent le lac Copaïs et la régularisation des fleuves souterrains avaient donné à cet ancien peuple leurs immenses richesses, attestées par Homère. Ainsi les Grecs des âges homériques avaient su mener à bonne fin des travaux d'art devant lesquels l'industrie moderne s'arrête indécise! [Illustration: N° 13--LAC COPAÏS. d'après l'Etat Major Français. Gravé par Erhard. Echelle de 1/500.000. K. Katavothro.] Toute la région occidentale de la Roumélie, occupée par les montagnes de l'Acarnanie, de l'Étolie, de la Phocide, est condamnée par la nature même du pays à n'avoir qu'une très-faible importance relativement aux provinces orientales. C'est à peine si, du temps des anciens Grecs, ces contrées étaient considérées comme en deçà des limites du monde barbare, et de nos jours encore les Étoliens sont les plus ignorants des Grecs. Il n'y a de mouvement commercial que dans quelques localités privilégiées du bord de la mer, telles que Missolonghi, Ætoliko, Salona, Galaxidi. Cette dernière ville, située au bord d'une baie où débouche le Pleistos, ruisseau de Delphes jadis consacré à Neptune, quoique presque toujours sans eau, était, avant la guerre de l'indépendance, le chantier et l'entrepôt de commerce le plus actif du golfe de Corinthe, et même lui donna son nom. Quant à la ville de Naupacte, appelée Lépante par les Italiens, et dont le nom servit également à désigner le golfe de Corinthe, elle n'a plus guère que son importance stratégique à cause de sa position dans le voisinage de l'entrée du détroit. Nombre de batailles navales ont eu lieu pour forcer le passage de ce défilé marin, que gardent maintenant les deux forts de Rhium et d'Anti-Rhium, le château de Morée et le château de Roumélie. On a remarqué un curieux phénomène de géographie physique dans le canal qui sert d'entrée au golfe de Corinthe. Le seuil, qui d'ailleurs n'a que 66 mètres d'eau à l'endroit le plus profond, varie constamment en largeur par suite de l'action contraire des alluvions terrestres et des courants maritimes; ce que l'un apporte, l'autre le remporte. Lors de la guerre du Péloponèse, le détroit avait sept stades, soit environ 1,255 mètres de large; du temps de Strabon, l'ouverture était réduite à cinq stades; actuellement sa largeur a doublé; elle atteint près de 2 kilomètres de promontoire à promontoire. L'entrée du golfe d'Arta, entre l'Épire de Turquie et l'Acarnanie grecque, ne présente pas les mêmes phénomènes; elle a précisément les dimensions que lui assignent tous les auteurs anciens, un peu moins d'un kilomètre. Les fonds de vallée et les bassins lacustres de la Roumélie orientale, et surtout sa position essentiellement péninsulaire entre le golfe de Corinthe, la mer d'Égine et le long canal d'Eubée, devaient faire de cette région une des parties les plus vivantes de la Grèce; c'est la contrée historique par excellence, où s'élevèrent les cités de Thèbes, d'Athènes, de Mégare. Entre les deux pays les plus importants de cette région, la Béotie et l'Attique, le contraste est grand. La première de ces contrées est un bassin fermé, dont les eaux surabondantes s'accumulent en lacs, où les brouillards s'amassent, où le sol de grasses alluvions nourrit une végétation plantureuse. L'Attique, au contraire, est aride; une mince couche de terre végétale recouvre les terrasses de ses rochers; ses vallées s'ouvrent librement vers la mer; un ciel pur baigne les sommets de ses montagnes; et l'eau bleue de la mer Égée en lave la base; la péninsule s'avance au loin dans les flots et s'y continue par la chaîne des Cyclades. Si les Grecs, redoutant les aventures de mer, avaient dû, comme dans les premiers âges, s'occuper surtout de la culture de leurs champs, nul doute que la Béotie n'eût gardé la prépondérance qu'elle avait à l'époque des Myniens de la riche Orchomène; mais les progrès de la navigation et l'appel du commerce, irrésistible pour les Hellènes, devaient assurer peu à peu le rôle principal aux populations de l'Attique. La ville d'Athènes, qui s'éleva dans la plaine la plus ouverte de la presqu'île, occupait donc une position que la nature avait désignée d'avance pour un grand rôle historique. On a beaucoup critiqué le choix que fit le gouvernement grec en installant sa capitale au pied de l'Acropole. Sans doute, les temps ont changé, et les mouvements des nations ont déplacé peu à peu les centres naturels du commerce. Corinthe, dominant à la fois les deux mers, à la jonction de la Grèce continentale et du Péloponèse, eût été un meilleur choix; de là les rapports eussent été beaucoup plus faciles, d'un côté avec Contantinople et tous les rivages grecs de l'Orient restés sous la domination des Osmanlis, de l'autre avec ce monde occidental d'où reflue maintenant la civilisation que la Grèce lui donna jadis. Si l'Hellade, au lieu de devenir un petit royaume centralisé, s'était constituée en république fédérative, ainsi qu'il convenait à son génie et à ses traditions, il n'est pas douteux que d'autres villes de la Grèce, mieux situées qu'Athènes pour entretenir des communications rapides avec les pays d'Europe, ne l'eussent facilement dépassée en population et en richesse commerciale; néanmoins, en grandissant dans sa plaine et en s'unissant avec le Pirée par un chemin de fer, Athènes a repris une importance naturelle des plus considérables; elle est redevenue cité maritime, comme aux jours de sa grandeur antique, alors que, par son triple mur, ses «jambes» appuyées sur la mer, elle ne formait qu'un seul et même organisme avec ses deux ports du Pirée et de Phalère. [Illustration: N° 14--ATHÈNES ET SES LONGS MURS. _D'après Schmid et Kiepart._ Echelle 1:114 000.] [Illustration: L'ACROPOLE D'ATHÈNES, VUE DE LA TRIBUNE AUX HARANGUES. Dessin de Taylor d'après un croquis de M. A. Curzon.] Mais quelle différence entre les monuments de la ville moderne et les ruines de la ville antique! Quoique éventré par les bombes du Vénitien Morosini, quoique dépouillé depuis de ses plus belles sculptures, le temple du Parthénon est resté, par sa beauté pure et simple, qui s'accorde si bien avec la sobre nature environnante, le premier parmi tous les chefs-d'oeuvre de l'architecture. À côté de cet auguste débris, sur le plateau de l'Acropole, où les marins voguant dans le golfe d'Égine voyaient au loin briller la lance d'or d'Athéné Promachos, s'élèvent d'autres monuments à peine moins beaux et datant aussi de la grande période de l'art, l'Érechthéion et les Propylées. En dehors de la ville, sur un promontoire, se dresse le temple de Thésée, l'édifice le mieux conservé qui nous reste encore de l'antiquité grecque; ailleurs, près de l'Illissus, un groupe de colonnes rappelle la magnificence du temple de Jupiter Olympien, que les Athéniens employèrent sept cents années à construire et qui servit de carrière à leurs descendants. En maint autre endroit de l'emplacement occupé par l'ancienne ville se montrent des restes remarquables, et la vue du moindre de ces débris intéresse d'autant plus que les souvenirs d'hommes illustres s'y rattachent. [Illustration: N° 15.--ATHÈNES ANTIQUE. D'après Kiepert et Schmidt. Échelle de 1:50.000.] Sur ce rocher siégeait l'aréopage qui jugea Socrate; sur cette tribune de pierre parlait Démosthène; dans ce jardin professait Platon! C'est un intérêt historique de même nature que l'on éprouve en parcourant le reste de l'Attique, soit qu'on aille visiter le village d'Éleusis, où se célébraient les mystères de Cérès, et la ville de Mégare à la double acropole, soit que l'on parcoure les champs de Marathon ou les rivages de l'île de Salamine. De même, en dehors de l'Attique, les voyageurs sont attirés par les souvenirs du passé vers Platée, Leuctres, Chéronée, la Thèbes d'Oedipe et l'Orchomène des Myniens; mais, en comparaison de ce qu'ils furent autrefois, tous les districts sont presque déserts. Après Athènes et Thèbes, les deux seules villes de quelque importance qui se trouvent de nos jours dans la Grèce orientale, sur le continent, sont Lamia, située au milieu des plaines basses du Sperchius, et Livadia la béotienne, jadis célèbre par l'antre de Trophonius, que les archéologues ne sont pas encore sûrs d'avoir retrouvé. L'île d'Égine, qui dépend de l'Attique, n'est pas moins déchue et dépeuplée que la grande terre voisine. Dans l'antiquité, plus de deux cent mille habitants s'y pressaient, et maintenant il ne reste plus même la trentième partie de ces multitudes. L'île a du moins gardé les pittoresques ruines de son temple de Minerve, et l'admirable spectacle que présente le demi-cercle des rivages montueux de l'Argolide et de l'Attique. III MORÉE OU PÉLOPONÈSE Géographiquement, le Péloponèse mérite bien le nom d'île que lui avaient donné les anciens. Le seuil bas de Corinthe le sépare complètement de la montueuse péninsule de Grèce: c'est un monde à part, fort petit si l'on en juge par la place qu'il occupe sur la carte, mais bien grand par le rôle qu'il a rempli dans l'histoire de l'humanité. Quand on pénètre dans la Morée par l'isthme de Corinthe, on voit immédiatement se dresser comme un rempart les monts Onéiens, qui défendaient l'entrée de la péninsule et dont un promontoire portait la forteresse de l'Acrocorinthe. Ces montagnes, derrière lesquelles les populations du Péloponèse vivaient à l'abri de toute attaque, ne constituent point un massif isolé, et se rattachent au système général de l'île entière. C'est directement à l'ouest de Corinthe, à une cinquantaine de kilomètres dans l'intérieur de la Morée, que s'élève le groupe principal des sommets, le «noeud» d'où se ramifient tous les chaînons de montagnes vers les extrémités péninsulaires. Là se dressent le Cyllène des anciens Grecs, ou Ziria, aux flancs noirs de sapins, et le Khelmos ou massif des monts Aroaniens, dont les neiges versent au nord dans une sombre vallée la cascade ou plutôt le long voile vaporeux du Styx: c'est le «fleuve» aux eaux froides, jadis redoutées des parjures, qui disparaît ensuite dans les replis d'un défilé, devenu pour la mythologie les neuf cercles de l'enfer. A l'ouest, le Khelmos se relie par une rangée de pics boisés au groupe de l'Olonos, l'antique Érymanthe, célèbre par les chasses d'Hercule. Toutes ces montagnes, de Corinthe à Patras, forment comme un mur parallèle au rivage méridional du golfe, vers lequel leurs contre-forts s'abaissent par degrés, enfermant entre leurs pentes des vallées latérales fortement inclinées. Sur le versant de l'une de ces vallées, celle du Bouraïcos, s'ouvre l'énorme grotte de Mega-Spileon, qui sert de couvent, et à l'entrée de laquelle se suspendent aux rochers les constructions les plus bizarres, des pavillons de toutes formes et de toutes couleurs, pareils aux alvéoles d'un immense «nid de guêpes». Limité au nord par les massifs superbes de la chaîne côtière, le plateau montagneux du Péloponèse central a pour bornes, du côté de l'Orient, une autre chaîne qui commence également au Cyllène: c'est le Gaurias, connu plus au sud sous le nom de Malevo ou d'Artemision, puis sous celui de Parthenion. Interrompue par de larges brèches, cette chaîne se relève à l'orient de Sparte pour former la rangée d'Hagios Petros ou Parnon; ensuite, s'abaissant peu à peu, elle va projeter vers Cérigo le long promontoire du cap Malée ou Malia. C'est là, raconte la légende, que se réfugièrent les derniers Centaures, c'est-à-dire les barbares ancêtres des Tzakones de nos jours. Nulle pointe n'était plus redoutée des marins hellènes que celle du cap Malée, à cause des sautes brusques du vent: «As-tu doublé le cap, oublie le nom de ta patrie!» disait un ancien proverbe. Les montagnes qui s'élèvent à l'ouest de la Morée n'ont point cette régularité d'allures que présente la chaîne orientale de la Péninsule. Diversement échancrées par les rivières qui en découlent, elles se ramifient au sud des monts Aroaniens et de l'Érymanthe en une multitude de petits chaînons qui se rejoignent ça et là en massifs et donnent à cette partie du plateau l'aspect le plus varié. Partout les vallées s'ouvrent en paysages imprévus, auxquels un simple bouquet d'arbres, une source, un troupeau de brebis, un berger assis sur des ruines, prêtent un charme merveilleux. C'est là cette gracieuse Arcadie, que chantaient les anciens poètes. Quoique en partie dépouillée de ses bois et devenue trop austère, elle est belle encore, mais bien plus charmantes sont les déclivités occidentales du plateau tournées vers la mer d'Ionie. Là, de riches forêts et des eaux abondantes ajoutent aux flots bleus, aux îles lointaines, au ciel pur, un élément de beauté qui manque à presque tous les autres rivages de la Grèce. Au sud du plateau de l'Arcadie, que dominent à l'ouest les cimes du Ménale, quelques groupes assez élevés servent de point de départ à des chaînes distinctes. Un de ces massifs, le Kotylion ou Paloeocastro, donne naissance aux montagnes de Messène, parmi lesquelles se dresse le fameux Ithôme, et à celles de l'Aegalée, qui se prolongent en péninsule à l'ouest du golfe de Coron et reparaissent dans la mer aux îlots rocheux de Sapienza, de Cabrera, de Venetiko. Un autre massif, le Lycée ou Diaforti, l'Olympe d'Arcadie, que les Pélasges disaient avoir été leur berceau, et qui s élève à peu près au centre du Péloponèse, se continue à l'ouest de la Laconie par un long rempart de montagnes qui forme la chaîne la mieux caractérisée et la plus haute de la Morée. Elle a pour cime principale le célèbre Taygète, appelé aussi Pentedactylos (Cinq-Doigts), à cause des cinq pitons qui le couronnent, et Saint-Élie, sans doute en souvenir d'Hélios, le Soleil ou l'Apollon dorien. Des forêts de châtaigniers et de noyers, auxquels se mêlent les cyprès et les chênes, revêtent en partie les pentes inférieures de la montagne, mais la cime est sans arbres et recouverte de neige pendant les trois quarts de l'année. C'est le Taygète neigeux qui de loin signale la terre de Grèce aux navigateurs. En se rapprochant de la côte ils voient surgir de l'eau bleue les contre-forts et les chaînons avancés de la «Mauvaise Montagne» ou Kakavouni, puis bientôt le promontoire du Ténare avec ses deux caps, le Matapan et le Grasso, immense bloc de marbre blanc, haut de deux cents mètres, sur lequel les cailles fatiguées viennent s'abattre par millions après avoir traversé la mer. Dans les grottes de sa base l'eau s'engouffre avec un sourd clapotis, que les anciens prenaient pour les aboiements de Cerbère. Comme le cap Malée, le Matapan est redouté par les pilotes comme un grand «tueur d'hommes». Ainsi les trois extrémités méridionales du Péloponèse sont occupées par des montagnes et de hauts escarpements rocheux. A l'est, la péninsule de l'Argolide est dominée également dans toute son étendue par des rangées de hauteurs qui se rattachent au Cyllène, comme le Gaurias et les monts de l'Arcadie. La Morée tout entière est donc un pays de plateaux et de montagnes[11]. A l'exception des plaines de l'Élide, composées de débris alluviaux qu'ont apportés les torrents de l'Arcadie, et des bassins lacustres de l'intérieur qui se sont graduellement comblés, la péninsule n'offre partout que des terrains montueux. Comme dans la Grèce continentale et les Cyclades, les rochers qui constituent les principales arêtes de montagnes, le Cyllène, le Taygète, l'Hagios Petros, sont des schistes cristallins et des marbres métamorphiques. Autour de ces formations se sont déposées çà et là quelques strates de l'époque jurassique et de puissantes assises calcaires de la période crétacée. Dans le voisinage des côtes, en Argolide et sur les flancs du Taygète, des serpentines et des porphyres se sont fait jour à travers les roches supérieures. [Note 11: Altitudes du Péloponèse: Hauteur moyenne de la Péninsule. 600 mètres. Cyllène (Ziria) 2,402 ---- Monts Aroaniens (Khelmos) 2,361 ---- Erymanthe (Olonos) 2,118 ---- Artemision (Malevo) 1,672 ---- Parnon (Hagios Petros) 1,937 ---- Lycée (Diaforti) 1,420 ---- Ithôme 802 ---- Taygète 2,408 ---- Arachneion (Argolide) 1,199 ---- ] Enfin, sur le rivage nord-oriental de l'Argolide, notamment dans la petite péninsule de Methana, se trouvent des volcans modernes, entre autres celui de Kaïménipetra, dans lequel M. Fouqué a reconnu la bouche ignivome dont parle Strabon et qui rejeta ses dernières laves, il y a vingt et un siècles. On doit voir sans doute dans ces volcans des évents du foyer sous-marin qui s'étend au sud de la mer Égée par les îles de Milos, Santorin et Nisyros. La grotte de Sousaki, d'où s'écoule un véritable ruisseau gazeux d'acide carbonique, de nombreuses sources thermales et des solfatares témoignent que dans l'Argolide l'activité volcanique ne s'est point encore calmée. Peut-être les fontaines sulfureuses qui jaillissent en abondance sur la côte occidentale du Péloponèse indiquent-elles que là aussi se produit une certaine poussée intérieure du sol. L'opinion de quelques géologues est que les rivages occidentaux de la Grèce s'élèvent insensiblement; en maints endroits, à Corinthe notamment, d'anciennes grottes marines et des plages sont maintenant à plusieurs mètres au-dessus des flots. C'est par cette élévation, et non pas seulement par l'apport des alluvions fluviales, qu'on s'expliquerait l'empiétement rapide des alluvions de l'Achéloüs et la formation des rivages de l'Élide qui ont annexé au continent quatre îlots rocheux. En d'autres endroits, principalement dans le golfe de Marathonisi ou de Laconie, et sur les côtes orientales de la Grèce, ce sont des phénomènes d'abaissement du sol qu'on aurait constatés, puisque la péninsule d'Élaphonisi s'est changée en île; mais là aussi les alluvions des rivières ont grandement empiété sur les eaux de la Méditerranée. La ville de Calamata, sur le golfe de son nom, est deux fois plus éloignée de la mer qu'elle ne l'était à l'époque de Strabon. De même, le rivage du golfe de Laconie a délaissé les vestiges de l'ancien port d'Hélos dans l'intérieur des terres. Les roches calcaires de l'intérieur du Péloponèse ne sont pas moins riches que la Béotie et que les régions occidentales de toute la péninsule des Balkans en katavothres où s'engouffrent les eaux. Les uns sont de simples cribles du sol rocheux, difficiles à reconnaître sous les herbes et les cailloux; les autres sont de larges portes, des cavernes où l'on peut suivre le ruisseau dans son cours souterrain. En hiver, des oiseaux sauvages, postés près de l'entrée, attendent en foule la proie que vient leur apporter le flot; en été, les renards et les chacals reprennent possession de ces antres d'où les avait chassés l'inondation. De l'autre côté des montagnes, l'eau qui s'était engloutie dans les fissures du plateau reparaît en sources ou _kephalaria_ (_kephalouryris_); toujours clarifiée et d'une température égale à celle du sol, on la voit jaillir, ici des fentes du rocher, ailleurs du sol alluvial des plaines, ailleurs encore du milieu des eaux marines. La géographie souterraine de la Grèce n'est pas assez connue pour qu'il soit possible de préciser partout à quels katavothres d'en haut correspondent les kephalaria d'en bas. [Illustration: N° 16--LACS DE PHENEOS ET DE STYMPHALE. _D'après l'Etat Major Français._ Echelle 1:300000.] Les anciens avaient grand soin de nettoyer les entonnoirs naturels, afin de faciliter l'issue des eaux et d'empêcher ainsi la formation de marécages insalubres. Ces précautions ont été négligées pendant les siècles de barbarie qu'a dû plus tard subir la Grèce, et l'eau s'est accumulée en maints endroits aux dépens de la salubrité du pays. C'est ainsi que la plaine du Pheneos ou de Phonia, ouverte comme un large entonnoir entre le massif du Cyllène et celui des monts Aroaniens, a été fréquemment changée en lac. Au milieu du siècle dernier, l'eau remplissait tout l'immense bassin et recouvrait les campagnes d'une couche liquide de plus de cent mètres d'épaisseur. En 1828, la nappe lacustre, déjà fort réduite, avait encore sept kilomètres de large et s'étendait à cinquante mètres au-dessus du fond. Enfin, quelques années après, les écluses souterraines se rouvraient, mais en laissant deux petits marécages dans les parties les plus basses de la plaine, près des gouffres de sortie; en 1850, le lac avait de nouveau soixante mètres de profondeur. Hercule, dit la légende antique, avait creusé un canal pour assainir la plaine et dégorger les entonnoirs; maintenant on se contente de placer des grillages à l'entrée des gouffres pour arrêter les troncs d'arbres et autres gros débris entraînés par les eaux. A l'est de la cavité du Pheneos et à la base méridionale du mont Cyllène, se trouve un autre bassin, célèbre dans la mythologie grecque par les oiseaux mangeurs d'hommes, qu'exterminèrent les flèches d'Hercule: c'est le Stymphale, alternativement nappe lacustre et campagne cultivée. Pendant l'hiver, les eaux recouvrent environ un tiers de la plaine, mais il arrive aussi, dans les années exceptionnellement pluvieuses, que les dimensions de l'ancien lac sont rétablies en entier. Le katavothre unique qui sert d'issue au lac Stymphale se distingue de la plupart des autres gouffres; il s'ouvre, non sur un rivage, au pied d'une falaise, mais au fond même du lac: il engloutit à la fois les eaux, les débris des plantes, la vase, le limon corrompu, et tous ces détritus sont emportés sous la terre, où ils se déposent dans quelque réservoir inconnu et se pourrissent lentement, comme on peut en juger par les exhalaisons fétides du katavothre. C'est dans les abîmes souterrains que se clarifient les eaux, qui vont plus loin rejaillir au bord de la mer en flots cristallins. Toute une série d'autres bassins d'origine lacustre, qui se développent au sud entre les montagnes de l'Arcadie et la chaîne du Gaurias, sont également parsemés de marécages et de cavités humides où s'amassent des lacs temporaires; mais les katavothres y sont assez nombreux pour que les inondations complètes ne soient jamais à craindre. La plus grande de ces plaines, la fameuse campagne de Mantinée, où se livrèrent tant de batailles, est aussi au point de vue hydrologique un des endroits les plus curieux du monde, car les eaux qui s'y amassent vont s'épancher vers deux mers opposées, à l'est vers le golfe de Nauplie, à l'ouest vers l'Alphée et la mer Ionienne; peut-être aussi, comme le croyaient les anciens Grecs, quelques ruisseaux souterrains se dirigent-ils au sud vers l'Eurotas et le golfe de Laconie. [Illustration: No 17.--PLATEAU DE MANTINÉE.] La disparition des eaux de neige et de pluie dans les veines intérieures de la terre a condamné à la stérilité plusieurs contrées du Péloponèse, qu'un peu d'eau rendrait admirablement fertiles. Les eaux d'averse qui coulent à la superficie du sol se perdent bientôt sous les pierres de leur lit, parmi les touffes de lauriers-roses: c'est dans les profondeurs que passe le ruisseau permanent, dérobé à tous les regards, et là où il apparaît enfin à la surface, il est presque partout trop tard pour l'utiliser, car c'est au bord du rivage qu'il rejaillit à la lumière. Ainsi la plaine d'Argos, si belle dans son majestueux hémicycle de montagnes aux pentes abondamment arrosées, est encore plus aride, plus dépourvue d'humidité que Mégare et l'Attique; c'est un sol toujours desséché, avide d'eau comme un crible: de là la fable antique du tonneau des Danaïdes. Mais au sud de la plaine, là où les monts rapprochés de la mer ne laissent plus qu'une étroite zone de campagnes à irriguer, le rocher laisse jaillir une forte rivière, l'Erasinos ou «l'Aimable», ainsi nommée de la beauté de ses eaux, admirée des Argiens. A l'extrémité méridionale de la plaine, au défilé de Lerne, d'autres sources, que l'on croit provenir, comme l'Erasinos, du bassin de Stymphale, s'élancent en grand nombre de la base du rocher, à côté d'un gouffre dit «insondable» où nagent d'innombrables tortues, et s'étalent en marécages pleins de serpents venimeux: ce sont les _kephalaria_ ou «têtes» de l'antique hydre de Lerne, que le héros Hercule, le dompteur de monstres, trouva si difficiles à saisir, ou plutôt à «capter», comme diraient actuellement nos ingénieurs. Enfin, plus au sud, une fontaine abondante n'a plus même la place nécessaire pour jaillir de la terre ferme; elle sort du fond de la mer, à plus de trois cents mètres du rivage. Cette source, l'antique Doïné, l'Anavoulo des marins grecs, n'est autre que l'un des ruisseaux engouffrés dans les katavothres de Mantinée: lorsque la surface du golfe est unie, le jet d'eau de Doïné s'élève au-dessus de la mer en un bouillonnement de quinze mètres de largeur. Des phénomènes analogues se produisent dans les deux vallées méridionales de la Péninsule, celles de Sparte et de la Messénie. Ainsi l'Iri ou Eurotas n'est en réalité qu'un fort ruisseau. A l'issue d'un long défilé que les eaux du lac de Sparte se sont creusé dans quelque déluge antique, à travers des roches de marbre, l'Eurotas se jette dans le golfe de Marathonisi; mais il est rare qu'il ait assez d'eau pour déblayer la barre qui en obstrue l'entrée. Il se perd dans les sables de la plage. Par contre, le Vasili-Potamo ou Fleuve-Royal, qui jaillit de la base d'un rocher, à une petite distance à l'ouest de l'Eurotas, et dont le cours ne dépasse pas dix kilomètres, roule en toute saison une masse d'eau considérable et sa bouche reste toujours largement ouverte. Quant au fleuve de Messénie, l'antique Pamisos, appelé aujourd'hui le Pirnatza, il possède avec l'Alphée, parmi tous les cours d'eau de la Grèce, le privilège de former un port, et de se laisser remonter jusqu'à une dizaine de kilomètres par des embarcations d'un faible tirant: mais c'est aux puissantes sources d'Ilagios Floros, fournies par les montagnes de sa rive orientale, qu'il doit cet avantage. Ces fontaines, qui forment à leur sortie de terre un marais assez étendu, sont le véritable fleuve: la terre qu'elles arrosent et qu'elles fertilisent est celle que les anciens appelaient la «Bienheureuse» à cause de sa fécondité. Les régions occidentales du Péloponèse, les mieux arrosées par les eaux du ciel, ont aussi le bassin fluvial le plus considérable, celui de l'Alphée, appelé aujourd'hui Rouphia, de son tributaire le plus abondant, l'antique Ladon. Ce dernier cours d'eau, qui par son volume mérite d'être, en effet, considéré comme le véritable fleuve, était célébré par les Grecs à l'égal du Pénée de Thessalie, à cause de la limpidité de son onde et des riants paysages de ses bords. Il est alimenté en partie par les neiges de l'Érymanthe, mais comme la plupart des autres rivières de la Morée, il a aussi ses affluents souterrains provenant des gouffres du plateau central: c'est dans le Ladon que se versent les eaux du bassin de Pheneos. L'Alphée proprement dit reçoit le tribut des katavothres ouverts sur les bords des anciens lacs d'Orchomène et de Mantinée, puis après avoir parcouru le bassin de Mégalépolis, qui fut également un lac avant l'époque historique, il gagne sa basse vallée par une succession de pittoresques défilés. D'après une tradition charmante, qui rappelle les antiques relations de commerce et d'amitié entre l'Élide et Syracuse, l'Alphée plongeait sous la mer pour reparaître en Sicile près de son amante, la fontaine d'Aréthuse. Après tant d'excursions faites par les eaux du Péloponèse dans l'intérieur de la terre, un voyage sous-marin de l'Alphée semblait à peine un prodige aux yeux des Grecs. [Illustration: No. 18.--BIFURCATION DU GASTOUNI.] A leur sortie des montagnes, l'Alphée et toutes les autres rivières de l'Élide ont souvent changé de lit et recouvert de limon, les campagnes riveraines: c'est ainsi que les ruines d'Olympie ont disparu sous les alluvions. Le Pénée, aujourd'hui Gastouni, est de toutes ces rivières celle dont le cours a subi le plus de changements. Jadis elle s'épanchait au nord du promontoire rocheux de Chelonatas, tandis que de nos jours elle se détourne brusquement au sud pour aller se jeter dans la mer à vingt kilomètres au moins de son ancienne bouche. Il est possible que des travaux d'irrigation aient facilité ce changement de cours; mais il est certain que la nature, à elle seule, a fait beaucoup pour modifier graduellement l'aspect de cette partie de la Grèce. Des îles, fort éloignées du rivage primitif, ont été annexées à la terre; de nombreuses baies ont été graduellement séparées de la mer par des levées naturelles de sable, et transformées en étangs d'eau douce par les ruisseaux qui s'y déversent. Une de ces lagunes, qui s'étend au sud de l'Alphée, sur la distance de plusieurs lieues, est bordée, du côté de la mer, par une admirable forêt de pins. Ces bois majestueux, où les anciens Triphyliens venaient rendre un culte à la «Mort sereine», les coteaux des environs parsemés de bouquets d'arbres, et sur les flancs du mont Lycée, la vallée charmante où plonge la cascade de la Néda, «la première née des sources d'Arcadie et la nourrice de Jupiter», font de cette région de la Morée celle que le voyageur aimant la nature a le plus de bonheur à parcourir. Le Péloponèse, comme la Grèce continentale, présente un exemple des plus remarquables de l'influence exercée par la forme du territoire sur le développement historique des populations. Réunie à l'Hellade par un simple pédoncule et défendue à l'entrée par un double rempart transversal de montagnes, «l'île de Pélops» devait naturellement, à une époque où les obstacles du sol arrêtaient les armées, devenir la patrie de peuples indépendants: l'isthme restait un chemin libre pour le commerce, mais il se fermait devant l'invasion. A l'intérieur de la Péninsule, la distribution et le rôle des peuples divers s'expliquent aussi, en grande partie, par le relief de la contrée. Tout le plateau central, ensemble de bassins fermés qui n'ont point d'issues visibles vers la mer, devait appartenir à des tribus, comme celles des Arcadiens, qui n'entraient guère en rapport avec leurs voisines, ni même les unes avec les autres. Corinthe, Sicyone et l'Achaïe occupaient au bord du golfe tout le versant septentrional des monts de l'Arcadie; mais, séparées par de hauts chaînons transversaux, les peuplades des diverses vallées restaient dans l'isolement, et lorsqu'elles eurent enfin assez de cohésion pour s'unir en ligue contre l'étranger, il était déjà trop tard. A l'ouest, l'Élide, avec ses larges débouchés de vallées et sa zone maritime insalubre et dépourvue de ports, ne pouvait avoir dans l'histoire de la Péninsule qu'un rôle tout à fait secondaire; ses habitants, incapables de défendre leur pays ouvert à toutes les incursions, eussent même été d'avance condamnés à l'esclavage s'ils n'avaient réussi à se mettre sous la protection de tous les Grecs et à faire de leur plaine d'Olympie le lieu de réunion où les Hellènes de l'Europe et de l'Asie, du continent et des îles, venaient pendant quelques jours de fête oublier leurs rivalités et leurs haines. De l'autre côté du Péloponèse, le bassin d'Argos et la presqu'île montueuse de l'Argolide constituaient en revanche une région naturelle, parfaitement limitée et facile à défendre: aussi les Argiens purent-ils maintenir leur autonomie pendant des siècles, et même à l'époque homérique, c'est à eux qu'appartenait l'hégémonie des nations grecques. Les Spartiates leur succédèrent. Le domaine géographique dans lequel ils s'étaient établis avait le double avantage d'être parfaitement abrité contre toute attaque et de leur fournir amplement ce dont ils avaient besoin. Après avoir solidement assis leur puissance dans cette belle vallée de l'Eurotas, ils purent s'emparer facilement du littoral et de la malheureuse Hélos; puis, du haut des rochers du Taygète, ils descendirent, à l'ouest, dans les plaines de la Messénie. Cette partie de la Grèce formait également un bassin naturel, bien distinct et protégé par de hauts remparts de montagnes; aussi les Messéniens, frères des Spartiates par le sang et leurs égaux par le courage, résistèrent-ils pendant des siècles. Ils succombèrent enfin; tout le midi de la Péninsule obéit à Sparte, et celle-ci put songer à dominer la Grèce. Alors la région du Péloponèse, toute désignée d'avance pour servir de champ de bataille entre les peuples en lutte, la «salle de danse de Mars», fut le plateau ceint de montagnes qui se trouve sur le chemin de Lacédémone à Corinthe et où s'élevaient les cités de Tégée et de Mantinée. Par un contraste géographique remarquable, cette île de Pélops, aux rivages sinueux, offre, comparée à l'Attique, un caractère essentiellement continental, qui s'est reflété dans l'histoire de ses populations: aux temps antiques, les Péloponésiens furent beaucoup plus montagnards que marins; sauf à Corinthe, où viennent presque s'effleurer les deux mers, et sur quelques points isolés du littoral, notamment dans l'Argolide, qui est une autre Attique, les populations n'étaient nulle part incitées au commerce maritime; dans leurs hautes vallées de montagnes ou dans leurs bassins fluviaux fermés, elles devaient demander toutes leurs ressources à l'industrie pastorale et à l'agriculture. L'Arcadie, qui occupe la partie centrale de la Péninsule, n'était habitée que de pâtres et de laboureurs, et son nom, qui signifia d'abord «Pays des Ours», est resté celui des contrées champêtres par excellence; on l'applique encore à tous les pays de bosquets et de pâturages. De même, les habitants de la Laconie, séparés de la mer par des massifs de rochers qui étranglent à son issue la vallée de l'Eurotas, gardèrent longtemps leurs moeurs de guerriers et d'agriculteurs, et s'accoutumèrent difficilement aux hasards de la mer. «Lorsque les Spartiates, dit Edgar Quinet, plaçaient l'Eurotas et le Taygète à la tête de leurs héros, c'était à bon escient qu'ils reconnaissaient ainsi un même caractère dans la nature de la vallée et dans la destinée du peuple qui l'occupait». [Illustration: LE TAYGÈTE, VU DES RUINES DU THÉATRE DE SPARTE. Dessin de A. de Curzon d'après nature.] Aux âges les plus anciens auxquels remonte la tradition, les Phéniciens avaient d'importants comptoirs sur les côtes du Péloponèse. Ils s'étaient installés à Nauplie, dans le golfe d'Argos; à Kranæ, devenu aujourd'hui le port de Marathonisi ou Gythium, en Laconie; ils achetaient les coquillages qui leur servaient à teindre la pourpre. Les Grecs eux-mêmes avaient quelques ports assez actifs, tels que la «sablonneuse Pylos», cité du vieux Nestor, remplacée de nos jours, de l'autre côté du golfe, par la ville de Navarin. Plus tard, lorsque la Grèce devint le centre du commerce de la Méditerranée, Corinthe, si bien située à l'entrée du Péloponèse, entre les deux mers, prit le premier rang parmi les cités grecques, non par son importance politique, son amour de l'art ou son zèle pour la liberté, mais par la richesse de ses habitants et le chiffre de sa population; elle eut, dit-on, jusqu'à trois cent mille personnes dans ses murs. Même après avoir été rasée par les Romains, elle reprit son importance; mais depuis, sa position exposée la fit ravager tant de fois qu'elle cessa d'avoir le moindre commerce. Ce n'était qu'une misérable bourgade, lorsqu'un tremblement de terre la renversa en 1858. Elle a été reconstruite à sept kilomètres de distance au bord même du golfe auquel elle a donné son nom, mais il est douteux qu'elle reprenne son rang de cité, tant qu'on n'aura pas creusé de canal entre les deux mers. Les chemins de Marseille et de Trieste à Smyrne et à Constantinople se réuniront alors au détroit de Corinthe, et le mouvement des navires égalera peut-être dans ce passage celui que l'on voit en divers canaux semblables, naturels ou creusés de mains d'hommes, le Sund, le Bosphore, et le canal de Suez. En attendant le percement, que des industriels nous promettent pour un avenir prochain, l'isthme est presque désert; il ne sert qu'au passage des voyageurs et des colis débarqués par les vapeurs grecs dans les deux petits ports des rives opposées. Les anciens, qui n'avaient pu réaliser leurs projets de jonction entre le golfe de Corinthe et celui d'Égine, et qui, d'ailleurs, avant la tentative de Néron, craignaient d'entreprendre cette oeuvre, dans la pensée que l'une des deux mers était plus haute et submergerait la rive opposée, avaient eu du moins l'ingénieuse idée de faciliter le trafic au moyen de mécanismes qui faisaient rouler les petits navires de l'une à l'autre plage: c'était un «portage» perfectionné.[12] [Note 12: Moindre largeur de l'isthme 5 940 mètres. Moindre hauteur 40 ---- (76 mètres à la partie la plus étroite). ] Après l'époque des Croisades, lorsque la puissante république de Venise se fut rendue maîtresse du littoral de la Morée, elle attira naturellement la population vers les côtes, et celles-ci se trouvèrent bientôt bordées de colonies commerçantes, Arkadia, l'île Prodano, la Protée des Grecs, Navarin, Modon, Coron, Kalamata, Malvoisie, Nauplie d'Argolide. Ainsi, grâce à l'appel des commerçants vénitiens, le Péloponèse, devenu pays d'exportation et de trafic, perdit graduellement le caractère continental que lui donnaient ses plateaux et ses remparts de montagnes, pour reprendre le rôle maritime qu'il avait eu partiellement à l'époque des Phéniciens. Le régime des Turcs, l'appauvrissement du sol et les guerres civiles qui en furent les conséquences, forcèrent de nouveau les populations à rompre leurs relations commerciales avec l'extérieur et à se renfermer dans leur île comme dans une prison. Alors le principal groupe d'habitants s'établit précisément au centre de la Péninsule, dans la ville de Tripolis ou Tripolitza, ainsi nommée, dit-on, parce qu'elle est l'héritière des trois cités antiques de Mantinée, Tégée et Pallantium. Depuis la reconquête de l'autonomie hellénique, la vie s'est encore une fois, comme par une sorte de rhythme, reportée vers le pourtour du Péloponèse. De nos jours, la ville qui prime de beaucoup toutes les autres en importance est celle de Patras, située loin de l'entrée du golfe de Corinthe et au débouché des plaines les plus fertiles et les mieux cultivées de la côte occidentale. En prévision de la grandeur future que lui promet son trafic, déjà fort considérable, avec l'Angleterre et les autres pays d'Europe, on a tracé les quartiers de la nouvelle ville comme si elle devait un jour devenir l'égale de Trieste ou de Smyrne. En comparaison de cet emporium du Péloponèse, les autres villes de la Péninsule, même celles qui avaient le plus d'activité à l'époque vénitienne, ne sont que des marchés tout à fait secondaires. Ægium ou Vostitza, au bord du golfe de Corinthe, est une simple escale, moins célèbre par son commerce que par son admirable platane de plus de 15 mètres de circonférence, dont le tronc creux servait naguère de prison. Pyrgos, près de l'Alphée, n'a point de port. Dans la belle rade de Navarin, défendue contre les flots et les vents du large par le long îlot rocheux de Sphactérie, les carcasses des vaisseaux turcs coulés à fond dans le combat de 1828 sont toujours plus nombreuses que les navires de commerce flottant sur les eaux du port. Modon, Coron, sont également déchues. Kalamata, débouché des vallées fertiles de la Messénie, n'a qu'une mauvaise rade, où les embarcations ne peuvent mouiller en tout temps. La célèbre Malvoisie, aujourd'hui Monemvasia, n'est plus qu'une forteresse à demi ruinée, et les vignobles des environs, qui produisaient le vin exquis dont le nom est appliqué maintenant à d'autres crus, ont depuis longtemps cessé d'exister. Enfin, Nauplie, qui se rappelle les courtes années pendant lesquelles elle servit de capitale au royaume naissant, a l'avantage de posséder un bon port bien abrité; mais ses murailles, ses bastions et ses forts en font une place plus militaire que commerciale. Les cités de l'intérieur, quelle que soit la gloire attachée à leurs noms, ne sont pour la plupart que de grosses bourgades. La plus célèbre de toutes, Sparte ou «'Éparse», ainsi nommée de ses groupes de maisons dispersées dans la plaine et n'ayant jadis pour toute muraille que la vaillance de ses citoyens, promet de devenir une des villes les plus prospères de l'intérieur du Péloponèse, grâce à la fertilité de son bassin. Après avoir été supplantée, au moyen âge, par sa voisine Mistra, dont les constructions gothiques, à demi ruinées et désertes, maisons, palais, églises et châteaux forts, recouvrent une colline abrupte à l'ouest de la plaine de l'Eurotas, Sparte reprend pour la deuxième fois le rang de cité prépondérante en Laconie. Argos, plus ancienne encore que Lacédémone, a pu comme elle renaître de ses ruines, à cause de sa position dans une plaine souvent desséchée, mais d'une grande fécondité naturelle. Toutefois, si les étrangers parcourent en grand nombre les campagnes du Péloponèse, ce n'est point pour visiter ces villes restaurées, où quelques pierres seulement rappellent l'antiquité grecque, ce sont les anciens monuments de l'art qui les attirent. [Illustration: No 19.--VALLÉE DE L'EUROTAS.] A cet égard, l'Argolide est l'une des provinces les plus riches de l'Hellade. Près d'Argos même, dans les flancs escarpés de la colline de Larisse, sont taillés les gradins d'un théâtre. Entre Argos et Nauplie s'élève, au milieu de la plaine, le petit rocher qui porte l'antique acropole de Tirynthe, aux puissantes murailles cyclopéennes de 15 mètres de largeur. Au nord, sur des escarpements rocailleux, est la vieille Mycènes, la tragique cité d'Agamemnon, où l'on voit aussi des murs cyclopéens, mais où l'on visite surtout la célèbre porte des Lions, grossièrement sculptée à la première époque de l'art grec, et le vaste souterrain connu sous le nom de trésor des Atrides: ce monument, l'un des restes les plus curieux de l'architecture primitive des Argiens, est aussi l'un des mieux conservés, et l'on peut en admirer dans tous les détails la solide construction; une de ses pierres, qui sert de linteau à la porte d'entrée, ne pèse pas moins de 169 tonnes. C'est également en Argolide, à Épidaure, sur le rivage du golfe d'Égine et près de l'ancien sanctuaire d'Esculape, que se trouve le théâtre de la Grèce le moins dégradé par le temps: on distingue encore, au milieu des broussailles et des arbustes entremêlés, les cinquante-quatre gradins en marbre blanc, sur lesquels pouvaient s'asseoir douze mille spectateurs. Parmi ses autres débris, l'Argolide a les beaux restes du temple de Jupiter, à Némée, et les sept colonnes doriques de Corinthe, que l'on dit être les plus anciennes de la Grèce; mais c'est à l'extrémité opposée du Péloponèse, dans la charmante vallée de la Néda, que s'élève le monument le plus admirable de la Péninsule, bâti par Ictinus en l'honneur d'Apollon Secourable: ce temple est celui de Bassæ, près de Phigalée d'Arcadie. Les grands chênes, les superbes rochers qui l'entourent rehaussent la beauté de ce noble édifice. Les constructions les plus nombreuses du Péloponèse sont des citadelles; mainte place forte, avec son enceinte et son acropole, se voit encore précisément dans le même état qu'aux temps de l'ancienne Grèce. Les murs d'enceinte de Phigalée, ceux de Messène ont gardé leurs tours, leurs portes, leurs réduits de défense. D'autres acropoles, utilisées depuis par les Francs des Croisades, les Vénitiens ou les Turcs, se sont hérissées de tours crénelées et de donjons qui ajoutent leurs traits hardis et pittoresques aux beaux paysages environnants. A la porte même du Péloponèse s'élève une de ces forteresses antiques transformée en citadelle du moyen âge: c'est l'Acro-Corinthe, gardienne de la péninsule entière. Du chaos de fortifications et de masures qui la dominent, on aperçoit presque toute la Grèce, enfermée dans le cercle bleuâtre de l'horizon. Quelques-unes des îles grecques de la mer Égée doivent être considérées comme une dépendance naturelle du Péloponèse, auquel les rattachent des isthmes sous-marins et des chaînes d'écueils. C'est donc à bon droit qu'on les a reliées administrativement à la Péninsule. Les îles de la côte d'Argolide, peuplées de marins albanais qui furent pendant la guerre contre les Turcs les plus vaillants défenseurs de l'indépendance hellénique, ont perdu en grande partie leur importance commerciale et politique d'autrefois. Pendant la guerre, la petite bourgade albanaise de Poros, qui s'élève dans l'île du même nom, sur un terrain d'origine volcanique, a servi de capitale au peuple soulevé; elle est encore assez animée, grâce à son port et à sa rade admirable, parfaitement abritée, que le gouvernement grec a choisie pour en faire la principale station de sa marine. Mais Hydra et l'îlot voisin, connu sous le nom italien de Spezia, ne pouvaient que déchoir depuis que la Grèce a reconquis son existence propre. Ce sont des masses rocheuses, presque entièrement dépourvues de sol végétal, sans arbres, sans eaux de source, et pourtant plus de cinquante mille habitants avaient pu trouver à vivre par le commerce sur ces îlots rocheux. Une liberté relative avait fait ce miracle. En 1730, quelques colons albanais, las des exactions d'un pacha de la Morée, s'étaient réfugiés dans l'île d'Hydra. On les laissa tranquilles et ils n'eurent qu'à payer un faible impôt. Aussi leur commerce, mêlé parfois d'un peu de piraterie, grandit rapidement. Hydra occupe, il est vrai, une position fort heureuse, commandant l'entrée des deux golfes de l'Argolide et de l'Attique; mais elle n'a point de port ni même d'abri véritablement digne de ce nom. C'est donc en dépit même de la nature que les Hydriotes avaient fait de leur rocher un rendez-vous du commerce; les navires devaient se presser dans quelque anfractuosité de la côte, serrés les uns contre les autres, retenus immobiles par quatre amarres. Avant la guerre de l'indépendance, les seuls armateurs d'Hydra possédaient près de quatre cents navires de cent à deux cents tonneaux et, pendant la lutte, ils lancèrent contre le Turc plus de cent vaisseaux armés de deux mille canons. En luttant pour la liberté de la Grèce, les Hydriotes travaillaient aussi, sans le vouloir, à la décadence de leur ville, et, dès que leur cause eut triomphé, le mouvement des échanges dut se déplacer graduellement pour aller se concentrer dans les ports mieux situés de Syra et du Pirée. Beaucoup plus grande que les îles de l'Argolide, la Cythère de Laconie, plus connue des marins sous son nom italien de Cérigo, dû peut-être à des envahisseurs slaves, faisait naguère partie de la prétendue république Sept-insulaire gouvernée par les Anglais. Pourtant elle n'est point située dans la mer Ionienne et dépend évidemment du Péloponèse, qu'elle relie à l'île de Crète par un seuil sous-marin et l'îlot de Cérigotto, peuplé de Sphakhiotes crétois. Cythère n'est plus l'île de Venus et n'a point de voluptueux bosquets. Vue du nord, elle ressemble à un amas de roches stériles: cependant elle porte de riches moissons, de belles plantations d'oliviers, et ses villages sont assez populeux. Jadis la position de Cérigo, entre les deux mers d'Ionie et de l'Archipel, donnait une grande importance à son havre de refuge; mais ce port est redevenu presque désert depuis que le cap Malée a perdu ses terreurs. On a trouvé sur ses côtes des amas de coquillages qui proviennent d'anciens ateliers phéniciens pour la fabrication de la pourpre. Ce sont les commerçants et les industriels de Syrie qui ont introduit dans l'île le culte de la Vénus Astarté, devenue plus tard, sous le nom d'Aphrodite, la déesse de tous les Grecs. IV ILES DE LA MER ÉGÉE Au milieu des flots moutonnants qui valurent sans doute à la «grande Mer» ou «Archipel» de Grèce son nom d'Égée ou de «mer des Chevreaux» sont dispersés en un désordre apparent les îles et les îlots; il sont tellement nombreux que, par une transposition singulière, l'appellation d'Archipel, au lieu de s'appliquer aux bassins maritimes, ne désigne plus que des îles groupées en multitudes. Au nord, les Sporades se développent en une longue rangée qui se recourbe vers le mont Athos; plus au sud, Skyros, l'île où, d'après la légende, naquit le héros Achille et où mourut Thésée, se dresse isolément; la grande île d'Eubée se ploie et s'allonge au bord du continent; puis on voit au large du Péloponèse surgir de toutes parts les montagnes blanches des Cyclades, que les anciens Grecs comparaient à une ronde d'Océanides dansant autour d'un dieu. Toutes les îles de l'archipel grec se rattachent au continent, soit par leur formation géologique, soit par le plateau sous-marin qui les supporte. Les Sporades du nord sont un rameau de la chaîne du Pélion. L'île d'Eubée est dominée par des massifs calcaires d'une assez grande hauteur dont la direction générale est parallèle aux chaînes de l'Attique, de l'Argolide, de l'Olympe et du mont Athos. Skyros est un petit massif rocailleux parallèle aux montagnes de l'Eubée centrale. Les sommets des Cyclades, qui continuent dans la direction du sud-est les chaînes de l'Eubée et de l'Attique, appartiennent aux mêmes formations. «Montagnes de la Grèce égarées dans la mer,» elles sont aussi composées de schistes micacés et argileux, de roches calcaires et de marbres cristallins. Athènes a le Pentélique, mais les Cyclades ont les marbres éclatants de Naxos et ceux plus beaux encore de Paros, dans lesquels on taillait les statues des héros et des dieux. Des grottes curieuses, notamment celle d'Antiparos, que les anciens ne connaissaient point, puisque aucun d'eux ne l'a mentionnée, et celle, plus régulière, de Sillaka, dans l'île de Cythnos ou Thermia, célèbre par ses eaux chaudes, s'ouvrent dans les assises calcaires. Le granit se montre aussi dans quelques îles, surtout dans la petite Délos, la terre sacrée des Grecs. Enfin, vers leur extrémité méridionale, les rangées des Cyclades, orientées dans le sens du nord-ouest au sud-est, sont traversées par une chaîne d'îles et d'îlots d'origine ignée, qui se continuent, d'un côté, jusqu'à la péninsule de Methana, dans l'Argolide; de l'autre, jusqu'à l'île de Cos et aux rivages de l'Asie Mineure. La terre d'Eubée a de tout temps été considérée comme à demi continentale. C'est une île, mais le bras de mer qui la sépare de la Béotie et de l'Attique n'est, en réalité, qu'une vallée longitudinale, peu profonde en certains endroits, et formant, comme les vallées terrestres, une succession régulière d'étranglements et de bassins. Le défilé le plus étroit de cette vallée maritime n'a que soixante-cinq mètres de largeur, de sorte que depuis vingt-trois siècles déjà on avait pu facilement jeter entre la rive du continent et Chalcis, la capitale d'Eubée, un pont, remplacé maintenant par un palier tournant qui laisse passer les vaisseaux. Les courants alternatifs de marée qui se succèdent assez irrégulièrement dans le canal avaient autrefois donné une grande célébrité au détroit de l'Euripe; ce flux et ce reflux étaient considérés comme l'une des grandes merveilles naturelles de la Grèce: aussi l'île entière en a-t-elle pris son nom vulgaire de _Negripon_, corrompu par les Italiens en celui de Negroponte. L'île d'Eubée est trop rapprochée du continent pour que ses vicissitudes de prospérité et de décadence n'aient pas concordé d'une manière générale avec les destinées des contrées voisines, l'Attique et la Béotie. Lorsque les cités grecques étaient dans leur période de gloire et de puissance, les villes eubéennes de Chalcis, Erétrie, Cumes étaient aussi des foyers de rayonnement et leurs populations essaimaient en colonies vers toutes les côtes de la Méditerranée. Plus tard, les divers conquérants qui ravagèrent l'Attique dévastèrent également Négrepont, et maintenant cette île, simple dépendance de la péninsule voisine, participe à tous ses mouvements politiques et sociaux La partie septentrionale de l'Eubée est embellie par des forêts de diverses essences, chênes, pins, aunes et platanes; tous les villages y sont entourés de bosquets d'arbres fruitiers et les paysages environnants ressemblent aux sites de l'Élide et de l'Arcadie. Mais dans le fourmillement des Cyclades on cherche en vain ces gracieux tableaux champêtres; un très-petit nombre d'îles ont encore ça et là quelque reste de la beauté naturelle que donnent les ombrages et les eaux courantes. La plupart semblent avoir été pétrifiées par la tête de Méduse, comme l'antique légende le racontait de l'île de Seriphos; des olivettes, des groupes de chênes à vallonnée, quelques bosquets de pins, des figuiers, voilà ce que possèdent les îles les plus ombragées! Mais ailleurs, quelle nudité! quels rochers gris! Les promontoires de la Grèce sont arides, mais bien plus dépourvus de verdure sont la plupart de ces îlots de l'Archipel, que néanmoins on contemple avec une sorte de ferveur, à cause du retentissement de leur nom dans l'histoire! C'est à bon droit que la plupart des grandes cimes des Cyclades grecques, comme celles de la Turquie hellénique, ont été consacrées au prophète Élie, successeur biblique d'Apollon, la divinité solaire. En effet, le soleil règne en maître sur ces âpres rochers, il les brûle, il en dévore les broussailles et le gazon. [Illustration: No 20.--EURIPE ET CHALCIS.] Une de ces îles inhabitées par l'homme, Antimilo, donne encore asile à un bouquetin (_capra caucasien_) qui a disparu du reste de l'Europe, et que l'on retrouve seulement en Crète et peut-être à l'île de Rhodes. Des cochons sauvages errent aussi au milieu des rochers d'Antimilo. Quant aux lapins, importés d'Occident, ils vivent en multitudes dans les cavernes de quelques Cyclades, surtout à Mykonos et à Délos; les anciens auteurs ne les ont jamais mentionnés; Polybe, qui les avait vus en Italie, leur donne le nom latin. Chose curieuse, les lièvres et les lapins n'habitent pas les mêmes îles: chaque espèce vit à part dans son domaine insulaire. L'île d'Andros seule fait exception; mais les deux races n'y sont pas moins nettement séparées: les lièvres occupent l'extrémité septentrionale de l'île, tandis que les lapins se creusent des terriers dans la partie du midi. En fait de curiosités zoologiques, il est à remarquer aussi qu'une grosse espèce de lézard, connue par le peuple sous le nom de «crocodile», ne se trouve point sur le continent, mais seulement dans quelques îles de l'archipel. Il faut en conclure que les Cyclades sont séparées de la péninsule thraco-hellénique depuis des âges d'une longue durée. Une chaîne d'îles volcaniques limite au sud la ronde des Cyclades en longeant le grand fossé maritime qui sépare l'Archipel et la mer de Crète. La plus grande de ces îles de laves et de cendres, Milo, est un cratère irrégulier, effondré au nord-ouest et laissant pénétrer les eaux de la mer à l'intérieur de son bassin, qui est l'un des ports de refuge les plus vastes et les plus sûrs de la Méditerranée. Milo n'a point eu d'éruption dans les temps modernes, mais des solfatares encore fumantes et des sources thermales qui jaillissent sur le rivage et dans la mer elle-même témoignent de l'activité des laves souterraines. D'autres fontaines thermales, à Seriphos, à Siphnos et dans les îlots de ces parages, sont également en rapport avec le foyer volcanique. [Illustration: N° 21. NÉA-KAÏMÉNI.] Actuellement le centre de la poussée intérieure se manifeste à peu près à égale distance des côtes de l'Europe et de l'Asie dans le petit groupe des îles généralement désignées sous le nom de Santorin ou Sainte-Irène. Ces îles, dont le noyau consiste en roches de marbre et de schistes semblables à celles des autres Cyclades, sont disposées circulairement autour d'un vaste cratère qui n'a pas moins de 390 mètres de profondeur. A l'est, le croissant de Thera présente du côté du gouffre de larges falaises à pic d'où s'écroulent les scories, et du côté du large, de longues pentes couvertes de vignobles aux produits exquis. A l'ouest du cratère, Therasia, plus petite, se dresse comme la muraille à demi ruinée du volcan, et l'écueil d'Aspronisi indique l'existence d'une paroi sous-marine. C'est près du centre de ce bassin que brûle encore le fond de la mer. Le foyer de laves reste longtemps presque assoupi, puis il se réveille tout à coup pour rejeter des amas de scories. Il y a bientôt vingt et un siècles, surgit une première île que les anciens émerveillés nommèrent la «Sainte» et que l'on appelle aujourd'hui Palæa-Kaïméni (l'ancienne Brûlée). Au seizième siècle, trois années d'éruptions firent naître l'île plus petite de Mikra-Kaïméni. Un cône de laves plus considérable, celui de Néa-Kaïméni, s'éleva au commencement du dix-huitième siècle, et tout récemment encore, de 1866 à 1870, cette île s'est agrandie de deux nouveaux promontoires, Aphroëssa et la montagne de George, qui ont plus que doublé l'étendue primitive du massif volcanique, en recouvrant le petit village et le port de Vulkano et en se rapprochant du rivage de Mikra-Kaïméni jusqu'à l'effleurer. Pendant les cinq années, plus de cinq cent mille éruptions partielles ont eu lieu, lançant parfois les cendres jusqu'à 1,200 mètres d'élévation; même de l'île de Crète on a pu discerner les nues de scories brisées, noires en apparence pendant le jour et rouges pendant la nuit. Des milliers de spectateurs, et dans le nombre quelques savants, Fouqué, Gorceix, Reiss et Stübel, Schmidt, sont accourus de toutes les parties du monde pour assister à ce merveilleux spectacle de la naissance d'une terre, et leurs observations précises sont une grande conquête pour la science. Grâce à eux, il reste prouvé que de véritables flammes jaillissent des volcans, et que les éruptions ont leurs périodes de calme et d'exaspération, de la nuit au jour et de l'hiver à l'été. Il paraît très-probable que le gouffre de Santorin est le produit d'une explosion qui, dans les temps préhistoriques, aurait fait voler en cendres toute la partie centrale de la montagne. Les énormes quantités de tuf croulant que l'on voit sur les pentes extérieures de l'île racontent ce cataclysme au géologue qui les étudie[13]. [Note 13: Hauteurs principales des îles: Delphi, dans l'île d'Eubée 1,743 mètres. Sainte-Élie » 1,404 » Mont Jupiter, Naxos 845 » Saint-Élie, Siphnos 850 » » Santorin 800 » ] Des Albanais habitent la partie méridionale de l'Eubée et se sont établis en colonie autour du port de Gavrion, dans l'île d'Andros, mais dans tout le reste de l'Archipel la population est grecque ou du moins complètement hellénisée. Les quelques familles italiennes ou françaises de Skyros, de Syra, de Naxos, de Santorin, sont trop peu nombreuses pour compter: elles-mêmes se disent françaises et dans l'Archipel on leur donne le nom de «Francs.» Durant la guerre de l'indépendance hellénique, ces familles se réclamèrent toujours de la protection de la France. Autrefois, la classe des propriétaires se composait presque en entier de ces Francs, qui s'étaient emparés des îles au moyen âge. C'est même, dit-on, au régime de la grande propriété maintenue longtemps par ces familles qu'il faut s'en prendre de la faiblesse relative de la population de Naxos. Jadis l'île nourrissait facilement cent mille personnes; maintenant, elle est trop petite pour un nombre d'habitants sept fois moins considérable. Les Cyclades, plus éloignées que l'Eubée des rivages de la Grèce, ont eu aussi une vie politique plus distincte de celle de l'Hellade, et bien souvent l'histoire y a suivi une marche différente. Par leur position au milieu de l'Archipel, ces îles devaient naturellement servir d'étapes à tous les peuples navigateurs de la Méditerranée, et par conséquent leurs habitants devaient être soumis aux influences les plus diverses. Jadis les marins de l'Asie Mineure et de la Phénicie s'arrêtaient aux Cyclades en voguant vers la Grèce; au moyen âge, les Byzantins, puis les croisés, les Vénitiens, les Génois, les chevaliers de Rhodes y furent les maîtres à leur tour; les Osmanlis y passèrent, et de nos jours, grâce au commerce, ce sont les nations occidentales de l'Europe qui, avec les Grecs eux-mêmes, ont la prépondérance dans l'Archipel. Toutes ces vicissitudes historiques ont déplacé d'une île à l'autre le centre des Cyclades. Du temps des anciens Grecs, Délos, l'île d'Apollon, était la terre sacrée, où de toutes parts accouraient les fidèles et les marchands. Les échanges se faisaient à l'ombre des sanctuaires, et des marchés d'esclaves se tenaient à côté des temples. La vente de la chair humaine finit même par devenir la grande spécialité de Délos, et sous les empereurs romains, jusqu'à dix mille esclaves y furent brocantés en un seul jour. Mais les marchés, les temples, les monuments ont disparu de Délos et de l'île voisine, qui lui servait de nécropole, et qu'un pont réunissait à la terre sacrée. Délos et Rhéneia sont maintenant deux étendues pierreuses où quelques troupeaux de brebis broutent de maigres pâturages, et dont les édifices ont servi de carrières aux habitants des îles plus prospères des alentours. Au moyen âge, c'est à la grande Naxos qu'appartint l'hégémonie. De nos jours, Tinos est l'île la plus sainte, à cause de son église vénérée de la Panagia, et l'affluence des pèlerins y est vraiment énorme; mais pour le commerce, c'est la petite île de Syra ou Syros, quoique sans arbres et sans eau, qui est devenue la métropole des Cyclades. Sa ville, connue d'ordinaire sous le nom de l'île, quoique portant officiellement l'appellation d'Hermoupolis, est la quatrième cité de la Grèce par sa population et la première par son commerce. Avant la guerre de l'indépendance, Syra était une ville sans importance, mais sa neutralité pendant la lutte, la protection efficace des escadres françaises, l'arrivée de nombreux réfugiés des îles turques de Chios et de Psara, enfin son heureuse position au centre des Cyclades en ont fait graduellement le principal entrepôt, le chantier et la station centrale de la mer Égée. C'est dans le port de Syra que viennent se nouer, comme les fils d'un réseau, toutes les lignes de navigation de la Méditerranée orientale. Hermoupolis est une étape nécessaire des voyageurs qui se rendent à Salonique, à Smyrne, à Constantinople, dans la mer Noire. Aussi la ville, jadis bâtie sur la hauteur par crainte des pirates, s'est-elle hâtée de descendre la pente pour développer ses quais et bâtir ses magasins sur le rivage. Vue de la rade, Hermoupolis se montre tout entière sur le flanc de la montagne, semblable à la face d'une pyramide aux degrés d'une blancheur éblouissante. Le commerce a peuplé l'âpre rocher de Syra, mais il est encore loin d'avoir utilisé toutes les ressources de l'Archipel et d'avoir rendu à l'ensemble du groupe l'importance qu'il avait dans l'antiquité. L'Eubée n'est plus «riche en boeufs», ainsi que le prétend son nom, et n'exporte guère que des céréales, des vins, des fruits et le lignite extrait en abondance des mines de Cumes ou Koumi. Les jardins de Naxos produisent leurs oranges, leurs citrons, leurs cédrats exquis; Skopelos, Andros, Tinos, la mieux cultivée des îles, expédient leurs vins; les bons crûs viennent de Santorin, que les Grecs d'autrefois avaient nommée Kallisté ou la «Meilleure», à cause de l'excellence de ses produits. En outre, cette île et les autres Cyclades volcaniques fournissent au commerce des laves, des pierres meulières, des pouzzolanes, de l'argile de Cimolos ou «terre cimolée», bonne à blanchir les étoffes, Naxos envoie son émeri, Tinos ses marbres veinés; mais c'est là tout. Les marbres de Paros restent même inexploités, et rarement un navire se montre dans l'admirable port de l'île. Sauf la culture du sol, et ça et là l'élève des vers à soie, les habitants des Cyclades n'ont aucune industrie, et les îles surpeuplées, telles que Tinos et Siphnos, doivent envoyer chaque année à Constantinople, à Smyrne, dans les villes de la Grèce, un certain nombre d'émigrants qui vont travailler comme manoeuvres, cuisiniers, potiers, maçons ou sculpteurs. Si quelques îles ont une population surabondante, combien d'autres en revanche ne sont plus habitées ou ne donnent asile qu'à des bergers! Ainsi la plupart des îles qui se trouvent entre Naxos et Amorgos ne sont que des rochers déserts. Antimilo n'est, comme Délos, qu'un pâtis semé de pierres. Enfin Seriphos et Gioura, l'antique Gyaros, sont encore des solitudes mornes, comme aux temps où les empereurs romains les désignèrent pour servir de lieux d'exil; néanmoins on espère que, grâce à ses minerais de fer, déclarés excellents, Seriphos reprendra prochainement quelque importance. L'île d'Antiparos compte sur ses riches mines de plomb. V ILES IONIENNES L'île de Corfou, située au large des côtes de l'Épire, l'archipel céphalonien, qui se trouve à l'ouest de la Grèce continentale et péninsulaire, enfin l'île de Cythère, que battent à la fois les flots de la mer Ionienne et ceux de la mer Égée, ont eu depuis un siècle les plus singulières vicissitudes politiques. Seule parmi toutes les dépendances naturelles de la péninsule des Balkhans, Corfou avait eu le bonheur de repousser tous les assauts des Mahométans et de rester terre européenne, grâce à la protection de la république de Venise. Lorsque celle-ci fut livrée à l'Autriche par Bonaparte, en 1797, Corfou et les îles Ioniennes furent occupées par les Français. Quelques années après, les Russes on devenaient les véritables maîtres, quoiqu'ils eussent fait, semblant d'y organiser une sorte de république aristocratique sous la suzeraineté de la Turquie. En 1807, les Français, reprenaient possession des îles Ioniennes pour se les voir, arrachées successivement par les Anglais, à l'exception de Corfou, qu'ils gardèrent jusqu'en 1814. Sous le nom de «république Sept-insulaire» les îles Ioniennes devinrent alors des espèces de fiefs que des familles de grands propriétaires terriens gouvernaient au nom de l'Angleterre et avec l'appui de ses troupes. Deux fois la constitution octroyée par les Anglais dût être modifiée dans un sens plus démocratique, mais le patriotisme grec des Sept-insulaires ne voulut s'accommoder à aucun prix de la suzeraineté de là Grande-Bretagne. Celle-ci se résolut enfin à lâcher sa conquête, et les populations des Sept-Iles, rendues à leurs affinités, naturelles, s'annexèrent à la Grèce, dont elles forment les communautés lés plus avancées en instruction, en bien-être et en activité. Sans doute, en accordant la liberté à ses sujets ioniens, l'Angleterre a consulté son propre intérêt, mais elle a eu l'intelligence de le comprendre; elle a reconnu que l'influence morale est supérieure à la force des canons, et c'est avec une parfaite bonne grâce, qu'elle a cédé. Non-seulement elle a rendu Cythère et l'archipel de Céphalonie, où elle n'avait que des intérêts commerciaux, mais elle a également livré la citadelle de Corfou, qui lui permettait de commander l'entrée de l'Adriatique, comme elle domine celles de la Méditerranée, de la mer de Sicile et de la mer Rouge. C'est là une politique de magnanimité qui n'a pas encore trouvé beaucoup d'imitateurs parmi les gouvernements du monde, et que l'Angleterre elle-même aurait l'occasion d'appliquer-en mainte autre partie de la terre! [Illustration: CORFOU. Dessin de E. Grandsire d'après un croquis fait sur nature.] De tout temps Corfou, la Korkyra des Grecs et la Corcyra des Romains, a été la plus importante des îles Ioniennes, grâce au voisinage de l'Italie et aux avantages commerciaux que lui procuraient son excellent port et sa grande rade, pareille à un vaste lac. D'après les habitants, qui aiment à citer le témoignage de Thucydide, Corfou serait cette île des Phéaciens dont parle l'Odyssée; ils disent même avoir retrouvé dans la fontaine de Kressida le ruisseau où la belle Nausicaa lavait le linge de son père, et les beaux jardins où la foule se promené le soir près de la ville portent le nom de jardins d'Alcinoüs. De toutes les îles Ioniennes, Corfou est la seule qui ait une petite rivière, le Messongi, dont les eaux ne se dessèchent pas en été et que l'on peut remonter à une petite distance en barque. Les collines, placées comme un écran devant les plaines de la basse Épire, sont exposées à toute la force des orages qu'apporte le vent du sud-ouest, et reçoivent une grande quantité d'eau de pluie: aussi la végétation est-elle fort riche; les orangers, les citronniers s'étendent autour de la ville en odorants bosquets, les vignes et les oliviers cachent de leurs pampres et de leur feuillage les roches grisâtres des collines, d'opulentes moissons de blé ondulent dans les plaines, que parcourent des routes bien tracées. Malheureusement, Corfou est très-exposée au vent du sud-est, qui souvent n'est autre que le sirocco; c'est là ce qui diminue beaucoup ses avantages comme station d'hiver pour les malades. La ville, située sur une péninsule triangulaire, en face de la côte d'Épire, est la plus considérable et la plus commerçante de l'ancienne république Ionienne: c'est aussi une puissante forteresse, que tous ses possesseurs, Vénitiens, Français, Russes, Anglais, ont successivement travaillé à rendre imprenable. De ses bastions on jouit d'une vue fort belle, bien inférieure toutefois au tableau que l'on contemple du haut du mont Pantocrator ou «Dominateur», lorsque le temps est favorable, on peut apercevoir par-dessus le détroit jusqu'aux montagnes d'Otrante, en Italie. La proximité de cette péninsule, les relations de commerce, les traditions laissées par la domination de Venise ont fait de Corfou une ville à demi italienne, et de nombreuses familles appartiennent à la fois aux deux nationalités par l'origine et par le langage; c'est vers 1830 seulement que l'italien cessa d'être la langue officielle de l'île et de tout l'archipel. Au milieu de la population cosmopolite qui se presse dans les murs de la cité, on remarque aussi beaucoup de Maltais, porte-faix et jardiniers, qui avaient suivi dans l'île leurs maîtres britanniques. Corfou possédait jadis la ville de Butrinto et quelques-uns des villages situés en face sur la côte d'Épire; mais un gouverneur anglais en fit présent au terrible Ali-Pacha et maintenant les seules dépendances de l'île sont les îlots environnants: au nord Fano, Samathraki, Merlera; au sud Paxos, aux falaises percées de grottes, Antipaxos dont les roches suent l'asphalte. Paxos produit, dit-on, la meilleure huile de toute la Grèce occidentale. Leucade, Céphalonie, Ithaque, Zante et quelques îlots voisins se déploient en un archipel gracieusement recourbé au devant du golfe de Patras, le long des côtes d'Acarnanie et d'Élide. Ensemble, ces îlots constituent une chaîne de montagnes calcaires alternativement lavées par les pluies et brûlées par le soleil. Leurs vallons cultivés produisent, comme ceux de Corfou, des oranges, des citrons, des raisins de Corinthe, du vin, de l'huile, qui sont l'objet d'un commerce assez actif. Par leurs habitants, ces îles ressemblent également à leurs voisines du nord; l'élément italien, sauf à Ithaque, se trouve assez fortement représenté dans la population grecque. [Illustration: N°. 22.--CANAL DE SAINTE-MAURE.] Leucade ou «la Blanche», ainsi nommée de l'éclat de ses promontoires crétacés, est, en réalité, une dépendance du continent. Les anciens lui donnaient le nom d'Acté ou «Péninsule» et racontaient que des colons corinthiens l'avaient changée en île en creusant un canal à travers l'isthme de jonction. L'examen des lieux ne confirme point cette légende. Il est probable que les Corinthiens, comme naguère les Anglais, n'eurent qu'à ouvrir une fosse de navigation dans la lagune qui sépare l'île du continent et dont la profondeur ne dépasse pas soixante centimètres: si la mer Ionienne avait des marées, l'île de Leucade, comme Noirmoutiers, sur les côtes de France, se changerait deux fois par jour en péninsule. Un pont dont il reste d'importants débris, unissait jadis les deux rivages par-dessus l'étroit chenal qui s'ouvre au sud de la lagune; au nord, un îlot, portant la chapelle et la forteresse de Sainte-Maure, dont le nom est souvent attribue à l'île de Leucade elle-même, garde l'entrée du canal. C'était naguère le seul endroit de la Grèce occidentale où se trouvât un bosquet de dattiers. Un magnifique aqueduc de deux cent soixante arches, servant aussi de chaussée, réunissait la forteresse à la ville d'Amaxiki, principal port et capitale de Leucade; mais ce monument de l'industrie turque, élevé sous le règne de Bajazet, a été fort endommagé par les tremblements de terre. On pourrait croire qu'au milieu des salines et des lagunes basses où les marins ne se hasardent que sur des troncs d'arbres creusés et à fond plat, la fièvre règne en permanence; toutefois Amaxiki, de même que Missolonghi dans sa vaste plaine noyée, est une ville relativement salubre, et les femmes y ont une apparence de fraîcheur et de beauté remarquables. Au sud commencent les montagnes boisées qui vont se terminer en face de Céphalonie par le célèbre promontoire qui portait le temple d'Apollon. C'est un roc de soixante mètres de hauteur d'où on lançait les accusés dans la mer pour leur faire subir une sorte de jugement de Dieu; les amants s'en précipitaient aussi pour oublier leur passion, soit dans la frayeur de la mort, soit dans la mort elle-même. Céphalonie, ou mieux Cephallenia, est la plus grande des îles Ioniennes, et la montagne qui la domine, l'Aïnos ou Elatos, le Montenero des Italiens, est la cime la plus élevée de l'archipel; du milieu de la mer d'Ionie, les matelots peuvent, par un temps favorable, voir d'un côté l'Etna de Sicile, de l'autre le mont de Céphalonie. Les forêts de conifères qui avaient valu à la haute montagne le nom de Montenero, ont été en grande partie dévorées par les incendies, mais il en reste encore quelques lambeaux, où se trouve un sapin magnifique d'une espèce particulière. Sur la croupe suprême de la montagne on voit encore les restes d'un temple de Jupiter. L'île est fertile et peuplée, mais son grand malheur est de manquer d'eau; la plupart des ruisseaux tarissent en été et les habitants sont parfois dans une véritable détresse. Le sol calcaire, tout fissuré, percé d'énormes entonnoirs, laisse passer comme un crible les eaux de pluie qui vont rejaillir en fontaines dans la mer elle-même, loin des campagnes altérées. En revanche, par un phénomène bizarre et peut-être unique, la mer de Céphalonie verse dans les cavernes de ses rivages deux abondants ruisseaux d'eau salée qui vont se perdre au loin en des galeries inconnues. Le lieu de cette étrange disparition des eaux maritimes est à quelque distance au nord d'Argostoli, ville que son port très-abrité, mais sans profondeur, a rendue l'une des plus commerçantes de l'île, et où se trouve une magnifique chaussée de sept cents mètres unissant les deux bords d'un golfe. Les deux ruisseaux marins sont assez considérables pour que leur courant puisse mettre en mouvement les roues de grands moulins qui n'ont cessé de fonctionner régulièrement, l'un depuis 1835, l'autre depuis 1859. Le débit commun des deux courants est d'environ deux mètres cubes par seconde, ou plus exactement de 160,000 mètres cubes par jour. Cette eau s'amasse-t-elle dans les profondeurs du sol, en de vastes lacs que l'évaporation constante suffit pour maintenir au même niveau et où le sel s'amasse en couches épaisses? ou bien, comme le pense le géologue Wiebel, l'excédant de ces eaux marines, réparti dans les fissures du sol en de nombreux filets, est-il ramené par un phénomène d'aspiration hydrostatique dans les ruisseaux souterrains d'eau douce qui parcourent le sol caverneux de l'île, et forme-t-il avec eux les fontaines d'eau douce saumâtre qui jaillissent en divers endroits à la base des collines? On ne sait, mais il est probable que le régime souterrain des eaux douces, salées, sulfureuses, est en grande partie la cause des tremblements de terre qui sont si fréquents et si redoutables à Céphalonie. Toutes les maisons d'Argostoli sont basses, afin de pouvoir résister aux frémissements du sol. L'île d'Asteris, qu'Homère nous décrit comme ayant deux ports, et où s'éleva plus tard la ville d'Alalkomenas, n'existe plus entre Céphalonie et Théaki: elle a été probablement détruite par les secousses du sol, car on ne saurait voir dans le simple écueil de Daskalion un reste de cette terre habitée. [Illustration: N°. 23.--ARGOSTOLI.] Théaki, la fameuse Ithaque du «divin Ulysse», peut être considérée comme une dépendance de Céphalonie, dont la sépare le canal aux rivages parallèles de Viscardo, ainsi nommé en souvenir du conquérant Robert Guiscard. L'île est, petite et l'on a pu y reconnaître tous les sites dont parle l'Odyssée, la fontaine Aréthuse, la haute roche au pied de laquelle Eumée paissait son troupeau, et, dit-on, jusqu'au palais d'Ulysse; mais on ne retrouve plus les noires forêts qui recouvraient les pentes du mont Nérite. Les habitants d'Ithaque sont très-fiers de leur petite patrie chantée par Homère, et dans chaque famille on compte au moins une Pénélope, un Ulysse, un Télémaque, bien qu'en dépit de leurs prétentions ils ne soient point les descendants de l'artificieux fils de Laërte. Pendant le moyen âge, l'île fut complètement dépeuplée par les ravageurs, et le sénat de Venise dut, en 1504, offrir gratuitement les terres d'Ithaque à des colons du continent afin de changer ce désert en une escale de commerce. La plupart des immigrants viennent des côtes de l'Épire: aussi l'idiome grec des insulaires est-il fort mélangé de mots albanais. De nos jours, Ithaque est bien cultivée, et son port, appelé Bathy ou «le Profond», fait un assez grand trafic de raisins de Corinthe, d'huile et de vin. Comme au temps d'Homère, l'île d'Ithaque est une excellente «nourrice de vaillants hommes». Les gens de Théaki sont grands et forts; d'après l'enthousiaste Schliemann, ils seraient aussi les plus vertueux des humains, jusqu'à ignorer leur propre vertu et à ne se faire aucune idée du mal. Parmi eux on ne trouve ni riches ni mendiants; cependant l'amour des voyages pousse un grand nombre des habitants à s'expatrier. On les rencontre dans toutes les villes populeuses de l'Orient. _«Zante, fior del Levante»_, disent les Italiens. L'antique Zacynthe est, en effet, celle des îles Ioniennes qui est la plus riche en vergers, en cultures, en maisons de plaisance. Une grande plaine, comprise entre deux arêtes de collines d'une médiocre élévation, occupe le milieu de «l'île d'Or»: c'est un vaste jardin entremêlé de vignes qui produisent d'excellents raisins de Corinthe. Les habitants, fort industrieux, ne se bornent pas à cultiver leur propre territoire, ce sont eux aussi qui vont exploiter les champs des Acarnaniens, soit à gages, soit à part de la récolte. La ville de Zante, située sur le rivage oriental, en face des côtes de l'Élide, est aussi la plus riche et la mieux tenue de l'archipel céphalonien. Malheureusement, Zante est souvent ébranlée par des secousses, que l'on croit être d'origine volcanique. Cette hypothèse paraît d'autant plus probable que des sources de bitume jaillissent près de la pointe sud-orientale de l'île, au «cap de la Cire»: exploitées déjà du temps d'Hérodote, ces fontaines fournissent encore environ cent barils de liquide, lors de la récolte annuelle qui se fait au mois d'avril. En outre, des sources d'huile s'épanchent au bord de la mer et même sous les flots; près du cap Skinari, au nord de l'île, une sorte de graisse puante recouvre constamment les eaux. Les seuls îlots qui dépendent de Zante sont les Strivali, les anciennes Strophades, où la légende mythologique nous dit que volaient les hideuses harpyes[14]. [Note 14: Iles Ioniennes.] Monts les Population Noms des îles. Superficie. plus élevés. en 1870. Corfou............. 580 kil. car. Pantocrator. 1,000 mèt. 72,450 hab. Paxos et Antipaxos. 70 » -- -- 3,600 » Leucade............ 475 » Nomali...... 1,180 » 21,000 » Céphalonie......... 757 » Elatos...... 1,620 » 67,500 » Ithaque............ 110 » Neriton..... 807 » 10,000 » Zante.............. 420 » Skopos...... 396 » 44,500 » ] VI LE PRÉSENT ET L'AVENIR DE LA GRÈCE Le peuple grec a certainement fait de grands progrès depuis qu'il a secoué le joug des Turcs, cependant il est loin d'avoir tenu tout ce que les philhellènes enthousiastes attendaient de lui. En le voyant égaler en courage les Grecs de Marathon et de Platée, on crut qu'il saurait en peu de temps s'élever au niveau intellectuel et artistique des générations qui produisirent Aristote et Phidias. Ces grandes espérances n'ont point été réalisées. Ce n'est point en l'espace d'une génération qu'un peuple saurait émerger complètement de la barbarie, échapper aux superstitions de toute espèce qui étreignaient son esprit, changer les moeurs de violence, de ruse, de paresse que lui avait données la servitude, et s'assimiler les conquêtes scientifiques de vingt siècles, pour prendre lui-même sa place au rang des peuples initiateurs. D'ailleurs il faut tenir compte du petit nombre des Hellènes de la Grèce, qui égalent à peine la population de deux départements français et qui sont très-clair-semés sur un territoire montueux, âpre, sans chemins. Les rivages des péninsules et les îles, tout dentelés de ports, sont admirablement disposés pour le commerce; aussi les habitants n'ont-ils pas manqué d'en profiter et l'on sait avec quel succès; mais il est peu de contrées en Europe dont le relief soit moins favorable à l'utilisation des ressources agricoles et industrielles du pays. La nature du sol s'oppose partout à la construction des routes, tandis que partout aussi la mer bleue souriant dans les golfes invite aux voyages et au commerce lointain. Aussi nul mouvement d'immigration ne se produit de l'Empire Ottoman vers la Grèce, tandis qu'au contraire des multitudes d'Hellènes, surtout des îles Ioniennes et des Cyclades, émigrent chaque, année pour chercher fortune à Constantinople, au Caire et jusque dans les Indes. Les hommes de travail ou d'aventure s'éloignent, laissant derrière eux la tourbe des intrigants qui font de la politique un métier lucratif et les pacifiques employés dont l'avenir dépend de la faveur d'un ministre. Il en résulte ce fait assez bizarre, que les communautés de Grecs les plus riches et les plus prospères sont précisément celles qui se développent à l'étranger. Elles sont aussi plus libres et mieux administrées. En dépit du pacha qui la surveille, la moindre petite cité romaïque de la Thrace ou de la Macédoine pourrait servir de modèle dans la gestion de la chose publique au royaume autonome et souverain de la Grèce. C'est qu'elle a un intérêt immédiat à bien gérer ses affaires, qui sont pour ainsi dire des affaires de famille, tandis que dans l'Hellade une bureaucratie inquiète et rapace intervient à tout propos pour gérer à son profit les deniers de la commune, corrompt les électeurs afin de se maintenir en place, et tente de rentrer dans ses débours, en continuant, sous mille formes vexatoires plus ou moins légales, les traditions de piraterie et de brigandage qui ont été si longtemps celles de leur pays. La population actuelle de la Grèce proprement dite peut être évaluée à quinze cent mille personnes, soit environ les deux cinquièmes des Hellènes d'Europe et d'Asie. A surface égale, l'Hellade, dont la position est si avantageuse pour le commerce, est non-seulement beaucoup moins peuplée que les pays civilisés de l'Europe occidentale, elle est même à cet égard inférieure à la Turquie. D'après les auteurs qui ont le mieux étudié l'histoire du passé des Hellènes, la Grèce propre, à l'époque de sa plus grande prospérité, n'aurait pas eu moins de six à sept millions d'habitants. L'Attique à elle seule était dix fois plus peuplée qu'elle ne l'est aujourd'hui, et certaines îles, où l'on voit au plus quelques bergers, étaient couvertes de cités populeuses; au milieu de tous les plateaux déserts, au bord du moindre ruisseau, sur chaque promontoire se montrent les emplacements de villes antiques: la carte du monde hellénique, de Chypre à Corfou et de Thasos à la Crète, fourmille de _palaeochori_, de _palaeocastro_, de _palaeopoli_, et la Grèce continentale n'est pas moins riche que les îles et les côtes de l'Asie Mineure en souvenirs de ce genre. Toutefois, si le pays se repeuple avec une certaine lenteur, le progrès n'en est pas moins incontestable. Avant la guerre de l'indépendance, le nombre des habitants de la Grèce, y compris les îles Ioniennes, dépassait peut-être un million; mais les batailles et surtout les massacres de la Morée diminuèrent considérablement la population; en 1832, les Grecs et les Ioniens réunis étaient 950,000 au plus. Depuis cette époque, l'accroissement annuel a varié de 9,000 à 14,000 individus, mais d'une manière assez inégale, car si les villes grandissent rapidement, en revanche plusieurs îles de l'Archipel et de la mer Ionienne, notamment Andros, Santorin, Hydra, Zante, Leucade, perdent par l'émigration plus d'habitants que ne leur en donne le surplus des naissances sur les morts. Dans le continent, ce sont les fièvres paludéennes qui retardent le plus les progrès du repeuplement de la Grèce. Parfaitement sain par son climat naturel, le sol est en maints endroits devenu très-insalubre par les eaux qu'on laisse séjourner en marais; la reconquête des terres par l'agriculture sera donc en même temps l'enrichissement de la contrée et la disparition d'un fléau terrible[15]. [Note 15: Population des principales villes de la Grèce, avec leur banlieue, en 1870: Athènes et Pirée 59,000 hab. Patras 26,000 » Corfou 24,000 » Hermoupolis ou Syra 21,000 » Zante 20,500 » Lixouri (Céphalonie) 14,000 » Pyrgos ou Letrini 13,600 » Tripolis ou Tripolitza 11,500 » Chalcis, en Eubée 11,000 » Sparte 10,700 » Argos 10,600 » Argostoli (Céphalonie) 9,500 » Kalamata 9,400 » Histiaea, en Eubée 8,900 » Karystos » 8,800 » Aegion ou Vostitza 8,800 » Nauplie 8,500 » Spezia 8,400 » Kranidhi, en Argolide 8,400 » Lamia 8,300 » Missolonghi 7,500 » Andros 9,300 » Population de la Grèce sans les îles Ioniennes, en 1832. 713,000 hab. » » » » en 1870. 1,226,000 » » » avec les iles Ioniennes. » 1,458,000 » » » par kilom. carré... » 29 » » probable de la Grèce....... en 1875. 1,540,000 » ] Malheureusement, cette reconquête du sol agricole s'opère avec lenteur. Les produits ne suffisent point à nourrir la population; à bien plus forte raison ne peuvent-ils alimenter un commerce d'exportation considérable. Pourtant les terres cultivables de la Grèce se prêtent admirablement à la production des vins, des fruits, des plantes industrielles, telles que le coton, la garance, le tabac. Les figues et les oranges sont exquises; les vins de Santorin et d'autres Cyclades sont parmi les meilleurs des bords de la Méditerranée; les huiles de l'Attique, sans être épurées comme celles de Provence, ne sont pas moins bonnes qu'aux temps où la déesse Athéné planta de ses mains l'olivier sacré. A l'exception des cotons de la Phthiotide et des raisins dits de Corinthe, que l'on exporte de Patras et des îles Ioniennes pour une valeur de trente ou quarante millions de francs chaque année, la Grèce ne vend à l'étranger qu'une part bien faible de produits agricoles, et ces produits ne doivent que peu de chose au travail de l'homme. Un de ses principaux articles d'exportation, la vallonnée, dont se servent les teinturiers, est la cupule d'un gland de chêne que l'on ramasse dans les forêts. Dans un pays de si pauvre agriculture, il est tout naturel que l'industrie proprement dite soit à peu près nulle. C'est de l'étranger, de l'Angleterre surtout, que la Grèce fait venir tous les objets manufacturés dont elle a besoin; elle n'a pas même un outillage suffisant pour exploiter sérieusement ses carrières de marbres, plus riches que celles de Carrare. Il n'existe qu'une seule exploitation minière importante, celle du Laurion, dans toute l'étendue de la Grèce. En cette partie de l'Attique, les anciens avaient utilisé pendant des siècles de riches mines de plomb argentifère, et d'énormes massés de déblais s'élèvent ça et là en véritables collines. Ce sont ces amas que l'on traite maintenant dans l'usine d'Ergastiria, l'une des plus grandes fonderies de plomb du monde entier: chaque année, on extrait de ces débris près de dix mille tonnes de plomb, sans compter une quantité d'argent considérable. Autour de l'usine s'est fondée une petite ville industrielle, dont le port est l'un des plus actifs de la Grèce. Mais ce n'est point sans peine que s'est créé ce remarquable établissement d'Ergastiria. Jaloux des industriels étrangers qui exploitaient toutes ces richesses, des Grecs leur ont suscité mille entraves et peu s'en est fallu qu'à propos des amas de scories du Laurion, le gouvernement hellénique ne se brouillât complètement avec la France et l'Italie. Puisque les Grecs ne tirent de leur sol qu'une quantité de produits insuffisante à leur propre entretien et que leur industrie est sans grande importance, ils seraient condamnés à mourir de faim, si par leurs six mille navires, toujours en mouvement, ils n'avaient pris dans les eaux de la Méditerranée le métier lucratif de porteurs. Leur marine marchande est supérieure à celle de l'immense Russie, elle égale presque celle de l'Autriche et dépasse dix fois la flotte commerciale de la Belgique; encore faut-il ajouter que la plupart des navires qui hissent le pavillon turc appartiennent à des marins hellènes[16]. C'est dans cette navigation de cabotage que se révèle tout entier le vieil instinct de race. Tandis que les grands bateaux à vapeur à parcours rapide appartiennent à des compagnies puissantes de l'Occident, les marins hellènes possèdent les navires d'un faible tonnage et au chargement varié qui suivent la côte d'échelle en échelle, d'ordinaire ne dépassant point les limites de l'ancien monde grec. Aucune embarcation ne peut naviguer en Méditerranée à moindres frais que les leurs, car tous les matelots ont un intérêt dans le chargement et tous vivent d'abstinence pour augmenter le bénéfice; les uns ont fourni le bois, les autres le gréement, d'autres encore telle ou telle partie de la cargaison, et ce sont des concitoyens de leur ville ou de leur village qui, sur leur simple parole, ont donné l'argent nécessaire à l'achat des marchandises. Sur maint navire, tout l'équipage est composé d'associés, se partageant fraternellement la besogne, mais n'ayant point de maître parmi eux. Tous sont égaux. [Note 16: Commerce de la Grèce en 1871: Flotte commerciale........ 6,135 navires. Tonnage................... 420,000 tonnes. Mouvement des navires..... 7,160,000 » Importation............... 110,000,000 francs. Exportation............... 76,000,000 » Total des échanges........ 186,000,000 » ] Mais quelles que soient la sobriété et l'intelligente initiative des marins hellènes, ils ont à craindre le sort qui menace partout le petit commerce et la petite industrie. Les économiques bateaux porteurs de la Grèce pourront lutter longtemps contre les paquebots des puissantes compagnies, mais à la longue ils finiront par céder la place, et le pays lui-même sera menacé de perdre son rang commercial, s'il n'accroît rapidement ses ressources intérieures par le développement de l'agriculture et de l'industrie et la construction de chemins qui permettent le transport des produits. Actuellement la Grèce est encore très-pauvre en routes carrossables, non-seulement à cause des obstacles que les rochers et les montagnes opposent aux ingénieurs, mais surtout à cause de l'insouciance des habitants, auxquels la mer avait toujours suffi. Télémaque ne pourrait plus aujourd'hui, comme aux temps homériques,--à moins qu'ils ne soient fabuleux,--franchir sur son char l'espace qui sépare Pylos de Lacédémone; il lui faudrait cheminer au bord des précipices sur de hasardeux sentiers. De tous les pays indépendants de l'Europe, la Grèce est, avec la Serbie, celui qui est resté le plus longtemps sans une voie ferrée; même de nos jours, Athènes ne possède que le chemin de fer qui mène à son faubourg du Pirée et le petit réseau industriel des mines du Laurion. C'est tout récemment qu'on a fini par décider pour un avenir incertain la construction de deux lignes importantes, dont l'une reliera la capitale au golfe de Volo et à la frontière de la Turquie, tandis que l'autre fera communiquer l'Attique avec l'Achaïe par l'isthme de Corinthe, unira Patras à la vallée de l'Alphée et à Kalamata par les riches plaines de l'Élide et de la Triphylie. Si les grands travaux publics de la Grèce ont été tellement retardés, la principale cause en est à l'état de banqueroute perpétuelle dans lequel se trouve le gouvernement hellénique. L'équilibre du budget grec n'est qu'une fiction. La dette, qu'il est tout à fait impossible de payer, s'élèverait à plus d'un demi-milliard, soit à plus de trois cents francs par tête, si l'on n'avait depuis longtemps négligé de payer les intérêts des premiers emprunts[17]. [Note 17: Budget en 1875... Recettes... 55,800,000 fr. Dépenses.... 30,000,0000 fr.] A la misère générale du pays répond la misère privée de la grande majorité des habitants de la Grèce. Épuisés par le payement de la dîme, à laquelle le fisc en ajoute parfois une deuxième ou même une troisième, la plupart des paysans mènent une existence lamentable; quoique d'une extrême sobriété naturelle, leur nourriture est insuffisante; leurs demeures sont des tanières malsaines; souvent ils ne peuvent faire assez d'économies pour se procurer les vêtements et les objets indispensables. Aussi les jeunes gens des contrées les plus pauvres de la Grèce émigrent-ils en foule, soit pour une saison, soit pour un temps indéfini. A cet égard, l'Arcadie peut être assimilée à l'Auvergne, à la Savoie et à la plupart des pays de montagnes du centre de l'Europe. Les Étoliens, qui se décident plus difficilement à quitter pour les villes de l'étranger leurs belles vallées sauvages, ont une coutume qui témoigne de l'état de désespoir auquel les ont réduits les exigences de l'impôt. Au lieu de combattre, comme l'eussent fait leurs rudes ancêtres avant d'avoir été rompus par la servitude, les malheureux, ruinés par les exacteurs, sortent de leur village, et sur le bord de la grande route élèvent un tas de pierres, qui doit témoigner à jamais de l'injustice qu'on leur a fait. Ce tas de pierres, c'est «l'anathème». Chaque paysan qui passe à côté de ce monument d'exécration muette, ajoute religieusement son caillou: la Terre, mère commune, est chargée du soin de la vengeance. L'ignorance, la compagne ordinaire de la misère, est aussi fort grande dans les campagnes de la Grèce, surtout dans les pays d'accès difficile, tels que l'Étoile et le Magne ou péninsule du Taygète. En Grèce, comme en Albanie et dans le Montenegro, on croit aux perfides nymphes des fontaines, qui se font aimer des jeunes hommes pour les noyer dans l'onde; on croit aussi aux vampires, au mauvais oeil, aux pratiques de magie. Heureusement pour les Grecs, leur extrême désir d'apprendre et de savoir, sinon d'approfondir, se fait jour en dépit de l'état de misère dans lequel croupit une grande partie de la population. C'est ainsi que dans l'île d'Ithaque les paysans arrêtent les voyageurs instruits pour se faire lire les chants d'Homère. La pénurie du gouvernement n'a pas empêché des écoles primaires de se fonder dans presque tous les villages de la Grèce; en maints endroits, où manquent les bâtiments d'école, les classes se tiennent en plein vent, et les enfants, loin de songer à faire l'école buissonnière, lèvent à peine les yeux de leurs cahiers pour voir les étrangers qui passent ou les oiseaux qui voltigent. De même, les écoliers des gymnases et ceux des universités d'Athènes et de Corfou se consacrent tous consciencieusement au travail, trop souvent, il est vrai, pour apprendre à pérorer: ce n'est point en Grèce que l'on voit de ces étudiants qui, sous prétexte d'aller suivre des cours de science, ne se rendent dans les grandes villes que pour s'y livrer à la débauche. Parmi les douze cents jeunes gens qui fréquentent l'université d'Athènes, il en est qui, pour étudier le jour, emploient une moitié de la nuit à quelque travail manuel, d'autres qui se font domestiques ou cochers pour acquérir leur diplôme de légiste ou de médecin. Un pareil amour de l'étude ne peut manquer d'assurer à la nation grecque une influence bien plus considérable que ne pourrait le faire espérer, relativement aux nations voisines, le nombre peu élevé des hommes qui la composent. D'ailleurs les Grecs de toutes les parties de l'Orient, de l'Épire à l'île de Chypre, considèrent Athènes comme leur centre intellectuel, et c'est là qu'ils envoient étudier leurs jeunes gens. Ils font mieux encore. Pour contribuer à la gloire et à la prospérité de là nation renaissante, ils prélèvent une part de leurs revenus et la destinent à la fondation ou à l'entretien des écoles d'Athènes. Et ce ne sont pas seulement les riches négociants de Marseille, de Trieste, de Salonique, de Smyrne, qui s'occupent ainsi des vrais intérêts de la patrie; de simples paysans, des veuves illettrées de la Thrace et de la Macédoine emploient également leurs économies à l'oeuvre de l'instruction publique. C'est le peuple lui-même qui élève ses écoles, ses musées et qui paye ses professeurs. L'académie d'Athènes, l'École polytechnique, l'Université, l' Arsakéion, excellent collège consacré à l'éducation des filles, doivent leur existence, non au gouvernement, mais au zèle des citoyens hellènes de tous pays. On comprend avec quel intérêt la nation entière veille sur ces établissements dus au dévouement de tous, et quelle influence salutaire exercent à leur retour dans leurs provinces respectives les jeunes gens et les jeunes filles sortis des écoles de la patrie commune. [Illustration: PAYSANS DES ENVIRONS D'ATHÈNES. Dessin de D. Maillart d'après des photographies.] Ainsi la cohésion que donnent aux Grecs une langue, des traditions, des espérances identiques, voilà ce qui fait leur nation, voilà ce qui réalise déjà, mieux que les traités, cette union de race qu'ils appellent la «grande idée»! Les frontières fixées par la diplomatie n'ont aucun sens au point de vue du patriotisme hellénique. Qu'ils résident dans la Grèce proprement dite, dans la Turquie d'Europe ou d'Asie, les Grecs n'en forment pas moins un seul peuple et n'en vivent pas moins d'une vie nationale commune, en dehors des gouvernements de Constantinople et d'Athènes. Peut-être même les plus Hellènes de toute la race sont-ils précisément ceux qui habitent la Turquie, loin de l'influence corruptrice de la bureaucratie grecque. C'est à l'étranger qu'ont été le mieux gardées les traditions et la pratique de la vie municipale et que l'initiative du citoyen grec s'exerce le plus librement. Aussi l'ensemble de la nation doit-il être considéré comme formé de la race tout entière, soit près de quatre millions d'hommes. Tel est le groupe de populations dont l'influence, déjà considérable et grandissant tous les jours, ne peut manquer d'exercer une influence capitale sur les destinées futures de l'Europe méditerranéenne. On a souvent prétendu que, par suite de la communauté de religion, les Grecs étaient tout disposés à favoriser les ambitions russes et cherchaient à frayer au tzar le chemin de Constantinople. Il n'en est rien. Les Hellènes ne songent point à sacrifier leurs propres intérêts à ceux d'une nation étrangère. D'ailleurs, ce n'est point avec la Russie de tradition byzantine qu'ils ont de ces liens naturels qui fondent les véritables alliances. Le climat, la situation géographique, les souvenirs de l'histoire, les rapports de commerce et surtout les liens plus intimes d'une civilisation commune rattachent la Grèce au groupe des nations dites latines, l'Italie, l'Espagne et la France. Dans ce grand partage qui par la force des choses s'opère graduellement en Europe, ce n'est point parmi les Slaves, mais parmi les Latins que se rangent les Hellènes. Récemment, lorsque la France envahie luttait pour son existence nationale, plus d'un millier de volontaires grecs accoururent à son aide; les Philogalates venaient acquitter la dette que la Grèce avait contractée envers les Philogalates pendant la première moitié du siècle. VII GOUVERNEMENT, ADMINISTRATION ET DIVISIONS POLITIQUES. Les puissances protectrices de la Grèce ont donné à la nation un gouvernement parlementaire et constitutionnel, imité de ceux de l'Europe occidentale. En théorie, le roi des Grecs «règne et ne gouverne pas»; il a des ministres responsables devant les chambres, dont les majorités changeantes font osciller la prépondérance de l'un à l'autre parti, suivant les fluctuations de l'opinion publique. En fait, «le pouvoir du roi n'est tempéré que par la diplomatie». D'ailleurs, les formes de la constitution importée dans l'Hellade n'ont rien qui réponde aux traditions ni au génie des Grecs, et depuis la proclamation de leur indépendance, ils ont trois fois modifié leur Charte sans avoir réussi à la faire observer. En vertu de la constitution de 1864, tous les citoyens grecs possédant une propriété quelconque ou exerçant une profession indépendante sont électeurs à l'âge de vingt-cinq ans, éligibles à trente. Il n'y a qu'une chambre; les députés, au nombre de 187, sont élus pour une période de quatre ans; ils reçoivent un traitement. La liste civile du souverain, y compris une subvention des puissances protectrices, s'élève à 1,125,000 francs. L'Église orthodoxe grecque de l'Hellade est indépendante du patriarche de Constantinople; elle est administrée par un saint-synode siégeant dans la capitale et présidé par un archevêque métropolitain. Un commissaire royal assiste, sans voix délibérative, aux séances du synode, et contre-signe les copies des actes de l'assemblée. Toute décision qui ne se trouve point revêtue du seing officiel de ce commissaire est nulle par cela même. D'autre part, le roi ne peut destituer ni déplacer un évêque qu'après l'avis du synode et en se conformant aux canons. Quoique tous les cultes soient libres en vertu de la constitution, cependant les attributions officielles de l'Église lui permettent d'exercer fréquemment un pouvoir d'inquisition et de se faire appuyer dans cette oeuvre par le pouvoir civil. Le synode veille au maintien rigoureux des dogmes; il signale à l'autorité tous les prédicateurs, tous les écrivains hétérodoxes, et lui demande la répression de l'hérésie; il censure les ouvrages, les tableaux religieux, et en dénonce les auteurs pour les faire punir par les tribunaux civils. Il n'y a plus de Mahométans en Grèce, si ce n'est des marins et des voyageurs. Les derniers Turcs ont quitté l'île d'Eubée. Le seul culte qui, en dehors de l'Église officielle, soit pratiqué par un nombre assez notable de fidèles, est la religion catholique romaine. Elle domine dans les familles bourgeoises de Naxos et d'autres Cyclades. Deux archevêques et quatre évêques en ont le gouvernement. La Grèce est divisée en treize nomes ou nomarchies, subdivisées elles-mêmes en cinquante-neuf éparchies. Les cantons de l'éparchie portent le nom de dime, ou dimarchies, et les diverses communes rurales qui les composent sont administrées par des parèdres, ou adjoints du dimarque. Ils sont tous nommés par le roi et reçoivent une légère rétribution. Le nombre des employés est proportionnellement plus considérable en Grèce que dans tout autre pays d'Europe. Ils forment à eux seuls la soixantième partie, et avec leurs familles la douzième partie de la population du royaume; quoique leur traitement soit des plus modiques, ils émargent ensemble plus de la moitié des recettes du budget. Nomes. Éparchies. Population en 1870. {Mantinée 46,174 ARCADIE. {Kynuria 26,733 Sup. 3253 kil. car. {Gortynia 41,408 Pop. kil. 125 hab. {Megalepolis 17,425 -------- 131,740 ======== {Lacédémone 46,423 LACONIE {Gythion 13,957 Sup. 4346 kil. car. {Itylos 26,540 Pop kil. 24 hab. {Épidauros Limera 18,931 -------- 105,851 ======== {Kalamae 25,029 MESSÉNIE {Messini 29,529 Sup. 3176 kil. car. {Pylia 20,946 Pop. kil. 41 hab. {Triphylia 29,041 {Olympia 25,872 --------- 130,417 ======== {Nauplia 15,022 {Argos 22,138 ARGOLIDE ET CORINTHIE {Corinthe 42,803 Sup. 3749 kil. car. {Spezia et Pop. kil. 34 hab. {Hermionis 19,919 {Hydra et Trézène 17,301 {Cythère 10,637 --------- 127,820 ======== {Syros 30,643 {Kea 8,687 CYCLADES {Andros 19,674 Sup. 2399 kil. car. {Tinos 11,022 Pop. kil. 51 hab. {Naxos 20,582 {Thira (Théra, {Santorin) 21,901 {Milos 10,784 --------- 123,293 ======== {Attique 76,919 ATTIQUE ET BÉOTIE {Égine 6,103 Sup. 6426 kil. car. {Mégare 14,949 Pop. kil. 21 hab. {Thèbes (Thiva) 20,711 {Livadi 18,122 --------- 136,804 ======== {Chalcis 29,013 EUBÉI {Xérochorion 11,215 Sup. 4076 kil. car. {Karystia 33,936 Pop. kil. 20 hab. {Skopelos 8,377 --------- 82,541 ======== {Phthiotis 26,747 PHTHIOTIDE ET PHOCIDE {Parnasis 20,368 Sup. 5316 kil. car. {Lokris 20,187 Pop. kil. 20 hab. {Doris 49,119 --------- 106,421 ======== {Missolonghi {(Mesolongion) 18,997 ACARNANIE ET ÉTOLIE {Valtos 14,027 Sup. 7833 kil. car. {Trichonia 14,453 Pop. kil. 16 hab. {Eurytania 33,018 {Naupactia 22,219 {Vonitza et {Xeromeros 18,979 --------- 121,693 ======== {Patras 46,527 ACHAÏE ET ÉLIDE {Aegialia 12,764 Sup. 4942 kil. car. {Kalavryta 39,204 Pop. kil. 30 hab. {Ilia (Elis) 51,066 --------- 149,561 ======== {Corfou (Kerkyra) 25,729 CORFOU {Mesi 21,754 Sup. 1107 kil. car. {Oros 24,983 Pop. kil. 88 hab. {Paxi (Paxos) 3,582 {Leucade ou {Sainte-Maure 20,892 --------- 96,940 ======== {Kranaea 33,358 CÉPHALONIE {Pali 17,377 Sup. 781 kil. car. {Sami 16,774 Pop. kil. 99 hab. {Ithaque 9,873 --------- 77,382 ======== ZANTE { Sup. 781 kil. car. {Zacynthe (Zante) 44,557 Pop. kil. 62 hab. { CHAPITRE V LA TURQUIE D'EUROPE I VUE D'ENSEMBLE Des trois péninsules de l'Europe méridionale, celle dont la position géographique est la plus heureuse et qui jouit des plus grands avantages naturels est peut-être la presqu'île des Balkhans. Sa forme, beaucoup plus mouvementée que celle de l'Espagne, dépasse même celle de l'Italie en richesse de contours; ses côtes, baignées par quatre mers, sont dentelées de golfes et de ports, frangées de rameaux péninsulaires, bordées d'îles nombreuses. Plusieurs de ses vallées et de ses plaines ne sont pas moins fertiles que les bords du Guadalquivir et les campagnes de la Lombardie; deux zones de végétation s'y rencontrent et mêlent en gracieux paysages les flores de deux climats. Les montagnes de la Turquie, dont on ne songe guère à célébrer la beauté pittoresque, car de rares voyageurs seulement s'y aventurent, ne le cèdent pourtant pas en grâce et en majesté aux chaînes des autres péninsules, et la plupart ont encore le charme que donne la parure des forêts. Il est vrai que, de nos jours, le manque presque absolu de routes les rend moins abordables que les Apennins d'Italie et les «sierras» d'Espagne; toutefois elles sont moins hautes en moyenne, et leurs remparts sont percés d'un grand nombre de brèches; les plateaux qui leur servent d'appui sont aussi beaucoup plus étroits et plus découpés de vallées que les hautes plaines des Castilles. Enfin, tandis que l'Espagne et l'Italie sont complétement fermées au nord par des barrières de montagnes difficiles à franchir, la péninsule turque se rattache au tronc continental par transitions imperceptibles, sans que nulle part la limite soit indiquée par des frontières naturelles. Les rangées des Alpes autrichiennes se continuent sans interruption dans la Bosnie; de même les Carpathes traversent le Danube pour se relier au système des Balkhans. A l'est des Portes-de-Fer, tout rempart de monts a disparu: la Turquie n'est plus bornée au nord que par le cours changeant du Danube, sorte de mer intérieure dont elle garde l'issue[18]. [Note 18: Superficie de la Turquie d'Europe 365,300 kilom. carrés. Développement approximatif du littoral 2,800 -- ] Un avantage presque unique sur la Terre est celui que donnent à la péninsule de Thrace la proximité et le parallélisme des rivages de deux continents. L'Europe et l'Asie s'avancent au-devant l'une de l'autre et ne restent séparées que par le cours d'un fleuve marin réunissant la mer Noire à la mer Égée ou «mer Blanche» des Turcs. Ainsi deux axes se croisent en cette région de l'ancien monde, celui des masses continentales et celui des mers intérieures. A la fois isthmes et détroits, le Bosphore et les Dardanelles servent en même temps de chemins aux flottes de commerce et de lieux de passage aux mouvements des peuples de continent à continent. Si la mer Noire s'étendait plus avant dans l'intérieur des terres et formait comme autrefois, durant les âges géologiques un bassin continu avec la Caspienne et d'autres mers d'Asie, Constantinople deviendrait nécessairement la «ville du milieu» pour tout le monde ancien. Elle le fut déjà pendant mille années, mais dût-elle ne jamais reconquérir ce titre, elle n'en sera pas moins toujours l'un des centres de gravité autour desquels oscilleront les destinées des peuples. La cité pourrait être rasée qu'elle renaîtrait bientôt au bord de l'un ou de l'autre détroit dans cette région d'échange placée entre l'Europe et l'Asie. À l'aurore de notre histoire, la puissante Ilion veillait à l'entrée des Dardanelles. Elle s'est relevée sur le Bosphore; mais, à défaut de Byzance, nombre d'autres villes, Alexandria-Troas, Chalcédoine, Nicée, Nicomédie, quoique moins privilégiées par la nature, auraient pu lui succéder. Ce rôle d'intermédiaire qui appartient à la région des détroits doit être naturellement, dans une moindre mesure, celui de tout le littoral de la mer Égée. On sait ce que fut la Grèce dans l'histoire de l'humanité; mais en laissant de côté ce pays, séparé politiquement de la Turquie, la Macédoine et la Thrace n'ont-elles pas eu aussi une importance de premier ordre dans les annales du monde? C'est de là qu'après l'invasion de la Grèce par les Perses partit le mouvement de reflux vers les contrées de l'Euphrate et de l'Indus. La puissance romaine s'y maintint pendant mille années encore, après avoir succombé dans Rome même, et là fut sauvegardé ce précieux trésor de la civilisation grecque, qui devait faire «renaître» l'Europe occidentale. Il est vrai que l'arrivée des Turcs interrompit subitement dans le pays toute histoire propre et toute action civilisatrice. Par suite de l'ébranlement général qui depuis trois mille ans n'avait cessé d'entraîner les peuples de l'est à l'ouest, ces conquérants de race touranienne réussirent à prendre pied dans la péninsule de Thrace. Il y a plus de cinq cents ans déjà qu'ils y sont campés, plus de quatre siècles qu'ils sont devenus les maîtres de la presqu'île entière, et pendant cette longue période la Rome orientale a été comme retranchée du reste de l'Europe. Les guerres incessantes que la présence des mahométans a nécessairement amenées entre eux et le monde chrétien, le fatal avilissement des nations conquises ou même réduites en esclavage, enfin le fatalisme insouciant des maîtres du pays, ont complétement arrêté le progrès normal de ces contrées, pourtant si favorisées de la nature. Mais le temps est venu pour cette partie si importante de l'Europe de reprendre son rôle dans l'économie générale de la Terre. Ainsi que l'a dit le plus grand poëte de notre siècle, «le monde penche à l'Orient». De vastes régions de la presqu'île thraco-hellénique sont encore aussi peu connues que l'Afrique centrale. Il y a quelques années à peine, le voyageur Kanitz constatait la non-existence de rivières, de collines et de montagnes fantastiques, dessinées au hasard par les cartographes près de Viddin, dans le voisinage immédiat du Danube. Par contre, il signalait dans les divers districts de la Bulgarie centrale de trois à quatre fois plus de villages que n'en indiquaient jusqu'alors les cartes les plus détaillées. Un autre savant, le Français Lejean, reconnaissait qu'un prétendu défilé passant à travers l'épaisseur des Balkhans est un simple mythe. Depuis, des géodésiens russes, chargés de continuer la mesure d'un arc de méridien à travers toute la Péninsule, trouvaient que la ville fréquemment visitée de Sofia est située à près d'une journée de marche de l'endroit qui lui était assigné par les meilleures cartes. De même, leurs mesures établissaient pour tout l'ensemble de la chaîne des Balkhans une situation plus septentrionale qu'on ne l'admettait jusqu'ici. Combien d'erreurs aussi graves ne faudra-t-il pas rectifier dans les montagnes du Pinde et sur les plateaux de l'Albanie, où jusqu'à maintenant un si petit nombre d'hommes de science se sont hasardés? Et si le travail préliminaire de simple découverte n'est pas achevé, à plus forte raison l'exploration intime de la contrée, dans tous ses détails topographiques et dans ses ressources cachées, est-elle encore incomplète. Toutefois, grâce aux voyages et aux études de plusieurs savants, parmi lesquels il faut citer principalement Palma, Vaudoncourt, Lapic, Boué, Viquesnel, Lejean, Kanitz, Barth, Hochstetter, Abdullah-Bey, le sol de la Turquie est déjà connu dans tous les grands traits de son relief et de sa constitution géologique. C'était là une oeuvre difficile, car les massifs et les chaînes de la Péninsule ne constituent point de système régulier: il ne s'y trouve point de rangée centrale dont les branches se ramifient alternativement à droite et à gauche et s'abaissent par degrés dans les plaines. Au contraire, le centre même de la Turquie est loin d'en être la région la plus élevée, et les plus hauts sommets se groupent d'une manière fort inégale dans les diverses parties de la contrée. L'orientation des crêtes de montagnes ne varie pas moins: elles se dirigent vers tous les points de l'horizon. On peut dire seulement d'une façon générale que les chaînes de la Turquie occidentale se développent parallèlement aux rivages de la mer Adriatique et de la mer Ionienne, tandis que dans la Turquie orientale les rangées de monts ont une direction perpendiculaire à la mer Noire et à l'Archipel. Par son relief de montagnes et sa pente générale, la Turquie semble, pour ainsi dire, tourner le dos au continent européen: ses plus hauts sommets, ses plus larges plateaux, ses forêts les plus inaccessibles se trouvent à l'ouest et au nord-ouest, comme pour l'éloigner des plages de l'Adriatique et des campagnes de la Hongrie; de même, toutes ses eaux, qui s'épanchent au nord, à l'est, au sud, finissent par se jeter dans la mer Noire ou dans la mer Égée, en baignant des plages tournées du côté de l'Asie. Le désordre extrême des chaînes et des massifs de montagnes a eu pour conséquence un désordre analogue dans la distribution des peuples de la Péninsule. Qu'ils vinssent de l'Asie Mineure par les détroits, ou des plaines de la Scythie par la vallée du Danube, les divers groupes d'immigrants, hordes sauvages ou colonies paisibles, se trouvaient bientôt éparpillés dans les vallons fermés et dans les cirques sans issue. Les populations les plus différentes, embarrassées pour se guider dans ce labyrinthe de monts, se sont ainsi juxtaposées comme au hasard, et presque toujours sont entrées en conflit. Les unes, plus nombreuses, plus vaillantes dans la guerre ou plus industrieuses dans la paix, ont accru peu à peu leur domaine aux dépens de leurs voisins; d'autres, au contraire, vaincues dans la lutte pour l'existence, ont perdu toute cohésion et se sont partagées en d'innombrables fractions qui s'ignorent mutuellement. Les peuples de la Hongrie, ce pays où s'entremêlent en si grand nombre les races et les langues, sont relativement homogènes en comparaison de ceux de la Turquie: en certains districts, des communautés de huit ou dix races différentes vivent côte à côte dans un rayon de quelques lieues. Néanmoins un tassement général ne pouvait manquer de s'opérer dans ce chaos, et les relations pacifiques du commerce achèvent de plus en plus le travail d'assimilation entre les races. Actuellement, si l'on ne tient pas compte de l'infinité des enclaves de toute forme et de toute grandeur, le territoire de la Turquie d'Europe peut se diviser en quatre grandes zones ethnologiques. La Crète et les îles de l'Archipel, le littoral de la mer Égée, le versant oriental du Pinde et l'Olympe sont peuplés de Grecs; l'espace compris entre l'Adriatique et le Pinde est la contrée des Albanais; au nord-ouest, la région des Alpes illyriennes est occupée par des Slaves, connus sous les divers noms de Serbes, Croates, Bosniaques, Herzegoviniens, Csernagorsques; enfin, les deux versants des Balkhans, le Despoto-Dagh et les plaines de la Turquie orientale, appartiennent aux Bulgares, qui par les croisements et la langue sont devenus presque Slaves. Quant aux Turcs, les conquérants et les maîtres du pays, ils sont épars ça et là en groupes plus ou moins considérables, surtout autour des capitales et des places fortes; mais la seule partie étendue de la contrée dont ils soient ethnologiquement les possesseurs, est l'angle nord oriental de la Péninsule, entre les Balkhans, le Danube et la mer Noire. II LA CRÈTE ET LES ILES DE L'ARCHIPEL. La Crète, qui est, après Chypre, la plus vaste de toutes les îles de population grecque, est une dépendance naturelle de la péninsule hellénique. Les traités, qui disposent des peuples sans les consulter, ont fait de la Crète une île turque. Elle est grecque pourtant, non-seulement par le voeu de la grande majorité de sa population, mais aussi par le sol, le climat, la position géographique. De toutes parts elle est entourée de mers profondes, si ce n'est au nord-ouest, où des bancs sous-marins la relient à Cythère et au Péloponèse. Peu de contrées au monde ont été plus favorisées par la nature. Le climat en est doux, quoique souvent trop sec en été, les terres en sont fertiles, malgré le manque d'eaux courantes sur les plateaux calcaires, les ports larges et bien abrités, les sites grandioses ou charmants. Par sa position transversale au débouché de l'Archipel, entre l'Europe, l'Asie et l'Afrique, la Crète semblerait devoir être le principal entrepôt du commerce qui se fait dans ces parages; ainsi qu'Aristote le remarquait déjà il y a plus de deux mille ans, on croirait cette île désignée d'avance pour devenir l'intermédiaire général des échanges de la Méditerranée orientale. Tel était, en effet, il y a plus de trois mille ans, le rôle de cette île, d'après toutes les traditions grecques; alors la «thalassocratie», c'est-à-dire la domination des mers, lui appartenait: les Cyclades étaient les «îles de Minos», les colonies crétoises se répandaient en Sicile, les navires crétois abordaient à tous les rivages de la Méditerranée. Malheureusement la Crète était divisée en un trop grand nombre de petites cités jalouses pour qu'il lui fût possible de garder longtemps la prépondérance commerciale; d'autres populations grecques, de race dorienne, s'en emparèrent, et les premiers habitants devinrent des clients et des mercenaires. Plus tard, l'île fut asservie par les Romains, et depuis cette époque elle n'a pu recouvrer son autonomie; Byzantins et Arabes, Vénitiens et Turcs l'ont successivement possédée, ravagée, appauvrie. La forme très-allongée de l'île et l'arête de montagnes qui la domine de l'une à l'autre extrémité font comprendre pourquoi la Crète, dans ces temps antiques où la plupart des Grecs bornaient la patrie aux murs de la cité, dut se diviser en une multitude de républiques distinctes, et comment tous les essais de confédération ou de «syncrétisme» tentés par les divers petits États durent misérablement échouer. Les habitants de l'île se trouvaient en réalité beaucoup plus séparés les uns des autres que s'ils avaient peuplé des îlots groupés en archipel. Les vallées du littoral sont presque toutes enfermées entre de hauts promontoires et n'ont d'issue facile que vers la mer. Grande ou petite, la cité qui occupait le centre de chaque vallée ne pouvait donc communiquer avec ses voisines, si ce n'est par d'étroits sentiers, qu'une simple tour de défense suffisait à rendre inaccessibles. Une cité parvenait-elle à s'emparer, de vive force ou par ruse, d'une ou de plusieurs vallées de la côte, les obstacles du sol l'empêchaient d'étendre bien loin ses conquêtes, car sur tout le pourtour de l'île les contre-forts des monts dressent leurs escarpements entre les petites plaines et les vallons. Dans toute la Crète il n'existe qu'une seule campagne méritant véritablement le nom de plaine: c'est la Messara, le grenier de l'île, au sud du groupe central; l'Ieropotamo, ou Fleuve Saint, y roule toujours un peu d'eau, même en été. La forme extérieure de la Crète répond d'une manière remarquable au relief de ses montagnes. Presque géométrique dans ses contours, le long rectangle de l'île se fait plus large ou s'amincit suivant la hauteur des sommets correspondants de la chaîne. Au centre de la Crète, là précisément où elle offre la plus grande largeur, s'élève le principal massif de l'île, que domine l'Ida (Psiloriti) où, suivant la mythologie des Hellènes, naquit autrefois Jupiter. Sa haute cime isolée et presque toujours neigeuse, qui rappelle la forme superbe de l'Etna, ses puissants contre-forts, les vallées verdoyantes de sa base, lui donnent un aspect grandiose; mais il était encore plus beau dans l'antiquité grecque, lorsque ses forêts lui méritaient encore le nom d'Ida ou «Boisé». Du sommet, on a toute l'île à ses pieds, et l'on voit se développer, au nord, un immense horizon d'îles et de péninsules, des pointes du Taygète aux montagnes de l'Asie Mineure; du côté du sud, par-dessus la petite île de Gaudo ou Gozzo, nue, dépourvue de ports, on ne distingue pas les rivages de la Cyrénaïque, à cause de leur faible élévation relative. Le principal groupe des montagnes occidentales de l'île, qui dépasse en hauteur moyenne le massif de l'Ida, quoiqu'il lui cède probablement par ses pitons suprêmes, se dresse en escarpements beaucoup plus difficiles à gravir. Ce groupe est celui des monts Blancs ou Leuca-Ori, ainsi nommés, soit à cause des neiges de leurs cimes, soit plutôt à cause de leurs parois de calcaire blanchâtre; ils sont entièrement déboisés; à peine quelque verdure se montre-t-elle au fond des vallées qui en descendent. On désigne aussi les monts Blancs sous le nom de monts des Sphakiotes, à cause des populations doriennes, restées pures de tout mélange, qui s'y sont cantonnées comme dans une citadelle. Peu de massifs sont en effet plus abrupts, mieux défendus par la nature contre toute attaque de dehors. Quelques-uns des villages sont accessibles seulement par les lits pierreux de torrents qui descendent en cascades; pendant les pluies, quand les ravins sont remplis par l'eau grondante, toute communication est interrompue: on dit alors que «la porte est fermée». Tel est le défilé ou «pharynx» (_pharynghi_) d'Hagio-Rouméli, sur le versant méridional des monts Blancs; quand les nuages menacent de s'écrouler en averses, on n'ose s'engager dans l'étroite gorge, de peur d'être surpris et emporté par le torrent. Pendant la guerre de l'indépendance, les Turcs essayèrent vainement de forcer cette porte de la grande citadelle des monts. Mais sur les hauteurs s'étendent des terrains assez unis, qui pourraient nourrir une population nombreuse s'ils n'étaient pas aussi froids. Ainsi les villages d'Askyfo, inhabitables en hiver, à cause de leur grande élévation, occupent une plaine qu'entoure de tous les côtés un rempart circulaire de montagnes. Cette plaine fut jadis un lac, ainsi que le prouvent les anciennes berges, encore très-visibles çà et là, et les roches insulaires situées au milieu du bassin. Les eaux qui tombent dans le vaste entonnoir ont trouvé des katavothres (_khonos_), qui leur permettent maintenant de s'épancher directement dans la mer. Une des grandes sources jaillit dans la gorge même d'Hagio-Rouméli. Les autres chaînes et massifs de l'île sont moins élevés et beaucoup moins âpres que les monts Blancs[19]. Les plus remarquables sont les monts Lassiti et, plus à l'est encore, les monts Dicté ou Sitia, qui font, à l'extrémité orientale de l'île, une sorte de pendant au groupe des sommets sphakiotes; mais ils n'ont point défendu de la servitude les populations qui les habitent. On remarque, sur le versant septentrional de ces montagnes, d'anciennes plages dont les coquillages, en tout semblables à ceux des grèves actuelles, prouvent que l'île s'est exhaussée d'au moins 20 mètres pendant la période géologique moderne. La rive du nord, des monts Blancs aux monts Dicté, est plus découpée que les côtes du sud; projetant au loin ses caps ou «acrotères», elle offre plus de golfes, de baies et d'abris sûrs. Aussi est-ce de ce côté que se sont bâties toutes les villes commerçantes: on peut dire que ce rivage, tourné vers les eaux de la mer Égée, toute peuplée de navires, est le littoral vivant, en comparaison de la côte du Sud, relativement déserte et regardant vers les plages de l'Afrique, plus désertes encore. Toutes les villes de la rive septentrionale occupent l'emplacement d'antiques cités. Megalo-Kastron, plus connue sous le nom de Candie, que l'on donne également à l'île entière, est l'Heracleion des Grecs, le port de la fameuse Cnosse. Retimo, à la base occidentale du mont Ida, a changé à peine son vieux nom de Rhytimnos. Enfin, la Canée, dont les maisons toutes blanches se confondent presque avec les pentes arides des monts Blancs, est la Kydonie des Grecs, célèbre par ses forêts de cognassiers. C'est actuellement le chef-lieu de l'île et la ville, sinon la plus populeuse, du moins la plus importante de la Crète, son grand entrepôt d'échanges[20]. Elle essaye de compléter son outillage commercial par un deuxième port, celui d'Azizirge, fondé à l'est de la Canée au bord de la Sude, havre naturel parfaitement abrité, qui promet de devenir l'une des principales stations maritimes de la Méditerranée. [Note 19: Superf. de l'île, d'après Raulin. 7,800 kil. car. Ida ou Psiloriti, » 2,498 mèt. Monts Blancs, » 2,462 » Lassiti, » 2,155 » ] [Note 20: La Canée: 12,000 hab.; Megalo-Kastron: 12,000 hab.; Retimo: 9,000 hab. Population de l'île entière: 210,000 hab.] [Illustration: POPULATIONS DE LA TURQUIE D'EUROPE.] [Illustration: ENTRÉE DES GORGES D'HAGIO-ROEMÉLI. Dessin de E. Grandsire, d'âpres un croquis fait sur nature.] La Crète est certainement bien inférieure en population et en richesse à ce qu'elle fut autrefois. Elle est loin de mériter le titre de «Crète aux Cent-Villes» que lui avait donné l'antiquité grecque; de tristes villages, construits avec les débris d'un seul mur, remplacent la plupart des antiques cités pour lesquelles on avait dû creuser d'immenses carrières comme le prétendu «labyrinthe» de Gortyne, au sud du mont Ida. En dépit de sa grande fertilité, la Crète ne fournit au commerce qu'une bien faible quantité de denrées agricoles; on ne reconnaît point là cette île féconde où Cérès donna naissance à Plutus sur un lit de gerbes. Les paysans sont censés propriétaires de leurs champs, mais ils ne sont point libres et cultivent paresseusement le sol. Leurs oliviers ne donnent plus qu'une huile amère, leurs vignes fournissent un bon vin, malgré le vigneron, mais elles ne produisent plus la délicieuse «malvoisie» des Vénitiens; le coton, le tabac, les fruits de toute espèce sont fort négligés par les agriculteurs; la seule conquête qu'ils aient faite pendant le siècle est celle des orangers, dont les fruits délicieux sont grandement appréciés dans tout l'Orient. Le voyageur Perrot signale ce fait curieux, qu'à l'exception de la vigne et de l'olivier, toutes les essences d'arbres cultivés croissent en différentes parties de l'île; On ne voit de châtaigniers qu'à l'extrémité occidentale de l'île; les hautes vallées des Sphakiotes ont seules les chênes verts et les cyprès; la province de Retimo, à l'ouest de l'Ida, possède les chênes à vallonée, les montagnes de Dieté produisent le pin à pignon et le caroubier; enfin, vers l'extrémité sud-orientale de la Crète, un promontoire qui s'avance du côté de l'Afrique porte un bois de dattiers, le plus beau de tout l'archipel grec. [Illustration: No. 25--ILE DE CRÈTE.] La population de la Crète et des îlots voisins n'a cessé d'être hellénique en grande majorité, malgré les invasions successives des peuples de diverses races, et parle encore un dialecte où l'on reconnaît un dorien corrompu. Des Slaves qui avaient envahi l'île au commencement du moyen âge, il ne subsiste plus d'autres traces que les noms de quelques villages. Les Arabes, les Vénitiens se sont également fondus avec les Cretois aborigènes; mais il reste encore un grand nombre d'Albanais, descendants des soldats arnautes, qui gardent leur moeurs et leur dialecte. Quant aux musulmans ou prétendus Turcs, qui constituent à peu près un cinquième de la population totale, ils sont en grande majorité les descendants de Cretois convertis jadis au mahométisme afin d'échapper à la persécution: de tous les Hellènes de l'Orient, ce sont les seuls qui aient adopté en masse le culte du vainqueur; mais depuis que la persécution religieuse n'est plus à craindre, plusieurs familles mahométanes d'origine grecque sont revenues à la religion de leurs ancêtres. Déjà prépondérants par le nombre, les Hellènes de la Crète le sont aussi par l'industrie, le commerce, la fortune; ce sont eux qui achètent la terre, et le musulman se retire pas à pas devant eux. Le langage de tous les Cretois, à l'exception des Albanais, est le grec; seulement dans la capitale et dans certaines parties de la Messara, que les musulmans se sont appropriées, ceux-ci se trouvent en masses assez compactes pour qu'ils aient pu, en haine de leurs compatriotes et par amour de la domination, acquérir une certaine connaissance de la langue turque. Il n'est donc pas étonnant que les Grecs revendiquent la possession d'un pays où leur prépondérance est aussi marquée; mais, en dépit de leur vaillance, ils n'ont pu, isolés comme ils le sont, triompher des armées turques et égyptiennes que l'on envoyait contre eux. Peut-être est-ce avec raison que les Crétois sont accusés de ressembler à leurs ancêtres par l'avidité commerciale et le mépris de la vérité; peut-être sont-ils encore «Grecs parmi les Grecs, menteurs parmi les menteurs»; mais à coup sûr ils ne méritent pas le reproche que l'on faisait à leurs aïeux, à l'époque où ceux-ci s'engageaient en foule comme mercenaires, de n'avoir nul souci de la patrie. Ils ont, au contraire, beaucoup souffert pour elle, et dans presque toutes les parties de l'île, surtout entre le mont Ida et les monts Blancs, on montre des lieux de bataille où leur sang a été versé pour la cause de l'indépendance. Les vastes cavernes de Melidhoni, sur les pentes occidentales de l'Ida, ont été le théâtre d'un de ces horribles faits de guerre. En 1822, plus de trois cents Hellènes, presque tous des femmes, des enfants, des vieillards, s'étaient réfugiés dans la grotte. Les Turcs allumèrent un grand feu devant l'étroite ouverture; le vent qui les aidait dans leur oeuvre d'extermination poussait la fumée dans le souterrain. Les malheureux s'enfuirent au fond de la grotte, mais en vain; tous périrent étouffés. Les cadavres restèrent sur le sol, sans autre sépulture que celle du sédiment calcaire qui les recouvrit peu à peu: ça et là se montrent encore quelques ossements que la pierre n'a pas revêtus de son linceul grisâtre. Au nord, l'antique «mer de Minos» sépare la Grèce des îles de l'Archipel par ses profonds abîmes, dont la cavité centrale descend à plus de 1000 mètres. Presque toutes ces terres éparses appartiennent à la Grèce. Une seule des Cyclades est restée comme la Crète sous la domination des Osmanlis: c'est l'île d'Astypalaea, vulgairement désignée sous le nom d'Astropalaea ou de Stampalia: les anciens l'avaient appelée la «Table des Dieux», à cause de sa merveilleuse fécondité, Bien qu'elle appartienne incontestablement à la chaîne orientale des Cyclades par la nature géologique du sol et par la disposition des fosses sous-marines, la diplomatie a cru devoir la laisser à la Turquie, avec tous les îlots environnants. Ainsi quinze cents Hélènes de plus sont restés sous la domination des Osmanlis. [Illustration: N° 26--PROFONDEURS DE LA MER ÉGÉE.] Des autres îles de population grecque appartenant à la Turquie, celle qui se rapproche le plus du littoral de l'Europe, et qui peut même être considérée comme en faisant partie géologiquement, est Thasos: le détroit qui la sépare du littoral de la Macédoine n'a guère que cinq kilomètres et se trouve, en outre, partiellement barré par l'îlot de Thasopoulo et par des bancs de sable: pendant les gros temps, les voiliers manoeuvrent difficilement dans ce passage. Quoique dépendant naturellement de la Macédoine, l'île est cependant administrée par un moudir du vice-roi d'Égypte, auquel la Porte en a fait cadeau. Lorsque Mahomet II mit fin à l'empire de Byzance, elle formait avec les îles voisines une principauté de la famille italienne des Gatelluzzi. Thasos est une des terres de l'antique monde grec dont la situation actuelle contraste le plus tristement avec ce qu'elles furent jadis. Thasos, la vieille colonie phénicienne, fut la rivale, puis la riche et puissante alliée d'Athènes; ses habitants, qui peut-être étaient au nombre de cent mille, exploitaient d'abondantes mines d'or, des gisements de fer, des carrières de beau marbre blanc, cultivaient des vignobles célèbres par leurs produits et faisaient sur tous les rivages de la mer Égée un commerce considérable. De nos jours, mines et carrières sont abandonnées et l'on ne sait plus même où se trouvaient les gisements aurifères qui fournirent tant de trésors aux Thasiens; les vignobles ne donnent plus qu'un vin médiocre; les produits de la culture suffisent à peine aux dix mille habitants, et l'ancien port de Thasos, au nord de l'île, n'est plus fréquenté que par de pauvres caïques. Depuis que Mahomet II fit transporter à Constantinople presque toute la population, l'île s'est bien lentement repeuplée, et la crainte des pirates, qui avaient fait de Thasos leur lieu de rendez-vous, a forcé les indigènes à bâtir leurs demeures loin des côtes, dans les hautes vallées et sur les roches abruptes. Les habitants sont d'origine hellénique, mais ils parlent un «grec affreux, aux formes barbares et tout mêlé de mots turcs». Ce grand désir d'instruction, qui se manifeste chez tous les autres Grecs du continent et des îles, manque chez les Thasiens. Ce sont des Grecs déchus; d'ailleurs ils le confessent eux-mêmes. En conversant avec le voyageur Perrot, ils répétaient souvent: «Nous sommes des moutons, des bêtes de somme.» Mais ce que Thasos a gardé, ce qui la distingue entre toutes les îles de l'Archipel, c'est la beauté de ses montagnes boisées, de ses paysages verdoyants. Les pluies qu'apportent les vents dans le fond du golfe macédonien, se déversent sur les hauteurs de Thasos et fournissent à la végétation de l'île toute l'humidité qui lui est nécessaire. Les eaux courantes murmurent dans les vallons, de grands arbres ombragent les pentes; les villages situés sur les premiers renflements des montagnes sont à demi-caches derrière des rideaux de cyprès et sous les branches des noyers et des oliviers; plus haut, de magnifiques platanes, des lauriers, qui sont des arbres de haute futaie, des charmes, des chênes verts groupés en désordre, remplissent les vallées qui rayonnent en tous sens vers le pourtour de l'île; enfin les escarpements supérieurs sont recouverts d'une forêt de pins, d'espèces diverses, dont le sombre feuillage contraste avec le marbre éclatant des roches. Seuls les grands sommets, le Saint-Elie, l'Ipsario, qui se dressent à mille mètres et davantage, sont dénudés à la cime; leurs parois de calcaire cristallin, de gneiss, de micaschiste, fréquemment lavés et polis par les pluies, brillent d'un éclat extraordinaire; on les voit fulgurer de reflets sous les rayons du soleil. Samothrace, moins étendue que Thasos, est cependant beaucoup plus élevée. L'inévitable «Saint-Elie» qui la domine est une superbe masse de trachyte formant à l'est de la mer Égée le pendant du mont Athos, qui trône à l'occident. Vue du nord ou du sud, l'île de Samothrace, avec sa puissante arête presque uniforme en hauteur, ressemble à un immense cercueil posé sur la mer; mais quand on la regarde de l'est ou de l'ouest, son profil est celui d'une gigantesque pyramide se dressant hors des flots. C'est là-haut, nous dit Homère, que s'assit Poséidon, pour contempler les luttes des Grecs et des Troyens, par-dessus l'île plus basse d'Imbros; c'est dans les forêts sauvages de la noire montagne, presque uniquement composées de chênes, que les Cabires célébraient leurs mystères empruntés aux cultes secrets de l'Asie. Un mont d'un aspect aussi grandiose ne pouvait manquer, en effet, d'être tout particulièrement vénéré dans le monde hellénique. Samothrace était pour les anciens Grecs ce que le mont Athos est devenu pour leurs descendants, c'était la «sainte Montagne». Des quantités de débris, des inscriptions nombreuses témoignent encore de l'empressement avec lequel les voyageurs pieux y accouraient de toutes parts. Mais depuis que les dieux païens n'ont plus d'autels, Samothrace est devenue déserte. Il ne s'y trouve plus qu'un village, dont les habitants, visités seulement en été par quelques pêcheurs d'éponges, vivent comme des prisonniers, ignorant ce qui se passe dans le monde. Les rivages absolument dépourvus de ports et le courant redoutable qui sépare Samothrace de l'île d'Imbros ont détourné la navigation, et bien que les vallées soient très-fertiles, assez, disent les indigènes, «pour faire ressusciter les hommes à peine enterrés,» nul émigrant du continent voisin ne se sent attiré vers cette terre abandonnée. Imbros et Lemnos, séparées de Samothrace par des gouffres marins de mille mètres de profondeur, semblent continuer à l'ouest la chaîne de la Chersonèse de Thrace. Imbros, la plus rapprochée du continent, est la plus haute des deux îles; néanmoins le «Saint-Elie» qui la couronne atteint à peine au tiers de la hauteur du pic de Samothrace. Nulle forêt ne recouvre ses pentes; ses plaines sont nues, rocailleuses; à peine la huitième partie du sol est-elle cultivable. Cependant la position d'Imbros sur le grand chemin des nations, près de l'entrée des Dardanelles, lui a toujours assuré une certaine importance. La plus forte partie de la population s'est groupée au nord-est de l'île dans la vallée d'un petit ruisseau, souvent à sec, auquel on a donné emphatiquement le nom de Megalos-Potamos ou Grand-Fleuve. Lemnos (Limno), la Sta-Limène des modernes, est la plus grande des îles de Thrace, mais aussi la plus basse et la plus nue: on y marche pendant des heures sans découvrir un seul arbre. Même l'olivier manque dans les campagnes, et les jardins des villages sont pauvres en arbres fruitiers: on est obligé de faire venir le bois de Thasos et du continent. Pourtant Lemnos est d'une grande fertilité: elle produit de l'orge et d'autres céréales en abondance, et les pâtis de ses collines nourrissent plus de quarante mille brebis. L'île se compose en réalité de plusieurs massifs isolés, de trois à quatre cents mètres de hauteur, qui furent des volcans et que séparent des plaines basses couvertes de scories et des golfes profondément entaillés dans les rivages. Au temps des anciens Grecs, les foyers souterrains de Lemnos brûlaient encore; Vulcain, précipité du haut du ciel, forgeait avec ses cyclopes dans les cavernes des montagnes. Quelque temps avant notre ère, une colline, le mont Mosychlos, et le promontoire de Chrysé s'engouffrèrent dans les eaux; peut-être l'endroit où s'élevaient ses hauteurs est-il indiqué par de vastes plateaux sous-marins et des écueils, qui s'étendent à l'est de l'île, dans la direction d'Imbros. Depuis la chute de Mosychlos, Lemnos n'a point eu à souffrir d'éruptions ni de tremblements de terre, et la population, relativement assez nombreuse, n'a eu rien à craindre que des hommes. Les habitants sont Grecs en grande majorité, et les Turcs, graduellement évincés par la race qu'ils ont conquise, mais qui leur est supérieure en intelligence et en activité, diminuent constamment en nombre. Le commerce, en entier dans les mains des Hellènes, a toujours pour centre principal l'antique Myrina, connue aujourd'hui sous le nom de Kastro et située à l'ouest de l'île, sur un promontoire qui s'élève entre deux rades. Parmi les articles de commerce de Lemnos se trouve une terre dite «sigillée», célèbre dans tout l'Orient et de toute antiquité comme médicament astringent. On va la recueillir au centre de l'île; mais elle n'est censée avoir de vertu que si on l'a ramassée dans la matinée de la fête du Christ, le 6 août, avant le lever du soleil, et avec force prières et cérémonies. La petite île de Stratio (Hagios Eustrathios), au sud de Lemnos, en est une dépendance politique et commerciale; elle est également peuplée de Grecs[21]. Quant aux îles qui bordent le littoral de l'Asie Mineure et qui en font géologiquement partie, Mitylène, Chios, Rhodes et le groupe des Sporades asiatiques, elles dépendent administrativement de la Turquie d'Europe; mais ce n'est là qu'une fiction dont la géographie n'a guère à s'occuper. [Note 21: Iles de la Thrace: Superficie. Montagnes les plus hautes. Population. Thasos..... 192 kil. carr. Ipsario........ 1,000 met. 10,000 habit, Samothrace. 170 » Phengari....... 1,646 » 200(?) » Imbros..... 220 » Saint-Élie..... 595 » 4,000 » Lemnos..... 440 » Skopia......... 430 » 22,000 » ] III LE LITTORAL DE LA TURQUIE HELLÉNIQUE; THRACE, MACÉDOINE ET THESSALIE. Par un singulier contraste, qui prouve combien la mer a été l'élément prépondérant dans la distribution des peuples méditerranéens et les mouvements de l'histoire, il se trouve que tout le littoral égéen de la Turquie appartient ethnologiquement à la race hellénique. De même que la Grèce se prolonge sous-marinement vers l'Égypte par l'île de Candie, de même elle se continue au nord par une longue, mais assez étroite zone de terrains qui bordent la mer Égée. La Thessalie, la Macédoine, la Chalcidique, la Thrace sont des terres grecques; Constantinople même est dans l'Hellade ethnologique. De là un complet désaccord entre la géographie des races, de beaucoup la plus importante, et celle des montagnes, des fleuves, du climat. La Turquie hellénique, formée de tant de bassins naturels différents, n'a point d'unité géographique, si ce n'est relativement aux eaux de l'Archipel qui en baignent tous les rivages. La péninsule de Turquie, si remarquable par l'imprévu de ses formes et les accidents de son relief, devient encore plus variée d'aspects, plus mobile pour ainsi dire, sur les bords de la mer Égée et de son avant-bassin, la mer de Marmara. Là des buttes isolées, des collines, des massifs de montagnes s'élèvent brusquement du milieu des plaines; des golfes s'avancent au loin dans les terres; des presqu'îles ramifiées se baignent dans les eaux profondes: on dirait que le continent s'essaye à former des archipels pareils à ceux, qui, plus au sud, parsèment l'étendue de la mer. [Illustration: Nº17.--FORMATIONS GÉOLOGIQUES DE LA PÉNINSULE DE CONSTANTINOPLE.] La langue de terre sur laquelle est située Constantinople est un exemple remarquable de l'indépendance d'allures qui distingue le littoral de cette partie de l'Europe. Géologiquement, toute la péninsule de Constantinople offre un caractère essentiellement asiatique. Elle a son propre massif de collines séparé des monts granitiques de l'Europe par une large plaine de terrains récents: les ruines du mur d'Athanase, qui défendait autrefois les alentours de la cité, marquent à peu près la véritable limite entre les deux continents. Des deux côtés du Bosphore, les roches appartiennent à la formation dévonienne, possèdent les mêmes fossiles, le même aspect, datent de la même, époque. Un lambeau de terrains volcaniques, à l'entrée septentrionale du détroit, présente aussi les mêmes caractères sur les deux rivages opposés. On voit de la façon la plus nette que la péninsule européenne faisait partie de l'Asie Mineure et qu'elle en a été séparée par l'irruption des eaux. Apollon lui-même, disait la légende byzantine, indiqua l'emplacement où devait s'élever la cité qui depuis est devenue Constantinople. Nulle part l'oracle n'aurait pu trouver mieux. La ville occupe, en effet, le point le plus heureusement situé au bord de la grande fissure du Bosphore. En cet endroit, une péninsule aux collines doucement ondulées s'avance entre la mer de Marmara et la baie sinueuse à laquelle sa forme et la richesse de son commerce ont valu le nom de «Corne d'Or». Le rapide courant du Bosphore qui pénètre dans le havre et le purifie des boues descendues de la ville, va plus loin se perdre dans la mer au détour de la presqu'île extérieure, permettant ainsi aux navires à voiles de se glisser jusqu'au lieu d'ancrage sans avoir beaucoup à lutter contre la violence des eaux. L'excellent mouillage du port, si heureusement disposé pour abriter tout un monde d'embarcations, est en même temps un réservoir naturel de pêche et, malgré l'incessante agitation des flots remués par les rames des caïques, les roues et les hélices des vapeurs, les thons et d'autres poissons entrent chaque année en longs convois dans la Corne d'Or. Le port de Constantinople, tout accessible qu'il est aux paisibles flottes de commerce, peut néanmoins se clore sans peine aux navires de guerre; les rives, sans être trop escarpées, sont assez hautes pour dominer tous les abords, et l'entrée du mouillage est resserrée par une sorte de détroit où, plus d'une fois, les habitants assiégés ont tendu une chaîne de fermeture. La ville elle-même, occupant une péninsule élevée, que des terres basses séparent du tronc continental, est très-facile à fortifier contre toute attaque du dehors; pour tenter un siège, il faut que l'ennemi, déjà maître des Dardanelles et du Bosphore, puisse disposer à la fois d'une flotte et d'une puissante armée de terre. A tous ces avantages locaux, qui devaient assurer à Constantinople une importance considérable, il faut ajouter le privilége d'un climat un peu moins rude que celui des villes situées au bord de la mer Noire ou sur la rive asiatique du Bosphore. Grâce au massif de hauteurs qui s'élève au nord de la cité, celle-ci est partiellement garantie des âpres vents polaires. Aux premiers temps de l'histoire, lorsque les grands mouvements des peuples et du commerce ne se produisaient qu'avec lenteur, le site si favorisé de Byzance ne pouvait attirer que les populations voisines; mais dès que les grandes navigations d'échange eurent commencé, des «aveugles» seuls, ainsi que le dit un vieil oracle d'Apollon, auraient pu méconnaître les avantages que leur offraient les rivages de la Corne d'Or. C'est à Constantinople même que viennent se croiser la diagonale du monde européo-asiatique et l'axe maritime de la Méditerranée. En outre la voie naturelle qui longe dans l'Archipel les rivages de la Thrace, se continue à l'est dans la mer Noire le long des côtes de l'Asie Mineure; de même la ligne du littoral tracée du nord au sud, entre le golfe danubien et le Bosphore, reprend au sortir des Dardanelles et se poursuit dans la direction de Smyrne, de Samos et de Rhodes. Constantinople se trouve donc à la fois sur la plus grande route continentale des peuples et sur plusieurs de leurs grandes routes maritimes; géographiquement elle est située aux bouches du Danube, du Dniester, du Dnieper, du Don, du Rion, du Kizil-Irmak, puisqu'elle en garde le déversoir commun par le détroit du Bosphore. Choisie pour devenir la Rome d'Orient, une ville aussi admirablement située que l'est Byzance ne pouvait donc manquer de s'accroître rapidement en population et en prospérité; elle devait mériter bientôt le titre de ville par excellence (_Polis_), et c'est, en effet, ce que signifie son nom actuel de Stamboul (_'s tèn Polin_). Pour les tribus éloignées qui vivent dans les montagnes de l'Asie Mineure et par delà l'Euphrate, Constantinople s'est tout simplement substituée à l'ancienne Rome. Elles ne lui connaissent pas d'autre nom que «Roum», et le pays dont elle est la capitale est devenu la «Roumélie». [Illustration: CONSTANTINOPLE.--VUE PRISE SUR LA CORNE D'OR, DES HAUTEURS D'EYOUB. Dessin de F. Sorrieu d'après un croquis sur nature par J. Laurens.] Par la beauté de son aspect, Constantinople est aussi l'une des premières cités de l'univers: c'est la «Ville-Paradis des Orientaux». Elle peut se comparer à Naples, à Rio de Janeiro, et nombre de voyageurs la proclament la plus belle des trois. Quand on vogue à l'entrée de la Corne d'Or sur un léger caïque, plus gracieux que les gondoles de Venise, on voit à chaque coup de rame changer l'aspect si varié de l'immense panorama. Au delà des murs blancs du sérail et de ses massifs de verdure, les maisons de Stamboul, les tours, les vastes dômes des mosquées avec leur collier de petites coupoles, et les élégants minarets tout brodés de balcons, s'élèvent en amphithéâtre sur les sept collines de la péninsule. De l'autre côté du port, que franchissent des ponts de bateaux, d'autres mosquées, d'autres tours, entrevues à travers les cordages et les mâts pavoisés, s'étagent sur les pentes d'une colline que couronnent les maisons régulières et les palais de Péra. Au nord, une ville continue de maisons de plaisance borde les deux rives du Bosphore. A l'orient, la côte d'Asie s'avance en un promontoire également couvert d'édifices qu'entourent les jardins et les ombrages. Voilà Scutari, la Constantinople asiatique, avec ses maisons roses et son vaste cimetière aux admirables bois de cyprès; plus loin, on aperçoit Kadi-Keuï, l'antique Chalcédoine, et le bourg de Prinkipo, sur une des îles de l'archipel des Princes, parsemant du vert de leurs bosquets et du jaune de leurs roches les eaux bleues de la mer de Marmara. Entre toutes ces villes qui baignent leur pied dans le flot, vont et viennent incessamment les navires et les embarcations de toutes formes, à la rame, à la voile, à la vapeur, animant l'espace de leur mouvement et donnant la vie à ce tableau magnifique. Des hauteurs qui dominent Constantinople et Scutari, le spectacle est peut-être encore plus beau, car on voit se dessiner tous les contours des rivages d'Europe et d'Asie, on suit du regard les sinuosités du Bosphore et du golfe de Nicomédie, et dans le lointain, au-dessus des vallées ombreuses, on voit pyramider la masse de l'Olympe de Bithynie, presque toujours revêtue de neiges. Cette grande cité de Constantinople, d'un aspect si féerique à l'extérieur, est, on le sait, fort sale encore dans la plupart de ses quartiers. En maintes parties de la ville, le visiteur hésite à s'engager entre les maisons sordides, dans les sinuosités de ces ruelles immondes que parcourent les chiens errants et où gîtent les pourceaux; l'insouciance turque laisse complaisamment les maladies germer dans ces chaos de masures. Au point de vue de la salubrité générale, il est donc presque heureux que de fréquents incendies viennent nettoyer la ville. Même en Russie, même dans l'Amérique du Nord, il n'est pas de cité dont les maisons flambent plus souvent en une vaste mer de feu. Quelquefois le veilleur qui, du haut de la tour du Séraskier, voit toute la ville et ses faubourgs étendus à ses pieds, signale dix ou douze incendies par semaine et il ne se passe guère d'années que des milliers de constructions n'aient été dévorées par le feu. Ainsi Constantinople, purifiée par les flammes, se renouvelle peu à peu; mais avant que les Francs eussent construit leur ville de pierre sur la colline de Péra, c'est-à-dire «Au-Delà», les quartiers incendiés se relevaient à peu près aussi misérables qu'au jour où le feu les avait dévorés. Heureusement l'usage de la pierre se répand de plus en plus; maintenant les maisons de bois sont remplacées par des constructions plus durables, bâties d'un calcaire blanchâtre et rempli de fossiles qui se trouve en abondance aux portes mêmes de Constantinople. Pour les édifices de luxe, les architectes ont à leur disposition les marbres bleus et gris de Marmara et les beaux marbres couleur de chair du golfe de Cyzique, dans l'Asie Mineure. Les nombreux incendies de Stamboul, ainsi que les violences de guerre que la cité a dû subir tant de fois avant le triomphe des mahométans, ont fait disparaître presque tous les monuments de la Byzance antique; seulement on voit encore, sur la place de l'Hippodrome, le précieux trépied de bronze, aux trois serpents enroulés, que les Platéens avaient déposé dans le temple de Delphes, en souvenir de leur victoire sur les Perses. Même de l'époque des Césars byzantins il ne reste que des colonnes, des obélisques, des arches d'aqueducs, les murailles un peu ébréchées de la ville, les débris récemment retrouvés du palais de Justinien et les deux églises de Sainte-Sophie, aujourd'hui transformées en mosquées. La grande Sainte-Sophie, qui s'élève sur la dernière pente de la presqu'île de Constantinople, à côté du sérail, n'est plus, comme au temps de Justinien, le plus magnifique édifice de l'univers. Elle est loin d'avoir la grâce et la merveilleuse élégance de l'Ahmédieh et d'autres mosquées à minarets, arabes bâties par les musulmans; d'énormes substructions, des murs de soutènement; des contre-forts extérieurs, entremêlés d'échoppes et de maisons lépreuses, donnent à l'édifice un aspect de lourdeur extrême. A l'intérieur, d'autres piliers de consolidation et le badigeon des Turcs appliqué sur les éclatantes mosaïques ont changé le caractère de l'église; mais la puissante coupole produit un effet prodigieux: c'est une merveille de force et de légèreté. Quatre colonnes de brèche verte qui s'élèvent entre les piliers du grand dôme proviennent, dit-on, du temple d'Éphèse. Le sérail occupe ù la Pointe des Jardins l'emplacement de l'antique Byzance. Il a ses charmants pavillons, ses beaux ombrages, mais aussi ses affreux souvenirs de crimes et de massacres: c'est ainsi que l'on montre encore, en dehors de la muraille extérieure, le plan incliné sur lequel les esclaves lançaient pendant les nuits les sacs où se trouvaient enfermées des sultanes ou des odalisques vivantes; l'eau qui recevait leur corps passe au pied de la glissoire, rapide comme un fleuve, et tournoyant en sinistres remous. Bien plus remarquables que l'ancien palais des sultans sont les merveilleux édifices d'architecture arabe ou persane qui bordent les rives du Bosphore, avec leurs kiosques, leurs fontaines, leurs ponts, leurs arcades, leurs bosquets de verdure. Embellies par la nature environnante, par le rayonnement du ciel et des eaux, ces constructions charmantes donnent aux faubourgs de la grande cité l'aspect le plus séduisant de splendeur orientale. Les édifices les plus curieux à visiter dans l'intérieur de Constantinople sont les bazars, non pas seulement à cause des richesses, des marchandises de toute espèce qui s'y'trouvent entassées, mais surtout à cause des hommes de toute race et de tout climat qu'on y voit réunis. Entre les pays d'Europe, la Turquie est celui où l'on observe les plus étonnants contrastes de peuples et de langues; mais nulle part, pas même dans la Dobroudja, on ne peut voir un chaos de nations plus grand qu'à Stamboul. C'est que la capitale de l'empire ottoman attire vers elle, en sa qualité de métropole, les populations de l'Anatolie, de la Syrie, de l'Arabie, de l'Égypte, de la Tunisie, des oasis même, aussi bien que les habitants de la péninsule turco-hellénique. En même temps, les Francs de l'Europe entière, Italiens et Français, Anglais et Allemands, accourent en foule pour prendre leur part de bénéfice dans le commerce grandissant du Bosphore. La variété des types de toute couleur et de toute race est encore accrue par le trafic interlope des esclaves que les caravanes vont chercher au fond de l'Afrique jusqu'aux sources du Nil. Officiellement, la vente de chair humaine est interdite à Constantinople; mais, en dépit de toutes les affirmations diplomatiques, la «très-honorable corporation des marchands d'esclaves» fait encore d'excellentes affaires en négresses, en Circassiennes, en eunuques blancs et noirs. En peut-il être autrement dans un pays où le souverain et les principaux dignitaires estiment qu'il est de leur dignité de posséder un harem bien rempli? L'Anglais Millingen évalue à 30,000 le nombre des esclaves de Constantinople, en grande majorité importés du centre de l'Afrique. Il est très-remarquable, au point de vue de l'anthropologie, que les familles des nègres amenées à Stamboul n'aient point fait souche. Depuis quatre cents ans, on a certainement introduit plus d'un million de noirs en Turquie; mais les difficultés de l'acclimatement, les sévices et la misère ont fait disparaître presque en entier cet élément de population. Les statistiques plus ou moins approximatives que l'on a essayé de dresser relativement aux six cent mille habitants de Constantinople et de ses faubourgs ne sont point assez solidement établies pour qu'il soit possible de dire à quelle race appartient la majorité de la population. Une grande cause d'erreur est que l'on confond ordinairement les musulmans avec les Turcs. Dans les provinces, il est souvent facile de rectifier cette méprise, car Bosniaques, Albanais ou Bulgares se reconnaissent, quelle que soit leur religion; mais dans le tourbillon de la grande ville, où les moeurs se modifient si vite, où les types se mélangent diversement, tous ceux qui fréquentent les mosquées finissent par être confondus sous le même nom. Des prétendus Osmanlis de Constantinople, un tiers peut-être se compose de Turcs; les autres sont des Arnautes, des Bulgares ou des Asiatiques, et des Africains de diverses races; un grand nombre de bateliers sont des Lazes des confins de la Géorgie. D'ailleurs, les Mahométans eux-mêmes sont en minorité depuis au moins une vingtaine d'années et l'écart ne cesse de s'accroître au profit des «rayas» qui affluent en plus grand nombre à cause de leur supériorité d'initiative industrielle et commerciale. Dans la vieille Stamboul, où naguère les Francs osaient à peine s'aventurer, les Musulmans ont toujours la prépondérance numérique, mais dans «l'agglomération constantinopolitaine», de Prinkipo à Thérapia, ils sont de beaucoup dépassés par les Grecs, les Arméniens et les Francs. Certaines localités ne sont habitées que par des chrétiens[22]. [Note 22: Population constantinopolitaine en 1873, d'après Sax: Stamboul............ 210,000 hab. Péra.............. 130,000 » Faubourgs d'Europe........ 150,000 » Faubourgs d'Asie......... 110,000 » ------------ 600,000 hab. Ensemble..... 200,000 musulmans, 400,000 rayas. ] Parmi les rayas de Constantinople et de la banlieue, ce sont les Grecs qui l'emportent en influence et peut-être aussi en nombre. Comme les Turcs eux-mêmes, ils ont leur quartier général à Stamboul, aux églises et aux solides maisons de pierre du Phanar, qui dominent les eaux de la Corne d'Or. C'est là que réside le patriarche de Constantinople et que vivent les grandes familles grecques. Jadis la faveur du sultan leur avait concédé l'exploitation politique et commerciale d'une grande partie des populations chrétiennes de l'empire, et notamment des provinces roumaines. La puissance des Phanariotes, bien déchue depuis que la Grèce rebelle a reconquis son autonomie, provenait de la dépendance religieuse dans laquelle tous les chrétiens orthodoxes de la Turquie, Slaves, Albanais, Roumains ou Bulgares, se trouvaient à l'égard des Grecs. Tous les fidèles de la religion orthodoxe forment pour la Porte «la nation des Romains», et comme tels ils dépendent en grande partie, même pour le civil, de l'administration des évêques; c'est à ces prélats grecs qu'ils doivent s'adresser pour les mariages, les divorces, les successions, c'est devant eux qu'ils règlent leurs différends, à eux qu'ils doivent laisser la direction de leurs écoles et de leurs hospices. L'indépendance des églises de Serbie et de Roumanie et la séparation partielle du clergé bulgare ont grandement affaibli l'influence politique du Phanar sur les populations chrétiennes de l'Orient; si les Grecs veulent encore garder leur rôle prépondérant, ils ne peuvent compter pour cela que sur leur intelligence toujours en éveil, sur leur habileté commerciale, leur amour de l'instruction, leur patriotisme et leur esprit de solidarité. La «nation» des Arméniens est également fort nombreuse à Constantinople, et peut-être même dépasse-t-elle les Turcs en importance numérique: on dit qu'elle s'y élève à près de deux cent mille personnes, et au double pour tout l'empire. De même que la «nation des Romains», elle s'administre elle-même pour toutes ses affaires d'intérieur et choisit son conseil exécutif. Les Arméniens ont entre les mains une grande partie du trafic de Constantinople; mais, quoique établis en Turquie et dans la capitale dès les premiers temps de la conquête musulmane, ils ont toujours gardé dans leurs moeurs quelque chose de l'étranger; ils sont froids, réservés, se maintiennent dans l'isolement. Ils ont de la tenue et le respect de leur propre personne et diffèrent à leur avantage de leurs rivaux en affaires, les Juifs, que les gens polis appellent Bazirghian ou «Négociants», et que l'on voit se glisser furtivement vers leur pauvre faubourg de Balata, dont les ruines ont en partie comblé l'extrémité supérieure de la Corne d'Or. Les Arméniens s'entr'aident volontiers et, comme les Parais de Bombay, aiment à faire des actes de munificence; mais ils ne sont point soutenus, comme les Grecs, par une ardente foi dans les destinées de leur nation. La plupart d'entre eux ont même perdu leur langue: ils ne parlent leur idiome national, le haïkane, que mêlé d'une foule de mots étrangère; d'ordinaire ils se servent du turc ou du grec, suivant la population avec laquelle ils habitent. Encore très-inférieurs en nombre aux Osmanlis, aux Grecs, aux Arméniens, les «Francs» exercent dans la cité du Bosphore une influence bien autrement décisive que celle de leurs rivaux. Ce sont eux qui rattachent Constantinople au monde de la civilisation occidentale, et qui par leurs journaux, leurs sociétés, leurs entreprises, triomphent peu à peu du vieux fatalisme de l'Orient. C'est à eux que l'on doit les faubourgs d'usines qui s'élèvent à l'ouest de Constantinople et aux abords de Scutari, ainsi que les chemins de fer qui vont se rattacher au réseau des lignes européennes et qui pénètrent au loin dans l'intérieur de l'Asie Mineure. Comme les Arméniens et les Grecs, les Francs se sont groupés en diverses «nations» et jouissent de certains privilèges d'autonomie garantis par les ambassades. Tous les peuples civilisés sont représentés dans ce monde cosmopolite, même les Américains du Nord, auxquels revient l'honneur d'avoir fondé, dans leur Robert's College, le premier musée géologiques de Constantinople; mais à en juger par les langues qui se parlent à Pera, le quartier européen par excellence, ce sont les Italiens et les Français qui ont parmi les étrangers l'avantage de l'influence et du nombre. [Illustration: BOSPHORE.] Grâce à l'immigration des Francs, Constantinople n'a cessé de grandir, surtout depuis la guerre de Crimée, et nombre de villes et de villages situés en dehors de ses murs ont été changés en simples quartiers de l'immense métropole. L'estuaire entier de la Corne d'Or est bordé de maisons, et les constructions remontent au loin dans les deux vallées tributaires du Gydaris et du Barbyzès. Aux bords de la mer de Marmara, les quartiers industriels se prolongent à l'ouest de l'antique forteresse des Sept-Tours et au sud-est de Chalcédoine vers le golfe de Nicomédie. Enfin, le long des deux rives du Bosphore, s'étend un quai de villas, de palais, de kiosques, de cafés et d'hôtels. Cette avenue liquide et le vaste bassin qui là précède, entre Constantinople et ses faubourgs d'Asie; ont un développement d'environ traite kilomètres, et sur ce parcours quelle étonnante succession de sites merveilleux! Semblable à une vallée de montagnes, le détroit serpente en brusques sinuosités; chaque rive se creuse en golfe, puis s'avance en promontoire; ici le fleuve marin se resserre, pour s'élargir au delà, puis se rétrécir encore, et s'ouvrir enfin sur l'infini de la mer Noire, aux eaux si souvent bouleversées par les vents du nord. Entre la mer inquiète, que dominent de sombres rochers habités par les hirondelles de mer, et le détroit tranquille, le contraste est parfait. A la mer uniforme et sauvage s'opposent les paysages du Bosphore qui mêlent partout à leur beauté le charme de l'imprévu; les groupes que forment les rochers, les palais, les ombrages, les embarcations de toute espèce, les échafaudages bizarres des pêcheurs bulgares et la nappe des eaux courantes varient à l'infini. De tous ces lieux de villégiature charmants, Balta-Liman, Thérapia, Buyuk-Déré sont les plus célèbres, à cause des événements qui s'y sont accomplis et des personnages qui y résident; mais toute la vallée marine est si belle, que l'admiration s'égare impuissante. Il est probable qu'avant peu une merveille du travail humain va s'ajouter à ces merveilles de la nature. A l'endroit le moins large, entre les deux châteaux de Roumélie et d'Anatolie bâtis par Mahomet II, le canal a seulement 550 mètres de rive à rive: c'est près de là que Mândroclès de Samos bâtit le pont sur lequel Darius fit défiler son armée de 700,000 hommes marchant contre les Scythes; peut-être y construira-t-on aussi le pont de chemin de fer qui doit mettre un jour le réseau de l'Europe en communication avec celui de l'Asie[23]. Il est fort regrettable qel'on n'ait pas encore procédé au nivellement des eaux du Bosphore. On ne sait pas si le niveau de la mer Noire est plus élevé que celui de la mer de Marmara, quoique le fait soit admis comme très-probable par certains géographes. Il est vrai que le courant sorti du Pont-Euxin se porte vers la mer de Marmara avec une vitesse moyenne de 3 à 8 kilomètres par heure, mais il se peut néanmoins que ce courant se produise sans qu'il y ait pente de l'une à l'autre mer. Le Bosphore, comme le détroit de Gibraltar, est un canal d'échange entre deux courants, l'un plus abondant, formé d'eau moins saline et coulant à la surface, l'autre qui se meut dans les profondeurs du canal, portant une eau plus chargée de sel. [Note 23: Longueur du détroit........ 30,000 mètres. Largeur moyenne......... 1,600 » Profondeur moyenne........ 27 » Profondeur extrême........ 52 » ] Deux anciens châteaux génois qui gardent un défilé du Bosphore, Roumili-Kavak et Anadoli-Kavak, peuvent être considérés comme formant la limite septentrionale de cette ligne continue de palais et de maisons de plaisance que projette vers la mer Noire la cité de Constantinople. Cette limite coïncide exactement avec celle des terrains géologiques. Là commencent les falaises escarpées de dolérite et de porphyre, qui se prolongent jusqu'à l'entrée du Pont-Euxin et que terminent les roches Cyanées ou Symplégades, les célèbres écueils mobiles dont parle le mythe des Argonautes. Sur les deux rives d'Europe et d'Asie, les terrains volcaniques sont nus, taudis que la partie méridionale ou dévonienne du détroit, de beaucoup la plus longue, est bordée des plus charmants ombrages. Il est heureux que les Turcs, bien différents en cela des Espagnols et d'autres peuples du Midi, aiment et respectent la nature; ils ont le goût des beaux massifs d'arbres et cherchent à les conserver, autant du moins que le permet leur indolence. Grâce à eux, les platanes, les cyprès et les térébinthes embellissent encore les rives du détroit; de même, la vaste forêt de Belgrad recouvre à l'est de Constantinople le massif de collines où jaillissent les eaux d'alimentation destinées à la cité. Les oiseaux sont aussi plus respectés en Turquie que dans la plupart des pays chrétiens; on entend partout le roucoulement plaintif des colombes; des volées d'hirondelles et d'oiseaux de mer tourbillonnent à la surface du Bosphore, et ça et là se montre la grave cigogne, perchée sur le sommet d'un arbre ou sur la pointe d'un minaret. Ces bizarres échassiers contribuent avec la physionomie générale de la végétation et le style des édifices à donner à cette partie de l'Europe un aspect tout méridional. Néanmoins le climat de Constantinople est beaucoup plus boréal qu'on ne serait tenté de le croire. Les vents froids des steppes de la Russie pénètrent librement dans le détroit, dont la bouche est précisément tournée vers le nord; aussi les rigueurs de l'hiver sont-elles fort sensibles à Stamboul, et parfois le thermomètre descend à 20 degrés au-dessous du point de glace. Chose plus grave encore, quoique l'influence des mers voisines égalise un peu le climat, cependant le manque d'obstacles à la marche des vents a pour conséquence de très-brusques alternatives de température. Suivant les années, le climat moyen diffère de la manière la plus étonnante: tantôt il est celui de Pékin ou de Baltimore, tantôt celui de Toulon, même celui de Nice. Il est arrivé, dans les années tout exceptionnelles, que le Bosphore a été pris par les glaces, de sorte que la température de Constantinople devait être alors aussi basse que celle de Copenhague. Mais les débâcles étaient rapides et l'on contemplait bientôt le spectacle, à la fois effrayant et magnifique, des blocs de glace venant se heurter sur la Pointe du Sérail et flottant au loin en archipels tournoyants sur la mer de Marmara. En l'année 762, les masses cristallines provenant de la mer Noire et du Bosphore étaient si nombreuses, qu'elles se reformèrent dans les Dardanelles en un immense pont de glace: la tiède mer Égée avait pris l'aspect d'un golfe de l'océan Polaire. De même que la presqu'île de Constantinople, tout le littoral de la mer de Marmara présente dans sa formation géologique une indépendance complète du reste de la Turquie. Le large bassin, moderne de l'Erkene le sépare des montagnes de l'intérieur, et la région côtière elle-même possède sa petite chaîne de collines, bordant le rivage. Assez basses au nord de la mer de Marmara, ces hauteurs se redressent vers l'ouest et forment les escarpements du Tekir-Dagh ou Saintes-Montagnes, en partie granitiques. De la mer on voit les pentes grisâtres, ça et là revêtues de broussailles et de pâtis, s'élever jusqu'à la hauteur de sept à huit cents mètres. La péninsule de Gallipoli, l'ancienne Chersonèse de Thrace, se rattache à cette chaîne côtière par un isthme étroit et d'une faible élévation; mais elle-même consiste en terrains de formation quaternaire, qui sont identiquement les mêmes des deux côtés du détroit des Dardanelles. Les falaises de la côte d'Europe correspondent assise par assise à celles de la côte d'Asie, et les fossiles que Spratt et d'autres géologues ont recueillis de part et d'autre, appartiennent aux mêmes espèces. Jadis un vaste lac d'eau douce occupait une partie de la Thrace et plus de la moitié de l'espace qui est devenu la mer Égée. Lorsque ces diverses contrées émergèrent des eaux lacustres, la Chersonèse était partie intégrante du continent d'Asie. Plus tard seulement, les eaux sorties du Pont-Euxin par le Bosphore se frayèrent aussi leur voie par la fente de l'Hellespont ou des Dardanelles, détroit qui porte encore le nom des antiques Dardaniens. Les sondages des mers voisines démontrent que par le relief de son plateau sous-marin, aussi bien que par sa formation géologique, la péninsule de Gallipoli appartient à l'Asie; le golfe allongé et profond de Saros la sépare du littoral de la Macédoine comme un véritable abîme. Peut-être les éruptions volcaniques dont on voit les traces à l'est et à l'ouest de la presqu'île, dans le petit archipel de Marmara et près des bouches de la Maritza, ont-elles coïncidé avec le mouvement de rupture. Si les mesures de largeur données par Pline et Strabon sont exactes, l'Hellespont se serait élargi depuis l'antiquité grecque par l'effet des courants. A l'étranglement d'Abydos, aujourd'hui Nagara, il n'aurait eu que sept stades de largeur, soit environ 1,295 mètres, tandis qu'il a maintenant près de deux kilomètres. C'est là que Xerxès fît construire un double pont de bateaux pour le passage de son armée. Le lit du fleuve marin est en cet endroit d'une grande profondeur, mais le courant est fort rapide, de sorte qu'il serait impossible, du moins à une flotte en bois, de forcer le passage des Dardanelles, si les batteries qui arment les deux rives d'Europe et d'Asie étaient bien défendues. De même que le Bosphore, l'Hellespont est un détroit à double courant. En hiver, lorsque les fleuves qui se jettent dans la mer Noire sont arrêtés par les glaces et que la mer de Marmara n'est plus alimentée par les eaux du Bosphore, le courant d'eau salée venant de l'Archipel pénètre dans les Dardanelles avec une force plus, considérable; mais il se meut constamment sur le fond, à cause du poids que lui donne sa teneur en sel. Deux fleuves se superposent toujours dans le détroit: en bas celui de l'eau salée qui se dirige vers la mer de Marmara; à la surface, une nappe d'eau relativement douce descendant vers la mer Egée[24]. [Note 24: Détroit des Dardanelles: Longueur............. 68,000 mètres. Largeur moyenne.......... 4,000 » Moindre largeur............. 1,950 » Profondeur moyenne.......... 55 » Profondeur extrême.......... 97 » ] [Illustration: DARDANELLES ET GOLFE DE SAROS.] Gallipoli, la Constantinople de l'Hellespont, bâtie à l'extrémité occidentale de la mer de Marmara, est la première ville conquise par les Turcs sur le territoire d'Europe. Ils la possédaient près de cent années avant de s'être emparés de Stamboul. Toutefois Gallipoli, pas plus que la capitale, n'est peuplée en majorité d'Osmanlis; comme à Rodosto et dans les autres ports du littoral de la Propontide, on y trouve des musulmans de diverses races, des Grecs, des Arméniens, des Juifs, vivant tous en communautés distinctes, quoique dans l'enceinte d'une même cité. La population des villages et des campagnes est composée presque exclusivement de Grecs; ils possèdent le sol et le cultivent. Par un remarquable contraste, c'est précisément en vue de l'Asie, dans la partie de la péninsule des Balkhans où les Turcs se sont installés depuis le plus grand nombre d'années, que les Grecs ont, en dehors de la région du Pinde, leur plus vaste domaine ethnologique. Là ils n'occupent point seulement le littoral, mais aussi tout l'intérieur de la contrée; sauf les grandes villes, et ça et là quelques villages de Bulgares, toute la Thrace, orientale leur appartient; du Bosphore à Andrinople et des Dardanelles au golfe de Bourgas, on se trouve partout en territoire hellénique. La partie basse de cette région, vaste plaine triangulaire, limitée au sud par le Tekir-Dagh et les collines du littoral, à l'ouest par les contre-forts de Rhodope, au nord-est par les monts granitiques de Strandcha, est une des contrées les plus monotones de la Turquie; des bas-fonds marécageux, des jachères y font penser aux steppes; en été, quant le vent soulève des tourbillons de poussière, on pourrait se croire dans le désert. La morne uniformité des plaines n'est rompue que par les silhouettes éloignées des monts et par des groupes de buttes artificielles d'origine inconnue. Ces anciens monuments, qui sans doute servirent de tombeaux, sont si nombreux dans les campagnes de la Thrace et de la Bulgarie qu'ils y semblent un élément nécessaire du paysage; «un peintre pécherait contre la vraisemblance, s'il négligeait, en représentant un site de cette contrée, de mettre un ou deux _tumuli_ dans son tableau.» En un seul itinéraire de moins de 200 kilomètres, M. Weiser a reconnu plus de trois cent vingt buttes. La ville d'Andrinople, qui occupe à peu près l'extrémité septentrionale de cette plaine sans beauté, produit un effet enchanteur par la verdure de ses jardins contrastant avec les vastes étendues sans arbres que l'on a parcourues. Aucune cité n'est plus riante, plus mêlée de campagnes et de bosquets. Si ce n'est au centre de la ville, dans les quartiers qui entourent la citadelle, Andrinople, l'Édirneh des Turcs, ressemble à une agglomération de villages distincts; les divers groupes de maisons sont séparés les uns des autres par des vergers et des rideaux de cyprès et de peupliers, au-dessus desquels s'élèvent ça et là les minarets de cent cinquante mosquées. Les eaux vives des aqueducs, de nombreux ruisseaux et les trois rivières abondantes de la Maritza, de la Toudja et de l'Arda égayent les faubourgs et les jardins de cette ville éparse. Andrinople n'est pas seulement une cité charmante, elle est aussi le centre de population le plus important de l'intérieur de la Turquie; le confluent des trois rivières, la convergence des routes qui descendent du bassin supérieur de la Maritza et du versant septentrional des Balkhans, et de celles qui montent de la mer de Marmara et de la mer Égée, toutes les conditions du milieu géographique faisaient de ce site l'emplacement nécessaire d'une ville considérable. Là s'élevait l'antique Orestias, qui devint la capitale des rois thraces; là les Romains bâtirent leur Adrianopolis. Les Turcs y installèrent le siége de leur empire avant que Constantinople fût tombée en leur pouvoir, et l'on y voit encore le beau palais d'architecture persane, malheureusement fort mal conservé, que les sultans avaient construit à la fin du quatorzième siècle. Mais dans l'antique capitale, aussi bien qu'à Stamboul, les Osmanlis sont en minorité. Les Grecs les égalent en nombre et les dépassent en activité; les Bulgares, qui se trouvent en cet endroit sur la limite de leur domaine ethnologique, sont aussi représentés dans la ville par une communauté considérable; en outre, on y voit, comme dans toutes les villes d'Orient, la foule bariolée des hommes de toutes races, depuis le musicien tsigane jusqu'au marchand de la Perse. Les Juifs sont proportionnellement plus nombreux à Andrinople que dans les autres villes de Turquie; mais, par un contraste psychologique des plus remarquables, ils diffèrent, affirme-t-on, de leurs coreligionnaires du monde entier par leur manque de finesse, leur naïveté commerciale. D'après un proverbe local, «il faut dix Juifs pour tenir tête à un Grec,» et non-seulement les Grecs, mais aussi les Bulgares et les Valaques réussiraient à tromper en affaires les pauvres Israélites: ce serait là un curieux phénomène d'exception dans l'histoire du peuple juif. [Illustration: 1. CAVALIER MUSULMAN D'ADRINOPLE.--2. FEMME MUSSULMANE DE PRISREN. 3.-5. HABITANTS MUSULMANS D'ANDRIOPLE.] Andrinople n'a pas de communications faciles avec Midia, la vieille cité grecque aux temples souterrains, ni avec d'autres ports de la mer Noire. Les deux issues naturelles de son bassin sont le chemin que lui ouvre la vallée de l'Erkene vers le port de Rodosto, sur la mer de Marmara, et la voie plus tortueuse, moins facile, qui descend directement au sud par Demotika et dans laquelle serpentent les eaux de la Maritza. Naguère les bouches de ce fleuve étaient évitées par les marins, à cause des lagunes et des marécages qui en empestent les campagnes riveraines; mais la compagnie des chemins de fer rouméliens y a fait aboutir la voie ferrée d'Andrinople à la mer Égée. En cet endroit, le golfe d'Énos s'avance au loin dans l'intérieur des terres et fournit aux navires un excellent abri contre tous les vents, à l'exception de celui du sud-ouest. Prochainement le havre artificiel de Dede-Agatch doit permettre aux vaisseaux, qui mouillent encore à près d'un kilomètre du rivage, d'accoster les jetées d'embarquement; mais les habitants d'Énos ne se hâtent nullement d'obéir à l'invitation du commerce et de descendre de leur acropole pittoresque, à la fière enceinte de remparts et de tours, pour aller respirer l'atmosphère mortelle des lagunes inférieures. A l'ouest de la Maritza, la zone du territoire grec se rétrécit beaucoup. Le littoral seul est occupé par des marins et des pêcheurs de race hellénique, mais les hauteurs qui s'élèvent au nord sont peuplées presque exclusivement de paysans turcs et de pâtres ou cultivateurs bulgares. Les escarpements du Rhodope forment dans cette partie de la Turquie comme un mur de séparation entre les races. La région marécageuse de la côte, les petits bassins fluviaux du versant méridional des monts, et quelques massifs isolés de roches volcaniques et cristallines constituent une zone de jonction d'une très-faible largeur entre les Grecs de la Thrace et ceux de la Chalcidique et de la Thessalie. Même en certains endroits, des Turcs, connus par leurs compatriotes sous le nom de Yuruks ou «Marcheurs», parce qu'ils ont conservé leurs moeurs de nomades, parcourent la contrée jusqu'aux bords mêmes de la mer. Ils vivent notamment dans le massif du Pangée ou Pilav-Tépé, qui se dresse au nord-ouest de Thasos. Ce sont les montagnes qui, du temps des rois de Macédoine, étaient si riches en métaux précieux: à cette époque, suivant la tradition populaire, «l'or enlevé par la pioche se reformait tout aussitôt dans les entrailles de la terre, comme repousse dans nos champs l'herbe coupée par la faux.» Immédiatement à l'ouest des masses granitiques de Pilav-Tépé, aux bords du Strymon ou Karasou, qu'alimentent les nombreuses sources du bassin de Drama, jaillissant du sol en véritables rivières, s'étend une plaine des plus fertiles, dont le centre est occupé par la grande ville de Seres. Des centaines de villages sont épars autour de ce chef-lieu, parmi les vergers, les champs de cotonniers et de riz. Du haut des montagnes du Rhodope, la plaine tout entière a l'air d'une immense ville aux innombrables jardins; malheureusement, elle est fort insalubre en certains endroits. La triple péninsule de la Chalcidique, qui s'avance au loin dans la mer comme une gigantesque main étendue sur les eaux, est complètement séparée de tous les contre-forts du Rhodope et ne tient au continent que par un mince pédoncule de terres un peu élevées: presque toute la racine do la presqu'île est occupée par des lacs, des marécages et des plages d'alluvions. C'est une Grèce en miniature par la forme de ses côtes, bizarrement découpées en baies et en promontoires, et par ses massifs de montagnes distinctes se dressant, au milieu des terres plus basses, comme les îles au milieu des eaux de l'Archipel. Un premier groupe de sommets schisteux, dominé par le mont Kortiach, s'élève dans le tronc même de la péninsule, et chacune de ses trois ramifications possède également son système de hauteurs escarpées. Grec par l'aspect, cet étrange appendice du continent est également grec par la population: chose rare en Turquie, les habitants n'appartiennent qu'à une seule race, sauf dans la petite ville de Nisvoro, où vivent des Turcs, et sur le mont Àthos, où quelques moines sont d'origine slave. [Illustration: PRESQU'ILE DU MONT ATHOS.] Des trois langues de terre que la Chalcidique projette dans la mer Égée, celle de l'Orient est presque complètement isolée: jadis même elle fut séparée du continent lorsque Xerxès fit creuser un canal de 1,200 mètres à travers l'isthme de jonction, soit afin d'éviter à sa flotte la dangereuse circumnavigation du promontoire d'Acte, soit plutôt pour donner aux populations émerveillées un témoignage de sa puissance. Cette presqu'île est celle de l'Hagion Gros, le Monte Santo des Italiens. Une montagne superbe de roches calcaires, la plus belle peut-être de tout l'Orient méditerranéen, dresse sa pointe à l'extrémité de la péninsule: c'est le célèbre mont Àthos, dans lequel un architecte, Dinocrate ou Démophile, voulait tailler la statue d'Alexandre, tenant une ville dans une main, la source d'un torrent dans l'autre; c'est aussi le sommet où, d'après la légende locale, le diable transporta Jésus pour lui montrer tous les royaumes de la terre étendus à ses pieds. Quoiqu'on disent les moines grecs, le panorama n'est point aussi vaste; mais tout le littoral de la Chalcidique, de la Macédoine et de la Thrace, les vagues linéaments de la côte d'Asie, le cône abrupt de Samothrace et les eaux bleues de la mer n'en forment pas moins un admirable spectacle: le regard se promène dans un immense espace, de l'Olympe thessalien au mont Ida de l'Asie Mineure. Les lignes vigoureuses des édifices fortifiés que l'on voit surgir ça et là sur les pentes de la montagne du milieu des bois de châtaigniers, de chênes ou de sapins, contrastent de la manière la plus heureuse avec l'horizon fuyant des côtes indistinctes[25]. [Note 25: Mont Pangée (Pilav-Tépé).... 1,885 mètres. » Kortiach............... 1,187 » » Athos.................. 2,066 » ] Cette péninsule, qu'un voyageur compare à un «sphinx accroupi sur les eaux», appartient à une république de moines nommant leur propre conseil et s'administrant à leur guise. Eux seuls, moyennant tribut, ont droit de l'habiter, et l'on ne peut y pénétrer que muni de leur permission. Une compagnie de soldats chrétiens veille à l'isthme de frontière pour empêcher qu'aucune femme ne vienne souiller de sa présence la terre sacrée; le gouverneur turc lui-même doit laisser son harem en dehors de l'Hagion-Oros; depuis quatorze siècles, dit l'histoire du mont Athos, nulle personne du sexe féminin n'a mis le pied sur la Sainte Montagne. Bien plus, l'introduction de tout animal femelle est très-sévèrement interdite; les poules mêmes profaneraient les couvents par leur voisinage; aussi faut-il importer tous les oeufs de Lemnos. A l'exception des fournisseurs qui vivent dans le village de Karyès, au centre de la presqu'île, les autres habitants, au nombre d'environ six mille religieux et servants, résident dans les couvents ou les ermitages épars autour des 935 églises de la contrée. Presque tous les moines sont Grecs; cependant, parmi les vingt grands couvents, un est de fondation russe et deux ont été construits aux frais des anciens souverains de la Serbie. Ces édifices, bâtis sur les promontoires en forme de citadelles, avec hautes murailles et tours de défense, offrent pour la plupart un aspect très-pittoresque; l'un d'eux, Simopetra, dressé sur un roc de la côte occidentale, semble absolument inaccessible. C'est dans ces retraites que les «bons vieillards», ou caloyers, passent leur vie d'inaction contemplative; d'après leur règle, ils doivent prier huit heures par jour et deux heures par nuit, sans jamais s'asseoir pendant leurs oraisons. Aussi les moines n'ont-ils plus de force ni de temps pour la moindre étude ou les plus simples travaux manuels. Les livres de leurs bibliothèques, plusieurs fois explorées par des érudits, sont pour eux un incompréhensible grimoire, et, malgré leur sobriété, ils risqueraient de mourir de faim si les frères laïcs ne travaillaient pour eux et s'ils ne possédaient sur le continent de nombreuses métairies. Quelques cargaisons de noisettes, ce sont là tous les produits de la fertile péninsule du mont Athos. Les deux cités d'Olynthe et de Potidée, qui se trouvaient à la racine de la presqu'île occidentale de la Chalcidique, sont maintenant remplacées par d'insignifiants villages; mais l'antique Therma, devenue plus tard la Thessalonique des Macédoniens, puis la Salonique des Orientaux et des Francs, ne pouvait disparaître. Elle occupe une situation trop heureuse pour qu'elle ne se relevât pas constamment de ses ruines après les sièges et les incendies: on y voit encore des restes de toutes les époques, des murs cyclopéens et helléniques, des arcs de triomphe, des fragments de temples romains, des constructions byzantines, des châteaux vénitiens. L'excellence de son port, la beauté de sa rade bien abritée, dont les eaux sont paisibles comme celles d'un lac, la convergence des deux grandes vallées du Vardar et de l'Indjé-Karasou, qui ouvrent les chemins de la Haute-Macédoine et de l'Épire, enfin sa position à l'angle de la mer Égée, précisément à la racine de la péninsule grecque, ont fait de Salonique une cité nécessaire; elle est actuellement la troisième de la Turquie d'Europe par ordre d'importance. Comme dans les autres cités de l'Orient, toutes les races s'y trouvent représentées, mais les Israélites y sont proportionnellement fort nombreux; ils descendent en majorité des Juifs expulsés d'Espagne par l'inquisition: leur langage usuel est encore le castillan. Pour éviter de nouvelles persécutions, un grand nombre avaient cru devoir se convertir extérieurement au mahométisme; mais les musulmans les repoussèrent toujours avec mépris. Ils sont en général connus sous le nom de Mamins. Déjà fort commerçante, la ville de Salonique, près de laquelle naquit jadis la puissance des Macédoniens, a de très-hautes visées pour l'avenir. Elle aussi, comme Marseille, comme Trieste, comme Brindisi, veut servir de point d'attache au commercé des Indes avec l'Angleterre. En effet, lorsque le chemin transcontinental de la Manche à la mer Égée sera terminé, Salonique sera la tête de ligne du réseau européen dans la direction de l'isthme de Suez, et cet avantage, ajouté à ses autres privilèges, ne peut manquer de lui assurer une très-grande importance dans le commerce du monde. Au point de vue ethnologique, l'emporium de la Macédoine est également destiné à un rôle considérable, car la race dominante de la Turquie, la nation slavisée des Bulgares, qui partout ailleurs, si ce n'est à Bourgas, sur le Pont-Euxin, reste séparée de la mer par des populations d'autre origine, est arrivée dans cette partie de la Macédoine jusqu'aux bords de la Méditerranée; par Salonique, elle se trouve en rapport d'échanges avec le reste de l'Europe. Après le régime politique, la grande cause qui retarde les hautes destinées de Salonique, ce sont les marécages des environs; en été, toute la population aisée s'enfuit pour aller habiter à l'ouest de la ville la localité plus saine des Kalameria. D'ailleurs ce fléau de l'insalubrité miasmatique désole toute la côte septentrionale de la mer Égée. Par ses golfes nombreux et la richesse de sa formation péninsulaire, la Macédoine semblerait être un des pays les mieux situés pour le commerce; mais si ce n'est à Salonique, elle est restée jusqu'à maintenant en dehors du grand mouvement des échanges; ses lacs et ses bassins marécageux, bien plus que ses montagnes, ont séparé commercialement les vallées de l'intérieur et la zone du littoral. Sur la rive occidentale du golfe de Salonique, au delà du Vardar aux bouches errantes, et de l'Indjé-Karasou ou Haliacmon aux eaux salines, les terres, d'abord basses et marécageuses, se relèvent peu à peu; des collines, puis de vraies montagnes redressent leurs pentes, et bientôt d'énormes contre-forts, laissant à peine un étroit sentier le long du rivage, s'étagent de croupe en croupe jusqu'aux superbes cimes que couronne l'Olympe, le «triple Pic du Ciel». Parmi les nombreuses montagnes qui ont porté ce nom d'Olympe, synonyme d'Éclatant, celle-ci est la plus haute et la plus belle; c'est aussi, grâce aux enchantements de la poésie grecque, celle que nous nous représentons toujours comme servant de trône à une assemblée de dieux. C'est à l'ombre de l'Olympe, dans les plaines de la Thessalie, que les Hellènes vivaient au printemps de leur histoire; leurs traditions les plus chères se rattachaient à ces beaux sites. Les monts qui avaient abrité leur berceau restaient pour eux le siége de leurs divinités protectrices. Même de nos jours, si Jupiter, Bacchus et les autres grands dieux ont disparu de l'Olympe, des prophètes et des apôtres, saint Élie, saint Denys, ont pris leur place et des moines ont bâti leurs couvents dans les forêts sacrées que parcouraient les Bacchantes: un sommet, le Kalogheros, est, d'après la légende, le couvercle du tombeau de saint Denys; un autre, le pic Métamorphosis, fut le lieu de la Transfiguration. Naguère des klephtes ou bandits, parmi lesquels les insurrections grecques trouvèrent des héros, étaient avec les moines les seuls habitants des hautes vallées de l'Olympe, où les soldats arnautes ne pouvaient que difficilement les poursuivre. Le massif forme, en effet, comme une sorte de monde à part, présentant de tous les côtés des escarpements formidables: «quarante-deux pics sont les créneaux de cette citadelle, cinquante-deux fontaines y jaillissent.» Comment donc le Turc abhorré aurait-il pu ravir au klephte sa fière «liberté sur la montagne?» Les plus belles forêts de lauriers, de platanes, de châtaigniers et de chênes couvraient aussi les pentes maritimes du bas Olympe et pendant les époques de troubles servaient de refuge à des populations entières; mais des spéculateurs italiens en ont obtenu la concession, et bientôt peut-être l'Olympe, privé de ses ombrages, ne sera plus qu'une pyramide nue comme la plupart des montagnes de l'Archipel. D'ailleurs la limite supérieure de la végétation forestière est assez basse sur le massif de l'Olympe, comme sur les autres montagnes élevées de la Péninsule. Des chamois bondissent encore sur les escarpements rocailleux du haut Olympe; plus bas, les chats sauvages sont fort nombreux. Quant aux ours, ils ont disparu: saint Denys, ayant eu besoin d'une monture, les a tous changés en chevaux. [Illustration: LE MONT OLYMPE.] Un géomètre ancien, Xénagoras, avait déjà tenté de mesurer la hauteur do l'Olympe. Il lui trouva plus de dix stades d'élévation verticale, soit environ 1877 mètres; il se trompait d'un tiers, puisque le plus haut sommet a près de trois kilomètres. Il est possible que l'Olympe soit la montagne la plus élevée de la péninsule thraco-hellénique: il conserve toujours quelque neige dans ses plus hautes anfractuosités, et les saillies abruptes de ses roches suprêmes le rendent difficile à vaincre; malgré certaines affirmations contraires, il paraîtrait que nul de ses gravisseurs n'a pu en escalader le point culminant. D'après le mythe grec, le Pélion entassé sur l'Ossa n'aurait pas suffi aux Titans pour qu'ils pussent se dresser à la hauteur de l'Olympe, et réellement ces deux montagnes, empilées l'une sur l'autre, ne dépasseraient que faiblement l'altitude de l'Olympe[26]. Mais en dépit de leur infériorité relative, l'Ossa «pointu» et le «long» Pélion, connus aujourd'hui sous les noms de Kissovo et de Zagora, n'en produisent pas moins un très-grand effet, à cause de leurs vallons sauvages, de leurs roches abruptes et des falaises de leurs promontoires. Cette chaîne, qui se termine au nord de l'île d'Eubée par la bizarre péninsule de Magnésie, contournée en forme de crochet, était pour la Grèce antique le plus solide boulevard de défense. Les envahisseurs barbares s'arrêtaient devant ce mur infranchissable. C'est à l'ouest de cette chaîne qu'ils devaient passer, en remontant la vallée du Pénée, souvent considérée à bon droit comme la frontière naturelle de l'Hellade. De là l'extrême importance qu'avait, au point de vue stratégique, la position de Pharsale, qui commande au sud de la Thessalie l'accès des gorges de l'Othrys et de la plaine du Sperchius. A l'extrémité septentrionale de l'Olympe, le col de Petra était, pour des raisons analogues, un passage surveillé avec soin. [Note 26: Olympe........ 2,972 mètres. Ossa.......... 1,600 » Péhou......... 1,564 » ] [Illustration: L'OLYMPE ET LA VALLÉE DE TEMPÉ.] Une grande partie de l'espace compris entre les arêtes cristallines de l'Olympe et de l'Ossa et le système parallèle des montagnes crétacées du Pinde est occupée par des plaines unies que recouvraient autrefois les eaux de vastes lacs. Le golfe de Volo, qui lui-même diffère à peine d'une mer intérieure, se rapproche du lac de Karlas ou de Boebeïs, reste d'un bassin considérable, dans lequel se déversent les eaux de la plaine encore marécageuse de Larissa; les habitants riverains du lac de Karlas racontent que parfois des grondements sourds sortent de ses profondeurs, et ils attribuent ce bruit, qui peut provenir de la soudaine compression de l'air dans les cavités profondes, au mugissement de quelque animal invisible. D'autres fonds lacustres entourent la base de l'Olympe à l'ouest et au nord-ouest; enfin diverses vallées des bassins supérieurs du Pénée et de ses affluents sont revêtues de terres alluviales laissées par les eaux. Hercule, disent les uns, Neptune, suivant les autres, vida tous ces lacs de la Thessalie en ouvrant entre l'Olympe et l'Ossa l'étroite issue de dégorgement que les anciens appelaient la vallée de Tempé. Cette gorge, due sans doute au lent mais incessant travail d'érosion exercé par la niasse des eaux supérieures, était pour les Grecs la vallée par excellence, le lieu idéal de fraîcheur et de grâce. Si grande était la renommée de Tempé parmi les Hellènes, sans doute à cause des souvenirs légendaires qui s'y rattachaient, que tous les neuf ans une _théorie_ envoyée de Delphes allait y cueillir les lauriers destinés aux vainqueurs des jeux pythiens. Certes, la vallée de Tempe est fort belle; les eaux rapides et claires du Pénée, le branchage étalé des platanes, les bouquets de lauriers-roses, les parois rougeâtres du défilé forment ça et là des paysages à la fois charmants et grandioses; mais, dans son ensemble, la vallée, trop étroite et trop sombre, mérite bien son nom moderne de Lykostomo ou «Gueule du Loup». Bans la Thessalie même, surtout dans les vallons du Pinde, combien de sites nous paraissent plus riants et plus beaux! Les hautes vallées du Salambria sont, comme la partie inférieure de son cours, fort riches en curiosités naturelles, défilés, gouffres et cavernes. Au nord-ouest de l'Olympe, un affluent de «l'aimable» Titarèse coule dans l'étroite gorge de Sarandoporos ou des «Quarante Gués», qui fut considérée jadis comme une des portes de l'enfer. Par contre, les monts Lyngons ou Khassia, dont les sommets calcaires et schisteux se dressent à 1,500 mètres entre les tributaires tortueux du Pénée, et plus à l'ouest, les hauts contre-forts du Pinde, sont devenus célèbres par leurs «oeuvres divines» (_theoctista_). Ce sont des tours, des aiguilles, des prismes d'origine miocène qui se dressent isolément. Parmi ces piliers naturels, les plus célèbres sont ceux qui s'élèvent au bord du Salambria, non loin de Trikala, capitale de la Thessalie. Des moines, zélés imitateurs de Siméon le Stylite, ont eu l'idée de percher leurs couvents sur ceux des rochers qui se terminent par une plate-forme assez large pour les porter. Juchés là-haut et condamnés à ne point en descendre, ils ne reçoivent leurs vivres et leurs visiteurs que par le moyen d'un filet qui se balance en tournoyant à l'extrémité d'une corde mue par un cabestan. Au couvent de Barlaam, la hauteur de l'ascension aérienne qu'il faut exécuter ainsi, en oscillant au bout de la corde et en se heurtant de temps à autre contre la pierre, n'est pas moindre de 67 mètres; des échelles appliquées bout à bout contre la paroi permettent d'accomplir le voyage d'une façon plus périlleuse encore. Du reste, le zèle religieux qui portait les moines à vivre dans nés aires d'aigles diminue peu à peu; des vingt couvents qui existaient autrefois, il n'en reste plus que sept; un seul, celui de Météore, est assez considérable: on y dompte une vingtaine de caloyers. De toutes les contrées grecques appartenant encore à l'empire turc, nulle ne s'est plus souvent agitée pour échapper à la domination des Osmanlis, nulle n'est revendiquée avec plus d'ardeur par les Hellènes eux-mêmes comme un fragment de la patrie commune et comme le berceau de leur race. Par les traditions historiques, par la langue des habitants, par l'aspect général de la terre et du ciel, la Thessalie est bien, en effet, une partie de la Grèce; elle s'en distingue seulement avec avantage par une plus grande fertilité du sol, par une végétation beaucoup plus riche, par des paysages plus riants et plus doux. Il est vrai qu'en Thessalie, comme dans la Basse-Macédoine, l'atmosphère a rarement cette sérénité, ce bel azur profond que l'on admire dans la Grèce méridionale. Les vapeurs qui s'élèvent incessamment de la mer Égée vers l'Olympe et les autres montagnes rendent parfois l'air nébuleux et trouble; mais elles prêtent plus de charme aux lointains, et surtout elles contribuent à la fécondité du sol en empêchant les fortes chaleurs estivales de le dessécher, de le calciner comme les terres de l'Attique et de l'Argolide. La population grecque de la Thessalie est assez fortement mêlée d'éléments étrangers qu'elle s'est graduellement assimilés. Il ne reste plus de Serbes ni de Bulgares dans le pays, quoique le nom d'une des principales branches du Titarèse porte encore le nom de Vourgaris, ou «rivière des Bulgares». Quant aux Zinzares ou Macédo-Valaques, si nombreux au moyen âge sur les deux versants du Pinde, ils occupent entièrement quelques villages, surtout dans le massif de l'Olympe. Quoique très-fiers de leur origine romaine, ils ne peuvent que s'helléniser peu à peu, à cause du milieu qui les entoure: presque tous les mots de leur idiome qui désignent des objets de la vie civilisée sont de racine hellénique; leurs prêtres, leurs instituteurs prêchent et enseignent en grec; eux-mêmes savent tous le grec et, comme nationalité, ils se perdent par une émigration à outrance; même les cultivateurs parmi eux ont conservé quelque chose du nomade: la vie errante du pâtre ou du marchand forain leur plaît. Les Turcs habitent encore en masses compactes les basses plaines qui entourent Larissa, et cette ville est elle-même en grande partie musulmane. Les pays montueux qui se trouvent plus au nord, entre la vallée de l'Indjé-Karasou et les lacs d'Ostrovo et de Castoria, sont également peuplés de Turcs, qui se distinguent d'ailleurs de tous les autres Osmanlis de l'empire: ce sont les Koniarides; ils habitent aussi en petits groupes une partie de l'Ossa et de loin on peut toujours reconnaître si les villages sont habités par des Turcs ou par des Grecs. Suivant la remarque de M. Mézières, les Turcs «plantent des arbres pour en avoir l'ombre, les Grecs pour en avoir le profit»: d'un côté sont les cyprès et les platanes, de l'autre les vergers et les vignobles. D'après quelques auteurs, les Koniarides seraient venus en Macédoine et en Thessalie dès le onzième siècle, appelés en qualité décelons par les empereurs d'Orient. Ils se gouvernent eux-mêmes par des assemblées républicaines et sont respectés de tous à cause de leur probité, de leurs moeurs hospitalières, de leurs vertus rustiques. Inférieurs aux cultivateurs turcs par leurs qualités morales, les Grecs leur sont de beaucoup supérieurs par leur vive intelligence et leur activité. Au dix-septième siècle, ils eurent même une sorte de Renaissance, analogue à celle de l'Europe occidentale, et l'amour des arts se développa suffisamment parmi eux pour faire naître une école de peinture dans les villages de l'Olympe. Fidèles à leurs traditions de l'antiquité et à leurs instincts de race, les Grecs de la Thessalie, comme ceux de tout l'empire, ont cherché à se constituer en communes autonomes, en petites cités républicaines, auxquelles manque seulement l'indépendance politique. Dans les _kephalokhori_ ou villages libres, ils élisent leurs propres chefs, organisent leurs écoles, choisissent les professeurs qui leur conviennent et, grâce à leur intime cohésion, grâce aussi à leurs sacrifices pécuniaires, ils trouvent le moyen de désintéresser les pachas de tout souci d'administration dans leurs cités. Comme aux temps où leurs aïeux payaient le tribut aux Athéniens ou à d'autres Grecs, ils acquittent les impôts exigés par le Turc; mais pour tout le reste, ils s'administrent eux-mêmes, ils sont des citoyens libres. Le contraste est grand entre ces communes autonomes et les _tchifliks_ où les propriétaires musulmans ont parqué les Grecs en qualité de métayers. Chose curieuse, grâce à la liberté des cultivateurs, ce sont précisément les terrains les plus âpres, les champs les plus froids et les plus rocailleux qui donnent le plus de produits et entretiennent la population dans la plus large aisance! Le principal soin des Grecs de Thessalie, et c'est en cela surtout qu'ils font preuve de sens et d'une noble ambition, est de veiller à l'instruction de la génération naissante. Les villages grecs les plus misérables des montagnes du Pinde entretiennent à leurs frais des écoles que fréquentent les jeunes gens jusqu'à l'âge de quinze ans. Pour donner une idée de l'esprit pratique des Thessaliens, on doit signaler ce fait remarquable que, dès le siècle dernier, les tisserands d'Ambelakia, ville charmante située au milieu des arbres fruitiers et des vignobles, sur les hauteurs qui dominent au sud la vallée de Tempé, s'étaient associés par petits groupes participant aux bénéfices les uns des autres. Cette grande association, qui avait eu la sagesse de réduire son dividende annuel à dix pour cent et d'employer le reste du gain à l'accroissement des affaires, jouit longtemps d'une grande prospérité. Les guerres de l'empire la ruinèrent en lui fermant le marché de l'Allemagne, où se vendaient presque tous ses tissus. C'est aussi en partie par l'association que les vingt-quatre villages grecs si riches de la péninsule de Magnésie, au nord du golfe de Volo, ont pu donner une si grande prospérité à leurs fabriques d'étoffes, tant d'aisance générale à leurs habitants. Peut-être ce district est-il, avec celui de Verria, au nord de l'Indjé-Karasou, le plus prospère de toute la Turquie hellénique. D'ailleurs il a eu la chance d'être presque toujours épargné par les guerres, grâce à son heureuse position en dehors des grandes voies stratégiques[27]. [Note 27: Villes principales de la Turquie hellénique, avec leur population approximative: Andrinople......... 110,000 hab. Salonique.......... 80,000 » Seres.............. 30,000 » Larissa............ 23,000 » Rodosto............ 23,000 » Gallipoli.......... 20,000 » Trikala............ 11,000 » Demotika........... 10,000 » Verria............. 10,000 » Enos............... 7,000 » ] IV L'ALBANIE ET L'ÉPIRE Le nom de _Chkiperi_, que les Albanais eux-mêmes donnent à leur patrie, signifie très-probablement «Pays des Rochers» et nulle désignation ne fut mieux méritée. Des montagnes pierreuses recouvrent toute la contrée, du Montenegro aux frontières de la Grèce. La seule plaine assez étendue que l'on rencontre en Albanie est le bassin de Skodra ou Scutari (Alexandrie), qui limite au sud le plateau de la Csernagore et qui peut être considéré comme la véritable frontière naturelle du territoire albanais. Le fond de ce bassin est occupé par le vaste lac Blato ou de Skodra, reste d'une ancienne mer intérieure beaucoup plus considérable. C'est aussi dans la même plaine que vient déboucher le Drin, le plus grand fleuve de l'Albanie et l'un des seuls de la péninsule turque où quelques embarcations s'avancent à une certaine distance de la mer. Naguère le Drin, formé par deux rivières, la «Blanche» et la «Noire», n'était qu'un affluent temporaire du lac de Skodra: pendant les crues, il commençait par inonder sa plaine inférieure, puis il se jetait latéralement dans le lac, malgré les digues par lesquelles on avait essayé de le contenir, et devenait ainsi le tributaire de la Boïana. En 1858, le fleuve s'ouvrit un nouveau lit, en face du village de Miet, à une quarantaine de kilomètres en amont de son entrée en mer, et maintenant il dirige la plus grande masse de ses eaux vers Skodra, dont il inonde souvent les quartiers inférieurs. Les terrains marécageux du bas Drin, à pentes incertaines et changeantes, sont fort dangereux à traverser pendant la saison des chaleurs: la «fièvre de la Boïana» est une des plus redoutées et des plus meurtrières de tout le littoral. La plupart des ramifications méridionales du grand massif des Alpes bosniennes sont habitées par des Albanais; mais elles restent séparées de l'Albanie proprement dite, à l'est du lac de Skodra, par la déchirure au fond de laquelle coule le Drin; c'est une sorte de _cañon_, semblable à ceux des Rocheuses de l'Amérique du Nord, un défilé où ne se hasarde aucun sentier et que resserrent des parois à pic de mille mètres de hauteur. Les deux systèmes de montagnes ne se rejoignent qu'indirectement par une série d'arêtes et de plateaux qui se dirigent au sud-est, de la montagne de Glieb vers le Skhar, le Scardus des anciens. Ce massif, qui se distingue des autres chaînes de la Turquie occidentale par la direction de sa crête, perpendiculaire à l'ensemble des masses soulevées, peut être considéré comme le «noeud» central des monts de la Péninsule. Ses principaux sommets, parmi lesquels se distingue la pyramide isolée du Lioubatrin, n'ont pas la hauteur des géants de la Slavie turque, le Kom et le Dormitor, mais c'est là que le système des Balkhans vient s'unir à ceux de la Bosnie et de l'Albanie. Le Skhar est d'une grande importance dans le régime des eaux de la Turquie, puisque deux rivières considérables, la Morava bulgare et le Yardar, s'épanchent de ses flancs pour descendre, l'une vers le Danube, l'autre vers le golfe de Salonique. Gomme dans les chaînes du Pinde et du Rhodope, on y trouve encore des chamois et des bouquetins; M. Wiet mentionne également parmi les bêtes fauves de ses forêts un animal que les Mirdites connaissent sous le nom de _lucerbal_ et qui appartient sans doute à la famille des léopards. A l'ouest du Skhar, de l'autre côté de la profonde vallée du Drin noir, s'élève un pâté montagneux, haut de 1,000 mètres à peine, mais fort difficile d'accès: c'est la citadelle de la Haute-Albanie, le pays des Dukagines et des Mirdites. Là d'énormes roches de serpentine ont fait éruption à travers les terrains calcaires, de hautes murailles se dressent de toutes parts autour des vallées, et les pentes extérieures, où les torrents se sont creusé de rapides couloirs, sont fort inclinées. Dans leur ensemble, ces montagnes tourmentées suivent une direction normale vers le sud et le sud-est, parallèlement aux contre-forts méridionaux du Skhar, et s'abaissent peu à peu en prenant un aspect moins formidable et en s'ouvrant de larges bassins où s'amassent les eaux. Les sites de cette région lacustre sont d'une grâce extrême. Le lac d'Okrida, la plus grande des nappes d'eau de la Haute-Albanie, a même pu être comparé au lac de Genève. Son eau, encore plus bleue que celle du Léman, est aussi plus transparente, et par quinze et vingt mètres on voit les poissons se pourchasser dans ses profondeurs: de là son ancien nom grec de Lychnidos. La charmante petite ville d'Okri, bâtie en amphithéâtre, et le mont Pieria, portant un vieux château romain, gardent l'issue du lac; une dizaine de villages blancs apparaissent sur les pentes au milieu des bois de chênes. Il est possible qu'autrefois le lac d'Okrida, au lieu de s'écouler au nord par l'étroite vallée du Drin noir, étranglée de défilés, épanchât le surplus de ses eaux, du côté du sud-ouest, dans le petit lac Malik, que traverse la rivière Devol. Si l'on en croit les indigènes, le lac d'Okrida aurait pour tributaires les deux nappes de Prespa ou de Drenovo, situées à l'est, au milieu d'une profonde cavité d'écroulement; des torrents souterrains que l'on voit jaillir en puissantes fontaines d'eau bleue seraient les émissaires de ce double bassin. Au sud de cette région des lacs, dominée à l'occident par la superbe cime isolée du Tomor, commence la chaîne du Pinde, ici connue sous le nom de Grammos. D'abord assez basse, et coupée de nombreux cols offrant un passage facile d'Albanie en Macédoine, elle s'élève graduellement, et précisément à l'est de Janina, elle forme le massif montagneux de Metzovo, point de départ du Pinde proprement dit, la grande arête de l'Épire, «continent» des anciens Grecs de Corfou. Ce groupe, où se réunissent quatre chaînes, est inférieur en altitude aux pics de la Bosnie et du Skhar; mais il est plus beau à cause du désordre pittoresque de ses pyramides, des forêls de pins et de hêtres qui en recouvrent les pentes, surtout sur le versant oriental, et de l'aspect plus méridional des plaines qui s'étendent à sa base. La montagne de roches éocènes qui forme le centre même du massif, le Zygos, Lakhmon des anciens Grecs, n'est pas assez élevée pour commander l'admirable panorama; mais si l'on gravit dans le voisinage les cimes déchiquetées et rocailleuses du Peristera-Vouna ou du Smolika, on peut apercevoir à la fois les eaux de la mer Égée et celles de la mer Ionienne: on distingue même les rivages de la Grèce au delà du golfe d'Arta. Un lac célèbre occupe le fond du large bassin calcaire situé à la base occidentale du massif de Metzovo: c'est le lac de Janina. Dans le territoire d'Épire, aucune région ne présente de plus curieux phénomènes que les bords de cette nappe lacustre. Peu profonde, puisque M. Guido Cora n'y a trouvé que des sondes inférieures à une moyenne de 10 mètres, elle ne reçoit guère pour affluents que d'abondantes sources jaillissant du pied des rochers; elle n'a point un seul émissaire visible, mais, d'après le voyageur Leake, chacun des deux bassins qui la composent, et qui sont réunis l'un à l'autre par un canal marécageux obstrué d'îles et de joncs, a son écoulement caché. Le lac du nord ou Labchistas se déverse dans un gouffre ou _voinikova_ pour aller reparaître au sud-ouest en un torrent considérable qui se jette dans la mer Ionienne, vis-à-vis de Corfou; c'est le Thyamis, le Mavropotamos de nos jours. Plus au sud, jaillit des rochers l'antique Achéron, que vient gonfler plus bas un autre torrent non moins célèbre, le Cocyte aux eaux insalubres ou le Bobos des indigènes; le golfe, dans lequel se jette cette masse liquide, avait du temps des anciens le nom de «Baie des Eaux douces» à cause du flot qui s'y déverse. Le lac de Janina proprement dit n'a, lors de l'étiage, qu'un seul émissaire plongeant en cascade dans un abîme au-dessus duquel tournent les roues d'un moulin: les ruines cyclopéennes de la cité pélasgique d'Hella dominent cet entonnoir aux eaux grondantes. La rivière souterraine rejaillit à une grande distance au sud, non pour descendre vers la mer Ionienne, comme l'Achéron, mais pour se déverser dans le golfe d'Arta. Lorsque le niveau du lac est plus élevé, quatre autres «avaloirs», ouverts en forme de crible dans les rochers, reçoivent l'excédant de la masse liquide, la «digèrent», ainsi que le disent les Grecs du pays, et la portent dans le même canal d'écoulement: de petits lacs placés de distance en distance au-dessus du canal souterrain sont comme des «regards» par lesquels se révèle le courant caché. L'importance considérable que les déversoirs du lac de Janina ont prise dans la mythologie grecque, ces noms si redoutés des rivières infernales, le Cocyte et l'Achéron, témoignent de l'influence que durent exercer les Pélasges de ces contrées sur la civilisation hellénique. Les mythes des antiques Hellopiens étaient devenus ceux de tous les Grecs, et nul temple de l'Hellade n'était plus vénéré que leur principal sanctuaire, la forêt de Dodone, où l'on entendait murmurer l'avenir dans le feuillage des chênes. Peut-être est-ce près des ruines de quelques-unes de ces villes cyclopéennes, fort nombreuses dans le pays, qu'il faudrait chercher ce lieu sacré; d'après certains auteurs, c'est plutôt aux bords mêmes du lac de Janina que se trouvait la forêt mystérieuse; quelques-uns veulent, à tort sans aucun doute, que l'emplacement précis en soit indiqué par le château fort où vivait au commencement du siècle le terrible Ali-Tepeleni, pacha d'Épire, ce monstre qui se faisait gloire d'être une «torche ardente pour consumer les hommes». [Illustration: ÉPIRE MÉRIDIONALE.] A l'ouest du bassin de Janina, les montagnes du pays de Souli atteignent encore un millier de mètres, mais les autres massifs, quoique fort abrupts et d'un abord difficile, sont beaucoup moins élevés, et près de la mer consistent seulement en petits promontoires rocailleux, maigrement revêtus de broussailles et parcourus des chacals; des étangs en communication avec la mer, des vallées fermées où séjournent les eaux de pluie, des lits de torrents fleuris de lauriers-roses interrompent les chaînons, et pendant les chaleurs de l'été répandent leurs miasmes dangereux dans les villages des alentours. Mais au nord de l'étang de Butrinto et du canal de Corfou, et à l'ouest du superbe mont isolé de Koundousi, le littoral se redresse pour former l'âpre chaîne de Chimaera-Mala ou de l'Acrocéraunie, si redoutée des anciens à cause des orages qui s'amassaient autour de ses rochers et des torrents ou «chimères» qui se précipitaient de ses pentes. C'est au sommet des monts Acrocérauniens que siégeait Jupiter «Lanceur de Foudres». Les vents se déplacent souvent en brusques rafales à la base du promontoire le plus avancé, la langue de pierre (_linguetta_), qui marque l'entrée de la mer Adriatique: ce sont là les «infâmes écueils» dont parle le poëte latin et sur lesquels tant de matelots ont naufragé. En cet endroit, le canal qui sépare la Turquie de la péninsule Italique n'a que 72 kilomètres de largeur et moins de 200 mètres de profondeur sur le seuil. Il est possible qu'un isthme de jonction ait autrefois réuni les deux terres voisines[28]. [Note 28: Cimo la plus haute du Skhar.. 2,500(?) mèt. Tomor........................ 2,200 » Zygos ou Ltikhmon............ 1,678 » Smolika...................... 1,820 » Konndousi.................... 1,910 » Monts Acrocérauniens......... 2,045(?) » Lac d'Okrida................. 655 » Lac de Janina................ 350(?) » ] Les populations albanaises ou chkipétares se partagent en deux races principales, les Toskes et les Guègues, qui sans doute descendent l'une et l'autre des anciens Pélasges, mais qui s'ont en maints endroits mélangées d'éléments slaves, bulgares et roumains. Peut-être aussi d'autres souches ethnologiques se trouvent-elles représentées dans l'es tribus chkipétares, car s'il en est dont les traits offrent le type hellénique le plus noble, d'autres, au contraire, ont le masque d'une laideur repoussante. Sous divers noms, les Guègues, les plus purs de race, occupent toute l'Albanie du nord jusqu'à la rivière Chkoumb. Au sud de cette limite, d'ailleurs assez peu respectée, s'étend le territoire des Toskes. Les dialectes des deux nations diffèrent beaucoup et ce n'est pas sans peine qu'un Àcrocéraunien arrive à comprendre un Mirdite ou tel autre Albanais du nord. A la différence d'idiomes s'ajoute le plus souvent l'hostilité de race. Guègues et Toskes se détestent, si bien que dans les armées turques on a pris le parti de les séparer, de peur qu'ils n'en viennent aux mains. Quand il s'agit d'étouffer une insurrection de Chkipétars, le gouvernement emploie toujours pour la répression les troupes albanaises de la race ennemie: il est alors servi avec la fureur de la haine. Avant la migration des Barbares, les Albanais occupaient jusqu'au Danube toute la partie occidentale de la péninsule de l'Haemus. Mais ils furent obligés de reculer, et tout le territoire de l'Albanie fut occupé par les Serbes et les Bulgares. Une foule de noms slaves, que l'on rencontre dans toutes les parties de la contrée, rappellent cette période de conquête pendant laquelle l'histoire ne prononce même pas le nom des populations autochthones. Mais dès que la puissance des Serbes eut succombé sous les coups des Osmanlis, les Albanais reparurent, et depuis ils n'ont cessé de refluer sur leurs voisins d'origine slave. Au nord-est, ils se sont avancés peu à peu dans la vallée de la Morava bulgare; une de leurs colonies a même pénétré dans la Serbie indépendante. Comme une mer montante, ils ont entouré de leurs flots des îles et des archipels de populations slaves; c'est ainsi que des groupes de Serbes éloignés de leur corps de nation se trouvent encore dans le voisinage de l'Acrocéraunie, aux bords du lac d'Okrida, et sur toutes les montagnes qui entourent la fatale plaine de Kossovo, où furent massacrés leurs ancêtres. Les envahissements des Albanais s'expliquent surtout par l'expatriation des Serbes: pour se soustraire à la domination turque, ceux-ci émigrèrent par centaines de mille sous la conduite de leurs patriarches et se réfugièrent en Hongrie; les Chkipétars envahisseurs, en grande majorité musulmans, n'eurent qu'à remplir les vides; mais ça et là restent encore des espaces déserts, attendant les habitants. Les Serbes de la contrée deviennent rapidement Albanais par la langue, la religion, les coutumes: ils se disent Turcs comme les Amantes, et pour eux le nom de Serbes ne s'applique plus qu'aux chrétiens d'outre-frontière. D'ailleurs les moeurs des Guègues se rapprochent de celles de leurs voisins slaves par tant de traits remarquables, qu'on y voit un témoignage évident d'un mélange assez intime entre les deux races. Si les Albanais gagnent du terrain vers le nord, en revanche ils en perdent du côté du sud. Quoique certainement d'origine épirote, c'est-à-dire pélasgique, les habitants d'une partie de l'Albanie du Sud parlent grec. Arta, Janina, Prevesa, sont des villes hellénisées; seules quelques familles musulmanes y ont conservé l'usage de l'albanais. Presque tout l'espace compris entre le Pinde et les chaînes de montagnes riveraines de l'Adriatique est un domaine de la langue grecque. Dans les régions montueuses qui s'étendent à l'ouest jusqu'à la mer, toutes les populations sont «bilingues», c'est-à-dire qu'elles parlent à la fois les deux idiomes. Tels, par exemple, les célèbres Souliotes, qui se servent du ttosque dans leurs familles et qui s'entretiennent en grec avec les étrangers. Du reste, là où les deux races sont en présence, ce sont toujours les Albanais qui se donnent la peine d'apprendre la langue des Hellènes; ceux-ci ne daignent pas étudier un idiome qui leur paraît méprisable. Línfluence des Grecs dans l'Albanie méridionale s'accroît d'autant plus facilement qu'elle peut s'appuyer sur une autre race dont les groupes sont parsemés au milieu des populations chkipétares en beaucoup plus grand nombre que parmi les Grecs de l'Olympe et de l'Acarnanie. Cette race est celle des Zinzares, appelés aussi Macéde Valaques, «Valaques Boiteux,» ou tout simplement Roumains méridionaux. Ce sont, en effet, les frères de ces autres Roumains qui habitent au nord les plaines de la Valaquie et de la Moldavie. Ils ne se présentent en masses assez considérables pour former un corps de nation que sur les deux versants du Pinde, au sud et à l'est du lac de Janina: quelques auteurs pensent qu'ils sont là peut-être deux cent mille en un seul tenant. De même que les Roumains du Danube, ce sont probablement des Daces latinisés. Ils ressemblent aux Valaques, de traits, de tournure, de caractère, et comme eux parlent une langue néo-latine, mélangée néanmoins d'un grand nombre de mots grecs. Dans les vallées du Pinde, les Zinzares sont en majorité pasteurs nomades et souvent leurs villages restent abandonnés pendant des mois. Beaucoup appliquent aussi à d'autres métiers leur habileté de main et leur intelligence, qui sont fort grandes. Presque tous les maçons de la Turquie, excepté dans les capitales, sont des Zinzares. Souvent le même individu fera le plan de la maison et la bâtira seul, tour à tour architecte, charpentier, menuisier, serrurier. Les Roumains du Pinde deviennent aussi de très-habiles orfèvres. Rompus au maniement des affaires, ils remplissent dans l'intérieur de la Turquie ce rôle d'intermédiaires naturels du commerce qui, sur le litorral, appartient aux Grecs; on raconte qu'autrefois les Valaques de Metzovo étaient sous la protection immédiate de la Porte, sans doute en leur qualité de prêteurs d'argent; tout voyageur, chrétien ou musulman, était tenu de déferrer ses chevaux avant de sortir du territoire de Metzovo, «de peur qu'il n'emportât par mégarde quelque parcelle d'un sol qui n'était point à lui.» Les comptoirs des Valaques du Pinde se trouvent dans toutes les villes de l'Orient et jusqu'à Vienne, où l'une des plus puissantes maisons de banque a été fondée par un des leurs. A l'étranger, on les prend en général pour des Grecs, car ils parlent tous le romaïque et ceux d'entre eux qui sont à leur aise envoient leurs enfants dans les écoles d'Athènes. Isolés au milieu des musulmans, les Zinzares du Pinde éprouvent le besoin de se rattacher de coeur à une patrie d'où puisse leur venir la liberté. Cette patrie, c'est le monde grec: c'est à lui, espèrent-ils, que leur pays natal pourra s'unir un jour. Ils n'ont appris que tout récemment à se sentir solidaires des Roumains du nord et des Italiens, et d'ailleurs ils font assez bon marché de leur propre nationalité songent nullement à se maintenir comme une race distincte. Il paraît que, par une de ces transformations graduelles si fréquentes en histoire, de nombreuses populations macédo-valaques se sont complètement hellénisées. Au moyen âge, la Thessalie presque tout entière était peuplée de Zinzares: aussi les auteurs byzantins lui donnaient-ils le nom de Grande-Valaquie. Qu'ils aient émigré dans la Roumanie actuelle, comme le pensent certains auteurs, ou bien qu'ils aient été graduellement assimilés par les Grecs, ils sont maintenant peu nombreux sur le versant oriental du Pinde et distribués en petites colonies éparses. Enfin des milliers de familles roumaines, qui vivent dans les cités du littoral, Avlona, Berat, Tirana, sont devenues musulmanes, quoique leur idiome soit toujours le valaque. En dehors de ces Zinzares, des Épirotes grecs, des Serbes et des Osmanlis peu nombreux des grandes villes, la population de la Turquie occidentale, entre les montagnes de la Bosnie et là Grèce, est composée de Guègues et de Tosques à demi barbares, dont l'état social ne s'est guère modifié depuis trois mille années. Par leurs moeurs, leur manière de sentir et de penser, les Albanais de nos jours nous représentent encore les Pélasges des anciens temps: mainte scène à laquelle assiste le voyageur le transporte en pleine Odyssée. George de Hahn, le savant qui a le mieux étudié les Chkipétars, croyait'voir en eux de véritables Doriens, tels que devaient être les Héraclides lorsqu'ils abandonnèrent les montagnes de l'Épire pour aller à la conquête du Péloponèse. Ils ont même courage, même amour de la guerre et de la domination, même esprit de clan; ils ont aussi à peu près le même costume: la blanche fustanelle, élégamment serrée à la taille, n'est autre que l'ancienne chlamyde. Parmi tant d'autres traits de ressemblance, les Guègues, comme les Doriens d'autrefois, éprouvent cette passion mystérieuse que des historiens de l'antiquité ont malheureusement confondue avec un vice sans nom, et qui lie des hommes faits à des enfants par une affection pure et dévouée, par un amour idéal où les sens n'ont aucune part. Il n'est pas un peuple moderne dont les annales militaires offrent des exemples de vaillance plus étonnants que ceux des Albanais. Au quinzième siècle, ils ont eu leur Scanderbeg, leur «Alexandre le Grand», qui n'eut certes pas pour sa gloire un théâtre aussi vaste que le Macédonien, mais qui ne lui fut point inférieur par le génie, et fut bien autrement grand par la justice et la bonté. Et quelle peuplade dépassa jamais en courage ces montagnards souliotes où sur des milliers il ne se trouva pas un vieillard, pas une femme, pas un enfant pour demander grâce aux massacreurs envoyés par Ali-Pacha? L'héroïsme de ces femmes souliotes qui mettaient le feu aux caissons de cartouches, qui se précipitaient du haut des rochers ou s'élançaient dans les torrents en se tenant par la main et en chantant leur chant de mort, restera toujours l'un des étonnements de l'histoire. Mais à cette vaillance se mêle encore chez maintes tribus albanaises une grande sauvagerie. La vie humaine est tenue pour peu de chose parmi ces populations guerrières; et dès qu'il est versé, le sang appelle le sang, les victimes sa vengent par d'autres victimes. On croit aux vampires, aux fantômes, et parfois on a brûlé des vieillards, soupçonnés de pouvoir tuer par leur haleine. L'esclavage n'existe point, mais la femme est toujours serve; elle est considérée comme un être tout à fait inférieur, sans droit et sans volonté. La coutume élève entre les deux sexes une barrière plus difficile à franchir que ne le sont ailleurs les murs du gynécée le mieux gardé. La jeune fille n'a le droit de parler à aucun jeune homme: pareil acte serait un crime que le père ou le frère laveraient peut-être dans le sang. Les parents écoutent parfois les voeux du fils quand ils songent à le marier, jamais ils ne consultent la fille. Souvent ils l'ont déjà fiancée dès le berceau; quand elle atteint sa douzième année, ils la cèdent au jeune homme choisi moyennant un trousseau, complet et une somme d'argent fixée par la coutume, ne dépassant pas une moyenne de vingt-cinq francs. C'est à ce prix que les pères se débarrassent de leurs filles et que l'acheteur en devient à son tour le maître absolu, non sans avoir, suivant la coutume de presque tous les peuples antiques, procédé à un simulacre d'enlèvement. Désormais la pauvre femme vendue comme une esclave doit travailler à outrance pour son mari et à sa place; elle est à la fois ménagère, laboureur, ouvrier; les poésies la comparent justement à la «navette toujours active», tandis que le père de famille est représenté comme «le bélier majestueux qui précède le troupeau en faisant résonner sa clochette». Et pourtant cette femme si méprisée, cette bête de somme abrutie par le travail, est parfaitement à l'abri de toute insulte; elle pourrait traverser le pays d'un bout à l'autre sans avoir à craindre qu'on lui adresse une seule parole déplacée: le malheureux qui se met sous sa protection est un être sacré. Les liens de la famille sont très-puissants chez les Albanais. Le père garde ses droits de maître souverain jusque dans l'âge le plus avancé, et, tant qu'il existe, tout ce que gagnent ses enfants et ses petits-enfants lui appartient; souvent même la communauté familiale n'est point brisée après sa mort. La perte a un membre de la famille, surtout celle des jeunes hommes, est de la part des femmes l'objet de pleurs et de lamentations effroyables qui ont eu souvent pour suite de longs évanouissements et même la démence; mais on pleure à peine la mort de ceux qui ont atteint le terme naturel de la vie. Les diverses familles d'une descendance commune n'oublient point leur parenté, même quand le nom de leur ancêtre s'est depuis longtemps perdu; ils restent unis en clans appelés _phis_ ou _pharas_, qui se groupent solidement pour la défense, pour l'attaque ou pour la gérance d'intérêts communs. Chez les Albanais, comme chez les Serbes et chez maints peuples anciens, la fraternité du choix n'est pas moins solide que celle du sang: les jeunes gens qui veulent devenir frères se lient par des serments solennels en présence de leurs familles et, s'ouvrant une veine, boivent quelques gouttes du sang l'un de l'autre. Si puissant est en Albanie ce besoin d'association familiale, que très-souvent des enfants élevés ensemble restent unis pendant toute leur vie et constituent des sociétés régulières ayant des jours de réunion, des fêtes et un budget commun. En dépit de ce penchant remarquable qui porte les Albanais à s'associer en clans et en communautés, en dépit de leur amour enthousiaste pour leur pays natal, les populations chkipétares sont restées sans cohésion politique; les conditions physiques du sol qu'elles habitent et leur malheureuse passion pour les batailles les ont condamnées à l'éparpillement des forces et, par suite, à la servitude. Les haines religieuses entre musulmans et chrétiens, entre grecs et latins, ont dû contribuer au même résultat. On admet généralement que le nombre des Albanais mahométans dépasse celui des chrétiens de diverses confessions, mais le manque de statistiques sérieuses ne permet pas à cet égard d'affirmations positives. Lorsque les Turcs furent devenus les maîtres du pays et que les plus vaillants des Albanais se furent réfugiés en Italie pour échapper à l'oppression de leurs ennemis, la plupart des tribus restées en arrière furent obligées de se convertir à l'Islam; en outre, nombre de chefs qui vivaient de brigandage trouvèrent leur intérêt à se faire musulmans afin de continuer leurs déprédations sans danger; sous prétexte de guerre sainte, ils ne cessaient d'accroître par la violence leurs domaines et leurs richesses. Telle est la cause de ce fait général que la population mahométane de l'Albanie représente l'élément aristocratique, du moins dans toutes les villes. Ce sont eux qui possèdent la terre, et le paysan chrétien, quoique libre d'après la loi, n'en reste pas moins asservi au seigneur qui lui fait des avances et le tient toujours à sa merci par la faim. D'ailleurs les Albanais musulmans ont plus de fanatisme guerrier que de zèle religieux, et nombre de leurs cérémonies, surtout celles qui se rapportent aux souvenirs de la patrie, ne diffèrent en rien de celles des chrétiens. Ils se sont convertis, mais sans la moindre conviction; ainsi qu'ils le disent eux-mêmes cyniquement: «Là où est l'épée, là est la foi!» En beaucoup de districts aussi, la conversion n'eut lieu que pour la forme et les chrétiens zélés continuèrent de pratiquer secrètement leur culte; aussi, dès que la tolérance du gouvernement le leur a permis, de nombreuses populations albanaises, devenues mahométanes en apparence, se sont-elles empressées de revenir publiquement à leurs anciens rites. Quant aux clans guerriers des montagnes, Mirdites, Souliotes, Acrocérauniens, ils n'avaient pas besoin d'attendre le bon plaisir des Turcs, ils restèrent chrétiens de l'église romaine ou de l'église grecque. La limite qui sépare les Guègues et les Tosques coïncide à peu près avec celle des deux religions: au nord du Chkoumb vivent les Albanais catholiques, au sud les orthodoxes grecs. C'est à cette dernière religion qu'appartiennent aussi tous les Hellènes et les Zinzares de l'Albanie méridionale. Également soumis au croissant, grecs et latins se vengent de leur servitude commune en se haïssant furieusement les uns les autres: c'est là sans doute la principale raison qui n'a pas permis aux Albanais de reconquérir leur indépendance, comme l'ont fait les Serbes. Encore à la fin du siècle dernier, l'Albanie du Sud et l'Épire étaient un pays tout féodal. Les chefs de clans et les pachas turcs, eux-mêmes à demi indépendants du sultan, habitaient les châteaux forts perchés sur les rochers, et de temps en temps ils descendaient suivis de leurs hommes d'armes, ou pour mieux dire des brigands qu'ils avaient à leur solde. La guerre était en permanence, et les limites des possessions changeaient incessamment avec le sort des armes entre les diverses tribus et les seigneurs. Le terrible Ali de Janina changea cet état de choses, il fut le Richelieu de l'aristocratie chkipétare. Depuis qu'il a promené le niveau sur les petits et les grands à la fois, la paix s'est faite dans la servitude, et le pouvoir central a gagné en force ce qu'ont perdu les seigneurs et les chefs de famille. [Illustration: ALBANAIS.] C'est dans l'Albanie septentrionale, parmi les populations indépendantes, qu'il faut aller pour voir encore un état social qui rappelle le moyen âge. Dès qu'on a passé la Mat, au nord de Tirana, on s'aperçoit du changement. Tous les hommes sont armés; le berger, le laboureur lui-même ont la carabine sur l'épaule; les femmes et jusqu'aux enfants ont le pistolet à la ceinture: chacun a dans sa main la vie d'un autre homme et la défense de la sienne propre. Les familles, les clans, les tribus, ont leur organisation militaire toujours complète: qu'on les appelle au combat, tous sont debout, prêts à la bataille. Souvent les fusils partent d'eux-mêmes. Qu'une tête de bétail manque dans un troupeau, qu'une insulte soit proférée dans un moment de colère, et la guerre sévit entre les tribus. Naguère le grand ennemi était le Serbe monténégrin, car le pauvre montagnard, relégué dans ses hautes vallées au milieu de rochers stériles, est souvent obligé pour vivre de faire le métier de brigand et de moissonner pour son compte les terres du voisinage. Les maîtres turcs sont enchantés de ces haines qui séparent les Albanais et les Monténégrins et s'emploient soigneusement à les entretenir. Les tribus de la Kraïna, entre la Montagne-Noire et le lac de Skodra, les clans des Malissores, les Klementi, les Dukagines, sont récompensés de leurs, services guerriers par une exemption d'impôts. Quoique nominalement sujets de la Porte, ils sont indépendants de fait; mais que l'on touche à leurs immunités, et ils pourraient bien se retourner contre les pachas et faire cause commune avec leurs ennemis héréditaires de la Csernagore. On peut considérer les Mirdites comme le type de ces tribus indépendantes de l'Albanie du Nord. Habitant les hautes vallées qui se dressent en citadelle au sud de la gorge du Drin, ils sont peu nombreux, douze mille à peine, mais leur qualité d'hommes libres de leur valeur guerrière leur assurent une influence considérable dans toute la Turquie occidentale. Enfermés dans une enceinte de montagnes où l'on ne peut pénétrer que par trois gorges difficiles, les Mirdites commandent les défilés par lesquels doivent passer nécessairement les armées turques lorsqu'elles opèrent contre le Monténégro. Aussi la Sublime-Porte, comprenant combien il serait difficile de dompter ces redoutables montagnards, a-t-elle préféré se les attacher par des honneurs et par la reconnaissance de leur complète autonomie administrative. De leur côté, les Mirdites, quoique chrétiens ont toujours combattu avec le plus grand dévouement dans les rangs de l'armée turque, soit en Morée ou en Crimée, soit dans l'empire même, contre leurs coreligionnaires de la Montagne-Noire. Militairement, ils se divisent en trois «bannières» de montagnes et en deux bannières de plaines; cinq autres bannières, celles du district de Lech ou d'Alessio, viennent se ranger à côté des bandes mirdites en temps de guerre. C'est le drapeau du clan d'Oroch, le moins nombreux, mais le plus réputé par sa vaillance, qui a l'honneur de flotter en tête. La Mirditie ou Mirdita est constituée en république oligarchique se gouvernant par les anciennes coutumes. Le prince ou pacha d'Oroch est le premier par son titre, mais il ne peut donner aucun ordre; toutes les questions sont réglées par les anciens ou _vecchiardi_ de chaque village, par les délégués des différentes bannières et par les chefs de clans réunis en conseil; ceux-ci n'ont d'autorité réelle que grâce à l'influence morale qu'ils savent acquérir. Du reste les vieilles traditions du clan ont une force suffisante pour remplacer toute autre loi. La femme doit être enlevée à l'ennemi, et dans nombre de villages de la plaine les jeunes filles musulmanes s'attendent, sans trop d'effroi, à être ravies par les guerriers mirdites dans quelque expédition de maraude. La vendetta s'exerce d'Iirie façon inexorable: chez ces hommes encore barbares, le sang ne peut être lavé que par le sang. La violation de l'hospitalité est aussi punie de mort. La femme adultère est ensevelie sous un tas de cailloux par son parent le plus rapproché, et la tête du complice est d'avance livrée au mari: telle est la justice sommaire des populations mirdites. Il va sans dire que l'instruction est nulle dans ce pays; les écoles n'y existent point. En 1866, à peine cinquante chrétiens de la Mirditie et de tout le district de Lech savaient lire avec difficulté; une dizaine signaient leurs noms. Grâce aux leçons des muezzins de la mosquée, les enfants musulmans de Lech étaient les seuls qui eussent le privilège d'étudier quelque peu. M. Wiet nous apprend qu'en revanche l'agriculture est relativement développée chez les Mirdites; obligés pour vivre de cultiver avec soin les vallées de leurs âpres montagnes, ils réussissent à leur faire rendre de plus belles récoltes que celles de la plaine, habitée par une population plus indolente. Par un singulier contraste historique, les descendants les plus directs de ces antiques Pelasses auxquels nous devons les commencements de notre civilisation européenne sont encore parmi les populations les plus barbares du continent. Mais eux aussi doivent se modifier peu à peu sous l'influence générale du milieu qui change sans cesse. Un des exemples les plus remarquables de cette transformation graduelle est fourni par les émigrations des Épirotes et des Chkipétars du Sud. Récemment encore, ces terribles batailleurs, bien différents des montagnards des autres races, et notamment des Zinzares, qui vont toujours gagner leur vie par le travail ou le commerce, s'expatriaient uniquement pour aller combattre; comme les anciens hoplites de l'Épire que l'on voyait sur tous les champs de bataille de la Grèce et de la Grande-Grèce, ils n'aimaient que le métier facile et dégradant de soldats mercenaires. Au siècle dernier, les jeunes gens de l'Acrocéraunie se vendaient en assez grand nombre au roi de Naples pour lui former tout un régiment, le «Royal Macédonien». Encore de nos jours, beaucoup de musulmans et même des Tosques chrétiens continuent d'aller se mettre à la solde des pachas et des beys. Connus en général sous le nom corrompu d'Arnautes, on les voit dans les parties les plus éloignées de l'empire, en Arménie, à Bagdad, dans la péninsule Arabique. Après un temps de service plus ou moins long, la plupart des vétérans se retirent dans les terres que le gouvernement leur concède: de là ce nombre considérable de «villages des Arnautes» (Arnaout-Keuï) que l'on rencontre dans toutes les contrées de la Turquie. Toutefois les guerres devenant de plus en plus rares, le métier de soldat mercenaire a graduellement perdu de ses avantages, et par suite le nombre des Albanais qui émigrent pour gagner honnêtement leur vie par le travail augmente chaque année. Comme les Suisses des Grisons, et sous la pression des mêmes nécessités économiques, les Chkipétars quittent leurs montagnes avant le commencement de l'hiver, et vont au loin dans les plaines exercer leur industrie. La plupart reviennent au printemps, avec un petit pécule que n'eût pu leur procurer la culture de leurs rochers ingrats; mais il en est aussi qui émigrent sans esprit de retour, et quelquefois par bandes entières. Depuis longtemps déjà, les industriels nomades de l'Épire et de l'Albanie du Sud ont reconnu les avantages de la division du travail; aussi chaque vallée a-t-elle sa spécialité: l'une fournit des bouchers, une autre des boulangers, une autre encore des jardiniers; un village des environs d'Argyro-Kastro donne à Constantinople tous ses artisans fontainiers; le district de Zagori, d'où venaient peut-être les anciens Asclépiades de là Grèce, expédie ses médecins, ou, pour mieux dire, ses «rebouteux», dans toutes les villes de la Turquie d'Europe et d'Asie. Un grand nombre d'Albanais enrichis reviennent couler leurs vieux jours dans la patrie et s'y bâtissent de belles maisons, qu'on est tout étonné de rencontrer au milieu de ces âpres rochers de l'Épire. En quelques localités écartées, de riches demeures remplacent les anciennes forteresses seigneuriales, espèces de tours grossièrement bâties, et sans autres ouvertures aux étages inférieurs que des meurtrières, où brillaient souvent les canons des fusils. Ainsi les Albanais eux-mêmes sont entraînés dans un mouvement général de progrès, at quand ils seront entrés en relations suivies avec les autres peuples, on peut espérer à bon droit qu'ils joueront un rôle important, car ils se distinguent, en général, par la finesse de 1 esprit, la clarté de la pensée et la force du caractère. Les montagnards de l'Albanie ont sur les Bosniaques et les Monténégrins l'avantage d'avoir un littoral maritime; mais ils n'en profitent guère, non-seulement à cause du brigandage, de leurs dissensions intestines et de leur manque d'industrie, mais aussi à cause des obstacles que leur opposent les escarpements de leurs montagnes, le manque de ponts et de routes, les fièvres de la côte et les envasements continuels de leurs rivages, sans cesse agrandis par les alluvions de leurs boueuses rivières. Si grandes que soient ces difficultés, on s'étonne néanmoins de voir combien faible est la navigation sur les côtes de l'Albanie. Épirotes et Guègues ne sont-ils pas de la même race que ces corsaires hydriotes qui, lors de la guerre de l'indépendance hellénique, ont su faire naître de l'Archipel des flottes entières, et qui, depuis, sont restés les premiers parmi les excellents marins de la Grèce? Et pourtant les ports de la côte albanaise, Antivari, Saint-Jean de Medua, l'un des plus sûrs de la mer Adriatique, Durazzo, Avlona, Parga perdue dans sa forêt de citronniers, même la forte Prevesa; entourée de sa forêt de plus de cent mille oliviers, n'ont qu'un tout petit commerce de détail, desservi pour les deux tiers par des navires de Trieste et leurs équipages austro-dalmates: le total des échanges de la côte atteint à peine vingt millions de francs. A l'exception des Acrocérauniens et des habitants de Dulcigno, le port maritime de Skodra, nul Albanais turc ne se hasarde sur la mer pour la pêche ou le commerce. Malgré la fécondité naturelle des vallées, les articles d'exportation manquent presque complètement. On n'exploite point de mines en Albanie, et l'agriculture y est à l'état rudimentaire. En Épire, on ne connaît guère que l'élève des moutons et des chèvres. Chaque famille y possède en moyenne un troupeau d'une quarantaine de têtes. A l'époque romaine, ces contrées étaient également fort délaissées; seulement une cité somptueuse, Nicopolis, bâtie par Auguste, pour rappeler le souvenir de sa victoire d'Actium, s'élevait sur un promontoire au, nord de la ville actuelle de Prevese: des troupeaux en parcourent maintenant les ruines. Une autre ville, Dyracchium, le Durazzo des Italiens, qu'entourent des campements de Tsiganes, avait une certaine importance comme lieu de débarquement des légions romaines et comme point d'attache de la _Via Egnatia_, qui traversait de l'est à l'ouest toute la péninsule thraco-hellénique: c'était la ville qui reliait l'Orient à l'Italie; de nos jours c'est là que vient aboutir le télégraphe transadriatique. Il est possible que, dans un avenir prochain, lorsque la Turquie fera de nouveau partie dans son entier du monde européen, le port d'Avlona remplace Dyracchium dans le rôle d'intermédiaire entre les deux pays: ce serait, relativement à Brindisi, le Calais de ce Douvres italien. Aussi bien situé que Durazzo comme point de départ d'un chemin de fer transpéninsulaire, Avlona a l'avantage d'être beaucoup plus rapprochée de la côte d'Italie et d'avoir un port sûr et profond, parfaitement abrité par l'île de Suseno et la «languette» d'Acrocéraunie. [Illustration: RICHES ARNAUTES.] En attendant qu'une ville de commerce s'établisse sur la côte et remplace les misérables «échelles», auxquelles on donne le nom de ports, tout le mouvement des échanges se concentre dans les deux cités de Skodra et de Janina et dans quelques autres villes de l'intérieur. Les plus considérables sont Prisrend, dont les grands se vantent de la magnificence de leurs costumes et de la beauté de leurs armes; Ipek, Pristina, Djakova, toutes situées au pied du Skhar, dans les magnifiques vallées où doivent nécessairement s'opérer les échanges entre la Macédoine et la Bosnie, entre les Serbes et les Albanais. Dans la région maritime, Tirana, Berat, Elbassan, l'antique Albanon, dont le nom se confond avec celui du pays lui-même, ont aussi quelque importance. Enfin, Goritza, au sud du lac d'Okrida, est également un lieu de trafic assez fréquenté, grâce à sa position sur le seuil de passage entre le versant de la mer Adriatique et celui de la mer Égée. De même que Prisrend, Skodra et Janina occupent, au débouché des montagnes, des sites où devaient s'agglomérer les populations à cause des avantages naturels qui s'y trouvent réunis. De ces deux cités, la plus pittoresque est la ville d'Épire, assise au bord de son beau lac, en face des masses un peu lourdes du Pinde, mais en vue des montagnes de la Grèce, «au gris lumineux, brillant comme un tissu de soie.» Du temps d'Ali-Pacha, Janina, devenue capitale d'empire, était aussi beaucoup plus populeuse que Skodra. Celle-ci, souvent désignée du nom de Scutari, a maintenant repris le dessus. Elle est admirablement située à l'endroit précis où, des contrées du Danube et des bords de la mer Égée, convergent les routes de la basse vallée du Drin et du golfe Adriatique. Skodra, la première cité de l'Orient que l'on rencontre en venant d'Italie, paraît d'abord assez bizarre avec ses nombreux jardins, entourés de murs élevés, ses rues désertes, le désordre de ses constructions. Le voyageur se demande encore où se trouve la ville, lorsqu'il a déjà depuis longtemps pénétré dans l'enceinte. Mais qu'il monte sur la butte calcaire qui porte l'ancien château vénitien de Rosapha! et le plus admirable panorama se déroulera sous son regard. Les dômes de Skodra, ses vingt minarets, la riche verdure de sa plaine, son amphithéâtre de montagnes étrangement découpées, son lac étincelant au soleil et les eaux sinueuses du Drin et de la Boïana forment un spectacle d'une rare magnificence. La mer, quoique peu éloignée, manque pourtant à ce tableau[29]. [Note 29: Villes principales de l'Albanie, avec leur population approximatif: Prisrend........... 46,000 hab. Skodra............. 35,000 » Janina............. 25,000 » Djakova............ 28,000 » Ipek............... 20,000 » Elbassan........... 12,000 » Pristina........... 11,000 » Berat.............. 11,000 » Tirana............. 10,000 » Goritzu............ 10,000 » Argyro-Kastro...... 8,000 » Provesa............ 7,000 » ] V LES ALPES ILLYRIENNES ET LA SLAVIE TURQUE La Bosnie, à l'angle nord-ouest de la Turquie, est la Suisse de l'Orient européen, mais une Suisse dont les montagnes ne s'élèvent pas dans la région des neiges persistantes et des glaces. Les chaînes de la Bosnie et de sa province méridionale, l'Herzégovine, ont sur une grande partie de leur développement beaucoup de ressemblance avec celles du Jura. Comme les monts de la Suisse occidentale, elles sont composées principalement de roches calcaires qui se développent en longs remparts parallèles, hérissés ça et là de crêtes aiguës. Comme les renflements du Jura, les chaînes bosniaques sont aussi de hauteurs inégales et, dans leur ensemble, affectent la forme d'un plateau à sillons parallèles, disposés comme autant de degrés successifs, d'une pente idéale assez douce. La chaîne maîtresse de la Bosnie septentrionale est celle qui la sépare de la côte dalmate; d'autres bourrelets de montagnes plus basses vont en s'inclinant au nord-est vers les plaines de la Save. Cependant cette régularité générale des hauteurs de la Bosnie est interrompue par de nombreux accidents géologiques, formations schisteuses et calcaires d'origine ancienne, roches triasiques, dolomites, dépôts tertiaires, éruptions de serpentines. A l'est et au sud-est, plusieurs grandes vallées cratériformes séparent les monts bosniaques des massifs de la Serbie. La plus remarquable de toutes est la plaine de Novibasar, où viennent se rencontrer un grand nombre de torrents et qui commandent tous les passages de la contrée. C'est la clef stratégique de cette région de la Turquie: aussi le gouvernement turc veut-il en faire la station principale du futur réseau des chemins de fer du nord-ouest. Presque toutes les chaînes de la Bosnie, qui continuent sur le territoire turc le système alpin de la Carniole et de la Croatie autrichienne, s'élèvent à mesure qu'elles avancent vers le midi de la Péninsule. Leur hauteur moyenne, qui d'abord n'atteint pas même un millier de mètres, se redresse de moitié vers le milieu de la Bosnie, et sur la frontière du Monténégro la masse dolomitique du Dormitor hausse ses pyramides blanches à plus de deux kilomètres et demi Autour de cette belle montagne, que l'on a vainement essayé de gravir, le pays a pris le caractère général d'un plateau percé de cavités profondes, les unes ouvertes d'un côté, comme les «auges» de l'Herzégovine, les autres complètement entourées de rochers, comme les vallées du Montenegro. Mais à l'est les chaînes se continuent régulièrement en exhaussant de plus en plus leurs cimes et forment enfin un large massif de montagnes, celui de Prokletia ou des monts Maudits, le plus considérable de la Turquie tout entière, et l'un de ceux d'où les eaux s'épanchent en plus grande abondance: c'est le petit Saint-Gothard des Alpes illyriennes. Presque au centre de ce massif s'ouvre, comme un énorme cratère, un bassin, au fond duquel reposent les eaux du lac de Plava. Les hauts sommets qui se dressent autour de cet abîme offrent ça et là des plaques de neige, même en été. Toutefois le Kom, qui est le plus élevé de tous, se débarrasse des frimas chaque année, grâce à son isolement et au souffle des vents chauds de l'Afrique auxquels il est exposé. Le Kom dispute à l'Olympe de Thessalie et aux cimes les plus hautes du Rhodope l'honneur d'être le géant des montagnes de la Péninsule; les marins qui voguent au loin sur l'Adriatique, distinguent parfaitement sa double pointe par-dessus les plateaux du Montenegro. Plusieurs voyageurs l'ont escaladé sans peine, à cause de la faible pente de ses croupes élevées[30]. [Note 30: Kom.............. 2,850 mètres. Dormitor......... 2,700 » Glieb............ 1,760 » ] [Illustration: LITS SOUTERRAINS DES AFFLUENTS DE LA NARENTA.] De même que les rivières du Jura, celles de la Bosnie, l'Una, le Verbas, la Bosna, ont leur cours tracé d'avance par les rangées parallèles des monts; elles doivent nécessairement couler du sud-est au nord-ouest dans les sillons qui leur sont ménagés. Mais, comme le Jura, les remparts crétacés de la Bosnie sont interrompus de distance en distance par d'étroites fissures ou «cluses» dans lesquelles les eaux se jettent par un écart soudain, pour aller couler au fond d'un autre sillon. Bien différentes des rivières qui serpentent dans les plaines, celles des monts bosniaques changent successivement de vallées par de brusques détours à angles droits: tour à tour paisibles et furieuses, elles s'abaissent de degré en degré jusqu'à ce qu'elles atteignent enfin la Save, qui les reçoit dans son vaste lit. Une seule rivière, la Narenta, dont le cours aux soudaines volte-face offre beaucoup de ressemblance avec celui du Doubs français, trouve une série de cluses favorables qui lui permettent de s'épancher à l'ouest vers l'Adriatique. Tous les autres torrents, obéissant à la pente générale du sol, descendent vers le Danube. Leurs vallées aux soudains lacets devraient servir de chemins naturels pour gagner les plateaux, mais la plupart des gorges sont difficiles d'accès, et tant qu'on n'y aura pas construit de grandes routes, comme dans les cluses du Jura, on sera obligé, en maints endroits, d'escalader les hauts remparts qui séparent les combes et leurs villages. Ce manque de communications directes et faciles est ce qui rend les opérations militaires en Bosnie si pénibles et si périlleuses. C'est à l'est de tous ces massifs, dans là région où s'entremêlent les sources du Vardar et de la Morava, que passaient et repassaient les armées. Là s'étend le lit desséché d'un ancien lac que parcourt la Sitnitza, un des affluents supérieurs de la Morava serbe: c'est la plaine de Kossovo, le triste «Champ des Merles», dont le nom réveille de douloureux souvenirs dans les coeurs de tous les Slaves méridionaux. Là succomba la puissance serbe, en 1389; si l'on devait en croire les vieux chants héroïques, plus de cent mille hommes y périrent en un jour. Il y aura bientôt cinq cents ans qu'eut lieu le grand désastre, mais les Slaves n'ont cessé d'appeler de leurs voeux le jour de la vengeance, et c'est à Kossovo même, dans le champ où furent écrasés leurs ancêtres, qu'ils espèrent reconquérir l'indépendance de leur race entière. Les grottes, les entonnoirs, les rivières souterraines complètent la ressemblance des montagnes de la Bosnie avec celles du Jura. On y rencontre ça et là parmi les rochers des trous d'effondrement de 20 à 30 mètres de profondeur, semblables à des cratères. Mainte rivière que l'on voit jaillir soudain de la base d'une colline, en une puissante fontaine d'eau bleue, coule pendant quelques kilomètres, puis disparaît tout à coup sous un portail de rochers. Les plateaux de l'Herzégovine surtout sont riches en phénomènes de ce genre. Gomme dans le Montenegro voisin, le sol y est percé de gouffres ou _ponor_, au fond desquels disparaissent les eaux de pluie. Les vallées «aveugles» et les «auges» offrent partout les traces de courants d'eau et de lacs temporaires; même, de temps en temps, pendant les saisons pluvieuses, les réservoirs souterrains débordent à la surface; mais, d'ordinaire, les habitants sont obligés de recueillir l'eau dans les citernes, ou d'aller la chercher à de grandes distances. D'ailleurs le régime hydrographique de cette contrée fendillée dans tous les sens peut changer d'année en année: tel lac indiqué sur les cartes n'existe plus, parce que les galeries intérieures de la roche se sont dégagées des alluvions qui les obstruaient; tel autre lac est de formation nouvelle, parce que des conduits se sont oblitérés. Rien de plus curieux que le cours de la Trebintchitza, dans l'Herzégovine occidentale. Elle paraît, disparaît, pour reparaître encore: un de ses bras, tantôt visible, tantôt caché, va s'unir à la Narenta, en traversant la plaine de Kotesi, tour à tour campagne altérée et beau lac plein de poissons. D'autres émissaires, passant par-dessous les montagnes, jaillissent au bord de la mer en magnifiques fontaines, dont l'une est la fameuse Ombla, qui se déverse dans la rade de Gravosa, au nord de Raguse. «Là où finissent les pierres et où commencent les arbres, là commence la Bosnie,» disaient autrefois les Dalmates; mais déjà certaines régions bosniaques ont perdu leur végétation. Ainsi les plateaux de l'Herzégovine, de même que ceux du Monténégro et que les montagnes de la Dalmatie, sont presque entièrement dépouillés de leurs forêts; toutefois la Bosnie proprement dite est encore admirablement boisée. Près de la moitié du territoire est couverte de forêts; dans les plaines, il est vrai, les bois, où le paysan porte la hache à son gré, sont en maints endroits réduits à l'état de broussailles; mais dans la région des montagnes, les forêts, encore vierges, sont composées de grands arbres. Les principales essences d'Europe sont représentées dans ces bois magnifiques, le noyer, le châtaignier, le tilleul, l'érable, le chêne, le hêtre, le frêne, le bouleau, le pin, le sapin, le mélèze; malheureusement les spéculateurs autrichiens profitent des routes, qui commencent à pénétrer dans l'intérieur du pays, pour dévaster et détruire ces forêts, qu'il faudrait aménager avec soin. On entend rarement les oiseaux chanteurs dans ces grands bois, mais les animaux sauvages y sont nombreux: ours, sangliers et chevreuils y trouvent leur abri; on y tue tant de loups que leurs peaux sont un des articles importants du commerce de la Bosnie. Prise dans son ensemble, la contrée est d'une admirable fertilité: c'est une des terres promises de l'Europe par l'extrême fécondité de ses vallées; peu de régions ont aussi plus de grâce champêtre. La vallée dans laquelle se trouvent les deux cités de Travnik et de Serajevo est surtout célèbre par le charme de ses paysages. En certains districts, notamment sur les frontières de la Croatie et dans le voisinage de la Save, de grands troupeaux de porcs, à peu près libres, errent au milieu des forêts de chênes: de là le nom de «pays des cochons», donné par les Turcs en dérision à toute la Basse-Bosnie. A l'exception des Juifs, des Tsiganes et de quelques Osmanlis, fonctionnaires, soldats et marchands, qui vivent dans les villes les plus populeuses de la Bosnie, tous les habitants des Alpes illyriennes sont de race slave. Près de la frontière autrichienne, dans la Kraïna, ils se disent Croates, et le sont en effet; mais ils diffèrent à peine de leurs voisins les Serbes bosniaques et des Raïtzes ou Slaves de la Rascie, devenue actuellement le _sandjak_ de Novibazar: leur pays est la terre classique de ces _piesmas_ ou chants populaires dans lesquels les Slaves méridionaux trouvent le dépôt, sacré pour eux, de leurs traditions nationales. Les habitants de l'Herzégovine sont peut-être ceux qui ont le type spécial le plus caractérisé. Ils descendent, paraît-il, d'immigrants slaves, venus, au septième siècle, des bords de la Vistule; de même que leurs voisins les Monténégrins, ils ont un parler bien plus vif que les Serbes proprement dits; ils emploient aussi de nombreuses tournures de phrase particulières, et plusieurs mots italiens se sont glissés dans leur langage. Si les Bosniaques sont, pour la plupart, unis par l'origine, ils sont divisés par la religion, et c'est de là que provient leur état de servitude politique. Au premier abord, il semble en effet très-étonnant que les Slaves de la Bosnie n'aient pas réussi, comme leurs frères Serbes, à secouer le joug des Ottomans. Ils sont beaucoup plus éloignés de la capitale de l'empire, et leurs vallées sont d'un accès bien autrement difficile que les campagnes de la Serbie. Leur pays tout entier peut être comparé à une immense citadelle, dont le mur le plus élevé se dresse précisément au midi, comme pour défendre l'entrée aux Osmanlis. Une fois ce rempart escaladé, il faudrait forcer successivement chaque défilé de rivière, gravir chacune des crêtes parallèles des monts; en mille endroits, quelques hommes devraient suffire pour forcer à la retraite des bataillons entiers. Le climat lui-même devrait servir à protéger la Bosnie contre les Turcs, car il diffère beaucoup de celui du reste de la Péninsule; les pentes inclinées vers le nord et les barrières de montagnes, qui arrêtent au passage les tièdes courants atmosphériques, donnent à la Bosnie une température bien plus froide que ne le comporte la latitude de la contrée. Et pourtant, malgré les avantages que présentent le sol et le climat au point de vue de la défense, toutes les tentatives de révolte qu'on a faites contre les Turcs ont lamentablement échoué. C'est que les musulmans et les chrétiens bosniaques sont ennemis les uns des autres, et que, parmi les chrétiens eux-mêmes, les catholiques grecs, régis par leurs popes, et les catholiques de Rome, qui obéissent aveuglément à leurs prêtres franciscains, se détestent et se trahissent mutuellement. Étant divisés, ils sont forcément asservis et l'abjection de la servitude les a rendus pires que leurs oppresseurs. Les musulmans de la Bosnie, qui se donnent à eux-mêmes le nom de Turcs, repoussé comme désobligeant par les Osmanlis du reste de l'empire, ne sont pas moins Slaves que les Bosniaques des deux confessions chrétiennes, et comme eux ils ne parlent que le serbe, quoiqu'un grand nombre de mots turcs se soient glissés dans leur idiome. Ce sont les descendants des seigneurs qui se convertirent à la fin du quinzième siècle, et surtout au commencement du seizième, afin de conserver leurs privilèges féodaux. Parmi leurs ancêtres, les «Turcs» de Bosnie comptent aussi nombre de brigands fameux qui se hâtèrent de changer de religion pour continuer sans péril leur métier de pillards; enfin les serviteurs immédiats des chefs durent se convertir de force. L'apostasie donna aux seigneurs plus de pouvoir sur le pauvre peuple qu'ils n'en avaient eu jusqu'alors; la haine de caste s'ajoutant à la haine religieuse, ils dépassèrent bientôt en fanatisme les Turcs mahométans et réduisirent les paysans chrétiens à un véritable esclavage: on montre encore, près d'une porte de Serajevo, le poirier sauvage où les notables de l'endroit allaient de temps en temps se donner le plaisir de pendre quelque malheureux raya. Beys ou spahis, les Bosniaques mahométans forment l'élément le plus rétrograde de la vieille Turquie, et maintes fois, notamment en 1851, ils se sont révoltés pour maintenir dans toute sa violence leur ancienne tyrannie féodale. Comme cité musulmane, Serajevo, placée directement sous la protection de la sultane-mère, jouissait de privilèges exorbitants: elle formait un État dans l'État, plus ennemi des chrétiens que la Sublime Porte. Encore de nos jours, les musulmans bosniaques possèdent beaucoup plus que leur part proportionnelle des propriétés foncières. Le sol est divisé en _spahiliks_ ou fiefs musulmans, qui se transmettent, suivant l'usage slave, non par droit d'aînesse, mais indivisiblement à tous les membres de la famille; ceux-ci choisissent pour chef, soit le plus âgé d'entre eux, soit le plus brave, lorsqu'il s'agit de marcher au combat. Quant aux paysans chrétiens, ils sont obligés de peiner pour la communauté musulmane, non plus comme serfs, mais comme journaliers travaillant au mois ou à la tâche; les plus fortunés ont une certaine part dans les bénéfices de l'association, mais ils en ont à supporter proportionnellement les plus grandes charges. Il est donc tout naturel que beaucoup de chrétiens, comme les Juifs en d'autres pays, aient fui l'agriculture pour se livrer au trafic; presque tout le commerce se trouve entre les mains des catholiques grecs et romains de l'Herzégovine et de leurs coreligionnaires étrangers de l'Autriche slave. Les Juifs espagnols, groupés en communautés dans les villes principales, font aussi leur trafic ordinaire de petit négoce et de prêts sur hypothèques. De tous les Israélites réfugiés d'Espagne ce sont probablement ceux qui se sont le moins laissé entamer par le milieu qui les entoure: ils parlent toujours espagnol entre eux et prononcent le nom de leur ancienne patrie avec une tendresse de fils. Actuellement le nombre des musulmans de Bosnie n'est guère que le tiers de la population totale; il paraît que l'élément mahométan reste stationnaire, si même il ne diminue, tandis que l'élément chrétien ne cesse d'augmenter par la fécondité plus grande des familles. D'après quelques auteurs, la rareté relative des enfants dans les maisons musulmanes devrait être attribuée aux avortements, qui se pratiquent sans remords dans les familles de Bosniaques converties au Coran. Il semble étonnant que cette pratique déplorable puisse être assez commune pour expliquer la grande différence d'accroissement qui existe entre les deux groupes de population. On se demande s'il ne faudrait pas voir plutôt dans ce phénomène l'effet du bien-être relatif des musulmans et de la prudence que leur impose leur condition de propriétaires[31]. [Note 31: Population de la Bosnie en 1872 (d'après Blau): Bosnie. Herzégovine. Rascie. Ensemble: Chrétiens. Catholiques grécs. 360,000 130,000 100,000 590,000 » » romains. 122,000 12,000 --- 164,000 Musulmans............ 300,000 55,000 23,000 378,000 Tsiganes............. 8,000 2,500 1,800 12,300 Juifs................ 5,000 500 200 5,700 --------- TOTAL........ 1,150,000 ] Du reste, les Bosniaques de toute secte et de toute religion possèdent les mêmes qualités naturelles que les autres Serbes leurs frères, et tôt ou tard, quelle que doive être leur destinée politique, ils s'élèveront, comme peuple, au même niveau d'intelligence et de valeur. Ils sont francs et hospitaliers, braves au combat, travailleurs, économes, portés à la poésie, solides dans leurs amitiés, constants en amour; les mariages sont respectés, et même les Bosniaques musulmans repoussent la polygamie que leur permet le Coran; ceux de l'Herzégovine ne tiennent pas non plus leurs épouses enfermées, et dans nombre de villages toutes les maisons ont une porte de derrière, afin que les femmes puissent «voisiner» sans passer dans la rue; il est vrai que dans la Bosnie du Nord les musulmanes sont tellement empaquetées dans des linceuls blancs qu'elles ressemblent à des fantômes; leurs yeux mêmes sont à demi voilés, de sorte qu'elles voient au plus à trois pas devant elles. En dépit de leurs bonnes qualités, que de barbarie, que d'ignorance, de superstitions et de fanatisme subsistent à la fois chez les chrétiens et les mahométans! D'incessantes guerres, la tyrannie d'un côté, la servitude de l'autre, ont ensauvagé leurs moeurs; le manque de routes, les forêts et les rochers de leurs montagnes les ont tenus éloignés de toute influence civilisatrice. Ils n'ont presque point d'écoles; ça et là quelques couvents en tiennent lieu: mais que peuvent apprendre les enfants auprès de moines qui ne savent rien eux-mêmes, si ce n'est chanter des hymnes? Aux portes mêmes de la ville de Serajevo se trouve une grotte que le peuple croit être une «retraite des nymphes». Enfin le _raki_ ou _slivovitza_, dont les Bosniaques font une énorme consommation, a contribué à les maintenir dans leur état d'abrutissement: on a calculé que les habitants de la Bosnie, y compris les enfants et les femmes, boivent en moyenne chacun cent trente litres d'eau-de-vie de prunes par an. On s'étonne que, dans un pays encore aussi barbare, il existe des cités fort actives; mais la contrée est tellement riche en productions naturelles, qu'un certain commerce intérieur a dû se développer; isolées comme elles le sont, les populations de la Bosnie doivent se suffire à elles-mêmes, moudre leur propre grain au moyen de moulins à hélice, depuis longtemps inventés par eux, fabriquer leurs propres armes, leurs étoffes, leurs instruments en fer; de là un certain mouvement industriel dans les villes les mieux placées comme marchés d'approvisionnement, surtout dans la capitale, Serajevo ou Bosna-Seraï, et dans l'ancien chef-lieu, la charmante cité de Travnik, si pittoresquement bâtie en amphithéâtre au pied de son ancien château. Banjalouka, qu'une voie ferrée réunit à la frontière autrichienne, a quelque commerce d'échange avec la Croatie; Touzla extrait le sel de ses sources abondantes; Zvornik, qui surveille la frontière serbe, est un lieu d'entrepôt pour les deux pays limitrophes; Novibazar commerce avec l'Albanie; Mostar, Trebinjé importent quelques denrées du littoral dalmate. D'ailleurs ce n'est pas seulement l'appel de l'industrie et du commerce qui a peuplé ces villes, l'insécurité des campagnes y a aussi contribué pour une forte part. Il n'est pas dans toute l'Europe, à l'exception de l'Albanie voisine et des régions polaires de la Scandinavie et de la Russie, une seule région qui soit aussi rarement visitée que le pays des Bosniaques, et cet isolement ne cessera point, tant que le chemin de fer international de Zagreb à Salonique et à Constantinople n'aura pas fait de cette contrée l'une des grandes routes des nations[32]. [Note 32: Villes principales de la Bosnie, avec leur population approximative: Sarajevo........... 50,000 hab. Novibazar.......... 9,000 hab. Banjaloukn......... 18,000 » Trebinjé........... 9,000 » Zvonik............. 14,000 » Mostar............. 9,000 » Travnik............ 12,000 » Touzla............. 7,000 » ] VI LES BALKHANS, LE DESPOTO-DAGH ET LE PAYS DES BULGARES Le plateau central de la Turquie, que dominent à l'ouest les hautes cimes du Skhar, est une des régions les moins étudiées de la Péninsule, bien que ce soit précisément la contrée où viennent se croiser les routes diagonales de Thrace en Bosnie et de la Macédoine au Danube. Ce plateau de la Moesie supérieure, ainsi désigné par les géographes à défaut d'un nom local, est une vaste table granitique, d'une élévation moyenne de six cents mètres; plusieurs _planinas_ ou chaînes de montagnes, d'un effet peu grandiose à cause de la hauteur du piédestal qui les porte, en accidentent la surface; ça et là se dressent quelques coupoles de trachyte, restes d'anciens volcans. Jadis de nombreux lacs emplissaient toutes les dépressions du plateau. Ils ont été graduellement comblés par les alluvions ou vidés par les rivières qui en traversent le bassin, mais on en reconnaît encore parfaitement les contours. Parmi ces fonds lacustres, transformés en fertiles campagnes, il faut citer surtout les plaines de Nich, de Sofia, d'Ichtiman. Le groupe superbe des montagnes syénitiques et porphyriques de Vitoch forme le bastion oriental du plateau de la Moesie. C'est immédiatement à l'est que s'ouvre la profonde vallée de l'Isker, qui, plus bas, traverse le bassin de Sofia et perce toute l'épaisseur des Balkhans pour aller se jeter dans le Danube. Naguère encore on croyait que le Vid, autre tributaire du grand fleuve, passait également d'outre en outre à travers les Balkhans, et sur la plupart des cartes cette percée imaginaire est soigneusement figurée; mais, ainsi que le voyageur Lejean l'a constaté le premier, le Vid prend tout simplement sa source sur le versant danubien des monts. La haute vallée de l'Isker et le bassin de Sofia peuvent être considérés comme le véritable centre géographique de la Turquie d'Europe. Sofia est précisément le point où convergent, par les passages les plus faciles, le chemin du bas Danube par la vallée de l'Isker, celui de la Serbie par la Morava, ceux de la Thrace et de la Macédoine par la Maritza et le Strymon. Aussi le premier Constantin, frappé des grands avantages que présentait Sardica, la Sofia de nos jours, se demanda-t-il s'il n'y transférerait pas le siége de son empire. S'il eût fait choix de Sofia au lieu de Byzance, le cours de l'histoire eût été notablement changé. [Illustration: VITOCH ET MASSIFS ENVIRONNANTS.] Les Turcs donnent le nom de Balkhans à toutes les chaînes et à tous les massifs de la Péninsule, quelles que soient leur forme et leur direction; mais les géographes ont pris l'habitude de n'appliquer ce nom qu'à l'Haemus des anciens. Ce rempart de hauteurs commence à l'est du bassin de Sofia. Il ne constitue point une chaîne de montagnes dans le sens ordinaire du mot; il forme plutôt une espèce de haute terrasse doucement inclinée, ou s'abaissant par gradins vers les plaines danubiennes, tandis que sur le versant méridional elle présente une déclivité rapide: on dirait que de ce côté le plateau s'est effondré. Les Balkhans n'offrent donc l'apparence d'une chaîne que sur une seule de leurs faces. D'ailleurs, même vu des plaines et des anciens bassins lacustres qui s'étendent au sud, le profil de ses crêtes paraît très-faiblement ondulé; on n'y remarque point de brusques saillies ni de pyramides rocailleuses; les cimes se développent en croupes allongées sur tout l'horizon du nord. Les monts porphyriques de Tchatal, qui se dressent au sud de la chaîne principale, entre Kezanlik et Slivno, font seuls exception à cette douceur de contours; quoique inférieurs en élévation aux sommets des Balkhans, ils étonnent par leurs parois abruptes, leurs crêtes déchiquetées, leur chaos de rochers amoncelés. Le contraste est grand entre ce puissant massif de roches éruptives et les coteaux de marnes calcaires qui se groupent à l'entour. L'uniformité des pentes septentrionales du Balkhan est telle, qu'en maints endroits on peut s'élever jusqu'à la croupe la plus haute sans avoir encore vu les montagnes. Lorsque l'Haemus sera déboisé, si, par malheur, les populations ont l'inintelligence de couper les forêts des hauteurs, ses pentes et ses ondulations perdront singulièrement de leur charme; mais, avec la parure de végétation qui l'embellit encore, le haut Balkhan est parmi les contrées les plus gracieuses de la Turquie. Des eaux courantes, ruissellent dans tous les vallons, au milieu de pâturages aussi verts que ceux des Alpes; les villages, assez nombreux, sont ombragés par les hêtres et les chênes; l'aspect des monts est partout souriant; ainsi que le dit un voyageur, la nature est vraiment «paradisiaque». En revanche, les plaines qui s'étendent vers le Danube sont nues, désolées; on n'y voit pas un arbre. Manquant de bois de chauffage, n'ayant pour tout combustible que de la bouse de vache séchée au soleil, les indigènes sont obligés de se creuser des tanières dans le sol, afin de passer plus chaudement l'hiver. Du bassin de Sofia à celui de Slivno, le noyau des Balkhans est formé de roches granitiques, mais les diverses terrasses en gradins qui vont en s'abaissant vers le Danube offrent toute une série d'étages géologiques, depuis les terrains de transition jusqu'aux formations quaternaires. Les diverses roches de l'époque crétacée sont celles qui occupent le plus de largeur dans cette région de la Bulgarie; ce sont également celles que les rivières descendues des Balkhans découpent de la manière la plus pittoresque en cirques et en défilés. D'anciennes forteresses gardent les passages de toutes ces vallées, et des villes sont assises à leur débouché dans la plaine. Tirnova, l'antique cité des tsars de Bulgarie, est la plus remarquable de ces vieilles citadelles de défense entre la plaine et la montagne. A son issue des Balkhans, la Iantra se déroule, comme un ruban qui flotte, en sept méandres ployés et reployés, au-dessus desquels s'élèvent de hautes falaises en amphithéâtre et deux iles de rochers, jadis hérissées de murailles et de tours. Les maisons de la ville recouvrent les talus et s'allongent en faubourgs à la base des rochers abrupts. Sur le versant septentrional des Balkhans, on remarque un singulier parallélisme entre tous les accidents du sol: croupes des grandes montagnes, cimes des chaînons secondaires, limites des formations géologiques, lignes de failles où se produisent les méandres des rivières, enfin le cours du Danube lui-même affectent la même direction régulière de l'ouest à l'est. Par suite, chacune des vallées parallèles qui descendent des Balkhans offre à peu près mêmes gorges, mêmes bassins, mêmes séries de méandres; les populations y sont distribuées de la même manière; les villes et les villages y occupent des positions analogues. La vallée du Lom présente seule une exception remarquable: elle débouche dans celle du Danube à Roustchouk, après avoir coulé du sud-est au nord-ouest. Les vergers, les charmants jardins de ses bords sont limités des deux côtés par des parois calcaires d'une trentaine, de mètres de hauteur moyenne, dont la blancheur éblouit à travers la verdure. La symétrie générale serait presque complète dans la Turquie du nord, si le petit groupe des collines arides, presque inhabitées, de la Dobroudja ne forçait le Danube à faire un brusque détour, avant d'entrer dans la mer Noire. Ces hauteurs, dont quelques sommets dépassent 500 et même 400 mètres, prennent un aspect d'autant plus grandiose qu'elles s'élèvent au milieu des îles et des marécages du delta danubien; à première vue, le voyageur leur donnerait une altitude beaucoup plus considérable. Il est probable qu'à une époque géologique antérieure, lorsque le niveau de la mer Noire était tout autre qu'il n'est aujourd'hui, le Danube passait au sud du massif de la Dobroudja, dans cette dépression de Kustendjé que l'on a utilisée pour y construire le premier chemin de fer inauguré en Turquie. Il est certain toutefois que, dans la période actuelle, le fleuve n'a pu se déverser par l'isthme de la Dobroudja, car, si des marécages en occupent la plus grande partie, le seuil de séparation s'élève au moins à une trentaine de mètres et la formation géologique en est déjà ancienne. Les Romains, craignant que les barbares ne pussent facilement se cantonner dans ce coin reculé de leur empire, avaient profité de la dépression méridionale de la contrée pour y construire une de ces lignes de fortifications que l'on appelle «Val de Trajan» dans tout l'Orient danubien. Des restes de murs, des fossés, des forts, des camps retranchés sont encore parfaitement visibles au bord des marécages et sur les pentes qui les dominent. Cette région de la Dobroudja était le «pays sauvage, la terre hyperboréenne», où le poëte Ovide, exilé de Rome, pleurait les splendeurs de la grande cité. Le port de Tomis, lieu de son bannissement, est devenu la ville de Constantiana, la Kustendjé de nos jours. Au bord du golfe de Bourgas, qui forme la partie la plus occidentale de la mer Noire, se dressent de belles montagnes de porphyres éruptifs qui se terminent par le superbe cap d'Émineh, et que l'on a souvent considérées comme le prolongement oriental des Balkhans, mais à tort. En réalité, elles sont un groupe distinct, comme le massif de la Dobroudja; l'ancien bassin lacustre de Karnabat, où l'on construit maintenant une ligne de chemin de fer, les sépare du système de l'Haemus. De même les plateaux et les monts granitiques de Toundcha et de Strandcha, qui dominent au nord la grande plaine de la Thrace, sont en réalité des formations indépendantes. Les Balkhans méridionaux n'ont de ramifications et de contre-forts que du côté de l'ouest, où ils se rattachent aux massifs du Rhodope par les monts d'Ichtiman, les divers groupes de Samakov; si riches en minerais de fer et en sources thermales, et d'autres chaînons transversaux. Dans son ensemble, tout le bassin supérieur de la rivière Maritsa, entre le Balkhan et le Rhodope, a la forme d'un triangle allongé, dont le sommet, pointant vers la plaine de Sofia, indique la jonction des deux systèmes. Des lacs, remplacés par des fonds d'une merveilleuse fertilité, occupaient autrefois le grand espace triangulaire et les cavités latérales. Les cols de séparation, au sommet du triangle, sont naturellement des points stratégiques et commerciaux d'une extrême importance. L'un d'eux, où l'on voit encore les ruines d'une célèbre «porte de Trajan» et qui en garde toujours le nom, servait de passage à la grande voie militaire des Romains, et c'est là aussi que la principale ligne de fer franchira le seuil, entre les deux versants de la Péninsule. Là est le vrai portail de Constantinople, et depuis les temps les plus reculés de l'histoire les peuples ont combattu pour en avoir la possession. Des buttes tumulaires qui parsèment en grand nombre les vallées avoisinantes témoignent des luttes qui ont eu lieu dans ce pays des Thraces. Les monts Rhodope entre-croisent leurs rameaux avec ceux des Balkhans, et le passage le plus bas qui les sépare, celui de Dubnitsa, dépasse encore la hauteur d'un kilomètre. Le Rilo-Dagh, qui est le massif le plus élevé du Rhodope, en occupe précisément l'extrémité septentrionale et forme, suivant l'expression de Barth, «l'omoplate» de jonction. Il dresse à près de 3,000 mètres, bien au-dessus de la zone de végétation forestière, les dents, les aiguilles, les pyramides rocheuses de son pourtour et les tables mal nivelées de son plateau suprême, si différentes des croupes allongées des Balkhans. Mais, au bas de l'amphithéâtre imposant des grandes cimes nues, les sommets secondaires sont revêtus d'une belle végétation de sapins, de mélèzes, de hêtres, s'étalant en forêts, retraites des ours et des chamois, ou se disséminant en bosquets entremêlés de cultures; dans les vallons, des prairies, des vignobles et des groupes de chênes entourent les villages. De nombreux couvents, aux dômes pittoresques, sont épars sur les pentes: de là le nom turc de Despoto-Dagh ou de «mont des Curés» sous lequel on désigne généralement l'ancien Rhodope. Le Rilo-Dagh, célèbre aussi par ses riches monastères de Rilo ou Rila, a tout à fait l'aspect d'un massif des Alpes suisses. En hiver et au printemps, les nuages de la Méditerranée lui apportent une grande quantité de neige; mais eu été ces nuages se déversent seulement en pluies, qui font disparaître rapidement les restes d'avalanches des flancs de la montagne. Le spectacle de ces orages soudains est des plus remarquables. Dans l'après-midi, les brumes qui voilaient les hauts sommets s'épaississent peu à peu, et les lourdes nues cuivrées s'amassent sur les pentes. Vers trois heures, ils fondent en pluie; on les voit s'amincir graduellement: une cime se montre à travers une déchirure des vapeurs, puis une autre, puis une autre encore; enfin, quand le soleil va disparaître, l'air s'est purifié de nouveau, et les monts s'éclairent des reflets du couchant. Au sud du Rilo-Dagh s'élève le massif de Perim ou Perin, qui lui est à peine inférieur en altitude: c'est l'antique Orbelos des Grecs et l'une de ces nombreuses montagnes où l'on montre encore les anneaux auxquels fut amarrée l'arche de Noé, quand s'abaissèrent les eaux du déluge; les musulmans s'y rendent en pèlerinage pour contempler ce lieu vénérable. Là est, du côté du sud, le dernier grand sommet du Rhodope. Au delà, la hauteur moyenne des monts s'abaisse rapidement, et, jusqu'aux bords de la mer Égée, ne dépasse guère 1000 et 1200 mètres. Par contre, l'ensemble des massifs granitiques dont se compose le système s'étend sur une énorme largeur, des plaines de la Thrace aux montagnes de l'Albanie. Des groupes d'anciens volcans, aux puissantes nappes de trachyte, accroissent encore l'étendue de la région montagneuse dépendant du Rhodope. Les fleuves qui descendent des plateaux du centre de la Turquie n'ont pu gagner la mer Égée qu'en sciant ces granits et ces laves par de profondes coupures: telle est, par exemple, la fameuse «Porte de Fer» du Vardar, devenue si célèbre sous son nom de Demir-Kapu, que jadis la plupart des cartes la marquaient au centre de la Turquie comme une ville considérable. A l'ouest du Vardar, l'Axios des anciens Grecs, les massifs de montagnes cristallines, qui vont se rattacher aux systèmes du Skhar et du Pinde par des chaînons transversaux, prennent un aspect tout à fait alpin par la hauteur de leurs pics, neigeux pendant une grande partie de l'année. Ainsi le Gornitchova ou Nidjé, au nord des monts de la Thessalie, se dresse à 2000 mètres; le Peristeri, dont la triple cime et les croupes blanches, «semblables aux ailes éployées d'un oiseau,» s'élèvent immédiatement au-dessus de la ville de Monastir ou Bitolia, est plus haut encore. Ces divers massifs de l'antique Dardanie entourent des plaines circulaires ou elliptiques d'une grande profondeur, ouvertes comme de véritables gouffres au milieu de l'amphithéâtre des rochers: le plus remarquable est le bassin de Monastir, que le géologue Grisebach compare à un de ces énormes cratères découverts par le télescope à la surface de la lune. Presque toutes ces plaines ont gardé quelques marécages ou même un reste des lacs qui s'y étalaient autrefois: le plus grand est le lac d'Ostrovo. Celui de Castoria ressemble à la coupe emplie d'un volcan: au milieu s'élève une butte calcaire, reliée au rivage par un isthme où se groupent les pittoresques constructions d'une ville grecque. D'après Viquesnel et Hochstetter, il ne se trouverait de boues glaciaires dans aucun de ces anciens bassins lacustres, et les flancs des montagnes qui les dominent ne présenteraient nulle part les traces du passage d'anciens fleuves de glace. Chose curieuse, tandis que tant de chaînes peu élevées, comme les Vosges et les monts d'Auvergne, ont eu leur période glaciaire, ni le Peristeri, ni le Rilo-Dagh, ni les Balkhans, sous une latitude à peine plus méridionale que les Pyrénées, n'auraient eu leurs ravins remplis par des glaciers mouvants! Ce serait là un phénomène des plus remarquables dans l'histoire géologique de l'Europe[33]. [Note 33: Altitudes probables du pays des Bulgares, d'après Hochstetter, Viquesnel, Boué, Barth, etc. Vitoch......................... 2,462 mètres Balkhans, en moyenne........... 1,700 » Tchatal........................ 1,100 » Dobroudja...................... 500 » Porte de Trajan................ 800 » Col de Dubnitsa................ 1,085 » Pointe de Lovnitsa (Rilo-Dagh). 2,900 » Perim-Dagh.................. 2,400 » Gornitchova ou Nidjé........ 2,000 » Peristeri................... 2,848 » Bassin de Sofia............. 522 » Bassin de Monastir.......... 555 » Lac d'Ostrovo............... 514 » Lac de Castoria............. 624 » ] [Illustration: TIRNOVA.] Les fleuves proprement dits de la Péninsule coulent tous dans la région bulgare de l'Haemus et du Rhodope. La Bosnie n'a que de petites rivières parallèles s'écoulant vers la Save, l'Albanie n'a que des torrents à défilés sauvages, comme le Drin; les seuls cours d'eau de la Turquie que l'on puisse comparer aux fleuves tranquilles de l'Europe occidentale, la Maritsa, le Strymon ou Karasou, le Vardar, l'Indjé-Karasou, descendent du versant méridional des Balkhans et des massifs cristallins appartenant au système du Rhodope. D'ailleurs le régime n'en a pas été suffisamment étudié; on n'a pas encore évalué la quantité d'eau qu'ils déversent dans la mer et l'on n'a su les utiliser en grand ni pour la navigation ni pour l'arrosement des campagnes. Ils ont tous pour caractère commun de traverser des fonds d'anciens lacs, qui ont été graduellement changés par les alluvions en plaines d'une extrême fertilité. Le travail de comblement continue de s'accomplir sous nos yeux dans la partie inférieure de ces vallées fluviales: dans toutes s'étalent de vastes marais et même des lacs profonds qui se rétrécissent peu à peu et d'où l'eau du fleuve sort purifiée. D'après quelques auteurs, un de ces lacs, le Tachynos, que traverse le Strymon immédiatement avant de se jeter dans la mer Égée, serait le Prasias d'Hérodote, si fréquemment cité par les archéologues; ses villages aquatiques n'étaient autres, en effet, que des «palafittes» semblables à ceux dont on a trouvé les traces sur les bas-fonds de presque tous les lacs de l'Europe centrale. Au nord de la Dobroudja bulgare, le Danube poursuit une oeuvre géologique en comparaison de laquelle les travaux de la Maritsa, du Strymon, du Vardar, sont presque insignifiants. Chaque année ce fleuve puissant, qui verse dans la mer près de deux fois autant d'eau que toutes les rivières de la France, entraîne aussi des troubles en quantités telles, qu'il pourrait s'en former annuellement un territoire d'au moins six kilomètres carrés de surface sur dix mètres de profondeur. Cette masse énorme de sables et d'argiles se dépose dans les marais et sur les rivages du delta, et quoiqu'elle se répartisse sur un espace très-considérable, cependant le progrès annuel des bouches fluviales est facile à constater. Les anciens, qui avaient observé ce phénomène, craignaient que le Pont-Euxin et la Propontide ne se transformassent graduellement en mers basses, semées de bancs de sable, comme les Palus-Moeotides. Les marins peuvent être rassurés, du moins pour la période que traverse actuellement notre globe, car si l'empiétement des alluvions continue dans la même proportion, c'est après un laps de six millions d'années seulement que la mer Noire sera comblée; mais dans une centaine de siècles peut-être l'îlot des Serpents, perdu maintenant au milieu des flots marins, fera partie de la terre ferme. Lorsqu'on aura mesuré l'épaisseur des terrains d'alluvion que le Danube a déjà portés dans son delta, on pourra, par un calcul rigoureux, évaluer la période qui s'est écoulée depuis que le fleuve, abandonnant une bouche précédente, a commencé le comblement de ces parages de la mer Noire. D'ailleurs la grande plaine triangulaire dont le Danube a fait présent au continent n'est encore qu'à demi émergée; des lacs, restes d'anciens golfes dont les eaux salées se sont peu à peu changées en eaux douces, des nappes en croissant, méandres oblitérés du Danube, des ruisseaux errants qui changent à chaque crue du fleuve, font de ce territoire une sorte de domaine indivis entre le continent et la mer; seulement quelques terres plus hautes, anciennes plages consolidées par l'assaut des vagues marines, se redressent ça et là au-dessus de la morne étendue des boues et des roseaux et portent des bois épais de chênes, d'ormes et de hêtres. Des bouquets de saules bordent de distance en distance les divers bras de fleuve qui parcourent le delta en longues sinuosités, déplaçant fréquemment leur cours. Il y a dix-huit cents ans, les bouches étaient au nombre de six; il n'en existe plus que trois aujourd'hui. [Illustration: DELTA DU DANUBE.] Après la guerre de Crimée, les puissances victorieuses donnèrent pour limite commune à la Roumanie et à la Turquie le cours du bras septentrional, celui de Kilia, qui porte à la mer plus de la moitié des eaux danubiennes. Le sultan est ainsi devenu maître de tout le delta, dont la superficie est d'environ 2,700 kilomètres carrés; en outre, il possède celle des embouchures qui, de nos jours, donne seule de la valeur à ce vaste territoire. En effet, la Kilia est barrée à son entrée par un seuil de sables trop élevé pour que les navires, même ceux d'un faible tirant d'eau, osent s'y hasarder. La bouche méridionale, celle de Saint-George ou Chidrillis, est également inabordable. C'est la bouche intermédiaire, connue sous le nom de Soulina, qui offre la passe la plus facile, celle que depuis un temps immémorial pratiquaient tous les navires. Cependant le canal de la Soulina serait également interdit aux gros bâtiments de commerce, si l'art de l'ingénieur n'en avait singulièrement amélioré les conditions d'accès. Naguère la profondeur de l'eau ne dépassait guère deux mètres sur la barre pendant les mois d'avril, de juin et de juillet, et lors des crues elle était seulement de trois et quatre mètres. Au moyen de jetées convergentes, qui conduisent l'eau fluviale jusqu'à la mer profonde, on a pu abaisser de trois mètres le seuil de la barre, et des bâtiments calant près de six mètres peuvent en toute saison passer sans danger. Nulle part, si ce n'est en Écosse, à l'embouchure de la Clyde, l'homme n'a mieux réussi à discipliner à son profit les eaux d'une rivière. La Soulina est devenue un des ports de commerce les plus importants de l'Europe et en même temps un havre de refuge des plus précieux dans la mer Noire, si redoutée des matelots à cause de ses bourrasques soudaines. Il est vrai que ce grand travail d'utilité publique n'est point dû à la Turquie, mais à une commission européenne exerçant à la Soulina et sur toute la partie du Danube située en aval d'Isaktcha une sorte de souveraineté. C'est un syndicat international ayant son existence politique autonome, sa flotte, son pavillon, son budget, et, cela va sans dire, ses emprunts et sa dette. Le delta danubien se trouve ainsi pratiquement neutralisé au profit de toutes les nations d'Europe[34]. [Note 34: Mouvement du port de Soulina, en 1873. 1,870 navires chargés, jaugeant 532,000 tonneaux. Valeur des exportations de céréales. 125,000,000 fr.] [Illustration: DÉBIT COMPARÉ DES BOUCHE DANUBIENNES.] Le vaste espace quadrangulaire occupé par les systèmes montagneux de l'Haemus et du Rhodope et limité au nord par le Danube, environ la moitié de la Turquie, est le pays des Bulgares. Quoique le nom de Bulgarie soit appliqué officiellement au seul versant septentrional des Balkhans, la véritable Bulgarie s'étend sur un territoire au moins trois fois plus considérable. Des bords du Danube inférieur aux versants du Pinde, tout le sol de la Péninsule appartient aux Bulgares, sauf pourtant les îlots et les archipels ethnologiques où vivent des Turcs, des Valaques, des Zinzares ou des Grecs. Au moyen âge, ils occupaient un territoire beaucoup plus vaste encore, puisque l'Albanie tout entière se trouvait dans les limites de leur royaume. Leur capitale était la ville d'Okrida. Quelle est donc cette race qui, par le nombre et l'étendue de ses domaines, est certainement la première de la péninsule turque? Ceux que les Byzantins appelaient Bulgares et qui, dès la fin du cinquième siècle, vinrent dévaster les plaines de la Thrace, ces hideux ravageurs dont le nom, légèrement modifié, est devenu un terme d'opprobre dans las jargons de nos langues occidentales, étaient probablement de race ougrienne comme les Huns; leur langue était analogue à celle que parlent actuellement les Samoyèdes, et l'on pense qu'ils étaient les proches parents de ces peuplades misérables de la Russie polaire. Toutefois, depuis que ces conquérants farouches ont quitté les bords du Volga, auquel, suivant quelques auteurs, leurs ancêtres auraient dû leur nom, ils se sont singulièrement modifiés, et c'est en vain qu'on chercherait à découvrir chez eux les traces de leur ancienne origine. De Touraniens qu'ils étaient, ils sont devenus Slaves, comme leurs voisins les Serbes et les Russes. La slavisation rapide des Bulgares est un des phénomènes ethnologiques les plus remarquables qui se soient opérés pendant le moyen âge. Dès le milieu du neuvième siècle, tous les Bulgares comprenaient le serbe, et, bientôt après, ils cessèrent de parler leur propre langue. A peine trouve-t-on encore quelques mots chazares dans leur idiome slave; ils parlent toutefois moins correctement que les Serbes, et leur accent est plus rude; n'ayant ni littérature ni cohésion politique, ils n'ont pu fixer leur langue et lui donner un caractère distinctif; c'est dans le district de Kalofer, au sud du Balkhan, que leur idiome a, dit-on, le plus de pureté. D'après quelques auteurs, la prodigieuse facilité d'imitation qui distingue les Bulgares suffirait à expliquer leur transformation graduelle en un peuple slavisé; mais il est beaucoup plus simple de supposer que, dans leurs flux et reflux de migrations et d'incursions guerrières, les Serbes conquis et les Bulgares conquérants se sont mélangés intimement, les premiers donnant leurs moeurs, leur langue, leurs traits distinctifs et les seconds imposant leur nom de peuple. Quoi qu'il en soit, il est certain que les populations de la Bulgarie font maintenant partie du monde slave. Avec les Rasces, les Bosniaques et les Serbes encore soumis à la domination turque, elles assurent à l'élément yougo-slave une grande prépondérance ethnologique dans la Turquie d'Europe. Si l'hégémonie de l'empire devait appartenir aux plus nombreux, c'est aux Serbo-Bulgares qu'elle reviendrait, et non point aux Grecs, ainsi qu'on le croyait naguère. [Illustration: 1 Bulgare chrétien de Viddin.--2. Dames chrétiennes de Skodra.--3. Bulgares musulmans de Viddin.--4. Bulgare de Koyoutépé.] En général, les Bulgares sont plus petits que leurs voisins les Serbes, trapus, fortement bâtis, portant une tête solide sur de larges épaules. Beaucoup de voyageurs, entre autres Lejean, Breton lui-même, leur ont trouvé une ressemblance frappante avec les paysans de la Bretagne. En certains districts, notamment aux environs de Philippopoli, ils se rasent la chevelure, à l'exception d'une queue qu'ils laissent croître et tressent soigneusement à la façon des Chinois. Les Grecs, les Valaques se moquent d'eux, et mainte expression proverbiale les tourne en dérision comme inintelligents et grossiers. Ces moqueries sont injustes. Sans avoir la vivacité du Roumain, la souplesse de l'Hellène, le Bulgare n'en a pas moins l'esprit fort ouvert; mais l'esclavage a lourdement pesé sur lui, et dans les régions méridionales, où il est encore opprimé par le Turc, exploité par le Grec, il a l'air malheureux et triste; au contraire, dans les plaines du Nord et dans les villages reculés des montagnes, où il a moins à souffrir, il est jovial, porté au plaisir; sa parole est vivent sa repartie des plus heureuses. C'est aussi sur le versant septentrional des Balkhans que la population, peut-être à cause de son mélange intime avec les Serbes, présente le plus beau type de visage et s'habille avec le plus de goût. Plus beaux encore sont encore les Pomaris, qui habitent les hautes vallées du Rhodope, au sud de Philippopoli. Ces indigènes parlent slave et sont considérés comme Bulgares, mais ils ne leur ressemblent point: grands, bruns de chevelure, pleins d'élan et de gaieté, enthousiastes et poètes, on serait tenté plutôt de les prendre pour les descendants des anciens Thraces, surtout s'il est vrai que leurs chants héroïques célèbrent encore un Orphée, le divin musicien, charmeur des oiseaux, des hommes et des génies. Pris dans leur ensemble, les Bulgares, surtout ceux de la plaine, sont un peuple pacifique, ne répondant nullement à l'idée qu'on se fait de leurs féroces ancêtres, les dévastateurs de l'empire byzantin. Bien différents des Serbes, ils n'ont aucune fierté guerrière; ils ne célèbrent point les batailles d'autrefois et même ils ont perdu tout souvenir de leurs aïeux. Dans leurs chants, ils se bornent à raconter les petits drames de la vie journalière ou les souffrances de l'opprimé, ainsi qu'il convient à un peuple soumis; l'autorité, représentée par le gendarme, le «modeste _zaptié_», joue un grand rôle dans leurs courtes poésies. Le vrai Bulgare est un paysan tranquille, laborieux et sensé, bon époux et bon père, aimant le confort du logis et pratiquant toutes les vertus domestiques. Presque toutes les denrées agricoles que la Turquie expédie à l'étranger, elle les doit au travail des cultivateurs bulgares. Ce sont eux qui changent certaines parties de la plaine méridionale du Danube en de vastes champs de maïs et de blé rivalisant avec ceux de la Roumanie. Ce sont eux aussi qui, dans les campagnes d'Eski-Zagra, au sud du Balkhaa, obtiennent les meilleures soies et le plus excellent froment de la Turquie, celui que l'on emploie toujours pour préparer le pain et les gâteaux servis sur la table du sultan. D'autres Bulgares ont fait de l'admirable plaine de Kezanlik, également située à la base de l'Haemus, la contrée agricole la plus riche et la mieux cultivée de toute la Turquie: la ville elle-même est entourée de noyers magnifiques et de champs de rosiers d'où l'on extrait la célèbre essence, objet d'un commerce si considérable dans tout l'Orient. Enfin les Bulgares qui habitent le versant septentrional des Balkhans, entre Pirot et Tirnova, ont aussi une grande activité industrielle. Là chaque village a son travail particulier: ici l'on fabrique des couteaux, ailleurs des bijoux en métal, plus loin les poteries, les étoffes, les tapis, et partout les simples ouvriers du pays donnent la preuve de leur grande habileté de main et de la pureté de leur goût. Un remarquable esprit d'entreprise se manifeste également parmi les Bulgares méridionaux du district de Monastir ou Bitolia. Dans ces régions reculées se trouvent des villes industrielles, en premier lieu Monastir elle-même, puis Kourchova, Florina, d'autres encore. Ces Bulgares si pacifiques, si bien façonnés au travail et à la peine, commencent à se lasser de leur longue sujétion. Sans doute ils ne songent point à se révolter, et les quelques soulèvements qui ont eu lieu étaient le fait de quelques montagnards ou de jeunes gens revenus de Serbie ou des pays roumains avec l'enthousiasme de la liberté; mais si les Bulgares sont encore de dociles sujets, ils n'en relèvent pas moins peu à peu la tête; ils sa reconnaissent les uns les autres comme appartenant à la même nationalité; ils se groupent plus solidement, s'associent pour la défense commune. Après mille ans d'oubli de soi-même, le Bulgare se retrouve et s'affirme. C'est dans l'ordre religieux qu'il a fait le premier pas pour la reconquête de sa nationalité. Lors de l'invasion des Turcs, un certain nombre de Bulgares, les plus opprimés sans doute, se firent mahométans; mais, quoique visiteurs des mosquées, la plupart n'en ont pas moins gardé la religion de leurs pères, vénérant les mêmes fontaines sacrées et croyant aux mêmes talismans. Depuis la conquête, une faible proportion de la population bulgare s'est convertie au catholicisme occidental; mais la très-grande majorité de la race appartient à la religion grecque. Naguère encore, moines et prêtres grecs jouissaient de la plus grande influence; pendant de longs siècles d'oppression, les religieux avaient maintenu les vieilles traditions de la foi vaincue; par leur existence même, ils rappelaient vaguement un passé d'indépendance, et leurs églises étaient le seul refuge ouvert au paysan persécuté: de là le sentiment de gratitude que le peuple leur avait voué. Pourtant les Bulgares ne veulent plus être gouvernés par un clergé qui ne se donne même point la peine de parler en leur langue et qui prétend les soumettre à une nation aussi différente de la leur que le sont les Hellènes. Sans vouloir opérer de schisme religieux, ils veulent se soustraire à l'autorité du patriarche de Constantinople, comme l'ont fait les Serbes et même les Grecs du nouveau royaume hellénique: ils veulent constituer une Église nationale, maîtresse d'elle-même. Malgré les protestations dru «Phanar», le Vatican de Constantinople, malgré la mauvaise grâce du gouvernement, qui n'aime point à voir ses peuples s'émanciper, la séparation des deux Églises est à peu près opérée; le clergé grec a dû se retirer, même s'enfuir de quelques villes en toute hâte. L'événement se serait accompli beaucoup plus tôt si les femmes, plus attachées que les hommes aux anciens usages, n'avaient prolongé la crise, le moindre changement dans le rite ou dans le costume du prêtre leur paraissant une hérésie lamentable. Quoique opérée contre les Grecs, cette révolution pacifique n'en est pas moins d'une grande portée contre les Turcs eux-mêmes. Les Bulgares, du Danube au Vardar, ont agi de concert dans une oeuvre commune; en dépit de leur sujétion, ils se sont essayés, sans le savoir peut-être, à devenir un peuple. C'est là un fait qui, en donnant plus de cohésion à la population de langue slave, ne peut que tourner au détriment des maîtres osmanlis. Ceux-ci sont relativement très-peu nombreux dans les campagnes du pays bulgare qui s'étendent à l'ouest de la vallée du Lom; mais dans les villes, surtout celles qui ont une grande importance stratégique, ils forment des communautés considérables. En outre, la plus grande partie de la Bulgarie orientale, entre le Danube et le golfe de Bourgas, est peuplée de Turcs et de Bulgares qui se sont tellement identifiés aux conquérants par la langue, le costume, les habitudes, la manière de penser, qu'il est impossible de les distinguer et qu'il faut les considérer en bloc comme les représentants de la nation turque. On n'y voit pas même un seul monastère chrétien, tandis qu'il s'y trouve plusieurs lieux de pèlerinage musulmans, en grande odeur de sainteté. C'est là que se trouve le plus solide point d'appui des Osmanlis dans toute la Péninsule; partout ailleurs les maîtres du pays ne sont que des étrangers. Après l'élément turc, celui qui a le plus d'importance dans les pays bulgares est l'élément hellénique. Sur le versant septentrional des Balkhans, les Grecs sont peu nombreux, et leur influence dépasse à peine celle des Allemands et des Arméniens établis dans les villes. Au sud de l'Haemus, quoique en très-faible proportion relative, ils sont beaucoup plus répandus. On en voit dans chaque village un ou deux, qui vivent de négoce et pratiquent tous les métiers: ce sont les hommes indispensables de la localité; ils savent tout faire, sont prêts à tout mettent toutes les affaires en train, animent toute la population de leur esprit. Solidaires les uns des autres et formant dans le pays une grande franc-maçonnerie, toujours curieux de savoir, ils ne manquent jamais d'acquérir une influence bien supérieure à leur importance numérique: à peine sont-ils deux ou trois, qu'ils exercent déjà le rôle d'une petite communauté. D'ailleurs ils forment aussi ça et là quelques groupes considérables au milieu des Bulgares. Ils sont nombreux à Philippopoli et à Bazardjik; dans une vallée du Rhodope, ils possèdent à eux seuls une ville assez populeuse, Stenimacho: ni Turc ni Bulgare n'ont pu s'y établir. Les vestiges d'édifices antiques et le dialecte spécial des habitants, qui contient plus de deux cents mots d'origine hellénique et cependant inconnus au romaïque moderne, prouvent bien que depuis plus de vingt siècles au moins Stenimacho est une cité grecque; jugeant d'après une inscription en mauvais état, M. Dumont pense que ce serait une colonie de l'Eubée. Le rôle d'initiateurs qu'ont les Grecs dans les pays bulgares du Midi, les Roumains le remplissent partiellement dans le Nord. En aval de Tchernavoda, et jusqu'à la mer, la population de la rive droite du Danube est en grande majorité composée de Valaques, devant lesquels reculent peu à peu les Turcs de ces contrées. Et tandis que de ce côté l'élément roumain ne cesse de s'accroître à l'appel du commerce, les avantages qu'offrent à l'agriculture les plaines situées à la base septentrionale des Balkhans attirent aussi dans ces régions de nombreuses colonies venues d'outre-Danube. Quoique les Bulgares eux-mêmes soient de bons agriculteurs, cependant les Valaques ne cessent d'empiéter et de gagner sur eux, comme ils le font aussi sur les Serbes, les Magyars et les Allemands dans les contrées voisines. Plus actifs, plus intelligents que les Bulgares, à la tête de familles plus nombreuses, les cultivateurs valaques «roumanisent» peu à peu les villages dans lesquels ils se sont installés. Les indigènes se laissent assimiler facilement, et dans l'espace d'une génération toute la population se trouve transformée de langue et de moeurs. Bulgares et Turcs, Grecs et Valaques, et ça et là des colonies de Serbes et d'Albanais, des communautés d'Arméniens, des groupes assez nombreux de Juifs «Spanioles», comme ceux de la Bosnie et de Salonique, les commerçants européens des cités, des colonies de Roumains Zinzares et des bandes errantes de Tsiganes, réputés musulmans, font de la contrée des Balkhans un véritable chaos de nations; néanmoins la confusion est plus grande encore dans l'étroit réduit de la Dobroudja, situé entre le Bas-Danube et la mer. Là des Tartares Nogaïs, de même origine que ceux de la Crimée, viennent s'ajouter aux représentants de toutes les races qui se trouvent en Bulgarie. Ces Tartares, non mélangés comme le sont leurs frères de sang les Osmanlis, ont assez bien conservé leur type asiatique. Quoique agriculteurs, ils ont encore des goûts nomades et se plaisent à parcourir les collines et les plaines, à la suite de leurs troupeaux. Un khan héréditaire, soumis à l'autorité du sultan, les gouverne comme aux temps où ils vivaient sous la tente. Après la guerre de Crimée, quelques milliers de Nogaïs, compromis par l'aide qu'ils avaient fournie aux alliés, quittèrent leur beau pays de montagnes et vinrent se grouper en colonies à côté de leurs compatriotes tartares de la Dobroudja. Par contre, environ dix mille Bulgares de la contrée, s'effrayant à la vue de ces Nogaïs de la Crimée qu'on leur avait dépeints, bien à tort, comme des êtres abominables de vices et de férocité, s'enfuirent de leur pays pour aller se mettre sous la protection du tsar, et les domaines qu'on leur assigna furent précisément ceux des Tartares émigres. Ce fut un échange de peuples entre les deux empires; malheureusement, les fuyards des deux nations eurent beaucoup à souffrir, dans leurs nouvelles patries, de l'acclimatement et de la misère; de part et d'autre, les maladies et le chagrin firent de nombreuses victimes. Bien plus lamentable encore fut le sort des Tcherkesses et des autres immigrants du Caucase, qui, soit fuyant les Russes, soit bannis par eux, vinrent, en 1864 et dans les années suivantes, demander un asile à la Porte! Ils étaient au nombre de quatre cent mille; ce ne fut donc pas sans peine qu'on put leur préparer Hësvïllages de refuge en Europe et dans la Turquie d'Asie. Le pacha que la Porte avait chargé de surveiller l'immigration prit soin d'installer les nouveaux venus dans les régions de la Bulgarie situées à l'ouest, espérant ainsi, mais en vain, rompre la cohésion ethnique des Serbes et des Bulgares. Naturellement, on força les «rayas» à leur céder des terres, à leur bâtir des villages et même des villes entières, à leur donner des animaux et des semences, mais on ne put aussi facilement leur inspirer l'amour du travail. En Bulgarie, ils ne trouvèrent qu'une hospitalité défiante, et bientôt désabusés, ils s'enfermèrent dans leur insolent orgueil et refusèrent de s'assouplir au labeur. On raconte que nombre de chefs, en arrivant dans la contrée, plantèrent leur épée dans le sol pour annoncer ainsi que la terre leur appartenait et que désormais la population leur était asservie. La faim, les épidémies, le climat si différent de celui de leurs montagnes, les firent périr en multitude; dès la première année, plus d'un tiers des réfugiés avait succombé. Quant aux jeunes filles et aux enfants, il s'en fit un commerce hideux, et les bénéfices qu'en retirèrent certains pachas permirent de se demander si l'on n'avait pas à dessein affamé tout ce peuple. Les harems regorgèrent de jeunes Circassiennes, qui se vendaient alors en moyenne pour le quart ou le huitième de leur prix ordinaire. Constantinople, encombrée, versait son excédant sur la Syrie et l'Égypte. Maintenant que les maladies, l'oisiveté, le vice ont prélevé leur proie, la population tcherkesse s'est à peu près accommodée à son nouveau milieu. En dépit de leur communauté de religion avec les Turcs, les nouveaux venus s'associent facilement aux Bulgares et deviennent volontiers Slaves par le langage. D'autres fugitifs, que la destinée n'a point traités aussi cruellement que les Circassiens, ont trouvé un asile dans cet étrange massif péninsulaire de la Dobroudja. Ce sont des Cosaques russes, des Ruthènes, des Moscovites «Vieux-Croyants», qui, vers la fin du siècle dernier, ont dû quitter leurs steppes afin de conserver leur foi religieuse. Plus tolérant que la chrétienne Catherine II, le padichah les recueillit généreusement et leur distribua des terres en diverses contrées de la Turquie d'Europe et d'Asie. Les colonies cosaques de la Dobroudja et du delta danubien ont prospéré: un de leurs établissements, qui borde les rives du Danube de Saint-Georges, est connu sous le nom de «Paradis de Cosaques». Leur principale industrie est celle de la pêche de l'esturgeon et de la préparation du caviar. Reconnaissants de l'hospitalité qui leur a été donnée, ces Russes ont vaillamment défendu leur patrie adoptive dans toutes les guerres qui ont éclaté entre le tsar et le sultan, mais ils ont eu d'autant plus à souffrir de la vengeance de leurs compatriotes, restés au service de la Russie. D'ailleurs ils ont conservé leur costume national, leur langage et leur culte, et ne se sont point mélangés avec les populations environnantes. Une colonie de Polonais, quelques villages d'Allemands, situés sur la branche méridionale du delta danubien, un groupe de quelques milliers d'Arabes, enfin, les hommes de toute race accourus de l'Europe et de l'Asie vers le port de la Soulina, complètent cette espèce de congrès ethnologique de la Dobroudia. Mais la différence est grande entre les tribus diverses qui vivent isolées dans l'intérieur de la presqu'île et la population cosmopolite qui grouille dans la cité commerçante et dont tous les caractères de races finissent par se confondre en un même type. Ce mélange qui se fait aux bouches du Danube entre Grecs et Francs, Anglais et Arméniens, Maltais et Russes, Valaques et Bulgares, ne peut manquer de se faire tôt ou tard dans le reste du pays, car il est peu de contrées en Europe où les grandes voies internationales soient mieux indiquées qu'en Bulgarie. Le premier de ces chemins des nations est le Danube lui-même, dont les villes turques riveraines, Viddin, Sistova, Roustchouk, Silistrie, acquièrent de jouf en jour une importance plus considérable dans le mouvement européen et qui se continue dans la mer Noire par des escales diverses, dont la principale est le beau port de Bourgas, très-important pour l'expédition des céréales. Mais cette voie naturelle n'est pas assez courte au gré du commerce; il a fallu l'abréger par un chemin de fer, qui coupe l'isthme de la Dobroudja, entre Tchernavoda et Kustandjé, puis par une voie ferrée plus longue, qui traverse toute la Bulgarie orientale, de Roustchouk au port de Varna, en passant à Rasgrad et près de Choumla. Un autre chemin de fer suivra le passage direct que la nature a ouvert du bas Danube à la mer Égée par la dépression des Balkhans, au sud de Choumla, et par les plaines où se sont bâties les villes de Jamboly et d'Andrinople. Plus à l'ouest, Tirnova, l'antique cité des tsars de Bulgarie, Kezanlik et Eski-Zagra, sont les étapes d'un autre chemin de jonction entre le Danube et le littoral de la Thrace. Maintenant il s'agit d'éviter en entier les détours du fleuve, en adaptant aux besoins des échanges de continent à continent, soit la route de Bosnie à Salonique par Kalkhandelen, Uskiub, Keuprili et la basse vallée du Vardar, soit la grande voie que suivaient autrefois les légions romaines, entre la Pannonie et Byzance, et que les sultans avaient reprise au seizième siècle en faisant construire une grande route dallée de Belgrade à Rodosto; il faut détourner le courant commercial du Danube et lui donner le port de Constantinople pour embouchure directe. Grâce à leur admirable position géographique, sur cette voie du Danube au Bosphore, les anciennes grandes stations de route: Nich, la sentinelle placée aux frontières de la Serbie sur un affluent de la Morava; Sofia, l'antique Sardica, située sur l'Isker danubien; Bazardjik ou le «Marché», improprement désignée sous le nom de Tatar-Bazardjik, puisqu'il n'y a point de Tartares; la belle Philippopoli, à la «triple montagne» dominant le cours de la Maritza, sont destinées d'avance à devenir des centres importants dès qu'elles auront été définitivement rattachées à l'Europe. Peut-être les multitudes de voyageurs qu'entraîneront les convois verront-ils encore, près de, Nich, le hideux monument de Kele-Kalessi qui doit rappeler un grand fait de «gloire» aux générations futures? Ce trophée n'est autre qu'une tour bâtie avec les crânes des Serbes qui, pendant la guerre de l'indépendance, se firent sauter dans une redoute pour ne pas tomber vivants entre les mains de leurs ennemis. Un gouverneur de Nich, plus humain que ses prédécesseurs, voulut démolir cette abominable maçonnerie devant laquelle tout «raya» passe en frissonnant, mais les musulmans fanatiques s'y opposèrent; à côté jaillit pourtant une petite fontaine expiatoire, dont l'eau pure, symbole de réconciliation, doit abreuver en même temps les Slaves et les Osmanlis. Une population aussi souple, aussi malléable que l'est la nation bulgare, modifiera certainement assez vite ses moeurs et ses habitudes sous l'influence du commerce et du va-et-vient des voyageurs. Elle a grand besoin de se relever. Les Albanais se sont ensauvagés par la guerre, les Bulgares ont été avilis par l'esclavage. Dans les villes surtout, ils étaient fort bas tombés. Les insultes que leur prodiguaient les musulmans, le mépris dont ils les accablaient avaient fini par les rendre abjects, méprisables à leurs propres yeux. Sur le versant méridional des Balkhans, dans les districts de Kezanlik et d'Eski-Zagra, les Bulgares, disent les voyageurs, étaient tout particulièrement abaissés. Démoralisés par la servitude et par la misère, livrés à la merci de riches compatriotes, les _tchorbadjis_, ou «les donneurs de soupes», ils étaient devenus des ilotes honteux et bas. Surtout les femmes bulgares des villes présentaient le spectacle de la plus honteuse corruption, et par leur impudeur, leur grossièreté, leur ignorance, méritaient toute la réprobation que faisaient peser sur elles les femmes musulmanes. Même au point de vue de l'instruction, les Turcs étaient naguère plus avancés que les Bulgares; leurs écoles étaient relativement plus nombreuses et mieux dirigées. Tous les villages des Osmanlis sont beaucoup mieux tenus, plus agréables à voir et à habiter que ceux des chrétiens. Quoi qu'il en soit de la situation passée, les choses ont déjà changé. Peut-être, pris en masse, les Turcs ont-ils gardé sur les Bulgares l'immense supériorité que donnent la probité et le respect de la parole donnée; mais ils travaillent moins, ils se laissent paresseusement entraîner par la destinée, et peu à peu, de maîtres qu'ils étaient, ils perdent les positions acquises et tombent dans une pauvreté méritée. Dans les campagnes, la terre passe graduellement aux mains des «rayas»; dans les villes, ceux-ci ont presque entièrement accaparé le commerce. Enfin, chose bien plus importante encore, les Bulgares, comprenant la nécessité de l'instruction, se sont mis à fonder des écoles, des collèges, à faire publier des livres, à envoyer des jeunes gens dans les universités d'Europe. En certains districts, à Philippopoli, à Bazardjik, toutes les familles se sont même imposées volontairement pour faire sortir leurs enfants du bourbier de l'ignorance. Enfin, dans les collèges mixtes de Constantinople, ce sont régulièrement les jeunes Bulgares qui ont le plus de succès dans leurs études. C'est un grand signe de vitalité, qu'elle continue dans cette voie, et la race bulgare, qui depuis si longtemps avait été pour ainsi dire supprimée de l'histoire, pourra rentrer dignement sur la scène du monde[35]. [Note 35: Villes principales des contrées bulgares, avec leur population approximative: Choumla................. 50,000 hab. Roustchoule............. 50,000 » Philîppopoli ou Felibe.. 40,000 » Honastir ou Bitolia..... 40,000 » Uskiub.................. 28,000 » Kalkhandelen............ 22,000 » Sofia................... 20,000 » Viddin.................. 20,000 » Sihilrie................ 20,000 » Sistova................. 20,000 » Varna................... 20,000 » Eski-Zagra.............. 18,000 » Bazardjik............... 18,000 » Nich.................... 16,000 » Kenprili................ 15,000 » Rasgrad................. 15,000 » Tirnova................. 12,000 » Slivno.................. 12,000 » Prilip.................. 12,000 » Kezanlik................ 10,000 » Stenimacho.............. 10,000 » Florina................. 10,000 » Kourchova............... 9,000 » Soulina................. 5,000 » ] VII LA SITUATION PRÉSENTE ET L'AVENIR DE LA TURQUIE. Les prophéties dans lesquelles on se complaisait, il y a une vingtaine d'années, au sujet de la Turquie, ne se sont point réalisées. «L'Homme malade», ainsi qu'on nommait plaisamment l'empire des Osmanlis, n'a pas voulu mourir, et les puissances voisines n'ont pu se partager ses dépouilles. Il est vrai que, sans l'appui de l'Angleterre et de la France, il eût certainement succombé, et maintenant encore il serait menacé des plus grands dangers si la Russie n'avait trouvé dans l'Asie centrale et sur les confins de la Chine un dérivatif à ses appétits de conquête. Mais si les intérêts de «l'équilibre européen», ou plutôt les jalousies rivales des différents États ont été la meilleure sauvegarde de la Turquie, il faut dire aussi qu'elle est devenue plus forte à l'intérieur et que, grâce aux progrès de ses populations de races diverses, elle a pris une plus grande importance relative parmi les nations. Sa puissance s'est si bien accrue, qu'elle a pu reprendre une offensive sérieuse en Arabie et conquérir, à plus de 5,000 kilomètres de Stamboul, des territoires où précédemment elle n'avait jamais porté ses armes. En outre, par son vassal, le khédive d'Egypte, la Sublime Porte est devenue suzeraine de la Nubie, du Darfour et du Ouadaï, d'une partie de l'Abyssinie, de Berberah, et ses ordres parviennent jusqu'au coeur de l'Afrique. [Illustration: EMPIRE TURC.] D'ailleurs il ne faudrait point voir dans cet accroissement de puissance la preuve que la Turquie est désormais entrée dans une voie normale de progrès pacifique et continu. Non, elle se trouve encore en plein moyen âge, et sans doute elle a devant elle bien des étapes de révolutions intestines avant qu'elle puisse se placer au rang des nations policées de l'Europe et de l'Amérique. Des races hostiles occupent le territoire, et si elles n'étaient main tenues de force, elles se précipiteraient les unes contre les autres. Les Serbes s'armeraient contre les Albanais, les Bulgares contre les Grecs, et tous s'uniraient contre le Turc. Les haines de religion s'ajoutent aux animosités de races, et dans maints districts les Bosniaques ne demanderaient pas mieux que de se ruer sur d'autres Bosniaques ou les Tosques sur les Guègues, leurs frères de langue et d'origine. D'ailleurs les Osmanlis, maîtres de ces populations diverses, les oppriment sans scrupule, et leur grand art est précisément de les opposer les unes aux autres pour régner en paix au-dessus de leurs conflits. Il n'en saurait être autrement dans un empire où le caprice est souverain. Le padichah est à la fois le maître des âmes et des corps, le chef militaire, le grand juge et le pontife suprême. Jadis son pouvoir était pratiquement limité par celui des feudataires éloignés, qui souvent réussissaient à se rendre à peu près indépendants; mais depuis la chute d'Ali-Pacha et le massacre des janissaires le sultan n'a plus rien à craindre de sujets parvenus; les seules bornes de sa toute-puissance sont la coutume, les traditions de ses ancêtres et les intérêts des gouvernements européens. En outre, il a bien voulu, par certains actes de sa libre initiative, régulariser l'exercice de son autorité. C'est ainsi qu'il a institué pour tout l'empire un budget dont il s'attribue le dixième environ. Le plus absolu des monarques d'Europe, il est aussi celui, après le prince du Monténégro, dont la liste civile est la plus forte en proportion des revenus du pays; encore ce budget particulier n est-il pas suffisant, et très-fréquemment on doit en combler le déficit par des emprunts à quinze et vingt du cent, pour lesquels on hypothèque le produit des impôts, des dîmes et des douanes. Le train de maison du sultan et des membres de sa famille est vraiment effréné. Il existe au palais une armée d'au moins six mille serviteurs et esclaves des deux sexes, dont huit cents cuisiniers. En outre, la domesticité est elle-même entourée d'une tourbe de parasites qui vivent autour du palais et que nourrissent les cuisines impériales; en vertu de leurs contrats, les fournisseurs sont obligés de livrer chaque jour une moyenne de douze cents moutons, et l'importance de ce seul article de consommation permet de juger de l'énorme total auquel doivent s'élever tous les autres. Les dépenses courantes s'accroissent des frais de construction pour les palais et les kiosques, de l'achat de toutes les féeries d'Orient, fabriquées à Paris, et des collections de fantaisie, des prodigalités de toute nature, de vols et de dilapidations sans fin. Les ministres, les valis et autres grands personnages de l'empire travaillent de leur mieux à imiter leur maître, et, comme lui, doivent forcément dépasser les limites que leur trace un budget fictif. D'ailleurs ils sont très-richement payés, car il est admis, en Orient, que les hautes dignités doivent être rehaussées par l'éclat de la fortune et les prodigalités du luxe. Aussi ne reste-t-il rien pour les travaux utiles. Quant aux employés inférieurs, ils ne touchent que des honoraires dérisoires, si même on veut bien condescendre à les payer; mais il est tacitement convenu qu'ils peuvent se dédommager de leur mieux sur la foule des corvéables. Tout se vend en Turquie, et surtout la justice. L'état des finances turques est tellement lamentable, les emprunts se font à des taux tellement usuraires, la désorganisation des services est si complète, qu'on a souvent proposé de faire gérer le budget ottoman par un syndicat des puissances européennes; mais parmi ces puissances, combien en est-il qui puissent se vanter elles-mêmes d'avoir parfaitement équilibré leurs recettes et leurs dépenses[36]! [Note 36: Recettes du budget turc en 1874............ 560,000,000 fr. Dette intérieure et extérieure en 1875..... 5,500,000,000 » ] Sous un pareil régime, l'agriculture et l'industrie de l'empire turc ne peuvent se développer que très-lentement. La terre ne manque point. Au contraire, de vastes étendues du sol le plus fécond sont en friche; nul ne s'occupe de savoir à qui elles appartiennent, et le premier venu peut s'en emparer; mais gare à lui s'il tire grand profit de ses cultures et s'il lui prend la fantaisie des'enrichir! Aussitôt le sol qu'il labourait se trouve avoir fait partie des terres appartenant au culte, ou bien il est à la convenance d'un pacha qui s'en empare après en avoir fait bâtonner le possesseur! En maints districts, c'est de propos délibéré que le paysan, même le plus économe et le plus actif, limite sa récolte au strict nécessaire; il serait désolé d'une moisson abondante, car l'accroissement de production est en même temps un accroissement d'impôt et peut attirer les inquisitions soupçonneuses de l'exacteur. De même, dans les petites villes, le commerçant dont les affaires sont en voie de prospérité se gardera bien de montrer sa richesse; il se fera tout humble, tout petit, et laissera sa maison s'érailler de misère. Afin de jouir en paix de leur propriété territoriale, les familles musulmanes ont en très-grand nombre cédé leurs droits de possesseurs aux mosquées; ils ne sont plus que de simples usufruitiers, mais ils ont ainsi l'avantage de n'avoir pas à payer d'impôts, puisque leur terre est devenue sainte, et leurs descendants pourront jouir des revenus du domaine jusqu'à extinction de la famille. Ces terres, que l'on désigne sous le nom de _vakoufs_, constituent peut-être le tiers de la superficie du territoire. Elles ne rapportent absolument rien à l'Etat; elles n'ont qu'une faible valeur pour les usufruitiers eux-mêmes, routiniers fatalistes qui se sont débarrassés de leurs titres de propriété précisément à cause de leur manque d'initiative; enfin, lorsqu'elles ont agrandi l'immense domaine du clergé, la plus forte part est laissée inculte. Tout le poids de l'impôt retombe donc sur la terre que laboure le malheureux chrétien; encore le produit de cet impôt doit-il forcément diminuer à mesure que s'accroît l'étendue des terrains _vakoufs_. Aussi faudra-t-il en venir tôt ou tard à la sécularisation des biens de main-morte, et déjà le gouvernement turc, au grand scandale des vieux croyants, a timidement étendu la main vers le territoire appartenant aux mosquées de Stamboul. Actuellement, on peut le dire, c'est en dépit de ses maîtres que le paysan serbe, albanais ou bulgare réussit à maintenir le sol en état de production. On peut en juger par un seul fait. Afin d'éviter la fraude, certains collecteurs de dîmes n'ont pas trouvé de moyen plus ingénieux que d'obliger les cultivateurs à entasser le long des champs tout le produit de leur récolte; tant que les agents du trésor n'ont pas prélevé chaque dixième gerbe, il faut que les amas de maïs, de riz ou de blé restent dans la campagne exposés au vent, à la pluie, à la dent des animaux. Souvent, lorsque le gouvernement perçoit enfin sa dîme, la moisson a perdu la moitié de sa valeur. Quelquefois les paysans ne touchent pas à leur récolte de raisins ou d'autres fruits afin de n'avoir pas à payer l'impôt. Du reste, ce n'est pas du fisc seulement que le cultivateur a le droit de se plaindre; il est également rançonné par tous les intermédiaires qui lui achètent sa récolte. «Le Bulgare laboure et le Grec tient la charrue», dit un ancien proverbe. Ce dire est encore assez vrai, du moins sur le versant méridional des Balkhans, où le paysan bulgare n'est pas toujours propriétaire du sol qu'il ensemence; mais là même où il possède son propre champ et ne travaille pas directement pour un maître grec ou musulman, sa moisson appartient souvent à l'usurier, même avant d'avoir été coupée; et, dans le vain espoir de se libérer un jour, il travaille toute sa vie comme un misérable esclave. Cependant telle est la fertilité du sol sur les deux versants de l'Haemus, dans la Macédoine et la Thessalie, que, malgré l'absence des routes, malgré les mosquées et le fisc, malgré l'usure et le vol, l'agriculture livre au commerce une grande quantité de produits. Le maïs ou «blé de Turquîe» et toutes les céréales sont récoltées en abondance. Les vallées du Karasou et Vardar donnent le coton, le tabac, les drogues tinctoriales; le littoral et les îles fournissent du vin et de l'huile, dont il serait facile avec un peu d'art de faire des produits exquis; le vin est excellent dans la vallée de la Maritza, enfin des mûriers s'étendent en véritables forêts dans certaines parties de la Thrace et de la Roumélie, et l'expédition des cocons en Italie et en France prend chaque année une plus grande importance. Avec sa terre féconde, ses belles vallées humides et tournées vers le midi, la Turquie ne peut manquer de prendre, dans un avenir prochain, l'un des premiers rangs, parmi les contrées de l'Europe, par la bonté et la variété de ses produits. Quant à son industrie, il est probable qu'elle se déplacera peu à peu, comme celle de tous les pays ouverts au libre commerce avec l'étranger, par la construction de nouvelles routes. Les diverses manufactures des villes de l'intérieur, fabriques d'armes, d'étoffes, de tapis, de bijouterie, auront à souffrir beaucoup de la concurrence étrangère, et sans doute nombre d'entre elles succomberont, à moins qu'elles ne passent en d'autres mains que celles des indigènes. De même, les grandes foires annuelles de Monastir, de Slivno et d'autres lieux de la Turquie, où les marchands de tout l'empire se donnent rendez-vous pour opérer leurs échanges, et où jusqu'à cent mille visiteurs se sont trouvés réunis à la fois, seront remplacées graduellement par les expéditions régulières du commerce. Il est certain que, dans ces dernières années, le mouvement des échanges n'a cessé de s'accroître dans les ports de la Turquie, grâce aux Hellènes, aux Arméniens et aux Francs de toute nation. On évalue actuellement le commerce de tout l'Empire Ottoman d'Europe et d'Asie à un milliard de francs environ: c'est une somme d'échanges bien faible pour des contrées dotées d'un sol si fertile, de produits si variés, de ports si nombreux et si admirablement situés au centre de l'ancien monde, au point de croisement des grands chemins naturels qui relient les continents[37]. [Note 37: Mouvement du port de Constantinople en 1873: 21,000 navires, jaugeant 4,340,000 tonnes.] [Illustration: MULETIERS TURCS TRAVERSANT L'HERZÉGOVINE.] Les Turcs d'Europe ne prennent qu'une part fort minime au travail qui se fait dans leur empire. Bien des causes spéciales contribuent à les rendre moins actifs que les représentants des autres races. D'abord c'est parmi eux que se recrutent les maîtres du pays, et leur ambition se porte naturellement vers les honneurs et les voluptés du _kief_, c'est-à-dire de la molle oisiveté. Par mépris de tout ce qui n'est pas mahométan, non moins que par insouciance et lenteur d'esprit, ils n'apprennent que rarement des langues étrangères et, par conséquent, se trouvent à la merci des autres races, dont la plupart sont plus ou moins polyglottes. D'ailleurs leur propre langue est un instrument difficile à manier utilement, à cause des divers systèmes de caractères que l'on emploie et du grand nombre de mots persans et arabes qui se trouvent dans le langage littéraire. En outre, le fatalisme que le Coran enseigne aux Turcs leur enlève toute initiative; en dehors de la routine ils ne savent plus rien faire. La polygamie et l'esclavage sont aussi pour eux deux grandes causes de démoralisation. Quoique les riches seuls puissent se donner le luxe d'un harem, les pauvres apprennent par l'exemple de leurs maîtres à ne point respecter la femme, se corrompent, s'avilissent et prennent part à ce trafic de chair humaine que nécessite la polygamie. Du reste, en dépit de ces innombrables esclaves qui, depuis plus de quatre siècles, ont été amenés de tous les confins de l'empire ottoman, et qui ont accru la population turque; en dépit de ces millions de jeunes filles du Caucase, de la Grèce, de l'Archipel, de la Nubie, de l'intérieur du Soudap, qui ont peuplé les harems de la Turquie, le nombre des Osmanlis est resté très-inférieur relativement à celui des autres éléments ethniques de la Péninsule: à peine la race dominante, si l'on peut donner le nom de race à des hommes provenant de tant de croisements divers, représente-t-elle le dixième des habitants de la Turquie d'Europe. Et cette infériorité ne pourra que s'accuser de plus en plus, car, précisément à cause de la polygamie, le nombre des enfants qui survivent est moindre dans les familles mahométanes que dans les familles chrétiennes. Quoiqu'on ne puisse à cet égard s'appuyer sur aucun dénombrement précis, il paraît incontestable que la population turque diminue réellement. La conscription, qui naguère pesait uniquement sur eux, devenait de plus en plus difficile, à cause du manque de recrues. Depuis Chateaubriand, on a souvent répété que les Turcs ne sont que campés en Europe et qu'ils s'attendent eux-mêmes à reprendre bientôt le chemin des steppes d'où ils vinrent jadis. Ce serait par une sorte de pressentiment que tant de Turcs de Stamboul demandent à être ensevelis dans le cimetière de Scutari: ils voudraient ainsi sauver leurs ossements du pied profanateur des Giaours, lorsque ceux-ci rentreront en maîtres dans Constantinople. En maints endroits, les vivants imitent les morts, et des îles de l'Archipel, du littoral de la Thrace, un faible courant d'émigration entraîne chaque année vers l'Asie quelques vieux Turcs, mécontents de toute cette activité européenne qui se manifeste autour d'eux. Toutefois ces mouvements n'ont pas grande importance, et la masse de la population ottomane dans l'intérieur de l'empire n'en est point affectée. Les Turcs de la Bulgarie, les Yuruks de la Macédoine, et ces Koniarides qui habitent les montagnes de la Roumélie depuis le onzième siècle, ne songent point à quitter la terre qui est devenue leur patrie. Pour supprimer l'élément turc dans la péninsule thraco-hellénique, il faudrait procéder par extermination, c'est-à-dire être plus féroce à l'égard des Osmanlis qu'ils ne le furent eux-mêmes à l'époque de la conquête, lorsqu'ils se vantaient de ne pas laisser repousser l'herbe sous les pas de leurs chevaux. D'ailleurs il faut tenir compte de ce fait que les Turcs, si peu nombreux qu'ils soient en proportion des autres races, s'appuient néanmoins sur des millions de mahométans albanais, bosniaques, bulgares, tcherkesses et nogaïs. Dans la Turquie d'Europe, les musulmans représentent environ le tiers de la population, et les haines religieuses les forcent, malgré les différences de race, à rester solidaires les uns des autres. Il ne faut pas oublier non plus que les musulmans de Turquie sont les représentants de cent cinquante millions de coreligionnaires dans le reste du monde, et que ces peuples prennent une part de plus en plus large au mouvement général de l'humanité en Afrique et en Asie[38]. [Note 38: Statistique approximative des races et religions de la Turquie d'Europe: Population Catholiques Catholiques Races probable. Musulmans. grecs. latins. Serbes.... 1,775,000 650,000 945,000 180,000 Bulgares....... 4,500,000 60,000 4,400,000 40,000 SLAVES. Russes, Ruthè- nés, Cosaques. 10,000 -- -- -- Polonais....... 5,000 -- -- 5,000 Roumains....... 75,000 -- 75,000 -- LATlNS Zinzares....... 200,000 -- 200,000 -- GRECS.................. 1,200,000 -- 1,200,000 -- ALBANAIS Guègues....... 600,000 400,000 50,000 -- Tosques....... 800,000 600,000 200,000 -- TURCS Osmanlis...... 1,500,000 1,500,000 -- -- Tartares...... 35,000 35,000 -- -- SÉMITES Arabes........ 5,000 5,000 -- -- Israélites.... 95,000 -- -- -- ARMÉNIENS.............. 400,000 -- -- 20,000 TCHERKESSES............ 90,000 90,000 -- -- TSIGANES............... 140,000 140,000 -- -- FRANCS................. 50,000 -- -- 45,000 Population totale... 11,480,000 3,480,000 7,070,000 440,000 Autres Arméniens. chrétiens. Juifs. Serbes......... -- -- -- Bulgares....... -- -- -- SLAVES. Russes, Ruthè- nés, Cosaques. -- 10,000 -- Polonais....... -- -- -- Roumains....... -- -- -- LATlNS Zinzares....... -- -- -- GRECS.................. -- -- -- ALBANAIS Guègues....... -- -- -- Tosques....... -- -- -- TURCS Osmanlis...... -- -- -- Tartares...... -- -- -- SÉMITES Arabes........ -- -- -- Israélites.... -- -- 95,000 ARMÉNIENS.............. 380,000 -- -- TCHERKESSES............ -- -- -- TSIGANES............... -- -- -- FRANCS................. -- 5,000 -- Population totale... 380,000 15,000 95,000 ] Il ne s'agira donc point dans l'avenir, nous l'espérons, d'une lutte d'extermination entre les races de la Péninsule; mais dès maintenant il s'agit de savoir comment tous ces éléments divers et partiellement hostiles pourront se développer en paix et en liberté. Sous la pression des événements, les Turcs eux-mêmes ont dû le comprendre, et depuis une trentaine d'années ils ont abdiqué, en théorie du moins, la politique de pure violence et d'oppression. En vertu des lois, toutes les nationalités de l'empire, sans distinction d'origine ni de culte, sont placées sur un pied d'égalité, et les chrétiens de toute race peuvent occuper les divers emplois de l'empire au même titre que les musulmans. Il va sans dire que partout où l'occasion s'en présente, les Turcs font de leur mieux pour mettre à néant toutes ces belles affirmations du droit. Très-fins sous leur apparente lourdeur, les pachas savent fort bien rebuter les impatients de liberté par leurs formalités, leurs lenteurs, leurs atermoiements continuels. Dans certains districts éloignés de Constantinople, notamment en Bosnie et en Albanie, les réformes sont encore lettre morte. Toutefois il serait injuste de ne pas reconnaître que dans l'ensemble de la Turquie de très-grands progrès se sont accomplis vers l'égalisation définitive des races. D'ailleurs c'est aux populations elles-mêmes à vouloir avec persévérance; elles deviennent libres à mesure qu'elles arrivent à la conscience, de leur valeur et de leur force. Heureusement le despotisme turc n'est pas un despotisme savant, basé sur la connaissance des hommes et visant avec méthode à leur avilissement. Les Osmanlis ignorent cet art «d'opprimer sagement» que les gouverneurs hollandais des îles de la Sonde avaient jadis pour mission de pratiquer, et qui n'est point inconnu en bien d'autres contrées. Pourvu que le pacha et ses favoris puissent s'enrichir à leur aise, vendre chèrement la justice et les faveurs, bâtonner de temps en temps les malheureux qui ne se rangent pas assez vite, ils laissent volontiers la société marcher à sa guise. Ils ne s'occupent point curieusement des affaires de leurs administrés et ne se font point adresser de rapports et de contre-rapports sur les individus et les familles. Leur domination est souvent violente et cruelle, mais elle est tout extérieure pour ainsi dire et n'atteint pas les profondeurs de l'être. Sans doute l'esprit public ne peut naître et se développer que bien difficilement sous un pareil régime, mais les individus isolés peuvent garder leur ressort, et les fortes institutions nationales, telles que la commune grecque, la tribu mirdite, la communauté slave, peuvent résister facilement à une domination capricieuse et dépourvue de plan. Aussi, par bien des côtés, l'autonomie des groupes de population est-elle plus complète en Turquie que dans les pays les plus avancés de l'Europe occidentale. En présence de ce chaos de nations et de races, qu'il serait difficile d'assouplir à une discipline uniforme, la paresse des fonctionnaires turcs a pris le parti le plus simple; elle laisse faire. Les Francs qui servent le gouvernement turc à Constantinople sont en mainte occurrence plus tracassiers et plus gênants pour leurs administrés que les pachas musulmans de vieille roche. Quoi qu'il'en soit, on ne saurait douter que, dans un avenir prochain, les populations non mahométanes de la Turquie, déjà bien supérieures aux Turcs par le nombre, par l'activité matérielle, par la vivacité de l'esprit et l'instruction, n'arrivent aussi à dépasser leurs maîtres actuels par l'importance de leur rôle politique. C'est là une nécessité de l'histoire. Les amateurs du bon vieux temps, les Osmanlis qui ont gardé le turban vert de leurs ancêtres, voient avec désespoir se rapprocher cette inévitable échéance. Ils s'opposent de toutes leurs forces, soit par une résistance avouée, soit par une savante lenteur, à tous les changements administratifs ou matériels qui peuvent hâter l'émancipation complète des rayas méprisés. Toutes les inventions européennes leur paraissent, comme elles le sont, en effet, le prélude d'une grande transformation sociale qui s'accomplira contre eux. En effet, ne sont-ce pas les rayas surtout qui profilent des écoles et des livres, qui utilisent les routes, les chemins de fer, les ports de commerce et toutes ces nouvelles machines agricoles et industrielles? Grâce aux arts et aux sciences de l'Europe, Bosniaques, Bulgares et Serbes arrivent à reconnaître leur parenté; Albanais et Valaques se rapprochent des Grecs; tous les anciens sujets des conquérants d'Asie en viennent à se reconnaître Européens, préparant ainsi la future confédération du Danube. [Illustration: VOIES COMMERCIALES DE CONSTANTINOPLE.] Parmi les révolutions matérielles qui s'accomplissent en Turquie, l'une des plus importantes pour les intérêts généraux de l'Europe et du monde est l'ouverture prochaine du chemin de fer direct de Vienne à Constantinople. Cette voie ferrée, depuis si longtemps promise, et dont les malversations financières avaient retardé la construction d'année en année, complétera la grande diagonale du continent sur la route de l'Angleterre aux Indes, et du coup oblige, pour ainsi dire, la Péninsule à faire volte-face. Celle-ci, qui regardait seulement vers l'Archipel et l'Asie Mineure, commence à regarder aussi vers l'Europe, dont elle était réellement séparée par le Skhar et les Balkhans: c'est là un changement économique des plus considérables. Désormais voyageurs et marchandises, au lieu de faire un grand détour par le Danube ou par la Méditerranée, pourront suivre le chemin direct du Bosphore à l'Europe centrale; Constantinople utilisera toutes les voies commerciales dont elle est le centre de convergence, et par suite tout l'équilibre des échanges en sera modifié de proche en proche jusqu'aux extrémités du monde. Mais bien autrement sérieux sont les changements qui ne manqueront pas de s'accomplir dans le sein des populations elles-mêmes! Rattachées les unes aux autres, les diverses nationalités de la péninsule des Balkhans et de l'Austro-Hongrie verront s'élargir pour elles le théâtre de leurs conflits. Des bords-de la Baltique à ceux de la mer Egée, sur plus d'un quart de l'Europe, tous ces peuples ou fragments de peuples qui réclament l'égalité des droits et l'autonomie politique vont chercher à se grouper suivant leurs affinités naturelles, et se préparer, par la solidarité morale, à l'établissement de fédérations libres. Quelle que doive être l'issue des événements qui se préparent en Turquie, il est certain que, dans son ensemble, ce pays devient de plus en plus européen par le mouvement politique, les conditions sociales, les moeurs et les idées. Le temps n'est plus où les diplomates de Stamboul, ne comprenant rien au sens du mot République, se décidaient pourtant à reconnaître la _Reboublika_ des Francs, par la considération spéciale qu'elle ne pouvait pas épouser une princesse d'Autriche. VIII GOUVERNEMENT ET ADMINISTRATION L'Empire Ottoman occupe une surface immense, de peut-être six millions de kilomètres carrés, dont il est même impossible d'indiquer les limites, car, au sud et au sud-ouest, le domaine du sultan va se perdre dans les déserts inexplorés du haut Nil et du Soudan. Toutefois la plus grande partie de ces vastes territoires n'est point sous la dépendance directe du padichah de Stamboul; Tunis et l'Egypte avec tous les pays du Nil sont gouvernés par des vassaux réellement souverains. L'intérieur de l'Arabie appartient aux Ouahabites; les côtes méridionales de l'Hadramaut sont habitées par des peuplades libres ou bien inféodées à l'Angleterre; enfin, même entre la Syrie et l'Euphrate; nombre de districts, nominalement administrés par des pachas turcs, sont pour les Bédouins un libre territoire de courses et de pillage. L'Empire Ottoman proprement dit comprend, avec ses provinces d'Europe, l'Asie Mineure, la Syrie, la Palestine, le double bassin du Tigre et de l'Euphrate, le Hedjaz et le Yémen en Arabie, Tripoli en Afrique. Ce territoire, avec les îles qui en dépendent, s'étend sur un espace d'au moins 250 millions d'hectares, soit environ cinq fois la surface de la France; mais la population, beaucoup moins dense que celle de l'Europe occidentale, s'élève à peine à 25 millions d'habitants. Quelques statisticiens pensent même que ce nombre est trop élevé de deux ou trois millions. La Turquie d'Europe, sans y compter, comme on a souvent le tort de le faire par habitude, les pays autonomes, la Roumanie, la Serbie et le Monténégro, est un État de moyenne grandeur, dont la superficie est évaluée approximativement à un peu plus des trois cinquièmes du territoire de la France. En dehors de Constantinople et de sa banlieue, qui forme un district dépendant du ministère de la police, le pays est divisé en sept _vilayets_ ou provinces; en outre, Lemnos, Imbros, Samothrace, Astypalaea constituent, avec Rhodes et les îles du littoral de l'Anatolie, un huitième vilayet. Du reste, les divisions conventionnelles de l'empire sont assez fréquemment modifiées. Les vilayets se divisent en _moutesarifliks_ ou _sandjaks_; ceux-ci se partagent en _kazas_, qui répondent aux cantons français, et les kazas en communes ou _nahiés_[39]. [Note 39: Superficie Population Vilayets. approximative. probable. 1. Edirueh un Andrinople (Thrace).... 68,000 2,000,000 2. Danube ou Touna................... 86,000 3,700,000 3. Salonique ou Selanik (Macédoine).. 52,000 662,000 4. Monastir et Prisrend (Haute Macédoine et Haute Albanie)............... 53,000 1,500,000 5. Bosna Seraï ou Serajevo (Bosnie).. 61,000 1,150,000 6. Janina (Epire et Thessalie)....... 36,000 718,000 7. Crète ou Candie.................. 7,800 210,000 Iles européennes du vilayet de l'Archipel. 1,200 40,000 Constanlinople et sa banlieue sur la rive d'Europe.................. 300 490,000 Turquie d'Europe...................... 365,300 11,470,000 Vilayets. Capitales. 1. Edirueh un Andrinople (Thrace).... Andrinople. 2. Danube ou Touna................... Roustchouk. 3. Salonique ou Selanik (Macédoine).. Salonique. 4. Monastir et Prisrend (Haute Macédoine et Haute Albanie)............... Monastir. 5. Bosna Seraï ou Serajevo (Bosnie).. Serajevo. 6. Janina (Epire et Thessalie)....... Janina. 7. Crète ou Candie.................. La Canée. Iles européennes du vilayet de l'Archipel. Dardanelles. Constantinople et sa banlieue sur la rive d'Europe.................. Turquie d'Europe......................] Le sultan ou _padichah_, qui est en même temps _Emir el moumenin_, c'est-à-dire chef des croyants, concentre en sa personne tous les pouvoirs; il n'a d'autre règle de conduite que les prescriptions du Coran et les traditions de ses ancêtres. Après lui, les deux personnages les plus considérables de l'empire sont le _Cheik el Islam_ (ancien de l'Islam) ou grand-mufti, qui préside aux cultes et à la justice, et le _Sadrazam_, appelé aussi grand-vizir, qui est placé à la tête de l'administration générale, et qu'assisté un conseil des ministres ou _mouchirs_ composé de dix membres. Le _Kislar-Agasi_ ou chef des eunuques noirs, auquel est confiée la direction du harem impérial, est aussi l'un des grands dignitaires de la Turquie et souvent celui qui jouit en réalité de la plus haute influence et qui distribue les faveurs à son gré. Les membres jurisconsultes des divers conseils des ministères sont désignés sous le nom de _moufti_. Les titres _effendi_ ou «lettré»; _aga_ «homme du sabre», sont des titres de politesse appliqués aux employés ou à des personnages considérables. Souvent aussi le titre de _pacha_, répondant à celui de «grand chef», est donné à tous ceux qui remplissent une haute fonction civile ou militaire. On sait que leur dignité est symbolisée, suivant le rang, par une, deux ou trois queues de cheval flottant au bout d'une lance: c'est un usage qui rappelle les temps, déjà légendaires, où les Turcs nomades parcouraient à cheval les steppes de l'Asie centrale. Le conseil d'État (_chouraï devlet_) et d'autres conseils, ceux des comptes, de là guerre, de la marine, de l'instruction publique, de la police, etc., fonctionnent pour chaque ministère, et, par l'ensemble de leurs bureaux, constituent la chancellerie d'État, connue sous le nom de _divan_. En outre, une cour suprême, divisée en deux sections, s'occupe des affaires civiles et des affaires criminelles. Les membres des corps officiels sont nommés directement par le pouvoir; la seule apparence de droit accordée aux diverses «nations» de l'empire est, que deux représentants de chacune d'elles, d'ailleurs soigneusement choisis par le sadrazam, prennent place au conseil supérieur de l'administration ou conseil d'État. Il en est de même dans les provinces. Un _vali_ gouverne le vilayet, un _moutesarif_ le sandjak, un _caïmacan_ le kazas, un _moudir_ la commune. Tous ces chefs sont assistés, mais pour la forme seulement, par un conseil composé des principaux fonctionnaires civils et religieux, et de quelques membres musulmans et non musulmans choisis sur une liste de notables éligibles. En réalité, c'est le vali qui nomme les membres des conseils. Aussi ces assemblées sont-elles désignées en langage populaire sous le nom de «conseils des Oui»; elles n'ont d'autre fonction que d'approuver. Les conditions que le gouvernement suprême a daigné se faire à lui-même sont résumées dans le _hatti-chérif_ de Gulhané, promulgué en 1839, et dans le _hatti-houmayoum_ de 1856. Depuis, ces promesses, qui garantissent à tous les habitants de l'empire une entière sécurité quant à leur vie, leur honneur et leur fortune, ont été converties en articles de loi et partiellement appliquées. L'organisation religieuse et judiciaire, jalousement surveillée par le Cheik-el-Islam et par les prêtres, ne pouvait être l'objet d'aucun changement. Le corps spécialement religieux, celui des _imans_, comprend les _cheiks_, qui ont pour devoir la prédication; les _khatibs_, qui récitent les prières officielles, et les _imans_ proprement dits, qui célèbrent les mariages et les enterrements. Les juges, qui composent avec les imans le groupe des _ulémas_, ont pour supérieur immédiat un _cazi-asker_ ou grand-juge, et se divisent, suivant la hiérarchie, en _mollahs_, _cazis_ (cadis) et _naïbs_. Ils ne sont point rétribués par l'État et prélèvent eux-mêmes leurs émoluments sur la valeur des biens en litige et sur les héritages: c'est dire que la loi même les encourage à l''improbité. Des tribunaux mixtes offrent quelque garantie aux habitants de l'empire non mahométans. Le patriarche de Constantinople, comme chef de la religion grecque dans la Turquie d'Europe et comme directeur civil des communautés de sa nation, dispose d'une influence très-considérable. Il est désigné par un synode de dix-huit membres, qui administre le budget religieux et décide souverainement en matière de foi. Les trois personnages principaux du rit latin sont un patriarche siégeant dans la capitale et les deux archevêques d'Antivari et de Durazzo. Les deux cultes arméniens ont chacun leur patriarche résidant à Constantinople. Il serait trop dangereux pour la puissance des Ottomans en Europe que les sujets chrétiens pussent entrer en grand nombre dans l'armée. Jadis ils en étaient complètement exclus et devaient payer de lourds impôts de capitation en échange du service militaire. Actuellement, il est convenu officiellement que les «rayas» peuvent contribuer à la défense nationale et monter de grade en grade jusqu'à celui de _férik_ (général) et de _mouchir_ (maréchal); mais, en réalité, l'armée n'en continue pas moins d'être presque exclusivement composée d'Osmanlis et de mahométans de diverses races. C'est même afin de classer ses sujets en recrutables et en corvéables que le gouvernement turc fait procéder de temps en temps dans ses provinces à des recensements sommaires. L'armée active (_nizam_), organisée sur le modèle prussien, ne comprend guère plus de 100,000 soldats, quoique l'effectif officiel soit supérieur d'un tiers. Elle est divisée en sept corps, dont trois cantonnés en Europe; les deux réserves, l'_idatyal_ et le _rédif_, ne dépassent point non plus une centaine de mille hommes; mais, en cas de nécessité, l'armée se grossit d'un nombre indéfini de volontaires irréguliers, les _bachi-bozouks_, dont le nom rappelle tant de scènes de meurtres et d'horreurs. La flotte de guerre est très-considérable en comparaison de la marine commerciale: elle comptait en 1875 plus de vingt navires cuirassés. Si elle était complètement armée, elle devrait avoir plus de cinquante mille marins; mais à peine a-t-on réuni le tiers de cet effectif. CHAPITRE VI LA ROUMANIE Le peuple roumain, héritier du grand nom des conquérants de l'ancien monde, est un des plus curieux de la Terre, à cause de son origine et de la position isolée qu'il occupe à l'orient de toutes les races latinisées. Du côté de l'Asie, c'est le groupe le plus avancé de ces nations de langue latine qui peuplent la plus grande partie de l'Europe occidentale et possèdent plus de la moitié du continent américain. Il y a peu d'années encore, ce groupe était presque entièrement ignoré. En le voyant perdu au milieu des populations les plus diverses de races et d'idiomes, on était tenté de le confondre avec elles en un même chaos; mais les graves événements qui se sont accomplis depuis le milieu du siècle dans le bassin du bas Danube, ont fini par appeler l'attention sur les Roumains, et l'on sait maintenant qu'ils se distinguent absolument de leurs voisins les Serbes, les Bulgares, les Magyars, les Turcs, les Grecs et les Russes. On sait aussi que leur importance est grande dans l'ethnologie générale de l'Europe orientale et que, du moins par le nombre, ils occupent le premier rang, après les Slavo-Bulgares, parmi les nations danubiennes. Si la confédération de l'Europe orientale doit se constituer un jour, c'est dans la Roumanie que se trouvera le centre naturel de ce groupe nouveau des peuples. Au point de vue de la race et non de la politique officielle, la vraie Roumanie est bien autrement grande que les cartes ne la représentent. Non-seulement elle comprend la Valachie et la Moldavie du versant danubien des Carpathes, ainsi que la Bessarabie russe, mais elle se prolonge aussi sur une moitié de la Bukovine, et, de l'autre côté des monts, englobe la plus forte part de la Transylvanie, ainsi qu'une large zone de terrain dans le Banat et la Hongrie orientale. Les Roumains ont aussi franchi le Danube et colonisé de nombreux districts de la Serbie et la Bulgarie turque; enfin, leurs frères les Zinzares ou Macédo-Valaques peuplent sporadiquement le Pinde et d'autres montagnes de l'Albanie, de la Thessalie et de la Grèce; on en trouve jusqu'en Istrie. Tandis que la Roumanie proprement dite s'étend sur un espace d'environ 120,000 kilomètres carrés, égal au quart de la France, tous les pays roumains ont ensemble une superficie presque double. La population se trouverait également doublée par l'union politique de toute la race: des plaines hongroises aux montagnes de la Grèce on doit compter au moins huit millions et demi de Roumains[40]. Des patriotes qui forcent la statistique à parler suivant leurs désirs n'hésitent pas à compter quinze millions de Latins appartenant à ce groupe oriental. [Note 40: Populations roumaines: valaques, moldaves, transylvaines, bessarabes et macédo-valaques. Population probable en 1875. Valachie. 3,220,000 Moldavie. 1,980,000 5,180,000 (avec Juifs, Tsiganes, etc.) 4,760,000 Roumains. Austro-Hongrie.................................. 2,896,000 » Bessarabie et autres provinces russes........... 600,000 » Serbie.......................................... 160,000 » Turquie......................................... 275,000 » Grèce........................................... 4,000 » 8,995,000 Roumains. ] [Illustration: LES ROUMAINS.] En laissant de côté les Valaques du Pinde, on reconnaît que le territoire latin des régions danubiennes s'arrondit autour du massif oriental des Cârpathes en un cercle presque parfait; mais une moitié seulement de ce cercle est constituée en pays autonome; le reste appartient à la monarchie austro-hongroise. Si le voeu des Roumains pouvait se réaliser et que la patrie tout entière se trouvât réunie en un seul corps politique, le centre naturel de la Roumanie ne serait plus dans les limites actuelles du pays; il faudrait le chercher à Hermannstadt, la Sibiu des Valaques, ou dans telle autre ville de la haute vallée de l'Olto, sur le versant septentrional des Carpathes, où elle se trouvait autrefois. Mais, réduite comme elle l'est: au versant extérieur des Carpathes, entré les Portes de Fer et les hauts affluents du Pruth, la Roumanie a pris une forme bizarre et mal équilibrée; elle a dû se scinder en deux parties dont la frontière commune, désignée par le cours du Sereth et d'un petit affluent, réunit l'éperon le plus avancé des Carpathes orientales au grand coude du bas Danube. Au nord de cette limite est la Moldavie, ainsi nommée d'un affluent du Sereth; au sud-ouest et à l'ouest s'étend la Valachie, ou «plaines des Vèlches» c'est-à-dire des Latins. Cette plaine, la _tzara rumaneasca_, ou terre Roumaine proprement dite, est interrompue de distance en distance par des cours d'eau parallèles qui constituent des limites secondaires, et coupée par la rivière Olto en deux parties: à l'est la Grande, à l'ouest la Petite Valachie. Le Danube sert aussi de frontière politique dans toute la zone inférieure de son cours. C'est qu'en aval des Portes de Fer il est trop large, trop sinueux, trop bordé de lacs, de forêts et de marécages pour que les peuplés en marché et les conquérants aient pu en faire leur grand chemin, comme en Autriche et en Bavière; au contraire, ceux qui voulaient continuer leur marche vers l'occident, cherchaient à éviter le fleuve, en passant par les défilés des montagnes. Le Danube est une formidable barrière, que, même de nos jours, de puissantes armées ne peuvent tenter de franchir sans de grands dangers. D'ailleurs le brusque méandre que le bas Danube décrit vers le nord, et le large étalement de son delta servent, pour ainsi dire, de bouclier aux plaines valaques, et jadis obligeaient les peuples non navigateurs à se détourner vers les Carpathes. Les cours parallèles du Dnieper, du Boug, du Dniester, du Pruth, protégeaient aussi, bien que dans une moindre mesure, les terres de la basse Moldavie. Néanmoins c'est un phénomène vraiment étrange, et qui témoigne d'une singulière ténacité chez le peuple roumain, qu'il ait pu maintenir ses traditions, sa langue, sa nationalité, au milieu des chocs violents qui n'ont pas manqué de se produire sur son territoire entre les ravageurs de toute race. Depuis la retraite des armées romaines, tant de bandes détachées du gros des envahisseurs goths, avares, huns et petchénègues, tant d'oppresseurs slaves, bulgares et turcs ont successivement opprimé les paisible cultivateurs du pays, que leur disparition, comme race distincte, aurait pu sembler inévitable. Mais, en dépit des inondations et des remous de peuples qui ont, à diverses époques, recouvert la population des Daces latinisés, ceux-ci, grâce sans doute à la culture plus haute qu'ils tenaient de leurs ancêtres et qu'ils gardaient à l'état latent, ont toujours fini par émerger du déluge dans lequel on les croyait engloutis. Les voici maintenant qui, dégagés de tout élément étranger, se présentent au milieu des autres peuples et réclament leur place, comme nation indépendante! Ils justifient amplement leur vieux proverbe: _Romoun no pere!_ «Le Roumain ne périra pas!» D'ailleurs leur nombre s'accroît rapidement, peut-être de quarante à cinquante mille personnes par an. Les Alpes transylvaines sont aux Roumains, puisqu'ils en occupent les deux versants; mais, de part et d'autre, les hautes vallées sont faiblement habitées et l'on peut voyager pendant des journées entières sans rencontrer d'autres demeures que d'informes huttes de bergers. La frontière politique, tracée entre l'Austro-Hongrie et la Roumanie sur la principale arête des monts, est donc une simple ligne idéale traversant la solitude des forêts immenses. Sauf dans le voisinage de la grande route, encore unique, et des sentiers qui passent de l'un à l'autre versant, les hautes Alpes qui séparent la Transylvanie des plaines valaques sont restées une nature vierge, où le chasseur va poursuivre le chamois, où naguère vivait le bison, figuré sur le blason de la Moldavie. Le Tsigane s'y rend aussi pour aller capturer les ours, bruns ou noire, qu'il fera danser de village en village. Il séduit l'animal en cachant près de sa retraite une grande jarre pleine d'eau-de-vie et de miel; puis, quand l'ours et sa famille sont tombés ivres-morts, le Tsigane paraît et les enchaîne. [Illustration: VALAQUES.] [Illustration: LE CHIL ET L'OLTO.] Sur le versant extérieur îles Carpathes, la configuration physique de la Roumanie est d'une grande simplicité. En Moldavie, les chaînes basses, parallèles aux grandes montagnes, se prolongent du nord-ouest au sud-est, et, séparées les unes des autres par les vallées de la Bistritza de la Moldava, du Sereth, s'abaissent insensiblement pour aller mourir dans les plaines du Danube. En Valachie, les chaînons des Alpes transylvaines se ramifient au sud avec une remarquable régularité, et les torrents qui en descendent se ressemblent par leur direction générale. Toutes les rivières, celles qui naissent dans les vallées méridionales, et les cours d'eau plus abondants qui traversent l'épaisseur des monts et coupent les Carpathes on fragments séparés, le Sil ou Chil, l'Olto ou Aluta, le Buseo, décrivent uniformément une courbe vers l'est avant de se mêler, soit directement, soit indirectement, dans le grand courant danubien; seulement, la courbe est d'autant plus forte que la rivière elle-même débouche plus en aval. De l'arête suprême des montagnes à la plaine du Danube, l'inclinaison moyenne des pentes est à peu près la même dans les divers chaînons, et, par suite, les zones de température et de végétation se succèdent du nord au sud avec une singulière uniformité. En haut, sur la frontière transylvaine, se dressent les cimes revêtues de forêts de conifères et de bouleaux, et toutes blanches de neige en hiver; puis viennent les croupes des montagnes secondaires, où dominent le hêtre et le châtaignier, où se mêlent pittoresquement toutes les essences des forêts d'Europe; plus bas encore, les collines doucement ondulées sont parsemées de bouquets de chênes et d'érables, et les vignes occupent les pentes ensoleillées. Enfin viennent la grande plaine unie et les lacs riverains du Danube avec les arbres fruitiers de toute espèce, les peupliers et les saules. La zone moyenne, entre les grandes Alpes et les campagnes basses, abonde en sites ravissants par la forme pittoresque des rochers, la richesse et la variété de la verdure, la limpidité des eaux. C'est dans cette «Arcadie heureuse» que se trouvent la plupart des grands monastères, magnifiques châteaux forts, couronnés de dômes et de tours, entourés de jardins et de parcs. Quant à la plaine, elle est en maints endroits nue et monotone; mais ses villages, à demi enfouis dans le sol et se confondant avec les herbes, ont du moins l'admirable horizon des montagnes bleuies par la distance. Les objets qui arrêtent le plus le regard sur la terre unie sont les hautes meules de foin, déjà figurées par les sculpteurs romains sur la colonne Trajane. La campagne roumaine est une autre Lombardie, non certainement par la perfection de l'agriculture, mais par l'exubérance spontanée du sol et par la beauté du ciel et des lointains. Malheureusement, elle n'est point, comme le Milanais et le Vénitien, protégée par son rempart de montagnes contre les vents polaires du nord-est, qui sont les plus fréquents de l'année. Le climat y est extrême, alternativement très-chaud et d'un froid rigoureux[41]. En hiver, il faut protéger les vignes en en recouvrant les sarments d'une couche de terre. Il arrive parfois, dans la partie sud-orientale de la plaine valaque, la plus exposée à la violence du vent, que des troupeaux entiers de boeufs et de chevaux, surpris par des tempêtes de neige, vont, en s'enfuyant devant l'orage, se précipiter dans les lacs riverains du Danube. Quelques districts, où l'eau du ciel ne tombe pas en assez grande abondance, sont même de véritables steppes; telles sont, entre le Danube et la Jalomitza, les plaines de Baragan, où les outardes vivent en compagnies nombreuses; sur des étendues de plusieurs lieues, on n'y aperçoit pas un arbre. [Note 41: Température moyenne de Bucarest.......... 8°C. » la plus haute................ 45° » la plus basse................ -30° Écart.................................... 75° ] Géologiquement, la Roumanie présente aussi, de l'arête des montagnes à la plaine du Danube, une succession assez régulière de terrains depuis le granit des sommets jusqu'aux alluvions modernes que le fleuve a déposées sur ses bords. Par une remarquable analogie, le versant méridional des Carpathes se compose d'une série de terrains analogues à ceux que l'on observe en Galicie, sur le versant septentrional, et les mêmes produits minéraux, le sel gemme, dont il existe de véritables montagnes, le gypse, les calcaires lithographiques, le pétrole, coulant en très-grande abondance, invitent le travail de l'homme. Des strates de terrains tertiaires forment la plus grande partie des plaines, mais toutes celles qui s'étendent à l'est de Ploiesti et de Bucarest sont en entier recouvertes de couches quaternaires d'argile et de cailloux roulés, dans lesquelles on a trouvé en abondance des ossements de mammouths, d'éléphants et de mastodontes. Les rivières troublées qui traversent ces campagnes se sont creusé, entre les berges de cailloux, des lits sinueux, semblables à de larges fossés. Comme la Lombardie, à laquelle tant de traits physiques et sa population même la font ressembler, la plaine de Roumanie est un ancien golfe marin comblé par les débris descendus des montagnes. Mais si la mer a disparu, le Danube, qui développe sa vaste courbe de 850 kilomètres au sud de la plaine valaque, est lui-même une autre mer par la masse de ses eaux et par la facilité qu'il offre à la navigation. Précisément à son entrée dans les campagnes basses, au célèbre défilé de la «Porte de Fer», son lit, profond de 50 mètres, se trouve à 20 mètres au-dessous du niveau de la mer Noire, et la portée moyenne de son courant dépasse celle de tous les fleuves réunis de l'Europe occidentale, du Rhône au Rhin. Pourtant les Romains avaient déjà jeté sur le Danube, immédiatement en aval de la Porte de Fer, un pont considéré à bon droit comme l'une des merveilles du monde. Poussé, dit-on, par un sentiment de basse envie, l'empereur Adrien fit démolir ce monument qui devait rappeler la gloire de Trajan aux générations futures. On n'en voit plus que les culées des deux rives et, lorsque les eaux sont très-basses, les fondements de seize des vingt piles qui soutenaient l'ouvrage; sur le territoire valaque, une tour romaine, qui a donné son nom à la petite ville de Turnu-Severin, désigne aussi l'endroit où les légions de Rome posaient le pied sur la terre de Dacie. Le lieu de passage entre la Serbie et la Roumanie a gardé son importance, mais l'industrie moderne n'a pas encore remplacé le pont de Trajan, et tant qu'on n'aura pas commencé la construction du pont-viaduc de Giurgiu ou Giurgevo à Roustchouk, le Danube continuera de rouler librement ses flots de la Porte de Fer à la mer Noire. [Illustration: DANUBE ET JALOMITZA.] Au sud des plaines de la Roumanie, le Danube, de même que presque tous les fleuves de l'hémisphère septentrional, ne cesse d'appuyer à droite, du côté de la Bulgarie. Il en résulte un contraste remarquable entre les deux rives. Au sud, la berge rongée par le flot s'élève assez brusquement en petites collines et en terrasses; au nord, la plage, égalisée par le fleuve pendant ses crues, s'étend au loin et se confond avec les campagnes basses. Des marécages, des lacs, des coulées, restes des anciens lits du Danube, s'entremêlent de ce côté en un lacis de fausses rivières entourant un grand nombre d'îles et de bancs à demi noyés. Sur cet espace, où les eaux se sont promenées deci et delà, on voit même, au sud de la Jalomitza, les traces de toute une rivière qui a cessé d'exister en cours indépendant pour emprunter le lit d'un autre fleuve, et dont il ne reste plus que des lagunes et des marais. Tous les terrains bas, que le fleuve a nivelés et délaissés, se trouvent appartenir à la Valachie, dont ils accroissent la zone marécageuse et déserte, tandis que la Bulgarie perd sans cesse du terrain; mais elle a pour elle la salubrité du sol, les beaux emplacements commerciaux, et c'est de ce côté qu'ont dû être bâties presque toutes les cités riveraines. On dit que les castors, exterminés dans presque toutes les autres parties de l'Europe, sont encore assez communs dans les terres à demi noyées de la rive valaque. Arrivé à une soixantaine de kilomètres de la mer en ligne droite, le Danube vient se heurter contre les hauteurs granitiques de la Dobroudja et se rejette vers le nord pour contourner ce massif et s'épanouir en delta dans un ancien golfe conquis sur la mer Noire. C'est à ce détour du fleuve que ses derniers grands affluents, le Sereth moldave et le Pruth, à demi russe par la rive orientale de son cours supérieur, lui apportent leurs eaux. Mais le Danube, gonflé par ces deux rivières, ne garde tout son volume que sur un espace de 50 kilomètres environ: il se bifurque. Le grand bras du fleuve, connu sous le nom de branche de Kilia, emporte environ les deux tiers de la masse liquide, et continue de former la frontière entre la Roumanie et la Bulgarie turque. La branche méridionale ou de Toultcha, qui se subdivise elle-même, coule en entier sur le territoire ottoman: c'est la grande artère de navigation, par sa bouche turque de la Soulina. La maîtresse branche du fleuve est fort importante dans l'histoire actuelle de la Terre, à cause des changements rapides que ses alluvions accomplissent sur le rivage de la mer Noire. En aval d'Ismaïl, le Danube de Kilia se ramifie en une multitude de branches qui changent incessamment suivant les alternatives des maigres et des inondations, des affouillements et des apports de sable. Deux fois les eaux se réunissent en un seul canal avant de s'étaler en patte d'oie au milieu des flots marins et de former leur delta secondaire en dehors du grand delta. La côte de ces terres nouvelles, dont le développement extérieur est d'environ vingt kilomètres, s'accroît tous les ans d'une quantité de limon égale à 200 mètres de largeur sur des fonds de dix mètres seulement[42]. Pourtant, en dépit de la marche rapide des alluvions au débouché de la Kilia, la ligne normale du rivage se trouve en cet endroit beaucoup moins avancée à l'est qu'à la partie méridionale du delta. On peut en conclure que le Danube de Kilia est d'origine moderne et que la grande masse des eaux s'épanchait autrefois par les bouches ouvertes plus au sud. En étudiant la carte du delta danubien, on voit que le cordon littoral d'une si parfaite régularité qui forme la ligne de la côte, en travers des golfes salins de la Bessarabie russe et moldave, se continue au sud à travers le delta en s'infléchissant légèrement vers l'est. C'est l'ancien rivage, il se relève au-dessus des plaines à demi noyées comme une espèce de digue, que les diverses bouches du fleuve ont dû traverser pour se jeter dans la mer. Les alluvions portées par les bras de Soulina et de Saint-Georges se sont étalées en une vaste plaine en dehors de cette digue, tandis que le grand bras actuel n'a pu déposer au-devant du rempart qu'un archipel d'îles encore incertaines. Il est donc plus jeune dans l'histoire du Danube. [Note 42: Portée moyenne du Danube, d'après Ch. Hartley. 9,200 mètres cubes par seconde. » la plus forte........... 28,000 » » » moyenne de la bouche de Kilia. 5,800 » » » » » Saint-Georges 2,600 » » » » » Soulina.... 800 » » Alluvions moyennes du Danube.... 60,000,000 » par an. ] Tout en gagnant peu à peu sur la mer, le fleuve en a aussi graduellement isolé des lacs d'une superficie considérable. Entre la bouche du Dniester et le delta danubien, on remarque sur la côte plusieurs golfes ou «limans» d'une très-faible profondeur, dans lesquels les eaux s'évaporent pendant les chaleurs, en laissant sur le sol une mince couche saline. La forme générale de ces nappes d'eau, la nature des terrains qui les entourent, la disposition parallèle des ruisseaux qui s'y jettent, les font ressembler complètement à d'autres lacs que l'on voit plus à l'ouest jusqu'à l'embouchure du Pruth; seulement ces derniers sont remplis d'eau douce, et le cordon de sable qui les barre à l'entrée les sépare non des flots de la mer Noire, mais de ceux du Danube. Sans aucun doute tous ces lacs riverains du fleuve étaient autrefois des limans d'eau salée comme les lagunes de la côte; mais à mesure que le Danube a comblé son golfe, ces lacs, graduellement séparés de la mer, se sont vidés de leurs eaux salées et se sont remplis d'eau douce: que le fleuve continue d'empiéter dans la mer, et les nappes salines du littoral, alimentées en amont par des ruisseaux d'eau pure, se transformeront de la même manière. Immédiatement au nord de ces lacs du littoral maritime et danubien, l'entrée des plaines valaques était défendue par une ligne de fortifications romaines, connues sous le nom de «mur» ou «val de Trajan», comme les fossés, les murailles et les camps retranchés de la Dobroudja méridionale; le peuple les attribue d'ordinaire au césar, quoiqu'elles aient été élevées beaucoup plus tard par le général Trajan contre les Visigoths. Cette barrière de défense, qui coïncide à peu près avec la frontière politique tracée entre la Bessarabie moldave et la Bessarabie russe, est devenue très-difficile à reconnaître sur une partie notable de son parcours. Il est probable qu'à l'ouest du Pruth elle se continuait par un autre rempart traversant la basse Moldavie et la Valachie tout entière; les traces, encore visibles ça et là, en sont désignées sous le nom de «chemin des Avares». Entre le Pruth et le Dniester, le mur de Trajan était double; une deuxième muraille, dont les vestiges se trouvent en entier sur le territoire russe, entre Leova et Bender, couvrait les approches de la vallée danubienne. Ce n'était pas trop, en effet, d'une double ligne de défense pour interdire l'accès d'une plaine si fertile, dont les richesses naturelles devaient allumer la cupidité de tous les conquérants! Malgré les populations si diverses qui ont parcouru, conquis ou dévasté leur territoire, les habitants de la Roumanie ont gardé sur tous leurs limitrophes le privilège d'une beaucoup plus grande cohésion nationale: ils ont ce qui manque à la Hongrie, à la Transylvanie, à la Bukovine, à la Bulgarie, l'unité de race et de langue. Valaques et Moldaves ne forment qu'un seul peuple, et loin de laisser envahir leur territoire, ce sont eux, au contraire, qui débordent sur les pays environnants. Dans toutes les provinces de la Roumanie, à l'exception de la Bessarabie, qui lui fut donnée par les puissances occidentales à l'issue de la guerre de Crimée, les habitants non roumains sont en minorité. L'origine de ce peuple de langue latine est encore enveloppée de mystère. Les Roumains, habitants de l'antique Dacie, sont-ils exclusivement les descendants de Gètes et de Daces latinisés, ou bien le sang des colons italiens amenés par Trajan prédomine-t-il chez eux? Dans quelle proportion se sont mêlés au peuple roumain les divers éléments des populations environnantes, slaves et illyriennes? Quelle part ont eue les Celtes dans la formation de la nationalité valaque? Leurs descendants seraient-ils les «Petits Valaques», des bords de l'Olto, les «hommes à vingt-quatre dents», ainsi nommés à cause de leur bravoure? On ne saurait le dire avec certitude; des savants de premier ordre, comme Chafarik et Miklosich, font à ces diverses questions des réponses contradictoires. Les vastes plaines que les Roumains habitent aujourd'hui avaient été, sinon complètement, du moins en grande partie abandonnées par eux au troisième siècle, lorsqu'ils durent émigrer de l'autre côté du fleuve, par ordre de l'empereur Aurélien. S'il est vrai que les arrière-petits-fils de ces exilés soient jamais retournés dans leur patrie, à quelle époque y revinrent-ils pour y remplacer les Slaves, les Magyars, les Petchénègues? Miklosich présume que ce fut vers le cinquième siècle, Roesler croit que ce fut huit cents ans plus tard; mais son opinion est certainement erronée, car dès le onzième siècle les chroniques mentionnent l'existence des Roumains dans la région des Carpathes. Enfin d'autres écrivains pensent qu'il n'y eut point d'immigration nouvelle et que le résidu des populations romanisées du pays suffît pour reconstituer peu à peu la nationalité. Quoi qu'il en soit, ce petit peuple, dont les commencements sont tellement incertains, a grandi d'une manière surprenante, puisqu'il est devenu la race prépondérante sur le bas Danube et dans les Alpes transylvaines, et sert aux populations de la péninsule thraco-hellénique de rempart contre les envahissements de la Russie. Encore au dix-septième siècle la langue roumaine était tenue pour un patois et les Valaques eux-mêmes devaient parler slave dans les églises et devant les tribunaux. De nos jours, au contraire, les patriotes roumains travaillent activement à purifier leur idiome de tous les mots serbes, qui s'y trouvent dans la proportion d'un dixième environ, et des termes turcs et grecs introduits dans la langue lors de la domination des Osmanlis. De même que les Grecs modernes cherchent à rapprocher le romaïque du langage des auteurs classiques, de même les «Romains» du Danube s'occupent de policer leur latin, afin de le placer sur le même rang que les langues romanes occidentales, le français et l'italien. Ils se sont également débarrassés de l'écriture slave pour prendre les caractères français; malheureusement, cette réforme s'est faite d'une manière un peu violente, en désaccord avec la prononciation vraie des mots, et les grammairiens ne sont pas encore unis pour fixer la véritable orthographe: Bukoviniens, Transylvains, Valaques, veulent tous faire prévaloir leur mode de transcription. Ces derniers, grâce à leur indépendance politique, l'emporteront sans doute. Quoi qu'il en soit, la langue roumaine devient chaque année plus néo-latine par le vocabulaire aussi bien que par la syntaxe. La lecture des ouvrages français, qui constituent la principale littérature de la Roumanie, aide à cette transformation. Par un remarquable contraste, l'idiome des villes, qui jadis, à cause du va-et-vient des étrangers, était beaucoup plus impur que celui des campagnes, est devenu maintenant le plus latin des deux, le moins patoisé d'éléments slaves. Mais il y reste encore un fonds de deux cents mots environ qui ne se retrouve dans aucune langue connue et que l'on croit être un débris de l'ancien dace parlé avant l'occupation romaine. En outre, le valaque se distingue foncièrement des langues romanes de l'Occident par l'habitude de placer l'article et le pronom démonstratif après le substantif. Ce phénomène se présente aussi dans l'albanais et le bulgare, ce qui autorise Miklosich à supposer que c'est là un trait de l'ancienne langue des aborigènes, transmis depuis aux autres habitants du pays. Un trait non moins caractéristique de l'idiome roumain se retrouve dans la façon de prononcer les voyelles. Mais, si ce sont là des indices précieux pour le linguiste, le peuple roumain, pris en masse, les ignore, et s'il les connaissait, il ne s'arrêterait point à de pareils détails. Encore tout fier de la gloire des anciens conquérants romains, le moindre paysan valaque se croit descendu des patriciens de Rome. Plusieurs de ses coutumes, à la naissance des enfants, aux mariages, aux cérémonies mortuaires, rappellent encore celles des Romains: la danse des _Calouchares_ n'est autre, dit-on, que celle des anciens prêtres saliens. Le Valaque aime à parler de son «père» Trajan, auquel il attribue tout ce qu'il voit de grand dans son pays, non-seulement les ruines de ponts, de forteresses et de chemins, mais jusqu'aux oeuvres que d'autres peuples attribueraient à Roland, à Fingal, aux puissances divines ou infernales. Maint défilé de montagne a été ouvert d'un coup par le glaive de Trajan; l'avalanche qui se détache des cimes, c'est le «tonnerre de Trajan»; la Voie lactée même est devenue le «chemin de Trajan»: pendant le cours des siècles, l'apothéose est devenue complète. Ayant choisi le vieil empereur pour le représentant même de sa nation, le Roumain se refuse donc à considérer comme ses ancêtres les Gètes et les Daces; il ignore ce que furent les Goths, et s'il est vrai qu'il soit leur parent par l'origine première, certes il a cessé de leur ressembler, si ce n'est dans les montagnes, où l'on voit beaucoup d'hommes grands, aux yeux bleus, à la blonde chevelure flottante, comme devaient être probablement les anciennes populations du pays. Mais, par la grâce et la souplesse, les montagnards, aussi bien que les gens des campagnes danubiennes, se distinguent des hommes du Nord et se rapprochent des peuples méridionaux. En général, les Roumains de la plaine, et parmi eux principalement les Valaques, ont de beaux visages bruns, des yeux pleins d'expression, une bouche finement dessinée montrant dans le rire deux rangées de dents d'une éclatante blancheur; ils se distinguent par la petitesse de leurs pieds et de leurs mains et par la finesse de leurs attaches. Ils aiment à laisser croître leur chevelure, et l'on raconte que nombre de jeunes hommes se font réfractaires au service de l'armée uniquement pour sauver les belles boucles flottant sur leurs épaules. Adroits de leur corps, lestes, gracieux dans tous leurs mouvements, ils sont, en outre, infatigables à la marche et supportent sans se plaindre les plus dures fatigues. Ils portent leur costume avec une aisance admirable, et même le berger valaque, avec sa haute _cachoula_ ou bonnet de poil de mouton, la large ceinture de cuir qui lui sert de poche, la peau de mouton jetée sur une épaule, et ses caleçons qui rappellent la braie des Daces sculptés sur la colonne de Trajan, impose par la noblesse de son attitude. Les femmes de la Roumanie sont la grâce même. Soit qu'elles observent encore les anciennes modes nationales et portent la large chemisette brodée, la veste flottante, le grand tablier multicolore où dominent le rouge et le bleu, la résille d'or et de sequins sur les cheveux, soit qu'elles aient adopté la toilette moderne, elles charment toujours par leur élégance et leur goût. A ses avantages extérieurs, la Roumaine ajoute une intelligence rapide, une gaieté communicative, un esprit de repartie qui en font la Parisienne de l'Orient. Ce sont les femmes si gracieuses de la Valachie, et non les ondes, d'une limpidité douteuse, de la rivière de Bucarest, qui ont fait naître le proverbe: «O Dimbovitza! celui qui a bu de ton eau ne peut plus te quitter!» Au milieu des populations valaques homogènes, on rencontre ça et là quelques groupes de colons bulgares, auxquels se sont ajoutés récemment nombre de compatriotes, qui fuyaient les persécutions des Grecs et des Turcs, et dont Braïla est devenu le centre d'agitation politique. Les Bulgares natifs de la Roumanie et descendants des anciens ravageurs du sol paraissent avoir été singulièrement modifiés par les croisements et le milieu; ce sont maintenant les plus laborieux des cultivateurs, et dans les alentours des grandes villes ils ont la spécialité du jardinage et de l'industrie maraîchère. Une grande partie de la Bessarabie enlevée aux Russes par le traité de Paris, et non encore entièrement roumanisée, est habitée principalement par ces honnêtes agriculteurs bulgares. Jadis le territoire était peuplé de Tartares Nogaïs, mais le gouvernement russe se débarrassa de ces nomades et les remplaça, dès le commencement du siècle et surtout lors de la paix d'Andrinople, en 1829, par quelques milliers de familles bulgares échappées à l'oppression des Turcs. Les nouveaux venus, établis principalement dans le _Boudzak_ ou «Coin» méridional de la Bessarabie, entre le Danube, le Pruth et le val de Trajan, donnèrent bientôt à ces contrées un aspect de prospérité qu'elles n'avaient jamais eu. Leurs cultures sont mieux soignées que celles de leurs voisins moldaves, leurs chemins mieux entretenus; leurs villages, qui ont gardé les noms tartares, contrastent avec les bourgades des autres races par la régularité du plan, la propreté, l'apparence de confort, les beaux vignobles qui les entourent. Bolgrad, la capitale des colonies, est une petite ville industrieuse et vivante, mirant ses belles constructions régulières dans les eaux du lac Yalpouk. Il est vrai que ces Bulgares, qui justifient si brillamment la réputation de leur race, pour l'activité, la sobriété, l'économie, sont plus ou moins mélangés de Moldaves, de Russes, de Grecs, de Tsiganes, avec lesquels ils peuvent s'entretenir dans toutes les langues de l'Orient. Ploïesti, l'une des villes les plus prospères de la Valachie, a commencé également par être une colonie de Bulgares. [Illustration: POPULATION DE LA BESSARABIE MOLDAVE.] Les Russes de la Bessarabie moldave, ainsi nommée des Valaques Bessarabes qui la possédaient au quatorzième siècle, sont massés principalement à l'est des colonies bulgares, aux bords du Danube de Kilia et de la mer Noire, mais on en trouve aussi dans toutes les villes de la Moldavie, et notamment à Jassy, où ils ont un quartier distinct. Les Russes du pays sont, comme les Bulgares, de bons agriculteurs; quant à ceux des villes ils sont presque tous commerçants et disputent aux Juifs le maniement des monnaies. Cependant ils jouissent d'une grande réputation de probité, justifiée sans doute, car ce sont presque tous des hommes qui ont dû s'enfuir de Russie pour obéir à leur foi religieuse et pratiquer leurs rites en paix. Il en est parmi eux qui appartiennent à la secte des Origénistes ou «Mutilés» (_Skoptzi_). Ces fanatiques, privés de toute famille, ne peuvent recruter leurs communautés que par l'immigration de leurs coreligionnaires persécutés. On les reconnaît aisément à leur corpulence et à leur visage glabre. A Bucarest, ce sont eux qui ont la réputation d'être les meilleurs cochers; aux bouches du Danube, ce sont les plus habiles pêcheurs; ils travaillent en communauté et le produit de leur pêche est par eux fidèlement remis à leur chef ou _staroste_. Des Hongrois, appartenant à la race des Szeklers de la Transylvanie et connus dans le pays sous le nom, chinois en apparence, de Tchangheï, complètent la série des populations étrangères établies sur le territoire roumain en colonies distinctes. Ces Tchangheï, dont l'entrée dans la Moldavie centrale date de l'époque où les rois de Hongrie étaient les maîtres de la vallée du Séreth, se roumanisent peu à peu; ils ne se distinguent plus par le costume et cessent graduellement de parler leur rude patois magyar; s'ils ne sont point encore fondus dans la population moldave, cela tient sans doute à la différence de religion, car ils sont catholiques romains. D'ailleurs ils se recrutent chaque année par un certain nombre d'émigrants de Transylvanie, qu'attirent le climat plus doux et les terres plus fertiles de la plaine moldave. Au printemps et en automne les laboureurs et les moissonneurs hongrois descendent en caravanes dans les plaines de la Moldavie. Au siècle dernier, lorsque le gouvernement des principautés roumaines était affermé par le sultan aux Phanariotes ou riches négociants grecs du Phanar de Constantinople, l'élément hellénique était aussi très-fortement représenté en Moldo-Valachie; mais, de nos jours, il est presque sans importance numérique; peut-être, en y comprenant les Zinzares hellénisés de Macédoine, ne sont-ils qu'une dizaine de mille, mais ils savent se faire leur place comme intendants des grands seigneurs, entrepositaires, expéditeurs et négociants en gros. L'exportation des céréales dans les villes du bas Danube est presque entièrement dans leurs mains. Les traces de l'ancienne domination phanariole ne se retrouvent que dans la langue et dans les relations de parenté provenant du croisement des familles seigneuriales, Beaucoup plus nombreux que les Grecs et d'un poids bien plus considérable dans les destinées futures du pays sont les races sans patrie qui vivent sur le territoire roumain, les Juifs et les Tsiganes. Les Israélites de provenance espagnole, qui vivent principalement dans les grandes villes, ne sont point mal vus par la population; mais il n'en est pas de même des Juifs venus du nord. Ceux-ci, qui immigrent en foule de la Pologne, de la Petite-Russie, de la Galicie, de la Hongrie, se trouvent en contact journalier avec le pauvre peuple en qualité d'aubergistes, d'intermédiaires de tout le petit commerce; ils sont universellement détestés, non point à cause de leur religion, mais à cause de l'art merveilleux qu'ils déploient pour faire passer les épargnes des familles dans leur escarcelle. En outre, on leur attribue toutes sortes de crimes imaginaires, et fréquemment la population s'est ruée contre eux avec fureur pour venger le prétendu massacre d'enfants qui auraient été égorgés en guise d'agneaux à la fête de Pâques. Pourtant les Roumains ne savent pas se passer de ces Juifs qu'ils exècrent, et chaque jour ils fortifient le monopole commercial de la race envahissante, tout en leur interdisant, de par la loi, l'acquisition des propriétés territoriales. Il y a là pour le pays de redoutables ferments de discorde, d'autant plus graves qu'ils pourraient quelquefois donner un prétexte à l'intervention étrangère. Déjà, si les évaluations faites dans le pays ne sont pas exagérées,--et l'ubiquité des Juifs les montre plus nombreux qu'ils ne le sont en réalité,--les Israélites constitueraient le cinquième de la population totale dans la Moldavie. Leur dialecte usuel est un jargon allemand mêlé d'un grand nombre de mots empruntés à toutes les langues orientales, et ce langage même contribue à les faire haïr, car on voit en eux les avant-coureurs des Allemands et l'on se demande si leurs invasions commerciales ne sont pas le prélude d'une autre invasion, dans laquelle sombrerait l'indépendance politique du pays. Quant à l'autre race des commerçants orientaux, celle des Arméniens, elle est représentée par quelques colonies florissantes, surtout en Moldavie. Ces Haïkanes, descendus d'émigrants qui vinrent à diverses époques, du onzième au dix-septième siècle, ne se distinguent point de leurs coreligionnaires de la Bukovine et de la Transylvanie; ils vivent dans l'isolement, et si le peuple ne les aime pas, du moins ont-ils le talent de ne pas se faire haïr. Un petit nombre d'Arméniens, venus de Constantinople et parlant le turc, résident aussi sur le bas Danube. La race jadis méprisée des Tsiganes entre peu à peu dans la masse de la population; ces parias deviennent Roumains et patriotes par la vertu d'une liberté relative. Naguère encore les Tsiganes étaient esclaves: les uns appartenaient à l'État, les autres étaient la chose des boyards ou des couvents; néanmoins la plupart d'entre eux restaient nomades, travaillant, trafiquant ou volant pour le compte de ceux qui les employaient. Ils se divisaient en véritables castes, dont les principales étaient celles des _lingourari_ ou fabricants de cuillers, des _oursari_ ou montreurs d'ours, des _ferrari_ ou forgerons, des _aurari_ ou orpailleurs, des _lautari_ ou louangeurs. Ces derniers, les plus policés de tous, étaient les musiciens chargés de célébrer la gloire et les vertus des boyards; maintenant ce sont les ménétriers des villages et les musiciens des villes, les troubadours de la Roumanie. S'ils diffèrent socialement des paysans, c'est peut-être par une liberté plus grande. En 1837, les Tsiganes de la Valachie furent assimilés aux autres cultivateurs, et, depuis, l'émancipation s'est faite sans distinction de races pour tous les serfs de la glèbe. Très-peu nombreux sont les Tsiganes _netolzi_, êtres dégradés qui vaguent à moitié nus dans les bois ou sous la lente, vivent de maraude, se nourrissent des restes les plus immondes et n'enterrent point leurs morts. Presque tous les Tsiganes sont désormais fixés au sol, qu'ils savent cultiver avec soin, ou bien ils exercent un métier régulier. La fusion des races, entre Tsiganes et Roumains, s'opère d'autant plus facilement que la religion est la même et que tous les anciens nomades parlent la langue du pays. Le type étant beau de part et d'autre, les croisements deviennent de plus en plus nombreux et il est à croire que dans quelques générations les Tsiganes de Roumanie seront une race du passé. Telle est la cause principale de l'énorme écart, de 100,000 à 300,000, donné par les diverses statistiques pour le nombre des Tsiganes[43]. [Note 43: Population approximative de la Roumanie en 1875: Valachie. Moldavie. Total Roumains................. 3,040,000 1,420,000 4,460,000 Bulgares................. --- 90,000 90,000 Russes et autres Slaves.. --- 40,000 40,000 Hongrois................. --- 50,000 50,000 Tsiganes................. 80,000 50,000 130,000 Juifs.................... 100,000 300,000 400,000 Arméniens................ --- 10,000 10,000 3,220,000 1,960,000 5,180,000 Étrangers. Autrichiens de diverses langues.. 30,000 Grecs............................ 10,000 Allemands........................ 5,000 Français......................... 1,500 Autres........................... 6,000 ] La nation roumaine est encore dans sa période de transition entre l'âge féodal et l'époque moderne. Les révolutions de 1848, peut-être plus importantes dans l'Europe danubienne qu'elles ne le furent en France et en Italie, ne firent qu'ébranler l'ancien régime dans les Principautés roumaines, mais elles ne le détruisirent point. Encore en 1856 les paysans valaques et moldaves étaient asservis à la glèbe; sans droits, sans avoir personnel, presque sans famille, puisqu'ils étaient à la merci du caprice, les malheureux passaient leur existence à cultiver la terre des seigneurs ou des couvents et vivaient eux-mêmes dans de misérables tanières boueuses, que souvent on ne distinguait pas même des broussailles et des amas d'immondices. Les maîtres du sol et de ses habitants étaient environ cinq ou six mille boyards, descendants des anciens «braves», ou devenus nobles à prix d'argent; mais parmi ces seigneurs eux-mêmes régnait une grande inégalité: la plupart n'étaient que de petits propriétaires, tandis que soixante-dix feudataires en Valachie et trois cents en Moldavie se partageaient avec les monastères la possession du territoire presque tout entier. Un pareil état social devait avoir pour conséquence une affreuse démoralisation chez les maîtres aussi bien que chez les esclaves. Même les qualités naturelles du Roumain, son élan, sa générosité, sa promptitude en amitié, tournaient à mal sous un pareil régime. Les nobles, possesseurs du sol, fuyant leurs terres où la vue de la souffrance les eût gênés, allaient vivre au loin dans l'intrigue et la débauche, dépensant sur les tables de jeu des cités occidentales l'argent que des intendants, Grecs en majorité, leur envoyaient après avoir largement prélevé leur part. Quant à la masse asservie de la population, elle était paresseuse, parce que la terre, du reste si féconde, ne lui appartenait point; elle était méfiante et menteuse, parce que la rusé et le mensonge sont les armes de l'esclave; elle était ignorante et superstitieuse, parce que toute son éducation lui avait été donnée par un clergé ignare et fanatique. Leurs popes étaient en même temps magiciens et guérissaient les maladies par des incantations et des philtres sacrés. Parmi les moines, les uns, grands propriétaires de serfs et possédant la sixième partie des terres de la Roumanie, étaient des boyards en robe, non moins âpres à la curée que les seigneurs temporels; les autres, vivant d'aumônes, n'étaient guère que des paysans ayant échangé l'esclavage pour la mendicité. Dépourvus de toute instruction, si ce n'est de celle que leur transmettaient les _doïnas_ ou chants des aïeux, gouvernés comme ils l'étaient par les anciennes coutumes, les Roumains devaient à une époque récente rappeler les populations perdues dans la nuit du moyen âge; maintenant encore plusieurs coutumes de leurs ancêtres subsistent dans les campagnes. Ainsi, lors des enterrements, les pleureuses à gages poussent des cris déchirants auxquels les parents mêlent leurs adieux. On place dans le cercueil un bâton dont le mort se servira pour traverser le Jourdain, un drap dont il se couvrira comme d'un vêtement, une pièce de monnaie qu'il donnera à saint Pierre pour se faire ouvrir les portes du ciel; on n'oublie pas non plus le pain et le vin dont il aura besoin pendant son voyage. Mais si le défunt avait les cheveux rouges, il est fort à craindre qu'il ne tente de revenir sur la terre sous forme de chien, de grenouille, de puce ou de punaise, et qu'il ne pénètre la nuit dans les maisons pour sucer le sang des belles jeunes filles. Alors il est prudent de clouer fortement le cercueil, ou, mieux encore, de traverser d'un pieu la poitrine du cadavre. De pareilles hallucinations cesseront bientôt, sans aucun doute, de hanter l'esprit des campagnards. Depuis que le paysan cultive sa propre terre, les progrès intellectuels et moraux de la nation ont au moins égalé ses progrès matériels, et ceux-ci sont vraiment considérables. Libéré officiellement en 1856, mais encore retenu longtemps par les liens d'un demi-servage, le paysan a fini par posséder au moins une partie du sol. Tant que le seigneur resta l'unique possesseur de la terre, il fut aussi le «maître du pain» et l'ancien serf n'avait qu'une liberté presque illusoire. Enfin la loi de 1862, plus ou moins bien appliquée pendant les années suivantes, remit à chaque chef de famille agricole une parcelle des terrains qu'il cultivait, variant de 3 à 27 hectares; et, depuis cette époque, les paysans, devenus plus libres, ont aussi gagné singulièrement en dignité et en amour du travail. Leur terre, si fertile, quoique si mal labourée par la vieille charrue romaine et privée de tout engrais, produit des quantités énormes de céréales, dont le prix, soldé en beaux écus sonnants, réjouit le cultivateur et l'encourage à une plus grande activité. La Roumanie est désormais une des principales contrées d'exportation pour les blés; et, dans les années favorables, quand les sauterelles d'Orient ne sont pas venues s'abattre sur ses campagnes, quand les violences d'une température extrême n'ont pas tué les plantes, elle est même pour l'Europe occidentale un grenier plus riche que la Hongrie. En moins de dix ans, l'exportation des céréales, blé, maïs, orge, seigle, a doublé, et la somme annuelle qu'elle vaut au pays varie de cent à deux cents millions de francs. Malheureusement, le paysan ne mange guère le froment qu'il produit; il garde pour lui le maïs, qui lui sert à préparer sa bouillie ordinaire ou _mamaliga_ et à fabriquer la mauvaise eau-de-vie qui le console de ses cent quatre-vingt-quatorze jours de jeûne annuel. La culture de la vigne, jadis absolument négligée, s'accroît aussi chaque année, et les collines avancées qui forment les contre-forts des Carpathes, produisent d'excellents crus.[44] Le temps n'est plus où, par suite du dégoût que le travail inspirait au Roumain, le nom de Valaque était dans tout l'Orient synonyme de berger.[45] Toutefois les terrains improductifs s'étendent encore sur plus d'un quart de la Roumanie, et le système de culture, qui est l'assolement triennal, laisse chaque troisième année le sol en jachère. Il paraît que, dans l'ensemble, les terres de la Moldavie sont beaucoup mieux cultivées que celles des plaines valaques. Cela tient surtout à ce que nombre de grands propriétaires moldaves, bien différents à cet égard de leurs voisins, les boyards de Yalachie, vivent sur leurs terres et tiennent à honneur d'en diriger eux-mêmes l'exploitation; mais de proche en proche les améliorations se répandent dans toute l'étendue de la Roumanie, et déjà les batteuses à vapeur fonctionnent dans la plupart des grandes propriétés. Les bonnes méthodes de culture gagnent aussi peu à peu parmi les petits propriétaires; d'ailleurs ceux-ci ont, en maints districts, l'intelligence de s'associer pour exploiter en commun de vastes étendues. Souvent des communes entières afferment des terrains d'une étendue considérable; chacun des participants paye une taxe proportionnelle à la surface des champs qu'il cultive. [Note 44: Agriculture de la Roumanie: Terrains. Régions incultes.............. 3,800,000 hect. Prairies et pâturages......... 3,850,000 » Forêts........................ 2,000,000 » Terrains cultivés en céréales. 2,225,000 » Vignobles...................... 100,000 » Jardins, etc................... 50,000 » ------------------ 12,025,000 hect. Production moyenne. Maïs........... 20,000,000 hectolitr. Froment........ 15,000,000 » Orge........... 8,000,000 » Vins........... 1,000,000 » ] [Note 45: Animaux domestiques en 1874: Boeufs et vaches, etc.. 2,900,000 Buffles................ 100,000 Chevaux................ 600,000 Porcs.................. 1,200,000 Brebis................. 5,000,000 Chèvres................ 500,000 ] Pays essentiellement agricole, la Roumanie n'exploite guère que les richesses fournies spontanément par la nature. Les veines de métaux divers, si nombreuses dans les Carpathes, sont laissées sans emploi à cause du manque de routes d'accès; les fontaines de pétrole coulent sans utilité, et la plupart des couches de sel gemme restent en réserve sous le sol pour des âges futurs. Quatre salines seulement sont exploitées pour le compte du gouvernement, deux par des ouvriers libres, deux autres par des condamnés qui passent leur vie dans les profondeurs de la roche: chaque année, la production du sel, qu'il serait facile de centupler, s'élève à plus de 50,000 tonnes. La pêche est aussi l'une des industries de la Roumanie. Les riverains du bas Danube salent et expédient les poissons qui se trouvent en abondance dans le fleuve et les lacs avoisinants et préparent le caviar que leur donnent les grands esturgeons. C'est à peu près tout: la Roumanie ne peut avoir d'industrie manufacturière que dans le voisinage des grandes villes; elle n'a même de véritable spécialité que pour les confitures, triomphe de ses ménagères. Néanmoins son commerce ne cesse de s'accroître[46]. Naturellement, elle n'avait autrefois qu'un débouché pour ses produits, celui des «chemins qui marchent». Le Danube était la seule porte ouverte au grand mouvement des échanges, et presque toutes les marchandises devaient s'entreposer à Galatz, située précisément à l'angle du fleuve où viennent converger, par le Sereth, les principales routes de la Valachie et de la Moldavie. Longtemps encore le Danube restera la grande voie commerciale, du moins pour les marchandises; de même, le Pruth, que les bateaux à vapeur remontent jusqu'à Sculeni, à une faible distance au nord de Jassy, continuera de rendre de grands services aux expéditeurs de denrées; la Bistritza et les autres rivières descendues des Carpathes seront les grands véhicules des trains de bois; mais les chemins de fer ont donné à la Roumanie d'autres issues vers l'extérieur. Par Jassy et la Bukovine, le delta du Danube se relie à la Pologne, à l'Allemagne du Nord et aux rivages de la Baltique; par la ligne de Jassy au Pruth, elle se rattache à Odessa, à la mer Noire et à tout le réseau russe; par le pont de Giurgiu, qui n'aura pas moins de 3 kilomètres de longueur de l'une à l'autre rive du Danube, et qui rejoindra le chemin de Varna, les plaines valaques seront en communication directe avec la mer Noire, et bientôt d'autres voies ferrées iront rejoindre à travers les Carpathes, par les défilés de la Tour-Rouge (Turnu-Roch) et du Chil, les hautes vallées transylvaines et les plaines de la Hongrie. Comme le Piémont et la Lombardie, les campagnes moldo-valaques ne peuvent manquer de devenir, grâce à l'horizontalité du sol, une des régions les plus importantes de l'Europe pour la jonction et les croisements des chemins de fer. Mais ce n'est point sans appréhension que Moldaves et Valaques voient s'approcher cette ère commerciale. Ils se disent que les chemins de fer d'outre-Carpathes profiteront surtout aux Autrichiens, juifs ou teutons, comme leur ont profité déjà la voie ferrée de Czernovitz à Jassy et les bateaux à vapeur du Danube; ils comprennent fort bien à quels dangers politiques les expose cette prise de possession commerciale par les Allemands, surtout sous une dynastie germanique; mais c'est à eux de montrer si leur force de cohésion est suffisante pour qu'ils puissent maintenir, en dépit des nouveaux venus, une solide individualité nationale[47]. [Note 46: Commerce de la Roumanie en 1872: Importation........ 106,000,000 fr. Exportation........ 167,000,000 » Transit............ 3,000,000 » --------------- Total.............. 276,000,000 fr. ] [Note 47: Bateaux à vapeur du Danube, en 1872 29, d'un port de 7,620 tonneaux Grandes routes............ en 1875 4,260 kilomètres. Chemins de fer..................... 1,235 » Télégraphes........................ 4,000 » ] [Illustration: BUCAREST.] Les Roumains se plaignent fort de ce que le traité de Paris n'ait pas complété leur territoire, du côté de la mer Noire, en lui donnant une des rives de la Soulina. Jadis le delta danubien appartenait à la Moldavie, ainsi que le prouvent les ruines d'une ville construite par les Roumains en face de Kilia, sur la rive méridionale du fleuve. Jusqu'à la fin du siècle dernier, le préfet moldave d'Ismaïl avait juridiction sur le port de la Soulina et s'occupait du curage de la passe. Néanmoins les puissances occidentales, attribuant la possession du delta tout entier à la Turquie, n'ont laissé aux Roumains que la rive gauche du fleuve de Kilia et les îles de ses bouches. Il en résulte que la Moldavie n'a point d'issue directe sur le Pont-Euxin, si ce n'est pour les embarcations d'un très-faible tonnage; des barres de sable ferment toutes les embouchures aux grands navires. M. Desjardins et divers ingénieurs ont étudié pour le gouvernement roumain le projet d'un canal de grande navigation qui relierait le fleuve à la baie de Djibriani, au nord du delta. Ce canal, qui Saurait pas plus de douze kilomètres de longueur, offrirait certainement de grands avantages; mais son port terminal, si soigneusement qu'on le construise, aurait l'inconvénient de s'ouvrir dans une baie fort tempétueuse, où soufflent en plein les vents du nord-est, les plus dangereux de la mer Noire. En attendant l'ouverture de ce futur port de Carol, la Roumanie n'a-t-elle pas, comme toutes les autres nations d'Europe, l'embouchure de la Soulina au service de son commerce? C'est elle qui en profite le plus pour l'exportation de ses grains, et cependant elle n'a pas eu besoin de prendre sa part des grands travaux que la Commission européenne a dû entreprendre et continue sans cesse aux frais des puissances de l'Occident, pour approfondir la passe de cette bouche du fleuve. Bucarest ou Bucuresci, capitale de la Valachie et de l'Union roumaine, compte déjà parmi les grandes cités de l'Europe. Après Constantinople et Pest, c'est la ville la plus populeuse de toute la partie sud-orientale du continent; elle se donne à elle-même le nom de «Paris de l'Orient». Naguère pourtant ce n'était guère qu'une collection de villages, fort pittoresques de loin, à cause de leurs tours et de leurs dômes brillant au milieu des bosquets de verdure, mais assez désagréables à l'intérieur, mal bâtis, traversés de rues toujours infectes, remplies, suivant les saisons, de poussière ou de boue. Mais, grâce à l'affluence de la population, à l'accroissement rapide du commerce et de la richesse, Bucarest se transforme rapidement, et de grandes rues, propres et bordées de beaux hôtels, des places fort animées, de vastes parcs bien entretenus, lui donnent dans les quartiers du centre l'apparence d'une capitale européenne, méritant son nom qui signifie, dit-on, «ville joyeuse.» De rares édifices et quelques ornements d'architecture, dans le style turc ou persan, rappellent l'ancienne domination des Osmanlis. La ville de Jassy ou Yachi, qui fut après Sutchava, aujourd'hui annexée par l'Autriche, la capitale de la Moldavie, occupe une position moins centrale que Bucarest; mais la fertilité de ses campagnes, le voisinage du Pruth et de la Russie, à laquelle elle sert d'entrepôt, sa situation sur le grand chemin commercial qui réunit la mer Baltique à la mer Noire, devaient lui donner aussi une population nombreuse; comme Bucarest, elle est devenue florissante, quoique l'union des deux principautés roumaines en un seul État l'ait privée de son titre de capitale. Bâtie sur les derniers renflements de collines exposées au soleil du midi, baignée par la petite rivière de Bahlui, qui serpente au milieu des ombrages, Jassy se présente sous un aspect assez grandiose, que ne dément point la vue des beaux quartiers de l'intérieur. La population, où les Juifs, les Arméniens, les Russes, les Tsiganes, les Tartares, les Szeklers sont nombreux, a déjà une physionomie semi-orientale: on se croirait sur le seuil même de l'Asie. Toutes les autres villes de la Roumanie doivent aussi leur importance à la position qu'elles occupent sur des chemins de commerce. Botochani, au nord de la Moldavie, est une ville de transit pour la Pologne et la Galicie; on peut en dire autant de Falticheni, aux foires internationales très-fréquentées. Le commerce fait grandir les cités du Danube: Vilkov, le grand marché aux poissons et au caviar; Kilia, l'antique Achillea ou ville d'Achille; Ismaïl, où les _lipovanes_ russes sont nombreux; Reni; Galatz ou Galati, que l'on dit être une ancienne colonie des Galates et qui est aujourd'hui la grande cité commerçante du bas Danube et le siége de la commission européenne des embouchures; Braïla, jadis pauvre village, quand elle était une forteresse turque, et maintenant la cité préférée des Grecs de Roumanie, la rivale de Constantinople, d'Alexandrie et de Smyrne comme centre littéraire de l'hellénisme en dehors de la Grèce. Toutes ces villes, quoique situées sur le fleuve, sont de véritables ports de la mer Noire et des entrepôts où viennent s'emmagasiner les denrées agricoles, et surtout les céréales vendues à l'étranger; Giurgiu, le San-Giorgio des Génois, est le port de Bucarest sur le Danube; Turnu-Séverin est la porte d'entrée de la Valachie, en aval des grands défilés du fleuve; Craïova, Pitesti, Ploïesti, Buzeo, Fokchani, s'élèvent à l'issue des chemins qui descendent des hautes vallées de la Transylvanie. Alexandria, ville nouvelle bâtie au milieu des plaines qui s'étendent de Bucarest à l'Olto, est un entrepôt de produits agricoles. Jadis, pendant les temps des incessantes guerres du moyen âge, alors que la forte position stratégique était un plus précieux avantage que les facilités du commerce, les capitales de la «Domnie» avaient dû s'établir au coeur même des Carpathes. Au treizième siècle, la métropole était à Campu-Lungu, au milieu des montagnes. Celle qui lui succéda fut la Curtea d'Ardgeche ou «cour d'Argis», fondée, au commencement du seizième siècle, par le prince Negoze ou Nyagon Bessaraba; il n'en reste plus qu'un monastère et une église merveilleuse, dont les murailles, les corniches, les quatre tours aux toits d'étain brillant sont ciselées comme un bijou d'orfèvrerie; pas une pagode indoue n'est plus ornée que cette grande châsse byzantine. Quant au beau palais élevé par les _domni_ dans la troisième capitale, qui fut Tirgovist, sur la Jalomitza, on n'en voit plus que des murs noircis par l'incendie[48]. [Note 48: Population approximative des villes principales de la Roumanie, en 1875: VALACHIE. Bucarest............ 200,000 hab. Ploïesti............ 30,000 » Braila.............. 26,000 » Craïova............. 22,000 » Giurgovo ou Giurgiu. 15,000 » Pitesti............. 15,000 » Buzeo............... 11,000 » Campu-Lungu......... 11,000 » Alexandria.......... 10,000 » Kalarach (Stirbey).. 5,000 » Turnu-Séverin....... 3,000 » MOLDAVIE. Jassy............... 90,000 » Galatz.............. 80,000 » Botochani........... 40,000 » Berlad.............. 26,000 » Ismaïl.............. 21,000 » Fokchani............ 20,000 » Piatra.............. 20,000 » Houchi.............. 18,000 » Roman............... 17,000 » Bacau............... 15,000 » Falticheni.......... 15,000 » Dorohoï............. 9,000 » Kilia............... 8,000 » Reni................ 8,000 » Bolgrad............. 6,000 » ] La Roumanie, formée des deux anciennes Principautés-Unies de Moldavie et de Valachie, s'est constituée en un État unitaire et semi-indépendant, sous la protection des grandes puissances européennes et ne reconnaissant l'ancienne suzeraineté du sultan que par un tribut de moins d'un million de francs. Elle s'est donné un prince héréditaire tenu de gouverner d'après les formes constitutionnelles et pris dans la famille prussienne des Hohenzollern. La plus récente constitution, celle de 1866, confère au prince le droit de nommer les titulaires de toutes les fonctions publiques, ceux de conférer tous les grades militaires, de commander l'armée, de battre monnaie, de sanctionner les lois ou de leur refuser sa signature; d'amnistier les condamnés ou de commuer leur peine. Il est assisté par des ministres. Son traitement annuel est de 1,200,000 francs. Le pouvoir législatif est composé de deux chambres, nommées suivant une procédure assez compliquée, destinée à favoriser surtout les intérêts de fortune. A l'exception des serviteurs à gages, tous les Roumains âgés de vingt et un ans et payant à l'État un impôt de quelque nature que ce soit, sont inscrits sur les listes électorales, mais ils se divisent en quatre collèges, dont la puissance votative diffère singulièrement. Le premier collège de chaque district est composé des électeurs ayant un revenu foncier de 5,300 francs et au-dessus; les électeurs dont le revenu foncier est de 1,100 à 5,500 francs font partie du deuxième collège; les commerçante et les industriels des villes payant un impôt d'au moins 29 francs, les pensionnaires de l'État, les officiers en retraite, les professeurs et les gradués universitaires forment le troisième collège; enfin tous les autres électeurs sont groupés dans la quatrième catégorie. Les deux premiers collèges nomment chacun un député par district; le troisième, beaucoup plus nombreux, élit un député dans les petits chefs-lieux, deux dans les villes plus considérables, trois dans les villes importantes, quatre à Jassy, six à Bucarest. Quant au quatrième collège, il est privé du vote direct; en droit, il est censé nommer par groupe de cinquante électeurs un certain nombre de délégués qui choisissent leur représentant; en réalité, il se trouve à peu près privé du pouvoir électoral. Le Sénat représente surtout la grande propriété territoriale. Tandis que le député n'est point astreint à des conditions de cens supérieures à celles de ses mandants, le candidat à la première chambre doit justifier d'un revenu d'au moins 8,800 francs, à moins qu'il n'ait exercé quelque haute fonction dans l'État. Les électeurs au Sénat sont divisés en deux collèges par district, celui des propriétaires de campagne et celui des propriétaires de villes, jouissant les uns et les autres d'un revenu d'au moins 3,300 francs. Dans les villes où le nombre des électeurs n'atteint pas la centaine, on la complète par des propriétaires moins imposés, mais de manière à procéder toujours par ordre de richesse. En outre, les professeurs des universités de Bucarest et de Jassy ont le droit de nommer respectivement un sénateur. L'héritier du trône, les métropolitains et les évêques diocésains sont de droit membres du Sénat. La durée de chaque législature est de quatre ans. A la fin de chaque période, la députation se renouvelle en entier, tandis que les sénateurs, élus pour huit ans, tirent au sort pour savoir quel membre de chaque district doit se représenter aux suffrages des électeurs. D'après la lettre de la constitution, les Roumains jouissent de toutes les libertés formulées dans les documents de cette nature. La liberté d'association et de réunion est affirmée; la presse n'est entravée ni par l'autorisation préalable, ni par la censure, ni par les avertissements; les municipalités sont élues, ainsi que les maires; seulement, dans les communes composées de plus de mille familles, le prince a le droit d'intervention directe dans le choix des autorités municipales. La peine de mort est abolie, si ce n'est en temps de guerre. L'instruction est libre, gratuite et obligatoire «dans les communes où se trouvent des écoles». Enfin, tous les cultes sont libres, mais la religion «orthodoxe de l'Orient» est déclarée religion dominante et les chrétiens seuls peuvent être naturalisés Roumains; en outre, les actes de l'état civil doivent toujours être précédés de la bénédiction religieuse; la consécration du prêtre est obligatoire pour le mariage. L'église de Roumanie, tout en se rattachant à celle d'Orient pour la partie dogmatique, est absolument indépendante du patriarche de Constantinople et s'administre elle-même par ses réunions synodales; elle a pour chefs les deux archevêques de Bucarest et de Jassy. Quelques milliers de moines habitent les couvents non encore supprimés. Judiciairement, le pays est divisé en quatre circonscriptions de cour d'appel, ayant pour chefs-lieux Bucarest, Jassy, Fokchani, Craïova. La cour de cassation siège à Bucarest. Les codes français ont été introduits en Roumanie, avec de légères modifications, en 1865. L'armée roumaine est en grande partie organisée sur le modèle prussien. Tous les citoyens sont tenus de servir de vingt ans à trente-six ans: huit ans dans l'armée active et dans la réserve de l'armée active, huit ans dans la milice et dans la réserve de la milice. De trente-six à cinquante ans, les habitants sont enrégimentés dans la garde nationale. L'armée active proprement dite est divisée en armée permanente et en armée territoriale. La première n'a pas de garnisons fixes et tous ses hommes sont constamment en ligne, tandis que la deuxième armée a des garnisons fixes et n'a que le cadre et le tiers des hommes. C'est le sort qui décide à quelle armée les jeunes gens doivent appartenir: désignés pour l'armée permanente, ils ont devant eux quatre années de service actif; dans l'armée territoriale, le temps de service est plus long de trois années. En comprenant tous les corps, la Roumanie pourrait facilement mettre en campagne une centaine de mille hommes. En outre, l'État a aussi sa petite marine de vapeurs et de chaloupes canonnières et peut ainsi montrer son pavillon dans la mer Noire. Les finances de la Roumanie sont moins désorganisées que celles de la plupart des États d'Europe. Il est vrai que le gouvernement a dû vivre par de continuels emprunts, pour lesquels il paye en moyenne huit pour cent d'intérêts et dont quelques-uns ont été en grande partie dévorés avant même d'avoir été perçus. La somme presque entière des recettes est absorbée chaque année par le service de la dette, l'armée et la perception des impôts; pour l'administration proprement dite et le travail il ne reste que peu de chose. Néanmoins le crédit de l'État roumain se maintient et ses emprunts, font assez bonne figure sur les marchés de l'Europe, parce qu'ils ont pour gage territorial plus de 2 millions d'hectares qui faisaient partie des immenses domaines des couvents sécularisés; le gouvernement en met chaque année quelques milliers d'hectares aux enchères. La vente du sel et du tabac constitue des monopoles de l'État[49]. La Roumanie est partagée administrativement en 33 districts ou départements et 164 arrondissements ou _plasi_; elle comprend 62 communes urbaines et 3,020 communes rurales. _____________________________________________ | VALACHIE | |____________________________________________| | | | POPULATION | |DÉPARTEMENTS. | CHEFS-LIEUX. | 1860 | |____________________________________________| |Ardjeche......|Pitesti.........| 16,700 | |Braïla........|Braïla..........| 68,000 | |Buzeo.........|Buzeo...........| 144,000 | |Dimbovitza....|Tergovist.......| 142,000 | |Dolje.........|Craïova.........| 230,000 | |Godjiu........|Tergutjilé......| 143,000 | |Jalomitza.....|Calares.........| 84,000 | |Mehedintzi....|Tchernetz.......| 193,000 | |Mutchel.......|Campu-Lungu.....| 82,000 | |Olfove........|_Bucarest_.| 316,000 | |Olto..........|Slatina.........| 105,000 | |Prahova.......|Ploïesti........| 220,000 | |Romanetzi.....|Caracal.........| 133,000 | |Rimnik-Sarat..|Rimnik-Sarat....| 91,000 | |Rimnik-Valcea.|Rimnik-Valcea...| 156,000 | |Sacieni.......|Bukavii.........| 556,000 | |Teleorman.....|Limnicea........| 148,000 | |Vlachka.......|Giurgiu.........| 141,000 | | | |____________| | | | 2,968,700 | |______________|________________|____________| _____________________________________________ | MOLDAVIE. | _____________________________________________| | | | POPULATION | |DÉPARTEMENTS. | CHEFS-LIEUX. | 1860 | |___________________________________________ | |Bacau.........|Bacau...........| 181,000 | |Dorchoï.......|Mihaileni.......| 122,000 | |Botochani.....|Botochani.......| 151,000 | |Faltchi.......|Houchi..........| 88,000 | |Jassy.........|_Jassy_....| 182,000 | |Covurlui......|Galatz..........| 117,000 | |Niamtzu.......|Piatra..........| 154,000 | |Putna.........|Fokchani........| 161,000 | |Roman.........|Roman...........| 105,000 | |Sutchava......|Falticheni......| 125,000 | |Tekutch.......|Tekutch.........| 115,000 | |Tutova........|Berlad..........| 127,000 | |Vaslui........|Vaslui..........| 104,000 | | | | BESSARABIE MOLDAVE. | | | |Ismaïl........|Ismaïl..........| 42,000 | |Kagoul........|Bolgrad.........| 30,000 | | | |____________| | | | 1,804,000 | |______________|________________|____________| [Note 49: Budget de la Roumanie, en 1874: Recettes...................... 91,000,000 fr. Dépenses...................... 97,000,000 » Dette publique................ 160,000,000 » Valeur des terres domaniales.. 300,000,000 » ] CHAPITRE VII LA SERBIE ET LA MONTAGNE NOIRE I LA SERBIE De même que les principautés roumaines, la Serbie est sous la dépendance nominale de la Turquie, mais en réalité c'est une terre libre, habitée par un peuple maître de ses destinées. L'ancienne servitude n'est plus rappelée que par un tribut annuel de 300,000 francs et par la présence d'une petite garnison turque dans la bicoque de Mali-Zvornik, sur la frontière de la Bosnie. Mais ces vestiges de la longue période d'oppression qui précéda les guerres de l'indépendance irritent singulièrement l'orgueil national des Serbes et c'est avec impatience qu'ils attendent le moment de faire disparaître jusqu'aux dernières traces de la domination musulmane. Parmi les Slaves de l'Austro-Hongrie et de l'empire turc, eux seuls, avec les Monténégrins, possèdent le privilège de la liberté politique; aussi regarde-t-on vers eux comme vers de futurs sauveurs; on espère que leur pays deviendra dans un avenir prochain le noyau d'une grande confédération de la Slavie méridionale. Eux-mêmes ont la conscience de leur responsabilité; ils savent que leur cause est celle de dix millions d'hommes restés en dehors des étroites limites assignées à la Serbie indépendante. À l'est et au sud de leurs frontières, en Bosnie et en Rascie, ils ne voient que des terres ayant appartenu à leurs ancêtres et peuplées de compatriotes opprimés. Un seul groupe de montagnes aperçu à l'extrême horizon, le Monténégro, donne asile à des Serbes libres comme eux, mais précisément autour du ces monts les paysans slaves assujettis au Turc sont plus avilis par la servitude que dans toute autre partie de l'Empire Ottoman. C'est à délivrer ces misérables «rayas» et à reconstituer avec eux l'antique Serbie, si puissante au quatorzième siècle, que tendent les voeux des Serbes indépendants. Nul doute que ces désirs ne fussent bientôt accomplis, si la réalisation n'en dépendait que du libre vote des populations elles-mêmes et non pas aussi du hasard des combats et des intrigues diplomatiques. Dans ses limites actuelles[50], la Serbie ne comprend qu'une faible partie du versant septentrional des monts qui s'élèvent au centre de la péninsule turque. Nettement séparée de l'Austro-Hongrie par les eaux du Danube et de la Save, elle est ouverte de toutes parts vers la Turquie et n'a guère de frontières naturelles auxquelles ses populations puissent s'appuyer. La grande vallée centrale de la Morava et les vallées de la Drina et du Timok, qui limitent la Serbie, l'une du côté de l'ouest, l'autre à l'orient, sont toutes également accessibles aux envahisseurs étrangers. Les Turcs n'auraient aucune difficulté à pénétrer dans la Serbie, et la campagne ne commencerait à devenir périlleuse pour eux qu'au milieu des grandes forêts, dans les étroites vallées et les profondes _clissuras_ des montagnes. [Note 50: Superficie de la Serbie....... 45,535 kilomètres carrés. Population probable en 1875... 1,366,000 hab. Population kilométrique....... 31 » ] La contrée n'a de plaines d'une certaine étendue que sur les bords de la Save; là, les campagnes basses continuent au sud l'ancienne mer, remplacée par l'Alfold hongrois. Partout ailleurs la surface du pays se hérisse de collines, de rochers et de monts dont les géologues ont à grand'peine exploré le dédale. De toutes ces chaînes, la plus régulière est celle qui continue les Alpes transylvaines à travers la Serbie orientale, au sud des Portes de Fer et du défilé de Kasan. Les strates calcaires se correspondent parfaitement de l'une à l'autre rive, et des deux côtés du fleuve l'arête principale affecte la même direction, du nord-est au sud-ouest. L'élévation moyenne des cimes, d'environ mille mètres, ne diffère pas non plus de part et d'autre. Au nord de cette rangée, dans l'angle formé par les vallées du Danube et de la Morava, s'élèvent un grand nombre d'autres sommets, aux roches calcaires ou schisteuses injectées de porphyre. Ces massifs, qui correspondent aux montagnes métallifères d'Oravitsa, situées en face, de l'autre côté du Danube, sont la grande région minière de la Serbie, et dans plusieurs de leurs vallées, notamment à Maidanpek et à Koutchaïna, on exploite des gisements de cuivre, de fer et de plomb; mais les veines de zinc et d'argent ont été abandonnées. Au sud de la chaîne des Carpathes de Serbie, la vallée du Timok est également riche en métaux et des orpailleurs exploitent encore les sables de ses plages. Peu de vallées sont à la fois aussi fertiles et aussi gracieuses que celle du Timok; surtout le bassin de Knjatchevatz, où se réunissent les premiers affluents de la rivière, se distingue par sa beauté champêtre: les prairies, les vergers sont animés par le flot des eaux courantes, les coteaux sont couverts de pampres, et plus haut s'étend partout la verdure des forêts. Par un contraste soudain, un étroit défilé, creusé par les eaux du Timok, succède à ce charmant bassin. Les armées romaines qui devaient passer dans cette âpre gorge de montagnes pour gagner le Danube, y avaient construit un chemin stratégique. Près du défilé de l'issue, dans le bassin de Zaïtchar, le camp fortifié de Gamzigrad, dont les murailles et les tours de porphyre existent encore dans un état remarquable de conservation, surveillait tous les alentours. Au sud-ouest de cette oeuvre des Romains, se montre à l'horizon une pyramide isolée, bloc crétacé que l'on serait tenté de prendre également pour un travail de l'homme, tant son profil est d'une régularité parfaite. Cette pyramide est le Rtanj, au pied duquel jaillissent les eaux thermales de Banja, les plus fréquentées et les plus efficaces de la Serbie. La vallée de la Morava et de son bras principal, la Morava bulgare, divise la contrée en deux parties inégales dont les massifs de montagnes n'ont entre eux aucun lien de continuité. À part quelques promontoires, les bords de la Morava offrent partout un chemin naturel ouvert entre le Danube et l'intérieur de la Turquie, et le commerce d'échange, qui tôt ou tard sera centuplé par un chemin de fer, doit nécessairement avoir lieu par cette vallée et par la ville frontière d'Alexinatz. L'ancienne capitale de l'empire de Serbie, Krouchevatz, était située dans une position tout à fait centrale, au milieu d'un bassin de la Morava serbe, mais non loin du défilé de Stalatj, où les deux rivières se réunissent au pied d'un promontoire couronné de ruines. Les restes du palais des tsars serbes s'y voient encore. On dit qu'aux temps de gloire qui précédèrent la funeste bataille de Kossovo, Krouchevatz n'avait pas moins de trois lieues de tour: elle n'est plus aujourd'hui qu'une misérable bourgade. C'est entre les deux Morava que s'élève le plus fier massif de la Serbie, dominé par le sommet du Kapaonik, point culminant de toutes les montagnes situées entre la Save et les Balkhans. De sa crête nue et rocailleuse, on jouit de l'une des plus belles vues de la péninsule illyrienne; grâce à l'isolement du mont, on voit se développer au sud un immense hémicycle de plaines et de vallées jusqu'aux sommités du Skhar et aux pyramides du Dormitor. Toutefois le Kapaonik lui-même est une montagne sans beauté. Ses roches consistent en granités, en porphyres, et surtout en serpentines, dont l'aspect est des plus tristes là où les pentes ont été déboisées. Les vallées des montagnes serpentineuses sont aussi moins fertiles, moins peuplées, et les habitants, plus chétifs et plus maussades que leurs voisins, sont en grand nombre affligés de goitres. [Illustration: CONFLUENT DU DANUBE ET DE LA SAVE.] Au nord du Kapaonik se prolongent, des deux côtés de la haute vallée de l'Ibar, des rangées de montagnes qui, pour la plupart, ont encore gardé leur parure de chênes, de hêtres et de conifères. La plaine de la Morava serbe interrompt ces paysages alpestres par les bassins de Tchatchak, de Karanovatz et d'autres encore, que l'on peut comparer aux campagnes de la Lombardie, tant elles ont de richesse exubérante; mais au nord de la rivière les montagnes se redressent de nouveau, et, continuant la chaîne du Kapaonik, vont former le massif de Rudnik, aux roches crétacées dominées ça et là par des coupoles de granit, aux gorges étroites et tortueuses. Cette région difficile d'accès, et naguère encore complètement couverte de chênes, est la célèbre Sumadia ou «Région des Forêts», qui du temps de l'oppression turque servait de refuge à tous les rayas persécutés et qui depuis, pendant la guerre de l'indépendance, alors que «chaque arbre se changeait en soldat», devint la citadelle de la liberté serbe. C'est dans une de ses vallées que se trouve la petite ville de Kragoujevatz, choisie comme la capitale et la place d'armes de l'État naissant. Elle possède toujours une fonderie de canons alimentée par le combustible houiller du bassin de Tjuprija; maison pareil endroit ne pouvait être un centre naturel que pour une société toujours en guerre; dès que les intérêts majeurs de la Serbie devinrent ceux du progrès industriel et commercial, le gouvernement dut se transférer à Belgrade, cette charmante cité bâtie précisément sur la dernière ondulation mourante des montagnes de la Sumadia. Grâce à sa situation au confluent de la Save et du Danube, sur une colline d'où l'on peut voir au loin les terres marécageuses de la Syrmie incessamment remaniées par les deux fleuves, Belgrade, l'antique _Singidunum_ des Romains, l'_Alba Graeca_, du moyen âge, est un entrepôt nécessaire de commerce entre l'Occident et l'Orient, en même temps qu'un point stratégique de la plus haute importance. A l'ouest de la rangée de hauteurs dont Belgrade occupe l'extrémité septentrionale, les riches plaines arrosées par la Kolubara et des coteaux doucement ondulés reposent un peu la vue du spectacle des montagnes et des rochers; mais plus loin, vers la Drina, d'autres cimes calcaires se dressent encore à près de 1,000 mètres et vont rejoindre au sud-est les contre-forts du Kapaonik[51]. Cette partie de la Serbie, découpée dans tous les sens par des vallées rayonnantes et toute hérissée de cimes aux arêtes aiguës, est fort pittoresque. En outre, le pays est embelli par de vieilles ruines et d'anciennes forteresses comme celle d'Oujiza, enfermant tout un versant de montagnes dans un dédale de murailles et de tours. Malheureusement ces fortifications n'ont guère servi à protéger le pays. C'est la terre de Serbie qui a été le plus fréquemment ravagée pendant les guerres de ce siècle; après cinquante années de paix, elle ne se repeuple encore que très-faiblement. [Note 51: Altitudes de la Serbie: Kapaonik........................ 1,892 mètres. Stol, au sud des Portes de Fer.. 1,250 » Rtanj........................... 1,233 » Belgrade........................ 35 » ] Jadis la Serbie était une des contrées les plus boisées de l'Europe; tous ses monts étaient revêtus de chênes. «Qui tue un arbre, tue un Serbe», dit un fort beau proverbe, qui date probablement de l'époque où les rayas opprimés se réfugiaient dans les forêts et où de «saints arbres» leur servaient d'églises; malheureusement ce proverbe s'oublie, et déjà le déboisement est consommé en maint district des montagnes; la roche s'y montre à nu comme dans les Alpes de la Carniole et de la Dalmatie. Quand le paysan a besoin d'une branche ou d'une touffe de feuillage, il abat l'arbre entier; pour alimenter un feu nocturne, les bergers ne se contentent pas d'amasser le bois sec, il leur faut tout un chêne. Après les bergers, la chèvre et le porc sont les deux grands ennemis, de la végétation forestière; un de ces animaux broute les jeunes tiges et dévore les feuilles, tandis que l'autre fouille au pied des troncs et met les racines à nu. Quand un vieil arbre tombe, renversé par la tempête ou coupé par les bûcherons, aucun rejeton ne le remplace. Il est vrai que des lois récentes protègent la forêt contre une exploitation barbare, mais ces lois, rarement appliquées par les communes, sont à peu près sans force. En quelques districts, on est obligé déjà d'importer de la Bosnie le bois de chauffage. La détérioration du climat a été la conséquence naturelle du déboisement à outrance. D'après le récit d'un voyageur anglais du dix-septième siècle, Edward Brown, la Morava était navigable dans la plus grande partie de son cours et de nombreuses embarcations de commerce la remontaient et la descendaient en toute saison. Actuellement la portée de ses eaux est trop irrégulière pour qu'il soit possible d'y organiser un service de batellerie. Peut-être faudrait-il voir dans cette détérioration du régime fluvial un effet du déboisement des montagnes de la Serbie. En se privant de sa parure de grandes forêts, la Serbie a du moins pu se débarrasser en même temps des bêtes sauvages qui les infestaient; les loups, les ours, les sangliers, nombreux autrefois, ont à peu près disparu de la contrée; ceux que l'on rencontre encore de temps en temps viennent sans doute des forêts de la Syrmie, en passant au fort de l'hiver sur la Save glacée. Un silence étonnant plane d'ordinaire sur les campagnes de la Serbie; les oiseaux chanteurs même y sont rares. Peu à peu les caractères de la faune et de la flore serbes perdent leur originalité. L'introduction des plantes cultivées et des animaux domestiques de l'Austro-Hongrie tend de plus en plus à faire ressembler extérieurement la Serbie aux contrées de l'Allemagne du Sud. D'ailleurs les climats diffèrent peu. Quoique située sous la même latitude que la Toscane, la Serbie est loin de jouir d'une température italienne; le rempart des montagnes de la Dalmatie et de la Bosnie la prive de l'influence vivifiante des vents chauds et humides du sud-ouest, tandis que les vents secs et froids des steppes de la Russie soufflent librement par-dessus les plaines valaques, en longeant la base des Alpes transylvaines. L'acclimatement est assez pénible aux étrangers, à cause des brusques écarts de température[52]. [Note 52: Température moyenne à Belgrade...... 9° C. Températures extrêmes............... 41° et -16° » Écart............................... 57° » ] [Illustration: BELGRADE.] La Serbie ne renferme qu'une faible proportion de tous les Serbes de l'Europe orientale, mais c'est probablement avec raison que les habitants se considèrent comme les représentants les plus purs de leur race. Ce sont, on général, des hommes de belle taille, vigoureux, larges d'épaules, portant fièrement la tête. Les traits sont accusés, le nez est droit et souvent aquilin, les pommettes sont un peu saillantes; la chevelure, rarement noire, est fort abondante et bien plantée; l'oeil perçant et dur, la moustache bien fournie donnent à toutes les figures une apparence militaire. Les femmes, sans être belles, ont une noble prestance, et leur costume semi-oriental se distingue par une admirable harmonie des couleurs. Même dans les villes, quelques Serbiennes ont su résister à l'influence toute-puissante de la mode française et se montrent encore avec leurs vestes rouges, leurs ceintures et leurs chemisettes brodées de perles et ruisselantes de sequins, leur petit fez si gracieusement posé sur la tête et fleuri d'un bouton de rose. Malheureusement, la coutume du pays exige que la femme serbe ait une opulente chevelure noire et le teint éblouissant d'éclat. A la campagne comme dans les villes, le fard et les fausses tresses sont d'un usage universel; même les paysannes des villages les plus écartés se teignent les cheveux, les joues, les paupières et les lèvres, le plus souvent au moyen de substances vénéneuses qui détériorent la santé. Les plus riches campagnardes ont en outre le tort de faire étalage de leur fortune sur leurs vêtements et de gâter leur costume par un excès d'ornements d'or et d'argent et de colifichets de toute espèce. Dans certains districts, les fiancées et les jeunes femmes ont la coiffure la plus étrange qui ait jamais enlaidi tête féminine. La chevelure est recouverte d'un énorme croissant renversé dont la forme en carton est chargée de bouquets, de feuillages, de plumes de paon et de roses artificielles aux pétales en pièces d'argent. Sous cette lourde parure, qui symbolise peut-être le «fardeau du mariage», la pauvre femme n'avance qu'en chancelant, et pourtant elle est condamnée à porter ce bonnet de fête pendant toute une année, souvent même jusqu'à ce qu'elle devienne mère; les jours de danse, elle doit se soumettre à la torture d'avoir la tête martelée par ce poids qui saute et retombe sur son crâne à chaque mouvement des pas. Ainsi le veut la coutume. Les Serbes se distinguent très-honorablement parmi les peuples de l'Orient par la noblesse de leur caractère, la dignité de leur attitude et leur incontestable bravoure. Certes, il faut que leur énergie passive soit grande pour qu'ils aient pu résister à des siècles d'oppression et reconquérir leur indépendance dans les conditions d'isolement et de misère où ils se trouvaient au commencement du siècle. De l'ancienne servitude ils n'ont gardé, dit-on, que la paresse et la prudence soupçonneuse, mais ils sont honnêtes et véridiqes; il est difficile de les tromper, mais ils ne trompent jamais. Égaux jadis sous la domination du Turc, ils sont restés égaux dans la liberté communes «Il n'y a point de nobles parmi nous, répètent-ils souvent, car nous le sommes tous!» Ils se tutoient fraternellement dans leur belle langue sonore et claire, bien faite pour l'éloquence, et se donnent volontiers les noms de la plus intime parenté. Le prisonnier même est un frère pour eux. Ainsi, quand un condamné serbe n'a point vu ses parents au tribunal, on lui accorde facilement, sur, sa parole d'honneur, d'aller visiter sa famille. Quoique libre de toute surveillance, il ne manque jamais d'être fidèle au rendez-vous de la prison. Les liens de la famille ont une grande force en Serbie; de même ceux de l'amitié. Quoique les Serbes aient en général une grande répugnance à prononcer un serment, il arrive souvent que des jeunes gens, après s'être éprouvés mutuellement pendant une année, se jurent une amitié fraternelle à la façon des anciens frères d'armes de la Scythie, et cette fraternité de coeur est encore plus sacrée pour eux que celle du sang. Un fait remarquable et qui témoigne de la haute valeur morale des Serbes, c'est que leur esprit de famille et leur respect de l'amitié ne les ont pas entraînés, comme leurs voisins les Albanais, en d'incessantes rivalités de talion et de vengeance. Le Serbe est brave; il est toujours armé; mais il est pacifique, il ne demande point le prix du sang. Toutefois, pas plus que les autres hommes, il n'est parfait. Que de routine encore dans les campagnes! Que d'ignorance et de superstitions! Les paysans croient fermement aux vampires, aux sorciers, aux magiciens, et pour se garantir des mauvaises influences, ils prennent bien soin de se frotter d'ail à la veille de Noël. Les cultivateurs de la Serbie, comme ceux de toutes les autres contrées de la Slavie du Sud, possèdent la terre en communautés familiales. Ils ont conservé l'ancienne _zadrouga_, telle qu'elle existait au moyen âge, et, plus heureux que leurs voisins de la Slavonie et des montagnes dalmates, ils n'ont pas à lutter contre les embarras suscités par le droit romain ou germanique. Au contraire, la loi serbe les protège dans leur antique tenure du sol; lors des conflits d'héritage, elle place même la parenté élective créée par l'association au-dessus des liens de la parenté naturelle. Le patriotisme serbe demande aussi qu'il ne soit point dérogé aux vieilles coutumes nationales. Dans leurs délibérations, les délégués du parlement ou Skoupchtina prennent toujours soin de respecter le principe slave de la propriété commune du sol; ils y voient avec raison le moyen le plus sûr de garantir leur pays de l'invasion du paupérisme. C'est donc en Serbie qu'il faut se rendre pour étudier les communautés agricoles dans leur fonctionnement normal. Nulle part la vie de famille n'offre plus de gaieté, de naturel, de tendresse intime. Après le rude travail de la journée, chaque soir est une fête; alors les enfants se pressent en foule autour de l'aïeul pour entendre les légendes guerrières des temps anciens, ou bien les jeunes hommes chantent à l'unisson en s'accompagnant de la guzla. Tous ceux qui font partie de l'association sont considérés comme formant une même famille. Le _starjechina_ ou gérant de la communauté est le tuteur naturel de chaque enfant, et comme les parents eux-mêmes, il est tenu d'en faire des «citoyens bons, honnêtes, utiles à la patrie». Et malgré tous ces avantages, malgré la faveur des lois et de l'opinion, le nombre des zadrougas diminue d'année en année. L'appel du commerce et de l'industrie, le tourbillon de plus en plus actif de la vie sociale qui s'agite au dehors, troublent la routine habituelle de ces sociétés, et le fonctionnement en devient de plus en plus difficile. Il semble probable qu'elles ne pourront se maintenir sous leur forme actuelle. La contrée n'est pas habitée uniquement par des Serbes. Une grande partie de la Serbie orientale appartient ethnologiquement à la race envahissante des Valaques. De tout temps, beaucoup de Zinzares ou Roumains du Sud ont vécu dans le pays en petites colonies de maçons, de charpentiers, de briquetiers; mais ils sont maintenant dépassés en nombre par les Roumains du Nord. Après la guerre de l'indépendance, de vastes terrains ravagés se trouvèrent sans maîtres, le gouvernement serbe eut la bonne idée de les offrir gratuitement aux paysans roumains qui s'engageraient à les cultiver. Des multitudes de Valaques s'empressèrent d'accepter, et fuyant le «règlement organique» par lequel leur patrie les condamnait à un véritable esclavage, ils repeuplèrent bientôt en foule les villages abandonnés et rendirent aux campagnes leur parure de moissons. Laborieux, économes et plus riches d'enfants que les Serbes, ils gagnent peu à peu autour d'eux et déjà quelques-unes de leurs colonies ont franchi la Morava. De même que dans le Banal et les autres contrées de la Slavie du Sud, un grand nombre de villages, serbes jadis, sont devenus roumains; en outre, beaucoup de familles, dont les noms indiquent, clairement l'origine slave, ont oublié leurs ancêtres et se sont complètement latinisés. Les Roumains immigrés mettent aussi beaucoup de zèle à instruire leurs enfants, et dans leur district les'écoles sont deux fois plus nombreuses que dans le reste de la Serbie, quoique l'enseignement s'y fasse en langue slave. Il est remarquable que les colons roumains réussissent mieux en Serbie que les immigrants serbes eux-mêmes. Les Slaves venus par milliers de la Hongrie et de la Slavonie, pour échapper au gouvernement des Magyars et faire partie de la nation indépendante, se sont, en général, appauvris dans leur nouveau milieu. [Illustration: POPULATIONS DE LA SERBIE ORIENTALE.] Attirés par la liberté serbe, des colons bulgares viennent s'établir aussi, en dehors des frontières turques, dans les vallées du Timok et de la Morava. On les apprécie fort à cause de leur industrie, et ceux d'entre eux qui descendent des montagnes de l'intérieur, pour gagner petitement leur vie à la façon des Auvergnats, s'en retournent régulièrement avec d'assez fortes économies. A l'est de la Serbie, quelques enclaves sont exclusivement habitées par des Bulgares; mais, sous la pression de leurs voisins plus civilisés, ils perdent graduellement l'usage de leur idiome maternel. Un grand nombre de villages, incontestablement bulgares, ne parlent plus que la langue de la contrée dont ils dépendent politiquement; d'ailleurs la loi impose l'usage du serbe dans leurs écoles. La limite des idiomes diffère à présent fort peu de la frontière conventionnelle tracée entre les deux pays. Ça et là, seulement, se trouvent quelques petites enclaves bulgares; près d'Alexinatz, dans un petit vallon tributaire de la Morava, il existe aussi une faible colonie d'Albanais. En outre, plus de trente mille Tsiganes ou Bohémiens, domiciliés presque tous et professant la religion grecque, comme les Serbes eux-mêmes, sont disséminés dans toutes les parties de la contrée; une de leurs principales occupations est la fabrication des briques. Quant aux Juifs espagnols, jadis fort nombreux à Belgrade, ils se sont presque tous retirés à Zemun ou Semlin, sur le territoire autrichien; des Israélites allemands et hongrois les ont remplacés. Prise en masse, la société serbe est prospère. Depuis l'indépendance la population a plus que doublé: elle augmente de plus de 20,000 personnes par année, grâce à l'excédant des naissances sur les morts. Toutefois il s'en faut encore de beaucoup que le pays égale les plaines hongroises et valaques pour la densité de la population. A peine un huitième du sol de la Serbie est en culture, et presque partout le mode d'exploitation est des plus barbares: sauf dans les vallées les plus fertiles, comme celles du bas Timok, une jachère annuelle succède à chaque moisson. Les exportations de la Serbie témoignent de cet état rudimentaire de l'économie rurale: elles consistent principalement en porcs mal engraissés que l'on expédie en Allemagne, par centaines de milliers, des jetées de Belgrade et de Semederevo. La vente de ces animaux est le revenu le plus clair des paysans de la Serbie; néanmoins ils ont commencé dans ces dernières années à fournir une certaine quantité de blé aux marchés de l'Europe occidentale. Sans les mercenaires bulgares qui viennent chaque année passer la saison des labours et des récoltes dans les campagnes de la Serbie, c'est à peine si les habitants auraient de quoi se nourrir[53]. [Note 53: Commerce de la Serbie, en 1872: Importation.. 31,000,000 fr. Exportation.. 33,000,000 fr. Total.. 64,000,000 fr. Richesse totale de la Serbie, évaluée en 1863..... 230,000,000 fr.] Si ce n'est à Belgrade, l'industrie de la contrée est encore dans l'enfance. Le Serbe a le grand tort de mépriser les travaux manuels autres que ceux de l'agriculture: s'il tient d'ordinaire les Allemands en médiocre estime, ce serait même, dit-on, parce que la plupart de ceux-ci viennent travailler comme artisans dans les villes de la Serbie. Les jeunes gens ayant quelque culture briguent surtout des places dans l'administration et contribuent à développer ce fléau de la bureaucratie, qui fait tant de mal dans la monarchie austro-hongroise. Mais beaucoup d'étudiants, revenus des universités de l'étranger, s'occupent aussi de répandre l'instruction dans le pays, et de très-grands progrès ne cessent de s'accomplir à cet égard; on peut dire qu'ils sont immenses depuis l'époque, encore récente (1839), où le souverain lui-même avouait ne savoir pas écrire. Les écoles et les collèges ont fait de la Serbie le foyer intellectuel de tout l'intérieur de la péninsule turque, et les enfants bosniaques et bulgares viennent s'y instruire en foule. Certes la crasse ignorance et les superstitions d'autrefois sont encore bien loin d'être dissipées, mais il est au moins une chose que connaissent tous les Serbes, c'est l'histoire sommaire de leurs aïeux, depuis l'invasion des Slaves dans le monde gréco-romain jusqu'aux glorieux événements de la guerre d'indépendance. L'ambition des Serbes est de faire disparaître de leur pays tout ce qui rappelle l'ancienne domination musulmane; ils s'y appliquent avec une persévérante énergie, et l'on peut dire qu'au point de vue matériel cette oeuvre est à peu près terminée. Belgrade «la Turque» a cessé d'exister; elle est remplacée par une ville occidentale, comme Vienne et Bude-Pest; des palais de style européen s'y élèvent au lieu des mosquées à minarets et à coupoles; de magnifiques boulevards traversent les vieux quartiers aux rues sinueuses, et les belles plantations d'un parc recouvrent l'esplanade où les Turcs dressaient les poteaux chargés de têtes sanglantes. Chabatz, sur la Save, est aussi devenue un «petit Paris», disent ses habitants; sur le Danube, la ville de Pozarevatz, célèbre dans l'histoire des traités sous le nom de Passarovitz, s'est également transformée. Semederevo (Semendria), d'où partit le signal de l'indépendance en 1806, a dû se rebâtir en entier, puisqu'elle avait été démolie pendant la guerre. Dans l'intérieur des terres les changements se font avec plus de lenteur, mais ils ne s'en accomplissent pas moins, grâce aux routes qui commencent à s'étendre en réseau sur toute la contrée. De même, au moral, le Serbe s'arrache de plus en plus au fatalisme turc. Naguère encore c'était un peuple de l'Orient: par le travail et l'initiative, il appartient désormais au monde occidental. Politiquement, la Serbie est une monarchie héréditaire, dont la constitution ressemble à celle des autres monarchies parlementaires de l'Europe. Le prince ou _kniaz_ gouverne avec le concours de ministres responsables, promulgue les lois, les élabore avec le Sénat ou Conseil d'État, nomme aux emplois publics, commande l'armée, signe les traités. Il jouit d'un revenu de 504,000 francs. A. défaut de descendance masculine, son successeur sera choisi directement par le peuple serbe. La _Skoupchtina_ ou assemblée nationale, dont l'origine remonte aux premiers temps de la monarchie serbe, est composée de 134 membres, dont un quart nomme directement par le souverain; 101 membres sont élus par les citoyens serbes. Tout homme majeur et payant l'impôt est électeur; le suffrage est donc à peu près universel. Outre ce parlement national, qui exerce le pouvoir législatif conjointement avec le prince, chaque commune ou _obtchina_, composée des diverses associations familiales, possède aussi son petit parlement, dont l'autonomie est presque absolue dans les affaires locales: c'est dans ces assemblées de villages que se forme l'esprit public et que se préparent en réalité les votes de la Skoupchtina. La constitution prévoit aussi, pour les grands événements politiques, l'élection directe par le peuple d'une skoupchtina extraordinaire, composée du quadruple des membres. D'ailleurs les affaires sont relativement bien gérées, et ce qui le prouve, c'est que seule entre tous les États de l'Europe la Serbie n'a point de dette publique[54]. [Note 54: Budget de la Serbie en 1874: Recettes........... 14,700,000 fr. Dépenses........... 14,700,000 » ] Tous les cultes sont libres; néanmoins la religion catholique grecque est dite religion de l'État. Elle reconnaît pour son chef nominal le patriarche de Constantinople; mais depuis 1376 elle a pris le titre «d'autocéphale» et se gouverne elle-même par un synode, composé de l'archevêque de Belgrade, métropolitain de Serbie, et des trois évêques diocésains d'Oujiza, de Negotin et de Chabatz. Le métropolitain est nommé directement par le kniaz et pourvoit, avec le reste du synode, aux sièges vacants, mais sous réserve de la sanction du prince. Les hauts dignitaires de l'Église sont payés, tandis que les simples prêtres vivent du casuel. Les moines, peu nombreux d'ailleurs, ont pour revenu le produit de terrains appartenant aux monastères; mais une récente décision de la Skoupchtina a supprimé tous les couvents, à l'exception de cinq où les religieux seront recueillis jusqu'à leur mort. Les rentes des anciennes propriétés de main-morte doivent être appliquées à l'entretien des écoles. En Serbie tous les hommes valides font partie de l'armée. Mais, à proprement parler, l'armée permanente, d'au plus quatre mille hommes, n'est qu'un ensemble de cadres dans lesquels auraient à s'enrégimenter au besoin tous les corps de milice nationale. Le premier ban de la milice, composé du quart des citoyens de vingt à cinquante ans, prend part chaque année à des exercices militaires; il est immédiatement mobilisable. Le deuxième ban est organisé de manière à pouvoir être réuni sous les drapeaux dans l'espace d'un mois. En cas de danger national, la Serbie pourrait facilement mettre debout de cent à cent cinquante mille hommes: c'est peut-être l'État d'Europe dont, toute proportion gardée, l'organisation militaire est la plus forte. La Serbie est divisée administrativement en dix-sept départements ou cercles (_okroujié_): Population Cercles. Chefs-lieux. Superficie. Cantons. Communes. en 1866. Alexinatz.... Alexinatz.... 2,148 kil. car. 3 44 46,910 Belgrade..... Belgrade..... 1,707 » 5 56 61,713 Cserna-Rjeka. Zaïtchar..... 2,753 » 2 36 51,966 Jagodina..... Jagodina..... 1,597 » 3 68 61,272 Knjatchevatz. Knjatchevatz. 1,817 » 2 53 96,626 Kragoujevatz. Kragoujevalz. 2,863 » 4 82 67,849 Kraïna....... Negotin...... 2,974 » 4 71 66,063 Krouohevatz.. Krouchevalz.. 2,533 » 4 56 48,176 Podrinje..... Losnitza..... 1,267 » 3 28 142,466 Pozarevatz... Pozarevatz... 3,634 » 7 150 47,263 Rudnik....... Milanovatz... 1,927 » 5 47 71,192 Chabatz...... Chabatz...... 2,313 » 3 47 57,438 Smederevo.... Smederevo.... 1,156 » 2 54 57,969 Tchatchak.... Tchatchak.... 3,744 » 4 49 54,868 Tjuprija..... Tjuprija..... 2,092 » 2 70 104,808 Onjiza....... Oujiza....... 6,057 » 6 83 81,271 Vajjevo...... Valjevo...... 2,953 » 4 68 20,133 Belgrade (ville).................. » 1 1 25,089 _________________ __ _____ _________ 43,535 kil. car. 62 1,063 1,173,072 Population probable en 1875...... 1,386,000 habitants. Serbes................ 1,100,000 Roumains Valaques..... 160,000 » Zinzares..... 20,000 Bulgares.............. 50,000 Tsiganes.............. 30,000 Allemands............. 3,000 Juifs, Magyars, etc.. 3,000 II LA MONTAGNE NOIRE Pour nous Occidentaux cette contrée de l'Illyrie turque est généralement connue sous le nom italien de Monténégro que lui donna jadis Venise, et qui d'ailleurs est une traduction du mot slave des indigènes, Csernagora ou «Montagne Noire». Quelle est l'origine de ce nom, bizarre en apparence, puisqu'il s'applique à des monts calcaires dont les teintes blanches ou grisâtres frappent même le voyageur qui vogue au loin sur l'Adriatique? Suivant les uns, le mot de Montagne Noire doit se prendre au figuré et signifierait Montagne des Proscrits ou «Mont des Hommes Terribles»; suivant les autres, il prouverait que les roches de ces contrées, nues aujourd'hui, étaient autrefois noires de sapins. Les Monténégrins n'ont jamais été asservis par les Turcs. Tandis que tout le reste du grand empire serbe était envahi par les Osmanlis, eux seuls, grâce à la citadelle de montagnes dans laquelle ils avaient cherché refuge, ont pu maintenir leur indépendance. Souvent ils ont accepté des patrons; longtemps même ils ont été sous la protection, mais non sous la dépendance, de la république de Venise; ils ne se sont point courbés devant le sultan, et, tantôt par la force des armes, tantôt par l'appui de puissances étrangères, ils ont continué d'occuper en toute souveraineté leurs hautes vallées des Alpes Illyriennes. Toutefois ces monts protecteurs qui ont fait leur force contre l'ennemi, font aussi leur faiblesse en les isolant du reste du monde et en les retenant, à cause du manque de communications, dans leur barbarie primitive. D'un côté, les Monténégrins sont séparés de leurs frères de la Serbie par une barrière de cimes très-élevées et par une bande de territoire turc; de l'autre, les montagnes autrichiennes des bouches de Cattaro leur défendent l'accès de l'Adriatique: leur mer à eux est le petit lac de Skodra (Scutari), qu'alimenté la rivière nationale, la Zeta, unie à la Moratcha. S'ils n'avaient rien à craindre pour leur indépendance en descendant vers la mer et les plaines, leurs plateaux seraient bientôt abandonnés aux pâtres. La partie orientale du Monténégro, dite les Berda ou Brda, que parcourent la Moratcha et ses affluents, est d'un accès relativement facile. Ses vallées, dominées au nord par les pyramides dolomitiques du Dormitor, à l'est par la masse arrondie du Kom, ressemblent à celles de la plupart des autres pays de montagnes: ce sont les mêmes bassins ouverts succédant à d'étroits défilés, les mêmes sinuosités, les mêmes vallons latéraux, les mêmes cirques ravinés où se réunissent les premières eaux des torrents. Mais la partie occidentale du pays, la «Montagne Noire» proprement dite, présente un aspect tout différent. C'est un dédale de cavités, de vallons et de simples trous séparés les uns des autres par des remparts calcaires de hauteurs inégales, hérissés de pointes, coupés de précipices, veinés dans tous les sens d'étroites fissures où se glissent les couleuvres. Les montagnards du pays sont les seuls à pouvoir se guider dans cet inextricable labyrinthe. «Quand Dieu créa le monde, disent-ils en riant, il tenait à la main un sac plein de montagnes; mais le sac vint à crever précisément au-dessus du Monténégro, et il en tomba cette masse effroyable de rochers que vous voyez!» [Illustration: MONTENEGRO ET LAC DE SKODRA.] Contemplée à vol d'oiseau, la Montagne Noire ressemble à un «vaste gâteau de cire aux mille alvéoles» ou bien à un tissu aux mille cellules. Ce sont les eaux pluviales qui ont ainsi excavé le plateau en une multitude de cuvettes rocheuses. Ici elles ont évidé de larges vallées, ailleurs seulement d'étroites _raudinas_ formant de véritables puits. Pendant les saisons très-pluvieuses ces eaux s'amassent en lacs temporaires qui recouvrent les prairies et les cultures; mais d'ordinaire elles s'écoulent immédiatement à travers les broussailles dans les puisards de la roche calcaire, pour aller former ces belles sources d'eau bleue que l'on voit jaillir au bas de la montagne, sur les bords des golfes de Cattaro. La Zeta, la rivière par excellence du Monténégro, est elle-même formée des ruisseaux qui se sont engouffrés au nord dans les entonnoirs de la vallée de Niksich et qui coulent en un lit inconnu par-dessous la montagne de Planinitsa. Les plateaux de la Carniole, certaines régions des Basses-Alpes françaises et maintes autres contrées montagneuses ont la même structure alvéolaire que le Monténégro; mais nulle part on ne voit un plus grand nombre de petits bassins juxtaposés en un vaste système. Le voyageur est d'autant plus frappé de toutes ces inégalités du plateau, de ces montées et de ces descentes sans fin, que les chemins sont d'abominables sentiers aux pierres roulantes ou des escaliers de roches bordés de précipices. La capitale du Monténégro, la petite bourgade de Cettinje, où l'on compte un peu plus de cent maisons, est elle-même située au coeur des montagnes dans un de ces bassins d'origine lacustre, et pour y monter il faut se livrer à une pénible escalade. Naguère les Monténégrins se gardaient bien d'améliorer leurs chemins et de rendre leurs villages facilement accessibles: là où passent les voitures, les canons de l'ennemi peuvent passer aussi. Toutefois les nécessités du commerce et les convenances de la petite cour monténégrine ont fait récemment construire une route carrossable de Cettinje à Cattaro. Quoique frères des Serbes du Danube, les habitants de la Montagne Noire se distinguent par des traits spéciaux qu'ils doivent à leur vie de combats incessants, à l'élévation et à l'âpreté du sol qui les nourrit, et sans doute aussi au voisinage des Albanais. Le Monténégrin n'a pas les allures tranquilles du Serbe de la plaine: il est violent et batailleur, toujours prêt à mettre la main sur ses armes; à sa ceinture il a tout un arsenal de pistolets et de couteaux; même en cultivant son champ il a la carabine au côté. Récemment encore il exigeait le prix du sang. Une égratignure même devait se payer, une blessure valait une autre blessure et la mort appelait la mort. Les vengeances se poursuivaient de génération en génération entre les diverses familles tant que le compte des télés n'était pas en règle de part et d'autre, ou qu'une compensation monétaire, fixée d'ordinaire par les arbitres à dix sequins par «sang», n'était pas dûment payée. De nos jours les cas de vengeance héréditaire sont devenus rares; mais, pour remplacer la justice coutumière, la loi édictée par le prince a dû se montrer d'une sévérité terrible: meurtriers, traîtres, rebelles, réfractaires, voleurs doublement récidivistes, incendiaires, infanticides, coupables de lèse-majesté, profanateurs du culte, tous sont également condamnés à la fusillade. Comparé au Serbe danubien, le Csernagorsque est encore un barbare. Il est également moins beau. Les femmes ne se distinguent pas non plus par la régularité des traits; elles n'ont pas la figure noble de leurs compatriotes de la Serbie, mais elles ont en général plus de grâce et d'élasticité dans les mouvements. Elles sont très-fécondes; aussi, quand une famille est trop nombreuse, arrive-t-il fréquemment que les amis de la maison adoptent un ou plusieurs enfants. Avant l'invasion des Osmanlis, les hauts bassins du Monténégro n'étaient pas encore la demeure de l'homme; les bergers et les bandits étaient les seuls qui en parcourussent les pâturages et les forêts. Mais, pour éviter l'esclavage, les habitants des vallées inférieures durent se réfugier au milieu de ces roches élevées, sous l'âpre climat des hauteurs, et tâcher d'y maintenir leur existence par la culture et l'élève des bestiaux, maintes fois aussi par le brigandage. L'exploitation barbare d'un sol d'ailleurs peu fertile ne pouvant procurer aux Monténégrins que de maigres récoltes, le pays est trop peuplé en proportion de ses faibles ressources; souvent la disette prend les proportions d'une véritable famine. De nombreux Uscoques, c'est-à-dire des fugitifs bosniaques échappés au joug des Musulmans, accroissent encore la misère en diminuant la part de terrains cultivables qui revient à chacun. Il a fallu diviser le sol en propriétés particulières, en innombrables parcelles; quant aux pâturages, ils sont encore en commun, suivant la vieille coutume serbe. D'après les recensements officiels, il y aurait environ deux cent mille habitants dans la Montagne Noire. Ces statistiques ont été peut-être un peu forcées dans l'intention d'effrayer les Turcs par un nombre fantastique de guerriers, comme l'ont fait en maintes occasions des batteries de troncs d'arbres simulant des bouches à feu; mais la population monténégrine ne s'élevât-elle qu'à cent vingt ou cent quarante mille habitants, elle serait déjà trop considérable pour cette région de montagnes[55]. Aussi les incursions armées des Csernagorsques dans les vallées limitrophes étaient-elles pour ainsi dire une nécessité économique. Souvent il n'y avait pas de choix: il fallait mourir de faim ou périr sur le champ de bataille. Les Monténégrins choisissaient cette dernière alternative. La mort violente les effrayait si peu qu'ils la souhaitaient au nouveau-né. «Puisse-t-il ne pas mourir dans son lit!» tel était le voeu que formulaient les parents et les amis à côté du berceau de l'enfant. Et lorsqu'un homme avait pourtant la malchance de succomber à la maladie ou à la vieillesse, on se servait d'un euphémisme pour déguiser le genre de mort: «Le Vieux Meurtrier l'a tué!» C'est ainsi qu'on tâchait d'excuser le défunt. [Note 55: Superficie du Monténégro....... 4,427 kilomètres carrés. Population en 1864............. 196,000 habitants. Population kilométrique........ 44 » ] Les expéditions guerrières des Csernagorsques, annuelles ou même continues avant que l'Europe n'y eût mis un terme, n'étaient en réalité que des récoltes à main armée. C'est pour vivre qu'ils ont envahi au nord, dans l'Herzégovine, les vallées de Grahovo et de Niksich; c'est pour avoir du pain qu'ils ont à tant de reprises cherché à conquérir les terres fertiles de la Basse Moratcha et les bords du lac de Skodra; c'est également pour assurer leur existence qu'ils ne cessent de réclamer le petit port de Spitsa, qui leur donnerait un débouché vers la mer et leur permettrait d'importer librement le sel, la poudre et les autres articles que leur vendent à beaux deniers les marchands de Cattaro. Poussées par la nécessité, des familles de Monténégrins allaient jusqu'à cultiver des terres sous le canon des forteresses turques: la garnison leur tirait dessus, mais les travailleurs restaient à leur poste. Celui qui s'enfuyait avait à payer une forte amende et mettait un tablier de femme. Mais, depuis que l'Europe entière a dû se mêler des conflits qui éclataient à tout propos entre les Monténégrins et les Musulmans leurs voisins, la frontière de la Csernagore a été strictement délimitée, et maintenant elle est devenue assez sûre pour que des voyageurs puissent se hasarder sans crainte dans les contrées, naguère inabordables, qui s'étendent à l'est du Monténégro. Les habitants de la montagne sont bien forcés de s'entendre parfois avec leurs voisins de la plaine pour faire échange de bons offices: en été ils permettent aux gens du littoral de mener leurs bestiaux sur les hauts pâturages, tandis qu'en hiver ils descendent eux-mêmes et sont accueillis en amis. Le commerce légitime contribue aussi à nourrir les Csernagorsques. C'est le Monténégro qui fournit Trieste et Venise des viandes fumées de chèvre et de mouton que demande la marine pour ses approvisionnements; il expédie aussi chaque année environ 200,000 têtes de petit bétail, ainsi que des peaux, des graisses, le poisson salé de son lac, du fromage, du miel, du sumac, de la poudre insecticide. Ses exportations annuelles sont évaluées à plus d'un million, et ces expéditions se font, pour une forte part, au compte des Csernagorsques eux-mêmes, qui s'associent pour ce trafic avec les armateurs de Cattaro. En outre, le Monténégrin, comme son voisin l'Albanais, émigré pour aller dans les grandes villes chercher les petits profits que ne lui procurerait jamais son pays. On compte des milliers d'émigrants de la Montagne Noire à Constantinople: ils y exercent les métiers de porte-faix, de manoeuvres, de jardiniers, et vivent du reste en fort bonne intelligence avec le Turc, «l'ennemi héréditaire de leur race.» En temps de paix, ils émigrent aussi dans toutes les grandes villes de l'Empire Ottoman; ils sont même assez nombreux en Égypte. Les seuls étrangers qui résident en groupes considérables dans la Montagne Noire sont des Tsiganes; ils ressemblent d'ailleurs complètement aux Serbes du pays: ils ont même langue, même costume, même religion, mêmes moeurs; ils ne diffèrent que par le métier, car ils sont tous forgerons et serruriers. Nul Monténégrin ne voudrait exercer leur profession méprisée. Ils sont tenus à l'écart et n'ont point le droit de se marier dans les familles des Serbes. Le gouvernement de Monténégro est un mélange bizarre de démocratie, de féodalité et de pouvoir absolu. Les citoyens, tous armés, s'abordent avec des allures d'égaux, mais ils sont loin de l'être. Les diverses classes qui composent la nation subissent toujours l'autorité des familles puissantes; de son côté, le souverain, soutenu par l'influence de la Russie, et même subventionné par elle comme fonctionnaire de l'État, ne s'est pas fait faute d'imiter le tsar en concentrant tous les pouvoirs en sa personne. En sa qualité de «Seigneur saint», il s'approprie les deux tiers du revenu national. Le sénat ou _sovjet_ qui l'assiste pour élaborer les décrets est un conseil consultatif nommé par le prince et composé d'officiers. La _skoupchtina_ est une simple réunion des doyens des tribus, venus pour écouter et applaudir le «discours du trône». Toutefois depuis 1851 le _kniaz_ a ceseé de cumuler le titre d'évêque ou _vladika_ avec ceux de grand-juge et de commandant des armées. La constitution de l'Église grecque interdisant le mariage aux évêques, le prince Danilo a dû, pour se marier, déléguer l'épiscopat à l'un de ses cousins. Tout le territoire monténégrin est organisé militairement, à peu près comme l'étaient naguère les «Confins» de la Croatie et de la Slavonie austro-hongroises. La population est divisée par groupes de combattants, tenus de marcher au premier signal. Tous les chefs, voïvodes, capitaines, centurions et décurions, sont en même temps administrateurs civils et juges. Ils infligent les amendes et en perçoivent leur part. Le pays se divise militairement et administrativement en huit _nahiés_. De ces nahiés, quatre: Bielopavlitchka, Piperska, Moratchkâ et Koulchka, se trouvent dans la vallée de la Moratcha et constituent les Berda. Les quatre autres, Katounska, Rietchka, Tsernitsa et Liechanska, occupent les hauts plateaux et forment la Montagne Noire proprement dite. A l'exception d'une nahié, toutes les autres se divisent en tribus, constituées par la réunion de plusieurs «parentés», subdivisées elles-mêmes en familles. CHAPITRE VIII L'ITALIE I VUE D'ENSEMBLE La péninsule italienne est une des contrées les plus nettement délimitées par la nature. Les Alpes qui l'enceignent au nord, des promontoires ligures à la péninsule montueuse de l'Istrie, s'élèvent en muraille continue, sans autre brèche que des cols situés encore dans la zone des forêts de pins, des pâturages ou des neiges. Ainsi que les deux autres presqu'îles du midi de l'Europe, la Grèce et l'Espagne, l'Italie était donc un petit monde à part, destiné par sa forme même à devenir le théâtre d'une évolution spéciale de l'humanité. Non-seulement le relief du sol limite parfaitement la péninsule latine, celle-ci se distingue aussi de tous les pays transalpins par le charme du climat, la beauté du ciel, la richesse des campagnes; dès que l'habitant d'outre-mont a franchi la crête de séparation et commence à descendre sur les pentes ensoleillées, il s'aperçoit que tout a changé, autour de lui; il est sur une terre nouvelle. Le contraste est plus grand que ne l'est, dans la plupart des régions de la Terre, celui des îles et du continent voisin. Grâce au rempart des Alpes qui la protège et aux mers qui l'entourent, l'Italie a donc pour ainsi dire une personnalité géographique bien distincte. Des plaines de la Lombardie aux côtes de la Sicile, tous ses paysages ont des traits de ressemblance et sont baignés de la même lumière: ils ont comme un air de famille; mais que d'oppositions charmantes et de variété pittoresque dans cette grande unité! La chaîne des Apennins, qui se soude à l'extrémité méridionale des Alpes françaises, est l'agent principal de tous ces contrastes. D'abord elle longe la mer comme un énorme mur s'appuyant de distance en distance sur de puissants contre-forts; puis elle se développe en un vaste croissant à travers la péninsule italienne, tantôt s'amincissant en arête, tantôt s'élargissant en massif, s'étalant en plateau ou se ramifiant en chaînons et en promontoires. Les vallées fluviales et les plaines la découpent dans tous les sens; des bassins lacustres, encore emplis d'eau ou déjà comblés par les alluvions, s'étendent à la base de ses rochers; des cônes volcaniques, se dressant au-dessus des campagnes, contrastent par la régularité de leur forme avec les escarpements inégaux de l'Apennin. La mer, invitée et repoussée tour à tour par les sinuosités du relief péninsulaire, découpe le littoral en une série de baies qui se succèdent avec une sorte de rhythme; presque toutes se développent en arcs de cercle réguliers d'un cap à l'autre cap. Au nord de la presqu'île, elles n'échancrent que faiblement les terres; au sud, elles s'avancent au loin dans les campagnes et s'arrondissent en véritables golfes. D'ailleurs cette forme de la Péninsule est relativement récente; une ancienne Italie granitique a probablement existé, mais elle n'est plus, et l'Italie actuelle est presque entière d'origine moderne, ainsi que le témoignent les roches qui constituent les Apennins, celles des chaînes parallèles et des plaines intermédiaires. C'est à l'époque éocène seulement que les divers îlots se sont unis en une presqu'île continue. Comparée à la Grèce, si bizarrement tailladée et déchiquetée, l'Italie, pourtant fort gracieuse, est d'une grande sobriété de lignes. Ses montagnes se prolongent en chaînes plus régulières; ses côtes sont beaucoup moins profondément échancrées; ceux de ses petits archipels que l'on pourrait comparer vaguement à la ronde des Cyclades sont peu nombreux, et ses trois grandes îles, la Sicile, la Sardaigne, la Corse, sont des terres de contours presque géométriques et d'aspect tout à fait continental. Par la configuration générale de ses rivages l'Italie marque précisément la transition entre la joyeuse Grèce et la grave Ibérie, plateau déjà presque africain. La situation géographique correspond ainsi au développement des formes. Dans son ensemble, la péninsule italienne présente un contraste remarquable avec la presqu'île des Balkhans. Tandis que celle-ci est tournée surtout vers la mer Égée et regarde l'orient, la partie vraiment péninsulaire de l'Italie, au sud des plaines lombardes, est au contraire beaucoup plus vivante par sa face occidentale: ce sont les bords de la mer Tyrrhénienne qui offrent les ports les plus nombreux et les plus sûrs; c'est sur cette mer, en libre communication avec l'Océan, que s'ouvrent les plaines les plus vastes et les plus fertiles, et par conséquent ce sont les campagnes situées à l'ouest des Apennins qui ont nourri les populations les plus actives, les plus intelligentes, celles dont le rôle politique a été plus considérable: c'est le côté de la lumière, tandis que le versant adriatique, tourné vers une mer presque fermée, un simple golfe, est pour ainsi dire le côté de l'ombre. Vers l'extrémité méridionale de la Péninsule, les plaines de l'Apulie à l'est sont, il est vrai, plus riches et plus populeuses que les régions montagneuses de la Calabre; néanmoins le voisinage de la Sicile ne pouvait manquer tôt ou tard d'assurer la prépondérance au littoral de l'occident. Aux temps de la grande influence de la Grèce, lorsque Athènes, les cités de l'Asie Mineure, les îles de la mer Égée, étaient le point de départ de toute initiative, les républiques tournées vers l'orient, Tarente, Locres, Sybaris, Syracuse, Catane, avaient sur les cités du littoral de l'ouest une incontestable prééminence. Ainsi la configuration physique de l'Italie a singulièrement aidé le mouvement historique de civilisation qui s'est porté du sud-est au nord-ouest, de l'Ionie vers les Gaules. Par le golfe de Tarente et les rivages orientaux de la Grande-Grèce et de la Sicile, l'Italie du sud était librement ouverte à l'influence hellénique; c'est de ce côté qu'elle a reçu la grande impulsion de vie. Plus au nord, la Péninsule fait pour ainsi dire volte-face vers l'ouest; et, par suite, le mouvement d'expansion des idées vers l'Europe occidentale s'est trouvé grandement facilité. Si l'Italie avait été différente par son relief et ses contours, la civilisation eût pris une direction tout autre. Pendant près de deux mille années, depuis l'abaissement de Carthage jusqu'à la découverte de l'Amérique, l'Italie est restée le centre du monde policé: elle a exercé l'hégémonie, soit par la force de la conquête et de l'organisation, comme le fit la «Ville Éternelle», soit, comme aux temps de Florence, de Gênes et de Venise, par la puissance du génie, la liberté relative des institutions, le développement des sciences, des arts et du commerce. Deux des plus grands faits de l'histoire, l'unification politique des peuples méditerranéens sous les lois de Rome et plus tard le rajeunissement de l'esprit humain, si bien nommé du nom de Renaissance, ont eu leurs principaux acteurs en Italie. Il importe donc de rechercher les conditions du milieu géographique auxquelles la péninsule latine doit le rôle prépondérant qu'elle a joué dans le monde pendant ces deux âges de la vie de l'humanité. Mommsen et d'autres historiens ont signalé l'heureuse position de Rome comme marché commercial. Dès la première période de son histoire, elle fut un entrepôt de denrées pour les populations voisines. Assise au centre d'un cirque de collines, sur les deux bords d'un fleuve navigable, en aval de tous les affluents et non loin de la mer, elle avait, en outre, l'avantage de se trouver sur la frontière commune de trois nationalités, les Latins, les Sabins et les Étrusques; lorsque, par la conquête, elle fut maîtresse de tout le pays environnant, son importance, comme lieu d'échanges, ne pouvait donc manquer d'être considérable. Mais, quelle que fût la valeur de ce trafic local, il n'eût pas suffi à faire de Rome une grande cité, Cette ville n'a point, comme Alexandrie, Constantinople ou Bombay, une de ces positions incomparables qui en font un point de convergence nécessaire pour les marchandises du monde entier. Pour le commerce général elle est même assez mal située. Les hauts Apennins qui s'élèvent en demi-cercle autour du pays romain étaient naguère un rempart difficile à franchir, et les trafiquants cherchaient à l'éviter; la mer voisine de Rome est fort inhospitalière, et le port d'Ostie n'est qu'un mauvais havre, où même les petites galères des temps anciens n'entraient point sans péril. Si le travail de l'homme n'était intervenu pour le creusement d'un canal maritime, de bassins artificiels, et la construction de môles et de jetées, jamais la bouche du Tibre n'eût pu servir au grand commerce. [Illustration: VUE GÉNÉRALE DE ROME.] La situation de Rome, comme centre d'échanges, n'explique donc la puissance de cette ville dominatrice que pour une bien faible part. Indépendamment des causes qui doivent être cherchées dans l'évolution historique du peuple lui-même, la vraie raison de la grandeur de Rome, ce qui lui a donné cette force prodigieuse pour l'assimilation politique de l'ancien monde, c'est la position absolument centrale qu'elle occupait, par rapport à trois grands cercles disposés régulièrement les uns autour des autres, et correspondant, pour la ville de Rome, à autant de phases de son développement dans l'histoire. Pendant les premiers temps de sa lutte, pour l'existence contre les cités voisines, la peuplade qui servit d'aïeule aux fiers citoyens romains se trouvait heureusement au centre d'un bassin bien limité, que bornent des montagnes peu élevées, mais de hauteur suffisante pour mettre à l'abri d'incursions soudaines. Quand Rome, victorieuse de tous ses voisins après de longs siècles de luttes, eut asservi ou bien exterminé les montagnards d'alentour, elle se trouva d'avance maîtresse des territoires du reste de l'Italie, car elle en occupait le milieu géographique et le centre de gravité naturel. Au nord s'étendait la vaste plaine des Gaules cispadane et transpadane; au sud étaient des régions montueuses et semées d'obstacles, mais où la résistance ne pouvait être efficace, car les peuplades barbares de ces plateaux et de ces montagnes avaient pour voisins immédiats, sur le pourtour de la Péninsule, les citoyens policés de villes grecques. Entre ces deux éléments si distincts l'alliance contre l'ennemi commun était impossible, et les villes helléniques elles-mêmes, dispersées sur un immense développement de côtes, ne surent pas s'unir pour résister. Les îles italiennes, la Sicile, la Corse, la Sardaigne, n'étaient pas non plus habitées par des populations assez cohérentes pour se soustraire à la puissance des Romains. Ainsi le deuxième cercle, celui de la conquête, vint s'ajouter au premier domaine, que l'on pourrait désigner sous le nom de cercle de croissance, et, par un avantage inestimable, il se trouva que les deux extrémités du monde italien, la plaine padane et la Sicile, étaient deux riches greniers de vivres. [Illustration: N° 46.--ROME ET L'EMPIRE ROMAIN.] Pourvue des approvisionnements nécessaires, Rome put donc continuer le cours de ses conquêtes. De même qu'elle est au centre de l'Italie, de même l'Italie est au centre de la Méditerranée. De toutes parts se fit sentir la force d'attraction de la grande cité: du côté de l'orient l'Illyrie, la Grèce, l'Égypte, du côté du sud la Lybie, la Maurétanie, à l'ouest l'Ibérie, au nord-ouest les Gaules, au nord les pays alpins, complétèrent bientôt le troisième cercle, celui de l'empire. Tant que dura l'équilibre géographique du monde méditerranéen, Rome garda sa puissance; mais les bornes de l'univers s'éloignèrent peu à peu. Dès que, par ses guerres contre les Parthes et ses invasions dans l'intérieur de la Germanie, Rome fut en contact, d'une part avec l'Orient, de l'autre avec ces régions sans bornes connues que parcouraient les barbares, la «Ville» par excellence cessa d'être le centre du monde, et la grande vie des nations européennes déplaça ses foyers vers le nord et le nord-ouest. Déjà vers la fin de l'empire Rome fut remplacée en Italie par Milan et Ravenne, et cette dernière ville devint le siége de l'exarchat, puis de l'empire des Goths. La déchéance de la cité des Césars était définitive. Il est vrai qu'aux empereurs succédèrent les papes, eux aussi pontifes suprêmes, quoique d'un culte nouveau; de même que l'ombre suit le corps, de même la tradition voulut prolonger les institutions politiques au delà du terme naturel de leur durée: l'unité de l'Église remplaça celle de l'empire. La souveraineté de Rome était devenue un véritable dogme, à la fois politique et religieux. Mais si les papes, gardant le gouvernement des âmes, résidaient toujours à Rome, c'est par delà les Alpes que pendant le moyen âge, et jusqu'au commencement de ce siècle, résidèrent les véritables maîtres du «saint empire romain». Ils n'allaient chercher en Italie que la consécration de leur puissance, mais la puissance même, c'est ailleurs qu'ils la trouvaient. En vain les peuples, habitués à l'obéissance, voulaient maintenir l'autorité de cette Rome qui les avait si longtemps dominés; la tentative ne reposait que sur une illusion. Non-seulement l'axe du monde civilisé, mais encore celui de l'Italie elle-même avait changé de place; c'est de Pavie, de Florence, de Gênes, de Milan, de Venise, de Bologne, de Turin même, que devait partir désormais la grande initiative. Si Rome, quoique déchue par la force des choses, a repris une certaine importance et même est redevenue capitale, c'est que l'Italie voulait en revendiquer le territoire à tout prix et que, par une sorte de superstition archéologique, elle cherche à prendre le nom de Rome pour symbole de sa puissance future. Mais quoi qu'on fasse, ce n'est plus là qu'un centre artificiel de l'Italie; depuis quinze cents ans, l'histoire a complétement changé toutes les conditions géographiques de la Péninsule. Pendant le cours de ce siècle, l'unité de l'Italie est devenue un grand fait politique, et désormais, sauf en quelques districts cisalpins où l'étranger domine encore, les frontières administratives du pays coïncident avec ses frontières naturelles. La puissance du fait accompli sert donc à mettre en lumière l'individualité géographique de l'Italie, et l'on s'étonne que cette contrée soit restée si longtemps divisée en États distincts. Cependant ce grand tout de la Péninsule présentait de notables diversités provinciales par la disposition de ses bassins et de ses versants. Les îles, les plaines entourées de bordures de montagnes, les côtes escarpées, séparées de l'intérieur par des rochers abrupts, formaient autant de pays à part, où des populations provenant de souches diverses, gauloise, étrusque, latine, pélasgique, grecque ou sicule, cherchaient naturellement à vivre de leur vie propre, indépendantes de leurs voisines. En maints districts, notamment dans les Calabres, les communications de vallée à vallée étaient tellement difficiles, que la mer était restée le chemin le plus fréquenté. La forme de la Péninsule, dont la longueur, des Alpes à la mer Ionienne, est cinq fois plus grande que la largeur moyenne, et que les Apennins partagent en deux bandes parallèles distinctes, rendait aussi presque inévitable le fractionnement du territoire en États séparés ou même hostiles. Parfois, il est vrai, les provinces italiennes eurent à subir la domination d'un seul maître; mais, jusqu'aux temps modernes, cette unité fut toujours imposée par la force et brisée par les populations elles-mêmes. La passion de l'unité nationale, qui a fait de l'Italie contemporaine le théâtre de si grands événements, n'animait qu'un bien petit nombre de citoyens dans les républiques du moyen âge. Elles savaient se liguer contre un ennemi commun; mais, dès que le péril était passé, elles séparaient de nouveau leurs intérêts et se brouillaient à propos de quelque vétille. Au milieu du quatorzième siècle, Cola di Rienzo, le tribun de Rome, fit un appel à toutes les villes italiennes; il les adjura de «secouer le joug des tyrans et de former une sainte fraternité nationale, la libération de Rome étant en même temps la libération de toute la sainte Italie». C'était déjà, cinq cents ans à l'avance, le langage qu'ont parlé de nos jours les apôtres de l'unité italienne. Les messagers de Rienzo parcouraient la Péninsule, un bâton argenté à la main; ils portaient aux cités des paroles d'amitié et les invitaient à envoyer leurs députés au futur parlement de la «Ville Éternelle». Tous les Italiens recevaient de Rienzo le titre de citoyens romains que leur avaient donné les Césars. Mais ce n'étaient là que des réminiscences classiques. Rienzo, plein des souvenirs de la domination antique, déclarait que Rome n'avait pas cessé d'être la «maîtresse du monde, qu'elle était en pleine possession du droit de gouverner les peuples». Il voulait ressusciter le passé, et non pas évoquer une vie nouvelle. Aussi son œuvre disparut comme un rêve, et ce furent précisément Florence et Venise, les cités les plus actives, les plus intelligentes de l'Italie, qui virent dans la tentative du tribun une chimère de songe-creux. _Siamo Veneziani, poi Cristiani_, disaient les fiers citoyens de Venise au quinzième siècle; ils ne songeaient même pas à se dire Italiens, eux dont les fils devaient un jour souffrir et combattre si vaillamment pour l'indépendance de la Péninsule. D'ailleurs il ne faut pas s'y tromper: le mouvement irrésistible qui a poussé le peuple italien vers l'unité politique n'avait point son origine dans les masses profondes, et des millions d'hommes, en Sicile, en Sardaigne, dans les Calabres, en Lombardie même, en sont encore à se demander le sens des changements considérables qui se sont accomplis. Naguère encore l'Italie n'était qu'une simple «expression géographique», suivant le mot méprisant d'un de ses dominateurs. Si l'expression s'est transformée en une réalité vivante, c'est peut-être aux invasions si fréquentes de l'étranger que le pays le doit. Sous la dure oppression des Espagnols, des Français, des Allemands, qui se sont rués tour à tour sur leurs campagnes, les Italiens ont fini par se reconnaître les frères les uns des autres. A première vue, on croirait que la Péninsule est parfaitement protégée sur son pourtour continental par la muraille semi-circulaire des Alpes; mais cette protection n'est qu'une apparence. En effet, c'est vers les plaines italiennes que les montagnes tournent leur versant le plus abrupt, celui qui paraît vraiment inabordable; mais sur le versant extérieur, du côté de la France, de la Suisse, de l'Autriche allemande, les pentes sont beaucoup plus douces; tous les envahisseurs que tentaient l'heureux climat et les immenses richesses de l'Italie pouvaient sans trop de difficulté gagner les cols des Alpes, d'où ils dévalaient ensuite rapidement dans les plaines. Ainsi la «barrière» des Alpes n'est vraiment une barrière que pour les Italiens; si ce n'est aux temps de Rome conquérante, elle a toujours été respectée par eux, et d'ailleurs il leur importe peu de la franchir, car au delà nulle contrée ne vaut la leur. Par contre, les Français, les Confédérés suisses, les Allemands voyaient dans l'Italie comme une sorte de paradis. C'était le pays de leurs rêves, et ce pays enchanté, cette région si belle, il suffisait presque de descendre pour s'en emparer. L'histoire nous dit s'ils ont obéi souvent à ces appétits de conquête et s'ils ont abreuvé de sang les riches plaines convoitées! C'est même à la rivalité de ses voisins, plus encore qu'à sa propre énergie, que la nation italienne doit d'avoir recouvré son indépendance. Exposée comme elle l'est aux attaques du dehors, et graduellement privée par l'histoire de la position centrale qu'elle occupait jadis, l'Italie a perdu définitivement le _primato_ ou principat que certains de ses fils, emportés par un patriotisme exclusif, voudraient lui restituer; mais si elle n'est plus la première par le pouvoir politique, et si d'autres nations l'ont distancée pour l'industrie, le commerce et même pour le mouvement littéraire et scientifique, elle reste toujours sans rivale pour la richesse en monuments de l'art. Déjà si privilégiée par la nature, l'Italie est de toutes les contrées de la Terre celle qui possède le plus grand nombre de cités remarquables par leurs palais et leurs trésors de statues, de tableaux, de décorations de toute espèce. Il est plusieurs provinces où chaque village, chaque groupe de maisons plaît au regard, soit par des fresques ou des sculptures, soit du moins par quelque corniche fouillée au ciseau, un escalier hardiment jeté, une galerie pittoresque; l'instinct de l'art est entré dans le sang des populations. C'est tout naturellement que les paysans italiens bâtissent leurs demeures, enluminent leurs murailles, et plantent leurs arbres de manière à les mettre en harmonie d'effet avec la perspective environnante. Là est le plus grand charme de la merveilleuse Italie: partout l'art seconde la nature pour enchanter le voyageur. Que d'artistes lombards, vénitiens et toscans, dont le nom fût devenu célèbre en tout autre pays, mais qui resteront à jamais oubliés, à cause même de leur multitude ou du hasard qui les fît travailler en quelque bourg éloigné des grands chemins! Mais ce n'est pas seulement par la beauté de sas monuments et le nombre étonnant de ses oeuvres d'art que l'Italie est restée la première depuis deux mille années, et qu'elle mérite de voir accourir les hommes studieux de toutes les extrémités de la Terre, c'est aussi par les souvenirs de toute espèce qu'y a laissés l'histoire. Dans un pays où des populations policées se pressent en foule depuis si longtemps, l'origine de chaque cité doit naturellement se perdre au milieu des ténèbres de la tradition et du mythe. Là où s'élève de nos jours une ville toute moderne se trouvait autrefois une ville romaine, elle-même précédée par une cité grecque, étrusque ou gauloise. Chaque forteresse, chaque maison de plaisance remplace une antique citadelle, la villa d'un patricien de Rome; chaque église occupe l'emplacement d'un ancien temple: les religions changeaient, mais les autels des dieux et des saints se rebâtissaient dans les lieux consacrés. De même les morts étaient de siècle en siècle enfouis dans une terre que, les uns après les autres, ont purifiée les augures et les prêtres de différents cultes. Il est intéressant d'étudier sur place ces âges divers qui se sont stratifiés, pour ainsi dire, comme les débris des édifices élevés successivement sur le même sol. Tous, jusqu'aux ignorants, subissent l'influence de cette vie des nations qui s'est concentrée avec tant d'activité dans les contrées historiques de l'Italie: ils sentent que foute cette poussière était animée jadis. Après une longue période de défaillance et d'asservissement, la nation italienne a repris une place des plus avancées parmi les peuples modernes. La Péninsule a bien changé d'aspect depuis les âges reculés pendant lesquels ses troupeaux errants lui Valurent, à ce que dit Mommsen, le nom d'Italie (Vitalie ou Pays des bestiaux); de nos jours ses plaines si bien cultivées, ses admirables jardins, ses villes commerçantes lui feraient donner une autre appellation. Les débouchés des Alpes et sa position au centre de la Méditerranée lui permettent de commander toutes les routes qui, de France, d'Allemagne et d'Austro-Hongrie, convergent vers les golfes de Gênes et de Venise. Elle dispose de ressources énormes et toujours grandissantes par ses carrières, ses mines de soufre et de fer, ses vins, ses produits agricoles de toute nature, ses industries diverses. Ses savants et ses inventeurs ne le cèdent guère à ceux des autres contrées du monde civilisé. La population du pays s'accroît rapidement; beaucoup plus considérable que celle de la France en raison de la superficie du territoire, elle est l'une des plus denses de l'Europe, et par l'émigration contribue maintenant plus que toute autre à coloniser les solitudes de l'Amérique méridionale[56]. [Note 56: Superficie de l'Italie........ 296,014 kilomètres carrés. Population en 1871............ 26,800,000 hab. Population kilométrique....... 90 »] II LE BASSIN DU PO LE PIÉMONT, LA LOMBARDIE, VENISE ET L'ÉMILIE. La grande vallée du Pô, que l'on appelle quelquefois Haute-Italie parce qu'elle occupe la partie septentrionale de la Péninsule, devrait au contraire être désignée sous le nom de Basse-Italie, puisqu'elle est située à une élévation moindre que les autres groupes de provinces. C'est une région nettement délimitée, car elle est encore comprise dans le tronc continental, et, du côté du sud, les Apennins la bornent de leur long rempart. De nos jours, c'est une plaine fluviale, mais elle était certainement encore à l'époque pliocène un golfe de la mer. Ce golfe a été peu à peu comblé par les alluvions qu'apportaient les fleuves et soulevé graduellement par la poussée des forces intérieures, tandis que plus haut les érosions des torrents agrandissaient la plaine en rongeant la base des montagnes. C'est ainsi que, par le long travail des siècles, le bassin du Pô a pris une déclivité des plus régulières. A l'époque où les eaux de l'Adriatique pénétraient dans les vallées, entre les racines du mont Rosé et du Viso, l'Italie ne tenait que par le mince pédoncule des Apennins de Ligurie, à moins toutefois que la mer n'eût pas encore détruit l'isthme de montagnes qui rattachait la Corse et la Sardaigne aux Alpes continentales. [Illustration: PENTE DE LA VALLÉE DU PO.] Aucune autre région d'Europe n'est plus admirablement entourée d'une enceinte de montagnes, et bien peu de contrées dans le monde peuvent lui être comparées pour la magnificence des horizons. Au sud, les Apennins s'élèvent au-dessus de la zone des bois et, par leurs rochers, leurs forêts, leurs pâturages, contrastent avec l'immense plaine uniforme; à l'ouest et au nord, du col de Tende aux passages de l'Istrie, ce sont les grandes Alpes chargées de glaces qui se dressent dans leur sublimité. Au-dessus des campagnes de Saluées, le Viso, ainsi nommé de la beauté de son aspect, domine toute la crête de sa haute pyramide isolée et déverse des petits lacs de ses pâturages le ruisseau mugissant qui prend le nom de Pô; au nord-ouest de Turin, le Grand-Paradis s'appuie sur d'énormes contre-forts, aux immenses glaciers; non loin de ce massif central apparaît la Grivola, peut-être la pointe la plus élégante et la plus gracieusement sculptée des Alpes; à l'angle de tout le système des Alpes, le dôme du mont Blanc se hausse comme une île au-dessus de la mer des autres montagnes; la masse énorme du mont Rose, couronnée de son diadème à sept pointes, allonge ses promontoires en avant de la Suisse; puis viennent le groupe du Splugen, l'Orteler, l'Adamello, la Marmolata et tant d'autres cimes, ayant toutes une beauté qui leur est propre. Quand, par une claire matinée de soleil, on voit, du haut du dôme de Milan, la plus grande partie de l'immense amphithéâtre se dérouler autour de la plaine verdoyante et de ses villes innombrables, on peut s'applaudir d'avoir vécu pour contempler un tableau si grandiose. Dans leur ensemble, les Alpes qui enceignent l'Italie peuvent être considérées comme appartenant géographiquement aux contrées limitrophes. La même raison qui a donné un si grand charme au versant italien des montagnes, a fait de ces hauteurs une dépendance naturelle des Gaules et de la Germanie. Dû côté méridional on saisit d'un seul regard toute la déclivité des Alpes; on contemple à la fois les campagnes plantées de vignes et de mûriers, les forêts de hêtres et de mélèzes, les pâturages, les rochers nus, les glaces éblouissantes; mais le cultivateur ne se hasarde dans ces pays difficiles que poussé par la misère. Sur l'autre versant, plus allongé, et d'ailleurs tourné vers le nord, le spectacle offert par les monts est en général beaucoup moins varié, les terres sont moins fertiles, mais les habitants des hautes vallées et des plateaux ont l'avantage de pouvoir franchir facilement la crête, pour redescendre sur les pentes méridionales. Indépendamment des tentations que la vue des plaines de l'Italie faisait naître chez des montagnards avides, c'est dans l'architecture même des Alpes qu'il faut chercher la cause de la prépondérance ethnologique échue aux populations d'origine gauloise et allemande. Hors de l'enceinte des Alpes, l'italien ne se parle que sur des points isolés, tandis que les éléments français et germanique sont très-fortement représentés sur le versant intérieur. [Illustration: N° 48.--GRAND PARADIS.] [Illustration: LE MONT VISO, VU DE SAN CHIAFFREDO. D'après une photographie de M. V. Besso.] En deçà de la ligne de partage qui limite les bassins du Pô, de l'Adige et des fleuves vénitiens, l'Italie ne possède à elle seule qu'un petit nombre de ces grands massifs dont le groupement forme le système des Alpes. Le plus important de tous, par la hauteur de ses sommets, la puissance de ses contre forts, la quantité de ses glaces, l'abondance de ses eaux, est celui du Grand-Paradis, qui se dresse au sud de la Doire Baltée, entre le groupe du mont Blanc et les plaines du Piémont. Chose étonnante, ce massif superbe a été longtemps confondu et, sur nombre de documents, même sur la grande carte de l'état-major sarde, à l'échelle du 50,000e, il se confond encore avec une crête beaucoup plus basse qui se trouve à 20 kilomètres plus à l'ouest, sur la frontière française, à côté du col ou «mont» Iseran. Ainsi que le voyageur anglais Mathews l'a constaté le premier, la prétendue montagne d'Iseran, dont le nom figurait sur toutes les cartes, n'existe point, et l'énorme hauteur de plus de 4,000 mètres qu'on lui attribuait est, en réalité, celle du Grand-Paradis. Au commencement du siècle, les visiteurs étaient peu nombreux dans cette région des Alpes et, pendant près de cinquante années, personne ne fut à même de relever la méprise dans laquelle était tombé le géodésien Corabœuf, en donnant le nom d'un passage à la grande cime mesurée par lui. Sur une carte de l'ingénieur Bergonio, qui date de la fin du dix-septième siècle, on trouve aussi un prétendu mont Iseran à une grande distance au nord-est du col qui porte ce nom. Les autres massifs des Alpes italiennes, qui se dressent isolément au sud de la crête médiane du système, sont beaucoup moins élevés que le Grand-Paradis. Il est vrai que, dans cette partie de son pourtour, l'Italie a été privée, par la Suisse et par le Tirol autrichien, de districts considérables que le versant des eaux, aussi bien que le langage et les moeurs des habitants, semblerait devoir lui attribuer. Toute la haute vallée du Tessin, et même quelques-unes de celles qui versent leurs eaux dans l'Adda, sont devenues terres helvétiques; tout le haut bassin de l'Adige, jusque par le travers du lac de Garde, appartient politiquement à l'Autriche; de même la haute Brenta. Les deux seuls fleuves alpins du versant méridional dont les eaux coulent presque en entier sur le sol italien, sont la Piave et le Tagliamento. Par suite de cette violation des limites naturelles, nombre de montagnes aux sommets chargés de glaciers, quoique situées géographiquement au sud de la chaîne centrale des Alpes, s'élèvent néanmoins soit en Autriche, soit sur la frontière. Tels sont, parmi les géants de l'Europe centrale, l'Orteler, la Marmolata, le Cimon della Pala, aux escarpements verticaux, non moins grandioses que ceux du Cervin. Quant au formidable Monte delle Disgrazie, au sud de la Bernina, c'est un sommet italien; le massif de Camonica, que limite au nord le col du mont Tonal, fameux dans les légendes populaires, et que domine l'Adamo ou Adamello, tout ruisselant des glaciers qui descendent vers la haute Adige, est également italien par ses principales cimes; enfin plus à l'est, dans le bassin de la Piaye, le mont Antelao, énorme pyramide ravinée portant à sa pointe un obélisque neigeux, et plusieurs autres sommets à peine moins hauts s'avancent en promontoires sur le territoire vénitien. La plupart des groupes alpins de la Lombardie et du Vénitien, avant-monts placés entre la chaîne principale et la plaine, ont une hauteur moyenne à peu près égale à celle des Apennins; ils n'atteignent guère la limite des neiges persistantes. Mais la vue y est d'autant plus belle. A leur cime, on se trouve entre deux zones, et le contraste est complet: dans toutes les vallées environnantes se montrent les villes et les cultures, tandis qu'au nord les sommets neigeux et déserts tracent dans le ciel, les uns au-dessus des autres, leur profil étincelant. Par leur admirable panorama, quelques-unes de ces montagnes, bien plus belles que les grandes cimes, ont mérité d'attirer chaque année la foule des visiteurs de l'Italie. On aime surtout à gravir les monts que les lacs de Lombardie entourent de leurs eaux bleues, le Motterone du lac Majeur, le Generoso, se dressant en pyramide au milieu de plaines où le bleu des eaux s'entremêle au vert des bois et des prairies, les superbes montagnes qui s'élèvent entre les deux branches du lac de Como et la mer de verdure de la Brianza, la longue croupe du Monte Baldo, avançant ses promontoires, comme des pattes de lion, dans les flots du lac de Garde. Les belles montagnes de la Valteline, ou la chaîne Orobia, au sud de la dépression où passe l'Adda dans son cours supérieur, sont moins connues, à cause de leur éloignement des grandes villes, mais elles mériteraient d'être aussi fréquemment visitées que les cimes les plus fameuses, situées dans le voisinage de la plaine. Elles forment une véritable _sierra_ d'une hauteur moyenne de 2800 mètres, échancrée de cols fort élevés et portant quelques petits glaciers sur leurs pentes tournées au nord; à la base de ces monts on croirait voir les Pyrénées. Quant aux sommets dolomitiques, dressant leurs parois entre le Tirol et les campagnes vénitiennes, ils ne ressemblent qu'à eux-mêmes. Vues à travers la verdure des pins et des hêtres, ou contrastant avec l'eau bleue des lacs, leurs roches blanches, légèrement teintées de rose et d'autres nuances délicates, produisent un effet merveilleux. Le géologue de Richthofen et d'autres savants croient que ces massifs isolés sont d'anciens îlots de coraux, des _atolls_ soulevés du fond des mers à des hauteurs diverses de 2,000 à 3,300 mètres d'élévation. Quoi qu'il en soit, ces montagnes ajoutent à la beauté naturelle de toutes les régions alpines la plus grande originalité de couleur et d'aspect. De même qu'en Suisse et en Autriche sur le versant septentrional des Alpes, les avant-monts du versant italien sont en grande partie composés de formations géologiques de plus en plus modernes, à mesure qu'on se rapproche de la plaine d'alluvions. Les roches métamorphiques, le _verrucano_, les dolomies, et diverses roches s'appuient sur les granits, les gneiss, les schistes des massifs supérieurs, puis viennent principalement des assises des époques du trias et du jura; plus bas encore sont les terrasses et les collines tertiaires de marnes, d'argiles, de cailloux agglomérés. C'est dans cette formation, au nord-ouest de Vérone, que se trouve le Monte Bolca, célèbre dans le monde des géologues à cause du grand nombre de plantes et d'animaux fossiles qu'on y a découverts; Agassiz n'y a pas compté moins de cent vingt-sept espèces de poissons, dont la moitié existe encore.[57] Enfin toute la plaine du Piémont et de la Lombardie, à l'exception des buttes isolées qui s'y élèvent et de rares lambeaux de dépôts marins laissés sur ses bords, est composée de débris apportés par les torrents. On n'en connaît point encore la puissance, puisque les divers sondages opérés dans les profondeurs de ces amas se sont tous arrêtés avant d'avoir atteint la roche solide. En supposant que la déclivité des Alpes et celle des Apennins se continuent uniformément au-dessous de la plaine, c'est à 1260 mètres au-dessous de la surface que se trouverait le fond du prodigieux amas de cailloux. C'est là ce que représentent les deux diagrammes de la page suivante, dont le premier représente les hauteurs décuples des longueurs, tandis que le second figure les proportions vraies. On le voit, la masse de débris arrachés au flanc des Alpes par les torrents, les avalanches, les glaciers, n'est pas moindre en volume que de grands systèmes de montagnes, et il faudrait y ajouter les quantités énormes de déblais qui sont allés se déposer au fond des mers. [Note 57: Altitudes de quelques sommets des Alpes italiennes: Mont Viso 3,836 mèt. Grand-Paradis 4,045 » Monte delle Disgrazio 3,680 » Adamello 3,556 » Antelao 3,255 » Brunone (chaîne Orobia) 3,161 » Motterone (avant-monts) 1,491 » Generoso » 1,728 » Monte Baldo » 2,228 » Monte Bolca » 958 » ] La grande plaine qui continue en apparence jusqu'à la base du mont Rose et du Viso la surface horizontale de l'Adriatique, entoure, comme la mer, des péninsules, des îles, et çà et là quelques archipels. A l'est et au sud-est de Turin, les collines tertiaires du Montferrat septentrional et de l'Astésan, ravinées dans tous les sens par d'innombrables ruisseaux, forment des massifs de cinq à sept cents mètres de hauteur, complétement séparés des Alpes de Ligurie et des Apennins par la dépression dans laquelle passe le Tanaro. A la base même des Alpes, les roches de Cavour et d'autres protubérances de granit, de gneiss, de porphyre, élèvent leurs coupoles ou leurs pyramides au-dessus des plaines nivelées par les eaux et régulièrement inclinées suivant le cours du Pô.[58] Au sud de la Piave, dans les campagnes vénitiennes, la gibbosité du Bosco Montello est également une masse tout à fait insulaire; même sur les bords du Pô, entre Pavie et Plaisance, on voit une colline de cailloux et de sables marins, fort riche en fossiles, portant le village et les vignobles de San Colombano. Enfin à l'orient du lac de Garde, plusieurs massifs volcaniques, flanqués de formations crétacées, surgissent du milieu de la plaine. Les cratères des monts Berici près de Vicence, et ceux des collines Euganéennes dans le voisinage de Padoue, ne vomissent plus de laves depuis une époque inconnue; mais les sources thermales et gazeuses qui coulent avec une extrême abondance des fissures du trachyte et du basalte témoignent de la grande activité qu'ont encore les foyers souterrains dans cette région de l'Italie. Dans les Alpes voisines, surtout aux environs de Bellune et de Bassano, les tremblements de terre sont très-fréquents, soit que le sol caverneux s'écroule et se tasse dans les profondeurs, soit aussi que le foyer caché des laves ait encore quelque ardeur. [Note 58: Pente moyenne du Pô: Source du Pô 1,952 mèt. Saluces 566 » Turin 230 » Pavie (bouche du Tessin) 100 » Plaisance 66 » Crémone 45 » Mantoue 27 » Ferrare 5 » ] [Illustration: No 49 _a_.--PLAINE DE DÉBRIS ENTRE LES ALPES ET LES APENNINS, D'APRÈS ZOLLIKOFER. No. 49 _b_.] Sur le versant septentrional des Apennins, qui regarde de l'autre côté du Pô les régions volcaniques du Véronais et du Vicentin, s'étend une zone correspondante, de peu d'importance dans l'histoire géologique de la Péninsule, mais fort curieuse par les phénomènes dont elle est encore le théâtre. Dans le voisinage immédiat de la crête des monts, au sud de Modène et de Bologne, des jets d'hydrogène s'échappent çà et là par des fissures du sol, surtout dans le voisinage de roches de serpentine; en certains endroits on a pu utiliser ces flammes pour la préparation de la chaux et d'autres petits travaux industriels. Ces jets de gaz, Pietra Mala, Porretta, Barigazzo, sont les «fontaines ardentes», si célèbres dans l'antiquité fit au moyen âge, à cause des incendies spontanés qui éclairaient les voyageurs pendant les nuits. Parallèlement à cette zone de terrains brûlants, mais beaucoup plus bas, aux abords mêmes de la plaine, une autre fissure du sol se révèle par une ligne de volcans boueux, dont le plus célèbre est celui de Sassuolo, près de Modène. A Miano, non loin de Parme, jaillit une fontaine de pétrole. C'est un fait remarquable, que le pourtour de l'ancien golfe comblé soit ainsi bordé de buttes volcaniques, de salses et de fontaines thermales. Jusqu'en Piémont, des sources chaudes d'une extrême abondance, celles d'Acqui notamment, semblent témoigner d'un reste de volcanicité. [Illustration: N° 50.--SALSES ET SOURCES THERMALES DU NORD DE L'APPENIN.] L'immense demi-cercle des vallées alpines et des plaines qui s'étendent à la base de l'amphithéâtre des montagnes garde encore les traces nombreuses des glaciers qui, lors des origines de l'époque géologique actuelle, débordaient de la grande sibérie de neiges occupant le centre de l'Europe. De la vallée du Tanaro, dans les Alpes Ligures, à la vallée de l'Isonzo, descendue des monts de la Carinthie, il n'est pas un débouché de rivière qui ne présente des amas de débris jadis apportés par les glaces et maintenant revêtus de végétation. La plupart des anciens courants glaciaires qui s'épanchaient dans les plaines, dépassaient en longueur ceux qui se déversent en Suisse des flancs du mont Rose et du Finsteraarhorn, et les plus grands d'entre eux atteignaient un tel développement, qu'on ne saurait même leur comparer les glaciers du Karakorum et de l'Himalaya; il faut aller jusque dans le Groenland ou sur les terres polaires antarctiques pour trouver des fleuves de glace qui puissent nous rappeler l'aspect que les Alpes de la Suisse offraient à l'époque glaciaire. [Illustration: N°31.--ANCIENS GLACIERS DES ALPES.] [Illustration: No 52.--LA SERRA D'IVREA ET LES ANCIENS LACS GLACIAIRES DE LA DOIRE.] Déjà l'un des plus petits courants de neige cristallisée, celui qui descendait des montagnes de Tende vers Cuneo, n'avait pas moins de 46 kilomètres de longueur. Celui de la Dora Riparia, qui recueillait les glaces du mont Genèvre, du mont Tabor, du mont Cenis, était deux fois plus long, et les moraines qu'il a poussées, jusque dans le voisinage de Turin se dressent en un véritable amphithéâtre de collines çà et là déblayées par les eaux: les paysans lui donnent le nom de «région des pierres» (_regione alle pietre_). Plus au nord, tous les courants de glace nés dans la concavité des Alpes Pennines, du Grand-Paradis au massif du mont Rose, s'unissaient en un seul fleuve de 130 kilomètres de cours, qui débouchait dans la plaine, bien au delà d'Ivrea, et dont les gigantesques alluvions se montrent à 330 et même à 650 mètres au-dessus de la vallée où se promènent aujourd'hui les eaux de la Dora Baltea; une simple moraine latérale, la «Clôture» ou _Serra_, d'Ivrea, aux talus revêtus de châtaigniers, se développe sur une longueur de 28 kilomètres à l'est du fleuve, pareille à un rempart incliné, d'une régularité parfaite. À l'ouest, la grande moraine dite colline de Brosso, est moins remarquée, parce qu'elle est moins haute et qu'elle se profile sur un massif avancé des grandes Alpes; mais au sud, le rempart ébréché de la moraine frontale se développe en un demi-cercle encore parfait. Dans les débris amoncelés au pied de l'ancien glacier, les roches écroulées du mont Blanc se mêlent à celles qui firent autrefois partie du mont Cervin. Et pourtant ce prodigieux courant de glace, celui que les géologues Guyot, Gastaldi, Martins, d'autres encore, ont le plus étudié dans tous ses détails, le cédait en importance aux glaciers jumeaux du Tessin et de l'Adda qui, du Simplon au Stelvio, s'épanchaient au sud vers les bassins occupés actuellement par les lacs Majeur et de Como, emplissaient par des branches latérales la tortueuse cavité du lac de Lugano, puis, après un cours de 150 et de 190 kilomètres, se déversaient dans les plaines de la Lombardie; les branches nombreuses de leur delta entouraient, comme des îles, les divers contre-forts les plus avancés des Alpes. A l'est de ce réseau de glaciers, celui de l'Oglio ou du lac Iseo, long de 110 kilomètres à peine, et dont les moraines terminales, mesurées par M. de Mortillet, n'ont pas moins de 300 mètres de hauteur, pouvait sembler un courant secondaire; mais immédiatement au delà venait l'immense fleuve glacé de la vallée de l'Adige, le plus considérable de tous ceux des Alpes méridionales. De son origine, dans le massif de l'Oetzthal, à ses moraines terminales, au nord de Mantoue, ce fleuve solide avait près de 280 kilomètres de développement. Un de ses bras, s'avançant vers l'est dans la vallée de la Drave, descendait jusque dans les plaines où se trouve aujourd'hui Klagenfurt, tandis que la masse principale suivait au sud la dépression où coule l'Adige, puis se divisait en deux courants autour du Monte Baldo, emplissait la cavité du lac de Garde et poussait devant lui un véritable rempart semi-circulaire de hautes moraines. Quant aux autres glaciers, situés plus à l'orient, ceux de la Brenta, de la Piave, du Tagliamento, ils se trouvaient forcément renfermés dans des limites plus étroites, à cause de la faible étendue relative de leurs bassins. Les blocs erratiques, dont quelques-uns étaient gros comme des maisons, ne sont plus très-nombreux. Les maçons les exploitent en carrières, et si l'on ne prend soin d'en conserver des échantillons comme propriété nationale, ils auront bientôt disparu. A Pianezza, à l'issue de la vallée de Suze, on voit un bloc de serpentine dont la partie saillante, déjà fortement entamée par la mine, n'a pas moins de 25 mètres de long sur 12 de large et 14 de haut, et un volume approximatif de 2,500 mètres cubes; il porte une chapelle à l'une de ses extrémités. On voit aussi de magnifiques pierres voyageuses dans les montagnes qui s'élèvent entre les deux branches du lac de Como, et de grandes colonnes ont pu y être taillées d'un seul bloc pour les églises et les palais des alentours. Enfin, le versant des collines de Turin tourné vers les Alpes est également parsemé d'un grand nombre de pierres erratiques; mais on se demande encore comment elles ont pu faire le voyage, car c'est à une distance considérable au nord que s'arrêtent dans la plaine les moraines des anciens glaciers alpins. Quant aux moindres débris glaciaires, ils constituent de trop vastes amas pour que le travail de l'homme puisse y faire autre chose que d'insignifiants déblais. Les collines de Solferino, de Cavriana, de Somma-Campagna, célèbres dans l'histoire des batailles, sont entièrement composées de ces débris tombés des flancs des Alpes centrales, beaucoup plus élevées alors qu'elles ne le sont aujourd'hui. En reculant vers les hautes vallées, les glaciers du versant méridional des Alpes ont graduellement mis à nu le sol qu'ils recouvraient et révélé les profondes cavités emplies actuellement par les beaux lacs de la Lombardie. Ces réservoirs lacustres ont eu pendant les âges modernes de la planète l'histoire géologique la plus variée. Lorsque la plaine du Piémont et de la Lombardie était un golfe de l'Adriatique, ces dépressions, dont le fond est encore au-dessous du niveau marin, devaient être des bras de mer semblables aux _fjords_ actuels du Spitzberg et de la Scandinavie. Il existe même un témoignage fort curieux de cet ancien état de choses: tous les lacs lombards renferment une espèce de sardine, l'_agone_, que les naturalistes croient être d'origine océanique; le lac de Garde, plus rapproché de la mer et séparé d'elle depuis des âges moins éloignés, est en outre habité par deux poissons marins adaptés à leur nouveau milieu, et par un palémon, petit crustacé de mer. L'eau salée dans laquelle vivaient ces animaux a dû se vider graduellement à cause du progrès des glaciers; à la fin, les bassins des fjords se seront trouvés comblés presque en entier, et les seuls restes des anciens bras de mer auront été quelques petits réservoirs d'eau douce retenus çà et là entre les parois des montagnes et la masse envahissante des glaces. Pendant ce temps, les moraines, les débris glaciaires, les alluvions distribuées par les torrents ont fait leur oeuvre géologique, et quand, à la suite d'un nouveau changement de climat, les glaciers commencèrent leur mouvement de recul, ils furent remplacés à mesure dans les énormes cavités des anciens fjords par les eaux bleues des lacs. Les matériaux apportés des montagnes avaient désormais coupé toute communication entre la mer et ses golfes d'autrefois. Depuis cette époque, le nombre des lacs alpins a considérablement diminué, et ceux d'entre eux qui se sont maintenus n'ont cessé de se rétrécir. Dans l'étroit corridor du Piémont, où viennent converger les torrents des Apennins, du Montferrat, des Alpes occidentales et helvétiques, les épaisses couches d'alluvions distribuées par les eaux ont depuis longtemps comblé les anciennes cavités lacustres: il n'y reste plus que des «laquets» insignifiants. Les premières nappes d'eau qui méritent le nom de lacs se trouvent seulement dans le bas Piémont, au milieu de campagnes qui s'étendent des deux côtés de la Doire Baltée. A l'ouest de ce fleuve, le petit bassin de Candia est comme une goutte laissée au fond d'un vase, en comparaison de la mer intérieure qui se vida lorsque la Doire se fut ouvert une brèche à travers l'hémicycle de grandes moraines qui formait la digue méridionale du réservoir. La nappe des eaux, représentée sur la Table de Peutinger sous le nom de _lacus Clisius_, s'étendait alors sur un espace de plusieurs centaines de kilomètres carrés. La Doire, qui traverse actuellement la plaine dans la direction du nord au sud, s'échappait autrefois du lac, beaucoup plus à l'est, par-dessus le seuil peu élevé qui limite au sud le _laghetto_ de Viverone ou d'Azeglio. Une plaine encore désignée sous le nom de «Doire morte» (_Dora morta_) témoigne des changements notables qui se sont accomplis dans la géographie de cette partie du Piémont. D'après les chroniques, c'est pendant le quatorzième siècle que se serait accompli le dernier acte de cette révolution dans le régime de la Doire: c'est alors que les campagnes d'Azeglio, d'Albiano, de Strambino, encore parsemées de tourbières et d'étangs, émergèrent du fond des eaux. Depuis que ce réservoir s'est vidé, la série des lacs importants commence à l'ouest par le Verbano ou lac Majeur, improprement désigné de ce nom, puisqu'il est dépassé en étendue par le lac de Garde. D'anciennes plages, dont l'élévation moyenne est de plus de 400 mètres au-dessus du niveau de la mer, montrent que le grand réservoir, son tributaire occidental, le lac d'Orta et ceux de l'est, Varese, Commabio, Lugano, que limitent au sud d'anciennes moraines frontales, ne formaient qu'une seule et même nappe d'eau se ramifiant en une multitude de golfes dans les vallées alpines. Mais les continuels affouillements opérés par le fleuve de sortie dans les amas de débris qui retiennent le lac au-dessus des plaines inférieures ont abaissé peu à peu le canal d'émission et fait disparaître toute la couche superficielle des eaux lacustres. Les terrasses glaciaires dont le Tessin a rongé la base à son issue du lac Majeur, s'élèvent actuellement en talus escarpés de plus de 100 mètres de hauteur au-dessus du lit fluvial; de même chacun des torrents qui ont remplacé les anciens détroits de jonction, la Strona du lac d'Orta, la Tresa du lac de Lugano et les divers émissaires des étangs de Varese, coulent entre de hautes berges ou bien au fond de défilés sciés lentement par l'action des eaux. [Illustration: N° 83--ANCIENS LACS DU VERBANO.] Ces changements considérables dans le régime des lacs ont eu pour s'accomplir une série inconnue de siècles, mais la marche en est assez rapide pour qu'il soit permis, par comparaison, de les considérer comme une véritable révolution géologique. L'histoire contemporaine nous apprend qu'à l'extrémité suisse du lac Majeur les alluvions du Tessin et de la Maggia empiètent sur le lac comme à vue d'oeil, et que les ports d'embarquement doivent se déplacer à mesure, à la poursuite du rivage qui s'enfuit. Il y a sept cents ans, le village de Gordola, situé à près de 2 kilomètres du rivage, sur la Verzasca, était un port d'embarquement. De nos jours, les embarcadères de Magadino, à l'entrée du Tessin, sont si vite délaissés par les eaux, que le village doit se déplacer incessamment le long de la rive; les maisons devraient en être mobiles pour suivre le mouvement de recul du lac Majeur. Il y a soixante ans, les barques allaient prendre leur chargement à plus d'un kilomètre en amont, près d'un quai désert bordé de ruines. Le golfe de Locarno, dont la plus grande profondeur n'est plus que d'une centaine de mètres, est destiné à se transformer peu à peu en un lac distinct, car les alluvions envahissantes de la Maggia qui s'avancent dans le lac, en un large hémicycle, ont déjà diminué de moitié l'espace moyen qui sépare les deux rives. Un phénomène analogue s'est accompli pour le golfe dans lequel se groupent les îles Borromée. Les alluvions réunies de la Strona et de la Toce ont coupé le petit lac Mergozzo de la nappe d'eau principale et l'ont laissé au milieu des campagnes, comme une sorte de témoin des anciens contours du Verbano. Le rival en beauté du lac Majeur, le Lario ou lac de Como, est également dans une voie de comblement rapide. L'Àdda, qui débouche latéralement dans la cavité lacustre, est comme le Tessin un travailleur des plus actifs. A l'époque romaine, la navigation se faisait librement jusqu'au village auquel sa position, à l'extrémité septentrionale du lac, avait valu, dit-on, le nom de _Summolacus_, aujourd'hui Samolaco. Mais, tandis que le torrent de Mera remplissait peu à peu de ses alluvions la plaine supérieure, l'Àdda arrivait graduellement à couper le lac en deux parties, par une plaine marécageuse. Il ne reste plus au nord du delta qu'une nappe d'eau se rétrécissant de siècle en siècle et n'ayant plus que 50 mètres de profondeur, le _lacus dimidiatus_, appelé maintenant lac de Mezzola. Tôt ou tard cette nappe d'eau cessera d'exister et sera remplacée par un simple lit fluvial, serpentant dans la plaine. Les miasmes qui s'élèvent des terres, encore à demi noyées, ont souvent dépeuplé les localités environnantes. Le vieux fort de Fuentes, ci-devant espagnol, qui défendait l'entrée de la vallée d'Adda ou Val-Tellina (Valteline), n'était guère qu'un hôpital pour sa misérable garnison. De même que l'extrémité septentrionale du Lario, la branche de Lecco, par laquelle s'échappe le fleuve Adda, a été coupée en fragments. Les alluvions que les torrents amènent du flanc du Resegone et des montagnes voisines ont partagé la vallée lacustre en une série de petites nappes d'eau, que le cours de l'Adda réunit les unes aux autres, comme un fil d'argent traversant les perles d'un collier. Le seul travail de la nature ne manquerait pas tôt ou tard de combler toutes ces cavités et de transformer la vallée lacustre en une vallée fluviale; mais l'homme est venu à l'aide des agents géologiques, afin de ménager aux eaux de l'Àdda un cours régulier à travers les barrages de débris qui les obstruaient, et de modérer les crues du lac de Como, qui souvent s'élevaient de près de 4 mètres au-dessus de l'étiage et menaçaient les bas quartiers des villes riveraines. Grâce à la suppression des maisons de pêcheurs qui arrêtaient les eaux et au creusement des seuils de sortie, le lac inférieur, celui de Brivio, a été supprimé, et d'autres ont été considérablement rétrécis. Les divers lacs de la Brianza, qui se développent en chaîne, entre la branche de Lecco et celle de Como, et qui complétaient autrefois le circuit triangulaire des eaux autour du haut massif des montagnes du Lambro, ont été aussi, en grande partie, asséchés par l'homme et conquis pour l'agriculture. Jadis les plus importants d'entre eux ne formaient, d'après le témoignage de Paul Jove, qu'un seul lac, celui d'Eupilis. [Illustration: N° 54.--ALLUVIONS DE COMBLEMENT DU LARIO.] Le fond du lac de Como a été suffisamment étudié pour que l'on ait pu juger du travail d'exhaussement que les alluvions opèrent sur le lit même. Les sondages ont montré que, dans la partie septentrionale du lac, les vases ont rempli toutes les inégalités primitives de la vallée sous-aqueuse et nivelé parfaitement le palier du réservoir. Même dans les parages du milieu et dans la branche de Lecco, où les alluvions profondes de l'Adda ne peuvent se déposer qu'en très-faibles quantités, le fond est presque horizontal. Dans la branche qui se dirige vers Como et où ne se déverse aucun affluent considérable, le fond du bassin est beaucoup plus irrégulier; il n'a certainement pas gardé sa forme primitive, puisque des poussières et des animalcules innombrables tombent constamment de la surface, mais la dépression n'en a point encore été changée en un vaste lit alluvial, comme la partie du lac où se verse le fleuve Adda. Cette différence entre les deux profils de fond est une preuve de l'action sous-aqueuse des fleuves; ils contribuent de toutes les manières à vider le réservoir lacustre: en aval par le creusement du lit, en amont par l'apport des alluvions grossières, au fond par l'exhaussement continu des vases. C'est par suite de ce dernier travail que le lac de Como et tous les autres lacs alpins ont relativement une profondeur assez faible; le diagramme précédent, qui figure la section longitudinale du lac, des bouches de l'Adda au port de Como, et où les creux ont dû être figurés au décuple de la proportion vraie, montre que les abîmes les plus profonds du lac n'ont guère plus de 400 mètres; en voyant les escarpements de rochers qui viennent y plonger leurs bases, on croirait les cavités lacustres beaucoup plus creuses qu'elles ne le sont en réalité. Ainsi les pentes prolongées de Domasso et de Montecchio, dans le bassin du nord, donneraient une profondeur de plus de 700 mètres. [Illustration: N° 55.--COUPE DE LA PARTIE SEPTENTRIONALE DU LAC DE COMO.] [Illustration: N° 56.--COUPE DU LAC DE LECCO, A LA BIFURCATION DES BRANCHES.] [Illustration: N° 57.--SECTION LONGITUDINALE DU LAC DE COMO.] A l'est du Lario, le Sebino ou lac d'Iseo et le laquet d'Idro, qu'alimentent des torrents descendus des glaces de l'Adamello, présentent les mêmes phénomènes de comblement rapide; le grand Benaco ou lac de Garde, la plus vaste des mers alpines, est au contraire très-stable dans ses contours et dans la forme de son lit, à cause de la faible quantité d'eau qu'il reçoit, proportionnellement à la contenance de sa cavité. Si l'Adige voisine avait suivi l'ancien cours de l'immense fleuve de glace tirolien et ne s'était ouvert un défilé à travers les montagnes calcaires du Véronais, le Benaco serait certainement changé en terre ferme dans une grande partie de son étendue. Quant aux anciens lacs des Alpes vénitiennes, ils ont depuis longtemps disparu, sauf quelques petits bassins, ce qu'il faut probablement attribuer à la destruction rapide des roches fissurées des montagnes dolomitiques. Celui du bas Tagliamento, dont l'emplacement est encore marqué par de vastes tourbières, est le lac oriental des Alpes qui semble s'être maintenu le plus longtemps[59]. [Note 59: Lacs italiens des Alpes, de plus de 10 kilomètres carrés de superficie: (1) Noms des lacs. (2) Superficie moyenne (kil. car.). (3) Altitude moyenne. (mèt.) (4) Profondeur extrême. (5) Profondeur moyenne. (6) Contenance approximative (mèt. cub.). (1) (2) (3) (4) (5) (6) Lac d'Orta............... 14 342 250(?) 150(?) 2,100,000,000 Verbano ou lac Majeur.... 211 197 375 210 44,000,000,000 Lac de Varese............ 16 235 26 10 160,000,000 Ceresio ou lac de Lugano. 50 271 279 150 7,200,000,000 Lario ou lac de Como..... 156 202 412 247 35,000,000,000 Sebino ou lac d'Iseo..... 60 197 298 150 9,000,000,000 Lac d'Idro............... 14 378 122(?) (?) (?) Benaco ou lac de Garde... 300 69 294(?) 150(?) 45,000,000,000(?) ] Comme tous les réservoirs de même nature, les bassins lacustres des Alpes italiennes servent de régulateurs aux eaux torrentielles qui s'y déversent. A l'époque des crues, ils emmagasinent le trop-plein de la masse liquide pour la rendre à l'époque des sécheresses; leur propre écart entre les hautes et les basses eaux mesure les oscillations du niveau fluvial dans l'émissaire de sortie. Dans le lac de Garde, véritable mer relativement à l'aire qui lui envoie ses eaux, cet écart est assez faible, et le Mincio coule d'un flot toujours tranquille et pur sous les noires arcades des remparts de Peschiera. Il n'en est de même ni pour le lac de Como, ni pour le Verbano. La quantité d'eau qu'apportent les affluents de ces bassins lacustres est telle, que l'écart entre les niveaux d'étiage et d'hivernage est de plusieurs mètres et que les fleuves de sortie varient dans la proportion de l'unité à l'octantuple[60]. Des maigres extrêmes aux crues les plus fortes, le lac de Como s'accroît de près de quatre mètres en hauteur et de dix-huit kilomètres carrés en étendue. Le Verbano, encore plus irrégulier dans son régime, s'élève parfois de plus de sept mètres au-dessus de ses basses eaux et couvre alors une superficie de près d'un cinquième plus grande qu'à l'époque de l'étiage. Lors de ces redoutables inondations, le Tessin roule une quantité d'eau à peine inférieure à celle du Nil dans son état moyen; mais ce déluge même n'est pas la moitié de la masse liquide versée par tous les affluents dans le réservoir lacustre. Si le lac Majeur ne modérait pas le débit des eaux de crue en les retenant dans son bassin, les campagnes de la Lombardie se trouveraient alternativement noyées et privées de l'humidité nécessaire. [Note 60: Régime de l'Adda et du Tessin, au sortir des lacs alpins, d'après Lombardini: Portée moyenne. Portée la plus basse. Portée la plus forte. Adda..... 187 16 817 Tessin... 321 50 4,000 ] [Illustration: VILLA SERBELLONI, LAC DE COMO. Dessin de Taylor, d'après une photographie de M. J. Lévy.] Les lacs alpins de l'Italie ont donc la plus grande importance dans l'économie générale de la contrée. Ils exercent aussi une certaine influence modératrice sur le climat à cause de l'égalité relative de température que gardent les masses liquides en proportion de l'atmosphère. En outre, comme chemins naturels des échanges entre les plaines et les hautes vallées et comme réservoirs de vie animale, ils devaient attirer la population sur leurs rivages et se border de villages nombreux. Mais dès l'époque romaine, et plus tard, lors du renouveau de la civilisation italienne, après que se fut écoulé le flot des migrations barbares, la beauté des paysages est la grande cause qui a fait édifier tant de palais, tant de villas de plaisance sur les bords des grands lacs. De nos jours, c'est par caravanes sans cesse renouvelées que les foules de visiteurs se précipitent vers la merveilleuse contrée pour se reposer le regard et l'esprit par la vue de ces horizons si grandioses et si purs. Et réellement peu de sites en Europe sont comparables à ce golfe charmant de Pallanza, où sont éparses les îles Borromée avec leur village de pêcheurs, leurs palais, leur végétation presque tropicale! Non moins belle est cette péninsule de Bellagio, semblable à un jardin suspendu en face des grandes Alpes neigeuses, et d'où l'on voit s'enfuir les deux branches inégales du lac de Como, entre leurs corridors de rochers, de cultures et de villas; plus gracieuse encore, s'il est possible, est cette étonnante presqu'île de Sermide, que l'on voit s'avancer dans l'azur du lac de Garde, pareille à un mince pédoncule s'épanouissant en corolle multicolore! Bien différents des lacs de la montagne, ceux de la plaine inférieure, que l'on devrait considérer plutôt comme des inondations permanentes, ont disparu pour la plupart, grâce au travail des agriculteurs qui en ont rejeté les eaux dans les rivières les plus voisines. Ainsi le grand lac Gerondo, que citent les documents du moyen âge et qui s'étendait à l'est de l'Adda, dans les districts de Crema et de Lodi, n'a plus laissé qu'un simple bas-fond de marécages ou _mosi_, et l'île populeuse de Fulcheria, que ses eaux séparaient du reste de la plaine, est désormais rattachée aux autres campagnes lombardes. Les lacs de la rive méridionale du Pô, en aval de Guastalla, sont également asséchés, et si les deux lacs de Mantoue, d'ailleurs peu profonds, n'ont pas cessé d'exister, c'est qu'au douzième siècle on les a soutenus par des barrages pour les empêcher de se changer en marais. Mieux sans doute eût valu les vider et sauver ainsi la ville des longs siéges et des fléaux qui en furent la conséquence! Les palus du littoral de l'Adriatique, généralement désignés sous le nom de _lagunes_, diminuent aussi d'étendue pendant le cours des siècles; tandis qu'il s'en forme de nouveaux plus avant dans la mer, les anciens disparaissent peu à peu. Les vieilles cartes du rivage vénitien diffèrent grandement de celles que nous dessinons aujourd'hui, et pourtant ces changements considérables sont l'œuvre d'un petit nombre de siècles. Les marais de Caorle, entre la bouche de la Piave et le fond du golfe de Trieste, ont tellement modifié leur forme, qu'il est impossible de reconstituer l'ancienne topographie de la contrée; les célèbres lagunes de Venise et de Chioggia n'ont gardé une certaine permanence de contours que par la continuelle intervention de l'homme; mais celui de Brondolo a été comblé depuis le milieu du seizième siècle. Au sud des bouches du Pô, la grande lagune de Comacchio a été découpée en plusieurs parties par les chaussées d'alluvions qu'ont élevées les fleuves dans leur cours errant, et presque toute son étendue consiste en _valli_ ou vastes bancs de terrains d'alluvions; cependant on y trouve aussi, notamment dans l'angle sud-oriental, quelques profondes cavités ou _chiari_, restes de l'Adriatique non encore colmatés par les apports fluviaux. La lagune de Comacchio, espace intermédiaire entre le sol et les eaux, se prolongeait autrefois à une grande distance vers le sud et formait la lagune de Padusa, qui entourait de ses canaux la ville de Ravenne, actuellement en terre ferme: les descriptions que Strabon, Sidoine Apollinaire, Jornandès, Procope, donnent de cette vieille cité conviendraient parfaitement à une ville à demi insulaire comme Venise et Chioggia. La Padusa est depuis longtemps comblée, mais les espaces non encore asséchés de la mer de Comacchio occupent environ 30,000 hectares; la profondeur moyenne n'y est que d'un à deux mètres. [Illustration: N° 58.--PLAGE ET PINÈDES DE RAVENNE.] Jadis, à n'en pas douter, un cordon littoral, une flèche semblable à celles qui bordent les côtes des Carolines et du Brésil, séparait les eaux de l'Adriatique des lagunes de l'intérieur. Cette plage primitive, dont le développement était d'environ deux cents kilomètres, existe encore partiellement: les _lidi_ de Venise et de Comacchio, percés de distance en distance par des brèches qui laissent entrer la marée vivifiante et servent de ports aux navires, sont les restes de ce littoral extérieur. En d'autres endroits, ce n'est plus dans la mer, c'est sur la terre ferme qu'il faut en chercher les traces. Ainsi la péninsule basse que les abords du Pô ont jetée dans la mer est traversée du nord au sud par des rangées de dunes, qui sont le prolongement des lidi vénitiens et se continuent même dans l'étang de Comacchio par des levées parallèles au rivage actuel. De l'Adige à Cervia, ces anciennes plages, qui semblent dater au moins de l'époque romaine, sont couvertes de bois de pins, sombres et solennels, aux rameaux presque toujours ployés et gémissants sous le vent de la mer. En quelques endroits des chênes ont remplacé les pins par une rotation naturelle des productions du sol; des aubépines, des genévriers, sont les principaux arbustes du sous-bois: on y chasse encore le sanglier. A mesure que les eaux protégées contre le flot du large par ces remparts naturels viennent à se combler et que les alluvions débordent à l'extérieur, la mer s'empare des sables pour les répartir également et en former, de pointe à pointe, de nouvelles flèches curvilignes semblables aux premières; immédiatement au sud de la branche maîtresse du Pô, trois de ces chaînes de dunes s'enracinent au même point et divergent en éventail vers le sud. De même à l'est de Ravenne, la dune maîtresse, que la pinède revêt de sa sombre verdure sur un espace de trente-cinq kilomètres en longueur et sur une largeur variable de cinquante à trois mille mètres, est accompagnée par deux autres rangées de dunes, l'une déjà complétement achevée, l'autre en voie de formation. La vague et le vent travaillent de concert à l'élever. D'après M. Pareto, l'accroissement normal de la plage est de 230 mètres par siècle loin de toute bouche fluviale, mais il est beaucoup plus considérable dans le voisinage des cours d'eau. La mer marque donc elle-même par une série de barrières tous ses reculs successifs. Il est vrai qu'elle opère aussi parfois des retours d'invasion, par suite de l'abaissement non encore expliqué des côtes de la Vénétie. Ainsi le banc de Cortellazzo, barre sous-marine de gravier, qui se prolonge à vingt mètres de profondeur, parallèlement à la plage des marais de Caorle, semble avoir été, à une époque géologique antérieure, un lido dont la disparition a rendu à la mer libre un espace de plus de mille kilomètres carrés. La chaîne des îles qui bordait le littoral d'Aquileja, du temps des anciens et au commencement du moyen âge, a presque entièrement disparu. A l'époque romaine, ces îles étaient fort peuplées et possédaient des chantiers de construction; elles avaient des forêts et des cultures. Les chroniques du moyen âge racontent aussi comment le doge de Venise et le patriarche d'Aquileja allaient chasser le cerf et le sanglier dans les îles, au grand mécontentement des habitants. Maintenant la rangée des terres et le rempart des dunes qui les protégeaient n'ont laissé que de faibles restes; des roseaux ont remplacé les anciennes forêts et les cultures; Grado est la seule localité du littoral qui ait gardé quelques habitants. Dans les eaux de la mer et des marais, des môles, des murailles, des pavés de mosaïques et même des pierres à inscriptions témoignent de l'ancienne extension de la terre ferme. Plus à l'ouest, le littoral de Venise s'est abaissé de la même manière. Sous le sol qui porte aujourd'hui la ville des lagunes, le forage des puits artésiens a révélé l'existence de quatre strates superposées de tourbières, dont l'une, profonde de 130 mètres, donne la mesure de l'énorme affaissement qui s'est opéré. Depuis l'époque historique, l'église souterraine de Saint-Marc est déjà devenue sous-marine; des pavés de rues, des routes, des constructions diverses descendent peu à peu au-dessous de la surface des lagunes, soit à cause du tassement naturel des vases, soit par toute autre raison géologique; si la mer ne gagne pas constamment sur ses rivages, c'est que les alluvions apportées par les fleuves compensent et au delà les effets de l'abaissement du sol. Ravenne descend aussi, puisque les portes de ses monuments s'enfouissent peu à peu sous le pavé des rues. M. Pareto évalue le mouvement de dépression à 15 centimètres par siècle. Après l'époque pliocène, l'oscillation du sol se faisait en sens contraire, puisque tout l'ancien golfe du Piémont est actuellement au-dessus du niveau de l'Adriatique. Parmi les agents géologiques toujours à l'œuvre pour modifier les proportions diverses de la terre et de la mer, du sec et de l'humide, les fleuves et les torrents de la plaine située au pied des Alpes sont de beaucoup les plus actifs: ce sont eux surtout qui représentent la vie. Les changements qu'ils apportent à la forme extérieure de la planète sont assez rapides pour qu'il nous soit possible d'en être les témoins directs pendant notre courte histoire humaine. Aucune contrée de l'Europe, si ce n'est la Hollande, ne s'est plus souvent renouvelée que l'Italie septentrionale sous l'action des eaux. [Illustration: N° 59.--CHAMPS DE PIERRES DE LA ZELLINE ET DE LA MEDUNA.] Le torrent d'Isonzo qui, dans une partie de son cours, sert de frontière entre l'Autriche et l'Italie, est un des exemples les plus remarquables de ces révolutions géologiques, s'il est vrai, comme il est très-probable, qu'il ait été du temps des Romains, et même au commencement du moyen âge, l'affluent souterrain du Timavo d'Istrie, et ne soit devenu fleuve indépendant qu'à une époque récente. Les anciens auteurs, qui cependant connaissaient bien cette région de l'Italie, n'énumèrent point l'Isonzo parmi les cours d'eau qui se déversent dans l'Adriatique, et quand on le cite pour la première fois, sous le nom de Sontius, vers le commencement du sixième siècle, c'est comme simple rivière d'une vallée de l'intérieur. La Table de Peutinger mentionne aussi la station de _Ponte Sonti_, mais bien à l'est d'Aquilée, près des sources du Timavo. Les chroniques sont muettes sur les péripéties de sa formation. L'étude géologique des montagnes environnantes porte à croire que les premières eaux du bassin actuel emplissaient autrefois la vallée de Tolmein, sur le haut Isonzo, et que leur trop-plein s'écoulait, non pas au sud comme de nos jours, mais au nord-ouest par le détroit de Caporetto, dont le fond est encore aussi uni qu'un lit de rivière, si ce n'est en un endroit où des éboulis de rochers semblent avoir interrompu l'ancien canal d'écoulement. Au sortir de ce défilé, l'Isonzo allait se jeter dans le Natissone, qui, réuni aux autres rivières de ce versant des Alpes, baignait les murs d'Aquileja et portait à la mer une masse d'eau considérable, que les navires pouvaient remonter au loin. Obligé de changer son cours et de s'échapper par une gorge où il n'a que 6 mètres de large sur 28 mètres de profondeur, l'Isonzo s'écoula vers le sud pour se déverser avec la Wippach dans un autre lac, jadis tributaire du Timavo par des galeries souterraines. Mais ce lac s'est vidé comme le premier, et l'Isonzo a pu entrer directement dans la plaine basse pour descendre en fleuve indépendant vers la mer, par un lit qu'il n'a cessé de déplacer graduellement vers l'est. En 1490, il s'est brusquement jeté dans cette direction et causa de grands désastres. Depuis cette époque, il a bien employé son temps en projetant dans la mer, au-devant de la baie de Monfalcone, la péninsule de Sdobba et en rattachant plusieurs îlots à la terre ferme. Le Tagliamento, qui prend sa source plus avant que l'Isonzo dans le cœur des montagnes et dont les hautes vallées reçoivent une quantité annuelle de pluie très-considérable, est un travailleur encore plus actif que son voisin de la frontière. A la sortie des gorges étroites où son cours supérieur est enfermé, il a déposé dans la plaine un énorme champ de débris, d'où il se déverse, tantôt à droite, tantôt à gauche, ravageant tout dans ses crues et ne laissant qu'un désert de cailloux à la place des prairies et des cultures. Tandis qu'en été sa masse liquide, réduite à de minces filets d'eau, serpente au milieu des pierres, il coule après les grandes pluies en un fleuve puissant, de plusieurs kilomètres de largeur, et d'autant plus formidable qu'il est comme suspendu au-dessus des campagnes riveraines; ainsi le sol de la ville de Codroipo est à 9 mètres en contre-bas de son lit. A l'ouest du Tagliamento, la Meduna et la Zelline, affluents supérieurs de la Livenza, ne sont pas moins dévastateurs: leur delta de jonction, non loin de Pordenone, est un champ de pierres roulées d'une trentaine de kilomètres de superficie. Plus bas dans les lagunes du littoral, des levées serpentines de sable rappellent un autre travail des torrents: ce sont des berges qu'ils ont déposées de chaque côté de leurs anciens lits. Il est à remarquer que tous ces cours d'eau rejettent, en arrivant à la mer, leurs alluvions sur le littoral de l'ouest; leurs troubles, entraînés par le courant côtier, dévient régulièrement vers la droite, et c'est de ce côté qu'ils accroissent incessamment la plage du continent. C'est grâce à la direction du courant que le golfe de Monfalcone a pu se maintenir malgré les énormes quantités d'alluvions qu'apporté l'Isonzo. La Piave, le cours d'eau le plus considérable à l'orient de l'Adige, est aussi un rude ouvrier, dévastant les campagnes, comblant les marais, formant en mer de nouvelles plages. Là, comme aux bouches de l'Isonzo, du Tagliamento, de la Livenza, la côte avance rapidement; l'antique Heraclea des Vénètes, devenue depuis Cittanova, est restée au loin dans l'intérieur des terres, comme à l'est les villes de Porto-Gruaro et d'Aquileja. En moyenne le progrès des côtes a été d'une dizaine de kilomètres depuis deux mille ans. [Illustration: N° 60.--ANCIEN ET NOUVEAU COURS DE LA PLAVE.] L'histoire de la Plave offre en outre l'exemple d'une révolution non moins remarquable que celle de l'Isonzo; depuis l'époque romaine, le fleuve a complétement changé de lit sur plus de la moitié de son cours, dans la région des montagnes aussi bien que dans la plaine basse. En aval d'un sauvage défilé des Alpes dolomitiques, au lieu dit Capo di Ponte, la Piave descend maintenant au sud-ouest vers Bellune et va s'unir au Cordevole, dont elle emprunte la vallée jusqu'à la mer; du temps des Romains, elle coulait directement au sud par Serravalle et Ceneda. On ignore en quel siècle de notre ère s'opéra la catastrophe qui força le fleuve à changer de direction; ce fut probablement pendant le cinquième ou le sixième siècle, à une époque où les désastres de toute espèce étaient assez nombreux pour qu'on négligeât d'en raconter quelques-uns. Mais du moins la tradition de l'événement s'est maintenue, et l'aspect des lieux permet de comprendre parfaitement comment les choses se sont passées. Par l'effet d'un tremblement de terre ou du tassement naturel des roches, des pans de la montagne de Pinei, qui dominaient le cours de la Piave, s'écroulèrent en deux endroits, et deux énormes barrières de débris, l'une de 100 mètres de hauteur, l'autre de 240 mètres, se dressèrent en travers de la vallée. Au pied de ces amas de décombres, qui portent maintenant des cultures et des villages, de petits lacs indiquent l'ancien cours du fleuve, et, du côté du nord, le ruisseau de Rai s'épanche paresseusement dans le fleuve dont il occupe désormais la vallée. Le sénat de Venise agita la question de ramener les eaux de la Piave dans leur lit primitif, afin de diminuer ainsi la hauteur des inondations, accrues par les apports du Cordevole; en même temps on aurait rejeté dans ce dernier torrent la rivière Cismone, qu'un éboulement, semblable à celui du Pinei, avait détournée vers la Brenta, dont elle doublait le volume. Le Cordevole lui-même a eu à subir de grands changements à une époque toute récente, en 1771. En face de l'énorme paroi de la montagne de Cività, rayée de fissures verticales, les terrasses verdoyantes de la Pezza se mirent à glisser sur un plan incliné de schistes pourris, et, d'abord lentement, puis avec un élan soudain, vinrent s'abîmer dans la vallée. Deux villages furent écrasés, deux autres noyés dans les eaux du Cordevole transformé en lac. Quand l'onde est tranquille, on voit encore les restes des maisons englouties de l'ancienne Alleghe, métropole de la vallée. Le fleuve Brenta, qui naît sur le territoire tyrolien, dans l'admirable val Sugana, a de tout temps donné aux Vénitiens les plus cruels soucis, à cause du désordre que ses eaux et ses alluvions causent dans le régime des lagunes. Autrefois il se jetait, à Fusina, dans l'estuaire vénitien; mais ses atterrissements comblaient les chenaux et empestaient l'atmosphère. Tandis que les Padouans et les autres habitants des basses plaines avaient intérêt à faire couler le fleuve par la voie la plus directe vers les lagunes afin d'en abaisser ainsi le niveau et de n'avoir rien à craindre des inondations, les Vénitiens au contraire tenaient à éloigner la Brenta pour maintenir la profondeur et la salubrité de leurs lagunes. Ce conflit d'intérêts donna lieu à maintes guerres, véritables luttes pour l'existence. La conquête du littoral de la grande terre devint pour Venise une question de vie ou de mort, et dès que la république des lagunes eut triomphé, elle se mit à l'œuvre pour déplacer la rivière. Au moyen d'un premier canal, la _Brenta nuova_ ou Brentone, puis d'un deuxième, la _Brenta nuovissima_, on dériva les eaux du fleuve de manière à leur faire contourner toute la lagune et à les jeter, avec celles du Bacchiglione et les petits cours d'eau du Padouan, dans le port de Brondolo, à quelques kilomètres au nord de la bouche de l'Adige. Mais la Brenta, dont le cours se trouvait ainsi notablement allongé, dut exhausser son lit en amont, et c'est à grand'peine qu'on a pu la maintenir entre ses levées latérales. De 1811 à 1859 le torrent avait vingt fois rompu ses digues, et la graduelle élévation du lit menaçait de rendre ces malheurs encore plus fréquents. Alors on prit le parti d'abréger de 16 kilomètres le cours du fleuve, en le jetant directement dans une enclave de la lagune de Ghioggia. En effet, le danger des crevasses a été conjuré pour un temps; en outre, la Brenta, dont les alluvions empiètent peu à peu sur l'eau salée, a donné à l'Italie une superficie de 30 kilomètres carrés de terres nouvelles; mais les pêcheries de cette partie du lac ont été complétement ruinées et la fièvre a fait son apparition dans les villes du littoral voisin. Les hommes de l'art ne savent trop comment parer aux caprices de ces redoutables voisins, les fleuves torrentiels. [Illustration: N° 61.--LAGUNES DE VENISE.] Il n'est pas douteux que, sans tous les efforts des ingénieurs vénitiens, les lagunes du Lido, de Malamocco, de Chioggia, n'eussent été comblées depuis des siècles, comme l'ont été plus à l'est celles de Grado et d'Aquileja; mais de tout temps Venise comprit avec quelle sollicitude elle devait garder sa précieuse mer intérieure: il était même défendu de cultiver les _barene_ ou petits îlots élevés au-dessus du niveau des marées; on craignait avec raison que l'avidité des cultivateurs ne les portât à empiéter peu à peu sur le domaine des eaux. Les hydrauliciens de la république ne s'étaient pas bornés à détourner tous les torrents qui se jetaient auparavant dans les lagunes vénitiennes; ils avaient aussi éloigné vers l'est, par des canaux artificiels, les bouches de la Sile et de la Piave, afin de garantir le port du Lido du voisinage dangereux des alluvions fluviales; ils agitèrent même l'immense projet de recevoir tous les fleuves alpins, de l'Isonzo à la Brenta, dans un grand canal de circonvallation, qui eût déversé la masse entière des troubles bien au sud des lagunes. Mais ce plan gigantesque ne put être réalisé: les débris portés par le courant du littoral fermèrent le port du Lido; dès la fin du quinzième siècle il fallut l'abandonner et reporter à 12 kilomètres plus au sud, au «grau» de Malamocco, le grand port militaire de Venise. Pour le protéger contre les apports de débris on arma d'épis ou éperons transversaux les digues puissantes ou _murazzi_ qui consolident la flèche sablonneuse de la côte, et depuis quelque temps une jetée de 2,200 mètres s'avance comme un grand bras au dehors de la barre de Malamocco, et retient les alluvions que charrie la mer. Au sud du delta commun de l'Adige et du Pô, la plupart des torrents qui descendent des vallées parallèles des Apennins ne sont pas moins errants dans leur cours que ceux de l'Italie vénitienne, et font également le désespoir des ingénieurs. Les rivières qui arrosent les districts de Plaisance et de Parme, la Trebbia, le Tara, l'Enza et autres cours d'eau voisins, parcourent entre l'Apennin et le Pô une zone de plaines trop étroite pour qu'il leur eût été possible de modifier la topographie locale sur de vastes étendues; mais il en est bien autrement dans les grandes campagnes unies de Modène, de Bologne, de Ferrare, d'Imola: là toutes les eaux courantes ont promené à l'infini leurs méandres toujours changeants, et le pays est couvert des ruines de levées entre lesquelles les riverains ont vainement tâché de les enfermer d'une manière permanente. La ville de Modène elle-même a été détruite par les inondations de la Secchia et d'autres torrents réunis en un déluge. Le Tanaro, le Reno et les cours d'eau parallèles qui s'épanchent au nord-est, soit dans le canal de ceinture des lagunes de Comacchio, soit directement dans la mer, ont tous aussi leur histoire de destruction, et tour à tour on les bénit pour leurs alluvions fertilisantes, on les maudit pour leurs crues dévastatrices. Un de ces torrents, probablement le Fiumicino, est le fameux Rubicon qui servait de frontière à l'Italie romaine et que franchit César en prononçant le mot fatal: _Alea jacta est_. La bouche du Fiumicino est à 16 kilomètres de Rimini, ce qui est à peu près la distance indiquée pour le Rubicon par la Table de Peutinger; mais les torrents de cette région ont si fréquemment change de lit en remaniant les alluvions du littoral, que l'on n'ose identifier le point précis du passage. Guastuzzi, Tonini, et après eux M. Desjardins, qui a étudié la question sur les lieux mêmes, pensent que le haut Pisciatello, encore désigné dans le pays sous le nom d'Urgone ou Rugone, se rejetait au sud, à son entrée dans la plaine, et s'unissait au Fiumicino actuel, un peu au-dessus du pont romain de Savignano. De tous ces fleuves de l'Apennin, le Reno est le plus errant et le plus dangereux. La couche de débris qu'il a portée dans la plaine n'a pas moins de 30 kilomètres de l'ouest à l'est, et lorsqu'il fait craquer ses digues sur un point faible, c'est pour se porter tantôt à droite, tantôt à gauche de l'espèce de talus qu'il s'est construit par ses propres alluvions. On comprend quels doivent être les caprices imprévus d'un torrent dont le débit varie, suivant les saisons, de 1 mètre à près de 1,400 mètres cubes par seconde, et qui, dans certains endroits, coule à plus de 9 mètres au-dessus des campagnes riveraines. Pendant le cours de ce siècle le danger s'est encore accru par suite du déboisement presque complet des pentes du bassin torrentiel. Les ingénieurs, déroutés par les irrégularités des inondations, ont entrepris les travaux les plus différents et proposé les plans d'ensemble les plus contradictoires pour dompter cet ennemi, plus terrible que l'Acheloûs, terrassé par Hercule. On l'a jeté dans le Pô, puis on l'a détourné vers l'est pour le déverser directement dans la mer; on a aussi projeté de lui livrer la lagune de Comacchio pour en faire pendant un siècle ou deux son bassin de colmatage; mais chaque nouvelle dérivation a ses inconvénients: tandis que les uns se réjouissent d'être débarrassés de cet incommode voisin, les autres se plaignent des inondations et des fièvres qu'il leur apporte, du dégât qu'il fait dans leurs pêcheries et leurs eaux navigables. C'est aux alluvions du Reno qu'est dû en grande partie l'ensablement définitif du Pô de Ferrare. Le meilleur plan d'amélioration du régime hydrographique serait probablement celui que proposait l'ingénieur Manfredi et qui consisterait à creuser, le long de la base des Apennins, le lit d'un fleuve nouveau où viendraient déboucher toutes les eaux torrentielles de la montagne. Ce courant suivrait la pente générale de la plaine en accompagnant au sud le cours du Pô, comme l'Adige l'accompagne au nord, et l'espace intermédiaire serait arrosé dans tous les sens par un système artificiel de canaux. Le projet est grandiose, mais il serait fort coûteux et de longtemps ne pourra se réaliser. [Illustration: N° 62.--COLONIES DES VÉTÉRANS ROMAINS.] Une découverte géographique très-curieuse, faite par le célèbre hydraulicien Lombardini, permet de reconnaître, par la simple disposition des champs, en quels endroits la terre des basses plaines de l'Émilie a été remaniée par les torrents, et où commençaient les rivages de l'ancienne lagune de Padusa, maintenant comblée. En suivant la voie Émilienne entre Cesena et Bologne, de même que ça et là dans le Modénais et le Parmesan, le voyageur est tout surpris de voir des cheminots égaux, tous parfaitement parallèles, équidistants et perpendiculaires à la grande route, se diriger au nord-est vers la Polesine; ils sont tous coupés à angles droits par d'autres routins également réguliers, de sorte que les champs ont exactement la même surface. Vues des contre-forts des Apennins, ces campagnes ressemblent à des damiers de verdure ou de moissons jaunissantes, et les cartes détaillées prouvent, qu'en effet le sol de ces districts est découpé en rectangles d'une égalité géométrique, ayant 714 mètres de côté et près de 51 hectares de superficie. Or ce carré est précisément la _centurie_ romaine, et Tite-Live nous apprend que toutes ces terres, après avoir été arrachées aux Gaulois, furent mesurées, cadastrées et partagées entre des colons romains. Il est donc hors de doute que ces réticules si réguliers de chemins, de canaux et de sillons datent de vingt siècles et sont bien l'oeuvre des vétérans de Rome. Dans la direction du Pô, une ligne sinueuse, pareille au rivage d'un ancien lac, marque la limite de l'espace distribué géométriquement et des terres plus basses où recommence le labyrinthe ordinaire des fossés et des sentiers tortueux: évidemment c'est là que s'étendait autrefois le marais comblé depuis par les colmatages des torrents. Enfin, dans le voisinage des cours d'eau, le damier des cultures est brusquement interrompu; la cause en est aux bouleversements qu'ont produits les inondations successives. Certes il est très-naturel de penser que dans un grand nombre de pays les limites des champs cultivés se sont maintenues sans changements pendant des siècles, mais on ne saurait le constater d'une manière positive, tandis que dans les plaines de l'Émilie, au milieu de contrées dont la plus grande partie a été remaniée par les torrents, ce sont bien les lignes tracées par le cadastre romain que l'on voit, aussi régulières qu'au premier jour. Les invasions et les guerres qui ont renversé tant de monuments, détruit tant de cités, n'ont pu, depuis deux mille années, déplacer les sentiers ni couper les sillons des champs. De l'autre côté du Pô, les plaines qui s'étendent au sud-est de la voie Postumia, entre Trévise et Padoue, présentent, par la disposition régulière de leurs cultures et de leurs chemins, la reproduction parfaite des colonies émiliennes. En proportion de l'étendue de son bassin et de la longueur de son cours, le Pô a subi moins de changements que la Piave et le Reno; mais la richesse et la population des cités qui le bordent, la fécondité de ses campagnes, l'abondance de sa masse liquide, la grandeur des travaux entrepris pour sa régularisation, donnent une importance exceptionnelle au moindre de ses écarts: le Pô est le grand fleuve de l'ancien estuaire Adriatique; c'est le «Père», comme disaient les Romains. Le torrent qu'alimentent les neiges du Viso doit probablement à la beauté de ce mont dominateur d'être considéré comme la branche maîtresse du grand fleuve et de lui imposer son nom; mais la Macra, la Varaita, le Clusone pourraient lui disputer cet honneur: ils n'ont pas moins d'eau et, quand ils arrivent dans la plaine, ils ne fertilisent pas moins de campagnes par leurs canaux d'irrigation. Le lit commun serait bientôt épuisé si de tout l'hémicycle des montagnes n'accouraient d'autres torrents, la Doire Ripaire, la Petite-Stura, l'Orco, la Doire Baltée, qu'alimentent les glaciers du mont Blanc, occupant ensemble une superficie de 72 kilomètres carrés, ceux du Grand-Paradis, plus vastes encore, et quelques-uns des champs de glaces du mont Rose. Puis viennent, au nord la Sesia et au sud le Tanaro, qui unit dans son lit l'eau des Apennins à celle des Alpes. Le Tessin, qui vient ensuite, est le plus important des affluents du Pô par la masse de ses eaux; il dépasse de beaucoup toutes les rivières descendues des lacs Alpins, l'Adda, l'Oglio, le Mincio: «sans lui, disent les bateliers du fleuve, _il Po non sarebbe Po_.» De tous les bassins fluviaux d'Europe, la plaine de l'Italie septentrionale est celle qui verse la plus forte masse liquide dans la mer, comparativement à son étendue: des cours d'eau, que l'on croirait devoir être insignifiants à cause de leur faible longueur, doivent au contraire à l'abondance des neiges et des pluies alpines de rouler une masse liquide très-considérable. Plusieurs des grands affluents du Pô constituaient jadis des obstacles fort sérieux à la marche des armées; aussi n'est-il pas étonnant que le Tessin, le Mincio, l'Enza, aient, aussi bien que le Pô lui-même, servi de frontières politiques. En aval de son confluent avec le Tessin et surtout au-dessous de la bouche de l'Adda, le Pô, emportant déjà vers la mer les cinq sixièmes des eaux de son bassin, a complétement perdu son caractère de torrent des montagnes. Il ne roule plus un seul caillou, et le sable de son lit est menuisé en fine poussière. Aucune élévation, pas même un seul plateau d'anciens terrains de transport, si ce n'est le petit massif de San Colombano, ne se montre sur les rives; le fleuve pourrait se promener librement dans les campagnes, s'il n'était retenu à droite et à gauche par des levées ou _argini_, qui forment en Europe, après les digues de la Hollande, le système le plus complet et le mieux entendu de remparts protecteurs. Il est probable que dès le temps des Étrusques les rives du fleuve étaient ainsi défendues contre les débordements, car Lucain décrit déjà les digues comme si elles existaient depuis une période immémoriale; mais lors de l'invasion des barbares les riverains cessèrent de soutenir contre les eaux de crue une lutte que la guerre et la misère rendaient impossible, et c'est après le neuvième siècle seulement qu'ils mirent la main à l'oeuvre de reconstruction. En 1480 le travail était complètement terminé, autant du moins que peut l'être une opération semblable. On comprend de quelle énorme importance économique est le bon entretien des levées, puisque les terrains protégés ont une étendue de 1,200,000 hectares; ils donnent un produit agricole de plus de deux cents millions par an et représentent un capital de plusieurs milliards, auquel s'ajoute la valeur des cités riveraines et des établissements industriels qu'elles renferment. Mais les villes du moins sont faciles à défendre, grâce à la prévoyance de leurs anciens constructeurs, Étrusques ou Celtes, qui prirent soin de leur donner pour piédestaux des terrasses artificielles supérieures au niveau des plus hautes eaux d'inondation. C'est au commencement de ce siècle seulement que l'élévation constante du niveau de crue, causée soit par la déforestation des montagnes, soit par la suppression de toutes les brèches du lit fluvial, a forcé les habitants de Revere, de Sermide, d'Ostiglia, de Governolo, de Borgoforte et d'autres villes des bords du Pô, d'entourer leurs habitations d'une enceinte supplémentaire. [Illustration: No 63.--DIGUES ET ANCIENS LITS DU PÔ, DE PLAISANCE A CRÉNONE.] Les digues continues commencent en amont de Crémone sur les deux rives; dans tous les endroits périlleux elles sont fortifiées au moyen de «traverses» ou «contre-digues», et d'autres remparts s'élèvent en arrière, pour le cas où les premiers viendraient à céder. Dans la partie inférieure de leur cours, tous les affluents du Pô sont également bordés de levées, ainsi que les anciens lits fluviaux et les canaux en communication avec le flot de crue. C'est à un millier de kilomètres au moins que l'on peut évaluer l'ensemble du réseau des grandes digues élevées dans la basse vallée du Pô. En outre, le lit même du fleuve est traversé dans tous les sens par des remparts de moindre hauteur enfermant des champs et des saulaies, des vignes même. Il est peu d'endroits, en effet, où le flot coule immédiatement à la base du _froldo_ ou digue maîtresse; l'espace ménagé aux eaux d'inondation a plusieurs kilomètres de largeur, et d'ordinaire le fleuve a de 200 à 500 mètres seulement de l'une à l'autre rive. Il reste donc une grande étendue de terrains libres que les riverains ont divisés en _golene_ et qu'ils ont entourés de levées pour les protéger contre les crues ordinaires. D'après les prescriptions des syndicats, ces digues des golene doivent rester à un mètre et demi en contre-bas de la grande digue de défense, afin que les fortes crues puissent s'alléger en remplissant d'abord les innombrables réservoirs formés par les champs riverains. Malheureusement nombre de propriétaires, désireux de protéger leur immeuble privé, même au détriment du pays tout entier, exhaussent leurs propres digues au niveau du _froldo_, et, rétrécissant ainsi le lit du fleuve, accroissent les dangers d'inondation générale. En dépit de tous les beaux plans d'ensemble proposés au nom de l'intérêt public, l'ancien système résumé dans l'affreux proverbe: _Vita mia, morte tua_! prédomine encore beaucoup trop parmi les communes et les syndicats. Arthur Young et d'autres écrivains racontent que souvent les fermiers allaient, de propos délibéré, ouvrir des brèches dans les digues de la rive opposée et sauver ainsi leurs récoltes en ruinant leur prochain. Aussi, en temps de crue, la navigation du Pô n'était-elle permise pendant la nuit qu'à certaines barques privilégiées et les gardes du fleuve faisaient feu sur toutes les autres. [Illustration 64, grande carte.] De l'amont à l'aval, le lit d'inondation ménagé aux eaux du fleuve se rétrécit peu à peu; de 6 kilomètres, il diminue jusqu'à 3, 2 et même 1 kilomètre; enfin, chacun des bras du delta n'a de l'une à l'autre levée que de 300 à 500 mètres de largeur. Ce n'est point assez pour livrer passage au flot de crue, qui s'élève parfois à 8 et 9 mètres, même à 9 mètres et demi au-dessus du niveau d'étiage. D'ailleurs il est arrivé fréquemment que, soit par manque d'argent, soit par insouciance, les communes riveraines n'ont pas usé des précautions nécessaires pour l'entretien des digues; parfois des districts entiers se sont trouvés ruinés parce qu'on avait négligé de boucher des trous de taupes. Quand une crevasse se produit et qu'on ne réussit point à la fermer immédiatement, il en résulte d'affreux malheurs. Non-seulement toutes les récoltes sont perdues, les villages sont démolis, la terre est ravinée, mais les habitants réfugiés çà et là sont enlevés par la famine; puis vient le typhus, qui glane les hommes après la faim. Avec les tremblements de terre de la Calabre, les débordements du Pô sont les grands fléaux de l'Italie. En 1872, tout l'espace qui s'étend entre la Secchia et la mer, de Mirandole à Comacchio, était transformé en une mer où çà et là se montraient les murs et les palais des villes, pareils à des îlots. La partie du continent reconquise temporairement par l'eau n'avait pas moins de 3,000 kilomètres carrés, et n'était limitée, au nord, que par les levées de l'Adige, au sud par celles du Reno. Deux années après, des flaques non encore évaporées rappelaient le débordement, et les champs seraient restés plus longtemps inondés, si l'on n'avait fait usage de la vapeur pour vider tous ces lacs épars. Dans ces grands désastres, ce sont naturellement les populations les plus vaillantes et les plus actives qui luttent avec le plus d'énergie contre le fleuve et qui réussissent le mieux à protéger leurs demeures contre les flots. Ainsi pendant les terribles crues de 1872 la petite ville industrieuse d'Ostiglia parvint à détourner la catastrophe, alors que tant d'autres localités moins exposées étaient ravagées par les eaux. Cette ville est bâtie au bord même du froldo, sans ouvrages avancés de digues secondaires, et sur la concavité d'une baie que vient heurter le courant. Le rempart menaçait de céder. Immédiatement on se met à l'oeuvre pour en construire un second. Au nombre de quatre mille, tous les hommes valides, le maire et les ingénieurs en tête, apportent des fascines, enfoncent les pieux des palissades, entassent les terres. La nuit n'arrête point leur travail; des rangées de torches plantées dans le sol éclairent les chantiers. Mais à mesure que s'élève la deuxième digue, la première est emportée et les eaux entament déjà le nouveau rempart. C'est une lutte à outrance entre l'homme et les éléments. A chaque instant les ingénieurs demandent s'il ne faut pas sonner le focsin de la fuite. Mais les gens d'Ostiglia tiennent bon. L'armée des travailleurs se partage: tandis que les uns consolident le froldo qu'ils viennent d'achever, les autres construisent une troisième barrière de défense. Ils l'emportent enfin sur le fleuve et, du haut de leurs digues victorieuses, les habitants d'Ostiglia ont la satisfaction de voir les eaux rentrer peu à peu dans leur lit. Précisément en face, les citoyens de Revere n'avaient eu ni mérité le même bonheur. Le Pô s'était ouvert une crevasse de plus de 700 mètres de largeur à travers une digue mal entretenue et avait changé en un lac immense les campagnes du Modénais. Lors d'une baisse momentanée du fleuve, on essaya de rétablir la levée, mais en moins d'une heure elle fut emportée par une deuxième crue, et pour se sauver, la ville de Revere, qui pourtant occupe une situation assez heureuse à l'extrémité d'une pointe, dut sacrifier sa première rangée de maisons et les précipiter dans les eaux pour lui servir d'empierrement de défense. Les crevasses les plus fameuses ne pouvaient manquer d'être celles qui ont eu pour résultat des changements durables dans le cours du Pô. Un de ces grands déplacements des eaux a formé une île de plus de 100 kilomètres carrés de superficie, en aval de Guastalla, et laissé au loin vers le sud les méandres du Po-Vecchio, transformé de nos jours en un simple canal. Tout le long du fleuve, des campagnes de la rive droite et de la rive gauche rappellent encore par leur nom de _mezzano_ qu'elles se trouvaient jadis au milieu du courant. Mais dans le delta proprement dit les divagations du fleuve ont été plus importantes encore. A l'époque romaine et jusqu'au treizième siècle, la principale branche du delta était le Po di Volano, qui s'est à peu près desséché et n'est plus aujourd'hui qu'une simple coulée incertaine au milieu des marais, transformée lors des inondations en un canal de colmatage pour la lagune de Comacchio. Deux autres branches coulaient plus au sud à travers cette même lagune, et le cours de leur ancien lit est indiqué par des chaussées sinueuses sur lesquelles on a construit des routes carrossables. On ne sait à quelle époque elles disparurent, mais au huitième siècle un autre bras leur succéda, le Po di Primaro, qui se jetait dans la mer non loin de Ravenne, et dont tout le cours inférieur est emprunté maintenant par le torrent de Reno. En 1152 nouvelle bifurcation, mais en sens inverse. La digue de la rive droite est rompue à Ficarolo, en amont de Ferrare, et cela, dit-on, par la malveillance des riverains d'en haut, qui voulaient ruiner leurs voisins d'en bas, et le grand bras, le Po di Maestra ou de Venise, abandonne Ferrare au milieu de ses marais et de ses lits fluviaux desséchés, pour aller, au nord de tous ses autres bras, se réunir aux canaux de la Basse-Adige. D'ordinaire les crevasses se font aux mêmes endroits, soit en novembre, soit en octobre. Jamais il n'y a eu de crevasse en janvier. Le danger le plus grand de rupture est toujours à Corbola, entre le Po di Maestra et son émissaire le Po di Goro. [Illustration: FERRARE. Dessin de H. Catenacci d'après une photographie.] L'Adige, de son côté, n'a pas moins erré dans son cours. A peine cette rivière tirolienne est-elle sortie de l'étroite «cluse» ou _chiusa_ de son portail de montagnes calcaires et du défllé artificiel des forts et des murailles de Vérone, que la partie inconstante de son lit se développe à travers les plaines. Du temps des Romains, l'Adige coulait beaucoup plus au nord; elle passait à la base même des montagnes Euganéennes, dans un lit occupé de nos jours par la rivière Frassine, et se déversait dans l'Adriatique au port de Brondolo. En 587, l'Adige rompit ses digues et sa branche principale prit la direction qu'elle suit encore pour se rendre à la bouche de Fossone. Mais de nouvelles issues continuèrent de s'ouvrir vers le sud. A la fin du dixième siècle, l'Adigetto de Rovigo prit naissance pour aller percer la chaîne des dunes à l'est d'Adria, puis une autre crevasse vint mêler les eaux de l'Adige à celles du Pô, dans le lit auquel on donne les noms de canal Bianco ou Po di Levante. L'Adige et le Pô faisaient ainsi partie désormais du même système hydrographique, et les embarcations pouvaient aller librement par des chenaux naturels de l'un à l'autre fleuve. Actuellement des écluses et des fosses rectilignes ont régularisé ce réseau de navigation intérieure, mais géologiquement les deux grands cours d'eau parallèles n'en doivent pas moins être considérés comme ayant un delta commun, La Polesine de Rovigo, c'est-à-dire l'espace compris entre les deux fleuves, a été graduellement exhaussée par leurs alluvions et ne se trouve qu'à un niveau peu inférieur à celui des eaux moyennes. Les campagnes de la Polesine de Ferrare ne sont pas non plus de beaucoup en contre-bas du Pô et l'on a grand tort de répéter après Cuvier que la surface des eaux du fleuve dépasse en hauteur «les toits des maisons de Ferrare». Les mesures exactes faites par Lombardini, le savant qui connaît le mieux la vallée du Pô, prouvent que les plus hautes crues du fleuve atteignent seulement la cote de 2m,75 au-dessus de la cour du château, ce qui est bien différent. Lors des grandes inondations, quand tout le pays est couvert par les eaux, Ferrare est un des principaux lieux de refuge des campagnards à cause de son élévation relative. Ainsi les débordements du Pô et ses fréquents changements de lit ont eu pour conséquence d'égaliser à peu près la surface des terres riveraines; mais depuis que tous les bras du fleuve sont endigués jusqu'à la mer, les alluvions apportées par les eaux de crue se déposent surtout sur le littoral et prolongent rapidement le delta dans l'Adriatique. Il est certain que le progrès des péninsules alluviales était autrefois beaucoup plus lent, car entre la chaîne de dunes qui limitait l'ancienne rive et la plage actuelle il n'y a que 25 kilomètres de distance, et dès les siècles du moyen âge la formation de ces terres extérieures était commencée. Pendant le cours des deux derniers siècles l'accroissement moyen de la presqu'île vaseuse s'est de plus en plus activé: il est actuellement d'environ 70 mètres par an et la zone de terre ajoutée au continent pendant le même espace de temps est de 113 hectares. Dans les années exceptionnelles, le fleuve apporte à la mer plus de 100 millions de mètres cubes de matières solides, mais les 46 millions de mètres auxquels on évalue l'apport moyen des boues suffiraient déjà pour former une île de 10 kilomètres carrés sur 4 à 5 mètres de profondeur. Le Pô est, après le Danube, le plus actif de tous les «fleuves travailleurs» du bassin de la Méditerranée[61]: le Rhône ne l'égale point pour la masse de ses alluvions, et le Nil lui est de beaucoup inférieur. Au taux actuel de son progrès, un laps de mille années suffirait au Pô pour qu'il formât à travers toute l'Adriatique une péninsule de 10 kilomètres de largeur et vînt se heurter contre les rivages de l'Istrie. [Note 61: Fleuves principaux de l'Italie septentionale: Longueur Surface Débit je Débit le Débit du cours. du bassin. plus fort. plus faible moyen. Isonzo 130 kil. 3,200 kil. car. (?) (?) 120(?) Tagliamento 170 » 2,800 » (?) (?) 150(?) Livenza 115 » 2,600 » 720 (?) 40(?) Piave 215 » 5,200 » (?) (?) 320 Sile 60 » 1,400 » 44 7 20(?) Brenta 170 » 3,900 » 850 39 56(?) Bacchiglione 120 » 483 » 9 (?) 36 Adige 395 » 22,400 » 2,400 2 480 Pô 672 » 69,382 » 5,186 156 1,720 Reno 180 » 5,000 » 1,521 1 35 ] Outre l'écoulement naturel de ses fleuves, l'Italie septentrionale a l'admirable réseau de ses rivières artificielles. C'est le pays classique de l'irrigation, celui qui sert de modèle à toute l'Europe. La Lombardie surtout, puis certaines parties du Piémont, les campagnes de Turin, la Lomellina en amont du Tessin, les Polesines de Ferrare et de Rovigo, sont merveilleusement arrosées par un système d'artères et d'artérioles apportant la vie sous forme de terre coulante à tous les champs épuisés. Dès le milieu du moyen âge, alors que presque toute l'Europe était encore dans la barbarie, les républiques lombardes pratiquaient déjà l'art de ramifier leurs rivières à l'infini par des canaux d'irrigation et d'assécher leurs plaines basses par des fossés d'écoulement: elles n'ont pas eu besoin de l'enseignement des Arabes pour trouver les secrets de l'hydraulique. Dès la fin du douzième siècle, Milan, délivrée des oppresseurs allemands, se donnait un véritable fleuve, le Naviglio Grande, qu'elle avait emprunté au Tessin, à 50 kilomètres de distance, et qu'elle avait su creuser avec une pente toujours égale en faisant servir les eaux à la navigation aussi bien qu'à l'arrosement: c'est probablement le premier grand travail de ce genre qui se soit fait en Europe. Au commencement du treizième siècle, l'Adda fournissait une masse d'eau plus grande encore et remplissait le lit de la Muzza, qui jusqu'à ce siècle, avant le creusement des grands canaux de l'Indoustan, est resté le fleuve artificiel le plus copieux du monde entier. Plus tard l'Adda fournit une deuxième rivière à Milan, la Martesana, que compléta le grand Léonard de Vinci. Déjà dans le siècle précédent l'art de surmonter les hauteurs des terres par la construction des écluses avait été découvert par les ingénieurs milanais, et l'on avait commencé d'en profiter pour tracer tout le réseau des canaux secondaires à travers la contrée. Enfin, depuis les progrès de l'industrie moderne, le _naviglio_ de Milan à Pavie et le canal Gavour, qui emprunte ses eaux au Pô, en aval de Turin, celui de Vérone qui saigne le fleuve Adige, ont accru le lacis des grandes veines artificielles ajouté au régime naturel des fleuves[62]. [Note 62: Débit moyen des canaux d'irrigation de la vallée du Pô: Muzza 61 mèt. cub. par seconde. Naviglio Grande 51 » » Cavour 42 » » Martesana 26 » » ] Non-seulement les rivières de l'Italie du Nord, mais aussi les moindres sources, les _fontanili_ qui jaillissent de la base des avant-monts alpins, sont utilisées pour l'arrosement. Virgile en parle déjà dans ses _Bucoliques_: «Enfants, arrêtez l'eau; les prés ont assez bu.» C'est grâce à ces ruisseaux bienfaisants, frais en été, relativement tièdes en hiver, que la Lombardie a ses admirables prairies ou _marcite_, dont quelques-unes peuvent donner jusqu'à huit coupes par année. Quel contraste entre les états successifs de la grande plaine adriatique, telle que l'avait laissée la nature, et telle que l'ont faite les hommes! Jadis c'était un marécage dans les parties basses, une forêt dans la zone intermédiaire, une vaste étendue de bruyères sur les renflements de cailloux et d'argile situés au pied des Alpes. Maintenant presque toute la plaine du Pô et de ses affluents est couverte des plus riches cultures, riz, froment, fourrages, mûriers, que le parallélisme des guérets et la monotonie des plantes alignées rendent souvent fatigantes à la vue, mais qui dans certains districts, notamment dans la Brianza de Como, le «jardin du jardin de l'Italie», sont embellies de la manière la plus gracieuse par des groupes d'arbres, de petits lacs, des vallons sinueux. L'extrême variété que les progrès et les reculs successifs des anciens glaciers ont donnée à la contrée en la parsemant de lacs et de collines, de monticules isolés, de chaînes continues, a forcé les paysans à laisser aux campagnes une partie de ce charme que possède la nature libre. A peine sur quelques croupes de moraines se voient encore des terres que le manque d'eau laisse infertiles et qui, dans l'état où elles se trouvent, ne valent même pas la peine d'être mises en culture. On dit que pendant le cours de ce siècle ces espaces couverts de bruyères sont devenus plus stériles qu'ils ne l'étaient auparavant. Par une raison encore inconnue des géologues, les _aves_ ou eaux de filtration qui coulent dans les profondeurs à travers les graviers erratiques se sont abaissées et toute humidité s'est enfuie de la surface. Pour faire disparaître ces landes, derniers restes de l'état primitif, les ingénieurs projettent d'emprunter directement aux grands lacs alpins la quantité d'eau nécessaire à l'irrigation des terrains de bruyères. Ils veulent employer utilement toute la masse liquide qui se perd maintenant dans l'atmosphère ou dans le golfe Adriatique. On a calculé que la superficie du sol irrigué dans la vallée du Pô est d'environ 12,000 kilomètres carrés et qu'une quantité d'eau de près d'un millier de mètres cubes est employée chaque seconde à la fertilisation des terres. Ainsi le régime de l'arrosement diminue d'un tiers environ la portée moyenne du fleuve; mais ce n'est là qu'un commencement, et tôt ou tard ce grand cours d'eau, dont les débordements et les alluvions jouent un rôle si important dans l'économie de la contrée, sera réduit par d'autres emprunts aux proportions d'une modeste rivière. Ces eaux abondantes qui dans leurs lits naturels ou leurs canaux artificiels parcourent toute la contrée, emplissent l'atmosphère de vapeurs. L'air est toujours humide, quoique les pluies, relativement rares, soient deux ou trois fois moins fréquentes que sur les côtes océaniques de France et d'Angleterre. Mais si les nuages éclatent moins souvent en pluies, par contre ils déversent d'ordinaire une masse d'eau beaucoup plus considérable: c'est en déluges qu'ils s'abattent sur les pentes des montagnes, poussés par les vents du sud et presque toujours accompagnés d'orages. Déjà dans la plaine lombarde, à Milan, à Lodi, à Brescia, la couche moyenne des eaux de pluie égale celle de l'Irlande, plongée dans son bain de vapeurs; et dans les hautes vallées alpines, là où les nuées, accumulées par le vent, sont obligées de laisser tomber leur fardeau d'humidité, la tranche annuelle d'eau pluviale peut être comparée à celle qui s'abat sur quelques districts exceptionnellement humides du Portugal, des Asturies, des Hébrides, de la Norvège[63]. Si les mesures de débit faites à la bouche de la Piave sont exactes, l'écoulement moyen de ce fleuve correspondrait à une chute de plus d'un mètre et demi d'eau sur chaque mètre carré de son bassin, sans compter l'humidité qui s'évapore ou qu'absorbent les plantes. Ces pluies se répartissent sans ordre bien régulier; cependant on a pu constater qu'elles ont deux périodes annuelles de recrudescence, mai et octobre, et deux périodes de rareté, février et juillet. Le bassin du Pô est donc une province intermédiaire entre la zone des pluies d'été et celle des pluies d'automne. [Note 63: Humidité moyenne de l'air à Milan 0m,745 Pluies annuelles moyennes à Milan 0m,985 » » » à Turin 0m,808 » » » à Tolmezzo, sur le haut Tagliamento 2m,088 ] Dans son ensemble, la grande plaine qui s'étend des Alpes aux Apennins ressemble pour le régime des vents à une étroite vallée de montagnes; les courants atmosphériques, infléchis dans leur mouvement par la forme du bassin dans lequel ils pénètrent, se propagent en général dans la direction de l'est à l'ouest ou dans le sens absolument opposé; quand ils descendent des Alpes, ils apportent rarement de la pluie, car ils s'en sont débarrassés sur le versant occidental; quand ils remontent de l'Adriatique, ils sont humides au contraire. Mais la plaine est assez large et les brèches des remparts montagneux sont assez nombreuses pour que ce flux et ce reflux normal des vents secs et des vents pluvieux soit fréquemment troublé. Dans les vallées alpines l'alternance des courants d'amont et d'aval est plus régulière: chacun des lacs a son va-et-vient de brises montantes et de brises descendantes dont se servent les matelots pour se laisser mener et ramener sur les eaux. Par la latitude, la vallée du Pô est par excellence le pays tempéré, puisque le 45° de latitude, à égale distance du pôle et de l'équateur, coupe et recoupe le cours du fleuve. Cependant le climat de l'Italie septentrionale est beaucoup moins doux qu'on ne le croit généralement; il est surtout plus inégal, et les extrêmes de chaleur et de froid y présentent un écart fort considérable. Dans la Valteline ou haute vallée de l'Adda, la température peut s'élever jusqu'à 32 degrés et s'abaisser d'autant au-dessous du point de glace. Dans la plaine, le climat est beaucoup plus tempéré, grâce à l'influence de l'Adriatique et du golfe de Gênes; cependant il a toujours le caractère d'un climat continental, et Turin, Milan, Bologne, sont à cet égard les cités de l'Italie les moins agréables à habiter. Au bord des lacs alpins, quelques sites favorisés, tels que les îles Borromée, font une heureuse exception et jouissent d'une température relativement très-égale, à cause de l'action modératrice des eaux, qui diminue les chaleurs en été, prévient les froideurs en hiver. Dans les jardins du golfe de Pallanza, le thermomètre ne descend jamais au-dessous de 5 degrés centigrades; il faut dépasser Rome et pénétrer jusque dans le Napolitain pour y trouver un climat analogue, sous lequel puisse naître et se développer la même végétation. Venise est également une localité privilégiée, grâce à la mer qui la baigne; elle a de plus l'avantage d'être salubre, malgré les lagunes, en partie vaseuses, qui l'entourent. Il est fort remarquable que les lacs salés et les marais des bords de l'Adriatique septentrionale n'aient rien à craindre de la malaria, ce fléau si redoutable des côtes de la Méditerranée. L'immunité des lagunes du golfe de Venise s'explique par l'action des marées, plus fortes dans ces parages que dans la mer Tyrrhénienne; peut-être aussi faut-il y voir l'effet des vents froids qui descendent des Alpes et qui s'opposent au développement des miasmes. Comacchio n'est pas moins salubre que Venise. Quand un jeune homme des campagnes de la Polesina est menacé de consomption, on l'envoie travailler dans les pêcheries de Comacchio. Mais toutes les fois que les ingénieurs ont fermé l'accès des lagunes au libre flot de la mer pour y introduire des rivières d'eau douce, les fièvres paludéennes ont fait leur apparition; au sud du Reno, les palus de Ravenne et de Cervia sont visités par les fièvres les plus malignes, surtout dans les endroits où, par un triste esprit de spéculation, les propriétaires ont fait abattre un rideau des pinèdes ou des chênaies qui protègent le pays. Un air lourd de miasmes pèse également sur les environs de Ferrare et de Malalbergo (Fâcheux abri), à l'origine du delta padan. Les contrées de l'Italie septentrionale dont le climat local est le plus insalubre sont les étroites vallées des Alpes où la lumière du soleil ne pénètre pas assez. Les goîtreux et les crétins y constituent une partie considérable de la population; dans la vallée d'Aoste, où la végétation est si belle et l'humanité si laide, presque toutes les femmes portent un goître, probablement à cause de la nature des eaux qui coulent sur des roches magnésifères. Les habitants des plaines que des canaux d'irrigation traversent dans tous les sens sont également sujets à de fréquentes maladies, à cause de l'influence pernicieuse des miasmes qui montent avec les vapeurs du sol; en outre, la nourriture des paysans est beaucoup trop peu variée et trop insuffisante pour qu'ils puissent réagir contre les causes d'affaiblissement; ils s'étiolent avant l'âge, et nombre d'entre eux succombent à la pellagre, cette incurable maladie, connue seulement dans les contrées où la farine de maïs, délayée en _polenta_, est l'aliment principal; sur vingt-quatre habitants de la province de Crémone, un est atteint du fléau; en d'autres provinces la proportion est à peine moins élevée. Au milieu des rizières du Milanais et de la Polesina la vie est encore plus précaire que dans les autres parties de la plaine. Souvent les femmes y travaillent pendant des heures dans l'eau chauffée par le soleil et déjà putréfiée; de temps en temps elles doivent se baisser pour détacher les sangsues qui montent à leurs jambes[64]. [Note 64: Température Mois Mois moyenne. le plus chaud. le plus froid. Écart. Turin.... 11°,73 22°85 (avril) 0°,61 (janvier) 23°,40 Milan.... 12°,8 23°8 (juill.) 0°,7 » 23°,10 Venise... 13°,01 23°92 » 1°,82 » 22°,10 ] Mais en dépit des maladies, de la misère et des véritables famines qui suivent parfois les inondations, la féconde plaine du Pô est une des régions les plus peuplées de la terre. Tout l'espace qu'il a été possible d'utiliser se trouve occupé: il n'y a plus de place que pour l'homme et pour les animaux domestiques, qui sont proportionnellement fort peu nombreux. Les bois, d'ailleurs presque tous changés en taillis, n'ont plus de gibier, si ce n'est sur les pentes des montagnes. Les oiseaux mêmes sont relativement rares; si petits qu'ils soient, ils font au moins une bouchée pour le repas du paysan. Au fusil, au lacet, avec tous les engins de destruction, on prend non-seulement les bécasses, les cailles, les grives, mais aussi les hirondelles et les rossignols. Sur les bords du lac Majeur on tue chaque année, d'après Tschudi, près de soixante mille oiseaux chanteurs; à Bergame, Vérone, Chiavenna, Brescia, c'est par millions qu'on les massacre: chaque colline des avant-monts alpins se termine par une charmille où l'on tend le filet destructeur. La population de toute la plaine arrosée par le Pô, l'Éridan des anciens, est d'origine fort multiple. Latine par le langage, elle compte parmi ses ancêtres des Ligures, probablement frères de nos Basques; des Pélasges, qui vivaient près des bouches du Pô; des Étrusques groupés en cités populeuses et fort experts dans l'art de canaliser les eaux; de puissantes tribus gauloises, dont l'accent, sinon les mots, serait resté dans le jargon moderne des Italiens du Nord; enfin, les Celtes-Ombriens, que les historiens disent avoir été le peuple le plus ancien de l'Italie, et tous ces aborigènes «nés des rouvres», dont la langue inconnue n'a peut-être pas encore entièrement disparu, puisqu'on retrouve dans les dialectes locaux quelques mots tout à fait inexplicables par des étymologies d'idiomes anciens et modernes. Largement ouvertes à l'orient, comme le sont les campagnes du Pô, elles devaient naturellement être visitées et envahies par toutes les populations surabondantes des bords de l'Adriatique et des hautes vallées alpines. On admet en général que la race ligure prédominait au sud du Pô et dans la vallée du Tanaro jusqu'à la Trebbia, tandis que plus à l'est les Celtes et les Étrusques occupaient la contrée. Les invasions germaniques des premiers siècles de l'ère actuelle ont dû laisser aussi par les croisements une influence durable sur les habitants de l'Italie du Nord. La grande proportion d'hommes de haute taille que l'on rencontre dans la vallée du Pô témoigne de cette action des peuples transalpins. Les étrangers, Goths et Vandales, Hérules et Lombards, se sont bientôt fondus dans la masse latinisée du peuple, mais la prise qu'ils ont eue sur les vaincus par la conquête et la possession du pouvoir féodal leur a donné plus d'importance qu'ils n'en auraient eu par le seul nombre. L'ancienne histoire de la Lombardie est la lutte entre le fief et la commune: dès que celle-ci l'eut emporté, c'est-à-dire vers le commencement du dixième siècle, l'usage de l'italien remplaça partout celui de l'allemand. Les noms de famille et de lieux d'origine lombarde sont très-communs sur la rive gauche du Pô et jusqu'à la base des Apennins. Ainsi, pour ne citer qu'un exemple, Marengo répond au nom allemand de Mehring. On a voulu voir aussi dans les innombrables localités dont les noms se terminent en _ago_ et en _ate_, Lurnago, Gavirate, Belgirate, des mots allemands où la finale _ach_ se serait légèrement modifiée, mais il est plus probable que ce sont des noms celtiques, à peine différents des lieux en _ac_, que l'on trouve en foule dans la France méridionale. [Illustration: N°65.--COMMUNES GERMANIQUES.] Le Frioul ou Friuli, le Furlanei des indigènes, province resserrée entre les rivages de l'Adriatique, les Alpes Carniques et Je plateau du Carso, est la région où l'influence germanique s'est fait le plus longtemps sentir dans les mœurs et le langage. Elle a même été assez considérable pour faire classer les gens du Frioul comme une sorte de race à part, quoique leurs ancêtres aient été, comme la plupart des autres Italiens du Nord, des Celtes latinisés: de nombreux croisements avec leurs voisins les Slovènes ont aussi contribué à leur donner un caractère provincial fort distinct de celui des Vénitiens et des Trévisans. Sans compter ceux dont le langage s'est à peu près complétement fondu avec ceux des Italiens proprement dits, ils sont au nombre d'environ cinquante mille. Des nombreuses colonies germaniques dont on retrouve les traces dans les plaines de l'Italie septentrionale et sur les premières pentes alpines, les deux plus considérables étaient les «Treize Communes», situées au nord de Vérone, non loin de la rive gauche de l'Adige, et les «Sept Communes», dans le groupe de montagnes, entouré de vallées profondes, qui domine le cours de la Brenta au nord-ouest de Bassano. Actuellement les _homines teutonici_ de ces districts, prétendus Cimbres dans lesquels les érudits voulaient reconnaître les descendants des barbares vaincus par Marius, ne révèlent plus leur origine que par leurs yeux bleus et leur chevelure blonde; mais par le langage et les mœurs ils ne sont pas moins Italiens que les gens de la vallée: à peine quelque vieillard comprend-il encore l'idiome de ses aïeux, que l'on dit avoir beaucoup ressemblé au langage bavarois des bords du Tegernsee. On ne sait plus bien quelles étaient les limites exactes des Treize Communes, dont les noms et les contours ont changé. Le territoire des Sept Communes, ou le district d'Asiago, l'ancien _Schläge_ des Allemands, est parfaitement délimité par la nature du sol; mais quoique limitrophe de l'Autriche, il est à peine moins latinisé que l'autre district. Du reste, loin d'avoir été sur le sol italien les champions de la puissance allemande, comme on se l'imagine facilement de l'autre côté des Alpes, les habitants des communes germaniques étaient au contraire chargés par la république de Venise du soin de défendre ses frontières contre les envahisseurs du Nord: ils étaient dispensés du service militaire, et jouissaient de leur autonomie administrative, mais à charge d'empêcher le passage de l'ennemi à travers leurs vallées, et de tout temps ils s'acquittèrent vaillamment de cette mission: de là le nom de «très-fidèles» que les Vénitiens avaient ajouté à la désignation de «très-pauvres» portée jadis par ces anciennes populations lombardes. Mais ni la protection de Venise, ni plus tard celle de l'Autriche, n'ont pu sauver les communes allemandes de l'invasion des «Velches». A l'orient des grands lacs il ne reste plus un seul groupe de population non italienne; c'est au nord du Piémont seulement, sur le versant méridional des Alpes suisses, qu'ont pu se maintenir des colonies germaniques. Ces colonies, qui occupent les vallées rayonnant au sud du mont Rose et le haut val Pommat, où la Toce naissante forme l'une des plus admirables chutes des Alpes, auraient aussi depuis longtemps changé de langue, si elles n'étaient appuyées par les populations de même race qui vivent en Suisse, dans les vallées limitrophes. Récemment encore Alagna (Olen), l'un de ces villages allemands, conservait ses mœurs antiques: depuis des siècles il n'y avait eu ni procès, ni contrat, ni testament, ni acte notarié d'aucune sorte: tout y était réglé par la coutume, c'est-à-dire par l'autorité absolue des chefs de famille. L'élément français est beaucoup plus considérable que l'élément germanique sur le versant italien des Alpes. Toute la haute vallée d'Aoste, entre le massif du Grand-Paradis et celui du mont Rose, et de l'autre côté des montagnes de Maurienne, les vallées supérieures de la Doire Ripaire, du Cluson, du Pellis ou Pelice, de la Varoche ou Varaita, sont habitées par des populations de langue française et de même origine que les Savoyards et les Dauphinois du versant opposé. La disposition générale des massifs alpins a facilité cette invasion pacifique des Celtes occidentaux, au nombre d'environ 120,000. C'est à l'ouest de la crête que les montagnards occupent le plus vaste territoire et sont groupés en communautés nombreuses; dominant, comme du haut d'une citadelle, les plaines de l'Italie, il est tout naturel qu'ils soient descendus pour occuper toute la zone des forêts et des pâturages, des étroites vallées jusqu'au pied des monts. En maints endroits le dernier défilé où se glisse le torrent avant de s'étaler dans la plaine était leur limite, et la dernière roche des chaînons avancés porte encore les ruines des châteaux de défense de l'ancien Dauphiné français. Mais la centralisation croissante de l'État italien, la conscription militaire, l'administration, les tribunaux, les écoles font de plus en plus reculer la langue française vers la frontière politique; chaque village a déjà deux noms, et la désignation moderne est celle qui prend peu à peu le dessus. Les populations de langue française qui résistent le plus à l'italianisation sont les Vaudois des deux vallées du Pellis et du Cluson, en amont de Pignerol ou Pinerolo. C'est que les Vaudois ont une littérature, de fortes traditions, une histoire, un patriotisme religieux et national. Leur secte, bien antérieure à la Réforme, était persécutée dès le treizième siècle, et depuis cette époque leur vie s'est passée dans les luttes et les souffrances de toute espèce; souvent on a pu croire que l'extermination de ce petit peuple avait été complète; mais il s'est toujours relevé, et l'année 1848 lui a donné l'égalité des droits. Jadis la force morale obtenue par l'habitude du sacrifice avait assuré aux Vaudois exilés une grande influence dans les pays de refuge, en Suisse, en France, en Angleterre: aussi «l'Israël des Alpes» a-t-il conquis dans l'histoire une place bien plus importante que ne pourrait le faire supposer sa faible population, de seize à dix-sept mille habitants. [Illustration: LE MONT ROSE, VUE PRISE DE GALCORO. Dessin de Taylor, d'après une photographie de E. Lamy.] La fertilité du sol, la richesse en eaux courantes et l'immense outillage agricole légué par les générations antérieures retiennent encore à la culture de la terre la plus grande partie des populations de l'Italie padane. On essayerait vainement d'évaluer la prodigieuse quantité de travail représentée par le réseau des canaux d'irrigation, l'entretien des digues, des fossés, des chemins, l'égalisation de la surface des champs, la transformations de toutes les pentes cultivées des montagnes en terrasses ou _ronchi_ d'une parfaite régularité; les énormes déblais de terrains que se vante d'avoir faits l'industrie moderne pour la construction des chemins de fer sont peu de chose en comparaison des gradins de cultures que les paysans ont établis, comme des escaliers de géants, sur le pourtour de toutes les collines et à la base de presque tous les monts qui enceignent la vallée du Pô. Le mode de culture adopté demande en outre un labeur incessant, car ce n'est pas de la charrue de fer, c'est de la «bêche à fil d'or» que se sert le paysan: son travail est plutôt du jardinage que de l'agriculture proprement dite. Aussi la quantité des produits fournis par la grande plaine, céréales, plantes fourragères, feuilles de mûrier et cocons, légumes et fruits, fromages dits parmesans, lodésans et d'autres encore, s'élève-t-elle au moins à la somme de deux milliards et suffit à maintenir un commerce d'exportation très-considérable. Par certaines cultures, la Lombardie et le Piémont se trouvent au premier rang dans le monde, et presque seules en Europe ces contrées possèdent la culture semi-tropicale du riz, introduite au commencement du seizième siècle. Quant aux vignobles, ils sont en général mal entretenus et ne donnent qu'une liqueur médiocre, si ce n'est sur les coteaux d'Asti et du Montferrat et sur le monticule insulaire de San Colombano, dont les vins sont très-justement renommés. On dit aussi que le _picolito_ des environs d'Udine est à peine inférieur au tokay. Les grandes provinces agricoles de la région du Pô correspondent aux divisions naturelles du sol, la montagne, la colline et la plaine. La diversité des terres et des climats a eu pour conséquences, non-seulement la diversité des cultures, mais encore une différence essentielle dans le régime de la propriété. Dans les hautes vallées, du col de Tende au mont Tricorno ou Triglav, la plus grande partie du sol, pâturages et forêts, était indivise entre tous les habitants d'une même commune et c'est à grand'peine que la loi italienne, hostile à ce mode de propriété, parvient à la transformer graduellement. Mais si presque tous les montagnards sont copropriétaires d'alpes et de forêts communes, ils ont aussi des lopins de terre qui leur appartiennent en propre; chacun possède son petit versant de prairie, son rocher qu'il a changé en jardin à force de travail; l'état social des habitants ressemble à celui des paysans français, qui, eux aussi, jouissent des avantages de la petite propriété. Dans les pays de collines, au pied de la montagne, la terre est divisée en métairies déjà plus grandes, le paysan n'est plus son propre maître, il est soumis à une foule d'usages et de redevances d'origine féodale, mais du moins a-t-il une part de produits dont il peut disposer à son gré. Dans la basse plaine, où le creusement et l'entretien des canaux nécessite l'emploi de grands capitaux, les campagnes, quoique toujours divisées en nombreuses parcelles, appartiennent presque en entier à de riches propriétaires, qui pour la plupart vivent loin de leurs domaines et les louent à des métayers. La multitude des cultivateurs reste donc complétement sans ressources propres et doit travailler à gages sur les terres d'autrui. C'est dans la région la plus fertile de l'Italie du Nord que vivent les paysans les plus misérables, les plus souvent décimés par les maladies, les plus insouciants du privilége de l'instruction. A cet égard, quelle différence entre eux et les montagnards vaudois des environs de Pignerol ou les habitants de la Valteline! La province de Sondrio, que forme la haute vallée de l'Adda, est parmi toutes les contrées de l'Italie celle qui a l'honneur de compter dans ses limites la moindre proportion d'hommes absolument ignares. Un mouvement d'émigration périodique emmène chaque année un grand nombre de montagnards des Alpes d'Italie dans les cités de la plaine et dans les pays étrangers. Suivant un vieux proverbe, «il n'y a point de contrée dans le monde sans passereaux ni Bergamasques;» mais ceux-ci, fort nombreux il est vrai, ne constituent pourtant qu'une faible proportion des montagnards nomades qui vont soutenir loin du pays natal, et jusqu'en Amérique, le dur combat de l'existence. Les Frioulans, les riverains du lac Majeur et les Piémontais sont parmi les empressés à quitter les masures paternelles. Les cols des Alpes occidentales, fort dangereux en hiver à cause de la grande abondance des neiges, ne sont pratiqués dans cette saison que par des Piémontais descendant à Marseille et dans les autres villes de la France méridionale; ils viennent par bandes prendre part à tous les grands travaux publics, à côté des ouvriers français, qui les aiment peu d'ailleurs, à cause de la baisse des salaires amenée par leur concurrence. Accoutumés à une abstinence rigoureuse, les Piémontais peuvent encore se contenter de prix de misère et s'emparent ainsi, à l'exclusion des ouvriers provençaux, d'un grand nombre de chantiers; mais cet antagonisme ne peut que diminuer peu à peu, puisque les salaires de la grande industrie tendent à s'égaliser dans toutes les contrées de l'Europe par le groupement des capitaux. A l'exception des importantes mines de fer qui servaient à fabriquer les armes si renommées de Brescia, et des gisements d'or du val Anzasca, au pied des Alpes du mont Rose, où du temps des Romains travaillaient jusqu'à cinq mille esclaves, et qui de nos jours sont encore exploités avec quelque fruit, l'Italie du Nord n'a guère de veines métalliques d'une grande richesse; mais elle a ses carrières de marbre, de gneiss, de granit, de terre à poterie et à faïence; ces travaux miniers occupent des populations entières. Quant à l'industrie proprement dite, on sait quelle fut jadis son importance à l'époque des grandes républiques italiennes, on sait à quel degré de perfection les ouvriers lombards et vénitiens avaient porté la fabrication des tissus de soie, des velours, des étoffes d'or et d'argent, des tapisseries, des glaces, des verreries, des faïences, des métaux ouvrés, des objets de toute espèce qui demandent du goût et de l'habileté de main. La perte de la liberté fut aussi la ruine de l'industrie; mais de nos jours les traditions du travail se renouent, surtout pour la fabrication des soieries. Seulement les manufactures manquent de bois et de houille, cet aliment presque indispensable des machines; l'eau des torrents est la grande force motrice à laquelle les usiniers doivent avoir recours: c'est à l'issue des vallées alpines que se fondent presque toutes les grandes usines. Parmi les anciennes industries qui subsistent encore et qui appartiennent en propre à l'Italie, il faut citer les pêcheries des lagunes de Comacchio. L'ensemble de l'étang constitue un immense appareil de capture, unique dans le monde. Le «grau» de Magnavacca, devenu à peu près complétement inutile pour la navigation, sert maintenant de porte d'entrée aux eaux du canal Palotta, que l'on peut justement désigner sous le nom d'aorte de l'étang. Ce canal, creusé de 1631 à 1634, apporte les eaux salées dans l'intérieur du continent et, par d'ingénieuses ramifications de canaux secondaires, munis de vannes et d'écluses, fait circuler le flot vivifiant jusqu'aux extrémités des lagunes: la grande nappe de Mezzano qui occupe toute la partie occidentale des _valli_ s'est trouvée ainsi rattachée aux étangs du littoral, et ses eaux douces se sont changées en eaux salées. Les divers bassins endigués, dans chacun desquels viennent déboucher les artères et les artérioles du canal Palotta, sont autant de champs où le poisson apporté par l'eau marine vient s'ensemencer et se développe à foison; le labyrinthe à double et triple fond qui donne accès aux hôtes venus du large ne les laisse plus sortir; ils restent dans les réservoirs et, quand arrive la saison de la récolte, c'est par charges entières de bateaux qu'on les ramasse dans les filets. Spallanzani a vu prendre dans un seul «champ» et durant une seule nuit plus de 60,000 livres de poisson. Cette énorme quantité a été quelquefois dépassée; alors on utilise toute la masse de chair pour les engrais. La population des pêcheurs de Comacchio se compose d'un peu plus de cinq mille individus, presque tous remarquables par leur grande taille, leur force, leur souplesse. Ainsi que le fait remarquer le pisciculteur Coste, c'est un fait des plus curieux qu'une colonie tout entière, réfugiée dans l'île solitaire de Comacchio, isolée de toutes les contrées voisines par de vastes lagunes, réduite pour vivre à exploiter les eaux comme les autres exploitent leurs sillons, soumise à un régime alimentaire exclusivement formé de trois espèces de poissons, le muge, l'anguille, l'acquadelle, ait pu traverser une longue série de siècles en conservant le type de sa race dans un état aussi florissant que les populations des plus riches territoires. Malheureusement les pêcheurs de Comacchio ne sont pas propriétaires de leurs «champs»: ceux-ci appartiennent à l'État et à de riches particuliers; les ouvriers, astreints à un travail fort pénible, vivent dans de grandes casernes au milieu des îlots, et leurs femmes, leurs mères, n'ont pas même le droit de les visiter; ils ne retournent à la ville qu'à des époques fixées. [Illustration: N° 66.--LAGUNES DE COMACCHIO.] L'énorme population de la vallée du Pô, à peine inférieure à celle de tout le reste de l'Italie continentale, est inégalement répartie suivant les différences du relief et de la fertilité du sol; mais si ce n'est dans les hautes et froides régions des Alpes, les habitants sont partout groupés en bourgades et en cités; du haut d'une tour, c'est par dizaines qu'on voit leurs masses rouges et blanches trancher çà et là sur la verdure; mais les hameaux, les villages manquent presque complètement. Les métayers étant les seuls habitants de la campagne proprement dite, la population rurale ne peut s'agglomérer, toutes les familles de cultivateurs restent dans l'isolement, tandis que les nombreux propriétaires terriens vivent tous dans les petites villes et leur donnent une richesse d'aspect que n'ont point les localités de même importance dans les autres parties de l'Europe. A égalité de surface, aucune région du continent n'est aussi peuplée que l'Italie du Nord; si l'on ne tient compte que des contrées agricoles, la Lombardie est la partie du continent où les villes sont le plus pressées les unes contre les autres: il faut aller jusque sur les bords du Gange et dans la «Fleur du Milieu» pour trouver de pareilles agglomérations humaines[65]. [Note 65: Population Population Superficie. en 1871. kilométrique. Piémont 29,005 kil. car. 2,900,000 100 Lombardie 23,533 » 3,470,000 147 Vénitien 23,658 » 2,640,000 112 Émilie 22,288 » 2,270,000 105 __________________ ___________ _____ 98,484 kil. car. 11,280,000 114 ] Les grandes villes y sont aussi fort nombreuses, et parmi ces villes, presque toutes ont acquis, par leurs monuments, leurs trésors d'art, leurs souvenirs historiques, un nom considérable parmi les cités de l'univers. Dans une contrée comme celle du bassin padan, où les agriculteurs sont partout groupés en multitudes et où les communications ont toujours été des plus faciles, les centres de population pouvaient se déplacer sans peine, suivant les hasards des guerres et les diverses vicissitudes de l'histoire. De là cette foule de villes célèbres comme chefs-lieux d'anciennes républiques ou comme résidences royales et ducales. Cependant il est à la base des Alpes et des Apennins des cités qui occupent un emplacement indiqué d'avance par la nature. Ce sont les localités placées aux débouchés des passages de montagnes et servant à la fois d'entrepôts naturels pour le commerce et de sentinelles militaires. Ainsi l'antique Ariminum, la Rimini moderne, située à l'angle méridional de la grande plaine du Pô, gardait à l'époque romaine l'étroit littoral ouvert entre l'Adriatique et la base des Apennins. C'est là que se trouvait l'entrée de l'Italie du Nord. La voie Flaminienne, descendue des montagnes, y atteignait la mer; la voie Émilienne, qui est encore aujourd'hui la grande ligne de communication entre le Piémont et l'Adriatique, y prenait son point de départ; là aussi commençait la voie qui suivait le littoral en se dirigeant sur Ravenne. Plus tard, lorsque Rome n'était plus la capitale de la Péninsule et du monde, et que l'Italie était encore divisée en États ennemis, les villes situées à l'entrée de la plaine du côté du sud et aux passages du Pô, Bologne, Ferrare, avaient aussi une grande importance stratégique. Plaisance, placée au défilé du Pô, entre le Piémont et l'Emilie, est encore une place de guerre de premier ordre; Alexandrie, située près du confluent du Tanaro et de la Bormida, dans une plaine des plus fameuses par ses batailles sanglantes, était également destinée par sa position à devenir une formidable citadelle, quoique par dérision elle porte encore le nom d'Alexandrie de «la Paille». Enfin, dans le voisinage de la France et de l'Autriche, chaque vallée possédait à son issue un verrou de fermeture: Vinadio, Château-Dauphin, Pignerol, Fenestrelle, Suse et d'autres places, devenues intenables pour la plupart à cause de la grande puissance de l'artillerie moderne, étaient les forteresses, si souvent tournées, qui devaient protéger l'Italie contre ses puissants voisins. [Illustration: N° 68.--ISSUES DE LA VALLÉE DE L'ADIGE.] Mais depuis la ruine de l'empire romain le débouché des Alpes qu'il fut toujours le plus indispensable de mettre en état de défense est celui qui descend du Brenner. Au point de vue militaire, les plaines qui s'étendent au sud du lac de Garde, des bords du Mincio à ceux de l'Adige, sont le point faible de l'Italie. L'histoire l'a bien prouvé. Les populations pacifiques des campagnes avaient eu beau vouer aux dieux le passage du Brenner et le mettre solennellement sous la protection des tribus limitrophes, les hordes guerrières d'outre-mont ne se laissèrent point arrêter par des autels; trop souvent, comme un fleuve qui s'épanche par-dessus une écluse trop basse, elles descendirent en torrent dans les plaines de l'Italie, pillant les villes et massacrant les hommes. Nulle région de la terre n'est plus teinte de sang. Jusque dans la dernière moitié de ce siècle les débouchés de la haute vallée de l'Adige ont été le principal théâtre des batailles qui se livraient pour la possession de l'Italie. Pas une ville, pas un village de cet étroit district qui ne soit devenu tristement célèbre dans l'histoire de l'humanité: c'est là que se trouvent les champs de bataille et de mort de Castiglione, de Lonato, de Rivoli, de Solferino, de Custozza. Lorsque les Autrichiens possédaient la Lombardo-Vénétie, ils avaient eu soin de fortifier les abords de la grande porte de l'Adige par les quatre formidables citadelles dites du quadrilatère, Vérone, Peschiera, Mantoue, Legnago, et par un grand nombre d'autres ouvrages moins importants: c'étaient les «clefs de la maison». L'Italie, redevenue maîtresse chez elle, les a reprises; la porte lui était fermée; maintenant elle l'est contre l'Autriche. Les mêmes conditions de sol qui assuraient d'avance une grande importance stratégique aux débouchés des Alpes et des Apennins devaient aussi leur donner un rôle considérable dans l'histoire du commerce: places de guerre et villes d'échanges ne pouvaient se placer qu'à la descente des cols, les unes pour surveiller jalousement le passage, les autres au contraire pour recevoir avec joie les voyageurs et les marchandises, source de leurs richesses. Toutefois, génie militaire et commerce ne se plaisant guère dans le voisinage l'un de l'autre, les entrepôts d'échanges se sont établis pour la plupart de manière à jouir des avantages que présentent les grands chemins naturels des peuples, tout en évitant les tracasseries et les périls que l'état de guerre ou de paix armée entraîne toujours avec lui. L'ordre d'importance des villes commerciales se trouve naturellement réglé par le nombre des passages fréquentés qui viennent y aboutir. Une localité située sur une seule de ces grandes routes n'est qu'une simple étape; au débouché de deux ou de trois cols, elle devient déjà un centre de population et de richesses; au point de jonction d'un plus grand nombre de chemins, c'est une capitale. Ainsi Turin, vers laquelle convergent toutes les routes traversières des Alpes, du massif du mont Blanc à la racine des Apennins, est par sa position même un des points vitaux du commerce européen. Milan, où viennent aboutir les sept grandes routes alpines du Simplon, du Gothard, du Bernardin, du Splugen, du Julier, de la Maloya, du Stelvio, est également un _emporium_ nécessaire; de même Bologne, que des marais et le lit du Pô, difficile à franchir, séparaient autrefois des Alpes, mais que des chemins de fer rattachent maintenant à tous les grands cols de l'hémicycle des montagnes; c'est là que viennent se réunir les lignes de Vienne, de Paris, de Marseille et de Naples. [Illustration: N° 69.--PASSAGES DES ALPES.] Sans la création des routes, la vallée du Pô n'aurait jamais eu dans l'histoire de l'Europe l'importance relative qu'elle possède. La haute muraille elliptique des Alpes la séparait complétement de la France, de la Suisse et de l'Allemagne, tandis qu'au sud le rempart moins élevé des Apennins rendait les communications difficiles avec les vallées du Tibre et de l'Arno; le pays n'était ouvert que du côté de la mer Adriatique, en face d'un rivage escarpé, sauvage, encore de nos jours habité par des populations demi-barbares. Dans tout le continent d'Europe il n'est pas de région naturelle qui soit plus enfermée, dont l'enceinte soit plus haute et plus difficile à franchir, du moins pour les habitants de la plaine inférieure; mais l'ouverture des grandes routes carrossables et des chemins de fer a changé tout cela, et l'Italie du Nord est devenue pour le commerce de l'Europe un des principaux centres d'appel et de répartition. Par Venise, elle tient l'Adriatique; par les voies ferrées des Apennins, elle a Gênes, Savone, le golfe de Spezia et la mer Tyrrhénienne; elle commande à la fois les deux mers qui baignent l'Italie. Le chemin de fer de Modane, ceux du Brenner et du Semmering font converger vers la basse Lombardie une partie des échanges de la France, de l'Allemagne, de l'Autriche; bientôt d'autres lignes du grand réseau européen, descendant de Pontebba, du Saint-Gothard, du mont Genèvre, du col de Tende, vont s'unir comme au centre d'une immense zone dans les cités florissantes de la vallée du Pô. La position de plus en plus centrale que cette convergence des routes assure à la contrée, contribue avec la merveilleuse fécondité de ses campagnes et ses autres priviléges à faire de l'Italie du Nord une des parties les plus vivantes du grand organisme de l'Europe. L'histoire, c'est-à-dire le travail humain, a modifié la géographie primitive: ce n'est plus dans Rome, c'est dans l'ancienne Gaule cisalpine que se trouve désormais le vrai centre de la Péninsule. Si pour le choix d'une capitale les Italiens avaient considéré l'importance réelle dans le monde du travail et non les traditions du passé, au moins quatre cités de la plaine du nord, Turin, Milan, Venise, Bologne, auraient pu briguer l'honneur d'être la «première entre leurs pareilles». Turin, quoique fort ancienne et jadis brûlée par Hannibal, est cependant, en comparaison des autres cités d'Italie, une ville moderne, et ses rues larges, régulières, coupées à angles droits, la font ressembler aux capitales improvisées des États du Nouveau Monde; avant d'avoir été choisie comme résidence ducale, c'était une toute petite ville de province. C'est que du temps des Romains, et même pendant une partie du moyen âge, le grand chemin de la Péninsule vers les Gaules suivait le littoral du golfe de Gênes. Le passage du mont Genèvre était relativement assez fréquenté, les anciens documents le prouvent, mais il n'en est pas moins vrai que, lorsque le mouvement des échanges entre les deux versants des Alpes se fut déplacé dans la direction du nord-ouest, le manque de larges routes frayées à travers les rochers et les neiges faisait hésiter les voyageurs entre les divers cols des Alpes, de l'Argentière au Grand-Saint-Bernard; nulle issue des hautes vallées ne pouvait prendre d'importance prépondérante dans le commerce de l'Italie. D'ailleurs les Alpes étaient fort redoutées par les voyageurs, et la part de trafic qui revenait à chacune des villes situées au débouché des passages était bien peu de chose. Cependant des villes d'étapes se trouvaient à la descente de chacun des cols, de même qu'à l'issue des sentiers de l'Apennin: Mondovi, la triple ville bâtie sur trois cimes; Coni (Cuneo), si bien placée sur sa terrasse triangulaire, entre la Stura et le Gesso, où s'écoulent les ruisseaux d'eau sulfureuse, toujours fumante, de Valdieri; Saluces, qui s'élève en pente douce à la base des contre-forts du Viso; Pignerol (Pinerolo), que domine son ancien château fort, si souvent employé comme prison d'État; Suse, porte italienne du mont Cenis; Aoste, riche encore en débris de l'époque romaine; Ivrea, bâtie sur l'emplacement de l'ancien glacier descendu du mont Rose; Biella, si riche en manufactures de lainages. Les villes situées plus bas dans la plaine, au point de rencontre de plusieurs routes alpines, devaient aussi prendre une certaine importance locale. Telles sont, dans le haut Piémont, Fossano, bâtie sur sa terrasse caillouteuse, à la jonction des routes de Mondovi et de Cuneo; Savigliano, où les chemins des vallées de la Macra et du Pô s'ajoutent aux précédentes; Carmagnola, où vient aboutir en outre la principale route des Apennins. Dans le Piémont oriental, la ville la plus populeuse est Novare, située au débouché commercial du lac Majeur, au milieu des campagnes les plus fertiles, qui en font le principal marché des céréales à l'ouest de la Lombardie; Vercelli, bâtie sur la Sesia, au-dessous du confluent de toutes les rivières qui descendent des massifs du mont Rose, jouit d'avantages semblables à ceux de Novare; Casale, l'ancienne capitale du Montferrat, occupe un des passages du Pô, dont elle défend les abords en temps de guerre par ses fortifications. Grâce à sa position centrale entre toutes ces villes du haut et du bas Piémont et à la convergence dans ses murs de tous les chemins des cols, Turin est devenu le centre naturel du commerce de la haute vallée du Pô jusqu'au Tessin. On sait combien le mouvement des échanges s'est accru au profit de cette ville, surtout depuis qu'elle est débarrassée du périlleux honneur d'être capitale de royaume; le vide laissé par la cour et les hautes administrations a été comblé, et au delà, par les immigrants qu'y ont amenés les chemins de fer. Ses bibliothèques, son beau musée, ses diverses sociétés en font aussi l'un des centres intellectuels de la Péninsule; par ses manufactures de soieries et de lainages, ses papeteries, ses fabriques diverses, elle occupe aussi l'un des premiers rangs en Italie. En outre elle a d'admirables sites dans les environs: par la colline de la Superga, située à quelques kilomètres à l'est et dominée par une somptueuse église, elle commande le plus beau panorama des Alpes italiennes. Dans la grande banlieue, de nombreuses petites villes, bien connues par leurs châteaux, leurs parcs, leurs villas de plaisance, Moncalieri, Chieri, Carignano, offrent encore de plus beaux paysages que Turin: lieux de villégiature pour les habitants de la capitale, ils participent à sa prospérité. Quant aux villes situées dans le bassin du Tanaro, au sud du massif des collines de Turin, elles forment un groupe naturellement distinct et possèdent un rôle géographique spécial: ce sont les intermédiaires naturels entre la haute vallée du Pô, la Lombardie et les côtes génoises. Alexandrie (Alessandria), place de guerre d'une régularité maussade, qui a remplacé comme point stratégique Tortone et Novi, situées dans la même plaine, est le centre de convergence de huit lignes de chemins de fer et par conséquent l'une des villes de l'Italie où s'opère le plus grand mouvement de passage. Les cités voisines, Asti, fameuse par ses vins mousseux, et Acqui, célèbre depuis l'époque romaine par ses abondantes sources thermales, sont aussi des localités importantes de commerce. Les Israélites d'Acqui sont nombreux et fort riches[66]. [Note 66: Principales communes du Piémont (ville et banlieue) en 1872: Turin (Torino) 208,000 hab. Alexandrie (Alessandria) 57,000 » Asti 31,000 » Novare (Novara) 30,000 » Casale Monferrato 28,050 » Verceil (Vercelli) 27,000 » Coni (Cuneo) 23,000 » Mondovi 17,700 » Savigliano 17,600 » Pignerol (Pinerolo) 16,500 » Fossano 16,500 » Saluces (Saluzzo) 16,400 » Chieri 16,000 » Tortone (Tortona) 13,700 » Carmagnola 13,000 » Novi 12,400 » ] La capitale de la Lombardie, Milan, est à tous les points de vue l'une des têtes de l'Italie: par sa population, y compris ses faubourgs, elle n'est inférieure qu'à Naples; par son commerce, elle ne le cède qu'à Gênes; par son industrie, elle égale ces deux villes; par son mouvement scientifique et littéraire, elle est probablement la première des cités entre les Alpes et la mer de Sicile. Dès les origines de l'histoire Milan, débouché naturel des deux lacs Majeur et de Como, nous apparaît comme une ville celtique importante, et depuis les avantages de sa position lui ont assuré tantôt l'un des rangs les plus élevés, tantôt la prépondérance parmi toutes les autres cités de l'Italie du Nord. Au moyen âge on lui donnait le nom de «seconde Rome» à cause de sa puissance; elle avait déjà 200,000 habitants à la fin du treizième siècle, tandis que Londres n'en avait encore que la sixième partie. Les eaux manquaient à Milan, car elle ne possédait que le faible ruisseau d'Olona; elle s'est donné de véritables fleuves dans le Naviglio Grande et la Martesana, qui lui apportent près de deux fois plus d'eau que la Seine n'en roule à Paris dans la saison d'étiage. Elle s'était construit aussi des monuments magnifiques, mais la plupart d'entre eux ont péri pendant les guerres si nombreuses qui ont dévasté le Milanais; presque dans son entier la ville a pris l'aspect d'une des cités modernes de l'Europe occidentale. Son édifice le plus fameux, le «Dôme», n'est, au point de vue de l'art, qu'un énorme travail de ciselure, un bijou hors de toute proportion; mais par la beauté des matériaux employés, par le fini des détails, par la foule prodigieuse des statues, que l'on dit être au nombre de sept mille, cette cathédrale est bien une des merveilles de l'architecture. Elle possède non loin du lac Majeur, près des bouches de la Toce, deux grandes carrières, l'une de marbre blanc, l'autre de granit, qui depuis la fin du quatorzième siècle servent uniquement à la construction et à l'entretien de l'immense édifice. Fière de son passé, confiante dans ses destinées, la capitale de la Lombardie tient à honneur de ne jamais obéir servilement aux impulsions du dehors; elle a ses opinions, ses moeurs, ses modes particulières, et tout ce qu'elle accepte de l'étranger reste imprimé d'un sceau d'originalité locale. De même chacune des villes qui se pressent dans la plaine lombarde cherche à garder son caractère propre. Toutes s'attachent à leurs anciennes traditions et se glorifient de leurs annales. Como, à l'issue de son beau lac, est l'antique cité libre, rivale de Milan, enrichie aujourd'hui par ses filatures de soie et par les produits de la Brianza; Monza, entourée de parcs et de maisons de campagne, est la ville du couronnement; Pavie, «aux cinq cent vingt-cinq tours» aujourd'hui renversées, se rappelle qu'elle fut la résidence des rois lombards et montre avec orgueil son Université, l'une des premières en date de l'Europe, et dans le voisinage sa magnifique Chartreuse, merveille de la Renaissance, et le couvent le plus somptueux de l'Italie; Vigevano, de l'autre côté du Tessin, a son beau château et dans les campagnes environnantes les plus belles cultures de la contrée; Lodi, encore fort commerçante, fut au onzième siècle la cité la plus puissante de l'Italie après Milan et soutint contre elle de terribles guerres d'extermination; Crémone, vieille république qui fut également en lutte avec Milan, se vante de son _torrazzo_ de 121 mètres, qui fut la plus haute tour du monde avant la construction des grandes cathédrales gothiques; Bergame, dominant de sa colline les riches plaines du Brembo et du Serio, dit être, comme si Florence n'existait pas, la ville de l'Italie la plus féconde en grands hommes; plus orgueilleuse encore, Brescia, la ville des armes, se proclame la mère des héros. Mantoue, située sur le Mincio et l'une des cités fortifiées du quadrilatère, peut être considérée comme en dehors de la Lombardie proprement dite, bien qu'elle lui appartienne politiquement. Cette ville, où les Israélites sont plus nombreux en proportion que dans les autres cités non maritimes de l'Italie, est surtout une grande forteresse militaire; elle a singulièrement perdu du son ancienne activité commerciale; ses marais, ses bois, ses rizières, ses fossés d'écoulement, ses canaux fortifiés, tout son labyrinthe d'eaux, exceptionnel même dans l'humide Lombardie, éloignent les habitants de la patrie de Virgile. Enfin les villes situées dans le coeur des montagnes, telles que Sondrio, le chef-lieu de la Valteline, sur la haute Adda, et la charmante Salo, aux maisons de campagne éparses au milieu des bosquets de citronniers, sur les bords du lac de Garde, ont aussi leur physionomie toute spéciale; bien distincte de celle des cités de la plaine lombarde[67]. [Note 67: Principales communes (ville et banlieue) de la Lombardie en 1872: Milan (Milano) 262,000 hab. Brescia 39,000 » Bergame (Bergamo) 37,000 » Crémone (Cremona) 31,000 » Pavie (Pavia) 30,000 » Mantoue (Mantova) 27,000 » Monza 25,000 » Como 24,000 » Lodi 20,000 » Vigevano 19,500 » ] [Illustration: N° 70.--LACS ET CANAUX DE MANTOUE.] Les grandes villes d'outre-Pô, dans l'Émilie, ont pour la plupart moins de caractère que celles de la plaine lombarde, sans doute parce qu'elles se trouvant sur le parcours de la voie Émilienne, à la base des Apennins, et que le mouvement incessant des marchands et des soldats a effacé ce qu'elles avaient d'original; Plaisance, curieuse par ses monuments et ses souvenirs, et fort importante comme intermédiaire d'échanges entre le Piémont, la Lombardie et l'Émilie, est une ville de guerre assez triste; Parme, ancienne résidence princière, a sa riche bibliothèque, son musée, et dans ses églises les merveilleuses fresques du Corrége; Reggio, autre étape importante de la voie Émilienne, n'a plus la célèbre _Nuit_ du Corrége, qui fut avec l'Arioste le plus illustre des enfants du pays; Modène, qui était naguère, comme Parme, la capitale d'un duché, a aussi son musée et la précieuse collection de livres et de manuscrits dite bibliothèque _Estense_. La capitale actuelle de l'Émilie, Bologne la «Docte», qui a pris pour sa devise le mot _libertas_, a mieux gardé son originalité: elle est restée l'une des cités les plus curieuses de l'Italie par son vieux cimetière étrusque, ses palais, ses édifices du moyen âge, ses deux tours penchées, dont l'inclinaison augmente légèrement de siècle en siècle. Bologne, comme centre commun de toutes les voies ferrées qui descendent des Alpes et des Apennins, jouit actuellement d'une grande prospérité commerciale et sa population s'accroît rapidement. Si les Italiens n'avaient eu à se laisser guider pour le choix d'une capitale que par des considérations économiques, nul doute qu'ils n'eussent choisi Bologne comme le point vital par excellence de la Péninsule. Il est malheureux que les campagnes avoisinantes soient si fréquemment dévastées par le Reno: ce sont les désastres causés par les inondations qui ont fait perdre à Bologne son ancien titre de «Grasse». Non loin de Bologne ranimée par le commerce, d'autres anciennes capitales restent dans un abandon relatif et n'ont plus que des édifices pour attester leur ancienne gloire. Ferrare, devenue fameuse par la naissance de l'Arioste et par toutes les atrocités de la maison d'Este, est déchue depuis que le Pô a cessé d'y couler pour développer son cours beaucoup plus au nord; cependant la population de sa commune aux maisons éparses est encore fort considérable, Ravenne, l'ancienne «Rome» d'Honorius et de Théodoric le Goth, choisie comme capitale d'empire à cause de la difficulté de ses abords marécageux, la résidence que les exarques d'Italie ont remplie de beaux édifices byzantins, si curieux et même uniques dans l'histoire de l'art italien par leur style d'architecture et leurs admirables mosaïques, a été délaissée, non par le fleuve, mais par un golfe de la mer elle-même; elle se trouvait du temps des Romains en communication directe avec l'Adriatique, et maintenant elle ne s'y rattache que par un canal artificiel de 11 kilomètres de longueur, accessible aux navires de 4 mètres de tirant d'eau, et le port de Gorsini, également dû au travail de l'homme; les anciens ports romains ont complétement disparu. Quant à l'ancienne ville étrusque d'Adria, située au nord du Pô, dans le Vénitien, il y a plus de deux mille ans déjà qu'elle ne mérite plus de donner son nom à la mer voisine. Elle en est éloignée d'environ 22 kilomètres, mais il n'est pas exact de dire qu'à l'époque romaine la mer se trouvât dans le voisinage immédiat. Le nom même que l'on donnait à Adria, «ville des Sept Mers,» prouve qu'elle était environnée d'étangs. C'est probablement aussi à un port lacustre ou de rivière qu'un des villages situés dans la plaine, à la base des collines Euganéennes, doit son nom de Porto. La bourgade de Copparo, située dans la Polesina de Ferrare, aux abords des grands marais non encore desséchés de la vallée inférieure du Pô, ne doit sa population de près de 30,000 habitants qu'à l'énorme superficie de la commune d'environ 40,000 hectares. Les villes populeuses et célèbres par les événements de l'histoire se pressent dans l'angle méridional de la plaine, dite de la Romagne, entre les Apennins et la mer. Imola, fort riche en eaux minérales, dresse ses tours d'enceinte crénelées au bord du Santerno; Lugo, «la ville des belles Romagnoles,» est au centre même de la région du Ravennais et, grâce à sa position, est devenue un marché de denrées fort animé; Faenza, traversée par la voie Émilienne, inflexiblement droite, est plutôt une ville agricole qu'un centre industriel, quoiqu'elle ait donné son nom aux faïences, qui enrichissent maintenant tant de districts de la France et de l'Angleterre; Forli, chef-lieu de province, est, après Bologne, la cité la plus populeuse de la base des Apennins de Romagne; Cesena est connue surtout par l'excellence du chanvre qui croît dans ses campagnes; enfin Rimini, où la voie Émilienne atteint le littoral, a gardé quelques ruines romaines, et notamment la porte triomphale qui indiquait l'entrée de toute l'Italie du Nord[68]. La population de cette contrée est peut-être la plus solide et la plus énergique de toute la Péninsule. Les Romagnols ont des passions violentes et de la force pour les servir. Il sont une race de héros ou de criminels. [Note 68: Principales communes (ville et banlieue) de l'Émilie en 1872: Bologne (Bologna) 116,000 hab. Ferrare (Ferrara) 72,000 » Ravenne (Ravenna) 59,000 » Modène (Modena) 52,000 » Reggio 51,000 » Parme (Parma) 46,000 » Forli 38,000 » Faenza 36,000 » Cesena 35,500 » Plaisance (Piacenza) 35,000 » Rimini 34,000 » Imola 28,000 » Copparo 27,000 » Lugo 24,000 » ] Plusieurs cités du Vénitien sont d'importants chefs-lieux de provinces: Padoue, si riche en précieux monuments de l'art, la ville d'université et l'ancienne rivale de Venise; Vicence, qu'embellissent les monuments bâtis par Palladio; Trévise, sur la Sile; Bellune, dans la haute vallée de la Piave; Udine, où l'on montre une haute butte de terre qu'aurait fait élever Attila pour contempler l'incendie d'Aquilée. Palmanova, sur les frontières de l'Austro-Hongrie, est une place forte, la plus régulière du monde; elle a la forme d'une croix d'honneur enjolivée de dessins en relief. Bien autrement puissante, la cité militaire de Vérone, à l'autre extrémité du territoire vénitien, a pris une grande part dans l'histoire de l'Italie; mais comme ville de commerce et d'industrie elle est fort déchue de son antique prospérité. Très au large dans son enceinte de murs et de bastions, elle n'a plus une population suffisante pour expliquer la multitude de ses beaux édifices publics du moyen âge et les énormes dimensions de son amphithéâtre romain, où cinquante mille spectateurs peuvent s'asseoir à la fois. Mais de toutes les cités de la Vénétie, celle qui s'est peut-être le plus amoindrie en comparaison de son passé, c'est Venise elle-même, la «reine de l'Adriatique». [Illustration: N° 71.--PALMANOVA.] Venise est une ville fort ancienne. Des restes de constructions romaines, retrouvés dans l'île de San Giorgio au-dessous du niveau de la mer et cités en témoignage de ce phénomène curieux de l'affaissement graduel des lagunes vénitiennes, ont également prouvé, contrairement à l'opinion générale, que les îlots boueux du golfe étaient peuplés avant l'invasion des Barbares; ces terres à demi émergées ont pu servir de lieu de refuge aux populations riveraines, précisément parce qu'elles offraient des ressources comme entrepôts de commerce. Toutefois la vraie Venise date seulement du commencement du neuvième siècle, époque à laquelle le gouvernement de la république maritime s'installa dans la grande île. On sait quelle fut la prodigieuse fortune de la ville habitée par les descendants des anciens Venètes. Située, comme elle l'est, dans une région intermédiaire, à la fois séparée de la mer par les _lidi_ et de la terre ferme par des estuaires et des espaces fangeux, Venise avait l'inappréciable privilége, pendant les incessantes guerres qui désolaient l'Europe, d'être à peu près inattaquable par tout ennemi venu du continent ou débarqué de la mer. Elle, de son côté, pouvait à son-gré envoyer des expéditions de commerce ou de guerre sur tous les rivages de la Méditerranée pour y fonder des comptoirs ou des forteresses. De toutes les républiques commerçantes de l'Italie, c'est celle qui, après bien des luttes soutenues avec le plus ardent patriotisme, devint la plus puissante et la plus riche. C'est d'ailleurs celle qui avait la meilleure position pour la facilité des échanges. Disposant des avantages d'un flux de marée plus élevé que celui de la plupart des parages méditerranéens, Venise se trouve à peu près au centre des régions qui constituaient au moyen âge tout le monde commercial; en outre, la position qu'elle occupe, à l'extrémité de l'Adriatique, non loin de la partie des Alpes où le seuil des monts s'abaisse entre les plateaux de l'Illyrie et les crêtes neigeuses de la Carinthie et du Tirol, lui permettait de communiquer facilement avec tous les marchés de l'Allemagne, des Flandres, de la Scandinavie. En contact avec des hommes de tout pays, le Vénitien voyait les étrangers sans préjugé de haine: il accueillait les Arméniens, il faisait même alliance avec les Turcs. A l'époque des croisades, la république de Venise était le plus respecté des États de l'Europe, celui qui, par l'absence de tout fanatisme religieux, avait le rôle politique le plus impartial, et dont les ambassadeurs avaient le plus d'autorité. Mais cet ascendant était soutenu par une énorme puissance matérielle. Venise posséda jusqu'à trois cents navires de guerre montés par trente-six mille marins, et les richesses du monde, acquises par le trafic légitime, apportées en tributs ou ravies par la conquête, vinrent s'entasser dans ses deux mille palais et ses deux cents églises; un seul de ses îlots eût acheté un royaume d'Afrique ou d'Asie. Sur un fond de boue, où jadis le pêcheur posait avec précaution sa cabane de branchages, s'était dressée une ville somptueuse, la plus belle de l'Occident. Des forêts entières de mélèzes, coupées sur les montagnes de la Dalmatie, avaient servi à consolider le sol; plus de quatre cents ponts de marbre réunissaient d'îlot en îlot le réseau des rues et des places, et de superbes digues de granit, construites «avec l'argent de Venise et l'audace de Rome» défendaient la ville merveilleuse contre les fureurs de la mer. Les splendeurs de l'industrie et les magnificences de l'art contribuaient à faire de _Venezia la Bella_ une cité sans égale. [Illustration: VENISE. Dessin de J. Moynet, d'après une photographie.] Mais les découvertes géographiques, auxquelles Venise elle-même avait pris, par ses navigateurs et ses caravanes de commerce, une si large part, vinrent porter un coup décisif à la puissance de la ville italienne. La Méditerranée cessa d'être la mer commerciale par excellence, et la circum-navigation de l'Afrique, la découverte du Nouveau Monde reportèrent sur les bords de l'Atlantique boréal le siége du grand commerce. Désormais Venise était condamnée à dépérir; le chemin des Indes ne lui appartenait plus, et du côté de l'Orient le pouvoir grandissant des Turcs limitait étroitement le cercle de son marché. Toutefois elle disposait encore de telles ressources et son organisation était si forte, que la cité put maintenir son indépendance plus de trois siècles après la perte de ses comptoirs. Elle ne succomba que par le déplorable abandon d'un allié, le général Bonaparte. La période de sa plus grande décadence est celle du régime autrichien; en 1840 la ville n'avait plus même cent mille habitants; des centaines de ses palais étaient en ruines; l'herbe croissait sur ses places et les algues encombraient les marches de ses quais. Depuis, la prospérité revient peu à peu. La ville, rattachée au continent par un des ponts les plus remarquables du monde, puisqu'il n'a pas moins de 222 arches et que sa longueur dépasse 3,600 mètres, peut expédier directement les denrées et les marchandises reçues de l'intérieur; ses ports, sans avoir autant d'activité que celui de Trieste, et récemment privés de la franchise qui leur permettait de faire concurrence à leur rivale istriote, ont pourtant un commerce de cabotage et d'escale fort sérieux, surtout depuis que la vapeur se substitue graduellement à la voile; le mouvement des navires y égale à peu près la moitié de celui de Gênes[69]. Enfin la fabrication des glaces, des dentelles, et d'autres industries donne une vie nouvelle à Venise et aux villes annexes situées dans les lagunes, Malamocco, Burano, Murano, Chioggia: des milliers d'ouvriers y sont toujours employés à fondre ces verroteries multicolores qui s'expédient dans toutes les parties du monde et servent encore de monnaie dans certaines contrées de l'Orient et au centre de l'Afrique. D'ailleurs, quoique bien inférieure en population et en activité à ce qu'elle fut jadis, Venise n'a-t-elle pas toujours ce qui la fait tant aimer par les artistes et les poëtes, son doux climat, son beau ciel, ses horizons si pittoresques, sa vie joyeuse, ses fêtes, la place Saint-Marc, et dans ses palais d'une architecture à la fois italienne et mauresque, les admirables toiles de ses grands maîtres, Titien, Tintoret, Véronèse[70]? [Note 69: Mouvement du port de Venise: 1865 499,000 tonnes. 1867 670,000 » 1871 (5,180 navires) 743,000 » 1874 (départem. maritime entier) 1,143,500 » Valeur des échanges par terre et par mer (1869): 514,000,000 fr.] [Note 70: Communes (ville et banlieue) du Vénitien contenant plus de 15,000 habitants en 1872: Venise (Venezia) 129,000 hab. Vérone (Verona) 67,000 » Padoue (Padova) 66,000 » Vicence (Vicenza) 38,000 » Udine 30,000 » Trévise (Treviso) 28,000 » Chioggia 26,000 » Bellune (Belluno) 15,000 » ] III LIGURIE OU RIVIÈRE DE GÊNES En comparaison du large bassin où s'unissent les eaux du Pô et de ses affluents, la Ligurie n'est qu'une étroite bande de littoral, un simple versant de montagnes; mais son peu d'étendue ne l'empêche pas d'être une des régions de l'Italie les mieux délimitées par la nature, l'une de celles qui se distinguent le mieux par leurs traits géographiques, et dont les populations ont eu en conséquence le plus d'originalité dans leur histoire. Au bord de leurs grèves, que domine l'âpre muraille des Apennins, les Génois devaient vivre d'une vie longtemps distincte de celle des autres habitants de la Péninsule[71]. [Note 71: Ligurie, avec quelques districts situés au nord des Apennins: Superficie. Population en 1871. Population kilométrique. 5,524 kil. car. 843,250 153 ] Du nord au sud, de la plaine padane au littoral méditerranéen, le contraste est complet; mais de l'ouest à l'est, de la Provence à la Toscane, le changement n'a rien de brusque. Il n'y a point de limite de séparation précise entre les Alpes et les Apennins. La transition de l'un à l'autre système orographique s'opère par gradations insensibles. Quand, au delà des Alpes Maritimes, on suit les montagnes dans la direction de l'orient, on leur voit prendre peu à peu l'aspect général des Apennins: le rempart, abaissé de distance en distance par de larges dépressions, se continue régulièrement autour du golfe de Gênes, sans une seule brèche, sans un seul changement de structure qui permette de dire qu'en cet endroit d'autres lois ont présidé à la formation du relief. Quoique bien différents dans leur ensemble, Alpes et Apennins sont aussi intimement unis que peuvent l'être tronc et rameau; le collet de jonction ne peut être désigné que d'une manière toute conventionnelle. Si l'on considère l'orientation de l'axe comme le fait capital, l'Apennin ligure commence sur la frontière de France, aux sources de la Tinée et de la Vésubie, car c'est là que la crête principale des monts, jusque-là perpendiculaire au rivage marin, prend une direction parallèle au littoral; si la hauteur des cimes, les gazons des plateaux supérieurs, les neiges persistantes et les glaciers doivent être regardés comme les signes distinctifs du système alpin, alors le lieu d'origine des Apennins ne se trouve qu'à l'est du massif de Tende, car les belles montagnes du Clapier, de la Fenêtre, de la Gordolasque, dont l'élévation atteint çà et là 3,000 mètres, ressemblent complétement aux Alpes par leurs pâturages, leurs petits lacs entourés de verdure, leurs torrents, leurs «clapiers» de pierres écroulées, leurs forêts de sapins, leurs avalanches de neiges; ils ont même de petits fleuves de glace, les plus méridionaux qui existent encore dans les montagnes de l'Europe centrale. D'ordinaire les géologues voient la limite la plus naturelle à l'endroit où les roches cristallines de la partie occidentale disparaissent pour faire place à des formations plus récentes, surtout aux assises crétacées et tertiaires; mais ce n'est encore là qu'une division conventionnelle, car les masses cristallines qui constituent la crête des massifs occidentaux, entre leur revêtement latéral de dépôts sédimentaires, se continuent plus à l'est sous le manteau des formations modernes, et çà et là même elles rompent leur enveloppe pour se dresser en sommets semblables à ceux des Alpes. Quelques-unes des cimes des montagnes de la Spezia rappellent le massif de Tende par leurs roches de granit. [Illustration: N° 72.--LIMITE DES ALPES ET DES APENNINS.] Le bourrelet de soulèvement qui constitue la chaîne côtière de la Ligurie est loin d'être uniforme. De même que les Alpes, les Apennins se partagent en massifs distincts reliés les uns aux autres par des seuils de passage. Le plus bas des seuils est le col qui s'ouvre à l'ouest de Savone et que l'on nomme Pas d'Altare, de Carcare ou de Cadibona, des noms de trois villages des environs. Ce passage, qui n'a pas même 500 mètres d'altitude, est celui que le peuple a toujours considéré comme la limite la plus naturelle des grandes Alpes. Il a raison, du moins au point de vue militaire. De tout temps les armées en guerre sur le sol de l'Italie du Nord ont tâché d'occuper solidement cette porte des montagnes, afin de commander à la fois les abords de Gênes et les hautes vallées du versant piémontais. Les deux Bormida et le Tanaro, qui coulent à l'ouest du seuil d'Altare et vont se rejoindre en aval d'Alexandrie, ont souvent roulé du sang. De terribles batailles se sont livrées dans leurs vallées, à cause de l'importance stratégique des chemins qui les parcourent. A l'est du sol d'Altare, l'Apennin ligure se maintient à une hauteur d'environ 1,000 mètres; puis au delà du col de Giovi, jadis consacré aux dieux par les Génois, reconnaissants de la brèche qu'il leur ouvre vers les plaines du Nord, la chaîne, qui se reploie au sud-est, darde quelques-unes de ses cimes à plus de 1,300 mètres et projette vers le nord plusieurs chaînons de montagnes ravinées, dont l'une écrasa sous ses débris la ville romaine de Velleia. En même temps la grande chaîne s'éloigne du littoral; à l'endroit où le col de Pontremoli laisse passer la route de Parme à la Spezia, c'est-à-dire au seuil de séparation entre l'Apennin ligure et l'Apennin toscan, la crête principale se développe à 50 kilomètres de la mer. Dans cette région orientale des montagnes génoises, un chaînon latéral se détache d'un massif de l'arête centrale et, s'abaissant de cime en cime, va former dans la mer le beau promontoire de Porto-Venere, superbe rocher de marbre noir qui portait autrefois un temple de Vénus. Ce chaînon latéral, dont l'extrémité protége contre les vents d'ouest le golfe de la Spezia, a de tout temps été, comme la chaîne principale, un grand obstacle aux libres communications entre les populations voisines, non point tant par la hauteur que par l'escarpement de ses pentes. En maints endroits on ne mesure pas plus de 5 kilomètres en droite ligne de la plage de la Méditerranée à l'arête la plus élevée de l'Apennin: la pente se redresse ainsi en des proportions qui la rendent presque ingravissable; les chemins ne peuvent franchir la chaîne que par des sinuosités nombreuses[72]. [Note 72: Altitudes de la Ligurie: Clapier de Pagarin 3,070 mèt. Col de Tende 1,873 » Monte Carsino 2,681 » Col d'Altare 490 » Col de Giovi 469 » Monte Penna 1,740 » ] Le peu de largeur du versant maritime de l'Apennin ligure ne permet pas aux torrents de réunir leurs eaux pour former des rivières permanentes. A l'est de la Roya, qui coule en partie sur le territoire français, les cours d'eau les plus considérables, la Taggia, la Centa, n'ont l'apparence de rivières sérieuses qu'après la fonte des neiges ou lors des fortes pluies; d'ordinaire ce sont de simples filets grésillant au milieu d'un champ de pierres et fermés du côté de la mer par une barre de galets. Entre Albenga et la Spezia, sur une longueur de côtes de plus de 100 kilomètres, les torrents ne sont que des ravins à sec pendant la plus grande partie de l'année. Il faut aller jusqu'au delà du golfe de la Spezia pour retrouver une rivière, du moins intermittente, et quelquefois formidable après les grandes pluies. Cette rivière, qui forme la ligne de séparation entre la Ligurie et l'Étrurie, et que les Romains désignèrent comme la limite de l'Italie elle-même jusqu'à l'époque d'Auguste, est la Magra. Les alluvions de ce fleuve ont formé une grande plage de 1,200 mètres de largeur au devant de l'ancienne ville tyrrhénienne de Luni, qui se trouvait autrefois au bord du rivage. Ses alluvions ont également changé en lac une petite baie de la mer. Si les grandes rivières manquent en Ligurie, par contre des cours d'eau souterrains les remplacent en certains endroits. En Ligurie, comme en Provence, quoique en moins grand nombre, on signale des fontaines qui sourdent dans la mer à quelque distance du rivage: il en est même dont la masse liquide est très considérable. Les deux sources d'eau douce de la Polla, qui jaillissent par 15 mètres de fond dans le golfe de la Spezia, près de Cadimare, et qui se révélaient de loin par un grand bouillonnement, ont une telle abondance, que le gouvernement italien les a fait isoler de l'eau salée pour les approvisionnements de la marine. La pauvreté des ruisseaux, l'âpreté des ravins, les fortes pentes des escarpements, donnent à cette région du littoral de la Méditerranée un caractère tout différent de celui des régions de l'Europe tempérée et même du versant immédiatement opposé. Après avoir parcouru les magnifiques châtaigneraies qu'arrosent les eaux naissantes de l'Ellero, du Tanaro, de la Bormida, que l'on franchisse la crête et soudain l'on se croirait en Afrique ou en Syrie. Les herbages, qui de l'autre côté des Apennins étendent sur les plaines leur merveilleux tapis émaillé de fleurs, manquent ici complètement: de Nice à la Spezia on les chercherait en vain; à peine quelques prairies naturelles et, dans les jardins de plaisance, des pelouses entretenues à grands frais rappellent vaguement les prés du Piémont et de la Lombardie. Si le travail de l'agriculteur et l'art du jardinier n'avaient transformé ces déclivités et ces étroites vallées de la Ligurie, les Apennins n'auraient eu d'autre verdure que celle des pins et des broussailles. Par un phénomène bizarre, la végétation des grands arbres n'atteint pas à la même hauteur sur les pentes des Apennins que sur celles des Alpes, quoique les premières montagnes jouissent cependant d'une température moyenne beaucoup plus élevée: à l'altitude où de beaux hêtres se montrent encore en Suisse, les mêmes arbres sont tout rabougris sur les escarpements rocheux des Apennins génois; enfin le mélèze manque presque complétement sur les monts ligures. Comme la terre, la mer elle-même est naturellement infertile; elle n'a que peu de poissons, à cause du manque presque absolu de bas-fonds, d'îlots et de forêts d'algues; les falaises du bord descendent abruptement jusqu'à des profondeurs de plusieurs centaines de mètres et n'offrent que peu de retraites aux animaux marins; les étroites plages qui se développent en demi-cercle de promontoire en promontoire ne sont composées que de sable fin sans aucun débris de coquillages: de Porto-Fino à Laigueglia, sur une distance de 140 kilomètres, de Saussure n'en a pas vu un seul. Aussi les marins génois sont-ils obligés d'aller pêcher sur des côtes lointaines; les marins d'Alessio, sur la rivière du Ponent, se rendent en Sardaigne; ceux de Camogli, sur la rivière du Levant, vont dans les parages de la Toscane. Cette infertilité des terres et des mers a les mêmes conséquences économiques: de toutes les parties de la Péninsule, la Ligurie est celle qui envoie à l'étranger le plus grand nombre d'émigrants; plus du dixième de la population a quitté la patrie pour les terres étrangères. Porto-Maurizio, ville située à moitié chemin entre Gênes et Nice, perd en moyenne par l'émigration le sixième de ses enfants. Mais si la terre et les eaux de la côte de Ligurie sont également avares de produits naturels, elles ont le privilége inappréciable de la beauté pittoresque, et, sur la «rivière» de Gênes du moins, l'homme, qui en tant d'autres endroits n'a su qu'enlaidir, a contribué par son travail à l'embellissement de sa demeure. Le littoral se déploie de cap en cap par une succession de courbes d'un profil régulier, mais toutes différentes par les mille détails des rochers et des plages, des cultures, des groupes de constructions. Tandis que le chemin de fer s'ouvre de force un passage à travers les promontoires par des galeries et des tranchées,--il n'a pas moins de 33 kilomètres de tunnels entre Gênes et Nice, sur un espace de 140 kilomètres,--la route, qui peut s'assouplir plus facilement aux sinuosités du terrain, serpente incessamment, tantôt s'élève et tantôt s'abaisse, et le paysage change d'aspect à chacun de ses détours. Ici on suit la plage, à l'ombre des tamaris aux fleurs roses, et le flot qui déferle vient, tout à côté de la route, tracer son ourlet d'écume; ailleurs on s'élève de lacet en lacet sur les roches que les cultivateurs ont triturées pour en faire des gradins de terre végétale, et l'on voit au loin, à travers le branchage entrelacé des oliviers, le cercle bleuâtre de la mer reculer de plus en plus vers l'horizon, jusqu'au profil vaporeux des montagnes de la Corse. De l'arête des caps on suit du regard les ondulations rhythmiques de la côte, qui se succèdent sur le pourtour du golfe, avec toutes les dégradations de lumière et de teintes que leur donnent les rayons, les ombres, les vapeurs et l'espace. Les villes, les villages, les vieilles tours, les maisons de plaisance, les usines, les chantiers de construction, varient à l'infini le profil changeant des paysages. Telle ville occupe le sommet d'un plateau, et d'en bas on en voit les murailles et les coupoles se découper sur le bleu du ciel; telle autre s'étale en amphithéâtre le long des pentes et vient se terminer au bord de la mer par une grève couverte d'embarcations que les marins ont retirées loin du flot; telle autre encore se blottit dans un creux entre les olivettes, les vignes, les jardins de citronniers et d'orangers. Çà et là quelques dattiers donnent à l'ensemble du paysage une physionomie orientale. Non loin de la frontière française, Bordighera est complétement entourée de bouquets de palmiers dont les rameaux font l'objet d'un commerce important, mais dont les fruits arrivent rarement à maturité. En Europe, Bordighera est, après la ville espagnole d'Elche, la localité où l'arbre africain a le mieux trouvé une seconde patrie. [Illustration: Nº 73.--GÊNES ET SES FAUBOURGS.] Quelques villes du littoral génois, notamment Albenga et Loano, ont un climat peu salubre à cause des miasmes qui s'élèvent des limons laissés sur les lits de cailloux par les torrents débordés. Gênes elle-même est une ville dont le climat n'est pas des plus favorables: l'air n'y est point souillé par des émanations marécageuses, mais les vents violents du large viennent s'y engouffrer comme dans une sorte d'entonnoir, apportant avec eux tout leur fardeau d'humidité; les vents qui longent la rive ou rivière du Ponent, de même que les courants atmosphériques entraînés le long de la rivière du Levant, sont tous également arrêtés par les montagnes qui s'élèvent à l'extrémité du golfe de Gênes et doivent se décharger de leur vapeur surabondante. Le nombre des jours de pluie y dépasse le tiers de l'année. Mais si le climat de Gênes et de quelques autres localités du littoral a de sérieux désagréments, plusieurs villes de la Ligurie, bien abritées du côté du nord par le rempart protecteur des monts et placées en dehors du chemin que suivent les convois de nuages, jouissent d'une égalité et d'une douceur de température tout à fait exceptionnelles en Europe[73]. Ainsi Bordighera et San Remo, près de la frontière française, sont par l'excellence de leur climat des rivales de Menton; Nervi, à l'est de Gênes, est aussi un lieu de séjour délicieux à cause de la beauté de son ciel et de la pureté de son atmosphère. Des châteaux, des villas de plaisance se bâtissent en grand nombre sur tous les promontoires, dans tous les vallons de ces côtes privilégiées à la fois par la douceur du climat et la beauté des paysages. Déjà le littoral de Gênes, sur une vingtaine de kilomètres de chaque côté de la ville, est garni d'une ligne continue de maisons de campagne et de palais. La population de la cité, trop nombreuse pour son étroite enceinte, a débordé de part et d'autre pour s'épandre dans les faubourgs. Cette longue rue qui serpente entre les usines et les jardins, escaladant les promontoires, descendant au fond des vallons, ne peut manquer de se continuer peu à peu sur toute la côte ligure, car ce ne sont plus les Génois seulement, c'est aussi la foule européenne des hommes de loisir qui se sent attirée vers ces lieux enchanteurs. En réalité, toute la rivière de Gênes, de Vintimille à la Spezia, prend de plus en plus l'aspect d'une ville unique où les quartiers populeux alternent avec les groupes de villas et les jardins. [Note 73: Gênes. San-Remo. Température moyenne 16° 17° Jours de pluie 121 45 Quantité de pluie 1m,140 0m,80 ] Les anciens Ligures, peut-être de souche ibère, qui peuplaient le versant méridional de l'Apennin, jusqu'à la vallée de la Magra, avaient leur histoire toute tracée d'avance dans la configuration de la contrée. Ceux d'entre eux qui ne trouvaient plus de place à exploiter dans l'étroite zone de terrain cultivable et qui n'avaient plus même de gradins à tailler sur les pentes des montagnes étaient forcément rejetés vers la mer: ils devenaient navigateurs et commerçants. Dès l'époque romaine, Gênes, l'antique Antium cité par le Périple de Scylax, était un «emporium» des Ligures, et ses marins parcouraient toute la mer Tyrrhénienne; au moyen âge, lors de la grande prospérité de la république, son pavillon flottait dans tous les ports du monde connu; enfin c'est elle qui, par l'un de ses fils, Christophe Colomb, eut l'honneur d'inaugurer l'histoire moderne par la découverte du Nouveau Monde. Giovanni Gabotto ou Cabot, qui le premier retrouva les côtes de l'Amérique du Nord, cinq siècles après les navigateurs normands, était également un Génois, ainsi que l'ont établi les savantes recherches de M. d'Avezac: c'est par erreur que Venise le réclame comme un des siens, et si des Anglais veulent en faire un de leurs compatriotes, c'est par d'injustifiables prétentions de vanité nationale. Il est vrai que ni Cabot ni Colomb ne firent leurs découvertes pour le compte de leur patrie; les vaisseaux qu'ils commandaient appartenaient à l'Angleterre et à l'Espagne, et ce sont ces contrées qui se sont partagé les richesses du continent nouveau. De tout temps les excellents marins génois, montés sur leurs petits et solides navires, ont ainsi couru le monde à la recherche du profit; pour n'en citer qu'un exemple, ce sont eux maintenant qui possèdent le monopole de la navigation dans les eaux des républiques platéennes. Presque toutes les embarcations qui voguent sur le Paraná, l'Uruguay et l'estuaire de la Plata ont un équipage de Génois. De même en Europe, on rencontre les habiles jardiniers génois dans les environs de presque toutes les grandes villes des bords de la Méditerranée. Dans les temps barbares, quand l'homme n'avait pas subjugué l'Apennin par des routes faciles, Gênes, encore dépourvue de marchés d'approvisionnement dans l'intérieur des terres, ne possédait point d'avantages naturels sur les autres ports de la côte ligure; mais dès que le mur des montagnes fut abaissé par l'art et que les plaines du Piémont et de la Lombardie se trouvèrent en libre communication avec le golfe, alors la position géographique de Gênes prit toute sa valeur. Placée à l'aisselle même de la péninsule italienne, au point le plus rapproché des riches campagnes de l'intérieur, c'est elle qui devait s'emparer du monopole commercial dans cette partie de l'Europe. De toutes les républiques des côtes occidentales de l'Italie Pise est la seule qui put tenter de contrebalancer sa fortune; mais, après de sanglantes luttes, Gênes finit par triompher de sa rivale. Elle s'empara de la Corse, dont elle exploita durement les populations; elle prit Minorque sur les Maures et même s'empara de plusieurs villes d'Espagne, qu'elle rendit ensuite en échange de priviléges commerciaux. Dans la mer Égée, ses nobles devinrent propriétaires de Chios, de Lesbos, de Lemnos et d'autres îles; à Constantinople, ses marchands prirent une telle autorité, qu'ils partagèrent souvent le pouvoir avec les empereurs. Ils possédaient des quartiers considérables de cette capitale de l'Orient et en avaient fait une succursale de Gênes; aussi la perte de Péra et du Bosphore fut pour eux le commencement de la ruine. En Crimée, ils occupaient la riche colonie de Caffa; leurs châteaux forts et leurs comptoirs s'élevaient dans l'Asie Mineure sur toutes les routes de commerce, et jusque dans les hautes vallées du Caucase on rencontre de distance en distance des tours qu'ils ont construites et qui gardent leur nom. Par le Pont-Euxin, les campagnes de la Géorgie et la mer Caspienne, ils tenaient la route de l'Asie centrale. Toutes ces colonies lointaines de la république génoise expliquent la présence d'un petit nombre de mots arabes, turcs, grecs, qui se mêlent au provençal et à l'espagnol dans le dialecte italien des marins ligures; mais dans son ensemble la langue est très-italienne, quoique la prononciation se rapproche du français. Plus puissante que Pise, Gênes n'était pourtant pas de taille à vaincre Venise dans sa lutte pour la prépondérance commerciale. Elle n'avait pas l'immense avantage que possède cette dernière, d'être en libre communication avec l'Europe germanique et Scandinave par un seuil des Alpes. Aussi, quoique en 1379 les Génois eussent réussi à s'emparer de Chioggia, et même à bloquer momentanément leurs rivaux, cependant l'influence de Gênes dans l'histoire politique fut beaucoup moindre que celle de Venise. Son rôle dans le mouvement général des sciences, des lettres et des arts fut aussi relativement très-inférieur; Gênes eut moins d'écrivains, de peintres, de sculpteurs, que mainte petite cité de la Lombardie et du Vénitien. Les Génois passaient jadis pour être violents et faux, avides de luxe et de pouvoir, insoucieux de tout ce qui ne leur procurait pas l'argent ou le droit de commander. «Une mer sans poissons, des montagnes sans forêts, des hommes sans foi, des femmes sans vergogne, voilà Gênes!» disait l'ancien proverbe répété par les ennemis de la cité ligure. Les dissensions entre les nobles familles génoises qui voulaient s'emparer de la direction des affaires étaient presque incessantes; mais, chose remarquable, au-dessus de la lutte des partis, l'immuable banque de Saint-Georges, véritable république dans la république, continuait tranquillement de manier les affaires de commerce et d'argent, et les richesses ne cessaient d'affluer vers la cité. C'est ainsi que Gênes a pu bâtir ces palais, ces colonnades de marbre, ces jardins suspendus qui lui ont mérité le surnom de «Superbe». Toutefois la ruine finit par atteindre la banque; elle avait eu le tort de prêter, non pas aux entreprises de travail, mais aux princes en guerre, et, comme de juste, la faillite en fut la conséquence. Au milieu du dix-huitième siècle la banqueroute réduisit Gênes à l'impuissance politique. En dépit du peu de largeur, des sinuosités, des rampes, des escaliers de ses rives, en dépit de l'encombrement et de la saleté de ses quais trop étroits, de la gêne que lui imposent son enceinte de murailles et ses forts, la capitale de la Ligurie est l'une des villes du monde dont les palais sont le plus remarquables par leur architecture à la fois somptueuse et originale. Pendant le dernier siècle et au commencement de celui-ci la décadence de Gênes avait été grande, et nombre de ses plus beaux édifices menaçaient de tomber en ruines, mais avec le retour de la prospérité, la ville a repris l'oeuvre de son embellissement. Actuellement Gênes, quoique fort éprouvée par la guerre franco-allemande, est de beaucoup le port le plus actif de l'Italie, quoique le mouvement y soit encore inférieur à celui de Marseille. Les armateurs possèdent près de la moitié de la flotte commerciale italienne et construisent les trois quarts des navires ajoutés chaque année au matériel des transports maritimes de la Péninsule[74]. Pour le va-et-vient des voiliers et des vapeurs qui fréquentent la place de Gênes et qui s'y trouvent parfois au nombre de sept cents, sans compter des milliers de petites embarcations, le port, dont la superficie est pourtant de plus de 130 hectares, n'est plus assez grand, et surtout il n'est pas suffisamment abrité: un quart seulement de sa surface est garanti de tous les vents, et cette partie est précisément celle qui a le moins de profondeur; il serait urgent de doubler le port d'étendue et de le rendre beaucoup plus sûr par la construction d'un troisième brise-lames qui séparerait de la haute mer une vaste superficie de la rade extérieure. Gênes, qui croit volontiers ses intérêts négligés par le gouvernement italien, se plaint aussi de ne posséder qu'une seule voie ferrée à travers les Apennins pour desservir le trafic que lui envoient les plaines de l'Italie du Nord. Elle réclame impérieusement une seconde ligne, en prévision de l'immense accroissement d'affaires que lui apporteront les futurs chemins de fer des Alpes suisses. Elle compte devenir alors pour l'Allemagne occidentale et l'Helvétie ce que Trieste est pour l'Austro-Hongrie, l'entrepôt général du commerce méditerranéen. [Note 74: Valeur des échanges par mer avec l'étranger, en 1872 446,000,000 fr. Mouvement du port de Gênes en 1863. 20,230 navires, 2,610,000 ton. 1867. 16,900 jaugeant 2,330,000 » 1871. 15,980 » 2,780,000 » Mouvement des Spezia (golfe entier) 1873. 6,895 navires, 462,000 ton. autres ports Savone 1868. 2,191 jaugeant 135,000 » de la Ligurie: Porto Maurizio » 1,643 » 110,500 » Oneglia » 1,580 » 80,340 » Chiavari » 1,431 » 67,000 » San Remo » 989 » 57,970 » ] [Illustration: GÊNES. Dessin de J. Sorrieu, d'après une photographie de J. Lévy et Cie.] En attendant que ces destinées s'accomplissent, Gênes, qui est aussi fort active comme ville industrielle, étend des deux côtés sur le littoral ses faubourgs d'usines et de chantiers. Il lui faut un espace de plus en plus grand pour ses fabriques de pâtes alimentaires, de papiers, de soieries et de velours, de savons, d'huiles, de métaux, de poteries, de fleurs artificielles et autres objets d'ornement: _l'ovrar del Genoës_ (l'industrie du Génois) est toujours, comme au moyen âge, une des merveilles de l'Italie. A l'ouest, San Pier d'Arena (Sampierdarena) est devenue une véritable cité industrielle. Cornigliano, Rivarolo, Sestri di Ponente, qui possède les plus grands chantiers de construction de l'Italie et même de toute la Méditerranée[75], Pegli, Voltri sont aussi des villes populeuses, ayant des filatures et des fonderies, et se reliant les unes aux autres de manière à ne former qu'une interminable fourmilière humaine. De même Savone, dont le port fut jadis comblé par les Génois, qui ne voulaient tolérer aucune concurrence à leur commerce, se continue sur tout le pourtour d'une baie par un long faubourg industriel de briqueteries et de fabriques de terre cuite; par le chemin de fer qui l'unit directement à Turin, elle est redevenue indépendante de Gênes et peut expédier directement à l'étranger les denrées des plaines de l'intérieur. D'autres villes de la rivière du Ponent, quoique bien distinctes, sont à peine séparées par l'issue d'un ravin ou par les rochers des promontoires. Telles sont, par exemple, les villes jumelles d'Oneglia et de Porto-Maurizio, que ses vastes jardins d'oliviers ont fait surnommer la «Fontaine d'Huile», quoique les olivettes de San Remo soient encore plus abondantes[76]. Les deux villes, l'une assise au bord de la plage, l'autre bâtie sur une colline escarpée, se complètent comme les moitiés d'une même cité; elles projettent dans la même baie leurs deux ports quadrangulaires de même forme, et le navire qui cingle vers la côte semble longtemps hésiter entre les deux bassins qui s'ouvrent pour le recevoir. [Note 75: Navires sortis des chantiers de Sestri, en 1868 47, jaugeant 25,380 tonneaux.] [Note 76: Production de l'huile, en 1868, dans la province de Porto-Maurizio: Arrondissement de Porto-Maurizio 90,000 hectolitres. » de San Remo 225,000 » ] Sur la rivière du Levant les villes du littoral se relient aussi les unes aux autres comme les perles d'un collier. Albaro et ses charmants palais, Quarto, d'où partit l'expédition qui enleva la Sicile aux Bourbons, Nervi, lieu d'asile pour les phthisiques, s'avancent en un long faubourg, continuation de Gênes, vers les villes de Recco et de Camogli, habitées par de nombreux armateurs et les capitaines de plus de trois cents navires. Le promontoire caillouteux de Porto-Fino, ou port des Dauphins, ainsi nommé des cétacés qui se jouaient autrefois dans les eaux du golfe, limite de sa borne puissante la rangée presque continue des maisons de la Gênes extérieure; mais à l'est du cap, traversé par une galerie, dont les portails d'entrée servent de cadres aux plus admirables tableaux, Rapallo l'industrieuse, Chiavari la commerçante, Lavagna aux célèbres carrières d'ardoises grises, Sestri di Levante, la ville des pêcheurs, forment sur les bords de leur baie magnifique une nouvelle rue d'édifices, à peine interrompue par les escarpements rocheux des montagnes côtières. [Illustration: N°. 74--GOLFE DE LA SPEZIA.] Au delà de Sestri le littoral est moins peuplé, à cause des falaises qui en occupent la plus grande partie; mais au détour du superbe cap de Porto-Venere et de l'île gracieuse de Palmaria on voit s'ouvrir le beau golfe de la Spezia, tout bordé de forts, de chantiers, d'arsenaux et de constructions diverses[77]. Le gouvernement italien veut en faire la grande station de sa flotte militaire. D'immenses travaux d'aménagement ont été commencés en 1861 pour faire de la Spezia une place navale de premier ordre, mais c'est l'oeuvre de plusieurs générations, et tandis qu'une partie des constructions s'achève, les progrès accomplis dans l'art de la destruction obligent les ingénieurs à recommencer leur interminable et coûteuse besogne. L'avenir militaire de la Spezia est donc encore incertain, et, comme débouché commercial, le port n'a qu'un rôle tout à fait secondaire parmi ceux de l'Italie, car s'il offre aux navires l'abri le plus sûr, il n'est pas encore rattaché aux pays d'Outre-Apennin par des voies ferrées; il n'a d'autres produits à expédier que ceux des riches vallées des environs. Sans chemin de fer qui traverse l'Apennin vers Parme et Modène, il ne peut être d'aucune utilité pour la Lombardie, le grand jardin de l'Europe. Ce qui donne à la Spezia et aux villes voisines un des premiers rangs en Italie, c'est la beauté de leur golfe, rival de la baie de Naples et de la rade de Palerme. Du haut de la colline de marbre qui domine la ville déchue de Porto Venere et qui portait jadis un beau temple de Vénus, salué de loin par tous les matelots, on contemple un merveilleux horizon, les promontoires et les baies qui se succèdent dans la direction de Gênes, les montagnes de la Corse, semblables à des vapeurs arrêtées au bord de la mer bleue, les côtes fuyantes de la Toscane, et, sur l'admirable fond des Apennins et des Alpes Apuanes, les forêts d'oliviers, les bosquets de cyprès et d'autres arbres qui entourent les villes pittoresques de la rive opposée. Directement en face est la charmante Lerici; plus loin, vers le sud, se profile la côte où Byron réduisit en cendres le corps de son ami Shelley: nul site n'était plus beau pour le triste holocauste. [Note 77: Communes de Ligurie ayant plus de 10,000 habitants en 1872: Gènes (intramuros) 130,000 hab. » (avec Sampierdarena, etc.) 200,000 » Savone 25,000 » Spezia 14,000 » San Remo 12,000 » Sestri di Ponente 11,500 » Chiavari 10,500 » Oneglia 10,000 » ] IV LA VALLÉE DE L'ARNO, TOSCANE. Comme la Ligurie, la Toscane s'étend à la base méridionale des Apennins, mais la zone qu'elle occupe est de largeur beaucoup plus considérable. Dans cette région de l'Italie, l'épine dorsale de la Péninsule se dirige obliquement du golfe de Gênes à la mer Adriatique et se ramifie du côté du sud par des chaînons qui doublent l'épaisseur normale du système de montagnes. En outre, des plateaux et des massifs distincts, qui s'élèvent au sud de la vallée de l'Arno, étendent vers l'ouest la zone des terres: c'est là que la presqu'île italienne atteint sa plus grande largeur[78]. [Note 78: Superficie de la Toscane 24,053 kil. car. Population en 1871 1,983,810 hab. Population kilométrique 82 » ] Le rempart des Apennins toscans est continu de l'une à l'autre mer, mais il est sinueux, de hauteur fort inégale et coupé de brèches où passent les routes carrossables construites entre les deux versants. Dans leur ensemble, les monts de l'Étrurie sont disposés en massifs allongés et parallèles, séparés les uns des autres par des sillons où coulent les divers cours d'eau qui forment le Serchio et l'Arno. Sur les confins de la Ligurie, le premier massif de la chaîne principale, que dominent les cimes d'Orsajo et de Succiso, est accompagné par les montagnes de la Lunigiana, qui se dressent à l'ouest, de l'autre côté de la vallée de la Magra. La chaîne de la Garfagnana, qui constitue le deuxième massif, au nord des campagnes de Lucques, a pour pendant occidental les Alpes Apuanes ou de Massa Carrara. Plus à l'orient, le Monte Cimone et les autres sommets des _Alpe Appennina_ qui se succèdent au nord de Pistoja et de Prato, ont pour chaînons parallèles les Monti Catini et le Monte Albano, dont les flancs, percés de grottes, renferment le célèbre lac thermal de Monsummano. Enfin un quatrième massif, que traverse, au col de la Futa, la route directe de Florence à Bologne, possède également ses chaînes latérales, le Monte Mugello, au sud de la Sieve, et le Prato Magno, entre le cours supérieur et le cours moyen de l'Arno. Le chaînon des Alpes de Catenaja, qui court du nord au sud, entre les hautes vallées de l'Arno et du Tibre, termine à la fois, du côté de l'est, la rangée principale des Apennins qui forme la ligne de partage des eaux, et la série beaucoup moins régulière des massifs méridionaux auxquels conviendrait le nom d'Anti-Apennins, réservé spécialement aux monts du littoral par le géographe Marmocchi. Les torrents qui descendent de la grande crête se sont tous frayé un chemin à travers les roches de ces montagnes du sud et les ont découpées en masses distinctes n'ayant aucune apparence de régularité. En mainte partie de leur développement, les Apennins toscans doivent à la hauteur de leurs sommets, qui dépassent 2,000 mètres, un aspect tout à fait alpin et sont connus, en effet, sous la désignation d'Alpes[79]. Pendant plus de la moitié de l'année, ils sont revêtus de neiges sur leurs pentes supérieures; souvent, quand on passe dans le charmant défilé de Massa Carrara, entre les eaux bleues de la Méditerranée et les coteaux verdoyants qui s'élèvent de degré en degré vers les escarpements des Alpes Apuanes, on cherche vainement à distinguer dans la blancheur des cimes la part de la neige et celle des éboulis de marbre. La forme abrupte, les fantaisies de profil qu'affectent les roches calcaires de la crète des Apennins, contribuent à l'apparence grandiose des monts toscans; en plusieurs districts, ils ont aussi gardé la grâce que donnaient à la chaîne entière les forêts de châtaigniers sur les pentes inférieures, de sapins et de hêtres sur les versants plus élevés. Que de poëtes ont chanté les bois admirables qui recouvrent le versant du Prato Magno, au-dessus du bassin où s'unissent les vallées de la Sieve et de l'Arno! Le nom charmant de Vallombrosa, dont Milton célébrait les hautes arcades de branchages et les feuilles de l'automne éparses sur les ruisseaux, est devenu comme une expression proverbiale, désignant tout ce que la poésie de la nature a de plus suave et de plus pénétrant. De même, entre le haut Arno et le versant de la Romagne, les pâturages, les bosquets et les forêts du «Champ Maldule», ou Camaldule, d'après lequel ont été nommés tant de couvents dans le reste de l'Europe, sont vantés comme étant parmi les plus beaux sites de la belle Italie. Arioste a chanté les paysages de cette route des Apennins, «d'où l'on peut voir à la fois la mer Sclavonne et la mer de Toscane.» Il est vrai que les simples voyageurs n'ont plus la vue aussi perçante que celle du poëte. [Note 79: Altitudes des principaux sommets des Apennins toscans et des cols les plus fréquentés: APENNINS Alpes de Succiso............................... 2,019 mèt. Alpes de Camporaghena (Garfagnana)............. 2,000 » Monte Cimone................................... 2,621 » Monte Falterone ou Falterona................... 1,648 » Col de Pontremoli (route de Sarzane à Parme)... 1,039 » » de Fiumalbo (route de Lucques a Modène).... 1,200 » » de Futa (route de Florence à Bologne)...... 1,004 » » des Camaldules............................. 1,004 » ANTI-APENNINS Pisanino (Alpes Apuanes)....................... 2,014 » Pietra Marina (Monte Albano)................... 575 » Prato Magno.................................... 1,580 » Alpes de Catenaja.............................. l,401 » ] Les âpres escarpements des grands Apennins et les forêts qui en parent encore les versants forment le plus heureux contraste avec les vallées et les collines doucement arrondies de la basse Toscane: presque chaque hauteur porte quelque vieille tour, débris d'un château fort du moyen âge; des villas gracieuses sont éparses sur les pentes au milieu de la verdure; des maisons de métayers, décorées de fresques naïves, se montrent parmi les vignes, entre les groupes de cyprès taillés en fer de lance; les plus riches cultures occupent tout l'espace labourable; des trembles agitent leur feuillage au-dessus des eaux courantes. Les souvenirs de l'histoire, le goût naturel des habitants, la fertilité du sol, l'abondance des eaux, la douceur du climat, tout contribue à faire de la Toscane centrale la région privilégiée de l'Italie et l'un des pays les plus agréables de la Terre. Bien abritée des vents froids du nord-est par la muraille des Apennins, elle est tournée vers la mer Tyrrhénienne, d'où lui viennent les vents tièdes et humides d'origine tropicale; mais la part de pluies qu'elle reçoit n'a rien d'excessif, grâce à l'écran que lui forment les montagnes de la Corse et de la Sardaigne et à l'heureuse répartition des petits massifs de collines en avant de la chaîne des Apennins. Le climat de la Toscane est un climat essentiellement tempéré, doux, sans extrêmes aussi violents que ceux de la plaine padane: c'est à son influence modératrice, ainsi qu'à la grâce naturelle de leur pays, que les Toscans doivent sans doute pour une forte part leur gaieté simple, leur égalité d'humeur, leur goût si fin, leur vif sentiment de la poésie, leur imagination facile et toujours contenue. Au midi de la Toscane, divers massifs de montagnes et de collines, désignés en général sous le nom de «Subapennins», sont complétement séparés du système principal par la vallée actuelle de l'Arno. Ce fleuve constitue, avec les défilés qu'il s'est ouverts et ses anciens lacs, un véritable fossé à la base du mur des Apennins. Le val de Chiana, qui fut un golfe de la Méditerranée, puis une mer intérieure, est une première et large zone de séparation entre l'Apennin et les monts toscans du midi. Puis vient la campagne florentine, jadis lacustre, qu'il serait facile d'inonder de nouveau si l'on obstruait le défilé de la Golfolina, ou Gonfolina, par lequel s'échappe l'Arno à 15 kilomètres en aval de Florence et qu'avait ouvert le bras de «l'Hercule égyptien». Au commencement du quatorzième siècle, le fameux général lucquois Castruccio eut l'intention de submerger ainsi la fière cité républicaine, mais heureusement les ingénieurs qui l'accompagnaient ne surent pas faire leur opération de nivellement; ils jugèrent que le barrage ne porterait aucun tort à Florence, la différence de niveau étant, d'après eux, de 88 mètres, tandis qu'en réalité elle est de 15 mètres seulement. En aval de ce dernier défilé commencent la grande plaine et les anciens golfes marins. [Illustration: N° 73.--DÉFILÉ DE L'ARNO.] Les massifs de la Toscane subapennine, ainsi limités au nord par la vallée de l'Arno, se composent de collines uniformément arrondies, d'un gris terne, presque sans verdure; tandis que l'Apennin lui-même appartient surtout au jura et à la formation crétacée, les assises du Subapennin consistent en terrains tertiaires, grès, argiles, marnes et poudingues, d'une grande richesse en fossiles, percés çà et là de serpentines. Il serait difficile d'ailleurs de reconnaître une disposition régulière dans les hauteurs de la Toscane méridionale. On doit y voir surtout un plateau fort inégal, que les cours des rivières, les unes parallèles, les autres transversales au cours des Apennins, ont découpé en un dédale de collines enchevêtrées et percées d'entonnoirs où se perdent les eaux: telles sont les cavités de «l'Ingolla», qui engloutissent, en effet, les ruisselets et les pluies du plateau pour en former les sources abondantes de l'Elsa Viva, l'un des grands affluents de l'Arno. Le massif principal de la région subapennine est celui qui sépare les trois bassins de l'Arno, de la Cecina et de l'Ombrone, et dont une cime, le Poggio di Montieri, aux riches mines de cuivre, s'élève à plus de 1,000 mètres. Au sud de la vallée de l'Ombrone, diverses montagnes, le Labbro, le Cetona, le Monte Amiata, se dressent à une hauteur plus considérable, mais on doit y voir déjà des monts appartenant à la région géologique de l'Italie centrale. Le Cetona est une île jurassique entourée de terrains modernes; le Monte Amiata est un cône de trachyte et le plus haut volcan de l'Italie continentale: il ne vomit plus de laves depuis l'époque historique, mais il n'est point inactif, ainsi que le témoignent ses nombreuses sources thermales et les solfatares qui lui restent encore. Le Radicofani est un autre volcan, dont maintes laves, semblables à de l'écume pétrifiée, se laissent facilement tailler à coups de hache. Le travail du grand laboratoire souterrain doit être fort important sous toutes les formations rocheuses de la Toscane; les veines métallifères s'y ramifient en un immense réseau, et les sources minérales de toute espèce, salines, sulfureuses, ferrugineuses, acidules, y sont proportionnellement beaucoup plus abondantes et plus rapprochées que dans toutes les autres parties de l'Italie: sur une superficie treize fois moins étendue, on y trouve près du quart des fontaines thermales et médicinales de la Péninsule et des îles adjacentes, et parmi ces fontaines, il en est de célèbres dans le monde entier, par exemple celles de Monte Catini, de San Giuliano, et les fameux Bagni di Lucca, autour desquels s'est bâtie une ville populeuse, principale étape entre Lucques et Pise. Les salines naturelles de la Toscane sont aussi très-productives, mais les jets d'eau les plus curieux et les plus utiles à la fois au point de vue industriel sont ceux qui forment les fameux _lagoni_, dans le bassin d'un affluent de la Cecina, à la base septentrionale du groupe des hauteurs de Moutieri. De loin, on voit d'épais nuages de vapeur blanche qui tourbillonnent sur la plaine; on entend le bruit strident des gaz qui s'échappent en soufflant de l'intérieur de la terre et font bouillonner les eaux des mares. Celles-ci contiennent différents sels, de la silice et de l'acide borique, cette substance de si grande valeur commerciale, que l'on recueille avec tant de soin pour les fabriques de faïence et les verreries de l'Angleterre et qui est devenue pour la Toscane une des principales sources de revenu. Aucun autre pays d'Europe, si ce n'est le cratère de Vulcano dans les îles Eoliennes, ne produit assez d'acide borique pour qu'il vaille la peine de l'extraire; mais dans les montagnes mêmes du Subapennin il serait peut-être possible de recueillir ce trésor en plus grande abondance, car en diverses régions de l'Étrurie, notamment dans le voisinage de Massa Maritima, au sud du Montieri, jaillissent d'autres _soffioni_, contenant une certaine quantité de la précieuse substance chimique. La fermentation souterraine dont la Toscane est le théâtre est probablement due en grande partie aux changements considérables qui se sont opérés par le travail des alluvions dans les proportions relatives de la terre et des eaux. Dans le voisinage du littoral actuel, plusieurs massifs de collines se dressent comme des îles au milieu de la mer, et ce sont, en effet, d'anciennes terres maritimes, que les apports des fleuves ont graduellement rattachées au continent. Ainsi les monts Pisans, entre le bas Arno et le Serchio, sont bien un groupe de cimes encore à demi insulaires, car ils sont entourés de tous les côtés par des marécages et des campagnes asséchées à grand'peine; l'ancien lac Bientina, dont la surface était la partie la plus élevée du cercle d'eaux douces qui environnait le massif, ne se trouvait pas même à 9 mètres au-dessus du niveau marin. Les hauteurs qui se prolongent parallèlement à la côte, au sud de Livourne, ne sont pas aussi complètement isolées, mais elles ne se rattachent aux plateaux de l'intérieur que par un seuil peu élevé. Quant au promontoire qui porte sur l'un de ses versants ce qui fut l'antique cité de Populonia, et sur l'autre la ville moderne de Piombino, en face de l'île d'Elbe, c'est une cime tout à fait insulaire, séparée du tronc continental par une plaine basse, où les eaux descendues des montagnes de l'intérieur s'égarent dans les sables. Mais le superbe Monte Argentaro ou Argentario, à l'extrémité méridionale du littoral toscan, est l'un des types les plus parfaits de ces terres qui peuvent être considérées comme appartenant à la fois à l'Italie péninsulaire et à la mer Tyrrhénienne; dans le monde entier, il est peu de formations de ce genre qui présentent autant de régularité dans leur disposition générale. La montagne, escarpée et rocheuse, hérissée sur tout son pourtour de falaises dont chacune a son château fort ou sa tour en sentinelle, s'avance au loin dans la mer comme pour barrer le passage aux navires; deux cordons littoraux, tournant vers la mer leur concavité gracieusement infléchie et contrastant par la sombre verdure de leurs pins avec le bleu des eaux et les tons fauves des rochers, rattachent la montagne aux saillies du rivage continental et séparent ainsi de la mer un lac de forme régulière, au centre duquel la petite ville d'Orbetello occupe l'extrémité d'une ancienne plage en partie démolie par les flots: on croirait voir dans ce grand bassin rectangulaire et dans les digues de sable qui l'entourent l'oeuvre réfléchie d'une population de géants. L'étang d'Orbetello est utilisé comme la lagune de Comacchio: c'est un grand réservoir de pêche, où les anguilles se prennent par centaines de milliers. À l'ouest, la chaîne d'îles se continue vers la Corse par les cimes de Giglio, par l'âpre Monte Cristo et par l'écueil de la Fourmi[80]. L'île d'Elbe, située plus au nord, forme un petit monde à part. [Note 80: Altitudes du Subapennin: Poggio di Montieri 1,042 mèt. Labbro 1,192 » Monte Amiata 1,766 » Monte Serra (monte Pisans) 914 » » di Piombino 199 » » Argentaro 636 » ] [Illustration: N° 76.--MONTE ARGENTARO.] Déjà dans le court espace de temps qui s'est écoulé depuis le commencement de la période historique les divers fleuves de la Toscane, le Serchio, qu'alimentent les neiges de la Garfagnana et des Alpes Apuanes, le puissant Arno, la Cecina, l'Ombrone, l'Albegna, ont opéré des changements considérables dans l'aspect des campagnes riveraines et dans la configuration du littoral marin. Les terrains mal consolidés qu'ils traversent dans la plus grande partie de leur cours leur fournissent en abondance les matériaux d'érosion nécessaires à l'immense travail géologique dont ils sont les artisans. En maints endroits, les versants de montagnes que ne retiennent plus ni forêts ni broussailles, se changent à la moindre pluie en une véritable pâte semi-fluide qui s'écoule lentement, puis que les rivières emportent rapidement dans leur cours. Depuis les beaux temps de la république pisane, dans l'espace de quelques siècles, la bouche de l'Arno s'est prolongée de 5 kilomètres en mer. D'ailleurs elle a fréquemment changé de place; jadis le Serchio et l'Arno avaient un lit inférieur commun, mais on dit que les Pisans rejetèrent le premier fleuve vers le nord pour se débarrasser du danger causé par ses alluvions. L'examen des lieux prouve aussi qu'en aval de Pise l'Arno s'est longtemps écoulé vers la mer par les terrains bas de San Pietro del Grado (Saint Pierre du Grau), où s'épanche aujourd'hui le Colombrone; mais depuis que, soit la nature, soit l'homme ou leurs deux forces réunies ont donné au fleuve son issue actuelle, il n'a cessé de se promener dans les plaines en remaniant les terres alluviales de ses bords et en agrandissant les campagnes aux dépens de la mer Tyrrhénienne. D'après Strabon, Pise se trouvait de son temps à vingt stades olympiques du littoral, c'est-à-dire à 3,700 mètres, tandis qu'elle en est actuellement trois fois plus distante: lorsque le couvent, devenu la _cascina_ de San Rossore, fut construit, vers la fin du onzième siècle, ses murs dominaient la plage, et de nos jours l'emplacement de cet ancien édifice est à 5 kilomètres environ de la mer. De vastes plaines coupées de dunes ou _tomboli_ et revêtues en partie de forêts de pins, se sont ajoutées au continent; de grands troupeaux de chevaux et de boeufs demi-sauvages parcourent ces vastes terrains sableux, où les éleveurs ont en outre, depuis les croisades, dit-on, acclimaté le chameau avec succès. D'ailleurs l'empiétement des terres n'est peut-être pas dû en entier au travail des alluvions; il est possible que le littoral de la Toscane ail été soulevé par les forces intérieures. La pierre dite _panchina_, dont on se sert à Livourne pour la construction des édifices, est une roche marine formée en partie de coquillages semblables à ceux que l'on trouve encore dans la mer voisine. [Illustration: DÉFILÉS DE L'ARNO A LA GONFOLINA A SIGNA. Vue prise à la Tenuta, dessin de Taylor, d'après une photographie de M. G. Matucci] Un des changements les plus importants qui se sont accomplis dans le régime des eaux du bassin de l'Arno est celui que l'art de l'homme, dirigeant les forces brutales de la nature, a su opérer dans le val de Chiana. Cette dépression, qui servit probablement de lieu de passage à l'Arno, lorsque ce fleuve n'avait pas encore creusé en amont de Florence le défilé par lequel il s'échappe aujourd'hui, est une allée naturelle ouverte par les eaux entre le bassin de l'Arno et celui du Tibre: là, comme entre l'Orénoque et le fleuve des Amazones, quoique dans des proportions bien moindres, se trouvait un seuil bas, d'où les eaux s'épanchaient dans l'un et l'autre bassin. Jadis le point de partage était dans le voisinage immédiat de l'Arno. Une partie des eaux du val de Chiana tombait dans le fleuve toscan, qui coule à une cinquantaine de mètres plus bas, tandis que la plus grande partie de la masse liquide, sans écoulement régulier, s'étalait en longs palus vers le sud jusqu'aux lacs que domine à l'ouest, du haut de ses coteaux, la petite ville de Montepulciano; c'est là que commence à s'accuser nettement la pente qui entraîne l'eau vers le Tibre romain. Entre les deux versants, la partie neutre du val était tellement indécise, qu'on a déplacé d'au moins 50 kilomètres le seuil de séparation, au moyen des barrières transversales qui retenaient les débordements des étangs temporaires causés par les grandes pluies. Toute la zone intermédiaire où séjournaient, à demi putréfiées, les masses liquides apportées par les torrents latéraux, était un foyer de pestilence. Dante et d'autres écrivains de l'Italie en parlent comme d'un lieu maudit; l'hirondelle même n'osait s'aventurer dans sa fatale atmosphère. Les habitants du val avaient en vain tenté d'assécher le sol en creusant des canaux de décharge: l'horizontalité de la longue plaine rendait illusoires tous les travaux d'assainissement. L'illustre Galilée, consulté sur les mesures qu'il y aurait à prendre, déclara que le mal était irréparable: d'après lui il n'y avait rien à faire. Torricelli reconnut qu'il serait possible d'utiliser la force des torrents pour donner à la vallée la pente qui lui manquait et faciliter ainsi l'écoulement des eaux; mais il ne mit point la main à l'oeuvre. Les discussions entre les deux états limitrophes, Rome et Florence, ne permettaient point d'ailleurs que le cours des eaux de la Chiana fût rectifié. Chacun des deux gouvernements voulait que les eaux torrentielles fussent rejetées sur le territoire du voisin. [Illustration: N° 77.--VAL DE CHIANA.] Enfin les travaux commencèrent au milieu du dix-huitième siècle sous la direction du célèbre Fossombroni. A l'issue de chaque ravin latéral furent ménagés des bassins de colmatage, où les débris arrachés aux flancs des montagnes se déposèrent en strates annuelles. Les marécages se comblèrent ainsi peu à peu et le sol s'affermit; le niveau de la vallée, graduellement exhaussé sur la ligne de partage choisie par l'ingénieur, donna aux eaux le mouvement qui leur manquait et changea en un ruisseau pur le bourbier croupissant. La pente générale de la plaine supérieure fut renversée et l'Arno s'enrichit d'un affluent de 74 kilomètres de longueur qui, sur plus des deux tiers de son cours, appartenait précédemment au Tibre. L'air de la vallée, autrefois mortel, devint l'un des plus salubres de l'Italie. L'agriculture s'empara des terres reconquises; un espace de treize cents kilomètres carrés, jadis évité avec soin, s'ajouta au territoire toscan; les villages, habités naguère par une population de fiévreux, se transformèrent en de riches bourgades aux robustes habitants. La réussite de l'œuvre si bien nommée de «bonification» a été complète. Les eaux sauvages ont dû se discipliner pour distribuer régulièrement leurs alluvions sur un espace de 20,000 hectares et sur une profondeur moyenne de 2 à 3 mètres; c'est un remblai de 500 millions de mètres cubes qu'on leur a fait déposer comme à des ouvriers intelligents. Cette grande opération de colmatage, dans laquelle l'homme a si admirablement dirigé la nature, est devenue le modèle de toutes les entreprises du même genre, et dans la Toscane même on l'a imitée avec le plus grand succès. C'est aussi par le procédé des colmatages que le vaste marais de Castiglione, le lac Prilius des Romains, situé entre Grosseto et la mer, près de la rive droite de l'Ombrone, a été peu à peu transformé en terre ferme; en 1828, il occupait un espace de 95 kilomètres carrés, dont les alluvions apportées par le fleuve ont fait depuis une immense prairie relativement salubre; en 1872, plus de 62 hectares, jadis inondés, étaient changés en terrains solides. La comparaison des cartes tracées à diverses époques témoigne des changements considérables que l'Ombrone opéra jadis comme au hasard dans son delta; mais aujourd'hui c'est l'homme qui dirige sa force. Le fleuve est un autre taureau Acheloüs dompté par un autre Hercule. Parmi les grands travaux d'asséchement qui font aussi la gloire des hydrauliciens de la Toscane, il faut citer le réseau des innombrables canaux de décharge creusés dans les terres basses de Fucecchio, de Pontedera, de Pise, de Lucques, de Livourne, de Viareggio. Là s'étendaient de vastes mers intérieures que l'on essaye de combler peu à peu et de faire passer, de progrès en progrès, à l'état de campagnes au sol affermi. Une des opérations les plus difficiles en ce genre a été d'assécher le lac de Bientina ou de Sesto, qui s'étendait au milieu de campagnes marécageuses à l'est des monts Pisans, et que l'on pense avoir été formé jadis par les eaux débordées du Serchio. Jadis ce lac avait deux émissaires naturels, l'un au nord vers le Serchio, l'autre au sud vers l'Arno. Durant l'étiage de ces fleuves, l'écoulement du Bientina se faisait sans difficulté; mais, dès que la crue commençait à se faire sentir, le reflux s'opérait, l'eau coulait en sens inverse dans les deux affluents du lac, et si l'on n'avait fermé les écluses, l'Arno et le Serchio se seraient rejoints dans une mer intérieure au pied des monts Pisans. Privé de son écoulement naturel, le Bientina grossissait alors jusqu'à couvrir un espace de près de 10,000 hectares, six fois supérieur à la superficie ordinaire; pour sauvegarder les riches campagnes de cette partie de la Toscane, il a donc fallu donner au Bientina un émissaire indépendant des deux fleuves voisins. A cet effet, on a eu l'heureuse idée de creuser un canal qui fait passer les eaux du lac en tunnel au-dessous de l'Arno, large en cet endroit de 216 mètres de digue à digue; puis au delà du fleuve, qu'il vient de croiser souterrainement, le nouvel émissaire emprunte jusqu'à la mer l'ancien lit de l'Arno, remplacé par le Colombrone. [Illustration: N° 78 -- L'ARNO ET LE BERCHIO.] Le principal obstacle contre lequel il fallut lutter dans ces oeuvres de conquête était l'extrême insalubrité du climat. L'atmosphère de miasmes pesait surtout sur la région du littoral, à cause du mélange qui s'y opérait entre les eaux douces de l'intérieur et les eaux saumâtres de la Méditerranée. L'excessive mortalité qui résultait de ce mélange pour les espèces marines et pour les animaux et les plantes d'eau douce, empoisonnait l'air, le remplissait de gaz délétères, provenant de la décomposition de matières organiques, et décimait les populations de la côte. Vers le milieu du siècle dernier, l'ingénieur Zendrini eut l'idée d'établir aux issues de tous les canaux d'écoulement, naturels et artificiels, des écluses de séparation entre les eaux douces et le flot marin. Les fièvres disparurent aussitôt; l'atmosphère avait repris sa pureté primitive. En 1768, les portes, mal entretenues, laissèrent de nouveau s'opérer le mélange de l'eau douce et de l'eau salée: aussitôt le fléau des miasmes recommença son œuvre de dévastation; la salubrité ne fut rétablie dans les villages du littoral qu'après la reconstruction des écluses. Par deux fois, depuis cette époque, l'incurie du gouvernement de Florence a été punie de la même manière sur les malheureux riverains des canaux, et par deux fois on dut avoir recours au seul moyen thérapeutique sérieux, celui de guérir la terre elle-même. Depuis 1821, le bon entretien des écluses, qui constitue le véritable service médical de la contrée, ne laisse plus rien à désirer, et par suite la salubrité générale n'a cessé de se maintenir. Le chef-lieu du district, Viareggio, qui était, en 1740, un simple hameau de peste et de mort, est de nos jours une ville de bains de mer, que de nombreux étrangers fréquentent impunément en été. Les plantations de pins et d'autres arbres ont aussi contribué pour une forte part à l'assainissement de la contrée. Malgré tous les progrès accomplis dans la bonification du sol, il reste encore beaucoup à faire en mainte autre région de la basse Toscane pour assécher le sol et purifier l'atmosphère. La Maremme, qui s'étend principalement dans la province de Grosseto, entre les deux bornes rocheuses de Piombino et d'Orbetello, est restée, en dépit de tous les travaux d'assainissement, une des contrées les plus malsaines de l'Europe; ses terres, non perméables, retiennent les eaux qui se putréfient au soleil et empoisonnent l'air. La vie moyenne des habitants est très-courte: celle des «trop heureux cultivateurs» est surtout fort précaire, et pourtant la plupart d'entre eux ne descendent dans la plaine basse que pour faire les semailles et la récolte; ils s'enfuient, sitôt leur travail achevé, mais ils emportent souvent avec eux le germe de la maladie fatale; entre les deux étés de 1840 et de 1841, on eut à soigner près de 36,000 fiévreux sur une population totale de 80,000 personnes environ, résidant presque toutes sur les hauteurs et ne se hasardant dans les plaines empoisonnées que pour de rares visites. Pour échapper à l'influence pernicieuse du mauvais air, il faut habiter constamment à une altitude d'au moins 300 mètres, encore cela ne suffit-il pas toujours: la ville épiscopale de Sovana est très-malsaine, quoiqu'elle se trouve précisément à cette hauteur dans la haute vallée de la Fiora. Les fièvres se font même sentir dans des régions fort éloignées de tout marais. La cause en est probablement, d'après Salvagnoli Marchetti, la nature du terrain. La _malaria_ monte sur les collines dont le sol argileux est pénétré de substances empyreumatiques; elle empoisonne aussi les contrées où jaillissent en abondance les sources salines, et plus encore celles où se trouvent des gisements d'alun. Le mélange des eaux douces et des eaux salées, si funeste au bord de la mer, ne l'est pas moins dans l'intérieur du pays. Enfin l'influence des vents du sud, surtout celle du siroco est pernicieuse, et les fièvres remontent fort avant dans toutes les vallées exposées à ce courant empoisonné. Par contre, les terres qui jouissent librement de l'air marin sont parfaitement salubres: ainsi Orbetello et Piombino, quoique dans le voisinage de marais étendus, n'ont rien à craindre des miasmes paludéens. [Illustration: N° 79.--RÉGIONS DE LA MALARIA.] On admet, en général, que les côtes de l'Étrurie n'avaient point à souffrir de la malaria à l'époque de la prospérité des antiques cités tyrrhéniennes. En effet, les travaux de chemins de fer opérés dans les Maremmes ont révélé l'existence d'un grand nombre de conduits souterrains qui drainaient le sol dans tous les sens; la campagne était toute veinée de canaux d'écoulement. De grandes villes comme la fameuse Populonia _mater_ et tant d'autres dont on voit de nos jours les ruines éparses ou dont on cherche à reconnaître les emplacements, n'auraient certainement pu naître et se développer si le climat local avait eu la terrible insalubrité qu'on lui reproche de nos jours. Les Étrusques étaient renommés pour leur habileté dans tous les travaux hydrauliques: ils savaient endiguer les torrents, égoutter les marais, assécher les campagnes; quand ils furent asservis, leurs digues et leurs canaux cessèrent bientôt d'exister; les palus se reformèrent, la nature revint à l'état sauvage. Mais on cite également bien des villes qui furent salubres au moyen âge et qui sont maintenant désolées par la fièvre. Ainsi Massa-Maritima, que dominent au nord-est les sommités du massif de Montieri, fut riche et populeuse pendant toute sa période de liberté républicaine; mais dès que les Pisans et les Siennois l'eurent ruinée, dès qu'elle eut perdu son indépendance, le travail s'arrêta dans les campagnes, les eaux torrentielles s'y amassèrent en lagunes; la cité devint comme «un cadavre de ville». Des travaux d'assainissement lui ont rendu de nos jours une partie de sa prospérité. Parmi les causes matérielles qui, depuis l'époque romaine, ont contribué le plus à la détérioration du climat, on doit signaler la déforestation des montagnes et l'accroissement désordonné des terres alluviales qui en a été la conséquence. Enfin pendant tout le moyen âge et jusque dans les temps modernes, les monastères de la Toscane étaient possesseurs de grands viviers à poissons dans les Maremmes, et s'opposaient énergiquement à tous les travaux d'endiguement ou de colmatage qui auraient pu les priver, en tout ou en partie, de leurs précieuses réserves pour les semaines de carême. Nombre de tyranneaux des villes de l'intérieur étaient aussi fort aises de posséder quelque campagne bien malsaine dans la région des marais, car ils pouvaient de temps en temps se passer la fantaisie d'y exiler ceux dont ils voulaient se débarrasser, sans avoir les ennuis ou les remords d'un meurtre à commettre sans hypocrisie. Les rois d'Espagne avaient même eu soin d'acquérir la région la plus mortelle de la côte pour y installer des bagnes ou _presidios_; ainsi Talamone, qui avait été le grand port de la république de Sienne, fut changé en un véritable cimetière; tous les bannis y mouraient. De nombreux essais de bonification entrepris avec des idées fausses et sans l'expérience nécessaire n'ont pas été moins cruels dans leurs conséquences. Les divers gouvernements de la Toscane s'imaginant, avec Macchiavel et d'autres hommes d'État, qu'il suffirait de repeupler le pays pour lui rendre son antique salubrité, y envoyèrent en foule des colons appelés de diverses provinces de l'Italie, de la Grèce, de l'Allemagne; mais ces étrangers, qui d'ailleurs n'étaient pas reconnus propriétaires, et pour lesquels l'acclimatement était doublement périlleux, succombèrent en masse à chaque tentative. Les seuls moyens de restaurer le climat de l'ancienne Étrurie sont en premier lieu, d'intéresser les cultivateurs aux améliorations en leur concédant le sol, puis de mener à bonne fin les longues opérations de colmatage, de drainage, de reboisement, déjà commencées avec tant de succès. La construction du chemin de fer de la côte aide singulièrement au travail de restauration du climat; les assèchements et les plantations ont purifié l'air autour de mainte station. On peut citer en exemple les environs de Populonia, jadis inhabitables, et qui ont pu se repeupler graduellement. L'usine métallurgique de Follonica qui traite les fers de l'île d'Elbe au moyen des lignites abondants des mines du voisinage, est devenue aussi beaucoup plus importante; mais elle est encore presque entièrement abandonnée pendant la saison des fièvres. Les ancêtres des Toscans actuels, les Étrusques ou Tyrrhéniens, étaient, bien avant la domination romaine, la population prépondérante de l'Italie. Non-seulement ils occupaient tout le versant méridional des Apennins jusqu'aux bouches mêmes du Tibre; ils avaient aussi fondé dans la Campanie une ligue de douze cités, dont Gapoue était la plus importante, et comme trafiquants et pirates, ils s'étaient emparés de la mer qui, d'après eux, est encore désignée sous le nom de Tyrrhénienne. L'île de Capri était, du côté du sud, leur sentinelle avancée. La mer Adriatique leur appartenait également. Adria, Bologne qu'ils appelaient Felsina, Ravenne, Mantoue, étaient des colonies étrusques, et dans les hautes vallées des Alpes vivaient les Rètes ou Rétiens, leurs alliés et peut-être leurs frères par le sang. Et les Étrusques eux-mêmes, de quelle grande souche ethnique font-ils donc partie? C'est là un des problèmes les plus discutés de l'histoire. On les a dits Aryens, Ougriens, Sémites; on en a fait les frères des Grecs, des Germains, des Scythes, des Égyptiens, des Turcs; pour lord Lindsay, les Tyrrhéniens sont des Thuringiens! Cette question des origines étrusques n'a donc pu encore donner lieu qu'à des hypothèses; la langue même, facile à lire, car ses caractères ressemblent à ceux des autres alphabets italiques, mais non déchiffrée ou plutôt trop diversement traduite, n'a pas fourni la solution; les savants sont loin d'être unanimes pour approuver les interprétations proposées récemment par Corssen avec une grande assurance; d'après ce linguiste, que l'on a qualifié trop tôt «d'Oedipe du Sphinx étrusque», los Tyrrhéniens devraient ètre certainement rattachés par la langue aux autres populations italiotes. Parmi les divers portraits que les Étrusques nous ont laissés de leurs propres personnes sur les vases des nécropoles, le type le plus commun est celui d'hommes trapus, souvent obèses, vigoureux, larges d'épaules, au visage avancé, au nez courbe, au front large et fuyant, au teint foncé, au crâne un peu déprimé et couvert d'une chevelure ondulée, le plus souvent dolichocéphalés. Ce type n'est point celui de la majorité des Hellènes, ni de la plupart des Italiens. Parmi les monuments qu'ils ont laissés, on ne retrouve pas les _nuraghi_, ces constructions bizarres qu'élevèrent un si grand nombre les anciens habitants de la Sardaigne, de Malte, de Pantellaria; mais les dolmens sont nombreux. Les monuments funéraires que l'on a découverts et que l'on trouve encore par centaines et par milliers, non-seulement dans les limites de la Toscane actuelle, mais aussi jusque dans le voisinage immédiat de Rome, prouvent que les arts du dessin étaient arrivés en Étrurie à un haut degré de développement. Les peintures qui décoraient l'intérieur des caveaux, les bas-reliefs des sarcophages, les vases, les candélabres, les divers ustensiles de poterie et de bronze témoignent d'une intime parenté de génie entre les artistes étrusques et ceux de la Grèce et de l'Asie Mineure. L'architecture de leurs édifices prouve que, tout en se distinguant par une certaine originalité, ils étaient en rapport intime de civilisation commune avec les Hellènes des premiers âges. Ce sont eux qui furent dans les arts les initiateurs de Rome; les égouts de Tarquin, le plus ancien monument de la «Ville Éternelle», l'enceinte dite de Servius Tullius, la prison Mamertine, tous les restes de l'ancienne Rome royale, sont leur ouvrage. Les temples, les statues des dieux, les maisons elles-mêmes, ainsi que les objets d'ornement qui s'y trouvent, tout était étrusque. La louve de bronze que l'on voit au musée du Capitole et qui était le symbole même du peuple romain, paraît être la copie d'une œuvre des artistes d'Étrurie. Les vicissitudes de l'histoire, les influences diverses des civilisations et des cultes qui se sont succédé dans le pays, ont dû, avec l'aide des croisements ethniques, rendre les Toscans bien différents de leurs ancêtres les Étrusques. A en juger par les peintures de leurs nécropoles, ceux-ci avaient quelque chose de dur qui ne se retrouve nullement dans la population toscane; ils étaient aussi, semble-t-il, une nation de cuisiniers et de mangeurs, tandis que leurs descendants sont plutôt un peuple sobre. Le type actuel est celui d'hommes aimables, gracieux, spirituels, artistes, faciles à émouvoir, peut-être un peu trop souples de caractère. Les Toscans de la plaine, non ceux des Maremmes, sont les plus doux des Italiens; ils aiment à «vivre et à laisser vivre», et par leur mansuétude naturelle ils ont souvent réussi à rendre débonnaires jusqu'à leurs souverains. Un trait assez bizarre de caractère les distingue aussi parmi les autres habitants de la Péninsule: quoique fort braves quand une passion les entraîne, ils ont une répugnance extraordinaire pour la vue de la mort; ils se détournent du cadavre avec horreur, ce qui tient sans doute à la persistance d'antiques superstitions. Le Tyrrhénien cachait toujours les tombeaux; cependant son grand culte était celui des morts. Quels que soient d'ailleurs les traits par lesquels les Toscans ressemblent encore à leurs aïeux, ils ont eu comme eux leur époque de prépondérance en Italie, et ils sont encore, à certains égards, les premiers de la nation. Après l'époque romaine, quand le mouvement de la civilisation se fut déplacé vers le nord, la vallée de l'Arno se trouvait admirablement placée pour devenir le grand centre d'activité, non-seulement pour la péninsule italienne, mais encore pour tout le continent européen. Les communications à travers la barrière des Alpes étaient encore difficiles et redoutées, et par conséquent les relations de peuple à peuple devaient en grande partie s'établir par eau entre le littoral de la Toscane et les rivages de la France et de l'Espagne. En outre, les massifs des Apennins, offrant aux habitants l'avantage de les protéger au nord contre le climat et contre les envahisseurs barbares, se développent autour d'eux en un large circuit de manière à leur ménager de grandes et fertiles vallées tournées vers la mer Tyrrhénienne. La Toscane était donc une région favorisée et ses habitants si intelligents surent bien profiter de tous ces priviléges que leur assurait la position géographique. Le travail était la grande loi des Florentins; tous, sans exception, devaient avoir un état. Tandis que Pise disputait à Gênes et à Venise la suprématie des mers, Florence était plus que toutes les autres cités le siége des grandes spéculations commerciales, la ville riche par excellence, qui, par le commerce de l'argent, étendait son réseau d'affaires sur toutes les contrées de l'Europe. Mais la Toscane ne devint pas seulement un pays de négoce et d'industrie; sa période de prospérité fut aussi pour l'esprit humain le moment d'une véritable floraison. Ce que la république d'Athènes avait été deux mille années auparavant, la république de Florence le fut à son tour; pour la deuxième fois s'éleva un de ces grands foyers de lumière dont les reflets nous éclairent encore. Ce fut un vrai renouveau de l'humanité. La liberté, l'initiative, et avec elles les sciences, les arts, les lettres, tout ce qu'il y a de bon et de noble dans ce monde se produisit avec un joyeux élan que les générations avaient depuis longtemps perdu. Le souple génie des Toscans se révéla dans tous les genres de travaux; parmi les grands noms de l'histoire, les Florentins peuvent revendiquer comme leurs beaucoup des plus grands. Quels hommes ont exercé dans le monde de l'intelligence et des arts une action plus puissante que Giotto, Orgagna, Masaccio, Michel-Ange, Léonard de Vinci, Andrea del Sarto, Brunelleschi, Dante, Savonarole, Galilée, Macchiavel? C'est aussi un Florentin, Amerigo Vespucci, qui a donné son nom au continent nouveau découvert de l'autre côté de l'Atlantique. On a voulu voir une injustice de la destinée, ou même l'effet d'une odieuse supercherie des hommes dans cette substitution du nom du géographe et voyageur astronome Amerigo à celui du marin Colomb dans l'appellation du Nouveau Monde; mais au point de vue de l'histoire, c'est justice qu'il en soit ainsi. L'Espagne monarchique gardait jalousement le secret de ses découvertes; il est donc tout naturel que son représentant en ait partiellement perdu l'honneur. Mais Florence, la ville républicaine où la science était le plus aimée pour elle-même, où les récits de voyages trouvaient le plus de lecteurs et d'où les nouvelles se répandaient le plus librement en Europe, n'avait aucun intérêt à cacher dans ses archives les récits et les descriptions de son fils Amerigo. C'est par ses écrits, et notamment par sa fameuse lettre de 1503, que le grand événement de la découverte obtint le plus de prise sur l'esprit de ses contemporains; on traduisit en toutes les langues ce merveilleux récit, la description à la fois savante et imagée de ces contrées, «qui doivent être prochaines du paradis terrestre, s'il en existe un sur la Terre,» et par suite on en vint tout naturellement à donner le nom du savant florentin au Nouveau Monde. D'ailleurs, Colomb prétendit jusqu'à sa mort avoir découvert le Japon et les côtes orientales de l'Asie, tandis que Vespucci, dès l'année 1501, donnait le nom de _novus mundus_ au continent nouvellement découvert. En 1507, Martin Waldzemüller, de Saint-Dié, avait formellement proposé la dénomination d'Amérique, ratifiée par ses contemporains et la postérité. C'est aussi à l'immense privilége de sa liberté, au génie de ses écrivains, à l'influence exercée par ses poëtes sur le développement intellectuel de l'Italie que Florence doit d'avoir donné son dialecte à la Péninsule entière, des Alpes à la mer de Sicile. Évidemment, ce n'est point une ville éloignée du centre, telle que Gênes, Venise ou Milan, Naples, Tarente ou Palerme, qui aurait pu faire de son idiome la langue policée de tous les Italiens; mais, au premier abord, on s'étonne que Rome, l'antique cité reine, celle d'où le latin vint s'imposer au monde, n'ait pas devancé Florence dans la création de l'italien littéraire: c'est qu'au lieu de vivre de la libre vie des républiques italiennes, elle s'attachait, au contraire, au culte du passé; la langue même qu'elle s'efforçait de maintenir était morte. La cité des papes n'avait d'autre littérature que des actes rédigés en un latin plus ou moins bien imité de celui de Cicéron. A Rome, l'italien populaire devait rester un patois; tandis qu'à Florence il devenait une langue, en dépit de l'accent guttural légué par les Étrusques, et les Romains n'ont eu que la part, d'ailleurs fort importante, de donner à cette langue leur belle prononciation musicale. On sait quel charme de poésie délicate et pure s'exhale des _ritornelli_ chantés dans les veillées par les paysans de la Toscane; on sait aussi de quelle puissance a été le beau dialecte florentin pour l'instauration de l'Italie au nombre des peuples autonomes. Les fanatiques de Dante ont raison, jusqu'à un certain point, de dire que l'unité nationale était fondée d'avance du jour où le grand poëte avait forgé sa belle langue sonore et ferme de tous les dialectes parlés dans la Péninsule. N'est-ce pas dans l'admirable idiome florentin, et à Florence même, que de 1815 à 1830, se prépara par la littérature et la propagande ce grand mouvement intellectuel d'où sortit en grande partie l'indépendance politique de la nation? De même que la position géographique de la Toscane fait comprendre en grande partie l'influence qu'elle a exercée sur l'Italie et sur le reste du monde, de même sa configuration intime explique son histoire particulière. L'Apennin, l'Anti-Apennin et les groupes de montagnes qui s'élèvent au sud de l'Arno la divisent en de nombreux bassins séparés où devaient naître des républiques distinctes. Au temps des Tyrrhéniens, l'Étrurie était une confédération de cités; au moyen âge et jusqu'aux approches des temps modernes, où se sont formées les grandes agglomérations politiques, la Toscane fut un ensemble de démocraties, tantôt alliées, tantôt en lutte, mais très-semblables les unes aux autres par le génie. Depuis, les changements de toute espèce qui se sont produits dans les conditions politiques et économiques du pays ont fait varier singulièrement l'importance et la population des communes, mais la plupart des cités libres du moyen âge et même quelques-unes de celles que fondèrent les anciens Étrusques ont gardé un rang considérable parmi les villes provinciales de l'Italie. [Illustration: FLORENCE. Dessin de P. Benoist, d'après une photographie de J. Lévy.] Florence (_Firenze_), qui naguère fut la capitale de passage du royaume et qui reste l'un de ses chefs-lieux naturels, n'est pas une de ces fondations des antiques Tyrrhéniens; simple colonie romaine, elle est d'un âge moderne, en comparaison de tant d'autres localités italiennes. Durant tout l'empire, elle fut sans grande importance; la dominatrice de la contrée était la vieille cité de Fiesole, qui s'élève au nord sur les collines et que les Florentins devaient ruiner un jour et priver de ses colonnes et de ses statues pour en enrichir leurs propres monuments. L'accroissement rapide de Florence pendant les siècles du moyen âge provient de ce qu'elle était alors une étape nécessaire sur le chemin qui, de l'Allemagne et de la Lombardie, mène par Bologne dans l'Italie méridionale. Tant que l'initiative était partie de Rome, tous ceux qui voulaient se rendre de la vallée du Tibre vers le versant opposé de l'Apennin se hâtaient de franchir la montagne au plus près et redescendaient au bord de l'Adriatique vers Ancone ou Ariminum. Lors de l'abaissement de Rome, quand le reflux des peuples barbares s'opéra dans la direction du nord au sud, le chemin naturel devint celui qui des plaines lombardes gagne la vallée de l'Arno par les brèches de l'Apennin toscan. La route de guerre étant en même temps une route de commerce, un grand centre d'échanges et d'industrie devait naître dans l'admirable bassin. La «Ville des Fleurs» grandit, prospéra et devint la merveille que l'on voit aujourd'hui. Mais ses richesses même lui devinrent fatales. Les banquiers, dont les coffres recevaient une grande part des trésors de l'Europe, se firent peu à peu les maîtres de la république. Les Medici prirent le titre de «princes de l'État», et telle était la force d'impulsion donnée par la liberté première, que leur domination coïncide tout d'abord avec l'efflorescence de l'art; mais bientôt les caractères s'avilirent, les citoyens se changèrent en sujets et cessèrent de vivre par la vie de l'esprit. Comme aux beaux temps de la liberté républicaine, Florence a toujours dans son travail d'abondantes sources de revenus. Elle a ses fabriques de soieries et de lainages, ses ateliers de chapeaux de paille, de mosaïques, de porcelaines, de «pierres dures» et d'autres objets qui demandent du goût et de la dextérité de main. Mais tout ce travail d'art et d'industrie, joint aux produits agricoles de la plaine et au mouvement commercial apporté par les routes et les chemins de fer qui convergent dans ses murs, n'en ferait qu'une grande ville italienne, si elle n'avait la beauté de ses monuments; c'est à eux qu'elle doit d'être un des centres d'attraction du monde entier et le principal rendez-vous des artistes. Plus que toute autre cité de l'Italie, plus même que Venise, Florence la «Belle» est riche en chefs-d'oeuvre de l'architecture du moyen âge et de la Renaissance. Ses musées, les Uffizi, le palais Pitti, l'Académie des Arts, sont parmi les plus beaux de l'Europe et contiennent plusieurs de ces oeuvres capitales qui sont le trésor le plus précieux du genre humain; ses bibliothèques, la Laurentienne, la Magliabecchiana, sont riches en manuscrits, en documents, en livres rares. La ville, quoique sombre d'aspect, est elle-même un musée par ses palais, ses tours, ses églises, les statues de ses rues et de ses places, ses maisons qui tiennent de la forteresse et du palais. Le dôme de Brunelleschi, le campanile de Giotto, qui, d'après les ordres de la République, devait être «plus beau que l'imagination ne peut le rêver», le Baptistère et son incomparable porte de bronze, la place de la Seigneurie, le couvent de San Marco, le noir palais Strozzi, d'une architecture à la fois si sobre et si belle, tant d'autres monuments encore font de Florence une cité d'enchantement. En parcourant l'admirable ville et en contemplant ses édifices, on comprend le noble langage du conseil communal à son architecte Arnolfo di Lapo: «Les œuvres de la commune ne doivent point être entreprises si elles ne sont conçues de manière à répondre au grand cœur, composé de ceux de tous les citoyens, unis en un même vouloir.» L'admirable campagne au milieu de laquelle la ville est mollement assise en rehausse la beauté; tous les voyageurs gardent un souvenir ineffaçable des promenades qui longent l'Arno, des collines de San Miniato, de Bello Sguardo, du promontoire pittoresque où se groupent les villas et les masures de l'antique Fiesole des Étrusques. Par malheur, le climat de Florence laisse fort à désirer; souvent les vents se succèdent par de brusques alternatives, et pendant l'été la chaleur est accablante: _il caldo di Firenze_ est passé en proverbe dans toute l'Italie. Il faut dire que l'étroitesse des rues, et, pour une certaine part, la négligence des lois de l'hygiène, rendent la mortalité annuelle supérieure à celle de la plupart des grandes villes du continent. Au moyen âge, ce fut également l'une des cités que la peste ravagea le plus. Lors du fléau que raconte Boccace, en lui donnant pour contraste ses histoires joyeuses, près de cent mille habitants succombèrent, les deux tiers de la population. En comparant la situation géographique de Florence à celle d'Empoli, ville industrieuse qui se trouve à l'ouest, dans une vaste plaine des mieux aérées, Targioni Tozetti regrette qu'on n'ait pas donné suite, en 1260, au projet de détruire Florence pour en transporter les habitants dans les campagnes d'Empoli. Dans la haute vallée de l'Arno, la seule ville de quelque importance est Arezzo, antique cité des Étrusques et centre de l'une des républiques les plus prospères du moyen âge. Arezzo se vante, comme Florence, de respirer un «air si subtil, qu'il rend subtils les esprits eux-mêmes», et la liste de ses savants et de ses artistes est, en effet, l'une des plus longues dont puisse se vanter une ville d'Italie; mais, de nos jours, Arezzo est bien déchue et n'a plus guère que ses grands souvenirs et les monuments de son passé. Cortona, située plus au sud, non loin du lac de Trasimène, dispute aux cités les plus antiques de l'Italie l'honneur d'être la plus ancienne; mais les restes de sa grandeur ont disparu. Sienne, la ville du beau langage, Sienne, qui fut jadis la dominatrice de toutes les régions de collines situées entre les bassins de l'Arno et de l'Ombrone, a dû subir, comme Arezzo et Cortona, de longs siècles de décadence, en grande partie peut-être par la faute de ses propres habitants qui peuplent dix-sept quartiers distincts, formant autant de cités dans la cité, toutes animées les unes contre les autres d'implacables rancunes; Sienne n'est donc plus, comme elle le fut jadis, la rivale de Florence par la population, la puissance, l'industrie, mais elle peut toujours se comparer à la ville de l'Arno par la beauté de ses monuments qui sont l'idéal du gothique italien, par ses œuvres d'art, dues en grande partie aux peintres de sa propre école, par l'originalité de ses rues et de ses places, par sa position magnifique sur les pentes de trois collines et sur les arêtes de leurs contre-forts. Chiusi, l'une des plus puissantes cités de l'antique Étrurie, n'a plus que ses hypogées, où les archéologues vont en pèlerinage, et dépend maintenant de la ville de Montepulciano, dont les coteaux, produisant le «roi des vins», dominent au nord la plaine et ses nappes d'eau. Quant à Volterra, qui avait encore au moyen âge une population considérable, ce n'est plus qu'une petite ville morne d'aspect et que les talus infertiles de ses collines rendent plus morne encore. Volterra, disposée en forme de main aux doigts étendus sur les arêtes de son plateau raviné, se trouve en dehors de toute grande voie de communication naturelle, et si dans le voisinage elle n'avait des salines, qui produisent de sept à huit mille tonnes de sel par an, ses importantes carrières d'albâtre, les riches mines de cuivre de Monte-Catini, des bains sulfureux et les fameuses lagunes de borax, elle ne serait probablement qu'un simple groupe de maisons éparses au milieu des ruines. D'ailleurs, ce qu'elle a de plus intéressant, ce sont les débris de ses murs cyclopéens, où l'on voit encore deux grandes portes, et les centaines de sarcophages et autres restes de l'art des Étrusques conservés dans son riche musée. De l'autre côté de l'Arno, à la base méridionale des Apennins, les cités qui avaient de l'importance au moyen âge sont restées industrielles et populeuses parce que leur position commerciale a gardé toute sa valeur. Prato, où la vallée de l'Arno a ses plus grandes dimensions, est un centre agricole important, est riche en usines métallurgiques et possède en outre de riches carrières de serpentine qui ont servi à la décoration des plus beaux édifices de la Toscane et de sa propre église, célèbre par la merveilleuse chaire de Donatello, sculptée à l'angle extérieur de la façade; Pistoja, où descend le chemin de fer des Apennins, que d'en bas on voit escalader les pentes et franchir las ravins en longues sinuosités, est une ville de manufactures très-actives. Pescia, Capannori, aux innombrables maisons éparses dans la campagne, «jardin de la Toscane,» Lucques «l'Industrieuse», célèbre par les tableaux de fra Bartolommeo, sont également des communes où le travail est incessant. Par la beauté de ses cultures, le bassin du Serchio, assaini par les maraîchers, est vraiment incomparable. Quand on se promène sur les larges remparts de Lucques, à l'ombre des rangées d'arbres puissants qui étalent leur branchage, d'un côté vers la ville, ses tours et ses coupoles, de l'autre vers les campagnes, on jouit d'un spectacle merveilleux. Les prairies et les vergers, les villes qui se révèlent par la blancheur de leurs façades au milieu de la verdure, les collines lointaines portant une tour au sommet, la beauté riante de tout ce que l'on embrasse dans le vaste horizon, laissent une grande impression de paix: il semble que dans un pays si fécond et si beau, la population doive être heureuse. Et si l'on peut en croire d'enthousiastes écrivains, il serait vrai, en effet, que les paysans lucquois, ceux du val de Nievole, dans le bassin de la Pescia, et les cultivateurs de la basse Toscane, en général, sont fortunés en comparaison des laboureurs du reste de l'Italie. Métayers pour la plupart, et métayers à longs termes, ils sont à demi propriétaires du sol; leur part de produits est sauvegardée par des conventions traditionnelles; en travaillant, ils ont la satisfaction de peiner en partie pour eux-mêmes, et la terre n'en est que mieux cultivée. Pourtant elle ne leur suffit pas, car ils sont obligés d'émigrer en foule, pour aller chercher de l'ouvrage, que d'ailleurs ils trouvent facilement, car les Lucquois sont célèbres dans toute l'Italie et même à l'étranger par leur zèle au labeur. Un grand nombre d'entre eux vont périodiquement en Corse pour semer et récolter à la place des paresseux propriétaires. En été, plus de deux mille cultivateurs de Capannori sont toujours absents de leur patrie. Les émigrants lucquois ont aussi la spécialité du rémoulage. La haute vallée du Serchio, connue sous le nom de Garfagnana et dont le débouché naturel est la ville de Lucques, n'a pas des habitants moins industrieux que ceux de sa métropole, naguère capitale d'un état souverain. Toutes les pentes des collines qui s'avancent en contre-forts des Apennins et des Alpes Apuanes, sont cultivées en gradins, dont l'étagement régulier ne nuit point à la beauté du paysage, grâce à la multitude des arbres et à la variété des cultures. Castelnovo, le chef-lieu de cette vallée de Garfagnana, l'une des plus belles et des plus pittoresques de l'Italie, occupe elle-même, sur un promontoire limité par le Serchio et par la Torrita, issue des formidables défilés de l'Altissimo, un des sites les plus admirables de cette admirable contrée. C'est dans les environs que se parle, dit-on, le meilleur italien populaire, encore supérieur à celui de Sienne, à cause de l'adoucissement des gutturales; c'est aussi dans cette région que le doux génie toscan a inventé ses plus beaux chants. La vallée de la Magra, dont le bassin supérieur, au cœur des Apennins, enferme la petite ville de Pontremoli et les nombreux villages de sa commune, est plus fréquentée que la Garfagnana, à cause de son grand chemin, de Parme au golfe de la Spezia. La partie inférieure de cette vallée, dite la Lunigiana, du nom de l'antique cité disparue de Luni, n'est pas moins belle que la vallée parallèle du Serchio et, de plus, elle offre les magnifiques tableaux que forment les promontoires, les plages et les villes maritimes entourées d'oliviers. C'est à l'issue de cette vallée, au sud de la charmante Sarzana, que les Alpes Apuanes, en se rapprochant de la mer, forment ce défilé si important dans l'histoire où se trouvent les villes de Carrara et de Massa, dépendant administrativement de l'Émilie, quoique par le versant, le climat, les mœurs, les relations d'affaires, elles se rattachent à la Toscane. Carrara, dont le nom signifie simplement «carrière», est la ville qui a remplacé Luni comme lieu d'expédition des beaux marbres blancs que la statuaire demande aux montagnes voisines et dont le mètre cube vaut jusqu'à près de 2,000 francs pour les qualités les plus précieuses; les hauteurs environnantes sont perforées de sept cent vingt carrières, dont environ trois cents sont en pleine exploitation; la ville entière est comme un immense atelier de sculpture et possède une académie qui a formé des maîtres célèbres. Massa, plus favorisée que Carrara par la douceur du climat, a des marbres moins beaux, mais d'autant plus employés pour les travaux courants de l'industrie; on les exploite depuis 1836. Quant aux marbres de Serravezza, qui proviennent de l'Altissimo et d'autres montagnes méridionales de la chaîne Apuane, dans le voisinage de la ville de Pietra Santa, il en est qui sont aussi beaux que ceux de Carrare. Michel-Ange, qui les appréciait fort, employa trois années à construire la route qui devait faciliter l'accès des plus belles couches; d'ailleurs la ville de Florence avait commencé d'utiliser ce marbre depuis longtemps déjà: ce sont les carrières de Serravezza qui ont fourni les dalles blanches du fameux campanile[81]. Les carrières et les mines des environs donnent aussi des ardoises, du fer, du plomb, de l'argent. [Note 81: Carrières de marbre des Alpes Apuanes, en 1873: Extraction. Valeur. Carrare 89,000 tonnes. 9,000,000 fr. Massa 16,000 » 1,500,000 » Serravezza 20,000 » 1,800,000 » ________________ ________________ 134,000 tonnes. 12,300,000 fr. ] Ces villes du défilé marin des Alpes Apuanes devaient progresser en raison du la prospérité générale, tandis que Pise, la grande république commerciale de la Toscane au moyen âge, devait fatalement déchoir, lorsque la cause de sa grandeur eut disparu. Quand même elle n'aurait pas eu à souffrir de la concurrence de Gênes, sa puissante rivale, quand même sa flotte n'aurait pas été anéantie par les Génois, vers la fin du treizième siècle, enfin les tours et les magasins du port n'eussent-ils pas été rasés, Pise ne pouvait éviter la décadence. Les alluvions de son fleuve, ne cessant d'empiéter sur la mer, ont fini par obstruer complétement l'ancien _porto Pisano_, situé jadis à treize kilomètres au sud de la bouche de l'Arno; en 1442, il n'y avait plus que 5 pieds d'eau; un siècle plus tard, les petites barques de rameurs pouvaient seules y entrer; il fut alors définitivement abandonné, et maintenant il n'en reste plus de traces. Au siècle dernier, on disputait sur l'emplacement qu'il fallait lui attribuer; d'autres cités devaient donc succéder à Pise comme intermédiaires des échanges de la Toscane. _Pisa morta_, «Pise la morte,» a du moins gardé des restes admirables de son passé; elle a son étonnante cathédrale, immense écrin d'objets précieux, son baptistère de forme si élégante, son _Campo santo_ et les célèbres fresques d'Orgagna et de Gozzoli qui le décorent, sa bizarre tour penchée qui, sans plaire au regard, n'en est pas moins une des grandes curiosités de l'Italie, et qui commande l'admirable panorama des monts Pisans et des plaines alluviales de l'Arno et du Serchio. Bien affaiblie pour le commerce, mais toujours fort importante comme centre agricole, Pise vit pour la pensée, grâce à son université, l'une des meilleures de l'Italie. Enfin, elle a ce que nul changement d'itinéraire dans le mouvement des échanges ne peut lui ravir, son doux climat sédatif, dont les étrangers du nord viennent en grand nombre jouir pendant l'hiver. Livourne ou Livorno fut l'héritière commerciale de Pise, et ses navires n'ont cessé de suivre les mêmes escales vers les ports du Levant. Débouché naturel des riches bassins de la Toscane, Livourne est un marché beaucoup plus actif que ne le ferait supposer la forme du littoral: c'était naguère le deuxième port de l'Italie; il venait immédiatement après Gênes par ordre d'importance, mais Naples l'a récemment dépassé[82]. Les milliers de Juifs espagnols et portugais qui s'y réfugièrent et qui ont attiré depuis beaucoup d'autres compatriotes ont su largement développer les ressources de cette ville. Étudiée au point de vue architectural, c'est l'une des moins intéressantes de l'Italie, mais comme monument du travail humain, elle est des plus curieuses: pour l'asseoir, il a fallu consolider la terre marécageuse, tandis que pour donner accès aux navires il a fallu creuser des bassins et des canaux. On a ainsi tracé tout un réseau de lagunes, à côté d'îlots également artificiels, méritant bien le nom de «Petite Venise» qui lui a été donné. Un brise-lames construit en pleine mer signale de loin l'entrée du port de Livourne. Plus au large, la tour de la Meloria, bâtie sur un écueil et que les marins inexpérimentés croiraient être une voile blanche, rappelle la terrible bataille navale où la flotte pisane fut anéantie par les Génois[83]. [Note 82: Mouvement du port et du district de Livourne, en 1873: Port 10,780 navires, jaugeant 1,822,000 tonneaux. Ensemble du district 22,043 » » 2,226,400 » ] [Note 83: Communes (ville et banlieue) de Toscane ayant plus de 10,000 habitants, en 1871: Florence (Firenze) 167,000 hab. Livourne (Livorno) 98,000 » Lucques (Lucca) 68,000 » Pise (Pisa) 50,000 » Capannori (campagne de Lucques) 48,000 » Prato 40,000 » Arezzo 34,000 » Carrare (Carrara) 24,000 » Cortona 25,000 » Sienne (Siena) 23,000 » Massa 16,000 » Empoli 15,000 » Pontremoli 14,000 » Volterra 13,000 » Montepulciano 12,700 » Pistoja 12,500 » Viareggio 12,250 » Pescia 12,000 » Pietra Santa 12,000 » Bagni di Lucca 10,000 » ] [Illustration: N° 80--PORT DE LIVOURNE.] La Toscane continentale se complète par une Toscane insulaire, reste de l'isthme qui réunissait autrefois les îles de Corse et de Sardaigne à la terre ferme. Ces îles, que le navigateur voit surgir devant lui du milieu des eaux bleues, puis qui s'abaissent graduellement et s'évanouissent au loin dans le sillage, donnent un grand charme de beauté aux parages toscans de la mer Tyrrhénienne. L'île d'Elbe, jadis petit royaume de Napoléon, est la terre principale de l'archipel toscan[84]. Elle est beaucoup plus grande à elle seule que tous les autres îlots: Giglio, aux belles carrières de granit; Monte-Cristo, semblable à une énorme pyramide surgissant de la mer à plus de 600 mètres; la belle Pianosa, couverte de sa forêt d'oliviers; Capraja, la génoise, aux maisons blanches groupées dans un cirque de granit rose; Gorgona, simple colline hérissée de broussailles. Ancienne dépendance de Populonia l'étrusque, l'île d'Elbe est un pittoresque massif de montagnes. Un détroit, peu profond et parfois dangereux à cause des vagues clapoteuses qui viennent se briser sur les deux îlots de Cerboli et de Palmajola, portant chacun sa vieille tour, sépare ses rives abruptes des promontoires de Piombino, où les navires devaient aborder jadis pour payer les droits de péage et se faire délivrer un «plomb» en signe d'acquit. [Note 84: Superficie de l'île 22,000 hectares. Population, en 1871 24,000 habitants. ] A l'extrémité occidentale de l'île s'élève le groupe des monts granitiques de Capanne, haut de plus de 1,000 mètres; à l'autre extrémité, celle qui fait face au continent, des roches de serpentine arrondissent leurs cimes en forme de coupoles jusqu'à l'altitude de 500 mètres; au centre de l'île s'élèvent d'autres sommets de formations diverses, recouverts de broussailles. La variété des roches est très-grande pour un si petit espace: avec les granits de plusieurs époques et les serpentines se trouvent aussi des couches de kaolin et des marbres de diverses espèces, notamment un marbre blanc comme celui de Carrare. Les cristaux remarquables, les pierres précieuses se rencontrent en si grand nombre à l'île d'Elbe, qu'on l'a comparée à un grand cabinet de minéralogie. Jadis exposés aux fréquentes incursions des pirates, les habitants de l'île avaient dû se réfugier dans l'intérieur et sur les promontoires escarpés; c'est là qu'on voit les belles ruines de leurs forteresses ou des villages encore habités. L'antique cité, fièrement nommée Capoliberi ou «mont des Hommes libres», et que l'on considère comme une sorte d'acropole, est une de ces bourgades encore peuplées. Grâce au retour de la paix maritime et à l'appel du commerce, la plupart des habitants sont descendus vers les «marines» et les villes du littoral, Porto-Ferrajo, que l'on a ceint de fortifications, Porlo-Longone, Marciana, Rio. Marins, pêcheurs de thons ou de sardines, sauniers, vignerons ou jardiniers, tous ont du travail en abondance, car l'île est riche en ressources de toute sorte. D'ailleurs, les habitants sont hospitaliers et vraiment Toscans par la douceur. Quoique proches voisins des Corses, ils n'ont point leurs mœurs féroces de guerre et de vendetta. La grande importance économique de l'île d'Elbe ne provient ni de ses vins, ni de ses pêcheries, ni de ses salines, ni de son commerce maritime[85], mais de ses gîtes de fer, sinon les plus riches, du moins les mieux exploités qui existent dans le monde méditerranéen. Ces puissantes masses ferrugineuses, qui recouvrent une superficie d'environ 250 hectares, se dressent en falaises à l'extrémité nord-orientale de l'île. Du continent déjà on en remarque les escarpements rouillés; les eaux qui en découlent sont rouges de matières ocreuses, et le sable des plages est tout noir des débris du métal. Les ouvriers, parmi lesquels se trouvent en grand nombre des «internés» de l'Italie méridionale, abattent à même le minerai, que l'on traîne ensuite vers l'embarcadère de Rio ou qui descend tout seul par des chemins de fer automoteurs. Les vides immenses produits par l'exploitation ressemblent à de vastes cratères, et la couleur de la roche, rouge sombre, violacée ou noirâtre, ajoute à l'illusion. Les déblais que le travail de cent générations successives d'ouvriers a rejetés de ces cratères depuis vingt-cinq ou trente siècles, ont des proportions qui confondent l'imagination du spectateur. La poussière ferrugineuse, stratifiée en couches dont la couleur diffère suivant la nature des débris qui les composent, s'est accumulée en véritables montagnes de 100 et de 200 mètres de hauteur, aux talus recouverts de la végétation des maquis. La fouille au pic et à la pelle suffit pour désagréger ces amas, qui représentent au moins cent millions de tonnes de minerai. Quant aux mines proprement dites, elles pourraient, sans s'épuiser, fournir encore pendant vingt siècles un million de tonnes par an à la consommation du monde, soit de cinq à dix fois plus chaque année qu'elles n'en donnent actuellement. Les minerais exploités dans les gîtes de l'île d'Elbe ont, en outre, le grand avantage pour l'industrie moderne de pouvoir être facilement transformés en acier. La pierre d'aimant ou «calamite» entre pour une forte proportion dans les minerais de l'un des gisements, celui de Calamita; c'est la pierre qui, placée sur un rondin de liége et flottant librement dans un vase, servait jadis aux marins de la Méditerranée pour se diriger sur les eaux, quand se voilait l'étoile polaire. [Note 85: Mouvement des ports de l'île, en 1873: 9,162 navires d'un port de 423,500 tonnes.] V LES APENNINS DE ROME, LA VALLÉE DU TIBRE, LES MARCHES ET LES ABRUZZES. Au point de vue géographique, la partie de la Péninsule qui a Rome pour chef-lieu naturel est le tronc du grand corps de l'Italie maritime: c'est là que les montagnes des Apennins atteignent leur plus grande hauteur; c'est aussi là que se ramifie le plus vaste système hydrographique au sud de la vallée du Pô; mais, quoique le rôle historique le plus important lui ait jadis appartenu, la population y est plus clair-semée et la quantité annuelle du travail y est moins importante que dans toutes les autres grandes régions de l'Italie[86]. [Note 86: Superficie Population en 1871. Population kilom. Rome 11,790 kil. car. 836,700 hab. 71 Ombrie 9,633 » 549,600 » 57 Marches 9,714 » 915,420 » 94 Abruzzes 12,686 » 918,770 » 72 ________________ ______________ __ 43,823 kil. car. 3,220,490 hab. 74 ] Dans leur ensemble, les Apennins romains s'élèvent en un rempart absolument parallèle au rivage de la mer Adriatique. Au littoral à peine infléchi qui se prolonge du nord-ouest au sud-est, de Rimini à Ancône, puis à la côte, plus rectiligne encore, qui d'Ancône à la bouche du Tronto prend une direction peu divergente du méridien, correspond exactement la crête des montagnes, que les marins voient se dresser au-dessus de la zone verdoyante du rivage. De ce côté, la chaîne paraît tout à fait régulière: sommet se montre après sommet, chaînon latéral succède à chaînon latéral, les vallées qui descendent de l'Apennin sont toutes parallèles les unes aux autres et normales à la côte; la pente générale des monts est partout fortement inclinée vers la mer, et la succession des assises géologiques, jura, craie, terrains tertiaires, se maintient la même, des arêtes que blanchissent les neiges aux promontoires que vient laver le flot. La seule irrégularité qui se présente dans cette ordonnance de l'architecture orographique provient du groupe de collines, presque détachées de l'Apennin, qui forment l'éperon d'Ancône. D'ailleurs cet angle du rivage, semblable à la clef de voûte d'une arcade, répond à l'angle de tout le système des Apennins: c'est précisément en face que se reploie l'axe des monts. Cette région de l'Italie est la contre-partie naturelle de l'Apennin ligure. Ancône correspond à Gênes; les deux rives qui s'étendent, l'une vers l'Émilie, l'autre vers la presqu'île du Monte Gargano, rappellent les deux «rivières» du Ponent et du Levant; seulement, le profil du littoral et des monts se dessine en sens inverse. Comme l'Apennin ligure, celui d'Ancône ne laisse à sa base qu'une étroite bande de terrain; en maints endroits la route qui longe le bord de la mer doit y contourner en corniche les escarpements des roches, et les villes, trop resserrées sur la plage, sont obligées d'escalader les promontoires; cependant cette contrée riveraine de l'Adriatique est moins bien défendue par la nature que la Ligurie. Au nord, elle s'ouvre largement sur les plaines du Pô, et du côté de l'ouest elle est facilement accessible par les plateaux qui flanquent la crête principale des Apennins; aussi les puissances limitrophes n'ont-elles cessé pendant tout le moyen âge, et même tout récemment encore, de lutter pour la possession de ce territoire: de là le nom de Marches, synonyme de frontière disputée, qui lui a été donné. Chaque ville y est une forteresse perchée sur un monticule ou sur une arête. Des indigènes qui ne connaîtraient aucune autre région de la Terre pourraient croire que chaque cime doit avoir son diadème de dômes et de tours. Comme les Apennins étrusques, ceux qui forment la limite commune entre le versant des Marches et celui de Rome se divisent en massifs assez nettement séparés les uns des autres. Le premier massif, qui domine à l'orient la haute vallée du Tibre, a pour bornes septentrionales le Monte Comero et le Fumajolo, source du fleuve romain; du côté du sud, il est flanqué sur son versant oriental par le Monte Nerone: quoique moins hautes que beaucoup d'autres cimes des Apennins, ces montagnes sont désignées par l'appellation d'Alpes; ce sont les _Alpe_ (et non _Alpi_) _della Luna_. Une brèche où passe la route de Pérouse à Fano, interrompt la chaîne, qui recommence au delà par le groupe du Monte Catria. En cet endroit, l'Apennin se bifurque. Les eaux en ont si diversement érodé et déchiqueté les remparts, jadis parallèles et disposés à la façon du Jura franco-suisse, qu'il est bien difficile de reconnaître la configuration première: plateaux, massifs isolés, ramifications latérales, chaînes de jonction, forment un vaste dédale à l'est du bassin du Tibre et de ses affluents. Toutefois, si l'on néglige les mille irrégularités de détail, on peut dire que les hautes terres de l'Ombrie et des Abruzzes, sur une longueur d'environ 200 kilomètres et sur une largeur moyenne de 50 kilomètres, sont limitées à l'est et à l'ouest par deux chaînes, d'origine jurassique et crétacée, qui, après s'être séparées au Monte Catria, vont se rejoindre par le chaînon de la Majella, d'où rayonnent dans tous les sens les montagnes du Napolitain. De ces deux chaînes parallèles, aucune n'est un faîte de partage: celle de l'ouest est traversée par la Nera et d'autres rivières qui se déversent dans le Tibre; celle de l'est, encore plus découpée, laisse passer par des portes de rochers plusieurs torrents qui se précipitent vers l'Adriatique. Le plus abondant de ces cours d'eau, la Pescara, qui naît sur le plateau des Abruzzes, sous le nom d'Aterno, traverse précisément l'Apennin oriental dans le voisinage de ses plus hauts sommets; sa masse liquide et les pierres qu'il entraîne ont creusé un défilé profond que l'on utilise pour y faire passer un chemin de fer de jonction entre l'Adriatique et le bassin du Tibre. Ce haut plateau des Abruzzes, coupé de chaînons transversaux et semé de dépressions qui furent autrefois des bassins lacustres, est la forteresse naturelle de l'Italie centrale. A l'ouest, parmi tant d'autres cimes, s'élèvent le Monte Velino, à la double pyramide; au nord, le Vettore termine l'arête des montagnes Sybillines; à l'est se dresse le sommet le plus haut des Apennins, mont rarement escaladé, auquel on a justement donné le nom de Gran Sasso d'Italia (Roche-Grande d'Italie). De temps immémorial, les indigènes savent que ces superbes escarpements, blancs de neige pendant la plus grande partie de l'année, sont bien les plus élevés de la Péninsule: c'est non loin de là, dans un petit lac, où flottait une île de feuilles et d'herbages, que les Romains croyaient avoir trouvé «l'ombilic de l'Italie»; près de là aussi, les Marses, les Samnites et leurs confédérés de la Péninsule, las de porter le pesant joug de Rome, avaient choisi la ville de Corfinium pour en faire, sous le nom d'Italica, la cité même de toutes les populations libres des montagnes; là, dans ce vrai centre de la péninsule des Apennins, les souffrances et la révolte communes jetèrent la première semence de cette union qui devait, après deux mille années, devenir la nationalité italienne. Du côté de l'Adriatique, la Roche-Grande, dont les parois calcaires se superposent d'étage en étage jusqu'à près de 3,000 mètres d'élévation, présente l'aspect le plus grandiose; du côté des Abruzzes, il s'étale largement en une puissante masse, sans grande beauté de profil; mais au-dessous s'étendent d'admirables paysages alpestres. Là les ours ont encore leurs retraites; les chamois même n'ont pas été complètement exterminés par les chasseurs; les pâturages aux plantes rares rappellent ceux de la Suisse; mais ils paraissent plus beaux encore, grâce à l'éclat de la lumière, à la profondeur du ciel, au pittoresque des ruines, au profil si pur des lointains. Enfin, çà et là, se montrent encore des forêts de hêtres et de pins, d'autant plus admirables à voir qu'elles manquent dans les régions plus basses. Le déboisement excessif est une des infortunes de l'Italie; en maint district des Apennins romains, le sol végétal lui-même a disparu. Si l'on voulait reboiser, il serait trop tard; seulement dans quelques fissures se sont amassées de la poussière et des pierrailles, où peuvent croître des genêts et des ronces. A l'ouest des arêtes principales de l'Apennin, chacune des vallées où coule un des affluents du Tibre, est dominée de chaque côté par des montagnes calcaires, dont quelques-unes ont encore une élévation considérable; mais en moyenne la pente générale de la contrée s'abaisse assez également vers la vallée inférieure du fleuve. Deux hautes cimes, laissant passer le Tibre comme par une porte triomphale, se dressent en forme de pyramides à l'extrémité des chaînons subapennins: au nord du fleuve, c'est le Soracte des anciens, devenu par un calembour pieux, le saint Oreste du moyen âge; au sud, c'est le mont Gennaro, massif avancé des hauteurs de la Sabine. Ces beaux sommets sont, avec leurs contre-forts et les groupes volcaniques des environs, les montagnes en hémicycle qui forment l'admirable horizon de la campagne de Rome. Déjà fort belles par la vigueur et l'harmonie de leurs lignes, ces montagnes gagnent encore en beauté, aux yeux de l'historien et de l'artiste, par les événements considérables qui s'y sont accomplis, par les tableaux des peintres, les chants et les descriptions des poëtes. Les souvenirs et l'imagination aident au regard pour embellir et transfigurer ces paysages. Quelques chaînons et des massifs isolés, de formations calcaires comme le Subapennin, bordent le littoral de la mer Tyrrhénienne et les marécages de la côte. Telles sont les hauteurs aux riches gisements d'alun qui entourent le noyau trachytique de la Tolfa, volcan d'origine fort ancienne, dont les sources alimentent Civita-Vecchia; tels sont aussi les monti Lepini, avec leur crête en «échine d'âne» (_Schiena d'Asino_), qui par leurs escarpements nus forment un véritable mur à l'est des marais Pontins; ils ont pourtant çà et là quelques forêts de châtaigniers et de hêtres, où les descendants des Volsques mènent paître leurs troupeaux de porcs; mais presque toutes les montagnes sont dépouillées de végétation et leurs roches brûlées par le soleil se divisent naturellement en fragments angulaires qui ont servi de modèle aux murs cyclopéens de tant d'anciennes villes du Latium. A l'ouest de ces mêmes marais se dresse une cime à dix pointes, couverte de bois touffus sur les pentes qui s'inclinent vers les continents, mais âpre et nue du côté de la mer; seulement quelques palmiers nains, que l'on vient chercher de Rome pour en orner les jardins, croissent çà et là dans les fissures du rocher. Cette masse insulaire, non moins grandiose que le monte Argentaro de la Toscane, est le Circello. le promontoire fameux où la magicienne Circé se livrait à ses maléfices. On y montre encore la grotte où elle changeait les hommes en animaux, et quelques constructions cyclopéennes, dominant le village de San Felice, y rappellent les temps mythiques de l'Odyssée. A l'époque des anciens navigateurs hellènes, lorsque l'Italie n'était connue que par ses îles et ses promontoires, elle était considérée comme un archipel, et l'île de Circé, au redoutable cap, passait pour l'une des terres les plus importantes de ces Cyclades de l'Occident[87]. [Note 87: Altitudes diverses des Apennins romains: Monte Comero..................... 1,167 mètres. » Nerone..................... 1,526 » » Catria..................... 1,702 » » Vettore.................... 2,479 » Gran Sasso d'Italia.............. 2,902 » Monte Majella.................... 2,792 » » Velino..................... 2,487 » Monte Conero (collines d'Ancône). 840 » Soracte.......................... 692 » Monte Gennaro.................... 1,269 » Schiena d'Asino.................. 1,477 » Monte Circello................... 527 » Col de Fossato (tunnel du chemin de fer d'Ancône à Rome)..... 535 » ] Au milieu des mers où se sont déposés les calcaires, les marnes, les argiles, les sables de la région subapennine, des volcans étaient à l'oeuvre pendant la période glaciaire, et leurs amas de matières fondues jaillissaient au-dessus des flots sur une faille des roches profondes. Une rangée irrégulière de montagnes de lave s'est ainsi formée, suivant un axe sensiblement parallèle à celui des Apennins eux-mêmes et au littoral de la Méditerranée. Les cônes d'éjection sont reliés les uns aux autres par des couches épaisses de tufs qui se sont répandues sur toute la plaine à la base des montagnes calcaires. Elles s'étendent sur un espace d'environ 200 kilomètres, du Monte Amiata de la Toscane au groupe des montagnes d'Albano, et dans toute cette vaste zone les strates d'origine volcanique ne se trouvent interrompues que par le cours du Tibre et les alluvions qui se sont déposées sur ses bords: c'est dans ces amas de cendres agglutinées que se ramifient les fameuses catacombes de Rome. D'après Ponzi et la plupart des géologues qui ont étudié la nature de ces tufs, ils auraient été rejetés du sein des foyers intérieurs par des cratères situés à fleur d'eau, et les courants les auraient ensuite distribués au loin sur les bas-fonds. Les tufs formés par toutes ces couches de cendres volcaniques ne renferment aucun fossile, ce que l'on explique par l'existence des glaces qui se détachaient des montagnes voisines et, labourant le fond marin, ne permettaient pas à la vie animale de s'y développer. [Illustration: N° 81. -- LAC DE BOLSENA.] La région des volcans romains se distingue par les nombreux bassins lacustres qu'elle renferme. Le plus grand de tous, le lac de Bolsena, mer intérieure aux bords ombragés de châtaigniers, était jadis considéré comme un cratère. S'il en était vraiment ainsi, cette dépression serait, même en comparaison des bouches volcaniques des Andes et de Java, le plus étonnant témoignage de la puissance des forces souterraines, car le lac de Bolsena n'a pas moins de 40 kilomètres de tour et recouvre une sunerficie de 114 kilomètres carrés. Toutefois les géologues modernes s'accordent, en général, à voir dans ce lac cratériforme un simple bassin d'effondrement et d'érosion: il se trouve, en effet, au milieu d'un plateau de cendres, de scories et de laves qui ne se relève point autour des eaux en un rebord circulaire semblable aux talus des cônes volcaniques. On voit facilement la différence de structure et de formation en comparant la cavité lacustre aux véritables cratères du pays, à l'île en croissant de Mortara, au gouffre circulaire que domine le pic de Montefiascone, à la bouche d'éjection de Giglio, remplie par les eaux d'un petit lac, et surtout à l'énorme cratère de Latera, qui s'ouvre dans la partie occidentale du plateau volcanique, et du centre duquel jaillit un cône d'éruption, le mont Spignano. Très-inférieur en étendue au lac de Bolsena, le cirque de Latera n'en est pas moins l'un des grands cratères du globe; sa largeur moyenne est de 7 à 8 kilomètres. Déjà si remarquable par son beau lac et son prodigieux cratère, la contrée volcanique de Bolsena est aussi fort curieuse par les escarpements verticaux que présentent ses tufs et ses laves au-dessus des rivières environnantes. Les villes et les villages perchés sur ces promontoires sont du plus admirable pittoresque. La vieille Bagnorea s'avance entre deux gouffres vertigineux comme sur un immense môle et se réunit à la nouvelle ville par un chemin en «escarpolette» où les voyageurs timides n'aiment guère à s'aventurer; Orvieto occupe une roche isolée pareille à une forteresse; Pittigliano, entouré d'abîmes, n'eût été accessible qu'à l'oiseau si l'on avait coupé l'isthme de quelques mètres de large qui rattachait le village au reste du plateau. Au moyen âge, pendant les incessantes guerres des seigneurs et des communes, les grands triomphes étaient de pouvoir s'emparer de ces nids d'aigle. Au sud du grand lac de Bolsena, qui s'épanche directement dans la Méditerranée par la Marta, le beau lac de Bracciano, qui donne naissance à la rivière d'Arrone, semble être aussi un bassin d'effondrement et non un véritable cratère. Quant au lac de Vico, de forme si gracieusement arrondie, c'est bien un volcan, quoique le rempart extérieur des laves soit ébréché du côté de l'occident. Au centre, s'élève le cône presque parfaitement régulier du Monte Venere, aux longs talus boisés. Jadis un lac annulaire enveloppait complètement le cône central et, par son contraste avec la verdure et les scories rouges, donnait à l'ensemble du paysage la plus merveilleuse beauté; mais le seuil par lequel son émissaire s'échappe dans le Tibre a été abaissé, et par suite le lac s'est transformé en un simple croissant. D'après la légende, une ville ruinée dormirait dans ses profondeurs. De l'autre côté du Tibre, les montagnes du Latium qui contiennent les lacs charmants d'Albano et de Nemi, ainsi que d'autres bassins où l'on cherche du regard des eaux disparues, se dressent en un magnifique groupe de volcans, ou plutôt forment un cône unique de plus de 60 kilomètres de circonférence, dont le grand cratère, partiellement oblitéré, en renferme plusieurs de moindres dimensions. Précisément au centre de la grande enceinte extérieure du volcan, s'arrondit le principal cratère secondaire, celui du Monte Cavo, dont une légende, en désaccord avec l'histoire, a fait un camp d'Hannibal. Des couches de pouzzolane, de pierrailles volcaniques, de cendres, que les eaux ont ravinées en sillons divergents d'une grande régularité, forment les pentes extérieures de la montagne et, par la diversité de leur composition, montrent les différentes phases d'activité par lesquelles a passé jadis ce Vésuve romain, beaucoup plus récent que les volcans situés au nord du Tibre. Les laves sont descendues jusque dans le voisinage immédiat de Rome, là où se trouve le sépulcre de Cecilia Metella. [Illustration: N° 82.--VOLCANS DU LATIUM.] Le lac d'Albano déverse son trop-plein dans la mer par un canal souterrain de 2,337 kilomètres de longueur, qui s'est maintenu en parfait état de conservation pendant vingt-deux siècles. Le grand réservoir est fameux parmi les zoologistes à cause d'une espèce de crabe qui s'y trouve en grande abondance et que l'on expédie à Rome en temps de carême. Ce crabe, le seul animal de ce genre qui vive dans les eaux douces, fait supposer que le cratère lacustre était jadis en communication avec la mer et qu'il s'en est séparé peu à peu, en sorte que les crabes auront eu le temps de s'accoutumer au changement graduel opéré dans la composition du liquide. Il est probable qu'une longue série de siècles se sera écoulée avant que le golfe marin, transformé en réservoir distinct, puis lentement exhaussé par les amas de scories qui s'y déversaient, ait pu atteindre l'altitude de plus de 300 mètres, qu'il occupe aujourd'hui, à moins qu'il n'ait été soulevé en masse, comme le sont actuellement les côtes de Civita-Vecchia et de Porto d'Anzio. En tout cas, des silex travaillés et des vases de terre cuite, que l'on a trouvés sous les masses épaisses du _peperino_ volcanique, prouvent que le pays était habité lors des dernières éruptions par des populations civilisées: quelques-uns de ces vases sont même doublement précieux, parce qu'ils figurent des maisons de ces temps antérieurs à l'histoire. Des pièces de monnaie de la République et des fibules de bronze témoignent de l'âge relativement moderne des laves supérieures. Que de civilisations diverses se sont succédé, et que de villes, de villages, de palais de plaisance ont pu se bâtir dans les anciens cratères! Albe la Longue et d'autres cités des Latins y ont été remplacées par des villas romaines, puis les papes et les grands dignitaires de l'Église y ont bâti leurs châteaux, et maintenant ces montagnes sont un lieu d'excursions et de villégiature pour la foule des étrangers qui, de toutes les parties du monde, viennent contempler la grande Rome. C'est au point culminant du Monte Cavo que se dressait le temple fameux de Jupiter Latial, où se célébraient les fêtes de la confédération latine; ses derniers restes ont été détruits en 1783. De l'emplacement où il s'élevait on peut voir, quand le temps est favorable, jusqu'aux monts de la Sardaigne[88]. [Note 88: Volcans romains: Monte Cimino 1,071 mètres. Monte Cavo 951 mètres.] Le lac de Nemi, dont les eaux reflétaient ce temple redouté de Diane où chaque prêtre devait être le meurtrier de son prédécesseur, n'a plus sur les pentes de son entonnoir les grandes forêts qui l'assombrissaient jadis. De même que le lac d'Albano, il a été abaissé au moyen d'un souterrain de décharge. Quant au lac Régille, fameux par la victoire de Rome sur les alliés de Tarquin le Superbe, ce n'était qu'un marais situé à la base septentrionale du volcan; il a été complétement asséché. Enfin le lac incrustant de Tartari et celui de la Solfatare ou des «Iles Nageantes», ainsi nommé à cause des feuilles agglomérées qui flottent sur ses eaux, ne sont, en réalité que de simples mares, qui doivent surtout leur réputation au voisinage de Tivoli. [Illustration: N° 85. -- ANCIEN LAC DE FUCINO.] Tous les lacs encore existants de la région volcanique romaine se ressemblent par une grande profondeur. Par contre, les lacs de la région calcaire doivent être plutôt considérés comme des inondations permanentes[89]. L'un d'eux, le lac de Fucino, a été complètement vidé; l'autre, celui de Trasimène, doit l'être prochainement. Le lac de Fucino s'étendait, à une époque géologique antérieure, sur un espace de 270 kilomètres carrés, et le trop-plein de ses eaux s'épanchait au nord-ouest, par-dessus le seuil des Campi Palentini, dans la rivière Salto, qui descend au Velino, puis au Tibre. Mais, à une époque inconnue, la diminution des pluies amena l'isolement du lac, et les eaux, désormais enfermées dans leur bassin, n'eurent d'autre issue que par l'évaporation. Suivant les alternances des années sèches et des années pluvieuses, le lac se rétrécissait ou s'accroissait en étendue et tantôt laissait des marais sur ses bords, tantôt refluait sur les campagnes cultivées et détruisait les récoltes: l'écart entre les niveaux des eaux de crue et des eaux basses n'était pas moindre de 16 mètres, et, lors des grandes inondations, la profondeur du lac dépassait 23 mètres; deux villes, dit-on, Marruvium et Pinna, avaient été dévorées par une de ses crues. Déjà les anciens Romains avaient tenté de vider ce lac afin de supprimer ainsi un foyer de pestilence et de conquérir à l'agriculture une grande superficie de sol fertile; mais comme il eût été impossible de lui rendre, par-dessus un trop large seuil, son ancien déversoir dans la vallée du Tibre, ils en firent un affluent du Garigliano, dont le petit tributaire Liri, qui garde maintenant pour lui seul le nom de l'ancien fleuve (_Liris_), coule à une faible distance du côté de l'ouest. Du temps de Claude, 30,000 esclaves travaillèrent pendant onze ans à creuser un tunnel de 5,640 mètres de longueur à travers le Monte Salviano, qui sépare le bassin lacustre de la basse vallée du Liri. L'entreprise, dirigée par l'avide Narcisse, ne pouvait réussir complètement, puisque la section et le fond du canal variaient sur tout le parcours de la galerie souterraine; le déversoir ne fonctionna jamais que d'une manière imparfaite et finit par s'obstruer. Au treizième siècle, au dix-huitième, on essaya de déblayer le canal; mais, pour faire oeuvre sérieuse, il était nécessaire de le recreuser complètement, et c'est là le travail qui a été mené à bonne fin dans les temps modernes, grâce aux capitaux du prince Torlonia, et aux plans de M. de Montricher, exécutés par MM. Bermont et Brisse. En seize années, de 1855 à 1869, le nouveau canal, qui d'ailleurs a fait disparaître jusqu'à la dernière brique de l'ancien tunnel de Claude, a été complètement achevé: une masse liquide de plus d'un milliard de mètres cubes a été versée dans le Liri et, par ce torrent, dans le Garigliano et dans la mer; maintenant des cultures occupent en entier la surface de l'ancien lac. La salubrité s'est accrue en même temps que la richesse du pays, quoique, pendant la première période du desséchement, l'air ait été corrompu par les milliards de poissons échoués, dont les écailles brillaient sur les plages en une immense ceinture d'argent. Un réseau de plus de cent kilomètres de routes carrossables a été tracé en dedans du grand chemin de ronde construit autour de la plaine; tandis que les villages riverains, périodiquement assiégés par les eaux, avaient été souvent changés en îles et en presqu'îles, de nouveaux groupes d'habitations s'élèvent maintenant dans les parties les plus creuses de la plaine; des bouquets d'arbres à fruit et d'agrément ont assaini et consolidé les terres. On peut se faire une idée des immenses progrès qui se sont accomplis pour ces travaux de percement dans l'art de l'ingénieur, depuis les temps de la puissante Rome, en comparant, au point de vue technique, l'oeuvre inutile de Claude au travail efficace de M. de Montricher[90]. [Note 89: Lacs des montagnes romaines: Superficie. Altitude. Profondeur. Lacs volcaniques: Lac de Bolsena 108 kil. car. 303 mètres. 140 mètres. » Bracciano 58 » 151 » 250 » » Albano 6 » 305 » 142 » » Nemi 2 » 338 » 50 » Lac de Trasimène 120 » 257 » 7 » » de Fucino. en 1850 158 » 700 » 28 » ] [Note 90: Comparaison des deux souterrains d'écoulement: Ancien tunnel. Nouveau tunnel. Longueur........................... 5,640 mètres. 6,203 mètres. Section moyenne.................... 10 mèt. car. 20 met. car. Frais de construction (en argent et en valeur d'esclaves, d'après de Rotrou). 247,000,000 fr. 30,000,000 fr. ] [Illustration: N° 84.--LAC DE TRASIMÈNE.] A l'autre extrémité des provinces romaines, entre la haute vallée du Tibre et le val de Chiana, le lac de Pérouse, plus connu sous le nom de lac de Trasimène à cause des souvenirs terribles qui s'y rattachent, a gardé jusqu'à nos jours presque toute l'étendue qu'il avait aux commencements de l'histoire. Cette mer de l'Ombrie n'aurait à s'élever que d'une faible hauteur pour épancher le trop-plein de ses eaux dans la Tresa, petit affluent du Tibre, mais elle n'a qu'un bassin fort étroit, et l'évaporation suffit pour emporter la masse liquide déversée par ses petits ruisseaux, dont l'un est le fameux Sanguinetto. C'est dans la plaine de ce ruisselet que les Carthaginois d'Hannibal et les Romains de Flaminius étaient aux prises, tandis qu'un tremblement de terre «roulait inaperçu sous le champ du carnage[91]». Le lac est fort gracieux à voir, à cause des îles qui le parsèment et du charmant contour de ses rives; mais les collines basses qui l'entourent sont peu fertiles, le climat est insalubre, les eaux s'ont très-pauvres en poisson: aussi les habitants riverains attendent-ils avec impatience que les ingénieurs tiennent leurs promesses en donnant à l'agriculture les 12,000 hectares de terres excellentes encore recouvertes par l'eau du lac. [Note 91: _................. beneath the fray An earthquake reeled unheededly away._ (Byron.) ] Un travail d'assainissement et de conquête agricole bien plus pressant est celui que réclame la «campagne romaine» proprement dite, c'est-à-dire le territoire compris entre le Tolfa de Civita-Vecchia, le mont Soracte, les hauteurs de la Sabine et les volcans du Latium. Aux portes mêmes de la capitale de l'Italie commence la solitude. Autour de la grande Rome comme dans les Maremmes de l'ancienne Étrurie, les guerres, l'esclavage et la mauvaise administration ont changé en désert une contrée fertile qui devrait nourrir des populations nombreuses. Les peintres célèbrent à l'envi la campagne de Rome; ils en admirent les mornes étendues, les ruines pittoresques entourées de broussailles, les pins solitaires au branchage étalé, les mares où viennent s'abreuver les buffles, où se reflètent les nuages empourprés du soir. Certes, ces paysages, dominés par des montagnes au vigoureux profil, sont magnifiques de grandeur et de tristesse, mais l'air y est mortel. Le sol et le climat de l'_Agro romano_ se sont détériorés à la fois, et la fièvre y règne en souveraine La campagne de Rome, qui s'étend au nord, du Tibre, sur plus de 200,000 hectares, de la mer aux montagnes, était, il y a deux mille ans, un pays riche et cultivé; mais, après avoir été labouré par des mains d'hommes libres, il fut livré aux mains des esclaves. Accaparé par les patriciens qui s'y taillaient de vastes domaines, ce terrain se couvrit de villas de plaisance, de parcs et de jardins, qui s'étendaient des montagnes à la mer; puis, lorsque les magnifiques demeures furent livrées aux flammes et que la population de travailleurs asservis fut dispersée, le pays se trouva du coup transformé en désert. Depuis cette époque, la plus grande partie de l'_Agro_ n'a cessé d'être propriété de «main-morte» entre les mains des corps religieux et de grandes familles princières. Tandis que le reste de l'Europe progressait en agriculture, en industrie, en richesses de toute sorte, la Campagne devenait plus déserte, plus morne, plus insalubre. Le marais n'a cessé d'envahir dans les bas-fonds, et les collines elles-mêmes se sont recouvertes d'une atmosphère de miasmes; la malaria, produite par les sporules d'eau douce qui empoisonnent l'atmosphère et que les vents d'ouest empêchent de s'échapper vers la mer, a fini par franchir les murs de Rome et décime la population des faubourgs. [Illustration: CAMPAGNE DE ROME.] Pas un village, pas un hameau de cette contrée flétrie n'a pris assez d'importance pour s'organiser en commune: il n'y a que de simples masures de dépôt dans les diverses propriétés, qui ont en moyenne 1,000 hectares d'étendue. Ces immenses domaines ne consistent guère qu'en pâtis où se promènent en troupeaux, à demi sauvages, de grands boeufs gris, que l'on dit, probablement à tort, être les descendants de ceux qui suivirent les Huns en Italie, et dont les cornes puissantes, longues de près d'un mètre, sont conservées soigneusement dans les cabanes comme préservatif contre le «mauvais oeil». Le sol de ces terrains de pâture, si mal utilisés, se compose pourtant de grasses alluvions, mêlé à des matières volcaniques et aux marnes argileuses des Apennins; mais on se borne à en labourer une faible partie tous les trois ou quatre ans, pour le compte d'intermédiaires appelés «marchands de campagne». Laboureurs et moissonneurs, qui descendent des collines des alentours, viennent pour ainsi dire travailler en courant, poursuivis par la fièvre, et bien souvent ils succombent au fléau avant d'avoir pu regagner leurs villages. Que faudrait-il faire pour rendre au sol sa richesse, à l'air sa pureté, et ramener la population dans la campagne romaine? Sans doute il faudrait drainer le sol, dessécher les marais, planter des arbres ayant, comme l'eucalyptus, une grande facilité d'absorption par leurs feuilles et leurs racines,--et c'est là ce que l'on tente depuis 1870 avec succès autour de l'abbaye de Tre Fontane;--mais il importerait, avant toutes choses, d'intéresser le cultivateur à la restauration du terrain qu'il laboure. Même dans les districts du pays romain, les plus salubres par le sol et le climat, la misère et toutes les maladies qui en sont la conséquence déciment la population. Ainsi la vallée du Sacco, qui prolonge vers Rome les campagnes fertiles de la Terre de Labour et qui est si riche en céréales, en vins, en fruits, n'a que du maïs pour ses propres cultivateurs; la part prélevée par la grande propriété et les intérêts des prêteurs dévorent tous les produits; les paysans riches sont ceux qui, après avoir vendu le sol, gardent encore la propriété des arbres. Au sud du Tibre, la zone des terres incultes et insalubres se continue le long de la mer; les eaux retenues par les dunes du bord emplissent l'air de miasmes dangereux, et, pour y échapper, il faut se réfugier, soit sur les collines de l'intérieur, soit même sur les jetées qui s'avancent en pleine mer, comme à Porto d'Anzio. La mort plane sur ces rivages qui jadis étaient bordés, d'Ostie à Nettuno, d'une longue façade de palais célèbres par leurs grands trésors d'art, dont il nous reste le _Gladiateur_ et l'_Apollon du Belvédère_; à demi enfouis dans le sable des dunes ou déjà lavés par le flot marin, des pavés de mosaïque et des murs de fondation rappellent l'oeuvre de destruction accomplie par les marais. Mais de toutes les campagnes à malaria la plus redoutable est celle qui occupe, à la base des monts Lepini, la plaine comprise entre Porto d'Anzio et Terracine. Cette plaine, ancien golfe de la mer Tyrrhénienne, est celle des marais Pontins ou «Pomptins», ainsi nommée d'une ville de Pometia, qui n'existe plus. Vingt-trois cités prospéraient jadis dans cette contrée, aujourd'hui déserte et mortelle. C'était le domaine le plus fertile de la puissante confédération des Volsques, et, si l'on en juge par les traditions qu'a poétisées l'_Énéide_, c'était un pays des plus prospères. Mais les Romains conquérants vinrent y faire en même temps «la paix et la solitude». La région était déjà transformée en un marécage lorsque, en l'an 442 de Rome, le censeur Appius construisit à travers le pays la voie célèbre qui mène de Rome à Terracine. Depuis cette époque, on a vainement essayé, à diverses reprises, de reconquérir le territoire, refuge des sangliers, des cerfs, et de buffles à demi sauvages dont les ancêtres furent importés d'Afrique au septième siècle. Les canaux creusés du temps d'Auguste semblent n'avoir pas eu grande utilité; les travaux entrepris sous le Goth Théodoric furent, dit-on, plus efficaces; mais les eaux stagnantes et la malaria reprirent bientôt leur empire. Vers la fin du dix-huitième siècle, le pape Pie VI reprit l'œuvre d'assainissement; il fit creuser, à côté de la voie Appienne restaurée, un grand canal de décharge où devaient affluer toutes les eaux du marais; mais les calculs des ingénieurs se trouvèrent déçus, et la vaste dépression, d'une superficie totale de plus de 750 kilomètres carrés, est toujours le même pays de désolation et de mort; quand un brigand s'y réfugie, on ne l'y poursuit point; on le laisse mourir en paix. [Illustration: N° 85.--MARAIS PONTINS.] Toutes les difficultés sont réunies pour gêner les travaux de dessèchement. A l'ouest des marais Pontins proprement dits, parallèlement au rivage de la mer, se prolonge une rangée de hautes dunes boisées, à travers lesquelles furent jadis creusés des canaux d'écoulement, oblitérés aujourd'hui; mais au delà de cette première chaîne de dunes s'étend une deuxième zone de marécages séparés de la mer par un autre rempart de sable, enraciné d'un côté à la pointe d'Astura, de l'autre au promontoire de Circé, et couvert également de forêts, où les marins de Naples viennent s'approvisionner de bois et de charbon. Ainsi deux barrières s'opposent à l'expulsion des eaux vers les parages de la mer les plus rapprochés: il faut donc que les canaux d'asséchement se dirigent au sud vers Terracine; mais là aussi un cordon de dunes borde le littoral. D'ailleurs la pente générale du sol est très-faible, de 6 mètres à peine, de l'origine des marais au rivage de la mer. En outre, les eaux sont retenues dans les canaux par de véritables forêts d'herbes aquatiques; pour débarrasser les fossés de ces énormes enchevêtrements de plantes et rétablir le courant, on pousse dans l'eau des troupeaux de buffles qui pataugent sur le fond et le maintiennent ainsi plus libre de végétation. C'est là, il est vrai, un moyen barbare, qui hâte la détérioration des berges, et que l'on cherche à remplacer par des fauchaisons régulières; mais à peine les herbes palustres ont-elles été coupées et livrées au courant, qu'elles repoussent avec la même abondance et qu'il, faut s'occuper d'une nouvelle moisson. La masse des eaux reste donc stagnante: or non-seulement il pleut beaucoup dans cette partie de l'Italie, mais encore, par un singulier phénomène géologique, il se trouve que l'eau surabondante des bassins limitrophes s'épanche par dessous les montagnes dans la dépression des marais Pontins. M. de Prony a constaté que la masse liquide versée à la mer par le Badino, canal d'écoulement des marais, dépasse de plus de moitié Peau de pluie reçue annuellement dans le bassin. C'est que le Sacco, tributaire du Garigliano, et le Teverone, affluent du Tibre, s'écoulent partiellement dans les marais par des ruisseaux cachés qui passent au-dessous des monts Lepini et rejaillissent de l'autre côté en sources très-abondantes. Lors des grandes pluies, tout se trouve inondé. Pendant les sécheresses, un nouveau danger se produit: que des pâtres insouciants allument des broussailles sur les pâturages desséchés, le sol tourbeux s'enflamme aussitôt et brûle jusqu'au niveau des eaux souterraines; ainsi se forment de nouvelles cuvettes marécageuses dans les endroits que l'on croyait, le plus à l'abri des inondations. Mais, pendant la plus grande partie de l'année, l'aspect des marais Pontins est celui d'une plaine couverte d'herbes et de fleurs: on se demande avec étonnement comment ces campagnes si fécondes restent encore inhabitées. La ville de Ninfa, qui fut bâtie vers le onzième ou douzième siècle à l'extrémité septentrionale de la plaine, dans la région la moins insalubre, est pourtant abandonnée. On la voit encore presque entière, avec ses murs, ses tours, ses églises, ses couvents, ses palais, ses demeures, toute revêtue de lierre, d'autres plantes grimpantes, d'arbustes fleuris. Pour l'assainissement des marais Pontins, il semblait tout naturel d'avoir recours à la pratique du colmatage, qui a rendu tant de services dans la vallée de la Chiana. On l'a tenté, en effet, et ça et là quelques bons résultats ont été obtenus; mais, ainsi que le fait remarquer de Prony, la «chair» des montagnes avoisinantes est presque épuisée; les eaux n'en détachent plus guère que des blocs de rochers, des cailloux, des graviers; il n'en descend que fort peu de ces sables fins et de ces argiles ténues nécessaires à la formation des colmates. Il faudra donc recourir à des moyens d'assainissement moins simples et plus coûteux. Ces moyens existent, aucun ingénieur n'en doute. Il est possible d'assécher et de repeupler ces contrées, qui sont aujourd'hui des foyers de pestilence et dont les rares habitants, toujours secoués par les fièvres, succombent d'anémie au bord des chemins. Bien employées, les dépenses seront largement couvertes par les produits de cette plaine féconde, qui, presque sans culture, fournit déjà les plus belles récoltes de blés et de maïs. Lorsque ce grand travail de récupération aura été conduit à bonne fin, les antiques cités des Yolsques renaîtront du sol qui recouvre leurs ruines. Jusqu'à nos jours, le fleuve romain par excellence, le Tibre, est aussi resté incorrigible; ses crues soudaines, sans être comparables à celles du Pô, de la Loire et du Rhône, sont fort dangereuses: on les dit plus redoutables qu'aux temps de l'ancienne république. Depuis Ancus Martius, on lutte contre les alluvions fluviales avec des alternatives de réussite et d'insuccès, pour les déplacer et donner aux eaux un débouché large et profond. Les ingénieurs italiens, qui se distinguent par la hardiesse de leurs entreprises, et qui d'ailleurs ont pour les encourager l'exemple des puissants constructeurs leurs ancêtres, auront fort à faire pour régulariser le cours du fleuve et pour en diriger les apports à leur gré. Le Tibre est de beaucoup le fleuve le plus abondant de la partie péninsulaire de l'Italie et celui dont le bassin, largement ramifié au nord et au sud, est le plus étendu[92]. C'est aussi le seul qui soit navigable dans son cours inférieur, d'Ostie à Fidènes et même au confluent de la Nera, quoique son courant rapide et ses remous mettent souvent lés faibles embarcations en danger. Il prend sa source exactement sous la latitude de Florence, dans ces Alpes de la Lune, dont l'autre versant épanche la Marecchia vers Rimini. La vallée qu'il parcourt dans le coeur des Apennins est d'une grande beauté; tantôt elle s'étale en de larges et fertiles bassins, tantôt elle n'est plus qu'un défilé penchant, ouvert de vive force à travers les rochers. En aval du charmant bassin de Pérouse, le Tibre reçoit le Topino, qu'alimentent les eaux réunies dans la plaine, jadis lacustre, de Fuligno, au pied du grand Apennin et du chemin sinueux qui monte au col Fleuri (_col Fiorito_). C'est dans cette plaine, l'une des plus admirées de l'Italie centrale, que vient déboucher la rivière de Clitumnus, à l'eau si pure, «le plus vivant cristal où vint jamais se baigner la nymphe.» [Note 92: Superficie du bassin du Tibre... 16,770 kilom. car. Longueur du cours................ 418 kilom. Longueur du cours navigable...... 90 kilom. ] _... the most living crystal that was e'er The haunt of the river nymph, to gaze and lave Her limbs_. (BYRON.) Un joli temple, l'un des mieux conservés de l'époque romaine, s'élève encore au-dessus de la source; mais les troupeaux qui s'abreuvent à l'onde sacrée ne prennent plus un pelage d'une blancheur éclatante, comme aux temps de Virgile; la vertu divine a disparu des eaux. [Illustration: N° 86.--ANCIENS LACS DU TIBRE ET DU TOPINO.] [Illustration: CASCADE DE TERNI. Dessin de Taylor, d'après une photographie.] Le rival du haut Tibre, par sa masse liquide, celui qui «lui donne à boire», dit le proverbe italien, est le Nar ou Nera, qui réunit dans sa gorge inférieure plusieurs rivières descendues des montagnes Sibyllines, du Monte Yelino, des hauteurs de la Sabine. Il y a plus de vingt et un siècles, dit-on, les plus importantes de ces rivières n'atteignaient pas le Tibre; elles s'arrêtaient dans la plaine de Reate (Rieti) pour y former le _lacus Velinus_, dont il reste actuellement quelques petits bassins et des marécages épars ça et là, au milieu des riches cultures du Champ des Roses, Une brèche ouverte à travers les roches de sédiment calcaire, et plusieurs fois recreusée depuis les Romains, a livré passage en amont de Terni aux eaux du Velino et formé cette admirable cascade _delle Marmore_, que les peintres et les poëtes ont célébrée à l'envi. La rivière tombe d'abord en une seule nappe d'une hauteur verticale de 165 mètres, puis descend en bouillonnant à travers les blocs amoncelés pour se joindre à l'eau plus paisible de la Nera. Beaucoup moins grandioses, mais plus charmantes peut-être, sont les nombreuses cascatelles de l'Anio (Aniene ou Teverone), le dernier affluent que reçoit le Tibre en amont de Rome. De la colline verdoyante qui porte le pittoresque Tivoli, entouré de ses vieux murs, on voit s'échapper de toutes parts le flot argenté des cascades; les unes glissent en longues nappes sur la roche polie, les autres s'élancent d'une voûte d'ombre, se déploient un instant dans l'air, puis disparaissent de nouveau sous le feuillage; toutes, puissantes gerbes ou simples filets d'eau, ont un trait spécial de beauté qui les distingue, et par leur ensemble elles forment un des tableaux les plus gracieux de l'Italie. Aussi Tivoli, dont le nom est proverbial dans le monde entier comme synonyme de lieu charmant, a-t-il été de tout temps l'un des grands rendez-vous des Romains. En dépit de la rime populaire: _Tivoli di mal conforto,--O piove, o tira vento, o suona a morto!_ (Tivoli sans comfort,--Eau, vent ou glas de mort!) quelques villas modernes y ont succédé aux maisons de plaisance, vraies ou prétendues, de Mécène, d'Horace, de Catulle, de Properce et à l'immense villa d'Hadrien, la plus somptueuse qui fût jamais, et dont les ruines couvrent, à l'ouest de la Tivoli actuelle, plusieurs kilomètres carrés de surface. De nos jours il est grandement question d'utiliser les eaux de l'Aniene pour la grande industrie. Ce fleuve roule environ 400 mètres cubes en temps de crue et, pendant les saisons les plus sèches, son débit ne tombe pas au-dessous de 30 ou 25 mètres; les ingénieurs ont calculé que cette masse d'eau tombant d'une centaine de mètres de hauteur leur donnerait une force d'au moins 15,000 chevaux, et ils font leurs plans pour en tirer profit. Les anciens n'exploitaient industriellement les chutes de Tivoli que pour en retirer les concrétions de «pierre tiburtine» ou travertin que les eaux calcaires déposent à droite et à gauche de leur lit et qui en maints endroits atteignent une puissance de 30 mètres. Ils s'en servaient pour la construction des monuments de Rome. La couleur du travertin, quand on le tire de la carrière, est blanche, mais après un certain temps elle tourne au jaune et prend ensuite une teinte rougeâtre très-agréable à l'oeil, qui contribue à donner aux édifices un caractère de majesté. En aval de son confluent avec l'Anio, le Tibre ne reçoit plus que de faibles ruisseaux. Il est tout formé, et son flot, toujours jaune de l'argile qu'il a délayée dans son passage à travers les plaines de l'Ombrie, vient rouler avec toute sa puissance sous les ponts de Rome. Bientôt après, il contourne de ses méandres les dernières collines, qui bordent un ancien golfe comblé, et, déjà soulevé par le flot de marée qui vient à sa rencontre, se bifurque autour de l'île Sacrée, jadis l'île de Vénus, célèbre par ses roses, aujourd'hui triste solitude marécageuse, couverte de joncs et d'asphodèles. Le vieux Tibre est le bras qui coule au sud de l'île; c'est lui qui porte encore à la mer la plus grande quantité d'eau et qui a poussé en dehors du continent la péninsule d'alluvions la plus considérable. Ostie, qui était la «porte» du fleuve aux premiers temps de l'histoire romaine, repose maintenant sous les champs de céréales et les chardons à 6 kilomètres et demi du rivage: les fouilles entreprises depuis 1855 la font ressusciter peu à peu comme la Pompéi napolitaine: on peut y visiter les temples de Jupiter, de Cybèle, entrer dans un sanctuaire de Mithra, parcourir l'ancienne voie des tombeaux, se promener dans les rues bordées d'arcades, à côté de magasins fermés depuis plus de deux mille ans. Les commerçants de Rome avaient dû abandonner la ville à cause de l'allongement du lit fluvial et de la barre de sable qui en obstruait l'entrée. Déjà du temps de Strabon Ostie n'avait plus de port. Pour reconquérir un débouché sur la mer, les empereurs romains firent creuser au nord du bras d'Ostie un canal que les eaux du Tibre ont peu à peu transformé par leurs érosions et leurs apports en un petit fleuve sinueux: c'est le Fiumicino. Claude fit excaver de vastes bassins au bord d'une crique assez profonde située au nord du canal, et là s'éleva bientôt une nouvelle Ostie. Trajan ouvrit, un peu plus au sud-est, un autre port, qui fut pendant plusieurs siècles la véritable embouchure commerciale du Tibre. Mais depuis environ mille ans ce port s'est comblé; les alluvions gagnent incessamment sur la mer et prolongent le triangle de terres qu'elles ont formé au devant de la courbe naturelle du rivage tracée entre Civita-Vecchia et Porto d'Anzio; actuellement les anciens bassins sont laissés à près de 2 kilomètres dans les campagnes. Du côté du Fiumicino, où le chenal est indiqué par des rangées de pieux que l'eau vient affouiller à la base, les progrès du delta sont d'environ un mètre par an, tandis qu'ils atteignent près de trois mètres à la bouche de l'ancienne Ostie. Sur les bords d'un grand étang qui servait de darse intérieure au port de Trajan, on trouve des ruines en grand nombre, palais, thermes, entrepôts. Des fouilles entreprises en cet endroit pour le compte de la famille Torlonia ont amené la découverte de quelques objets d'art. [Illustration: N° 87.--DELTA DU TIBRE. D'après la Carte particulière des Côtes d'Italie (_Mr. Darondeau, 1881_) et d'après celle de Desjardins.] Ainsi le Tibre, comme l'Arno, le Pô, le Rhône, l'Èbre, le Nil et tous les autres fleuves qui se jettent dans la Méditerranée, est obstrué à son embouchure par des bancs de sable infranchissables aux grands navires, et Rome, au lieu de se servir de son fleuve pour communiquer avec les pays d'outre-mer, est obligée d'avoir recours à des ports éloignés: c'est par Antium, Anxur (Terracine), Pouzzolles même, qu'à défaut d'Ostie elle se mettait jadis en rapport avec la Sicile, la Grèce et l'Orient; mais dans les temps modernes la plus grande importance politique et commerciale des contrées du nord a fait transférer à Civita-Vecchia l'entrepôt marin de la vallée du Tibre. On sait que Garibaldi a le projet de consacrer les derniers efforts de sa vie à la transformation de Rome en une grande cité maritime et commerciale. Un canal d'assainissement détaché du Tibre emporterait toutes les eaux stagnantes de la campagne romaine, tandis qu'un lit plus large, où des portes d'écluse arrêteraient les alluvions du Tibre, irait déboucher dans un port vaste et profond, en pleine Méditerranée. L'entreprise grandiose sera en même temps d'une exécution difficile, car la mer est basse au large des côtes romaines et c'est à plus de 1,200 mètres du littoral que la sonde marque la profondeur de 10 mètres nécessaire à l'entrée des grands navires. Cependant, si le Tibre doit être transformé en un grand fleuve commercial et si les travaux d'excavation d'un port doivent être entrepris, on ne saurait choisir d'autre emplacement que la région qui s'étend au nord du delta, et s'il est possible, fort au large de la zone d'alluvions du fleuve. Les ingénieurs hydrauliciens trouveront aussi, sinon des obstacles insurmontables, du moins d'extrêmes difficultés à triompher des crues qui rendent le Tibre si dangereux pour les villes riveraines. D'après les auteurs anciens, les débordements du Tibre étaient très-redoutables, non-seulement à cause du mal qu'ils faisaient directement, mais aussi à cause des amas de détritus animaux et végétaux, notamment des serpents noyés, qu'ils laissaient dans les campagnes. Dans ses crues, le fleuve continue d'apporter ces débris corrompus et cause toujours de grands dégâts. A Rome, qui n'est pourtant qu'à 56 kilomètres de la mer, le niveau d'inondation s'élève fréquemment à 12 et 15 mètres au-dessus de l'étiage; en décembre 1598, le fleuve se gonfla même de plus de 20 mètres. Gomment faire pour retenir ces masses d'eau, pour régler l'arrivée des ondes successives de la crue sous les ponts de Rome? S'il est vrai que le déboisement des Apennins soit l'une des grandes causes du fléau, la restauration des forêts sera-t-elle une mesure suffisante? Ou bien faudra-t-il rétablir au moyen de barrages, du moins pendant le temps des pluies, quelques-uns des anciens lacs où venaient aboutir jadis des rivières sans issue? Dans tous les cas, l'embarras sera grand, car le versant occidental des Apennins est précisément tourné vers les vents pluvieux, et les crues spéciales de chaque bassin des affluents du Tibre coïncident pour former une seule et même vague d'inondation. En outre, les vents d'ouest et de sud-ouest, qui apportent en hiver les nuages et les averses, sont aussi les mêmes qui soufflent à l'encontre des eaux fluviales dans le delta et en retardent l'écoulement vers la mer. Si les grandes inondations hivernales du Tibre s'expliquent facilement, par contre ce fleuve présente dans son régime estival un phénomène qui resta longtemps incompréhensible. Pendant la saison des sécheresses, les eaux du Tibre se maintiennent à un niveau de beaucoup supérieur à celui qui répondrait à la faible quantité de pluies tombées dans le bassin; jamais leur débit d'étiage n'est inférieur à la moitié du débit moyen. C'est là un fait peut-être unique dans son genre et que les savants n'ont constaté pour aucune autre rivière. Ainsi, pour établir une comparaison avec un fleuve bien connu et relativement constant, la Seine, dont le bassin est près du quintuple de celui du Tibre et qui roule d'ordinaire presque deux fois plus d'eau, est souvent, après de longues sécheresses, de trois à quatre fois moins abondante. Pour expliquer la pérennité du Tibre, il faut admettre nécessairement que pendant la saison des sécheresses le fleuve est alimenté par les émissaires de réservoirs souterrains où se sont accumulées les eaux de l'hiver. Ces réservoirs sont très nombreux, si l'on en juge par les écroulements en forme d'entonnoirs qui s'ouvrent ça et là sur les plateaux et les montagnes calcaires de l'Apennin. Un de ces gouffres, appelé «Fontaine d'Italie» ou puits de Santulla, et situé non loin d'Alatri, près de la frontière du Napolitain, est, en effet, une sorte de puits, de 50 mètres de profondeur, et large de 400 mètres, au fond duquel une véritable forêt dresse ses troncs élancés vers la lumière; des sources ruissellent en abondance sous la verdure, et des brebis, qu'on y a fait descendre au moyen de cordes et qu'un pâtre ira chercher en se suspendant également à un câble, paissent l'herbe savoureuse qui croît à l'ombre de ce charmant bosquet. Ce sont des gouffres de cette espèce qui alimentent de leurs eaux mystérieuses les fleuves de la contrée, le Sacco et le Tibre. Les ingénieurs Venturoli et Lombardini ont établi par leurs calculs, qu'environ les trois quarts de la masse liquide du Tibre pendant l'étiage proviennent de lacs inconnus, cachés dans les cavernes des Apennins calcaires. L'eau qu'ils fournissent annuellement au Tibre est égale à celle que renfermerait un bassin de 65 kilomètres carrés sur une profondeur moyenne de 100 mètres[93]. [Note 93: Pluie moyenne a Rome................... 0m,78 (Schouw). » a la base de l'Apennin... 1m,10 (Lombardini). » sur les sommets.......... 2m,40 » Débit moyen du Tibre......... 291 m. c. par seconde (Venturoli) » le plus fort............. 1,710 » » » le plus faible........... 160 » » ] Le Tibre a fait en grande partie la puissance de la Rome primitive, sinon comme rivière navigable, du moins comme ligne médiane d'un vaste bassin, et maintenant encore la disposition générale de la contrée fait de sa capitale le marché naturel d'une région considérable de l'Italie. À ces avantages de la ville se joignirent plus tard ceux de sa position centrale en Italie et dans l'_orbis terrarum_; mais, nous l'avons vu, l'histoire, qui change sans cesse la valeur géographique relative des diverses contrées, a graduellement rejeté Rome en dehors du grand chemin des nations. Il est vrai que cette ville est située à peu près au milieu de la Péninsule et qu'elle occupe le centre de figure de l'ensemble des terres, insulaires et continentales, qui entourent la mer Tyrrhénienne; également au point de vue météorologique, Rome est un centre, puisque sa température moyenne (15°,4) est précisément de 4 degrés plus élevée que celle de Turin et de 4 degrés plus faible que celle de Catane; mais ni la position géométrique, ni les avantages du climat, d'ailleurs très-compromis par l'insalubrité des campagnes et même d'une partie de la ville, n'assurent à Rome l'importance de grande capitale qu'elle ambitionne. Quoique résidence de deux souverains, le roi d'Italie et le pape, Rome n'est point la tête de la Péninsule, et bien moins encore celle des pays latins. On affirme que pendant le moyen âge, lors du séjour des papes à Avignon, la population de la «Ville Éternelle» descendit à 17,000 individus; ce fait paraît très-contestable à M. Gregorovius, le savant qui a le mieux étudié cette période de l'histoire de Rome, mais il est certain qu'après le sac ordonné par le connétable de Bourbon Rome n'avait guère plus de 50,000 habitants. De nos jours, elle grandit assez rapidement, mais elle est très-inférieure à Naples et sa population n'est même pas aussi considérable que celle de Milan. Dès les premiers âges, les habitants de Rome étaient d'origines diverses, La légende de Romulus et de Rémus, le récit de l'enlèvement des Sabines, qui s'applique en réalité à toute une époque de l'histoire romaine, les conflits incessants des nations enfermées dans la même enceinte, témoignent de cette diversité première. De même, les restes des cités que l'on trouve dans la province de Rome, plus fréquemment encore que dans la Toscane proprement dite, murs dits cyclopéens, nécropoles, urnes funéraires, vases de toute espèce, poteries et bijoux, rappellent que sur la rive droite du Tibre l'élément étrusque balançait au moins celui des Italiotes. Ailleurs, notamment sur le versant de l'Adriatique, prédominaient les Gaulois, et leur race se mêla diversement aux autres souches ethniques d'où sortit la population romaine primitive. [Illustration PAYSANS DE LA CAMPAGNE ROMAINE. Dessin de D. Maillart, d'aprés nature.] Mais ce fut bien autre chose aux temps de la puissance de Rome. Alors des étrangers, par milliers et par millions, vinrent se mêler à la population latine. Pendant cinq siècles, les Gaulois, les Espagnols, les Maurétaniens, les Grecs, les Syriens, les Orientaux de toute race et de tout climat, esclaves, affranchis et citoyens, ne cessèrent d'affluer vers la capitale du monde et d'en modifier à nouveau les éléments ethnologiques. Vers la fin de l'empire, Rome, dit-on, avait dans ses murs plus d'étrangers que de Romains, et sans doute que ceux-ci, comme tous les résidents des grandes villes, avaient des familles moins nombreuses que les immigrants du dehors. Ainsi la race italienne était déjà mélangée des éléments les plus divers lorsque la grande débâcle de l'empire d'Occident commença et que les hordes de la Germanie, de la Scythie, des steppes asiatiques, vinrent tour à tour piller la cité reine. Ce croisement à l'infini des vainqueurs et des vaincus, des maîtres et des esclaves, est peut-être la principale raison du changement considérable qui s'est opéré depuis deux mille ans dans le caractère et l'esprit des Romains. Cependant les Transtévérins, c'est-à-dire les Romains de la rive droite du Tibre, ont conservé le vieux type romain, tel que nous le voyons encore dans les statues et les médailles. Rome est plus grande par ses souvenirs que par son présent, plus attachante par ses ruines que par ses édifices modernes; elle est encore plus un tombeau qu'une cité vivante. On se sent fortement saisi, secoué comme par une main puissante, quand on se trouve en présence des monuments laissés par les anciens maîtres du monde. La vue de ce prodigieux Colisée, si formidable encore quoique en partie démoli, cause une admiration mêlée d'épouvante au voyageur qui ne voit pas dans les constructions humaines de simples tas de pierres. La pensée que cette immense arène était emplie d'hommes qui s'entre-tuaient, qu'une mer de têtes oscillait suivant les péripéties du massacre, sur tout le pourtour de ces gradins, et qu'un effrayant cri de mort, composé de quatre-vingt mille voix, descendait vers les combattants pour les encourager à la tuerie, suscite devant l'imagination tout un passé de bassesse, de férocité, de fureur délirante, qui devaient user toutes les forces vives de la civilisation romaine et la livraient d'avance en proie aux barbares qui allaient faire reculer l'humanité de dix siècles vers les ténèbres primitives. Le Forum réveille des souvenirs d'autre nature: certes, des abominations de toute espèce s'y sont également commises; mais, dans l'ensemble de son histoire, cette place herbeuse et inégale, dont le moyen âge avait fait un marché de vaches (_Campo Vaccino_), se montre à nous comme le vrai centre du monde romain; c'est le lieu, jadis sacré, d'où pendant tant de siècles partit l'impulsion première pour tous les peuples occidentaux, des montagnes de l'Atlas aux rives de l'Euphrate: c'est là que s'agitaient, comme dans un cerveau vivant, les idées et, vers la fin de l'empire, les hallucinations venues de toutes les extrémités du grand corps. Les murs, les restes de colonnades, les temples, les églises qui entourent le Forum racontent dans leur langage muet les événements les plus considérables de Rome, et, sous ces constructions diverses, les débris plus anciens retrouvés par les fouilles nous font pénétrer plus avant dans l'ombre épaissie des âges; comme dans un champ où se succèdent les récoltes, les édifices ont remplacé les édifices autour de cette place où se mouvait sans cesse la grande houle du peuple romain: ce sont là des annales qui pour le savant valent bien celles de Tacite. De même sur tous les points de Rome et des environs où se trouve quelque vieux monument, arcade ou colonne brisée, niche ou soubassement, chaque pierre rappelle une date, un fait de l'histoire de Rome. Souvent il est difficile de déchiffrer ce témoignage du passé, mais du chaos de toutes les hypothèses, du conflit de toutes les contradictions, la vérité se fait jour peu à peu. Malgré les pillages et les démolitions en masse, un très-grand nombre de monuments antiques, parmi lesquels le Panthéon d'Agrippa, cette merveille d'architecture, subsistent encore, plus ou moins dégradés. Les Vandales, sur le compte desquels on avait mis l'oeuvre de destruction, ont pillé à outrance, cela est vrai, mais ils n'ont rien démoli. Le travail de renversement systématique avait déjà commencé bien avant les Vandales, lorsque, pour la construction de la première église de Saint-Pierre, les matériaux avaient été pris au cirque de Caligula et à d'autres monuments voisins. On fit de même pour les innombrables églises qui s'élevèrent dans la suite, ainsi que pour les monuments civils et les bâtisses de toute espèce; les statues qui n'étaient pas enfouies sous les débris étaient cassées, pour servir de pierre à chaux ou de pierre à bâtir; au commencement du quinzième siècle, il ne restait plus debout dans Rome que six statues, cinq de marbre et une de bronze. L'invasion des Normands, en 1084, et toutes les guerres du moyen âge, accompagnées du sac et de l'incendie, laissèrent aussi bien des ruines après elles; mais le nombre des palais, des cirques, des arcs triomphaux, des colonnades, des obélisques, des aqueducs, avait été si considérable, que la Renaissance, éprise tout à coup de ces magnificences du passé, put en trouver encore beaucoup à étudier et à reproduire par des imitations plus ou moins heureuses. Depuis cette époque, le vaste musée architectural qu'enferment les murs de Rome est conservé avec soin; il a même été agrandi par des oeuvres capitales de Michel-Ange, de Bramante et d'autres architectes; mais cela n'est pas suffisant: il faut remettre à la clarté du jour tous les trésors d'art, tous les témoignages de l'histoire qui sont encore enfouis. On s'occupe actuellement de récupérer par des fouilles toutes les constructions que les débris accumulés pendant quinze siècles avaient recouvertes de leurs strates. Il s'agit de retrouver sous la Rome de nos jours la Rome antique, de la faire surgir de la poussière des rues, comme on a ressuscité Pompéi de la cendre du Vésuve. Les restes les plus curieux, notamment les fondements des palais des Césars et les murs de l'ancienne _Roma quadrata_, ont été mis partiellement à découvert sur le mont Palatin, à peu de distance du Forum et du Colisée; la colline tout entière est un ensemble de monuments des plus précieux. C'est là que les premiers Romains avaient bâti la ville, afin de la protéger à la fois par les escarpements de leur roche et par les eaux du Vélabre et des autres marécages dans lesquels s'épanchaient alors les inondations du Tibre. Mais, devenue plus populeuse, Rome eut bientôt à descendre du Palatin; elle s'étendit dans la dépression du Vélabre, asséchée par les égouts de Tarquin l'Étrusque, se déploya dans la vallée du Tibre et dans ses ravins latéraux, puis gravit les pentes des hauteurs environnantes. Au milieu de la ville grandissante, un îlot, considéré par les Romains comme un lieu sacré, divisait les eaux du fleuve. Les berges en étaient maçonnées en forme de carène; au centre un obélisque s'élevait en guise de mât, et le temple d'Esculape occupait la poupe. L'île était assimilée à un vaisseau portant la fortune de Rome. Il existe encore une autre Rome, la Rome souterraine, des plus intéressantes à étudier, car là, mieux que dans tous les livres, on peut apprendre ce qu'était le christianisme des premiers siècles et juger des changements qu'y a produits, depuis cette époque, l'incessante évolution de l'histoire. Les cryptes des cimetières chrétiens occupent autour de la ville une zone de deux ou trois kilomètres de largeur moyenne, partagée en une cinquantaine de catacombes distinctes, qui n'ont pas encore été explorées dans leur entier. M. de Rossi évalue à 580 kilomètres la longueur de toutes les galeries creusées par les chrétiens dans le tuf volcanique. Elles n'ont en moyenne qu'une largeur moindre d'un mètre; mais en tenant compte des chambres qui servaient d'oratoires et des nombreux étages de niches profondes où l'on déposait les corps, on peut juger de l'énorme travail de déblais que représentent ces excavations. Les inscriptions, les bas-reliefs, les peintures de ces tombeaux furent toujours inviolables pour les païens de Rome, pleins de respect envers les sépultures, et fort heureusement les souterrains furent comblés lors de l'invasion des barbares, ce qui les sauva des dégradations qu'eurent à subir pendant tout le moyen âge les monuments de la surface; ils restèrent intacts jusqu'à l'époque des fouilles, qui commença vers la fin du seizième siècle. Ces tombeaux chrétiens révèlent une croyance populaire fort différente de celle qui se trouve exprimée dans les écrits des contemporains, appartenant presque tous à une autre classe sociale que celle de la masse des fidèles; ils contrastent bien plus encore avec les monuments des âges postérieurs du christianisme. Tout y est d'une gaieté sereine; les emblèmes lugubres n y ont aucune place: on n'y trouve ni représentations de martyres et de tortures, ni squelettes, ni images de mort; on n'y voit pas même la croix, devenue plus tard le grand signe du christianisme. Les symboles le plus fréquemment figurés sont le «bon Berger», portant un agneau sur les épaules, la vigne et ses pampres, la joyeuse vendange. Dans les premières catacombes, au deuxième et au troisième siècle, les figures, d'ailleurs beaucoup mieux sculptées que celles des siècles suivants, ont quelque chose de grec et sont fréquemment représentées avec des sujets païens: le bon Berger se trouve même une fois entouré des trois Grâces. Deux catacombes judaïques, creusées également dans le tuf de Rome, permettent de comparer les idées religieuses des deux cultes à cette époque si intéressante de l'histoire. [Illustration: N° 88.--LES COLLINES DE ROME.] Par une bizarre superstition pour les nombres mystiques, on continue de donner à Rome le nom de «Ville aux Sept Collines», qu'elle ne mérite plus depuis que l'enceinte de Servius Tullius a été dépassée. Sans compter le mont Testaccio, composé de tessons que les fabricants de jarres et les bateliers jetaient au bord du fleuve et que les buveurs utilisent aujourd'hui pour tenir leur breuvage au frais, au moins neuf collines bien distinctes s'élèvent dans les murs de la Rome actuelle: l'Aventin, où se retiraient les plébéiens dans leurs velléités d'indépendance, le Palatin, où siégèrent les Césars, le Capitolin, que dominait le temple de Jupiter, le Caelius (Monte Celio), l'Esquilin, le Viminal, le Quirinal, le Citorio, monticule d'ailleurs peu élevé, le Monte Pincio, le coteau des promenades et des jardins. Enfin, de l'autre côté du Tibre, et toujours dans la Rome de nos jours, se montrent deux autres collines: le Janicule, la plus haute de toutes, et le Vatican, ainsi nommé parce qu'on y rendait autrefois les oracles. Héritière des traditions anciennes, cette hauteur est restée le lieu des «vaticinations». C'est là que les prêtres chrétiens, sortis de l'obscurité des catacombes, où ils tenaient leurs assemblées secrètes, sont venus trôner au-dessus de la ville de Rome et de tout le monde occidental. Là s'élève le palais du pape avec ses riches collections, sa bibliothèque, son musée, les chefs-d'oeuvre de Michel-Ange et de Raphaël. A côté resplendit la fameuse basilique de Saint-Pierre, le centre de la chrétienté catholique. Réuni au palais par une longue galerie, le mausolée d'Hadrien, découronné de sa colonnade supérieure et devenu, sous le nom de château Saint-Ange, la grande forteresse papale, se dresse au bord du Tibre et en domine le passage. Maintenant ses canons ne protègent plus le Vatican; toute puissance matérielle des pontifes a disparu, mais la fastueuse église de Saint-Pierre, l'étonnant portique circulaire qui la précède, la coupole qui la surmonte et qu'aperçoivent même les navigateurs voyageant au loin sur la mer, les statues, les marbres, les mosaïques, les décorations de toute espèce témoignent des richesses immenses qui, de toutes les parties du monde chrétien, venaient naguère s'engouffrer dans Rome. La seule basilique de Saint-Pierre, l'une des trois cent soixante-cinq églises de la cité papale, a coûté près d'un demi-milliard. Pourtant, quelque somptueux que soit cet édifice, l'admiration qu'il éveille n'est point sans mélange. Les juges ont beau dire que «le génie de Bramante et de Michel-Ange se fait sentir ici au point de ramener tout ce qui est ridicule ou mauvais aux simples proportions de l'insignifiance», on ne peut s'empêcher pourtant de voir ce qu'il y a d'imparfait dans cette oeuvre colossale. Le monument est rapetissé par la multiplicité des ornements, et, chose plus grave encore, il ne répond, comme architecture, qu'à une phase transitoire et locale de l'histoire du catholicisme. Loin de représenter toute une époque avec sa foi, sa conception une et cohérente des choses, il résume, au contraire, un âge de contradictions, où le paganisme de la Renaissance et le christianisme du moyen âge tâchent de se fondre en un néo-catholicisme pompeux qui caresse les sens et s'adapte de son mieux au goût et aux caprices du siècle: sous les sombres nefs gothiques, l'impression est bien autrement profonde. Par un phénomène historique curieux, le quartier du Rome où s'élève l'église de Saint-Pierre est le seul endroit de la ville actuelle qui ait été dévasté par les Musulmans, en 846. Ceux-ci se vantent d'avoir saccagé la Rome papale et de posséder Jérusalem, tandis que jusqu'à nos jours le tombeau de Mahomet est resté au pouvoir de ses fidèles. Quant aux Juifs, ce n'est point en vainqueurs qu'ils sont entrés dans Rome. Domiciliés dans l'immonde Ghetto, aux bords du Tibre vaseux, et non loin de cet arc de Titus qui rappelle la destruction de leur temple et le massacre de leurs ancêtres, ils ont porté pendant dix-neuf cents ans le poids de la haine universelle et de la persécution. Ils ont survécu pourtant, grâce à la puissance de l'or qu'ils savaient manier mieux que leurs oppresseurs, et, désormais libres de sortir du Ghetto, les quatre mille Juifs de Rome prennent part, plus que les chrétiens eux-mêmes, à la transformation de la capitale de l'Italie. Le cours des idées s'est trop modifié pendant les siècles modernes pour que les ingénieurs italiens songent maintenant à inaugurer la troisième ère de l'histoire de Rome par des édifices de luxe qui puissent se comparer en grandeur au Colisée ou à Saint-Pierre; mais ils ont des oeuvres non moins utiles à réaliser dans un autre domaine du travail humain, s'ils se donnent pour mission de protéger Rome contre les crues du Tibre et de la replacer dans des conditions de salubrité parfaite. Il est vrai que les débris accumulés de tant d'édifices détruits ont exhaussé le niveau de la ville d'au moins un mètre en moyenne; mais le lit du Tibre s'est également élevé à cause du prolongement de son delta. Pour assurer le libre écoulement des eaux de crue dans un canal régulier, il faut nécessairement recreuser le lit du fleuve et le border de quais élevés dans toute la traversée de Rome; il faut, en outre, pour assainir la ville, remanier le réseau souterrain des égouts et distribuer avec intelligence l'eau pure que les travaux des anciens édiles ont donnée aux vasques des fontaines. On sait quelle prodigieuse masse liquide Rome recevait jadis pour sa consommation journalière. Du temps de Trajan, les neuf grands aqueducs, d'une longueur totale de 422 kilomètres, apportaient environ 20 mètres cubes par seconde, la valeur d'un véritable fleuve, et les autres canaux d'amenée construits plus tard accrurent cette quantité d'eau de plus d'un quart. Actuellement encore, bien que Rome n'ait plus guère que la dixième partie de ses ruisseaux artificiels et que la plupart des anciens aqueducs dressent leurs arcades ruinées au milieu des campagnes sans culture, la capitale de l'Italie est une des cités les plus abondamment pourvues d'eaux vives; mais si jamais Rome doit emplir son enceinte et continuer de s'agrandir par l'adjonction de nouveaux quartiers, si le Forum, naguère presque dans la banlieue, redevient le centre de la ville, le manque d'eau pourrait bien aussi s'y faire sentir comme dans la plupart des métropoles de l'Europe[94]. [Note 94: Eau d'alimentation de diverses capitales: Quantité Quantité Quantité par jour par seconde. par jour. et par habitant. Rome (1869)... 2m.c.,2 189,000 m.c. 0m,944 Paris (1875)... 4 ,1 355,000 » 0 ,200 Londres (1874).. 5 ,7 500,000 » 0 ,125 Glasgow (1874).. 1 ,7 147,618 » 0 ,236 Washington (1870). 5 ,6 500,000 » 3 ,000 ] Sans parler de l'insalubrité des campagnes environnantes, il est encore un côté faible de la Rome actuelle, comparée à la Rome antique. Si l'on tient compte de la différence des milieux, la ville moderne n'a plus l'admirable ensemble de voies de communication qui rayonnaient vers tous les points du monde autour de la borne d'or du Forum. La voie Appienne, cette large route qui commence au sortir de Rome par une si curieuse avenue de tombeaux, est le type de ces chemins puissamment construits et d'une inflexible régularité, qui saisissaient le monde et en abrégeaient les distances au profit de la ville maîtresse. Il est vrai que ces anciennes routes pavées ont été en partie remplacées par des chemins de fer, mais ces lignes sont encore peu nombreuses, indirectes dans leur tracé et laissent la ville en dehors des grandes voies des nations. La forme même du réseau montre que le mouvement, loin de se produire, comme dans les autres pays d'Europe, du centre vers la circonférence, s'est accompli en sens inverse: c'est de Florence, de Bologne, de Naples, que l'Italie a marché à la reconquête de Rome. [Illustration: N° 89.--CIVITA-VECCIA.] Dépourvue de ports et privée de banlieue à cause des miasmes de la campagne environnante, Rome est une des grandes villes qui pourraient le moins subsister dans l'isolement: elle doit se compléter par des localités éloignées qu'elle retient, pour ainsi dire, par les longs bras de ses routes, pareille à une araignée placée au milieu de sa toile. Gomme lieux de jardinage, d'industrie, de villégiature, elle a les villes des montagnes les plus rapprochées, Tivoli, Frascati, que domine une paroi de cratère où se trouvent les ruines de Tusculum; Marino, près de laquelle les peuples confédérés du Latium se réunissaient à l'ombre des grands bois; Albano, qu'un superbe viaduc moderne unit par-dessus un large ravin à la ville d'Ariccia; Velletri, la vieille cité des Volsques, groupant ses maisons sur les pentes méridionales de la grande montagne du Latium; Palestrina, plus ancienne qu'Albe la Longue et que Rome, et bâtie tout entière sur les ruines du fameux temple de la Fortune, gloire de l'antique Praeneste, comme lieux de bains, elle a sur la mer les plages de Palo, de Fiumicino et celles de Porto d'Anzio, bourgade qui se continue au sud par la petite ville de Nettuno, si célèbre par la fière beauté de ses femmes. Comme port d'échanges avec l'étranger, elle n'a gardé sur la mer Tyrrhénienne que Civita-Vecchia, triste ville au bassin admirablement construit, pouvant servir de modèle aux ingénieurs maritimes, mais beaucoup trop étroit [95]; les havres que possédaient les anciens Romains au sud des bouches du Tibre sont à peine utilisés, et la charmante Terracine, nid de verdure au pied de ses «rochers blanchissants», n'est plus la porte de Rome que pour les voyageurs venus du Midi par la route du littoral. Presque toutes les autres villes du Latium sont situées sur les deux grandes routes historiques, dont l'une remonte au nord vers Florence, tandis que l'autre pénètre au sud-est dans la vallée du Sacco et descend dans les campagnes du Napolitain. Au nord, la cité principale est Viterbe, «la ville des belles fontaines et des belles filles;» au sud, sur le versant du Garigliano, Alatri, dominée par sa superbe acropole aux murs cyclopéens, est le grand marché et le lieu de fabrique pour les paysans des alentours. A l'est, dans une des plus charmantes vallées de la Sabine, que parcourt l'Anio, «aux ondes toujours froides,» est une autre ville célèbre, Subiaco, l'antique Sublaqueum, ainsi nommée des trois lacs qu'avait formés Néron au moyen de digues de retenue et dans lesquels il pêchait les truites avec un filet d'or. C'est près de Subiaco que saint Benoît établit dans la «sainte caverne» (_sacro specu_) le couvent célèbre qui précéda l'abbaye plus fameuse encore de mont Cassin, et qui fut, après le monastère de Lerins en Provence, le berceau du monachisme de l'Occident [96]. [Note 95: Commerce maritime de Civita-Vecchia: En 1863... 33,690,000 fr. En 1868.. 24,990,000 fr. Mouvement des navires dans les ports romains en 1873: Civita-Vecchia.... 2,627 entrées et sorties... 520,000 tonnes, Fiumicino......... 1,476 » 63,000 » Porto d'Anzio..... 1,295 » 30,900 » Terracine......... 952 » 33,500 » ] [Note 96: Communes du Latium ayant plus de 10,000 habitants: Rome..... 256,000 habitants (1875). Viterbe.. 20,600 » (1871). Velletri.. 13,500 » » Alatri.... 12,800 » » ] La grande ville qui sert d'intermédiaire entre Rome et Ancône, entre la vallée du Tibre inférieur et la région des Apennins de Toscane et des Marches, est le chef-lieu de l'Ombrie, l'antique Pérouse, l'une des puissantes cités étrusques des premiers temps de l'histoire, une de celles dont le voisinage, sondé par les travaux de fouille, a livré aux regards des tombeaux du plus saisissant intérêt. Après chaque guerre, après chaque période de destruction et de ruine, la ville s'est relevée, grâce à sa position des plus heureuses au bord d'une plaine très-fertile et au point de jonction de plusieurs routes naturelles. A la fois toscane et romaine, elle devint, à l'époque de la Renaissance, le siège de l'une des grandes écoles de peinture; par Vanucci «le Pérugin», sa gloire est une des plus éclatantes de l'Italie. Il reste encore à Pérouse de beaux monuments de cette époque célèbre. Actuellement la ville n'est plus l'une des capitales artistiques de la Péninsule, mais, comme siége d'université, elle a toujours son groupe de littérateurs et d'érudits; elle est aussi fort active, surtout pour le commerce des soies gréges; la propreté de ses maisons et de ses rues, qui cependant ont gardé leur aspect original, la pureté de son atmosphère, le charme de sa population, y attirent chaque eté une partie considérable de la colonie d'étrangers riches qui passent l'hiver à Rome. Pérouse a de beaucoup distancé son ancienne rivale, Foligno ou Fuligno, dont le bassin lacustre est changé en campagnes d'une si grande fertilité et qui fut jadis le principal marché d'échanges de toute l'Italie centrale; ses habitants, fort industrieux, ont gardé quelques spécialités de fabrication, entre autres le tannage des cuirs. Quant à la ville d'Assisi, si gracieuse à voir dans son doux paysage, elle est à bon droit célèbre par son temple de Minerve, si parfaitement conservé, et par le couvent magnifique où l'on admire les fresques de Cimabüe, «le dernier des peintres grecs,» et celles de son continuateur Giotto, «le premier des peintres italiens;» ce n'est qu'une bourgade sans activité, mais elle est entourée d'une banlieue agricole, riche et populeuse: c'est là que naquit, à la fin du douzième siècle, François d'Assise, le fondateur de l'ordre fameux des Franciscains. D'autres villes secondaires de l'Ombrie, sans grande importance commerciale, ont du moins un nom considérable dans l'histoire ou se distinguent par la beauté de leurs monuments ou de leurs paysages [97]. Spoleto, dont Hannibal ne put forcer les portes, a sa basilique superbe au porche si original, son viaduc romain jeté sur une gorge profonde et ses montagnes couvertes de bois de pins et de châtaigniers; Terni a dans les environs l'un des plus beaux spectacles de l'Italie, la puissante cascade du Velino, dont les Romains ont taillé le lit dans la roche vive; Rieti, jadis surnommée l'Heureuse, a son lac, reste de l'ancienne mer qu'a vidée la chute du Velino, à la tranchée delle Marmore. Au nord du Tibre, sur les frontières de la Toscane, la fière et malpropre Orvieto, où se fabriquait jadis le fameux remède dit _orviétan_, la vieille cité papale hérissant de ses clochers et de ses tours le promontoire de scories qui la porte, possède la merveilleuse façade de sa cathédrale, aux mosaïques incrustées, qui en font un chef-d'oeuvre d'ornementation et presque de bijouterie. Enfin, les deux villes principales de l'Apennin d'Ombrie, Città di Castello, située au bord du ruisseau qui deviendra le Tibre, et Gubbio, bâtie au coeur même des montagnes, sont toutes les deux riches en sites charmants ou grandioses, et l'une et l'autre ont des eaux médicinales fréquentées. Les érudits vont visiter dans le palais municipal de Gubbio les fameuses «tables Engubines», sept plaques de bronze couvertes de caractères ombriens: ce sont les seuls monuments de ce genre qui nous restent. À moitié chemin entre Pérouse et Città di Castello, dans une région des plus fertiles que parcourt le Tibre, la petite ville de Fratta, dont le nom a été récemment changé en celui d'Umbertide, n'a d'importance que par son commerce local. [Note 97: Communes de l'Ombrie ayant plus de 10,000 habitants en 1871: Pérouse (Perugia)..... 49,500 hab. Città di Castello..... 24,000 » Gubbio................ 22,700 » Fuligno............... 21,700 » Spoleto............... 20,700 » Terni................. 16,000 » Orvieto............... 14,600 » Rieti................. 14,200 » Assisi................ 14,000 » Umbertide (Fratta).... 11,000 » ] Sur la mer Adriatique, le port des contrées romaines est Ancône, la vieille cité dorienne, encore désignée par le nom grec qu'elle doit à sa position, à l'angle même de la Péninsule, entre le golfe de Venise et l'Adriatique méridionale. Près de la racine du grand môle, un bel arc triomphal, un des édifices de ce genre les plus beaux et les mieux conservés qui subsistent encore, rappelle l'importance qu'attachait Trajan à la possession de cette porte maritime. Grâce à sa situation privilégiée, et naguère aussi à la franchise commerciale de son port, amélioré par l'art et dragué partout à 4 mètres de profondeur, Ancône est une des trois cités les plus commerçantes de la côte orientale de l'Italie et la huitième de tout le littoral de la Péninsule; elle vient après Venise et dispute la prééminence à Brindisi, bien qu'elle ne soit pas, comme cette dernière, une étape du chemin des Indes. Elle a pour alimenter son commerce, non-seulement ce que lui envoient Rome et la Lombardie, mais aussi les denrées de la campagne des Marches, des fruits exquis, des huiles, l'asphalte des Abruzzes, le soufre des Apennins, récemment entré dans le commerce, et la «meilleure soie qu'il y ait au monde», si l'on en croit les indigènes; d'après les registres du port, le trafic se serait notablement accru pendant les dernières années: mais cette augmentation est en grande partie apparente, car elle provient des grands bateaux à vapeur qui font escale aux jetées de la ville[98]. Les autres ports du littoral, d'ailleurs fort mal abrités, n'ont qu'un faible commerce; Pesaro, la patrie de Rossini, n'est guère visitée que par des navires de vingt à trente tonneaux; Fano n'a que de simples barques; Senigallia, plus connue à l'étranger sous le nom de Sinigaglia, était assez fréquentée par les embarcations à l'époque de la célèbre foire, qui donnait lieu à un mouvement d'affaires d'environ 25 millions; mais son petit havre de rivière, qui fut un port franc jusqu'en 1870, époque de la suppression de la foire, ne donne accès qu'à des navires d'un tirant d'eau de 2 mètres. Toutes ces villes de la côte doivent expédier à Ancône la plus grande partie de leurs denrées. [Note 98: Mouvement du port d'Ancône: 1858 2,021 navires jaugeant 258,292 tonneaux. 1867 2,024 » » 372,877 » 1873 2,129 » » 751,803 » ] [Illustration: N° 90.--VALLÉES D'ÉROSION DU VERSANT DE L'ADRIATIQUE.] [Illustration: PAYSANS DES ADRUZZES. Dessin de D. Maillart, d'après nature.] A l'exception de Fabriano, située dans une vallée riante des Apennins, et d'Ascoli-Piceno, bâtie au bord de la rivière Tronto, toutes les cités de l'intérieur des Marches: Urbino, dont la plus grande gloire est d'avoir donné naissance à Raphaël, et qui produisait autrefois, comme sa voisine Pesaro, les admirables faïences si recherchées des connaisseurs; Jesi, Osimo, Macerata, Recanati, la patrie de Leopardi; Fermo et d'autres encore, qui jadis étaient toutes perchées sur une roche abrupte pour se surveiller mutuellement, commencent à projeter de longs faubourgs dans la direction de la plaine, afin de s'occuper de l'exploitation du sol. Une de ces villes haut dressées sur la montagne est la célèbre Loreto, qui fut autrefois le pèlerinage le plus fréquenté de tout le monde chrétien. Avant la Réforme, à une époque où pourtant les grands voyages étaient beaucoup moins faciles qu'aujourd'hui, Loreto recevait jusqu'à deux cent mille pèlerins par an dans son sanctuaire. Il est vrai qu'ils y contemplaient une des grandes merveilles de la chrétienté, la maison même qu'avait habitée la Vierge, et que les anges avaient transportée de promontoire en promontoire à l'endroit qu'abrite maintenant une coupole magnifiquement décorée. C'est dans le voisinage de ce lieu fameux, à Castelfidardo, que la plus grande partie du «patrimoine de Saint-Pierre» a été ravie au pape par les armes de l'Italie: quoique la bataille n'ait été qu'un mince événement militaire, elle marque une date fort importante dans l'histoire de la Péninsule. La région montueuse des Abruzzes, qui faisait jadis partie du Napolitain, mais qui se rattache à Rome par son versant tyrrhénien, tributaire du Tibre, et surtout par sa grande route transversale, n'a qu'un petit nombre de villes sur les hauteurs du plateau. La principale est un chef-lieu de province, Aquila, que l'empereur Frédéric II fonda au treizième siècle pour en faire une aire «d'aigle»; les autres villes des montagnes ont toujours été trop difficiles d'accès pour avoir de nombreux habitants, et même elles envoient dans les villes des plaines des colons vigoureux et persévérants au travail, les _Aquilani_, si appréciés comme terrassiers dans toute l'Italie. Les localités les plus populeuses se trouvent dans le bassin inférieur de l'Aterno ou dominent la route côtière et les campagnes fécondes du versant adriatique. Solmona groupe ses maisons dans un immense jardin, qui fut jadis un lac et que bornent au sud les escarpements du Monte Majella; Popoli, à l'issue du défilé où l'Aterno prend le nom de Pescara, est un marché d'échanges des plus actifs entre le littoral de l'Adriatique et la région des montagnes; Chieti, bâtie plus bas sur le même fleuve, est aussi une ville industrieuse: c'est, dit-on, la première des anciennes provinces napolitaines où la vapeur ait été appliquée dans les filatures et autres usines. Teramo, Lanciano sont également des villes de quelque importance; mais dans toute son étendue le littoral des Abruzzes n'a que deux petits ports, et fréquentés seulement par quelques barques, Ortona et Vasto[99]. [Note 99: Communes principales des Marches et des Abrazzes en 1870: Ancône 45,700 hab. Chieti 23,600 » Ascoli-Piceno 22,000 » Senigallia ou Sinigaglia 22,000 » Macerata 20,000 » Recanati 19,900 » Pesaro 19,900 » Teramo 19,800 » Fano 19,600 » Fermo 18,700 » Jesi 18,600 » Lanciano 18,500 » Osimo 16,600 » Fabriano 16,500 » Aquila 16,000 » Solmona 15,500 » Urbino 15,200 » Vasto et Ortona, chacune 13,000 » ] [Illustration: N° 91--RIMINI ET SAINT-MARIN.] Un petit État, enclavé dans les Marches Romaines et réuni au littoral par une route unique, a gardé une existence à part. A une petite distance au sud de Rimini, dans une des plus belles parties des Apennins, la superbe roche du mont Titan, dont la base est excavée par les carriers depuis un temps immémorial, porte sur sa crête, à 750 mètres de hauteur, la vieille et célèbre cité de Saint-Marin (San Marino), entourée de murs et dominée de tours; le matin, quand le temps est favorable, les citoyens voient au delà du golfe Adriatique le soleil apparaître derrière la crête des Alpes d'Illyrie, Saint-Marin constitue avec quelques localités environnantes une république «illustrissime», le seul municipe autonome qui existe encore en Italie[100]. D'après la chronique, la _repubblichetta_ de Saint-Marin, ainsi nommée d'un maçon dalmate qui vécut en ermite sur le roc du Titan, serait un État indépendant et souverain depuis le quatrième siècle; quoi qu'il en soit, il est certain que depuis mille années au moins la petite république a réussi à sauvegarder son existence, grâce aux rivalités de ses voisins et à l'extrême habileté avec laquelle ses citoyens ont su ruser avec le danger. D'ailleurs la constitution de l'État n'est rien moins que populaire. Le peuple ne vote plus: depuis un nombre inconnu de siècles il a perdu le suffrage; les citoyens, même propriétaires, n'ont plus que le droit de remontrance, et ceux qui ne possèdent pas un seul lopin de terre, c'est-à-dire plus de la moitié des Sanmarinais, ne peuvent hasarder aucune réclamation. Le pouvoir suprême appartient à un «conseil-prince» de soixante membres, composé d'un tiers de nobles, d'un tiers de bourgeois et d'un tiers de campagnards propriétaires. Le titre de conseiller est héréditaire dans les familles, et quand l'une d'elles vient à s'éteindre, les cinquante-neuf autres choisissent celle qui prendra part au pouvoir de la république. C'est le conseil-prince qui choisit dans son sein les diverses commissions, ainsi que les deux capitaines-régents,--un pour la ville, un pour la campagne,--qui doivent exercer pendant six mois le pouvoir exécutif. Saint-Marin a aussi sa petite armée, son budget, ses monopoles. Elle se fait un petit revenu par la vente de titres nobiliaires et de décorations; moyennant 35,000 francs, elle a même créé des ducs qui marchent de pair avec la haute noblesse du royaume. Mais les impôts sont libres: quand la commune a besoin d'argent, le tambour de l'armée assemble les citoyens et ceux qui ont bonne volonté sont invités à déposer leur offrande dans la caisse de l'État. Paye qui veut, et quand la caisse est pleine, on refuse les dons! D'ailleurs la république, toute libre qu'elle est, reçoit une subvention de l'Italie et se réclame de la protection spéciale du roi. Elle enferme ses condamnés dans une prison italienne, fait imprimer ses actes officiels en Italie et paye un homme de loi italien pour tenir ses audiences de justice dans le prétoire de la république. Il ne se trouve pas d'imprimerie dans le petit État: le conseil-prince a repoussé l'invention moderne, que des voisins, les Romagnols, eussent été fort heureux de faire fonctionner à leur profit; il a craint que les livres politiques publiés sur son territoire ne portassent ombrage au royaume dans lequel il est enclavé. C'est à Saint-Marin que Borghesi, le fondateur de la science épigraphique, avait son admirable collection, si importante pour l'étude de l'administration romaine. [Note 100: République de Saint-Marin: Superficie, 57 kilom. carrés. Population, en 1869: 7,300 hab. Population kilométrique, 128.] VI L'ITALIE MÉRIDIONALE, PROVINCES NAPOLITAINES. De tous les États qui se sont groupés pour former l'Italie une, le royaume de Naples, même sans compter les Abruzzos et la Sicile comme en faisant partie, est celui qui occupe l'espace le plus considérable, mais non celui qui a le plus d'importance par le chiffre de sa population et l'industrie[101]. Le Napolitain comprend toute la moitié méridionale de la Péninsule et développe son littoral échancré de golfes et de baies sur plus de 1,600 kilomètres. Ce fut jadis, sous le nom de Grande Grèce, la partie la mieux connue de l'Italie; de nos jours, au contraire, c'est dans le Napolitain que se trouvent les districts les plus ignorés, et l'on pourrait y faire encore des voyages de découverte comme dans les pays d'Afrique. [Note 101: Napolitain, moins les Abruzzes: Superficie, 72,524 kil. car. Population, 6,251,750 hab. Population kilométrique, 86 hab.] Au sud des massifs divergents des Abruzzes et de la Sabine, les Apennins, devenus très-irréguliers dans leur allure, ne peuvent guère être considérés comme une véritable chaîne: ce sont des groupes distincts reliés les uns aux autres par des chaînons transversaux ou par des seuils de hautes terres. Un premier massif, que la profonde vallée du Sangro, tributaire de l'Adriatique, sépare des Abruzzes, élève la crête aiguë de la Meta au-dessus de la zone des bois. Plus au sud, de l'autre côté de la vallée d'Isernia, où naît le Volturne, se groupent les montagnes du Matese, enfermant dans un de leurs cirques le beau lac du même nom, que domine le Miletto, dernier boulevard de l'indépendance des Samnites. Plus loin, vers Bénévent et Avelfino, s'élèvent d'autres sommets, moins hauts, mais non moins escarpés et d'un aspect non moins superbe: ce sont aussi des monts aux défilés sauvages où, pendant les anciennes guerres, se livra mainte bataille sanglante. Sur la route de Naples à Bénévent, on reconnaît encore entre deux gorges le bassin des «Fourches caudines», où les Romains, pris comme dans un filet, durent s'humilier devant les Samnites et faire des promesses qui ne furent point tenues: la voie Caudarola et le village dit Forchia d'Arpaia, rappellent le mémorable événement. Cette région montagneuse, à laquelle on pourrait laisser le nom de ses anciens habitants, les maîtres de l'Italie méridionale, est terminée au sud par une chaîne transversale dont la crête, inégale et coupée de profondes entailles, se dirige de l'est à l'ouest et va finir entre les deux golfes de Naples et de Salerne, par le cap Campanella, l'ancien promontoire de Minerve. La belle île de Capri, aux abruptes falaises calcaires où pénètre la mer d'azur, appartient également à cette rangée transversale des monts samnites. Du côté de l'orient, les divers massifs napolitains, d'origine crétacée, comme presque tous les Apennins méridionaux, et connus, en général, sous le nom de Murgie, s'abaissent en pente douce et de leurs dernières déclivités vont disparaître sous les «tables» (_tavoliere_) argileuses que déposèrent les eaux marines à l'époque pliocène. Ces tables de la Pouille, de faible élévation, sont peut-être, dans toutes les parties où elles n'ont pas été reconquises à l'agriculture, les terres les moins fertiles et les plus tristes à voir de toute la péninsule italienne: les lits profonds où coulent les minces filets d'eau des rivières du versant adriatique découpent ces plaines en terrasses parallèles; toute la population s'est réunie dans les villes à l'issue des vallées, sur les monticules faciles à défendre ou sur les grandes routes; et la campagne est une immense solitude, parcourue seulement des bergers nomades. On ne voit pas même un buisson dans ces grandes plaines; les plantes les plus élevées sont une espèce de fenouil dont les haies touffues marquent les limites entre les pâturages. Des masures, semblables à des tombeaux ou à de simples amas de pierres, s'élèvent çà et là au milieu de la plaine. Mais les vieux us féodaux qui s'opposaient à la culture de ces contrées et qui forçaient les habitants de la montagne à maintenir au milieu de leurs champs de larges chemins ou _tratturi_ pour le passage des brebis, ont heureusement pris fin, et l'aspect des «tables» change d'année en année. Les _tavoliere_ séparent complétement du système des Apennins le massif péninsulaire du Monte Gargano, qui forme ce que l'on est convenu d'appeler «l'éperon» de la «botte» italienne. Quelques forêts de hêtres et de pins, qui fournissent le meilleur goudron de toute l'Italie, des fourrés de caroubiers, d'arbousiers et de plantes diverses dont les abeilles transforment les fleurs en un miel exquis, revêtent encore les pentes septentrionales de ce massif isolé, aux ravins sauvages; mais le nom même de la plus haute cime, le Monte Calvo ou mont Chauve, témoigne de l'œuvre déplorable de déforestation qui s'est accomplie aussi dans cette région comme dans presque tout le reste de la Péninsule. Jadis des pirates sarrasins s'étaient installés dans le massif du Monte Gargano comme dans grande forteresse; l'espèce de fossé que forme la vallée du Candelaro, continuation de la ligne normale des côtes italiennes, les défendait à l'ouest. Là ils purent longtemps braver les populations chrétiennes, quoique les sanctuaires érigés sur les escarpements du Gargano soient parmi les plus vénérés de la catholique Italie; des églises et des couvents y ont succédé aux anciens temples païens, et depuis les temps historiques le flot des pèlerins n'a cessé de s'y diriger: surtout l'église du mont Sant' Angelo, dont les pentes fort inclinées se dressent au nord de Manfredonia, est un lieu sacré par excellence. C'est qu'avant l'époque de la grande navigation les matelots qui venaient de quitter le sûr abri du golfe, ne se préparaient pas sans inquiétude à doubler la presqu'île du Gargano et à s'aventurer au milieu des îles bordées d'écueils qui la continuent au large vers la côte dalmate, Tremiti, Pianosa, Pelagosa. [Illustration: N° 92.--MONTE GARGANO.] L'ancien volcan du mont Vultur, au sud de la vallée de l'Ofanto, se dresse comme la borne méridionale des Apennins de Naples. Au delà, le sol s'abaisse graduellement et n'est plus qu'un plateau raviné d'où les eaux rayonnent en trois directions, à l'ouest par le Sele vers le golfe de Salerne, au sud-est vers le golfe de Tarente, au nord-est vers l'Adriatique. Loin de se bifurquer, comme on le représentait jadis sur les cartes, l'Apennin est même complétement interrompu par le seuil de Potenza, et la longue presqu'île qui forme le «talon» de l'Italie n'a pour toutes élévations que des terrasses aux contours indécis et des collines aux longues croupes monotones. L'autre presqu'île, celle des Calabres, est, au contraire, montueuse et très-accidentée d'aspect. L'Apennin recommence au sud de Lagonegro et s'élève en brusques escarpements jusqu'au-dessus de la zone des bois. Le mont Pollino, d'où l'on domine à la fois les deux mers d'Ionie et d'Éolie, est plus haut que le Matese et que toutes les autres cimes du Napolitain; le groupe dont il occupe le centre barre la presqu'île dans toute sa largeur, d'une mer à l'autre mer, et se prolonge au bord des eaux occidentales en un mur de rochers plus abrupts encore que ceux de la Ligurie et beaucoup plus inaccessibles à cause du manque complet de routes. Au sud, il s'ouvre en de beaux vallons boisés où les habitants vont recueillir sur le trone des frênes la manne médicinale qui s'expédie ensuite dans tous les pays du monde. La profonde vallée du Crati limite au sud et à l'est ce premier massif et le sépare d'un deuxième, moins élevé, mais à la base plus étendue: c'est la Sila, dont les rochers de granit et de schistes, d'origine beaucoup plus ancienne que les Apennins, ont encore gardé la parure et, l'on pourrait dire, l'horreur de leurs grandes forêts de pins et de sapins, hantées par les bandits. Jadis ces forêts, qui valurent aux montagnes le nom de «Pays de la Résine», fournirent aux Hellènes de la Grande Grèce, puis aux Romains, le bois nécessaire à la construction de leurs flottes, et maintenant encore les chantiers de construction de l'Italie y prennent un grand nombre de leurs madriers. Des pâtres, que l'on dit être en partie les descendants des Sarrasins qui occupèrent autrefois la contrée, mènent leurs troupeaux pendant la belle saison dans les clairières de ces forêts. Au sud du groupe isolé de la Sila s'arrondit le large golfe de Squillace, au devant duquel la mer Tyrrhénienne projette une autre baie semi-circulaire, celle de Santa Eufemia. Il ne reste plus entre les deux mers qu'un isthme étroit, occupé par de petits plateaux disposés en degrés et entourés d'anciennes plages qui marquent les reculs successifs de la mer; mais au delà de ce seuil, où des souverains ont eu l'idée, non suivie d'effet, de faire creuser un canal maritime, s'élève un troisième massif, au noyau de roches cristallines, bien nommé l'Aspromonte. Énorme croupe à peine découpée en sommets distincts, mais rayée sur tout son pourtour de ravins rougeâtres où de furieux torrents roulent en hiver, «l'âpre montagne,» encore revêtue de ses bois, étale largement dans la mer Ionienne ses promontoires panachés de palmiers et disparaît enfin sous les flots, à la pointe désignée par les marins sous le nom de «Partage des vents[102]» (_Spartivento_). [Note 102: Altitudes des Apennins de Naples: Meta 2,245 met. Monte Miletto (Matese) 2,047 » » Calvo (Gargano) 1,570 » » Sant' Angelo (cap Campanella) 1,470 » Capri (Monte Solara) 597 » Monte Pollino 2,334 » La Sila 1,787 » Aspromonte 1,909 » ] Mais, outre les divers massifs plus ou moins isolés que l'on peut considérer comme faisant partie du système des Apennins, le pays de Naples a, comme les provinces romaines, ses montagnes volcaniques. Elles forment deux rangées irrégulières, l'une sur le continent, l'autre dans la mer Tyrrhénienne, et se rattachent peut-être souterrainement par un foyer caché aux volcans des îles Lipari et au mont Etna. L'une de ces montagnes est le Vésuve, la bouche de laves la plus fameuse du monde entier, non qu'elle soit la plus active ou qu'elle s'élève le plus haut dans la zone des nuages, mais son histoire est celle de tout un peuple qui vit au milieu de ses laves; nul volcan n'a été mieux étudié: grâce à la proximité immédiate de Naples, c'est une sorte de laboratoire de géologie fonctionnant sous les yeux de l'Europe. A peine, en sortant du défilé de Gaëte, a-t-on pénétré dans le paradis de la Terre de Labour, que l'on voit un premier volcan, la Rocca Monfina, se dresser entre deux massifs calcaires, dont l'un est le Massico, aux vins exquis célébrés par Horace, le poëte gourmet. Depuis les temps préhistoriques le volcan repose, ou du moins on ne possède aucun récit authentique de ses fureurs; un village, qui a succédé à une place forte des anciens Auronces, adversaires des Romains, s'est niché avec confiance dans la riche verdure de son cratère ébréché, quoique l'aspect extérieur de la montagne soit encore en maints endroits aussi formidable qu'au lendemain d'une éruption. La principale bouche des laves, entourant un dôme de trachyte, le mont Santa Croce, qui s'élève à près de 1,000 mètres, est l'une des plus vastes de l'Italie: elle n'a pas moins de 4,600 mètres de large; deux autres cratères s'ouvrent dans le voisinage et plusieurs cônes parasites d'éruption, hérissant les pentes extérieures de la montagne, font comme une sorte de cour à la coupole centrale. Le sol de la Campanie est formé jusqu'à une profondeur inconnue des cendres rejetées jadis du cratère de Rocca Monfina, et qui se sont déposées, soit à l'air libre, soit au fond de baies émergées depuis. Dans la région méridionale de la Terre de Labour, ces tufs renferment un grand nombre de coquillages en tout pareils à ceux de la mer voisine. Toute cette région a donc été récemment soulevée. [Illustration: N° 93.--CENDRES DE LA CAMPANIE.] Les collines qui s'élèvent au sud de la merveilleuse campagne n'ont pas la majesté de la Rocca Monfina, mais leur voisinage du bord de la mer et les remarquables phénomènes qui s'y sont accomplis les ont rendues bien autrement célèbres; dès l'antiquité la plus reculée, elles ont été considérées comme une des grandes curiosités de la Terre. Vus de la position dominatrice de la colline des Camaldules, au-dessus de Naples, les «champs Phlégréens», embellis d'ailleurs par la verdure et le voisinage des eaux marines, ne nous paraissent point une région d'horreurs, depuis que nous connaissons des régions du monde incomparablement plus ravagées par les laves et qui par leurs explosions ont causé des désastres beaucoup plus effrayants. Les volcans de Java, des îles Sandwich, de l'Amérique centrale, de la Cordillère andine, ont porté tort dans notre imagination aux pustules du golfe de Baïa; mais les phénomènes si divers de cette petite région volcanique durent frapper singulièrement l'esprit de nos premiers ancêtres gréco-romains. Leur intelligence, si ouverte pourtant, ne pouvait comprendre ces merveilles: aussi ne manqua-t-elle pas de les attribuer à des dieux: là était pour eux le seuil du monde souterrain. Cette terre qui frémit, ces flammes sortant d'un foyer caché, ces ouvertures béantes en communication avec des cavernes inconnues, ces lacs qui se vident et s'emplissent soudain, ces antres vomissant des gaz mortels, tout cela entra pour une forte part dans leur mythologie et dans leur poétique, et c'est encore là que, malgré nous, se trouve l'origine d'une multitude de nos images, de nos comparaisons et de nos idées. Du temps de Strabon, les bords du golfe de Baïa étaient devenus le rendez-vous des voluptueux, et tous les promontoires, toutes les collines des environs portaient de somptueuses villas; la contrée tout entière était le plus charmant des jardins, embelli par la vue la plus admirable de la mer et des îles; mais on se racontait encore des choses terribles sur le monde de cavernes et de flammes caché dans les profondeurs. Un oracle redoutable y siégeait, entouré d'un peuple de mineurs, les mythiques Cimmériens, auxquels devaient s'adresser les étrangers qui voulaient consulter les dieux: ces populations de troglodytes étaient tenues de ne jamais voir le soleil et ne quittaient leurs souterrains que pendant la nuit. On disait aussi que les champs Phlégréens avaient été le théâtre de grandes luttes entre les géants; peut-être était-ce un souvenir des batailles qui s'étaient livrées pour la possession des terres fertiles de la Campanie. Au moyen âge, Pouzzoles était considéré par les fidèles comme le lieu par lequel Jésus-Christ était descendu aux enfers. Les cratères qui servirent de vomitoires à ce foyer ou «pyriphlégéton» des anciens sont au nombre d'une vingtaine, si l'on compte seulement ceux dont les bords, entiers ou ébréchés, sont encore nettement reconnaissables; mais il en est aussi plusieurs qui se sont mutuellement oblitérés en s'enclavant les uns dans les autres, en croisant ou en superposant leurs murailles. Vu de haut, et sans la végétation qui l'embellit, l'ensemble du paysage prendrait un aspect analogue à celui de la surface lunaire, parsemée d'entonnoirs inégaux. Naples même est bâtie dans un cratère aux contours indécis, rendus plus vagues encore par les édifices qui s'élèvent en amphithéâtre sur les pentes; mais à l'ouest se groupent plusieurs cuvettes volcaniques mieux dessinées, dont l'une s'appuie extérieurement sur un long promontoire de tuf, où s'élève le prétendu tombeau de Virgile. Dès qu'on a dépassé le tunnel du Pausilippe, l'une des anciennes «merveilles du monde», on se trouve dans la région des champs Phlégréens proprement dits. A gauche, la petite île de Nisita ou Nisida, au profond cratère ouvrant aux eaux du large l'échancrure du Porto Pavone, dresse son cône régulier comme la borne extérieure de cet amas de volcans. Le plus vaste de tous, et celui qui a le plus gardé de son activité d'autrefois, est le bassin de la Solfatare, le _Forum Vulcani_ des anciens. Sa dernière grande éruption date de 1198, mais il continue d'exhaler en quantité des vapeurs d'hydrogène sulfuré et de décomposer ses roches sous l'action des gaz: la nuit, un vague reflet rougeâtre s'échappe d'une centaine de petites ouvertures où s'élaborent le soufre et les sulfates, et quand on se promène sur le sol du cratère, on entend résonner ses pas sur le sol poreux, percé d'innombrables vésicules. Immédiatement au nord s'ouvre une autre coupe volcanique emplie de la verdure des grands bois et d'eaux, qui la reflètent: c'est le parc d'Astroni, dont les talus circulaires sont tellement abrupts à l'intérieur, qu'ils forment une barrière suffisante pour enclore les sangliers et les chevreuils; la seule entrée de l'enceinte est une brèche artificielle. Un autre cratère moins régulier enferme les eaux, étendues, profondes, et parfois bouillantes, du lac d'Agnano, que l'on croit s'être formé au moyen âge. Dans les environs jaillit, de la fameuse «grotte du Chien», une source d'acide carbonique visitée par la foule des étrangers. D'autres jets de gaz et d'eau sulfureuse s'élancent de tous les terrains des environs, et c'est à eux que Pouzzoles devrait son appellation, si la véritable signification du mot est celle de «Ville puante». Par contre, la ville a donné son nom à la terre de pouzzolane, lave désagrégée par les eaux qui fournit un excellent mortier et qui servit dans l'antiquité à construire des amphithéâtres, des temples, des villas, des môles et des bassins. On voit encore à Pouzzoles quelques restes de la jetée à laquelle se rattachait le fameux pont de Baïa, construit en travers du golfe par Caligula. Les rivages de la baie de Pouzzoles ont fréquemment changé de niveau. Les trois colonnes d'un temple de Neptune, dit de Sérapis, en sont une preuve bien connue. Après l'époque romaine, peut-être lors de quelque éruption non mentionnée dans l'histoire, l'édifice s'affaissa dans les eaux avec la berge qui le portait; ses colonnes durent baigner dans la mer pendant de longues années ou même pendant des siècles, car jusqu'à la hauteur d'environ six mètres et demi, on voit sur les fûts de marbre les enveloppes des serpules et les innombrables trous creusés par les pholades. A une autre époque, sur laquelle les chroniques restent également muettes, le temple surgit de nouveau, avec assez de régularité dans son mouvement d'élévation pour que la colonnade restât partiellement debout. Tout porte à croire que cette émersion eut lieu en 1538, lorsque la «Montagne Nouvelle» (_Monte Nuovo_) fut rejetée par l'officine intérieure des laves et des cendres. En quatre jours l'énorme cône, haut de 130 mètres et d'un pourtour de plusieurs kilomètres, jaillit de la plaine basse qui continuait le golfe vers le nord; le village de Tripergola fut enseveli sous les cendres; toute une plage, dite la Starza, se forma au pied de la falaise de l'ancien littoral, et deux nappes d'eau qui s'étendent à l'ouest du Monte Nuovo cessèrent de communiquer avec la mer et prirent une autre forme. Un de ces lacs, le plus rapproché du golfe, était ce fameux Lucrin, tant apprécié des gourmets de Rome à cause de ses huîtres; une simple flèche de sable, percée d'un «grau» naturel où passaient les petites embarcations, le séparait de la mer: cette plage était, suivant la tradition, une digue élevée par Hercule, lorsqu'il revenait d'Ibérie, chassant devant lui les troupeaux de Géryon. L'autre lac, qu'un détroit unissait alors au Lucrin, est l'Averne, dont Virgile, se conformant aux vieilles légendes, avait fait l'entrée des enfers. Ses eaux, claires, poissonneuses et profondes d'environ 120 mètres emplissent un ancien cratère qui n'a plus rien de bien effrayant et n'émet plus de gaz mortels: en dépit de l'étymologie de son nom, les oiseaux volent sans danger au-dessus du lac et se reposent sur les bords. Pourtant les vieux souvenirs classiques de l'enfer païen hantent encore les alentours du cratère lacustre; une nappe marécageuse du bord de la Méditerranée, le lac Fusaro, est devenue l'Achéron des _ciceroni_; à côté se trouve l'antre de Cerbère; le Cocyte est le ruisseau paresseux de l'Acqua Morta qui s'écoule de l'étang dans la mer; le lac Lucrin, ou plutôt une source qui s'y déverse, est le Styx; une grotte artificielle, reste d'une route souterraine que les anciens avaient creusée, du lac Averne à la mer, est devenue la grotte de la Sibylle. Les habitants de Cumes, l'antique cité de fondation chalcidique dont on voit encore quelques débris au bord de la Méditerranée, entre le lac de Patria et celui de Fusaro, avaient apporté les mythes de l'Hellade dans leur nouvelle patrie, et la poésie, qui s'en est emparée, continue de les faire vivre jusqu'à nos jours. Pour contraster avec le Tartare, il faut des Champs Élysées, et l'on donne, en effet, ce nom à une partie de la péninsule de Baïa dont les voluptueux Romains avaient fait le séjour le plus enchanteur de l'univers: tous les grands y possédaient leur villa; Marius, Pompée, César, Auguste, Tibère, Claude, Agrippine, Néron, y résidèrent et leurs palais furent le théâtre de mainte effroyable tragédie. Actuellement il ne reste de tous ces édifices que des ruines à demi écroulées dans les flots. La nature a repris le dessus et les seules curiosités de la péninsule, avec les huîtrières du lac Fusaro, sont les collines de tuf et les cratères. Le cap terminal, le célèbre promontoire de Misène, est un de ces anciens volcans, et jadis faisait partie d'un groupe d'éruption beaucoup plus considérable qui comprenait aussi la charmante petite île de Procida, séparée de la côte par un canal de moins de dix-huit mètres de profondeur. La vue que l'on contemple du cap Misène est une des plus vantées de la planète: de là on voit dans son entier cet admirable golfe de Naples, «morceau du ciel tombé sur la terre.» Ischia la joyeuse, la formidable Capri, le promontoire de Sorrente, bleui par l'éloignement, le Vésuve à la double enceinte, le collier de villes blanches qui entoure le golfe, les maisons de Naples qui ruissellent sur les pentes, les fécondes plaines de la Campanie, se déroulent dans le cadre merveilleux formé par la mer et l'Apennin. L'île de Procida réunit le massif des champs Phlégréens à la chaîne des volcans insulaires qui se développe au large du golfe de Gaëte. La plus importante de ces îles est Ischia, presque rivale du Vésuve par la hauteur apparente de son volcan, l'Epomeo. Celui-ci, qu'entourent dix ou douze cônes parasites, s'est ouvert latéralement plusieurs fois pendant l'époque historique. Une grande éruption de la montagne eut lieu en 1302, et la crevasse vomit alors des laves tellement compactes, que jusqu'à présent elles se sont refusées à porter toute végétation. On a remarqué que le Vésuve se trouvait alors dans une période de repos, deux fois séculaire; mais comme s'il y avait alternance dans les foyers d'activité, l'Epomeo est redevenu tranquille depuis que le Vésuve a repris le jeu de ses explosions; de même, lorsque le Monte Nuovo jaillit du sol, le grand volcan de Naples rentra dans une période de sommeil qui dura cent trente années. Quoi qu'il en soit de cette alternance présumée dans le mouvement des laves souterraines, l'île d'Ischia repose depuis cinq siècles et demi; elle n'a plus d'autre issue pour le dégagement des gaz élaborés dans ses profondeurs que ses trente ou quarante sources thermales, qui contribuent, avec l'air pur et la beauté de l'île, à augmenter chaque année le flot des visiteurs. Il est certain, qu'à une époque géologique moderne la masse insulaire a été soulevée, puisque ses laves trachytiques reposent en maints endroits sur des argiles et des marnes contenant des coquillages semblables à ceux qui vivent encore dans la Méditerranée: des phénomènes analogues ont eu lieu sur les plages de Pouzzoles et de Sorrente, mais le mouvement d'élévation paraît avoir été beaucoup plus considérable dans l'île d'Ischia, car on y a reconnu les restes de coquilles récentes jusqu'à 600 mètres de hauteur. Jadis accrue par l'exhaussement du sol marin, Ischia diminue maintenant, par suite du travail d'érosion que font les vagues à la base de ses promontoires de tuf. Il en est de même pour les autres îles volcaniques dont la rangée se prolonge au nord-ouest. Ventotiene, l'ancienne Pandataria, qui fut un lieu d'exil pour les princesses romaines, est un âpre rocher de trachyte ne gardant plus qu'une sorte de chapeau de scories et de cendres; tout le reste a été balayé par les eaux, et les deux îles de Ventotiene et de San Stefano, jadis parties d'un même volcan, sont devenues deux terres distinctes. Ponza, autre lieu de bannissement du temps des Romains, était également avec les deux îles voisines, Palmarola et Zannone, le fragment d'une enceinte de volcan démoli depuis par les vagues. Mais ce volcan s'appuyait sur des masses calcaires comme celles du continent voisin, car l'extrémité orientale de Zannone se compose d'une roche jurassique absolument semblable à celle du Monte Circello, qui se dresse en face sur la côte romaine. Le Vésuve, la montagne à la fois chérie et redoutée des Napolitains, fut aussi, aux temps préhistoriques, un volcan insulaire; des coquillages marins mêlés au tuf du Monte Somma prouvent que cette partie du volcan était jadis immergée, et du côté du continent la montagne est encore entourée de plaines basses qui prolongent la mer des eaux par leur mer de verdure. On sait comment la paisible montagne, couverte jadis des plus riches cultures jusque dans le voisinage du sommet noirci, révéla par une explosion soudaine la force terrible qui sommeillait dans ses profondeurs. Il y a dix-huit siècles bientôt que le dôme de la Somma, brusquement soulevé, fut réduit en poudre et projeté dans l'espace. Le nuage de cendres lancé dans les airs cacha toute la contrée sous d'immenses ténèbres; jusqu'à Rome le soleil en fut obscurci, et l'on crut que la grande nuit de la Terre allait commencer. Quand la lumière reparut vaguement dans le ciel roux, tout était méconnaissable; la montagne avait perdu sa forme; toutes les cultures avaient disparu sous la couche de débris, et des villes entières étaient ensevelies avec ceux des habitants qui n'avaient pu s'enfuir: on ne les a retrouvées que de nos jours. [Illustration: GOLFE DE NAPLES ET LE VÉSUVE.] [Illustration: VUE GÉNÉRALE DE CAPRI, PRISE DE MASSA-LUBREUSE. Dessin d'après nature par Niederhaüsern-Kœchlin.] [Illustration: ÉRUPTION DU VÉSUVE, LE 26 AVRIL 1872. Dessin de Taylor, d'après M. A. Heim.] Depuis le terrible événement, le Vésuve a fréquemment vomi des laves et des cendres; il est même arrivé, en 472, que ses poussières d'éruption ont été transportées par le vent jusqu'à Constantinople, à la distance de 1,160 kilomètres. Jamais on n'a constaté de périodicité dans ces divers paroxysmes; le Vésuve s'est parfois reposé assez longtemps pour que des forêts aient pu naître et grandir aux abords mêmes du cratère; mais depuis la fin du dix-septième siècle les éruptions sont devenues plus nombreuses: il ne se passe guère de décade qu'il n'y en ait une ou deux. Chacune d'elles modifie le profil de la montagne: tantôt le grand cône terminal a la forme la plus régulière, tantôt il est découpé par des brèches en deux ou trois pyramides distinctes; suivant les époques, il est percé d'un simple cratère, au fond duquel bouillonnent les laves, ou bien parsemé de lacs ou de pustules d'éruption, ou muni d'un puissant vomitoire dont les rebords s'emboîtent les uns dans les autres ou se croisent diversement. La hauteur du mont ne change pas moins que sa forme, et les mesures les plus précises indiquent, d'éruption en éruption, des altitudes différentes, quoique toutes probablement inférieures à celle qu'avait la Somma avant la grande explosion de 79; le fragment ruiné de l'enceinte qui se développe en croissant autour de l'ancien cratère dit Atrio del Cavallo fait supposer que la masse du volcan était beaucoup plus considérable autrefois. Toutes ces grandes révolutions sont accompagnées de changements intimes dans la composition des laves et dans la nature des gaz. Grâce au voisinage de Naples, toutes ces diverses phases de l'activité volcanique sont connues désormais. Les _Annales_ du Vésuve, où ces phénomènes sont décrits en détail, sont assez riches déjà pour servir à l'histoire comparée de tous les volcans, et un observatoire, que l'on a bâti sur les pentes du cône et que les laves ont parfois entouré de leurs vagues de feu, permet aux savants d'étudier les éruptions à leur source même. Le Vésuve, comme tous les autres volcans, a son entourage d'eaux thermales et de vapeurs jaillissantes; mais il n'est point accompagné de cônes secondaires. Il faut aller jusqu'au centre, et même sur le versant oriental de la Péninsule, pour trouver un autre volcan: c'est le mont Vultur. Cette masse isolée et régulièrement conique est plus considérable que le Vésuve lui-même: elle le dépasse en hauteur de cime et en diamètre de base; mais il ne paraît pas que des éruptions y aient eu lieu depuis les temps historiques; le grand cratère, ouvert sur le flanc septentrional de la montagne, n'émet plus que de légers souffles d'acide carbonique, au bord de deux lacs emplissant le fond de l'entonnoir. Le mont Vultur s'élève sur le prolongement d'une ligne tirée d'Ischia au Vésuve, et c'est précisément sur la même ligne, et à moitié chemin des deux grandes montagnes, le Vésuve et le Vultur, que se trouve la source d'acide carbonique la plus abondante de l'Italie; elle jaillit du petit lac ou plutôt de la mare d'Ansanto ou du «Manque d'air», ainsi nommée à cause de ses gaz irrespirables. Le jet d'acide s'échappe d'une fente du sol avec un bruit strident, semblable à celui d'une cheminée de forge. Tout autour, la terre est couverte de débris d'insectes qui ont péri soudain en pénétrant dans la zone d'air mortel. Au bord du lac, les Romains avaient élevé un temple à «Junon Méphitique[103]». [Note 103: Altitudes des volcans du Napolitain: Vésuve............... 1,250 mètres. Epomeo............... 768 » Vultur............... 1,328 » Monte Nuovo.......... 134 » Camaldules........... 158 » Rocca Monfina........ 1,006 » ] Tout effroyables qu'ils soient, les désastres causés dans l'Italie méridionale par les éruptions de laves et les explosions de cendres sont moindres que les malheurs produits par les tremblements de terre. Quelques-unes de ces fatales secousses ont évidemment le mouvement intérieur des laves pour cause immédiate: ainsi, quand le Vésuve s'agite, Torre del Greco et les autres villes situées à la base du mont sont doublement menacées: elles risquent à la fois d'être rasées par les laves ou bien ensevelies par les cendres et d'être renversées par les trépidations du sol. Mais, outre ces tremblements volcaniques, la Basilicate et les Calabres, c'est-à-dire les provinces comprises entre les deux foyers du Vésuve et de l'Etna, ont éprouvé maintes fois des ébranlements terribles dont l'origine est encore inconnue. Sur un millier de tremblements de terre observés pendant les trois derniers siècles dans l'Italie méridionale, la plupart ont été ressentis dans cette région, et quelques-uns ont exercé une force de destruction dont les résultats épouvantent. Le grand désastre le plus récent, celui de décembre 1857, coûta la vie à plus de 10,000 personnes, à Potenza et dans les environs; mais le plus terrible de ces ébranlements raconté par l'histoire fut celui de 1783, qui secoua la pointe extrême de la péninsule des Calabres. Le premier choc, dont le point initial se trouvait à peu près au-dessous de la ville d'Oppido, dans le massif de l'Aspromonte, ne dura que cent secondes, et ce court espace de temps suffit pour renverser 109 villes et villages, contenant une population de 166,000 personnes, dont 32,000 restèrent écrasées sous les débris. La disposition des terrains de la contrée fut pour beaucoup dans ce désastre. En effet, les talus ravinés qui s'appuient sur les flancs des montagnes granitiques de la Calabre Ultérieure sont composés de formations tertiaires, sables, marnes et argiles. En passant à travers la roche, douée d'une certaine élasticité, quoique fort dure, les secousses se propageaient régulièrement sans brusques soubresauts; mais, arrivées aux terrains meubles, elles se retardaient soudain; le mouvement se troublait, changeait de direction, et de grands éboulis se produisaient; marnes et sables s'écroulaient en entraînant avec eux les cultures et les édifices de la surface; comme dans la plaine de San Salvador, en Amérique, des secousses relativement faibles déterminaient ainsi d'effroyables écroulements. Telle est la cause de ces lézardes bizarres, de ces étranges déchirures du sol qui firent l'étonnement des savants et que reproduisent à l'envi, d'après les figures de l'époque, tous les ouvrages de géologie. En certains endroits, la terre était étoilée de fissures comme une vitre brisée; ailleurs des fentes s'étaient ouvertes à perte de vue dans les profondeurs; des ruisseaux s'étaient engouffrés et plus loin reparaissaient en lacs; des marnes délayées avaient coulé sur les pentes comme des fleuves de lave, noyant les maisons et recouvrant les cultures d'une couche infertile. Les ruines, les changements de niveau, les crevasses béantes rendaient plusieurs sites presque méconnaissables. Aux désastres causés par tous ces écroulements s'ajoutèrent les maux occasionnés par les tremblements de mer. Une grande partie de la population de Scilla, craignant de rester sur le rivage vibrant, s'était réfugiée sur une flottille de barques; mais une énorme masse de terre, se détachant d'une montagne voisine, s'éboula dans les eaux, et la vague d'ébranlement vint se heurter sur les rives avec les débris des embarcations rompues. Puis vinrent la famine, causée par le manque de vivres, et le typhus, conséquence ordinaire de tous les autres fléaux. S'il est encore impossible de prévoir les tremblements de terre et de se prémunir contre eux autrement que par une construction plus intelligente des maisons, il est du moins une cause de misère et de dépopulation que les habitants du Napolitain peuvent écarter, puisque leurs ancêtres y avaient réussi. Du temps des Grecs, les marais du littoral étaient certainement beaucoup moins nombreux qu'ils ne le sont de nos jours; les guerres et le retour des populations vers la barbarie ont détérioré le régime des eaux et, par conséquent, le climat lui-même. Baïa, le lieu salubre par excellence, la ville de campagne des voluptueux Romains, est devenue le séjour de la malaria. De même, l'ancienne Sybaris, la ville du luxe et du plaisir, est remplacée par les mares de la plaine Fiévreuse (_Febbrosa_), «terre pourrie qui mange plus d'hommes qu'elle ne peut en nourrir.» Les miasmes paludéens, tel est le fléau qui, avec la misère et l'ignorance, décime encore les habitants de la Pouille, de la Basilicate, des Calabres. Certaines maladies asiatiques, l'éléphantiasis, la lèpre même, font aussi leurs ravages parmi ces populations, que la fertilité du sol et l'excellence du climat naturel semblaient destiner à une grande prospérité. En effet, les contrées napolitaines, bien nommées Sicile continentale, depuis les temps de la domination normande, qui fonda le royaume des Deux-Siciles, sont une région favorisée. Le versant occidental surtout, baigné par une quantité suffisante de pluies annuelles, pourrait devenir un immense jardin, comme le sont déjà quelques-unes de ses plages, à Sorrente, à Salerne, à Reggio. La température moyenne de Naples est semi-tropicale; en hiver, le thermomètre n'est pas même inférieur d'un degré à la hauteur qu'il offre à Paris pour la moyenne de toute l'année. La neige y tombe fort rarement et ne se montre pendant quelques semaines ou quelques mois que sur les croupes des montagnes[104]. Dans les jardins et les vergers du bord de la mer, la végétation est d'une richesse toute méridionale: les orangers et les citronniers, chargés des plus beaux fruits, y poussent en grands arbres; les dattiers, se groupant en bouquets, y déploient leurs éventails de feuilles, et parfois, à Reggio notamment, ils ont mûri leurs fruits; l'agave américaine y dresse ses hauts candélabres; la canne à sucre, le cotonnier et d'autres plantes industrielles, qui dans le reste de l'Europe se hasardent à peine en dehors des serres, vivent ici dans les champs en pleine liberté. Quant à l'olivier, l'arbre par excellence des plages de la Méditerranée, c'est dans les Calabres qu'il faut en parcourir les admirables forêts, non moins ombreuses que celles de nos hêtres. Même la roche à peine saupoudrée de terre végétale et sans humidité apparente est d'une grande fertilité; maint promontoire aux falaises verticales porte sur ses terrasses de culture des vignobles et des vergers aux excellents produits. Avec la Sicile, l'Andalousie, certains districts de la Grèce et de l'Asie Mineure, le Napolitain est vraiment l'idéal de la zone chaude tempérée; seulement quelques steppes du versant adriatique, et les hautes vallées des Apennins, qui rappellent le centre de l'Europe, contrastent avec la magnificence de végétation du littoral. [Note 104: Climat du Napolitain: Température Extrême Extrême Pluies moyenne. de chaud. de froid. annuelles. Naples 16°,7 40° -5° 0m 947 ] Cet admirable pays est habité par une population d'origine très-diverse. Sans remonter jusqu'aux âges mythiques, on trouve les éléments les plus distincts parmi les peuples qui se sont entremêlés pour former les Napolitains actuels. Il y a deux mille trois cents ans, les Samnites occupaient non-seulement les Apennins, mais encore toute la largeur de la Péninsule, d'une mer à l'autre mer. Plus nombreux que les Romains, maîtres d'un territoire plus étendu, ils seraient devenus les conquérants de l'Italie, s'ils avaient eu la cohésion, l'esprit d'organisation, la discipline qui faisaient la force de leurs adversaires; mais, divisés en cinq groupes distincts, parlant cinq dialectes italiques différents, ils ne possédaient pas une individualité nationale assez précise. Les Samnites de la montagne se disputaient avec leurs frères de la plaine; ceux qui avaient gardé la barbarie de leurs anciennes mœurs étaient en guerre ouverte avec les Samnites hellénisés qui vivaient dans le voisinage des cités grecques du littoral. Tous les rivages méridionaux de la péninsule italique, depuis l'antique ville de Cumes, fondée, plus de mille ans avant notre ère, par les Cuméens de l'Asie Mineure, jusqu'à Sipuntum, dont il reste quelques ruines, au sud de la moderne Manfredonia, étaient bordés de villes grecques. Dans ces régions du midi de l'Italie, le fond de la population diffère beaucoup de celui des autres parties de la Péninsule. Tandis que les éléments celtiques, étrusques, latins dominent au nord du Monte Gargano, ce sont les Hellènes, les Pélasges et des races alliées qui semblent avoir eu la prépondérance dans les contrées du sud. Non-seulement les Grecs civilisés, Ioniens et Doriens, y avaient fondé assez de colonies pour en faire une «Grande Grèce», mais les indigènes eux-mêmes, les Iapygiens barbares, parlaient un idiome que l'on croit avoir été très-rapproché de la langue hellénique; peut-être l'hypothèse de Mommsen, qui voit en eux les descendants de tribus de même origine que les Albanais du littoral opposé de l'Adriatique, est-elle fondée; mais, en tout cas, ils étaient les parents des Grecs par la race, et cette parenté facilita la rapide hellénisation du peuple. Plus tard, tous les méridionaux de l'Italie, descendants des Iapygiens et des Grecs, eurent à s'incliner devant la toute-puissance de Rome et à recevoir ses vétérans et ses colons, mais ils ne se latinisèrent point complétement. Eux qui avaient donné à Rome presque tous ses premiers auteurs et ses maîtres en poésie, Andronicus, Ennius, Nævius, ne se prêtèrent que difficilement à parler la langue des conquérants. Après la chute de l'empire romain, l'autorité des Césars de Constantinople, qui put se maintenir encore longtemps dans l'Italie méridionale, rendit au grec son rang d'idiome prépondérant, puis les patois romanisés reprirent peu à peu le dessus. Mais l'ignorance même et la barbarie dans laquelle retombèrent les habitants, des contrées à demi grecques ne leur permirent pas de se faire au nouveau milieu qui les entourait; ils conservèrent partiellement leur langue et leurs mœurs, et, de nos jours encore, plusieurs districts des provinces méridionales ne sont italiens qu'en apparence; on cite même huit villages de la Terre d'Otrante où l'on parle le dialecte hellénique du Péloponèse; mais les habitants du pays sont probablement les descendants de fugitifs du moyen âge. Ce n'est point sans raison que la mer de Tarente a toujours son nom de mer Ionienne. En gardant leurs sonores appellations grecques, Naples ou Napoli, Nicastro, Tarente, Gallipoli, Monopoli ont aussi gardé dans leur population bien des traits qui font penser aux temps de la Grande Grèce. De toutes les cités du Napolitain, Reggio ou «la Ville du détroit» (de la Rupture) est, paraît-il, celle où l'usage du grec s'est conservé le plus longtemps; vers la fin du treizième siècle, les patriciens de la ville, qui se vantent tous d'être de pure race ionienne, parlaient encore, dit-on, la langue de leurs ancêtres. Dans plusieurs villages de l'intérieur, où ni le commerce, ni les invasions guerrières ne sont venus modifier les anciennes mœurs, le grec était naguère l'idiome du pays; des chants recueillis à Bova, bourgade située non loin de la pointe méridionale de l'Italie, sont en beau dialecte ionien, plus rapproché, dit-on, de la langue de Xénophon que le romaïque de la Grèce. Récemment encore, à Roccaforte del Greco, à Condofuri, à Cardeto, le grec était parlé par tous les paysans, et lorsqu'on les appelait devant les tribunaux comme témoins ou comme accusés, les magistrats devaient être assistés d'un interprète. Actuellement tous les jeunes gens parlent italien; la langue maternelle est oubliée, mais le type se conserve encore. A Cardeto, hommes et femmes, surtout celles-ci, sont d'une beauté remarquable: «ce sont toutes des Minerves,» dit un historien du pays. Leur principal métier, source de bien-être dans leur village, est de servir de nourrices aux enfants des bourgeois de Reggio. De même les femmes de Bagnara, entre Scilla et Palmi, sont d'une étonnante beauté, célébrée d'ailleurs par un proverbe italien; mais elles ont un type quelque peu farouche, où l'on croit discerner une trace d'origine arabe; leur visage n'a pas la noble placidité de la figure grecque. On raconte que les femmes des villages encore helléniques des Calabres exécutent fréquemment une danse sacrée, qui dure pendant des heures et qui ressemble tout à fait à celle que l'on voit représentée sur les anciens vases; seulement elles dansent devant l'église et non plus devant les temples, et ce sont des prêtres qui bénissent leurs cérémonies. Lors des enterrements, des pleureuses accompagnent le mort en poussant des cris et recueillent précieusement leurs larmes dans des lacrymatoires. Ailleurs, notamment dans les environs de Tarente, les enfants consacrent leur chevelure aux mânes des parents défunts. Avec ces anciennes mœurs s'est également maintenue l'ancienne morale. La femme est encore considérée comme un être très-inférieur à l'homme; sa position n'a guère changé depuis deux mille ans dans cette partie de la Grande Grèce. Même à Reggio, les dames de la bourgeoisie et de la noblesse qui se conforment à la tradition restent dans le gynécée; elles ne vont point au théâtre, sortent rarement, et, quand elles se promènent, elles se font accompagner, non par leur mari, mais par des suivantes aux pieds nus. Aux éléments samnites, iapygiens et grecs qui ont formé la grande masse de la population de l'Italie méridionale, il faut ajouter les Étrusques de la Campanie; les Sarrasins, qui s'établirent dans la presqu'île du Gargano et ceux dont on croit reconnaître les descendants, dans la Campanie, à la «marine» de Reggio, à Bagnara et dans plusieurs autres villes de la côte; les Lombards de Bénévent, qui parlaient encore leur langue il y a huit cents ans; les Normands, dont les fils seraient actuellement des pâtres de la montagne; enfin les Espagnols, que l'on retrouve en plusieurs villes du littoral, notamment à Barletta dans l'Apulie. De tous les étrangers domiciliés dans l'Italie méridionale, ceux qui ont fourni le contingent le plus considérable pendant les derniers siècles sont probablement les Albanais. Ils sont nombreux sur tout le versant oriental de la Péninsule, du promontoire de Gargano à l'extrémité des Calabres. Dès 1440, un de leurs clans s'était établi en Italie, mais la grande émigration se fit pendant la dernière moitié du quinzième siècle, après les héroïques luttes soutenues par le grand Scanderbeg; les Chkipétars vaincus n'avaient alors d'autre ressource que l'expatriation pour échapper au joug des Musulmans. Les rois de Naples, heureux d'accueillir dans leur armée de si vaillants soldats, concédèrent aux familles albanaises plusieurs villages ruinés et des terres incultes, qui sont maintenant parmi les mieux exploitées de l'Italie du Midi. Les descendants des Chkipétars, domiciliés pour la plupart dans la Basilicate et les Calabres, comptent au nombre des plus utiles citoyens de l'Italie; ils se sont mis à la tête du mouvement intellectuel dans l'ancien royaume de Naples, et lorsqu'il s'est agi de le délivrer des Bourbons, ils étaient parmi les premiers dans l'armée libératrice de Garibaldi. Un grand nombre d'Albanais se sont complétement italianisés, mais il s'en trouve encore plus de 80,000 qui n'ont oublié ni leur origine, ni leur langage. Quelle que soit la part qu'il faille attribuer aux divers éléments ethniques dont se compose la population napolitaine, un fait est incontestable, c'est que la race est une des plus belles de l'Europe. Les Calabrais, les montagnards de Molise, les paysans de la Basilicate ont une taille si bien prise, un corps si merveilleusement d'aplomb, tant de souplesse dans les membres et d'agilité dans la démarche, qu'on ne songe point à leur reprocher leur petite taille, comparée à celle des hommes du Nord. On ne s'arrête pas non plus à ce que les traits de beaucoup de femmes napolitaines pourraient avoir d'irrégulier, tant elles ont une physionomie mobile et pleine d'expression. Les figures des enfants, avec leurs grands yeux noirs et leur bouche si fine et si bien formée, brillent de la plus vive intelligence, quoique souvent les vulgarités de la vie misérable à laquelle un trop grand nombre d'entre eux sont condamnés finissent par éteindre leur regard et avilir leur physionomie. Mais l'immense poids d'ignorance qui pèse sur la race n'empêche pas qu'elle ne soit admirablement douée. La contrée qui compte tant de grands hommes, depuis les temps presque mythiques de Pythagore, n'est inférieure à aucune autre par le génie naturel de sa population. Ses philosophes, ses historiens, ses légistes ont exercé une action puissante dans le mouvement de la pensée humaine, et le nombre des musiciens de premier ordre qu'elle a fourni au monde est relativement très-considérable. Il appartenait aux Napolitains de chanter la nature et la vie: est-il sur la terre des hommes plus favorisés par l'air qu'ils respirent, les campagnes et les eaux qui les entourent? Et pourtant la majorité des habitants de l'Italie méridionale est encore, à bien des égards, au dernier rang parmi les Européens. Depuis l'époque des libres cités helléniques, analogue à celle qu'eurent à parcourir, dans un autre cycle de l'histoire, les républiques du nord de l'Italie, le pays ne s'est jamais appartenu: il n'a fait que changer de maîtres; tous les conquérants l'ont tour à tour dévasté avec violence ou méthodiquement opprimé. A l'exception d'Amalfi, aucune ville du Napolitain n'eut le bonheur de pouvoir s'administrer longtemps elle-même comme le faisaient tant de cités républicaines de l'Italie du Nord. La position géographique de la contrée qui fut la Grande Grèce la mettait tout particulièrement en danger: au centre même de la Méditerranée, elle se trouvait sur le chemin de tous les pirates et de tous les envahisseurs, Sarrasins ou Normands, Espagnols ou Français, et l'absence de toute cohésion naturelle entre les diverses régions du pays ne permettait pas aux populations de résister. Le midi de l'Italie n'a pas de grand bassin fluvial comme la Lombardie, la Toscane, l'Ombrie et Rome; il n'a pas de centre de gravité pour ainsi dire, et s'enfuit de toutes parts en versants distincts. Ce manque d'unité géographique enlevait à la contrée son individualité historique et la livrait d'avance à l'étranger. Le régime politique sous lequel les populations napolitaines vivaient récemment encore était des plus humiliants: toute initiative devait s'y étouffer. «Mon peuple n'a pas besoin de penser!» écrivait le roi de Naples Ferdinand II. Une idée, une parole que la censure avait interdites, par peur ou par ignorance, étaient considérées comme des crimes et punies avec la plus grande sévérité. Nul autre droit que celui de la mendicité et de la dépravation morale! La science était obligée de se faire toute petite; l'histoire devait se réfugier dans les catacombes de l'archéologie; un reste de vie littéraire ne pouvait se maintenir que par sa corruption ou sa futilité; bien peu nombreux étaient les Napolitains qui parvenaient à force d'énergie, et sans recourir à l'expatriation, à prendre rang parmi les hommes illustres de l'Italie. Hors des grandes villes, les écoles étaient des établissements presque inconnus et partout surveillés par une police soupçonneuse. Les hommes qui savaient lire et écrire étaient mal vus et, pour ne pas être accusés d'appartenir à quelque société secrète, ils étaient obligés de se faire hypocrites. Les vieilles superstitions avaient gardé tout leur empire; la masse du peuple, encore iapygienne et grecque par ses pratiques dévotieuses, c'est-à-dire païenne, obéissait à de véritables hallucinations dans sa croyance au monde des esprits: à cet égard, elle valait les Morlaques de Dalmatie et les Albanais. On sait avec quelle fureur d'idolâtrie la population de Naples se précipite encore au-devant de la statue de saint Janvier et de quelles insultes elle l'accable quand il tarde trop à liquéfier son sang miraculeux. Il en est de même dans la plupart des autres villes du Napolitain: chacune d'elles a son patron adoré, ou plutôt son dieu; mais si le dieu ne protége pas son peuple, il est conspué comme un ennemi. Encore en 1858, des villageois des Calabres, irrités d'une longue sécheresse, emprisonnèrent leurs saints les plus vénérés. Vers la même époque, Barletta, dans la Pouille, eut le triste honneur d'être la dernière ville d'Europe à brûler des protestants, et de continuer ainsi la tradition de massacre léguée par les exterminateurs des Vaudois de la Calabre. [Illustration: N° 93.--INSTRUCTION COMPARÉE DES PROVINCES DE L'ITALIE.] Tel est encore le fanatisme dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle[105]! [Note 105: Proportion des fiancés qui n'ont pas su signer leur nom (1868): Hommes. Femmes. Campanie, province la plus instruite du Napolitain 69 p. 100. 88 p. 100. Basilicate, province la moins instruite 85 » 96 » ] Une des principales superstitions des Napolitains est relative au «mauvais œil». Le malheureux affligé d'un nez en bec de corbin et de grands yeux ronds est tenu pour un jeteur de sorts, un _jettatore_, et, tout honnête homme qu'il soit d'ailleurs, chacun l'évite comme un être fatal. Si, par mauvaise chance, on se trouve exposé à la funeste influence de son regard, il faut s'empresser de lui faire les cornes ou de lui opposer la puissance de quelque amulette, ayant la même forme que le _fascinum_ des anciens; les gris-gris en corail surtout ont un grand pouvoir, et nombre de ceux qui prétendent ne pas croire à leur vertu sont les premiers à s'en servir. Quant aux paysans des Calabres, la plupart d'entre eux portent au-dessous de la chemise des tableaux de saints couvrant toute la poitrine en guise de boucliers. Les bêtes domestiques et les demeures doivent être aussi défendues par des objets sacrés et des dieux Iares. A Reggio, presque toutes les maisons, toutes peut-être, sont protégées contre les influences funestes par une espèce de cactus placé près de la porte ou sur le balcon: on ne le connaît pas dans le pays sous un autre nom que celui d'_albero del mal'occhio_, «arbre du mauvais œil». Après la superstition, l'un des grands fléaux de l'Italie méridionale est le brigandage. Le nom des Calabres éveille aussitôt dans les esprits l'idée de meurtres et de combats à main armée; en entendant parler de ce pays, on pense immédiatement à des bandits parcourant la montagne en costume pittoresque et l'escopette au poing. Malheureusement le «brigand calabrais» n'est point un simple mythe à l'usage des drames et des opéras: il existe bien réellement, et ni les changements de régime politique, ni la sévérité des lois, ni les chasses à l'homme organisées tant de fois n'ont pu le faire disparaître. Souvent, après des battues prolongées et de nombreuses fusillades, on a cru à l'extermination complète des brigands, et les autorités se sont mutuellement envoyé des félicitations officielles; mais le répit a toujours été de peu de durée et les meurtres ont recommencé de plus belle. Ce n'est point la vengeance, comme en Sardaigne et en Corse, qui met les armes aux mains du paysan calabrais, c'est presque toujours la misère. Dans ce pays, où la féodalité, abolie en droit, n'en existe pas moins de fait, le sol est en entier accaparé par quelques grands propriétaires, et par suite le paysan ou _cafone_ est condamné pour vivre à un travail accablant et mal rémunéré. Dans les années de grande abondance, alors que le seigle les châtaignes, le vin suffisent à son entretien et à celui de sa famille, il travaille sans se plaindre; mais que la disette se fasse sentir, aussitôt les brigands foisonnent. Unis contre l'ennemi commun, le propriétaire féodal le _gualano_, ils mettent le feu à sa maison, capturent ses bestiaux, le saisissent lui-même, s'ils le peuvent, et ne le rendent que moyennant une forte rançon. Quelques-uns de ces bandits finissent par devenir de véritables bêtes fauves altérées de sang; mais, tant qu'ils se bornent à leur premier rôle de «redresseurs de torts», ils peuvent compter sur la complicité de tous les autres paysans: les pâtres des montagnes leur apportent du lait, des vivres, les avertissent du danger, donnent le change aux carabiniers qui les poursuivent. Tous les pauvres sont ligués en leur faveur, tous se refusent à les dénoncer ou à témoigner contre eux. D'ailleurs la plupart des bandits napolitains, très-consciencieux à leur manière, sont d'une extrême dévotion; ils font des voeux à la Vierge ou à leur patron spécial; ils lui promettent une part du butin et l'apportent religieusement sur l'autel quand ils ont fait leur coup. On dit que plusieurs d'entre eux, non contents de porter des amulettes sur tout le corps pour détourner les balles, se font une incision à la main pour y introduire une hostie consacrée et donner ainsi une vertu mortelle à chacune de leurs balles. L'extrême misère des paysans du midi de l'Italie a donné lieu à une pratique encore plus abominable que le brigandage, la traite des enfants. Les familles sont nombreuses dans les montagnes du Napolitain: mais la mortalité est très-forte parmi les nouveau-nés et des milliers d'entre eux sont livrés par leurs parents à la charité ou à l'incurie publiques. En outre, des industriels étrangers, chrétiens et juifs, parcourent les campagnes, principalement celles de la Basilicate, et, moyennant quelque misérable pitance, achètent aux parents affamés leurs garçons et leurs filles; plus l'enfant est gracieux et intelligent, plus il a de tristes chances d'entrer dans la chiourme du marchand de chair humaine. Celui-ci, que menacent des lois promulguées récemment, mais qui se sent protégé par la coutume et par d'ignobles complicités, transporte sa denrée vivante en France, en Angleterre, en Allemagne, et jusqu'aux États-Unis, pour en faire des acrobates, des joueurs d'orgue et de vielle, des chanteurs de rues ou de simples mendiants. Tout est calculé dans ce honteux commerce; les entrepreneurs savent d'avance ce que coûteront le transport et la mortalité, ce que rapporteront le travail et les vices de leurs petits esclaves. Une des bourgades de la Basilicate, Viggiano, est spécialement exploitée par eux, à cause du génie des habitants pour la musique. Tous jouent de quelque instrument avec un remarquable goût naturel. L'émigration libre commence aussi à devenir très-active, et, si le gouvernement italien ne prenait des mesures pour empêcher les jeunes gens d'échapper à la conscription, quelques districts se dépeupleraient rapidement au profit de l'Amérique du Sud; les paysans les plus misérables resteraient seuls. Mais, tout gêné qu'il soit, le mouvement d'émigration est déjà un dérivatif très-important aux anciennes mœurs de brigandage, et, par les rapports nouveaux qu'il établit de l'un à l'autre hémisphère, il contribuera, plus que toutes les mesures officielles, au renouvellement intellectuel et moral de ces populations païennes. D'ailleurs les routes qui s'ouvrent de toutes parts dans les régions montagneuses du Napolitain, les chemins de fer du littoral et l'accroissement de l'industrie dans le voisinage des grandes villes ne peuvent manquer d'assimiler de plus en plus l'Italie méridionale aux autres provinces de la Péninsule et au reste de l'Europe. Ce ne sera point une raison pour que la misère disparaisse, mais, en se déplaçant, elle prendra un autre caractère. Le brigandage et la traite des enfants cesseront d'exister, pour être remplacés, hélas! par le prolétariat des manufactures. Actuellement, les provinces du Napolitain sont encore presque exclusivement une contrée de pâture et de labourage. Les _tavoliere_ de la Pouille et les monts qui les dominent sont encore, nous l'avons vu, dans une grande partie de leur étendue, des terrains de dépaissance où «transhument» les troupeaux suivant les saisons; récemment même, les bergers des Abruzzes étaient obligés, chaque hiver, de descendre dans la Pouille et de louer un terrain de pâture désigné par les vieux us féodaux. Cependant la plus grande partie des terres utilisées du Napolitain consiste en terres de labour. Comme aux temps de Rome, elles produisent surtout des céréales, même en surabondance, des huiles, des vins, et l'on y cultive en outre le tabac, le cotonnier, la garance et quelques autres plantes industrielles. Avec un peu de soin, tous ces produits peuvent atteindre à un rare degré d'excellence, les huiles de la Pouille sont de plus en plus recherchées et commencent à faire une concurrence sérieuse aux huiles de Nice; quant aux vins, ceux que l'on récolte sur les scories du Vésuve ont toujours joui de la plus grande célébrité, et de nouveaux crus viennent s'ajouter de temps en temps à ceux qui sont déjà fameux: ainsi le Falerne d'Horace, recueilli dans les champs Phlégréens, sur les pentes du Monte Barbaro, et qui depuis des siècles était à peine buvable, dispute maintenant la prééminence au lacryma-christi du Vésuve et au vin blanc de Capri. La zone du littoral étant à peu près la seule qui prenne part à cette production des denrées agricoles, le commerce du Napolitain, d'ailleurs relativement très-faible, se fait presque uniquement par la voie maritime. Les routes et les chemins de fer ne desservent qu'un mouvement d'échanges insignifiant. Les régions de l'intérieur, encore exploitées par des procédés barbares, et d'ailleurs incultes dans une grande partie de leur étendue, ne livrent au mouvement commercial qu'une faible quantité de produits, et l'absence presque complète de gisements 'miniers n'attire pas les populations du dehors vers cette partie des Apennins. Par son commerce, comme par son relief géographique et son développement dans l'histoire, l'Italie méridionale est complètement dépourvue de centre naturel; elle ne vit que par son pourtour. Un avenir prochain ne peut manquer d'atténuer cet étrange contraste entre la zone du littoral et celle de l'intérieur, en propageant le mouvement des échanges et des idées. La vie de l'Italie du Sud étant essentiellement excentrique et maritime, c'est au bord de la mer que se sont naturellement fondées ses villes les plus riches et les plus populeuses. Il y a deux mille cinq cents ans, lorsque la civilisation venait de la Grèce et que l'Europe occidentale était encore peuplée de barbares, les cités importantes devaient, nous l'avons déjà dit, se trouver sur les rivages de la mer Ionienne; mais, quand Rome fut devenue la dominatrice de l'Italie et du monde connu, la Grande Grèce dut faire volte-face, pour ainsi dire, et Naples hérita de Sybaris et de Tarente; depuis cette époque elle a toujours gardé sa prépondérance, parce qu'elle est tournée non-seulement vers Rome, mais aussi vers l'Espagne, la France et l'Angleterre: elle regarde l'Europe occidentale. Telle est, indépendamment de la férocité des conquérants et de l'indolence des indigènes, la raison qui avait fait délaisser par les navires l'admirable port de Tarente, et qui a permis aux herbes et aux lichens des marais d'étendre leur tapis sur les ruines de Sybaris, autrefois la plus grande cité de l'Italie. Les deux villes étaient pourtant admirablement situées à chacun des angles intérieurs du vaste golfe, mais le flot irrésistible de l'histoire a passé sur elles et les a laissées au loin derrière lui comme un débris de naufrage! [Illustration: NAPLES. Dessin de E. Grandsire, d'après une photographie de M.E. Lamy.] Naples, la «ville neuve» des Cuméens, est depuis plusieurs siècles la cité la plus populeuse de l'Italie, et le nombre de ses habitants est encore double de celui de Rome. Déjà du temps de Strabon Naples était une grande cité. Tous les Grecs qui avaient gagné quelque argent, soit dans l'enseignement des lettres, soit dans toute autre profession, et qui voulaient finir leurs jours en repos, choisissaient pour lieu de retraite cette belle ville aux moeurs helléniques, au climat semblable à celui de leur patrie. Beaucoup de Romains les suivaient, et Naples devint ainsi, avec toutes les colonies annexes fondées sur le pourtour du golfe, le séjour par excellence de la paix et du plaisir. Actuellement, ce n'est plus de Rome seulement, c'est de toutes les contrées de l'Europe et du Nouveau Monde que les hommes de loisir accourent à Naples pour y jouir du charme de la vie sous un ciel clément, dans une nature d'une beauté presque sans égale, dans la société de gens à la gaieté bruyante, «maîtres dans l'art de crier,» comme l'a dit Alfieri. Des hauteurs de Capodimonte et de toutes les autres collines couvertes de villas et de bosquets qui entourent l'immense Naples, le spectacle est admirable: ces îles éparses au profil si varié, ces promontoires qui s'avancent au loin dans l'eau bleue, ces villes blanches qui s'allongent à la base des collines verdoyantes, ces navires qui voguent sur la mer comme de grands oiseaux planant dans l'azur, tout l'ensemble de cette merveilleuse baie que les Grecs avaient désignée sous le nom de cratère ou de «coupe», forme un panorama vraiment enchanteur. Il n'est pas jusqu'au Vésuve, à la cime grise le jour, rouge la nuit, à la fumée reployée sous le vent, qui, par sa menace éternelle, n'ajoute quelque chose de piquant à la volupté de vivre. Les Napolitains sont un peuple heureux, s'il est permis d'employer ce terme pour l'appliquer à une fraction quelconque de l'humanité. En tout cas, ils savent jouir de toutes les faveurs que la nature veut bien leur départir, et quand il lui arrive de les traiter en marâtre, ils se contentent du peu qui leur reste. Grâce à leur intelligence naturelle, ils peuvent tout comprendre et tout entreprendre; mais, haïssant l'effort, ils abandonnent facilement ce qu'ils ont commencé et s'amusent de leur propre insuccès. Les voyageurs aimaient à décrire longuement le type du _lazzarone_, ce jouisseur paresseux qui, drapé dans quelque lambeau de toile, dormait sur la plage de la mer ou sur les marches des églises, et se refusait avec un dédain tranquille à tout travail quand il avait déjà la pitance de la journée. Quelques représentants de ce type existent toujours, et non pas seulement à Naples; mais les exigences de plus en plus pressantes de la vie matérielle, l'immense engrenage de la société moderne, avec ses mille rouages, s'emparent de la grande majorité de ces oisifs déguenillés et les façonnent au labeur quotidien en leur apprenant aussi le poids de la misère; d'ailleurs la mort fauche rapidement parmi eux, car l'hygiène ne leur est point connue, et les demeures de la plupart sont des caves ou _bassi_, à l'air humide et souillé, qui s'ouvrent au-dessous des palais et des maisons de la ville. Naples prend une large part de besogne dans le mouvement industriel de la Péninsule; elle fabrique des pâtes alimentaires, des draps, des soieries dites «gros de Naples», des verres, des porcelaines, des instruments de musique, des fleurs artificielles, des objets d'ornement et tout ce qui se rapporte à l'usage d'une grande cité. Aucune ville de la Méditerranée n'a d'ouvriers plus habiles comme polisseurs de corail; c'est aussi des environs de Naples, de la gracieuse Sorrente, que proviennent ces boîtes à ouvrage, ces coffrets à bijoux et autres objets en bois de palmier gracieument travaillés. Castellamare di Stabia possède les chantiers de construction les plus actifs de l'Italie après ceux du littoral génois et de la Spezia. Les marins du golfe sont parmi les meilleurs de la Péninsule; comme familiers de la mer, ils peuvent se comparer aux Liguriens, et, comme pêcheurs, ils disent les dépasser. Les habitants de Torre del Greco, qui vont à la recherche du corail, connaissent admirablement la topographie sous-marine des côtes de la Sardaigne, de la Sicile, des Pays barbaresques, et le moindre indice de l'air et de l'eau leur révèle des phénomènes cachés à tous les autres yeux. Leur flottille se compose de près de quatre cents navires[106], que l'on voit appareiller et prendre leur vol à la même heure. Ce départ des corailleurs, et plus encore leur retour, quand il s'opère avec ensemble et après une campagne heureuse, sont des spectacles à la fois émouvants et pittoresques, tels que l'Italie elle-même n'en offre pas beaucoup de semblables. [Note 106: 1873. Bateaux corailleurs de Torre del Greco 363 Produit de la pêche 40,100 kilogr. de corail. Valeur 4,300,000 fr. ] Au bord d'un golfe comme le sien, et dans le voisinage d'une plaine aussi féconde que l'est la Campanie, la «Campagne» par excellence, ou la «Terre de Labour», Naples doit être naturellement une ville de grand commerce; toutefois elle n'est pas à cet égard la première de l'Italie, ainsi qu'on pourrait le croire à la vue de son immense rade, de ses jetées et de ses quais populeux[107]. Elle ne vient qu'après Gênes; naguère même elle était dépassée par Livourne et Messine. C'est qu'elle n'est pas, comme cette dernière, un lieu d'étape forcé pour les navires, et qu'elle n'a pas, comme Gênes et Livourne, des contrées d'une grande étendue à desservir. A une faible distance au nord, à l'est, au sud, commencent les massifs irréguliers des Apennins, qu'une seule voie ferrée traverse dans toute leur largeur pour relier la mer Tyrrhénienne à la mer Adriatique. Naples n'est pas même rattachée directement par une ligne de rails au golfe de Tarente: la route maîtresse de la Grande Grèce est, comme il y a deux mille ans, un chemin de montagnes où le voyageur n'est pas toujours à l'abri du brigandage. Aussi la navigation de cabotage avait-elle récemment une grande importance relative dans le mouvement du port de Naples; elle diminue peu à peu à cause des nouveaux chemins qui s'ouvrent vers l'intérieur. C'est avec l'Angleterre en première ligne, puis avec la France, que le port fait son plus grand commerce extérieur. [Note 107: Mouvement du golfe de Naples: Naples(1804) 10,694 navires, 1,496,500 tonnes. » (1873) 9,135 jaugeant 1,976,450 » Castellamare di Stabia (1873) 4,795 » 327,300 » Ensemble du golfe, d'Ischia à Capri 21,066 » 2,644,450 » ] Une des gloires de Naples est son université. C'est l'une des plus anciennes de l'Italie, puisqu'elle a été fondée dans la première moitié du treizième siècle, mais elle a passé par des périodes d'une décadence absolument honteuse. Tout récemment, alors que les recherches d'archéologie et de numismatique étaient les seules qui ne fussent pas soupçonnées de tendances révolutionnaires, l'université n'était plus guère, pour la plupart de ses élèves, qu'un lieu de dépravation intellectuelle; mais la renaissance des études s'est opérée avec un merveilleux élan. Ce fut comme une sorte d'explosion. Les jeunes Napolitains, d'une intelligence avide, se précipitèrent sur la science comme des faméliques, et bientôt l'éloquence naturelle aux méridionaux aurait pu faire croire que Naples était le plus grand foyer d'études du monde entier. Quoi qu'il en soit, les deux mille étudiants qui fréquentent chaque année l'université napolitaine ne peuvent manquer de donner une impulsion considérable au mouvement des idées. Naples possède aussi, pour l'instruction de l'Italie et du monde, un admirable musée d'antiquités, marbres, bronzes, inscriptions, médailles, camées, papyrus; mais elle a le musée, bien plus précieux encore, que lui donnent les ruines de Pouzzolles, de Baïes, de Cumes, et ses catacombes à deux ou trois étages, creusées dans le tuf des collines qui dominent la cité du côté du nord, et non moins curieuses que celles de Rome par leurs figures et leurs inscriptions; elle a surtout la ville romaine de Pompéi, déblayée de toutes les cendres du Vésuve, qui la moulaient depuis dix-sept siècles. Sans les fouilles de Pompéi et d'Herculanum, toute une branche de l'art antique, la peinture, nous serait à peine connue. Et ce n'est pas seulement la ville morte, avec ses rues de maisons et de tombeaux, ses temples, ses amphithéâtres, ses palais aux admirables mosaïques, ses forums, ses boutiques, ses lieux de réunion, que l'on a fait ressusciter après une si longue disparition, c'est la vie elle-même de la société provinciale romaine que l'on a retrouvée en la prenant pour ainsi dire sur le fait. Les inscriptions charbonnées sur les murs et sur les tablettes de cire, les diverses besognes interrompues par les malheureux que surprit la catastrophe, les cadavres momifiés dans l'attitude de la fuite, du travail ou du vol, nous font assister au moment précis du drame. Aucune ville au monde, parmi toutes celles que les sables des dunes, les cendres volcaniques ou les boues des inondations ont recouvertes et que l'industrie de l'homme a dégagées plus tard, ne présente un contraste plus saisissant entre la vie de toute une population et la mort qui la saisit brusquement. Et pourtant nous ne connaissons encore qu'une partie des curiosités que les cendres et les laves du Vésuve ont voilées tout en les conservant intactes. Depuis plus d'un siècle que l'on travaille au dégagement de Pompéi, la moitié de la ville seulement a été rendue à la lumière; Herculanum la grecque, sur laquelle la lave solide a étendu un couvercle de pierre de vingt mètres d'épaisseur, et qui porte maintenant les maisons et les villas de Resina, de Portici et d'autres faubourgs de Naples, n'a permis d'entrevoir qu'une faible part de ses précieux mystères, et les nouvelles fouilles n'y ont pas été poussées avec assez d'activité pour donner des résultats bien sérieux; enfin, Stabies, qui dort près du rivage marin, sous la ville de Castellamare, garde encore presque en entier le secret de ce qu'elle fut jadis. [Illustration: N° 96--POMPÉI.] Des villes populeuses et très-rapprochées les unes des autres forment tout un cortége à la cité de Naples, et lui disputent le premier rang pour la beauté de la vue. Autour de la baie, sur la plage méridionale, ce sont les célèbres Portici, Resina, Torre del Greco, Torre dell' Annunziata, Castellamare et la molle Sorrente, au climat délicieux, aux villas charmantes, regardant les flots du milieu de leurs bois d'oliviers. Au large du cap Campanella, et en face des îles volcaniques d'Ischia et de Procida, qui dominent l'autre extrémité de la baie, se dressent les parois abruptes de l'île Capri, pleine encore des souvenirs de l'effroyable Tibère, le _Timberio_ des indigènes. Au sud de cette âpre montagne calcaire, d'aspect sicilien, où croissent, dans les fissures de la pierre, toutes les plantes de l'Europe du Midi, se déroulent les rivages d'un autre golfe, gardé à l'entrée par les îlots des Sirènes qui tentèrent en vain d'ensorceler le sage Ulysse. Ce golfe est à peine moins beau que celui de Naples; ses rivages ne sont pas moins fertiles, et pourtant aucune des trois cités qui lui ont successivement donné leur nom, Paestum, Amalfi, Salerne, n'a pu garder sa prééminence. Amalfi, la puissante république du moyen âge, dont les pratiques commerciales étaient devenues le code de tous les marins, n'est plus qu'une bourgade délaissée, abritant quelques balancelles dans sa crique rocheuse; mais elle a les admirables sites des baies voisines et, dans un charmant vallon des alentours, la vieille cité mauresque de Ravello, presque aussi riche que Palerme en monuments d'architecture arabe. Salerne, encore mieux située qu'Amalfi, puisqu'elle est au débouché des chemins de la vieille Campanie, a beau se vanter, dans sa légende, d'avoir été bâtie par un fils de Noé; elle a beau avoir été choisie, comme capitale de leurs domaines, par les chevaliers normands qui s'étaient emparés de la contrée au onzième siècle, elle est fort déchue de l'antique splendeur que lui donna Robert Guiscard. Son université, jadis la plus fameuse de l'Europe par ses professeurs de médecine et l'héritière directe de la science arabe, se tait depuis des siècles, et Salerne n'a plus le moindre titre à se glorifier du nom de «Ville hippocratique», mais du moins ambitionne-t-elle toujours de se relever par le commerce et l'industrie. Elle ne demande qu'un brise-lames et des jetées pour devenir la rivale heureuse de Naples. Les habitants aiment à répéter le proverbe local: Que Salerne ait un port, Celui de Naple est mort! C'est vers l'extrémité méridionale de la plage rectiligne qui se prolonge au sud-est de Salerne que se trouvait l'ancienne dominatrice du golfe, Paestum ou Posidonie, la ville de Neptune, fondée à nouveau par les Sybarites, après avoir été occupée depuis un temps immémorial par les Tyrrhéniens. Paestum, la «cité des roses», chantée par les poëtes romains à cause de ses belles sources, de ses ombrages, de son doux climat, a cessé d'exister depuis l'invasion des Sarrasins, en 915; jusqu'au milieu du siècle dernier, ses ruines mêmes n'étaient connues que des pâtres et des brigands, et pourtant il en est peu de plus intéressantes en Italie, car elles datent d'une époque antérieure à la puissance de Rome; ses trois temples, dont le plus beau est celui dit de Neptune, parce que le sanctuaire du dieu ne pouvait manquer d'être le principal monument dans la ville de Poseidon, sont parmi les plus majestueux de l'Italie continentale, surtout à cause de la solitude qui les entoure et de la mer qui vient déferler près de leur base. Mais lors même que des bandits ne rôdent pas dans le voisinage de la route, ce n'est pas sans danger que l'on peut aller contempler cet édifice, car, autour de Paestum et de sa superbe enceinte de cinq kilomètres de longueur, si bien conservée, s'étendent des terrains marécageux, où les travaux de «bonification» sont encore loin d'être achevés; c'est avec difficulté que, sous un air aussi insalubre, les fouilles entreprises pourront être menées à bonne fin. De Sorrente à Naples, dans les campagnes qui séparent le Vésuve des premiers contre-forts de l'Apennin, la chaîne des villes et des villages est presque aussi continue que sur les bords du golfe, entre le cap Misène et le cap Campanella. En montant de la petite ville de Vietri, faubourg avancé de Salerne, qui groupe ses vieilles constructions au bord d'un étroit ravin, la route et le chemin de fer s'élèvent par une brèche des collines vers l'ombreuse Cava, aux villas délicieuses, séjour d'été favori des visiteurs étrangers et des riches Napolitains. De Cava, célèbre dans le monde des antiquaires par les archives d'un couvent voisin, la Trinità della Cava, très-riche en parchemins et en diplômes, on descend dans la plaine du Sarno, où se succèdent plusieurs villes: Nocera, lieu de villégiature des anciens Romains; Pagani, encore située dans la région des bois; Angri, qui utilise le coton de ses campagnes dans ses propres filatures; Scafati, plus industrieuse encore. Mais déjà l'on approche de la banlieue de Naples; on aperçoit près de là Pompéi, la ville de Torre dell' Annunziata, et sur les pentes méridionales du Vésuve la ceinture semi-circulaire de maisons que forment Bosco Tre Case et Bosco Reale. Quelques savants croient reconnaître chez les habitants de Nocera et des villes voisines les traces du sang arabe et berbère laissé par les vingt mille Sarrasins qu'y établit l'empereur Frédéric II. [Illustration: AMALFI. Dessin de Taylor, d'après une photographie de H. Hautecoeur.] En remontant la vallée du Sarno, au sortir de Nocera, la contrée est toujours fort populeuse jusqu'à la base des Apennins; San Severino, Solofra se succèdent dans la direction des hauts vallons qui s'ouvrent au pied du monte Termino; au nord, une autre chaîne de villages se prolonge vers la ville d'Avellino, aux champs tout bordés de haies d'aveliniers, qui ont pris leur nom de la cité, fort importante comme lieu d'échanges entre la montagne et la plaine; mais les grandes agglomérations d'habitants se trouvent dans le large détroit de la «Campagne Heureuse», qui s'étend vers le nord-ouest entre le Vésuve et le Monte Vergine. Sarno, qui porte le nom de la rivière, quoiqu'il ne soit pas situé sur ses bords, est un centre agricole d'une grande importance, non-seulement pour les céréales, les vins, les fruits, les légumes, mais aussi pour les soies gréges et les cotons; Palma est aussi entourée des campagnes les plus fertiles; Ottajano, la ville d'Octave, située sur les premières pentes de la Somma Vésuvienne, a ses vins excellents; Nola, où mourut Auguste, où naquit Giordano Bruno, montre aussi d'admirables cultures, mais elle doit sa principale célébrité aux beaux vases grecs trouvés dans ses ruines et aux débris de ses anciens monuments, dont l'un était un amphithéâtre de marbre, plus grand que celui de Capoue. L'antique métropole de la Campanie, la célèbre Capoue, qui fut la rivale de Rome et qui compta jusqu'à un demi-million d'habitants dans ses murs, est fort déchue de sa prospérité; son nom même ne lui appartient plus, puisque la moderne Capoue, forteresse maussade, bâtie sur un méandre du Volturne, est l'ancienne _Casilinum_ des Romains. La ville de Santa-Maria Capua Vetere, qui a succédé à la véritable Capoue, n'a d'autres «délices» que celles d'une vaste et populeuse bourgade; mais on visite aux environs les belles ruines d'un amphithéâtre, un arc triomphal et d'autres débris de l'immense cité. C'est au sud, dans le voisinage de Maddaloni et d'Aversa, grandes villes incohérentes, véritables faubourgs satellites de Naples, qu'est aujourd'hui le principal lieu de plaisance de la Campanie, la ville de Caserta, au palais immense, aux parcs ombreux, aux vastes jardins ornés de statues et de jets d'eau. C'était naguère le «Versailles» des Bourbons napolitains, et le faux goût de la décoration à outrance s'y mêle trop à la beauté des grandes lignes et des perspectives. L'aqueduc de Maddaloni, qui lui amène les eaux d'une distance de 40 kilomètres, traverse la vallée sur un pont splendide, à trois rangées d'arcades superposées, contruit au milieu du siècle dernier par Vanvitelli. C'est un des chefs-d'oeuvre de l'architecture moderne. Au nord de Capoue et des passages du Volturne, la grande voie historique de Naples à Rome se bifurque. Une route, non encore complétée par un chemin de fer, se détourne vers le littoral pour éviter les escalades de montagnes; l'autre route, que longe et croise tour à tour une voie ferrée, contourne le volcan de Rocca Monfina, pénètre dans la vallée du Garigliano et de son affluent le Sacco, pour gagner la base occidentale du volcan du Latium, d'où elle descend à Rome. La route du littoral, coupée de défilés fameux, est historiquement la plus célèbre. Elle passe d'abord non loin de Sessa, l'antique cité des Auronces, qui avaient placé leur acropole dans le cratère même de Rocca Monfina; puis, se rapprochant de la mer, à cause du voisinage des montagnes, elle traverse le Garigliano, que bordent encore des terres insalubres, restes des marais de Minturnes, et s'engage dans le défilé de Mola di Gaeta, qui a pris officiellement le nom de Formia, pour rappeler l'antique _Formiæ_, où séjourna et mourut Cicéron. C'est de là qu'en venant de Rome se montre l'admirable tableau de la Campanie et de tout le golfe de Gaëte avec le groupe des îles volcaniques de Ponza, Ventotiene et la lointaine Ischia. Gaëte, la forteresse qui défend l'entrée du paradis napolitain, est bâtie sur le Monte Orlando, colline au sommet péninsulaire que domine le mausolée de Munatius Plancus, fondateur de Lyon; ce cône, qui rappelle la forme du Monte Argentaro et du promontoire de Circé, est rattaché à la terre ferme par un isthme de 280 mètres de large. Bien abrité des vents d'ouest et du nord, le port de Gaëte est l'un des plus fréquentés du Napolitain pour le cabotage et la pêche; son mouvement annuel est de plus de 3,000 navires et d'environ 120,000 tonneaux; mais c'est comme ville de guerre que Gaëte eut longtemps le plus d'importance. C'est là que, par la reddition de François II en 1861, s'éteignit le royaume des Deux-Siciles. La voie orientale de Naples à Rome possède également pour lieux d'étapes des villes d'une certaine importance. La principale est San Germano, dont le nom a été récemment changé en celui de Cassino, en l'honneur du fameux couvent de Mont-Cassin, qui s'élève au nord-ouest, sur une esplanade d'où l'on contemple un horizon grandiose de montagnes et de vallées. C'est le célèbre monastère que fonda saint Benoît au commencement du sixième siècle, et dont la règle devint le modèle de tous les couvents de l'Église d'Occident. Nul groupe de religieux n'exerça plus d'influence que les bénédictins du Mont-Cassin sur l'histoire du catholicisme; aux temps de leur puissance, leurs domaines, situés dans toutes les parties de l'Italie, auraient pu former un royaume; un grand nombre de papes et des milliers de prélats sont sortis de leurs rangs. La bibliothèque du Mont-Cassin renferme des manuscrits précieux, des diplômes importants, des éditions rares, que viennent souvent consulter les érudits. La mémoire des services rendus jadis à la science par les bénédictins a valu au couvent de Cassino, comme à celui de la Cava et à la chartreuse de Pavie, l'avantage d'être épargné par les lois de suppression. Il n'y a que peu de villes considérables dans la région montagneuse de l'intérieur du Napolitain. Dans le bassin du haut Liri, au sud des montagnes du Matese, la localité la plus populeuse et la plus célèbre est Arpinum, de nos jours Arpino, la patrie de Cicéron et de Marius, l'antique forteresse dont les murs cyclopéens ont été «construits par Saturne». Bénévent, jadis enclave des États de l'Église, est la cité centrale de tout le bassin du Calore, principal affluent du Volturne, et se trouve au point de jonction naturel des routes qui convergent des provinces de Molise, de la Capitanate et de la Pouille à travers l'Apennin. Plus ancienne que Rome, l'antique _Maleventum_ prit le nom de _Beneventum_, sans doute afin de se rendre le sort plus favorable; mais, pendant sa longue histoire, elle eut bien des siéges et des destructions, complètes ou partielles, à subir, et souvent les secousses des tremblements de terre ont achevé l'oeuvre de démolition commencée par les hommes. Il ne reste à Bénévent qu'un seul grand édifice de son passé, le bel arc de triomphe où des bas-reliefs symboliques rappellent les prêts hypothécaires faits par Trajan à la petite propriété. Les murs qui enceignent la ville sur un espace de plus de 5 kilomètres, sont construits presque en entier des fragments de monuments anciens. A l'est de Bénévent, Ariano, située également dans le bassin du Volturne, sur trois collines d'où l'on contemple un horizon magnifique, des sommets souvent neigeux du Matese au cône du Vultur, est à peu près à moitié chemin de Naples à l'Adriatique, sur la voie ferrée de Foggia, et par sa position même est un intermédiaire naturel de commerce entre les deux versants; Campobasso, chef-lieu de la province de Molise, est aussi un lieu d'échanges naturel entre les deux côtés de l'Apennin, mais elle n'a pas les avantages de trafic que donne un chemin de fer. Sur le versant de l'Adriatique, les centres de commerce sont plus nombreux et plus actifs. Foggia, où convergent quatre chemins de fer et plusieurs routes maîtresses, est un grand marché de denrées; par l'importance et la richesse, mais non par la population, c'est la deuxième cité de tout le Napolitain. Dans la même plaine agricole de la Pouille, plusieurs villes servent de satellites à Foggia: San Severo, Cerignola, Lucera, qui fut si puissante et si riche au treizième siècle, quand les Sarrasins exilés de Sicile par Frédéric II en eurent fait le siége de leur industrie; mais, en dépit de l'invitation que le golfe si gracieusement recourbé de Manfredonia fait au commerce, Foggia et ses voisines manquent de débouchés directs vers la mer; des lagunes insalubres bordent tout le littoral sur un espace de plus de 50 kilomètres, entre Manfredonia et la bouche de l'Ofanto, la seule rivière du littoral qui ait toujours un peu d'eau, même au coeur de l'été. La bonification de ces maremmes est une des oeuvres qu'il est le plus urgent de mener à bonne fin pour assurer à l'Italie méridionale la libre exploitation de ses immenses richesses naturelles. La plus grande des lagunes, le marais de Salpi, qui occupait toute la zone côtière, entre la bouche du Carapella et celle de l'Ofanto, a été réduite de moitié par les alluvions empruntées à ces deux rivières; mais, tant que le nouveau sol ne sera pas affermi et mis en culture, des miasmes mortels ne cesseront de s'en échapper. A l'extrémité orientale du marais se trouvent les ruines de l'antique Salapia. [Illustration: N° 97.--MARAIS DE SALPI.] Au nord de cette région marécageuse se trouvent les deux ports de Manfredonia et celui de Vieste, situé à l'extrémité de la péninsule du Gargano, et grâce à cette position même, fort utile aux navires à voile qu'un changement des vents oblige à relâcher. Au sud des marais, le premier port que l'on rencontre est la gracieuse Barletta, à l'ouest de laquelle, non loin de l'Ofanto, le lieu dit Campo di Sangue rappelle la sanglante bataille de Cannes; ses habitants exportent en quantité les céréales, les vins, les huiles, les fruits de leur propre district et des grandes propriétés, encore féodales par les usages, qui entourent les villes de l'intérieur, Andria, Corato, Ruvo. Cette dernière, l'ancienne _Rubi_, est une des localités de l'Italie où l'on a trouvé le plus grand nombre de débris antiques, idoles, vases, monnaies, inscriptions. Les autres villes qui se succèdent à intervalles rapprochés, au sud-est de Barletta: Trani, dont le commerce avec le Levant eut une si grande importance à la fin du moyen âge, Bisceglie, Molfetta, Bari, la cité la plus populeuse de tout le versant adriatique du Napolitain, enfin Monopoli, sont également des ports de cabotage fréquentés; non loin de Monopoli est situé l'ancien port de Gnatia, devenue aujourd'hui la ville de Fasano, lieu de trouvailles archéologiques non moins important que Ruvo. [Illustration: N° 98.--PORT DE BRINDISI EN 1871.] A l'angle septentrional de la péninsule d'Otrante, Brindisi, qui par deux fois déjà, à l'époque romaine et du temps des croisades, fut une des grandes étapes de passage entre l'Europe occidentale et l'Orient, commence à reprendre ce rôle d'intermédiaire dans le commerce du monde. En effet, Brindisi, l'avant-dernière cité de la côte orientale de l'Italie, est située à l'entrée même de l'Adriatique. Son port, si fréquenté à l'époque romaine, mais partiellement obstrué par César, est un des meilleurs de la Méditerranée. Sa rade est excellente, et quand les navires ont franchi le goulet du port, ils voient s'ouvrir au loin dans l'intérieur des terres deux longues baies «en forme de bois de cerf», d'où le nom, d'origine messapienne, que porte la ville. Naguère l'entrée de ce port admirable était obstruée par des carcasses d'embarcations et des amas de vase; nettoyée avec soin pour donner accès aux plus grands vaisseaux, elle permet désormais aux vapeurs d'un tirant d'eau considérable de débarquer voyageurs et marchandises sur la voie même du chemin de fer qui les emporte à grande vitesse vers l'Angleterre. Devenue tête de ligne de la route des Indes sur le continent européen, Brindisi s'accroît et s'embellit pour faire honneur à ses nouvelles destinées, mais c'est en vain qu'elle espère de pouvoir monopoliser une grande partie du commerce de l'Orient. Si quatre ou cinq milliers de riches voyageurs, pour lesquels la vitesse est la première de toutes les considérations, sont heureux de s'embarquer ou de prendre terre à Brindisi, par contre, les expéditeurs de marchandises préfèrent comme points d'attache les ports situés au bord des golfes qui échancrent le plus profondément la masse continentale, tels que Marseille, Gênes, Trieste. D'ailleurs Brindisi n'est que temporairement tête de ligne des chemins de fer d'Europe; après l'achèvement du réseau de Turquie, Salonique et Constantinople seront ses héritières. En 1873, c'était, par ordre de mouvement commercial, le septième port de l'Italie; son activité a décuplé en onze années[108]. [Note 108: Mouvement du port de Brindisi et des ports voisins: Brindisi (1862) 1,100 navires, jaugeant 75,000 tonnes. » (1873) 1,485 » » 730,270 » Bari » 1,140 » » 184,750 » Barletta » 1,138 » » 104,000 » Molfetta » 600 » » 87,750 » Vieste » 1,120 » » 72,800 » Manfredonia » 1,197 » » 59,200 » ] La ville de Tarente, au bord de sa «petite mer» et de son golfe, fait aussi des efforts pour ressusciter à la vie commerciale comme sa voisine Brindisi. Son port, ou _piccolo mare_, est profond et parfaitement abrité de tous les vents; sa rade, ou _mare grande_, est aussi très-bien protégée contre la houle du large par deux îlots; en outre, rade et port ont chacun, comme le grand havre de la Spezia, leur source d'eau douce, le Citro et le Citrello, qui jaillissent du milieu des flots salés. Enfin Tarente, par sa position avancée dans l'intérieur de la Péninsule, peut disputer à Bari et aux autres ports du littoral adriatique le commerce des villes de l'intérieur, Matera, Gravina, Altamura: elle semble destinée à devenir le point vital du commerce de l'Italie ionienne, quand le sommet du grand triangle de chemins de fer, dont Naples et Foggia terminent la base, se trouvera dans son voisinage, près des ruines superbes de l'antique Métaponte. Aucune cité de l'Italie méridionale n'offrirait donc de plus grands avantages pour l'établissement d'un port de premier ordre, si la nature et l'incurie des hommes n'avaient presque comblé les canaux de communication, l'un naturel, l'autre artificiel, qui réunissent les deux «mers»; à peine de faibles barques peuvent-elles passer maintenant dans ces détroits, où le flux et le reflux, très-sensibles en cette partie du golfe, viennent alternativement se heurter contre les fondements des ponts. Toutefois les obstacles doivent disparaître prochainement, afin de permettre aux grands navires de guerre l'entrée de la rade intérieure. La Tarente moderne, petite ville aux rues étroites, n'occupe plus l'emplacement de la fameuse cité grecque, dont on voit quelques vestiges sur la péninsule orientale; pour les besoins de la défense, elle a groupé toutes ses maisons sur le rocher calcaire que limitent les deux canaux. Son commerce de cabotage, naguère sans importance, s'accroît un peu depuis l'ouverture du chemin de fer de Bari; son industrie, à l'exception de la pêche du poisson, des huîtres et de la récolte du sel, est presque nulle; aussi les Tarentais ont-ils la triste réputation d'être les plus indolents de la Péninsule. Les amas de coquillages qui couvrent leurs grèves, ne leur fournissent plus, comme autrefois, la couleur de pourpre si vantée de leurs étoffes, mais ils utilisent encore le byssus d'un bivalve pour en fabriquer des gants d'une extrême solidité. [Illustration: N° 99.--TARENTE.] La pointe extrême de l'Italie orientale, au sud de Tarente et de Brindisi, ne contient d'autres villes de quelque importance que Lecce, entourée de plantations cotonnières, et Gallipoli, l'ancienne Kallipolis ou «belle cité» des Grecs pittoresquement bâtie sur un îlot rocheux qu'un pont réunit au continent. Les campagnes environnantes, manquant de l'humidité nécessaire, sont relativement désertes. Quant à la péninsule occidentale du Napolitain, beaucoup mieux arrosée que la terre d'Otrante, elle a les désavantages que lui imposent la nature montueuse du sol et les fréquents tremblements de terre. Ainsi la ville de Potenza, qui occupe à la racine même de la Péninsule, précisément à moitié chemin du golfe de Tarante et de la baie de Salerne, une position commerciale des plus heureuses, a été fréquemment renversée de fond en comble; les habitants ne peuvent rebâtir leur ville que d'une façon provisoire. Les grandes cités de la péninsule proprement dite des Calabres ont cessé d'exister, comme Métaponte et la ville d'Héraclée, située près de la moderne Policoro dans les limites de la province actuelle de Basilicate. La puissante Sybaris, dont les murs avaient 10 kilomètres de circonférence et qui prolongeait ses faubourgs sur les bords du Crati jusqu'à 12 kilomètres des remparts, a disparu sous les alluvions et les broussailles; «ses ruines mêmes ont péri.» Au sud de Gerace, la cité de Locres, qui subsista jusqu'au dixième siècle, époque de sa destruction par les Sarrasins, a du moins gardé les vestiges de ses murs, de plusieurs temples et d'autres édifices. Il ne reste de ces puissantes villes grecques d'autrefois que le port de Cotrone, héritier du nom de la fameuse Crotone, et débouché du «grenier de la Calabre». En parcourant les rivages de la Grande Grèce, on s'étonne de trouver si peu de monuments d'un passé qui eut tant d'importance dans l'histoire de l'humanité. Les villes actuelles des Calabres sont presque insignifiantes en comparaison des anciennes cités républicaines de la Grande Grèce. Rossano, voisine des ruines de l'antique Sybaris, est un petit chef-lieu de circuit visité seulement des caboteurs; Cosenza, située dans la belle vallée du Crati, au pied des montagnes boisées de la Sila, communique avec Naples et Messine par le havre de Paola; Catanzaro, riche en huiles, en soieries, en fruits, expédie les denrées de ses campagnes d'un côté par le golfe de Squillace, au bord duquel Hannibal avait assis son camp, de l'autre par le port de Pizzo, à l'extrémité méridionale du beau golfe de Santa Eufemia[109]. Reggio la charmante, nichée au pied de l'Aspromonte dans les jardins de citronniers et d'orangers, est la cité la plus importante des Calabres. Bâtie en face de Messine, au bord de la «Rupture» du canal, ainsi que son nom grec le rappelle, Reggio ne pouvait manquer de prendre une part considérable au mouvement de navigation qui passe par la porte centrale de la Méditerranée, ouverte entre la mer Tyrrhénienne et la mer d'Ionie. Reggio et Messine se complètent mutuellement: la prospérité de l'une aide à celle de l'autre [110]. [Note 109: Mouvement des principaux ports du golfe de Tarente et des Calabres en 1873: Reggio 2,047 navires, jaugeant 290,600 tonnes. Galipolli 690 » » 128,800 » Pizzo 450 » » 128,750 » Paola 751 » » 117,750 » Colrone 1,078 » » 111,400 » Tarente 892 » » 91,000 » Catanzaro (Squillace) 539 » » 80,000 » ] [Note 110: Communes (ville et banlieue) principales du Napolitain en 1871: Naples (Napoli).......... 449,000 hab. Bari..................... 50,500 » Foggia................... 38,000 » Reggio................... 35,000 » Andria................... 34,000 » Caserta.................. 29,000 » Barletta................. 28,100 » Salerne (Salerno)........ 28,000 » Tarente (Taranto)........ 27,500 » Molfetta................. 27,000 » Castellamare di Stabia... 26,500 » Corato................... 26,200 » Bitonto.................. 25,000 » Catanzaro................ 24,900 » Trani.................... 24,500 » Lecce.................... 23,000 » Cerignola................ 21,600 » Bisceglie................ 21,200 » Aversa................... 21,100 » Maddaloni................ 21,000 » Sessa.................... 20,700 » Bénévent (Benevento)..... 20,000 » Avellino................. 19,800 » Cava..................... 19,500 » Santa Maria Capua Vetere. 18,000 » Cosenza.................. 17,700 » San Severo............... 17,600 » Altamura................. 17,300 » Potenza.................. 16,000 » Sarno.................... 15,500 » Lucera................... 15,000 » Campobasso............... 14,500 » ] VII LA SICILE. [Illustration: N° 100.--DÉTROIT DE MESSINE.] La Trinacrie des anciens, l'île régulière «aux trois promontoires», est évidemment une dépendance de la péninsule italienne, dont elle n'est séparée que par un étroit bras de mer. Dans sa partie la moins large, le canal de Messine n'a guère plus de 3 kilomètres[111], espace qu'il est facile de franchir en barque et que les chevaux de Timoléon le Corinthien, d'Appius Claudius et de Roger, le comte normand, traversèrent jadis en se débattant à la proue des navires ou au bordage des radeaux. Avec les ressources dont l'industrie dispose actuellement, il ne serait nullement impossible de construire un pont de jonction entre la Sicile et la grande terre, car des travaux presque aussi gigantesques ont été déjà entrepris par l'homme et menés à bonne fin: ce ne sera plus qu'une simple question d'argent, quand les intérêts commerciaux de la Péninsule exigeront cet ouvrage. Il n'est guère douteux qu'avant la fin du siècle la Sicile se trouvera matériellement rattachée à l'Italie, soit par un tunnel, soit par un pont fixe ou flottant. L'industrie humaine ne manquera pas de rétablir ainsi d'une manière ou d'une autre l'ancien isthme qui reliait la pointe du Phare aux monts italiens d'Aspromonte. On ne sait à quelle époque géologique s'est opérée la rupture, quoique certains voyageurs, entraînés par leur imagination, croient distinguer sur les montagnes des deux rives les traces de l'antique déchirement. D'après le nom de Heptastade, que lui donnaient les anciens, on pourrait croire que le détroit n'avait de leur temps que sept stades, près de 1,300 mètres de largeur; il aurait donc été deux fois plus resserré qu'aujourd'hui. [Note 111: Largeur moindre du détroit.............. 3,147 mètres. Profondeur extrême...................... 332 » Profondeur moyenne, au seuil du détroit. 75 » ] Quoi qu'il en soit, la Sicile doit être considérée, au point de vue historique, comme se trouvant exactement dans les mêmes conditions qu'une terre continentale. La traversée du détroit n'est guère plus difficile que celle d'un large fleuve; la guerre seule a fréquemment isolé la Sicile, et récemment encore, pendant l'invasion des «Mille» de Garibaldi, l'île entière est restée durant près d'un mois privée de toute communication avec l'Italie; mais ces faits tout exceptionnels n'empêchent pas que l'île ne soit géographiquement un appendice de la péninsule d'Italie. D'autre part, elle jouit aussi de tous les avantages que lui donne sa position maritime. Située au centre même de la Méditerranée, entre les deux grands bassins de la mer Tyrrhénienne et de la mer Orientale, elle commande toutes les routes commerciales entre l'Atlantique et l'Orient. D'excellents ports invitent les navires à relâcher sur ses rivages; des terrains d'une grande fertilité, des ressources naturelles de toute espèce assurent l'existence des populations; un heureux climat favorise le développement de la vie. Peu de régions en Europe semblent mieux placées pour nourrir dans l'aisance un nombre considérable d'habitants. La Sicile est, en effet, beaucoup plus populeuse et plus riche que la grande île voisine, la Sardaigne, et que toutes les provinces du Napolitain, à l'exception de la Campanie; elle rivalise en importance proportionnelle avec les contrées du nord de l'Italie[112]. Chaque période de paix et de liberté lui donne un étonnant essor: nul doute qu'elle ne fût une des régions les plus prospères du monde, si elle n'avait été tant de fois ravagée par la guerre et si un régime d'oppression n'avait presque constamment pesé sur elle. [Note 112: Superficie de la Sicile 29,240 kil. carrés. Population en 1870 2,565,500 hab. Population kilométrique 88 » ] Dans son ensemble, l'île triangulaire de Sicile présenterait une grande régularité de structure, si le cône de l'Etna ne dressait sa puissante masse au-dessus des rivages de la mer Ionienne et de l'entrée du détroit de Messine. De sa base au cratère terminal, l'énorme gibbosité du volcan forme une région géographique spéciale, non moins distincte du reste de la Sicile par ses produits, ses cultures, sa population, que par son histoire géologique, L'Etna constitue un monde à part. [Illustration: N° 101.--PROFIL DE L'ETNA.] Les anciens navigateurs de la Méditerranée s'imaginaient pour la plupart que le volcan de là Sicile était le colosse suprême parmi les montagnes de la Terre. Ils se trompaient de peu pour les contrées du monde connu, car les cimes du littoral méditerranéen plus élevées que l'Etna ne s'élèvent qu'aux deux extrémités de la Grande Mer, sur les côtes d'Espagne et de Syrie, et le mont sicilien a, de plus que ces montagnes, son majestueux isolement, la fière pureté de ses contours, quelquefois aussi le reflet flamboyant de ses laves et presque toujours sa haute colonne de fumée se déployant en arcade dans le ciel. De toutes les mers qui environnent la Sicile on voit le grand géant dressant sa tête neigeuse et fumante au-dessus des autres monts qui lui font cortège. La position de l'Etna au centre précis de la Méditerranée et au bord du passage de Messine contribuait également, suivant les idées cosmogoniques des anciens, à donner la prééminence à l'Etna: c'était le «pilier du Ciel»; c'était aussi le «clou de la Terre». Plus tard, ce fut pour les Arabes le Djebel, la «montagne» par excellence, et les indigènes lui donnent encore, par tradition, le nom de Mongibello. Les pentes moyennes de l'Etna, prolongées par des coulées de laves qui se sont épanchées dans tous les sens, sont fort douces et diminuent assez régulièrement vers la base; on s'étonne à la vue des profils qui constatent combien faible est la déclivité générale de la montagne, d'aspect si superbe pourtant. Aussi, pour atteindre à sa hauteur verticale de plus de 3 kilomètres, l'Etna doit s'étaler sur une surface énorme; il occupe un territoire d'environ 1,200 kilomètres et, sans compter les petites sinuosités du pourtour, le développement total de la base est d'environ 35 lieues. Tout cet espace est parfaitement limité par l'hémicycle des vallées de l'Alcantara et du Simeto; seulement un col de 860 mètres d'élévation rattache au nord-ouest le massif de l'Etna au système montagneux du reste de la Sicile; de petits cônes d'éruption s'élèvent en dehors de la masse du volcan, au nord de l'Alcantara et quelques coulées de lave se sont déversées à l'ouest en comblant l'ancienne vallée du Simeto; la rivière obstruée a dû se creuser dans la roche basaltique un nouveau lit coupé de rapides et de cascades. Sur le versant de l'Etna tourné du côté de la mer d'Ionie, un vide énorme d'environ 25 kilomètres de superficie et d'un millier de mètres de profondeur moyenne interrompt la régularité des pentes de l'Etna: c'est le val del Bove. Ce vaste cirque d'explosion est tout parsemé de cratères adventices et s'étage en marches gigantesques, du haut desquelles, lors des éruptions, les coulées de lave plongent en cataractes de feu. Jadis ainsi que l'ont établi les recherches de Lyell, c'est dans le val del Bove que s'ouvrait le grand cratère terminal de l'Etna; mais, à une époque inconnue, le centre de l'activité volcanique s'est déplacé, et maintenant la bouche suprême de la montagne se trouve à quelques kilomètres plus à l'ouest. Peut-être même ce deuxième cratère, dont chaque nouvelle éruption modifie les dimensions et les contours, a-t-il souvent changé de place, car la large plate-forme sur laquelle repose le cône terminal semble avoir porté jadis une masse de cinq à six cents mètres plus élevée, qu'une explosion aura probablement fait voler dans les airs[113]. Quoi qu'il en soit, les abîmes du val del Bove peuvent toujours être considérés comme le vrai centre de l'Etna, car c'est là que les laves se montrent à nu dans leur ordre de superposition, leurs failles, leurs ruptures, leurs géodes, leurs roches injectées: en nul autre cirque de volcan les géologues n'ont pu mieux étudier la structure intime des montagnes d'éruption. Au bord de la mer, les falaises qui portent la ville d'Aci-Reale permettent aussi d'embrasser d'un coup d'œil une longue période de l'histoire du volcan. Le plateau, qui se termine abruptement du côté de la mer, par une paroi de 100 mètres d'élévation, se compose de sept coulées de lave vomies successivement par les crevasses de l'Etna. Chaque coulée offre, dans presque toute son épaisseur, une masse compacte où les plantes peuvent à peine insérer leurs racines; mais la partie supérieure de chaque assise est uniformément changée en une couche de tuf ou même de terre végétale, due à l'action de l'atmosphère pendant une série de siècles inconnue. Après être sorti des flancs de la montagne, chacun des courants de lave eut le temps de se refroidir, de se recouvrir d'humus et de porter une végétation arborescente, que devait plus tard recouvrir un autre fleuve de pierre, On a constaté aussi ce phénomène curieux que, tout en s'accroissant en haut par l'apport de nouvelles assises, la falaise grandissait en bas par le soulèvement graduel de la masse: des lignes d'érosion distinctement tracées par la mer à différents niveaux au-dessus de la nappe actuelle de la Méditerranée mesurent le mouvement de poussée qui s'est produit sous ces roches de l'Etna. De belles grottes encadrées de prismes basaltiques et, dans le voisinage d'Aci-Trezza, les Faraglioni ou rochers des Cyclopes, témoignent aussi des changements considérables qui se sont opérés dans la structure des laves, depuis l'époque où elles sont sorties de l'intérieur du volcan. [Note 113: Superficie de l'Etna 1,200 kil. carrés. Hauteur actuelle de la montagne 3,369 mètres. Diamètre actuel du cratère 320 » » du puits 10(?) » ] [Illustration: N° 102.--CHEIRE DE CATANE.] Pendant les vingt-cinq siècles de la période moderne, plus ou moins vaguement éclairée par l'histoire, l'Etna s'est ouvert plus d'une centaine de fois pour vomir des matières fondues, et quelques-unes des éruptions ont duré plusieurs années. On n'a, du reste, pu constater aucune régularité dans les paroxysmes de la montagne, ni de coïncidence avec les mouvements volcaniques des îles Éoliennes. Les fentes se produisent sans ordre sur tout le pourtour du volcan, et les quantités de lave qui en sortent sont des plus inégales. Le courant le plus considérable dont parle l'histoire est celui qui se déversa sur la ville de Catane, en 1669. Issu de terre à une très-haute température, il s'étala d'abord en lac dans les campagnes de Nicolosi, fondit et emporta comme un glaçon une partie de la colline de Monpilieri, qui gênait sa marche, puis se divisa en trois coulées, dont la plus large, se recourbant au sud-est, marcha sur Catane, rasa une partie de la ville, noya les jardins sous un déluge de scories et jeta dans la mer un promontoire de près d'un kilomètre à la place de l'ancien port. On évalue à un milliard de mètres cubes la quantité de lave qui sortit alors de l'Etna, pour changer en un désert rocheux d'une centaine de kilomètres carrés des campagnes d'une extrême fertilité, où plus de vingt-cinq mille personnes habitaient quatorze villes et villages. Le double cône des Monti Rossi, au gracieux cratère empli d'une forêt de genêts aux fleurs d'or, est formé des cendres que lança l'évent supérieur de la crevasse pendant la grande éruption. Plus de sept cents cônes parasites d'origine analogue à celle des Monti Rossi sont épars ça et là sur les pentes extérieures de l'Etna, monuments naturels des anciennes éruptions. Les uns, plus antiques, sont presque entièrement oblitérés par les intempéries ou bien enfouis par des coulées de lave plus récentes; les autres, véritables montagnes de plusieurs centaines de mètres de hauteur, ont encore leur forme conique primitive. Plusieurs sont recouverts de forêts; il en est aussi dont les cratères sont changés en jardins, coupes charmantes où des maisons de plaisance scintillent au milieu de la verdure. La zone, de mille à deux mille mètres, où se pressent en plus grand nombre les cônes parasites, indique la région du volcan où la poussée intérieure se fait le plus énergiquement sentir. Près du sommet, l'activité souterraine est d'ordinaire moins violente. Le cratère terminal n'est, dans la plupart des éruptions, qu'une sorte de cheminée d'où la vapeur d'eau et les gaz volcaniques s'échappent en tourbillons. Tout autour, les fumerolles réduisent le sol en une espèce de bouillie, et, par le dégagement de substances diverses, bariolent les scories des couleurs les plus éclatantes, rouge écarlate, jaune d'or, vert d'émeraude. D'ordinaire la chaleur du foyer caché est encore très-sensible sur les talus extérieurs du cône; elle agglutine les pierres en une masse cohérente, beaucoup moins pénible à gravir que ne le sont les cendres meubles du Vésuve. Il est rare que, dans leur ascension, les visiteurs aient à craindre la chute de quelque bombe volcanique. Les éruptions de pierres, jaillissant en gerbes de la bouche suprême, ont lieu quelquefois, et même Recupero a vu des blocs lancés à deux mille cent cinquante mètres de hauteur; mais ce sont là des phénomènes exceptionnels. Si les pluies de scories étaient fréquentes, une petite construction romaine, dite la «Tour du Philosophe.», qui se trouve dans un épaulement du mont, au-dessus des précipices du val del Bove, serait depuis longtemps enterrée sous les débris. On pourrait donc sans danger établir sur ces hauteurs un observatoire météorologique: nulle station ne serait plus utilement placée, car, du sommet, on assiste à la formation des orages qui grondent sur les plaines, et, là-haut, le vent polaire et le vent équatorial annoncent, parleur conflit, le temps qui se prépare pour les régions inférieures de l'Europe et de l'Afrique. [Illustration: N° 103.--CONES PARASITES.] [Illustration: LE CHATAIGNIER DES CENT CHEVAUX ET L'ETNA. Dessin de E. Grandsire, d'après une photographie de H. P. Berthier] La cime de l'Etna ne s'élève pas jusque dans la zone aérienne des neiges persistantes, et la chaleur du foyer souterrain fond la plupart des petits névés amassés dans les creux. Cependant la moitié supérieure de la montagne reste blanche durant la plus grande partie de l'année. La fonte de ces neiges et les pluies copieuses qu'apportent les vents de la mer devraient, semble-t-il, former de nombreux ruisseaux sur le pourtour du volcan; mais les pierrailles et les cendres qui recouvrent en talus les roches de lave solide absorbent promptement toute l'humidité des hauteurs, et bien rares sont les endroits favorisés où quelque fontaine vient rejaillir à la surface. Les grandes sources ne font leur apparition qu'à la base de la montagne, et quelques-unes seulement dans le voisinage immédiat de la mer. Telle est la fontaine d'Acis, échappée au chaos de rochers que Polyphème, c'est-à-dire l'Etna lui-même, le géant aux «mille voix», lança contre les navires du sage Ulysse; telle est aussi la rivière d'Amenano, qui surgit dans la ville même de Catane et s'épanche dans les eaux du port en cascatelles d'argent. A la vue de ces sources, au flot si clair et si frais, apparaissant au milieu des sables noirs et des roches brûlées, on comprend sans peine que les anciens Grecs les aient considérées comme des êtres divins, qu'ils aient frappé des médailles en leur honneur et leur aient élevé des statues. Catane s'était mise sous la protection du dieu Amenanos, qui l'abreuvait de ses ondes. Si l'eau ruisselante manque presque complètement sur les pentes de l'Etna, du moins l'humidité se conserve dans les cendres en assez grande quantité pour nourrir une riche végétation. Partout où les carapaces des coulées de lave ne sont pas trop compactes pour laisser pénétrer les radicelles des plantes, les déclivités de la montagne sont revêtues de verdure. Les hautes régions, occupées pendant la plus grande partie de l'année par les neiges, sont les seules qui gardent, sur presque tout le pourtour du mont, leur nudité première. Il est d'ailleurs assez étonnant que la flore alpine soit tout à fait absente du sommet de l'Etna, où la température moyenne de l'atmosphère et du sol est précisément ce qui convient à ces végétaux. Les géologues en concluent que de tout temps l'Etna s'est trouvé séparé des Alpes par de grands espaces infranchissables pour les oiseaux qui portent des graines fécondes dans leur gésier ou aux plumes de leurs pattes. Jadis le volcan était entouré d'une ceinture de forêts: au-dessous de la zone des neiges et des cendres, au-dessus de celle des cultures, s'étendait la région des grands bois, chênes, hêtres, pins et châtaigniers. De nos jours il n'en est plus ainsi. Sur les pentes méridionales, que gravissent d'ordinaire les visiteurs, il n'y a plus de forêts; ça et là seulement on aperçoit quelques gros troncs de chênes ébranchés. Sur les autres versants, les bouquets d'arbres sont plus nombreux; même du côté du nord, quelques restes de hautes futaies donnent à divers paysages de l'Etna un caractère tout à fait alpin; mais les bûcherons continuent avec acharnement leur œuvre d'extermination, et l'on peut craindre qu'avant longtemps il n'existe plus un seul débris te antiques forêts. Les splendides châtaigniers du versant occidental, parmi lesquels on admirait naguère l'arbre des «Cent Chevaux», découpé maintenant par la vieillesse et les intempéries en trois fûts séparés, témoignent de l'étonnante fertilité des laves du volcan. Les jeunes pousses des taillis, si droites, si lisses et toutes gonflées de séve, s'élancent du sol avec une fougue singulière; en quelques années, quand le voudront les agriculteurs, la zone déboisée de l'Etna pourra reprendre sa parure de feuillage. Quant à la zone des cultures, qui forme une large bande circulaire à la base de la montagne, c'est en maints endroits le plus admirable des jardins. Les bosquets d'oliviers, d'orangers, de citronniers et d'autres arbres à fruits, auxquels se mêlent çà et là des groupes de palmiers, transforment toutes les premières pentes en un immense verger; de nombreuses villas, des coupoles d'églises et de couvents se montrent de toutes parts au-dessus des massifs de verdure. La terre est si fertile, que ses produits peuvent suffire à une population trois ou quatre fois plus dense que celle des autres contrées de la Sicile et de l'Italie. Plus de trois cent mille habitants se sont groupés sur les pentes de cette montagne, que de loin on considère comme devant être un lieu d'épouvante et de péril imminent, et qui de temps à autre s'entr'ouvre en effet pour noyer ses campagnes sous un déluge de feu. A la base du volcan, les villes touchent aux villes et se suivent comme les perles d'un collier[114]. Qu'une coulée de lave recouvre une partie de la chaîne d'habitations humaines, bientôt celle-ci se reforme au-dessus des pierres refroidies. Des bords du cratère de l'Etna, le gravisseur contemple avec étonnement toutes ces fourmilières humaines à l'oeuvre au pied de la puissante montagne. La zone concentrique de verdure et de maisons contraste étrangement avec le désert de neiges et de cendres noires qui occupe le centre du tableau et, par delà le Simeto, avec les escarpements inhabités des monts calcaires. Mais ce n'est là qu'une partie de l'immense et merveilleux panorama de 200 kilomètres de rayon. C'est à bon droit que les voyageurs célèbrent le spectacle presque sans rival que présentent les trois mers d'Ionie, d'Afrique et de Sardaigne, entourant de leurs eaux plus bleues que le ciel le grand massif triangulaire de la Sicile, les hautes péninsules de la Calabre et les îles éparses de l'Éolie. [Note 114: Population kilométrique de l'Italie 90 hab. » » de la zone habitable de l'Etna 550 » ] Les monts Pélore, qui continuent en Sicile la chaîne italienne de l'Aspromonte, sont de hauteur bien modeste en comparaison de l'Etna, mais ils existaient déjà depuis des âges, lorsque la région où s'élève de nos jours le volcan était encore un golfe de la mer. On croyait jadis que la plus haute cime du Pélore, consacrée à Neptune par les anciens, puis à la «Divine Mère» (_Dinna Mare_) par les Siciliens modernes, était percée d'un cratère; mais il n'en est rien. Composées de roches primitives et de transition, revêtues sur leurs flancs de Calcaires et de marbres, ces montagnes longent d'abord le littoral de la mer d'Ionie, tout bordé de caps abrupts, puis elles reploient vers l'ouest leur crête principale et courent parallèlement aux côtes de la mer Éolienne. Vers le milieu de sa longueur, la chaîne, connue en cet endroit sous le nom de Madonia, atteint sa plus grande élévation, et de magnifiques forêts, encore épargnées par la hache, lui donnent un aspect tout septentrional: on pourrait se croire dans les Apennins ou dans les Alpes Maritimes. Des promontoires calcaires, presque entièrement isolés, s'avancent dans les flots au nord des montagnes et, par la beauté de leur profil, la variété de leurs formes, font de cette côte une des plus remarquables de la Méditerranée. Même après avoir visité le littoral de la Provence, de la Ligurie, du Napolitain, on reste saisi à la vue des caps superbes de la côte sicilienne; on contemple avec admiration l'énorme bloc quadrangulaire de Cefalù, la colline plus doucement ondulée de Termini, les masses verticales de Caltafano, et surtout, près de Palerme, la forteresse naturelle du Monte Pellegrino, roche presque inaccessible de 20 kilomètres de tour, où le vieil Hamilcar Barca se maintint durant trois années contre tous les efforts d'une armée romaine. Le mont San Giuliano, qui termine la chaîne à l'occident, est aussi un piton calcaire presque isolé: c'est l'ancien mont Eryx, jadis consacré à Vénus. Toutes les montagnes qui rayonnent de la grande chaîne vers les parties méridionales de l'île vont en s'abaissant par degrés. La déclivité générale de la Sicile est tournée vers les côtes de la mer d'Ionie et de la mer d'Afrique; aussi l'écoulement des eaux se fait-il presque uniquement sur ces deux versants extérieurs; toutes les rivières à cours permanent, le Platani, le Salso, le Simeto, coulent au sud de l'arête des monts Nébrodes et Madonia; les torrents du versant septentrional ne sont que des _fiumare_, formidables après les pluies, perdus dans les champs de pierre pendant les sécheresses. C'est également au sud des montagnes que s'étendent les lacs et les marais de l'île, les _pantani_ et le lac ou _biviere_ de Lentini, la plus grande nappe d'eau de la Sicile, le lac de Pergusa ou d'Enna, entouré jadis de gazons fleuris où jouait Proserpine lorsque le noir Pluton vint la saisir, le «vivier» de Terra-nova, et plusieurs autres nappes marécageuses qui furent autrefois des golfes de la mer. Autant la côte septentrionale est pittoresque, imprévue de contours, hérissée de promontoires escarpés, autant la côte du sud est uniforme et rhythmée en anses également infléchies, sableuses et manquant d'abri. Sur ce rivage, les ports naturels sont rares et périlleux: pendant les tempêtes d'hiver les navires ont à courir de grands dangers dans ces parages. La longue déclivité de la Sicile, au sud des monts Madonia, se compose de terrains tertiaires et de strates plus modernes, contenant en abondance des coquillages fossiles, dont la plupart se trouvent encore à l'état vivant dans les mers voisines. Divers géologues, et surtout Lyell, ont pu mesurer l'âge relatif des argiles et des brèches calcaires de ces contrées par la proportion plus ou moins grande des testacés que l'on recueille à la fois dans les roches et dans les eaux. On a constaté que nulle part en Europe les strates de formation récente ne sont plus solides, plus compactes et plus élevées qu'en Sicile; près de Castro-Giovanni, au centre même de l'île, les roches postpliocènes atteignent 900 mètres de hauteur[115]. Une autre particularité remarquable est que des couches tertiaires, constituant des massifs de hautes collines au sud de la plaine de Catane, alternent avec des strates de matières volcaniques. Ce sont évidemment des éruptions sous-marines qui ont maçonné ces assises de calcaire et de tuf entremêlés. Tandis que les argiles, les sables, les amas de coquillages se déposaient en lits réguliers au fond de la mer, des bouches d'éjection s'ouvraient soudain, pour vomir des cendres et des scories, puis la mer recommençait son oeuvre; elle égalisait les débris et formait de nouvelles couches alluviales, que d'autres matières volcaniques venaient crevasser et recouvrir. C'est de la même manière que se forment au-dessous de la mer les couches profondes situées à l'ouest du banc de Nerita, entre Girgenti et l'île de Pantellaria. Le volcan de Giulia ou Ferdinandea y fait de temps en temps son apparition depuis la période historique. On dit l'avoir vu en 1801; trente ans plus tard, il surgit de nouveau et s'entoura d'un îlot de 6 kilomètres de tour, que purent étudier de Jussieu et Constant Prévost; en 1863, il a reparu pour la troisième fois; mais le temps de l'émersion définitive n'est pas encore venu. La mer a toujours balayé les cendres et les scories pour les étaler en couches régulières et les faire alterner avec ses propres dépôts. En 1840, la butte sous-marine du volcan n'était recouverte que par 2 mètres d'eau; actuellement la sonde n'y trouverait pas le sol à 100 mètres de profondeur. [Note 115: Altitudes diverses de la Sicile: Mont Etna 3,313 mètres (trig.). Madonia (Pizzo di Case) 1,931 » Dinnamare 1,100 » Centorbi 736 » Monte San Giuliano 700 » Monte Pellegrino 600 » ] Cette bouche d'éruption ouverte en pleine Méditerranée n'est pas le seul témoignage de l'activité du foyer souterrain dans les parties méridionales de la Sicile. Diverses sources minérales dégagent de l'acide carbonique et d'autres gaz provenant du travail intérieur. Dans le lac intermittent de Nafta ou de Palici, situé près de Palagonia, au sud de la plaine de Catane, trois petits cratères s'ouvrant au milieu des eaux bitumineuses lancent à gros bouillons des gaz irrespirables; les oiseaux évitent de voler au-dessus du lac et les petits animaux qui s'en approchent y laissent leurs cadavres. Les dieux Palici étaient tellement redoutés par les anciens, que l'asile de leur sanctuaire était inviolable et que les esclaves réfugiés y acquéraient le droit de dicter des volontés à leurs maîtres; encore de nos jours, ces cratères lacustres inspirent une grande terreur aux indigènes, quoiqu'ils n'aient pas remplacé par une chapelle propitiatoire les temples des païens. Il est probable que le lac de Pergusa présente aussi quelquefois des phénomènes du même genre; cet ancien cratère, d'environ 7 kilomètres de tour, est presque toujours très-peuplé d'anguilles et de tanches, mais soudain tous ces poissons périssent et la surface du lac se recouvre de leurs corps en décomposition; sans doute ce sont des émissions de gaz qui causent la foudroyante mortalité. Plus à l'ouest, près de Palazzo Adriano, une nouvelle salse a jailli du sol en décembre 1870. Tout le sous-sol de la Sicile est en effervescence chimique. En dehors de la Sicile etnéenne, le principal centre de l'activité volcanique se trouve dans les environs de Girgenti, au lieu dit les Maccalube. L'aspect de la plaine y change suivant les saisons; en été, de petits cratères emplis d'une bouillie argileuse dégagent incessamment des bulles de gaz et déversent de la boue sur leurs talus extérieurs; mais quand viennent les pluies d'hiver, tous les cônes sont délayés et mélangés en une sorte de pâte d'où s'échappe la vapeur. Au commencement du siècle, de petits tremblements de terre secouaient parfois le sol, et des jets de boue et de pierre s'élevaient en gerbes à 10 ou 20 mètres de hauteur; en 1777, une éruption exceptionnelle avait projeté les débris à plus de 30 mètres de haut. De nos jours, les Maccalube sont plus tranquilles. Comme les volcans de laves, ces laboratoires de boues ont leurs périodes de calme et d'exaspération. Les gisements de soufre, qui sont l'une des principales richesses de la Sicile, proviennent sans doute indirectement des foyers de lave qui bouillonnent au-dessous de la contrée; mais aucun ne se trouve sur les pentes ni dans le voisinage immédiat du Mongibello. Les masses de soufre, éparses en petits bassins, sont disposées de l'est à l'ouest sur plus d'un quart de la superficie de l'île, dans les terrains tertiaires qui s'étendent de Centorbi à Cattolica dans la province de Girgenti. Ils datent tous de l'époque miocène Supérieure et reposent sur des bancs d'infusoires fossiles exhalant une forte odeur de bitume. Les géologues discutent encore sur la manière dont s'est déposé le soufre, mais il semble très-probable qu'il provient de sulfure de chaux apporté du sein de la terre par les sources thermales et décomposé par les intempéries. La formation géologique où se trouve le soufre est également riche en gypse et en sel gemme: en maints endroits on reconnaît le voisinage des couches salées par des efflorescences qui se montrent à la surface et que l'on connaît sous le nom d'_occhi di sale_, «yeux du sel.» La Sicile a, comme la Grèce, le climat le plus heureux. Les hautes températures de l'été sont adoucies par les brises marines qui soufflent régulièrement pendant les heures les plus chaudes de la journée. Les froids de l'hiver ne sont sensibles que par suite du manque absolu de comfort dans les maisons, car les gelées sont inconnues et bien rarement la neige tombe sur les pentes inférieures des montagnes. Les pluies d'automne sont fort abondantes, mais elles alternent souvent avec les beaux jours de soleil et n'ont pas le temps de refroidir complètement l'atmosphère. Les vents dominants, qui soufflent du nord et de l'ouest, sont très-salubres; par contre, le sirocco, provenant généralement du sud-est, est redouté comme un vent de mort, surtout quand il arrive sur la côte septentrionale, où il a perdu presque toute son humidité[116]. Il dure d'ordinaire trois ou quatre jours, pendant lesquels on se garderait bien de coller le vin, de saler la viande, ou de peindre les appartements ou les meubles. Ce vent est le principal désagrément du climat. Dans certaines parties de la Sicile, les émanations des marécages sont aussi fort dangereuses, mais la faute en est à l'homme, qui laisse croupir les eaux. C'est ainsi qu'Agosta et Syracuse, sur la côte orientale, sont assiégées par les fièvres et que la mort défend les approches de l'antique Himéra. [Note 116: Température moyenne à Palermo et à Messine 18°C » » à Catane et à Girgenti 20°C Écart moyen de température, de l'hiver à l'été 2 à 33° Pluies moyennes à Palermo 0m,66 ] Favorisée par les conditions de température et d'humidité, la végétation présente un caractère semi-tropical dans les plaines et les vallées basses. Un grand nombre de plantes étrangères d'Asie et d'Afrique se sont acclimatées facilement en Sicile. Les dattiers sont groupés en bouquets dans les jardins et même en pleine campagne; les plaines d'aspect tout africain qui entourent Sciacca sont en maints endroits complètement recouvertes de palmiers nains ou _giummare_, qui valurent à l'ancienne Sélinonte le surnom de _Palmosa_; diverses espèces de cotonniers croissent sur les pentes des collines jusqu'à l'altitude de 200 mètres; le bananier, la canne à sucre, le bambou, fleurissent hors des serres; la _Victoria regia_ recouvre les viviers de ses larges feuilles et de ses fleurs; le papyrus du Nil, inconnu dans toutes les autres parties de l'Europe, s'unit aux grands roseaux pour obstruer le cours de la rivière d'Anapus, dans les environs de Syracuse; naguère il croissait aussi dans l'Oreto, près de Palerme, mais il en a disparu. Quoique d'origine étrangère à l'Europe, le _cactus opuntia_ ou figuier de Barbarie est devenu la plante la plus caractéristique des campagnes du littoral de la Sicile; les coulées de lave les plus rebelles à la culture se recouvrent en peu de temps de fourrés inhospitaliers de cactus, aux disques de chair verdâtre hérissés d'épines. C'est à la base méridionale de l'Etna que ces plantes du midi et tous les autres végétaux des régions voisines des tropiques remontent le plus haut. Sans grand effort de culture, les paysans y font croître l'oranger jusqu'à plus de 500 mètres d'altitude, et le mélèze y pousse spontanément jusqu'à 2,250 mètres. Ces pentes tournées vers le soleil de l'Afrique sont la terre la plus chaude de l'Europe, non-seulement à cause de leur exposition, mais à cause du parfait abri que la masse du volcan offre contre les vents du nord et de la couleur noirâtre des scories et des cendres, que viennent frapper les rayons du midi. Dans les régions revêtues d'arbres ou d'arbustes, la campagne est toujours verte, même en hiver: l'oranger, l'olivier, le caroubier, le laurier-rose, le lentisque, le tamaris, le cyprès, le pin gardent leur feuillage et donnent ainsi à la nature une gravité douce, bien différente de la morne tristesse de nos paysages hivernaux du nord. Avec un peu de soin, les horticulteurs entretiennent aussi constamment la vie dans leurs jardins: il n'y a point de primeurs en Sicile, pour ainsi dire, parce que l'on peut obtenir les légumes frais pendant tout le courant de l'année. C'est dans le voisinage de Syracuse que les jardins se montrent dans leur plus grande beauté, à cause du contraste de leur merveilleuse végétation avec les roches nues. Il en est un surtout, dans lequel on se trouve comme par enchantement, au sortir d'une fissure de précipice, et qui est un lieu féerique de verdure, d'ombre et de parfums: c'est l'_Intagliatella_ ou _Latomia de' Greci_, l'une des carrières où les esclaves grecs taillaient les pierres de construction pour les temples et les palais de Syracuse. Des orangers, des citronniers, des néfliers du Japon, des pêchers, des arbres de Judée, aspirant à l'air libre et montant vers la lumière du ciel, s'élèvent à la hauteur gigantesque de 15 et 20 mètres; des arbustes en massifs entourent les troncs des arbres; des guirlandes de lianes s'entremêlent aux branches; des fleurs et des fruits jonchent les allées et de nombreux oiseaux chantent dans le feuillage. Au-dessus de cet élysée d'arbres odorants et fleuris se dressent les roches coupées à pic de la carrière; les unes encore nues et blanches comme aux jours où les taillèrent les instruments des esclaves athéniens, les autres revêtues de lierre du haut en bas ou portant des rangées d'arbustes sur chacun de leurs escarpements. Située, comme elle l'est, sur le parcours de toutes les nations qui se sont disputé l'empire de la Méditerranée, la Sicile doit représenter, dans sa situation actuelle, le mélange des éléments les plus divers. Sans parler des Sicanes, Sicules et autres aborigènes, que le manque de renseignements historiques ne permet pas de classer avec certitude parmi les autres races d'Europe, mais qui parlaient probablement une langue sœur des idiomes latins, on sait que les Phéniciens et les Carthaginois colonisèrent le littoral et que les Grecs y devinrent presque aussi nombreux que dans la mère patrie. Il y a vingt-six siècles déjà, la Sicile commençait à se transformer en une terre hellénique, par la fondation de Naxos sur un promontoire marin à la base de l'Etna. Bientôt après, Syracuse, qui plus tard devint une république si puissante, Lentini, Catane, Megara Hyblæa, Messine, Himéra, Selinus, Camarine, Agrigente, accrurent le nombre des cités grecques; tout le pourtour de l'île, de même que de nos jours le littoral de la Macédoine, de la Thraco et de l'Asie Mineure, devint une autre Grèce, au détriment des populations indigènes, refoulées dans l'intérieur. Les côtes de Sicile n'étaient-elles pas d'ailleurs une véritable Hellade par le climat, la transparence de l'air, l'aspect des rochers et des montagnes? Le port «marmoréen» et la grande baie de Syracuse, l'acropole et le mont Hybla ne forment-ils pas un paysage que l'on croirait détaché de l'Attique ou du Péloponèse? La fontaine d'Aréthuse, que l'on voit surgir au bord de la mer, dans l'îlot même d'Ortygie, et dont les eaux proviennent de l'intérieur de la contrée, par-dessous un détroit marin, ne ressemble-t-elle pas à l'Erasinos et à tant d'autres sources de l'Hellade qui se perdent dans les gouffres des plateaux pour reparaître à la lumière dans le voisinage du littoral? Les Syracusains disaient que le fleuve Alphée, amant de la nymphe Aréthuse, ne se mêlait point à la mer d'Ionie: au sortir des plaines de l'Élide, il s'engouffrait sous les eaux salées pour surgir de nouveau sur la rive sicilienne. Parfois, racontent les marins, on voyait Alphée bouillonner au-dessus de la mer, à côté de la fontaine Aréthuse, et dans son courant tourbillonnaient des feuilles, des fleurs et des fruits des arbres de la Grèce. Est-il une légende qui dise d'une manière plus touchante l'amour du sol natal? La nature tout entière avec ses fleuves, ses fontaines et ses plantes, avait suivi l'Hellène dans sa nouvelle patrie. Beaucoup plus peuplée qu'elle ne l'est de nos jours, la Sicile devait compter à l'époque de sa prospérité plusieurs millions de Grecs, si l'on en juge par les énormes populations que l'on nous dit avoir vécu dans les murs de Syracuse, de Selinus, d'Agrigente. Les marchands et les soldats carthaginois ont bien plus exploité le pays qu'ils ne l'ont colonisé, et quoique, pendant trois ou quatre siècles, ils aient dominé sur diverses parties de l'île, ils n'y ont guère laissé que de faibles débris de murailles, des monnaies et des inscriptions. Ainsi que le fait remarquer judicieusement Dennis, les monuments les plus frappants de leur règne en Sicile sont les sites désolés où s'élevaient autrefois Himéra et Selinus. Cependant, quelque minime qu'ait été, relativement à celle des Grecs, la part qu'ont prise les Carthaginois dans les croisements de la population sicilienne, et, par conséquent, dans les destinées ultérieures du peuple, cette part ne doit pas être négligée: l'élément punique est entré dans le torrent circulatoire de la nation. Il en est de même, à bien plus forte raison, pour les conquérants romains, auxquels l'île appartint pendant près de sept siècles. Les Vandales, les Goths ont aussi laissé leurs traces. Les Sarrasins eux-mêmes, si mélangés par la race, à la fois Arabes et Berbères, ajoutèrent au génie sicilien leur feu méridional, tandis que leurs vainqueurs, devenus leurs élèves en civilisation, les Normands, apportèrent les qualités solides, l'audace, la force indomptable qui animait à cette époque ces rudes fils des mers boréales. Lorsque ceux-ci mirent le siège devant Palermo en 1071, on ne parlait pas moins de cinq langues dans l'île, l'arabe, l'hébreu, le grec, le latin, le sicilien vulgaire; mais l'arabe avait si bien pris la prépondérance comme idiome civilisé, que, même sous la domination normande, les inscriptions des palais et des églises se gravaient en cette langue: c'est à la cour du roi Roger qu'Edrisi rédigea sa grande géographie, l'un des principaux monuments de la science. En 1223, les derniers Arabes de langage furent déportés dans le Napolitain, mais les croisements avaient déjà profondément modifié la race. Plus tard, Français, Allemands, Espagnols, Aragonais ont également contribué pour une plus faible part à faire des Siciliens un peuple différent de ses voisins d'Italie par l'aspect, les mœurs, les habitudes et le sentiment national. Pour l'insulaire, tous les continentaux, même ceux des Calabres, sont considérés comme des étrangers. Le manque de communications faciles permettait aux différents groupes de maintenir plus longtemps leur idiome et leurs caractères distinctifs de race. Ainsi, par un étrange phénomène, les Lombards de Bénévent et de Palerme que les Normands déportèrent dans l'île, ont gardé leur langue en Sicile plusieurs siècles après la disparition de ce dialecte en Lombardie même. Encore de nos jours, environ cinquante mille Siciliens témoignent par leur langage de leur origine lombarde; Piazza Armerina, Aidone, San Fratello, Nicosia sont les localités où le patois lombard continue de se parler. C'est à San Fratello, sur une colline escarpée de la côte septentrionale, que le vieil idiome est resté le plus pur; à Nicosia, dans l'intérieur, l'accent lombard a gardé quelque chose de celui des anciens maîtres franco-normands. D'ailleurs le dialecte sicilien, surtout dans les districts les plus reculés de l'intérieur, n'est pas encore complètement italianisé; il contient toujours plusieurs termes grecs; en outre, beaucoup de mots arabes et de noms de villes rappellent l'ancienne domination des Sarrasins. Une des expressions les plus curieuses est celle de «val», qui s'applique aux diverses provinces de la Sicile, et que l'on croit dérivée de _vali_, l'ancien titre des gouverneurs politiques. L'idiome sicilien, moins sonore que ceux du continent italien, supprime souvent les voyelles entre les consonnes et change les _o_, et même les _a_ et les _i_, en _ou_, ce qui rend le parler à la fois plus dur et plus sourd; mais il se prête admirablement à la poésie. Les chants populaires de la Sicile ne le cèdent en grâce naturelle et en choix délicat d'expressions qu'aux admirables _rispetti_ de la Toscane. De tous les immigrants qui sont venus, de gré ou de force, peupler la Sicile à diverses époques, les Albanais, dits _Greci_ dans le pays, sont les seuls qui ne se soient pas encore entièrement fondus avec les populations environnantes; ils forment des groupes distincts de langage et de rites religieux dans quelques villes de l'intérieur, et surtout à Piana de' Greci, sur une terrasse qui domine au sud la conque de Palerme. Mais, si la fusion entre tous les autres éléments ethniques semble accomplie, la différence des populations siciliennes est néanmoins très-grande, suivant la prépondérance de telle ou telle race dans le croisement. Ainsi les Etnéens, surtout les habitants de Catane et d'Aci-Reale, qui sont peut-être d'origine hellénique plus pure que les Grecs eux-mêmes, puisqu'ils ne sont point mélangés de Slaves, ont une excellente renommée de bonne grâce, de gaieté, de douceur, d'hospitalité, de bienveillance. Ce sont les plus intelligents, les plus instruits des Siciliens. Ceux de Trapani et de San Giuliano sont, dit-on, les plus beaux, et leurs femmes charment l'étranger par la régularité de leur visage et la grâce de leur physionomie. Les Palermitains, au contraire, chez lesquels l'élément arabe a eu plus d'influence que partout ailleurs, ont en général les traits lourds, disgracieux, presque barbares; ils n'ouvrent pas volontiers leur demeure pour la mettre à la disposition de l'étranger; ils gardent jalousement l'épouse dans la partie la plus sombre de leur maison; leurs moeurs sont encore un peu celles des musulmans. C'est aussi dans Palerme et son district que les moeurs féroces de la guerre, de la piraterie, du brigandage se sont maintenues le plus longtemps. Les lois de l'_omertà_, «code des gens de coeur,» font un devoir de la vengeance. _A chi ti toglie il pane, e tu toglili la vita!_ (A qui te prend le pain, eh bien, toi, prends la vie!) tel est le principe fondamental du code; mais, dans la pratique, la vengeance palermitaine n'a pas du tout la simplicité de la _vendetta_ corse, elle se complique parfois d'atroces cruautés. D'après une statistique, peut-être exagérée, il n'y aurait pas moins de quatre à cinq mille Palermitains affiliés à la ligue secrète de la _maffia_, dont les membres s'engagent solidairement à vivre de tromperies, de fraudes et de vols de toute espèce. Encore en 1865, les brigands étaient à peu près les maîtres de la campagne environnante, jusque dans les provinces limitrophes de Trapani et de Girgenti. Ils en vinrent même, pour ainsi dire, à faire le siège de Palermo et à la séparer de ses faubourgs; aucun étranger n'osait quitter la capitale, de peur d'être assassiné ou capturé par les bandits; aucun propriétaire n'allait récolter son blé, son raisin, ses olives, ni tondre son troupeau sans acheter un droit de passage aux malandrins, Dix ans se sont écoulés depuis cette époque, et, malgré toutes les mesures exceptionnelles de répression, l'association de la maffia, protégée par la complicité de la peur et par la haine de la police étrangère, s'est maintenue dans sa force et fait peser la terreur sur ses ennemis. L'histoire de la maffia est encore à faire et risque fort de rester en grande partie un mystère. On ne la connaît guère que par les scènes de meurtre et de répression sanglante auxquelles elle a donné lieu. Une chose est certaine, c'est qu'elle exista, sous d'autres noms, dès l'époque des rois normands; tantôt elle s'accroît, tantôt elle diminue, suivant les vicissitudes de la vie politique. Sans nul doute, la situation s'est empirée depuis vingt ans, par suite de l'aggravation des impôts, de la misère, de la levée des conscrits, et de tous les brusques changements qu'amène avec lui un nouveau régime politique; le peuple, habitué à la routine des anciens abus, n'a pas eu le temps de s'accoutumer au fardeau plus récent dont l'a chargé l'annexion au royaume d'Italie. Néanmoins, quelles que soient les difficultés de la transition politique, il est certain que la population sicilienne s'italianisera dans les villes d'abord, puis, de proche en proche, dans les campagnes. La communauté de langue et d'intérêts rattache de plus en plus l'île à la Péninsule, et désormais les deux contrées ne peuvent manquer de graviter dans la même orbite. Pour l'Italie, l'adjonction de la Sicile pourra devenir d'une valeur inestimable, si la bienveillance mutuelle se rétablit, si la paix se maintient et si les ressources de l'île sont exploitées avec intelligence par les Siciliens eux-mêmes. L'accroissement considérable de la population, que l'on dit avoir presque triplé depuis 1734, est un indice des richesses naturelles du pays. Que serait-ce donc si la science et l'industrie succédaient définitivement aux procédés barbares pour la mise en œuvre de tous ces trésors? On sait que la Sicile était jadis la terre aimée de Cérés; c'est là, dans la plaine de Catane, que la bonne déesse enseigna aux hommes l'art de labourer le sol, de jeter les grains, de couper les moissons. Les Siciliens n'ont pas oublié les leçons de Demeter, puisque plus de la moitié du territoire de l'île est cultivée en céréales, mais il faut dire qu'ils n'ont guère amélioré le système de culture enseigné par la déesse aux époques fabuleuses; il leur est même à peu près impossible de faire mieux que leurs ancêtres, puisque, en vertu de leur contrat avec le noble propriétaire, héritier du feudataire normand, les cultivateurs sont tenus de suivre l'ancienne routine des travaux. Presque tous leurs instruments sont encore de formes primitives, les engrais sont à peine employés, et, dès que la semence est dans la terre, le paysan laisse le soin de son champ à la bonne nature. Quand on parcourt les campagnes de Sicile, on s'étonne du manque absolu de maisons. Il n'y a point de villages, mais seulement, à de grandes distances les unes des autres, des villes populeuses [117]. Tous les agriculteurs sont des citadins qui rentrent chaque soir, à la manière antique, dans l'enceinte de la ville; il en est qui sont obligés de faire chaque jour un double trajet de dix kilomètres ou davantage pour aller visiter leur champ et revenir au gîte; seulement, il leur arrive parfois de s'épargner la course du retour en passant la nuit dans quelque caverne ou dans un fossé couvert de branches; pendant la moisson et les vendanges, des hangars élevés à la hâte abritent les travailleurs. Les vastes champs de céréales qui remplissent les vallons et recouvrent les pentes doivent à cette absence d'habitations humaines un caractère tout spécial de tristesse et de solennité. On dirait une terre abandonnée et l'on se demande pour qui mûrissent ces épis. [Note 117: Population moyenne des communes en Sicile, en 1871.....7,198 habitants.] Les champs de céréales, quoique beaucoup plus étendus que les campagnes consacrées à toute autre culture, ont cependant une plus faible importance par la valeur totale de leurs produits. Les terrains qui avoisinent les cités et que l'homme peut cultiver en jardins, en vignes, en vergers, sans avoir à faire de véritables voyages, sont une source de richesse bien autrement abondante. Actuellement, la denrée de la Sicile qui a remplacé le froment nourricier comme principal article d'exportation, c'est l'orange, la pomme d'or des anciens. La Sicile n'est plus un «grenier», mais elle tend à devenir un immense dépôt de fruits. Les sept grandes espèces d'orangers, subdivisées en quatre cents variétés, sans compter de nombreuses formes bâtardes, représentent déjà pour la Sicile une valeur d'environ cinquante millions de francs, et ce revenu considérable tend à s'accroître chaque année. Le merveilleux jardin dont s'est entourée Palerme s'agrandit sans cesse, aux dépens des anciennes plantations d'arbres à manne et d'autres cultures, et recouvre les pentes jusqu'à la hauteur de 350 mètres. C'est par centaines de millions que les fruits s'exportent chaque année sur le continent d'Europe, en Angleterre, aux États-Unis. Les oranges de moindre valeur, qui ne trouveraient pas d'acheteurs sur les marchés étrangers, servent à la fabrication d'huiles essentielles, d'acide citrique, de citrate de chaux. La Sicile a le monopole de ce dernier article, que l'on emploie en grande quantité pour l'impression des étoffes. Comme pays de vignobles, la Sicile occupe aussi l'un des premiers rangs parmi les contrées de l'Europe. C'est la plus importante des provinces viticoles de l'Italie; elle fournit à elle seule plus du quart du vin recueilli par la nation. D'ailleurs la culture de la vigne, dirigée en grande partie par des étrangers, est beaucoup mieux entendue dans l'île que sur la péninsule voisine. Marsala, Syracuse, Alcamo, Milazzo exportent en quantité des vins justement vantés pour leur excellence; les pentes méridionales et occidentales de l'Etna, de Catane à Bronte, produisent aussi des vins auxquels la chaleur du sol donne un feu extraordinaire; seulement, il faut que les cultivateurs aient soin d'élever entre les ceps de vigne des buttes de terre qui gardent dans leurs interstices l'humidité des pluies et la rendent ensuite aux racines durant les sécheresses. L'Angleterre et l'Europe non italienne sont les principaux acheteurs des vins de Sicile, ainsi que de tous ses autres produits agricoles, les huiles, les amandes, le coton, le safran, le sumac et la manne, distillée, comme celle des Calabres, par une espèce de frêne. Les soies grèges, que, de tous les pays d'Europe, la grande île méditerranéenne fut la première à produire, prennent aussi le chemin de l'étranger. Le royaume italien perçoit les impôts de la Sicile, mais les consommateurs anglais et français en payent leur large part. Le grand produit minier de l'île, le soufre, s'expédie aussi presque exclusivement sur les marchés étrangers, où il se vend à un prix très-élevé, à cause du monopole commercial que possèdent les «soufriers» de la Sicile. La teneur des gisements varie beaucoup; dans quelques roches, elle est d'un quart; mais lors même qu'elle est seulement de 5 ou 6 p. 100, il suffit d'approcher une lampe allumée des parois de la mine pour la faire bouillir comme de la poix. Ce procédé si simple de la cuisson est celui que l'on emploie pour obtenir le soufre à l'état purifié. Les blocs extraits de la mine sont entassés en plein air et subissent pendant un temps plus ou moins long l'action destructive des intempéries, puis les débris du minéral sont disposés en tas sur la flamme des fourneaux. La pierre se délite et le soufre fondu descend dans les moules préparés pour le recevoir. Bien que ces procédés, suivis conformément à la routine traditionnelle, laissent perdre environ le tiers du soufre contenu dans la roche, cependant les produits annuels sont des plus rémunérateurs, et ils ne peuvent manquer de s'accroître, à mesure que les procédés d'extraction seront améliorés et que de faciles routes d'accès seront ouvertes. Actuellement, l'île fournit à l'Europe environ deux cent mille tonnes de soufre par an, plus des deux tiers de la quantité nécessaire à l'industrie. On a calculé que les gisements connus de la Sicile renferment encore de quarante à cinquante millions de tonnes de soufre; en maintenant leur taux de production, elles ne seraient pas encore épuisées à la fin du vingt et unième siècle. Dans certaines contrées de la Sicile, notamment au nord de Girgenti, des villages sont construits en plâtre sulfureux, l'atmosphère est en tout temps imprégnée de l'odeur du soufre. Le sel gemme, qui se trouve dans les mêmes formations que le soufre, suffirait aux besoins de l'Europe pendant un espace de temps bien plus considérable encore, car dans le centre de l'île des collines entières sont composées de ce minéral; mais le sel n'est point une substance rare, et sur ses côtes mêmes la Sicile possède des plages très-étendues où les sauniers n'ont qu'à ramasser en tas les cristaux fournis gratuitement par la Méditerranée, A l'extrémité occidentale de l'île, Trapani possède un vaste territoire entièrement composé de marais salants, alternativement inondés et blancs de sel; les navires de Norvége et de Suède viennent y prendre leurs chargements, C'est aussi dans les parages de Trapani que la mer fait croître pour les pêcheurs le meilleur corail des côtes siciliennes. Les thons, dont la pêche a beaucoup plus d'importance, viennent surtout se faire prendre dans les grandes baies qui découpent le littoral entre Palerme et Trapani, tandis que l'espadon se capture dans le détroit de Messine. Les mers de Sicile sont fort poissonneuses, et les insulaires se vantent d'être les pêcheurs les plus habiles de la Méditerranée occidentale. Récemment encore, les chemins de la mer étaient presque les seuls que connussent les Siciliens voyageurs; c'est à la dernière extrémité seulement qu'ils se décidaient à se rendre d'un port à un autre en prenant la voie de terre. On peut en juger par ce fait qu'en 1866 la seule route carrossable de l'île, celle qui mettait en communication Messine avec Palerme, par Catane et Leonforte, n'était pas même parcourue annuellement par quatre cents voyageurs. Encore de nos jours, l'état de la viabilité est tout à fait primitif dans la plus grande partie de l'île; de très-importantes mines de soufre et de sel ne communiquent avec la mer que par les sentiers de mulets, et les habitants mêmes du pays s'opposent à la construction des routes, de peur que l'industrie des âniers employés au transport ne soit compromise par l'introduction de nouveaux véhicules. Le chemin qui réunit le port commerçant de Terranova à la ville de Caltanissetta est resté plus de vingt années en construction, et pourtant c'était la seule route qui mît le littoral en rapport avec les campagnes de l'intérieur. Le réseau de chemins de fer qui doit rejoindre les trois côtés du triangle sicilien, mais auquel on travaille avec une extrême lenteur, remédiera en partie à ce manque de routes et donnera un essor considérable au commerce de l'île[118]. Déjà les tronçons terminés, dont la longueur totale est d'environ 400 kilomètres, servent à un mouvement d'échanges de quatre à cinq fois plus élevé en proportion que celui des lignes de la Calabre. [Note 118: Commerce de la Sicile, comparé à celui de l'Italie: 1854. Sicile 60,000,000 fr. Italie 1,000,000,000 fr. 1807. 150,000,000 fr. » 1,802,000,000 » 1873. 550,000,000 fr. x 2,600,000,000 » ] La capitale de la Sicile, Palerme «l'heureuse», est l'une des principales cités de l'Italie; sous la domination arabe, elle dépassait toutes les villes de la Péninsule par le nombre de ses habitants, et maintenant elle n'est distancée en population que par Naples, Milan et Rome; chaque nouveau recensement témoigne de ses progrès rapides. Nulle ville d'Europe ne jouit d'un plus délicieux climat, nulle n'est plus charmante à voir de loin et ne repose mieux dans un nid de verdure et de fleurs. Ses monts superbes, aux flancs nus, à la base percée de grottes, encadrent un merveilleux jardin, la fameuse «Conque d'or», au milieu de laquelle se montrent les tours et les dômes, les fûts à éventail des palmiers, les branchages étalés des pins, et que domine au sud la masse énorme des églises et des couvents de Monreale. Une seule ville sicilienne peut se comparer à Palerme pour la beauté, sa voisine Termini, qui mérite vraiment l'épithète de la «splendidissime» dont elle se gratifie. Cette antique cité grecque, où jaillissent les eaux thermales qui rendirent aux membres du divin Hercule la force et la souplesse, s'étale en amphithéâtre sur les pentes d'une terrasse qu'un isthme verdoyant relie à la superbe montagne de San Calogero, rayée de sillons blanchâtres et flanquée de contre-forts herbeux. C'est un admirable paysage, complétant à l'est le tableau presque incomparable qui se déroule à l'ouest jusqu'au Monte Pellegrino de Palerme, par les jardins de Bagaria et le promontoire qui porta la cité phénicienne de Solunto. La splendeur des campagnes contraste avec la misère et la laideur de la plupart des quartiers de la capitale. Palerme a des édifices somptueux; elle a sa cathédrale si richement décorée et couverte de sculptures du fini le plus admirable; elle a, dans le palais royal, sa chapelle Palatine, monument unique dans son genre, entièrement revêtu de mosaïques et réunissant à la fois, par une combinaison des plus harmonieuses, les diverses beautés de l'art byzantin, de l'art mauresque et du roman; par son église de Monreale, ville assez rapprochée pour mériter le nom de faubourg, Palerme peut opposer à Ravenne un ensemble prodigieux de tableaux en mosaïque; mais en outre de ces édifices, de palais d'architecture arabe, de quelques monuments modernes et des deux grandes rues qu'un gouverneur espagnol a fait croiser à angle droit au centre mathématique de Palerme, afin de tracer ainsi le signe de la croix sur la ville entière, la cité populeuse n'offre guère que de sombres ruelles et des maisons sales et branlantes, aux fenêtres pavoisées de guenilles. Naguère Palerme ne méritait point son nom grec de «port de tous les peuples». Enserrée de montagnes et privée de communications faciles avec l'intérieur, elle n'avait de trafic avec l'étranger que pour sa consommation locale et les produits de ses pêcheries et de son merveilleux jardin. D'un tiers plus peuplée que Gênes, elle est encore deux fois moins commerçante; mais l'activité de son port s'accroît rapidement. [Illustration: PALERME ET LE MONTE PELLEGRINO. Dessin de Taylor, d'après une photographie de Lévy et Cie.] [Illustration: N° 104.--TRAPANI ET MARSALA.] En proportion du nombre de leurs habitants, les deux ports occidentaux de l'île, Trapani, antique cité carthaginoise comme Palerme elle-même, bâtie sur une péninsule qui s'avance en forme de faux dans la mer, et Marsala, la ville aux vins fameux, ont une vie commerciale supérieure à celle de leur capitale. Quoique presque entièrement dépourvue de routes de communication avec l'intérieur de l'île, Trapani possède un mouvement d'échanges fort considérable; elle exploite très-activement, nous l'avons vu, les salines des environs, qui sont parmi les plus étendues de tout le littoral de la Méditerranée[119], elle s'occupe avec succès de la pêche du thon et du corail, des éponges même, et ses artisans sont fort habiles comme fabricants de toiles et de lainages, polisseurs de marbres et d'albâtre, monteurs de corail et bijoutiers. Quand Trapani sera réunie à Messine par un chemin de fer continu et deviendra ainsi la tête de ligne de tout le réseau européen vers l'Afrique, elle sera peut-être le principal marché d'échanges entre l'Europe et la Tunisie: l'excellence de son port, profond de 4 à 7 mètres, et de sa rade, bien abritée par le groupe des îles Ægades, lui permet cette ambition, justifiée surtout par l'énergie traditionnelle de ses habitants. Le port de Mazzara, ancienne capitale de la province ou «val» de Mazzara, et débouché des deux villes importantes de Castelvetrano et de Salemi, aux campagnes ombreuses, se trouve, il est vrai, à proximité plus grande de la Tunisie, mais il n'offre aux navires qu'un abri précaire. Quant à Marsala, la _Mars-et-Allah_ ou «havre de Dieu» des Arabes, son port, comblé par Charles-Quint, par crainte des incursions barbaresques, et transformé pendant trois siècles en un étang malsain, n'a été reconstruit que tout récemment et n'est pas assez profond pour servir au grand commerce; il ne sert qu'à l'expédition du sel et des vins du pays, si appréciés dans la Grande-Bretagne et en France. Marsala est bâtie sur l'emplacement de l'antique Lilybæum, qui aurait eu, suivant Diodore, jusqu'à 900,000 habitants dans ses murs; mais ce qui en fait la célébrité dans l'histoire moderne est le débarquement de Garibaldi et des Mille, en 1860. La ville de Marsala fut le point de départ de l'étonnante marche triomphale qui devait se terminer par la bataille de Volturne et la prise de Gaëte. Le premier conflit eut lieu près de la ville de Calatafimi, sur la route qui mène à Palerme par les villes populeuses d'Alcamo, perchée sur une colline de roches arides, roses ou d'un brun fauve et de Partinico, située dans une riche «conque» de jardins qui s'incline au nord vers le golfe de San Vito et ses pêcheries de thons. [Note 119: Salines de la province de Trapani en 1865: Trapani 560 hectares. 36,400 tonnes. 400,000 fr. Marsala 286 » 18,600 » 205,000 » _______________ ________________ _____________ 846 hectares. 55,000 tonnes. 605,000 fr. ] Le grand centre commercial de la Sicile, le seul port de l'île qui soit un lieu de rendez-vous naturel pour les navires de toutes les nations, est Messine «la noble», la ville centrale du bassin de la Méditerranée. Messine est l'étape nécessaire de tous les bateaux à vapeur qui desservent l'immense commerce maritime entre les pays de l'Europe occidentale et les contrées du Levant. Sa rade est d'ailleurs un excellent refuge pour les bâtiments, et les vaisseaux du plus fort tonnage peuvent y entrer sans crainte[120]. En outre, quand les navires venus de la mer Tyrrhénienne n'osent pas, durant les tempêtes, se confier aux courants périlleux du détroit, ils ont le sûr avant-port que leur offre Milazzo, débouché des riches et populeuses campagnes de Patti et de Barcellona; une péninsule recourbée, percée de grottes qui, d'après la légende homérique, servaient d'étables aux boeufs du Soleil, ancêtres des grands boeufs roux de l'île, se prolonge en cet endroit vers le groupe des îles Eoliennes et défend la rade contre les vents dangereux de l'ouest. Le port de Messine, formé par une plage basse qui se détache de la rive à angle droit et se recourbe en pleine mer comme une faucille,--d'où le nom de Zancle donné à la cité,--est si heureusement disposé par la nature, que les brise-lames sembleraient en avoir été construits par l'homme; les anciens y voyaient la faux que Saturne, le père des dieux, avait laissé tomber dans la mer d'Ionie. Malheureusement, Messine est exposée aux vents du nord et du sud; en outre, elle se trouve située sur la ligne de jonction qui réunit les deux foyers volcaniques de la Sicile et de l'Italie méridionale, et peut-être que sa position dans l'espèce de fossé formé par le détroit contribue encore à augmenter le danger. Peu de cités en Europe sont plus directement menacées que Messine par les tremblements du sol. On y voit encore quelques traces de la terrible secousse de 1783, qui coula tous les navires du port, sapa par la base les palais du rivage et fit périr plus de mille personnes sous les décombres ou dans les eaux. De premières secousses prémonitoires avaient donné à presque tous les Messinois le temps de s'enfuir. [Note 120: Ports de Sicile ayant un mouvement de navigation de plus de 70,000 tonneaux, en 1875: Messine 10,865 nav. 1,648,650 tonn. Palerme 10,434 » 1,507,000 » Catalane 5,860 » 535,750 » Trapani 6,499 » 368,000 » Porto-Empedocle (Girgenti) 2,466 » 307,150 » Licala 1,595 » 195,000 » Syracuse 1,880 » 180,000 » Terranova 1,447 » 111,900 » Marsala 2,064 » 104,000 » Sciasca 761 » 88,000 » Milazzo 1,190 » 85,000 » Cefalu 841 » 70,600 » Riposts (Giarre) 1,701 » 70,200 » Sicile entière, avec les Ægades et les îles Eoliennes 70,974 nav. 5,942,700 tonn. ] Catane, la «Sous-Etnéenne», car tel est le sens de son nom grec, est menacée comme Messine, non-seulement par les tremblements de terre, mais aussi par les coulées de lave. Comme Messine, elle est également une ville de grande prospérité commerciale: elle a la surabondance de ses produits agricoles comme ses voisines situées à la base du volcan: Aci-Reale, entourée de ses bois d'orangers; Giarre, aux longues rues où flotte une poussière couleur de rouille; Paterno, riche en sources thermales; Aderno, dressée sur son haut rocher de lave; Bronte, à l'étroit entre deux coulées de scories; Randazzo, que dominent encore de vieux édifices normands. Mais Catane possède en outre le monopole pour l'exportation de toutes les denrées de l'intérieur de l'île; c'est le chef-lieu des districts orientaux, les plus riches et les plus civilisés, la gare centrale des chemins de fer de l'île et le point de jonction des routes carrossables les plus nombreuses; aussi le port, que lui donna un courant de lave au milieu du seizième siècle, et que rétrécit ensuite la grande coulée de 1669, est-il tout à fait insuffisant et l'on s'occupe maintenant de l'agrandir au moyen de brise-lames et de jetées. Il est tout naturel que dans une île dont aucune localité ne se trouve à plus de 60 kilomètres de la mer à vol d'oiseau, les grandes villes aient toutes obéi à la force d'attraction du commerce pour s'établir sur les rivages. Cependant plusieurs agglomérations de quelque importance ont dû se former aussi dans l'intérieur, au milieu des campagnes les plus fertiles et aux points de croisement, sinon des routes, du moins des voies naturelles de trafic. Ainsi, Nicosia, la ville lombarde, située au débouché méridional des montagnes de Madonia, est le lieu de passage forcé entre la riche plaine de Catane et les villes du nord de la Sicile. De même, Corleone est l'étape intermédiaire entre Palerme et les côtes du versant africain. Castro-Giovanni, l'antique Enna, occupe également une de ces situations privilégiées, car elle s'élève presque au centre géométrique de la Sicile, sur un plateau d'où l'on contemple un immense horizon et que les anciens disaient être «l'ombilic» de la Sicile: près de la ville, les habitants montrent encore une grosse pierre qu'ils disent être l'autel de Cérès. Piazza Armerina «l'opulentissime» et Caltagirone, dite _la gratissima_, à cause de la fécondité de ses campagnes, sont toutes les deux plus populeuses que la cité centrale de la Sicile, et font un commerce assez actif par l'entremise de Terranova, bâtie, au milieu des champs Géloïques, si célèbres par leur fécondité sur l'emplacement de l'antique Gela et avec les débris de ses temples et de ses palais. Plus à l'ouest, Caltanissetta, chef-lieu de la province de son nom, et sa voisine Canicatti, à peine moins peuplée, alimentent de leurs denrées d'exportation la rade fort commerçante de Licata. Vers le sommet de l'angle méridional de la Trinacrie, les groupes de population éloignés de la mer sont également en assez grand nombre. Les deux villes importantes de Modica et de Ragusa sont à quelques kilomètres l'une de l'autre; Spaccaforno et Scicli, plus voisines de la mer, ne sont chacune qu'à une quinzaine de kilomètres de Modica; vers l'ouest, l'industrieuse Comiso, entourée de champs de coton, et Vittoria, dont les plaines salines fournissent en abondance au commerce de Marseille la cendre de soude, ne sont séparées que par la vallée où coule parfois la rivière Hipparis, célébrée par Pindare. Noto, ancien chef-lieu de la province que forme la partie méridionale de la Sicile, est bâtie, comme presque toutes les cités de cette partie de l'île, à une certaine distance du rivage; mais sa ville jumelle, Avola, s'élève au bord de la mer Ionienne. Noto et Avola ont été toutes les deux renversées par le tremblement de terre de 1693, et toutes les deux se sont reconstruites avec une régularité géométrique, à plusieurs kilomètres de l'endroit qu'elles occupaient jadis. Les campagnes d'Avola, quoique peu fertiles naturellement, sont parmi les mieux cultivées de la Sicile: c'est la seule région de l'Italie où la production de la canne à sucre ait jamais eu quelque importance industrielle. Au nord de l'arète principale des collines qui vont en s'abaissant vers l'angle méridional de la Sicile, d'autres villes enferment dans leurs murs toute la population agricole de la contrée. Lantini est l'antique Leontium, qui se vantait d'être la plus ancienne cité de toute la Sicile, et dont les habitants montrent les grottes qu'ils disent avoir été les demeures des Lestrygons anthropophages; elle n'est aujourd'hui qu'une pauvre cité rebâtie en entier depuis le tremblement de terre de 1693. Militello s'est relevée depuis la même époque, et Granmichele a été fondée au dix-huitième siècle pour recueillir les habitants de la ville d'Occhialà, également démolie par les secousses du sol. Vizzini et Licodia di Vizzini sont remarquables surtout par leurs coulées de lave alternant avec des lits de fossiles marins, et Mineo est voisine du petit cratère de la mare des Palici. Les chants populaires de Mineo sont fameux dans toute la Sicile: dans un jardin des environs se trouve une pierre merveilleuse, la «pierre de la poésie»; tous ceux qui viennent la baiser, dit la légende, se relèvent poètes. [Illustration: N°. 105.--PORT DE SYRACUSE.] La partie méridionale de la Sicile, si riche en centres agricoles, est au contraire fort pauvre en ports naturels; sur la mer d'Afrique elle n'avait naguère que des rades ouvertes et des plages basses; mais sur la mer Ionienne elle a deux havres sûrs, ceux d'Agosta et de Syracuse, qui se ressemblent d'une manière étonnante par la forme générale de leurs contours et par la position des villes insulaires qui les dominent. Agosta ou Augusta, héritière de la cité grecque de Megara Hyblæa, n'est plus qu'une ville militaire assiégée par la fièvre; Syracuse, l'antique cité dorienne, qui fut pour un temps la ville la plus populeuse et la plus riche de tout le bassin de la Méditerranée, n'a plus d'autre rang que celui de simple chef-lieu de sa province. Cette ville, qui célébrait encore au siècle dernier sa grande victoire sur Athènes, n'est qu'une ruine; son port «marmoréen», jadis entouré de statues, ne reçoit plus que des canots, et son grand port, qui pouvait contenir des flottes et où se livrèrent des batailles navales, est presque désert. Ce qui reste de la ville est entièrement enfermé dans l'îlot d'Ortygie, que des fortifications, un fossé en partie artificiel, et malheureusement aussi les marécages insalubres de Syraka, qui ont donné leur nom à là cité, séparent de la terre de Sicile: c'est là, sur cette petite colline, achetée jadis pour un gâteau de miel, que se groupe toute la population. La vaste péninsule où s'étendait jadis la ville proprement dite n'a plus d'habitants sur ses roches calcaires, si ce n'est quelques fermiers dans les maisons de campagne qui bordent les canaux d'arrosage. Des colonnes dressées au bord de l'Anapus, issu de la fontaine de Cyane, ou «l'Azurée», les fortifications des Épipoles et d'Euryelum, bâties par Archimède et connues aujourd'hui sous le nom bien mérité de Belvédère, des restes de bains nouvellement découverts, un autel énorme de cent quatre-vingt-quinze mètres de longueur, sur lequel les prêtres faisaient rôtir et monter en fumée toute une hécatombe, un amphithéâtre, un théâtre admirable où vingt-quatre mille spectateurs, assis sur leurs sièges de pierre, pouvaient embrasser d'un coup d'oeil la ville entière, ses temples et ses flottes, tels sont les débris grandioses, des édifices élevés jadis par les Syracusains. Mais rien ne donne une idée plus grande de ce que fut autrefois la cité populeuse que les profondes carrières ou _latomie_ (_lautumiæ_), taillées parles esclaves, et les allées souterraines des catacombes, où furent ensevelis des millions de cadavres, dont il ne reste plus rien: ces galeries, plus considérables que celles de Naples mêmes, et beaucoup plus régulières, ne sont déblayées que sur une faible partie de leur étendue et des fouilles ultérieures nous tiennent peut-être en réserve d'importantes découvertes. Jadis, le sommet de l'îlot d'Ortygie, ainsi nommé en souvenir de la Délos des Cyclades, était couronné par une acropole où se dressait un temple de Minerve, rival du Parthénon d'Athènes, et que les marins sortis du port devaient contempler en tenant dans la main un vase plein de charbons ardents pris sur l'autel de Jupiter. Ce temple existe encore en partie; mais, chose douloureuse à dire, ses belles colonnes de marbre ont disparu sous un masque de moellons et de mortier qui sert de muraille à une église du plus mauvais goût; le monument est toujours là, mais les modernes en ont fait une bâtisse informe. [Illustration: TEMPLE DE LA CONCORDE, A GIRGENTI. Dessin de Taylor, d'après une photographie] D'autres ruines helléniques, dont quelques-unes sont admirables, font rivaliser la Sicile, aux yeux de l'artiste, avec la Grèce elle-même; les temples y sont même plus nombreux que dans la mère patrie. Girgenti, l'antique Acragas ou Agrigente, qui eut, comme Syracuse, des habitants par centaines de milliers, et qui de nos jours est non moins déchue que Syracuse, possède les ruines et les vestiges d'au moins dix édifices sacrés, dont l'un, celui de Jupiter Olympien, le plus grand de toute la Sicile, a servi à la construction du môle de Girgenti; un autre, celui de la Concorde, est le mieux conservé de tous les temples grecs en dehors de l'Hellade. La ville actuelle n'occupe que l'emplacement de l'ancienne acropole, sur une assise de grès coquillier, d'où l'on voit le sol s'abaisser en forme de marches vers la mer. Son principal édifice, la cathédrale, a pris, au sommet de la colline, la place du temple de Jupiter Atabyrios, dont les débris ont servi à la construction du monument moderne; même ses fonts baptismaux sont un sarcophage antique devenu fort célèbre par les recherches et les discussions des archéologues: il représente les amours de Phèdre et d'Hippolyte. Jadis Agrigente descendait jusqu'à trois kilomètres de la mer: ce sont les grands temples qui indiquent la limite méridionale de l'ancienne enceinte. Le port actuel, auquel on a donné le nom de Porto-Empedocle, en l'honneur de l'un des enfants les plus illustres de la cité fameuse, est situé à l'ouest de l'ancien port hellénique ou _emporium_, à six kilomètres de la ville; c'est d'ailleurs l'escale de la côte du sud où le mouvement des échanges est le plus actif; elle exporte une grande quantité de soufre. [Illustration: N° 106.--GIRGENTI, PORTO-EMPEDOCLE ET LES MACCALUBE.] Plus à l'ouest, une autre ville de commerce maritime et de pêche, Sciacca, l'une des localités de la Sicile les plus fréquemment remuées par les secousses du sol, se dit aussi l'héritière d'une vieille cité grecque, Selinus ou Sélinonte, quoique celle-ci s'élevât jadis à vingt-cinq kilomètres plus à l'ouest sur la côte, au sud de Castelvetrano. Il ne reste plus de Sélinonte que des ruines, mais des ruines énormes, qui de loin ressemblent à des tours. Les sept temples qui s'élevaient sur les bords du détroit d'Afrique ont été tous presque entièrement renversés par les tremblements de terre, sinon par les hommes, mais ils présentent encore des restes du style dorique le plus pur; les métopes de trois temples, appartenant à trois âges différents, sont conservées au musée de Palerme, dont elles ont formé le premier noyau et dont elles sont encore l'ornement par excellence. Sur le versant opposé de l'île, Ségeste n'est plus; mais, au milieu du désert pierreux où elle se trouvait jadis, s'élève un temple parfaitement intact, quoique non encore complètement achevé, que le silence et la solitude rendent d'autant plus auguste. Et combien d'autres restes moins importants de l'art grec offre encore la Sicile, sans compter les immenses nécropoles de Pantalica, de Palazzolo, d'Ispica, dans la partie sud-orientale de l'île, et les monuments romains où persiste l'influence de l'art grec, tels que le théâtre de Tyndaris, en face des îles Éoliennes, et celui bien autrement beau de Taormine, en vue du cône de l'Etna! Le contraste est grand entre ces étonnantes ruines du passé de la Sicile et tous les monuments élevés depuis par les Byzantins et les Arabes, les Normands, les Espagnols et les Napolitains. Ce n'est point de progrès, mais d'une lamentable décadence que témoigne cette étude comparée des édifices. Hélas! que sont les Syracusains de nos jours en comparaison des concitoyens d'Archimède! En Sicile, peut-être mieux encore qu'en Ligurie, en Provence et en Catalogne, les villes offrent des exemples frappants de ce phénomène de déplacement graduel qu'amènent avec eux les changements des moeurs et du milieu [121]. Au temps de leur puissance, les vieilles cités grecques pouvaient descendre hardiment vers les plages; mais quand vinrent les dangers incessants de guerre et de rapine, surtout au moyen âge, quand les corsaires barbaresques écumaient les mers environnantes et que le brigandage régnait dans l'intérieur de l'île comme la piraterie sur les plages, presque toutes les villes siciliennes avaient escaladé les hauteurs, et leurs bas faubourgs, tombés en ruines, avaient fini par disparaître. Girgenti en est un exemple. Quelques villes sont même dressées sur des forteresses naturelles presque inexpugnables sans le secours de l'art. Telle est Centuripe ou Centorbi, qui s'allonge sur le taillant même d'une arête de rochers, immédiatement à l'ouest du Simeto et des laves de l'Etna; telle est aussi, dans son enceinte de murs antiques, San Giuliano, la ville'd'Astarté, puis de Vénus, qui, du haut de sa pyramide de 700 mètres de hauteur, riche en veines de métal, domine la mer de Trapani. Mais, grâce au retour de la paix, les habitants se fatiguent de leurs escalades et de leurs descentes journalières, et là où les marécages n'ont pas envahi les terres basses, ils abandonnent leurs aires d'aigle pour se loger au bord de la mer ou sur les routes qui passent dans la plaine. Sur toute la côte septentrionale, de Palerme à la pointe de Messine, chaque _marina_, de la plage s'agrandit peu à peu aux dépens du _borgo_ de la crête, et l'ancienne ville unit par se transformer en ruines se dressant comme un amas de rochers blancs sur des roches plus grises: c'est un squelette de ville se dressant au-dessus de la cité vivante. Cefalù, le Kephaladion des Grecs, présente, mieux que toute autre ville sicilienne, le bizarre contraste de ses deux emplacements successifs. En bas est la ville actuelle, blottie à la base du promontoire, sur un étroit talus de débris; en haut, tout le pourtour de la roche est encore festonné d'une muraille à créneaux, mais sur le plateau même il ne reste plus que des pâtis pierreux; tout édifice a disparu, si ce n'est pourtant un petit temple cyclopéen, le plus vénérable débris de la Sicile par son ancienneté, ruine de trente siècles, que n'a pu encore ronger le temps. [Note 121: Communes (ville et banlieue) de la Sicile ayant plus de 15,000 habitants en 1871: Palerme (Palermo).... 219,000 hab. Messine (Messina).... 112,000 » Catane (Catania)..... 84,000 » Aci-Reale............ 36,000 » Marsala.............. 34,000 » Trapani.............. 33,500 » Modica............... 33,000 » Caltanissetta........ 26,500 » Caltagirone.......... 26,000 » Termini.............. 26,000 » Piazza Armerina...... 22,100 » Syracuse (Siracusa).. 21,500 » Alcamo............... 21,000 » Canicatti............ 21,000 » Agrigente (Girgenti). 20,500 » Barcellona........... 20,500 » Castelvetrano........ 20,500 » Partinico............ 20,000 » Alcamo............... 19,500 » Licata............... 16,500 » Corleone............. 16,200 » Vittoria............. 16,000 » Comiso............... 15,800 » Paterno.............. 15,300 » Nicosia.............. 15,000 » Sciacca.............. 15,000 » Noto................. 15,000 » ] ILES ÉOLIENNES. Les îles Éoliennes ou de Lipari, quoique séparées de la Sicile par un détroit de plus de 600 mètres de profondeur, peuvent être considérées comme une dépendance de la grande île: ce sont, disait-on, de petits volcans nés à l'ombre de l'Etna. Situées en partie sur la ligne de jonction qui réunit au Vésuve la haute montagne fumante de la Sicile, elles appartiennent probablement à la même ère de formation, et ne sont peut-être que les évents distincts d'un seul et même foyer sous-marin ayant crevassé en trois fissures étoilées le fond de la mer Tyrrhénienne. Chacune des îles n'est qu'un amas de débris rejetés, laves, cendres ou pierres ponces; toutes ont gardé leur aspect de volcans solitaires ou agglutinés en groupes; deux îles même, Vulcano et Stromboli, sont encore dans leur période d'activité, et leurs flammes, leurs fumées ondoyantes servent toujours d'indices aux marins et aux pêcheurs pour leur faire pressentir les changements de température et les variations du vent. Il est très-probable que les divers phénomènes volcaniques, interprétés avec intelligence pour la prédiction du temps, ont été la raison qui a fait mettre l'archipel sous l'invocation d'Éole; c'est là que le dieu se révélait aux matelots. L'île de Lipari est à la fois la plus étendue du groupe et celle qui se trouve au centre de divergence des crevasses sous-marines. Elle est aussi de beaucoup la plus populeuse et renferme à elle seule les trois quarts des habitants de l'archipel. Sur la rive orientale, une ville considérable s'élève en un double amphithéâtre, aux deux pentes d'un promontoire que couronne un vieux château. Une plaine bien cultivée en oliviers, en orangers, en vignes, qui donnent d'excellents produits, s'étend autour de la ville; les déclivités des montagnes environnantes sont elles-mêmes couvertes de champs jusqu'au voisinage du sommet. Comme en Sicile-même, la population s'est recrutée des éléments les plus divers depuis l'époque où des colons grecs de Rhodes, de Cnide et de Sélinonte sont venus conclure alliance avec les autochthones, et maintenant plus que jamais le sang des Lipariotes se renouvelle constamment par suite du va-et-vient que produit le commerce et de l'arrivée de nombreux bannis de la Calabre, anciens brigands devenus de tranquilles bourgeois de l'île. Toute cette population peut multiplier en paix dans la petite île, car les volcans de Lipari sont en repos depuis plusieurs siècles: c'est là probablement ce que signifie la légende des Lipariotes, d'après laquelle San Calogero aurait chassé les diables de leur île pour les enfermer dans les fournaises de Vulcano; on peut en inférer que la fin des éruptions date de l'établissement du christianisme à Lipari, vers le sixième siècle. L'activité souterraine dont les deux centres principaux étaient le Sant' Angelo et le Monte della Guardia, ne se manifeste plus que par des sources thermales et par des exhalaisons de vapeurs chaudes, que l'on utilise depuis l'antiquité pour la guérison des maladies. Cependant le sol de l'île est encore fréquemment secoué. Le tremblement de terre de 1780 fut si violent, que les habitants effrayés se vouèrent spontanément à la Vierge; un an après, Dolomieu les trouva portant tous au bras une petite chaîne pour montrer qu'ils s'étaient faits les esclaves de la madone «libératrice». Lipari est une terre promise pour le géologue, à cause de l'extrême variété de ses laves. Une de ses hauteurs, le Monte della Castagna, est en entier composé d'obsidienne; une autre colline élevée, le Monte ou Campo Bianco, consiste en pierres ponces qui de loin ressemblent à des champs de neige. De longues coulées pareilles à des avalanches remplissent toutes les ravines, du sommet de la montagne au rivage de la Méditerranée; dans le voisinage de l'île, les eaux sont parfois couvertes de ces pierres flottantes, qui ressemblent à des flocons d'écume: on en trouve jusque sur les côtes de la Corse. C'est l'île de Lipari qui approvisionne de ponce tous les industriels de l'Europe[122]. [Note 122: Superficie. Population en 1871. Lipari 32 14,000 Vulcano 25 100(?) Panaria et îlots voisins 20 200 Stromboli 20 500 Salina 28 4,500 Felicudi 15 800 Alicudi 8 300 ________________ ________ 148 kil. car. 18,400 ] Vulcano, au sud de Lipari, contraste étrangement avec l'île riante dont la sépare un détroit d'un kilomètre à peine dans sa partie la moins large. A l'exception du versant méridional, où les pentes rougeâtres sont zébrées de quelques nuances de vert dues aux plants de vignes et d'oliviers, Vulcano ne présente aux regards que des scories nues; c'est bien ainsi que doit être l'île anciennement consacrée à Vulcain. La plupart des roches sont noires ou d'un beau rouge comme le fer, mais il en est aussi d'écarlates, de jaunes, de blanchâtres; presque toutes les couleurs sont représentées dans ce cirque de l'enfer, moins celle que donne la verdure. L'île est double; au nord s'élève le Vulcanello, petite montagne d'éruption qui surgit de la mer à une époque inconnue et qu'un isthme de cendres rougeâtres réunit au volcan principal vers le milieu du seizième siècle. La montagne centrale est percée d'un cratère de 2 kilomètres de circonférence, d'où les vapeurs s'échappent en tourbillons. L'air est saturé de gaz où domine une odeur sulfureuse difficile à respirer. Un bruit incessant de soupirs et de sifflements emplit l'enceinte, et de tous les côtés on voit entre les pierres de petits orifices d'où s'élancent les vapeurs. Quelques-unes des fumerolles ont une température supérieure à 360 degrés. D'autres jets moins chauds se font jour en diverses parties de l'île et même jusque dans la baie. Des bords du grand cratère, on aperçoit des nuages de vapeur qui montent du fond de la mer et se développent en larges volutes blanches semblables d'aspect à des boues argileuses. Les éruptions violentes sont rares, puisque dans le dix-huitième siècle on n'en a compté que trois; la dernière, celle de 1873, s'est produite après un repos de cent années. Naguère la population de Vulcano se composait de quelques malheureux bannis chargés de recueillir le soufre et l'acide borique du cratère et de fabriquer en outre un peu d'alun. Chaque semaine on leur portait des vivres de Lipari; mais un Écossais entreprenant s'est récemment emparé du grand laboratoire de produits chimiques offert par le cratère de Vulcano: il a fondé près du port une usine considérable, et quelques arbres plantés autour de sa résidence d'architecture mauresque ont changé un peu l'aspect formidable de la contrée. [Illustration: N° 107.--PARTIE CENTRALE DE L'ARCHIPEL ÉOLIEN.] Moins grande que Lipari et que Vulcano, l'île la plus septentrionale de l'archipel, Stromboli, l'antique Strongyle, est de beaucoup la plus célèbre, à cause de ses éruptions fréquentes; depuis l'antiquité la plus reculée, il est peu de marins qui, passant à sa base, n'en aient vu flamboyer la cime. Très-souvent on observe un véritable rhythme dans le jeu des bouches du cratère, ouvertes au milieu des trois enceintes concentriques, en partie égueulées, qui forment la partie supérieure du volcan; de cinq en cinq minutes, et quelquefois plus fréquemment encore, les laves se gonflent en ampoules dans la chaudière, puis font explosion en lançant dans l'espace des tourbillons de vapeur accompagnés de fragments solides. Mais, comme au temps de Strabon, ces éruptions, fort agréables à voir à cause de la splendeur de leurs feux, n'ont rien de dangereux, et les Stromboliotes vivent sans crainte à la base du volcan, sans que jamais leurs vignes et leurs olivettes soient endommagées par des coulées de lave; cependant le volcan a eu aussi ses moments d'exaspération, car les cendres du Stromboli ont été maintes fois portées jusque sur les côtes de Calabre, à la distance de plus de 50 kilomètres. Il est très-probable que, dans la lutte du feu contre les eaux, celles-ci l'ont emporté, car l'îlot de Stromboluzzo, que l'on voit se dresser comme un phare au nord de l'île et contre lequel les vagues de tempêtes viennent se briser en prodigieuses fusées, faisait autrefois partie de la terre voisine; il en a été séparé par les érosions de la mer. Le groupe des îles de Panaria, entre Stromboli et Lipari, a eu également à subir beaucoup de changements, s'il est vrai, comme le pensent Dolomieu et Spallanzani, que ce soient là les débris d'une île occupant jadis tout l'espace où se trouvent les îlots et les bancs de sable de Panaria, de Basiluzzo, de Lisca Bianca; le cratère commun se serait ouvert dans le voisinage de l'île de Dattilo; une source d'eau chaude et de temps en temps quelques bouillonnements de l'eau marine témoigneraient d'un reste d'activité. Du temps de Strabon, il n'était pas rare de voir dans ces parages des flammes courir à la surface de la mer. Le géographe grec raconte aussi qu'une île de lave, dont l'ancienne position n'est pas identifiée, fit son apparition dans le groupe de Lipari. Quelques jets de vapeur émis par les rochers de la côte sicilienne, entre Milazzo et Cefalù, semblent provenir aussi du foyer de laves du groupe éolien. Quant aux îles occidentales de l'archipel, Salina, nommée par les Grecs la Jumelle (Didyme) à cause de sa double cime, Felicudi, formée comme Vulcano d'un grand volcan se rattachant à un petit cône par un mince pédoncule, Alicudi, cime d'une régularité parfaite, qui de loin ressemble à une tente posée au bord de l'horizon, ces terres sommeillent depuis l'époque historique, mais rien ne prouve que ce repos soit définitif. L'île d'Ustica, située au nord du littoral de Palerme, est également tranquille, quoiqu'elle soit aussi d'origine volcanique, et qu'elle se trouve probablement à l'extrémité de la crevasse profonde d'où se sont élevées les îles de Lipari. Ustica, perdue pour ainsi dire au milieu de la mer, est un terrible lieu d'exil, l'un des plus redoutés des bannis de la Péninsule. A une petite distance au nord-ouest est l'îlot désert de Medico, l'antique _Osteodes_ où blanchirent les os des mercenaires abandonnés par les Carthaginois à la mort de la faim. ILES ÆGADES ET PANTELLARIA. La partie occidentale de la Sicile ne se termine pas comme les deux autres angles de la Trinacrie par d'étroits promontoires s'allongeant en péninsules, mais elle s'émousse en un large musoir qui semble se continuer en pleine mer par des fonds bas, des bancs de sable, des écueils, des rochers émergés et des îles calcaires de même formation que la grande terre voisine: ce sont les Ægades, c'est-à-dire les îles des Chèvres, ainsi nommées, comme tant d'autres îles de la Méditerranée, à cause des animaux qui bondissent sur leurs escarpements. La plus grande des Ægades, Favignana, près de laquelle les Romains remportèrent la victoire navale qui mit un terme à la première guerre punique, est en partie bordée de falaises dont les grottes renferment des amas de coquillages et d'ossements rongés, mêlés à des armes et des ustensiles de pierre qu'y ont laissés les 'contemporains du mammouth et du grand ours des cavernes. Dans ce labyrinthe de terres, de récifs et de bancs qui s'avance au large de la Sicile, entre la mer Tyrrhénienne et la mer d'Afrique, se heurtent souvent les vents contraires; la force des vagues y est tout particulièrement redoutable; en outre, des phénomènes irréguliers de marée, ou peut-être des pressions inégales de l'atmosphère déterminent dans ces parages la formation de courants périlleux. Les brusques dénivellations des eaux, connues dans l'archipel sous le nom de _marubia_ ou de «mer ivre» (_mare ubbriaco?_), ont souvent causé des naufrages. Au sud du grand banc de l'Aventure, qui de la côte de Mazzara s'étend vers l'Afrique, une île assez vaste s'élève au milieu du détroit qui réunit la Méditerranée occidentale à la mer d'Orient: c'est Pantellaria. Ici recommencent les roches ignées. Comme l'île Giulia, que l'on voit de temps en temps dresser, non loin de là, la tête hors des flots, Pantellaria est un massif d'éruption volcanique. Elle est riche en sources thermales et surtout en jets de vapeur. Une de ses grottes, où le gaz des fumerolles s'amasse en abondance, se trouve ainsi transformée en une véritable étuve d'une haute température; ailleurs, la quantité d'eau qui s'échappe du sol sous forme gazeuse est assez considérable pour se déposer en un lac d'une certaine étendue. Située, comme elle l'est, au seuil des deux mers, et sur la grande ligne de navigation entre l'Orient et l'Occident, Pantellaria n'aurait pu manquer de devenir très-populeuse et de prendre une grande importance dans le commerce de l'Europe, si elle avait possédé, comme Malte, un bon port de refuge. A en juger par les débris qu'on découvre ça et là sur les pentes, l'île était autrefois beaucoup plus animée qu'aujourd'hui par le mouvement des hommes. On y retrouve encore, au nombre d'un millier peut-être, des édifices bizarres qui sont probablement d'anciennes habitations: les indigènes leur donnent le nom de _sesi_. Ce sont, comme les _nuraghi_ de la Sardaigne, d énormes ruches en pierres non cimentées reposant sur un double piédestal formant le rez-de-chaussée et le premier étage; quelques-unes de ces antiques masures n'ont pas moins de huit mètres en hauteur et de quatorze mètres en largeur. Des fragments d'obsidienne taillée trouvés dans une de ces demeures ont fait penser à l'archéologue dalla Rosa qu'elles datent de l'âge de pierre. [Illustration: N° 108.--PROFONDEURS DE LA MÉDITERRANÉE AU SUD DE LA SICILE.] Du sommet de la montagne de Pantellaria, on distingue très-bien, par un beau temps, les promontoires de la Tunisie. L'île est, en effet, plus rapprochée du continent africain que de la Sicile; cependant, si l'on tient compte de la configuration du fond marin, c'est bien à l'Europe qu'appartient Pantellaria. On ne peut en dire autant de l'îlot de Linosa, groupe de quatre montagnes volcaniques perdu dans la haute mer, à l'ouest de Malte, ni surtout des îles «Pélagiques». Quoique Lampedusa et son rocher satellite, le Lampione, dépendent tous les deux du royaume d'Italie, même de la commune de Licata, néanmoins des sondages qui n'ont pas cent mètres de profondeur rattachent ces terres et les bancs avoisinants au littoral des Syrtes[123]. Lampedusa et Lampione, «le Lampadaire et le Lampion,» doivent leurs noms à des feux que, suivant une légende du moyen âge, y allumaient chaque nuit des ermites ou des anges, pour guider les navigateurs; de nos jours, la lampe légendaire est remplacée par un petit phare qui marque l'entrée du port de Lampedusa, où les navires de trois à quatre cents tonneaux peuvent trouver un excellent abri contre les vents du nord. Vers la fin du dix-huitième siècle, les Russes tentèrent de fonder à Lampedusa un établissement maritime, qu'ils auraient fait rivaliser d'importance stratégique avec l'île de Malte et d'où ils auraient pu commander à la fois sur les deux grands bassins de la Méditerranée; mais ce projet fut abandonné, et les Italiens n'y ont point donné suite pour leur propre compte. Des soldats, des condamnés politiques ou civils, des colons faméliques parlant l'italien et le maltais, forment le gros de la population des îles. [Note 123: Iles siciliennes de la mer d'Afrique: Sommet le plus élevé. Superficie. Population en 1871. Pantellaria 103 kil. car. 6,000 Linosa 100 12 » 900 Lampedusa 100 8 » 600 ] MALTE ET GOZZO. Quoique appartenant politiquement à la Grande-Bretagne, l'archipel de Malte fait incontestablement partie du monde italien, puisqu'il se trouve sur le même piédestal de bas-fonds que la Sicile. A. une centaine de kilomètres vers l'est se creusent les abîmes les plus profonds de la Méditerranée, où la sonde peut descendre jusqu'à trois et quatre mille mètres, mais au nord, du côté de la Sicile, les couches d'eau n'ont qu'une faible épaisseur; en cet endroit, la mer a déblayé un ancien isthme de jonction. D'ailleurs il est évident pour les géologues que la terre dont Malte et Gozzo sont les débris s'étendait autrefois sur un espace considérable. Parmi les fossiles les plus récents de ses roches calcaires, on a trouvé des éléphants de diverses espèces et d'autres animaux des régions continentales. De nos jours encore, Malte diminue peu à peu; les hautes falaises de ses côtes méridionales, toutes percées de grottes, dites _ghar_ dans la langue du pays, s'écroulent çà et là sous le choc des vagues et se changent en sable que le flot promène sur les grèves. Placé, comme il l'est, au centre de la Méditerranée, et dans l'espace étroit qui sépare la Sicile de la Tunisie, l'Europe de l'Afrique, et pourvu d'un meilleur port que Pantellaria, l'archipel maltais ne pouvait manquer de devenir une station commerciale importante pour toutes les nations qui se sont succédé dans l'empire de la grande mer intérieure. Phéniciens, Carthaginois, Romains et Grecs ont été les maîtres de Malte, mais, avant eux déjà, d'autres peuples, autochthones ou conquérants, avaient habité le pays; des grottes nombreuses, creusées dans les rochers, des «tours de géants», et quelques restes de monuments bizarres, pareils aux nuraghi de la Sardaigne, et même aux dagobas bouddhistes, témoignent encore du long séjour de ces hommes inconnus. Peut-être la population maltaise, où se sont mélangés tant d'éléments divers, a-t-elle pour souche principale ces anciennes peuplades aborigènes; quoi qu'il en soit, elle s'est fortement arabisée pendant la domination des Sarrasins. Sa langue même est un italien fort corrompu dont le vocabulaire a très-largement emprunté à tous les idiomes et à tous les patois des bords de la Méditerranée, mais principalement à l'arabe. Le grand rôle militaire de Malte commença lorsque les chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, après leur expulsion de Rhodes en 1522, vinrent s'installer dans l'île italienne et en firent le boulevard du monde chrétien contre les Turcs et les Barbaresques. Depuis le commencement du siècle, Malte, passée aux mains des Anglais, leur sert d'arsenal de guerre et de ravitaillement et leur assure la prépondérance navale dans la Méditerranée. Ils en ont fait aussi un vaste entrepôt commercial, le point d'attache de toutes leurs lignes de bateaux à vapeur, la station centrale du réseau télégraphique sous-marin. Malte est comme une tour de guet, du haut de laquelle les Anglais surveillent la mer, de Gibraltar à Smyrne et à Saïd. L'excellent port de la Valette facilite singulièrement le rôle à la fois commercial et militaire que remplit l'île de Malte dans le monde méditerranéen. Ce port est double, et chacune de ses branches se ramifie en d'autres ports secondaires; des escadres, des flottes entières peuvent s'y mettre à l'abri, et des fortifications sans nombre, murailles et tours, bastions et citadelles, se dressent de toutes parts pour en défendre les approches. Depuis trois siècles on ne cesse de travailler à rendre Malte imprenable. En outre, le commerce y trouve toutes les facilités désirables pour l'entrepôt des marchandises et la réparation des navires. Le plus grand bassin de carénage du monde entier se trouve dans le port de Malte[124]. Le commerce de l'île a quintuplé pendant les dix dernières années; sa grande importance provient surtout des céréales de la Russie et de la Roumanie qu'y apportent les navires de la mer Noire et que viennent y prendre des bateaux d'Angleterre. [Note 124: Mouvement commercial en 1873: 8,408 navires, jaugeant 4,342,000 tonneaux. Commerce général des articles soumis à la douane 429,963,500 fr. ] [Illustration: No. 108.--PORT DE MALTE.] Valetta ou la cité Valette, qui contient, avec ses faubourgs, environ la moitié de la population de l'île, a gardé son originalité pittoresque, en dépit des murs qui l'enserrent et du tracé régulier de ses rues. Les hautes maisons blanches, ornées de balcons en saillie et de cages vitrées pleines de fleurs, s'élèvent en amphithéâtre sur la pente de la colline; des escaliers aux larges dalles en gravissent le versant, de palier en palier; de toutes les rues on voit la mer bleue, les grands navires immobiles et le fourmillement des barques. Les gondoles, qui regardent fixement le voyageur de leurs deux larges yeux peints sur la proue, glissent à la surface de l'eau, tandis que de bizarres carrosses, dont les roues semblent détachées du coffre, roulent pesamment sur les quais. Une foule bariolée de Maltais, de soldats anglais, de matelots de tous les pays s'agite dans les rues. Ça et là, quelque femme glisse rapidement le long des murailles; comme les femmes de l'Orient chrétien, elle est revêtue de la _faldetta_, sorte de domino noir qui cache ses autres vêtements, souvent somptueux, et qui lui sert à masquer ou à révéler coquettement son visage, mais qui la rend chauve avant le temps, à cause du froissement incessant de la soie sur les cheveux. En dehors de la ville, Malte, «l'île de Miel,» n'offre qu'un triste séjour. Les campagnes, qui s'élèvent en pente douce dans la direction du sud, vers Città-Vecchia et les collines de Ben Gemma, sont parsemées de rochers gris; les plantes des champs sont recouvertes de poussière fine; les villages, aux murs éclatants de blancheur sous le soleil et contrastant avec les ombres noires, ressemblent à des carrières. On ne voit point d'arbres, si ce n'est les orangers des jardins, célèbres par leurs fruits délicieux, surtout par leurs mandarines. Mais ces vergers sont de rares oasis. Nulle part il ne coule d'eau permanente. Le sol semble brûlé, et l'on s'étonne qu'il produise de si belles moissons de céréales et de fourrages et ces prairies de trèfle _sulla_ qui croît presque à hauteur d'homme; pendant la saison des fleurs on en contemple avec admiration les nappes de verdure et d'incarnat ondulant en vagues sous la pression de la brise. Mais aussi les paysans maltais, petits hommes, âpres, secs et musculeux, font preuve dans leur culture d'une merveilleuse industrie: ils bêchent jusqu'aux pentes les plus rocailleuses et là où manque la terre végétale, ils en préparent artificiellement en triturant la pierre; ils vont même en demander aux Siciliens: jadis tous les navires étaient tenus d'apporter en lest une certaine quantité de terre. On ménage avec le plus grand soin cette précieuse substance, et sur le flanc des rochers on l'encadre de murs pour empêcher les vents et les pluies de l'entraîner. En dépit de ces prodiges de travail, les cultivateurs de Malte, de Gozzo et de Comino, ainsi nommée du cumin, qui est, avec le coton, le principal produit de l'archipel, récoltent à peine assez pour subvenir à l'entretien de la population pendant cinq mois de l'année; chaque matin des bateaux caboteurs de Sicile apportent à la Valette une partie des aliments de la journée. Les Maltais, fort nombreux en proportion de la faible étendue du territoire, sont obligés de demander au cabotage et à la pêche le supplément de gain nécessaire à leur sobre existence. Ils apportent d'ailleurs dans ce travail le même acharnement et la même patience que dans la culture de leurs jardins. On montre à Gozzo des falaises à pic où les pêcheurs se suspendent au moyen de cordes et d'où ils lancent leurs filets dans les flots grondant au-dessous d'eux. Mais quelque sobres et travailleurs qu'ils soient, les Maltais devraient mourir de faim sur leur rocher, qu'ils appellent affectueusement la «Fleur du monde», si le trop-plein de la population ne se déversait pas sur tous les rivages de la Méditerranée, en Sicile, en Italie, en Égypte, en Tunisie et surtout en Algérie, dans la province de Constantine, où ils se distinguent, comme partout ailleurs, par leur industrie et leur âpre amour du gain. [Illustration: ILE DE MALTE, VUE DE LA VALLETTE. Dessin de Taylor, d'après une photographie de M. Bedford.] En hiver, le mouvement d'émigration est en partie compensé par l'arrivée de nombreuses familles anglaises qui viennent jouir à Malte d'un climat sec et chaud, si peu semblable à celui de leur brumeuse patrie. C'est au mois de février que Malte est dans toute la beauté de son printemps et resplendit de verdure; mais combien tôt la chaleur de l'été vient dessécher la campagne! De petits chemins de fer, mettant la Valette en communication facile et constante avec Città-Vecchia et les criques du littoral et avec le petit port qui fait face à l'île de Gozzo, aideront bientôt à la fondation, dans les parties les plus agréables de Malte, de villages de plaisance et de bains[125]. [Note 125: Altitude. Superficie. Population en 1871. Malte 150 m. 273 kil. car. 124,400 habitants. Gozzo et Comino 170 » 97 » 17,400 » _______________ _________________________ 370 kil. car. 141,800 et 5,000 soldats. ] Malte n'est pas, au point de vue politique, une simple possession de l'Angleterre: elle a son administration et sa législation spéciales. Le gouverneur civil et militaire, nommé par la Grande-Bretagne, exerce le pouvoir exécutif et jouit du droit de grâce; il est assisté par un conseil de sept membres qui prépare et vote les lois. Dans chaque district réside un lord-lieutenant, choisi parmi les nobles maltais; des députés, que désigne le pouvoir, administrent chaque village. La justice est exercée par des cours ordinaires et des tribunaux supérieurs; les débats ont lieu en langue italienne et les actes judiciaires sont rédigés dans le même idiome, si ce n'est à la cour suprême, où l'usage de l'anglais est introduit depuis 1823. Le budget de l'île, d'environ 4 millions de francs par an, est loin de suffire aux dépenses militaires; mais le gouvernement anglais y pourvoit aux frais du trésor national. Le culte général est celui de la religion catholique. L'évêque de Malte, qui porte en même temps le titre d'archevêque de Rhodes, est nommé par le pape et possède un revenu de 100,000 francs par an; le choix de la plupart des titulaires de paroisse appartient au gouvernement anglais. VIII LA SARDAIGNE. C'est un phénomène historique vraiment extraordinaire et bien fait pour humilier l'Europe civilisée, que l'abandon relatif dans lequel est restée jusqu'à nos jours cette grande et belle île de Sardaigne, si fertile, si riche en métaux, si admirablement située au centre de la mer Tyrrhénienne. Jadis, sous la domination punique, la Sardaigne était certainement beaucoup plus peuplée et plus productive qu'elle ne l'est de nos jours; les prodigieux massacres que racontent les historiens de Rome témoignent de la multitude des habitants qui vivaient autrefois dans la grande île. La décadence fut rapide et profonde. Elle s'explique en partie par la configuration de l'île, qui est fort escarpée et difficile d'accès du côté de l'Italie, d'où auraient pu venir les immigrants, tandis que du côté de la haute mer elle est bordée de marais et d'étangs insalubres. Mais la grande cause du sommeil historique dans lequel la Sardaigne s'est trouvée plongée pendant tant de siècles provient, non de la nature, mais de l'homme. Les divers conquérants qui succédèrent à Rome et à Byzance, Sarrasins, Pisans, Génois, Aragonais, maintenaient à leur profit un monopole absolu des produits de l'île, et de temps en temps les pirates barbaresques venaient opérer de soudaines descentes sur les points exposés du rivage. Aussi tard qu'en 1815, les Tunisiens débarquèrent dans l'île de Sant'Antioco, entre Iglesias et Gagliari, et tous les habitants en furent massacrés ou réduits en esclavage. Ces diverses causes ayant peu à peu dépeuplé le littoral, les Sardes se retirèrent dans les plaines de l'intérieur et les vallées des montagnes; opprimés par les coutumes féodales, ils vivaient isolés du reste du monde, comme si leur île eût été, non dans la Méditerranée d'Europe, mais au milieu de quelque océan lointain. A peine depuis une génération, la Sardaigne commence à entrer par ses progrès et sa culture dans le concert des autres provinces d'Italie. [Illustration: N° 110.--PROFONDEUR DE LA MER AU SUD DE LA SARDAIGNE.] Presque aussi grande que la Sicile[126], quoique celle-ci ait une population quadruple, la Sardaigne est géographiquement plus indépendante de la péninsule italienne, et les mers creusent entre elle et le continent africain un gouffre presque océanique s'étendant de 500 à 1000 mètres au-dessous de la surface marine. Elle constitue avec la Corse un groupe d'îles jumelles, séparé de l'archipel toscan par un bras de mer assez étroit et dont la plus grande profondeur est de 310 mètres. Au point de vue géologique, la Corse et une partie considérable de la Sardaigne sont une même terre; elles présentent les mêmes formations, et les îlots, les rochers, les écueils semés dans les «bouches» de Bonifacio sont bien les débris d'un isthme que la mer a rompu. Mais si les deux îles se rattachaient l'une à l'autre, par contre l'étude des terrains fait croire qu'à une époque peut-être récente la Sardaigne se composait de plusieurs îles distinctes. La principale continuait au sud la chaîne montagneuse de la Corse; les autres étaient éparses à l'ouest, au bord de détroits peu profonds que des alluvions, les déjections volcaniques et peut-être une poussée souterraine ont graduellement exhaussés. La forme de sandale qui a valu à la Sardaigne son ancien nom grec d'_Ichnousa_ est donc toute fortuite, puisque l'île se compose géologiquement de plusieurs terres distinctes. Le sillon intermédiaire qui les sépare a été de tout temps le chemin naturel entre le golfe de Cagliari et la mer de Corse, et c'est là que passent maintenant la grande route longitudinale et la voie ferrée non encore terminée, qui lui est parallèle. [Note 126: Superficie. Population en 1871. Pop. par kil. car. Sardaigne... 24,450 kil. car. 636,500 hab. 26 ] Les montagnes de la Sardaigne commencent déjà dans les eaux du passage de Bonifacio par les sommets des îlots de la Maddalena et de Caprera, puis elles se dressent rapidement pour former le massif de la Gallura, dont les pics nombreux, les chaînons détachés, les vallées sinueuses s'enchevêtrent en un véritable chaos, mais qui dans son ensemble constitue un bourrelet de soulèvement dirigé vers le sud-ouest. Une dépression profonde, que route et chemin de fer ont empruntée pour réunir les deux rivages de l'île, limite ce massif du côté du sud; mais immédiatement au delà, la grande chaîne, épine dorsale de la Sardaigne, se relève brusquement pour longer toute la côte orientale de l'île jusqu'au cap Carbonara, où les monts viennent plonger leurs bases dans les eaux profondes. Comme celle de la Corse dont elle est le prolongement moins élevé, cette chaîne est composée de roches cristallines et schisteuses, mais elle en diffère par la disposition de ses pentes latérales. Tandis que les montagnes corses ouvrent leurs vallées les plus longues dans la direction de l'est vers les eaux italiennes et s'inclinent d'une pente plus rapide vers la mer occidentale, le brusque escarpement de la chaîne sarde est, au contraire, du côté de l'est, et c'est l'autre versant qui présente les longues déclivités et les chaînons s'abaissant par degrés. On peut dire que, par suite de cette disposition des montagnes, la Sardaigne tourne le dos à l'Italie; elle ne lui montre que ses côtes les plus abruptes et ses districts les plus sauvages. Dans son ensemble, le pays s'incline à l'ouest vers le vaste bassin maritime, relativement solitaire, qui le sépare des côtes d'Espagne. La prise de possession de la Sardaigne par le gouvernement espagnol n'aurait donc pas manqué d'être justifiée par des arguments géographiques de quelque valeur, s'il pouvait y avoir d'autre raison que la volonté des populations elles-mêmes. Les plus hauts sommets de l'île s'élèvent vers le milieu de la chaîne cristalline. Là se dresse le Gennargentu (montagne d'Argent), appelé aussi Punta Florisa; c'est le seul pic de la Sardaigne dont les anfractuosités gardent encore un peu de neige au coeur de l'été. Avant que les ingénieurs eussent mesuré les cimes, les habitants du nord de l'île, qu'une grande rivalité anime contre leurs voisins du midi, prétendaient posséder sur leur territoire le vrai dominateur des monts sardes; mais ils se trompaient de beaucoup: quoique superbe de formes, le Gigantinu ou «Géant», et son voisin le Balestreri, qui dominent les monts dans le massif septentrional de Limbarra, latéral à la grande chaîne, s'élèvent à peine aux deux tiers de la hauteur du sommet principal. [Illustration: N° 111.--DÉTROIT DE BONIFACIO.] A l'ouest de ces monts appartenant au système corsico-sarde, des groupes secondaires s'élèvent sur les anciennes îles que les formations récentes ont juxtaposées à la masse principale de la Sardaigne. Une de ces régions insulaires est signalée par les roches granitiques de la Nurra, presque inhabitées, malgré la fertilité de leurs vallons, et par l'île d'Asinara, toute peuplée de tortues, qui se recourbe à l'ouest de la mer de Sassari; un autre massif, interrompu lui-même par la charmante vallée de Domus-Novas, occupe l'angle sud-occidental de la Sardaigne, entre le golfe d'Oristano et celui de Cagliari; c'est, d'après l'avis des géologues, la partie la plus ancienne de la Sardaigne: elle n'a été réunie à la grande île qu'à l'époque quaternaire, peut-être aux temps où la Corse se sépara de sa voisine par le détroit de Bonifacio; mais l'ancien bras de mer, devenu la plaine de Campidano, s'étale encore, avec un aspect de détroit, sur une largeur moyenne d'environ 20 kilomètres. Enfin, dans la zone intermédiaire qui s'étend à l'ouest du grand noyau des montagnes se ramifie l'arête transversale de Marghine, parallèle aux monts de Limbarra. Là s'étalent aussi de larges plateaux calcaires, percés de roches volcaniques; mais les anciens cratères n'émettent plus de laves, ni même de jets de gaz; les villageois construisent tranquillement leurs cabanes dans la bouche des volcans, et les fontaines thermales semblent être le seul indice d'un reste d'activité souterraine[127]. Les cônes d'éruption récents s'élèvent dans la partie nord-occidentale de l'île, entre Oristano et Sassari; il en existe aussi quelques-uns sur la rive orientale, dans la plaine basse du torrent d'Orosei. Au sud-ouest de la Sardaigne, les formations trachytiques des îles de San Pietro et de Sant' Antioco sont de date beaucoup plus ancienne; les masses d'aspect architectural y sont nombreuses, et l'on remarque surtout le promontoire méridional de l'île San Pietro, dit «cap des Colonnes». Ses piliers, composés de gros blocs angulaires superposés, se dressent, les uns isolément, les autres en longues colonnades à demi engagées dans la falaise; mais on les démolit pierre à pierre, afin d'en utiliser les blocs comme pavés, et bientôt cette partie de la côte aura complètement perdu sa rangée d'obélisques grandioses. Sant' Antioco, qu'un ancien pont d'une arche fort élevé réunit à la grande terre, a d'autres curiosités naturelles: ce sont des grottes profondes où les palombes marines vivent en multitudes. Les chasseurs tendent des filets à l'entrée, et, pénétrant soudain dans les cavernes à la clarté des torches, capturent à la fois des centaines d'oiseaux épouvantés. [Note 127: Altitudes de la Sardaigne: Gennargentu 1,864 mèt. Fontana-Congiada, près d'Aritzo 1,507 » Balestreri 1,310 » Gigantinu 1,310 » Nuoro (ville) 581 » Tempio » 576 » Osieri » 371 » Sassari » 220 » ] En outre des mouvements brusques causés par les forces volcaniques, la Sardaigne montre sur ses rivages les traces des oscillations lentes, encore inexpliquées, dues au retrait et à l'expansion des assises de la superficie terrestre. Non loin de Cagliari, La Marmora a reconnu d'anciennes plages où des coquilles de la Méditerranée, semblables à celles qui vivent actuellement dans la mer, se mêlent à des poteries et à d'autres produits du travail humain. D'après lui, ces plages, situées respectivement à 74 et à 98 mètres de hauteur, se seraient ainsi exhaussées depuis que l'homme a commencé d'habiter le pays. Par contre, certaines localités se seraient abaissées au-dessous du niveau de la mer: telles sont les anciennes villes phéniciennes de Nora, au sud-ouest de Cagliari, et de Tharros, sur la péninsule septentrionale du golfe d'Oristano; les antiquités qu'on y a découvertes étaient partiellement immergées. Parmi les fleuves que les Sardes énumèrent complaisamment, il en est un seul, le Tirso ou Fiume d'Oristano, qui puisse prétendre à ce titre par la masse de ses eaux et la tranquillité de son cours inférieur. D'autres rivières, dont le bassin est presque aussi étendu, mais qui n'ont pas pour les alimenter les neiges du Gennargentu et les pluies qui ruissellent sur les flancs occidentaux de la grande chaîne, ne sont guère que des torrents, qui tantôt débordent sur les campagnes, tantôt glissent en minces filets d'eau entre les touffes de lauriers-roses. La plupart des ruisseaux descendus des montagnes de l'intérieur sont absolument à sec pendant huit mois de l'année, et même durant les pluies ils n'atteignent pas la mer; leurs eaux se mêlent à celles des étangs du littoral. Il en est un cependant qui reçoit de gros bateaux à son embouchure, grâce aux travaux d'amélioration entrepris à diverses époques: c'est le Fiume ou torrent de Bosa, entre Alghero et Oristano. Tous les étangs de la Sardaigne sont saumâtres ou salés. Les plus vastes communiquent librement avec la mer, du moins pendant la saison pluvieuse, par des passages ou «graus» qu'ouvre le trop-plein de la masse liquide. Mais il en est aussi qui reçoivent de trop faibles cours d'eau pour qu'ils puissent déblayer un chenal à travers les sables de la plage; néanmoins ces étangs n'en restent pas moins salés et la percolation souterraine des eaux marines les maintient au même niveau. Enfin, les étangs situés loin de la mer dans l'intérieur des plaines ont également leur eau saturée de substances salines, à cause de la nature des terrains, jadis immergés, qui les entourent. Ils se dessèchent d'ordinaire en été sous l'ardeur du soleil et leur lit est recouvert d'une couche de sel blanc, semblable à une neige légère. Cette poudre saline est trop fine et trop mélangée d'éléments impurs pour que le fisc puisse s'en emparer et la revendre aux habitants, mais au moins travaille-t-il à la rendre inserviable. Naguère les commis de la gabelle avaient la coutume barbare d'employer en corvées les villageois et les troupeaux des environs pour les faire passer dans tous les sens sur le lit de l'étang et mêler ainsi par leur piétinement le sel avec l'argile et la boue. Les seuls marais salants exploités en grand sont actuellement ceux de Cagliari et ceux de Carlo-Forte, dans l'île de San Pietro. La compagnie française qui en a la concession en retire chaque année près de 120,000 tonnes. Plusieurs centaines de ses travailleurs sont des forçats que lui a prêtés le bagne de Cagliari. Les étangs et les marécages des côtes entourent l'île presque tout entière d'une zone de miasmes à laquelle s'ajoutent les exhalaisons des vallées fluviales où les eaux d'inondation serpentent au hasard. Les vents apportent ces effluves impures jusque sur les pentes élevées des monts, et l'on voit des malheureux tremblant la fièvre, même sur les hautes Alpes de l'intérieur. Les brouillards qui s'élèvent fréquemment de ces étendues d'eau et qui rampent pendant les heures du matin, contribuent par leur humidité malsaine à la propagation des maladies, d'autant plus que, dans le voisinage des étangs, les arbres et même les arbrisseaux, qui pourraient arrêter le passage des miasmes, manquent presque complètement. Dans plusieurs districts, les étrangers qui respirent en été l'atmosphère empoisonnée des marais sont à peu près certains de succomber. Par l'insalubrité de son littoral, où toutes les eaux croupissent, même celles des puits et des sources, la Sardaigne est la contrée la plus infortunée de toute l'Italie: «l'intempérie» sévit sur un quart environ de la superficie de l'île. Quoique, par une sorte de compensation, les Sardes soient relativement indemnes du rachitisme, de même que de la pellagre, cette maladie si commune au pied des Alpes, quoique le crétinisme soit à peu près inconnu dans les hautes vallées de l'île, cependant le fléau de la malaria suffit pour retarder les progrès de la Sardaigne et la maintenir dans un état de grande infériorité relativement aux autres provinces italiennes. La faible population de l'île, et probablement aussi l'inertie intellectuelle de la plupart des habitants, s'expliquent en grande partie par l'extrême insalubrité du littoral. Il est certain que depuis l'époque romaine cette insalubrité s'est accrue par suite de l'extension que les habitants ont laissé prendre aux eaux vagues; mais à l'époque de la plus grande prospérité de l'île, alors qu'elle était un des principaux greniers de Rome et lui expédiait en abondance ses fromages, sa viande de porc, ses laines et ses étoffes, le plomb, le cuivre et le fer, ses côtes étaient aussi réputées comme des lieux mortels, et les empereurs y envoyaient en exil ceux dont ils tenaient à se débarrasser. Alors, comme de nos jours, les propriétaires terriens ne séjournaient jamais dans les campagnes vers la fin de l'été: dès la mi-juin, ils s'enfuyaient dans les villes pour se mettre à l'abri des murailles contre le mauvais air. Les employés italiens, que le gouvernement a nommés par disgrâce aux postes dangereux de l'île, se considèrent pour la plupart comme des condamnés à mort, et ceux qui n'obtiennent pas de passer des mois de congé dans les localités plus salubres succombent, en effet, presque tous. Quant aux habitants des villages, acclimatés de génération en génération, ils sont néanmoins obligés de prendre les plus grandes précautions pour éviter la fièvre. De tout temps ils ont essayé de se garantir par d'épais vêtements de cuir tanné ou non tanné qui présentent aux rayons du soleil, de même qu'à la pluie, au brouillard et à la rosée du matin, une surface impénétrable. Pour résister au mauvais climat, c'est précisément quand il fait le plus chaud que le paysan est le plus lourdement vêtu: par sa longue toison ou _mastruca_, qui lui donne une certaine ressemblance avec le pâtre roumain, le Sarde se fait une sorte de climat intérieur qui le rend moins sensible aux impressions du dehors. Les géographes de l'antiquité, et comme eux les habitants de la Sardaigne, disent qu'une des grandes causes de l'insalubrité de l'île provient de la rareté des vents du nord-est. D'après la croyance populaire, les monts de Limbarra qui s'élèvent au nord agiraient comme une sorte d'écran et changeraient, au détriment de toute la basse Sardaigne, la direction du vent purificateur par excellence. Il y a probablement du vrai dans ce dire des anciens et des indigènes, car la bienfaisante «tramontane», qui pourtant est le vent normal du pôle, la nappe descendante des alizés, ne souffle que rarement dans la partie méridionale de l'île; la triple barrière des Apennins, des monts de Corse et du chaînon de Limbarra, ou, ce qui paraît plus probable, l'appel des brûlants déserts de Libye, l'infléchissent dans la direction du sud. De même, le vent équatorial ou contre-alizé, connu en Sardaigne sous le nom de _libeccio_, est peu fréquent, et quand il souffle, c'est avec une violence de tempête. Par une sorte de torsion que les conditions météorologiques spéciales de la Méditerranée et du désert africain ont imprimée au régime des vents, il se trouve que les deux courants réguliers de la Sardaigne sont, non les vents du nord-est et du sud-ouest, mais précisément ceux qui soufflent à angle droit de ces directions normales. Ce sont le mistral (_maestrale_), qui vient du nord-ouest, c'est-à-dire des Cévennes et des Pyrénées, et le _levante_ ou _sirocco_, provenant des sables de Libye. Les Sardes méridionaux, qui redoutent fort ce dernier vent, lui donnent le nom de _maledetto levante_. Ce vent «maudit» s'est chargé d'humidité dans son passage sur la Méditerranée, et sa température est en réalité beaucoup moins élevée que ne le ferait supposer l'état d'accablement dans lequel il fait tomber l'organisme. Quant au maestrale, il est accueilli avec joie, à cause de l'énergie qu'il donne au corps et de la santé qu'il apporte; d'ailleurs il souffle vraiment en maître, et les arbres soumis à sa violence ne peuvent s'élever qu'à une faible hauteur. En arrivant sur les côtes occidentales, il laisse fréquemment tomber une certaine quantité d'eau, que lui a fournie la Méditerranée, mais lorsqu'il atteint le golfe de Cagliari, il est déjà sec. C'est à ce vent, ainsi qu'à la brise marine, que la capitale de la Sardaigne doit une température moyenne (16°,63) inférieure à celle de Naples, située pourtant plus au nord. Les orages sont relativement assez rares en Sardaigne, et les fortes, grêles, qui font ailleurs tant de ravages, sont presque inconnues dans l'île. Les pluies tombent surtout en automne et cessent d'ordinaire en décembre, pour faire place à une saison de sécheresse, la plus agréable' de l'année à cause de la sérénité de l'atmosphère et de l'égalité de la température: ce sont les «jours alcyoniens» pendant lesquels, suivant les anciens poëtes, la mer se calme pour permettre à l'oiseau sacré de faire son nid. Mais ces jours heureux et salubres de l'hiver sont suivis d'un triste printemps. Février, le «mois à double face» des marins sardes, apporte des froids capricieux, auxquels succèdent, en mars et en avril, les brusques alternatives du vent et de la pluie, de la chaleur et des froidures. Retardée par ce mauvais temps, la végétation de la Sardaigne est beaucoup plus lente que ne pourrait le faire croire la latitude méridionale de la contrée. Quoique à trois degrés en moyenne au sud du littoral de la Provence, les plantes n'y sont pas aussi tôt en fleurs. La végétation de la Sardaigne ressemble à celle des autres îles de la Méditerranée. Dans les hautes vallées de l'intérieur et sur les pentes sans chemins, les forêts épargnées par les feux des pâtres consistent, comme celles de la Corse, en pins, et surtout en chênes et en chênes verts, mêlés ça et là aux charmes et aux érables; des bois de châtaigniers, des bouquets de noyers superbes entourent les villages; les croupes, dont les hautes futaies ont disparu, sont revêtues de plantes odoriférantes et de fourrés d'arbrisseaux, parmi lesquels les myrtes, les arbousiers, les bruyères arborescentes se distinguent par leurs fortes dimensions: c'est dans ces fourrés que les abeilles préparent leur miel amer, tellement dédaigné par Horace. Dans le voisinage de la mer, l'_olivastro_ ou olivier sauvage, au tronc penché, aux branches uniformément reployées vers le sud-est par le tempétueux mistral, recouvre de vastes étendues incultes et n'attend que la greffe pour donner des fruits excellents. Tous les arbres fruitiers, toutes les plantes utiles du bassin de la Méditerranée trouvent en Sardaigne le terrain le plus propice; c'est avec une étonnante vigueur que poussent l'amandier et surtout l'oranger, introduit par les Maures à la fin du onzième ou au commencement du douzième siècle; les jardins de Millis, parfaitement abrités du mistral par l'ancien volcan de Monte Ferru, au nord d'Oristano, forment par leur ensemble une des plus belles forêts d'orangers du monde, peut-être la plus grande et la plus productive de tout le bassin de la Méditerranée: dans les années ordinaires les fruits d'or y mûrissent au nombre de soixante millions. Les vergers de Domus Novas, d'Ozieri, de Sassari sont aussi d'une étonnante richesse. Dans les campagnes méridionales de l'île, partout où les champs cultivés gagnent sur les landes couvertes de cistes, de fenouils et d'asphodèles, ils s'entourent, comme en Sicile, de figuiers de Barbarie, aux lobes épineux; près des villes, surtout aux environs de Cagliari, de nombreux dattiers déploient leurs éventails de feuilles. Par un singulier contraste, il se trouve que les palmiers nains manquent dans les plaines basses du sud de l'île, au climat presque africain, tandis qu'au nord, dans les solitudes d'Alghero, ils forment d'épais fourrés, pareils à ceux de l'Algérie. De même que les Maures, les indigènes sardes ont l'habitude d'en manger les racines. Bien que toutes les plantes des terres voisines puissent facilement s'acclimater en Sardaigne, cette île est naturellement moins riche en espèces que les régions continentales situées sous la même latitude. Ce phénomène d'appauvrissement est général dans toutes les îles; la faible surface du champ clos dans lequel les diverses espèces luttent pour l'existence a eu pour résultat nécessaire de faire succomber celles qui étaient le moins bien armées pour le combat ou dont les représentants étaient trop peu nombreux. En revanche, la plupart des îles qui sont nées en pleine mer et qui ne se sont point rattachées aux masses continentales les plus voisines, ont une florale spéciale que l'on ne retrouve pas ailleurs. Tel n'est pas le cas pour la Sardaigne, qui probablement est le débris d'une terre de jonction entre l'Europe et l'Afrique. Quant à la fameuse plante dont parlent les anciens et qui, mangée par mégarde, causerait le rire «sardonique» et la mort, rien ne prouve que ce soit une herbe spéciale à la Sardaigne: Mimaut croit y reconnaître, d'après la description de Pline et de Pausanias, la berle à larges feuilles (_Sium latifolium_). Le nombre des animaux sardes est aussi beaucoup moindre que celui de leurs congénères du continent. Parmi les mammifères qui ne se trouvent pas en Sardaigne, on cite l'ours, le loup, le blaireau, la fouine, la taupe. On n'y voit pas non plus de vipères ni de serpents venimeux d'aucune espèce; le seul animal dangereux qui se rencontre dans l'île est la tarentule (_arza_ ou _argia_), dont la piqûre se guérit par la danse jusqu'à épuisement de forces ou par un séjour dans le fumier. La grenouille ordinaire, très-commune sur le continent italien et même en Corse, manque en Sardaigne tandis que des papillons y représentent la part spéciale de l'île dans la faune européenne. En revanche, un animal que les chasseurs ont exterminé dans presque toutes les îles de la Méditerranée, et qui représente peut-être la race mère de nos brebis, le mouflon, habite encore les montagnes du système corsico-sarde. Au milieu du siècle dernier, et encore au commencement de celui-ci, des chevaux redevenus sauvages parcouraient aussi librement l'île de Sant' Antioco, au sud-ouest de la Sardaigne; des myriades de lapins peuplent les petites îles qui bordent le littoral; enfin dans l'îlot de Tavolara, table calcaire du golfe de Terranova, vivent des chèvres farouches, aux longues cornes, aux dents d'un jaune doré, qui descendent d'animaux domestiques abandonnés à une époque inconnue. L'île de Caprera, illustrée par le séjour de Garibaldi, doit son nom aux troupeaux de chèvres qui la peuplaient jadis, et les animaux de même espèce qu'on y a récemment introduits, sont devenus sauvages dans l'espace de quelques années. Les naturalistes ont constaté que les races de mammifères sauvages habitant la Sardaigne sont toutes inférieures en taille à leurs congénères d'Europe. C'est une règle générale, à laquelle la chèvre seule fait exception. Le cerf, le daim, le sanglier, le renard, le chat sauvage, le lièvre, le lapin, la martre, la belette sont tous beaucoup plus petits que les espèces du continent. Il en est de même pour les animaux domestiques, à l'exception des porcs, qui atteignent de grandes dimensions, surtout dans les forêts de chênes, où ils vaguent pendant des mois entiers: une variété de ces animaux se distingue par un sabot plein, qui devrait le classer parmi les solipèdes. Anes et chevaux de Sardaigne sont relativement des nains. Mais tout petit qu'il est, le cheval sarde est un des animaux qui rendent le plus de services à l'homme, grâce à son extrême sobriété, à l'étonnante sûreté de son pied, à sa vigueur et à son endurance: si l'art de l'éleveur réussissait à lui donner l'élégance de formes, la race chevaline de Sardaigne serait certainement l'une des plus appréciées de l'Europe. Quant aux ânes, à peine plus grands que des mâtins, ce sont de vaillants petits animaux. En beaucoup d'endroits, notamment dans les faubourgs de Cagliari, le bourriquet domestique partage avec ses maîtres la chambre unique de la masure. C'est lui qui est la véritable richesse de la famille. Attelé au manége qui occupe le milieu de la chambre, la tête revêtue d'un bonnet qui lui couvre les yeux, il tourne lentement pour moudre le grain. Rien n'est changé depuis l'époque romaine: tels étaient les moulins représentés sur les bas-reliefs du Vatican. La Sardaigne est peut-être la contrée de l'Europe occidentale la plus riche en monuments préhistoriques. Comme en Bretagne, il s'y trouve de nombreux mégalithes dits «Pierres des Géants», «Autels», «Pierres Longues» ou «Pierres Fichées», et vierges du ciseau pour la plupart; mais les dolmens y sont rares: on n'en cite même qu'un seul à l'égard duquel il n'y ait pas de doute possible. Parmi ces monuments des âges inconnus il s'en trouve peut-être qui rappellent le culte de quelque divinité d'Orient, car les Phéniciens et les Carthaginois séjournèrent longtemps dans l'île; ils y fondèrent d'importantes cités, Caralis, Nora, Tharros, et même, à l'époque romaine, des inscriptions puniques étaient gravées sur les tombeaux; après une heureuse trouvaille faite dans les ruines de Tharros par un lord anglais, les chercheurs de trésors se précipitèrent par milliers vers cette presqu'île du littoral d'Oristano et y découvrirent, en effet, un grand nombre d'idoles en or et d'autres objets, égyptiens pour la plupart, qu'avaient apportés les commerçants de Phénicie. Mais les principaux témoignages de la civilisation des anciens Sardes sont de véritables édifices, les fameux _nuraghi_. Ils se montrent de loin, pyramidant au sommet des collines comme les débris de vieilles forteresses. Le plateau de la Giara, table calcaire d'une extrême régularité qui s'élève non loin du centre de l'île, au nord de la plaine du Campidano, porte une de ces masures à chaque bastion naturel de son pourtour; l'ovale déchiqueté que forme le rebord du plateau est ainsi défendu par une véritable enceinte de nuraghi. Dans toutes les parties de l'île se trouvent des monuments semblables, tantôt disposés avec ordre, tantôt bâtis comme au hasard. Le nombre des nuraghi reconnaissables s'élève à près de quatre mille, et pourtant que de vestiges de ces édifices doivent avoir été nivelés par le temps! C'est dans les régions du basalte, principalement au sud de Macomer, qu'ils sont le plus nombreux et le mieux conservés. Rarement on les trouve isolés; ils s'élèvent par groupes et pour la plupart en des pays de culture, loin des steppes arides. On a beaucoup discuté sur l'origine des nuraghi et l'usage auquel ils servaient autrefois: pour les uns ces constructions étaient des temples, pour les autres des tombeaux, des «tours du silence», des lieux sacrés où l'on adorait le feu, des tours de refuge, des foyers de géants. Phéniciens, Troyens et Ibères, Tyrrhéniens, Thespiens et Pélasges, Cananéens, Orientaux d'origine inconnue, antédiluviens même, ont été évoqués par les divers écrivains comme les bâtisseurs probables de ces mystérieux édifices. Grâce à l'infatigable explorateur des antiquités sardes, M. Spano, la plupart des archéologues n'ont plus de doute aujourd'hui que sur le nom des architectes; l'emploi des constructions elles-mêmes serait connu: les nuraghi auraient été des demeures et leur nom phénicien signifierait tout simplement «maison ronde». Les plus grossièrement construites, qui résistent peut-être depuis quarante siècles et davantage à l'action des intempéries, ne renferment qu'une seule chambre intérieure; elles dateraient de l'âge de pierre et, comme habitations humaines, elles représenteraient l'âge de la civilisation qui suivit la période des troglodytes. Les nuraghi relativement modernes, qui furent édifiés pendant l'âge du bronze ou même à l'époque du fer, sont maçonnés avec beaucoup plus d'art, quoique sans ciment, et se composent de deux ou trois chambres superposées où l'on monte par une espèce d'escalier formé de grosses pierres. Quelques-uns des rez-de-chaussée sont assez grands pour contenir quarante ou cinquante personnes, et sont, en outre, précédés d'antichambres, de réduits et de petits bastions semi-circulaires. Celui de Su Domu de S'Orcu, près de Domus Novas, récemment démoli, se composait de dix chambres et de quatre cours: c'était une forteresse en même temps qu'un groupe de maisons; il pouvait contenir plus d'une centaine de personnes et soutenir un siége. Telles sont encore de nos jours les demeures de beaucoup d'Albanais en Turquie et celles des Souanètes dans les vallées du Caucase. [Illustration: N° 112.--LA GIARA.] Les débris de toute espèce accumulés dans le sol des nuraghi ont fourni une multitude d'objets qui racontent la vie des anciens habitants de ces constructions et témoignent de leur civilisation relative. Tandis que les couches inférieures contiennent seulement des outils, des armes en pierre et des poteries faites à la main, les amas de débris plus élevés, et par conséquent plus modernes, renferment déjà beaucoup d'objets en bronze. Dans le voisinage de tous les nuraghi se trouvent d'autres monuments de construction cyclopéenne: ce sont les «tombes des géants». En les nommant ainsi, les indigènes ne se sont trompés qu'à demi: ces amas de pierre placés à l'extrémité d'un hémicycle de blocs massifs sont, en effet, des sépultures; tous ceux qu'a fait ouvrir M. Spano contenaient des cendres humaines. Les Sardes n'ont point de traditions relatives aux anciennes demeures des aborigènes; quoique fort superstitieux, ils ne racontent même pas de légendes au sujet de ces ruines; tout au plus en attribuent-ils la construction au diable, et c'est là tout. Sans doute ce silence du peuple provient de ce que les conquêtes successives de l'île et les massacres en grand ont rompu toute tradition nationale. Dans leurs guerres contre les indigènes, les Carthaginois étaient impitoyables, puis, durant les premiers siècles de l'occupation romaine, les tueries et les déportations en masse firent disparaître une grande partie de la population première, que des colons volontaires et surtout de nombreux bannis vinrent remplacer. Dans ces conditions, tout souvenir de l'ancienne histoire du pays devait nécessairement se perdre. De la multitude des suppositions qui ont été faites sur l'origine des anciens Sardes, celle qui paraît le mieux répondre à l'apparence physique des insulaires actuels les rattache au groupe des Ibères; mais, historiquement, ce sont des autochthones. Ils sont en général de petite taille, comme si l'influence du climat qui a rapetissé tous les animaux sauvages et domestiques, avait eu prise également sur eux; mais ils ont le corps svelte et de belles proportions, la taille fine, les muscles solides; leur chevelure et leur barbe, toujours noires, sont très-abondantes et persistent d'ordinaire jusque dans l'extrême vieillesse. Également gracieux et forts, les Sardes des deux provinces diffèrent un peu les uns des autres par les traits du visage: ceux du nord ont d'ordinaire la figure plus ovale et le nez plus aquilin, tandis que ceux des environs de Cagliari, plus mélangés peut-être, ont moins de régularité dans les traits et les pommettes fort saillantes. A cet égard, comme à beaucoup d'autres, il y a contraste entre les populations des deux parties ou «caps» de l'île. Les habitants de l'intérieur de la Sardaigne sont peut-être, de tous les Européens, ceux qui ont le plus maintenu la pureté de leur race depuis le commencement du moyen âge. Sans doute ils comptent parmi leurs ancêtres bien des peuples divers, mêlés à la nation mystérieuse qui éleva les nuraghi; mais, après l'époque romaine, la plupart des invasions violentes et les immigrations d'étrangers s'arrêtèrent au littoral; elles refoulèrent les indigènes dans les hautes vallées des montagnes et ne les suivirent point dans ces retraites. A l'exception des Vandales, dont la furie s'était déjà calmée, les terribles hordes de Germanie qui ravagèrent presque toutes les autres contrées de l'Europe occidentale épargnèrent la Sardaigne, et cette île put ainsi garder sa population, ses moeurs et sa langue; les envahisseurs, maures, pisans, génois, catalans, espagnols, ne se mélangèrent qu'avec les habitants des côtes: on ne signale qu'une seule exception, celle des Barbaricini, qui habitent, précisément au centre de l'île, la contrée montueuse appelée de leur nom Barbagia. On croit voir en eux les restes d'une tribu berbère chassée de l'Afrique par les Vandales et repoussée dans l'intérieur à la suite de longues guerres avec les indigènes. Quand ils vinrent dans le pays, ils étaient encore païens, et devenus les voisins des Ilienses, qui étaient également idolâtres, ils se fondirent avec eux; leur conversion date seulement du septième siècle. Les femmes de la Barbagia portent encore un costume sombre qui rappelle celui des Berbères. De tous les idiomes d'origine latine, le sarde est de beaucoup celui qui ressemble le plus à la langue des Romains, non par la grammaire, qui diffère beaucoup, mais par les mots eux-mêmes: plus de cinq cents termes sont absolument identiques. Des phrases nombreuses du langage usuel sont à la fois latines et sardes; même des rimailleurs ont pris à tâche d'écrire des poëmes entiers appartenant à l'une et à l'autre langue. Quelques mots grecs qui ne se trouvent pas dans les autres idiomes latins se sont aussi maintenus dans le sarde, soit depuis le temps des anciennes colonies grecques, soit depuis l'époque byzantine; enfin on cite deux ou trois mots usités en Sardaigne et qui ne peuvent se rattacher à aucun radical des langues européennes: ce sont peut-être des restes de l'ancienne langue des autochthones. Les deux dialectes principaux du langage sarde, celui de Logoduro dans le nord de l'île et celui de Cagliari, sont directement dérivés du latin, comme l'italien lui-même et l'espagnol, mais peut-être sont-ils plus rapprochés de ce dernier. En outre, la ville de Sassari et quelques districts du littoral voisin appartiennent à la zone de langue italienne; on y parle un patois qui se rapproche beaucoup du corse et du génois. Dans la ville d'Alghero, des colons catalans, introduits en masse vers le milieu du quatorzième siècle, à la place de l'ancienne population qui s'était réfugiée à Gènes, parlent encore, leur vieux provençal presque pur. Enfin, les _Maurelli_ ou _Maureddus_ des environs d'Iglesias, qui sont probablement des Berbères, et que l'on reconnaît à leur crâne étroit et allongé, auraient introduit, d'après La Marmora, quelques mots africains dans la langue du pays. Maltzan pense que les représentants les plus purs des immigrants d'Afrique sont les habitants de l'immense jardin de Millis; ce sont eux qui auraient apporté les orangers en Sardaigne. Les Sardes de l'intérieur, fidèles à leur langage, le sont aussi partiellement à leurs moeurs antiques. La danse, qu'ils aiment beaucoup, est encore la même qu'aux temps de la Grèce. Dans le nord de l'île, les jeunes gens règlent leur cadence au son de la voix humaine; au milieu de la ronde se tient un groupe de chanteurs qui précipite ou ralentit les pas. Dans la partie méridionale de la Sardaigne, c'est un instrument qui rhythme la marche des danseurs; cet instrument, la _launedda_, n'est autre que la flûte antique à deux ou trois roseaux. Même ténacité dans tous les usages relatifs à la vie sociale et surtout dans les cérémonies et les rites de compérage, d'épousailles et de deuil. Comme chez presque toutes les anciennes populations de l'Europe, le mariage est précédé d'un simulacre d'enlèvement; en outre, la jeune femme, dès qu'elle est entrée dans la maison du mari et que sa captivité est bien constatée, doit rester toute la journée sans bouger, sans prononcer une seule parole; immobile et muette comme une statue, elle n'est plus un être vivant, mais seulement une chose, celle du mari: telle est sans doute la signification du symbole. C'est pour la même raison qu'on lui interdit de visiter ses parents pendant les trois premiers jours du mariage et que, dans les districts méridionaux de l'île, un grand nombre de femmes ont encore la figure à demi voilée. Les montagnards sardes ont également conservé la lugubre cérémonie de la veillée des morts, connue sous le nom de _titio_ ou _attito_. Les femmes, parentes, amies ou salariées, qui pénètrent dans la chambre mortuaire, s arrachent les cheveux, se précipitent sur le sol, poussent des hurlements, improvisent des hymnes de douleur. Ces vieilles cérémonies païennes prennent un caractère vraiment terrible lorsque le corps est celui d'un parent assassiné et que les assistants jurent de verser en échange le sang du meurtrier. Encore à la fin du siècle dernier et au commencement de celui-ci, les pratiques de la _vendetta_ coûtaient à la Sardaigne une grande partie de sa population de jeunes hommes, parfois jusqu'à mille dans le cours d'une année. D'après les statistiques, du reste fort défectueuses, le nombre des habitants de l'île aurait diminué de plus de soixante mille personnes pendant les quarante années qui précédèrent 1816, et la principale cause de cette dîme prélevée par la mort aurait été la _vendetta_. De nos jours, la redoutable coutume n'est conservée que dans les districts reculés de l'île et notamment dans celui de Nuoro et dans la Gallura, au milieu des montagnes; là nul parent n'oublie, quand il fait baptiser un enfant, de glisser quelques balles dans ses langes, car ces plombs consacrés ne manqueront jamais leur but. Mais ailleurs les meurtres de vengeance ont presque disparu et les Sardes sont devenus oublieux des injures en comparaison de leurs voisins les Corses. Un autre usage encore plus barbare, suivant nos idées modernes, a disparu au commencement du siècle dernier. Des femmes, dites «acheveuses» (_accabadure_), avaient pour charge de hâter la fin des moribonds; souvent ceux-ci les imploraient eux-mêmes pour échapper à leurs souffrances; mais cette pratique de piété barbare donna souvent lieu à des actes hideux et de conséquence fort grave, car la population sarde est très-processive et les gens de loi y foisonnent. Maltzan, qui voit dans ces récits des anciens voyageurs une pure calomnie, s'imagine que les «acheveuses» étaient des femmes chargées de rendre la vie des vieillards tellement amère que leurs jours en étaient abrégés. Il ne songe pas qu'une pareille pratique aurait été beaucoup plus atroce que celle d'achever pieusement les malades. Le paysan de la Sardaigne a sur celui de la plupart des provinces italiennes un immense avantage, celui d'être, sinon propriétaire, du moins usufruitier du sol: on le voit à l'assurance de son attitude et à la fierté de son regard; il ressemble presque à un paysan des Castilles. Le système féodal existait encore en Sardaigne avant 1840 et il en reste toujours des traces nombreuses. Les grands barons, presque tous d'origine espagnole, étaient à peu près les maîtres des communes et jusqu'en 1836 ils possédaient le droit de justice; ils avaient leurs prisons et dressaient le gibet, symbole de leur pouvoir. Néanmoins les paysans n'étaient pas asservis à la glèbe, ils pouvaient se promener de fief en fief, et presque partout la coutume leur assurait, sur le vaste domaine du seigneur une part plus que suffisante de l'usufruit des terres: en vertu de l'_ademprivio_, ils pouvaient couper du bois dans la forêt, faire paître leurs brebis sur la montagne, se découper des champs dans les jachères de la plaine; sans avoir la propriété, ils en avaient du moins les profits annuels. Malheureusement, avec ce régime d'aventure et de caprice, la terre ne rendait que de maigres récoltes; presque tous résidant en dehors de l'île, les titulaires des fiefs ne pouvaient s'occuper de l'amélioration des cultures et laissaient gérer leurs domaines par des intendants cupides; de leur côté, les paysans, quoique jouissant de l'ademprivio, ne pouvaient soigner des terres qui changeaient constamment de mains: l'agriculture n'était qu'une forme de pillage. Actuellement, l'État, devenu possesseur d'une grande partie des terres vagues des anciens fiefs, cherche à s'en débarrasser pour reconstituer la propriété privée; il en a cédé d'un coup 200,000 hectares à la société anglo-italienne qui s'est chargée de construire le réseau des chemins de fer de la Sardaigne. Dans les districts où la population est relativement considérable, la division de la propriété est devenue extrême; le sol s'est émietté pour ainsi dire et les champs se sont hérissés de haies, pépinières de mauvaises herbes: chacun d'eux se divise en autant de parcelles qu'il y a d'héritiers. Parfois, de deux frères, l'un garde le terrain et l'autre prend la récolte. Par contre, le berger nomade des districts presque déserts n'a point de terre bien définie, mais il a son troupeau; les landes, les maquis lui appartiennent, et si la fantaisie lui en vient, il peut avoir son petit enclos de cultures à l'endroit le plus fertile du pâturage. Il est certain qu'avec de semblables errements l'exploitation sérieuse du sol est tout à fait impossible. Le mal est si criant, que des économistes ont même proposé le remède bien pire d'exproprier toutes les parcelles, tous les terrains vagues et de les revendre à de grands feudataires ou à des compagnies industrielles. Un pareil régime, renouvelé, sous une autre forme, de celui des fiefs catalans, ne pourrait qu'accroître la misère déjà fort grande. En certains villages du district de l'Ogliastra, sur la côte orientale, les indigènes mangent encore du pain de glands (_quercus ilex_) dont la pâte a été pétrie avec de l'eau provenant d'une argile onctueuse de schistes décomposés, sur laquelle on verse ensuite un peu de lard fondu. En Espagne, on mange aussi des glands, mais ce sont ceux du _quercus bellotta_, qui sont vraiment comestibles et qu'on se garde bien de mélanger de terre. Ainsi la Sardaigne offre un exemple, probablement unique en Europe, de populations partiellement géophages, comme plusieurs tribus indiennes de la Colombie et du Venezuela. Quoique possesseur de pâturages ou de parcelles cultivées, le Sarde n'habite point la campagne. Dans l'île tyrrhénienne comme en Sicile, la population des laboureurs se groupe dans les bourgs et dans les villages. Il n'y a point de hameaux ni de logis solitaires, car il eût été jadis trop dangereux de vivre à l'écart exposé aux ravages des pirates mahométans ou chrétiens et à l'invasion de la fièvre. De nos jours le premier péril, celui de la guerre, n'existe plus, mais l'habitude est prise et le Sarde continue d'élever sa cabane ou sa maison dans la bourgade dont les murs offraient un refuge à ses aïeux. Même les pâtres des montagnes aiment à grouper leurs huttes en villages informes, auxquels on donne le nom de _stazzi_; eux-mêmes s'unissent en confédérations de défense et de protection mutuelles: ce sont les _cussorgie_, républiques temporaires qui offrent un modèle parfait de déférence réciproque, de justice et d'égalité. Lorsqu'un berger a eu le malheur de perdre son bétail par la peste ou par l'incendie, l'usage l'autorise à réclamer de chacun de ses camarades du district et des cantons environnants au moins un animal: il reconstitue ainsi son troupeau, sans autre obligation que d'avoir à rendre la pareille quand un autre pâtre tombera dans l'infortune. Ailleurs, notamment dans les environs d'Iglesias, les vergers sont encore en commun. Quelle que soit leur pauvreté, les Sardes des montagnes exercent les vieilles pratiques de l'hospitalité avec une véritable joie; ils habitent des maisons de pisé grossier ou de pierres brutes, dépourvues de tout confort, mais ils trouvent moyen d'en faire un séjour agréable pour l'étranger. D'ailleurs l'avantage de posséder un hôte fournit à la communauté l'occasion, toujours bienvenue, de célébrer un banquet. Dans l'ensemble des produits de l'Italie, ceux de la Sardaigne ne comptent encore que pour une bien faible part. La plupart des paysans ne sont laborieux que par boutades, et la proportion des terres qu'ils cultivent est seulement d'un quart ou d'un tiers de la superficie totale de l'île. Il arrive aussi, en quelques années exceptionnelles, que les récoltes sont brûlées par les sécheresses ou même dévorées par les sauterelles, que le vent apporte en nuages par-dessus la mer d'Afrique. Si ce n'est dans le district de Sassari, les Sardes ont encore une culture rudimentaire et ne connaissent point l'art d'ennoblir leurs produits. L'olivier est l'arbre auquel ils donnent le plus de soin. Séduits par des privilèges politiques qui, suivant le nombre des arbres plantés, pouvaient s'élever jusqu'à la possession du titre de comte, des milliers de propriétaires ont changé leurs steppes incultes en vergers, et quelques districts, dans la vallée du torrent de Bosa, sont devenus d'immenses olivettes dont les huiles s'exportent en Italie. Quant aux millions d'oranges que fournissent les jardins de Millis et d'autres villes sardes, elles ne sont point considérées comme ayant assez de valeur pour être expédiées sur le continent, et ne sont vendues que dans l'île même, par des marchands voyageurs. Les produits exquis des orangers de la Sardaigne ont moins d'importance dans le commerce de l'île que les salicornes et autres plantes salines qui croissent dans les terrains bas du littoral et dont les cendres sont expédiées à Marseille pour la fabrication de la soude. Toute la plaine de Cagliari, trop infertile pour toute autre culture, est maintenant un vaste champ de salsolées. [Illustration: N°. 113.--DISTRICT D'IGLESIAS.] L'exploitation des carrières de granit et de marbre donne quelque profit, mais tout récemment encore les mines proprement dites, qui avaient une si grande importance du temps des Romains, étaient complètement délaissés. Même de nos jours, il n'est qu'une mine de fer sérieusement exploitée, celle de San Leone, appartenant à une société française; les premiers travaux y datent de 1862. On en retire chaque année environ 50,000 tonnes de minerai contenant environ les deux tiers de leur poids en métal pur. C'est à San Leone, située à une quinzaine de kilomètres de Cagliari, dans les montagnes qui s'élèvent à l'ouest de la baie, que l'on a construit le premier chemin de fer de l'île de Sardaigne. Depuis 1867, le grand gîte de l'exploitation minière des anciens, le district d'Iglesias, où les Romains avaient fondé les villes de Plumbea et de Metalla, et où les Pisans firent aussi des excavations pour la recherche de l'argent, a commencé de reprendre son antique importance à cause de ses gisements de plomb et de zinc: on s'y occupe aussi, comme au Laurion en Attique, de l'exploitation et du traitement des amas de scories rejetés hors des trous de mine par les anciens; une grotte à stalactites fort curieuse, qui traverse la montagne près de Domus Novas, a même été transformée en tunnel pour le service de ces mines à air libre. Depuis que la fièvre du gain rapide s'est emparée des populations et que les compagnies françaises, anglaises, italiennes, se sont fait distribuer le sol en concessions minières, Iglesias se change en cité d'aspect moderne, le village de Gonessa prend un air de ville, le petit havre de Porto Scuso, jadis à peine fréquenté par de rares caboteurs, est encombré de navires d'un faible tonnage qui viennent y chercher les 800,000 tonnes de minerai de plomb et les 100,000 tonnes de minerai de zinc extraites des mines du voisinage, pour les transporter dans la rade de Carlo-Forte, protégée des vents du large par les îles de San Pietro et de Sant' Antioco. Déjà ce port vient immédiatement pour le mouvement commercial après les deux autres grands ports de l'île, Cagliari et Porto Torres, l'escale de Sassari. Par malheur, les travaux des mines de cette île de la Sardaigne ont été fréquemment compromis par l'insalubrité du climat; plusieurs fois déjà l'exploitation de mines très-productives a dû être interrompue à cause de la mort de tous les travailleurs étrangers qu'avaient amenés les concessionnaires. La pêche n'est pas accompagnée des mêmes dangers, puisque la proie poursuivie par le pêcheur vit surtout dans les golfes ouverts au libre vent marin. Certains parages sont extrêmement poissonneux, notamment la baie de Cagliari et les bras de mer à fond de roches cristallines qui serpentent dans l'archipel de la Maddalena et où les anciens venaient chercher les coquillages pourprés. En outre, la Sardaigne a les bancs d'anchois et de sardines ou «poissons sardes» qui visitent périodiquement ses rivages, et les convois de thons qui viennent s'emprisonner dans la «chambre de mort» des immenses madragues tendues à l'entrée des baies occidentales: on pêche jusqu'à 50,000 de ces animaux dans une seule saison; malheureusement les thons ne sont pas toujours réguliers dans leurs migrations: c'est même après qu'ils eurent disparu des côtes de l'Andalousie, vers le milieu du dix-huitième siècle, que les pêcheurs espagnols vinrent poursuivre les poissons sur les rivages de la Sardaigne. Outre la pêche de mer, les habitants du littoral ont celle des étangs; les filets tendus en travers des graus d'entrée fournissent en abondance des poissons de diverses espèces, surtout l'alose dans l'étang de Cagliari, le muge et l'anguille dans l'étang d'Oristano, la dorade et le brochet dans celui d'Alghero. L'industrie de la pêche a donc une grande importance dans l'île de Sardaigne, mais une très-forte part de ce travail est accaparée par des matelots venus du continent. Même les pêcheurs de la Maddalena sont d'origine corse; ceux de Carlo-Forte, dans l'île de San Pietro, sont des Génois immigrés, au commencement du dix-huitième siècle, de l'île africaine de Tabarca, occupée par leurs ancêtres quatre cents années auparavant: ces deux colonies parlent encore purement la langue de leurs aïeux. La pêche du corail, qui rassemble parfois jusqu'à deux cents embarcations dans le port d'Alghero, est un monopole exclusif des Italiens. Ce sont eux aussi qui viennent recueillir la _pinna nobilis_, coquillage dont le byssus soyeux sert à tisser des articles de vêtement. Il en est de même pour la navigation proprement dite. Quoique les eaux de la mer les environnent de toutes parts, les Sardes ne sont point un peuple de marins; ils redoutent les vagues et laissent volontiers le commerce maritime de leurs ports entre les mains des Génois et autres Italiens. C'est un fait remarquable que, sur près de 2,400 proverbes sardes recueillis par Spano, trois seulement se rapportent à la mer. Cette espèce d'aversion des insulaires sardes pour les flots qui baignent leurs rivages provient peut-être de ce que jadis ces flots étaient sillonnés surtout par les navires des conquérants et des pirates. Quant au commerce, il ne pouvait avoir grande importance, à cause de la faible population de l'île et de la ceinture de marais qui borde le littoral; de nos jours encore, quoique les échanges s'accroissent assez rapidement, ils sont, pour l'île entière, inférieurs à ceux d'un port méditerranéen de second ordre[128]. [Note 128: Mouvement des ports de l'île entière en 1873: 11,256 nav., jaugeant 1,080,000 tonnes. » du port de Cagliari 2,472 » » 390,600 » Porto Torres 1,158 » » 149,000 » Carlo-Forte 1,636 » » 134,000 » La Maddalena 1,257 » » 107,500 » Torranova 772 » » 107,000 » ] Les habitants du «cap» septentrional passent pour être plus intelligents, plus actifs, plus civilisés que ceux du «cap» méridional, et ne manquent pas de s'en vanter. Les gens de Sassari ne se disent point Sardes; ils laissent ce nom, pour eux un peu synonyme de barbare, aux habitants de l'intérieur et des côtes méridionales. Autrefois il y avait grande rivalité, et même de la haine, entre les Sardes du Nord et ceux du Midi, et les uns et les autres ne parlaient de leurs voisins qu'en termes de mépris: l'instinct de _vendetta_, qui divisait tant de familles et de villages, partageait aussi l'île entière en deux moitiés ennemies. Les traces de cette ancienne animosité persistent, mais aucune partie ne peut trop accabler l'autre du poids de sa supériorité, car si le cap de Sassari ou d'En-Haut (_di Sopra_) a certainement l'avantage par son agriculture, son industrie, ses traditions de liberté, en revanche le cap de Cagliari ou d'En-Bas (_di Sotto_) possède les mines les plus riches, les productions les plus diverses et la capitale de l'île tout entière. De nos jours, comme au temps des Carthaginois, la cité de _Caralis_, dont le nom s'est à peine modifié pendant plus de vingt siècles, est le grand marché d'échanges entre les denrées de la Sardaigne et les articles manufacturés de l'étranger. Des temps puniques il ne lui reste rien que des idoles informes, et de l'époque romaine que de nombreuses grottes sépulcrales et les ruines d'un aqueduc, son amphithéâtre creusé dans le roc et déblayé par Spano; mais elle a toujours son excellent port, presque complètement entouré de maisons, et sa magnifique rade où les naufrages sont inconnus. Bien que Cagliari n'ait pas été longtemps sous la domination musulmane, elle est cependant l'une des villes d'Europe qui ont la physionomie la plus orientale à cause du grand nombre de ses maisons à coupoles et des moucharabys de forme inégale suspendus au-dessus des rues. Cagliari occupe une position commerciale excellente. Poste le plus avancé de l'Europe centrale du côté de l'Afrique, elle est à 200 kilomètres à peine des rives de Carthage, et les bateaux à vapeur peuvent en moins d'un jour accomplir la traversée; en outre, Cagliari est située sur le détroit qui réunit la mer de Sicile à celle des Baléares. La capitale de la Sardaigne ne peut donc manquer de grandir et d'accroître son importance commerciale, surtout quand elle aura drainé les marécages insalubres de ses environs et transformé en un immense jardin l'ancien bras de mer du Campidano qui s'étend au nord-ouest vers Oristano, la cité des potiers. Cette ville elle-même a été fort importante dans l'histoire des Sardes, puisqu'elle était au moyen âge la résidence des seigneurs les plus puissants de l'île, et qu'Éléonore, «juge» d'Arborée, y promulgua la célèbre charte du pays (_carta de logu_), qui devint le droit public de toute la Sardaigne; la fertilité de ses campagnes, son beau golfe profond, protégé à l'ouest par la péninsule de Tharros, où les Phéniciens avaient fondé leur emporium de commerce, ne manqueraient pas de rendre à Oristano toute sa prospérité d'autrefois si les marais n'assiégeaient la ville. Jadis on avait l'habitude d'allumer de grands feux autour des murs pendant la saison de «l'intempérie», afin de purifier ainsi l'atmosphère; mais ce moyen, qui pouvait avoir quelque utilité, ne remplaçait pas, pour l'assainissement de la contrée, les vastes forêts qui avaient valu à cette région de la Sardaigne son nom d'Arborea. On raconte que les marais de Nurachi, situés dans le Campidano Maggiore, au nord-est d'Orislano, font entendre parfois un bruit pareil au beuglement d'un taureau. Ce phénomène, produit sans doute par le passage de l'air dans l'issue d'une caverne souterraine, n'est point spécial à la Sardaigne: on en cite plusieurs exemples dans les marais de la côte dalmate. [Illustration: CAGLIARI, VUE PRISE DU COL DE BONERIA. Dessin de Clerget, d'après une photographie.] [Illustration: N° 114.--PORT DE TERRANOVA.] La rivale de Cagliari, Sassari la charmante, qu'entourent des plantations d'oliviers, des jardins, des maisons de plaisance, a seule, parmi les villes sardes, la gloire d'avoir été l'une des républiques d'Italie. Elle a gardé de cette époque de liberté un entrain naturel, un élan d'initiative qui ne se retrouve point ailleurs; mais elle a, relativement à Cagliari, le grand désavantage d'être éloignée de la mer; une zone de terrains bas et marécageux l'en sépare. Elle pourrait expédier ses denrées par le port d'Alghero et l'admirable havre de Porto Conte, qui s'ouvre au sud des montagnes de la Nurra, mais la plus grande facilité des communications lui a fait choisir son port sur la plage vaseuse du golfe d'Asinara; Porto Torres, tel est le nom du village d'embarquement, n'est que la ruine d'une antique cite romaine, «géant mal enseveli,» dit Mantegazza, car du sol fangeux et des forêts de roseaux on voit surgir les arcades d'un puissant aqueduc et les robustes colonnes du temple de la Fortune, que les indigènes nomment le «Palais du Roi Barbare». Ce vieux port romain, ouvert sur la mer de Corse dans la direction de la France et de Gênes, rendra certainement de grands services, surtout pour le commerce des huiles, que les campagnes de Sassari produisent en quantités considérables, et pour celui des vins que, du haut de son plateau montagneux, expédie la riche bourgade de Tempio, aux maisons éparses, toutes construites en granit gris; toutefois Porto Torres a le désavantage de ne pouvoir communiquer avec l'Italie péninsulaire que par le détroit périlleux de Bonifacio. Aussi la Sardaigne qui ne possédait sur la côte orientale que le petit port de Tortoli, s'en est-elle donné récemment un nouveau. Il a suffi pour cela de rattacher le réseau des routes à la baie de Terranova, le bourg sarde le moins éloigné de Livourne et de Civita-Vecchia[129]. A l'endroit où s'élève aujourd'hui la petite ville, se trouvait probablement la cité d'_Olbia_, qui du temps des Romains n'eut pas moins de 150,000 habitants. Les Sardes, et avec eux tous les Italiens, espèrent que Terranova redeviendra le grand «emporium» de l'île[130]. Le port est trop étroit et trop peu profond à l'entrée, mais il est admirablement abrité et précédé du côté du large par d'excellentes rades. En outre, les mouillages de l'archipel de la Maddalena, qui se trouvent à proximité de Terranova, pourraient recevoir des flottes entières dans les mauvais temps. En plaçant la gare terminale du chemin de fer en face de Rome, les habitants de l'île comptent rapprocher la Sardaigne de la métropole, la retourner, pour ainsi dire, et porter son activité du côté de l'Orient. Quoi qu'il en soit de ces espérances, il n'y aura point d'améliorations sérieuses pour la Sardaigne, tant que ses funestes étangs n'auront pas été assainis, tant que le drainage n'aura pas «transformé en pain le poison des marais». [Note 129: Chemins de fer de l'île en 1875: Cagliari a Oristano, et embranchement d'Iglesias 151 kilom. Sassari à Porto Torres 20 » » à Terranova 85 » ____________ 256 kilom. ] [Note 130: Communes principales de la Sardaigne en 1872: Cagliari 31,000 hab. Sassari 25,000 » Tempio 10,500 » Alghero 8,400 » Ozieri 7,150 » Oristano 6,500 » Iglesias 6,200 » Terranova 2,500 » ] IX LA SITUATION PRÉSENTE ET L'AVENIR DE L'ITALIE. Il est impossible de juger une nation autrement que par ses oeuvres collectives, car elle comprend dans son sein tous les extrêmes; du travail forcené à la paresse sordide, de la moralité la plus scrupuleuse à l'avilissement le plus abject, toutes les gradations se succèdent; la diversité des individus est infinie. Mais la résultante générale de ces millions de vies diverses se voit nettement par l'état politique et social des populations et par l'empreinte qu'elles laissent sur la terre qui les porte. Depuis que l'Italie a repris sa place parmi les nations indépendantes, nul homme sincère ne saurait nier qu'elle semble destinée à faire grande figure en Europe. Déjà l'oeuvre de sa restauration politique a fait surgir des hommes tout à fait hors ligne par l'intelligence des événements et la pénétration des caractères, par le courage, le zèle infatigable, la persévérance, le dévouement magnanime. Il en est même qui ont mérité le nom de héros et que la postérité placera certainement au nombre de ceux dont l'existence est une gloire pour le genre humain tout entier. Peut-être, après ce grand effort des révolutions préliminaires et de l'émancipation politique définitive, l'Italie retombera-t-elle pour un temps dans une sorte d'affaissement moral. C'est là un phénomène qui se produit constamment dans la des vie nations après toutes les périodes de grandes crises; mais aux générations qui se reposent épuisées succèdent les générations avides de travaux et de luttes; il n'y a donc point à s'inquiéter outre mesure d'une diminution momentanée dans les énergies apparentes du peuple italien. Pour les sciences et les arts, la patrie de Volta, de Cialdi, de Secchi, de Rossini, de Verdi, de Vela, n'est-elle pas déjà dans des conditions d'égalité avec les nations les plus avancées de l'Europe? L'Italien peut commencer maintenant à parler sans honte des deux grands siècles de la Renaissance, car il vient d'entrer dans une deuxième période de rénovation; à côté des grands noms du passé, il peut se hasarder à en citer d'autres appartenant à la période contemporaine; à la suite des recherches scientifiques et des inventions d'autrefois, il peut en placer de non moins remarquables qui sont de notre siècle. L'Italie a des peintres et des architectes habiles, de grands sculpteurs, des musiciens incomparables. Ses ingénieurs se distinguent par des travaux hydrauliques de canaux, de ponts, de digues, de brise-lames que les étrangers viennent étudier de loin. Ses physiciens, ses météorologistes, ses géologues, ses astronomes, ses mathématiciens ont parmi eux quelques-uns des plus grands noms de la science moderne, et la fréquentation très-assidue des universités promet des élèves qui continueront l'œuvre de leurs devanciers. Une Société de géographie, qui s'est en peu d'années placée au premier rang parmi les sociétés-sœurs de l'Europe, aide par ses publications et ses encouragements à l'exploration du globe, et nombre de voyageurs et de naturalistes italiens, dans l'Amérique du Sud, en Abyssinie, dans l'Asie centrale, au Japon, dans l'archipel de la Sonde, en Papuasie, ont repris le travail de découverte qui fit la gloire de leurs ancêtres vénitiens et génois. Il n'est donc pas juste de répéter avec ironie, comme on le fait souvent: «L'Italie est faite, mais les Italiens restent à faire!» Par la valeur de ses individus, ainsi qu'on peut le constater facilement en pénétrant dans une foule et en observant son attitude, en écoutant son langage, la péninsule latine n'est point inférieure aux autres pays d'Europe; si même elle a pu se constituer, c'est parce que les hommes d'une forte trempe n'y manquaient point. On sait que, par le nombre proportionnel des habitants, l'Italie est une des contrées de l'Europe qui se placent au premier rang; elle n'est dépassée à cet égard que par la Saxe, la Belgique, la Néderlande et les îles Britanniques[131], et pourtant elle a de vastes étendues presque inhabitables, les hauts Apennins et toute la région marécageuse du littoral, en Toscane, dans le Latium, dans le Napolitain, en Sardaigne. Mais l'accroissement de la population italienne n'est pas aussi rapide que celui de la Russie, de l'Angleterre, de l'Allemagne; à cet égard, elle représente à peu près la moyenne de l'Europe: sa période de doublement est d'un siècle environ, tandis qu'elle est de cinquante ans en Russie et de deux siècles en France. C'est en deux des provinces les plus pauvres de l'Italie, la Pouille et la Calabre, que les naissances sont le plus nombreuses, en deux des provinces les plus riches, les Marches el l'Ombrie, qu'elles sont le plus rares en proportion. La vie moyenne de l'Italien n'atteint pas trente-deux ans. Ainsi, par le seul fait de sa plus courte vie d'adulte, l'habitant de la Péninsule ne peut fournir que le tiers ou le quart du travail que donne l'Anglais ou le Français. [Note 131: Population kilométrique on 1872: Saxe 171 hab. Belgique 161 » Néderlande 101 » Iles Britanniques 91 » Italie 90 » France 68 » ] Encore de nos jours, l'activité matérielle de l'Italie se porte plus vers l'agriculture et l'exploitation des richesses naturelles du sol et de la mer, gisements miniers, salines, poissons et corail, que vers l'industrie proprement dite. La contrée a plus des cinq sixièmes de sa surface en plein rapport, quoique les rochers et les montagnes occupent une grande partie du territoire[132]. Les céréales, qui sont les principales cultures, ne fournissent pas assez pour la consommation du pays; mais d'autres produits suffisent pour alimenter une exportation considérable. L'Italie est le premier pays du monde pour la production des huiles, ses bois et ses forêts d'oliviers couvrant une superficie totale de plus de 500,000 hectares; malheureusement la qualité de la denrée n'est pas toujours en raison de sa quantité. Pour les fruits de table, figues, raisins, amandes, oranges, l'Italie est également en tête des pays d'Europe. Elle les dépasse aussi par l'abondance des châtaignes, qu'elle récolte dans ses forêts des Apennins et des Alpes. Enfin, la prééminence lui appartient encore pour la culture du mûrier et la production des cocons; pour cette denrée précieuse, elle a distancé quatre fois la France: on croit même, quoique cette hypothèse repose sur des statistiques un peu hasardées, qu'elle a été exceptionnellement, en 1873, la supérieure de la Chine centrale pour la production des soies. A elle seule elle fournirait le tiers de la soie du monde entier[133]. La Péninsule mérite toujours le nom antique d'Œnotrie, que lui avaient valu ses vins; toutefois ses viticulteurs sont encore loin d'avoir égalé ceux de France pour l'habileté des procédés; ils ont encore de grands progrès à faire, excepté dans certaines parties de l'Italie continentale et de la Sicile, où se trouvent des vignobles renommés. Quant à la culture semi-tropicale du coton, elle n'a qu'une très-faible importance économique. L'élève du bétail et des animaux domestiques, en général, est une source de richesses beaucoup plus sérieuse,[134], mais c'est pour certaines espèces de fromages seulement que les fermes de l'Italie se distinguent en Europe par l'excellence de leurs produits[135]. [Note 132: Superficie approximative du territoire agricole de l'Italie: Céréales 12,000,000 hectares. Forêts et bois 5,150,000 » Pâturages 5,900,000 » Prairies 1,200,000 » Olivettes 600,000 » Châtaignerais 600,000 » Rizières 150,000 » Terrains incultes, étangs 4,000,000 » Superficie totale 29,600,000 hectares. ] [Note 133: Production des soies gréges dans le monde: 1873. 1874. Italie 3,125,000 kilogr. 2,860,000 kilogr. Chine (exportation) 3,106,000 » 3,680,000 » Japon 718,000 » 550,000 » Bengale 486,000 » 425,000 » Orient musulman et Géorgie 658,000 » 940,000 » France 550,000 » 731,000 » Espagne 130,000 » 140,000 » Grèce 18,000 » 13,000 » ] [Note 134: Surface des terrains de culture et valeur approximative des produits de l'agriculture italienne, en 1869, d'après Maestri: Terres labourables, vignobles et vergers 11,035,100 hect.: Céréales: blé, riz, maïs, etc. 75,000,000 hectol. 2,100,000,000 fr. Pommes de terre 10,000,000 » 50,000,000 Vins 30,000,000 » 1,100,000,000 Fruits ? ? Mûriers (soie)? ? 460,000,000 Chanvre, lin, coton, etc. 75,000,000 kilogr. ? Tabac 3,300,000 » ? Olivettes 555,000 hect. Huile 1,700,000 kilogr. 220,000,000 Châtaigneraies 585,000 » Châtaignes 5,400,000 hectol. ? Forêts 4,158,350 » Bois ? ? Prairies 1,173,450 » Foin, produits du bétails, etc. ? Pâturages 5,397,450 » ] [Note 135: Animaux domestiques, en 1869: Bœufs et vaches 3,700,000 Buffles 40,000 Chevaux, ânes et mulets 1,400,000 Brebis 8,500,000 Chèvres 2,200,000 Cochons 3,700,000 ] L'exploitation des mines de fer dans l'île d'Elbe, des marbres et des granits dans les grandes Alpes et les Alpes Apuanes, du borax et de l'acide borique dans le Subapennin toscan, du plomb et du zinc dans la Sardaigne, du soufre dans la Sicile, forment la transition entre la simple extraction des trésors du sol et l'industrie proprement dite[136]. Celle-ci comprend toutes les spécialités du travail moderne, depuis la fabrication des épingles jusqu'à celle des locomotives et des grands navires; mais l'Italie n'a de prééminence que pour certains produits de luxe, les chapeaux de paille fine, les camées, les marbres et les bois incrustés, les objets en corail, les verroteries, et pour certaines préparations culinaires, pâtes et salaisons. Cependant l'industrie des soies a pris récemment en Italie une grande activité: Milan est devenue pour Lyon une rivale dangereuse; la fabrication des soies ouvrées y est constamment en progrès et ses produits sont fort recherchés par la Suisse et l'Allemagne. Les fabriques de lainages se comptent par centaines dans la province de Novare, à Biella surtout, et livrent au commerce des produits fort appréciés. Les manufactures de coton prennent de l'extension, mais elles sont encore inférieures en nombre à celles de l'Espagne et ne possèdent qu'un demi-million de broches, pas même la dixième partie de ce que possède la France. Quant aux tissus de lin et de chanvre, ils se font encore principalement à la main dans toute l'Italie. En dehors de la filature des étoffes, la grande industrie manufacturière, avec ses usines, qui sont des cités, et son peuple de machines en mouvement, est encore faiblement représentée dans l'Italie du Nord et, si ce n'est à Naples, tout à fait inconnue dans l'Italie méridionale. Les ouvriers, d'ailleurs nombreux, puisqu'ils forment un septième de la population, sont en grande majorité des artisans travaillant chez eux ou dans de petits ateliers; ils n'ont pas encore été saisis par l'immense engrenage de la division du travail pour être groupés en armées au service de la vapeur et de tout le mécanisme qu'elle met en mouvement. Il en résulte que, dans l'histoire contemporaine des luttes économiques, l'Italie ne présente pas les mêmes phénomènes que la France, la Belgique, l'Allemagne et l'Angleterre. Mais cette différence va s'atténuant de jour en jour, car la plupart des petites industries, avec leurs ateliers éparpillés et leurs ouvriers travaillant en chambre ou sur la voie publique, sont condamnées à disparaître devant la formidable usine. [Note 136: Produits des mines et salines, exploitées par 50,000 mineurs (en 1869) 54,000,000 fr. Sel 388,400 tonnes. Soufre 181,300 » Minerai de fer 178,475 » ] [Illustration: N° 113.--NAVIGATION COMPARÉE DES PORTS D'ITALIE.] Le commerce de la péninsule italienne est destiné à passer par des transformations analogues à celles de l'industrie. Quoique la flotte mercantile de l'Italie soit fort considérable et qu'elle le cède en importance seulement aux flottes des îles Britanniques, des États-Unis, de l'Allemagne et de la France, quoiqu'elle ait même un énorme personnel de marins et de pêcheurs, près de 200,000 individus, son activité commerciale est loin d'être en rapport avec son tonnage[137]. Si ce n'est à Gênes, qui ressemble par son esprit de spéculation aux grands ports du nord de l'Europe, et qui possède avec les villes voisines les trois quarts de la flotte nationale de commerce, l'immense outillage de navigation maritime ne sert à l'Italie que pour des expéditions de petite pêche et pour le trafic du cabotage méditerranéen. Les navires italiens qui se hasardent en plein Océan sont relativement peu nombreux; avant l'année 1845, leur pavillon ne s'était pas encore montré dans l'océan Pacifique, et de nos jours encore on le voit rarement dans les mers de l'extrême Orient. C'est là un sujet d'inquiétude pour les patriotes et ils font une propagande active pour décider les commerçants des ports à entrer en relations directes d'affaires avec les pays d'outre-mer. Il est vrai que, par sa position au centre de la Méditerranée, l'Italie a le privilége assuré de pouvoir prélever sa part de tous les échanges qui s'opèrent entre les rivages opposés de son bassin maritime; elle profitera nécessairement de tous les accroissements en population et de tous les progrès en industrie qui s'accompliront en Afrique, de l'Égypte au Maroc; mais les routes terrestres qui ne passent point sur son territoire la priveront d'un élément de trafic fort important. On peut affirmer, sans crainte d'erreur, que le chemin de fer de Calais et d'Anvers à Salonique et à Constantinople, future grande voie transversale de l'Europe, enlèvera aux ports de l'Italie une part considérable de leurs échanges. Le petit nombre de bateaux à vapeur dont les armateurs italiens disposent les met aussi dans une situation de grande infériorité relativement à leurs rivaux de Trieste, de Marseille et de l'Angleterre. Eux-mêmes sont obligés de s'adresser à l'étranger pour l'expédition des marchandises précieuses; un quart seulement du commerce extérieur se fait sous pavillon national. Marins et navires ne fournissent par homme et par tonne qu'une faible quantité du travail qu'ils produiraient ailleurs. [Note 137: Statistique de la navigation de l'Italie en 1873: Flotte commerciale (voile et vapeur) 10,845 nav. jaug. 1,046,500 tonnes. » » à vapeur 133 » 48,600 » Mouvement de la navigation 239,785 » 21,703,400 » » des navires à voiles 207,114 » 9,481,300 » » des navires à vapeur 32,671 » 12,222,100 » » des navires sous pavillon italien 221,598 » 14,687,000 » » » anglais 5,805 » 3,509,200 » » » français 4,457 » 1,673,600 » » » autrichien 2,196 » 605,800 » » » grec 1,524 » 261,600 » Marins et pêcheurs 190,000 » ] Le grand mouvement maritime du pourtour des côtes italiennes pourrait faire illusion sur le mouvement réel des échanges dans la Péninsule. La forme allongée de l'Italie, les remparts de montagnes qui obstruent les communications à l'intérieur, le manque de voies navigables, ont rejeté le commerce sur le littoral, et c'est précisément en raison de l'activité des ports que les chemins éloignés de la mer restent infréquentés. Mais ce manque d'équilibre commercial entre la côte et les contrées de l'intérieur s'atténue graduellement. Sous l'influence des événements politiques et du travail industriel, la géographie de l'Italie s'est complétement modifiée; les traits du relief et des contours de la Péninsule ont pris une autre valeur et le rôle qu'ils ont à remplir de nos jours est tout différent de celui qui leur appartint pendant l'histoire des siècles passés. Les routes, les chemins de fer ont été les principaux agents de ce nouvel aménagement géographique. C'est avec un grand sens que les Italiens ont donné à l'une de leurs provinces les plus populeuses le nom d'une route qui la traverse dans toute sa longueur: l'importance des grandes voies dans le développement historique des nations est tellement capitale, que l'Émilie peut être, en effet, considérée comme redevable de sa prospérité à la voie Émilienne; toutes ses grandes villes, de l'Adriatique au Pô, reçoivent le flot de vie par cette artère qui les relie les unes aux autres. Et dans l'Italie du Nord, l'histoire de la forteresse de Vérone et de tous les champs de bataille qui l'entourent, ne témoigne-t-elle pas du rôle immense que remplit une simple route dans les destinées des peuples? La révolution géographique la plus importante que les voies de communication aient opérée dans l'intérieur de la Péninsule, est celle de la subjugation des Apennins, de même que pour les rapports de l'Italie avec l'étranger le fait le plus considérable est la percée des Alpes[138]. Les Apennins, qui partageaient autrefois l'Italie en un grand nombre de bassins séparés ayant d'autres débouchés commerciaux, une destinée politique différente, ne sont plus qu'un obstacle très-amoindri entre les deux versants de la Péninsule. Outre les grandes routes carrossables, cinq chemins de fer franchissent déjà l'Apennin, entre Turin et Savone, Milan et Gênes, Bologne et Florence, Ancône et Rome, Naples et Foggia; d'autres lignes de rails, s'avançant de part et d'autre, vont se rejoindre prochainement dans les galeries souterraines ou sur les cols de la montagne. Bien plus encore qu'au génie de ses hommes d'État, et même qu'au dévouement de ses patriotes, l'Italie doit sa grande évolution politique à ces chemins de fer et aux nouvelles conditions qui en résultent. Lorsque tous les Italiens, Lombards, Piémontais et Génois, Florentins, Romains et Romagnols, ne furent plus séparés matériellement et purent s'établir dans toute ville de la Péninsule aussi facilement que dans leur lieu natal, la patrie était fondée. Les ingénieurs avaient déjà fait l'unité de l'Italie lorsqu'ils eurent relié les unes aux autres les voies ferrées de Civita-Vecchia, de Naples, d'Ancône et de Florence, sur ce même emplacement d'où les Romains avaient autrefois lancé vers le monde leurs grands chemins pavés. [Note 138: Commerce de l'Italie avec l'Austro-Hongrie: 1861 67,000,000 fr. 1872 447,000,000 » ] Le chemin de fer qui longe le rivage de l'Adriatique, de Rimini à Brindisi et à Otrante, et qui fait partie de la ligne commerciale de Londres à Suez et à Bombay, a fait aussi un grand changement dans la géographie de la Péninsule. Jusqu'à maintenant, le côté occidental de l'Italie, celui qui possède l'Arno, le Tibre, le Garigliano, celui dont le littoral a le privilège des golfes, des ports et des archipels, avait été la moitié vivante de la presqu'île proprement dite: c'est là que se trouvaient les grands marchés, les villes opulentes, les centres de civilisation, les lieux de rendez-vous pour les étrangers. Mais voici que la voie ferrée a tout à coup reporté l'axe du commerce sur la côte orientale de la Péninsule. Les villes de premier ordre n'y sont pas encore nées, mais c'est déjà l'un des principaux chemins de l'ancien monde, et des milliers de voyageurs qui viennent de faire le tour de la Terre y passent sans se détourner de leur route pour visiter Naples, Rome ou Florence, de l'autre côté des Apennins[139]. [Note 139: Voies de communication d'Italie: Canaux et rivières navigables (1874) 2,990 kilomètres. Grandes routes nationales et provinciales, etc. 130,000 » Chemins de fer (1875) 7,850 » Recettes des chemins de fer (1874) 140,000,000 francs. ] [Illustration: VÉRONE. Dessin de Taylor, d'après une photographie de M. Hantecœur.] [Illustration: N°. 116.--VOIES DE COMMUNICATION DE L'ITALIE.] L'ensemble des échanges de l'Italie avec le reste du monde s'élève par terre et par mer, y compris le mouvement de transit, à un total moyen un peu inférieur à trois milliards de francs, soit à plus de 100 francs par tête[140]. Le progrès commercial est très-grand, puisque en douze années le mouvement des échanges a doublé; mais, en proportion des autres nations européennes, il reste encore beaucoup à faire; pour son activité commerciale l'Italie n'est pas seulement dépassée par l'Angleterre, la France, l'Allemagne, l'Austro-Hongrie et la Russie, elle est également l'inférieure de contrées d'une faible étendue, telles que la Belgique et la Hollande. Plus du quart du commerce de l'Italie se fait avec la France, et près d'une moitié avec l'Angleterre, l'Austro-Hongrie et la Suisse; le quart restant se répartit d'une manière fort inégale entre les divers pays du monde. Ainsi, tandis que les rapports commerciaux de l'Italie avec l'Espagne sont presque insignifiants, ils sont assez actifs et croissent rapidement avec la Turquie et les anciens États barbaresques; récemment encore les navires italiens ne se hasardaient au delà du seuil de Gibraltar que pour cingler vers l'estuaire de la Plata, mais ils savent maintenant prendre le chemin des États-Unis et même remplacer les bâtiments américains dans le commerce international; des naturalistes et des commerçants envoyés par la ville de Gênes explorent maintenant la Nouvelle-Guinée, les Moluques et les archipels voisins pour y découvrir de nouveaux débouchés de trafic. La lecture des tableaux statistiques de la Péninsule prouve que chaque année se réalisent de très-grands progrès dans les relations commerciales de l'Italie avec les terres lointaines. [Note 140: Commerce extérieur de l'Italie: Importation. Exportation. Total. 1862 830,029,350 fr. 577,468,350 fr. 1,407,497,700 fr. 1872 1,186,600,000 » 1,167,200,000 » 2,353,800,000 » 1873 1,286,700,000 » 1,133,100,000 » 2,419,800,000 » (avec transit). 1,469,956,000 » 1,307,714,000 » 2,777,670,000 » Articles de commerce les plus importants, en 1872: Importation. Exportation. 1° Soie brute 49,760,000 fr. 406,686,000 fr. » manufacturée 127,813,000 » 24,774,000 » 2° Mercerie, quincaillerie 90,415,000 » 117,793,000 » 3° Denrées coloniales; sucs végétaux, etc. 146,481,000 » 58,410,000 » 4° Céréales, farines et pâtes 123,392,000 » 74,189,000 » 5° Coton brut et manufacturé 157,591,000 » 20,172,000 » 6° Pierres, terres, charbons 58,018,000 » 43,207,000 » Ordre d'importance des différentes contrées dans le commerce italien, en 1871: Importation. Exportation. 1° France et Algérie 201,868,000 fr. 402,309,000 fr. 2° Angleterre 282,865,000 » 142,654,000 » 3° Austro-Hongrie 172,574,000 » 198,371,000 » 4° Suisse 52,009,000 » 156,931,000 » 5° États-Unis 50,745,000 » 31,855,000 » 6° Turquie 49,478,000 » 10,979,000 » _______________ _________________ Commerce total 963,698,000 fr. 1,085,460,000 fr. ] Le fléau de l'Italie est la misère sous laquelle des millions de ses cultivateurs sont accablés, même dans les campagnes les plus fécondes, comme celles de la Lombardie et de la Basilicate maritime. Privés de terres qui leur appartiennent, incertains du salaire qui viendra, ces paysans vivent en d'affreux taudis où l'air même n'arrive que souillé. En tenant compte de ce que père, mère et enfants peuvent gagner dans les saisons les plus favorables, il se trouve que ce gain ne suffit même pas à fournir le pain nécessaire à toute la famille; aussi le repas consiste-t-il en châtaignes, en _polentas_ de maïs, en pâtes de farines avariées; rien ne reste du salaire pour le vêtement, pour l'ameublement ou l'ornement de la cabane, pour l'achat de remèdes, trop souvent nécessaires! Le rachitisme et toutes les maladies causées par l'insuffisance de nourriture sont très-communes, et la mortalité des enfants est considérable. L'émigration, qui enlève à la Péninsule un si grand nombre de ses fils pour les envoyer à la Plata, au Pérou, aux États-Unis, en France, en Suisse, en Algérie et à Tunis, en Turquie et en Égypte, est donc un double bienfait. Elle fournit du pain à ceux qui partent et par les lettres et les envois d'argent relève les espérances de ceux qui restent. On dit que sur le demi-million d'Italiens qui se trouvent à l'étranger, une centaine de mille s'occupent d'art sous une forme ou sous une autre, soit comme musiciens, peintres et sculpteurs, soit comme chanteurs des rues et porteurs d'orgues de Barbarie. L'ignorance, compagne ordinaire de la misère, est encore fort grande dans presque toutes les provinces de la Péninsule. On ne peut mesurer, il est vrai, l'état relatif de l'éducation dans les différents pays que par le nombre des écoles et de ceux qui savent lire et écrire, et si l'on s'arrête à cette indication superficielle, on risque fort de se tromper, car, grâce aux avantages d'une longue civilisation transmise par l'hérédité, les cultivateurs toscans et napolitains auxquels tout grimoire alphabétique est inconnu n'en ont pas moins beaucoup plus d'esprit et de savoir-vivre que des paysans du Nord relativement instruits. Toutefois c'est un grand malheur pour l'Italie que l'ignorance des rudiments mette une part si considérable de sa population en dehors de toute lutte pour le progrès intellectuel. Encore moins de la moitié des hommes faits ont sondé les mystères de l'alphabet; les trois quarts des femmes sont classées parmi les _analfabeti_, et bien que, d'après la loi, toute commune doive être pourvue d'une école, il en est encore plusieurs milliers qui n'ont pas reçu la visite de l'instituteur[141]. Au lieu de la proportion normale de 1 habitant sur 6 ou 7 suivant les cours de l'école, la proportion des élèves n'est que de 1 sur 15. Une seule province, le Piémont, présente un nombre d'_alfabeti_ supérieur à celui des ignares et c'est précisément la partie de l'Italie qui, de gré, de ruse ou de force, a fini par s'annexer les autres. Et tandis que les écoles tardent à s'ouvrir en Italie, les vieilles mœurs de violence et de meurtre se maintiennent encore. En 1874, le ministre de l'intérieur Cantelli évaluait le nombre moyen des homicides à 3,000 par an, à 4,000 celui des vols à main armée, à 30,000 celui des luttes avec blessures. Plus de 150,000 Italiens sont _ammoniti_, c'est-à-dire soumis ou condamnables au domicile forcé. [Note 141: État de l'instruction publique en Italie: Écoles primaires, en 1873 43,380 fréq. par 1,659,107 enfants. Écoles d'adultes, en 1869 4,619 » 153,235 personnes. Écoles secondaires, lycées et gymnases, etc. 512 » 25,408 » Universités 20 » 8,510 » Nombre des conscrits analfabeti, 1872 56,7 sur 100. » fiancés » 1868 59 hommes, 78 femmes sur 100. Communes dépourvues d'écoles, 1870 6,401 Instituteurs dépourvus de diplômes, 1870 8,440 ] Une des causes principales d'arrêt ou de retard de développement pour le peuple italien est le désarroi constant des finances d'État et le lourd fardeau d'impôts vexatoires qui en est la conséquence. Il est vrai que, proportionnellement à la France, toute dette nationale peut sembler légère: celle de l'Italie dépasse dix milliards, ce qui est déjà une somme prodigieuse, d'autant plus qu'elle s'est accumulée pendant la durée de moins d'une génération; en outre, elle s'augmente régulièrement chaque année d'un déficit variant de 120 à 500 millions de francs. Les recettes s'accroissent, mais les dépenses augmentent dans la même proportion et par suite l'écart devient de plus en plus inquiétant. L'aggravation des tarifs douaniers, les impôts sur la consommation, la loterie, la vente des biens d'église ne comblent point le déficit. Les 600 millions que l'on propose d'obtenir en capitalisant les propriétés appartenant aux écoles et aux hôpitaux, ne seraient qu'un expédient temporaire: l'entretien d'une armée considérable, que le gouvernement ne parvient pourtant pas à organiser d'une manière efficace, le manque de suite dans les entreprises, des prodigalités injustifiables, des actes nombreux d'improbité dans l'administration ne permettent pas au système financier de l'Italie de reprendre son équilibre. Le crédit national est fortement ébranlé, et le papier-monnaie, qui circule à cours forcé depuis 1866, n'a jamais été accepté qu'à perte. La situation besoigneuse de l'Italie la met forcément, beaucoup plus qu'elle ne voudrait se l'avouer, sous la dépendance de l'étranger. Pour ménager et consolider son crédit, pour assurer les emprunts et le service de la dette, il lui faut nouer avec les capitalistes d'Europe des négociations qui ne sont pas toujours d'ordre purement financier[142]. En outre, l'état défectueux des forces militaires et navales oblige le gouvernement italien à s'appuyer, suivant les circonstances, sur l'une ou l'autre puissance européenne. Quoi qu'en dise un mot fameux, l'Italie n'a point «fait par elle-même»; c'est à d'habiles alliances qu'elle a dû de se constituer politiquement, et c'est encore en dehors de ses frontières qu'elle doit chercher un point d'appui. Jusqu'à maintenant elle n'a jamais marché dans une fière indépendance. [Note 142: Dépenses du trésor italien en 1861 605,173,000 fr. 1875 1,542,600,000 fr. Recettes » » 458,322,000 » » 1,309,600,000 » _______________ _________________ Déficit » » 146,851,000 fr. » 233,000,000 fr. Total de la dette » 2,500,000,000 » » 10,060,000,000 » Billets à cours forcé » 1,484,400,000 » ] L'unité de l'Italie n'est même pas tout à fait complète. Le pape, qui put jadis se qualifier de «soleil parmi les lunes terrestres, empereurs et rois», a perdu tout pouvoir politique dans ses anciens États. Ce n'est plus en souverain, mais en hôte, qu'il réside encore au Vatican, et l'argent que lui offre le gouvernement italien, et que d'ailleurs il n'a cessé de refuser, n'est pas un tribut, mais une gracieuseté. Néanmoins le pape, quoique désarmé, n'est pas sans pouvoir et sa seule présence est un obstacle considérable au solide établissement de l'État d'Italie. La destitution temporelle du souverain pontife n'a point été acceptée par l'immense majorité des croyants catholiques; ceux de la Péninsule, aussi bien que ceux de toute l'Europe et du monde, protestent et ne laissent passer aucune occasion de s'attaquer au nouvel ordre de choses. L'Europe politique se trouve ainsi beaucoup trop directement intéressée aux affaires intérieures de l'Italie pour qu'elle ne soit pas tentée souvent d'intervenir: il y a là un grand danger que toutes les habiletés diplomatiques ne parviendront peut-être pas à conjurer. Ce coin de terre, ce palais, ce jardin qui restent à leur maître sont comparés par les zélateurs de la papauté au point fixe que cherchait Archimède, et suffisent, disent-ils, pour appuyer le levier qui soulèvera le Monde. Quoi qu'il en soit, il y aura lutte, et ce n'est pas dans la Péninsule seulement qu'auront lieu les péripéties du conflit. On ne saurait douter que l'Italie ne sorte tôt ou tard de cette fausse position qui fait de sa capitale le chef-lieu d'un État indépendant, et en même temps le siége d'un gouvernement théocratique auquel obéissent tous les catholiques du monde. Cette contradiction est destinée à disparaître d'autant plus tôt que, parmi les grandes agglomérations européennes, l'Italie est précisément une de celles qui, par la force même des choses, garderont le plus longtemps leur individualité nationale. Tard venus dans l'assemblée des peuples centralisés, les Italiens tiennent d'autant plus à leur patrie qu'ils l'ont fondée depuis un temps plus court: elle est pour eux une conquête dont ils ne voudront pas se dessaisir, surtout tant qu'elle restera inachevée et que plusieurs terres italiennes manqueront au groupe des provinces unies. La précision singulière avec laquelle sont dessinés les contours géographiques de la Péninsule aidera d'ailleurs les Italiens à garder leur sentiment national dans son intensité. Le mur des Alpes restera devant leurs yeux comme un symbole, longtemps après que les routes et les chemins de fer en auront escaladé ou sous-franchi tous les cols importants. Mais, par cela même que la nationalité italienne est nettement limitée et qu'elle a toute chance de se maintenir avec plus de persistance que d'autres à frontières moins précises, elle a moins de force d'expansion. Si l'on excepte le mouvement d'émigration vers les contrées de la Plata, le rôle de l'Italie reste essentiellement méditerranéen: il s'exerce à peine sur le versant extérieur des Alpes, moins encore en dehors des portes de Suez et de Gibraltar. A Tunis, en Égypte, la langue italienne, représentée par ses divers patois, peut acquérir une certaine prépondérance, mais, dans le reste du monde, elle a peu de chances de pouvoir lutter avec l'anglais, le français, l'espagnol, l'allemand et le russe. Le beau parler de Dante n'est certainement point celui qu'emploieront les peuples comme langage universel. X GOUVERNEMENT ET ADMINISTRATION. D'après le Statut fondamental du royaume, promulgué au mois de mars 1848, l'Italie est une monarchie héréditaire et représentative. Appliquée d'abord aux seuls États du roi de Sardaigne, la charte constitutionnelle a été graduellement étendue, après chaque nouvel agrandissement du royaume, à la Lombardie, à la Toscane, à l'Émilie et aux Marches, au Napolitain et à la Sicile, à la Vénétie, puis à Rome et à sa province. Le Statut, comme la plupart des documents de même nature, garantit à tous les «régnicoles» l'égalité devant la loi, la liberté individuelle, l'inviolabilité du domicile. La presse est libre, «mais une loi en réprime les abus.» Le droit de réunion est reconnu, mais non quand il s'agit «d'assemblées tenues dans un lieu ouvert au public;» tous les citoyens jouissent également des droits civils et politiques et sont admissibles à toutes les fonctions civiles et militaires, «sauf les exceptions déterminées par les lois». Le roi est seul chargé du pouvoir exécutif, mais toutes les lois, tous les actes du gouvernement doivent être revêtus de la signature d'un ministre. Le roi, chef suprême de l'État, commande les forces de terre et de mer, déclare la guerre, conclut les traités de paix, d'alliance et de commerce, à la seule condition d'en rendre compte aux Chambres «quand l'intérêt et la sûreté de l'État le permettront;» cependant les traités qui impliquent un accroissement de charges financières ou des changements de territoire n'ont de force qu'après avoir obtenu l'assentiment des Chambres. Le roi nomme à toutes les charges de l'État, désigne les sénateurs du royaume, dissout la Chambre des députés, fait exercer la justice en son nom, possède le droit de grâce et de commutation des peines. Il a l'usage de tous les biens de la Couronne et peut disposer de son patrimoine privé, soit par acte entre vifs, soit par testament, sans s'astreindre aux règles des lois civiles, qui limitent les quotités disponibles. Le traitement que la nation fait au roi et les apanages des princes de la famille royale dépassent vingt millions de francs par budget annuel. Le nombre des sénateurs n'est pas limité. Le roi les choisit parmi les dignitaires religieux, civils et militaires, les fonctionnaires de tout ordre, les personnes riches qui payent à l'État plus de 3,000 francs d'impôt et tous ceux qu'il juge avoir illustré la patrie par des services ou des mérites éminents. Pour briguer une place au Sénat, il faut avoir au moins quarante ans d'âge. Les candidats à la députation doivent avoir accompli l'âge de trente ans; ils sont élus pour un espace de cinq années, mais leur mandat cesse de plein droit si la Chambre est dissoute avant l'expiration de cette période. Pas plus que les sénateurs, ils ne reçoivent d'indemnité: c'est en partie ce qui explique le peu de zèle dont la plupart des sénateurs et des représentants sont animés pour l'accomplissement de leur mandat; il en est même qui ne se sont jamais donné la peine de siéger. Les décisions n'étant valables qu'après avoir été votées dans une assemblée composée de la moitié des membres plus un, des semaines entières se passent quelquefois sans qu'on puisse arriver au vote final des questions importantes; quant aux lois secondaires, elles sont pour la plupart, au mépris du Statut, votées par une simple minorité. Les citoyens ne sont pas tous électeurs politiques: on en compte seulement 400,000, divisés en 508 colléges électoraux. Ils doivent avoir au moins vingt-cinq ans d'âge, savoir lire et écrire, et payer, en outre, un impôt de 40 francs au moins. Tous les membres des académies, les professeurs d'universités et de colléges, les fonctionnaires et les membres des ordres équestres, tous ceux qui exercent des professions libérales, tous les négociants établis et munis d'une certaine patente, tous les rentiers de l'État recevant plus de 600 francs sont aussi électeurs de droit. En général les électeurs politiques de l'Italie ne donnent guère de preuves de leur empressement à courir au scrutin. En moyenne, le nombre des votants est inférieur à 40 pour 100 des inscrits. Au point de vue administratif, chaque province de l'Italie est considérée comme une «personne morale», libre de posséder sans autorisation du gouvernement central et jouissant d'une certaine autonomie. Le conseil provincial se compose d'une vingtaine à une soixantaine de membres, nommés pour cinq ans par les électeurs municipaux et renouvelé par cinquième. Ce conseil siége d'ordinaire une seule fois par an et s'occupe presque uniquement des intérêts matériels du pays et de la fixation des impôts additionnels. Il délègue temporairement ses pouvoirs à une députation provinciale, qui le représente auprès du préfet et en contrôle les actes. L'organisation du municipe ressemble fort à celui de la province. Le conseil, composé de 15 à 80 membres, est aussi directement élu pour cinq ans et renouvelable par cinquième. Les électeurs municipaux sont plus nombreux que les électeurs politiques; ils peuvent exercer leurs droits dès l'âge de vingt et un ans, mais ils doivent tous être censitaires et payer un impôt, qui varie de 5 à 25 francs, suivant l'importance des communes; aux électeurs par droit de cens s'ajoutent les électeurs par droit de «capacité»: les professeurs, les employés, les militaires décorés, tous les Italiens qui exercent une profession libérale. Le conseil municipal se réunit deux fois par an en session ordinaire et procède au règlement des comptes, à la fixation du budget, à l'examen de la fortune communale; ses séances sont publiques, lorsque la majorité en fait la demande. Le conseil choisit lui-même une junte (_giunta_) municipale, renouvelable par moitié tous les ans et composée de 2 à 12 propriétaires, suivant l'importance de la commune; elle est chargée de gérer les affaires courantes et de représenter le conseil auprès du maire ou _sindaco_. Celui-ci est, comme le préfet de la province, nommé par le gouvernement, mais il doit toujours être choisi dans le sein du conseil municipal. Les grandes divisions territoriales de l'Italie, Piémont, Lombardie, Vénétie, Émilie, Ligurie, Toscane, Marches, Ombrie et Rome, Naples, la Sicile, la Sardaigne, se partagent en 69 provinces; celles-ci se distribuent à leur tour en 284 arrondissements ou circonscriptions (_circondarii_), appelés districts (_distretti_) en Vénétie et dans le Mantouan. Les arrondissements sont subdivisés en 1,779 mandements (_mandamenti_), qui sont des divisions purement judiciaires, et en 8,360 communes, ayant en moyenne une superficie double et une population triple de celles des communes françaises. Dans chaque province le pouvoir central est représenté par un préfet et par son conseil de préfecture; le sous-préfet agit avec des attributions analogues dans les arrondissements; enfin le _sindaco_, qui est censé le représentant de ses concitoyens auprès du gouvernement, est en même temps le délégué du pouvoir dans la commune. C'est à peu de chose près le système d'administration qui a presque toujours prévalu dans la France moderne. La hiérarchie des tribunaux a été réglée en 1865, de même que l'organisation des provinces et des communes. Le premier degré est celui de la judicature de paix. Chaque commune a au moins un «conciliateur», nommé pour trois ans par le gouvernement sur la présentation du conseil municipal. Le préteur rend la justice dans les chefs-lieux de «mandement»: c'est le juge de première instance; il est assisté par un ou plusieurs vice-préteurs, dont les fonctions peuvent se confondre avec celles du juge de paix. Au-dessus du préteur siégent les magistrats des 151 tribunaux civils et de correction, puis viennent les juges des 23 cours d'appel et ceux des 4 cours de cassation, Florence, Naples, Palerme et Turin, qui prononcent en dernier ressort. Le royaume est divisé en 86 districts de cours d'assises et en 25 districts de tribunaux de commerce, également subordonnés à la juridiction des cours d'appel et des cours de cassation. Sauf quelques détails, le Code italien est imité du Code français: l'esprit en est le même. Pour l'armée, on cherche plutôt à se rapprocher du modèle prussien. A moins de rachat du service et de remplacement, tout Italien âgé de 21 ans est tenu au service militaire et ne peut occuper aucun emploi tant qu'il n'a pas satisfait à la conscription ou qu'il n'a pas été l'objet d'exemptions légales. Le contingent se divise en deux catégories, celle de l'armée permanente et celle de la réserve. La première catégorie se partage encore en service d'ordonnance et en service provincial. Le premier dure 8 années et s'exige des carabiniers ou gendarmes, des arquebusiers, des musiciens, des tireurs d'élite, des élèves des écoles militaires et des sous-officiers. Le service provincial est demandé à tous les autres conscrits de la première catégorie; il dure 11 ans, dont 5 sous les drapeaux et 6 en congé illimité. Quant aux hommes de la réserve, moins propres au service militaire, ils sont exercés pendant cinquante jours la première année de service, puis renvoyés en congé. A l'âge de 26 ans, ils sont considérés comme n'appartenant plus à l'armée. Sur le pied de paix, l'ensemble des forces est évalué à 180,000 hommes; sur le pied de guerre, il s'élève à 570,000 combattants; mais ces chiffres ne sont vrais que pour le budget: la réalité leur est très-inférieure. Quant à la garde nationale, comprenant officiellement tous les hommes valides de 21 à 55 ans, c'est-à-dire plus de 2 millions d'hommes, c'est un corps beaucoup plus fictif que réel; l'élite de la garde nationale constitue la garde mobile et peut être, en cas de péril public, convoquée pour un service militaire de vingt jours; elle comprend environ 150,000 hommes. Après Vérone, le grand boulevard de la vallée du Pô, les principales forteresses de l'Italie du Nord sont Mantoue, Peschiera, Legnago, qui font partie, avec tous leurs forts avancés et leurs têtes de pont, du «quadrilatère», devenu si célèbre pendant la période de la domination autrichienne. Venise, que complète sur le continent le fort de Malghera, est aussi une ville très-forte, qui se défendit héroïquement contre les Autrichiens en 1849. Palma, ou Palmanova, garde la frontière entre le golfe de Trieste et le rempart des Alpes Juliennes. Rocca d'Anfo, isolée sur sa montagne, au nord du lac de Garde, domine à la fois les défilés de l'Adige et ceux de la Chiese. Pizzighettone, sur l'Adda, n'a plus une grande importance stratégique depuis que le quadrilatère appartient à l'Italie; mais Alexandrie, au confluent du Tanaro et de la Bormida, est toujours le point stratégique par excellence du Piémont et l'une des places d'armes les plus considérables de l'Europe. Casale, sur le Pô, est sa forteresse avancée, et Gênes, sur la Méditerranée, défend avec elle les passages des Apennins. Plaisance et Ferrare commandent toutes les deux la traversée du Pô à une partie fort importante de son cours. Les autres places fortes du royaume sont: Ancône, dans l'Italie moyenne; Porto Ferrajo, dans l'île d'Elbe; Gaëte, Capoue, Tarente, dans l'Italie méridionale; Messine, en Sicile. La flotte de guerre, diminuée de 33 navires inserviables, qui viennent d'être vendus, se compose d'environ 50 navires à vapeur, portant 600 canons, et son personnel s'élève à près de 20,000 marins. La durée obligatoire du service est de 4 ans pendant la paix; le reste du temps se passe en congé jusqu'à la quarantième année, sauf en temps de guerre. Les remplaçants et ceux qui ont choisi la marine au lieu de l'armée de terre sont tenus à 8 années de bord. Les principales stations navales sont: la Spezia, Gênes, Naples, Castellamare di Stabbia, Venise, Ancône et Tarente. D'après le premier article du Statut fondamental, la religion catholique, apostolique et romaine est la seule religion de l'État; les autres cultes ne sont que tolérés. L'antagonisme du pouvoir civil et de la papauté faciliterait d'ailleurs l'exercice de toute religion non conforme à celle de l'État si les Italiens se souciaient d'en changer; mais, sauf dans les vallées vaudoises et parmi les étrangers domiciliés dans les grandes villes, on peut dire qu'il n'y a point de protestants en Italie; les communautés juives sont aussi relativement peu nombreuses. La population dans son ensemble n'est composée que de catholiques nés, dont un grand nombre, il est vrai, s'est rangé parmi les ennemis de l'Église ou fait partie de l'immense troupeau des indifférents. Comme résidence de la papauté, l'Italie occupe dans le monde une position toute spéciale. Rome est le siége de deux gouvernements, ceux du roi et du souverain pontife. Quoique dépourvu actuellement de tout pouvoir politique, le pape est, en principe, le plus absolu des monarques. Il n'est responsable de ses actes envers qui que ce soit: dès que ses collègues les cardinaux, réunis en conclave, l'ont élu comme successeur de saint Pierre et «vicaire de Jésus-Christ», il n'a ni parlement, ni conseil, ni assemblée de fidèles qu'il soit tenu de consulter; s'il demande l'avis du sacré collége quand il s'agit de prendre quelques décisions importantes, il le fait sans y être obligé autrement que par la coutume. Tout ce qu'il fait et ce qu'il pense est tenu pour divin; il possède seul au monde la vertu de l'infaillibilité; bien plus, il peut à son gré effacer les péchés d'autrui; c'est lui qui «lie et qui délie»; il a «les clefs dans les mains», c'est-à-dire qu'il ouvre les portes de l'enfer et celles du paradis; sa puissance sur les hommes s'étend par delà les bornes de la vie. Les cardinaux sont les grands dignitaires de ce gouvernement des âmes. Italiens en grande majorité, mais pris aussi parmi les autres nations, ils sont désignés par le pape en un consistoire secret, mais ils ne sont pas toujours proclamés aussitôt après leur nomination. Leur nombre est limité à 70, depuis Sixte-Quint, en souvenir des anciens d'Israël et des disciples de Jésus; toutefois le collége est rarement au complet, car, choisis presque toujours parmi les prêtres âgés, la plupart des cardinaux ne jouissent que peu de temps de leur dignité. Ils se divisent en trois classes: les cardinaux-évêques, au nombre de 6, qui résident à Rome, les cardinaux-prêtres, formant la majorité du corps, à Rome et à l'étranger, puisqu'ils sont 50, enfin les 14 cardinaux-diacres. Le cardinal camerlingue, ainsi nommé parce qu'il préside à la chambre apostolique ou des finances, est celui qui doit remplacer provisoirement le pape, quand le siége est vacant; il prend alors possession du palais au nom de la chambre et reçoit en dépôt l'anneau du pêcheur, symbole de la puissance dévolue à saint Pierre et à ses successeurs; le cardinal doyen, le plus âgé des cardinaux-évêques, jouit aussi de plusieurs prérogatives. Dans les circonstances exceptionnelles, les cardinaux des trois classes, les archevêques, les évêques, les généraux d'ordre religieux, les abbés avec juridiction épiscopale peuvent être convoqués en concile œcuménique pour délibérer des intérêts de l'Église et trancher les questions touchant au dogme. Lors de la vacance du siége papal, le collége des cardinaux, réuni en conclave, nomme le nouveau pontife parmi les candidats âgés de plus de 55 ans; mais, pour l'élection définitive, le vote des deux tiers des voix ne suffit pas encore, il faut en outre l'assentiment des gouvernements de France, d'Autriche, d'Espagne et de Naples, devenu aujourd'hui celui d'Italie. Alors seulement le nouvel élu est proclamé et reçoit le _pallium_ et la tiare. Le pape est représenté comme souverain auprès de plusieurs puissances de l'Europe et du Nouveau Monde. En vertu de la formule de «l'Église libre dans l'État libre», si souvent répétée depuis Cavour, il est investi de tous les droits royaux, il convoque à son gré les chapitres et les conciles, nomme à toutes les charges ecclésiastiques, possède son propre télégraphe et sa poste, sa garde noble et sa garde suisse, jouit en toute propriété, sans payement d'impôt, des palais du Vatican et du Latéran, ainsi que de la villa de Castel-Gandolfo, au bord du lac d'Albano. Enfin le budget italien est grevé en sa faveur d'une dotation incommutable de plus de 3 millions de francs. Il a jusqu'à présent refusé cette liste civile, mais il reçoit une somme au moins deux fois plus considérable, le «denier de saint Pierre», que lui assure la piété des fidèles. L'Italie est divisée religieusement en 47 archevêchés, subdivisés en 206 évêchés et prélatures indépendantes. La population ecclésiastique se compose d'environ 100,000 prêtres. En 1866, lorsque les couvents furent supprimés et que leurs biens furent attribués à l'État en échange de pensions, les moines et les religieuses étaient respectivement au nombre de 32,000 et de 44,000. L'armée cléricale comprenait donc près de 180,000 personnes, autant que l'armée militaire sur le pied de paix. Le tableau suivant indique les divisions territoriales et les provinces de l'Italie, avec leur superficie et la population que leur donnait le recensement de 1871: DIVISIONS ADMINISTRATIVES DE L'ITALIE. DIVISIONS TERRITORIALES. PROVINCES. SUPERFICIE POPULATION DES DIVISIONS DES DES DIVISIONS DES TERRITORIALES. PROVINCES. TERRITORIALES. PROVINCES. Piémont Novare (Novara)29,004 11 6,543 50 2,899,564 624,985 Turin (Turino) 10,269 53 972,986 Alexandrie (Alessandria) 5,055 683,361 Coni (Cuneo) 7,136 08 618,232 Lombardie Sondrio 23,532 83 3,259 81 3,460,824 111,241 Come (Como) 2,717 26 477,642 Bergame (Bergamo) 2,660 38 368,152 Milan (Milano) 2,992 54 1,009,794 Brescia 4,620 74 456,023 Pavie (Pavia) 3,329 51 448,435 Crémone (Cremona) 1,736 21 300,595 Mantoue (Mantoya) 2,216 38 288,942 Ligurie Port Maurice (Porto Maurizio) 5,323 87 1,210 34 843,812 127,053 Gènes (Genova) 4,113 53 716,759 Vénétie Vérone (Verona)23,657 09 2,854 02 2,642,807 367,437 Vicence (Vicenza) 2,696 02 363,161 Bellune (Belluno) 3,270 68 175,282 Padoue (Padova) 2,086 32 364,430 Rovigo 1,688 52 200,835 Trévise (Treviso) 2,431 36 352,538 Udine 6,430 70 481,586 Venise (Venezia) 2,199 47 337,538 Émilie Plaisance (Piacenza) 20,527 34 2,499 78 2,113,828 225,775 Parme (Parma) 3,239 67 264,381 Reggio 2,288 240,635 Modène (Modena) 2,502 25 273,231 Ferrare (Ferrara) 2,616 23 215,369 Bologne (Bologna) 3,603 80 439,232 Ravenne (Ravenna) 1,922 32 221,115 Forli 1,855 23 264,090 Marches Pesaro et Urbino 9,714 25 2,965 31 915,419 231,072 Ancône (Ancona) 1,916 36 262,349 Macerata 2,736 81 236,994 Ascoli Piceno 2,095 77 203,004 Ombrie (Pérouse ou Perugia) Ombrie 9,632 86 9,632 86 549,601 549,601 Toscane Massa et Carrara 24,031 09 1,760 46 2,142,525 161,944 Lucques (Lucca) 1,493 64 280,399 Florence (Firenze) 5,861 32 766,824 Livourne (Livorno) 325 67 118,851 Pise (Pisa) 3,056 08 265,959 Arezzo 3,305 91 234,645 Sienne (Siena) 3,793 42 206,446 Grosseto 4,434 59 107,457 Rome Rome (Roma) 11,790 16 11,790 16 836,704 836,704 Abruzzes Abruzze Ultér. et Molise Ier (Teramo) 17,289 74 3,324 74 1,282,982 246,004 Abruzze Ultér. IIe (Aquila) 6,499 60 332,784 Abruzze Citérieure (Chieti) 2,861 46 339,986 Molise (Campobasso) 4,603 94 364,208 Campanie Terre de Labour (Capua) 17,966 98 5,974 74 2,754,582 697,403 Bénévent (Benevento) 1,751 51 232,008 Naples (Napoli) 1,110 52 907,752 Principauté Citér. (Salerno) 5,480 97 541,738 Principauté Ultér. (Avellino) 3,649 20 375,691 Pouilles (Apulie) 22,119 58 1,420,892 Capitanate (Foggia) 7,652 18 322,758 Terre de Bari (Bari) 5,937 52 604,540 Terre d'Otrante (Lecce) 8,529 88 493,594 Basilicate 10,675 97 510,543 Basilicate (Potenza) 10,675 97 510,543 Calabres Calabre Citér. (Cosenza) 17,257 33 7,358 04 1,206,302 440,468 Calabre Ultér. Ier (Catanzaro) 5,975 412,226 Calabre Ultér. IIe (Reggio) 3,924 29 353,608 Sicile Messine (Messina) 29,240 24 4,578 89 2,584,099 420,649 Palerme (Palermo) 5,086 91 617,678 Trapani 3,145 51 236,388 Caltanissetta 3,768 27 230,066 Girgenti 3,861 35 289,018 Catane (Catania) 5,102 19 495,415 Syracuse (Siracusa) 3,697 12 294,885 Sardaigne Sassarie 24,250 17 10,720 26 636,660 243,452 Cagliari 13,529 92 393,208 __________ __________ 296,013 62 26,801,154 CHAPITRE IX CORSE L'île de Corse, l'antique Kyrnos des Grecs, la Corsica des Latins, des anciens habitants indigènes et des Italiens, constitue, avec la terre plus considérable de Sardaigne, un groupe parfaitement distinct, une sorte de monde à part. Jadis, nous le savons, elle était rattachée à l'île sœur par une arête continue de montagnes: mais des deux terres jumelles, c'est précisément la Corse, française aujourd'hui, qui est la plus italienne par la position géographique aussi bien que par les traditions de l'histoire. A la simple vue de la carte, il apparaît avec évidence que la Corse dépend naturellement de la péninsule italienne; tandis qu'elle est séparée des côtes de la Provence par des abîmes maritimes de plus de 1,000 mètres de profondeur, elle tient aux rivages plus rapprochés de la Toscane par un plateau sous-marin, un seuil de hauts fonds parsemé d'îles. Son climat, ses produits naturels sont ceux de l'Italie, ses anciennes annales et la langue de ses habitants font aussi de la Corse une terre italienne. Il est donc convenable de décrire cette île de la mer Tyrrhénienne immédiatement après la péninsule que baignent les mêmes eaux. Achetée aux Génois, puis conquise sur les indigènes eux-mêmes, il y a plus d'un siècle, par les moyens ordinaires de la violence, la Corse se donna plus tard librement à la France, lorsque le plus vaillant défenseur de l'indépendance de l'île, Pasquale Paoli, apparut en hôte acclamé devant l'Assemblée nationale. C'est le libre choix qui fait la patrie, et les Corses, Italiens de race, mais associés aux Français depuis trois générations par une destinée commune, se regardent certainement en grande majorité comme faisant partie de la même nation que leurs concitoyens du continent. Deux fois moindre en étendue que la Sardaigne, la Corse est encore une terre considérable, puisqu'elle dépasse de beaucoup en surface la moyenne d'un département français; elle occupe le quatrième rang parmi les îles de la Méditerranée[143]: presque aussi étendue que Chypre, mais de beaucoup sa supérieure en importance actuelle, elle ne le cède en population et en richesse qu'à la Sicile et à la Sardaigne. C'est une contrée d'une grande beauté. Ses montagnes, qui se dressent à plus de 2,500 mètres de hauteur sont revêtues de neige pendant la moitié de l'année; leurs pentes, qui descendent rapidement vers la mer, permettent d'embrasser d'un coup d'œil les rochers, les pâturages, les forêts et les cultures. La plupart des vallées ont une grande abondance d'eau, et de toutes parts on y voit briller les cascades. De vieilles tours génoises, bâties sur les promontoires, défendaient autrefois contre les Sarrasins l'entrée de chaque baie; la plupart n'ont plus d'autre utilité que celle d'embellir le paysage. [Note 143: Superficie de la Corse 8,748 kil. car. Longueur de l'île, du nord au sud 183 kil. Largeur moyenne 48 » Largeur extrême, de l'est à l'ouest 84 » Développement du littoral 485 » ] [Illustration: N° 117.--JONCTION SOUS-MARINE DE LA CORSE ET DE L'ITALIE.] Le principal massif montagneux, le Niolo, qui s'élève au nord-ouest de l'île, ne s'arrête guère au-dessous de la limite idéale des neiges persistantes. C'est une sorte de citadelle granitique dont les hautes vallées servirent, en effet, de forteresse aux Corses pendant toutes leurs guerres d'indépendance; des cimes environnantes on voit par un temps favorable tout le pourtour des côtes du continent, des Alpes de Provence aux Apennins de la Toscane. Au sud du Niolo, l'arête principale des montagnes, en entier composée de roches primitives, se développe, sommet après sommet, vers le détroit de Bonifacio, à peu près parallèlement au rivage occidental. Sa dernière grande cime, du côté du sud, est la puissante montagne à laquelle sa forme a fait donner le nom d'Enclume (_Incudine_). Au nord du Niolo, d'autres montagnes, dont la direction vers le nord et le nord-est est indiquée par la ligne des côtes qui en suivent la base, va se rattacher à la chaîne moins haute du cap Corse. Cette chaîne, parallèle au méridien, forme une véritable arête dorsale à toute la péninsule de Bastia et se prolonge vers le sud à l'orient du bassin de Corte; jadis elle devait servir de barrière aux lacs de l'intérieur, mais ses roches calcaires ont fini par céder à la pression des eaux, et le Golo, le Tavignano, d'autres torrents encore, la traversent pour se déverser dans la mer orientale. Dans son ensemble, l'intérieur de l'île n'est qu'un labyrinthe de montagnes, et l'on ne peut se rendre de village à village que par des _scale_ ou sentiers en échelle qui s'élèvent de la région des oliviers à celle des pâturages. La grande route de l'île, celle d'Ajaccio à Bastia, passe à plus de 1,100 mètres de hauteur; même les chemins qui longent la côte occidentale, la plus populeuse, ne sont qu'une succession de montées et de descentes contournant les promontoires qui hérissent le littoral. Telle est la raison qui a forcé la Corse à rester en arrière de son île sœur, la Sardaigne, pour la construction des chemins de fer[144]. Récemment la construction d'une voie ferrée entre les deux capitales de l'île a été votée; mais ce travail, fort difficile, est encore loin d'être commencé. [Note 144: Monts et cols principaux de la Corse: Monte Cinto, principal sommet 2,816 mètres. » Rotondo 2,764 » » d'Oro 2,652 » » Paglia Orba, ou Vagliorba 2,634 » » Cardo 2,500 » » Incudine 2,065 » Col de Vizzavona (route d'Ajaccio a Bastia) 1,145 » » de Vergio (chemin du val du Golo au golfe de Porto) 1,532 » ] [Illustration: N° 118.--PROFIL DE LA ROUTE D'AJACCIO A BASTIA.] Du côté de l'occident, l'île est profondément découpée par des golfes ramifiés en baies vers lesquels se penchent les vallées des monts et dont quelques-uns ont à l'entrée quatre cents mètres d'eau. Ces golfes ressemblent à des fjords déjà partiellement oblitérés par les alluvions, et peut-être faut-il y voir en effet des indentations de la côte que le séjour des glaciers a longtemps maintenues dans leur forme première; les petits lacs épars dans les cirques élevés des montagnes semblent indiquer l'ancienne action des glaces. C'est là une question géologique des plus intéressantes à résoudre par les observateurs futurs. Sur le versant oriental, ou côté «de Deçà» (_di Quà_), tourné vers l'Italie, les pentes sont plus douces, les rivières sont plus larges et plus paisibles, quoique toutes innavigables, l'aspect général du pays est moins accidenté: on lui donne parfois le nom de _Banda di Dentro_ ou de «Zone intérieure», pour le distinguer des rivages occidentaux, appelés _Banda di Fuori_ ou «Zone extérieure». Les terrains granitiques du versant oriental de l'île sont recouverts par des formations crétacées et des alluvions modernes, que dominent çà et là des massifs de porphyre et de serpentine; la côte, égalisée par le mouvement des flots, se développe en de longues plages basses, enfermant des étangs qui furent autrefois des golfes. Ces plages, qui semblent avoir été, comme celles de la Sardaigne, légèrement exhaussées pendant la période moderne,--à en juger par les plages étagées au-dessus du flot et les bancs de coquillages émergés,--sont fort insalubres à cause de la putréfaction des algues rejetées sur la rive: les miasmes se forment en si grande abondance au-dessus de certains étangs, qu'un linge blanc suspendu près de l'eau pendant une journée d'été y prend une teinte ineffaçable de rouille. Aussi «l'intempérie» règne sur ces côtes orientales de la Corse, et le séjour n'y est pas moins dangereux qu'il ne l'est en Sardaigne sur les bords des palus de Cagliari et d'Oristano. Le manque de ventilation dans l'atmosphère, joint à la chaleur intense de l'été et souvent à des sécheresses prolongées, est, après l'horizontalité des plages et l'existence des étangs, la grande raison de cette constitution fiévreuse du climat[145]. L'hémicycle de hautes montagnes qui s'élève à l'occident arrête les vents d'ouest et de sud-ouest, ainsi que le purifiant mistral. Le bassin maritime qui s'étend à l'est de la Corse se trouve presque séparé du reste de la Méditerranée par les terres qui l'entourent; les calmes y sont beaucoup plus fréquents qu'au large, et les vents qui s'y succèdent sont, en général, plus faibles et plus variables; les lourdes vapeurs qui pèsent sur les côtes de Corse ne sont donc que rarement chassées par de fortes brises et c'est avec le plus grand danger qu'on s'expose à les respirer pendant la saison des chaleurs. De Bastia à Porto-Vecchio il n'y a ni ville ni village sur le littoral même, et, dès la première quinzaine de juillet, presque tous les cultivateurs de la plaine s'enfuient sur les hauteurs pour ne pas être saisis par la fièvre; il ne reste dans la région mortelle qu'un petit nombre de surveillants, d'employés et quelques malheureux habitants du pénitencier de Casabianda, près de l'étang de Diane. Rien de plus mélancolique, de plus désolé que ces plaines, jadis très-peuplées, mais délaissées par l'homme, en dépit de leur riche verdure et de leur extrême fécondité, comme l'ont été, sur le continent, les maremmes de l'Étrurie et la campagne romaine. Récemment quelques plantations d'eucalyptus ont commencé l'oeuvre de restauration de la contrée. [Note 145: Température moyenne à Bastia 19°,24 d'après Cadet. Pluies moyennes 0m,588 » ] La hauteur considérable des montagnes de la Corse, en comparaison de la superficie de l'île, permet de constater, presque aussi bien que sur l'Etna, l'étagement régulier des climats et des zones de végétation. Le long des côtes et sur les pentes inférieures, jusqu'à une altitude qui varie suivant l'exposition du sol, les plantes ont une physionomie subtropicale et donnent à la contrée un aspect analogue à celui de la Sicile, de l'Espagne du Sud et du littoral d'Algérie. Quelques districts privilégiés par la fertilité spontanée des terres peuvent être comptés parmi les plus belles campagnes des bords de la Méditerranée. Tel est le _Campo dell' Oro_ (ou _Campo l'Oro_), le «Champ de l'Or», qui entoure la ville d'Ajaccio, et où l'on voit des haies de cactus, grands comme des arbres, limitant les jardins et les vergers. Telles sont aussi les cultures du cap Corse, sur les deux versants de la péninsule montueuse qui s'avance dans la mer au nord de Bastia: c'est le pays des fleurs parfumées et des fruits savoureux, oranges, citrons, cédrats, amandes et raisins. Les oliviers recouvrent en forêts les collines basses du littoral et contrastent par leur feuillage argenté avec la sombre verdure des châtaigniers qui s'élèvent plus haut sur les montagnes et plus avant dans l'intérieur de la contrée. La plus célèbre région des oliviers est celle de la Balagna, qui s'incline vers Calvi, sur le versant nord-occidental de l'île: les arbres de ce canton, que domine, du haut d'un pic, le village bien nommé de Belgodere, ont la réputation d'être les plus beaux des pays méditerranéens et de résister le mieux au froid. Sur le versant opposé de la montagne, du côté de Bastia, une autre vallée renferme l'une des grandes châtaigneraies de la Corse, et nulle part elles n'offrent de plus superbes troncs, des branchages plus touffus. Les châtaignes sont une des principales ressources des bandits et, pendant les diverses guerres civiles et étrangères qui ont dévasté l'île, elles ont fréquemment permis aux vaincus de continuer longtemps la résistance. Elles sont en certains districts de l'île l'élément le plus important de l'alimentation et dispensent l'indigène, assez nonchalant de sa nature, de labourer péniblement des champs de céréales. Aussi quelques économistes ont-ils eu l'idée de faire disparaître les châtaigniers de la Corse, afin d'obliger ainsi les habitants au travail, et pendant deux années de la fin du dix-huitième siècle il fut, en effet, défendu de planter d'autres arbres de cette espèce[146]. [Note 146: Zones de végétation: Olivier De la plage à 1,160 mètres. Châtaignier De 580 à 1,950 mètres. ] Quant aux forêts vierges qui recouvraient autrefois toute la zone moyenne des plateaux et des montagnes de l'île, entre les châtaigneraies d'en bas et les pâturages d'en haut, elles ont en grande partie disparu, à cause des incendies qu'allumaient fréquemment les bergers et les bandits: il ne reste en maints endroits que des _macchie_ (maquis), faisant en réalité l'effet de «taches» sur les escarpements pierreux. Toutefois quelques districts de montagnes ont encore gardé leurs antiques forêts de diverses essences, parmi lesquelles domine le pin laricio (_pinus altissimus_), le plus beau conifère de l'Europe: on voit encore çà et là de ces arbres superbes ayant des fûts de 40 à 50 mètres d'élévation; mais il faut se hâter pour contempler ces géants du monde végétal, car on ne se borne pas à couper les troncs pour la mâture des navires; les scieries à vapeur sont aussi à l'oeuvre pour débiter ces arbres magnifiques en douves pour les barils à sucre de Marseille et en planches pour les caisses à savon. D'après la statistique officielle, il y aurait en Corse 125,000 hectares de forêts, soit environ un septième de la superficie totale de l'île; mais ce sont là des chiffres trompeurs, car de vastes étendues classées sous la dénomination de forêts n'ont plus que des broussailles. Il n'existe plus que trois groupes de forêts vraiment belles, celui de la haute Balagna, au nord-ouest, celui du Valdoniello et d'Aitone, sur les pentes occidentales du massif de Monte Rotondo, et la Barella, dans les montagnes qui s'élèvent à l'ouest de Sartène. Au-dessus de la zone des forêts s'étendent les pâturages nus où paissent les moulons et les chèvres pendant l'été, et se dressent les rochers où se cache encore çà et là le mouflon, cet animal d'une étonnante agilité que l'on trouve aussi en Sardaigne et dans l'île de Chypre. Les bergers ont remarqué que le sanglier, d'ailleurs assez commun dans les montagnes de la Corse, ne se rencontre jamais dans les lieux fréquentés par le mouflon; quant au loup, c'est un animal inconnu dans l'île, et l'ours en a disparu depuis plus d'un siècle. Les renards, qui sont de forte taille, et les cerfs, qui sont, au contraire, petits et fort bas sur jambes, complètent la faune sauvage des forêts de la Corse. L'araignée _malmignata_, dont la morsure est quelquefois mortelle, est probablement la même que l'espèce sarde et toscane; la tarentule, qui se trouve aussi dans l'île, est celle du Napolitain: mais on dit que la fourmi venimeuse appelée _innafantato_ appartient à la faune spéciale de l'île. On ne sait quelle est l'origine première des anciens habitants de la Corse, Ligures, Ibères ou Sicanes. L'île n'a pas de nuraghi, comme sa voisine la Sardaigne; elle n'a pas non plus ces multitudes d'idoles et d'objets divers qui permettent de reconnaître dans la nuit des temps passés les usages, les moeurs et, jusqu'à un certain point, la parenté des anciens habitants du pays; mais il existe, dans le voisinage de Sartène et en d'autres parties de l'île, quelques dolmens ou _stazzone_, des menhirs ou _stantare_, et même des restes d'avenues de pierres levées, absolument semblables à celles de la Bretagne et de l'Angleterre, quoique d'un aspect moins grandiose. Il est donc tout naturel de croire que des populations de même origine ont élevé ces monuments, aussi bien dans l'île que sur le continent et dans la Grande-Bretagne. On leur attribue les noms de localités corses qui ne sont pas dérivés du latin. C'est au centre de l'île, on le comprend, que la race a dû se conserver dans sa pureté primitive; les hommes de Corte et les superbes montagnards de Bastelica surtout se vantent d'être les Corses par excellence. En s'éloignant de Bastia, où le type est tout italien, on est surpris de voir que les grands traits, les figures allongées, deviennent fort rares. D'après Mérimée le Corse des districts du centre a la face large et charnue; le nez petit, sans forme bien caractérisée, le teint clair, les cheveux plus souvent châtains que noirs. Sur les côtes, des colonies d'immigrants étrangers ont fortement modifié le type primitif. Après les Phocéens et les Romains, puis après les Sarrasins, qui ne furent définitivement chassés qu'au onzième siècle, sont venus les Italiens et les Français; Calvi et Bonifacio étaient des cités génoises; près d'Ajaccio, à Carghese, se trouve même une colonie de Maïnotes grecs, qui, sous la conduite d'un Comnène Stephanopoli, durent quitter le Péloponèse à la fin du dix-septième siècle et qui parlent maintenant les trois langues, le grec, l'italien, le français; mais, en dépit de ces croisements, les Corses, pris en masse, ont gardé, comme presque tous les peuples des îles, une grande homogénéité de caractère. _I Corsi meritano la furca e la sanno sofrire_ (les Corses méritent le gibet et le savent souffrir), disait un proverbe génois, que Paoli aimait à citer plaisamment, avec un certain orgueil. L'histoire témoigne de leur patriotisme, de leur vaillance, de leur mépris de la mort, de leur respect de la foi jurée; mais elle raconte aussi leurs folles ambitions, leurs rivalités jalouses, leurs furies de vengeance. Vers le milieu du siècle dernier, la _vendetta_, qui régnait entre les familles de génération en génération, coûtait chaque année à la Corse un millier de ses enfants; des villages entiers avaient été dépeuplés; en certains endroits, chaque maison de paysan était devenue une citadelle crénelée où les hommes se tenaient sans cesse à l'affût, tandis que les femmes, protégées par les moeurs, sortaient librement et vaquaient aux travaux des campagnes. Terribles étaient les cérémonies funèbres quand on apportait à sa famille le corps d'un parent assassiné. Autour du cadavre se démenaient les femmes en agitant les habits rouges de sang, tandis qu'une jeune fille, souvent la soeur du mort, hurlait un cri de haine, un appel furieux à la vengeance. Ces _voceri_ de mort sont les plus beaux chants qu'ait produits la poésie populaire des Corses. Grâce à l'adoucissement des moeurs, les victimes de la vendetta deviennent de moins en moins nombreuses chaque année. La fréquence des scènes de meurtre pendant les siècles passés devait être attribuée surtout à la perte de l'indépendance nationale: l'invasion génoise avait eu pour résultat de diviser les familles. D'ailleurs la certitude de ne pas trouver d'équité chez les magistrats imposes par la force obligeait les indigènes à se faire justice eux-mêmes; ils en étaient revenus à la forme rudimentaire du droit, le talion. [Illustration: BASTIA. Dessin de Taylor, d'après une photographie.] Le peuple corse, d'où sortit un maître pour la France, était pourtant un peuple essentiellement républicain, aussi bien par ses moeurs de sauvage indépendance que par la nature abrupte du pays qu'il habite. Les Romains ne réussissaient que difficilement à en faire des esclaves. Dès le dixième siècle, bien avant que la Suisse fût libre, la plus grande partie de la Corse formait, sous le nom de _Terra del Comune_, une confédération de communautés autonomes. La population de chaque vallée constituait une _pieve (plebs)_, groupe à la fois religieux et civil, qui choisissait elle-même son _podestà_ et les «pères de la commune». Ceux-ci, à leur tour, nommaient le «caporal», dont la mission expresse était de défendre les droits du peuple envers et contre tous. De son côté, l'assemblée des maires faisait choix des «douze», qui devaient former le grand conseil de la confédération. Telle était la constitution qui n'a cessé de se maintenir plus ou moins pendant tout le moyen âge, en dépit des invasions ennemies et de la conquête. Au dix-huitième siècle, pendant les luttes que la Corse soutint héroïquement contre Gênes et contre la France, elle se donna aussi par deux fois, en 1735 et en 1765, un régime bien autrement républicain que celui de la Suisse et prenant pour point de départ l'égalité absolue de tous les citoyens. Ce sont leurs institutions de «peuple libre» qui avaient donné à Rousseau le pressentiment, non encore justifié, que «cette petite île étonnerait un jour l'Europe». Depuis cette époque, la perspective ouverte aux ambitions et aux appétits des Corses par l'ère napoléonienne semble avoir eu pour résultat d'abaisser bien des caractères et de faire oublier les traditions historiques de liberté. Quoique la population de l'île ait doublé depuis le milieu du siècle dernier, elle est encore relativement clair-semée; la Corse est à cet égard un des derniers départements de la France [147]. Par un contraste remarquable, le versant oriental de la Corse, le plus large, le plus fertile, et jadis le plus peuplé, est aujourd'hui relativement désert, et la vie s'est portée sur le versant occidental; autrefois l'île regardait vers l'Italie; de nos jours elle s'est tournée vers la France. La salubrité de l'air et l'excellence des ports expliquent cette attraction exercée sur les habitants du pays par la mer occidentale. Sur la côte du levant, l'antique colonie romaine de Mariana n'existe plus, et l'emporium d'Aleria, d'origine phocéenne, n'était naguère qu'une ferme isolée près d'un étang malsain. On a souvent répété que cette ville eut jadis jusqu'à 100,000 habitants; mais l'espace recouvert des restes de poteries romaines ne permet pas d'admettre qu'Aleria, quoique fort bien située au débouché de la vallée du Tavignano, le principal cours d'eau de l'île, et vers le milieu précis de toute la côte orientale, ait jamais eu une population plus considérable que celle de l'une ou de l'autre des villes principales de la Corse actuelle, Bastia et Ajaccio. Vers la fin du treizième siècle Aleria existait encore; la malaria n'en avait pas chassé tous les habitants. Le groupe de population se reconstituera facilement, grâce à l'extrême fertilité du territoire environnant, quand l'assèchement des eaux stagnantes, aura rendu au climat local la salubrité première; mais c'est là une œuvre qui se fera peut-être longtemps attendre, si les insulaires seuls doivent travailler à la restauration de la contrée. [Note 147: Superficie de l'île............ 8,748 kil. car. Population en 1740............. 120,380 hab. » en 1872............. 200,000 » » kilométrique........ 30 » ] Les Corses ont une réputation d'indolence que méritent certainement la plupart d'entre eux, à en juger par le peu de cas qu'ils font des immenses ressources du pays. Les industries primitives de la pêche et de l'élève des troupeaux sont celles qu'ils comprennent le mieux. En plusieurs districts, presque tous les travaux agricoles sont confiés à des journaliers italiens auxquels on donne le nom de _Lucchesi_ ou «Lucquois», parce qu'ils venaient tous autrefois de la campagne de Lucques; ces immigrants temporaires, qui sont parfois au nombre de 22,000, font toute la pénible besogne du sarclage, de la cueillette et de la moisson, puis s'en retournent dans leur pays avec leur salaire durement gagné, tandis que les propriétaires, appauvris d'autant, se croisent paresseusement les bras. Cependant, grâce à l'impulsion venue de France, on commence à s'occuper sérieusement de l'utilisation des richesses naturelles de la Corse. Les huiles, qui peuvent rivaliser avec les meilleurs produits de la Provence, et les vins, qui jusqu'à présent avaient été fort médiocres, sont préparés avec plus de soin et deviennent un objet d'échanges assez important[148]. Les fruits secs s'exportent aussi en quantités croissantes et contribuent à développer un commerce maritime qui est déjà, dans son ensemble, celui d'un port français de troisième ordre[149]. Dans un avenir plus ou moins rapproché la grande île méditerranéenne, dont les produits sont ceux de la Provence, deviendra pour la France tempérée un complément colonial, une sorte d'Algérie insulaire. [Note 148: Moyenne de la production annuelle: Céréales 950,000 hectolitres Huiles 150,000 » Vins 300,000 » ] [Note 149: Mouvement de la navigation dans les ports de la Corse: 6,600 navires jaugeant 450,000 tonnes.] La Corse possède de nombreux gisements miniers, comme la Sardaigne sa voisine, mais il ne paraît pas que ses veines d'argent, de cuivre, de plomb, de fer, d'antimoine, aient la même puissance que celles des montagnes sardes. Naguère le minerai de fer était le seul qui fût l'objet d'une exploitation sérieuse: on l'utilisait pour d'importantes usines près de Bastia et de Porto Vecchio; maintenant on extrait le cuivre de Castifao, dans les montagnes de Corte, et le plomb argentifère d'Argentella, près de l'Ile-Rousse. On travaille aussi quelque peu aux carrières de granit rouge et bleu, de porphyre, d'albâtre, de serpentine, de marbre, qui sont un des éléments les plus précieux de la richesse future de la Corse. Enfin les eaux minérales, qui sourdent pour la plupart au contact des roches primitives et des autres formations, attirent chaque année dans les vallées de l'intérieur un certain nombre de visiteurs et de malades; mais la seule source qui ait acquis jusqu'à maintenant une réputation européenne est celle d'Orezza, jaillissant dans cette région si pittoresque et si belle de la Castagniccia. Elle verse en grande abondance une eau ferrugineuse et gazeuse à la fois, qui contient jusqu'à 2 litres d'acide carbonique dans 1 litre de liquide: on la boit généralement en Corse au lieu de l'eau ordinaire. Les médecins lui attribuent les vertus les plus efficaces contre une foule de maladies. Mais, en dehors des richesses que renferme le sol de la Corse et de celles, bien plus considérables, que le travail de l'homme pourra lui faire produire, l'île a les grands avantages que lui donne son climat pour attirer les étrangers et grandir ainsi l'importance de son rôle dans l'économie générale de l'Europe. Comme Nice, Cannes et Menton, la ville d'Ajaccio, le village d'Olmeto, tourné vers les côtes de Sardaigne, et d'autres localités de la Corse sont des résidences d'hiver. Quoique les visiteurs aient pour s'y rendre à braver le roulis et les tempêtes, cependant il en vient chaque année un certain nombre qui contribuent à faire connaître cette terre si curieuse, l'une des contrées de l'Europe qui ajoutent à la beauté naturelle de leurs paysages le plus d'originalité dans les mœurs de leur population. La ville principale de la Corse n'a plus le titre de chef-lieu: c'est Bastia, ainsi nommée d'une bastille génoise, bâtie vers la fin du quatorzième siècle, non loin de la «marine» du haut village de Cardo. Elle succéda comme capitale à Biguglia, qui fut elle-même l'héritière de Mariana, la cité de Marius. L'emplacement de la ville romaine est ignoré; seulement la tradition désigne une vieille église abandonnée, près de la bouche du Golo, comme le lieu où fut située l'ancienne métropole. Biguglia n'a pas complétement cessé d'exister, mais ce n'est plus qu'un misérable village, où le vent porte les miasmes d'un vaste étang, reste d'un golfe où les Pisans remisaient leurs galères. Bastia, située à quelques kilomètres au nord de ces deux anciennes capitales, a les mêmes avantages de position géographique: elle se trouve dans la partie de la Corse la plus rapprochée de l'île d'Elbe, de Livourne et de Gênes; elle est même à une vingtaine de kilomètres plus près que la ville d'Ajaccio du port français de Nice; de toutes les cités de l'île c'est la seule qui soit en communication facile avec le versant opposé, puisque, à 10 kilomètres à l'ouest, le golfe de Saint-Florent s'avance profondément dans les terres à la racine de la péninsule du cap Corse; enfin, grâce aux rapports fréquents avec l'Italie voisine, les habitants de cette partie de l'île sont les plus civilisés, les plus industrieux, ceux qui cultivent le mieux leurs terres. Aussi, quoique le petit port de Bastia soit naturellement l'un des moins sûrs de l'île, est-il cependant l'un des plus fréquentés; il fait à lui seul plus de la moitié du commerce de la Corse entière. On a dû l'agrandir récemment et faire sauter, pour la construction du môle, le beau rocher en forme de lion qui désignait l'entrée. En grandissant, la ville, pittoresquement bâtie en amphithéâtre sur les collines, perd aussi peu à peu sa vieille physionomie génoise pour se donner un aspect plus moderne, cet parsème les jardins environnants de villas de plus en plus nombreuses. Sur la rive occidentale de l'île, le port le plus rapproché de Bastia, Saint-Florent, semblerait devoir faire un commerce assez considérable, grâce à sa position géographique et à l'excellence de son port; mais l'air des étangs y est mortel, et c'est plus au sud que se trouve, dans une région salubre et des plus fertiles, le principal marché de la Balagne, la ville de l'Ile-Rousse, ainsi nommée d'un écueil voisin. Paoli la fonda en 1758 pour ruiner la ville de Calvi, restée fidèle aux Génois, et son but a été partiellement rempli. L'Ile-Rousse, le port le plus rapproché de la France, expédie en abondance les riches produits de la Balagne, huiles, laines et fruits, tandis que la ville fortifiée de Calvi, bâtie sur les pentes de son rocher blanchâtre, n'est plus, malgré son titre de chef-lieu d'arrondissement, qu'une bourgade sans animation, en partie envahie par la malaria et dépassée en richesse et en population par le village de Calenzana, situé dans une vallée de l'intérieur. Toute la région de la côte qui s'étend au sud de Calvi jusqu'au golfe de Porto est presque complètement déserte; mais il est à espérer que la nouvelle route taillée à travers les roches vives des promontoires aura pour conséquence le peuplement de la contrée et sa mise en culture: la fertilité naturelle du sol permettait d'en faire une autre Balagne, et nulle indentation de la côte n'est plus profonde que celle de Porto et n'offre de meilleurs abris. Le golfe de Sagone, qui s'ouvre plus au sud et dans lequel débouche le Liamone, baigne aussi des plages dépeuplées, et de la ville même de Sagone, exposée à la malaria, il ne reste qu'une tour et un débris d'église. Mais tandis que la «marine» de ce golfe perdait ses habitants et son commerce, celle d'Ajaccio qui découpe le littoral, au sud d'un cap prolongé au loin dans la mer par les blocs de granit rouge des îles Sanguinaires, prenait une importance croissante. Ajaccio, d'abord simple faubourg maritime de Castelvecchio, qui se dresse sur une colline de l'intérieur; était déjà au milieu du siècle dernier la ville la mieux tenue, la plus agréable de la Corse; maintenant elle espère devenir bientôt la rivale, peut-être la supérieure de Bastia par la population et le mouvement des échanges; d'ailleurs, en qualité de chef-lieu administratif de l'île, elle jouit d'avantages auxquels se sont ajoutées les faveurs du plus célèbre de ses fils, Napoléon Bonaparte, et de toutes les puissantes familles qui se sont alliées à sa fortune. Tous les édifices, toutes les rues d'Ajaccio rappellent par quelque trait les deux périodes de l'empire. Comme industries spéciales, les habitants n'ont guère que la pêche et la culture des riches vergers environnants; depuis quelques années ils ont aussi les ressources que leur procure la visite de nombreux étrangers, malades ou en santé, qui viennent jouir du climat local, de l'admirable vue du golfe et des promenades charmantes que l'on peut faire dans les jardins et sur les coteaux des alentours. Les autres villes de la Corse sont de petites localités sans importance. Sartène, quoique chef-lieu d'arrondissement, n'est qu'une simple bourgade, et toute l'activité du district se concentre dans le petit port de Propriano, rendez-vous de la flottille des corailleurs napolitains dans le golfe de Valinco; Corte, autre chef-lieu d'arrondissement, et fameuse dans l'histoire de la Corse comme l'acropole de l'île et comme la patrie des héros de l'indépendance, est à peine plus populeuse que Sartène; Porto-Vecchio, quoique possédant le havre le plus sûr de toute la Corse, n'est fréquenté que par quelques caboteurs; enfin Bonifacio, l'ancienne république alliée de Gênes, n'a d'importance que par ses fortifications[150]. Ville fort pittoresque, elle occupe une position tout à fait isolée, au sommet d'un rocher de calcaire blanchâtre, percé de grottes que ferment à demi les festons des lianes et où viennent s'engouffrer les vagues marines. Le profil des hautes montagnes de Limbara se dessine dans le ciel, par delà les eaux du détroit et son archipel d'îles et d'écueils granitiques où sont venus se briser tant de navires. On se rappelle encore le naufrage de la frégate la _Sémillante_ en 1855: près de mille hommes périrent dans ce désastre. [Note 150: Population des villes principales de la Corse en 1872: Bastia 17,850 hab. Ajaccio 16,550 » Corte 5,450 » Sartène 4,150 » Bonifacio 3,600 » Bastelica 2,950 » Calenzana 2,600 » Calvi 2,175 » ] Département français, la Corse est divisée administrativement comme les circonscriptions de l'État continental. Elle se partage en cinq arrondissements, subdivisés en 62 cantons et en 360 communes, et dépend du 2e sous-arrondissement maritime de Toulon, de la 7e inspection des ponts et chaussées, de l'arrondissement minéralogique de Grenoble. Le chef-lieu de préfecture Ajaccio est aussi le siége du diocèse de la Corse; Bastia possède la Cour d'appel[151]. [Note 151: Département de la Corse: Arrondissements. Cantons. Communes. Superficie. Popul. en 1872. Popul. k. Ajaccio 12 79 205,403 hect. 63,988 31 Bastia 20 93 136,209 » 77,053 57 Calvi 6 35 100,284 » 25,124 25 Corte 16 109 248,509 » 61,168 24 Sartène 8 44 184,336 » 32,728 18 ____ _____ _______________ _________ ____ 62 360 874,741 hect. 259,861 30 ] CHAPITRE X L'ESPAGNE I CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES. La péninsule d'Ibérie, Espagne et Portugal, doit être considérée comme un ensemble géographique. La séparation de la presqu'île en deux États distincts, quoique justifiée par les différences de sol, de climat, de langue, de rapports avec l'extérieur, n'empêche pas que dans l'organisme européen l'Hispano-Lusitanie ne soit un membre indivisible; c'est une seule et même terre, de même origine et de même histoire géologique, formant un tout complet par son architecture de plateaux et de montagnes, par son réseau circulatoire de rivières et de fleuves[152]. [Note 152: Superficie de la Péninsule, sans les Baléares 584,301 kil. car. » de l'Espagne » 494,946 » » du Portugal, sans les Açores 89,355 » Altitude moyenne, d'après Leipoldt 701 mèt. ] Comparée aux deux autres péninsules du midi de l'Europe, l'Italie et la presqu'île de l'Hémus et du Pinde, la terre ibérique est celle qui est le plus nettement limitée et qui présente le caractère le plus insulaire. L'isthme qui rattache l'Espagne au corps continental n'a qu'un huitième environ du pourtour de la presqu'île, et cet isthme est précisément barré par le mur des Pyrénées, qui continue à l'est jusqu'à la mer des Baléares la ligne des rivages océaniques. En comparaison de l'Italie et de la Grèce, l'Espagne se distingue aussi par la massiveté de ses contours. Tandis que les baies et les golfes découpent en forme de feuillage les rives du Péloponèse et s'arrondissent en nappes semi-circulaires entre les promontoires de l'Italie, le littoral de l'Espagne n'est que légèrement échancré par des anses se développant en arcs de cercle et se succédant avec un certain rhythme comme des chaînettes suspendues de pilier en pilier [153]. [Note 153: Pourtour de la Péninsule.......................... 3,243 kilomètres. Isthme pyrénéen................................ 418 » Développement des côtes (océaniques....... 1,675) (méditerranéennes. 1,150) 2,825 » ] On l'a dit depuis longtemps et avec beaucoup de justesse: «L'Afrique commence aux Pyrénées.» L'Hispano-Lusitanie ressemble, en effet, au continent africain par la lourdeur des formes, par la rareté des îles riveraines, par le petit nombre relatif de plaines largement ouvertes du côté de la mer; mais c'est une Afrique en miniature, cinquante fois moins étendue que le continent qui semblerait lui avoir servi de modèle. D'ailleurs son versant océanique, des Asturies, de la Galice, du Beira, est encore parfaitement européen par le climat, l'abondance des eaux, la nature de la végétation; certaines coïncidences de la flore entre ces régions et les îles Britanniques ont même fait supposer qu'à une époque antérieure de la planète la péninsule d'Ibérie tenait par ce côté au prolongement nord-occidental de l'Europe. L'Hispanie vraiment africaine ne commence qu'aux plateaux sans arbres de l'intérieur et surtout aux rivages méditerranéens. Là se trouve la zone de transition entre les deux continents. Par son aspect général, sa flore, sa faune et ses populations elles-mêmes, cette partie de l'Espagne appartient à la zone intermédiaire qui comprend toutes les contrées barbaresques jusqu'au désert du Sahara. La sierra Nevada et l'Atlas qui se regardent d'un continent à l'autre sont des montagnes soeurs. Le détroit qui les sépare n'est qu'un simple accident dans l'aménagement de la planète. Un contraste fort remarquable de l'Espagne avec les deux autres péninsules de la Méditerranée est que la première, quoique presque entièrement environnée par les eaux marines, est pourtant une terre essentiellement continentale. Si ce n'est par la plaine du Tage portugais et par les belles campagnes du Guadalquivir andalou, l'intérieur de la péninsule ibérique est sans communications faciles avec la mer. La plus grande partie de la contrée consiste en plateaux fort élevés qui se terminent au-dessus du littoral par des escarpements brusques ou même par des crêtes de montagnes, comparables aux remparts extérieurs d'une citadelle. Il en résulte que des côtes même pourvues de bons ports sont moins visitées par les navires qu'on ne s'y attendrait à la vue de leur richesse et de leur fertilité. La zone du littoral est trop étroite pour alimenter un commerce considérable et les habitants du plateau ont trop à descendre pour se soucier de venir prendre leur part de trafic. Ces causes ont de tout temps enlevé à l'Espagne une grande partie du mouvement commercial qui semblait devoir lui revenir en raison de sa position avancée dans l'Océan, à la porte même de la Méditerranée; dans les plus beaux temps de sa puissance maritime, elle a dû emprunter largement l'aide des navigateurs étrangers. [Illustration: N° 119.--PLATEAUX DE LA PÉNINSULE IBÉRIQUE.] Depuis la découverte des grands chemins de l'Océan vers l'Amérique et le cap de Bonne-Espérance, le côté océanique de la Péninsule, celui du Guadalquivir et du Tage, a plus d'importance dans le mouvement des échanges et dans l'histoire du monde que le côté méditerranéen tourné vers Rome et vers la France. Ce fait peut sembler étrange au premier abord; mais on aurait tort d'y voir l'effet d'une prétendue loi du progrès qui pousserait fatalement l'humanité d'orient en occident; la cause en est tout simplement dans la disposition générale du plateau ibérique. De même que l'Italie péninsulaire, l'Espagne tourne le dos à l'orient, elle regarde vers l'ouest. La contrée tout entière s'incline d'une pente graduelle dans la direction de l'Océan et c'est du même côté que s'épanchent les fleuves parallèles, le Miño, le Duero, le Tage, le Guadiana, le Guadalquivir. La ligne de partage des eaux, qui est aussi presque partout la ligne de faîte de l'Ibérie, se développe, d'Algeciras à Teruel, dans le voisinage immédiat de la Méditerranée. Les bouches de l'Èbre interrompent cette muraille riveraine par une brèche étroite et d'un accès périlleux pour les navires; mais immédiatement au delà recommencent les chaînes du littoral. Presque toute la masse de l'Espagne s'est trouvée ainsi cachée comme par un écran aux regards des navigateurs. La «terre de l'Occident», car tel est le sens du mot Hespérie, que les Grecs donnèrent à l'Espagne après l'avoir appliqué à l'Italie, est devenue par cela même aussi éloignée des péninsules orientales que si elle avait été transportée de plusieurs degrés plus avant dans l'Atlantique. Si la population première de l'Espagne, ibérique ou autre, n'était pas aborigène, ce que dans l'état actuel de nos connaissances il serait téméraire de nier ou d'affirmer, c'est par la frontière des Pyrénées ou par l'étroit bras de mer des Colonnes d'Hercule que la Péninsule a dû recevoir ses habitants. Des colons n'auraient pu venir par le littoral océanique, si ce n'est à l'époque où l'Irlande était plus rapprochée de l'Hispanie et se rattachait peut-être à quelque Atlantide. Du côté méditerranéen, les immigrations eussent été non moins difficiles, avant que l'art de la navigation en pleine mer eût été découvert, et même lorsque les marins grecs, massiliotes, phéniciens, carthaginois parcouraient librement la Méditerranée, ils ne pouvaient peupler que la zone du littoral à cause de l'escarpement des montagnes qui forment le rebord des plateaux espagnols. Leurs colonies, quelle qu'ait été leur importance dans l'histoire, sont donc toujours restées dans l'isolement et n'ont contribué que pour une faible part au mélange ethnologique des populations de l'intérieur. Le fond actuel de la nation espagnole est principalement de race ibérique. Les Basques, repoussés maintenant dans les hautes vallées des Pyrénées occidentales, occupaient en maîtres la plus grande partie de la Péninsule. Les noms de montagnes et des eaux courantes, ceux mêmes d'une quantité de villes témoignent de leur séjour et de leur domination dans presque toutes les contrées de l'Espagne, du golfe de Gascogne au détroit de Gibraltar. Des tribus celtiques, venues par les seuils des Pyrénées, s'étaient, à une époque inconnue, établies çà et là en groupes de race pure, tandis qu'ailleurs ils s'étaient mêlés aux aborigènes et formaient avec eux les nations connues sous le nom composé de Celtibères. Ces populations croisées habitaient surtout les plateaux qui de nos jours sont désignés par l'appellation de Castilles. Les Celtes purs, à en juger par les noms de lieux, occupaient la Galice et la plus grande partie du Portugal. Les Ibères avaient le siége principal de leur civilisation dans les parties méridionales de la Péninsule; ils s'avançaient au loin sur les plateaux, peuplaient les régions plus fertiles du pourtour méditerranéen, la vallée de l'Èbre, les deux versants des Pyrénées, pénétraient dans les Gaules jusqu'à la Garonne et à la base des Cévennes, puis, longeant le littoral des golfes du Lion et de Gênes, poussaient leurs dernières tribus jusqu'au delà des Apennins: on retrouve encore beaucoup de noms ibériques dans les Alpes Tessinoises. La répartition des noms géographiques semble témoigner que la marche des Ibères s'est faite du sud au nord, des Colonnes d'Hercule aux Pyrénées et aux Alpes. A ces éléments primitifs vinrent se joindre les colons envoyés par les peuples commerçants de la Méditerranée: Cádiz, Malaga sont des villes d'origine phénicienne; Carthagène est l'héritière de Carthage; l'antique Sagonte avait été fondée par des émigrés de Zacynthe; Rosas est une colonie rhodienne; les ruines d'Ampurias rappellent l'Emporium des Massiliotes. Mais le vieux fond ibérique et celtique ne devait être profondément modifié que par l'influence de Rome. Après une guerre d'un siècle, les rudes légionnaires furent enfin les maîtres de la Péninsule; les colons latins purent s'établir sans danger en dehors de chaque ville, de chaque poste fortifié; la culture italienne se répandit de proche en proche du littoral et de la vallée du Bétis (Guadalquivir) jusque dans les replis les moins fréquentés des plateaux, et, sauf dans les monts Cantabres habités de nos jours par les Basques, la langue des conquérants devint celle des vaincus. La part des Romains est donc fort grande dans la formation du peuple espagnol: quoique ibère et celte d'origine, il n'en est pas moins devenu l'une des nations latines par son idiome et le moule de sa pensée. Lorsque l'écroulement de l'empire romain eut fait accourir de toutes les extrémités du monde les hommes de proie, Suèves, Alains, Vandales et visigoths envahirent successivement l'Espagne. Usés par leurs victoires mêmes, aussi bien que par le changement de climat et de vie, pressés par ceux qui les suivaient, les premiers conquérants disparurent bientôt sans laisser beaucoup de traces. Les Alains nomades se perdirent au milieu des populations lusitaniennes, ou peut-être même furent exterminés en masse par les autres envahisseurs; les Suèves, tribu teutonique de race pure, se fondirent peu à peu du côté de la Galice; les Vandales abandonnèrent les riches cités de la Bétique, où ils avaient séjourné pendant quelques années, pour aller conquérir leur royaume éphémère de l'Afrique. Mais les Visigoths, plus tard venus et plus nombreux, peut-être aussi doués d'une plus grande solidité de caractère, s'établirent fermement sur le sol envahi et l'influence qu'ils exercèrent sur la race elle-même persiste encore dans la langue, les mœurs, l'esprit des Espagnols. Il est possible que la pompeuse gravité du Castillan soit en partie l'héritage des Visigoths. Après l'Europe septentrionale, l'Afrique devait à son tour déverser son contingent de populations nouvelles sur cette presqu'île dépendant géographiquement des deux parties du monde. Au commencement du huitième siècle, les musulmans de la Maurétanie, Arabes et Berbères, prirent pied sur le rocher de Gibraltar, et, dans l'espace de quelques mois, l'Espagne presque tout entière tombait en leur pouvoir. Pendant plus de sept siècles, le détroit d'Hercule baigna des deux côtés les terres du «Sarrasin» et nul obstacle n'arrêta le passage des commerçants, des colons, des industriels appartenant à toutes les races de l'Afrique du Nord et même de l'Asie. On ne saurait douter que l'influence de tous ces immigrants sur la population aborigène de la Péninsule n'ait été capitale; par les croisements continués de siècle en siècle le type originaire s'est modifié, ainsi que le prouvent suffisamment les traits des habitants dans les districts méridionaux. Il est vrai que l'Inquisition fit expulser du royaume ou réduire en esclavage des centaines de milliers, peut-être un million de Maures; mais ceux qu'elle traitait ainsi étaient les musulmans ou les convertis douteux; la grande masse de la population dite espagnole n'en avait pas moins dans ses veines une forte part de sang berbère et sémite; dans le voisinage même de Madrid, entre Tolède et Aranjuez, on cite le village de Villaseca comme étant peuplé de descendants des Maures; le teint foncé, la chevelure noire des habitants, ainsi que la coutume qu'ont les femmes de ne jamais se montrer sur la place du marché, témoignent en faveur de cette origine. La langue castillane elle-même établit combien grande a été l'influence des Sarrasins; elle a reçu beaucoup plus de mots arabes, apportés par les Maures, qu'elle n'en a admis de germaniques dus à l'idiome des Visigoths: environ deux mille termes sémitiques, désignant surtout des objets et des idées qui témoignent d'un état de civilisation en progrès, continuent de vivre dans le castillan et rappellent la période de développement industriel et scientifique inaugurée en Europe par les Arabes de Grenade et de Cordoue. Plusieurs auteurs pensent que le son guttural de la lettre _j_ (jota) est aussi de provenance arabe; mais il ne paraît pas qu'il en soit ainsi, car cette aspiration est plus fortement marquée dans les dialectes des provinces où n'ont jamais pénétré les Arabes, et, par contre, la langue des Portugais, qui pourtant furent asservis aux mahométans, ne possède pas la _jota_ castillane: ce son est donc probablement d'origine locale, et se sera maintenu, malgré l'influence du latin, dans le parler des Espagnols. [Illustration: TYPES CASTILLANS.--PAYSANS DE TOLÈDE. Dessin de D. Maillart, d'après des types photographiés par J. Laurent.] En même temps que les Maures, les Juifs avaient singulièrement prospéré sur le sol de l'Espagne; quelques auteurs évaluent même à 800,000 le nombre de ceux qui vivaient dans la Péninsule avant l'époque des persécutions. Souples comme la plupart de leurs compatriotes, ils avaient un pied dans les deux camps: ils servaient d'intermédiaires de commerce entre les chrétiens et les musulmans; ils s'enrichissaient en faisant les affaires des uns et des autres, en leur fournissant l'argent nécessaire pour se livrer bataille et s'entre-tuer. Pour subvenir à la guerre deux fois sainte de la croix et du croissant, il fallait pressurer le peuple, et les Juifs, agents du fisc, s'étaient chargés de cette besogne. Aussi quand la foi chrétienne eut triomphé et que les rois, pour se payer des frais de la croisade, en proclamèrent une seconde contre les Juifs, ce fut avec une véritable explosion de fureur que le peuple se tourna contre eux; il les poursuivit d'une «immortelle haine, que le fer, le feu, les tortures, les bûchers n'assouvirent jamais». Sans doute quelques familles de Juifs convertis par la peur au catholicisme réussirent à sauver leur existence et sont entrées depuis par les croisements dans la masse de la nation espagnole, mais l'élément israélite ne se trouve plus que pour une très-faible part dans la population de la Péninsule; la race a été plus que persécutée, elle a été extirpée. Plus heureux que les Juifs, les Tsiganes ou Zingares, dits Gitanos, c'est-à-dire Égyptiens, sont assez nombreux en Espagne pour donner à certains quartiers des grandes villes une physionomie spéciale. Le mépris dont on les poursuivait et la simplicité empressée avec laquelle ils pratiquent la religion nationale les a fait tolérer partout; jamais l'Inquisition, qui brûla tant de Juifs, de Maures et d'hérétiques, ne fit périr un seul Gitano; elle se bornait à les laisser poursuivre comme simples délinquants civils et vagabonds par la police de la Santa Hermandad. Ils ont pu vivre en paix, et, en maints endroits, sont devenus des citoyens ayant leurs habitations fixes et leur gagne-pain régulier; néanmoins ils diminuent, sans doute à cause des croisements qui les ramènent dans le gros de la population. Leur race est loin d'être pure, car il n'est pas rare que les Tsiganes épousent des Espagnoles; en revanche la tribu ne permet pas souvent à ses filles d'épouser des étrangers. On dit que les Gitanos sédentaires, se rappelant d'instinct et de tradition la vie errante que menèrent leurs ancêtres, témoignent le plus grand respect à ceux de leurs compatriotes qui parcourent encore librement les forêts et les plaines; de leur côté, ceux-ci, fiers de leur titre de _viandantes_ ou «chemineurs», regardent avec un certain mépris leurs malheureux frères entassés dans les taudis puants des villes. C'est le contraire dans les contrées danubiennes, où les Tsiganes sédentaires se considèrent comme une sorte d'aristocratie, presque comme une autre race. D'ailleurs il semble prouvé que tous les Gitanos d'Espagne descendent d'ancêtres ayant séjourné pendant plusieurs générations dans la péninsule des Balkhans, car leur idiome contient quelques centaines de mots slaves, et grecs témoignant d'un long séjour de ceux qui le parlent parmi les peuples de l'Europe orientale: c'est là ce qu'ont établi les recherches de Miklosich. Ainsi que le faisait remarquer M. de Bourgoing dans son ouvrage sur l'Espagne, les caractères offrent même un tel contraste, que le portrait d'un Galicien ressemblerait plus à un Auvergnat qu'à un Catalan, et que celui d'un Andalou ferait songer au Gascon; de province à province d'Ibérie, on verrait surgir les mêmes oppositions qu'en France. Au milieu de toutes les diversités provenant du sol, de la race, du climat et des mœurs, il est bien difficile de parler d'un type général représentant tous les Espagnols. Cependant la plupart des habitants de la Péninsule ont quelques traits communs qui donnent à la nation tout entière une certaine individualité parmi les peuples d'Europe. Quoique chaque province ait son type particulier, ces types se ressemblent par assez de côtés pour qu'il soit possible de s'imaginer une sorte d'Espagnol idéal où le Galicien se mêle à l'Andalou, l'Aragonais au Castillan. L'œuvre nationale a été longtemps commune, surtout à l'époque des luttes séculaires contre les Maures, et de cette communauté d'action, jointe à la parenté des origines, proviennent quelques traits appartenant à toutes les populations péninsulaires. En moyenne, l'Espagnol est de petite taille, mais solide, musculeux, d'une agilité surprenante, infatigable à la course, dur à toutes les privations. La sobriété de l'Ibère est connue. «Les olives, la salade et les radis, ce sont là les mets d'un chevalier,» dit un ancien proverbe national. Sa force d'endurance physique semble tenir du merveilleux, et l'on comprend à peine comment les _conquistadores_ ont pu résister à tant de fatigues sous le redoutable climat du Nouveau Monde! Avec toutes ses qualités matérielles, l'Espagnol bien dirigé est certainement, ainsi d'ailleurs que l'a constaté l'histoire, le premier soldat de l'Europe: il a le feu de l'homme du Midi, la force de l'homme du Nord, et n'a pas besoin, comme celui-ci, de se sustenter par une nourriture abondante. Les qualités morales de l'Espagnol ne sont pas moins remarquables et auraient dû, semble-t-il, assurer à la nation une plus grande prospérité que celle qui lui est échue. Quelles que soient les diversités provinciales du caractère espagnol, les Péninsulaires, nonchalants dans la vie de tous les jours, se distinguent pourtant en masse des autres peuples par un esprit de résolution tranquille, un courage persistant, une infatigable ténacité qui, suivant le bon ou mauvais emploi, ont tantôt fait la gloire, tantôt l'infortune de la nation. L'homme de cour, l'employé sceptique peuvent servir cyniquement la main qui les paye; mais quand l'Espagnol du peuple embrasse une cause, c'est jusqu'à la mort: tant qu'il lui reste un souffle de vie, on ne saurait dire qu'il est vaincu; d'ailleurs après lui viennent les fils, qui luttent avec le même acharnement que leur père. De là cette longue durée des guerres nationales et civiles. La reconquête de l'Espagne sur les envahisseurs maures a duré sept siècles, presque sans trêve; la prise de possession du Mexique, du Pérou, de toute l'Amérique andine, ne fut qu'un long combat d'un siècle. La guerre d'indépendance contre les armées de Napoléon est aussi un exemple de dévouement et de patriotisme collectif tel, que l'histoire n'en offre que bien peu d'exemples, et les Espagnols peuvent dire avec fierté que, pendant les quatre années de lutte, les Français ne trouvèrent pas parmi eux un seul espion. Dignes fils de la mère patrie, les créoles du Nouveau Monde soutinrent aussi contre les Castillans une guerre d'émancipation qui dura vingt ans, et maintenant une partie des habitants de la grande Antille espagnole ont fait, d'escarmouches et de batailles incessantes, leur vie normale depuis six années. Enfin les deux guerres carlistes auraient-elles été possibles ailleurs que sur la terre d'Espagne? Que de fois des coups qui semblaient décisifs ont été frappés; mais l'ennemi vaincu la veille se redressait le lendemain et la lutte reprenait avec une nouvelle énergie. Il n'est donc pas étonnant que l'Espagnol, parfaitement conscient de sa valeur, parle de lui-même, lorsqu'il est le plus abaissé par le sort, avec une certaine fierté, qui chez tout autre pourrait passer pour de l'outrecuidance. «L'Espagnol est un Gascon, a dit un voyageur français, mais un Gascon tragique.» Les actes suivent chez lui les paroles. Il est vantard, mais si quelqu'un pouvait avoir raison de l'être, ce serait lui. L'Espagnol a des qualités qui chez d'autres peuples s'excluent souvent. Avec toute sa fierté, il est pourtant simple et gracieux de manières; il s'estime fort lui-même, mais il n'en est pas moins prévenant pour les autres; très-perspicace et devinant fort bien les travers et les vices de son prochain, il ne s'abaisse point à le mépriser. Même quand il mendie, il sait parfois garder une attitude de noblesse. Un rien le fera s'épancher en torrents de paroles sonores; mais que l'affaire soit d'importance, un mot, un geste lui suffiront. Il est souvent grave et solennel d'aspect, il a un grand fonds de sérieux, une rare solidité de caractère, mais avec cela une gaieté toujours bienveillante. L'avantage immense, inappréciable que l'Espagnol si l'on excepte toutefois le Vieux-Castillan, a d'ordinaire sur la plupart des autres Européens, est celui d'être heureux. Rien ne l'inquiète; il se fait à tout; il prend philosophiquement la vie comme elle vient; la misère ne l'effraye point, et il sait même, avec une ingéniosité sans pareille, en extraire les joies et les avantages. Quel héros de roman eut la vie plus traversée et pourtant plus gaie que ce Gil Blas, dans lequel les Espagnols se sont si bien reconnus? Et néanmoins c'était alors la sombre époque de l'Inquisition; mais l'effroyable Saint-Office n'empêchait pas la joie. «La parfaite félicité, dit le proverbe, est de vivre aux bords du Manzanarès; le second degré du bonheur est d'être en paradis, mais à la condition de voir Madrid par une lucarne du ciel.» A tous ces contrastes, qui nous paraissent étranges, de jactance et de courage, de bassesse et de grandeur, de dignité grave et de franche gaieté, sont dues ces contradictions apparentes de conduite, ces alternatives bizarres d'attitude qui étonnent l'étranger, et que l'Espagnol appelle complaisamment _cosas de España_, comme si lui seul pouvait en pénétrer le secret. Gomment expliquer, en effet, que l'on trouve chez ce peuple tant de faiblesse à côté de tant de hautes qualités, tant de superstitions et d'ignorance avec un bon sens si net et une si fine ironie, parfois tant de férocité avec un naturel de générosité magnanime, la fureur de la vengeance avec le tranquille oubli des injures, une pratique si simple et si digne de l'égalité avec tant de violence dans l'oppression? Malgré la passion, le fanatisme que les Espagnols apportent dans tous leurs actes, ils acceptent avec la plus grande résignation ce qu'ils croient ne pouvoir empêcher. A cet égard, ils sont tout à fait musulmans. Ils ne répètent point comme l'Arabe: «Ce qui est écrit est écrit!» Mais ils disent non moins philosophiquement: «Ce qui doit être ne peut manquer!» (_Lo que ha de ser no puede faltar_); et, drapés dans leur manteau, ils regardent avec dignité passer le flot des événements. «Les Espagnols paraissent plus sages qu'ils ne le sont,» a déjà dit depuis trois siècles le chancelier Bacon. Presque tous possédés de la passion du jeu, ils se laissent d'avance emporter par la destinée, prêts au triomphe, non moins prêts à l'insuccès. Que de fois la sérénité fataliste de l'Espagnol a-t-elle laissé des maux irréparables s'accomplir! Parmi ces maux on a pu craindre qu'il ne fallût ranger la décadence irrémédiable de la nation tout entière. En voyant toutes les ruines accumulées sur le sol de l'Espagne, en assistant aux luttes qui s'éternisent sur cette terre ensanglantée, des historiens qui n'avaient pas une idée assez nette du lien de solidarité qui rattache les nations les unes aux autres ont parlé des Espagnols comme d'un peuple absolument tombé. C'est là une erreur, mais le recul étonnant qu'a subi la puissance castillane depuis trois siècles explique comment il a été facile de se tromper. Même dans le voisinage des grandes villes et de la capitale, que de campagnes, jadis cultivées, qui par leur nom de _despoblados_ et de _dehesas_ rappellent le souvenir des Maures violemment expulsés ou des chrétiens qui se sont retirés devant le désert envahissant! Que de cités, que de villages dont les édifices témoignent par la beauté de leur architecture et la richesse de leurs ornements que la civilisation locale était, il y a des siècles, bien supérieure à ce qu'elle est aujourd'hui? La vie semble s'être enfuie de ces pierres jadis animées! Et l'Espagne elle-même, comme puissance politique, n'est-elle pas un débris, comparée à ce qu'elle fut du temps de Charles-Quint? [Illustration: Nº 120.--DEHESAS DES ENVIRONS DE MADRID.] Dans son fameux ouvrage sur la _Civilisation_, Buckle cherche à expliquer la longue décadence du peuple espagnol par diverses raisons, tirées, les unes du climat et de la nature du sol, les autres de l'évolution historique. La sécheresse d'une grande partie du territoire, les vents âpres qui sur les plateaux succèdent aux chaleurs extrêmes, la fréquence des tremblements de terre dans certains districts, telles sont les principales causes d'ordre matériel qui ont contribué à rendre les Espagnols superstitieux et paresseux d'esprit; mais la cause suprême et fatale a été la longue suite de guerres religieuses qu'ils ont eues à soutenir contre leurs voisins. Dès l'origine de la monarchie, les rois visigoths défendirent avec acharnement l'arianisme contre les Francs; puis, quand les Espagnols, devenus catholiques à leur tour, n'eurent plus à guerroyer contre d'autres chrétiens pour le compte de leur foi, les musulmans envahirent la Péninsule, et l'histoire de la nation ne fut plus qu'une lutte incessante: durant plus de vingt générations, les guerres religieuses, qui pour les autres peuples étaient un événement exceptionnel, devinrent l'état permanent du peuple d'Espagne. Il en résulta que le patriotisme de race et de langue s'identifia presque complètement avec l'obéissance absolue aux ordres des prêtres. Tout combattant, des rois aux moindres archers, étaient soldats de la foi plus que défenseurs de la terre natale, et par suite leur premier devoir était de se soumettre aux injonctions des hommes d'église. Les conséquences de ce long assujettissement de la pensée étaient inévitables. Le clergé prit possession de la meilleure part des terres conquises sur les infidèles, il accapara tous les trésors pour en orner les couvents et les églises; fait bien plus grave encore, il s'empara du gouvernement et du contrôle de la société tout entière par l'organisation des tribunaux. Dès le milieu du treizième siècle, le «Saint-Office» de l'Inquisition fonctionnait dans le royaume d'Aragon; lorsque les Maures furent définitivement expulsés de l'Espagne, l'action de ce tribunal souverain devint toute-puissante et les rois mêmes se prirent à trembler devant lui. Mais tandis que ces longues guerres religieuses travaillaient à l'abaissement intellectuel et moral des Espagnols de toutes les provinces, d'autres causes, agissant en sens inverse, étaient, au contraire, de nature à développer tous les éléments de progrès: c'est le côté de la question si complexe de l'histoire d'Espagne que Buckle a négligé de mettre en lumière. Pour soutenir la lutte contre les musulmans, et pour garder quelque semblant d'autorité sur leurs vassaux batailleurs, les rois avaient dû respecter, favoriser même les libertés de leurs peuples: c'est à ce prix seulement que la guerre pouvait être nationale. Les villes étaient devenues libres et prenaient part au grand conflit dans la plénitude de leur volonté; elles seules volaient les fonds et, dans la plupart des Cortès, leurs délégués no permettaient même pas aux représentants de la noblesse et du clergé de siéger à côté d'eux. Lès le commencement du onzième siècle, deux cent cinquante ans avant qu'on ne parlât d'institutions représentatives en Angleterre, l'histoire nous montre des cités du royaume de Leon, des Castilles, de l'Aragon, s'administrant elles-mêmes et formulant leurs coutumes en lois; de vieux documents nous montrent des souverains qui reconnaissent ne pouvoir entrer dans les villes sans le consentement de la municipalité. Grâce à cette autonomie, qui donnait aux Espagnols des avantages inappréciables sur la plupart des autres populations de l'Europe, les villes de la Péninsule progressèrent rapidement en industrie, en commerce, en civilisation: le degré de perfection qu'avaient atteint la littérature et les beaux-arts, à la grande époque de la floraison nationale, témoigne quelle était la puissante vitalité de toutes ces communes espagnoles où s'élevaient de si beaux édifices, d'où sortaient tant d'hommes de valeur. Les cités commençaient même à se libérer du joug de l'Église; elles se réservaient, bien avant Luther, de ne laisser proclamer les indulgences qu'après en avoir examiné la convenance et le but. En outre, les libertés municipales contribuaient à développer cette dignité tranquille, ce respect mutuel, cette noblesse de manières qui semblent être un privilége de race chez les hommes de souche ibérique. Entre ces forces opposées, tendant les unes à solliciter l'initiative individuelle, les autres, au contraire, à la supprimer complétement au profit de l'Église et de la centralisation monarchique, une lutte directe ne pouvait manquer d'éclater tôt ou tard. Dès que la reconquête de l'Espagne par les chrétiens fut achevée et que la ferveur religieuse, la fidélité aux souverains et le patriotisme local n'eurent plus un même but à poursuivre, la guerre intérieure commença. Elle se termina promptement au profit du pouvoir royal et de l'Église; les _comuneros_ des Castilles, qui s'étaient constitués les défenseurs des libertés locales et régionales, furent mal secondés ou combattus par les habitants des autres provinces, Asturies, Aragon, Andalousie; même les Maures de l'Alpujarra aidèrent à l'écrasement du peuple; à l'aide de l'or du Portugal et de l'Amérique, les généraux de Charles-Quint le massacrèrent et tout aussitôt le silence se fit dans les villes, jusqu'alors si actives et si gaies, de la Péninsule. La découverte du Nouveau Monde, qui précisément alors venait de se faire au profit de la monarchie espagnole, fut pour la nation un malheur peut-être plus grand. L'expatriation de tous les jeunes gens d'audace, de tous les coureurs d'aventures qui allaient conquérir l'Eldorado par delà l'Atlantique est une des causes qui contribuèrent le plus à l'affaiblissement de l'Espagne. Les plus hardis partaient; les faibles, les gens qu'effrayait la mort restaient seuls au logis. C'est ainsi que peu à peu la mère patrie se trouva privée de ses enfants les mieux trempés. Toute sa vaillance et son esprit d'entreprise avaient trouvé un dérivatif dans la prise de possession du Nouveau Monde, et, tout enivrée de sa gloire d'outre-mer, elle se laissa sans résistance abîmer par ses maîtres dans la plus profonde ignominie. Un navire trop chargé de toile s'expose à chavirer à la moindre tempête; de même l'Espagne, trop faible pour l'immensité de ses colonies, s'affaissa promptement sur elle-même. Les énormes quantités d'or et d'argent que les mines du Nouveau Monde fournirent au trésor de la métropole furent aussi un puissant élément d'appauvrissement et de démoralisation. En deux siècles, de l'an 1500 à l'an 1702, les envois de métaux précieux faits par les colonies s'élevèrent à la somme totale de 54 milliards de francs. De pareilles sommes, acquises sans travail et gaspillées surtout à des oeuvres de corruption, devaient avoir pour résultat de développer à l'excès l'indolence naturelle de l'Espagnol. L'or arrivant sans effort, on ne se donna plus la peine de le gagner: au lieu de produire, on acheta, et bientôt tous les trésors eurent pris le chemin de l'étranger. Puis, quand les colonies cessèrent de nourrir la mère patrie, tous ceux qui s'étaient accoutumés à la paresse durent vivre par la mendicité de la rue ou par la mendicité bureaucratique, plus basse et plus dissolvante encore. Peut-être l'Espagne est-elle la seule contrée d'Europe où l'on voie des ouvriers abandonner leur travail ordinaire, pour aller prendre leur part de la pitance distribuée aux mendiants à certains jours de la semaine. Sans agression du dehors et par le seul effet de la décadence intérieure, la nation déclina dans le monde avec une rapidité sans exemple. Après l'expulsion des Maures, les citoyens les plus industrieux de la contrée, toute activité s'éteignit peu à peu en Espagne. Les ateliers se fermèrent par milliers dans les villes jadis industrielles, comme Séville et Tolède. Les procédés de métier se perdirent, faute d'artisans; le commerce, livré au monopole, délaissa les marchés et les ports; on cessa d'exploiter les mines et les carrières; souvent même, disent les chroniques du temps, les champs delà Navarre seraient restés en friche, aux abords mêmes des villages, si des paysans béarnais n'étaient allés y faire les semailles et la moisson. Les jeunes Espagnols entraient en foule dans les monastères pour jouir du privilège de l'oisiveté; et plus de neuf mille couvents d'hommes, dont les champs étaient cultivés aux dépens du reste de l'Espagne, s'établirent dans toutes les parties du royaume. Toute étude sérieuse cessa dans les écoles et les universités; suivant la forte expression de Saint-Simon, «la science était un crime; l'ignorance et la stupidité la première vertu.» Le pays se dépeuplait: il ne naissait plus d'enfants en nombre suffisant pour remplacer les morts. Les Espagnols étaient tombés si bas, qu'ils avaient perdu leur vieux renom de vaillance, pourtant si mérité. Après l'instauration de la dynastie bourbonienne, lorsque des étrangers, français, italiens, irlandais, furent appelés en foule pour occuper toutes les hautes positions, c'est que les indigènes eux-mêmes, dégoûtés de tout travail et privés de toute initiative, étaient devenus incapables de la gestion des affaires. L'observateur impartial qui compare l'Espagne de nos jours à ce qu'elle fut à l'époque de son long silence sous le régime de l'Inquisition, est frappé des progrès de toute espèce qui se sont accomplis. Un proverbe bien mensonger proclame «heureux les peuples qui n'ont pas d'histoire», comme si les morts en avaient une. C'est au contraire lorsqu'ils sont en pleine possession de leur vie, fût-elle même inquiète et tumultueuse, que les peuples marquent leur existence dans l'humanité par des actes de valeur historique et des services réels rendus à leurs contemporains. Quoique depuis le commencement du siècle l'Espagne renaissante ait toujours, pour ainsi dire, vécu au milieu des flammes, elle a plus travaillé pour les arts, les sciences, l'industrie, elle a fourni par quelques-uns de ses fils plus de hauts enseignements que pendant les deux siècles de morne paix qui s'étaient écoulés depuis que Philippe II avait fait l'ombre dans son royaume. Il est toutefois évident que si la vie de l'Espagne ne se dépensait pas pour une si grande part en luttes intestines et qu'elle s'appliquât tout entière à des œuvres d'intérêt collectif, l'utilité de la race ibérique serait bien autrement considérable pour le reste du monde. Mais il se trouve précisément que les conditions géographiques de la Péninsule se sont opposées jusqu'à maintenant à tout groupement libre des habitants en un corps de nation compacte et solide. Quoique se présentant dans l'ensemble de l'organisme européen avec une grande unité de contours et de formes, l'Hispano-Lusitanie n'en offre pas moins à l'intérieur, à cause de ses plateaux et de ses montagnes, une singulière diversité, et cette diversité est passée de la nature aux hommes qui l'habitent. On peut dire que toutes les saillies et les creux du plateau montueux de l'Ibérie se sont moulés sur les populations elles-mêmes. Sur le pourtour océanique et méditerranéen de la Péninsule tous les avantages se trouvent réunis: c'est là que le climat est le plus doux, que la terre féconde se couvre de végétation en plus grande abondance, que la facilité des communications invite les hommes aux voyages et aux échanges; aussi les cultivateurs, les commerçants, les marins se pressent-ils dans la région du littoral et la plupart des grandes villes s'y sont fondées. Dans l'intérieur du pays, au contraire, les plateaux arides, les roches nues, les âpres sentiers, les terribles hivers, le manque de produits variés ont rendu la vie difficile aux habitants, et souvent les jeunes gens du pays, attirés par les plaines heureuses qui s'étendent au pied de leurs monts sauvages, émigrent en grand nombre. Il en résulte que la population espagnole se trouve distribuée en zones annulaires de densité. [Illustration: N° 121.--DENSITÉ DES POPULATIONS DE LA PÉNINSULE IBÉRIQUE.] La face riveraine de la Péninsule, celle qui comprend les côtes de la Catalogne, de Valence et de Murcie, Málaga, Cádix et la vallée du Guadalquivir, le bas Portugal et le versant maritime des Pyrénées occidentales, est la région vivante par excellence: là est le mouvement des hommes et des idées. D'un autre côté, la capitale du royaume, située dans une position dominante, à peu près au centre géométrique de la contrée, ne pouvait manquer de devenir, elle aussi, un foyer vital, à cause du réseau de routes dont elle occupe le milieu; mais elle est entourée de régions faiblement peuplées et même, en quelques endroits, de véritables déserts. Cette inégalité de population entre les plaines basses du littoral et les plateaux de l'intérieur, et, bien plus encore, ce dédoublement de la civilisation péninsulaire en une zone extérieure et un foyer central ont produit les résultats les plus considérables dans l'histoire générale de l'Espagne. Consciente de sa propre vitalité, animée d'une suffisante initiative pour se gouverner elle-même, chacune des provinces maritimes tendait à s'isoler des autres parties de l'Espagne et à vivre d'une vie indépendante. Pendant les sept cents années que dura l'occupation des Maures, la haine de race et de religion, commune aux états chrétiens de la Péninsule, avait pu maintenir une certaine union entre les divers royaumes chrétiens de l'Ibérie et faciliter la création d'une monarchie unitaire; mais, pour conserver cette unité factice, le gouvernement espagnol dut avoir recours au système de terrorisme et d'oppression le plus savant sous lequel un peuple ait jamais été courbé. D'ailleurs le Portugal, auquel sa position sur l'Océan, l'importance de son commerce, l'immense étendue de ses conquêtes coloniales avaient assuré un rôle à part, ne subit la domination détestée des Castillans que pendant moins d'un siècle et se sépara de l'Espagne comme une pièce neuve se détache d'un habit cousu de morceaux d'étoffes diverses. Au choc des événements extérieurs, la monarchie espagnole elle-même faillit disparaître. C'est en vain que, pour s'asseoir plus solidement, l'autorité royale avait abêti, appauvri le peuple et tari en apparence la source des idées: d'incessantes révolutions et des guerres civiles de province à province montrèrent bien que sous l'oppression commune la forte individualité de chacun des groupes naturels de population s'était maintenue. Il est certain que d'année en année le lien d'unité politique se noue plus fortement entre les divers peuples de l'Espagne, grâce à la facilité croissante des voyages et des échanges, à la substitution graduelle d'une même langue aux dialectes provinciaux, au rapprochement spontané qu'amènent la compréhension des mêmes idées et la formation des partis politiques; mais Andalous et Galiciens, Basques et Catalans, Aragonais et Madrileños, sont encore bien éloignés de s'être fondus en une seule nationalité. La constitution fédérale que s'était donnée pour un temps la république espagnole était donc complètement justifiée par la forme géographique du pays et l'histoire de ses habitants. Cette autonomie provinciale que les gouvernants n'ont pas voulu consacrer par la paix ne s'en affirme pas moins par la guerre civile: la violence veut réaliser ce que n'a pu le bon accord. Telle est, sous divers noms, intransigeance ou carlisme, et avec d'autres éléments de dissension civile, la grande cause des révolutions qui dans les dernières années ont agité l'Espagne. Les populations cherchent leur équilibre naturel, et l'une des principales conditions de cet équilibre est le respect des limites tracées entre les provinces par les différences du sol et du climat, ainsi que par les diversités de mœurs qui en sont la conséquence. Il est donc nécessaire d'étudier à part chacune de ces régions naturelles de l'Espagne, en tenant compte de ce fait, que les divisions politiques ne suivent exactement ni les lignes de faîte entre les bassins ni les frontières entre les populations de dialectes différents. II PLATEAUX DES CASTILLES, DE LEON ET DE L'ESTREMADURE. Le plateau central de la Péninsule, entre la vallée de l'Èbre et celle du Guadalquivir, est parfaitement délimité par la nature: une enceinte semi-circulaire l'entoure au nord, à l'est et au sud, des Pyrénées Cantabres à la sierra Morena[154]. Il est vrai que du côté de l'ouest la pente générale du plateau s'incline vers le Portugal et l'Atlantique; mais là aussi des massifs montagneux et surtout les escarpements des gorges fluviales par lesquelles il faut dévaler pour entrer dans les vallées inférieures constituent une véritable barrière, dont certaines parties sont malaisées à traverser. La haute région où le Duero, le Tage, le Guadiana développent leur cours supérieur est donc un tout géographique distinct encadré par une zone complétement circulaire de terres à versant maritime: on peut la comparer à une sorte de péninsule plus petite enfermée dans la grande presqu'île et ne tenant aux Pyrénées françaises que par l'isthme étroit des provinces Basques. En effet, si l'eau de la mer s'élevait brusquement de 600 mètres, les plateaux des Castilles, diversement échancrés par des golfes, s'isoleraient du reste de l'Espagne. Leur étendue considérable, car ils forment bien près de la moitié de tout le pays, leur assurait d'avance un rôle historique des plus importants; par le fait même de leur position dominatrice, les Castillans ont annexé presque tous les territoires circonvoisins à leur domaine, qui occupe déjà plus des deux cinquièmes de toute l'Espagne. [Note 154: Superficie. Bassin du Duero, Leon et Vieille-Castille, sans Logroño et Santander 94,773 kilom. car. Bassins du Tage et du Guadiana 115,819 » ___________________ 210,592 kilom. car. Popul. en 1871. Popul. kilom. Bassin du Duero, Léon et Vieille-Castille, sans Logroño et Santander 2,550,000 27 hab. Bassins du Tage et du Guadiana 2,276,000 20 » _________ _______ 4,826,000 23 hab. ] Les Castilles, cette Espagne par excellence, ne sont point un beau pays, ou du moins leur beauté, solennelle et formidable, n'est point de nature à être comprise par la plupart des voyageurs. De vastes étendues du plateau, telles que la Tierra de Campos, au nord de Valladolid, sont d'anciens fonds lacustres, au sol d'une grande fécondité, mais d'une extrême monotonie, à cause du manque de variété dans les cultures et de l'absence de toute végétation forestière; le sol s'y montre à nu avec ses argiles et ses sables diversement nuancés en gris, en bleu, en rouge clair, en rouge de sang. Ses chemins, sur lesquels de longues files de mules passent en soulevant des tourbillons de poussière, se confondent avec les terrains environnants. D'autres parties du plateau, beaucoup plus inégales, sont bosselées de monticules pierreux jaunis par le soleil et rayés sur leurs pentes de sillons où les chardons et d'autres plantes épineuses se mêlent aux céréales. Ailleurs, notamment à l'orient de Madrid, le plateau prend l'aspect d'un pays de montagnes; de toutes parts l'horizon est fermé par des croupes et des cimes revêtues d'une herbe maigre, et des gorges sombres, entaillées par les eaux naissantes, s'ouvrent ça et là entre des parois de rochers. Ailleurs encore, comme dans la basse Estremadure, les pâturages s'étendent à perte de vue jusqu'à la base des montagnes éloignées, et dans ces plaines, semblables à certaines parties des pampas américaines, pas un arbre n'arrête le regard. Au commencement du siècle, des terres tout à fait incultes, quoique très-fertiles naturellement, occupaient dans le district de Badajoz une étendue de plus de 100 kilomètres en longueur sur une largeur de la moitié. Un demi-million d'hommes eût vécu à l'aise dans ce désert. A voir l'effrayante nudité de la plupart de ces plaines, on ne croirait pas que, depuis le milieu du siècle dernier, il existe une ordonnance du Conseil de Castille enjoignant à chaque habitant des campagnes de planter au moins cinq arbres. L'œuvre de déboisement a été menée avec plus de zèle que le travail de repeuplement. Les paysans ont un préjugé contre les arbres: ils disent que le feuillage leur rend le mauvais service de protéger les petits oiseaux contre les rapaces et livre ainsi les moissons en proie aux volatiles granivores; aussi, non contents d'exterminer tous les oisillons, à l'exception des hirondelles, s'acharnent-ils à la destruction des bois; en maints endroits il ne reste plus d'arbres que dans les solitudes éloignées de toute demeure de l'homme; on marcherait pendant des journées entières sans en apercevoir un seul. La campagne est réduite à un tel état de nudité, que, suivant le Proverbe, «l'alouette traversant les Castilles doit emporter son grain.» Même au milieu des champs cultivés on croirait se trouver dans un désert surtout quand la moisson n'a laissé que des chaumes flétris. Les masures en terre grise ou en pierrailles semblent de loin se confondre avec le sol environnant; les villes elles-mêmes, entourées de leurs murs ébréchés et jaunâtres, ont l'air de rochers ravinés. L'eau manque en plusieurs régions du plateau comme dans les solitudes de l'Afrique. Nombre de villes et de villages alimentés par l'eau de source proclament joyeusement, par leur nom même, la possession de ce riche trésor. Des ponts énormes passent sur les ravins, mais, pendant plus d'une moitié de l'année, on ne voit pas une goutte d'eau dans le lit pierreux que les constructeurs de la route ont mis tant de peine à franchir. Le plateau central de l'Espagne n'est pas incliné seulement à l'ouest vers l'Atlantique lusitanien, il descend aussi, mais d'une pente fort inégale, de la base des Pyrénées cantabres au bord septentrional de la vallée du Guadalquivir. Tandis que le haut bassin du Duero se penche de l'est à l'ouest, entre 1,000 mètres et 700 mètres d'altitude moyenne, la Nouvelle-Castille et la Manche, dans les bassins du Tage et du Guadiana, n'ont plus que 600 mètres d'élévation. Dans leur ensemble, les hautes terres de l'Espagne centrale sont comparables à deux gradins de différente hauteur séparés l'un de l'autre par une muraille percée de brèches. Cette muraille qui sert de limite commune aux deux terrasses du plateau est la sierra de Guadarrama, prolongée à l'ouest par la sierra de Gredos. Au nord, les eaux qui s'écoulent par le Duero arrosent la province de Léon et la Vieille-Castille; au sud, les bassins jumeaux du Tage et du Guadiana constituent les provinces de la Nouvelle-Castille, de la Manche et de l'Estremadure. [Illustration: TOLÈDE. Dessin de Ph. Benoist, d'après une photographie de J. Laurent.] Les deux plateaux juxtaposés étaient occupés à l'époque tertiaire par de grands bassins lacustres; des fleuves à cataractes, semblables aux canaux d'écoulement qui déversent dans l'Atlantique les eaux de la méditerranée canadienne, faisaient communiquer entre elles ces hautes mers de l'Ibérie. L'une d'elles, dont les contours sont indiqués par les limites géologiques d'une couche de débris arénacés, argileux et calcaires, arrachés aux montagnes environnantes, est celle qui s'est écoulée par les défilés du bas Duero. Jadis elle était fermée précisément de ce côté par les montagnes cristallines du Portugal, et c'est au nord-est, par la brèche de Pancorbo, où passe actuellement le chemin de fer de Burgos à Vitoria, que l'excédant des eaux s'épanchait probablement dans le bassin de l'Èbre. En outre, un large détroit, contournant à l'est les montagnes de Guadarrama, unissait le lac supérieur, celui dont le fond est devenu la Vieille-Castille, au lac inférieur remplacé aujourd'hui par les plaines de la Nouvelle-Castille et de la Manche. À en juger par la superficie des terrains tertiaires que les eaux ont laissés en témoignage de leur séjour, les deux lacs avaient ensemble une superficie de 76,000 kilomètres carrés, soit environ la huitième partie de la surface actuelle de la Péninsule. Relativement à ce qu'elle est de nos jours, la presqu'île d'Ibérie n'était donc à ces âges de la planète qu'une sorte de squelette non encore revêtu de chair; les massifs de granit et de roches anciennes, unis les uns aux autres par des croupes de terrains triasiques, jurassiques et crétacés, formaient comme un double anneau montagneux, limité extérieurement par des eaux salées, intérieurement par des eaux douces. Les golfes du dehors et les lacs du dedans s'emplissaient à la fois de dépôts que l'on reconnaît maintenant à leurs fossiles, les uns d'origine marine, les autres provenant des eaux douces. Cette période géologique dura pendant de longs âges, car les couches de terrains lacustres ont en maints endroits plus de 300 mètres d'épaisseur. Les strates miocènes qui forment la partie superficielle des deux bassins des Castilles appartiennent exactement à la même époque de la Terre, puisqu'on y trouve les ossements fossiles des mêmes grands animaux, mégathériums, mammouths, hipparions. La partie nord-occidentale et septentrionale de l'enceinte montagneuse de la terre de Léon et de la Vieille-Castille est formée par le système des Pyrénées Cantabres; mais immédiatement à l'est du plus haut massif de ces montagnes, au nœud de la Peña Labra, des croupes allongées se détachent vers le sud-est et constituent la ligne de faîte qui sépare le bassin du Duero des sources de l'Èbre. Ces croupes, connues sous divers noms, forment d'abord les _páramos_ de Lora, inclinés en pente douce vers le plateau méridional, mais brusquement coupés vers l'Èbre, coulant comme au fond d'un fossé à quelques centaines de mètres de profondeur. A l'est, la ligne de partage, d'une altitude de plus de 1,000 mètres, se prolonge assez régulièrement jusqu'au massif de la Brujula, dont un col est utilisé par la route de Burgos à la mer, et que les voyageurs, trompés par les muletiers, se figuraient jadis être un des points les plus élevés de la Péninsule. Mais au delà, les croupes appelées à tort _montes_ de Oca, s'exhaussent graduellement et se rattachent à un massif de véritables montagnes, au noyau de roches cristallines, la sierra de Demanda, dominée par le pic de San Lorenzo. Un autre massif, appuyé comme le premier sur de puissants contre-forts, lui succède au sud-est et porte la haute cime du Pico de Urbion, qui donne naissance à la source du Duero. Une chaîne, dite sierra Cebollera, continue régulièrement la ligne de faîte, pour s'abaisser par degrés, tout en se ramifiant diversement dans les deux bassins de l'Èbre et du Duero. Enfin, cette partie de l'enceinte du plateau se termine par un troisième massif, celui de Moncayo, qui se compose de roches cristallines comme le San Lorenzo, et s'élève à une hauteur encore plus considérable. Au delà, la chaîne disparaît complètement, elle est remplacée par de larges croupes aux versants tourmentés qui n'offrent plus aucun obstacle au passage des routes et que la voie ferrée de Madrid à Saragosse a pu utiliser sans peine. Mais au sud de la Cebollera et du Moncayo diverses petites chaînes, disposées parallèlement à ces grands massifs, emplissent l'angle oriental du bassin du Duero et forcent le fleuve à décrire un long détour par le défilé de Soria. C'est dans ces montagnes, non loin du faîte au triple versant de l'Èbre, du Tage et du Duero, que s'élevait la forteresse de Numance, dont l'héroïque lutte contre l'étranger a été depuis imitée par tant d'autres cités de la Péninsule. [Illustration: Nº 122.--PROFIL DU CHEMIN DE FER DE BAYONNE A CADIZ, A TRAVERS LA PÉNINSULE.] Entre le bassin du Duero et celui du Tage, la ligne de faîte est plus haute en moyenne et plus régulière que dans la partie nord-orientale de la Vieille-Castille. A peine indiquée d'abord par de faibles renflements d'une centaine de mètres, que porte l'énorme soubassement des hautes terres, la chaîne se redresse peu à peu dans la direction de l'ouest et du sud-ouest, et forme bientôt la fameuse sierra de Guadarrama, le système Carpéto-Vétonique de Bory de Saint-Vincent: c'est la chaîne la plus connue de toutes celles du centre de l'Espagne, non qu'elle soit la plus haute, mais elle borne l'horizon de Madrid du superbe hémicycle de ses roches de granit. La crête de cette chaîne est assez étroite et ses pentes sont escarpées de part et d'autre; elle est dressée en un véritable mur entre les deux Castilles, et ce n'est pas sans peine que l'on a pu construire les routes qui s'élèvent en lacets vers les cols de Somosierra, de Navacerrada, de Guadarrama; aussi Ferdinand VI, tout fier du chemin tracé sous son règne à travers la montagne, fit-il dresser, sur l'un des plus hauts sommets, la statue d'un lion avec une inscription grandiose rappelant que «le roi a vaincu les monts». Quant au chemin de fer du nord de l'Espagne, il a dû tourner la sierra du côté de l'ouest par la dépression d'Avila, mais il passe encore à une altitude plus grande d'une vingtaine de mètres que la voie ferrée dite du mont Cenis; il l'emporte également par la hauteur sur toutes les autres lignes des Alpes actuellement utilisées par la vapeur. Le rempart naturel que les montagnes de Guadarrama forment au nord de la plaine de Madrid constitue pour cette ville une ligne stratégique de la plus haute importance; de sanglantes batailles ont été livrées dont le seul enjeu était la possession des passages de la sierra. Au sud-ouest du pic de Peñalara, qui est le plus élevé de l'arête Carpéto-Vétonique, les monts s'abaissent rapidement et bientôt, au pic de la Cierva, la chaîne se divise en deux rameaux. Le plus septentrional, qui se dirige à l'ouest, puis décrit un demi-cercle autour de la plaine d'Avila, forme la ligne de partage entre les eaux tributaires du Duero et celles qui vont se jeter dans le Tage; en maints endroits, c'est plutôt un renflement du sol, une croupe allongée, qu'une véritable chaîne. Le rameau du sud, plus haut, plus régulier comme système de montagnes, formerait la chaîne naturelle de jonction entre la sierra de Guadarrama et la sierra de Gredos, s'il n'était coupé en deux par le défilé qu'y a creusé la rivière d'Alberche, à sa sortie d'une étroite vallée supérieure, ménagée entre les deux murs parallèles des montagnes. Par une sorte de rhythme dont on trouve beaucoup d'autres exemples en diverses contrées de la terre, l'Alberche, affluent du Tage, et le Tormes, tributaire du Duero, ont comme entrelacé leurs sources; le massif qui leur donne naissance épanche au sud la rivière dont les eaux coulent au nord, et au nord celle qui se dirige vers le midi. La sierra de Gredos, qui continue, à l'ouest du défilé de l'Alberche, le système orographique de l'Espagne centrale, est, après la sierra Nevada de Grenade et les monts Pyrénées, celle qui présente les plus hauts sommets. La cime qui porte le beau nom de Plaza del Moro Almanzor s'élève à 2,650 mètres, c'est-à-dire en pleine zone polaire, bien au-dessus de la limite des forêts. Les crêtes pelées des roches cristallines, blanches de neige pendant la plus grande moitié de l'année, se dressent au-dessus de pentes désertes, d'énormes éboulis de pierres et de cirques enfermant des vasques d'eau bleue. La sierra de Gredos est une des régions les moins explorées de la Péninsule, l'une des plus difficiles à parcourir à cause du manque absolu de villages offrant quelque confort, mais c'est aussi l'une des plus belles. Le versant méridional, limité au sud par le cours du Tietar, est charmant: c'est la contrée connue sous le nom de Vera. Les eaux courantes et pures, les groupes de beaux arbres parsemés sur les pentes, les vergers fleuris ou verdoyants, dans lesquels se cachent à demi les villages, font de cette partie de l'Espagne une sorte de Suisse: Charles-Quint donna une preuve de goût en allant finir ses jours au couvent de Yuste, un des sites les plus aimables du pays. Jadis un plus grand mouvement d'hommes se faisait à la base de la sierra de Gredos, car c'est immédiatement à l'ouest que passait la grande voie stratégique et commerciale des Romains, la _via lata_ (voie Large), appelée aujourd'hui _camino de la Plata_, qui faisait communiquer la vallée du Tage et celle du Duero en empruntant le col nommé Puerto de Baños. L'artère médiane de la Péninsule s'est déplacée; Tolède et Madrid l'ont portée vers les montagnes de la Guadarrama; la ville romaine de Mérida la maintenait autrefois à l'ouest de la sierra de Gredos. [Illustration: Nº 123.--SIERRAS DE GREDOS ET DE GATA.] Dans leur ensemble, tous les traits du relief géographique de cette partie de l'Espagne ont une orientation sensiblement parallèle. De la percée de l'Alberche aux collines de Plasencia et au Puerto de los Castaños, près du Tage, la sierra de Gredos se développe dans le sens du sud-ouest; au sud, la petite chaîne de San Vicente et le renflement général des plateaux granitiques situés au nord du Tage affectent la même direction; l'Alberche, dans son cours inférieur, le Tietar, le Jerte et le bas Alagon, tous affluents du Tage, se dirigent également vers le sud-ouest; le massif du Trampal projette aussi dans le même sens vers Plasencia sa longue arête latérale appelée Tras la Sierra; la dépression où passait la voie Large des Romains est précisément orientée de la même manière; enfin la sierra de Gata, qui se dresse de l'autre côté vers les frontières du Portugal, et plus loin les chaînes qui s'élèvent dans les limites mêmes de la Lusitanie, alignent leurs sommets dans le sens du nord-est au sud-ouest, suivant la direction que présente l'inclinaison générale de la Péninsule vers l'Atlantique. La sierra de Gata est encore plus sauvage et moins explorée que celle de Gredos. Elle commence aux sources de l'Alagon sous le nom de Peña Gudina, puis, se dressant à plus de 1,800 mètres, prend la désignation de Peña de Francia (Roche de France), due, paraît-il, à l'existence d'une chapelle de Notre-Dame-de-France qu'un chevalier d'outre-Pyrénées aurait fait bâtir sur une des cimes les plus escarpées[155]. C'est dans les gorges de ces montagnes que se trouve l'âpre vallée des Batuecas, restée longtemps presque inconnue. Au sud, une première «clus» formée par une chaîne transversale, que l'Alagon a dû rompre peu à peu sous l'effort de ses eaux, rend l'accès de cette région très-difficile aux habitants de la plaine; plus haut, un deuxième défilé défend l'entrée de la vallée; les indigènes s'y trouvent enfermés comme dans une citadelle à double enceinte. Au sud-ouest des Batuecas, une autre vallée, celle de las Hurdes, est également bien défendue par un rempart de contre-forts ne laissant aux eaux qu'une étroite issue vers l'Alagon. C'est là que l'arête de montagnes prend spécialement le nom de sierra de Gata qu'elle garde jusqu'à son entrée sur le territoire portugais. [Note 155: Altitudes des monts et des cols entre l'Èbre et le Tage, d'après Francisco Coello: Au nord du Duero: Paramos de Lora 1,088 mètres. Col de la Brújula 980 » Pic de San Lorenzo (sierra de la Demanda) 2,303 » Pic de Urbion 2,246 » Sierra Cebollera 2,145 » Pic de Moncayo 2,346 » Sierra Guadarrama: Col de Somosierra 1,428 » Pic de Peñalara 2,400 » Col de Navacerrada 1,778 » Col de Guadarrama 1,533 » Passage du chemin de fer 1,359 » Alto de la Cierva 1,837 » Plaza del Moro Almanzor (sierra de Gredos) 2,650 » Peña de Francia (sierra de Gata) 4,734 » ] A l'orient de la Nouvelle-Castille, la plupart des anciennes cartes, et même un trop grand nombre de feuilles récentes, indiquent de hauts remparts de montagnes qui n'ont, aucune existence réelle. Il n'y a point de chaînes, mais la contrée tout entière est une énorme gibbosité de mille et même treize à quatorze cents mètres d'élévation. A peine quelques petites rangées de collines montrent-elles leurs croupes sur le puissant soubassement: de simples buttes aux pentes fort douces sont le faîte de ce toit de l'Espagne. D'ailleurs les eaux courantes, qui se sont creusé des lits très profonds dans les terrains du plateau faciles à entamer, donnent en plusieurs endroits un véritable aspect de montagnes à des parois érodées; les roches de grès diversement colorées, les couches d'argile, les strates calcaires de trias ou de jura, entaillées jusqu'à des centaines de mètres dans l'épaisseur du plateau, feraient croire que la région est très accidentée, tandis que le comblement de ces fosses de déblai transformerait toute la haute plaine en un désert uniforme, faiblement ondulé. Une des parties du plateau qui offrent le plus l'aspect d'un massif de montagnes est celle que domine, à l'angle nord-oriental de la Nouvelle-Castille, la «dent molaire» ou Muela de San Juan: on peut considérer ces hauteurs comme la principale borne hydrographique de la Péninsule entre les versants des divers bassins fluviaux; plusieurs rivières s'en échappent pour aller gagner les plaines inférieures par de profondes gorges, aux âpres rochers d'apparence africaine. Le Tage, le fleuve qui divise l'Espagne en deux parties à peu près égales, y prend son origine; de l'autre côté s'épanchent le Júcar et le Guadalaviar, qui sont aussi les fleuves du milieu sur le littoral méditerranéen; enfin, une des branches principales du Jalon y prend au nord la direction de l'Èbre. Peut-être est-ce à cause de ce rayonnement des eaux dans toutes les directions qu'une arête de sommets, projetée à l'est de la Muela, est connue par le nom de «monts Universels» (_montes Universelles_). Une autre petite chaîne, située plus à l'est, dans le district d'Albarracin, et dite la sierra del Tremedal est, dit-on, fréquemment agitée par des secousses volcaniques; des gaz sulfureux s'échappent parfois des failles ouvertes dans les roches oolithiques en contact avec le porphyre noir et des roches de basalte. Quelques hauteurs triasiques des environs de Cuenca sont aussi fort curieuses, à cause de leurs gisements de sel gemme: les mines les plus connues sont celles de Minglanilla, où l'on pénètre par des galeries souterraines entre des parois de sel translucide. Ces larges avenues taillées dans le cristal étaient considérées autrefois comme l'une des grandes merveilles de la Péninsule. Parallèle à la côte de Valence, le renflement du plateau oriental se prolonge vers le sud, entre les eaux qui descendent vers la Méditerranée et celles qui vont former les courants du Tage et du Guadiana. Le faîte de partage ne commence à prendre l'aspect d'une chaîne de montagnes qu'entre les sources du Guadiana, du Segura et du Guadalimar: c'est là que s'élèvent les premières cimes de la sierra Morena, formant la limite naturelle de la Manche et de l'Andalousie, sur un espace d'environ 400 kilomètres. D'ailleurs la sierra Morena, de même que toutes les hauteurs qui terminent à l'est le plateau de la Nouvelle-Castille, ne mérite guère son nom de chaîne que du côté tourné vers l'extérieur de la Péninsule. Vue des plateaux où coulent les premières eaux du Guadiana, la sierra Morena ou chaîne Marianique apparaît comme une rangée de collines peu élevées, comme un simple rebord coupé d'étroites échancrures. Par contre, les voyageurs qui des campagnes basses de l'Andalousie regardent vers le nord, voient une véritable chaîne de montagnes avec son profil de cimes, ses escarpements, ses contre-forts, ses vallées profondes, ses défilés sauvages. La sierra Morena et ses ramifications occidentales, la sierra de Aracena et la sierra de Aroche, doivent donc être considérées comme appartenant géographiquement plus à l'Andalousie qu'au plateau des Castilles. Il faut ajouter que les délimitations administratives attribuent à la province méridionale de l'Espagne la plus grande partie du système marianique et s'avancent même au delà de l'arête sur les étendues monotones du plateau. A l'occident, la pente générale du sol, révélée par le cours du Tage et du Guadiana, semblerait devoir fondre par des transitions graduelles les hautes terres de l'intérieur de l'Espagne avec les plaines basses du Portugal; mais il n'en est rien. La plus grande partie de l'Estremadure est occupée par un massif de roches granitiques, l'un des plus importants de l'Europe occidentale. Cette zone de terrains primitifs, granits, gneiss, schistes métamorphiques, comprend tout l'espace limité au nord par les sierras de Gredos et de Gata, au sud par la sierra d'Aroche; les terrains modernes que l'on rencontre ça et là dans cette région ne sont que des strates de peu d'épaisseur déposées au-dessus des roches d'antique origine. Jadis, nous l'avons vu, ce massif des granits de l'Estremadure retenait les eaux douces amassées en lac dans les plaines orientales, et c'est par le long travail géologique des siècles que les anciens déversoirs à cataractes se changèrent en lits fluviaux régulièrement sciés dans la roche. Des monts qui s'élèvent à cinq cents mètres de hauteur moyenne au-dessus du plateau, entre le Tage et le Guadiana et parallèlement au cours de ces deux fleuves, sont les restes de l'ancien massif les moins entamés par l'action des eaux: on leur donne le nom de chaîne Orétane ou de monts de Tolède. Sur les confins de la Castille et de l'Estremadure ils forment le groupe de la sierra de Guadalupe, devenu fameux par son lieu de pèlerinage jadis si fréquenté et par la Vierge miraculeuse pour laquelle les Estremeños et les Indiens christianisés de l'Amérique espagnole professent une si grande vénération. Le prolongement occidental de ces montagnes, ou sierra de San Pedro, va se confondre dans la Lusitanie avec les hauteurs de l'Alemtejo. Un autre massif complètement distinct au point de vue géologique est celui que forment, au bord de l'ancien lac de la Manche, les collines du _campo_ de Calatrava. C'est un groupe de volcans éteints occupant de l'est à l'ouest, sur les deux bords du Guadiana, un espace d'environ 100 kilomètres. De même que la plupart des foyers d'éruption, ces bouches volcaniques s'ouvraient dans le voisinage des eaux, au bord de la mer intérieure qu'ont remplacée les plaines de la Manche. Un vaste cirque ouvert du côté de l'est était bordé de cratères d'éjection d'où sortirent les trachytes, les basaltes, les cendres ou _negrizales_ qui recouvrent actuellement la plaine. Des eaux thermales acidulées par le gaz carbonique sont les seuls indices qui témoignent encore d'un travail intérieur[156]. [Note 156: Altitudes diverses dans les bassins du Tage et du Guadiana: Cerro de San Felipe (Muela de San Juan)......... 1,800 mètres. Passage du chemin de fer de Madrid a Alicante... 710 » Villuercas (Sierra de Toledo)................... 1,559 » Collines du campo de Calatrava................... 695 » ] Les eaux courantes des deux Castilles ont une importance géographique moindre qu'on ne serait tenté de leur attribuer à la vue des longues lignes serpentines qu'elles tracent à travers plus de la moitié de la Péninsule. Déjà l'altitude à laquelle coulent les fleuves dans leur partie supérieure et les âpres défilés par lesquels ils s'échappent pour gagner la mer suffiraient pour rendre toute navigation sérieuse impossible; mais, en outre, la quantité d'eau pluviale tombée dans leurs bassins n'est pas assez considérable pour alimenter des cours d'eau pareils à ceux des autres contrées de l'Europe occidentale. Arrêtée par les Pyrénées Cantabres, les monts de la Galice et les massifs granitiques du Portugal et de l'Estremadure espagnole, l'humidité des vents pluvieux se décharge presque en entier sur les dentes atlantiques des montagnes; il n'en reste qu'une très-faible proportion pour les plateaux castillans. En moyenne, il ne pleut sur ces régions que pendant soixante jours de l'année et l'ensemble des pluies varie du cinquième au dixième de la quantité tombée sur le versant extérieur des monts. Par aggravation, le soleil et le vent font évaporer très-activement la pluie tombée; toute celle que reçoit la terre altérée pendant les mois d'été retourne aussitôt dans l'atmosphère, et si les principales rivières coulent encore pendant cette saison, c'est que le résidu des pluies d'hiver continue de rejaillir à la surface par les sources profondes. Mais que de rivières à sec, que de larges lits fluviaux où pendant des mois pas une goutte d'eau ne se montre au milieu des galets ou des sables! Si les pluies annuelles, au lieu de pénétrer dans le sol et de sourdre en fontaines ou de s'écouler promptement par les ravins et les lits fluviaux, séjournaient en nappes sur le plateau, elles seraient entièrement évaporées dans l'espace de deux ou trois mois[157]. [Note 157: Pluie tombée à Madrid en 1868 Dans l'année, 0m,231; d'avril en août, 0m,085 » Salamanca » » 0m,320 » 0m,054 » Valladolid » » 0m,545 » 0m,109 Évaporation d'une nappe d'eau à Madrid (12 années d'observation), 1m,845. Moyenne des pluies » ( 4 » » ), 0m,273. ] Des trois grands fleuves parallèles, le Duero, le Tage et le Guadiana, les deux derniers sont les moins abondants, car le bassin qu'ils traversent est séparé de la mer et de ses vents pluvieux par un rempart supplémentaire, les chaînes de Guadarrama et de Gredos. Mais, si faible que soit actuellement la portée de leurs eaux, le travail géologique accompli par ces rivières pendant les âges antérieurs n'en est pas moins énorme. Après avoir bu toute l'eau qui lui arrive des anciens fonds lacustres du plateau, chacun des trois fleuves s'engage dans une excavation tortueuse de la roche vive, et descendant de plus en plus au-dessous des lèvres du plateau, se creuse un lit à demi souterrain pour aller rejoindre les plaines basses du Portugal. Ainsi le Duero, déjà grossi par toute une large ramure de cours d'eau tributaires, le Pisuerga uni au Carrion, l'Adaja, l'Esla, entre dans une étroite déchirure du plateau que l'on a choisie à bon droit, à cause de l'obstacle qu'elle offre aux communications et aux échanges, comme la frontière commune entre les deux États limitrophes. Le plus grand affluent du Duero, le Tormes, alimenté par les neiges de la sierra de Gredos, le Yeltes, l'Agueda, qui forme la limite du Portugal dans, la partie inférieure de son cours, passent également au fond de défilés sauvages, que l'on pourrait appeler des _cañones_, comme les profondes coupures des fleuves de l'Ouest américain. Mêmes phénomènes pour le Tage. Après avoir reçu l'Alberche, quand il se trouve resserré entre les contre-forts de la sierra de Gredos et ceux de la sierra de Altamira, le fleuve coule, tantôt uni comme une glace, tantôt fuyant en vagues allongées, entre deux parois peu distantes, dont les angles et les saillies se correspondent de bord à bord. Le Tietar, l'Almonte, l'Alagon, l'Eljas, viennent se joindre au courant principal, en passant, eux aussi, dans les étroites rainures de la roche granitique. Quant au fleuve Guadiana, il n'échappe au plateau par une «clus» de sortie que sur le territoire portugais. Les sources et le cours supérieur de ce dernier cours d'eau ont été l'objet d'exagérations de toute espèce que les pâtres débitent avec fierté, comme si leur fleuve était unique dans le monde. Néanmoins l'hydrographie du haut Guadiana est fort curieuse. Les premières eaux du bassin naissent au sud du plateau de Cuenca, dans ces régions à pente indécise où les ruisseaux hésitent et cherchent leur chemin: en maints endroits, il suffirait d'une digue pour rejeter les eaux de pluie ou de source, soit à l'ouest vers le Guadiana, soit à l'est vers le Júcar ou le Segura, ou bien au sud vers le Guadalimar ou le Guadalquivir. On rencontre même sur ce faîte des lagunes temporaires sans écoulement, emplies d'une eau saumâtre. Dans l'Europe occidentale, l'Espagne est la seule contrée qui présente ce phénomène: c'est une ressemblance de plus avec le continent d'Afrique. [Illustration: PROVINCE DE GUADALAJARA.--DÉFILÉS DU TAGE. Dessin de E. Grandsire, d'après une photographie de J. Laurent.] A en juger par la longueur du cours, les deux ruisseaux qui pourraient prétendre à l'honneur de donner leur nom au fleuve sont le Zigüela et le Záncara; mais ils roulent une si faible quantité d'eau, qui s'évapore d'ailleurs pendant les ardeurs de l'été, que les sources constantes du Guadiana ont été considérées à bon droit comme l'origine de la véritable rivière. Ce sont les «yeux» (_ojos_) de Guadiana ou de Villarubia, eaux claires qui reflètent le ciel et que les habitants de ces pays altérés ont tout naturellement comparées à des yeux s'ouvrant pour contempler l'espace. Les trois groupes de sources donnent une quantité d'eau évaluée à 3 mètres cubes par seconde. Une masse liquide aussi considérable pour une contrée mal arrosée vient évidemment de loin et représente l'écoulement d'une zone fort étendue. L'opinion commune est que le charmant ruisseau du Ruidera, qui s'épanche de lagune en lagune par une série de rapides et de cascades pittoresques, d'une hauteur totale de près de 100 mètres, serait le cours d'eau qui reparaît aux «yeux» du Guadiana. En effet, sa masse liquide est à peu près la même, et la pente générale du sol permettrait aux eaux souterraines de prendre la direction des sources. Comme si l'hypothèse de la communication cachée était incontestable, on donne souvent au Ruidera le nom de Guadiana-Alto; cependant quelques géographes, notamment Coello, doutent que le ruisseau supérieur atteigne le bassin du fleuve inférieur. Après les grandes pluies, ses eaux surabondantes descendent au Záncara par un lit pierreux; mais d'ordinaire l'évaporation suffit à les épuiser en entier. Le Jabalon, grand affluent du Guadiana qui arrose le campo de Calatrava, est également alimenté par des sources abondantes, les «yeux» de Montiel. La grande sécheresse relative des plateaux castillans contribue à donner au climat un caractère essentiellement continental. En Espagne, les vents généraux de l'atmosphère sont les mêmes que ceux de toute l'Europe de l'Occident; le courant aérien dominant y est, comme en Portugal, en France et en Angleterre, l'humide vent du sud-ouest auquel ces contrées doivent leur température modérée dans les froids et les chaleurs, et pourtant les hauts bassins du Duero, du Tage, du Guadiana ont une succession de saisons et des revirements soudains de température qui font penser aux climats des déserts de l'Afrique et de l'Asie. Les froidures de l'hiver y sont très-rigoureuses, les étés sont brûlants, et les températures réelles sont encore aggravées dans un sens ou dans l'autre par les vents qui soufflent librement sur les grandes plaines dénudées. En hiver, le _norte_, qui vient de passer sur les neiges et les glaces des Pyrénées, de la sierra de Urbion, de Moncayo, de Guadarrama, siffle à travers les broussailles et pénètre par toutes les fissures dans les tristes réduits, des paysans. En été, le vent contraire, le redoutable _solano_, traverse parfois le détroit, et gagnant le plateau par les brèches de la sierra Nevada et de la sierra Morena, fait peser sur la nature une lourde atmosphère qui brûle la végétation, irrite les animaux, rend l'homme nerveux et maussade. Sous l'action de ces diverses causes météorologiques, la plupart des villes castillanes, dont Madrid peut être considérée comme le type, ont un climat fort désagréable et redouté à bon droit par les étrangers[158]. L'air, quoique pur, y est d'ordinaire beaucoup trop sec, trop vif, trop pénétrant, surtout en hiver, ce qui a donné lieu au proverbe bien connu: «L'air de Madrid n'éteint pas une chandelle, mais il tue un homme!» Les personnes nerveuses, celles qui ont la poitrine délicate, souffrent beaucoup de cette constitution de l'atmosphère et, pendant la période du premier acclimatement, ont de sérieux dangers à courir. «Trois mois d'hiver, neuf mois d'enfer,» dit un autre proverbe, qui fait allusion aux accablantes chaleurs de l'été. On dit, il est vrai, que du temps de Charles-Quint Madrid avait la réputation de jouir d'un excellent climat, mais cette réputation était peut-être l'effet de basses flatteries à l'adresse du maître qui avait fait choix de cette résidence en Espagne. Cependant le voisinage de grandes forêts, actuellement disparues, devait donner à la contrée une salubrité relative et modérer les excès de température. [Note 158: Température moyenne de Madrid, d'après Garriga... 14°,37 C. » plus haute » 40° » plus basse » -10° ] [Illustration: Nº 124.--STEPPE DE LA NOUVELLE-CASTILLE.] De la partie la plus basse des plateaux au sommet des montagnes qui les dominent la variété des plantes est fort grande; mais, dans son aspect général la flore présente une singulière uniformité. Le nombre des plantes qui peuvent supporter tour à tour des froids intenses et de violentes chaleurs est naturellement limité; en outre, les mêmes conditions du relief et de la nature géologique du sol favorisent le développement des mêmes plantes; on parcourt dans quelques districts des dizaines et des centaines de kilomètres sans que l'on puisse observer un seul changement notable dans l'apparence de la contrée. Les végétaux dominants qui donnent à la nature sa couleur uniforme sont pour la plupart des plantes basses et des sous-arbrisseaux. Dans le haut bassin du Duero, et sur les plateaux qui s'étendent à l'est du Tage et du Guadiana, les fourrés se composent surtout de thym, de lavande, de romarin, d'hysope et d'autres plantes aromatiques; sur le versant méridional des monts Cantabres, les bruyères aux fleurettes roses l'emportent sur les autres espèces; les spartes aux fibres tenaces occupent de vastes étendues sur les hautes croupes des montagnes de Cuenca; les salicornes peuplent les roches à formations salines des environs d'Albacete. Ces régions, fréquemment désignées sous le nom de steppes castillans, mériteraient plutôt la désignation de désert: la nature du sol et la grande rareté de l'eau ont laissé à la contrée sa nudité primitive. Ici parfaitement horizontal, ailleurs bosselé de croupes monotones, la steppe se développe en de vastes étendues sans arbres, d'un rouge brun sur les rochers du trias, grises ou blanches sur les formations gypseuses. Autour du village de San Clemente, on ne voit pas un ruisseau, pas une fontaine, pas un arbre sur un espace de plusieurs lieues autour de la bourgade. A l'ouest, le steppe se prolonge par les interminables plaines de la Manche, la «Terre desséchée» des Arabes; les champs de blé, les vignes, les pâtis, y sont entremêlés de chardons gigantesques, au milieu desquels les moulins à vent montrent à peine leurs grands bras. L'Estremadure et les pentes de la sierra Morena sont recouvertes principalement de cistes d'espèces diverses; du haut de certaines montagnes on n'aperçoit dans tout l'horizon que le tapis des _jarales_ d'un vert tantôt bleuâtre, tantôt brun, suivant les saisons; au printemps, la terre resplendit de fleurs blanches comme d'une neige fraîchement tombée. Quant aux arbres, on ne les voit plus guère en forêts ou en bois clair-semés que sur les pentes des montagnes. Les châtaigniers et surtout les chênes se rencontrent dans la zone inférieure; chênes-tauzin, chênes-liéges, chênes-nains, chênes à glands doux et autres espèces encore sont les restes de l'ancienne parure forestière de la contrée. Plus haut, des pins de diverses essences, dont l'une ne se retrouve qu'au centre de l'Europe et en Sibérie, croissent jusqu'à la limite de la végétation arborescente; ils forment encore des bois étendus sur les croupes du plateau de Cuenca. De vastes surfaces de sable mouvant, qui s'étendent au nord de la chaîne de Guadarrama, dans les provinces d'Avila, de Ségovie, de Valladolid, sont également revêtues de pins; ces terres, analogues aux landes françaises, ne se prêteraient facilement à aucune autre culture que celle du pin, arbre qui fournit au moins le bois et la résine. Des animaux sauvages vivent encore dans les restes de forêts qui recouvrent les montagnes. Les ours étaient nombreux au commencement du siècle sur le versant méridional des monts Cantabres et dans la sierra de la Demanda; les loups, les loups-cerviers, les chats sauvages, les renards peuplent les fourrés de Guadarrama, de Gredos, de Gata, à distance des habitations humaines; on y rencontre même des bouquetins. Les chasseurs y poursuivent aussi le cerf, le daim, le lièvre et tout le menu gibier de l'Europe occidentale. Le sanglier habite les forêts de chênes; où il atteint une taille et une force étonnantes; mais le porc domestique, à peine moins sauvage que son congénère, et mené souvent par des gardeurs déguenillés, qui rappellent les barbares des anciens jours, dispute les glands à l'animal encore libre. Jadis, après le triomphe des chrétiens sur les mahométans, c'était un acte méritoire d'entretenir de grands troupeaux de cochons. Le voyageur qui s'aventure loin des villes dans les provinces de Leon, de Valladolid et dans la haute Estremadure, peut se convaincre que l'ancienne foi n'a pas disparu, s'il en juge du moins par les hordes porcines, à l'aspect peu rassurant, qu'il rencontre souvent sur la lisière des forêts de chênes. Les pourceaux noirs des environs de Trujillo et de Montanchez sont fameux dans toute l'Espagne, à cause des excellents jambons qu'ils fournissent aux marchés de la Péninsule. L'étendue si considérable des pâturages a fait de l'industrie pastorale le travail par excellence de nombreuses populations des Castilles, et, par un retour naturel, l'élève des moutons et du gros bétail a augmenté la superficie des pâturages, aux dépens des forêts et des terres en culture. Certaines régions des deux Castilles se prêtent admirablement à la production des céréales et donnent des récoltes moyennes d'une grande abondance. Telle est, dans le bassin du Duero, la Tierra de Campos, où coulent le Carrion et le Pisuerga, et que fertilisent, par capillarité, les eaux d'une nappe souterraine qui s'étend à une faible profondeur au-dessous de la surface; telles sont aussi la _mesa_ de Ocaña et d'autres districts des hauts bassins du Tage et du Guadiana, dont la sécheresse n'est qu'apparente et que nourrit une humidité cachée. Sur les terrains arides et pierreux, la vigne, cultivée avec intelligence, pourrait donner des produits exquis; même laissée presque uniquement aux soins de la Mère bienfaisante, elle fournit aux paysans des vins de qualité supérieure. On peut en dire autant de l'olivier, richesse du campo de Calatrava. L'agriculture, aidée par le travail de restauration des bois, offre donc aux habitants des Castilles des avantages assurés, mais la paresse du corps et de l'esprit, l'autorité de la routine, la persistance des coutumes féodales plus ou moins modifiées, quelquefois aussi le découragement produit par de longues sécheresses, ont maintenu les vieilles pratiques de la vie nomade, et de vastes étendues de terres excellentes, auxquelles des centaines de milliers de cultivateurs pourraient demander leur subsistance, ne sont encore utilisées que comme de simples pâtis; pendant une saison elles sont animées par les troupeaux, puis elles ne sont plus, jusqu'à l'année suivante, que de mornes solitudes. Pour se nourrir, la plupart des troupeaux _merinos_, composés chacun d'environ 10,000 brebis, qui se divisent en groupes de 1,000 à 1,200 animaux, ont à traverser près de la moitié de l'Espagne. Un _mayoral_, assisté d'autant de _rabadanes_ qu'il a de troupeaux distincts, dirige cette bande de brebis d'étape en étape; chaque _rabadan_ commande à son tour à tout un petit groupe de subordonnés. Les meilleurs bergers sont, dit-on, ceux du district de Bália, dans la province de Leon; ce sont aussi ceux dont les animaux ont la laine la plus fine. Au commencement d'avril, les merinos abandonnent leurs pâturages de l'Andalousie, de la Manche ou de l'Estremadure pour remonter au nord en suivant à travers le pays une large zone, d'où la poussière s'élève en nuages épais. La loi a fixé à 80 mètres la largeur du chemin que peuvent occuper les brebis dans leur voyage de transhumance; mais les animaux s'écartent sans cesse à droite et à gauche, surtout aux abords de leurs gîtes de nuit. Parmi les troupeaux, les uns vont passer la belle saison dans les montagnes de Ségovie, d'Avila, de Puerto de Baños; les autres poussent jusque sur le plateau de Cuenca, jusqu'au Moncayo, à l'Urbion et aux montagnes Cantabres; puis, à la fin de septembre, le voyage recommence de nouveau, les bêtes reprennent le chemin du pays «extrême» ou Estremadure. Sans tenir compte des inévitables détours de la route et des déplacements incessants sur le lieu de pâture, l'espace que parcourent certains troupeaux dans l'année dépasse un millier de kilomètres. Le territoire entier, on peut le dire, est exposé aux ravages du mouton, cet animal qu'un économiste dit être la bête «féroce» par excellence. Jadis il était bien plus dangereux encore, car les quatre ou cinq millions de brebis qui composaient les troupeaux transhumants appartenaient à la puissante corporation de la _mesta_, disposant depuis le commencement du seizième siècle d'une autorité vraiment royale. Les grandes maisons princières, les communautés religieuses qui s'étaient associées pour exploiter en commun les pâturages de l'Espagne, avaient en même temps usurpé d'exorbitants privilèges sur les terres d'autrui, jusqu'à celui de pouvoir interdire la culture. Leurs bergers faisaient la solitude devant eux. C'est en 1836 seulement que la _mesta_ fut abolie et que les propriétaires _estremeños_ reprirent le droit de cultiver leur domaine ou de le laisser en pâturage au mieux de leurs intérêts. Cependant, en dépit de tous les avantages que la nature et les coutumes avaient faits à l'industrie pastorale, les races d'animaux dégénéraient. L'Espagne, qui vers le milieu du dix-huitième siècle avait donné au reste de l'Europe les beaux moutons mérinos, a fini par être obligée d'importer à son tour des espèces étrangères pour renouveler ses bercails. De même, les mulets, que leur force et la sûreté de leur pied rendent presque indispensables sur les chemins pierreux et montants des Castilles, ne proviennent pas seulement de la province de Leon et de l'Andalousie: on les importe en grande partie de France; ce sont principalement les éleveurs du Poitou qui gardent dans leurs étables les baudets reproducteurs de la race pure. Quant aux animaux exotiques introduits en Espagne, le chameau, le lama, le kangurou, le nombre n'en a jamais été assez considérable pour qu'on les dise acclimatés sur le sol de la Péninsule. Par sa faune domestique et sauvage, aussi bien que par sa flore de plantes cultivées et de végétaux croissant en liberté, les plateaux des Castilles gardent ce caractère d'uniformité qu'ils ont aussi par leur relief général et leur aspect géologique. Les habitants eux-mêmes ressemblent singulièrement à la terre qui les porte. Les gens de Leon et des Castilles sont graves, brefs dans leur langage, majestueux dans leur démarche, égaux dans leur humeur; même quand ils se réjouissent, ils se comportent toujours avec dignité; ceux d'entre eux qui gardent les traditions du bon vieux temps règlent jusqu'à leurs moindres mouvements par une étiquette gênante et monotone. Cependant ils aiment aussi la joie, à leurs heures, et l'on cite surtout les Manchegos ou gens de la Manche pour la prestesse de leur danse et la gaie sonorité de leur chant. Le Castillan, quoique toujours bienveillant, est fier entre les fiers. «_Yo soy Castellano!_» Ce mot remplaçait pour lui tout serment. L'interroger davantage eût été l'insulter. Il ne reconnaît point de supérieurs, mais il respecte aussi l'orgueil de son prochain et lui témoigne dans la conversation toute la politesse due à un égal. Le terme de _hombre_, dont les Castillans, et à leur exemple tous les Espagnols, se servent pour s'interpeller, n'implique ni subordination ni supériorité et se prononce toujours d'un accent fier et digne, ainsi qu'il convient entre hommes de même valeur. Tous les étrangers qui se trouvent pour la première fois au milieu d'une foule, à Madrid ou dans toute autre ville des Castilles, sont frappés de l'aisance naturelle avec laquelle riches et pauvres, élégants et loqueteux, conversent ensemble, sans morgue d'une part, sans bassesse de l'autre. En témoignage de ces moeurs égalitaires, on peut citer la petite ville de Casar, non loin de Cáceres, où naguère encore subsistait une coutume dont nulle autre contrée d'Europe n'offre d'exemple. Les habitants, au nombre d'environ 5,000, se réputaient tous parfaitement égaux en grade, conditions, qualité, et veillaient avec le plus grand soin à ce que cette égalité ne fût jamais altérée par aucun signe extérieur d'honneurs et de distinctions. Ainsi l'avaient établi d'anciennes chartes. Quoique les Castillans soient devenus les maîtres du reste de l'Espagne, grâce à leur courage tenace et à la position centrale qu'ils occupaient, cependant, par un singulier contraste, ils ne dominent plus dans la capitale de leur propre pays. Madrid, foyer d'appel de toute la Péninsule, n'est une cité castillane qu'au point de vue géographique, mais ce ne sont pas les indigènes qui y parlent le plus haut. Galiciens et Cantabres, Aragonais et Catalans, gens de Murcie et de Valence s'y rencontrent en foule, et ce sont principalement les Andalous qui se font remarquer par leurs gestes, leur animation, leur brillante faconde. On ne voit, on n'entend qu'eux: aussi les prend-on quelquefois pour les véritables représentants du caractère espagnol, et s'expose-t-on ainsi à faire de grandes méprises dans ses jugements. A bien des égards, ces hommes du Midi contrastent absolument avec leurs voisins du Nord. Certes, s'ils n'ont pas toutes les qualités des Castillans pour la force et la dignité du caractère, on ne peut les accuser de leur ressembler par la lenteur et l'apathie de l'esprit! L'envahissement de Madrid et des Castilles par les provinciaux de toute l'Espagne n'est pas seulement l'effet naturel de la centralisation administrative, politique et commerciale, il est également produit par la rareté des habitants sur le plateau des Castilles. La population présente des vides que les émigrants des districts plus riches en hommes peuvent seuls remplir. Incapables d'exploiter eux-mêmes les ressources de leur pays, les Castillans sont obligés de laisser des colons s'installer chez eux. D'une manière générale, on peut dire que les Galiciens et les Basques, les Catalans des Pyrénées et des Baléares viennent faire à Madrid la besogne matérielle, tandis que les Méridionaux se chargent surtout des travaux de l'esprit. Les Castillans eux-mêmes ne suffiraient ni à l'un ni à l'autre ordre de travaux. Déjà l'âpreté du climat et l'avarice du sol, comparées à celui des régions littorales, devaient, nous l'avons vu, arrêter l'accroissement des populations sur les plateaux; mais à ces causes naturelles sont venues s'en ajouter d'autres appartenant à l'histoire. Il n'est pas douteux que si les habitants des Castilles n'avaient pas eu à subir le régime économique et politique auquel ils ont été soumis, ils auraient utilisé mieux qu'ils ne l'ont fait les riches terres arrosées par le Duero, le Tage, le Guadiana. Si la densité de population de certaines provinces castillanes est à peine de 13 habitants par kilomètre carré, ce n'est pas la nature, c'est l'homme qu'il faut en accuser. Quoique toute statistique précise relative au passé de l'Espagne manque aux historiens, les autres documents transmis par les écrivains permettent d'affirmer qu'autrefois la région des plateaux castillans a été beaucoup plus peuplée qu'elle ne l'est de nos jours. La vallée du Tage, les campagnes du Guadiana étaient couvertes de villes devenues aujourd'hui des bourgades; le fleuve était navigable de Tolède à la mer, soit qu'il roulât une quantité d'eau plus considérable, soit plutôt parce que son lit et ses bords étaient mieux entretenus. L'Estremadure, qui est actuellement l'une des provinces les plus désolées de l'Espagne, celle qui, proportionnellement à son étendue, nourrit le moins d'hommes et les nourrit le plus maigrement, était très-fortement peuplée du temps des Romains: c'est là que se trouvait Colonia Augusta Emerita, la cité la plus considérable de la Péninsule. Sous la domination des Maures, cette contrée continua d'occuper l'un des premiers rangs parmi les diverses régions de l'Ibérie; ses plaines si fécondes, aujourd'hui presque inutiles à l'homme, lui donnaient alors des produits en abondance. Les cités ont été remplacées par les solitudes; les genêts, les bruyères et les cistes ont succédé aux céréales et aux arbres fruitiers. Personne n'ignore que les exterminations partielles des Maures et le bannissement de ceux qui restaient dans le pays ont été l'une des grandes causes de la désolation des provinces centrales de l'Espagne et notamment de l'Estremadure; mais des raisons d'un ordre différent, outre les causes générales de décadence pour la Péninsule entière, ont aussi contribué au dépeuplement des plateaux. Le grand nombre de _castillos_ qui ont donné leur nom aux provinces centrales, l'insécurité du travail, la prise de possession du sol par les grands feudataires de la couronne, les communautés religieuses et les ordres militaires, Alcántara, Calatrava et autres, eurent pour conséquence fatale de dégoûter le cultivateur et de l'éloigner de la terre; les champs retombèrent en friche, la misère devint générale; les villes et les villages se dépeuplèrent. Plus tard, quand Cortez, les Pizarre, et d'autres _conquistadores_ originaires de l'Estremadure eurent accompli leurs prodigieux exploits dans le Nouveau Monde, toute la jeunesse vaillante du pays fut entraînée à leur suite. Les imaginations s'allumèrent, un esprit général d'aventure s'empara des habitants, la paisible agriculture fut tenue en mépris, et des milliers d'hommes qui ne pouvaient s'embarquer pour l'Amérique allèrent chercher fortune dans les villes et les armées. Par une suite naturelle de cette émigration, de vastes étendues de pays se trouvèrent changées en pâturages, les grands propriétaires de troupeaux s'en emparèrent, et quarante mille bergers, voyageant continuellement et ne se mariant point, furent, de génération en génération, enlevés au travail des champs et au renouvellement des familles. C'est ainsi que les _Estremeños_, quoique les meilleurs des Espagnols peut-être, sont devenus, comme on les appelle, _los Indios de la nacion_. En même temps que la population des plateaux diminuait, elle perdait en culture acquise; après avoir été pour un certain nombre d'industries l'initiatrice de l'Europe, elle cessait même de pouvoir l'imiter. De toutes les parties de l'Espagne, le royaume de Léon et la Vieille-Castille sont peut-être, après l'Estremadure, celles où la ruine du commerce et de l'industrie a été la plus complète: c'est là que les populations ont le plus rapidement fait retour à la barbarie primitive. Certes, quelques districts de la Nouvelle-Castille, celui de Tolède notamment, sont bien bas tombés; mais c'est dans la vallée du Duero, là où s'est constituée la puissance de l'Espagne chrétienne, que la décadence s'est montrée dans toute sa tristesse. La région qui occupe le versant septentrional de la sierra de Guadarrama était, il y a trois siècles, la contrée de la Péninsule la plus riche en manufactures; les lainages et les draps d'Avila, de Medina del Campo, de Ségovie, étaient renommés dans toute l'Europe: les seules fabriques de la dernière de ces villes occupaient 54,000 ouvriers; Búrgos, Aranda del Duero étaient des cités de commerce et d'industrie fort actives; Medina de Rio-Seco avait, des foires si importantes par le mouvement des échanges, qu'on lui avait donné le nom de «Petites Indes», _India Chica_. Sous la lourde oppression que les tribunaux ecclésiastiques, le fisc, la grande propriété faisaient peser sur eux, les habitants des hautes campagnes du Duero durent abandonner toute initiative et devenir absolument incapables de lutter avec la concurrence étrangère. C'est ainsi que des contrées de l'Espagne d'où il n'y avait pourtant pas de Maures à expulser, s'appauvrirent encore beaucoup plus que les districts dont les habitants les plus industrieux étaient exilés en foule; des villages entiers disparurent; de villes, grandes et riches naguère, comme Búrgos, «il ne resta plus que le nom,» dit un auteur du dix-septième siècle. A défaut de Juifs, des Catalans venaient grapiller le peu qu'il y avait encore à prendre dans le pays appauvri. Il faut ajouter, pour expliquer la décadence générale, que le manque de communications et la pénurie du combustible devaient porter le plus grand tort aux industries de la contrée, alors surtout que la vie se portait de plus en plus, d'un côté vers la capitale, de l'autre vers les villes de commerce du littoral en rapport avec l'étranger. [Illustration: N° 125.--SALAMANQUE ET SES DESPOBLADOS.] La dépopulation et la ruine n'eussent été qu'un malheur secondaire si elles n'avaient été accompagnées d'un abêtissement progressif des habitants. La fameuse université de Salamanque et les autres écoles du pays étaient devenues peu à peu des collèges de dépravation intellectuelle. A la veille de la Révolution française les professeurs de la «Mère des sciences» se refusaient encore à parler de la gravitation des astres et de la circulation du sang; les découvertes de Newton et de Harvey étaient considérées par les rares «savants» des Castilles qui en avaient entendu parler comme d'abominables hérésies: ils s'en tenaient en toutes choses au système d'Aristote, «comme le seul conforme à la religion révélée.» L'Espagnol Torres raconte qu'après avoir étudié pendant cinq ans à Salamanque, il apprit, tout à fait par accident, qu'il existait un corps de sciences du nom de mathématiques. Et si telle était la situation des universités, que l'on juge de la profonde ignorance, de la vie d'hallucinations bestiales, dans lesquelles devaient croupir les habitants des districts écartés où jamais les voyageurs n'apportaient un écho du monde lointain! C'est précisément dans la province de Salamanque, à soixante kilomètres à peine de ce «foyer» des études, qu'au milieu de l'âpre vallée des Batuecas, au-dessous des rochers de la Peña de Francia, vivent encore des populations qualifiées de «sauvages», et que l'on accuse, évidemment à tort, de ne pas même connaître les saisons. Récemment, diverses légendes se racontaient au sujet de cette peuplade: on prétendait même qu'elle était restée complètement inconnue de ses voisins jusqu'aux âges modernes, et que deux amants en fuite l'avaient découverte par hasard; mais les chartes établissent parfaitement que, dès la fin du onzième siècle, les Batuecas étaient tributaires d'une église des environs et qu'elles devinrent ensuite le domaine d'un couvent bâti dans la vallée même; néanmoins, si l'on en croit les dires des voyageurs, les gens de la vallée ignoraient à quelle religion ils appartenaient. Plus au sud, sur les pentes orientales de la sierra de Gata, le district de las Hurdes, à peine moins difficile d'accès que las Batuecas, serait également habité par des paysans revenus à une sorte d'état sauvage. D'ailleurs toutes les régions montagneuses des Castilles éloignées des grandes routes ont encore des populations, sinon barbares, du moins vivant bien en dehors de ce que l'on appelle la civilisation moderne. On peut citer en exemple les _charros_ de Salamanque, et surtout les fameux _maragatos_ des montagnes d'Astorga, presque tous muletiers, voituriers, conducteurs de bestiaux; une grande partie du commerce de l'Espagne passe entre leurs mains. Ils ne se marient qu'entre eux et sont considérés, probablement avec raison, comme les descendants purs de quelque ancienne peuplade de l'Ibérie; cependant on a voulu, par une sorte de jeu de mots, en faire des «Maures Goths», c'est-à-dire des Visigoths qui se seraient alliés aux Maures et qui en auraient adopté les moeurs. Rien ne rappelle chez eux des musulmans. Leur vêtement traditionnel n'est point mauresque. Les maragatos portent des culottes larges et bouffantes, des espèces de guêtres en drap attachées au-dessous du genou, un habit court et serré, une ceinture de cuir, une fraise bouffante autour du cou, un chapeau de feutre à larges bords. Ils sont d'ordinaire grands et robustes, mais secs et anguleux. Ils sont taciturnes, ils ne rient point et ne chantent point par les chemins en poussant devant eux leurs bêtes de somme. Ils se mettent difficilement en colère, mais, une fois exaspérés, ils deviennent féroces. Leur fidélité est absolue: on peut leur confier sans crainte les objets les plus précieux; ils les transporteraient d'une extrémité à l'autre de l'Espagne, et sauraient les défendre contre toute attaque, car ils sont fort braves et manient les armes avec une remarquable adresse. Tandis que les hommes parcourent les grandes routes; les femmes cultivent la terre; mais le sol est aride et rocailleux et ne produit que de chétives récoltes. Malgré la forte originalité des Castilles et de leurs populations, on y observe, comme dans tout le reste de l'Europe, un phénomène très-lent, mais continuel, d'égalisation des hommes et des choses. Sous l'influence du milieu historique, les Castillans du Nord et du Sud, de la montagne et des terres unies, arrivent à ressembler de plus en plus aux autres Espagnols, de même que ceux-ci se rapprochent des autres Européens. Les ressources du pays, mieux connues par les étrangers, sont utilisées d'une manière plus sérieuse, l'industrie renaît, mais en se déplaçant et avec des formes nouvelles, suivant les débouchés, que lui offrent les chemins de fer, suivant les besoins changeants de l'homme et les procédés qu'il découvre. La population se répartit aussi en obéissant à de nouvelles lois de groupement, Ce ne sont plus les mêmes cités qui servent de centres d'attraction. Les vicissitudes de l'histoire, et surtout l'état de guerre incessant dans lequel a vécu l'Espagne du temps des Maures, ont valu à un grand nombre de localités des Castilles l'honneur passager de porter le titre de capitale. La succession des étapes dans les mouvements de conquête ou de déroute, parfois aussi le caprice d'un roi, le partage de son domaine entre plusieurs fils, telles étaient les causes qui ont donné à tant de cités des provinces de Léon et des Castilles une prééminence transitoire et leur ont assuré une place dans l'histoire des hauts faits de l'Espagne. La vieille Numance, dont la gloire lui vient en entier de sa ruine, n'existe plus, et l'on ne sait pas même si les ruines que l'on montre à quelques kilomètres de la maussade ville de Soria, l'ancien fief de Duguesclin, sont bien les vestiges des murs démolis par Scipion Émilien. Mais il ne manque point de cités fort antiques ayant encore gardé de nos jours quelque importance. Telle est Léon, capitale de l'un des anciens royaumes des Espagnes, quartier général d'une légion romaine (_septima gemina_), dont le nom corrompu (_Legio_) permet à la ville de porter des lions dans ses armoiries: c'est la première cité d'importance que les chrétiens aient reconquise sur les Maures; son enceinte, dont les assises consistent partiellement en marbre jaspé, est à demi ruinée, et sa cathédrale, naguère l'une des plus belles de la Péninsule, a été transformée en un cube de formes assez massives. Astorga, qui fut du temps des Romains la «magnifique cité» d'Asturica Augusta, est plus déchue que Leon, tandis qu'une autre rivale, Pallantia, la Palencia moderne, doit une certaine prospérité à son heureuse position, au point de rencontre de vallées fertiles et de plusieurs routes commerciales. Comme Astorga et Leon, elle a pour monument principal sa cathédrale somptueuse du moyen âge; mais la ville elle-même se renouvelle à cause des avantages que lui procure le rayonnement des chemins de fer dans toutes les directions. Palencia et la station voisine, Venta de Baños, se trouvent précisément à l'endroit où le grand tronc du chemin de Madrid se ramifie vers la Galice et les Asturies, Santander, Bilbao, Irun et la France. C'est aussi là que viennent s'unir les diverses rivières qui forment le Pisuerga; leurs eaux, fort abondantes, font mouvoir les machines de plusieurs manufactures de lainage. Búrgos, la ville qui a conservé une sorte de prééminence comme ancienne capitale de la Vieille-Castille, est fort déchue de la splendeur d'autrefois; ses rues et ses places sont presque désertes, et la foule qui se presse à certaines heures devant les églises, les hôtels ou la gare du chemin de fer est en grande partie composée de mendiants. Mais Búrgos est toujours une cité fière: elle montre avec orgueil ses édifices anciens, et surtout sa cathédrale, monument ogival du treizième siècle, qui compte peu de rivales en Europe pour le fini des sculptures, la légèreté des flèches et des clochetons. Cette église, ciselée comme un bijou, est celle de l'Espagne dont les reliques et les objets révérés, notamment un fameux Christ, en partie revêtu de peau humaine, sont le plus richement enchâssés; on y voit aussi le coffre célèbre que le Cid avait donné en gage à des Juifs en l'emplissant de sable et de «l'or de la parole». Búrgos, noble entre les nobles, se vante de posséder les cendres du Cid Campeador, que la légende fait naître dans le voisinage, au village de Bivar. Les couvents historiques des environs, la Cartuja de Miraflores, San Pedro de Cardena, las Huelgas, sont des édifices qui ont, il est vrai, perdu en grande partie leurs trésors d'art, mais ils restent fort curieux par les détails de leur architecture. Valladolid, qui fut temporairement la capitale de l'Espagne entière, est beaucoup mieux située que Búrgos. Moins haute de 180 mètres, elle jouit d'un climat préférable et se trouve précisément dans la plaine où le cours supérieur du Duero se termine par la jonction de ce fleuve avec toutes les rivières orientales du bassin, le Cega, l'Adaja, le Pisuerga, gonflé de l'Arlanzon, du Carrion, de l'Esgueva. Aussi Valladolid, l'antique Belad-Oualid, a-t-elle pris une certaine animation, moindre toutefois qu'au temps où elle était peuplée d'Arabes; elle a de nombreuses fabriques, fondées par des Catalans. Du reste Valladolid «la noble» a, comme Búrgos, des monuments curieux et des souvenirs historiques. On y montre la maison où mourut Colon, celle, où vécut Cervantes, la riche façade du couvent de San Pablo où résidait le moine Torquemada, que l'on dit avoir prononcé plus de cent mille condamnations, et fait périr huit mille hérétiques par le fer ou le feu. C'est dans les environs de Valladolid, non loin du confluent du Duero et du Pisuerga, que s'élève le château de Simancas, enfermant le précieux dépôt des archives espagnoles. En continuant de descendre le cours du Duero on rencontre Toro, puis Zamora, jadis nommée «la bien enceinte», des murs contre lesquels vint longtemps se briser toute la puissance des Maures. Plus célèbre par les chants du _romancero_ qui parlent de sa gloire passée que par son importance industrielle dans l'Espagne moderne, Zamora n'est maintenant qu'une sorte d'impasse, et, quoique destinée à se trouver un jour sur la grande ligne qui mettra la ville de Porto en communication avec l'Europe continentale, elle ne se rattache à la frontière portugaise que par de mauvais chemins de mulets serpentant sur le flanc des promontoires et dans les gorges périlleuses des torrents. La fameuse Salamanque, sise sur le Tormes, en face des promontoires avancés de la sierra de Gata, n'est guère mieux pourvue en voies de dégagement vers le Portugal: de ce côté, la nature oppose encore toutes les aspérités de son relief primitif aux rapports entre les hommes. Salamanque, l'antique Salmantica des Romains, a succédé à Palencia comme siège d'université. À l'époque de la Renaissance, elle était non-seulement la «mère des vertus, des sciences et des arts», elle était aussi la «petite Rome castillane», et l'on peut dire qu'elle mérite encore ce dernier titre par son magnifique pont de dix-sept arches, qu'éleva Trajan, et par ses beaux édifices du quinzième et du seizième siècle, que distinguent une rare élégance et une sobriété relative, bien peu connues dans les autres villes de l'Espagne. Quant à la suprématie intellectuelle, Salamanque n'a plus de droits à y prétendre, depuis qu'en s'attachant obstinément aux traditions du passé, elle s'est laissé distancer par toutes ses rivales universitaires du reste de l'Europe. [Illustration: ALCAZAR DE SÉGOVIE ET VALLÉE DE L'ERESMA. Dessin de Taylor, d'après une photographie de MM. Lévy et Cie.] A l'orient de Salamanque, la riche bourgade d'Arevalo et la ville jadis fameuse de Medina del Campo, que brûlèrent les nobles pendant la guerre des _comuneros_, ont de l'importance comme marchés agricoles pour l'expédition des céréales que produisent les campagnes fécondes des alentours; dans le coeur des monts qui s'avancent au nord de la sierra de Gredos, au bord de l'Adaja torrentueux, un monticule isolé porte la cité d'Avila, bien autrement curieuse que toutes les villes de la plaine à blé, aux maisons en pisé d'aspect maussade. Avila est encore aujourd'hui, sans changement aucun, la place forte du quinzième siècle. Les murailles de la vieille cité sont étonnamment conservées; sur quelques points, cette enceinte énorme, avec ses rondes tours de granit et ses neuf portes, semble avoir été tout récemment bâtie. La cathédrale est aussi une véritable forteresse, mais c'est en outre une merveille d'architecture, toute pleine d'objets du travail le plus délicat. Ces œuvres d'art contrastent singulièrement avec des sculptures d'animaux taillés dans le granit par des artistes grossiers, appartenant probablement aux anciennes races aborigènes. Il en existe encore beaucoup dans les environs d'Avila: on leur donne le nom de «taureaux de Guisando», d'un village de la sierra de Gredos où il s'en trouve plusieurs. C'est là que, par fidélité à quelque tradition des ancêtres, des Castillans allaient autrefois jurer obéissance à leurs rois. Ségovie, «aux gens avisés,» a quelque ressemblance avec Avila. Comme cette ville, elle est située dans le voisinage immédiat des montagnes, près d'un affluent du Duero. Jadis bâtie par Hercule, ainsi que le veut la légende, elle est toujours d'aspect une forteresse inabordable. Elle se dresse, ceinte de murailles et de tours, sur une roche escarpée, que les indigènes disent être en forme de navire, la poupe regardant l'orient et la proue l'occident. C'est sur l'avant du navire, au-dessus du confluent du Clamores et de l'Eresma, que s'élèvent les restes de l'Alcázar maure, au puissant donjon carré, crénelé de tourelles, tandis que la cathédrale, située vers le centre de la ville, est censée figurer le grand mât. Pour continuer la comparaison nautique, on pourrait dire que le magnifique aqueduc romain, au double rang d'arcades, qui apporte à Ségovie les eaux pures de la sierra de Guadarrama, est un pont jeté entre le rivage et la nef. C'est le plus beau monument de ce genre que les conquérants de l'Ibérie aient laissé dans la Péninsule. D'autres constructions que l'on visite non loin de Ségovie, sur les premières pentes boisées de la sierra, appartiennent à une époque bien inférieure par le goût: ce sont les palais royaux de San Ildefonso ou de la Granja, l'un des Versailles de Madrid. Les édifices sont sans beauté, mais les ombrages sont admirables et les eaux coulent et jaillissent en abondance. Au sud du mur transversal que forment les sierras de Guadarrama, de Gredos, de Gata, la cité la plus fameuse dans l'histoire est la vieille Tolède: c'est la _Ciudad Imperial_, la «mère des villes», celle que Juan de Padilla, le plus illustre de ses enfants, appelait la «couronne de l'Espagne et la lumière du monde». Déjà construite depuis longtemps, dit la légende locale, lorsque Hercule y passa pour aller fonder Ségovie, elle eut ensuite pour rois toute une dynastie de héros et de demi-dieux. Comme Rome, elle ne peut se dispenser d'être bâtie sur sept collines, dont on reconnaît plus ou moins vaguement les croupes sous les monuments qui les recouvrent. Mais, en dehors des mérites fictifs que lui donnent les historiens nationaux, Tolède a la réelle beauté que lui donnent ses portes, ses tours, ses édifices de l'époque musulmane et des siècles chrétiens. Sa cathédrale, l'édifice primatial des Espagnes, est d'une éblouissante richesse, qui contraste singulièrement avec la pauvreté des maisons environnantes. La ville est fort déchue. On sait ce qu'y est devenue la fabrication des armes depuis que les ateliers des artisans libres ont été remplacés par une manufacture gouvernementale et que les lames portent une estampille officielle. Nombre de localités des environs, jadis fort populeuses, ne sont plus que des ruines. Les débris mêmes de l'ancien palais des rois visigoths avaient disparu, et c'est par hasard que l'on a découvert en 1858, à la Fuente de Guarrazan, sous les sillons inégaux d'un champ, la cave où se trouvaient suspendues neuf couronnes royales d'un travail curieux. En aval de Tolède, sur le cours du Tage, auquel vient se réunir l'Alberche, Talavera de la Reyna, attachée à la rive gauche du fleuve par un pont de 400 mètres, a conservé quelques restes de ses industries des soies et des faïences. Plus bas, Puente del Arzobispo et les autres villes riveraines du Tage ne sont plus que des bourgades sans importance. Le pont trois fois séculaire d'Almaraz, dont les deux arches franchissent le fleuve à une vertigineuse hauteur, est éloigné de toute ville populeuse. Le fameux pont d'Alconetar, sur lequel passait autrefois la route romaine d'Emerita à Salmantica, et que l'on dit avoir été formé de trente arches de marbre blanc, n'existe plus: on n'en voit que de faibles débris. Alcántara, c'est-à-dire en arabe, «le Pont» par excellence, qui franchit le Tage non loin de la frontière du Portugal, est le chef-d'œuvre des édifices romains de l'Espagne: le nom de l'architecte, Lacer, qui le construisit, dit l'inscription, «avec un art divin,» est celui d'un Espagnol. Le pont fut achevé en 105, sous le règne de Trajan; restauré avec soin en 1543, il l'a été de nouveau récemment, et réunit de nouveau les deux rives. Du haut des six arcades de granit, que surmonte, précisément au centre, un arc de triomphe, on voit à une grande profondeur s'écouler rapidement l'eau du Tage, qui, suivant les saisons, s'élève ou s'abaisse de vingt à trente mètres dans son avenue de rochers; en moyenne, le niveau du fleuve est à 50 mètres au-dessous du viaduc. Malgré la longueur de son cours et l'abondance relative de ses eaux, le Tage espagnol est encore si peu utilisé pour l'armement et pour la navigation, que toutes les villes importantes de l'Estremadure sont éloignées de ses bords: Plasencia dresse ses vieilles tours à une trentaine de kilomètres au nord du fleuve, sur une colline couverte de jardins et de vergers d'où la vue s'étend au loin, d'un côté sur les hautes montagnes souvent chargées de neiges, de l'autre sur de belles plaines accidentées et verdoyantes. Cáceres, à l'air salubre, est à peu près à une égale distance au sud du fleuve. Il en est de même pour Trujillo, la ville à demi ruinée où les conquérants du Pérou expédièrent pourtant de si prodigieux trésors, et qui n'a maintenant pour s'enrichir que ses bandes de porcs et ses troupeaux de bétail. Dans la partie de l'Estremadure qu'arrose le Guadiana, les villes de quelque importance, Badajoz, Mérida, Medellin, Don Benito, ont une position plus avantageuse; elles sont situées au bord du fleuve. Badajoz est à quelques kilomètres à peine du mince ruisseau qui sépare l'Espagne et le Portugal. En face de la forteresse lusitanienne d'Elvas, elle garde la frontière espagnole, et sa cathédrale, qui doit servir de refuge en cas de siége, est en même temps une citadelle à l'épreuve de la bombe; mais le rôle militaire de Badajoz est amoindri depuis qu'elle est chargée de servir d'intermédiaire principal de commerce entre les deux nations, et qu'un chemin de fer, le seul qui traverse la ligne des confins, a fait de la ville un entrepôt d'échanges entre Lisbonne et Madrid. Mérida se trouve sur la même voie ferrée; mais, fort déchue de son ancienne prospérité, elle n'est plus que la ruine de ce qu'elle fut jadis. De toutes les villes de l'Espagne Mérida est celle qui a conservé le plus de monuments de l'époque romaine; elle a son arc de triomphe, son aqueduc dont il reste de superbes piles en granit et en briques, son amphithéâtre aux sept rangées de gradins, sa naumachie, un vaste cirque dont l'arène est envahie par les cultures, un forum, des routes pavées, des bains, enfin un admirable pont de près de 800 mètres de longueur et composé de quatre-vingts arches en granit. Celui de Badajoz, également célèbre et à bon droit, n'a guère plus d'un demi-kilomètre; il date de la fin du seizième siècle. Quoique beaucoup plus connue à cause de ses monuments du passé, Mérida est cependant beaucoup moins riche et moins populeuse qu'une autre ville de l'Estremadure située plus haut sur le cours du Guadiana, à l'issue de la vaste plaine de la Serena: c'est la ville de Don Benito, presque entièrement ignorée de la légende et de l'histoire. Elle a été fondée au commencement du seizième siècle par des fugitifs, les uns quittant leurs villages pour échapper à une inondation du fleuve, les autres cherchant à se soustraire aux cruautés du comte qui dominait à Medellin. De même que sa voisine Villanueva de la Serena, Don Benito a les grands avantages que lui donne la fertilité du territoire environnant; ses fruits et surtout ses melons d'eau sont fort appréciés. De l'autre côté du Guadiana les plaines qui se relèvent vers la sierra de Montanchez et celle de Guadalupe sont riches en rognons de phosphates de chaux, vrai trésor pour l'amendement des campagnes épuisées. L'Angleterre et la France ont importé déjà de l'Estremadure une certaine quantité de ces phosphates, mais on peut dire que l'immense réserve des agriculteurs futurs est à peine entamée. Les villes de la Manche, dans le bassin supérieur du Guadiana, ne sont guère plus riches que Don Benito en monuments historiques; elles n'ont que de rares constructions du moyen âge. Ciudad-Real, jadis fort industrieuse; Almagro, enrichie par la manufacture des dentelles; Daimiel, près de laquelle se trouvait le château principal de l'ordre de Calatrava; Manzanarès, où se bifurquent les chemins de fer d'Andalousie et d'Estremadure; Val de Peñas, aux collines pierreuses, tirent leur importance principale de leurs entrepôts, où s'emmagasinent les blés et les vins de la contrée. Almaden, c'est-à-dire «la Mine», située dans une des longues vallées de roches siluriennes qui s'étendent au nord de la sierra Morena, a ses mines de cinabre, qui pendant trois siècles fournirent au Nouveau Monde tout le mercure nécessaire à l'exploitation des mines d'or et d'argent et d'où l'on extrait encore en moyenne plus de 1,200 tonnes de mercure par an. Un mètre cube de terre y donne environ 200 kilogrammes de métal; malheureusement le travail des mines est des plus insalubres: les ouvriers, au nombre de 300 en moyenne, entrent au chantier pendant vingt jours tous les mois; le reste du temps, ils s'occupent de la culture de leurs champs. Par une bizarrerie qui n'est point unique dans l'histoire, la Manche est beaucoup plus fameuse par le roman que par les événements réels. Les fiers chevaliers de Calatrava, dont les châteaux se dressent encore ça et là, sont oubliés, mais on se rappelle toujours le chevalier de la «Triste Figure» qu'a fait vivre le génie de Cervantes. Toboso, les champs de Montiel, Argamasilla de Alba, les moulins à vent dont on voit les grands bras s'agiter au-dessus des champs moissonnés, font surgir devant la pensée le type immortel de l'homme qui se dévoue à faux et que poursuivent la moqueuse destinée et les sarcasmes de ceux pour lesquels il se dévoue. La Castille orientale, au climat trop rigoureux, au sol trop inégal et raviné, ne peut nourrir une population plus dense que la Manche et l'Estremadure. Les agglomérations de quelque importance y sont peu nombreuses, et la capitale elle-même, Cuenca, n'est qu'une ville provinciale de troisième ordre; elle n'a guère, comme Tolède, que les souvenirs de son ancienne industrie et sa position pittoresque, sur un rocher coupe en falaises au-dessus des gorges profondes où coulent le Huecar et le Jucar. Pour trouver d'autres localités méritant le nom de villes, il faut descendre dans le haut bassin du Tage. Là, sur les bords du Henarès, se succèdent deux cités de fondation antique, Guadalajara, alimentée par un aqueduc romain, et Alcalà, la patrie de Cervantes, la ville universitaire qui eut jadis jusqu'à 10,000 étudiants dans ses murs. Si la fantaisie royale avait fait choix, à la place de Madrid, de l'une ou l'autre de ces deux villes comme lieu de résidence, elles eussent acquis la même, prospérité que la capitale actuelle de l'Espagne, car leur position géographique relativement à l'ensemble de la Péninsule n'est pas moins heureuse. Au premier abord, il semblerait que Madrid est du nombre de ces capitales dont l'existence est due surtout au caprice et qui, si elles n'avaient été la résidence d'une cour, seraient toujours restées de petites villes sans grande importance. Sans fleuve qui l'arrose, puisque le Manzanarès est un simple torrent aux eaux soudaines d'hiver et de printemps, peu favorisée par le climat et la nature du sol, Madrid offrait certainement moins d'avantages que Tolède, la vieille cité romaine et visigothe; mais une fois qu'elle eut été choisie comme capitale, elle ne pouvait manquer d'acquérir peu à peu la prépondérance, même au point de vue du commerce et de l'industrie. En effet, Madrid jouit, grâce à sa position centrale, d'une prééminence naturelle sur toutes les autres villes d'Espagne situées en dehors du haut bassin du Tage. D'après la tradition, le milieu mathématique de la Péninsule se trouverait à une faible distance au sud de Madrid: ce serait la petite localité de Pinto, dont le nom est dérivé, dit-on, du latin _Punctum_, ou point central par excellence. Des calculs précis de triangulation nous diront de combien les Espagnols se sont trompés dans leur mesure approximative; mais, à la simple vue de la carte, on voit que l'écart ne doit pas être considérable: c'est bien dans la plaine dominée au nord par la sierra de Guadarrama qu'il faut chercher le centre de figure de l'Ibérie. Toutes les fois que les diverses provinces d'Espagne ont essayé de se grouper en un même corps politique, ou qu'elles ont dû se soumettre à un pouvoir centralisateur, c'est dans cette région que devaient se nouer les relations et de là que devait partir l'action du gouvernement. Là aussi devait s'opérer le fait matériel du croisement des grandes routes, si important dans l'histoire des nations. [Illustration: N° 186.--MADRID ET SES ENVIRONS.] A l'époque romaine, Tolède, dont la position n'est pas moins centrale que celle de Madrid, devint le grand carrefour des routes, la place d'armes principale de l'Espagne et le trésor général où venaient s'entasser les produits des mines avant d'être expédiés en Italie. Pourtant à cette époque l'Espagne n'était encore qu'une colonie, et l'attraction de Rome impériale avait pour conséquence de déplacer le centre de la vie politique et commerciale vers les bords de la Méditerranée. Dès qu'elle se fut définitivement détachée de Rome, l'Espagne, libre de chercher son milieu naturel, le trouva dans la ville de Tolède: c'est là que se tinrent les conciles et que s'établit le pouvoir dirigeant de l'Église, c'est aussi là que s'installèrent les rois visigoths. Pendant deux cents ans, Tolède fut la capitale religieuse et politique du royaume; quand cette «citadelle de l'Espagne» fut tombée au pouvoir des Maures, tout le reste du pays, jusqu'aux Pyrénées et aux montagnes des Asturies, eut bientôt succombé. La division de la Péninsule entre deux races et deux religions sans cesse en guerre changea brusquement la valeur historique de la haute vallée du Tage; de région centrale elle devint zone limitrophe, et «marche» débattue entre les armées; les capitales devaient se déplacer avec les alternatives des batailles. Mais, dès que les Maures eurent été expulsés de Cordoue, l'Espagne reprit, comme aux temps des Visigoths, son centre de gravité naturel au sud de la sierra de Guadarrama. D'abord les souverains hésitèrent entre l'antique Tolède et sa voisine, la petite ville de Madrid, où les Cortès avaient tenu plusieurs fois leurs séances, où des rois de Castille avaient résidé. Tolède avait de grands avantages: riche en palais et en magnifiques débris du passé, elle s'élève au bord d'un fleuve, dans une position forte par la nature et par l'art; elle jouissait, en outre, du prestige que lui donnaient son ancienne puissance et son titre de ville primatiale des Espagnes; mais elle prit part à l'insurrection des _comuneros_ contre Charles-Quint, tandis que Madrid devint le siège des opérations militaires contre les citoyens révoltés. C'est là probablement ce qui décida du sort respectif des deux villes. Roi, courtisans, employés s'accordèrent à trouver le séjour de Madrid plus agréable, d'autant plus que cette ville ouverte offrait l'avantage réel de pouvoir s'étendre librement dans la plaine. En 1561, Philippe II avait complètement terminé l'évacuation des deux anciennes capitales, Valladolid et Tolède: cette dernière ne gardait qu'une part de royauté, comme siège du tribunal de l'Inquisition. En vain Philippe III essaya de rendre à Valladolid le rang de capitale, l'attraction naturelle du centre ramena la cour à Madrid. Depuis cette époque, l'institution des écoles, des musées, des grands établissements publics, les usines, les fabriques de toute espèce, et surtout la convergence des routes et des chemins de fer, ont assuré à la ville grandissante un rôle d'une telle prépondérance que, dans les conditions actuelles, aucune force ne pourrait le lui ravir. Le privilège que donne à Madrid la facilité de ses rapports, trop lentement établis, avec les extrémités de la Péninsule, a fini par compenser tous les graves désavantages qui proviennent de son milieu immédiat. Madrid devait profiter aussi du rôle intellectuel de premier ordre que lui assure l'usage, devenu général en Espagne, de la noble langue castillane. C'est à Tolède, il est vrai, que le bel idiome de Cervantes et d'Espronceda, «cette langue qui semble toujours sortir d'un porte-voix,» se parle dans toute sa pureté; mais pratiquement c'est Madrid qui modifie, assouplit et renouvelle la langue; c'est elle qui profite des avantages que lui donnent les journaux et la presse pour réduire les autres dialectes de la Péninsule à l'état de patois et pour imprimer à tous les esprits comme un sceau castillan. En temps de liberté, c'est à la Puerta del Sol, l'agora des Madrilègnes, que se fait en grande partie l'opinion publique des Espagnols. Si Madrid a depuis longtemps distancé toutes les autres cités de la Péninsule par son action politique, aussi bien que par son travail industriel et son mouvement commercial, elle est restée bien au-dessous de Tolède, de Ségovie, de Salamanque pour la beauté des monuments. Depuis qu'elle a commencé de s'agrandir, elle n'a eu à traverser que des âges de mauvais goût ou d'indifférence artistique, pendant lesquels les architectes n'ont eu d'autre mérite que d'élever des constructions énormes étalant aux regards une lourde majesté. Par compensation, les trésors d'art que possède Madrid sont inestimables. Son musée de tableaux est l'un des plus riches du monde entier: c'est une collection de chefs-d'oeuvre. On y compte par dizaines et par cinquantaines d'admirables toiles signées des noms de Velasquez, Murillo, Ribera, Zurbaran, Titien, Véronèse, Raphaël, Durer, Van Dyck, Rubens. Madrid est une autre Florence, sinon par son atmosphère d'art et de poésie, du moins par sa prodigieuse richesse en œuvres des grands maîtres [159]. [Note 159: Villes principales des plateaux castillans, avec leur population approximative, en 1870: Madrid................... 332,000 hab. VIEILLE-CASTILLE. Valladolid............... 60,000 » Búrgos................... 14,000 » Salamanque (Salamanca)... 13,500 » Palencia................. 13,000 » Zamora................... 9,000 » Ségovie (Segovia)........ 7,000 » Leon..................... 7,000 » Avila.................... 6,000 » NOUVELLE-CASTILLE. Tolède (Toledo).......... 17,500 » Almagro.................. 14,000 » Daimiel.................. 13,000 » Ciudad Real.............. 12,000 » Val de Peñas............. 11,000 » Almaden.................. 9,000 » Manzanarès............... 9,000 » Cuenca................... 7,000 » Talavera de la Reyna..... 7,500 » Guadalajara.............. 6,000 » ESTREMADURE. Badajoz.................. 22,000 » Don Benito............... 15,000 » Cáceres.................. 12,000 » Villanueva de la Serena.. 8,000 » Plasencia................ 6,000 » Mérida................... 6,000 » ] [Illustration: N° 127.--ARANJUEZ.] Immédiatement en dehors des promenades, le Prado, le Buen Retiro, s'étendent des campagnes peu fertiles et faiblement peuplées; «la ville est ceinte de feu,» dit un proverbe qui fait allusion aux cailloux siliceux qui parsèment les champs des alentours. Ces espaces sont fort tristes à parcourir pour les voyageurs qui ne vont pas visiter, soit Aranjuez et ses admirables jardins, que baigne l'eau paresseuse du Tage, soit, dans son amphithéâtre d'âpres rochers, l'immense édifice de l'Escorial, bâti par Philippe II et garni jadis d'assez de reliques pour emplir tout un cimetière, soit encore les divers palais de plaisance qui s'élèvent dans les vallons boisés de la sierra de Guadarrama et de ses avant-monts. Ces régions ombreuses, qui fournissent à Madrid l'eau pure de ses aqueducs et de ses fontaines et la glace de ses tables, opposent encore à la cité bruyante le charmant contraste de la nature libre et sauvage. Naguère on y voyait même un district dont la population se disait indépendante des Castilles. Un des petits bassins latéraux de la vallée de Torrelaguna posséda pendant plus de mille ans le privilège d'avoir, sinon puissance, du moins titre de royaume. A l'époque de l'invasion des Maures, les habitants de la plaine du Jarama vinrent en assez grand nombre se réfugier dans ce cirque de monts faciles à défendre et réussirent à s'y maintenir en se faisant oublier. Ils se donnaient à eux-mêmes le nom de Patones. Le chef ou roi qu'ils s'étaient choisi et dont la dignité était héréditaire de mâle en mâle reconnut la suzeraineté des rois de Castille après l'expulsion des Maures, mais il garda son titre, que l'on voulut bien reconnaître, sans doute à cause de la plaisante figure que faisait un si pauvre roitelet dans le voisinage du trône. Le dernier de ces rois, qui vivait encore au milieu du dix-huitième siècle et qui de son métier était porteur de bois, se lassa d'un rang qui lui rapportait si peu; il remit son bâton de commandement entre les mains d'un officier royal et depuis lors les Patones dépendent de la juridiction d'Uceda. III ANDALOUSIE. Dans son ensemble, et sans tenir compte des petites irrégularités du contour, l'Andalousie, l'ancienne Bétique, est une région naturelle parfaitement distincte du reste de l'Espagne et présentant un caractère tout spécial par son relief et son climat. Bien différente des plateaux castillans et des versants rapides des provinces méditerranéennes et atlantiques, elle forme une grande vallée, inclinée d'une pente égale entre deux versants de montagnes, et s'ouvrant largement du côté de la mer. A l'autre extrémité de la Péninsule, le bassin de l'Èbre est la contre-partie du bassin du Guadalquivir, mais contre-partie très-incomplète, à cause des montagnes qui en obstruent partiellement l'entrée. Des monts de Velez aux plages sablonneuses du golfe de Cádiz, le fleuve de l'Andalousie se développe avec une régularité parfaite, parallèlement au littoral méditerranéen, et des deux côtés, les crêtes des monts se maintiennent à une distance sensiblement égale du fond de la vallée. En dehors du grand bassin fluvial, il ne reste qu'une faible partie des provinces andalouses qui déverse ses eaux, soit dans le Guadiana, soit dans l'estuaire de Huelva ou directement dans la Méditerranée [160]. [Note 160: Bassin du Guadalquivir. 54,000 kilomètres carrés. Provinces andalouses... 73,473 » Population en 1870..... 2,749,629 hab., soit 37,4 par kilom. carré. ] Sur la frontière du Portugal, les monts peu élevés, mais aux allures fort tourmentées, qui font partie du système marianique ou de la sierra Morena forment un véritable labyrinthe, raviné par les torrents. À côté des roches de granit, d'énormes masses éruptives de porphyres et d'ophites s'entremêlent en massifs irréguliers, où les eaux ne peuvent trouver leur chemin vers le Guadiana, le Guadalquivir, l'Odiel, le rio Tinto, que par de longs détours. Les monts de ce district qui affectent le plus la forme de chaînes distinctes sont la sierra de Aracena, au nord des régions minières du rio Tinto, la sierra de Aroche, qui s'élève au milieu d'un véritable désert sur les confins du Portugal, et la sierra de Túdia, dont les eaux descendent au sud vers Séville. A l'orient de ce dernier massif, le système orographique, où s'enchevêtrent diversement les eaux tributaires du Guadalquivir et du Guadiana, s'abaisse en longues croupes, et, sur de vastes étendues, n'offre plus en rien l'aspect de la montagne. Cependant quelques petits chaînons, orientés pour la plupart dans la direction de l'ouest à l'est, indiquent vaguement l'existence souterraine d'un axe de prolongement; telles sont, parmi ces arêtes secondaires, la sierra de los Santos et celle qui porte, non loin de Belmez et de son petit bassin houiller, le sommet dominateur de Pelayo. Dans son ensemble, toute cette partie du faîte entre le Guadiana et le Guadalquivir forme une espèce de plateau coupé du côté du sud par des gradins en escalier qui, vus de la plaine, notamment des campagnes, de Cordoue, prennent un certain air de montagnes; mais au nord, des régions étendues sont à peine moins unies et monotones que la haute Manche, entre Albacete et Manzanarès. Tels sont Los Pedroches, véritable plaine, sinon par l'altitude, du moins par l'aspect général du terrain. Immédiatement à l'est de ce plateau si peu accidenté, commence la sierra Morena proprement dite, ainsi nommée (montagne Noire) des pins à la sombre verdure qui en recouvrent les pentes; en cet endroit on la désigne aussi sous le nom local de sierra Madrona; elle se rattache du côté du nord-ouest aux montagnes d'Almaden. Fréquemment interrompue par les brèches où passent les eaux du versant méridional de la Manche, cette chaîne, que l'on doit considérer comme un simple rebord du plateau des Castilles, est d'une hauteur fort inégale; mais c'est précisément à son extrémité orientale, à l'endroit où, sous le nom de sierra de Alcaraz, elle envoie ses derniers contre-forts mourir dans les plaines d'Albacete, que s'élève la cime culminante du système entier, la Punta de Almenara. Un chaînon secondaire qui s'abaisse au sud vers le Guadalquivir, la Loma de Chiclana, sépare l'un de l'autre les deux hauts affluents du fleuve. Des bords du Guadiana au plateau d'Albacete, la sierra offre ce trait remarquable de ne point constituer la ligne de partage entre les bassins limitrophes. Les masses schisteuses de la chaîne, percées çà et là de roches éruptives, n'ont pu résister à l'action des eaux, et c'est à travers l'axe de la sierra Morena que passent les torrents et les rivières tributaires du Guadalquivir. A l'exemple du Guadiana lui-même, qui s'ouvre un défilé à travers le prolongement de la sierra Morena, les eaux qui naissent sur le versant septentrional de la sierra de Aracena se percent une clus pour descendre dans les campagnes de l'Andalousie. Plus à l'est, le Viar, le Bembezar, le Guadiato en font autant. Plus héroïques encore, le Puertollano et le Fresnedas, nés dans les monts de Calatrava, s'unissent pour traverser ensemble quatre chaînons parallèles de montagnes, puis la sierra Madrona et d'autres arêtes secondaires, avant d'aller, sous le nom de Jandula, se jeter dans le Guadalquivir en aval d'Andújar. Mêmes phénomènes pour le Rumblar le Magaña, le Guarrizas, le Guadalen, le Guadalimar. Ainsi que les mêmes conditions géologiques l'ont produit en mainte autre contrée, il se trouve que la ligne de faîte entre les eaux divergentes ne coïncide nullement avec la ligne de jonction des cimes de montagnes; l'axe de faîte se développe sur le plateau de la Manche, parallèlement à l'arête de la sierra Morena et à une distance moyenne de 20 kilomètres au nord. [Illustration: N° 128.--BASSIN DU GUADIANA ET DU GUADALQUIVIR.] [Illustration: VUE GÉNÉRALE DU DÉFILÉ DE DESPEÑAPERROS. Dessin de Grandsire, d'après une photographie de M. J. Laurent.] On comprend que les phénomènes d'érosion causés par cette disposition des pentes ont dû créer à travers la montagne des gorges d'un effet saisissant. La plus fameuse de toutes, à cause de la grande route et du chemin de fer qui l'empruntent pour descendre de la Manche en Andalousie, par une série de viaducs jetés d'une falaise à l'autre, est le défilé de Despeñaperros ou «Précipite-chiens». La formidable clus, du fond de laquelle monte la voix du torrent, paraît d'autant plus belle, qu'elle mène du plateau triste et nu de la Manche aux riches campagnes de l'Andalousie. Il est des voyageurs qui, après avoir parcouru toute l'Europe, considèrent la gorge du Despeñaperros comme le lieu de l'aspect le plus saisissant qu'il leur ait été donné de voir. Son importance comme chemin de passage entre la vallée du Guadalquivir et le centre de l'Espagne ne pouvait manquer non plus d'en faire une position militaire de premier ordre. Dans toutes les guerres civiles et étrangères qui ont désolé la contrée, un des principaux objectifs était de s'assurer le libre passage du Despeñaperros. C'est au pied de ce col, en 1212, que se livra la terrible bataille de Navas de Tolosa, où, d'après la chronique, 200,000 musulmans furent massacrés [161]. [Note 161: Altitudes des monts et des cols de la sierra Morena, d'après Coello: Sierra de Aracena......................... 1,676 mètres. Villagarcia (route de Badajoz à Cordoue).. 569 » Sierra de los Sanlos...................... 760 » Sierra de Cordoba......................... 466 » Pozo-blanco (Pedroches)................... 503 » Despeñaperros (col)....................... 745 » Punta de Almenara......................... 1,800 » ] La partie orientale de l'enceinte du bassin de l'Andalousie est aussi formée de montagnes découpées par les eaux en massifs distincts. Un premier groupe, limité au nord par la dépression où coulent, d'un côté, le Guadalimar, affluent du Guadalquivir, de l'autre le Mundo, affluent du Segura, forme la courte chaîne des Calares. Un peu au sud-ouest, un second massif, plus élevé d'environ 150 mètres, est dominé par le Yelmo de Segura, dont les contre-forts, diversement ramifiés à l'occident, s'abaissent en chaînes de collines, fort contournées entre les hautes rivières de la vallée andalouse, le Guadalimar, le Guadalquivir proprement dit, le Guadiana Menor. Enfin un troisième groupe de montagnes, encore plus haut, sert de borne à la partie sud-orientale du bassin: c'est la sierra Sagra. Par ses roches et sa position géographique, ce massif rappelle la Muela de San Juan, qui s'élève entre le bassin du Tage et le versant méditerranéen; il ressemble d'aspect au Puy-de-Dôme. Il forme un faîte de partage des plus importants et s'entoure de plateaux où les rivières ont creusé des gorges de plus de 300 à 350 mètres de profondeur, contrastant par leur beauté sauvage avec la monotonie des hautes terres environnantes [162]. [Note 162: Altitudes, d'après Coello, des massifs orientaux du bassin du Guadalquivir: Calar del Mundo............ 1,657 mètres. Yelmo de Segura............ 1,806 » Sierra Sagra............... 2,398 » ] Les arêtes qui se dressent au sud de ce plateau angulaire de l'Espagne affectent uniformément la direction de l'est à l'ouest, et commencent à limiter la partie méridionale du bassin de la Bétique. Les sierras de María et de las Estancias, celle de los Filabres, fameuse par ses montagnes de marbre blanc, se succèdent du nord au sud en remparts parallèles, contournés à l'occident par les affluents du Guadalquivir. A l'orient, elles sont nettement séparées les unes des autres par les cours d'eau qui descendent à la Méditerranée; mais à l'ouest les deux chaînes les plus méridionales se rapprochent et se confondent en un même massif, la sierra de Baza, qu'un isthme peu élevé, aux pentes étrangement ravinées, rattache à la haute citadelle de la sierra Nevada, point culminant de la Péninsule. Cette énorme masse, en grande partie composée de schistes, qui traversent des roches de serpentine et de porphyre, paraît d'autant plus élevée, qu'elle se dresse sur une base plus étroite; de l'est à l'ouest, du Monte Negro au Cerro Caballo, elle a seulement 80 kilomètres de longueur, et du nord au sud, de l'une à l'autre plaine, sa largeur n'atteint même pas 40 kilomètres. Dressées comme d'un seul jet, les montagnes présentent de toutes parts des escarpements difficiles à gravir, et partout on peut voir les zones de végétation se succéder régulièrement sur les pentes jusqu'à la région des névés persistants que dépassent les trois cimes de Mulahacen, du Picacho de la Veleta, d'Alcazaba. Au-dessus des premiers soubassements, revêtus de vignes et d'oliviers, les déclivités, trop déboisées, sont ombragées çà et là de noyers, de châtaigniers, puis de chênes d'espèces diverses, au delà desquels se montre la verdure pâle des gazons, recouverte de neige pendant une moitié de l'année. Dans les creux bien abrités, surtout dans ceux du versant septentrional, des amas de neige sont les glacières naturelles que louent les habitants de Grenade et où ils envoient des _neveros_ pour s'approvisionner de neige pendant l'été: on donne à ces névés le nom de _ventisqeros_, à cause de la tourmente ou _ventisca_ qui souvent en fait tourbillonner en nuages les innombrables aiguilles. Un de ces amas, emplissant le cirque ou _corral_ de la Veleta, qui s'ouvre entre les deux sommets de Mulahacen et du Picacho, s'est transformé en un véritable glacier de 60 à 100 mètres d'épaisseur et tout bordé de moraines. Ce champ de glace, qui donne naissance à la source principale du Genil, est le plus méridional de l'Europe et peut-être le seul de l'Espagne péninsulaire, au sud de la chaîne pyrénéenne; quelques petits lacs épars çà et là à plus de 3,000 mètres d'altitude témoignent du passage d'anciens glaciers disparus depuis une époque inconnue. Les neiges fondantes de la sierra Nevada donnent aux campagnes des vallées et des plaines environnantes une exubérance prodigieuse de végétation. C'est à elles, aux ruisseaux gazouilleurs qui en découlent que la Vega de Grenade, chantée par tous les poëtes, doit la richesse de sa verdure, l'éclat de ses fleurs, l'excellence de ses fruits. C'est aussi à l'abondance de ses eaux que la vallée, plus belle encore, de Lecrin, à la base des pentes méridionales du Picacho de la Veleta, doit son nom de «Vallée d'Allégresse» et de «Paradis de l'Alpujarra». [Illustration: LA SIERRA NEVADA, VUE DE BAZA. Dessin de Taylor, d'après H. Regnault.] Dans ces montagnes, chaque nom, chaque légende, rappelle le séjour des Maures. Le sommet principal, le Mulahacen (Muley-Hassan), est encore l'homonyme d'un de leurs princes; le Picacho de la Veleta est la cime où ils allumaient leurs feux de signal pour avertir les populations de l'Andalousie musulmane de l'approche des chrétiens; l'Alpujarra ou mont des Pâturages est l'ensemble des contre-forts méridionaux, où ils menaient leurs brebis. Depuis que les Maures ont été presque tous chassés ou exterminés, après une sanglante guerre qui dura jusque vers la fin du seizième siècle, les colons de la Galice et des Asturies qui reçurent les terres conquises sont pour la plupart restés dans un état de véritable barbarie; ils ne sont en rien les supérieurs des Maures convertis qui obtinrent à pris d'argent le privilège de rester à Ujijar, la capitale de l'Alpujarra. Ni les uns ni les autres ne se sont guère donné la peine d'exploiter les richesses de ces belles montagnes, qu'entouré une ceinture de _despoblados_; ils se sont bornés à en dévaster les forêts. C'est à une époque toute récente que les visiteurs de Grenade ont ajouté les sommets de la sierra Nevada au nombre de ces buts d'escalade que se sont donnés les membres des divers clubs alpins. Il est vrai qu'à bien des égards les monts de la sierra Nevada ne sont comparables ni aux Alpes, ni même aux Pyrénées. Quoique supérieurs à ces dernières en altitude, ils occupent une trop faible étendue pour offrir la même diversité de contrastes, les mêmes oppositions de roches, de climats, de paysages. Mais ils ont la grâce de leurs basses vallées, l'aspect sauvage de leurs défilés de l'Alpujarra, taillés comme au ciseau dans l'épaisseur des roches; ils ont surtout l'admirable panorama que l'on contemple de leurs cimes. Déjà les voyageurs célèbrent comme d'une merveilleuse beauté le tableau que l'on a sous les yeux quand on gravit les contre-forts occidentaux de la sierra, par le chemin qui mène à l'Alpujarra; au delà d'Alhendin, perchée sur un rocher sauvage, on montre l'endroit précis où, suivant la légende, Abou-Abdallah ou Boabdil, fugitif, se serait retourné pour contempler une dernière fois et pour pleurer les belles campagnes de la Vega, les tours et les palais de Grenade, tout cet ensemble si beau de villes, de cultures, de montagnes qui avait été son royaume et qu'il ne devait plus revoir: telle l'origine du nom de «Dernier Soupir du Maure» (_Ultimo Suspiro del Moro_) ou de «Côte des Larmes» (_Cuesta de las Lagrimas_) que les Espagnols donnent au col d'Alhendin. Mais du haut des sommets de la chaîne combien le spectacle est encore plus grandiose et plus étendu! Du Picacho de la Veleta la vue n'est peut-être pas moins belle que du sommet de l'Etna. On voit à ses pieds tout le midi de l'Espagne, avec ses riches vallées d'irrigation, ses âpres rochers, ses solitudes rousses, rendues vaporeuses par l'éloignement, la noire muraille des monts de l'Estremadure et de la sierra Morena, qui bordent le plateau central. Au sud, d'autres montagnes jaillissent comme d'un abîme, mais le regard se sent attiré surtout vers la lisière verdoyante du littoral, vers la grande mer et le profil embrumé des monts de Barbarie, que l'îlot d'Alboran et le haut promontoire marocain de las Tres Horcas, situés précisément au sud de la sierra Nevada, semblent rattacher comme un reste d'isthme au continent d'Europe. Parfois, quand le vent souffle du midi, on entend distinctement le bruit des eaux grondantes. Toutes les montagnes qui forment la cour des colosses grenadins sont de hauteur beaucoup plus modeste et sont en partie couvertes de débris erratiques apportés par les anciens glaciers de la sierra Nevada. Au nord, dans l'espace compris entre les vallées du Genil, du Guadiana Menor et du Guadalquivir, elles s'élèvent en désordre sur un plateau raviné, les unes semblables à des îles de rochers, comme le Jabalcon de Baza, les autres disposées en chaînes et s'orientant pour la plupart dans la direction de l'est à l'ouest et du nord-est au sud-ouest, parallèlement au littoral méditerranéen et à l'axe de la vallée du Guadalquivir: telles sont, au-dessus des plaines de Jaen, la sierra de Jabalcuz et la sierra Magina; telle est, plus au sud, la chaîne Alta-Coloma, que la route de Jaen à Grenade franchit au Puerto de Arenas, défilé semblable à celui du Despeñaperros par ses roches sombres, ses amas de blocs écroulés, ses escarpements en surplomb, ses redoutables précipices. Enfin, au-dessus même de Grenade, se prolonge la croupe de la sierra Susana, que continue à l'ouest le massif de Parapanda, le baromètre des cultivateurs de la Vega. _Cuando Parapanda se pone la montera, Llueve, aunque Dios no lo quisiera._ (Quand le Parapanda revêt son capuchon, Il pleuvra sûrement, que Dieu le veuille ou non.) Presque toutes les montagnes de cette région sont découpées en massifs distincts par les eaux torrentielles et portent autant de noms différents qu'elles dominent de villes et de villages. La même désignation sert au groupe d'habitations humaines et aux sommets voisins. Au sud de la sierra Nevada et de la sierra de los Filabres, que l'on peut considérer comme le prolongement oriental du grand massif de Grenade, les montagnes ont la même disposition fragmentaire. L'angle sud-oriental de la Péninsule est occupé par un massif absolument isolé, la sierra de Gata, percée de volcans éteints, dont l'un, le Morron de los Genoveses, est vraiment d'un aspect superbe. Le cap de Gata, qui marque l'entrée du golfe occidental de la Méditerranée, est composé de basalte, tandis qu'en maints autres endroits du littoral se présentent les trachytes et s'étendent les couches de pouzzolanes, les obsidiennes, les pierres ponces. Entre ces foyers de laves refroidies et les montagnes de los Filabres, la petite chaîne d'Alhamilla et ses divers contre-forts de moindre hauteur se prolongent du golfe de Vera à celui d'Almeria; les torrents qui en descendent baignent des grèves si riches en cristaux de grenat, que ceux-ci servent de chevrotines aux chasseurs. Interrompus par une rivière, les monts reprennent à l'ouest pour former, immédiatement au-dessus du rivage méditerranéen, la superbe sierra schisteuse de Gádor, coupée à son tour par un torrent descendu de l'Alpujarra. Ainsi les groupes de montagnes se succèdent de coupure en coupure, en se développant le long du rivage jusqu'à Tarifa comme un rempart circulaire, tantôt simple, tantôt multiple, percé de brèches profondes et se continuant en Afrique par d'autres chaînes riveraines. La partie de ce rempart qui sépare de la Méditerranée le versant de l'Alpujarra est connue sous les noms de Contraviesa et de sierra de Lujar; elle présente du côté de la mer une pente des plus escarpées, où les brebis ne peuvent monter que précédées d'un bouc leur montrant le chemin. Il en est de même de la sierra de Almijara, qui commence de l'autre côté de l'étroite vallée du Guadalfeo et qui va se rattacher à la sierra de Alhamá, appelée aussi sierra Tejeda. Au delà du col d'Alfarnate ou de los Alazores, la montagne n'est plus que le simple rebord d'un plateau, jadis lacustre, que limite au nord un renflement accidenté du sol dit sierra de Yeguas. Le bord méridional du plateau est connu sous le nom de Torcal à l'endroit où il est traversé par la route, de Málaga à Antequera. C'est un des sites les plus curieux de la Péninsule. Les roches sont éparses dans le désordre le plus bizarre et par l'étrangeté de leur profil donnent l'idée d'une cité fantastique, aux édifices de tous les styles, aux rues inégales et sinueuses, où des animaux monstrueux ont été soudain changés en pierre. C'est dans le voisinage de cette ville de rochers que les archéologues ont retrouvé quelques-unes des constructions les plus curieuses élevées par les peuples de l'Ibérie antérieurs à l'histoire. A l'occident du bassin de Málaga, arrosé par la rivière Guadalhorce, les âpres montagnes recommencent. Les chaînons se rapprochent, et dans la sierra de Tolox ou de las Nieves atteignent à une hauteur de près de 2,000 mètres; les vapeurs de la Méditerranée s'y déposent en neiges qui persistent pendant l'hiver. Le massif de Tolox est le nœud montagneux duquel divergent dans tous les sens les chaînons qui font de la pointe méridionale de l'Espagne comme un résumé de la Péninsule entière. La sierra Bermeja, qui se dirige au sud-ouest, continue de serrer la mer et d'en border la côte de promontoires abrupts; à l'ouest, la sauvage «serrania» de Ronda va se relier au massif de San Cristóbal, qui s'appuie lui-même sur de nombreux contre-forts; ses ramifications diverses, serpentant entre de petits bassins fluviaux, finissent par aller mourir aux caps méridionaux de l'Ibérie, à San Roque, Trafalgar, Tarifa. Quant à la roche de Gibraltar, qui se dresse si fièrement à la porte intérieure de la Méditerranée, c'est, au point de vue géologique, un véritable îlot; ses escarpements calcaires, portés par des bancs de schiste silurien, s'élèvent du milieu des eaux, et seulement une double plage apportée par les flots rattache le superbe promontoire au continent [163]. [Note 163: Altitudes des montagnes et des cols entre le Guadalquivir et la mer, d'après Fr. Coello: Sierra de María 2,039 mèt. Tetica de Bacares (Filabres) 1,915 » Sierra Nevada: Mulahacen 3,554 » Picacho de la Veleta 3,470 » Alcazaba 2,314 » Suspiro del Moro 1,000 » Jabalcon de Baza 1,498 » Sierra de Gádor 2,323 » Contraviesa 1,895 » Sierra Tejeda (Alhamá) 2,134 » Col d'Alfarnate 830 » Torcal 1,286 » Sierra Bermeja 1,450 » Serrania de Ronda 1,550 » Sierra de San Cristóbal 1,715 » Peñon de Gibraltar 429 » ] [Illustration: BRÈCHE DE LOS GAITANES.--(DÉFILÉ DU GUADALHORCE.) Dessin de Sorrieu d'après une photographie de M.J. Laurent.] Comme la sierra Morena, les divers massifs de montagnes qui occupent l'espace compris entre le bassin du Guadalquivir et la mer ont été rompus et contournés par les eaux, de sorte que la ligne des hauts sommets ne concorde nullement avec la ligne de partage. La rivière d'Almería, simple torrent qui n'a même pas toujours de l'eau pendant l'été, reçoit ses affluents temporaires des deux versants de la sierra Nevada; l'Adra s'est ouvert un chemin à travers une chaîne dont il ne reste plus que deux tronçons, la sierra de Gádor et la Contravesia; le Guadalfeo a séparé de la même manière la Contravesia de la sierra de Almejara; le Guadalhorce, dont les diverses branches naissent sur le plateau d'Antequera, coupe la montagne par l'étroite brèche de Gaytan ou de los Gaytanes, une des plus sauvages et des plus grandioses de la Péninsule où les trains de chemin de fer traversent successivement dix-sept tunnels pour déboucher soudain au milieu des orangers d'Alora; enfin, le Guadiaro prend aussi son origine sur le versant septentrional des chaînes riveraines. La rapidité des pentes, la soudaineté des crues et des baisses d'eau donnent à toutes les rivières du versant méditerranéen de l'Andalousie un caractère essentiellement torrentiel. Les cours d'eau d'allures régulières ne se trouvent que sur la face atlantique de la contrée; et de ces fleuves un seul a de l'importance par son volume liquide et les facilités qu'il offre à la navigation: c'est le Guadalquivir. Le fleuve de la Bétique, qui prend sa source à la sierra Sagra, se distingue, nous l'avons vu, de ceux des plateaux castillans par sa large vallée. Tandis que le Duero, le Tage, le Guadiana se développent d'abord sur de hautes terrasses, puis gagnent les plaines basses par d'étroites entailles pratiquées dans les roches du plateau, le Guadalquivir, beaucoup plus avancé dans son histoire géologique, a déjà déblayé, à droite et à gauche de sa route, les obstacles qui le gênaient et nivelé sa vallée à 400 mètres en moyenne au-dessous des régions correspondantes des bassins fluviaux des Castilles. Sa pente est graduellement ménagée de la source à l'estuaire marin, et dans son ensemble se développe en une belle courbe parabolique. Le cours inférieur du fleuve n'a qu'une très-faible déclivité; les eaux se ralentissent et, par suite, s'amassent en un lit fort large, reployé de droite et de gauche en méandres énormes: de là le nom de Oued-el-Kebir, «Grand Fleuve,» que les Arabes ont donné à l'ancien Bétis. [Illustration: N° 129. PENTE DU GUADALQUIVIR.] Pour en être arrivé à cette régularité de cours, analogue à celle des fleuves de la France et de l'Allemagne, le Guadalquivir et ses affluents ont dû accomplir un énorme travail d'érosion. Tous les petits ruisseaux qui naissent sur le plateau de la Manche se sont ouvert un chemin à travers la sierra Morena; tous les lacs qui emplissaient les hautes Vallées des montagnes, entre les divers massifs et les sierras parallèles ou entre-croisées, se sont vidés par des vallées ou d'étroits défilés ouverts entre les roches: il ne reste plus qu'un petit nombre de laquets ou de mares sans écoulement. Tous les hauts affluents, le Guadalimar, plus long, quoique moins abondant que le Guadalquivir lui-même, le Guadalen, le Guadiana Menor, ont ainsi percé les digues des réservoirs supérieurs; mais celui qui a fait le travail le plus considérable est le Genil de Grenade, le principal tributaire du fleuve. La campagne si féconde qu'il traverse et qui a pris une si grande célébrité sous le nom de Vega était en partie recouverte par les eaux d'un lac, que barrait un rempart de montagnes, dans le voisinage de Loja. Cet obstacle a été vaincu, et de coupure en coupure les eaux descendues de la sierra Nevada ont fini par rejoindre celles qu'alimentent la sierra Sagra et la sierra Morena. Les débris apportés des montagnes par le flot qui ronge incessamment ses bords ont peu à peu comblé l'estuaire de l'Atlantique où se déversaient les eaux. Un peu en amont de Séville, où le dernier pont traverse le fleuve, large de moins de 200 mètres, la marée commence à retarder le courant fluvial; plus bas, elle le fait alterner dans les deux sens. Le Guadalquivir, qui serpente des collines de la rive droite à celles de la rive gauche, se divise en deux bras, dont l'un a été creusé de main d'homme pour abréger la navigation; puis, après avoir réuni ses eaux dans un seul canal, il se redivise encore et forme deux grandes îles marécageuses. Certainement l'estuaire marin pénétrait à une époque moderne jusqu'à cet endroit de la vallée, à 50 kilomètres du rivage actuel. Le long des deux rives, mais principalement du côté méridional, s'étendent des terres basses dites _marismas_ et situées au-dessous des eaux de crue. Pendant la période des sécheresses, ces «maremmes» ne présentent, dans toute leur largeur, de 10 à 12 kilomètres, qu'un sol grisâtre et pulvérulent que les pas des taureaux à demi sauvages, réservés pour les tueries des arènes, font monter en nuages dans l'atmosphère; à la moindre pluie, ce sont des fondrières infranchissables. Des ruisseaux salins s'y perdent, tantôt dans les sables, tantôt dans les boues, suivant la saison. Aucun village, aucun hameau n'a pu s'établir sur ces terres d'alluvions transformées çà et là par les joncs en fourrés inabordables. Plus loin du fleuve, les sables déjà secs se recouvrent de palmiers nains. Au sud de la plaine, quelques collines de formation tertiaire s'avancent en promontoires dans ces déserts et par l'aspect de leurs vignes, de leurs olivettes, de leurs groupes de palmiers, de leurs villages pittoresques, consolent de la morne solitude étendue à leur base. Ainsi qu'on en voit de nombreux exemples aux bouches fluviales, un resserrement de la vallée d'alluvions marque les limites extérieures de l'ancien estuaire comblé du Guadalquivir. La ville de Sanlúcar de Barrameda, à l'aspect tout oriental, s'élève au-dessus de la rive gauche, tandis qu'au nord une chaîne de dunes, reposant sur des couches de coquillages modernes, s'avance entre la mer et les plages basses de la rive droite et se prolonge sous l'eau par une barre que les navires d'un tonnage moyen ont de la peine à franchir pour entrer dans le fleuve. Ces dunes, connues sous le nom d'_Arenas Gordas_ ou de «Gros Sables», sont la barrière que le vent de la mer a dressée lui-même entre les eaux salines de l'Atlantique et les eaux douces de l'intérieur. Beaucoup moins hautes que les dunes des landes de Gascogne, elles n'atteignent guère qu'une trentaine de mètres; sur le versant tourné du côté de la mer elles sont encore mobiles, mais sur la versant oriental elles ont toujours été stables depuis l'époque historique: une forêt de pins pignons en a consolidé les talus de quartz blanc. Au milieu des dunes moins élevées qui dominent les plages de Sanlúcar, les cultivateurs maraîchers ont creusé jusqu'aux terres humides du sous-sol des cavités profondes appelées _navasos_ et en ont fait de charmants jardins qui donnent plusieurs récoltes par année. [Illustration: Nº 130.--BOUCHE DU GUADALQUIVIR.] Seul entre tous les fleuves de l'Espagne, le Guadalquivir a l'avantage d'être navigable à une assez grande distance de l'Océan; les bâtiments de 100 ou de 200 tonneaux qui ont pu franchir la barre remontent le cours de l'eau jusqu'à Séville, à une centaine de kilomètres de la mer. Aidé, il est vrai, par des concessions de priviléges commerciaux et même par des monopoles absolus de trafic, ce port de rivière avait pu devenir le grand entrepôt des produits d'outre-mer et le marché principal des échanges; il est déchu maintenant au profit de l'admirable port de Cádiz; mais des embarcations de cabotage viennent toujours y prendre leur chargement de denrées locales et les bateaux à vapeur descendent et montent sans peine le Guadalquivir entre Séville et Sanlúcar. Quant aux autres rivières de l'Andalousie débouchant dans l'Atlantique, elles sont innavigables. Le Guadalete, qui se déverse dans la baie de Cádiz, n'est qu'une eau sans profondeur se traînant au milieu des marismas; l'Odiel et le rio Tinto, qui débouchent dans l'estuaire de Huelva, sont des torrents rapides dont les alluvions emplissent peu à peu les chenaux navigables de l'entrée maritime. C'est ainsi que le port de Palos, d'où partirent les caravelles de Colon pour la découverte du Nouveau Monde, a été complètement envasé: les masures d'un petit village, des plages indécises que le flot couvre et découvre tour à tour, voilà ce qu'est le lieu célèbre où s'accomplit un des faits les plus importants qui aient inauguré l'histoire moderne! Mais que sont tous les petits changements géologiques accomplis par les alluvions des rivières, en comparaison de la révolution qui s'est opérée au sud de l'Andalousie et qui a changé les limites de l'Océan lui-même! Il est certain que, par la forme générale de son bassin, la Méditerranée est plus une dépendance des mers orientales que de l'Atlantique. Elle n'est séparée de la mer Rouge, c'est-à-dire de l'océan Indien, que par des plages basses et des seuils de poussée récente, où l'industrie moderne a rétabli sans trop de peine un détroit de jonction. Au nord-est, elle est éloignée de l'océan Glacial par toute la largeur du continent d'Asie; mais cet immense espace est encore partiellement recouvert d'eaux salées et saumâtres qui sont le reste d'une ancienne mer; nulle part le sol ne s'y redresse en rangées de collines et de montagnes semblables à celles qui d'Almería, en Espagne, à Melilla, dans le Maroc, encoignent la «manche» occidentale de la Méditerranée. Pourtant cette barrière a été rompue, tandis que les isthmes orientaux émergeaient peu à peu du sein de la mer. Quel est l'Hercule géologique dont le bras a ouvert cette issue? La nature caverneuse des roches dans les deux péninsules terminales du Maroc et de l'Andalousie a certainement facilité l'oeuvre d'érosion, surtout si la Méditerranée, par suite d'une évaporation plus rapide de ses eaux, s'est trouvée à un niveau plus bas que celui de l'Atlantique. Dans ce cas, les fissures de la pierre ont dû s'élargir bien promptement sous l'action des cataractes océaniques; les piliers de montagnes qui obstruaient le courant ont pu être déblayés, même sans que des tremblements de terre aient aidé à l'oeuvre de démolition. L'énorme masse d'eau que l'Atlantique vomit incessamment dans la Méditerranée avec une vitesse moyenne de 4 kilomètres et demi et une vitesse extrême de près de 10 kilomètres, permet de juger de la puissance avec laquelle procéda l'Océan dès qu'une fente lui eut permis de se glisser entre les deux continents. Il est à remarquer que le travail d'érosion a été beaucoup plus actif dans les parages orientaux du détroit, entre les montagnes de Gibraltar et de Ceuta. Le vrai seuil de séparation entre l'Océan et la Méditerranée ne se trouve point dans la partie la moins large du détroit de Gibraltar, au sud de l'île fortifiée de Tarifa. Il est situé plus à l'ouest, à l'entrée même du détroit, et continue, du cap Trafalgar au cap Spartel, la courbe régulière des côtes océaniques de l'Espagne et du Maroc. La crête de ce rempart sous-marin est assez inégale et varie de 100 à 550 mètres, mais elle est en moyenne de 275 mètres seulement, tandis qu'à l'est le fond s'abaisse graduellement vers Tarifa et Gibraltar, jusqu'à plus de 900 mètres. Ainsi le détroit tout entier fait déjà partie de la cuvette méditerranéenne. La pente sous-marine du canal s'incline à l'est, c'est-à-dire précisément en sens inverse de la déclivité des terres avoisinantes. La largeur du détroit s'est-elle accrue depuis les temps historiques? Il n'y aurait pas de doute à cet égard si l'on devait en juger par les assertions des anciens. Les dimensions qu'ils donnent aux «Bouches de Calpé» sont de beaucoup inférieures à celles que les marins trouvent de nos jours. Toutefois les évaluations des géographes grecs et romains n'avaient rien de précis, et l'erreur en moins pouvait provenir de l'illusion d'optique causée par la hauteur et le profil abrupt des promontoires opposés. Le fait est que les descriptions des anciens conviennent encore parfaitement à l'apparence du détroit. Les deux piliers d'Hercule ou «portes Gadirides» se dressent toujours de part et d'autre à l'entrée méditerranéenne du passage: au nord, le superbe mont Calpé; au sud, la longue croupe massive de l'Abylix. D'ailleurs, depuis que la roche de Gibraltar est devenue l'une des positions militaires les plus importantes du continent, on n'a point observé que ses rivages aient reculé devant la mer. Quoique la montagne de Calpé, le Gibraltar, ou Djebel Tarik des Maures ne soit pas le promontoire méridional de l'Ibérie et qu'elle se trouve même un peu en retrait par rapport aux rivages du détroit, cependant elle doit à la beauté de son aspect, et plus encore à son importance stratégique, d'avoir donné son nom au passage et d'en être considérée comme la gardienne Pour les marins et les voyageurs, c'est la borne par excellence entre l'Océan sans limites et la mer Intérieure, entre les eaux qui mènent au Nouveau Monde et celles qui conduisent au Levant et aux Indes. Ses roches de calcaire blanchâtre, aux fondements de schiste silurien, aux crêtes aiguës se profilant sur le ciel presque toujours bleu, offrent à ceux qui voguent à leur base un aspect incessamment changeant, à cause de la diversité des escarpements, des terrasses, des talus de débris; mais de toutes parts elles sont majestueuses à voir et prennent en maints endroits cette forme puissante de contours qui a fait comparer Gibraltar à un lion couché gardant la porte des deux mers. C'est du côté de la Méditerranée que la roche est le plus abrupte; sur cette face, elle laisse à peine au-dessous des éboulis un espace suffisant pour les fondements de quelques maisons et les racines de quelques arbres, tandis que des fortifications sans nombre, des places d'armes et la ville elle-même ont trouvé place sur les ressauts et les pentes douces du versant opposé. On a constaté aussi que l'isthme de sable ou _linea_ qui joint la roche à la terre d'Espagne présente à la Méditerranée un talus beaucoup plus rapide que celui de la baie d'Algeciras. C'est de l'orient que viennent les grandes vagues de houle apportant les matières arénacées qui servent à l'édification de la digue; sur le versant opposé, les sables s'éboulent et s'étalent en une plage faiblement inclinée. Les nombreuses grottes que les savants ont explorées dans le rocher de Gibraltar, renfermaient des ossements d'hommes du type dolichocéphale, appartenant à l'âge de la pierre polie. Ces cavernes sont identiques par leur aspect et leur contenance à celles des côtes de la Dalmatie et des îles Ioniennes. Si distantes les unes des autres et séparées actuellement par des mers, des îles, des péninsules, ces diverses contrées sont néanmoins du même âge et de la même formation. L'îlot de Gibraltar, dépendance naturelle de l'Espagne, est devenu, en vertu de la conquête, une forteresse de l'Angleterre. La fiction de l'empire des mers qui a poussé la Grande-Bretagne à s'emparer de Malte, de Périm, de Ceylan, de Singapore, de Hong-Kong, ne pouvait permettre aux Anglais de laisser la forte position de Gibraltar entre les mains de ses propriétaires naturels et ils en ont fait une citadelle prodigieuse, ayant une sorte de «coquetterie» dans ses formidables armements. C'est que la valeur stratégique de Gibraltar est précisément en rapport avec son immense importance dans le mouvement des échanges de commerce. Si des navires, par dizaines de mille et portant ensemble des millions de tonnes de marchandises, passent chaque année entre les promontoires de l'Europe et de l'Afrique, des centaines de bâtiments de guerre avec leurs milliers de canons, utilisent le même passage pour aller faire, sur quelque rivage lointain, acte ou démonstration de force. Les batailles navales qui se sont livrées dans la baie même de Gibraltar et aux abords occidentaux du détroit, à Trafalgar et au cap Saint-Vincent, témoignent du rôle considérable que la porte des deux mers a rempli dans l'histoire militaire du monde. Il n'est, donc pas étonnant qu'à une époque où nul ne reconnaissait le droit des populations à disposer d'elles-mêmes, l'Angleterre se soit emparée d'une place de cette valeur. Les Espagnols le ressentent comme une insulte et leur cause devrait avoir la sympathie de tous, s'ils ne détenaient eux-mêmes, de l'autre côté du passage, la ville et le territoire de Ceuta. On leur a pris l'un des piliers d'Hercule avec autant de droit qu'ils en avaient eu à s'emparer de l'autre. La fréquence des rapports historiques entre l'Andalousie et les contrées berbères ne s'explique pas seulement par le voisinage des terres disjointes, elle a aussi sa raison dans la ressemblance des climats. L'Espagne méridionale a les mêmes conditions de température, d'humidité, de mouvements aériens que les campagnes du Maroc. L'Andalousie méridionale, Murcie, Alicante, sont, avec quelques localités exceptionnelles de la Sicile, de la Grèce, de l'Archipel, les contrées de l'Europe dont la température moyenne est la plus élevée. Les tableaux de température dressés par Coello, Willkomm et d'autres géographes permettaient même de croire que l'isotherme de 20 degrés passait dans cette partie de l'Espagne. Des observations plus récentes ne confirment pas cette hypothèse; la moyenne de température ne serait que de 17 à 18 degrés à Gibraltar et à Tarifa. Quoi qu'il en soit, la zone de plus grande chaleur occupe, jusqu'à une certaine distance dans l'intérieur, le littoral de l'Algarve portugais et de la province de Huelva, puis entre fort avant dans la plaine du Guadalquivir pour embrasser Séville, Carmona, Écija, la «Poêle à Frire», ou le «Fourneau» de l'Espagne, et se reploie au sud-ouest, pour aller rejoindre la côte à Sanlûcar de Barrameda. Cette région a ceci de remarquable, qu'elle forme une île de chaleur parfaitement limitée de tous les côtés par des zones de température plus basse. [Illustration: N° 131.--ZONES DE VÉGÉTATION SUR LE LITTORAL DE L'ANDALOUSIE.] Au sud de la grande enclave de fraîcheur relative formée par la baie de Cádiz et tout le district montagneux de la pointe méridionale, où souffle librement la _virazon_, ou brise océanique, la région des grandes chaleurs recommence par les villes du détroit; elle englobe Algeciras et Gibraltar et s'élève à des hauteurs diverses sur le versant de tous les monts qui se prolongent à l'est jusqu'au cap de Gata, puis au delà de Carthagène et d'Alicante, jusqu'au promontoire de la Nao. Dans cette région côtière, les froids sont pour ainsi dire inconnus; la température moyenne du mois le moins chaud est de 12 degrés centigrades. L'île de Madère située à près de 500 kilomètres plus près de l'équateur, n'a pas des années aussi chaudes que Gibraltar et Málaga, quoiqu'elle ait le précieux avantage d'avoir un moindre écart dans les alternances de chaleur et de froid. Les parties les plus torrides de la côte méditerranéenne de l'Andalousie ne sont pas les promontoires qui s'avancent au loin vers le sud; ce sont, au contraire, les baies semi-circulaires qui se reploient vers le nord. Parfaitement abritées contre tous les vents qui pourraient leur apporter de la fraîcheur, elles ne sont exposées qu'aux courants atmosphériques venus du continent africain, et leur chaleur moyenne en est fatalement accrue. C'est par une raison du même genre que le littoral méditerranéen est dans son ensemble beaucoup plus tropical que la ville de Cádiz et les cités voisines, situées sur la côte atlantique. Tandis que celles-ci reçoivent librement le vent d'ouest, les rivages espagnols qui se développent en dedans du détroit sont privés de cette atmosphère rafraîchissante. La porte de Gibraltar est naturellement le lieu où s'opèrent la lutte et le renversement des courants aériens. Les vents y sont toujours fort vifs, surtout au milieu du détroit, et pendant l'hiver ils soufflent souvent en tempête. Les courants qui prédominent sont ceux de l'ouest en hiver, ceux de l'est en été; les premiers apportent fréquemment des pluies violentes, qui vont en s'amoindrissant de Cádiz à Gibraltar; les vents d'est sont d'ordinaire les indices du beau temps. Les deux grandes bornes d'Afrique et d'Europe qui se dressent en face l'une de l'autre sont pour les marins les grands indicateurs météorologiques: quand elles se ceignent de nuages élevés ou s'enveloppent de brouillards, parfois non moins épais que ceux de Londres, le vent d'est s'annonce; quand elles se profilent nettement dans le ciel bleu, c'est un signe assuré de vent d'ouest [164]. [Note 164: Grenade. Séville. Gibraltar. Température, d'après Coello. 18°,9 20°(?) 20°,7 (?) Pluie annuelle.............. 1m,232 0m,664 0m,735 Pluie d'octobre en mars.... 1m,023 0m,588 0m,516 Pluie d'avril en septembre. 0m,209 0m,076 0m,219 ] Le climat semi-tropical de la basse Andalousie est quelquefois tout à fait accablant pour les Européens du Nord; la sécheresse de l'atmosphère finit par leur devenir intolérable. Dans la plaine et sur le littoral, l'été est presque toujours sans pluies; il est rare qu'une goutte d'eau tombe de juin en septembre. Au fond des vallées latérales dont l'air n'est pas renouvelé par les brises, la chaleur est souvent très-pénible à supporter, elle est aussi fort gênante dans la plaine libre, parce que les vents alizés, qui renouvellent l'atmosphère sous les latitudes tropicales, ne soufflent pas dans le bassin du Guadalquivir. Même à Cádiz, qui pourtant se trouve environnée par les eaux, le vent de terre, connu sous le nom de _medina_, parce qu'il traverse les solitudes du domaine de Medina Sidonia, apporte un air étouffant, intolérable pour les gens nerveux: on dit que les actes de violence, les disputes et les meurtres sont beaucoup plus fréquents sous l'influence de ce vent que dans tout autre état de l'atmosphère. Pour les côtes méridionales le vent le plus redouté est le courant dit _solano_ ou _levante_. Quand il se met à souffler, la chaleur devient comme l'haleine d'un four: on se croirait transporté en plein Sahara. Une vapeur quelquefois rougeâtre, blanchâtre le plus souvent et de nature encore inexpliquée, la _calina_, pèse sur l'horizon du sud; les chaudes bouffées soulèvent sur les chemins, dans les campagnes mêmes, des tourbillons de poussière et flétrissent le feuillage des arbres; souvent, lorsque le vent a persisté pendant plusieurs jours, on a vu les oiseaux périr comme étouffés. Tandis que dans les régions tempérées de l'Europe l'été est une saison de fleurs et de feuillage, elle est, au contraire, une saison de sécheresse et de mort dans l'Andalousie. Si ce n'est dans les jardins et les campagnes arrosées, qui gardent leur éclat pendant les chaleurs, la végétation se brûle, se raccornit, prend une teinte grisâtre qui se confond avec celle de la terre. Mais à l'époque des averses équinoxiales d'automne, tombant en pluies dans les terres basses, en neiges sur les montagnes, les plantes jaillissent et se dressent de nouveau; elles jouissent d'un second printemps. En février, la campagne est dans toute sa beauté. Les pluies de mars, d'ailleurs assez peu régulières et presque toujours accompagnées d'orages, entretiennent cette richesse de la flore, puis la chaleur et les sécheresses reprennent le dessus, la nature se flétrit de nouveau. Il est certain que le climat de l'Andalousie, considéré dans son ensemble, ne fournit pas au sol une suffisante humidité. Quelques parties de la contrée sont de véritables steppes sans eau, sans végétation arborescente, sans demeures humaines. La plus grande de ces plaines infertiles occupe les deux bords de la basse vallée du Genil, entre Aguilar, Écija, Osuna, Antequera; en certains endroits, elle n'a pas moins de 48 kilomètres de largeur, et dans cette vaste étendue on ne trouve d'eau douce nulle part, si ce n'est dans le Genil lui-même. Les fonds sont remplis par des lagunes saumâtres et salées aux rives argileuses blanches de sel en été: on pourrait se croire dans le désert d'Algérie ou sur les plateaux de la Perse. La culture y est impossible; elle ne reparaît qu'aux abords des fontaines qui donnent leur nom aux villages circonvoisins, Aguadulce, Pozo Ancho, Fuentes. Un autre steppe considérable, dit de la «Manche royale», s'étend à l'est de Jaen, sur le versant oriental des terrasses grenadines et se rattache à diverses solitudes infertiles que dominent les sierras Sagra, Maria, de las Estancias, et que parcourent des ruisseaux d'eau salée. Sur les pentes méditerranéennes de l'Andalousie, les régions absolument désertes sont encore plus étendues en proportion que dans le bassin du Guadalquivir. Ainsi toute la pointe sud-orientale de l'Espagne, occupée par les basaltes et les porphyres des montagnes de Gata, est complètement stérile, et l'on n'y voit d'autres constructions que les tours de défense bâties de loin en loin sur les promontoires. Les plaines salines du littoral qui alternent avec les campagnes bien arrosées ont une végétation très-rare, composée presque uniquement de salsolées, de plombaginées, de crucifères; plus d'un cinquième des espèces est essentiellement africain. Ces terres salées ne se prêtent qu'à la culture ou plutôt à la récolte de la barille, plante dont les cendres servent à la fabrication de la soude. [Illustration: Nº 132.--STEPPE D'ÉCIJA.] Mais d'ordinaire le nom de l'Andalousie ne rappelle point à l'esprit l'idée de ces régions infertiles. On songe plutôt aux orangers de Séville, à la luxuriante végétation de la Vega de Grenade: on se souvient des appellations de Champs Élysées et de Jardin des Hespérides, que les anciens avaient données à la vallée du Bétis. Même par sa flore spontanée, l'Andalousie a mérité d'être nommée «les Indes de l'Espagne», mais à toutes ses plantes asiatiques et africaines qui demandent un climat presque tropical, cette contrée, véritable serre chaude de l'Europe, a pu joindre un grand nombre d'espèces acclimatées, introduites de l'Orient et du Nouveau Monde. Aux dattiers, aux bananiers, aux bambous s'associent les arbres à caoutchouc, les dragonniers, les magnoliers, les chirimoyas, les érythrines, les azédarachs; les ricins, les stramoines poussent en vigoureux arbrisseaux; les nopals à cochenille croissent comme aux Canaries, les arachides comme au Sénégal; les patates douces, les cotonniers, les cafiers donnent une récolte régulière au cultivateur soigneux, et la canne à sucre prospère dans les districts abrités. La seule région de l'Europe où cette plante ait une valeur économique réelle est celle qui s'étend au sud des montagnes grenadines, de Motril à Málaga. Torrox, près de Velez Málaga, est la ville qui par ses plantations rappelle le mieux l'aspect de celles du littoral cubanais. Du temps de la domination arabe, les moulins à sucre étaient nombreux sur toute la côte méditerranéenne jusqu'à Valence; ils le sont de nouveau dans la plaine de Málaga. On évalue à un demi-million de francs le bénéfice net que procure aux Malagueños la fabrication du sucre. La faune de l'Andalousie, de même que sa flore, quoique à un moindre degré, a une physionomie africaine ou du moins berbère. Tous les types de mollusques vivants que l'on voit dans le Maroc appartiennent également à l'Andalousie. L'ichneumon se rencontre sur la rive droite du bas Guadalquivir et en d'autres parties du bassin; le caméléon y est très-fréquent; une espèce de bouquetin que l'on trouve, dit-on, dans les montagnes du Maroc existerait aussi dans la sierra Nevada et dans les massifs circonvoisins. Enfin, c'est un fait bien connu qu'un singe africain (_Inuus sylvanus_) a longtemps habité et peut-être même habite encore le rocher de Gibraltar. A-t-il été importé, comme d'aucuns le prétendent, par des officiers anglais? N'est-il, en Europe, qu'un étranger comme les chameaux de la Frontera, près de Cádiz, et comme les chevaux andalous, certainement d'origine berbère? Ou bien, est-il réellement un ancien colon du mont Calpé, et témoigne-t-il ainsi de l'existence préhistorique d'un isthme de jonction entre l'Europe et l'Afrique? Les divers auteurs se contredisent à cet égard et la question ne peut être décidée; la seule chose certaine est que le singe a trouvé sur les rochers du promontoire d'Europe un milieu qui lui convient comme celui des montagnes opposées. [Illustration: TYPES ANDALOUS.--PAYSANS DE CORDOUE. Dessin de Maillard, d'après des photographies de M.J. Laurent.] Aux origines de notre histoire d'Europe, les populations des contrées connues aujourd'hui sous le nom d'Andalousie étaient pour la plus forte part ibériennes, c'est-à-dire très-probablement de même souche que les Basques actuels. Les Bastules, Bastarnes et Bastétans, qui peuplaient les régions montagneuses du versant méditerranéen, les Turdétans et Turdules de la vallée du Bétis portaient des noms euskariens; de même, nombre de leurs villes étaient désignées par des mots que fait comprendre le basque de nos jours. Mais, dans son ensemble, la population était déjà sans aucun doute fort mélangée. Des tribus celtiques occupaient les régions montueuses qui s'étendent au nord-ouest du Bétis vers la Lusitanie; les Turdétans, relativement très-policés, puisqu'ils possédaient des annales, des poëmes, des lois écrites, avaient reçu sur leur territoire des colonies de Phéniciens, de Carthaginois, de Grecs; puis ils se latinisèrent; ils oublièrent leur langue, leurs cités devinrent autant de petites Romes. En dehors de l'Italie, peu de contrées étaient plus romaines que la leur et prenaient une plus large part d'influence dans les destinées communes de l'empire. On a retrouvé à Málaga et, plus récemment encore, à Osuna (_Colonia Julia Genetiva_), des textes de constitutions municipales du temps de Jules César et de Domitien: ces documents ont démontré que les cités de ces provinces jouissaient d'une autonomie locale presque absolue. La désorganisation du monde romain amena dans l'Espagne méridionale de nouveaux éléments ethniques, les Vandales, les Grecs byzantins, les Visigoths, auxquels succédèrent les Arabes et les Berbères, accompagnés des Juifs. On fait dériver le nom de l'Andalousie des Vandales qui l'ont habitée pendant quelques années au commencement du cinquième siècle. Il est vrai que les chroniqueurs espagnols ne donnèrent jamais le nom de «Vandalousie» à l'ancienne Bétique. C'est au temps des Arabes seulement que l'appellation d'Andalou apparaît pour la première fois, mais appliquée à la Péninsule tout entière aussi bien qu'à la vallée du Guadalquivir; elle ne fut restreinte à l'Andalousie actuelle qu'à l'époque où les Arabes eurent perdu toutes les autres provinces de l'Espagne. Peut-être, ainsi que le suppose M. Vivien de Saint-Martin, les habitants du nord de l'Afrique avaient-ils donné ce nom à l'Hispanie tout entière lors de la conquête de leur pays par les Vandales: la contrée qu'ils apercevaient de l'autre côté de la mer n'avait d'importance à leurs yeux que parce que leurs maîtres en étaient sortis. Les Maures eux-mêmes, c'est-à-dire les populations mélangées du nord de l'Afrique, Arabes et surtout Berbères, eurent une part bien autrement grande que les tribus d'origine germanique dans la formation du peuple andalou. Possesseurs du pays pendant sept cents années, foisonnant en multitudes dans les grandes cités, et cultivant partout les campagnes à côté des anciens habitants, ils s'unirent intimement avec eux et, plus tard, quand l'ordre d'exil fut promulgué contre toute leur race, ceux mêmes qui le prononçaient et qui étaient chargés de le mettre à exécution avaient dans leurs propres artères une forte part de sang maure. Dans certaines régions des provinces andalouses, notamment dans les vallées de l'Alpujarra, où les Maures réussirent à se maintenir indépendants jusqu'à la fin du seizième siècle, la population était devenue tellement africaine, que les pratiques religieuses, et non la nuance de la peau, étaient les seuls indices de démarcation entre musulmans et chrétiens. L'idiome andalou, plus encore que le castillan, est fortement arabisé par l'accent, non moins que par les mots et les tournures de phrase; les noms de lieux d'origine sémitique sont beaucoup plus nombreux en maints districts que les noms ibères et latins; les fêtes, les cérémonies, les mœurs ont gardé leurs traits mauresques. Dans les cités, presque tous les édifices remarquables sont des alcazars ou des mosquées, et même les constructions modernes ont toutes quelque chose du style arabe modifié par les traditions romaines. Au lieu de regarder au dehors, comme le font les demeures des autres Européens, les riches habitations de l'Andalousie regardent surtout en dedans, vers le _patio_, cour intérieure pavée en dalles de marbre blanc ou multicolore: c'est là que s'assemble la famille pour prendre le frais, à côté de la fontaine, dont le jet grésille incessamment dans la vasque polie. Depuis l'époque des Arabes, aucun élément ethnique nouveau de quelque importance ne s'est mêlé aux populations primitives. Il est vrai que pendant la deuxième moitié du dix-huitième siècle des villages peuplés de colons, allemands pour la plupart, furent établis dans certains _despoblados_ de l'Andalousie, à la Carolina, sur la route du Despeñaperros au Guadalquivir, à la Carlota et à Fuente Palmera, entre Cordoue et Séville; mais ces colonies, mal entretenues, ne prospérèrent point: les habitants moururent en grand nombre, d'autres retournèrent dans leur pays; en moins d'une génération, les étrangers s'étaient fondus dans le reste du peuple. Les quelques négociants non espagnols établis dans les ports de l'Andalousie ont eu une part d'influence bien plus sérieuse. On l'a souvent répété, les Andalous sont les Gascons de l'Espagne. Ils sont, en général, gracieux et souples de corps, séduisants de manières, éloquents de mine, de gestes et de langage. Ce sont des charmeurs, mais le charme qu'ils exercent n'est souvent employé que pour les buts les plus futiles: sous la faconde on trouve le manque de pensée; toute cette redondance sonore cache le vide. Les Andalous, quoique non dépourvus de bravoure, sont très-portés à la fanfaronnade: ils aiment à faire valoir leur mérite, quelquefois même aux dépens de la vérité; ils font étalage de tout ce qu'ils possèdent, même de ce qu'ils ne possèdent pas, et leur désir de briller les emporte au delà des limites du vrai. Mais cette tendance à l'exagération fastueuse, cette imagination surabondante ont cela de bon que l'Andalou voit toutes les choses par leur beau côté; il est heureux quand même, pourvu qu'il fasse et qu'il entende du bruit; ruiné, misérable, sans ressources matérielles, il lui reste toujours celles de l'esprit et de la gaieté; il garde aussi son égoïsme bienveillant; non-seulement il est heureux lui-même, mais il aime à voir les autres aussi contents que lui. D'ailleurs, en Andalousie comme dans tout le reste de l'Espagne, les habitants des monts se distinguent de ceux des campagnes basses par une démarche plus grave et une parole plus réservée. Ainsi, les _Jaetanos_ ou montagnards de Jaen sont connus sous le nom de «Galiciens de l'Andalousie». La beauté des femmes des hautes vallées et de la montagne est aussi plus noble et plus sévère que celle des femmes de la plaine. Comparées aux charmantes Gaditanes, aux _majas_ fascinatrices de Séville, les Grenadines, les femmes de Guadix, de Baza ont des traits remarquables surtout par leur noblesse et leur fierté. Quoique l'on trouve aussi de rudes travailleurs dans la Bétique, principalement dans les régions montagneuses et les districts miniers, on peut dire cependant que l'amour du labeur n'est pas la vertu capitale des Andalous. Aussi les immenses ressources du pays, qui pourrait être pour le reste de l'Europe une grande serre de productions presque tropicales, ne sont-elles que très-médiocrement utilisées. Mais il serait injuste d'en accuser seulement les habitants eux-mêmes; la faute en est aussi aux conditions de la tenure du sol. La basse Andalousie, plus encore que les Castilles, est un pays de grande propriété. Là les domaines princiers sont de véritables États. Aux temps de la conquête sur les Maures, lorsque le pouvoir royal, fort d'une longue tradition et consolidé par la conquête, en était arrivé à tenir les peuples en parfait mépris, les grands seigneurs castillans firent découper la contrée en immenses domaines, et chacun prit le sien. Nombre de ces propriétés, consistant en excellentes terres situées sous l'un des meilleure climats du monde, se sont peu à peu transformées en pâtis à peine utilisés. Sur des étendues de plusieurs lieues, on ne voit pas une seule demeure, pas un verger, pas même les vestiges du travail humain. «Le grand propriétaire, dit M. de Bourgoing, semble y régner comme le lion dans les forêts, en éloignant par ses rugissements tout ce qui pourrait approcher de lui.» Dans les régions montagneuses, la terre se divise aussi en grands domaines, mais elle est répartie entre de nombreux métayers qui donnent au maître du sol le tiers des produits et des troupeaux. Leur position est meilleure que celle des habitants de la plaine, mais leur mode de culture est des plus rudimentaires. Les magnifiques jardins d'orangers de Séville et de Sanlúcar, de Carmona, d'Estepa, d'Utrera, les olivettes, les vergers et les vignobles de Málaga et des autres cités de l'Andalousie livrent au commerce une quantité considérable de fruits; les riches récoltes de céréales ont fait de la contrée un des principaux greniers de l'Espagne; mais les vins sont la seule production agricole de l'Andalousie qui ait une grande importance économique dans le commerce du monde. Les campagnes de Jerez, à l'orient de la baie de Cádiz, produisent une énorme quantité de vin, qui, sous le nom de _sherry_, dérivé de celui de la cité voisine, est expédié en masse pour les marchés de l'Angleterre. La maladie de la vigne, qui a longtemps épargné les cépages de Jerez, tandis qu'elle dévastait les vignobles du reste de l'Europe, est une des causes qui ont le plus contribué à l'exportation du sherry; mais la réduction considérable de droits votée par le Parlement anglais a été une raison plus décisive encore. Une grande partie des vignobles est entre les mains de propriétaires anglais; des négociants, des préparateurs de la même nation sont occupés en foule à couper les différents crus avec les gros vins de Chiclana, de Rota et de Sanlúcar, à se livrer à toutes les opérations, légitimes ou frauduleuses, qui appartiennent à ce genre de commerce. Certains vins de premier ordre, la _tintilla_ sucrée de Rota, le _manzanilla_, jeune vin non encore soumis au coupage, que l'on boit dans un verre à part, le _pajarete_, fabriqué avec une espèce de raisin particulière que l'on fait sécher avant de l'envoyer au pressoir, constituent un véritable monopole entre les mains de quelques propriétaires et peuvent garder leur authenticité, tandis que les «vins de table» et les autres produits de qualité inférieure sont manipulés à outrance. Mais, dans l'ensemble, ces industries ont propagé dans le pays des habitudes de travail qui n'existaient pas. Le port de Santa Maria, sur la baie de Cádiz, est au premier rang pour l'exportation des vins, et grâce à ses vignobles de Jerez, de Málaga et autres villes andalouses, l'Espagne a pu, pendant les années favorables, disputer à sa voisine d'outre-Pyrénées la prééminence pour le commerce des «liquides» [165]. [Note 165: Exportation des vins de la baie de Cádiz: 1858 163,500 hectolitres. 1862 232,500 » 1871 377,400 » ] L'industrie proprement dite, si florissante pendant les âges mauresques, alors que les soies, les draps, les cuirs d'Andalousie avaient une réputation européenne, et que les ateliers de la seule Séville étaient peuplés, dit-on, de plus de 100,000 ouvriers, n'est plus de nos jours que l'ombre d'elle-même; mais le travail des mines a, sinon gardé, du moins repris une part de son importance. Du temps de Strabon, la Turdétanie, c'est-à-dire la plus grande partie de la vallée du Bétis, «jouissait à tel point de ce double privilége de la fertilité et de la richesse en mines, que nulle expression admirative ne pouvait donner une idée de la réalité. Nulle part on n'avait trouvé l'or, l'argent, le cuivre, le fer natif en si grande abondance et dans un tel état de pureté.» «Chaque montagne, chaque colline de l'Ibérie, disait Posidonius, avec son emphase ordinaire, en parlant de cette même contrée des Turdétans, semble un amas de matières à monnayer, préparé des propres mains de la prodigue Fortune... Pour les Ibères, ce n'est pas le dieu des Enfers, mais bien le dieu des Richesses, ce n'est pas Pluton, mais bien Plutus qui règne sur les profondeurs souterraines.» Comparée aux régions minières de l'Australie et du Nouveau Monde, l'Espagne méridionale ne mérite plus ces éloges à outrance, mais elle a toujours de très-grandes richesses et l'industrie moderne sait en profiter partiellement. Le grand obstacle à une exploitation systématique des gisements reconnus consiste dans le manque de voies de communication. On a calculé qu'il faut près de cent ânes pour transporter autant de minerai qu'un seul vagon de chemin de fer. Aussi toute mine de fer, si riche qu'elle soit, est-elle absolument inexploitable dès qu'elle se trouve à plus de 2 ou 3 kilomètres d'une voie ferrée ou d'un port d'embarquement: elle n'est une valeur qu'en espérance. Les gisements de métaux plus précieux, plomb, cuivre ou argent, peuvent être utilement exploités à quelques kilomètres plus loin du point d'expédition, mais cette limite est bientôt atteinte et les habitants du pays doivent se contenter de savoir que des trésors se trouvent sous les rochers voisins, en réserve pour leurs descendants. Telles sont les causes qui, avec le manque d'eau et de combustible, l'incohérence des travaux d'attaque, les conflits des propriétaires, les exigences du fisc, la rapacité des gens de loi, rendent parfois si précaire le rendement des mines d'Andalousie. En Angleterre, de pareils gisements seraient la source d'incalculables revenus. Les districts miniers les plus productifs de l'Espagne méridionale se trouvent presque uniquement dans les régions des montagnes. A l'angle sud-oriental de la Péninsule, la sierra de Gádor a, dit le proverbe, «plus de métal que de roche;» on exploite aussi le fer, le cuivre et, comme dans la sierra de Gádor, le plomb argentifère, en des centaines de puits de mines ouverts dans les flancs des diverses sierras de Guadix, de Baza, d'Almería. La haute vallée du Guadalquivir a, près de Linarès, de riches mines, également argentifères, qui produisent, dit-on, le premier plomb du monde par sa qualité, et parmi lesquelles on montre encore les puits et les galeries des Carthaginois et des Romains; vers le commencement du dix-huitième siècle, l'exploitation en a été reprise, mais les grands travaux d'extraction n'ont lieu que depuis l'ouverture du chemin de fer: alors se sont fondées les compagnies anglaises, françaises, allemandes, et sont arrivés tous les ingénieurs étrangers qui ont creusé leurs deux cents puits d'extraction et changé l'aspect du pays [166]. [Note 166: Production des mines de Linarès, en 1872, d'après Rose: 210,000 tonnes de plomb.] Les mineurs de Linarès sont réputés les plus hardis de toute l'Espagne; mais les phthisies, les fièvres et les coliques de plomb causées par leur genre de travail font parmi eux beaucoup de ravages, et les eucalyptus, ou «arbres à fièvre», plantés en grand nombre dans le pays n'ont pu qu'assainir l'air extérieur, non celui des mines. On a remarqué que ni les chevaux, ni les chiens, ni les chats, ni les poulets ne peuvent respirer l'atmosphère des mines de plomb; mais les rats n'en souffrent point. Plus à l'ouest, dans les régions de la sierra Morena qui séparent l'Estremadure de la province de Séville, d'autres mines d'argent, jadis non moins fameuses, celles de Constantina et de Guadalcanal, ont été tantôt délaissées, tantôt reprises, et donnent lieu à une exploitation intermittente, suivant la richesse des trouvailles et les conditions du marché. Les bassins houillers de Bélmez et d'Espiel, situés au nord de Cordoue dans le voisinage de gisements de fer et de cuivre d'une grande richesse, et mieux pourvus de chemins que les mines de Constantina, sont aussi un plus grand trésor pour l'industrie moderne et pourront avoir dans l'avenir une importance considérable. Ces gisements s'étendent souterrainement bien au delà des limites visibles et exploitées; on pense même qu'elles pénètrent, d'un côté, jusque dans la vallée du Guadalquivir, de l'autre jusque sous les plateaux de l'Estremadure. Le combustible qu'elles fournissent est excellent, et pourtant les diverses compagnies qui exploitent ce bassin n'en retirent encore que 200,000 tonnes au plus, le débit s'en trouvant limité par le manque de consommateurs et par la cherté des moyens de transport. Même quelques mines de charbon, dans les montagnes situées au nord de Séville, expédient encore leurs produits à dos de mulet: dans ces conditions, le travail ne peut que se faire suivant des procédés barbares. [Illustration: Nº 133.--MINES DE HUELVA.] De toutes les mines d'Espagne, celles où l'on travaille avec le plus d'activité sont les excavations de la province de Huelva, sur le versant méridional du système marianique. Les schistes siluriens de cette contrée présentent, au contact des roches de porphyre et de diorite qui les ont traversées, des filons de pyrites de cuivre d'une puissance extraordinaire: le reste du monde n'offre peut-être pas d'exemples de formations aussi prodigieuses. Les mines de Rio-Tinto, situées malheureusement à 80 kilomètres de la mer et à 500 mètres d'altitude, frappent de stupeur par leurs dimensions: qu'on descende dans leurs gouffres taillés en carrières, pleines d'ouvriers demi-nus, ou que l'on pénètre dans leurs galeries en étages, partout on ne voit que de la pyrite; leurs amas de scories se dressent en véritables collines; au nord de la vallée de la Dehesa, une énorme table de concrétions ferrugineuses, dite _mesa de los Pinos_, ressemble à un amas de fonte sorti de la fournaise. Des restes d'édifices probablement phéniciens, des sépultures romaines, et surtout les excavations considérables pratiquées par les anciens mineurs, témoignent de la durée des travaux d'exploitation pendant les âges antérieurs à l'invasion des Barbares: des monnaies retrouvées dans les galeries portent à croire que les mines étaient encore en plein rapport du temps d'Honorius et que l'apparition des Vandales interrompit brusquement les travaux. Ils n'ont été repris qu'en 1730, mais très-faiblement, et c'est de nos jours seulement que les mineurs se sont remis sérieusement à l'œuvre. On peut juger des immenses trésors réservés à l'industrie future par ce fait, que les deux principaux gisements de Rio-Tinto contiennent plus de 300 millions de tonnes de minerai; le seul filon exploité est évalué à 19 millions de tonnes, malgré les énormes déblais qu'y ont fait les mineurs d'autrefois. Les gisements de Tharsis, où quelques archéologues veulent reconnaître l'antique _Thartesis Bætica_ des Romains, ne sont géologiquement que peu de chose en comparaison des filons de Rio-Tinto, puisque la quantité totale du minerai y est seulement de 14 millions de tonnes; mais le voisinage de la mer et l'altitude moindre ont permis la construction d'un chemin de fer d'accès qui transporte directement les minerais au port de Huelva. Les mines de Tharsis offrent un aspect étonnant: la carrière, travaillée à ciel ouvert, a 900 mètres de longueur et ressemble à un grand amphithéâtre entouré de gradins de roches grises et rougeâtres. La couche bleue de sulfure de fer et de cuivre sur laquelle s'agite la foule des ouvriers n'a pas moins de 138 mètres d'épaisseur; pour l'épuiser, il faudrait déblayer la montagne elle-même; c'est probablement à ces énormes gisements que s'applique le passage de Strabon, d'après lequel le cuivre, sur de certaines mines, aurait représenté le quart de la masse de terre extraite; il est des couches du minerai qui contiennent, en effet, jusqu'à 12 et même 20 pour 100 de cuivre pur. Aux alentours de la fosse, mais surtout du côté de l'est, le sol est recouvert jusqu'à perte de vue par des amas de débris, stratifiés suivant les âges: au-dessous des scories modernes, on voit celles qu'ont déposées les mineurs romains et plus bas celles des Carthaginois. Des centaines de foyers où l'on fait griller le minerai brûlent çà et là, empoisonnant l'atmosphère de leurs vapeurs sulfureuses et flétrissant toute végétation dans le voisinage; plus de 130 tonnes de soufre se perdent ainsi chaque jour en fumée. D'énormes quantités de substances métalliques s'en vont aussi par les rivières. Après les fortes pluies, l'Odiel, le rio Tinto, qui doit son nom à la couleur du minerai, roulent une eau ferrugineuse qui fait périr tous les poissons et les crustacés venus de la mer; une ocre jaunâtre se dépose sur les bords, tandis que plus bas, sur les rives de l'estuaire, le métal, mêlé au soufre des organismes marins décomposés, se précipite en vase noirâtre. Aux centaines de mille tonnes de minerai que l'on utilise sur place ou que l'on expédie en Angleterre il faut donc ajouter un énorme déchet de métal sans emploi. Et pourtant la mine de Tharsis, quoique la plus activement exploitée, est loin d'être aussi riche que celles de Rio-Tinto. On a calculé qu'environ le cinquième du cuivre produit annuellement dans le monde entier provient de la carrière de Tharsis, et que plus de la moitié des 500,000 tonnes d'acide sulfurique fabriquées en Écosse ont la même origine[167]. [Note 167: Exportation des pyrites du bassin de Huelva, en 1873: Mines de Tharsis 340,000 tonnes. Autres mines 260,000 » _________________ TOTAL 600,000 tonnes. Mouvement du port de Huelva, en 1871: 1,107 navires jaugeant 544,000 tonnes.] Toute déserte que soit l'Andalousie, en comparaison de ce qu'elle pourrait être si les ressources en étaient convenablement utilisées, elle est pourtant une autre Italie par la gloire et la beauté de ses villes. Les noms de Grenade, de Cordoue, de Séville, de Cádiz, sont parmi ceux que la poésie a le plus célébrés et qui réveillent dans l'esprit les idées les plus riantes. Les souvenirs de l'histoire, plus encore que la splendeur des monuments, ont fait de ces vieilles cités mauresques la propriété commune, non-seulement des Espagnols, mais aussi de tous ceux qui s'intéressent à la vie de l'humanité, au développement de la science et des arts. Quoique déchues pour la plupart, les villes de l'Andalousie tiennent leur rang parmi leurs sœurs d'Espagne, puisque, sur huit agglomérations de plus de 50,000 habitants, la province du Guadalquivir en a quatre à elle seule; mais, quelle que puisse être d'ailleurs ou devenir l'importance économique de ces villes andalouses, elles seront toujours privilégiées comme lieux de pèlerinage pour les hommes qui veulent s'instruire à la vue des choses du passé. Les grandes villes de l'Andalousie ont toutes des avantages naturels de position qui expliquent leur prospérité présente ou passée. Cordoue, Séville ont les riches plaines du Guadalquivir, le beau fleuve qui les arrose, les routes qui descendent des brèches des montagnes voisines; Grenade a ses eaux abondantes, la richesse de ses campagnes; Huelva, Cádiz, Málaga, Almería ont leurs ports sur l'Océan ou la Méditerranée; Gibraltar a son escale entre les deux mers. D'autres villes moins importantes pour le commerce, mais jadis d'une très-grande valeur stratégique, Jaen, Antequera, Ronda, surveillent les routes qui mettent les vallées du Guadalquivir et du Genil en communication directe avec la mer. Parmi ces villes qui doivent un rôle historique à leur position sur une route de passage entre les deux versants, il faut citer aussi celles qui se trouvent à l'orient de Grenade: Velez Rubio et Velez Blanco, déjà situées sur la déclivité méditerranéenne, l'une dans une vallée, l'autre sur un escarpement de rochers; Cullar de Baza, aux maisons souterraines creusées dans les couches de gypse, sur la pente occidentale des _Vertientes_ ou «faîtes de partage»; Huescar, héritière d'une antique cité carthaginoise; Baza, entourée des magnifiques cultures de sa «fosse» ou _hoya_, nom que l'on donne à la plaine environnante. Baza était une petite Grenade; les hautes murailles et les tours crénelées qui la dominent témoignent de l'importance militaire qu'elle avait au temps des Maures; mais, depuis que les conquérants espagnols en ont fait une ville chrétienne, elle est restée fort déchue. Sous les arbres de ses promenades, on montre encore les canons qui servirent, deux ans avant la prise de Grenade, à trouer les remparts de Baza et à réduire la ville. Grenade elle-même, quoiqu'elle célèbre par les danses et les cris l'anniversaire du jour où les armées de Ferdinand et d'Isabelle entrèrent dans ses murs, est bien inférieure à ce qu'elle fut autrefois. Capitale de royaume pendant plus de deux siècles, elle eut jusqu'à soixante mille maisons peuplées de 400,000 habitants: elle fut, après les beaux jours de Cordoue, la cité la plus animée, la plus industrieuse, la plus riche de la Péninsule, et bien peu de villes en Europe pouvaient se comparer avec elle. Actuellement, elle est encore, par sa population, la sixième de l'Espagne; mais dans le nombre de ses habitants, que de malheureux déguenillés vivant avec les pourceaux en de hideuses tanières! Que de masures branlantes où l'on reconnaît les débris entremêlés d'anciens palais! Dans le voisinage immédiat du faubourg de l'Albaicin, ancien asile des fugitifs de Baeza, toute une population, composée surtout de Gitanos, n'a même pour s'abriter que des grottes immondes creusées dans la pierre! Si ce n'est dans le pittoresque Albaicin, au nord de Grenade, la ville proprement dite n'a plus un seul édifice de construction mauresque: le fanatisme des haines nationales et religieuses a tout fait disparaître, et les maisons bariolées n'ont gardé du style arabe que certains détails d'architecture légués par les ancêtres. Mais, en dehors de la ville, des monuments superbes témoignent encore de la gloire des anciens maîtres: sur un monticule qui portait, à ce que l'on dit, les premières constructions de la cité, s'élèvent les «Tours Vermeilles», aux murailles revêtues d'arbustes; beaucoup plus à l'est, et dominant également le cours du Darro, est le Generalife, aux jardins admirables, tout ruisselants d'eaux qui s'élancent en jets, se précipitent en cascatelles, s'étalent en bassins. Entre les Tours Vermeilles et le Generalife, et se prolongeant sur un espace de près d'un kilomètre, on voit se dresser au-dessus d'un entassement de murs, de bastions, de tours avancées, le palais de l'Alhambra, formidable au dehors, mais délicieux au dedans. Charles-Quint, dans une lubie de sot caprice, en a fait démolir une partie pour la remplacer par un édifice prétentieux, d'ailleurs inachevé; mais, tel qu'il est encore, l'Alhambra ou «Palais Rouge» est toujours une merveille de l'art humain, un de ces chefs-d'oeuvre d'architecture ornée qui servent, comme le Parthénon, de types au goût des artistes et sont le modèle, plus ou moins heureusement imité, de tout un monde d'autres édifices élevés dans les diverses contrées de la Terre. L'intérieur de l'Alhambra, tout délabré qu'il est et quoique dépouillé de la plus grande partie de ses trésors, lasse le visiteur par l'infinie variété de ses salles, de ses cours, de ses portiques, entremêlés de jardins aux charmants ombrages. On admire surtout la salle des Lions, la salle des Ambassadeurs, la porte de la Tour des Infantes; mais toutes les murailles présentent le même luxe d'arabesques en stuc, d'entre-lacs variés de la façon la plus harmonieuse, de faïences vernissées et multicolores formant les dessins les plus ingénieux, de versets du Coran sculptés en relief au-dessus des colonnades: le regard est charmé par ces ornements si bien entremêlés, dont l'imagination même se fatigue à suivre le lacis sans fin. Du temps des Arabes, l'ivoire et les feuilles d'or servaient à rehausser par leur contraste les dessins qui décorent tout l'édifice comme un immense bijou. C'est bien là le palais «que les génies ont doré comme un rêve!» Du haut de la tour de la Vela et des autres donjons qui dominent la forteresse on jouit d'une de ces vues merveilleuses qui font époque dans la vie d'un homme. En bas, Grenade, hérissée de tours, allonge ses quartiers avancés dans les vallées de ses deux fleuves, entre de magnifiques promenades et ses collines parsemées de maisons blanches brillant à travers la verdure. Le Darro, révélé par les épais ombrages de ses rives, sort de la «Vallée du Paradis» et va rejoindre le Genil, qui descend du «Val de l'Enfer» et menace souvent Grenade dans ses débordements. Réunis, les deux cours d'eau arrosent ces riches campagnes de la Vega, et leur flot d'argent se montre çà et là au milieu de l'immense verger si souvent comparé par les poëtes, arabes et chrétiens, à l'émeraude enchâssée dans le saphir. Les montagnes bleues qui dominent cette plaine verdoyante, théâtre de tant de combats, se succèdent jusqu'à l'extrême horizon avec une gravité solennelle. Au sud se dressent les masses géantes de la sierra Nevada; à l'est, au nord, des monts moins élevés, mais également âpres et nus, limitent brusquement les campagnes touffues de leurs pentes rougeâtres et ravinées. Une cime presque isolée, la montagne d'Elvira, qui s'avance en promontoire au milieu de la plaine, rappelle par son nom corrompu la ville ibérienne d'Ili-Berri (Ville-Neuve), l'une des cités mères de Grenade. Le contraste des monts sauvages et de la plaine fertile, de la ville gracieuse et des rochers abrupts, donne un attrait particulier à ce merveilleux paysage de Grenade. Les Maures, chez lesquels se retrouve un contraste analogue, l'impassibilité apparente et la flamme intérieure, étaient énamourés de la ville andalouse. C'était pour eux la «reine des cités», la «Damas de l'Occident», «une partie du Ciel tombée sur la Terre.» Les proverbes espagnols ne sont pas moins louangeurs: _Quien no ha visto Granada,--No ha visto nada!_ «Qui n'a Grenade vu,--N'a rien vu!» Grenade «la jolie» est, en effet, l'un des plus beaux coins du monde, surtout pendant la saison d'été, quand toutes les villes des plaines inférieures sont brûlées par la sécheresse. C'est précisément alors que les eaux descendues de la sierra Nevada ruissellent avec le plus de force, répandant autour d'elles la fertilité, l'abondance et la joie. Les autres villes du bassin du Genil ont aussi de belles cultures, vignes, oliviers, céréales, plantes textiles, arbres à fruits, mais aucune d'elles ne peut se comparer à la riche Grenade, pas même Loja, aux fraîches eaux, la «Fleur entre les Épines», l'oasis au milieu des âpres rochers et des défilés. Jaen en serait presque digne. Cette vieille cité, qui fut capitale d'un royaume arabe et qui soutint des luttes heureuses contre sa puissante rivale du Midi, est dans une admirable position au confluent de plusieurs ruisseaux qui descendent joyeusement vers le Guadalquivir. Les coteaux qui dominent la ville sont hérissés de murailles en ruines enserrées par une folle végétation; au pied de ces hauteurs, la campagne, abondamment arrosée, est à la fois un jardin plantureux, un verger plein d'ombre, et cà et là les palmiers ouvrent leur éventail au-dessus des autres arbres au feuillage touffu. Au milieu de cette vallée à l'aspect oriental, Jaen a gardé sa physionomie mauresque du moyen âge: ses maisons blanchies à la chaux ne sont percées que de rares ouvertures, comme si le musulman avait encore à y garder jalousement ses femmes de tout regard profane. [Illustration: VUE DE L'ALHAMBRA ET DE GRENADE, PRISE DE LA SILLA DEL MORO. Dessin de H. Catenacci, d'après une photographie de M.J. Laurent.] Dans la haute vallée du Guadalquivir, les villes se pressent. Voici Baeza, «le royal nid de faucons;» elle avait dans ses murs 150,000 personnes à l'époque de sa prospérité sous les Maures, mais la guerre la dépeupla au profit de Grenade en emplissant de ses colons le faubourg de l'Albaicin; elle est toujours très-fière de son passé, et ses processions le disputent en splendeur à celles de Séville. Dans le voisinage immédiat se trouve Ubeda, qui fut aussi une grande cité musulmane et qui, n'était le changement des costumes, semblerait être encore habitée par des Maures. Plus haut, dans la montagne, est la ville minière de Linarès, à peine assez grande pour contenir environ 8,000 habitants, quoique obligée maintenant de donner l'hospitalité à 30,000 nouveaux venus; plus bas, en descendant le cours du fleuve, est Andújar, fameuse par ses _alcarrazas_ et bien connue des voyageurs comme l'un des endroits où le Guadalquivir est le plus souvent franchi. Plus bas, à une trentaine de kilomètres en aval de la ville de Montoro, le pont d'Alcolea, aux vingt arches de marbre noir, est aussi devenu célèbre à cause du conflit des armées qui s'en disputaient la possession. Cordoue l'ibérienne, la romaine, l'arabe, a commencé dans l'histoire de l'Espagne en même temps que la civilisation hispanique. Elle a été de tout temps fameuse et puissante: aussi la haute aristocratie nobiliaire aime-t-elle à rattacher ses origines à celle de Cordoue: c'est là que se trouve la source par excellence du «sang bleu» (_sangre azul_), que les gentilshommes espagnols disent couler dans leurs nobles veines. C'est à l'époque des Maures que Cordoue atteignit à l'apogée de sa grandeur; du neuvième siècle à la fin du douzième, elle eut près d'un million d'habitants, et ses vingt-deux faubourgs se prolongeaient au loin dans la plaine et les vallées latérales. La richesse de ses mosquées, de ses palais, de ses maisons particulières était prodigieuse, mais, gloire plus haute, Cordoue méritait alors le titre de «nourrice des sciences». Elle était la principale ville d'études dans le monde entier; par ses écoles, ses collèges, ses universités libres, elle conservait et développait les traditions scientifiques d'Athènes et d'Alexandrie: sans elle, la nuit du moyen âge eût été bien plus épaisse encore. Les bibliothèques de Cordoue n'avaient pas d'égales dans le monde; l'une, fondée par un fils du premier Abdérame, contenait plus de 600,000 volumes dont le catalogue n'emplissait pas moins de quarante-quatre tomes. Mais les guerres civiles, l'invasion étrangère et le fanatisme firent disparaître tous ces trésors. Conquise par les Espagnols plus d'un demi-siècle avant Grenade, Cordoue descendit peu à peu au rang d'une ville secondaire. Quoique occupant le véritable centre géographique de l'Andalousie, elle est pourtant restée, depuis l'expulsion des Maures, bien au-dessous de Séville, de Málaga, de Cádiz, de Grenade. Cordoue a toujours la physionomie arabe que lui donnent ses ruelles étroites, où ne descend pas le rayon direct du soleil. La plupart de ses monuments ont péri, mais elle a gardé sa merveilleuse _mezquita_ ou mosquée, sans égale dans le monde entier. Grenade a le plus beau palais des musulmans, Cordoue leur plus beau temple. Cet édifice, le chef-d'oeuvre de l'architecture arabe, a été bâti à la fin du huitième siècle par Abdérame et son fils, et l'on se demande avec étonnement comment l'espace de moins d'une génération put suffire pour élever une si prodigieuse construction. Quand on y pénètre, on voit fuir au loin les perspectives des colonnes, comme celles des sapins dans une forêt sombre; les arcades, qui développent en deux étages superposés leurs courbes de formes variées, simulent dans la demi-obscurité du temple un immense branchage entremêlé. Bien qu'une grande partie des colonnades, la moitié peut-être, ait été détruite pour faire place à un choeur et à des chapelles catholiques, il reste pourtant encore huit cent soixante piliers, sans compter ceux du portique et de la tour; les avenues de colonnes ou nefs sont au nombre de dix-neuf dans le sens de la largeur, et sont croisées par vingt-neuf autres rues ou _calles_, car tel est le nom que leur donnent les Espagnols, en les distinguant par les chapelles terminales. Les colonnes, qui proviennent de tous les temples romains de l'Andalousie, du reste de l'Espagne, de la Gaule musulmane, de la Maurétanie, et dont cent quarante furent envoyées de Byzance en présent, offrent une collection presque complète des matériaux les plus précieux, granit vert d'Egypte, rouge et vert antiques, brèches de diverses couleurs; «les unes sont cannelées et torses, les autres rugueuses comme le palmier, nouées comme le bambou, ou lisses comme le bananier.» Les chapiteaux, corinthiens, doriques ou arabes, sont des styles les plus variés; de même les arcades ont des formes diverses: les unes sont à plein cintre, la plupart sont en fer à cheval, à trois, cinq, sept ou même neuf ou onze lobes, de manière à figurer un ruban de pierre. Nulle part de fatigante symétrie, partout les architectes ont gardé la plus grande liberté de fantaisie. Partout aussi ils avaient prodigué la plus riche ornementation; des nefs étaient pavées en argent, des sanctuaires étaient revêtus de lames d'or rehaussées de pierres précieuses, d'ivoire et d'ébène. On peut juger de ce qu'était le luxe de la mosquée en pénétrant dans le _mihrab_, qui fut autrefois le «saint des saints» et où l'on conservait une copie du Livre, écrite en entier de la main d'Othman. La mosaïque du mihrab, de travail byzantin, est certainement l'une des plus belles qui se voient dans le monde. Les districts les plus riches des environs de Cordoue ne sont pas ceux qu'arrose le Guadalquivir: c'est vers l'intérieur des terres, surtout dans le bassin du Guadajoz, au pied des montagnes qui prolongent à l'ouest la sierra de Jaen, que se trouvent les centres agricoles les plus riches et les plus populeux. Montilla est l'une des villes d'Espagne les plus justement fameuses par l'excellence des vins; Aguilar, dont les crus prennent aussi dans le commerce le nom de _montilla_, le cède à peine à sa voisine par la valeur de ses produits; Baena, Cabra ont aussi, en abondance, des vins, des huiles, des céréales; Lucena possède, en outre, une certaine activité industrielle. Par contre, il n'y a pas une seule grande ville dans la vallée du Guadalquivir, entre Cordoue et Séville, sur un espace d'environ 150 kilomètres, suivant les détours du fleuve; même Palma del Rio, située dans une oasis d'orangers, au confluent du Guadalquivir et du Genil, n'est qu'une bourgade faiblement peuplée et tirant surtout son importance du débouché qu'elle offre aux campagnes de la brûlante cité d'Écija, bâtie dans la région des steppes du bas Genil. En maints endroits, les bords du fleuve sont marécageux et les villages sont dépeuplés par la fièvre. Séville, la reine actuelle du Guadalquivir, la cité la plus populeuse de l'Andalousie, possède aussi des merveilles architecturales; elle a son Alcázar «aux murailles brodées», à peine moins beau que l'Alhambra de Grenade, et plus admirable encore par ses jardins tout parfumés de la senteur des orangers; elle a aussi sa riche cathédrale avec sa haute nef d'un très-puissant effet, et son palais appelé _Casa de Pilatos_, maison de Pilate, où le style de la Renaissance se marie admirablement au style mauresque; car, suivant la remarque ingénieuse d'Edgar Quinet, un des traits dominants de Séville est que la Renaissance dans l'architecture y a été arabe, tandis que dans le reste de l'Europe elle a été grecque et romaine. Mais de tous les monuments de Séville le plus fameux est la _Giralda_ ou «Girouette», ainsi nommée d'une statue de bronze qui tourne au sommet du campanile. Les Sévillans sont très-fiers de cette tour mauresque, à la fois si noble et si élégante, et la considèrent comme une patronne de leur cité. Toutefois ce n'est point la Giralda, ce ne sont pas les autres monuments de Séville, ni ses trésors d'art et les beaux tableaux de Murillo qui ont fait surnommer Séville «l'enchanteresse» et qui font répéter si fréquemment le proverbe: _Quien no ha visto Sevilla, No ha visto maravilla!_ Ce qui fait la célébrité de cette ville dans toute l'Espagne, ce sont les agréments de la vie, les danses, les fêtes, le mouvement perpétuel de gaieté qui anime la population. Les courses de taureaux de Séville sont les plus renommées de la Péninsule; mais son école de tauromachie n'existe plus. Séville est espagnole depuis le milieu du treizième siècle; constituée en république indépendante, elle lutta héroïquement contre les armées du roi de Castille, mais elle succomba, et l'on raconte que 300,000 de ses habitants, c'est-à-dire la population presque entière, durent chercher un refuge dans la Berbérie et l'Espagne encore musulmane. Ainsi l'antique Hispalis romaine, l'Isbalia des Maures, devint la Séville castillane. Pendant deux siècles et demi l'élément arabe se concentra dans les royaumes de l'Andalousie orientale, tandis que Séville se repeuplait surtout d'immigrants de descendance chrétienne. Par contre, le faubourg de Triana, qui se trouve sur la rive droite du Guadalquivir, et qu'un pont de fer unit à Séville, est devenu le grand quartier général des Gitanos de la Péninsule: c'est là que siégent leurs conciliabules occultes, qui d'ailleurs prennent le plus grand soin de ne se mettre jamais en conflit avec les autorités politiques ou religieuses. A une faible distance au nord de Triana, sur la rive du Guadalquivir, se trouvent, à côté du hameau de Santiponce, les restes du fort bel amphithéâtre d'Italica, ancienne rivale de Séville et patrie de Silius Italicus, ainsi que des empereurs Trajan, Hadrien, Théodose. Coria, autre cité romaine, qui battit monnaie au moyen âge, est de l'autre côté de Séville, également sur la rive droite du fleuve; ce n'est plus qu'un village. Grâce à son beau fleuve, qui lui permet de libres communications avec le littoral et la mer, Séville a pu acquérir une certaine importance comme ville industrielle; elle possède de grandes faïenceries, surtout à Triana; mais ses manufactures de soieries, d'étoffes de toute espèce, de tissus d'or et d'argent, n'ont pu soutenir la concurrence de l'étranger. Le monopole commercial dont jouissait autrefois le port de Séville aux dépens des autres cités de l'Espagne, a eu les conséquences inévitables que tout privilége entraîne après lui: il n'a pas permis à l'initiative industrielle de se développer et, quand est venu le moment d'agir dans des conditions d'égalité, la situation s'est réglée par un désastre. La principale manufacture de Séville est toujours restée sous la direction du fisc: c'est la fabrique des tabacs, bâtisse énorme que l'on dit avoir coûté près de 10 millions de francs et où travaillent plusieurs milliers d'ouvrières. Sur un des promontoires qui dominent au sud la vallée du Guadalquivir s'élève la petite ville aux fortifications mauresques d'Alcalá de Guadaira, ou de los Panaderos, qui peut être aussi considérée comme une vaste usine, car c'est là qu'on fabrique une grande partie du pain que mangent les habitants de Séville: on en expédie jusqu'à Madrid et à Barcelone et même en Portugal, tant la pâte en est exquise. Alcalá ne fournit pas la grande ville de pain seulement, elle lui envoie aussi son eau, qui jaillit de la colline en sources nombreuses et limpides. Après avoir fait mouvoir les roues de plusieurs minoteries, l'eau d'Alcalá entre dans Séville par un long aqueduc de plus de quatre cents arcades, connu sous le nom d'_Arcos_ de Carmona. On le désigne ainsi parce qu'il est parallèle à la route qui mène, à travers les vignes et les oliviers, à l'ancienne ville romaine de Carmona (Carmo), dominant les campagnes du haut de sa colline avancée. Au sud de Séville, les anciennes cités de la Bétique inférieure, très-populeuses du temps des Maures, n'ont plus qu'une faible importance. Utrera, la plus considérable, et d'ailleurs assez jolie ville, a le grand avantage, rare en Espagne, d'être au point de croisement de quatre lignes de fer: là viennent s'unir à la principale voie de l'Andalousie le chemin de fer de Moron, qui apporte les beaux marbres de la sierra, et celui qui parcourt les riches campagnes d'Osuna et de Marchena, villes limitées à l'est par le désert. Utrera est célèbre dans le monde des _aficionados_, à cause des taureaux de course qui paissent, à l'ouest de son territoire de culture, dans les maremmes du Guadalquivir. Lebrija, ceinte de ses vieilles murailles et fière de sa belle tour d'église, imitée de la Giralda, est encore plus rapprochée qu'Utrera de ces espaces marécageux, qui commencent presque immédiatement au pied de son coteau pour se continuer au sud-ouest, jusqu'à la bouche du Guadalquivir. A Lebrija naquit Juan Diaz de Solis, le navigateur qui découvrit le rio de la Plata. La gardienne de l'embouchure, Sanlúcar de Barrameda, aux maisons blanches et roses ombragées de palmiers, n'est plus, comme au temps des Arabes, le grand port d'expédition de la vallée du Guadalquivir; ses embarcations de cabotage et celles du petit havre de Bonanza, situé à une faible distance en amont, à l'endroit où les flots transparents de la mer viennent se rencontrer avec les eaux jaunes du fleuve, ne servent plus qu'au transport des denrées locales. Sanlúcar, que l'on accusait jadis, à tort ou à raison, de compter parmi ses habitants un nombre malheureusement très-considérable d'hommes violents et débauchés, eut l'insigne honneur de voir sortir de son port, en 1519, les trois navires de Magellan et d'y voir rentrer, trois années après, le premier bâtiment qui eût tracé son sillage sur toute la rondeur du globe. Mais, en dépit de ce grand titre de gloire commerciale, Sanlúcar, dont les belles plages invitent les baigneurs, est bien plus une ville de plaisir et de villégiature qu'une cité de trafic maritime. C'est dans un autre bassin fluvial, aux bords du Guadalete, peut-être le Léthé des anciens, que l'on rencontre le centre de commerce le plus actif entre Séville et Cádiz, la ville élégante et même fastueuse de Jerez de la Frontera, qu'entourent les immenses _bodegas_ ou celliers, dans lesquels sont entassées les barriques remplies du vin précieux. La réputation des divers crus de Jerez date du commencement du dix-huitième siècle, et depuis cette époque elle n'a cessé de grandir; actuellement, le _sherry_ occupe, avec le vin de Porto, la plus grande part des caves de l'Angleterre. En montant à la pittoresque cité d'Arcos de la Frontera, bâtie au sommet d'un escarpement blanchâtre, on a sous les yeux toute la riche vallée du Guadalete où se recueille la liqueur exquise. Un petit monticule qui s'élève au milieu des vignobles indique, suivant la tradition, l'endroit où aurait eu lieu le gros de la fameuse bataille qui livra l'Espagne aux musulmans. La baie de Cádiz, si bien défendue des vents et de la houle du large par la flèche allongée qui commence à l'île de Leon, est tout entourée de ports, de villes et de villages formant comme une grande cité maritime. Près de l'angle septentrional de la baie, qui semble le débris d'un ancien littoral rompu par l'effort des vagues, une vieille enceinte d'aspect cyclopéen entoure la ville de Rota, rendez-vous des pêcheurs et peuplée de vignerons auxquels on a fait une réputation de Béotiens, mais qui n'en savent pas moins préparer l'un des meilleurs vins de l'Espagne. Puis, après une succession de criques et de becs, on voit s'ouvrir l'estuaire de Puerto de Santa María, où le Guadalete vient déboucher dans l'Atlantique: c'est de là que les négociants en vins, dont les magasins s'alignent le long des quais, expédient presque tous les produits des vignobles de Jerez. De tout temps un grand mouvement d'échanges s'est opéré par ce havre, mieux situé que celui de Cádiz, à cause de la convergence des voies de communication venues de l'intérieur; on dit même que les habitants de Buenos-Ayres doivent leur nom de _Porteños_ aux nombreux immigrants andalous que lui expédia le «port» de Santa María; le célèbre Florentin dont le nom a été donné au Nouveau Monde, Amerigo Vespucci, était parti de la barre du Guadalete. Puerto Real, l'ancien _Portus Gaditanus_, situé au milieu d'un dédale de marigots où les eaux douces et les eaux salées se déplacent tour à tour est un simple débarcadère; les chantiers voisins, que l'on désigne sous le nom de Trocadero ou «Lieu d'Échanges» et qui rappellent un fait d'armes de l'expédition française de 1823, sont fréquemment déserts, et souvent l'arsenal de la Carraca, ses bassins, ses grands entrepôts, ses forts casematés ne sont habités que par les galériens, les gardes-chiourme, la garnison. A l'est et au sud s'étendent des salines où l'on recueille une quantité de sel fort considérable. [Illustration: Nº 131.--CADIZ ET SA RADE.] San Cárlos, au sud de la baie intérieure de Cádiz, est la première des villes riveraines qui soit tout à fait insulaire. Le chenal navigable de Santi Petri, ou de San Pedro, ayant de 7 à 8 mètres de profondeur à marée haute et traversé d'ailleurs par route et chemin de fer, la sépare du continent et des coteaux qui portent les maisons de plaisance et les auberges de Chiclana, ville de bains qui est en même temps le lieu de naissance et l'école des grands _toreros_ de l'Andalousie. San Cárlos n'est guère qu'un faubourg de San Fernando, appelé aussi tout simplement _la Isla_, où se trouve l'Observatoire de marine par lequel les astronomes espagnols font passer leur premier méridien. Au delà d'un nouveau canal commence l'arête rocheuse et en partie recouverte de sable de l'Arrecife, que l'on peut comparer à une tige dont Cádiz serait la fleur épanouie: à la racine de ce pédoncule se trouvait jadis une haute tour phénicienne servant de piédestal à un dieu de bronze étendant le bras droit vers les mers inconnues de l'Occident. On dépasse des forts, les remparts et les fossés de la Cortadura, creusés en 1810 par les Gaditains eux-mêmes, et des deux côtés on voit la plage s'abaisser vers les flots bleus. A gauche, dans la grande mer, les bateliers montrent aux voyageurs naïfs les prétendus restes d'un temple d'Hercule qu'auraient englouti les vagues. Un fait est certain, c'est que toute la contrée a subi, soit dans les temps historiques, comme l'affirment les marins, soit à une époque antérieure, un mouvement considérable de dépression. Les barres qui prolongent leur ligne de brisants à 3 ou 4 kilomètres en mer, parallèlement à la plage actuelle, sont un reste sous-marin de l'ancien littoral. Il est vrai qu'un exhaussement du sol avait précédé la dépression, car la péninsule sur laquelle repose la ville de Cádiz repose en entier sur des restes de coquillages, huîtres et pectens. Enfin on a franchi la dernière ligne des fortifications et l'on est entré dans la fameuse Cádiz, héritière de l'antique Gadir des Phéniciens, de la Gadira des Grecs, de la Gadès des Romains. Aux premiers âges de l'histoire ibérienne, cette ville avait, parmi les cités de la Péninsule, la prééminence qui appartint plus tard à Tarragone, à Mérida, à Tolède, à Cordoue, à Grenade, et qui depuis trois siècles est échue à Madrid. Pendant la période historique, Cádiz eut ses alternatives de richesse et de décadence, mais elle occupe une position géographique tellement privilégiée, qu'elle a toujours repris sa prospérité, en dépit des revers politiques et des règlements de fisc, plus funestes encore. Non-seulement elle a son excellente rade, ou plutôt son ensemble de ports, mais elle se trouve près de l'issue d'une large et féconde vallée fluviale, à côté de la porte qui fait communiquer les eaux de l'Océan avec celles de la Méditerranée, et non loin de la pointe terminale d'un continent tout entier. Cádiz est un port d'embarquement naturel pour les côtes du Nouveau Monde, et lorsque le réseau des chemins de fer de la Péninsule, déjà rattaché à celui du reste de l'Europe, sera utilisé comme il devrait l'être, la rade de Cádiz disputera au grand port du Tage le privilége d'être la tête de ligne de tout le continent européen sur la route de l'Atlantique austral. Si le petit port envasé de Palos, situé au bord de l'estuaire du rio Tinto, a eu l'honneur d'expédier les caravelles qui découvrirent les Indes occidentales, c'est le port de Cádiz qui, pour sa part, a eu, pendant une longue période de l'histoire coloniale, les bénéfices du commerce avec ces contrées, surtout depuis 1720, époque à laquelle le tribunal des Indes fut transféré de Séville à Cádiz. En 1792, les Gaditains expédiaient en Amérique des marchandises d'une valeur de 67 millions de francs et en recevaient des denrées et des matières précieuses pour une somme de 175 millions. Il est vrai que, bientôt après, l'Espagne devait payer trois siècles de monopole commercial par la perte subite et presque totale de ses échanges avec le Nouveau Monde, et Cádiz vit ainsi tarir la source la plus abondante de ses revenus; elle n'avait plus guère que la pêche et les salines, mais la fortune lui est revenue en partie, et de nouveau les navires se pressent devant ses quais [168]. [Note 168: Mouvement général de la baie de Cádiz, en 1874 587,000 tonnes. Commerce général » » » 92,000,000 fr. Navires et embarcations appartenant à Cádiz, en 1868 3,557, jaugeant 56,328 tonnes. Produit de la pêche, en 1868 900,000 kilogr. ] Sur cette partie du littoral d'Espagne, entre l'Algarve portugais et le détroit, Cádiz est la seule ville qui soit en relations d'affaires avec le monde entier; Huelva, si active d'ailleurs, n'a qu'un trafic spécial, celui des minerais de toute espèce qu'elle expédie aux usines de l'Angleterre. Pour son trafic et sa population nombreuse, Cádiz est trop à l'étroit: le littoral de la baie est peuplé d'environ 200,000 habitants, dont le tiers n'a pas même trouvé place dans la ville. A l'est, en dehors de la «Porte de Terre», existent il est vrai quelques terrains qu'il serait facile d'agrandir en endiguant les bas-fonds de la baie; mais les officiers du génie n'y laissent point bâtir de grands édifices, et ce quartier extérieur n'a pris qu'une faible importance. D'après le proverbe espagnol, «Cádiz n'est qu'un plat d'argent posé sur la mer.» De toutes parts entourée d'eau, la «Venise espagnole» a dû gagner en hauteur ce qui lui manque en surface; ses maisons ont dû se dresser jusqu'à cinq et six étages, et presque toutes sont encore surmontées d'un belvédère d'où l'on voit se dérouler autour de la ville le grand cercle des eaux. Quoique ainsi emprisonnée et n'ayant pour promenade que le parapet de ses murs d'enceinte, Cádiz est pourtant fort gaie d'aspect: ses maisons, badigeonnées de nuances claires, sont plaisantes à voir; les habitants, réputés pour leur amour du plaisir, leur vivacité, leur talent de repartie, leur élégance presque créole, ont mérité à la ville le nom de «Cádiz la Joyeuse»; mais ils ont d'autres titres auprès de leurs concitoyens d'Espagne. De tout temps, ils ont montré un grand esprit d'indépendance, et c'est au milieu d'eux que naquit l'Espagne moderne, lorsque les Cortès, assemblées dans l'île de Leon, représentaient la patrie debout contre l'envahisseur étranger. Sur les rivages de l'Andalousie méditerranéenne, Almería fut jadis une autre Cádiz pour l'activité du commerce. A l'époque où les deux rives opposées de la mer étaient occupées par des peuples de même langue et de même religion, nul port n'était plus favorablement situé que celui d'Almería pour la facilité des relations d'une rive à l'autre, car c'est là que commence l'étroit de la Méditerranée, et les voyageurs pouvaient ainsi changer de continent sans braver de grands dangers de mer et sans faire un long détour par le détroit de Gibraltar. La tradition de l'ancienne grandeur d'Almería s'est maintenue dans le pays et l'on répète à ce sujet un dicton populaire: Cuando Almería era Almería, Granada era su alquería. Quand Almérie était Almérie, Grenade était sa métairie. Mais les Espagnols ont pris soin de mettre un terme à cette prospérité lorsqu'ils s'emparèrent de la ville, au milieu du douzième siècle, avec l'aide des Génois et des Pisans, et mirent la main sur cette «coupe sacrée» (_sacro calino_) que la légende dit avoir été le Saint-Graal, le vase mystique dont la conquête coûta tant d'efforts aux chevaliers de la Table Ronde. Quoique vaincues, Almería et les autres villes de son district restèrent longtemps mauresques, comme elles le sont encore par l'origine de leurs habitants; mais il leur fallut cependant se défendre contre les incursions des Barbaresques, et la cathédrale d'Almería, commencée au seizième siècle, témoigne, par son aspect de forteresse, des périls qu'avait à courir la population. Quant aux maisons blanches à terrasses, aux ruelles tortueuses, à la vieille casbah, qui pouvait contenir jusqu'à vingt mille hommes, elles ont conservé leur physionomie tout à fait arabe, et par les portes entr'ouvertes on entrevoit des femmes accroupies à la manière orientale qui s'occupent à tisser des nattes. Depuis que l'Algérie a pris une grande importance comme pays de colonisation espagnole, Almería renoue la chaîne de commerce qui l'attachait autrefois à la Maurétanie; à ses expéditions de minerai vers l'Angleterre et la France elle ajoute un mouvement incessant de voisinage avec le port algérien d'Oran. A l'occident d'Almería se succèdent des villes à la température et aux productions tropicales. Au débouché de la vallée du rio Grande d'Alpujarra, est le port de Dalias, qui justifie son nom arabe «la Treille», en produisant des raisins exquis: ce fut, dit-on, le premier établissement fixe des Arabes venus d'Afrique. Au delà se suivent Adra, les deux petits ports de Motril, Cala Honda et le Baradero, puis Almuñecar, Velez-Málaga, et la cité de Málaga «l'enchanteresse», entourée de ses magnifiques jardins et de ses vergers qu'arrosent les eaux du Guadalmedina. Málaga, d'origine phénicienne comme la plupart des autres ports du littoral, est la ville la plus populeuse et la plus commerçante de l'Andalousie; moins riche en beaux monuments arabes que Grenade, Cordoue, Séville,--car elle ne possède que des palais dégradés,--moins fameuse par les événements de l'histoire que Cádiz, sa rivale de la côte atlantique, elle doit à son excellent port et à l'exubérante fertilité de ses campagnes d'avoir distancé toutes les autres villes de l'Espagne méridionale par le nombre et l'activité de ses habitants; en Espagne, elle n'est dépassée que par Barcelone pour l'importance annuelle de ses échanges. Málaga a sur Cádiz l'avantage de n'être pas un simple lieu d'entrepôt. Les denrées qu'elle exporte, vins, oranges, fruits de toute espèce, mais surtout raisins secs (_pasas_), proviennent de sa banlieue immédiate, admirablement arrosée par les canaux d'irrigation du Guadalhorce et débarrassée de tous les marécages qui s'y trouvaient naguère. Málaga possède même pour alimenter son commerce ce que n'a pas Cádiz, plusieurs établissements industriels, et notamment des fonderies, de grandes fabriques de sucre de canne; son climat délicieux ferait aussi de cette ville un séjour des plus désirables pour les étrangers, si les maisons et les rues étaient tenues plus proprement. Le port de Málaga, fort vaste, serait menacé, dit-on, de diminuer d'étendue par un exhaussement du fond; mais il ne faut peut-être attribuer les empiétements du rivage qu'aux débris charriés par le torrent de Guadalmedina; une large promenade a été conquise sur ses eaux devant les anciens quais. Vue de la mer, la cathédrale, qui domine le port, semble presque aussi grande que le reste de la ville; mais, outre les maisons groupées à la base de la colline et de la forteresse de Gibralfaro, il faudrait compter aussi comme appartenant à la cité les innombrables villas parsemées sur les pentes des coteaux environnants et dans les vallons tributaires du Guadalhorce et du Guadalmedina. Les villes de bains sulfureux et autres qui se trouvent ça et là dans les régions les plus pittoresques des montagnes voisines, Alora, Alhaurin Grande, Carratraca, et même Alhamá, sur le versant septentrional de la sierra de Alhamá, peuvent être considérées comme dépendant en grande partie de Málaga, car ce sont principalement les _Malagueños_ qui animent pendant l'été les rues de ces lieux de villégiature et de guérison. On dit que les sources d'Alhamá étaient tellement fréquentées du temps des rois maures, qu'elles leur rapportaient 500,000 ducats par an. De nos jours les bains de ces contrées sont beaucoup moins appréciés qu'ils ne le méritent. Les eaux de Lanjaron, dans le val de Lecrin, ont, dit-on, plus de vertu que celles de Vichy, et de plus ont l'avantage de jaillir dans le «Paradis» de l'Alpujarra, au milieu des sites les plus grandioses et les plus charmants. Les habitants sont eux-mêmes parmi les plus beaux de la Péninsule: «Il n'y a qu'un Lanjaron en Espagne!» dit le proverbe. Les villes d'Antequera et de Ronda, qu'on laisse à une certaine distance dans l'intérieur, appartiennent toutes les deux au bassin de la Méditerranée, puisque la première est située sur le Guadalhorce, qui se jette dans la mer un peu à l'ouest de Málaga, et que l'autre s'élève dans le bassin du Guadiaro, dont les eaux baignent les pentes orientales des collines de San Roque, au nord de Gibraltar. Antequera est une des plus antiques cités de l'Espagne; elle sert d'intermédiaire aux échanges qui s'opèrent directement entre Málaga et la vallée du Guadalquivir; en outre, elle a les produits agricoles de son admirable vega, l'une des plus fécondes de l'Andalousie. Sur une colline des environs s'élève un grand dolmen de six mètres de longueur, fort curieux par sa situation géographique à égale distance des mégalithes de la Gaule et de ceux de l'Afrique septentrionale: on lui donne le nom de _Cueva del Mengal_. Quant à la ville encore tout arabe de Ronda, elle ne peut avoir l'importance d'Antequera comme lieu d'échanges, à cause de sa position dans le cœur même de l'âpre serranía, sur les deux rochers que sépare l'énorme coupure dite le Tajo ou «l'Entaille», profonde de 160 mètres et d'une largeur de 35 à 70 mètres. Un pont, que l'on croit romain, unit les deux rives dans la partie supérieure de la gorge; un autre, d'origine arabe, franchit le défilé à 40 mètres au-dessus du Guadalevin; enfin, les trois arcades superposées d'un pont moderne rejoignent les deux lèvres mêmes du défilé. Après avoir dirigé la construction de cette œuvre prodigieuse pendant quarante-huit années, de 1740 à 1788, l'architecte Aldehuela l'inaugura tristement, en tombant dans le gouffre où tournoient les aigles et les vautours. Du palier et des terrasses suspendues, on jouit d'une vue enchanteresse sur la vallée du Guadalevin et la sierra de San Cristóbal; mais le spectacle le plus saisissant est celui qui se présente quand, au sortir de la roche, où serpente un escalier arabe taillé dans la pierre vive, on se trouve tout à coup dans la gorge ténébreuse, au bord des cascades du Guadalevin, et que l'on voit au-dessus de sa tête les arbres, les tourelles et les hautes arcades se profiler dans le ciel. Un ruisseau tranquille, qui sort des profondeurs de la roche, vient près de là mêler son eau pure à celle du torrent. Comme forteresse, Ronda défendait bien les passages de la montagne entre la vallée du Genil et celle du Guadiaro, et pendant les guerres elle a toujours été un point stratégique important; quoiqu'elle eût succombé sept ans avant Grenade, les habitants du pays environnant défendirent encore leur nationalité mauresque contre les chrétiens espagnols jusqu'en l'année 1570. Les _Rondeños_ sont fort habiles à dresser les chevaux du pays, qui escaladent d'un pied sûr les rudes sentiers des montagnes; en outre, ils fournissent au commerce un grand nombre d'agents, ne figurant pas d'ailleurs sur les états réguliers de la statistique officielle: ce sont les contrebandiers qui se chargent d'introduire en Andalousie les cotonnades, les étoffes de toute espèce, les tabacs et autres marchandises entassées dans les magasins de Gibraltar. Les ports de Marbella et d'Estepona, sur la rive méditerranéenne de l'Andalousie, et, de l'autre côté du promontoire d'Europe, la jolie ville d'Algeciras, prennent aussi leur part de ce commerce interlope. On a souvent parlé de faire d'Algeciras une rivale de Gibraltar pour le mouvement des échanges; mais comment pareil espoir pourrait-il se réaliser? Où sont les cités industrielles qui pourraient alimenter de leurs produits la rade d'Algeciras? Quant à l'étroit rocher dont les Anglais se sont emparés en 1704, et qu'ils ont perforé de plusieurs kilomètres de chemins couverts, hérissé de plus de mille canons, pour dominer de leur mieux le passage du détroit, ils ont su en faire, non-seulement une forteresse imprenable, mais aussi un entrepôt de commerce extrêmement actif [169]. [Note 169: Mouvement du port de Gibraltar: Année 1869. Grands voiliers 2,742 nav. jaugeant 893,350 ton. Petits voiliers 2,300 » 41,400 » Bateaux à vapeur 3,894 » 2,521,900 » ______________________________ Totaux 8,936 nav. » 3,456,550 » Année 1873. Grands voiliers 2,028 nav. jaugeant 677,700 ton. Petits voiliers 1,735 » 31,200 » Bateaux à vapeur 5,268 » 2,712,900 » ______________________________ Totaux 9,031 nav. » 3,421,800 » ] A l'exception de quelques fruits mûris dans les jardins qu'on a ménagés sur les talus de pierrailles, Gibraltar ne peut rien produire. C'est Tanger qui nourrit sa voisine d'Europe: viande, blé, proviennent en grande partie de la rive africaine du détroit, et nombre de négociants de la ville sont eux-mêmes des Marocains s'occupant du placement de leurs denrées. Mais, si les ressources propres manquent à la ville anglaise, elle s'en dédommage amplement par les profits qu'elle retire de son commerce de contrebande avec l'Espagne, consistant principalement en tabac, et du passage incessant des navires de guerre, des longs-courriers, des caboteurs. L'importance maritime de Gibraltar, déjà considérable, mais beaucoup moins grande que ne pourrait le faire supposer le mouvement extraordinaire de la navigation, serait bien supérieure, si le port n'était exposé aux vents du sud et du sud-ouest, même à ceux de l'est. Lorsque le temps est incertain, les navires de Gibraltar, aussi bien que ceux d'Algeciras, sont obligés de se réfugier à l'extrémité nord-orientale de la baie, dans la crique de Puente-Mayorga. Seulement un quart des navires qui passent le détroit s'arrête à Gibraltar; les autres n'y font qu'une escale temporaire sans se livrer à aucune opération commerciale. Les navires à vapeur, qui deviennent de plus en plus nombreux en proportion, à cause de la vitesse et de la régularité que le commerce exige désormais, n'entrent au port de Gibraltar que pour y prendre, dans les magasins flottants, la quantité de charbon qui leur est nécessaire, et les voiliers y relâchent pour attendre les ordres des armateurs ou le changement de vent. Environ les trois quarts du prodigieux tonnage des navires qui relâchent à Gibraltar appartiennent à l'Angleterre; l'Italie et la France se disputent le deuxième rang, et le pavillon espagnol, qui pourtant flotte en vue des côtes de la patrie, arrive seulement en quatrième ligne. [Illustration: Nº 135.--GIBRALTAR.] Malgré la beauté pittoresque de son rocher et la vue de la rade, Gibraltar est un séjour peu agréable, à cause de l'air fiévreux qui s'élève des marécages de l'île et plus encore à cause du régime strictement militaire qui règne dans la place. Les sujets anglais seuls ont le droit de s'y établir à demeure et d'y acquérir des propriétés. Les étrangers ne peuvent résider dans la ville que munis d'une autorisation spéciale, et les grandes autorisations ne peuvent s'obtenir qu'après quarante années de résidence. Les centaines d'Espagnols qui viennent chaque jour pour le marché sont tenus de se munir d'un permis en entrant dans la ville et doivent être sortis des murs d'enceinte avant le coup de canon du soir. De leur côté, les Anglais résidant à Gibraltar, que l'on désigne plaisamment sous le nom de «lézards du rocher» (_lizards of the rock_), se sentent un peu à l'étroit sur leur péninsule brûlante, et chaque ville, chaque village des environs, en reçoit sa petite colonie [170]. San Roque surtout est devenue presque anglaise à cause des immigrants de Gibraltar qui viennent y chercher pendant les chaleurs de l'été un air plus frais et plus salubre que celui de leur promontoire. Lors de la saison de la chasse, les montagnes de la contrée, fort riches en gibier, retentissent des coups de fusil tirés par les insulaires en villégiature. [Note 170: Population probable des villes principales de l'Andalousie: Málaga 92,000 hab. Séville (Sevilla) 80,000 » Grenade (Granada) 65,000 » Cádiz 62,000 » Cordoue (Córdoba) 45,000 » Linarès 40,000 » Jerez 35,000 » Antequera 30,000 » Almería 27,000 » Écija 24,000 » Chiclana 22,000 » Puerto Santa-María 18,000 » San Fernando 18,000 » Carmona 18,000 » Jaen 18,000 » Sanlúcar de Barrameda 17,000 » Lucena 16,000 » Osuna 16,000 » Montilla 15,500 » Ubeda 15,000 » Velez-Málaga 15,000 » Loja 15,000 » Baeza 15,000 » Utrera 14,000 » Ronda 14,000 » Motril 13,500 » Baza 13,500 » Velez Rubio 13,000 » Montoro 12,000 » Lebrija 12,000 » Marchena 12,000 » Aguilar 12,000 » Baena 14,500 » Cabra 11,500 » Andújar 11,000 » Arcos de la Frontera 12,000 » ] IV VERSANT MÉDITERRANÉEN DU GRAND PLATEAU, MURCIE ET VALENCE. Les plateaux de l'intérieur de l'Espagne et les monts qui en forment le rebord s'abaissent du côté de la Méditerranée avec une déclivité rapide qui permet de changer de climat et d'horizon dans un petit nombre d'heures. Des âpres terres où le vent du nord apporte souvent les froidures, on descend dans les régions heureuses toujours réchauffées par le soleil. Au lieu de voir les eaux des rivières s'enfuir au loin vers l'Atlantique boréal, on aperçoit à ses pieds les flots resplendissants de la Méditerranée. Ces pentes tournées vers la mer d'Afrique, les plaines étroites qui s'étendent à leur base, les bastions de promontoires qui leur servent de point d'appui, constituent donc, par leur ensemble, une région naturelle tout à fait distincte du reste de l'Espagne. Il est vrai que les frontières administratives de Murcie et de Valence ne coïncident pas exactement avec les limites de la région naturelle; Murcie occupe une partie des plateaux qui appartiennent à l'Espagne centrale: d'autre part, la province aragonaise de Teruel empiète sur les vallées dont les eaux s'épanchent sur le territoire de Valence; mais, si l'on considère surtout la population, on reconnaît qu'elle s'est amassée dans le voisinage du littoral, tandis que les escarpements supérieurs sont presque déserts. La zone vivante des deux provinces est précisément indiquée par les traits du relief géographique [171]. [Note 171: Superficie. Population en 1870. Popul. kilom. Murcie 32,497 kil. carrés. 1,100,510 hab. 34 Valence 17,608 » 961,360 » 56 __________________ ________________ ___ 50,105 kil. car. 2,061,870 hab. 41 ] [Illustration: PAYSANS DE MURCIE. Dessin de Fritel, d'après des types photographiés par M.J. Laurent.] Au nord de la sierra de Gata, qui forme l'angle sud-oriental de la Péninsule, les chaînons appartenant au système de la sierra Nevada s'abaissent par degrés en s'approchant de la mer et se terminent en sinueuses rangées de montagnes et de collines inégales, séparées par des _ramblas_, ou ravins, presque toujours sans eau. L'orientation normale de ces chaînons est dans le sens de l'ouest à l'est et du sud-ouest au nord-est. La sierra de los Filabres, interrompue par la vallée où coulent parfois les eaux soudaines de l'Almanzora, reparaît en une faible chaîne côtière et, sous le nom de sierra de Almenara, se prolonge entre Lorca et Carthagène; la péninsule en forme de faucille qui s'avance au loin dans la mer au cap de Palos peut être considérée comme une ramification lointaine de cette chaîne, qui continue elle-même la sierra Nevada. L'arête de las Estancias, déprimée au col de Velez Rubio, puis coupée par le défilé de la Sangonera, en amont de Lorca, va se rattacher, plus au nord, à des massifs voisins de la sierra de Espuña. Celle-ci, qui domine de plus de 1,500 mètres les plaines de Murcie, est elle-même une continuation de la sierra de María, par l'intermédiaire du massif appelé «le Géant», _el Gigante_. Enfin, les sierras de Sagra et del Mundo projettent aussi vers le nord-est leurs chaînons avancés qui forcent à de longues sinuosités les hauts affluents du Segura. Seule la sierra de Alcaraz, après s'être redressée aux «Roches», ou Peñas de San Pedro, reste séparée des montagnes de Chinchilla par des plaines très-faiblement accidentées. Sur la rive gauche du Segura, les diverses sierras, de Chinchilla, de Cabras, del Carche, de Pila, de Crevillente, suivent la même direction moyenne; puis, réunies en un même massif fort tourmenté, dont la plus haute cime, le Moncabrer, se dresse au-dessus d'Alcoy en une véritable montagne, elles se rétrécissent en pointe pour former cet ensemble de caps qui s'allonge au-devant des îles Baléares et qui rhythme d'une façon si gracieuse le littoral de la Péninsule. La montagne qui termine la chaîne, au cap San Antonio, est célèbre dans l'histoire de la géodésie: c'est le Mongo, l'observatoire naturel où s'installèrent Méchain, Biot, Arago, pour faire leurs opérations relatives à la mesure du méridien. Des ruines de la cabane en pierres sèches qui couronnent le sommet de la montagne on jouit d'une vue admirable sur la mer: le groupe des Baléares et toute la côte de l'Espagne, du delta de l'Èbre au cap de Palos. Un des promontoires voisins du Mongo, le Peñon de Hifac, à peine rattaché à la rive par un isthme étroit, est d'origine volcanique. Dans le voisinage, divers autres indices témoignent de l'activité des anciennes crevasses du sol. Les montagnes qui dominent les vallées du Júcar et de ses affluents ne semblent être que les débris du grand plateau qui s'élève à l'ouest et qui forme la principale gibbosité de l'Espagne centrale. Les sommets aux pentes ravinées, les massifs fragmentaires, les chaînons inégaux et tortueux du versant méditerranéen sont presque tous inférieurs en élévation à l'énorme croupe occidentale, dont ils ont été détachés par le travail érosif des eaux; quelques cimes seulement, le Pico Ranera, la sierra Martes ont l'aspect de véritables montagnes. Dans le bassin du Guadalaviar, les sierras indépendantes sont plus hautes et d'une plus fière apparence. Autour de la Muela de San Juan, la borne centrale des bassins fluviaux, divers contre-forts, la sierra de Albarracin, la sierra de Valdemeca, les «Monts Universels», sont encore à demi engagés dans l'épaisseur du plateau; mais, plus à l'est, un massif de formes arrondies, où pyramide le pic de Javalambre et qui dépasse 2 kilomètres d'altitude, a tout à fait le caractère montagneux. Au nord de ce massif et du petit fleuve de Mijares, souvent à sec, se dresse un autre groupe dominateur, la Peñagolosa, qui se relie à l'est, par un plateau montueux, à la sierra de Gudar, dont les pentes septentrionales appartiennent déjà au bassin de l'Èbre. De la Peñagolosa au grand coude du fleuve, tous les massifs aux noms catalans, la Muela de Ares, le Tosal des Encanades, le Bosch de la Espina, et d'autres moins importants, sont disposés en forme de chaîne côtière, parallèlement au rivage de la Méditerranée. A leur base et dans le voisinage immédiat de la mer, deux petites chaînes jumelles, coupées de distance en distance par les vallées d'alluvions ou de pierres que parcourent les torrents, se développent suivant une même ligne parallèle, en laissant entre elles une dépression, utilisée par routes et chemins de fer. La sierra de Montsía termine pittoresquement cette arête géminée, au bord même de l'Èbre. Avant que ce fleuve n'eût percé le rempart de montagnes qui le retenait en lac dans les plaines de l'Aragon, la petite chaîne riveraine, de même que la sierra plus haute de l'intérieur, se prolongeait régulièrement vers les Pyrénées[172]. [Note 172: Altitudes, d'après Coello, des montagnes du versant méditerranéen: Gigante 1,499 mètres. Morron de Espuña 1,582 » Moncabrer 1,385 » Pico de Javalambre 2,002 » Peñagolosa 1,811 » Muela de Ares 1,318 » Tosal des Encanades 1,392 » Sierra de Montsía 762 » ] Dans leur ensemble, les montagnes du versant méditerranéen de l'Espagne centrale sont d'une grande nudité; les broussailles apparaissent de loin comme des taches noirâtres sur la roche éblouissante. De même qu'en Grèce et en Provence, on peut suivre du regard les arêtes précises des sommets, et la pureté de ce profil éclairé par un ciel presque toujours limpide et bleu ajoute à la beauté sévère des paysages. L'extrême transparence de l'air a valu à la contrée de Murcie le nom de _Reino Serentsimo_, «Royaume Très-Serein.» C'est pour la même raison que l'on désigne les montagnes de la contrée sous la poétique appellation de _montes de Sol y Aire_, «montagnes du Soleil et de l'Air libre.» Dans le bassin du Segura, plus encore que dans l'Andalousie, le climat est décidément africain. Le printemps et l'été cessent d'exister comme saisons; il n'y a plus, comme sous la zone tropicale, qu'une saison des chaleurs et un hivernage, qui dure d'octobre en janvier. Mais les écarts des saisons sont heureusement tempérés, en été par le mistral qui descend des plateaux, en hiver par les brises régulières qui soufflent de la mer voisine. Le mois de mars est celui pendant lequel les vents se propagent le plus souvent en tempêtes. La végétation du littoral, surtout celle de Murcie, offre un mélange intime des produits de la zone tropicale et de la zone tempérée. Un grand nombre d'arbres gardent leur feuillage pendant toute l'année, tandis que d'autres le perdent en hiver. A côté du froment, du riz, du maïs, des oliviers, des orangers, des vignes de l'Europe méridionale, on voit le cotonnier, la canne à sucre, la patate douce, le nopal, l'agave, le chamærops, le dattier. Maint steppe de la contrée rappelle non-seulement l'Afrique, mais encore les confins du Sahara. Les maladies tropicales trouvent aussi dans le climat de l'Espagne sud-orientale un milieu qui leur convient. Importée par les navires d'Amérique, la fièvre jaune s'est plusieurs fois développée sur la côte méditerranéenne de l'Espagne, et même Barcelone, voisine des côtes de France, se souvient encore des ravages du fléau. Comme tant d'autres contrées riveraines de la Méditerranée, les côtes de Valence ont aussi à souffrir du mauvais air, surtout après les inondations soudaines, quand des matières putréfiées séjournent dans la campagne. Le mélange des eaux douces et des eaux salées dans les lagunes, ou _albuferas_, du littoral détruit également la pureté de l'air et fait naître des fièvres dangereuses. Au contraire, les lacs tout à fait salins qui se succèdent dans le voisinage de la côte au sud du Segura, et la grande baie intérieure de Mar Menor, qu'une flèche sablonneuse d'une vingtaine de kilomètres sépare de la haute mer, n'exercent aucune influence funeste sur le climat. La région de l'Espagne où il pleut le moins est la partie sud-orientale de la Péninsule [173]. [Note 173: Murcie. Alicante. Valence. Température moyenne, d'après Coello (?) 20°,7(?) 19°,7(?) Pluies moyennes 0m,362 0m,427 0m,446 Journées de pluie 63 48 45 ] [Illustration: Nº 133.--STEPPE DE MURCIE.] Entre Almería et Carthagène, la moyenne de l'humidité tombée est d'une vingtaine de centimètres à peine; dans les campagnes d'Alicante et d'Elche, elle est peut-être un peu plus abondante; Murcie, située à la base de montagnes qui arrêtent les vents pluvieux au passage, Valence, bâtie sur la concavité d'un golfe déjà tourné vers l'est et le nord-est, ont des pluies plus considérables; mais la moyenne d'un demi-mètre est peu de chose pour un climat presque tropical, d'autant plus qu'une partie de l'eau tombée s'évapore aussitôt; seulement un faible excédant trouve son chemin vers la mer par les sinuosités des pierreuses ramblas. Répartie sur toute la superficie du versant méditerranéen, cette quantité d'eau serait tout à fait insuffisante: l'air avide de vapeurs l'aurait bientôt bue en entier. Si la culture est possible et même d'un admirable produit dans certaines campagnes du littoral, c'est qu'elles se trouvent situées sur le parcours des fleuves, où coule le reste des eaux de pluie. Mais que de terrains naturellement fertiles par la composition du sol et cependant condamnés à la stérilité à cause du manque de l'humidité nécessaire! Entre Carthagène et Murcie, les paysans labourent des champs qui ne produisent en moyenne que chaque troisième année, à cause de la rareté des pluies. Des deux côtés de la zone riveraine du Segura s'étendent de véritables steppes, des régions restées salines à cause du manque d'eau qui les nettoie et les féconde: ainsi que le dit un voyageur, les campagnes de Carthagène ont «la végétation d'un four à chaux». Sur un espace que l'on peut évaluer à 500 kilomètres, en suivant toutes les sinuosités du littoral d'Almería à Villajoyosa, les _campos_ de la côte sont tous infertiles et nus, si ce n'est dans de rares oasis et aux bords des cours d'eau permanents ou temporaires: à la base des roches triasiques, où se trouvent des bancs considérables de sel gemme, les sources salines ou magnésiennes s'amassent en lacs qui se dessèchent en été, laissant sur le sol une étendue blanche de cristaux: tel est le lac de Petrola ou de «Sel Amer», qui ne laisse en été qu'une couche de sulfate de magnésie. De même les étangs marins des environs d'Orihuela, qui fournissent le meilleur sel des provinces du littoral méditerranéen, se recouvrent au mois d'août d'une croûte si épaisse de sel rose, qu'on la découpe à la hache. Ces rivières bienfaisantes, dont les eaux se changent en séve pour les plantes des _huertas_, ou jardins, de leurs rivages, sont le Segura, le Vinalapo, le Júcar, le Guadalaviar, appelé aussi Túria dans son cours inférieur, le Mijares et d'autres _rios_ secondaires. Ces petits fleuves se ressemblent tous d'une manière remarquable par l'âpreté de leurs hautes vallées, par l'aspect sauvage, effrayant de leurs défilés. Le Segura traverse plusieurs chaînes de montagnes avant d'entrer dans la plaine de Murcie et descend ainsi de gradin en gradin par autant de portes de rochers, d'une hauteur moyenne de trois à quatre cents mètres; son affluent majeur, le Rio Mundo, naît dans un amphithéâtre pareil à celui de Gavarnie par sa cascade plongeant en trois bonds successifs, puis il a dû, comme le Segura, tailler son lit à travers les monts, et, précisément au-dessus de sa jonction avec le fleuve principal, il passe dans un étroit _cañon_ de roches rouges et verticales, d'un caractère grandiose. Le Júcar, le Guadalaviar (Oued-el-Abiad), ou «Fleuve Blanc», ont moins d'obstacles à franchir, à cause de la plus grande simplicité du relief orographique; mais plusieurs de leurs défilés sont d'une beauté saisissante, même dans cette Espagne si riche en âpres rochers, en gorges déchirées. On cite surtout, comme étant des plus belles de la Péninsule, les clus ouvertes par les torrents qui descendent de la Muela de San Juan et des monts d'Albarracin. Le Júcar commence par couler sur le plateau comme s'il devait aller se réunir au Tage, puis il se retourne au sud et au sud-est pour atteindre, par une série de coupures, le bassin de la Méditerranée. Quant au Guadalaviar, il naît sur le versant oriental du plateau des Castilles; en entrant dans la plaine de Valence par la brèche de Chulilla, il descend de 140 mètres par une succession de nombreux rapides. Mal alimentés par les pluies, épuisés par l'évaporation, les fleuves du versant méditerranéen n'apportent aux plaines inférieures qu'une faible quantité d'eau. Aussi les cultivateurs riverains, du moins ceux de la province de Valence, plus industrieux que leurs compatriotes de Murcie, la ménagent-ils avec le plus grand soin. A l'issue de toutes les vallées, les eaux permanentes ou temporaires apportées par les torrents sont mises en réserve au moyen de digues, dans un bassin ou _pantano_, puis distribuées dans les campagnes par des rigoles d'irrigation, se divisant jusqu'à complet épuisement. Nombre de rivières s'emploient jusqu'à la dernière goutte à leur travail d'arrosement avant d'atteindre le lit du fleuve maître, et les fleuves eux-mêmes, saignés de droite et de gauche, n'arrivent point à la mer, si ce n'est après les pluies soudaines et abondantes. Quand les campagnes arrosées n'absorbent pas en entier le précieux liquide, l'excédant de l'eau, chargé de terres et d'impuretés, va se répandre près de la mer dans quelque étang, mais n'a que rarement la force de percer la plage pour se former un grau de sortie [174]. [Note 174: Superficie du bassin. Longueur du Débit le cours. plus faible. Segura 22,000 kilom. car. 350 kilom. 8 mètres. Jucar 15,000 » 511 » 22 » Guadalaviar 8,000 » 300 » 10 » ] Grâce à l'eau nourricière, la végétation des campagnes arrosées est merveilleuse de fougue et d'éclat et présente un admirable contraste avec les _campos_, ou terrains cultivés sans le secours de l'irrigation. Ceux-ci produisent des céréales, du vin, d'autres denrées, et pendant les années exceptionnelles par leurs pluies donnent même d'abondantes récoltes; mais qu'ils sont nus et glabres en comparaison des huertas qu'animé le murmure des eaux ruisselant sous l'ombrage! La plus célèbre des huertas de l'Espagne est celle dont les arbres cachent à demi les murailles et les tours de Valence. Il est probable que, même dès le temps des conquérants romains, les irrigations étaient pratiquées sur les deux bords du bas Guadalaviar; mais il paraît prouvé que les grands travaux systématiques d'irrigation sont dus aux Arabes. Au moyen de huit canaux principaux qui se subdivisent en nombreuses rigoles secondaires, ou _acequias_, ils transformèrent toute la campagne de Valence en un paradis de verdure. Aidée dans son travail de production par des engrais que les cultivateurs diligents de la plaine vont recueillir, non-seulement dans les étables, mais aussi dans la boue des rues, la terre humide produit sans se reposer jamais, et avec une fougue étonnante. On voit dans les jardins des tiges de maïs de 5, de 6 et même de 8 mètres de hauteur; les mûriers donnent trois et quatre récoltes de feuilles dans l'année; quatre, cinq moissons de plantes diverses se font dans le même terrain; on fauche jusqu'à neuf et dix fois l'herbe renaissante des prairies. Il est vrai que toute cette végétation, trop hâtivement venue, est aqueuse et sans consistance: c'est de la sève à peine consolidée; de là le proverbe, très-malveillant pour Valence, que répètent les habitants des contrées voisines: ..... _En Valencia La carne es yerba, la yerba agua, Los hombres mujeres, las mujeres nada!_ (La chair n'est que de l'herbe, et l'herbe que de l'eau;--L'homme n'est qu'une femme, et la femme est zéro.) Cette eau précieuse, qui se transforme en une si grande quantité de produits agricoles et qui enrichit la campagne de Valence, ne pouvait manquer d'être l'objet de litiges nombreux entre les propriétaires limitrophes. Aussi a-t-il fallu régler l'usage des eaux de la manière la plus stricte. Chaque commune a ses heures précises; le signal de l'ouverture et de la fermeture des rigoles d'alimentation est donné par la cloche de la cathédrale de Valence. Un tribunal des eaux juge toutes les questions d'arrosage qui surgissent entre les cultivateurs; il se compose des huit syndics des huit _acequias_, simples laboureurs élus librement par leurs égaux, non comme les plus versés dans la chicane, mais comme les plus sensés et les plus honnêtes. On fait remonter l'honneur de la fondation de cette cour de justice à un souverain musulman, Al-Hakem-Al-Mostansir-Bilah; mais il est probable que ce tribunal est d'origine toute populaire et n'a pas eu besoin pour naître de plus de chartes et de papiers qu'il ne lui en faut pour se maintenir. Tout le mobilier du tribunal consiste en un simple canapé de velours, que le chapitre de la cathédrale, héritier des obligations des prêtres de la mosquée, est tenu de fournir aux juges. Tous les jeudis, à midi, ils s'assoient majestueusement sur leur canapé, placé au grand air, devant une porte de la cathédrale. Les plaideurs comparaissent devant eux «sans lettrés ni greffiers». Chacun expose son cas, la cour interroge et discute, puis le jugement est prononcé. Il n'est pas d'exemple que les délinquants refusent d'acquitter l'amende, ou même de céder une part de leur terre ou de leurs eaux, lorsqu'ils y ont été condamnés pour réparation de dommage. Ils savent ce qu'il leur en coûterait de s'adresser à des tribunaux irresponsables, élus par d'autres que par eux! [Illustration N° 136.--PALMIERS D'ELCHE ET JARDINS D'ORIHUELA.] [Illustration: ELCHE ET SA FORÊT DE PALMIERS. Dessin de A. de Bar, d'après une photographie de M. J. Laurent.] Les huertas des rives du Júcar sont moins fameuses, mais plus riches, s'il est possible, que celle de Valence, à laquelle elles se rattachent par une succession non interrompue de cultures. Le Júcar, soutenu par des digues qui lui donnent un niveau supérieur à celui des campagnes environnantes, se répand en mille canaux parmi les jardins. L'oranger y domine: autour des deux seules villes d'Alcira et de Carcagente, la récolte annuelle dépasse vingt millions d'oranges et suffit à fournir au port de Marseille une grande partie de ces fruits qui se vendent sous le nom de «valences» sur tous les marchés français. D'autres huertas, non moins exubérantes de produits que celle d'Alcira, mais plus pittoresques par le contraste des rochers, s'échelonnent vers le sud-est dans toutes les vallées des montagnes dont les derniers promontoires forment les caps de San Antonio et de la Nao. Dans la région basse qui s'étend de l'autre côté du Júcar, sur les bords de l'albufera de Valence, l'eau s'emploie surtout à l'irrigation des rizières, qui, tout en donnant de riches moissons, empestent la contrée. Les oasis du grand steppe de l'Espagne africaine, entre les montagnes d'Alcoy et celles d'Almería, n'ont pas la richesse de celles des bassins du Júcar et du Guadalaviar, à cause de leur moins grande abondance d'eau; mais elles ont aussi leur physionomie spéciale. Celle d'Alicante est fécondée par les eaux de la Castalla, que l'on a recueillie dans le bassin de Tibi, célèbre dans toute l'Espagne par la hauteur et la solidité de ses digues. La huerta d'Elche, sur les bords du petit Vinalapo, est en grande partie occupée par une forêt de palmiers, tout à fait unique en Europe, car les petits bosquets de Bordighera, sur les côtes de la Ligurie, et les groupes de dattiers épars çà et là sur les rivages de la Méditerranée ne peuvent lui être comparés. Ces arbres sont la principale richesse des habitants d'Elche, à cause des fruits, que l'on exporte jusqu'en France, et plus encore à cause de leurs feuilles, expédiées en Italie et dans l'intérieur de l'Espagne pour la fête des Rameaux. La culture de cet arbre demande des soins constants et très-pénibles; non-seulement il faut arroser le dattier et nettoyer la terre qui l'entoure, mais il faut souvent grimper le long de la tige raboteuse pour examiner les fleurs et les fruits, les tourner du côté du soleil, attacher les feuilles en faisceaux, réparer les dégâts qu'y a faits le vent. C'est peut-être à ces difficultés qu'il faut attribuer la diminution graduelle de la forêt de palmiers; à la fin du siècle dernier, on comptait encore dans le district d'Elche 70,000 palmiers, autant que dans une grande oasis du Sahara; de nos jours, c'est à peine s'il en reste la moitié. La huerta du bas Segura, autour de la ville d'Orihuela, n'a pas l'originalité pittoresque de la forêt d'Elche, mais elle est plus productive: les orangers, les citronniers, mêlés aux amandiers, aux grenadiers, aux mûriers, abritent du soleil les plantes basses et sont dominés eux-mêmes çà et là par les hampes des palmiers. Le grain d'Orihuela donne la meilleure farine et le meilleur pain de toute l'Espagne. Un proverbe local que l'on peut traduire ainsi: Qu'il pleuve ou non, Toujours bonne moisson! fait hommage de cette fécondité du sol à l'intelligence et à l'activité des cultivateurs autant qu'à la bonté de la terre et à l'excellente qualité de l'eau du Segura. Plus haut, sur les bords du même fleuve, les habitante de Murcie, auxquels la nature a départi les mêmes avantages, sont loin de les utiliser avec autant de zèle et de savoir-faire. Leur huerta, dans laquelle vit un tiers de la population totale de la province, est certainement très-riche, mais elle n'est point comparable à celles que cultivent leurs voisins De même, les campagnes de Lorca, quoique fort riantes, sont bien inférieures en beauté à celles d'Orihuela; il est vrai qu'en 1802 elles furent effroyablement dévastées à la suite d'un accident dont toutes les huertas du littoral méditerranéen peuvent être également menacées: plusieurs digues qui se succédaient sur un espace de plus de 400 mètres de hauteur totale cédèrent sous la pression des eaux d'un réservoir d'irrigation; la masse liquide, mêlée aux débris qu'elle entraînait avec elle, se précipita sur la ville; un faubourg de six cents maisons fut rasé, plusieurs villages furent entraînés dans la débâcle avec des milliers d'habitants. L'inondation soudaine causa même de grands ravages dans la ville de Murcie et jusque dans les jardins d'Orihuela, à 100 kilomètres en aval du réservoir vidé. Une digue rompue se dresse encore au-dessus de la vallée, pareille à un porche triomphal de 50 mètres d'élévation. Une contrée qui présente d'aussi violents contrastes que ceux du plateau froid et de la plaine brûlante, du désert et des jardins, ne peut manquer d'offrir aussi de singulières oppositions dans l'apparence physique et morale de ses habitants. Quoique issus des mêmes ancêtres, Ibères et Celtes, Phéniciens, Carthaginois, Massiliotes et Romains, Visigoths, Arabes et Berbères, les hommes de la campagne rase et ceux qui vivent dans les bosquets toujours verdoyants diffèrent grandement les uns des autres. Aux changements du milieu correspondent les changements de la population elle-même. [Illustration: DIGUE RUINÉE DE LORCA. Dessin de A. de Bar, d'après une photographie de M. J. Laurent.] Les gens de la province de Murcie sont en contact plus immédiat avec une nature hostile, avec la roche nue, le vent desséchant, l'atmosphère poudreuse et sans vapeur; ils sont aussi, dit-on, ceux qui savent le moins réagir contre le sol, l'air et le climat; ils s'abandonnent avec un fatalisme tout oriental, prennent les choses comme elles se présentent, sans essayer d'y rien changer par leur initiative. Ils se plaisent beaucoup à la nonchalance et au repos, pratiquent la sieste en temps et hors de temps; même aux heures de veille, ils restent graves et froids, comme s'ils poursuivaient un rêve intérieur. Rarement ils se livrent à la gaieté; ils ne dansent même pas, eux, les voisins des Andalous sauteurs et des Manchegos chanteurs de _seguidillas_. En même temps, ils se laisseraient facilement entraîner par la rancune et mettraient souvent une haine sauvage au service de leurs préjugés. Quoi qu'il en soit de ces jugements sévères portés sur les habitants de Murcie par leurs voisins et même par quelques-uns des natifs de la contrée, il est certain que dans la vie générale de l'Espagne cette province est celle qui a le moins compté jusqu'à présent. Elle a fourni la moindre part d'hommes considérables par l'intelligence, et pour ce qui est du travail matériel, ses fils ne peuvent se comparer, même de loin, aux Catalans, aux Navarrais, aux Galiciens. Les Valenciens, au contraire, sont des hommes de labeur. Non-seulement ils cultivent et arrosent leurs plaines avec un soin et un succès admirables, mais ils trouvent aussi le moyen d'entourer leurs montagnes de vergers en terrasses, d'arracher des moissons à la roche, à peine revêtue de la mince couche de terre qu'ils y ont apportée. Vivant dans une nature plus riante que celle de la chaude Murcie, ils sont aussi plus gais que leurs voisins; ils chantent à coeur joie, et leurs danses sont célèbres; Valence se vante de fournir à l'Espagne ses premiers artistes en bonds et en entrechats. Mais on prétend qu'à toute cette gaieté se mêle souvent un instinct féroce; un proverbe plus qu'exagéré dit que «le paradis de la Huerta est habité par des démons». Le fait est que la vie humaine est tenue pour peu de chose à Valence. Cette ville et son district avaient autrefois l'honneur peu enviable de fournir d'assassins à gages les grands personnages de la cour madrilègne. Jusque sur les murs qui entourent le grand marché, des croix nombreuses rappelaient les meurtres fréquents qui avaient eu lieu dans les rixes soudaines. D'ailleurs, il faut le dire, à Valence, comme dans la plus grande partie de l'Espagne, les duels au couteau ne sont pas des actes plus répréhensibles que ne le sont les duels à l'épée dans une certaine classe de la société française. Ils sont de tradition chevaleresque, et c'est témoigner d'un sang noble que de jouer sa vie et celle des autres avec tant de facilité. Aussi nul ne fait attention aux conséquences inévitables d'une noblesse ainsi comprise. La mort d'homme est un malheur, mais nul n'y voit l'effet d'un crime; le meurtrier lui-même a la conscience parfaitement en repos; il essuie son couteau aux pans de sa ceinture, et s'en sert un instant après pour couper son pain. Ce qui a contribué à donner aux Valenciens une réputation plus mauvaise qu'ils ne méritent, c'est qu'ils ont, parmi tous les peuples de l'Espagne, un caractère de forte originalité, et d'ordinaire ce n'est pas impunément que l'on se distingue d'autrui. Déjà par leur costume, auquel ils restent fidèles avec une singulière constance, les Valenciens semblent se ranger plutôt parmi les Maures que parmi les Espagnols: ils doivent à cet égard ne différer que bien peu de leurs ancêtres musulmans. Une large ceinture rouge ou violette retient leur caleçon flottant de grosse toile blanche; leur gilet de velours est garni de pièces d'argent; des jambards de laine blanche laissent voir la peau brune de leurs genoux et de leurs pieds chaussés d'espadrilles; leur tête rasée est enveloppée d'un foulard de couleur éclatante sur lequel repose un chapeau bas de forme, à bords retroussés, enjolivé de pompons et de rubans. Une mante bariolée, aux longues franges, complète le costume, et tantôt drapée sur une épaule, tantôt enroulée autour du buste, donne au dernier mendiant un air de noblesse et de grâce. Par les habitudes, les mœurs, le mode de penser et d'agir, les Valenciens diffèrent aussi beaucoup de leurs voisins des hauts plateaux, les Castillans. Quoique depuis longtemps réunie au royaume d'Aragon, et par l'Aragon aux Castilles, Valence conserva ses droits autonomes jusqu'au commencement du dix-huitième siècle; elle avait ses lois particulières, ses libertés municipales, ses Cortès partageant l'autorité législative avec le suzerain. Pour enlever aux Valenciens leur indépendance communale il fallut une guerre atroce, pendant laquelle des populations entières furent exterminées; tous les habitants de Játiva, à l'exception de quelques femmes et de quelques prêtres, furent passés au fil de l'épée et la ville elle-même fut réduite en cendres. Le souvenir de ces horreurs ne s'est point effacé et contribue, dans les guerres civiles, à relâcher le lien noué par la force entre Madrid et la province du littoral. Les Valenciens se distinguent aussi des Castillans par leur langage, pur dialecte provençal. Le parler de Valence, quoique mêlé à beaucoup de mots arabes, est plus rapproché que le catalan de la langue des anciens troubadours. Il est fort doux à entendre, surtout dans une bouche féminine. A leurs travaux agricoles, qui de tout temps ont été l'occupation principale des habitants, Murcie et Valence joignent aussi des travaux industriels d'une certaine importance. En premier lieu, un grand nombre d'ouvriers sont employés à la manipulation des denrées d'exportation, huiles, vins, fruits de toute espèce. Les vins fins d'Alicante, les gros vins noirs de Vinaroz et de Benicarló, recueillis sur les frontières de la Catalogne, donnent lieu à des opérations fort actives pour le coupage et l'expédition; les raisins secs provenant des vignobles de Denia, de Javea, de Gandia, entre la vallée du Júcar et le cap de la Nao, sont soumis à un lessivage assez compliqué; enfin, les spartes, ou _espartos_ (_stipe tenacissima_), que produisent en abondance les pentes ensoleillées d'Albacete et de Murcie, servent à la fabrication d'une foule d'objets, de sandales, de nattes, de paniers. Du temps des Romains, nous dit Pline, on utilisait cette plante pour tous les usages domestiques: on en faisait des lits, des meubles, des habits, des souliers, et le feu de la demeure était alimenté de sparte. Mais de nos jours ce végétal, le même que l'_alfa_ d'Algérie, est devenu fort précieux à cause de la résistance de sa fibre; les Anglais en font grand cas pour la fabrication du papier, ainsi que pour la trame des tapis et d'autres tissus, et depuis 1856, année où commença l'exportation, l'on met une telle hâte à satisfaire à leurs demandes, que les collines et les plaines à sparte risquent fort d'être bientôt absolument dépouillées. En plusieurs districts, on faisait deux récoltes annuelles afin de bénéficier de l'accroissement des prix, qui s'étaient élevés du quadruple dans l'espace de quelques années; mais on ne s'occupe guère de semer ou de replanter, car il faut attendre de huit à quinze ans avant que les feuilles aient une fibre de valeur marchande. Il serait pourtant bien à désirer que le sparte fût planté sur toutes les pentes rocailleuses de l'intérieur, car c'est l'un des végétaux qui résistent le mieux à la sécheresse du sol et de l'atmosphère: il croît sur les roches pierreuses, dans le sable même; mais on ne le rencontre jamais sur les sols argileux [175]. [Note 175: Récolte du sparte d'Espagne en 1873: Exportation pour l'Angleterre 67,000 tonnes. Consommation dans le pays 15,000 » ] Les veines métallifères connues et fouillées jadis se comptent par centaines dans les montagnes du littoral de Murcie et de Valence; mais les seules qui aient de nos jours une grande valeur économique sont celles que des compagnies anglaises, françaises, belges, font exploiter dans les collines de las Herrerías, à une faible distance à l'est de Carthagène; en outre, les amas de scories laissées par les Romains et que l'on retrouve sur les pentes des collines, revêtues d'une mince couche de terre végétale, contiennent encore une certaine quantité de plomb, qu'il est facile d'extraire par des moyens peu coûteux. Le minerai de plomb argentifère qu'une population de 40,000 ouvriers recueillait à Carthagène, il y a deux mille ans, pour le compte de la république romaine, était alors une des plus grandes ressources de l'État; tout récemment, lors de la lutte des cantonalistes contre le gouvernement central, ce sont encore les mines de las Herrerías qui ont fourni aux défenseurs de Carthagène les moyens financiers de prolonger la guerre. Pendant les années d'activité industrielle qui précédèrent les dissensions civiles, on a vu jusqu'à 25,000 habitants se grouper autour des usines de las Herrerías. Les gisements de zinc, inutilisés avant 1861, ont pris depuis cette époque une assez grande importance, et la Belgique en demande environ 10,000 tonnes par année moyenne. Les mineurs ont constaté que dans ces contrées les roches dirritiques sont toujours associées au cuivre, tandis que le trachyte et le plomb vont toujours ensemble. Lorsque des voies de communication faciles relieront au littoral toutes les hautes vallées de l'intérieur, on pourra utiliser d'autres mines, de cuivre, de plomb, d'argent, de mercure, aussi riches que celles des environs de Carthagène, et l'exploitation de véritables montagnes de sel gemme permettra d'abandonner ou de transformer en pêcheries ou en terrains de culture les marais salants du littoral d'Alicante et d'Elche. Les manufactures proprement dites se trouvent presque toutes dans la plus industrieuse des deux provinces. Albacete, sur le plateau murcien, a bien ses fabriques de couteaux d'où sortent les _navajas_, que l'on voit dégainer avec terreur; Murcie a ses filatures de soie, reste d'une industrie autrefois prospère; Carthagène a ses corderies et autres établissements nécessaires à l'entretien d'une flotte; Játiva, où les Arabes introduisirent de Chine la fabrication du papier, possède encore quelques usines; mais le grand travail manufacturier est concentré autour de Valence et d'une autre ville de la même province, Alcoy. Valence fabrique les mantes dont se servent les paysans de la contrée, des étoffes de laine et de soie, des faïences, des carreaux historiés, ou _azulejos_, qui servent au revêtement extérieur des maisons. Alcoy possède aussi des faïenceries, des fabriques d'étoffes, des teintureries; mais la grande industrie de la ville, celle qui a rendu le nom d'Alcoy populaire jusqu'aux extrémités de l'Espagne, est la fabrication du papier à cigarettes. Pour subvenir à l'énorme consommation que fait la Péninsule de cet article si minime en apparence, Alcoy le produit et l'expédie par centaines de tonneaux. Actuellement la France envoie aussi à l'Espagne une grande quantité de ce papier. Les mouillages du littoral de Murcie et de Valence ne servaient jadis qu'à l'expédition des denrées et des marchandises du pays et à l'importation des objets de consommation locale; mais l'achèvement des voies ferrées qui relient les villes de la côte à Madrid leur a donné, en outre, une importance nationale pour les échanges de la Péninsule. C'est par Alicante que la capitale de l'Espagne se trouve le plus rapprochée de la mer, et, par conséquent, c'est par là que les négociants madrilègnes ont avantage à faire passer leurs marchandises pour ne pas les grever des frais considérables d'un long transport par terre. Il est même arrivé quelquefois, lorsque la guerre civile dévastait l'Espagne, que le chemin de fer de Madrid aux ports méditerranéens fut temporairement le seul libre sur tout son parcours, et ce chemin détourné devint alors celui de la France et de toute l'Europe continentale. Le voisinage des côtes d'Algérie, qui se développent du sud-ouest au nord-est, presque parallèlement au littoral de Carthagène et d'Alicante, contribue aussi à donner à cette partie de la Péninsule un rôle actif dans le commerce du monde. Des bateaux à vapeur vont et viennent fréquemment entre l'un et l'autre rivage du grand bras de mer. Des Espagnols, par dizaines de milliers, utilisent ces navires pour leurs relations d'affaires avec la ville d'Oran, et chaque année un certain nombre d'habitants d'Orihuela, de Denia, des bords du Júcar, trop à l'étroit dans leurs huertas surpeuplées, vont chercher une nouvelle patrie sur le territoire d'Alger. Après un intervalle de plusieurs siècles, les liens de parenté se sont renoués entre les descendants chrétiens des Maures et leurs frères musulmans. Les villes importantes du versant, méditerranéen de l'Espagne devaient naturellement se fonder et grandir, soit sur un point de la côte favorable pour le commerce, soit au bord d'un fleuve fournissant en abondance de l'eau d'irrigation, soit encore au point de convergence de plusieurs routes commerciales. Les villes d'Albacete et d'Almansa doivent leur rôle historique dans l'histoire de la Péninsule à cette dernière circonstance. En effet, Albacete est située précisément au bord oriental du plateau de la Manche, à l'endroit où commence le versant méditerranéen, et où les deux hautes vallées du Segura et du Júcar sont le plus rapprochées l'une de l'autre: c'est là que, de tout temps, s'est trouvée la grande étape des voyageurs et le marché le plus considérable entre les villes du centre de l'Espagne et celles de la côte sud-orientale; c'est aussi près de là que commencent les ramifications du tronc de chemin de fer qui se dirige de Madrid vers la Méditerranée. Des avantages de même nature ont fait l'importance d'Almansa. Cette ville se trouve à l'ouest du massif des montagnes d'Alcoy et commande les deux routes de Valence au nord, d'Alicante et de Murcie au sud. Elle est comme Albacete, quoique à un moindre degré, un lieu nécessaire d'arrêt pour les hommes et d'échange pour les marchandises. Mais toutes les cités des deux provinces vraiment importantes par leurs ressources propres sont situées sur la côte ou dans le voisinage, à moins de 40 kilomètres de la mer. La plus méridionale de ces villes, Lorca, occupe une position très-pittoresque sur les pentes et à la base d'une colline de formation schisteuse qui porte les ruines de l'antique citadelle mauresque. Comme toutes les autres places militaires devenues pendant le cours des âges des villes de travail et de commerce, Lorca devait nécessairement descendre de ses escarpements pour s'établir dans la plaine, au milieu des campagnes fertiles qu'arrose le Guadalentin. Les débris des anciens palais arabes qui s'élèvent dans le dédale des ruelles tortueuses de la montagne ont été laissés aux Gitanos, et la ville neuve, aux rues droites et alignées, s'est bâtie sur les terrains unis dans la vallée. Commercialement, Lorca se complète par la belle route qui l'unit à la petite ville maritime d'Aguilas, dont, par malheur, la rade est incommode et peu sûre. En suivant, sinon les eaux,--car elles manquent souvent,--mais le lit, tantôt humide, tantôt desséché du Guadalentin, on traverse les deux villes de Totana, quartier général des Gitanos de la contrée, et d'Alhamá, dont les eaux thermales étaient jadis très-fréquentées par les Maures, puis on entre dans les bosquets de mûriers et d'orangers qui entourent la capitale de la province. Cette huerta n'est pas moins belle que les vegas de l'Andalousie, mais elle n'est parsemée que de misérables édifices. Quoique fort étendue, Murcie elle-même n'a pas l'aspect d'une grande ville; ses rues sont peu animées et ses édifices sont sans beauté: ce qu'elle a de plus remarquable, après la fameuse tour de sa cathédrale, où l'on monte, non par un escalier, mais par une longue rampe en forme d'hélice, ce sont les promenades ombreuses qui longent les rives du Segura, et les canaux d'irrigation tracés sur le flanc des montagnes, entre les escarpements jaunâtres et la douce déclivité des jardins, où le sol disparaît complétement sous la verdure touffue. Malgré son titre de chef-lieu du «Royaume Serenissime», Murcie présente moins d'intérêt que sa voisine, le port de Carthagène, et ne lui est point comparable par son rôle dans l'histoire. Carthage la Neuve était bien destinée, dans la pensée de ses fondateurs puniques, à devenir une autre Carthage. Lorsque le grand foyer du commerce maritime se trouvait sur la côte septentrionale du continent d'Afrique, le marché des échanges de la péninsule ibérique avait sa place marquée d'avance sur la côte sud-orientale, et nul port ne présentait plus d'avantages que la petite mer intérieure, si admirablement abritée, qu'enferment les montagnes nues et sombres de Carthagène. Cette importance maritime de la colonie punique ne put que s'accroître lorsque les riches mines d'argent des environs immédiats commencèrent à livrer leurs trésors. Sa puissante position militaire lui valut aussi d'être l'une des grandes cités romaines de l'Ibérie. A diverses reprises, les souverains de l'Espagne ont essayé de lui rendre son ancien rôle stratégique en en faisant la principale station de la flotte nationale, en y construisant des entrepôts, des magasins, des arsenaux, des chantiers, des fonderies, des bassins de carénage, et surtout en hérissant de fortifications les hauteurs qui dominent le port et la rade. Ainsi que l'a prouvé un récent épisode de la guerre civile, ils ont certainement réussi à rendre la ville imprenable autrement que par la famine ou par la trahison; mais l'état chronique d'indigence dans lequel se trouve le budget espagnol ne permet pas de renouveler l'immense outillage des arsenaux et des flottes, et le grand établissement naval de Carthagène ne présente d'ordinaire que l'aspect d'une lamentable ruine: la population de la ville est à peine le tiers de ce qu'elle était au milieu du dix-huitième siècle. Quant au commerce pacifique des denrées et des marchandises, on sait qu'il ne se plaît pas dans les places de guerre, au voisinage des canons; aussi fait-il peu de cas de l'excellence nautique du port de Carthagène. D'ailleurs la position géographique de cette ville n'est vraiment bonne que pour le trafic de la Péninsule avec l'Algérie; c'est par Barcelone, Málaga, Cádiz que passent les grands chemins des échanges. Carthagène «des Spartes» reste donc isolée avec son commerce local de _stipa_, de nattes, de fruits, de minerai. [Illustration: Nº 137.--PORT DE CARTHAGÈNE.] Quoique bien moins favorisée par la nature, Alicante est beaucoup plus active, grâce à la fécondité des huertas d'Elche, d'Orihuela, d'Alcoy, et au chemin de fer qui la réunit directement à Madrid. Au pied de sa roche aux longs talus portant sur ses escarpements les ruines d'une citadelle démantelée, Alicante groupe près de ses quais et de ses jetées une multitude de petits navires, tandis que les grands vaisseaux doivent mouiller au large, à cause du manque de fond, et se tenir prêts à fuir quand s'annoncent les tempêtes ou les vents dangereux. D'autres villes du littoral valencien, Denia, dont le nom rappelle encore le culte de Diane, Cullera, au massif de rochers isolé sur les plages, sont encore bien plus périlleuses d'abords, mais elles n'en sont pas moins très-fréquentées par les caboteurs à cause de la richesse et de l'industrie des contrées riveraines. Avant la construction du port artificiel du «Grau» (_Grao_) de Valence, près de la bouche du Guadalaviar, les voiliers qui passaient en hiver dans le golfe de Valence avaient à prendre les plus sérieuses précautions et devaient se hâter d'entrer en d'autres parages, car les vents d'est et surtout ceux du nord-nord-est qui poussent à la côte sont assez souvent d'une extrême violence; quand ils soufflent en tempête, la perte du navire qui ne peut entrer dans le grau est presque certaine: d'autant plus que la côte se trouve alors cachée par un épais rideau de vapeur et que le golfe à la plage aréneuse n'offre pas une seule crique naturelle de refuge. Des carcasses de bâtiments brisés attestent les périls de la navigation dans ce golfe redoutable. Heureusement les môles du port de Valence et de son avant-port ont été construits de manière à offrir un abri sûr par tous les vents et à rendre l'entrée facile pendant les tempêtes. Toutes les villes de la grande huerta du Júcar et du Guadalaviar, Játiva l'héroïque, Carcagente, Alcira, Algemesi, Liria, ont pour centre commun la grande Valence, la quatrième cité de l'Espagne par sa population, la première par la beauté de ses cultures. Malgré cette vulgarité qu'apportent les architectes à la reconstruction graduelle des rues commerçantes, Valence a gardé une certaine originalité dans son apparence extérieure, aussi bien que dans sa population. La «Ville du Cid» a toujours ses murailles crénelées, ses tours, ses portes de défense, ses rues étroites et tortueuses, ses maisons blanches ornées de balcons, ses tentures ou ses nattes de jonc suspendues aux fenêtres, ses toiles déployées au-dessus de la rue pour abriter les passants de l'ardeur du soleil. Parmi ses nombreux édifices, un seul est vraiment curieux, c'est la _Lonja de Seda_, la «Bourse de Soie», gracieux monument de la fin du quinzième siècle, consistant en une vaste nef supportée par des rangées de colonnes torses et laissant apercevoir par la porte ogivale du fond un jardin de citronniers et d'orangers. Les jardins, les allées d'arbres, les bosquets, c'est là ce qui fait la gloire et le charme de Valence. L'Alameda, qui longe la rive du Guadalaviar, est peut-être la plus belle promenade urbaine de l'Europe, les végétaux des tropiques, bananiers, bambous, chirimoyas, palmiers, s'y mêlent aux arbres d'Europe, aux ormes, aux peupliers, aux platanes. Des villas, entourées des plus beaux ombrages, sont éparses çà et là dans les faubourgs de la ville et surtout près de la plage du Grau, fréquentée des baigneurs et des marins. Le port artificiel rivalise d'importance avec celui de Cádiz [176]. [Note 176: Mouvement des échanges du port de Valence, en 1867: 67,675,000 fr.] [Illustration: Nº 131.--GRAO DE VALENCE.] Au nord de Valence le peu de largeur de la zone cultivable qui longe la mer à la base des montagnes n'a pas permis à des villes importantes de naître et de se développer. Castellon de la Plana, bâtie dans la plaine à laquelle elle a dû son nom, à la base d'un coteau qui portait l'ancien bourg fortifié, doit à sa position, au débouché de la vallée du Mijares, d'être l'agglomération d'habitants la plus considérable et le chef-lieu de l'une des provinces de Valence; mais, plus loin, toutes les localités qui se succèdent jusqu'aux frontières de la Catalogne, Alcalá de Chisvert, Benicarló, Vinaroz, ne sont que des bourgades de pêcheurs et de vignerons. Jadis les promontoires qui dominent les défilés marins de cette partie du littoral étaient gardés par des châteaux forts ou _atalayas_, dont on voit les ruines pittoresques envahies par les broussailles; mais la grande forteresse de défense se trouvait à l'entrée même de cette succession de Thermopyles, à l'endroit où la route quitte la large plaine de Valence pour serpenter entre les montagnes et la mer. Cette place forte, que les auteurs anciens disent avoir été fondée par des Grecs de Zacynthe, était Sagonte, devenue fameuse par le siége qu'elle soutint, avec tant d'acharnement, contre Hannibal. Les ruines romaines qui lui ont fait donner son nom moderne de Murviedro, ou de «Vieux Murs», n'ont plus rien d'imposant: débris de temples, murailles lézardées, tout se confond avec les pierres éparses et les éboulis des masures modernes; on dit que la décadence de la Sagonte romaine est due à la nature plus qu'aux hommes. Le sol du littoral se serait graduellement exhaussé, la mer se serait retirée, et, par le comblement de son port, la ville aurait perdu peu à peu son commerce et sa population [177]. [Note 177: Villes principales du versant méditerranéen entre le cap de Gata et l'Èbre: Valence (Valencia) 108,000 hab. Murcie (Murcia) 55,000 » Lorca 40,000 » Alicante 31,000 » Carthagène (Cartagenn) 25,000 » Orihuela 21,000 » Castellon de la Plana 20,000 » Alcoy 16,000 » Albacete 15,000 » Játiva 13,000 » Alcira 13,000 » Almansa 9,000 » ] V LES BALÉARES. Le groupe des Baléares se rattache sous-marinement à la péninsule espagnole. Par les conditions géographiques, aussi bien que par le développement de l'histoire, il est une dépendance naturelle de Valence et de la Catalogne. Du cap de la Nao vers Ibiza et d'Ibiza vers Majorque et Minorque s'avance entre les abîmes de la Méditerranée un plateau de hauts fonds qui semble indiquer l'existence d'une ancienne terre de jonction. La direction de cet isthme sous-marin est précisément la même que celle des montagnes de Murcie et de Valence; la rangée des îles se développe du sud-ouest au nord-est, et les sommets qui s'y élèvent suivent dans leur ensemble le même axe d'orientation. D'un autre côté, la petite péninsule de la Baña, qui se rattache aux terres basses du delta de l'Èbre, se continue en mer par des bancs rocheux qui se dirigent vers Íbiza. Un groupe d'îlots dresse les sommets de ses collines au milieu de cette langue de terre immergée: c'est le groupe volcanique des Columbretes, dont le piton le plus haut, le Monte Colibre, domine un cratère ébréché, en forme de fer à cheval, et signale peut-être le centre d'un grand foyer souterrain qui se révélerait aussi par un lent soulèvement des îles Baléares. Tous les rochers réunis des Columbretes n'ont pas même un demi-kilomètre carré de superficie. On dit que les serpents y sont fort nombreux, et leur nom même, dérivé du latin _Colubraria_, signifie les «îlots des Couleuvres». [Illustration: Nº 139.--LA MER DES BALÉARES.] Par leur superficie, les Baléares ne forment qu'une partie peu considérable de l'Espagne, pas même la centième. Elles n'ont pas une de ces positions maritimes exceptionnelles qui donnent une importance si grande à des îles comme la Sicile ou même à des îlots comme Malte; au contraire, les Baléares sont en dehors des grandes routes de la navigation, et les mers environnantes sont si souvent bouleversées par les tempêtes, que les bâtiments de commerce les évitent volontiers et cherchent à les contourner au sud pour trouver des parages abrités. Mais les Baléares ont de grands avantages par la beauté naturelle des sites, par la douceur du climat, par la fécondité des terres. Ce sont les îles fortunées que les anciens avaient nommées les Eudémones ou les «Iles des Bons Génies,» et les Aphrodisiades, ou les «terres de l'Amour». Sans doute ces appellations flatteuses témoignent surtout de cette tendance à l'admiration que l'on éprouve pour tout ce qui est lointain et de difficile abord; mais il est certain que, comparées à l'Espagne péninsulaire et à la plupart des contrées riveraines de la Méditerranée, les Baléares sont grandement favorisées. Elles ont eu, il est vrai, à subir des incursions nombreuses; la guerre, la peste et d'autres fléaux les ont souvent ravagées; toutefois ces désastres n'ont été que peu de chose, en proportion des malheurs sans fin qui ont dévasté l'Espagne. Ainsi, pendant le siècle actuel, les Baléares n'ont pas eu à souffrir directement des guerres civiles qui se sont succédé dans la Péninsule. La population a pu s'y accroître à l'aise et s'enrichir par l'agriculture et le commerce. Sur un même espace de terrain, le nombre des habitants y est deux fois plus élevé qu'en Espagne; il serait encore plus considérable si plusieurs grands domaines obérés par les hypothèques n'étaient cultivés par des paysans toujours soumis à un régime presque féodal [178]. [Note 178: Superficie. Pytiuse: Íbiza 572 kil. car. Formentera 96 » Baléares: Majorque 3,395 » Cabrera 20 » Minorque 734 » _________________ 4,817 kil. car. Popul. en 1870: 289,235 Popul. kilom.: 60 ] Les îles se partagent naturellement en deux groupes: celui de l'ouest ou des Pytiuses, ainsi nommé dans l'antiquité, des forêts de pins qui recouvraient toutes les montagnes, et les Gymnésies, ou les Baléares proprement dites. Le nom de Gymnésies, introduit de nouveau dans les traités de géographie, mais complètement inconnu du peuple, rappelle les temps barbares où la population vivait en état de nudité. Quant au nom des Baléares, le témoignage unanime des anciens auteurs l'attribue à l'adresse des indigènes dans l'art de manier la fronde. Strabon raconte que les parents exerçaient leurs enfants dans l'usage de cette arme en leur donnant pour cible le pain du futur repas: les jeunes tireurs ne recevaient leur nourriture qu'après l'avoir traversée d'une pierre. Lorsque Métellus «le Baléarique» voulut débarquer sur le rivage des Gymnésies, il eut soin de faire tendre des peaux au-dessus du pont de chaque navire pour abriter ainsi l'équipage contre les projectiles des frondeurs. On dit que dans l'île de Minorque, où les anciennes mœurs se sont longtemps conservées, les enfants excellent encore au maniement de la fronde. Le climat des Baléares diffère peu de celui des côtes espagnoles situées sous la même latitude. Il est seulement plus doux et plus égal, plus humide aussi à cause de l'atmosphère maritime où les îles sont baignées et qui les alimente de pluies, surtout en automne et au printemps, lors du changement des saisons. Les coups de vent sont fréquents dans ces parages et parfois se compliquent de trombes redoutables. Ces météores ont fait sombrer bien des navires; on cite même les exemples de grands vaisseaux qui ont disparu sans qu'une seule épave vînt raconter le désastre. Les îles Baléares étaient habitées même avant l'époque historique. Majorque est parsemée de constructions, dites _talayots_, c'est-à-dire petites _atalayes_ ou «tourelles de guet», qui ressemblent aux _nuraghi_ de la Sardaigne, et que l'on croit avoir été élevées par des tribus de même race. Minorque est encore plus riche en monuments de cette origine: le plus grand, qui se dresse sur un monticule dans la partie méridionale de l'île, est considéré par les indigènes comme un «autel des Gentils». Quel que soit d'ailleurs le fond de la population première, il a été singulièrement modifié, depuis les commencements de l'histoire écrite, par des envahisseurs de toute race et de toute langue, Phéniciens et Carthaginois, Grecs et Massiliotes, Romains et colons latinisés d'Ibérie, Goths et Vandales, Arabes et Berbères, Génois, Pisans, Aragonais, Catalans, Provençaux. En présence d'un pareil croisement, il serait donc plus que téméraire de vouloir classer les Baléariotes suivant les affinités de la race primitive. Par la langue, ce sont des Catalans, mais leur idiome est plus pur et se rapproche plus de l'ancien parler limousin que le langage des habitants de Barcelone. Les Majorquins et leurs voisins des petites îles sont, en général, minces et de bonne tournure. En certains districts, notamment dans celui de Soller, les femmes sont fort belles; mais là même où elles ont les traits peu réguliers elles ont toujours une figure expressive par le regard et le sourire. Comme tous les campagnards, les paysans des îles sont prudents, réservés, âpres au gain; mais, autant que le leur permet la passion de la terre, ils sont probes, polis, gracieux, bienveillants, hospitaliers. Leurs larges caleçons bouffants, la ceinture qui cambre leur taille, leur veste de drap ou de toile en couleur éclatante, leur donnent un grand air d'élégance, bien différent de celui des lourds paysans du nord de l'Europe. Le soir, quand ils reviennent de leur travail, revêtus de peaux de chèvre dont le poil est tourné en dehors et dont la queue se balance au rhythme de leurs pas, on se plaît à les voir danser aux sons de la guitare ou de la flûte que tient le chef de la bande. C'est sans doute ainsi que faisaient leurs aïeux avant l'époque de l'invasion carthaginoise. [Illustration: Nº 140.--LES PYTIUSES.] [Illustration: TYPES DES BALÉARES.--FEMMES D'IBIZA. Dessin de E. Ronjat, d'après l'Archiduc Savator.] Ibiza, la grande Pythiuse et la terre la plus rapprochée du continent, n'en est séparée que d'un espace de 85 kilomètres. Elle constitue un massif de collines irrégulières, échancré sur tout son pourtour par des plaines où coulent en hiver des eaux sauvages, bientôt évaporées à l'approche des grandes chaleurs. Des cimes de près de 400 mètres s'élèvent à l'extrémité septentrionale de l'île, au-dessus d'une côte de difficile accès, bardée de promontoires abrupts. Des îles, des îlots nombreux sont épars dans le voisinage des côtes, surtout à l'ouest du Pormany (Port-Magne, ou Grand-Port), qui découpe profondément la partie du rivage tournée vers le golfe de Valence. La côte méridionale de l'île est également entaillée par une grande baie, où vient mouiller la flotille des pêcheurs et au bord de laquelle la petite ville capitale, ancienne colonie carthaginoise, a pittoresquement groupé sur ses pentes, ses maisons, ses tours et ses vieilles murailles. Une disposition semblable des côtes se présente dans l'île de Formentera, qu'une chaîne d'îlots et d'écueils, analogue au fameux «Pont d'Adam» de Ceylan, réunit à un cap d'Ibiza; elle est aussi divisée en deux parties par des indentations du littoral, au nord la Playa de la Tramontana, au sud la Playa del Mediodia. Entre Formentera et Ibiza, les grands navires trouvent un excellent abri. Le climat des Pytiuses est tout particulièrement salubre. Les insulaires, encore bien ignorants des lois de la dispersion des espèces, attribuent à la pureté de l'atmosphère locale l'absence complète des serpents et de tous autres reptiles: aucun poison, disent-ils, ne peut naître dans leur île fortunée. D'ailleurs toutes les Baléares, comme la plupart des autres îles éloignées du continent, ont une faune naturelle plus pauvre que celle de la grande terre. D'après Strabon, les lapins mêmes, actuellement si nombreux, que deux îlots du groupe ont reçu les noms de Conillera et de Conejera, avaient été inconnus dans les îles et n'y furent introduits qu'à l'époque romaine. Sous l'influence du milieu local, quelques espèces varient aussi de manière à former des races distinctes. Ainsi l'île de Formentera aurait un faisan différent par son plumage de ceux du continent. Le lévrier des Baléares se distinguerait aussi de ses congénères d'Europe; il est magnifique de formes: on le dit peu fidèle. Quoique privilégiées par la fertilité du sol, autant que par le climat, les deux Pytiuses sont faiblement peuplées et n'ont qu'une médiocre importance économique pour la métropole. Leurs baies, même celle d'Ibiza, ont le désavantage de ne pas être abritées contre tous les vents, et les navires qui s'y aventurent risquent toujours d'être jetés à la côte par les flots brusques et incertains de la Méditerranée occidentale. Au lieu d'attirer la navigation par ses ports, Ibiza l'effraye, au contraire, par ses écueils et ses courants rapides. Les marins la voient de loin, mais ils n'y abordent que rarement: mainte île de l'Océanie située aux antipodes est plus souvent visitée par eux. A une époque encore récente, lorsque les pirates barbaresques écumaient la Méditerranée, le danger de soudaines incursions contribuait aussi à écarter des Pythiuses tout commerce, toute industrie, et à maintenir les habitants dans un état de continuelles appréhensions. Des tours de guet, que des veilleurs occupaient encore au commencement du siècle, se dressent sur tous les promontoires des îles; et chaque village, chaque hameau a son château fort où la population se réfugiait et se mettait en état de défense à la moindre alarme. D'ailleurs les gens d'Ibiza ont la réputation d'être fort braves; accoutumés au péril pendant des siècles, ils ont hérité de la vaillance des ancêtres comme d'un patrimoine. Ils ont dû aussi à leur isolement et à la faible importance relative de leur île le précieux avantage d'être à peu près laissés à eux-mêmes par le gouvernement central et de garder une part considérable d'autonomie administrative. Ils s'en trouvent fort bien, et toute ingérence des autorités continentales est mal accueillie. Majorque, ou la Grande Baléare, la Mallorca des Espagnols, est la seule île du groupe qui ait une véritable sierra. La côte du nord-ouest, légèrement convexe, et se développant de la pointe Rebasada, ou plutôt de l'île de la Dragonera, au cap Formentor, parallèlement au rivage de la Catalogne, est çà et là comme surplombée par les escarpements de la chaîne; d'en bas on voit les saillies de rochers, les pentes revêtues de forêts et de broussailles, les grandes aiguilles porphyriques, dioritiques ou calcaires se dresser les unes au-dessus des autres en un énorme entassement jusque dans l'azur profond du ciel. La première cime, non loin de l'extrémité occidentale de la chaîne, s'élève déjà d'un seul jet à près de 1,000 mètres de hauteur, puis d'autres sommets, d'une plus grande altitude, dominés par les deux pics jumeaux, Major et Torrella, se succèdent vers le nord-est; là où la chaîne abaissée ne se compose plus que de collines, elle se prolonge encore en pleine mer par l'étroite péninsule rocheuse qui se termine au cap Formentor; une des dents de cette crête, connue sous le nom d'Agujero, est percée de part en part, et de la haute mer on voit la lumière rayonner par cette ouverture. Dans son ensemble, cette rangée de montagnes, fort abrupte du côté de la mer de Catalogne, en pente douce sur le versant tourné vers la mer d'Afrique, est une des plus riches du monde en paysages d'une grande beauté. Les vallées ombreuses qui s'ouvrent dans l'épaisseur de la chaîne, Soller, Valldemosa, sont admirables par elles-mêmes et par l'horizon qu'on y contemple. Au nord, la mer est si proche, qu'en se penchant à l'angle des terrasses on a peur de tomber dans l'immense gouffre, à travers les ramures entremêlées des pins. Au sud, le regard se promène au contraire sur de vastes plaines aux douces ondulations, toutes vertes du feuillage nouveau, ou jaunes de moissons, parsemées de villes et de bourgades nombreuses. Dans le lointain, la mer paraît aussi, mais comme une simple ligne d'argent servant de bordure au merveilleux tableau. L'îlot de Conejera, et, plus loin, la petite île de Cabrera, où périrent tant de Français captifs pendant les guerres de l'Empire, semblent flotter sur l'horizon comme des vapeurs translucides. La sierra proprement dite, dont quelques parties ont un aspect vraiment alpestre et que les paysans disent abriter encore des moufflons dans ses forêts de sapins et ses dédales de rochers, occupe une largeur peu considérable. Quelques-uns de ses contre-forts, blancs et roses à l'époque de la floraison des cistes, s'avancent en chaînons vers l'intérieur de l'île; mais, dans sa plus grande étendue, la campagne de Majorque consiste en plaines d'une cinquantaine de mètres d'élévation où se montrent des _puigs_ ou «puys» isolés portant tous une vieille construction, église, ermitage ou château fort; une de ces hauteurs, le Puig de Randa, d'où l'on voit l'immense tapis de la plaine se dérouler autour des pentes, était naguère un but de pèlerinage pour toutes les populations de l'île, et du sommet les prêtres bénissaient les moissons. Les collines ne se groupent en un vrai massif qu'à l'angle oriental de l'île, près du cap qui porte encore le nom arabe de Ferrutx, et au sud duquel se trouve la vaste grotte d'Arta, l'une des plus remarquables de l'Europe par la richesse et la variété de ses stalactites: ses galeries descendent au-dessous du niveau de la mer. La plus grande dépression de la plaine est indiquée par les échancrures du pourtour. Deux golfes, l'un au sud-ouest, l'autre au nord-est, découpent le littoral de l'île, comme pour la partager eh deux moitiés. Le premier est la vaste baie semi-circulaire de Palma, qui se termine par le petit port artificiel de la capitale. Le deuxième est le golfe géminé d'Alcudia, le Puerto Mayor et le Puerto Menor, que sépare la pittoresque péninsule du cap del Pinar[179]. Quant à la côte septentrionale, elle est trop abrupte pour offrir de véritables ports: les navires n'y trouvent d'autre lieu d'escale que la petite crique rocheuse de Soller, célèbre de nos jours par ses expéditions d'oranges, et fameuse dans les légendes locales comme l'endroit où saint Raymond de Peñafort s'embarqua sur son manteau pour cingler vers Barcelone. [Note 179: Altitudes de Majorque, d'après Willkomm: Puig den Galatzo 1,200 mèt. Puig den Torrella 1,506 » Puig Major 1,500 » Col de Soller 562 » Bec de Ferrutx 568 » Ile Dragonera 320 » ] Quoique bien inférieure à la limite des neiges persistantes, le Puig den Torrella et les autres sommets de la sierra gardent dans leurs cavités les plus rapprochées des cimes une assez grande quantité de neige qui sert à la consommation des habitants de Palma pendant les chaleurs de l'été. Les montagnes alimentent aussi des torrents temporaires, qui parfois, à la suite des grandes pluies, débordent dans les campagnes riveraines, recouvrent les cultures de sable et de pierres et démolissent les constructions. Ainsi la Riera, qui débouche à Palma dans la Méditerranée, a souvent fait plus de mal à la ville qu'un siége ou qu'une épidémie: on dit que l'inondation de 1403 renversa près de deux mille maisons et fit périr près de 6,000 personnes. Mais d'ordinaire ces torrents, qu'un auteur majorquin dit complaisamment être au nombre de plus de deux cents, suffisent à peine pour déverser l'eau fertilisante dans les _acequias_ ou canaux d'origine arabe qui se ramifient dans toutes les campagnes de l'île. Pourtant Majorque a le plus grand besoin d'être abondamment arrosée. Complétement abritée par la sierra des vents du nord-ouest qui soufflent des Pyrénées et de la vallée de l'Èbre, l'île est tournée vers l'Afrique et disposée comme un espalier pour recevoir toute la force des rayons solaires. De tout temps, les _pageses_, ou paysans majorquins, ont eu la réputation d'être d'excellents agriculteurs, du moins autant que le permettaient l'esprit de routine et la grande lésinerie dans les dépenses d'amélioration. Le sol de Majorque est en moyenne incomparablement mieux exploité que le reste de l'Espagne. Il est vrai que les habitants des îles ne sont pas les seuls auxquels on doive attribuer le mérite de cette bonne tenue des terres. Au commencement du siècle, pendant que la guerre étrangère ravageait la Péninsule, et depuis, pendant que _cristinos_, carlistes ou combattants de quelque autre parti se disputaient la possession de l'Espagne, nombre de Catalans laborieux ont émigré dans les îles pour y trouver la paix et le bien-être: ils se sont établis surtout dans la partie centrale de Majorque, aux environs d'Inca. C'est à eux que l'on doit, pour une bonne part, ces terrasses nivelées à grands frais sur les pentes des montagnes, ces olivettes, ces vignes si bien entretenues, ces beaux jardins d'orangers et d'amandiers. Toutes les économies sont employées à conquérir sur le roc ou sur le marais un petit lopin de terre, aussitôt mis en culture. Mais, en dépit de l'industrie des habitants, la superficie des terres agricoles ne suffit pas à la population qui s'y presse, et l'excédant des familles doit avoir recours à l'émigration. Les Majorquins, de même que leurs voisins de Minorque, les excellents jardiniers «Mahonais», sont fort nombreux dans les villes du littoral méditerranéen, en Algérie et dans tous les ports des Antilles espagnoles. D'ailleurs l'île «dorée» a des éléments de richesse très-variés et ne se trouve point exposée à un désastre par l'insuccès d'une récolte. Elle n'a d'autres mines que ses marais salants, près du cap Salinas, en face de l'île Cabrera; mais aux céréales, qui fournissent l'excellent «pain de Mallorca», célèbre dans toute l'Espagne, les insulaires ajoutent les vins délicieux de Benisalem, qui sont expédiés au continent, des huiles, qui se consomment surtout en Angleterre et en Hollande, des légumes dont Barcelone est le grand marché, des fruits de toute espèce qu'importe la France. La vallée de Soller, la gloire de Majorque, est en grande partie occupée par des forêts d'orangers dont les produits sont expédiés par cargaisons entières à Aigues-Mortes, au port d'Agde, à Marseille: malheureusement, une maladie, que l'on n'est pas encore parvenu à guérir, a fait de grands ravages dans les plantations, et les cultivateurs ont pu craindre pendant longtemps que l'une des sources les plus importantes de leur revenu ne fût complétement tarie. Les Majorquins s'occupent aussi de l'élève des animaux: les grands pâturages leur manquent pour le gros bétail, mais les débris de cuisine et les déchets des plantes, des racines, des fruits, leur permettent d'engraisser des multitudes de cochons qui servent à l'alimentation de Barcelone. Enfin, Majorque fait aussi preuve d'une certaine activité industrielle. Ses fabricants de chaussures travaillent pour l'étranger aussi bien que pour l'île elle-même. Les Majorquins exportent des étoffes de laine et de toile, des ouvrages de vannerie, des vases de terre poreuse; mais ils n'ont plus le monopole de ces faïences si célèbres à l'époque de la Renaissance, et que l'on appelle encore _majolica_, forme italienne du nom de Majorque. La capitale actuelle de l'île, Palma, est une ville populeuse et animée. Vue de la mer, elle se présente fort bien avec ses maisons en amphithéâtre, ses murailles flanquées de bastions, son vieux château fortifié de Bellver, la cathédrale qui s'élève sur la colline et que domine la «tour de l'Ange», de l'architecture la plus gracieuse et la plus hardie. Les habitants de Palma vantent la beauté de leurs édifices et prétendent que leur _Lonja_, flanquée aux angles de ses quatre tourelles octogones, est bien supérieure à celle de Valence en originalité de construction. Tout en faisant la part du patriotisme local, on doit reconnaître que le style à demi mauresque des anciens architectes majorquins de la Renaissance se distingue par une grande élégance et une légèreté singulière. Les colonnes de marbre noir ou gris qui soutiennent les fenêtres ogivales sont d'une minceur sans exemple, relativement à leur hauteur; on dirait des tiges de fer ou des fûts de bambous. Le va-et-vient des négociants et des matelots a fort mêlé la population de Palma, mais au moins un élément ethnique s'y est maintenu pur de tout croisement: c'est celui des Juifs convertis, parfaitement reconnaissables par la pureté de leur type, et désignés dans le pays sous le nom de _Chuetas_. Encore de nos jours ils habitent un quartier séparé, ne se marient qu'entre eux, ont leurs écoles distinctes. Ils possèdent aussi leur église spéciale, car c'est au prix de la conversion qu'ils ont obtenu de ne pas être mis à mort ou du moins exilés: la seule différence qu'on observe dans leurs rites, c'est qu'ils crient leurs prières, au lieu de les réciter à voix basse; cela provient sans doute de ce que, dans les premiers temps, les prêtres les forçaient à parler haut pour entendre distinctement leurs paroles. Du reste, tout chrétiens que soient les Chuetas, ils n'en ont pas moins gardé leur génie mercantile et, l'usure aidant, une grande partie des propriétés de l'île a fini par leur appartenir. Jadis on avait un procédé commode pour les empêcher de trop s'enrichir: quand l'opinion publique les soupçonnait, en dépit de leur apparence minable, d'avoir trop rapidement empli leurs coffres, vite une accusation de blasphème ou d'hérésie les faisait jeter en prison, et bientôt leur fortune passait en d'autres mains! Les registres de l'inquisition palmesane témoignent des persécutions terribles qu'eurent à subir ces malheureux convertis. Même au siècle dernier, ils n'étaient jamais assurés de la liberté ni de la vie. [Illustration: ENTRÉE DU PORT D'IBIZA. Dessin de E. Grandsire, d'après l'Archiduc Salvator.] Un chemin de fer, qui ne dépasse pas encore la ville d'Inca, doit réunir le port de Palma et ceux d'Alcudia en passant par les districts de Santa María et de Benisalem, les plus riches de l'île après ceux qui entourent au sud les villes populeuses de Manacor et de Felanitx. Alcudia disputa jadis à Palma le titre de capitale, et, si elle n'avait à souffrir du mauvais air et du manque de bonne eau, il est probable qu'elle eût maintenu son rang de grande ville, car elle occupe une excellente position maritime. Du haut de sa colline rocheuse elle domine à la fois deux golfes plus rapprochés de l'Espagne et de la France que celui de Palma et présentant des communications faciles avec les campagnes de l'intérieur. Le golfe du Nord, appelé d'ordinaire Puerto Menor, ou de Pollenza, peut admettre des vaisseaux de haut bord dans un bon mouillage abrité de tous les vents; il est cependant peu fréquenté: l'île est trop petite pour avoir deux grands marchés d'échanges. On espère que d'importants travaux d'assainissement et de culture entrepris au sud d'Alcudia auront pour résultat de rendre à cette antique cité une part de son ancienne importance. L'Albufera, ou plaine marécageuse, dont l'étendue est d'environ 2,800 hectares, a été partiellement reconquise sur les eaux et sur la fièvre, grâce aux industriels anglais qui l'exploitent; c'est maintenant une belle plaine traversée par de larges et solides chemins, drainée par des machines à vapeur, arrosée dans la saison par des canaux d'eau pure [180]. [Note 180: Villes de Majorque: Palma 40,000 hab. Manacor 15,000 » Felanitx 10,500 » Lluchmayor 8,800 » Pollenza 8,000 » Inca 8,000 » Soller 8,000 » Santañy 8,000 » ] La Minorque des Français, Menorca, ou la «Petite Baléare», que l'on peut discerner de Majorque, puisqu'elle en est distante seulement de 37 kilomètres, semble continuer vers l'est, puis au sud-est, la courbe légèrement infléchie de la sierra majorquine; mais elle est elle-même fort peu montueuse et n'offre que des pitons isolés. Le sommet le plus élevé, le monte Toro, dont l'altitude est de 357 mètres, est situé à peu près au centre de l'île et domine de grandes plaines faiblement accidentées, dont les arbres, exposés au vent du nord, ont le branchage régulièrement incliné du côté de l'Afrique; les orangers ne peuvent trouver un abri suffisant que dans les ravins, ou _barrancos_, qui sillonnent la plaine. Cette absence de sierra rend le climat de Minorque moins agréable et moins salubre que celui de la terre voisine [181]; le sol y est aussi moins fertile à cause de la faible quantité des eaux de source. Il est vrai que les pluies sont plus abondantes qu'à Majorque; mais les roches calcaires laissent pénétrer l'humidité dans leurs fissures, et les campagnes sont toujours altérées. Par contre, on trouve de l'eau dans les grottes profondes. Près de Ciudadela, la roche crevassée permet de descendre dans un labyrinthe de cavernes, dont l'une est en communication avec la mer. [Note 181: Climats comparés de Majorque et de Minorque, d'après Carreras et Barceló y Combir: Palma. Mahon. Température moyenne 18°,1 17°,5 » du mois le plus chaud (?) 22°,4 » du mois le plus froid (?) 9° Moyenne des pluies 0m,436 0m,690 Jours de pluie 67 82 ] [Illustration: Nº 141.--PORT-MAHON.] De même que Majorque et les deux Pytiuses, Ibiza et Formentera, Minorque doit aux ports de ses deux extrémités opposées d'offrir une sorte de balancement dans son histoire politique et son commerce. L'île a deux capitales, qui se sont toujours disputé la suprématie, Ciudadela et Port-Mahon. La première a l'avantage de regarder vers Majorque et les deux golfes d'Alcudia, mais elle n'a qu'un mauvais havre aux bords marécageux. La seconde, qui porte encore le nom de son fondateur carthaginois, possède un admirable port naturel divisé par des îlots et des péninsules en cales et en bassins secondaires; tous les avantages se trouvent réunis dans ce bras de mer. Pourtant, à voir le faible mouvement du port, on ne se douterait pas que c'est là le havre célèbre vanté par André Doria dans son fameux dicton, d'ailleurs appliqué aussi à la baie de Carthagène: «Juin, Juillet et Mahon sont les meilleurs ports de la Méditerranée.» Port-Mahon est bien déchu de son activité commerciale depuis que les Anglais l'ont abandonné en 1802, après en avoir fait une cité riche et prospère. Elle était pour eux une autre Malte, inférieure toutefois par sa position dans une mer ouverte et tempétueuse, loin d'une de ces portes de navigation entre deux mers qui donnent tant d'importance à La Valette, à Messine, à Gibraltar. Dans la physionomie de ses édifices Mahon a gardé quelque chose d'anglais; la grande route qui parcourt l'île dans toute sa longueur, de Port-Mahon à Ciudadela, est également un héritage de la domination britannique; mais un héritage bien mal apprécié. De même, le port excellent de Fornells, qui s'ouvre entre deux péninsules rocheuses de la côte septentrionale et qui pourrait abriter une flotte entière, sert à peine à quelques barques de pêche [182]. [Note 182: Port-Mahon 15,000 hab. Ciudadela 7,500 hab. ] VI LA VALLÉE DE L'ÈBRE, L'ARAGON ET LA CATALOGNE. De même que le bassin du Guadalquivir, la vallée de l'Èbre, dans sa partie moyenne, est nettement séparée du reste de l'Espagne. Elle forme une large dépression entre les plateaux intérieurs de la Péninsule et le système pyrénéen. Si les eaux de la Méditerranée s'élevaient de 500 mètres, elles empliraient tout l'espace triangulaire où serpente l'Èbre, de Tudela à Mequinenza, et qui fut un lac d'eau douce avant que le fleuve n'eût percé les montagnes de la Catalogne. Au nord, cette région a pour limite le puissant rempart des Pyrénées, la barrière naturelle la plus forte qui existe en Europe; au sud et au sud-ouest, elle a les âpres versants d'un plateau et de sa bordure de montagnes; elle a surtout cette limite indécise et changeante, mais des plus gênantes à franchir, que trace la différence des climats. Au nord-ouest, il est vrai, la haute vallée de l'Èbre continue vers les Pyrénées cantabres la plaine de l'Aragon. De ce côté, la ligne de démarcation naturelle n'a donc rien de précis; mais les collines qui se rapprochent de part et d'autre donnent un caractère tout à fait spécial à la contrée. En outre, des hommes différents de race, de langue et de moeurs occupent une partie considérable de cette région, opposant ainsi une muraille vivante aux populations de la plaine. Historiquement, la haute vallée de l'Èbre ne pouvait d'ailleurs avoir qu'un rôle tout à fait distinct de celui de l'Aragon. C'est là que se trouvent les lieux de passage nécessaires entre le seuil des Pyrénées et le plateau des Castilles; là devait passer de tout temps le flux et le reflux des hommes entre la France et l'intérieur de la Péninsule. Par les événements de l'histoire aussi bien que par les conditions géographiques, l'Aragon et la Catalogne forment donc une des régions naturelles de l'Espagne, beaucoup moins vaste que les Castilles, mais à peine moins importante dans le développement de la nation et beaucoup plus populeuse par rapport à son étendue [183]. [Note 183: Superficie. Population en 1870. Popul. kilom. Aragon 46,565 kil. car. 928,763 20 Catalogne 32,330 » 1,768,408 55 __________________ ___________ ____ 78,895 kil. car. 2,697,171 34 ] Depuis plus de sept siècles, l'Aragon et la Catalogne ont les mêmes destinées politiques et presque toujours ont défendu la même cause dans les guerres et les révolutions. Toutefois de grands contrastes existent aussi dans l'aspect, le relief, le climat de ces deux provinces, et ces contrastes de la nature se sont reproduits dans le caractère des populations et dans leur histoire spéciale. L'Aragon, pays de plaines entouré de tous les côtés par des montagnes, est une contrée essentiellement continentale, dont les habitants, privés des ressources de l'industrie et du commerce, devaient rester en grande majorité pâtres, agriculteurs ou soldats, et n'exercer leur action que sur leurs voisins de la Péninsule, La Catalogne, au contraire, pays de montagnes, de vallées ouvertes sur la mer, de plages et de promontoires, devait se peupler de marins et joindre à des richesses naturelles celles que lui procurait le mouvement des échanges. Elle devait aussi entrer en relations intimes avec les contrées limitrophes baignées par la même mer, surtout avec le Roussillon et le Languedoc. Il y a sept ou huit siècles, les Catalans appartenaient même beaucoup plus au groupe des peuples provençaux qu'à celui des Espagnols. Par la vie nationale, aussi bien que par le langage, ils se rattachaient étroitement aux populations du nord des Pyrénées. C'est dans la révolution politique dont la guerre des Albigeois a été le drame le plus terrible qu'il faut chercher la raison du changement d'équilibre qui s'est opéré dans l'histoire de la Catalogne et qui a jeté ce pays en proie aux Castillans. Tant que le monde provençal garda son centre de gravité naturel entre Arles et Toulouse, toutes les populations du littoral méditerranéen jusqu'à l'Èbre, et même celles des côtes de Valence et des îles Baléares, subirent l'influence de la société policée qui les avoisinait, et furent, pour ainsi dire, entraînées dans son orbite d'attraction. Entre la Provence d'un côté, les royaumes arabes de l'autre, les habitants chrétiens de la Péninsule et des îles se sentaient nécessairement portés vers les Provençaux, leurs parents de race, de religion et de langage: c'est là ce qui explique la prédominance de l'idiome dit limousin et de sa littérature dans la Catalogne et jusqu'à Murcie et à Palma. Mais, quand une guerre implacable eut changé plusieurs villes des Albigeois en déserts, quand les barbares du Nord eurent opprimé la civilisation du Midi et que la contrée du versant méridional des Cévennes eut été réduite par la violence à n'être guère plus qu'un appendice politique du bassin de la Seine, il fallut bien que la Catalogne cherchât d'autres alliances naturelles. Le centre de gravité se déplaça rapidement du nord au sud, et de la France méridionale se reporta dans la péninsule pyrénéenne. La Castille gagna ce qu'avait perdu la Provence. Ainsi la langue provençale, qui s'était jadis répandue de la Catalogne et du Toulousain dans tout l'Aragon, y fut graduellement remplacée par le castillan, qui ne cesse d'avancer et qui, dans un avenir prochain, aura certainement conquis toute la Péninsule, en dépit de l'énergie patriotique avec laquelle se défendent les idiomes locaux. Le versant septentrional des plateaux et des monts qui bordent au sud le bassin de l'Èbre est percé de nombreuses brèches qu'utilisent les voies de communication. Les rivières permanentes et les ruisseaux temporaires ont découpé les hautes terres en fragments détachés les uns des autres, qui portent le nom de _sierras_ quand ils ont une certaine longueur, et celui de _muelas_ ou «dents molaires», quand ils se présentent comme des blocs isolés. Ce sont les «témoins» restés debout des plateaux d'une période géologique antérieure. En s'imaginant que tous les creux, larges plaines ou défilés étroits, qui séparent ces hauteurs soient de nouveau remplis, on reconstitue par la pensée l'ancienne pente uniforme et très-faiblement ondulée qui s'abaissait graduellement des gibbosités du centre de l'Espagne vers la vallée de l'Èbre. Du haut des protubérances les plus saillantes de ce plateau en grande partie démoli, on reconnaît parfaitement que les faces supérieures des prétendues sierras se correspondent et faisaient partie du même plan incliné. Ainsi, la sierra de San Just ou de San Yus, que la haute vallée du Guadalope sépare de la sierra de Gudar, n'est qu'un simple débris. Il en est de même des sierras de Segura, de Cucalon, de Vicor, d'Aglairen, de la Virgen, qui se continuent au nord-ouest en rempart ébréché jusqu'au superbe massif de Moncayo. La sierra de Almenara, qui s'élève à l'ouest de cette rangée, sur les confins immédiats du plateau des Castilles, n'est également qu'un fragment de plateau sculpté par les météores. La masse granitique du Moncayo ou Cayo, bien autrement solide que les roches crétacées du plateau oriental, a résisté à l'action érosive des eaux et reste unie au faîte de partage où le Duero prend sa source, où naissent les premiers pics de l'arête de Guadarrama. Le Moncayo, laboratoire des orages pour les campagnes de l'Aragon, est aussi la tour de guet, du haut de laquelle les Castillans regardent la vallée de l'Èbre. En effet, cette pyramide angulaire, fort escarpée par son versant septentrional et facilement accessible par ses pentes tournées au midi, est par cela même une partie du domaine naturel des Castillans, et c'est en s'appuyant sur ce massif qu'ils ont pu descendre dans le haut bassin de l'Èbre et rejoindre au bord de ce fleuve les confins de la Navarre. Par contre, les Aragonais ont dû aux nombreuses brèches du plateau oriental de pouvoir en remonter le versant bien au delà de leurs limites naturelles. Par les vallées du Guadalope, du Martin, du Jiloca, ils ont occupé tout le haut massif de Teruel, cette région du Maeztrazgo, si importante au point de vue stratégique, à cause de sa position dominante entre les bassins de l'Èbre, du Mijares, du Guadalaviar, du Júcar et du Tage. Dans toutes les guerres civiles, la possession de ce faîte et de ses places fortes est un des grands objectifs pour les combattants. Au nord de l'Èbre et de ses affluents se profile la haute crête neigeuse des Pyrénées qui sépare l'Espagne du reste de l'Europe; mais c'est dans la géographie de la France et non dans celle de l'Aragon qu'il convient de décrire cette chaîne, car le versant septentrional est de beaucoup le plus populeux et le mieux connu: c'est aussi le plus riche en curiosités naturelles. De ce tronc principal, plusieurs grands rameaux s'abaissent vers l'Espagne; toutefois il ne faut point croire que les montagnes de l'Aragon et de la Catalogne soient toutes de simples chaînons latéraux du système pyrénéen. Quelques massifs sont même complétement isolés. Une première rangée de hauteurs indépendantes, débris d'anciens plateaux rongés, s'élève immédiatement au nord du fleuve et prend en certains endroits un aspect presque montagneux. Cette rangée, interrompue de distance en distance par les vallées des rivières pyrénéennes, commence bien modestement, en face même du géant Moncayo, par de petites collines ravinées, infertiles, revêtues de fougères, offrant çà et là quelques bouquets de pins. Ce sont les Bardenas Reales. A l'est de l'Arba, ces hauteurs se continuent par les chaînons parallèles du Castellar et de tout le district des Cinco Villas, puis, arrêtées par le cours du Gallego, elles surgissent de nouveau pour former la sierra de Alcubierre, qui s'abaisse de tous les côtés par de larges terrasses, vers des plaines presque absolument désertes, connues au sud et à l'est sous le nom de Monegros. Le massif d'Alcubierre, situé au centre même de l'ancien lac de l'Aragon, a gardé son aspect insulaire: le seuil par lequel il se relie aux montagnes de Huesca ne se trouve pas à plus de 380 mètres au-dessus de la mer. Vers le milieu de l'espace qui sépare les collines riveraines de l'Èbre et la crête maîtresse des Pyrénées s'élèvent de véritables chaînes de montagnes qui, dans leur ensemble, se développent avec quelque régularité dans le sens de l'ouest à l'est; il faut y voir probablement les restes d'un système montagneux dont les arêtes étaient parallèles à celles des Pyrénées, mais que les eaux ont diversement rompu et même partiellement déblayé. Les roches crayeuses qui constituent principalement la masse de ces montagnes n'ont pas opposé d'obstacle insurmontable aux eaux pyrénéennes qui descendent en abondance et d'une pente fort inclinée. Toutefois la résistance des rochers a été suffisante pour forcer les rivières à de nombreux détours et ne leur laisser en maints endroits que d'étroits passages, pareils à de simples fissures de la montagne. Cette région des avant-monts pyrénéens est une des plus pittoresques de l'Espagne, à cause de ses précipices, de ses défilés, de ses cascades; c'est aussi l'une des moins connues: elle attend encore les dessinateurs et les naturalistes qui doivent en révéler tous les mystères. La plus fameuse et l'une des plus hautes de ces chaînes secondaires qui se développent parallèlement aux Pyrénées est la sierra de la Peña, au nord de laquelle coule, dans une vallée profonde, la rivière qui a donné son nom au royaume d'Aragon. A l'extrémité orientale de cette chaîne, dominant la vieille cité de Jaca, se dresse une superbe montagne de grès, en forme de pyramide, la Peña de Oroel, d'où l'on contemple un immense horizon de sommets et de vallées, des Pyrénées au Moncayo. La région sauvage, en partie boisée de hêtres et de pins, qui forme le centre de ce panorama grandiose est le célèbre pays de Sobrarbe, presque aussi vénéré des patriotes espagnols que les montagnes de Covadonga, dans les Asturies. C'est le lieu sacré pour eux où commença, du côté des Pyrénées, la guerre qui arracha l'Espagne aux Maures. D'après la légende, quelques hommes, échappés à la domination des Arabes, auraient vécu pendant des années dans les grottes et les forêts de la sierra; leur nombre se serait graduellement accru des mécontents et, vers la fin du huitième siècle, un des chefs de bandes, un Basque, du nom d'Arista, aurait attaqué les Maures de la contrée et les aurait battus complètement. Le nom ibérique du nouveau royaume de Sobrarbe, de forme presque latine, permit aux chroniqueurs d'inventer la légende d'un arbre merveilleux qu'Arista aurait vu en rêve et dont les branches ombrageaient tout le territoire conquis par son épée. Les hautes vallées de l'Aragon, du Gallego, du Cinca sont encore connues dans le langage usuel comme le district de Sobrarbe. Dans un des vallons boisés qui s'ouvrent à l'ouest de la Peña de Oroel, on visite aussi la grotte où se serait montrée la vision de l'arbre mystique. Au-dessus de la caverne s'élève un ancien couvent, dont une salle, très-richement ornée de marbres, enferme les restes des anciens rois d'Aragon. Une rangée de montagnes plus irrégulière que la sierra de la Peña, et s'y rattachant par un seuil élevé, dresse au sud ses pitons en désordre: c'est la sierra de Santo Domingo, dont les contre-forts vont s'abaisser de terrasse en terrasse dans la plaine accidentée des Cinco Villas. A l'est, une étroite coupure où passe le Gallego, sépare la chaîne de Santo Domingo de son prolongement naturel, qui se développe jusqu'à la rivière Cinca sous divers noms, mais que l'on peut désigner dans son ensemble sous l'appellation de sierra de Guara; d'autres chaînes secondaires ou fragments ravinés de chaînons suivent parallèlement la crête principale de la Guara et s'arrêtent également au bord du Cinca. Au delà de ce torrent, les saillies parallèles du sol s'enchevêtrent et se croisent avec les extrémités des rameaux pyrénéens; mais on peut y discerner encore l'orientation de l'ouest à l'est. Plus loin, cette direction moyenne des montagnes redevient tout à fait évidente. Le Monsech, ainsi nommé de la sécheresse de ses ravins calcaires, se continue jusqu'au Sègre avec la régularité d'un rempart de forteresse, quoiqu'il soit percé à angle droit par les deux Noguera, Ribagorzana et Pallaresa. Au nord du Monsech, une chaîne encore plus haute, mais beaucoup moins régulière, est indiquée par les superbes massifs de San Gervas et de la sierra de Boumort. Il n'est pas douteux qu'à une époque géologique antérieure toutes les eaux qui s'amassaient dans les hautes vallées du versant méridional des Pyrénées ne fussent retenues en lacs par la barrière transversale de ces monts secondaires. Les traces de la rupture opérée par les torrents de sortie sont encore visibles à la partie inférieure de ces «conques»; quelques défilés sont aussi étroits, aussi brusquement taillés, aussi coupés de précipices que si l'eau des anciens lacs venait à peine d'entr'ouvrir la montagne pour s'abattre en déluge dans les plaines de l'Ebre. Un de ces défilés, où le Sègre, quoique fort abondant, passe dans une fissure de roche que l'on pourrait franchir d'un bond, est la seule brèche qui sépare les contre-forts de la sierra de Boumort et ceux de la sierra de Cadi. Cette dernière chaîne doit être considérée géologiquement comme formant un système à part, indépendant des Pyrénées proprement dites. Le sillon oblique formé du côté de l'Espagne par la vallée du Sègre, du côté de la France par le col de la Perche et le cours de la Têt, est la ligne de séparation entre les deux groupes de montagnes. Les Pyrénées se terminent par l'énorme ensemble de cimes qui entoure le val d'Andorre et par les monts de Carlitte, aux immenses plateaux d'éboulis; le Cadi appartient à cette chaîne à peine moins grandiose qui porte à son extrémité française la superbe pyramide du Canigou. Le géant de la partie espagnole de la chaîne, le Cadi, égale probablement ce colosse en hauteur; du sommet principal, aux anfractuosités et aux ravins presque toujours emplis de neige, on voit à ses pieds, comme une mer tempétueuse, tous les monts de la Catalogne aux innombrables vagues. De la sierra de Cadi et de son prolongement oriental se détachent vers le sud un grand nombre de rameaux secondaires qui s'abaissent par degrés et vont se mêler diversement aux monts du littoral catalan. Cette région, d'accès très-difficile, à cause des murs parallèles de hauteurs qui la parcourent, est fort riche en formations géologiques de terrains siluriens à la craie, et contient en abondance des gisements miniers de fer, de cuivre et même d'or, qui sont partiellement exploités et qui pourraient avoir une réelle importance, si des routes faciles et des chemins de fer pénétraient dans les hautes vallées. La région minière la plus activement utilisée est le bassin houiller de San Juan de las Abadesas, occupant, non loin des sources du Ter, un espace de plus de 32 kilomètres carrés, au milieu de grandes montagnes rougeâtres, aux formes arrondies. Ce dépôt de combustible, richesse future de la Catalogne, ne lui profite actuellement que dans une faible mesure, car tous les transports doivent s'effectuer par charrettes sur de mauvais chemins. Sur le versant occidental du Cadi, d'autres gisements houillers, d'une grande puissance, attendent que l'industrie s'en empare. Les célèbres roches salifères de Solsona et de Cardona se trouvent aussi dans cette région au milieu des contre-forts de montagnes qui servent de soubassement au massif du Cadi. Une de ces collines, à l'est de Cardona, est une des curiosités de l'Espagne, à cause de la pureté relative du sel qui la constitue. La roche saline, qui s'élève à la hauteur d'une centaine de mètres au-dessus du sol, est tellement déchirée et déchiquetée par les pluies, que ses pyramides, ses pointes, ses fissures, ses crevasses lui donnent l'aspect d'un glacier. Les météores travaillaient naguère plus activement que les carriers à en diminuer le volume; mais, quoique en ruine, l'énorme bloc de sel n'en pourrait pas moins suffire pendant des siècles à la consommation de l'Espagne: on en évalue la contenance approximative à plus de 300 millions de mètres cubes. La grande variété des métaux qui ont injecté les roches de la contrée est peut-être causée par le voisinage du foyer souterrain des laves. Les seules montagnes volcaniques du nord de la Péninsule se trouvent dans le haut bassin du Fluvia, immédiatement à l'est de la vallée du Ter, et précisément sur la ligne droite qui rejoindrait les massifs d'éruption du cap de Gata, de la Pointe de Hifac et des îlots Columbretes au volcan d'Agde, sur le littoral français. Les volcans de Catalogne, peu élevés d'ailleurs, et percés de cratères partiellement oblitérés où verdoient des restes de forêts, sont épars autour d'Olot et de Santa Pau, sur un espace d'environ 800 kilomètres carrés. De puissantes coulées de lave basaltique, issues de quatorze cratères, s'avancent en promontoires dans les vallées au-dessus des roches qui s'étaient déposées sur la contrée pendant les âges tertiaires: une de ces coulées, qui porte la ville et les vieux murs de Castel-Follit, se dresse en un haut rempart, au confluent même du Fluvia et d'une autre rivière; ses noires colonnades indistinctes, les broussailles qui croissent dans les angles du basalte, l'eau bleue qui ronge la base des piliers, les mulets qui cheminent en longues caravanes sur les cailloux du gué, puis gravissent la route oblique taillée dans la roche, forment un paysage des plus charmants. Les volcans de cette contrée sont probablement en repos dès avant l'époque historique, bien que les chroniques parlent vaguement d'éruptions qui auraient eu lieu à la fin du quinzième siècle. En tout cas, il est certain qu'alors un violent tremblement de terre renversa la ville d'Olot et fit trembler toute la région des Pyrénées orientales jusqu'à Perpignan et Barcelone. Des courants d'air chaud, qui jaillissent çà et là des fissures de rochers et que l'on connaît dans le pays sous le nom de _bufadors_, témoignent aussi d'un travail qui se continue dans le laboratoire intérieur des laves. Le système des montagnes du littoral catalan continue exactement celui des côtes de Valence: de chaque côté de la trouée de l'Èbre, les saillies du relief se correspondent par la forme générale, l'orientation, la composition géologique. Sur une largeur de plus de 50 kilomètres, du bord de la mer aux plaines intérieures dites Llanos del Urgel, la contrée est partout fort accidentée; mais les roches d'aspect vraiment montagneux ne commencent qu'en amont de Tortose. Une première chaîne, aux brusques escarpements tournés vers le midi et contournés par l'Èbre à leur base occidentale, se développe parallèlement à la côte; une seconde, puis une troisième chaîne dominée par la «Montagne Sainte» (Mount Sant) et la sierra de Prades, puis encore une quatrième arête se dressent à l'ouest, au delà de la profonde vallée de la Ciurana. Au nord, le défilé de Francoli, où passe le torrent du même nom et qu'utilisent la route et le chemin de fer de Tarragone à Lérida, interrompt à peine ces hauteurs; elles reprennent pour former le massif à la cime bien nommée du Montagut. Un nouveau sillon, où coule le Noya, affluent du Llobregat, coupe encore une fois les monts catalans et limite à l'ouest et au sud la superbe arête de Monserrat, que le Llobregat, le Cardoner et le col de Calaf isolent des autres côtés et montrent ainsi dans toute sa grandeur. [Illustration: VUE DE MONSERRAT. Dessin de Sorrieu d'après une photographie de M. J. Laurent.] Le Monserrat est de hauteur relativement modeste, quoiqu'il soit bien autrement fameux en Espagne que le pic de Mulhacen et le Nethou, près de trois fois ses supérieurs en élévation et se dressant dans la région des neiges et des glaces persistantes. Mais la «Montagne de la Scie» porte sur une de ses plates-formes, suspendue comme un balcon aux flancs de la roche verticale, les restes d'un couvent qui fut l'un des plus célèbres de la chrétienté; les cardinaux, les papes mêmes venaient le visiter en personne, et Loyola y déposa son épée. D'immenses trésors, dont une partie servit fort à propos à payer les frais de la guerre d'Indépendance, étaient contenus dans les coffres du sanctuaire. De nos jours, le Monserrat a perdu de son prestige comme lieu sacré, mais il est devenu pour les géologues un des types de montagnes les plus intéressants à étudier, à cause de sa forme et de la nature de ses roches. Bien qu'isolé, le Monserrat se trouve précisément au point de rencontre de trois axes montagneux: au sud-ouest et au nord-est, il se rattache anx monts de la Catalogne, qui se développent parallèlement au littoral; à l'ouest, il se continue vaguement par un renflement du sol qui va rejoindre le Monsech et la sierra de Guara; enfin, au nord, des massifs et des chaînons latéraux, appartenant comme lui à l'époque nummulitique, le relient à la sierra de Cadi. Il est composé d'un conglomérat de cailloux calcaires, schisteux, granitiques, empâtés dans une argile rougeâtre et provenant d'anciennes montagnes démolies par les courants; des galeries et des salles ouvertes par les eaux dans l'épaisseur du mont laissent voir des blocs énormes entassés en désordre et dans l'équilibre en apparence le plus instable. Au sud-ouest et au sud, le Monserrat est flanqué à la base de nombreux monticules; mais, au nord, la paroi formidable s'élève d'un jet, toute hérissée d'aiguilles et rayée de couloirs verticaux. Jadis la montagne était certainement beaucoup plus haute, mais les pluies, les vents, le soleil, la gelée l'ont ainsi découpée en d'innombrables dents et en «colonnes coiffées» portant encore leur pierre terminale en forme de chapiteau. Des ermitages, des ruines de châteaux forts s'accrochent ça et là aux saillies de la montagne, et des escaliers vertigineux en gravissent les couloirs. Du sommet le plus élevé, dit le San Gerónimo, le spectacle est admirable: des grands massifs des Pyrénées aux îles Baléares on contemple un horizon de 350 kilomètres de large. De l'autre côté de l'abîme formé à la base de la puissante muraille par la vallée du Llobregat, les hauteurs atteignent au Monseñ, pilier de granit qui a redressé les craies environnantes, une élévation plus considérable que celle du Monserrat. A l'exception des marais de l'Ampourdan, ancien golfe comblé par les alluvions, tout cet angle extrême de la Catalogne, entre la mer et les Albères, est couvert de collines en chaînes et en massifs, dont les plus hardies, entre autres la Madre del Mount, portent aussi sur leurs escarpements des églises de pèlerinage très-fréquentées. Une série de collines, disposée en chaîne, longe la côte des deux côtés de Barcelone, et par ses promontoires et ses vallons aux plages sablonneuses donne au littoral l'aspect le plus pittoresque et le plus varié. Le dernier de ces petits massifs est une protubérance de granit qui forme la pointe orientale de l'Espagne et la borne méridionale du golfe du Lion: c'est la sierra de Rosas, jadis vénérée des Grecs. Là, sur un des sommets les plus en vue, s'élevait un temple de Vénus, remplacé depuis par le monastère de San Pedro de Roda, que n'habitent plus les religieux, mais que les matelots saluent toujours de loin pour conjurer les caprices du vent. La roche la plus avancée du massif, le cap Creus de nos cartes, est l'ancien Aphrodision, aux écueils peuplés de polypes coralligènes [184]. [Note 184: Altitudes diverses du bassin de l'Èbre, au sud des Pyrénées: AU SUD DE L'ÈBRE. Sierra de San Just 1513 mètres. Pico de Herrera 1306 » Pico de Almenara 1429 » ENTRE L'ÈBRE ET LE SÈGRE. Peña de Oroe 1,769 » ENTRE LE SÈGRE ET LA MER. Sierra de Cadi 2,900 » Monsant 1,071 » Montagut 840 » Monserrat 1,237 » Monseñ 1,608 » Madre del Mount 1,224 » ] [Illustration: Nº 142.--PROFIL DU COURS DE L'ÈBRE.] Dans son ensemble, le bassin de l'Èbre est un des plus géométriquement réguliers que présente la surface terrestre. Il a la forme d'un triangle dont la base repose sur les monts de la Catalogne, tandis que la pointe se trouve près de l'océan Atlantique, dans les Pyrénées cantabres. Les arêtes, faiblement sinueuses, qui limitent de toutes parts cet espace de plus de 80,000 kilomètres carrés, sont fort inégales en hauteur, mais elles offrent entre elles cette ressemblance, d'avoir des noyaux granitiques, sur lesquels les formations postérieures, jusqu'aux alluvions récentes, se sont successivement déposées en retrait, à mesure que se comblait la mer intérieure. L'Èbre serpente au fond de la dépression médiane du bassin, en maintenant, malgré tous ses méandres, une direction exactement perpendiculaire au rivage de la Méditerranée où il doit aboutir: par la régularité de son cours presque inflexible, il s'accorde parfaitement avec la forme géométrique de son bassin. Mais, en approchant de la barrière que lui opposent les monts de la Catalogne, il faut qu'il se ploie et se reploie en sinuosités nombreuses, avant de trouver une issue pour gagner la mer. La source de Fontibre (Font d'Èbre), dans une haute vallée des Pyrénées cantabres, commence fièrement le fleuve par une masse d'eau considérable, à laquelle se mêlent les neiges fondues de la Peña Labra, de la sierra de Isar et d'autres montagnes. Près de Reinosa, l'Èbre semble hésiter dans son cours; un seuil bas, qui peut-être lui servait jadis de lit vers le golfe de Gascogne, s'ouvre dans la direction du nord, mais le fleuve, tournant brusquement au sud, puis à l'est, coupe, de défilé en défilé, divers massifs de hauteurs qui jadis s'élevaient en travers de sa vallée. Il se grossit dans sa course de plusieurs rivières que lui envoient les Pyrénées, la sierra de la Demanda, le massif d'Urbion; mais il ne prend vraiment l'aspect d'un fleuve qu'à sa sortie des plaines de Navarre, où le Cidaco et l'Alhamá, du côté méridional, l'Ega et l'Aragon doublé par l'Arga, du côté septentrional, viennent unir leurs eaux dans le lit commun. Ainsi que le dit le proverbe: _Arga, Ega, Aragon Hacen al Ebro varon._ Ce sont ces rivières qui font le fleuve. L'Èbre est désormais assez fort pour fournir de l'eau en abondance aux canaux latéraux qui s'y alimentent en aval de Tudela. A gauche, le canal de Tauste répand la fertilité dans les campagnes jadis infertiles qui s'étendent au pied des Bardenas; à droite, le canal Impérial, qui sert à la fois à la navigation et à l'irrigation des champs, accompagne le fleuve jusqu'à Saragosse; en temps ordinaire, il ne roule pas moins de 14 mètres cubes d'eau par seconde: c'est près de la moitié de la portée du Guadalquivir, dans la saison des «maigres». Malheureusement, une grande partie de l'eau, de même que celle du canal de navigation creusé en aval de Saragosse, se perd dans les fissures du terrain calcaire. Dans les plaines mêmes de l'Aragon, l'Èbre reçoit de droite et de gauche d'autres rivières qui compensent les saignées des canaux d'arrosage. Du versant des plateaux du sud lui viennent le Jalon, accru du Jiloca, le Huerva, l'Aguas, le Martin, le Guadalope; des avant-monts pyrénéens du nord descend l'Arba, tandis que des grandes Pyrénées elles-mêmes s'élance le Gallego; mais de tous les cours d'eau du bassin le plus important est le Sègre, uni au Cinca. En moyenne, l'Èbre, épuisé par les emprunts des cultivateurs riverains, a beaucoup moins d'eau que ce déversoir où s'épanche tout le surplus de la masse liquide tombée sur le versant méridional des Pyrénées, entre le groupe du mont Perdu et celui de Carlitte. A l'époque des crues annuelles, le flot que roule le Sègre arrête complétement le cours de l'Èbre et fait refluer ses eaux en sens inverse du courant. Si le Sègre coulait dans l'axe de la plaine d'Aragon, c'est lui qui mériterait de donner son nom au tronc commun du fleuve; mais, par une étrange disposition, caractéristique de ce bassin triangulaire aux limites rectilignes, le Sègre s'épanche précisément à angle droit de la dépression centrale des plaines et longe la base même des montagnes qui forment l'un des côtés de la grande figure géométrique. [Illustration: Nº 145.--DELTA DE L'ÈBRE.] Immédiatement en aval de la jonction, le Sègre et l'Èbre réunis commencent leur trouée à travers les chaînons parallèles de la Catalogne. Du confluent à la mer, la pente totale est de 56 mètres sur un espace développé de plus de 150 kilomètres, mais le fleuve a nivelé son lit de manière à faire disparaître les cascades et les rapides. Les matériaux produits par ce grand travail de déblayement se sont déposés dans la mer en dehors de la ligne normale du rivage. Le delta de l'Èbre s'avance de 24 kilomètres dans la Méditerranée, et ses terres basses, couvertes de salines, de lagunes, de fausses rivières, s'étendent sur près de 400 kilomètres carrés. Il est vrai que du côté du sud les alluvions de l'Èbre trouvent un point d'appui dans les bas-fonds qui se dirigent vers le groupe des Columbretes: saisis par le courant qui porte au sud et au sud-ouest, les troubles se déposent surtout de ce côté; ainsi s'est formée la flèche de sable qui rattache aux terres marécageuses du delta l'île élevée de Punta la Baña et qui protège le port des Alfaques. C'est dans ce port de refuge, en grande partie vaseux comme le «Puerto del Fangal», à l'extrémité septentrionale du delta, que s'ouvre la bouche artificielle de l'Èbre, formée par le canal de San Carlos de la Rapita, que l'on a creusé à travers les terres basses; il a 14 kilomètres de longueur et sa pente est rachetée par trois écluses. C'est en vain qu'on a essayé de le faire servir à la grande navigation. Les digues latérales de l'embouchure n'ont pas empêché la formation d'une barre qui arrête les bâtiments à l'entrée. De même, les bouches naturelles, entourant la petite île de Buda, sont inaccessibles aux navires, à cause de leurs barres inconstantes, recouvertes d'une eau peu profonde. Si l'étude géologique du delta de l'Èbre avait été faite d'une manière complète, si des sondages avaient déterminé le volume précis des terres alluviales jusqu'à la roche sous-jacente, et que l'accroissement annuel de la masse fût parfaitement connu, on pourrait tenter d'évaluer approximativement le nombre des siècles écoulés depuis le jour où le lac intérieur commença de se vider dans la mer par le courant de l'Èbre. D'ailleurs, les empiétements du delta diminueront d'année en année, et depuis le commencement du siècle ils ont déjà diminué, en proportion des progrès accomplis par les cultivateurs dans l'irrigation de leurs campagnes. Le débit moyen de l'Èbre n'est plus que la moitié, d'après Antonio de la Mesa, de ce qu'il était naguère, et il ne cessera de se réduire si toutes les améliorations projetées se réalisent. Déjà, pendant une grande partie de l'année, plusieurs de ses affluents sont épuisés en entier par les canaux d'arrosage et n'atteignent pas le lit majeur du fleuve; mais les grands tributaires pyrénéens ont encore une masse d'eau considérable qui va se perdre dans la mer et dont chaque flot pourrait faire germer des moissons dans les steppes riverains. L'Arga devrait fertiliser le sol des Bardenas et le district des Cinco Villas: l'eau surabondante du Gallego, de l'Isuela, du Cinca semble destinée à entourer la sierra de Alcubierre d'un réseau de cultures; le Sègre surtout tient en réserve dans ses eaux torrentueuses la fécondité future des Llanos del Urgel, encore bien incomplétement utilisés. D'énormes capitaux, confiés à des spéculateurs sans probité, ont été gaspillés à ces diverses entreprises; mais, en dépit de ce mécompte, il faudra se remettre à l'ouvrage pour employer le faible excédant de pluie qui reste encore sans emploi dans le bassin de l'Èbre. Tôt ou tard le grand fleuve, de même que les autres cours d'eau de la Catalogne, le Llobregat, le Ter, le Fluvia, ressemblera aux rivières de Valence, dont chaque-goutte est utilisée et se change en séve et en fruits [185]. [Note 185: Superficie du bassin de l'Èbre 83,500 kilom. carrés. Pluies moyennes dans le bassin, par mètre de surface 0m,500 Débit de crue 5,000 mètres cubes. » moyen 100(?) » » » d'étiage 50 » » Écoulement moyen par mètre de surface 0m,037 Proportion de l'écoulement à la précipitation 1,14(?) ] La richesse exubérante des campagnes irriguées témoigne de la bonté du sol dans la Catalogne et l'Aragon. Même des terrains naturellement saturés de substances salines, comme ceux des environs de Saragosse, ont été transformés en d'admirables jardins fournissant des légumes et surtout des fruits exquis. Sur le littoral catalan, des plantes tropicales, des agaves, des cactus, et çà et là, au sud de Barcelone, quelques palmiers étalant leurs éventails au pied des roches rappellent encore les beaux paysages du midi de la Péninsule. Dans le bassin de l'Èbre, la transition s'opère graduellement entre la nature presque africaine de Murcie et de Valence et l'âpre climat des plateaux et des montagnes; mais nulle part, si ce n'est au bord immédiat des rivières, l'eau n'est en quantité suffisante. Dans certaines régions des montagnes on voit des maisons haut perchées, dont les murailles sont rouges à cause du vin qui a servi à en délayer le mortier: après une bonne vendange, il est plus économique d'aller puiser dans le cellier le liquide nécessaire que de chercher au loin dans quelque vallée profonde, et par des chemins difficiles, une eau précieuse, plus utilement employée à l'irrigation des champs. Arrêtés par les montagnes et les plateaux inclinés des Castilles, les vents d'ouest n'apportent aucune humidité dans la cuvette au fond de laquelle coule l'Èbre; les vents humides du nord-ouest, qui soufflent de la mer Cantabre, sont aussi partiellement arrêtés par les monts de la Navarre. Quant à ceux qui proviennent de la Méditerranée, ils n'arrosent que le versant oriental des montagnes de la Catalogne et n'entrent que par un petit nombre de brèches dans les plaines de l'Aragon. [Illustration: N 144.--STEPPES DE L'ARAGON.] Cette pénurie d'eau fluviale est un grand désavantage pour certaines régions du bassin de l'Èbre. On y voit de véritables déserts, qui n'ont rien à envier à ceux de l'Afrique: tout y manque, eaux courantes, cultures, prairies et forêts. La plus grande partie des Bardenas, entre l'Aragon et l'Arba; les Monegros, que limitent l'Èbre, le Sègre et le Cinca; les terrasses de Calanda, au sud de l'Èbre et à l'ouest du Guadalope, sont les plus vastes et les plus inhabitables de ces déserts. Dans ces solitudes, et à un moindre degré dans toute la dépression des plaines aragonaises, le climat a les inconvénients extrêmes; il est alternativement très-froid et très-chaud, non-seulement de l'été à l'hiver, mais encore clans une même saison; malgré le voisinage de la mer, le climat est tout à fait continental. La rareté de la végétation, la couleur blanchâtre des terres qui laissent rayonner la chaleur du jour, la proximité des montagnes neigeuses donnent au climat d'hiver une singulière âpreté; par contre, les chaleurs estivales sont fréquemment intolérables: on étouffe dans cette cavité où les vents marins ne pénètrent que rarement, par bouffées inégales, et où des roches éclatantes de lumière répercutent partout les rayons du soleil. Sur les côtes de la Catalogne, le vent chaud, fatal à la végétation, malsain pour les hommes, n'est pas celui qui souffle d'Afrique; c'est le vent qui vient de traverser les plaines brûlantes de l'Aragon. Grâce aux eaux de la Méditerranée qui baignent ses rivages, aux brises marines qui lui apportent les pluies, l'air salin, l'égalité de température, la Catalogne jouit d'un bien meilleur climat que l'Aragon. C'est là un des contrastes qui, avec les autres différences géographiques et les diversités d'origine, d'alliances, de parenté, de commerce, ont donné aux deux contrées limitrophes une individualité distincte [186]. [Note 186: Saragosse. Barcelone. Température moyenne (treize années) 16° 17°,20 Extrême de chaleur 41° 31° » de froid -7°,8 0°,1 Écart 48°,8 30°,9 Pluie 0m,347 0m,400 ] Sans chercher à connaître l'impossible, c'est-à-dire la filiation des peuplades aborigènes et de provenance étrangère qui peuplaient avant l'histoire écrite la vallée de l'Èbre et les monts de la Catalogne, il est certain que la contrée maritime est celle qui a reçu dans sa population le plus d'éléments divers. La mer devait lui amener des colons de tous les peuples navigateurs, tandis que d'autres visiteurs, hostiles ou pacifiques, devaient arriver du sud par le chemin naturel des plages ou du nord par les cols peu élevés des Albères. Aussi, Carthaginois et Phéniciens, Grecs et Massiliotes, Romains, Arabes, Normands, Français, Provençaux, venus par mer ou par terre, se sont-ils successivement mêlés aux habitants de la Catalogne. L'Aragon, terre continentale inconnue des marins et défendue contre les immigrations du nord par un rempart de rochers et de neiges, devait conserver beaucoup plus la pureté relative de ses peuples; mais, par contre, les conquérants qui réussissaient à s'emparer du pays, devaient s'y établir fortement, sans crainte de nouveaux arrivants qui réussissent à les déloger. Quand les Maures s'emparèrent de l'Aragon, ce fut pour longtemps. Barcelone était déjà libre depuis trois siècles lorsque les Sarrasins tenaient encore dans Saragosse. Comparé à la Catalogne mobile et changeante, l'Aragon représente la solidité et la durée. Considérés en masse, les habitants de la vallée de l'Èbre sont d'un orgueil un peu agressif, d'une hauteur froide et dédaigneuse, d'une grande paresse d'esprit: ils sont routiniers et superstitieux; mais ils ont une singulière force de volonté, et par leur vaillance font honneur à leurs ancêtres les Celtibères. Ces beaux hommes à la forte carrure, que l'on voit cheminer derrière leurs ânes, la tête entourée d'un mouchoir de soie et la taille serrée par une ceinture violette, sont toujours prêts à se battre. Encore à la fin du siècle dernier, il était de coutume entre villages ou confréries d'en venir aux mains pour le seul plaisir de lutter et de montrer sa bravoure: ce combat, qui ne se terminait point sans mort d'hommes, était ce qu'on appelait la _rondalla_, mot qui s'applique aujourd'hui aux concerts des chanteurs en plein vent. Dans les petites choses, les Aragonais apportent le même entêtement que dans les grandes. Ainsi que le dit le proverbe: «Ils enfoncent des clous avec leur tête!» Hommes et femmes doivent à cette énergie de résolution une fermeté de traits qui, pour un grand nombre, s'allie avec une véritable beauté. Les premiers siècles de la lutte des Aragonais contre les Maures ne furent qu'une guerre incessante pendant laquelle chaque montagnard jouait noblement sa vie. Les rois n'étaient alors que des «premiers parmi des pairs», et ceux-ci d'ailleurs avaient pris les plus grandes précautions pour que le pouvoir du souverain fût toujours contrôlé. Un grand juge national, responsable lui-même, surveillait le roi et l'obligeait à respecter les privilèges de ses sujets; dans les cas graves de violation des lois, il le faisait même arrêter et garder à vue. On a beaucoup admiré, et à bon droit, la fière parole que le grand justicier d'Aragon était chargé de prononcer devant le roi agenouillé, lorsque celui-ci venait prêter le serment de gouverner selon la loi: «Nous qui valons autant que vous, et qui pouvons plus que vous, nous vous faisons notre roi et seigneur, afin que vous gardiez nos fors et libertés. Sinon, non!» Il est vrai que peu à peu le justicier en vint à parler, non point au nom du peuple, mais seulement comme représentant des «riches hommes». Les fors que le roi jurait de maintenir finirent par n'être plus que des privilèges de la noblesse. Quand on n'eut plus besoin d'eux pour la lutte, les marchands, les artisans, les laboureurs, se trouvèrent en dehors du droit; ils n'avaient aucune liberté que rois, justiciers ou nobles fussent tenus de respecter, et quand on daignait s'occuper d'eux, ce n'est qu'indirectement, par l'entremise des «universités» ou corps municipaux. Quoique la constitution du royaume d'Aragon fût donc bien éloignée d'être républicaine, pourtant elle contrôlait le pouvoir royal avec tant d'efficacité, que les souverains tentèrent fréquemment de s'en débarrasser à tout prix. Enfin, Philippe II réussit à faire pénétrer secrètement des troupes en Aragon; le grand justicier fut arrêté inopinément et sa tête tomba sur une place de Saragosse devant la foute atterrée. Ce n'est pas tout: le roi, profitant de la consternation générale, fit réunir au milieu de son armée, campée à Tarazona, de prétendus États qui votèrent la peine de mort contre tout homme poussant le «cri de liberté». Au commencement du dix-huitième siècle, ce qui restait de l'ancien appareil des institutions locales fut définitivement supprimé et l'Aragon perdit toute autonomie pour devenir une simple «capitainerie générale» de la couronne de Castille. Le pouvoir central a pu se féliciter de ce résultat, mais les populations elles-mêmes, privées de tout ressort d'initiative, ont été par ce fait condamnées à rester dans une véritable barbarie intellectuelle. A bien des égards, l'Aragon de nos jours est moins avancé, même en civilisation matérielle, qu'il ne l'était au treizième siècle, la grande époque de sa prépondérance politique dans le bassin de la Méditerranée occidentale. Les Catalans ne sont guère moins contents d'eux-mêmes que les Aragonais; les hommes des plateaux, les bergers surtout, auxquels de vieilles traditions assurent la noblesse, aiment à vanter leur descendance; mais leur orgueil se rapproche fort de la vanité, car ils sont abondants en paroles. Ils sont aussi loquaces que leurs voisins sont silencieux; ils crient beaucoup, s'insultent volontiers, mais rarement ils en viennent aux mains. Leur caractère a, dit-on, moins de solidité que celui des Aragonais; cependant ils résistèrent encore plus longtemps pour le maintien de leurs libertés provinciales. Plus éloignés du plateau des Castilles, plus nombreux et, par conséquent, plus assurés de leur force, aguerris contre le danger par unu périlleuse navigation sur des mers aux tempêtes soudaines, ils ne pouvaient tolérer que des ordres leur fussent donnés par ces Castillans qu'ils méprisent. Peu de villes ont été plus souvent assiégées que Barcelone; bien peu, même dans cette héroïque Espagne, se sont plus vaillamment défendues; souvent même elle a réussi, par ses seules forces, à faire lever le siège. Les guerres civiles, qui, sous divers drapeaux, ensanglantent si fréquemment les rues de Barcelone et de ses faubourgs, ainsi que les défiles des montagnes environnantes, ont encore presque toutes pour cause principale ce vieil instinct d'indépendance catalane auquel le gouvernement de Madrid ne sait point faire sa part. Naguère les Castillans de vieille roche avaient un mot pour flétrir leurs compatriotes du nord de l'Èbre: ils les appelaient «Catalans rebelles»; ceux-ci, de leur côté, acceptaient ce terme, non comme un opprobre, mais comme un titre de gloire. Il est aussi un mérite qu'ils s'attribuent et que nul ne peut leur contester, celui d'une grande âpreté au travail. Non-seulement les Catalans ont changé en beaux jardins les vallées arrosables tournées vers la mer, ils ont aussi attaqué les pentes arides des montagnes et forcé la pierre triturée, mêlée aux terres apportées de la plaine, à nourrir leurs vignes, leurs oliviers, leurs céréales. Ainsi que le dit le proverbe: «Le Catalan sait faire du pain avec des pierres.» Cependant, l'agriculture ne suffisant pas à l'alimentation de la population surabondante, il a fallu que celle-ci se tournât vers l'industrie et elle l'a fait avec la plus grande ardeur. Barcelone, ses faubourgs, les villes de la banlieue et de tout le littoral avoisinant ont de nombreuses manufactures où l'on met en oeuvre les fibres du coton, les laines et d'autres textiles, les fers, les bois, les peaux, les ingrédients chimiques de toute espèce. Il y a un demi-siècle environ que l'industrie cotonnière a pris pied en Catalogne, et depuis cette époque Barcelone a gardé sa prééminence et presque le monopole dans ce domaine du travail national[187]. Avant le commencement de la série de révolutions que traverse actuellement l'Espagne et dont la Catalogne a tout particulièrement souffert, la province de Barcelone possédait à elle seule les deux tiers des machines à vapeur de toute la Péninsule; elle avait mérité le nom de Lancashire espagnol. D'ailleurs la guerre civile n'a fait que ralentir le travail, sans le suspendre; Barcelone est restée le grand atelier où l'Espagne se fournit de tous les produits de l'industrie moderne. Le rôle d'intermédiaire qui appartenait aux populations de la Catalogne avant la guerre des Albigeois, leur a été rendu sous une autre forme. Alors elles propageaient en Espagne la langue et la civilisation provençales; de nos jours elles lui transmettent le mouvement industriel de la France. Il est d'autant plus étonnant que Barcelone n'ait point encore avec l'État limitrophe de communications rapides pour la rattacher à la France. Elle n'a toujours que les «routes humides» de la mer et une seule grande route, souvent difficile à suivre quand les torrents du littoral sont débordés. Pourtant le chemin de fer futur de Geroua à Banyuls n'est pas un de ceux qui demandent de très-grands travaux d'art pour la la traversée des montagnes; le mur peu élevé des Albères est le seul obstacle qui sépare du réseau continental la capitale industrielle et commerciale de l'Espagne. [Note 187: Industrie cotonnière de la Catalogne, en 1870: Valeur du capital fixe.............. 150,000,000 fr. Manufactures........................ 700 Ouvriers (hommes, femmes, enfants).. 104,000 Broches............................. 1,200,000 Production des fils................. 17,500,000 kilogr. Tissus.............................. 200,000,000 mètres. ] Les Catalans de la Péninsule, de même que ceux des Baléares, émigrent volontiers; très-âpres au gain et fort habiles à manier l'argent, ils vont dans les diverses provinces de l'Espagne utiliser les ressources que les habitants eux-mêmes ne savent pas exploiter: toutes les villes des plateaux de l'intérieur ont leurs Catalans qui s'essayent à faire fortune et y réussissent presque toujours. Dans mainte province de l'Espagne le mot de «Catalan» est synonyme de marchand, de boutiquier, d'industriel. Aux Philippines, à Puerto-Rico, à Cuba, les colons de Catalogne sont également en nombre considérable et se distinguent par leur zèle extrême à s'enrichir. Aussi les créoles blancs et noirs, qui voient en eux des rivaux ou des maîtres, les regardent-ils avec un sentiment d'aversion profonde. C'est parmi les Catalans qu'ont été recrutés en grande partie ces «volontaires de la Liberté» qui ont combattu avec tant d'acharnement et parfois tant de férocité pour maintenir les Cubanais dans la servitude politique et les noirs dans l'esclavage. Les villes de l'Aragon et celles de la Catalogne présentent le même contraste que leurs populations. Les premières, plus clair-semées, ont un aspect grave, solennel, sombre même; les secondes, plus pittoresquement situées pour la plupart, sont, en général, affairées et joyeuses. Elles renouvellent plus fréquemment leurs édifices; tandis que leurs soeurs de l'Aragon représentent encore le moyen âge, elles appartiennent au monde moderne. Zaragoza, la Colonia Caesaraugusta des Romains, la Saragosse des Français, occupe une position naturelle des plus heureuses. Elle se trouve presque au milieu géométrique de la plaine de l'Aragon, au confluent de l'Èbre et de deux tributaires, dont l'un, fort important, le Gallego, lui apporte directement l'eau froide versée par les sources du mont Perdu. A une vingtaine de kilomètres en amont, l'Èbre reçoit le Jalon, la rivière la plus abondante du versant méridional et celle qui ouvre les grands chemins d'accès vers le plateau des Castilles et les bassins du Júcar et du Guadalaviar. Ainsi Saragosse est au point de croisement de toutes les routes naturelles de la contrée, et les voies artificielles ont dû forcément y aboutir. Comme les cités de l'Andalousie, Saragosse a son alcázar mauresque, l'Aljaferia, qui fut naguère un palais de l'Inquisition et qui sert maintenant de caserne. Un autre monument curieux est la fameuse tour penchée qui date du commencement du seizième siècle; elle est inclinée de plus de 3 mètres, à peu près autant que la tour de Pise, et, par la grâce de son architecture, l'élégance et le bon goût de ses ornements, elle mériterait d'être considérée comme le plus bel édifice de ce genre, si elle n'était déparée par un clocher à double ventre du plus mauvais style. Saragosse se vante aussi de sa promenade du Coso et des allées ombreuses qui longent ses trois rivières; mais, amoureux de la gloire comme ils le sont, les habitants tiennent surtout pour leur cité au renom de «ville héroïque», et certes ils ont bien le droit de revendiquer ce titre pour elle. Le siége qu'elle soutint, en 1808 et en 1809, contre toute une armée française, témoigne à jamais de la vaillance des Saragossais. Du reste, il s'agissait pour eux, non-seulement de défendre leurs foyers, mais aussi de sauver la patronne de la cité, la «Vierge du Pilier» (_Virgen del Pilar_), dont la statue magnifiquement ornée se dresse dans la cathédrale sur un pilier d'argent massif. La Vierge l'avait dit elle-même: Elle ne veut pas être française, Elle veut être capitaine De la troupe aragonaise! Aussi, pour accomplir la volonté sacrée, la «ville préférée de Marie» se défendit-elle rue par rue, maison par maison, avec un acharnement dont les annales des peuples offrent peu d'exemples. Encore de nos jours, on célèbre des courses de taureaux en l'honneur de la Vierge du Pilier; en 1875, 43 taureaux furent tués en un seul jour. Saragosse a percé quelques rues droites et de larges boulevards dans l'ancien dédale de ses ruelles tortueuses, mais les autres villes des provinces aragonaises ont gardé leur physionomie d'autrefois. Dans la haute vallée de l'Aragon, entre les Pyrénées et la sierra de la Peña, Jaca aux maisons grises et lézardées est encore ceinte de ses hautes murailles à tours carrées et dominée par une citadelle; elle fut jadis capitale du royaume de Sobrarbe, mais ce n'est plus qu'une bourgade délabrée, qui serait fort peu connue si elle ne se trouvait au débouché du Somport et dans le voisinage des fameux couvents de la Peña. A la base des premiers monts, Huesca, capitale de province, est l'antique Osca, dont le nom rappelle celui de la ville française d'Auch et l'ancienne domination des Auskes ou Euskariens. Elle a gardé une certaine importance, grâce à la vaste plaine irriguée qui entoure sa colline; on y voit une riche cathédrale ayant remplacé une mosquée, des couvents déserts, un palais des rois d'Aragon changé en université et les débris d'une enceinte, jadis flanquée de quatre-vingt-dix-neuf tours. Barbastro, située dans une position analogue à celle de Huesca, non loin du Cinca, est restée comme Jaca une ville du moyen âge; elle communique maintenant avec la France, par la route carrossable du Somport. Dans la partie méridionale du bassin de l'Èbre, en aval du confluent du Jalon et du Jiloca, la ville arabe de Calatayud, la deuxième cité de l'Aragon en importance commerciale, et l'héritière de la Bilbilis des Ibères, qui s'élevait sur les pentes d'une montagne voisine, possède encore un faubourg composé en entier de masures et de trous nauséabonds, où gîte toute une population de mendiants faméliques. Enfin Teruel, le chef-lieu du Maeztrazgo et dominant le cours du Guadalaviar, a tout à fait l'aspect d'une place forte du moyen âge, avec ses murs crénelés, ses tours, ses portes fortifiées: on croirait voir Avila ou Tolède. La tour arabe de son église est une des principales curiosités de «l'Espagne inconnue»; son aqueduc, du seizième siècle, qui traverse une vallée sur un pont de 140 arcades, est une œuvre remarquable. Plusieurs villes de l'intérieur de la Catalogne sont aussi d'apparence fort antique, et dans le nombre il en est de tout à fait délabrées et qui resteront telles, tant que des moyens de communication faciles ne les rattacheront pas au reste de l'Espagne. Ainsi la «fière Puycerda», qui, du haut de sa colline, située sur la frontière même de France, domine une telle plaine, jadis lacustre, parcourue par le Sègre, n'est guère qu'un amas de masures entouré de remparts. La Seu d'Urgel, bâtie également au bord du Sègre, dans une «conque» des plus fertiles qu'arrose aussi l'Embalira d'Andorre, est sans doute un point militaire fort important à cause des vallées que commande sa forteresse; mais ses rues immondes, ses maisons d'aspect sordide, ses murs en pisé que ravine la pluie, ne peuvent qu'inspirer un véritable dégoût. Aucune route de voitures n'a forcé encore les défilés inférieurs par lesquels s'enfuient les eaux du Sègre vers Balaguer et Lérida. Cette dernière ville, plus ancienne que l'histoire même de l'Espagne, a toujours eu un rôle considérable comme place romaine, arabe ou chrétienne, à cause de sa position militaire sur le Sègre, à l'entrée de la plaine de l'Aragon, au débouché des vallées pyrénéennes et des passages des montagnes catalanes. Les plaines voisines ont donc été fréquemment le théâtre de sanglantes batailles entre les armées qui se disputaient la possession du bassin de l'Èbre, et les murs de sa forteresse ont eu à subir de nombreux assauts. Actuellement Lérida est l'étape intermédiaire de commerce entre Saragosse et Barcelone; les magnifiques jardins des environs lui fournissent en outre des ressources propres pour ses échanges avec le reste de l'Espagne, mais elle n'a guère d'autres éléments de prospérité; à moins qu'un chemin de fer transpyrénéen n'en fasse un des grands entrepôts de commerce international, elle semble destinée à rester une ville de troisième ordre. La pittoresque Tortose, la dernière cité que baigne l'Èbre avant de se perdre dans la Méditerranée, n'est que l'ombre de ce qu'elle fut autrefois quand elle était capitale, d'un royaume arabe. De même que Lérida, elle eut jadis une grande importance stratégique comme ville frontière de la Catalogne et de l'Aragon et comme place forte dominant le passage de l'Èbre. Elle est aussi une étape de commerce entre Barcelone et Valence, et si elle possédait un bon port, nul doute qu'elle ne se reprît à fleurir. Mais les golfes fangeux qui s'ouvrent aux deux côtés du delta de l'Èbre ne sont nullement appropriés à l'établissement de cales et de môles pour l'échange des marchandises. Le havre de los Alfaques offre bien un excellent mouillage aux navires surpris par la tempête; malheureusement ils ne peuvent s'approcher des plages basses, et, comme il a été dit plus haut, le port artificiel de San Carlos de la Rapita, communiquant avec l'Èbre par un canal creusé de main d'homme, mais fort mal entretenu, n'est accessible qu'aux embarcations d'un faible tonnage. De même que Marseille est le véritable débouché commercial de la vallée du Rhône, de même, à l'époque des Romains, Tarragone était le grand marché maritime du bassin de l'Èbre; grâce à sa situation en face de Rome, de l'autre côté de la Méditerranée, elle était devenue aussi le principal point d'appui de la domination latine dans la péninsule Ibérique; elle possédait des monuments superbes, cirques, amphithéâtres, palais, temples, aqueducs. Sa population était de plusieurs centaines de milliers d'hommes, d'un million peut-être; son enceinte aurait eu plus de soixante kilomètres de tour, et le petit port de Salou, situé maintenant à deux heures de marche au sud-ouest, aurait été compris dans l'ancienne Tarraco des Romains. La ville moderne, «toute jaune sur la roche grise,» est presque entièrement construite de fragments d'édifices ruinés; des inscriptions, des bas-reliefs antiques se montrent ça et là, encastrés dans les maçonneries grossières. Une cathédrale massive, de hautes tours du moyen âge, des murailles à demi renversées, quelques palmiers jaillissant du milieu de la sombre verdure des orangers, un aqueduc en partie romain traversant une plaine de jardins splendides, voilà ce que présente la Tarragone d'aujourd'hui. Il est vrai qu'elle se complète par la ville manufacturière de Réus, qui se trouve à une petite distance dans l'intérieur et qui a très-rapidement grandi depuis le commencement du siècle. C'est dans le voisinage que s'élève le couvent de Poblet, où sont déposées les cendres des rois d'Aragon. [Illustration: N° 145.--ENVIRONS DE BARCELONE.] [Illustration: BARCELONE, VUE PRISE DU MONSUICH.] Dessin A. de Deroy, d'après une photographie de MM. Lévy et Cie.] Entre Tarragone, l'antique métropole, et Barcelone, la Barcino romaine nouvelle capitale des contrées de l'Èbre et deuxième cité de l'Espagne, la population se presse en agglomérations nombreuses. On traverse les riches campagnes du Panadès, puis la vallée non moins fertile qu'arrosent les eaux rougeâtres du Llobregat et l'on voit se succéder les villes et les villages qui précèdent les faubourgs de Barcelone. La cité proprement dite est assise au bord de la mer, à la base orientale du rocher abrupt de Monjuich, hérissé de fortifications menaçantes, qui ont plus souvent vomi du fer sur les Barcelonais eux-mêmes que sur leurs ennemis; en outre, une puissante citadelle, égale en surface à tout un tiers de la ville, la surveille du côté de l'est. Pourtant la ville est fort gaie au pied de ces batteries qui pourraient la réduire en cendres. Barcelone se vante d'être en Espagne le lieu par excellence de la joie et du plaisir. Quoique bien inférieure à Madrid en population, elle a plus de théâtres, plus de sociétés dramatiques, de musique et de bals; les représentations théâtrales y sont meilleures, le public plus animé et d'un goût plus délicat. La large promenade de la Rambla ou du «Ravin», ainsi nommée parce qu'elle emprunte le lit d'un torrent qui traversait la ville et que l'on a détourné de son cours, le quai du port ou «muraille de mer» que borde la grande façade de la ville, les allées d'arbres qui séparent Barcelone de la citadelle et de son faubourg de Barcelonette, offrent pendant les belles soirées un aspect vraiment prodigieux par leurs cohues bruyantes, pressées sous les platanes et devant les somptueux cafés. Par sa gaieté, Barcelone est bien la «ville unique» dont parlait Cervantes; elle est aussi le «séjour de la courtoisie et la patrie des hommes vaillants»; mais il serait trop hardi de dire qu'elle mérite également d'être qualifiée de «centre commun de toutes les amitiés sincères». Barcelone est de beaucoup la cité la plus commerçante de la Péninsule; même en temps de guerre civile, quand on se bat dans les faubourgs, elle garde sa prééminence sur les autres ports espagnols. Elle concentre devant ses quais plus du quart de tous les échanges de la nation; Málaga, la ville maritime qui vient immédiatement après elle par ordre d'importance, n'a pas même la moitié du trafic de la place catalane[188]. Mais le port de Barcelone, parfaitement abrité à l'ouest, au nord et au sud, est exposé aux vents du sud, et précisément un écueil dangereux se trouve dans cette direction à l'entrée du port; en outre, la profondeur de presque tout le bassin est insuffisante, elle n'est en moyenne que de 5 à 6 mètres. Il serait nécessaire de corriger et de compléter l'oeuvre de la nature par de grands travaux d'excavation et d'endiguement, que la pénurie chronique du budget espagnol ne permet guère de mener à bonne fin, mais que les commerçants de la Catalogne devraient terminer eux-mêmes. Les autres ports du littoral sont encore plus mal abrités que celui de Barcelone, mais il serait possible de les garantir des vents et de la houle du large, grâce à des brise-lames que l'on construirait sur des chaînes d'écueils parallèles au rivage. Les longs récifs sont probablement les restes d'un ancien littoral affaissé. [Note 188: Mouvement des échanges a Barcelone, en 1867: 267,275,000 fr.] [Illustration: N° 146.--BANCS DE MATARÓ.] Grande ville de commerce, lieu de rendez-vous de marins, d'industriels et d'étrangers venus de toutes les parties de l'Europe, Barcelone ne pouvait manquer dans ses transformations successives de perdre l'originalité de son architecture. Elle est maintenant une autre Marseille, aux grandes avenues bordées de maisons régulières, et quelques-uns de ses quartiers, notamment Barcelonette, construite à l'orient du port sur une langue de terre en partie artificielle, n'ont pas moins d'uniformité que ceux des villes américaines. Barcelone n'a de monuments curieux que sa cathédrale inachevée, à la haute et sombre nef gothique, et son ancien palais de l'Inquisition, avec ses cachots horribles. Mais dans les environs de la ville, autour de ses faubourgs d'usines et de maisons d'ouvriers, que de charmantes villas dans les creux verdoyants des vallons et sur les escarpements des promontoires! Joyeuse comme elle l'est, Barcelone a semé de ses _torres_ de plaisance tous les coteaux, toutes les plages et les vallées de sa banlieue. Les hauteurs de Sarria sont couvertes de gracieux châteaux, rendez-vous des élégants de la ville. Il n'est guère en Espagne de pays plus charmant que le littoral maritime qui s'étend au nord de Barcelone et de Badalona, aux nombreuses cheminées d'usines jaillissant du milieu de la verdure, et qui se prolonge vers Masnou, Mataró et la rivière de Tordera. Les montagnes projettent dans la mer des promontoires couverts à la cime de pins et de chênes-liéges, cultivés en vignes sur leurs pentes et portant çà et là sur une arête quelque vieux castel ou bien un bourg crénelé; chaque vallée intermédiaire est une campagne bariolée de vergers et de jardins qu'entourent des haies d'aloès; des villes, des villages aux maisons peintes occupent en un faubourg continu le bord semi-circulaire des plages, où sont échouées les barques, où sèchent les filets. Le chemin de fer longe le flot, puis il passe au milieu d'une ville, traverse un bosquet d'orangers, perce en souterrain un cap de rochers, pour entrer de nouveau dans une plaine de verdure et de fruits. C'est un tableau toujours changeant, toujours beau, et fort instructif au point de vue de l'histoire. Du même regard on embrasse, au sommet des collines, des villages peureusement entourés de murs comme s'ils redoutaient encore les corsaires barbaresques, et sur le bord de la mer les libres habitations modernes qui ne craignent plus l'attaque des pirates et s'ouvrent toutes grandes pour le commerce. En maints endroits une même bourgade s'est dédoublée: sur le roc est le vieux nid d'aigle, _de alt_ ou _d'amount_; sur la plage est l'agglomération moderne, _de baix_ ou _de mar_. Dans la province de Barcelone presque toutes les villes imitent la métropole par leur activité manufacturière. Igualada, que domine au nord-est la masse du Monserrat, Sabadell dans son vallon tout rempli d'usines, Tarrasa, la vieille cité romaine, près de laquelle se trouvent les célèbres bains de la Puda, Manresa, étageant ses maisons sur les pentes qui dominent le ruisseau Cardoner, Vich, l'antique cité primatiale de la Catalogne, Mataró, étendant ses faubourgs sur la plage, ont toutes leur spécialité pour la fabrication des draps fins ou grossiers, des toiles, des soieries, des cotonnades, du fil, des rubans, des dentelles, des cuirs, des chapeaux, des faïences, du verre, du papier. L'industrie manufacturière s'est aussi répandue dans la province de Gerona et notamment dans la ville d'Olot, entourée de volcans; mais le voisinage de la frontière française, les habitudes de contrebande, le va-et-vient des armées, la présence de garnisons considérables dans les forteresses de Gerona et de Figueras ont empêché le travail industriel de prendre tout le développement auquel on pouvait s'attendre. Gerona, la Gérone des Français, est célèbre surtout par les nombreux siéges qu'elle eut à subir; Figueras ou Figuières, la première ville espagnole située dans la plaine de la Muga, au débouché du col de Pertus, n'a pas été moins fréquemment prise et reprise, quoiqu'elle possède depuis le siècle dernier une citadelle énorme, d'un pourtour de 2 kilomètres et demi et capable de contenir plus de 20,000 hommes de garnison avec deux années d'approvisionnements. Le petit port fortifié de Rosas, devenu fameux dans les guerres maritimes, n'est plus qu'un village dominé par des murs croulants. Mais du moins en reste-t-il quelque chose, tandis qu'on ne voit pas un vestige de l'antique cité grecque d'Emporion, située de l'autre côté de la baie. Les ruines de cette «Ville du Marché» où vivaient, dit-on, plus de 100,000 habitants, ont été entièrement recouvertes par les alluvions du Fluvia et les laisses de mer. La plage a gardé le nom d'Ampúrias, et la contrée tout entière, l'Ampourdan, porte l'appellation de la ville qui n'est plus[189]. [Note 189: Villes principales de l'Aragon et de la Catalogne avec leur population approximative: ARAGON. Saragosse (Zaragoza).... 56,000 hab. Calatayud............... 12,000 » Huesca.................. 10,000 » Teruel.................. 7,000 » CATALOGNE (CATALUÑA). Barcelone (Barcelona).. 180,000 » Réus................... 25,000 » Tortose (Tortosa)...... 22,000 » Mataró................. 17,000 » Sabadell............... 15,000 » Manresa................ 14,000 » Tarragone (Tarragona).. 13,000 » Lérida................. 12,000 » Vich................... 12,000 » Badalona............... 11,000 » Igualada............... 10,500 » Olot................... 10,000 » Tarrasa................ 9,000 » Gérone (Gerona)........ 8,000 » Figuières (Figueras)... 8,000 » ] La crête suprême des monts Pyrénées constitue sur la plus grande partie de son développement la frontière entre l'Espagne et la France; c'est là que les fictions politiques ont fait passer cette ligne idéale qui, suivant les ordres venus de Paris et de Madrid, sépare tantôt de bons amis et alliés, tantôt des ennemis mortels. Toutefois les bornes ne sont point toutes placées sur le faîte. En maints endroits, les sinuosités de la frontière descendent sur l'un ou l'autre versant pour annexer, soit à l'Espagne, soit à la France, des pâturages ou des forêts qui sembleraient devoir appartenir au pays limitrophe. A l'extrémité occidentale de la chaîne pyrénéenne, c'est l'Espagne qui est le mieux partagée; elle possède toute la vallée de la Bidassoa, sur le versant français. A l'autre extrémité des Pyrénées, la France a pris sa revanche, car elle s'est emparée de tout le massif du Canigou et de la haute vallée du Sègre, sur le revers méridional des montagnes de Carlitte. Mais, dans l'ensemble, ce sont les empiétements Espagnols qui l'emportent, chose toute naturelle d'ailleurs, puisque la déclivité la plus douce, et par conséquent la plus facilement accessible, est celle qui regarde le midi. Plus nombreux, plus accoutumés à la vie des montagnes, les pâtres aragonais et basques n'ont pas manqué de s'approprier les pâturages du versant septentrional toutes les fois que l'occasion s'en est présentée, et, plus tard, les traités internationaux n'ont eu qu'à consacrer les prétentions du plus fort. Le val d'Aran, au centre même du système orographique des Pyrénées, est une de ces conquêtes que l'Espagne a faites sur la France sans que le sang ait eu à couler. Par le cours de ses eaux, cette vallée semblerait plutôt devoir être française, puisque les deux Garonne y prennent naissance et s'y réunissent en un seul fleuve; mais le défilé de sortie est fort étroit et facile à obstruer; partout ailleurs, les montagnes se dressent en un rempart quadrangulaire couvert de neiges pendant une grande partie de l'année. Jusqu'au dix-huitième siècle, les Aranais avaient le «pas pleinier», c'est-à-dire le droit de commerce librement avec le pays limitrophe; ils jouissaient aussi d'une complète autonomie administrative. Isolés, comme ils le sont, du reste du monde, les douze mille montagnards d'Aran auraient encore plus de droits, s'il est possible, que toute autre population d'Europe, à se constituer en république indépendante. A l'est d'Aran, un deuxième massif de montagnes, moins nettement limité et s'ouvrant assez largement du côté de l'Espagne, est, du moins de nom, un pays républicain: c'est le val d'Andorre. Ce petit territoire, comparable à la république italienne de Saint-Marin, occupe une superficie d'environ 600 kilomètres carrés, peuplée de près de 6,000 habitants. Sauf les pâturages de la Solana (Soulane), situés sur le versant français, sur la rive gauche de l'Ariége naissante, tout le domaine d'Andorre écoule ses eaux dans le beau gave d'Embalira ou Valira, qui va lui-même s'unir au Sègre, dans la plaine riante de la Seu d'Urgel. Presque toutes les montagnes de la contrée sont devenues arides, et les Andorrans travaillent de leur mieux à les priver encore davantage de la terre végétale qui restait; partout les bûcherons sont à l'œuvre pour faire disparaître des pentes les dernières forêts de pins et de chênes. D'anciennes moraines, privées des arbres qui les consolidaient, se sont ainsi écroulées, et l'une d'elles, située dans le voisinage du bourg d'Andorre, a récemment détruit un hameau qui se trouvait à sa base. Des traditions, que l'histoire ne confirme point, associaient les origines de la république d'Andorre à une victoire de Charlemagne ou de Louis le Débonnaire sur les Sarrasins, et l'on montre encore des constructions qui leur sont faussement attribuées. Le fait est qu'avant la Révolution française le val d'Andorre n'était point constitué en souveraineté indépendante. Aux origines du régime féodal, le territoire d'Andorre était une seigneurie dépendant du comté d'Urgel et, par conséquent, du royaume d'Aragon. A la suite d'héritages, de procès et de guerres, il fut décidé en 1278 que la vallée serait, au point de vue politique, une simple seigneurie indivise, tenue à titre égal par les évêques de la Seu et les comtes de Foix ou leurs ayants droit: c'est là ce qu'ont établi les recherches de M. Bladé. En 1793, la République française refusa le tribut accoutumé, que l'on cessa de percevoir jusqu'en 1806, puis, en 1810, les Cortès espagnoles abolirent le régime féodal. Andorre prit en conséquence une autonomie distincte, et devint un petit État s'administrant lui-même, mais dépourvu de ce que le droit des gens désigne sous le nom de «souveraineté extérieure». Toutefois les habitants, rendus à eux-mêmes, n'ont cessé de se gouverner suivant les vieilles coutumes féodales, bien différentes de celles que comporterait une république égalitaire telle qu'elle se fonderait de nos jours. Le territoire appartient exclusivement à un petit nombre de familles. La loi du majorat existe; les aînés sont maîtres, et leurs frères puinés, presque assimilés au reste des serviteurs, doivent obéissance au chef de famille et ne jouissent de son hospitalité qu'à la condition de travailler à son profit. Encore en 1842 la dîme s'était maintenue; il fallut l'exemple de l'Espagne monarchique pour la faire disparaître. En réalité, la liberté des montagnards d'Andorre se borne à ne devoir à l'Espagne ni l'impôt du sang, ni les taxes ordinaires, et à pouvoir se livrer impunément à la contrebande. C'est l'importation clandestine des articles de France et du tabac sur les marchés d'Espagne qui fait la principale richesse du pays: récemment, les «souverainetés d'Andorre» ont aussi jugé bon de chercher une autre source de revenus dans la fondation d'une maison de jeu, à proximité d'Ax, sur le versant ariégeois de leur territoire. La principale industrie légitime de la vallée est l'élève des bestiaux; les bergers andorrans mènent en hiver la plus grande partie de leurs troupeaux dans les plaines dites Llanos del Urgel, sur la rive gauche du Sègre. La république possède aussi de petites forges et une fabrique d'étoffes, foulées dans les eaux sulfureuses des Escaldas. Mais cette faible industrie et le commerce ne suffisent pas à nourrir les Andorrans: un grand nombre d'entre eux quittent le pays, avec ou sans espoir de retour. [Illustration: Nº 147.--LE VAL D'ANDORRE.] La république andorrane reconnaît deux suzerains, l'évêque d'Urgel, qui perçoit un tribut annuel de 460 francs, et le gouvernement français, qui touche une somme double. Deux viguiers représentent la seigneurie; l'un, français, est nommé par la France pour une durée illimitée; l'autre, andorran, est choisi par l'Espagne pour une période de trois années; mais, en outre, le gouverneur militaire de la Seu d'Urgel exerce les fonctions de vice-roi. Les viguiers ont le commandement des milices locales et nomment les baillis; ils peuvent faire aussi des lois provisoires en attendant la réunion des Cortès, où ils siégent eux-mêmes avec le juge d'appel, désigné alternativement par l'un et l'autre suzerain, et deux _rahonadors_ ou défenseurs des priviléges andorrans. A la tête de chaque paroisse se trouvent un premier et un deuxième consul, assistés de douze conseillers élus par les chefs de famille. Le conseil général, qui siége au village d'Andorre, est composé des consuls et d'autant de délégués des six paroisses. Mais, en dépit de toutes les fictions d'indépendance, l'Andorre est, en réalité, une partie intégrante de l'Espagne, et les carabiniers ne se gênent nullement pour violer le territoire de la prétendue république. Il n'est pas étonnant d'ailleurs que les Andorrans dépendent plutôt de l'Espagne que de la France, car, par le langage, même officiel, par le costume et les habitudes, ce sont des Catalans et, pendant six mois de l'année, ils restent complétement séparés du bassin de l'Ariége, tandis que par la vallée de l'Embalira ils peuvent toujours communiquer avec Urgel, chef-lieu de leur diocèse religieux. Du reste, l'avantage immense de ne jamais être troublé par la guerre a permis à la population de dépasser ses voisins d'Espagne par l'instruction et le bien-être. En général, les Andorrans sont intelligents et fins, trop fins même, car leur liberté précaire et l'habitude de la contrebande ont développé chez eux la ruse outre mesure. Ils excellent à prendre un air ahuri quand ils croient leurs intérêts en jeu. Feindre la niaiserie pour éviter ou tendre un piége s'appelle dans les vallées voisines «faire l'Andorran». La capitale d'Andorre est un village assez propre, situé au-dessous du confluent de la Massane ou Valira del Nort, à peine sorti d'un «grau» ou défilé sauvage, et du Valira del Orien, auquel vient de se mêler le ruisseau thermal sulfureux et ferrugineux de las Escaldas. Mais le village principal de la Vallée est San Julia de Loria, près de la frontière d'Espagne: c'est le grand entrepôt des marchandises de contrebande. VII PROVINCES BASQUES, NAVARRE ET LOGROÑO. Les provinces Basques et le ci-devant royaume de Navarre ne sont en surface qu'une faible partie, à peine la trentième, du territoire de l'Espagne. Ces contrées ne constituent pas non plus une région géographiquement distincte du reste de la Péninsule: à cheval sur les Pyrénées occidentales, elles appartiennent à la fois au bassin du golfe de Gascogne et à celui de l'Èbre; en outre, leurs limites politiques sont bizarrement tracées en lignes sinueuses à travers les vallées et les montagnes; en certains endroits elles sont même compliquées d'enclaves. Néanmoins le pays basque et navarrais doit bien être considéré comme une terre à part dans l'ensemble de l'Espagne. Il est habité dans une grande partie de son étendue par une race distincte, ayant encore gardé son vieil idiome, ses moeurs, ses coutumes politiques. Historiquement, il a eu un rôle tout spécial, non-seulement à cause du caractère de ses habitants, mais aussi en conséquence de sa position sur les frontières de la France, à l'endroit où les monts abaissés permettent les migrations des peuples et le mouvement des armées. D'ailleurs, les populations de la Biscaye et de la Navarre ont pu se suffire à elles-mêmes et développer leurs ressources avec une grande indépendance économique, grâce à la richesse naturelle de leur pays. Par l'ethnologie et l'histoire, ces contrées forment donc un tout distinct, auquel on peut joindre la province de Logroño, appartenant politiquement aux Castilles, mais située sur le versant septentrional du grand plateau, dans le bassin de l'Èbre [190]. [Note 190: Superficie. Popul. en 1870. Popul. kilom. Provinces basques: Guipúzcoa 3,122 kil. car. 180,700 hab. 96 hab. Alava 1,885 » 103,300 » 33 » Vizcaya 2,198 » 187,900 » 85 » Navarre 10,478 » 318,700 » 30 » _____________ ____________ _______ 17,683 » Logroño 5,037 » 182,900 » 36 » _____________ ____________ _______ 22,720 » 973,500 » 43 » ] Dans les provinces Vascongades et la Navarre, les divers systèmes de montagnes, que séparent en aval les plaines de l'Aragon, se rapprochent et s'entremêlent, de manière à former un dédale de monts et de collines rattachant comme un noeud inextricable la chaîne des Pyrénées au plateau des Castilles. Il est fort difficile d'y reconnaître la direction des crêtes principales, à cause de leur faible élévation moyenne au-dessus des hauteurs secondaires, et des cirques, des gorges, des vallées qui découpent les massifs en d'innombrables fragments. Quand on se trouve sur un des sommets d'où la vue peut s'étendre au loin, l'aspect de la contrée est tout à fait celui d'une mer battue par des vents contraires: jusqu'à l'extrême horizon, des vagues inégales, qu'on dirait produites par une sorte de bouillonnement, s'y heurtent et s'y entre-croisent. La chaîne médiane des Pyrénées n'a plus l'aspect des grandes montagnes dans cette région de son parcours; sa hauteur moyenne n'est plus que d'un millier de mètres. A l'endroit où elle quitte la frontière de France pour entrer dans la Navarre espagnole, le sommet d'Izterbegui et d'autres croupes arrondies, qui s'élèvent à l'angle sud-occidental de la vallée française des Aldudes, arrosée par la Nive, ne sont que de hautes collines, où pas même un rocher ne perce le revêtement de terre végétale, La chaîne se développe d'abord assez régulièrement dans la direction de l'ouest, puis, interrompue par la dépression profonde du col d'Azpiroz, elle perd son nom, en même temps que cette allure normale qui est le caractère distinctif des Pyrénées: c'est là que cesse la chaîne proprement dite. Au delà, les monts qui continuent vaguement le système pyrénéen portent le nom de sierra de Aralar, puis des appellations toutes locales; des seuils, élevés en moyenne de 600 mètres seulement, en font communiquer les deux versants et permettent aux routes et aux chemins de fer d'aller facilement des bords de la mer à la vallée de l'Èbre. Les deux massifs les plus occidentaux de cette partie indécise qui relient les Pyrénées françaises aux Pyrénées cantabres sont la Peña Gorbea, où l'on retrouve le cassis à l'état sauvage, et la sierra Salvada. Ils dominent, le premier à l'est, le deuxième à l'ouest, la dépression d'Orduña, où le Nervion prend sa source, et où serpente en brusques sinuosités le chemin de fer de Bilbao à Miranda de Ebre. [Illustration: Nº 148.--JAIZQUIBEL.] Les chaînons qui de ces massifs pyrénéens se dirigent vers le golfe de Gascogne sont également fort irréguliers dans leur allure. La plupart se relient les uns aux autres par des arêtes transversales, parallèles à l'axe des Pyrénées, de sorte que les torrents ont à chercher péniblement leur porte de sortie. Ainsi, la Bidassoa, qui dans la partie inférieure de son cours sert de limite entre l'Espagne et la France, commence d'abord par couler au sud, par le val de Baztan, puis, après un long circuit, revient vers le nord pour se mêler aux eaux salées de l'estuaire de Fontarabie. Elle sépare ainsi des Pyrénées un massif distinct, dont l'une des cimes principales est la fameuse montagne de la Rhune, sur la frontière française. Plusieurs autres sommets du littoral sont isolés de la même manière et s'élèvent à une hauteur égale à celle des pointes situées sur l'axe de la chaîne. Parmi ces pics dominateurs on peut citer le Mendaur, qui se dresse à l'ouest de la vallée de la Bidassoa, la Haya ou la montagne des Trois-Couronnes, qui, vue des plaines de l'Adour, commence si superbement l'Espagne, le mont Oiz, si bien entouré par une ceinture de vallées ombreuses, et les monts qui se terminent, entre Bilbao et Guernica, par les roches abruptes du cap Machichaco. Une montagne non moins isolée est celle qui s'élève au nord de la plaine d'Irun, entre l'estuaire de la Bidassoa et le bassin de los Pasages, alternativement empli et vidé, par la marée. C'est le Jaizquibel l'Oeaso des anciens, le sommet aux longues croupes revêtues de bruyères, d'où l'on contemple l'admirable tour d'horizon formé par les montagnes et les vallées du pays Basque, l'Adour, les Landes françaises et l'Océan. Le promontoire terminal du Jaizquibel, le cap de Higuer ou du Figuier, est l'angle extrême du littoral cantabre et fait face aux deux rochers de Sainte-Anne, dressés en pleine mer; de l'autre côté du golfe de la Bidassoa: ce sont les bornes méridionales de la côte française. Dans cette étroite zone du versant basque se trouvent représentées de nombreuses formations géologiques, du granit et des porphyres aux roches calcaires jurassiques et crayeuses et aux terrains d'alluvion déposés par les rivières. Cette grande variété d'origine et la multitude des fissures qui en ont été la conséquence ont donné aux provinces basques un trésor de mines qui a toujours été d'une certaine importance économique, mais qui ne peut manquer d'assurer tôt ou tard à ces contrées un rôle très-considérable dans l'industrie du monde. Le cuivre, le plomb y sont abondants, mais la grande richesse consiste en minerai de fer de toute espèce, se prêtant à la fabrication de tous les articles de fonte et d'acier. Le fer «vernissé» ou «gelé» que fournit la mine de Mondragon, dans les collines du Guipúzcoa, est celui dont on se servait jadis pour préparer l'acier incomparable des lames de Tolède. De nos jours, ce sont des mines voisines qui donnent une partie de l'acier utilisé pour les canons Krupp. Des montagnes entières sont tellement remplies de lits ferrugineux, que des compagnies minières les achètent en bloc, non dans l'espoir de les exploiter en entier, mais afin de priver de l'excellent minerai les compagnies rivales. Le champ minier, sinon le plus vaste, du moins le plus connu et le plus activement exploité de ces contrées est celui de Somorrostro, à l'ouest de la rade de Bilbao. Ce gîte, d'une superficie de plus de 20 kilomètres carrés, est composé de masses ferrugineuses intercalées dans une couche de sables micacés; elles sont très-faciles à fondre et donnent un métal d'une malléabilité tout exceptionnelle. Quand l'exploitation des mines n'est pas arrêtée par la guerre civile, le pays tout entier est d'une couleur de rouille: «les champs, les chemins, les maisons et jusqu'à la peau des gens. La poussière de minerai a tout recouvert d'une teinte rougeâtre uniforme, sur laquelle tranche le vert éclatant des maïs et des grands châtaigniers.» [Illustration: Nº 149.--BILBAO ET SES ENVIRONS.] Les sierras qui s'alignent dans l'Aragon, parallèlement à l'axe des Pyrénées, se continuent aussi dans la Navarre et les provinces Vascongades, mais en se confondant en maints endroits avec des chaînons latéraux du grand faîte de partage. La sierra de la Peña se prolonge à l'ouest de la rivière Aragon par deux arêtes, l'une qui s'unit aux rameaux pyrénéens et va passer au nord de Pampelune sous le nom de montagnes de San Cristóbal, l'autre la sierra del Perdon, qui court assez régulièrement vers l'ouest et se redresse pour former la Higa de Monreal, mont célèbre dans les légendes, et le meilleur poste d'observation pour embrasser du regard tout l'ensemble de la Navarre. A l'ouest de Pampelune et de l'Arga la chaîne du nord s'étale en un plateau fort accidenté et surmonté de cimes: c'est la sierra de Andía, que continuent jusqu'à l'Èbre les montagnes de Vitoria et dont les ramifications s'enchevêtrent bizarrement pour former cette région des Amézcuas si favorable aux partisans. L'autre, d'abord plus indistincte, limite au sud le Carrascal ou le «pays des chênes verts», région aussi sauvage que les Amézcuas et non moins souvent ensanglantée par les guerres civiles. Au delà de ce massif, la crête principale va former les monts Cantabrio; ceux-ci s'unissaient jadis, avant l'ouverture des défilés de l'Èbre, avec les monts Obarenes, sorte de bordure en saillie qui marque, sur la rive méridionale du fleuve, la limite du plateau des Castilles et dans laquelle s'ouvrent les fameuses gorges de Pancorbo. Ainsi se trouve complétée la jonction de tous les systèmes montagneux du pays Basque. Les Pyrénées sont rattachées à la sierra de Andía par le seuil d'Alsásua, où passe le chemin de fer de Vitoria à Pampelune, et les monts sous-pyrénéens sont eux-mêmes reliés aux chaînes du plateau castillan. Quant à la province de Logroño, tous les chaînons qui la parcourent sont des contre-forts extérieurs du même plateau: à l'ouest, ce sont des rameaux du massif de la Demanda; à l'est, ce sont les deux chaînes de Camero Nuevo et de Camero Viejo, s'abaissant de la sierra Cebollera vers les plaines de l'Èbre [191]. [Note 191: Altitudes de la Navarre et du pays Basque: Col de Velate 868 mètres. » Azpiroz 587 » Mont Aitzcorri 1,535 » Col de Arlaban 617 » Peña Gorbea 1,537 » Mont Mendaur 1,132 » Mont Haya 987 » Jaizquibel 583 » Sierra de Andia 1,454 » Col de Alsásua 596 » Vitoria 513 » Pampelune (Pamplona) 420 » ] [Illustration: GORGES DE PANCORBO. Dessin de Sorrieu, d'après une photographie de M. J. Laurent.] Le vaste labyrinthe des montagnes basques et navarraises présente en plusieurs districts, principalement sur le versant de l'Èbre, des paysages tout à fait castillans par l'âpreté, la nudité de ses pentes: le déboisement à outrance pratiqué par les maîtres de forges a enlaidi, aussi bien qu'appauvri la contrée. La Navarre méridionale offre même de véritables déserts, qui se rattachent aux tristes landes des Bardenas aragonaises; entre Caparroso et Valtierra, au sud de la rivière Aragon, le voyageur ne traverse que des collines gypseuses ou salines, presque sans végétation. Mais dans le pays Basque et la Navarre occidentale, où les pluies tombent en abondance, toutes les hauteurs qui ont gardé leur verdure offrent le plus grand charme dans la succession de leurs sites. Les forêts de hêtres, les bois de châtaigniers, les bouquets de chênes, les prairies inclinées des vallons, les eaux courantes que l'on voit briller sous l'ombrage des aunes, forment le plus aimable contraste avec les parois de grès ou de calcaire qui se dressent au-dessus de la verdure. Dans les vallées, sur les coteaux, aux pentes des montagnes, des villages éparpillent leurs petites maisons blanches au milieu des vergers. Pendant la saison des fleurs, les innombrables pommiers mêlent dans la campagne l'aspect de l'hiver à celui du printemps. Les vents humides du nord-ouest, qui soufflent très-fréquemment du golfe de Gascogne, entretiennent dans ces contrées une température moyenne fort égale. Les pluies y sont très-abondantes, surtout aux changements des saisons; mais aucune période de l'année n'en est privée. Sur le versant atlantique des monts, la chute annuelle de pluie est d'au moins un mètre et demi, c'est-à-dire triple de celle qu'on observe dans les plaines de l'Aragon. Aussi le climat local n'a-t-il rien de la nature africaine qui domine sur les plateaux de l'intérieur et sur les rivages méditerranéens; il ressemble beaucoup plus à celui de l'Irlande et des Pays-Bas qu'à celui de Valence et de Murcie. Grâce à l'influence de l'Océan voisin, la contrée n'a pas à souffrir de fortes chaleurs estivales; elle ne redoute guère non plus les froids de l'hiver, car le vent marin les tempère, et les premiers monts des Pyrénées arrêtent au passage l'âpre souffle du nord et du nord-est. S'il n'avait le désavantage d'un excès d'humidité, le pays Basque aurait un des climats les plus agréables de la terre; du moins est-ce l'un des plus salubres. C'est aussi l'un de ceux qui se prêtent le mieux à la production agricole. Dans les années de paix, la Navarre, les provinces Basques et la Rioja, qui s'étend sur la rive gauche de l'Èbre, sont parmi les contrées les plus riches de l'Espagne en blé, en vins, en huiles, en bestiaux; avant la guerre civile, la Navarre approvisionnait la France méridionale de viande de boucherie et de vins à bas prix, et depuis, des armées vont et viennent dans ses campagnes sans les épuiser. Pendant leur première grande guerre, les carlistes, presque toujours enfermés entre l'Èbre et les Pyrénées, eurent constamment d'amples ressources; malgré le manque de bras et le gaspillage que les combats, les siéges, les assauts entraînent après eux, la terre suffisait toujours à les nourrir, tandis que le sous-sol leur donnait en abondance le fer pour les combats. L'égalité de température et l'humidité du sol sont aussi très-favorables au développement rapide de la végétation arborescente. Sur le versant atlantique, la population, fort nombreuse, profite de ces avantages du climat pour cultiver une grande variété d'arbres fruitiers, surtout des pommiers, dont le cidre, ou _zagardua_, est une boisson très-répandue dans les trois provinces. Dans les vallées pyrénéennes de la Navarre, où les habitants sont encore clair-semés, les forêts ont gardé leur uniformité première; elles n'en sont pas moins belles. Celle d'Iraty, où l'on ne pénètre que par d'âpres défilés et des montagnes escarpées, est l'une des plus grandioses, aussi bien que l'une des plus solitaires de la région qui s'étend au sud des Pyrénées françaises, entre le pic d'Anie et les Aldudes. Plus à l'ouest les forêts qui avoisinent le val Cárlos (Valcárlos), ou val de Charlemagne, et le fameux col de Roncevaux, ou Roncesvalles, sont peut-être moins grandioses, mais elles sont plus aimables à cause de la variété des paysages, et plus intéressantes à cause des souvenirs de l'histoire et de l'écho des vieilles traditions. Sur la foi des légendes, on se représente volontiers ce passage des monts comme une gorge effroyable entre des rochers à pic, et c'est, au contraire, un vallon doux et tranquille. Le célèbre mont d'Altabiscar, qui s'élève à l'orient, est une longue croupe où les fleurs roses des bruyères se mêlent au jaune doré des genêts et des ajoncs, et la _playa_ de Andrés Zaro, où le grand massacre eut lieu, est une plaine riante dont les eaux murmurent sous l'ombrage des aunes. Un vieux couvent, entouré de murailles crénelées et flanqué de quelques masures, barre une large route carrossable qui vient de Pampelune, puis au delà, vers la France, un charmant sentier, semblable à l'avenue d'un parc, se glisse à l'ombre des hêtres et s'élève en pente douce vers un col gazonné où se trouve la chapelle rustique d'Ibañeta. Ce paysage gracieux serait le Roncevaux, de sinistre mémoire. On ne voit pas un seul rocher d'où les Basques auraient pu rouler des blocs de pierre sur les envahisseurs francs; on cherche vainement des yeux le précipice au fond duquel Roland fit pour la dernière fois résonner son cor d'ivoire. C'est à leur vaillance et à leur ruse, non pas à l'âpreté des gorges d'Altabiscar, que les montagnards doivent leur triomphe sur les armées de Charlemagne. Sur le versant opposé, dans le val Cárlos proprement dit, le fond de la vallée, aujourd'hui dominé par une belle route, est beaucoup plus étroit et plus difficile à parcourir. Quel est cet ancien peuple dont les traditions célèbrent le courage indomptable et qui de nos jours encore a maintes fois donné des preuves de son héroïsme? Quelle est son origine première? Quelle est sa parenté parmi les autres populations de l'Europe et du monde? Toutes questions auxquelles il est impossible de répondre. Les Basques sont la race mystérieuse par excellence. Ils restent seuls au milieu de la foule des autres hommes. On ne leur connaît point de frères. Il n'est pas même certain que tous les Euskariens ou Basques appartiennent à une souche commune, car ils ne se ressemblent nullement entre eux. Il n'y a point de type basque. Sans doute la plupart des habitants de la contrée se distinguent par la beauté précise des traits, l'éclat et la fermeté du regard, l'équilibre et la grâce de la personne; mais que de variétés dans la stature, la forme du crâne et des traits! De Basque à Basque, il y a autant de différences qu'entre Espagnols, Français et Italiens. Il en est de grands et de petits, de bruns et de blonds, de dolichocéphales et de brachycéphales, les uns dominant dans tel district, les autres ailleurs. La solution du problème devient de plus en plus difficile, car la race, si elle est vraiment une, ne cesse de perdre par les croisements de son originalité première. Il est probable qu'avant l'ère de l'histoire écrite, des populations d'origine diverse se sont trouvées réunies dans le même pays, soit par des migrations, soit par la conquête, et que la langue des plus civilisés sera devenue peu à peu celle de tous. La vie de chaque peuple abonde en faits de cette espèce. Si l'on ne tient pas compte des différences et même des contrastes que présentent entre eux les Basques des provinces espagnoles et de la Navarre française, on peut dire que, dans l'ensemble, la plupart des Basques ont le front large, le nez droit et ferme, la bouche et le menton très-nettement dessinés, une taille bien proportionnée, des attaches d'une grande finesse. Leur physionomie est d'une extrême mobilité. Les moindres sentiments se révèlent sur leur visage par l'éclair du regard, le jeu des sourcils, le frémissement des lèvres. Les femmes surtout se distinguent par la pureté de leurs traits; on admire leurs grands yeux, leur bouche souriante et fine, la souplesse de leur taille. Même dans les villes et les villages qui servent de lieux de passage aux étrangers, de Bayonne à Vitoria, et où les croisements ont le plus altéré les traits de race, on est frappé de la beauté de la plupart des femmes et de leur élégance naturelle. Dans certains districts reculés la laideur est un véritable phénomène. Deux localités du Guipúzcoa, Azpeytia et Azcoytia, près desquelles se trouve le fameux couvent de Loyola, sont tout particulièrement célèbres à cause de la beauté de leurs habitants, hommes et femmes. On dit qu'il serait difficile d'y trouver une jeune fille qui ne fût pas un modèle parfait. Mais les Basques n'ont pas seulement la beauté de la forme, ils ont aussi la dignité du maintien. On aime à les voir marcher fièrement, la veste jetée sur l'épaule gauche, la taille serrée par une large ceinture rouge, le béret légèrement incliné sur l'oreille. Quand ils passent à côté du voyageur, ils le saluent avec grâce, mais comme des égaux, sans baisser le regard. Les femmes, presque toujours modestement vêtues de couleurs sombres, ne sont pas moins nobles d'attitude. Elles portent toutes haut la tête, et, quoique marchant très-vite, ont un port de déesse. L'habitude qu'elles ont de placer leurs fardeaux sur la tête contribue probablement à leur donner cette fière tournure qui les distingue; l'équilibre parfait qu'elles doivent apprendre à maintenir, pour descendre ou monter les pentes sans que leur cruche risque de tomber, développe dans leurs membres un aplomb naturel, qui se rencontre rarement chez les femmes des contrées voisines. Elles ont surtout les épaules et le cou remarquables par la pureté des lignes, beauté bien rare chez les paysannes accoutumées au dur travail de la terre. [Illustration: Nº 150.--AZCOYTIA ET AZPEYTIA.] Les Basques se donnent à eux-mêmes le nom d'Euskaldunac ou d'Euskariens, et leur langue est l'euskara, ou eskuara. On ne sait pas encore quel est le sens précis de ce mot; mais, d'après toutes les probabilités, il signifie simplement «parole». Les Euskariens seraient donc les «Hommes qui parlent». Tel est aussi le nom que les Slaves et mainte autre race se sont donné dans leurs idiomes. Cette langue «par excellence» que parlent les Basques et qui en fait un corps de nation vraiment distinct parmi toutes les races de l'Europe et du monde, semble jusqu'à maintenant être tout à fait unique par la structure de ses mots et le mécanisme de ses phrases. Elle a dû emprunter beaucoup de termes aux langues des peuples voisins; toutes les choses que les Basques ont appris à connaître par leurs rapports avec l'étranger, toutes les idées nouvelles qui leur ont été apportées depuis les temps préhistoriques, sont naturellement désignées par des expressions qui n'appartiennent pas au fond primitif de leur idiome; peut-être même faudrait-il remonter jusqu'à l'âge de pierre, avant l'introduction des animaux domestiques dans le pays, pour trouver le basque dans sa pureté primitive, car il semble que tous les noms euskariens de ces animaux et ceux des métaux sont d'origine âryenne, finnoise ou même sémitique. Mais, si nombreux que soient tous ces emprunts, il n'en reste pas moins certain que la langue basque n'est point âryenne comme presque tous les autres idiomes de l'Europe; ce n'est pas une langue à flexions comme celles de la famille indo-européenne; mais si elle devait entrer dans un groupe déjà connu, il faudrait la rattacher au système «polysynthétique» des dialectes américains, ou aux idiomes «agglutinants» des peuples de l'Altaï. Elle appartient donc à une période de la vie de l'humanité plus ancienne, moins avancée que celle dans laquelle sont nées les autres langues de l'Europe. De leur côté, les patriotes basques déclarent leur «parole» bien supérieure à toutes les autres: d'après quelques auteurs, c'est en eskuara que le premier homme aurait salué la lumière; l'orthodoxie locale érigea même cette imagination en article de foi, et bien mal venu eût été l'étranger qui se serait permis d'émettre un doute sur ce fait primitif de l'histoire humaine. Mais de nos jours tous les philologues peuvent juger la question, car, sans compter une bibliothèque d'écrits consacrés à l'eskuara, les divers dialectes de cette langue ont une littérature, chants, comédies, traductions, devenue accessible aux hommes d'étude. En attendant que la comparaison des langues humaines nous ait révélé si l'idiome euskarien est vraiment indépendant de tout autre, il nous faut considérer les Basques, restés sans frères sur les continents, comme un peuple entièrement à part, comme le débris d'une ancienne humanité rongée de tous les côtés par les flots envahissants d'une humanité plus moderne. Les preuves ne manquent point pour établir que les Euskaldunac ont été jadis un peuple nombreux occupant une grande étendue de territoire. Si l'on n'a point encore réussi à retrouver aux bornes du monde les origines du basque, on découvre cette langue à l'état fossile, pour ainsi dire, dans les contrées qui entourent le bassin de la Méditerranée occidentale. Nul monument écrit ne raconte comment des peuples frères de race occupaient ces régions si bien disposées pour n'être qu'un seul domaine géographique; mais au lieu de récits, de légendes ou d'hymnes, il reste encore des noms de montagnes, de fleuves et de cités qui proclament après des milliers d'années la puissance des anciens aborigènes. A l'est du pays où se trouvent aujourd'hui les dernières populations basques, dans les vallées pyrénéennes du Bastan français, d'Aran, d'Andorre, de Querol, les noms euskariens abondent. Il en est de même dans les plaines qui s'étendent au nord des monts jusqu'aux abords de la Garonne, et la ville d'Auch, l'antique Iliberri (ville neuve), rappelle encore par son nom le séjour des Auskes ou Euskariens; à l'orient des Pyrénées, Elne et Collioure, situées, l'une à une faible distance, l'autre au bord du golfe du Lion, étaient aussi des Iliberri, ainsi que le témoignent encore les noms corrompus des deux villes modernes; enfin, parmi tant d'autres villes espagnoles aux appellations euskariennes, on peut citer une troisième Iliberri, la voisine de Grenade, que domine la montagne nommée d'après elle la sierra de Elvira. Et que de cités antiques, bâties par les mêmes peuples, durent précéder ces «villes neuves»! La plupart des écrivains qui se sont occupés de l'Espagne ont admis, avec la plus grande plausibilité, que ces anciens peuples de langue euskarienne étaient les Ibères dont parlent les auteurs anciens et qui occupaient autrefois la plus grande partie de la Péninsule. Par cela même, les Basques actuels se trouveraient être les descendants directs des Ibères; ils seraient, dit Michelet, «le reste de ce monde antérieur au monde celtique et dont on ne connaît que la décadence.» Tout naturellement, on a cru également devoir attribuer aux ancêtres des Basques les diverses inscriptions et légendes de monnaies en «lettres inconnues», _letras desconocidas_, que l'on a découvertes en Espagne et dans la France méridionale, et que M. Boudard a fini par interpréter comme étant réellement de langue euskarienne. Il est à peine permis de douter de l'identité parfaite des Ibères et des Basques. Cet isolement du petit peuple pyrénéen n'existait donc pas dans l'antiquité. Par les Vascons, il occupait le midi de la France, par les diverses tribus ibériennes et celtibériennes, il couvrait la péninsule d'Hispanie. Au delà des Colonnes d'Hercule, les Euskaldunac s'étendaient aussi jusqu'aux pentes de l'Atlas, car les auteurs anciens citent quelques localités dont les noms sont entièrement basques; l'une des peuplades énumérées par Strabon porte même la désignation tout euskarienne de Mutur-Gorri (Visages-Rouges), que les hommes de la tribu devaient peut-être à leur face bronzée par le soleil. Enfin, les témoignages des auteurs romains s'accordent à déclarer que les Ibères avaient colonisé les grandes îles de la Méditerranée; les nations liguriennes qui habitaient les côtes de l'Italie appartenaient probablement à la même souche. On s'est étonné que les Basques aient pu se maintenir en corps de nation, parlant sa langue, précisément dans cette partie des Pyrénées où les montagnes, trop basses pour se dresser en barrière contre les armées d'invasion, ont laissé passer, tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, tous les peuples en marche. D'abord, il faut tenir compte de ce fait, que les Pyrénées occidentales sont les plus éloignées de Rome et devaient, par conséquent, échapper plus facilement à l'influence du peuple-roi; mais le faible relief des montagnes a dû également aider les Euskariens à garder leur cohésion nationale, leurs moeurs et leur langue. Dans les autres parties des monts, les tribus ibériennes, séparées par des crêtes neigeuses difficiles à franchir, étaient refoulées par leurs ennemis en d'étroites vallées latérales, et ne pouvaient s'entr'aider en cas de péril commun. Les Basques avaient, au contraire, le privilège d'habiter un pays offrant à la fois de sérieux obstacles à l'invasion étrangère et, par-dessus les chaînons parallèles, des passages faciles pour les indigènes. Les peuplades des diverses vallées pyrénéennes du nord et du midi pouvaient ainsi se former en une masse épaisse et puissante au milieu des nations qui les entouraient et qui toutes entraient, l'une après l'autre, de gré ou de force, dans le monde latinisé. On ne sait quelle était, après l'époque romaine, l'étendue des territoires occupés par des populations de langue basque, mais il est très-probable que cette étendue a peu changé, car, depuis lors, les Euskariens ont presque toujours été leurs propres maîtres, et nulle raison majeure n'a pu les porter à laisser leur langue pour celle de voisins qu'ils tenaient en mépris. Du côté de la France, les limites actuelles des dialectes euskariens sont assez bien connues; du côté de l'Espagne, elles ont été déterminées avec moins de précision. Elles ne correspondent nullement aux frontières des circonscriptions administratives et politiques. Le domaine actuel de la langue basque commence à l'ouest par la vallée du Nervion, au-dessous de Bilbao; sa limite contourne cette ville, qui est devenue presque entièrement espagnole, et traverse au sud le col d'Orduña pour suivre les flancs de la Peña de Gorbea et longer à une certaine hauteur le versant méridional des Pyrénées en laissant en dehors toutes les villes situées dans la plaine de l'Alava. Au delà de Salvatierra, elle descend pour remonter sur les flancs de la sierra de Andía et rattache au pays basque toute la vallée où court le chemin de fer d'Alsásua à Pampelune; mais cette ville elle-même, l'ancienne Irun des Ibères, n'est euskarienne que par les souvenirs historiques, et, plus à l'est, le basque n'est parlé que dans les hautes vallées de Roncevaux, d'Orbaiceta, d'Ochagavia, de Roncal, tandis qu'au sud les noms seuls des villages, Baigorri, Mendivil, Sansoain, Lazaguria, rappellent l'idiome d'autrefois. Le pic d'Anie, qui, du côté de la France, est la borne des populations de langue basque, l'est également du côté de l'Espagne. Ainsi, des quatre provinces euskariennes, une seulement, le Guipúzcoa, est en entier comprise dans le domaine de l'idiome antique; encore les deux villes d'Irun et de Saint-Sébastien y forment-elles des îlots de langue castillane. Toute la zone méridionale des contrées qui font politiquement partie de la Navarre et des provinces Vascongades, est depuis un temps immémorial envahie par les dialectes latins, et les populations y parlent un castillan mélangé de quelques termes locaux d'origine euskarienne. D'après les affirmations des paysans, que pourtant n'a point encore corroborées un seul document authentique, on aurait encore parlé le basque à Olite et à Puente la Reina, situées à une grande distance au sud de la zone actuelle de langue euskarienne. M. Broca voit dans ce déplacement de langues, dont il importerait d'abord de constater la réalité, une conséquence toute naturelle de la juxtaposition immédiate du basque avec un idiome disposant de la prépotence administrative et de l'influence littéraire, sociale et religieuse. Au sud des Pyrénées, le basque n'est pas de force à lutter contre l'espagnol, tandis qu'au nord des Pyrénées il n'est pas même menacé par le patois béarnais. [Illustration: Nº 151.--ZONE DE LA LANGUE BASQUE.] D'un côté l'espagnol, de l'autre le français, travaillent à se substituer au basque, non par la conquête violente, mais par un lent travail de désorganisation. Déjà scindée en sept dialectes, modifiée par des mots et des tournures contraires à son génie, la langue des Ibères cherche à s'accommoder de plus en plus à l'esprit des étrangers qui viennent s'établir dans le pays; elle perd sans cesse en originalité et se transforme en patois. Chaque grande route qui pénètre dans le territoire basque fait en même temps une trouée dans la langue elle-même. Chaque progrès, surtout celui de l'instruction, ne peut qu'être fatal aux dialectes euskariens; le demi-million de Basques, désormais enfermé dans un étroit horizon de collines et de montagnes, ne saurait plus compter sur une longue durée pour le langage des aïeux [192]. [Note 192: Nombre approximatif de la population de langue basque, en 1875: Basses-Pyrénées (France) 116,000 Provinces basques: Guipúzcoa 170,000 Viscaya 120,000 Alava 50,000 Navarre 100,000 _________ 556,000 ] Strabon parle des Cantabres, les ancêtres immédiats de nos Basques, avec une admiration mêlée d'horreur. Leur bravoure, leur amour de la liberté, leur mépris de la vie, lui paraissaient des qualités tellement surhumaines, qu'il y voyait une sorte de férocité, une rage bestiale. Il raconte avec effroi que, dans leur guerre d'indépendance contre les Romains, des Cantabres se sont entre-tués pour ne pas être réduits en captivité, que des mères mirent elles-mêmes leurs enfants à mort pour leur éviter l'opprobre et les misères de l'esclavage, que des prisonniers, mis en croix, entonnèrent leur chant de victoire. A cette époque, les Ibères avaient coutume de se prémunir contre les malheurs inattendus en portant sur eux un poison préparé à l'aide d'une plante semblable à l'ache et qui tuait sans douleur. Maîtres de leur propre vie, ils ne craignaient plus rien; ils la risquaient facilement, surtout quand il s'agissait de combattre pour un ami. Leurs qualités de courage, souvent mises à l'épreuve depuis leurs luttes avec les envahisseurs romains, n'ont jamais été trouvées en défaut, mais elles ne sont point les seules qu'il faille leur accorder. L'histoire et les lois des fédérations pyrénéennes témoignent de la prééminence que la droiture des Basques, leur générosité, leur amour de l'indépendance, leur respect de l'homme libre leur donnaient sur les sociétés voisines. Les serfs malheureux qui les entouraient, s'imaginant dans leur abjection que la liberté est un privilège de noblesse, voyaient en eux des gentilshommes. Tous les habitants du Guipúzcoa et de la Biscaye proprement dite étaient nobles, même en vertu de la hiérarchie espagnole, tandis que dans l'Alava et dans la Navarre, où les Maures dominèrent pendant quelque temps, et où plus tard se fit sentir l'influence castillane, la noblesse seigneuriale prit naissance avec son cortége habituel de vassaux et de manants. Mais toutes les provinces veillaient avec le même soin jaloux sur leurs libertés locales et forçaient leurs suzerains à observer de point en point le contrat d'union. Alors que l'histoire de l'Europe n'était qu'une succession de massacres, les Basques vivaient presque toujours dans une profonde paix; chaque année, les communes situées sur les versants opposés des montagnes se juraient une amitié perpétuelle, et tour à tour leurs ambassadeurs déposaient solennellement une pierre symbolique sur une pyramide élevée par les ancêtres au milieu des pâturages du col. Toutes ces petites républiques, dont l'isolement eût fait une proie facile pour les conquérants, étaient fraternellement unies en une grande fédération; chacune s'engageait à «sacrifier les biens et la vie» pour maintenir la patrie commune «en droit et en justice». Leur étendard figure trois mains unies: _Irurak bat_, «les Trois n'en font qu'Une,» telle est la belle devise des provinces Vascongades. Ce qui montre surtout combien la société euskarienne, si peu importante par le nombre, était supérieure aux populations voisines par ses éléments de civilisation, c'est le grand respect qu'on y avait pour la personne humaine. Tout Basque était absolument inviolable dans sa demeure: jamais il ne pouvait être privé de son cheval ni de ses armes. Si d'autres Ibères, libres comme lui, portaient devant le conseil une accusation contre sa personne, sa maison n'en restait pas moins sacrée pour tous, et quand le moment était venu de répondre à l'imputation, il sortait fier et superbe, le béret sur la tête, le bâton dans la main, et, digne comme ses pairs, il arrivait sous le chêne où siégeaient les prud'hommes assemblés. Dans les assises nationales, tous votaient, et le suffrage de tous avait la même valeur. Dans plusieurs vallées, les citoyennes donnaient leur avis et leur voix avec la même liberté que les hommes. Les vieilles chartes d'Alava stipulaient formellement une place pour les dames de la «confrérie» délibérante d'Arriaga. Cependant il n'était pas d'usage que les femmes fussent assises à la même table que l'_etcheco-jauna_ (le maître de la maison) et ses fils; elles mangeaient debout à côté du foyer; même de nos jours, cette vieille habitude d'inégalité n'a point disparu des campagnes, et telle est la force de la tradition, que la femme se croirait presque déshonorée si on la voyait assise à côté de son mari à tout autre jour que celui de ses noces. De même, lors des fêtes publiques, les femmes se tiennent à l'écart: elles dansent entre elles, tandis que les hommes se livrent à leurs jeux plus bruyants. Mais, à part ce reste de la barbarie primitive, les amusements des Basques ne révèlent que des qualités naturelles. S'il est vrai que l'on peut juger d'un peuple d'après ses jeux,--car l'homme, quand il se laisse emporter au plaisir, oublie de veiller sur lui-même,--les Euskariens gagnent singulièrement à être vus aux jours de fête; ils ne cessent point alors d'être aimables, gracieux et dignes. Leurs jeux sont toujours des luttes de force et d'adresse. Sur les pelouses de leurs vallées, les jeunes Basques s'exercent au saut, à la danse, à la course, au jet de lourdes pierres. Le jeu de paume est une des gloires de la nation; elle lui a voué une espèce de culte comme à sa plus précieuse institution. Les grandes parties sont annoncées d'avance et les Basques y accourent de toutes parts avec autant d'ardeur que les Grecs d'autrefois allant à Delphes ou à Olympie. Et, pareille aux tribus helléniques, la foule euskarienne ne songe pas uniquement aux exercices corporels, elle s'occupe aussi des plaisirs plus raffinés de l'esprit. Les Basques jouent encore en plein air des mystères et des pastorales; ils ont leurs acteurs et leurs poètes. Toutefois il ne faudrait point croire que les populations euskariennes sont composées d'hommes supérieurs de toute manière à leurs voisins. Aux qualités correspondent aussi les défauts. Actuellement le grand malheur des Basques est précisément dérivé de leurs anciens priviléges nationaux. Ils veulent continuer les traditions du passé, parce que ce passé fut héroïque, se renfermer dans les étroites limites de leur patrie, parce que cette patrie fut libre à côté de nations esclaves, rester étrangers au mouvement historique des peuples d'Europe, parce que ceux-ci ne sont pas de race noble comme eux. Par un revirement bizarre des choses, il se trouve qu'en défendant leurs libertés provinciales les Basques se sont faits les champions de l'absolutisme pour les autres provinces; ils ne veulent point qu'on touche à leurs _fors_, et, pour en assurer la conservation, ils ne veulent pas non plus permettre à leurs voisins de se débarrasser de leurs entraves. De cette attitude naissent les plus étranges inconséquences et de singuliers malentendus, causés d'ailleurs en grande partie par l'ignorance des Basques, car l'instruction est très-peu répandue chez eux: elle n'était point stipulée dans leurs fors! Ces _fueros_, ou droits particuliers des Basques, sont censés les mêmes qu'en l'année 1332, époque à laquelle les députés des provinces se présentèrent à Búrgos pour offrir le titre de «seigneur» au roi de Castille, Alphonse le Justicier. En vertu du traité qui fut conclu, il est interdit au souverain étranger de bâtir ou de posséder aucune forteresse, aucun village, aucune maison sur le territoire euskarien. Les Basques ne doivent leur sang qu'à leur propre pays; ils sont exempts de la conscription espagnole et gardent leurs soldats ou «miquelets» dans les limites de leurs provinces. En temps de guerre, il est vrai, les Basques doivent le service, mais à certaines conditions. Dans la Biscaye proprement dite, les contingents ne peuvent être menés, sans leur consentement exprès, au delà d'un certain arbre de la frontière, et dans ce cas ils ont droit à un payement spécial; des formalités analogues doivent être observées dans le Guipúzcoa et l'Alava. L'impôt est toujours fixé et réparti par les juntes provinciales; presque toutes les contributions perçues sont exclusivement destinées à couvrir les dépenses locales, et ce qui est accordé à l'État l'est à titre de don gracieux. Le commerce est plus libre que dans le reste de l'Espagne; les monopoles n'existent point. Enfin les municipalités locales sont toutes indépendantes; représentées par leurs alcades, les membres de l'_ayuntamiento_, les «grands-parents», ou _parientes-mayores_, elles fixent et arrêtent seules leur propre budget. Mais que de diversités, de contrastes et de bizarreries féodales dans cette organisation des communes et des provinces, en apparence si démocratique! Telle bourgade est une république indépendante; telle autre se groupe avec un certain nombre de villages en «université» souveraine; d'autres encore ne se composent que d'enclaves. Dans tel village, la municipalité nouvelle est nommée par celle qui vient d'achever ses fonctions; dans tel autre, elle est choisie par des électeurs censitaires ou par des nobles d'une certaine catégorie, ou même, soit par le seigneur local, soit par son représentant. Les juntes provinciales se renouvellent aussi suivant les procédés les plus divers, en vertu des traditions les plus disparates. Le suffrage, que l'on considère dans les démocraties modernes comme un droit naturel appartenant à l'homme libre, est encore un privilège parmi les Basques et n'est point exercé par tous. En outre, l'usage de ce privilége est accompagné de formalités puériles et réglé par une étiquette jalouse: les lois de la préséance ne sont pas moins religieusement observées sous le «chêne de justice» qu'à la cour de la reine d'Angleterre. On comprend qu'avec de pareilles institutions, où la tradition féodale se mêle au vieil instinct de race, les Basques aient fini par se trouver, eux républicains, les champions les plus obstinés de l'ancienne monarchie espagnole. Ce sont eux qui ont donné à l'Église catholique son génie inspirateur, son véritable chef, dans la personne d'Ignace de Loyola. [Illustration: SAINT-SEBASTIEN. Dessin de Taylor, d'après une photographie de M. J. Laurent] Il est évident que la situation tout exceptionnelle des provinces Vascongades ne pourra se maintenir longtemps. Déjà la Navarre est assimilée depuis 1839 au reste de l'Espagne en ce qui concerne le service militaire, les impôts, la constitution des municipalités. Même en plein pays Basque, le changement s'accomplit d'une manière irrésistible: si les descendants des Euskariens ne veulent pas d'une liberté commune avec les autres habitants de la Péninsule, c'est en vain qu'ils essayeront d'être libres tout seuls. La guerre les a déjà brisés une première fois; elle menace de les briser encore et de les réduire à merci; mais la paix, non moins que la guerre, tend à les priver de leur individualité nationale pour les faire participer à la vie politique des populations espagnoles. L'industrie moderne, aidée par le commerce et les voyages, change les moeurs locales, enseigne la langue des voisins, fait disparaître les anciennes traditions. Les Basques ne sont pas seulement «un peuple qui saute et danse au haut des Pyrénées», comme le disait Voltaire, c'est aussi un peuple qui travaille, et c'est par le travail que se fera la fusion nationale avec les autres Espagnols. Comme pour hâter la disparition prochaine du groupe distinct que leur race forme encore dans l'humanité, les Basques émigrent en grand nombre et laissent derrière eux des places vides que leurs voisins viennent occuper en partie. Ceux d'entre eux qui habitent les hautes vallées partiellement emplies de neige pendant l'hiver, descendent par centaines avant les mois de la saison froide et vont exercer temporairement quelque industrie lucrative dans les villes de la plaine; d'autres, entraînés par l'amour des aventures, qui chez eux est traditionnel et qui fit de leurs ancêtres de si hardis pêcheurs de baleines, partent sans désir de retour prochain et ne craignent pas d'aller s'établir sur un autre hémisphère. Naguère les Basques espagnols émigraient beaucoup moins que leurs frères de nationalité française, chassés de leur patrie par l'horreur de la conscription militaire; mais ils suivent maintenant en foule l'exemple qui leur est donné, et la majorité de ceux qui s'en vont se compose des hommes les plus énergiques, la véritable élite de la nation. Dans les républiques de la Plata, où ils vont presque tous chercher fortune, leur race est destinée à se perdre, comme élément distinct, encore bien plus rapidement qu'en Europe: c'est en vain que certains patriotes euskariens rêvent la naissance d'une nouvelle république cantabre dans les pampas de l'Amérique. Il est vrai que, loin de leur patrie, les Basques gardent avec soin cet esprit de solidarité qui leur donne tant de force chez eux. A Madrid et dans les autres villes de l'Espagne proprement dite, à Montevideo, à Buenos-Ayres, ils s'entr'aident, se soutiennent dans l'infortune, se liguent contre des concurrents, et de cette façon ils arrivent à faire bien meilleure figure que beaucoup d'autres groupes de population relativement plus nombreux; mais, quelle que soit leur force de cohésion, elle ne peut que retarder, non conjurer les destins. Dans un petit nombre de générations, le basque sera rayé de la liste des langues vivantes de l'Europe, comme l'ont été le _cornish_ et le _crévine_, comme le seront l'_erse_, le _manx_, le _wende_, le _lithuanien_, le _livonien_, et même avant l'idiome disparaîtront les anciennes moeurs et les institutions politiques. Les provinces Vascongades et la Navarre n'ont que peu de villes, et celles qui se trouvent sur leur territoire sont en grande partie peuplées d'étrangers. L'Euskarien, comme l'Asturien et l'habitant de la Galice, aime la libre nature: les villes, les gros bourgs lui déplaisent. Sauf dans les districts commerçants et industriels, toutes les maisons se dressent isolément sur les promontoires, sur les pentes des collines ou sur le bord des ruisseaux; devant la demeure s'étend une pelouse plantée de chênes, où chaque soir, après le labeur de la journée, les jeunes gens se reposent de leurs fatigues par les danses et le chant. Dans ce choix qu'ils faisaient pour leurs demeures on a vu la preuve que les Basques et leurs voisins des Pyrénées occidentales avaient un esprit contemplatif et le goût de la solitude: il faut y reconnaître plutôt la conséquence naturelle de ce fait que les Basques étaient un peuple libre, n'ayant rien à craindre de ses voisins. Tandis que les populations du reste du l'Espagne, de la France, de l'Italie et de presque tous les pays d'Europe étaient obligés, pour échapper aux invasions guerrières et aux massacres, de se réfugier à l'abri des forteresses ou dans les cités murées, les Basques, toujours en paix entre eux et avec leurs voisins, pouvaient tranquillement s'établir au milieu des champs qui leur appartenaient. Bilbao, la plus grande ville des provinces Basques et son port le plus animé, n'est point une ville euskarienne; depuis longtemps livrée au commerce avec les colonies lointaines du Nouveau Monde, elle est le débouché naturel des farines de la Castille, et jadis elle fut le siége du plus haut tribunal de commerce en Espagne. Encore de nos jours, quoique privée des monopoles qui lui avaient été concédés et beaucoup moins bien située pour le commerce que plusieurs autres cités d'Espagne, elle rivalise d'importance pour les échanges avec Valence, Santander et Cadiz; il lui est arrivé, grâce aux mines importantes des environs, d'être le troisième port de la Péninsule par le chiffre des affaires [193]. Tout naturellement elle a vécu d'une autre vie que les populations basques des montagnes environnantes. Elle est devenue tout espagnole, et, pendant les guerres carlistes, elle a été assiégée à plusieurs reprises par les habitants mêmes de sa banlieue. La charmante vallée où elle groupe ses édifices, les montagnes à pente rapide qui l'entourent en demi-cercle, les eaux du Nervion, qui portent ses embarcations au havre de Portugalete et à la mer, ont été souvent rougies de sang. C'est devant les murs de Bilbao que le plus fameux général basque, Zumalacarreguy, reçut en 1855 sa blessure mortelle. [Note 193: Mouvement du port en 1872... 4,058 navires. Exportation du minerai de fer, en 1871... 300,000 tonnes; en 1872... 422,000 tonnes.] [Illustration: No. 152.--SAINT-SÉBASTIEN.] La ville la plus populeuse du Guipúzcoa, Saint-Sébastien, est également espagnole. A la fois port de trafic comme Bilbao et place de guerre avec une garnison castillane, elle s'est assimilée d'aspect et de langue aux villes de l'intérieur de la Péninsule. La roche de la Motta ou du Monte Orgullo, qui la domine au nord et dresse, à 130 mètres au-dessus de la mer, ses escarpements hérissés des tours d'une forteresse, la «conque» d'eau bleue qui s'arrondit à l'ouest de la ville sur une charmante plage où se promènent les baigneurs, la rivière Urumea qui débouche à l'orient de la citadelle et lutte incessamment contre les flots écumeux de la mer, les promenades ombreuses, l'amphithéâtre de collines verdoyantes et semées de villages qui bornent l'horizon du sud, tout l'ensemble du gracieux paysage fait de Saint-Sébastien l'une des localités les plus aimables, une de celles où vient se presser la population cosmopolite des fatigués et des oisifs. Du reste, la ville même a perdu tout caractère d'originalité; brûlée en 1813 par ses alliés les Anglais, que la jalousie de métier fit s'acharner à la destruction de tous les établissements industriels, elle a été reconstruite avec une monotone régularité. Son port, assez fréquenté par les navires de cabotage, est peu sûr et sans profondeur. Le grand havre de commerce de la contrée devrait être la magnifique baie de Pasages, qui s'ouvre plus à l'est, du côté de la frontière de France. Il est parfaitement abrité, puisque de ses eaux on ne voit même pas la mer, avec laquelle il communique par un étroit goulet facile à défendre. Aux siècles précédents, de grands navires y pénétraient et venaient s'amarrer aux quais du bourg aujourd'hui ruiné de Leso: des chantiers de construction très-actifs s'élevaient sur les bords du golfe intérieur; mais les alluvions de l'Oyarzun et d'autres ruisseaux, aidées par l'incurie des hommes, ont comblé une partie du bassin et obstrué par une barre périlleuse l'entrée du golfe: il est probablement à tout jamais perdu pour la grande navigation. [Illustration: No. 153.--GUETARIA.] [Illustration: ENTRÉE DE LA BAIE DE PASAGES.] [Illustration: No. 154.--GUERNICA.] La gracieuse Fontarabie, l'Ondarrabia des Basques, aux maisons blasonnées, est également séparée de la mer par un seuil redouté des navigateurs; elle ne doit sa petite importance actuelle qu'à ses bains de mer et au voisinage de la France, qu'elle regarde du haut de sa terrasse et de ses murs éventrés par les obus. Irun serait aussi une ville insignifiante si elle n'était du côté de la France la tête de ligne des chemins de fer espagnols et la clef stratégique de toute la contrée. Tolosa, entourée de manufactures, se vante du titre de capitale du Guipúzcoa; Zarauz, Guetaria, à la racine de son île pittoresque changée en péninsule, Lequeytio ont leurs bains de mer; Zumaya, à l'issue de la vallée de l'Urola, a ses carrières de plâtre qui fournissent aux ingénieurs un incomparable ciment; Vergara, jadis renommée par ses manufactures d'armes, a les nombreuses sources ferrugineuses des environs, son collége célèbre fondé en 1776 par la Société basque, et le souvenir de la convention mémorable qui mit fin, en 1839, à la première guerre carliste. Durango est également une ville dont le nom a fréquemment retenti pendant les guerres civiles du nord de l'Espagne. Guernica, dans la Biscaye, a son palais «foral» et le fameux chêne sous lequel s'assemblent encore les législateurs de la contrée; mais, comme toutes les prétendues villes basques, Guernica n'est en réalité qu'une simple bourgade. Sur le versant méridional des monts pyrénéens, les grandes agglomérations ne sont pas plus nombreuses, ce qui s'explique d'ailleurs par ce fait que la population est trois fois moins dense que sur le versant atlantique. Vitoria, capitale de l'Alava, située sur le chemin de fer de Paris à Madrid, est une ville industrielle et commerçante, un entrepôt d'échanges entre les provinces Basques et les Castilles. Pampelune ou Pamplona, dont le nom rappellerait encore celui de son reconstructeur Pompée, est surtout une ville forte, souvent assiégée, souvent prise; sa cathédrale est une des plus riches et des plus curieuses de l'Espagne. Tafalla, «_la flor de Navarra_» et l'ancienne capitale du royaume, a seulement les ruines de son palais, que son bâtisseur, don Cárlos le Noble, voulait, dit-on, réunir au palais d'Olite, situé également dans la vallée du Cidaco, par une galerie d'une lieue de longueur. Puente la Reina est célèbre par ses vins. Estella, l'une des villes les plus riantes de la Navarre, commande plusieurs défilés sur les chemins des Castilles et de l'Aragon, et possède par conséquent une sérieuse importance stratégique. Pendant la guerre actuelle, les carlistes l'ont transformée en une puissante forteresse. Dans la province limitrophe, dépendant de la Vieille Castille, Tudela, riche en vins, Calahorra et Logroño, dont le pont date du onzième siècle, sont également des places militaires de quelque valeur, parce qu'elles commandent les passages de l'Èbre. Calahorra, qui avait pris pour devise la fière parole: «J'ai prévalu sur Carthage et sur Rome,» fut le boulevard de défense de Sertorius contre Pompée; mais son héroïsme lui coûta cher. Assiégée par les Romains, elle perdit presque tous ses citoyens par la famine; les défenseurs de la ville eurent à se nourrir de la chair le leurs femmes et de leurs enfants. Quoique située en dehors des pays de langue euskarienne, dans les riches campagnes de la Rioja, Calahorra, la vieille Calagorri des Ibères, se rattache intimement à l'histoire des provinces Vascongades, car c'est d'après les anciennes lois de Calahorra qu'ont été rédigés les fors d'Alava, jurés en 1332 par le suzerain Alphonse le Justicier. Elle fut la patrie de Quintilien [194]. [Note 194: Population approximative des principales villes des pays Basques, de la Navarre et de Logroño: BISCAYE (VIZCAYA). Bilbao 30,000 hab. GUIPÚZCOA. Saint-Sébastien 15,000 hab. Tolosa 8,000 » ALAVA. Vitoria 12,500 hab. NAVARRE. Pampelune (Pamplona) 22,000 hab. Estella 6,000 » LOGROÑO Logroño 12,000 hab. Calahorra 7,000 » ] VIII SANTANDER, ASTURIES ET GALICE. Le versant océanique des Pyrénées cantabres, à l'ouest des provinces Vascongades, est une région tellement distincte du reste de l'Espagne, qu'on pourrait la comparer à la Bretagne française, ou même à l'Angleterre et à l'Irlande, plutôt qu'aux régions du plateau castillan ou surtout au versant méditerranéen de la Péninsule. Partout on voit se succéder dans une infinie variété les montagnes, les collines, les vallées, les eaux courantes, les bois et les cultures; partout la côte est abrupte, bordée de hauts promontoires et découpée en estuaires où débouchent de rapides cours d'eau; partout le climat est humide et salubre. Par la destinée de ses peuples, de race ibère et celtique, cette partie de l'Espagne présente aussi une remarquable unité; elle a presque toujours échappé aux grandes agitations des autres provinces péninsulaires, et par suite la population a pu devenir très-nombreuse, proportionnellement à la superficie cultivable du sol. Néanmoins, malgré la grande analogie de toutes les régions du versant cantabre, malgré la ressemblance des terrains, du climat, de l'histoire et des moeurs, le pays, fort étroit relativement à sa longueur, s'est divisé en plusieurs fragments distincts au point de vue de la géographie politique. A l'ouest, l'ancien royaume de Galice groupe ses quatre provinces à l'angle nord-occidental de l'Espagne, de manière à former un grand quadrilatère presque régulier entre l'Atlantique, les frontières du Portugal et les rameaux en éventail des hautes Pyrénées cantabres; les Asturies proprement dites, resserrées entre les montagnes et les eaux du golfe de Gascogne, se sont partagées en deux: d'un côté l'Asturie d'Oviedo, de l'autre celle de Santillana, en partie réunies de nos jours comme circonscription administrative; enfin, à l'est, sur les confins du pays Basque, est le district connu jadis dans le langage populaire sous le nom de «Montagnes de Búrgos et de Santander» ou simplement de «Montagnes». Les Castilles en ont fait une de leurs provinces; mais, géographiquement, Santander est l'intermédiaire naturel entre le pays Basque et les Asturies [195]. [Note 195: Superficie. Population Pop. kilom. en 1870. Santander 5,471 kil car. 241,600 hab. 44 Asturies (actuelles) 10,596 » 610,900 » 58 Galice 29,379 » 1,989,300 » 67 ---------- ------------ ---- 45,446 kil. car. 2,841,800 hab. 62 ] [Illustration: N° 155.--COL DE REINOSA.] A l'ouest de la sierra Salvada et de la dépression dite Valle de Mena, commence cette région des «Montagnes» qui occupe toute la province de Santander de ses massifs et de ses chaînons tortueux, entre lesquels les torrents descendent en brusques sinuosités. Dans cette partie de leur développement, les Pyrénées cantabres, s'il est permis de donner ce nom à l'ensemble désordonné des hauteurs, n'ont en réalité qu'un seul versant, celui qui s'incline vers la mer de Gascogne; du côté méridional, elles s'appuient sur les terres hautes où l'Èbre naissant a creusé son sillon. Ainsi le col ou _puerto_ d'Escudo, qui s'ouvre à travers les monts, directement au sud de Santander, est à près de 1,000 mètres de hauteur au-dessus du littoral, tandis que la déclivité méridionale, jusqu'au plateau de la Virga, est de 140 mètres seulement. Plus à l'ouest, le col de Reinosa, que l'on a utilisé pour la construction du chemin de fer de Madrid au port de Santander, offre un exemple bien plus curieux encore de cette forme du relief montagneux. En cet endroit, un seuil presque imperceptible sépare les plateaux de l'espèce d'escalier qui descend vers la côte cantabre; il suffirait de creuser un canal de 2 kilomètres de long sur une profondeur de 18 mètres pour jeter les eaux de l'Èbre dans la rivière de Besaya, qui les porterait dans l'Atlantique, au port de San Martin de Suances. Il n'est pas étonnant que ce seuil, situé à l'endroit où le passage de l'Èbre n'oppose aucun obstacle, et où les voyageurs descendus des hautes plaines du Duero peuvent gagner de plain-pied le versant maritime, soit devenu le grand chemin des Castillans vers la mer Cantabre. C'est par là qu'ils ont trouvé le débouché naturel de leur commerce, et par suite la province de Santander leur a paru de bonne prise au point de vue administratif et politique. De même que chaque puissance riveraine d'un fleuve cherche à s'emparer de ses bouches, de même les populations des plateaux essayent de se rendre maîtres des chemins les plus faciles qui les mettent en communication avec la mer. Mais, immédiatement à l'ouest de la dépression de Reinosa, les montagnes prennent un autre aspect et se dressent en hauts massifs présentant aussi vers le midi des escarpements considérables. Des sommets de plus de 2,000 mètres d'élévation montent jusque dans la zone des longues neiges hivernales. La Peña Labra domine un premier massif, d'où les eaux rayonnent dans tous les sens; à l'est l'Èbre, au sud le Pisuerga, au nord le Nansa, ou Tina Menor, au nord-ouest un torrent qui va déboucher dans l'estuaire ou _ria_ de Tina Mayor. Plus à l'ouest, la Peña Prieta, dont les neiges alimentent le Carrion et l'Esla, dépasse 2 kilomètres et demi de haut; c'est une des grandes cimes pyrénéennes. Elle s'appuie de tous les côtés sur de puissants contre-forts et se relie au nord par une crête intermédiaire à un massif plus considérable encore, qui porte le nom, à coïncidence bizarre, de Picos de Europa, ou de «Pitons d'Europe», peut-être d'origine euskarienne. La montagne appelée Torre de Cerredo est la cime dominatrice de ce groupe, le troisième de l'Espagne par son élévation, car il n'est dépassé que par les géants de la sierra Nevada et des Pyrénées centrales. Des amas de neige dure se conservent dans les creux des ravins tournés vers le nord, et même il s'y trouverait de véritables glaciers, alimentés par les neiges abondantes qu'amènent en hiver les vents de mer. Ce serait un exemple remarquable de l'influence prépondérante qu'exercé l'humidité dans la formation des glaciers, car sur des montagnes de même hauteur situées plus au nord on ne trouve point de champs de glace. La vallée de la Liebana, ou de Potes, qui s'ouvre comme une immense chaudière à la base orientale des Pitons d'Europe, est peut-être la plus remarquable de la Péninsule par sa profondeur relative et sa disposition en forme d'entonnoir. A l'ouest, au sud, à l'est, elle est entourée d'escarpements dont la crête atteint ou dépasse 2,000 mètres; au nord, un chaînon transversal, ne laissant aux eaux de la Liebana qu'un étroit défilé de passage, réunit le massif de la Peña Sagra aux montagnes d'Europe. Telle est la rapidité des escarpements intérieurs, que le village de Potes, situé au fond de cette espèce de gouffre, est à une altitude moindre de 300 mètres relativement au niveau de la mer. D'ailleurs la zone montagneuse de Santander et des Asturies, plus encore que celle du pays Basque, présente un grand nombre d'arêtes parallèles à l'axe général des Pyrénées et au rivage de la mer Cantabre; les monts de roches secondaires, triasiques, jurassiques, crétacés, se sont disposés en murailles au devant des hautes montagnes de schistes siluriens soulevés par le noyau de granit. Il en résulte que les rivières ont un cours très-inégal et tourmenté. Au sortir des vallons supérieurs, où elles forment d'admirables cascades, elles se jettent de droite et de gauche et longent la base des montagnes pour chercher une issue: quelques-unes même, entre autres l'Ason, entre Bilbao et Santander, n'ont pu se creuser de défilé à ciel ouvert; elles s'échappent par les cavernes des remparts qui les arrêtent, et reparaissent de l'autre côté, après un cours souterrain plus ou moins long. Au delà des montagnes d'Europa, la hauteur de la crête s'abaisse et celle-ci présente même des passages inférieurs à 1,500 mètres en altitude. Les deux vallées, en forme de gouffres, de Valdeon et de Sajambre, analogues à celle de la Liebana, quoique moins grandes, s'ouvrent entre la sierra pyrénéenne proprement dite et un chaînon parallèle que projettent au nord las Picos de Europa. C'est ce dernier chaînon que traversent les eaux torrentielles pour aller se jeter dans la mer des Asturies; mais sa hauteur moyenne est fort considérable et c'est à bon droit que les âpres vallées supérieures ont été rattachées à la province de Léon, avec laquelle elles ont des communications plus faciles qu'avec la partie basse de leur propre bassin fluvial; à l'ouest de ces citadelles de montagnes, la crête des Pyrénées cantabres reprend une assez grande régularité, comparable à celle des Pyrénées françaises. S'éloignant graduellement de la côte, la chaîne, dont quelques cimes ont plus de 2,000 mètres, s'infléchit peu à peu vers le sud-ouest jusqu'aux frontières de la Galice, où elle prend la direction du sud, comme pour former une courbe concentrique à celle du rivage de la mer. Là elle perd complètement sa disposition de sierra régulière; elle se ramifie dans tous les sens en un grand nombre de chaînons secondaires et de contre-forts qui, sous divers noms, vont se terminer aux promontoires de la côte ou se rattacher à d'autres systèmes montagneux. Dans leur ensemble, les crêtes diminuent graduellement de hauteur en se rapprochant de la Galice. C'est au sud du Sil et du Miño seulement que les monts se redressent en grands massifs, la Peña Negra, la Peña Trevinca, la Cabeza de Manzaneda et autres groupes, qui vont rejoindre les chaînes du Portugal. [Illustration: N° 156.--PITONS D'EUROPE.] Les monts asturiens, surtout ceux qui s'élèvent entre Oviedo et les Pitons d'Europe, sont vénérés de tous les patriotes espagnols. Fort beaux d'ailleurs, car leurs premiers versants sont ombragés de châtaigniers, de noyers, de chênes et, sur les pentes supérieures, les forêts de hêtres et de noisetiers alternent avec les prairies, ils paraissent à l'imagination populaire d'autant plus admirables à voir, qu'ils ont été, aux premiers temps de l'occupation des Maures, la forteresse des chrétiens restés indépendants. De même qu'on signale en Aragon la Peña de Oroel, près de laquelle naquit le royaume de Sobrarbe, on montre ici la montagne d'Ansena, où Pélage fugitif se cachait avec les siens, les forêts de Verdoyonta qu'il parcourait dans ses expéditions de guerre, l'abbaye de Covadonga, qui rappelle ses premières victoires sur l'Islam. Les «Illustres Montagnes», car c'est là le nom qui les distingue officiellement, n'ont pas seulement leurs souvenirs historiques, leurs gracieux villages aux maisons éparses, leurs troupeaux et leur verdure; elles ont aussi dans leurs entrailles le riche trésor de leurs mines de houille, source principale de prospérité pour les Asturies. Dans leur désordre bizarre, les hauteurs de la Galice, de toutes parts attaquées et rongées parles eaux, n'offrent qu'un petit nombre de chaînons ou _cordales_ que l'on puisse rattacher à un système régulier. Ce sont des masses de roches primitives, arrondies pour la plupart, disposées en petits plateaux de dimensions inégales et dominées çà et là par des buttes qui s'élèvent, en moyenne, à une centaine de mètres au-dessus du niveau général de la contrée, Cependant les chaînons suivent à peu près la même direction que les rivages eux-mêmes, les uns courant de l'ouest à l'est, en prolongement des côtes Vascongades, les autres descendant du nord au sud vers le littoral portugais. Parallèlement au chaînon de Rañadoiro, qui peut être considéré comme la frontière naturelle de la Galice et des Asturies, se développe à l'ouest la Sierra de Meira; puis, de l'autre côté de la grande vallée du Miño, se prolonge un ensemble de groupes montagneux, dont les ramifications septentrionales vont se terminer à l'Estaca de Vares, principal cap angulaire de la Galice, et au cap Ortegal ou cap Nord (Norte-Gal), non loin duquel pyramide le haut Cuadramon. A l'ouest, des massifs orientés transversalement, dans le même sens que les Pyrénées cantabres, vont former les célèbres promontoires de Toriñana et de Finisterre, ou de la «Fin des Terres». Ce cap, que les marins croyaient autrefois le plus occidental de la péninsule Ibérique, semble bien, ainsi que ses homonymes de la France et de l'Angleterre, être la fin d'un monde. Étroite péninsule rocheuse s'avançant en pleine mer à l'ouest de la grande baie de Corcubion, elle élève ses derniers escarpements comme un autel dressé au milieu de la solitude immense des eaux. Là se trouvait un temple des anciens dieux, remplacé depuis par une église vouée à Marie [196]. [Note 196: Altitudes diverses des Asturies et de la Galice; MONTAGNES DE SANTANDER: Puerto de Escudo 988 mèt. » de Reinosa 847 » Peña Labra 2,002 » PICOS DE EUROPA: Peña Prieta 2,529 » Torre de Cerredo 2,678 » Village de Potes 299 » » » Cain (Valdeon) 466 » MONTS CANTABRES DE L'OUEST: Peña Ubiña 2,300 » » Rubia 1,930 » Pico de Miravalles 1,939 » » Cuiña 1,936 » Col de Pajares 1,363 » » Piedrafita 1,085 » Cuadramon 1,019 » Faro 1,155 » Cabeza de Manzaneda 1,776 » ] La côte asturienne, assez régulière en apparence, est entaillée d'un grand nombre de petites baies, ou _rias_, aux berges rocheuses, où viennent déboucher les rivières torrentielles descendues des Pyrénées cantabres. La faible largeur de la zone littorale ne permet pas à ces estuaires d'entrer profondément dans l'intérieur des terres; plusieurs d'entre eux ne semblent être que de simples bouches fluviales à peine élargies. Sur les côtes de Galice, c'est autre chose. Là le rivage du continent est découpé en golfes sinueux et ramifiés, semblables aux _firths_ de l'Ecosse et aux _fjords_ de la Scandinavie, de l'Islande, du Labrador, par leurs méandres bizarres, leurs eaux profondes, leurs bords escarpés. Ce ne sont pas de simples érosions marines, comme les indentations de la côte de Dalmatie, mais bien des vallées anciennes s'ouvrant largement du côté de l'Océan, qui n'a pas moins de 1,800 mètres de profondeur à une centaine de kilomètres au large. [Illustration: Nº 157.--RIAS DE LA COROGNE.] Quelle est l'origine de ces _rias_? Faut-il y voir, comme dans les _fjords_, les lits de glaciers que les alluvions des rivières et de la mer n'ont pas encore eu le temps de combler pendant la période géologique actuelle? En tout cas, c'est un des phénomènes géographiques les plus curieux, que l'existence, sous des latitudes aussi méridionales, de golfes pareils à ceux des côtes voisines de la zone polaire. La ressemblance du sol s'ajoute pour ces contrées à la remarquable similitude du climat. Par une autre analogie, non moins curieuse, il se trouve que la baie de Vigo, et probablement les autres _rias_ de la Galice, golfes écossais égarés sur les côtes de l'Ibérie, possèdent une faune maritime rappelant beaucoup plus les formes des animaux de la Grande-Bretagne que ceux de la Lusitanie: des 200 espèces de testacés qu'y a recueillies M. Mac Andrew, un huitième seulement n'appartient pas à la faune britannique. La présence de cette colonie d'espèces septentrionales, fait auquel il faut ajouter la parenté des plantes entre les montagnes asturiennes et l'Irlande, donne un grand poids à l'hypothèse de Forbes, d'après laquelle une terre de jonction aurait existé, avant la dernière période glaciaire, entre les Açores, l'Irlande et la Galice: le continent aurait disparu, mais les piliers d'angle en subsisteraient encore. Quoi qu'il en soit, le climat des régions nord-occidentales de l'Ibérie, sur tout le versant extérieur des Pyrénées cantabres et des groupes qui s'y rattachent, a beaucoup de ressemblance avec celui de la Grande-Bretagne. Apportées par les vents de mer, qui viennent, les uns du sud-ouest, avec les contre-alizés, les autres du nord, avec les courants polaires plus ou moins déviés de leur course, les pluies tombent en averses considérables sur les pentes extérieures des montagnes asturiennes: d'un côté l'eau surabonde, tandis qu'à la base de l'autre versant, privé d'humidité, s'étendent les plaines arides de Leon et des Castilles. On n'a pas encore établi, par des mesures précises, quelle est la vallée des Pyrénées cantabres qui d'ordinaire est le plus largement abreuvée; mais on sait que certaines localités des Asturies ont reçu dans l'année plus de 4 mètres et demi d'eau pluviale. Le versant atlantique du plateau d'Ibérie est donc égal, sinon supérieur, par le ruissellement de ses eaux à la pente occidentale des montagnes de l'Écosse et de la Norvége, et à la déclivité méridionale des Alpes suisses. L'étymologie euskarienne que plusieurs linguistes donnent aux Asturies, d'après eux synonyme de «Pays des Torrents», est parfaitement justifiée par les conditions du climat. Si le Tessin est, proportionnellement à son bassin, le fleuve le plus abondant de l'Europe, les torrents qui descendent des neiges de las Peñas de Europa sont ceux qui versent à la mer la masse la plus considérable d'eaux sauvages. Les pluies tombent en toute saison dans les Pyrénées asturiennes. Les sécheresses prolongées y sont un phénomène des plus rares; cependant il arrive quelquefois, à la fin de l'été, que des semaines se passent sans amener d'averse. L'équinoxe d'automne est toujours accompagné d'une précipitation d'humidité fort abondante, et très-souvent les conflits et les brusques remous de l'air se produisent alors et bouleversent les eaux du golfe de Gascogne: il est peu de mers qui soient plus redoutables dans cette saison; les annales maritimes racontent les drames effrayants qui s'y sont accomplis. Ces tempêtes sont le plus grand inconvénient du climat cantabre; mais la contrée a sur les autres parties de l'Espagne, à l'exception des provinces Vascongades, l'inappréciable avantage de jouir d'une température maritime assez égale, relativement tiède en hiver et fraîche en été. Ce n'est pas le «printemps perpétuel» que vantent les indigènes; mais la succession des saisons y offre du moins une oscillation modérée. A sept ou huit cents kilomètres de distance, les côtes asturiennes et les rivages anglais, qui se regardent par-dessus les mers de Gascogne et de Bretagne, offrent une ressemblance singulière de climat; mais, tandis que le Devonshire et la Cornouaille, exposés au midi, ont une température moyenne plus égale, les campagnes situées à la base des Pyrénées cantabres, quoique tournées au nord, jouissent, grâce à leur latitude méridionale, d'une somme de chaleur plus élevée. La similitude des climats se révèle aussi dans la grande abondance des vapeurs rampant sur le sol en brouillards épais, pareils à ceux des îles Britanniques: cette forme de nuages est très-fréquente en Galice et dans les Asturies; on lui donne le nom de _bretimas_. Ces phénomènes météorologiques, si différents de ceux du reste de l'Espagne, ne pouvaient manquer de faire naître des hallucinations dans les esprits superstitieux des Gallegos. Ils se figurent les enchanteurs sous forme de _nuveiros_, ou chevaucheurs de nuées, volant dans les tempêtes, s'allongeant en nuages ou se rapetissant en nuelles, apparaissant ou s'évaporant à volonté. C'est la nuit surtout que ces esprits aiment à voyager. Parfois les fantômes des morts, tenant des lumières à la main, se font porter par les brouillards de cimetière en cimetière: ses redoutables processions nocturnes sont connues sous le nom d'_estadeas_ ou _estadinhas_[197]. [Note 197: Climat de la Galice et des Asturies, en 1858: Température Tranche moyenne. Maximum. Minimum. de pluie. Oviedo (228 mètres). 15°,25 27°,8 -4°,5 2m,064 Santiago (220 » ). 15°,04 35°,0 -2°,0 1m,084 ] Malgré l'abondance de leurs eaux courantes, les provinces cantabres n'ont pas de rivières navigables. Dans les Asturies, la zone du littoral n'a pas assez de largeur et a trop de pente pour que les torrents puissent se développer en fleuves au cours paisible. L'Ason, le Besaya, le Nansa, le Sella, le puissant Nalon d'Oviedo, le Navia, l'Eo, torrents des Asturies, ont bientôt trouvé la fin de leur voyage dans les eaux du golfe Cantabrique. Les rivières de la Galice, le Tambre et l'Ulla, déjà plus lentes à cause de la moindre déclivité du sol, s'ouvrent largement à leur débouché dans les _rias_, et l'on ne sait préciser exactement où finit le cours d'eau, où commence le golfe de l'Océan. Le seul véritable fleuve de la Galice est le Miño, appelé Minho par les Portugais dans la partie inférieure de son cours, qui sert de limite politique entre les deux États de la Péninsule. Les eaux du Miño lui viennent à la fois des deux versants des Pyrénées. Le Miño proprement dit reçoit tous ses affluents des vallées tournées vers l'Océan, tandis que le Sil, la maîtresse branche du fleuve, prend sa source au sud de la Peña Rubia, sur le revers des monts Cantabres incliné du côté des plaines de Leon. «Le Miño porte le nom, dit le proverbe espagnol, mais c'est le Sil qui porte l'eau!» De même, par la direction de son cours, le Sil mériterait d'être considéré comme le véritable fleuve; mais la nomenclature géographique a surtout pour raison d'être les convenances des populations elles-mêmes; il est donc tout naturel que les anciens Gallaeci et les Galiciens d'aujourd'hui aient maintenu les noms de Minius et de Miño au cours d'eau qui coule en entier sur leur territoire, tandis que le Sil provient de par delà les monts, d'un pays habité par des populations d'origine différente et défendu par des gorges de montagnes qui en rendent l'accès difficile. Avant de sortir de la province de Leon, le Sil coule d'abord dans le large bassin du Vierzo, de toutes parts environné de montagnes et dont il reste encore le charmant petit lac de Carrucedo. Tout près de cette nappe d'eau commence l'âpre défilé de sortie. Le Sil, que vient gonfler le Cabrera, descendu de la Peña Trevinca, entre dans un second bassin lacustre, beaucoup moins étendu que le Vierzo, puis il passe sous les roches du Monte Furado (mont Percé), dans un lit que lui ont taillé les Romains, afin de faciliter les exploitations minières qu'ils avaient entreprises et dont on voit çà et là des vestiges importants. En aval de ce curieux tunnel, le Sil serpente dans une des gorges les plus sauvages de l'Espagne: les contre-forts des montagnes qui s'élèvent au nord et au sud et qui formaient autrefois une chaîne continue, des Pyrénées cantabres aux monts portugais de Gerez, se dressent au-dessus du fleuve rétréci en escarpements abrupts et même en parois verticales, de 300 et 400 mètres de hauteur. Un nouveau défilé resserre le fleuve immédiatement en aval de la jonction du Sil et du Miño, puis les eaux réunies, que grossissent de distance en distance de petits affluents, vont se jeter dans la mer par un large débouché. Au-dessous de la ville de Tuy, sur un espace d'une trentaine de kilomètres, le Miño devient navigable, mais l'entrée du fleuve est obstruée par une barre périlleuse, et c'est en dehors de l'estuaire, au pied de la montagne de Santa Tecla, que se trouve le petit port d'embarquement dit la Guardia. Quoique d'une si faible utilité pour la navigation, le Miño n'en est pas moins, des huit grands cours d'eau de la presqu'île Ibérique, celui qui, proportionnellement à l'étendue de son bassin, roule la masse liquide la plus abondante; il ne le cède qu'au Duero pour la quantité absolue de ses eaux moyennes [198]. [Note 198: Comparaison, en nombres approximatifs, des fleuves de la Péninsule: Aire Longueur du de la Pluie Débit Écoulement, bassin maîtresse moyenne. moyen. comparé branche. aux pluies. Miño avec Sil 25,000 k.c. 305 1m,200 500(?) 50% Duero 100,000 » 815 0m,500 650(?) 40% Tage 75,000 » 895 0m,400 330(?) 33% Guadiana avec Záncara 60,000 » 890 0m,350 160(?) 25% Guadalquivir (Guadalimar) 55,000 » 560 0m,480 260(?) 30% Segura 22,000 » 350 0m,300 20(?) 10% Júcar 15,000 » 511 0m,320 25(?) 15% Èbre 65,000 » 750 0m,450 200(?) 20% __________ ________ _______ _____ Ensemble de la Péninsule 584,300 0m,400 3,000(?) 33% ] Cette masse d'eau, qui, dans toutes les parties de l'Espagne situées au sud de la chaîne pyrénéenne, serait une richesse inappréciable, n'est guère plus utile à l'agriculture cantabre qu'elle ne l'est au transport des denrées: c'est comme force motrice de l'industrie qu'elle devrait être principalement employée, car l'eau de pluie qui pénètre dans le sol suffit amplement à développer une luxuriante végétation. Comme l'Angleterre, les Asturies et la Galice sont le pays des beaux gazons, des prairies d'un vert foncé. Cependant l'ensemble de la flore est d'un caractère un peu plus méridional que celui des contrées situées de l'autre côté du golfe de Gascogne et de la mer de France. Dans les vergers, des orangers se mêlent aux pommiers, aux châtaigniers, aux noyers, aux noisetiers, et même on voit de vigoureux dattiers croissant en plein air dans un jardin d'Oviedo. Mais si la température suffit, la trop grande humidité de l'air empêche que certaines plantes de la contrée puissent acquérir une sérieuse importance industrielle. Ainsi, l'élève des vers à soie ne réussit que médiocrement malgré la richesse de foliaison des mûriers; la vigne même, sauf dans quelques districts, ne donne guère que des vins âpres et d'un goût désagréable; par contre, le cidre des Asturies est renommé dans toute l'Espagne et s'exporte même en Amérique. Les Astures ou Asturiens, on le sait, se vantent d'être issus d'hommes libres n'ayant jamais porté le joug du musulman; quelques populations des montagnes gardèrent en effet leur indépendance, et même les districts conquis par les Arabes pendant la première irruption furent rapidement repris par les chrétiens; la ville d'Oviedo reçut le nom de «Cité des Évêques» du grand nombre de prélats fugitifs qui vinrent y résider pour y tenir leurs conciliabules et leurs conciles. Les Galiciens résistèrent aussi avec une grande énergie aux envahisseurs maures, et leurs descendants montrent encore avec orgueil certaines montagnes où, disent-ils, se brisa la puissance des Africains. Quoi qu'il en soit, il est certain que la Galice fut, avec toutes les contrées pyrénéennes, une des provinces qui continuèrent pendant tout le moyen âge, sauf une courte interruption, d'appartenir politiquement à ce monde européen dont elles font partie par leur climat et leurs conditions géographiques. La race de cette région de l'Espagne, d'origine celtique, est donc restée relativement pure. Depuis les commencements de l'histoire écrite, les Asturies et la Galice, situées en dehors des grands chemins de conquête et de migration, n'ont été que faiblement visitées, si ce n'est dans les ports où se sont installés des Catalans, et le sang ne s'y est point modifié comme dans les autres parties de la Péninsule. Ni Maures ni Juifs ne se sont mêlés à ces vieilles populations aborigènes, et les Gitanos ne se rencontrent que rarement dans le pays. Quelques peuplades asturiennes se sont même maintenues presque sans changement de moeurs et d'habitudes depuis l'époque romaine. On cite entre autres comme un élément de population tout à fait distinct les bergers des montagnes de Leitaríegos, dans le massif où la sierra de Rañadoiro se détache des Pyrénées cantabres. Le nom de _vaqueros_ ou de «vachers», par lequel on les désigne, n'indique pas seulement leur genre de vie; c'est en même temps comme un nom de tribu. Dans les voyages qu'ils font avec leurs troupeaux transhumants, ils vivent toujours à part du reste des Asturiens; leurs jeunes gens ne se marient qu'entre eux. Les vieux patois persistent encore dans le pays. Sur le littoral cantabre, les paysans parlent leur _bable_; dans les campagnes de la Galice, ils se servent de divers dialectes assez différents les uns des autres, même de village à village. On peut dire que, dans l'ensemble, le _gallego_, surtout celui qui se parle sur les bords du Miño, est plutôt du portugais que de l'espagnol. Cependant il est difficile à un Lusitanien de comprendre les Galiciens, à cause de la bizarre cantilène de leur langage. Les habitants des diverses vallées ne se comprennent pas même tous entre eux. Quoique le pays soit relativement très-peuplé, les agglomérations d'habitants sont rares. Nombre de chefs-lieux ne se composent en réalité que d'une église, d'une maison commune et d'un cabaret; les demeures sont toutes éparses dans les campagnes, à l'ombre de grands arbres protecteurs Faudrait-il voir dans cette habitude des Asturiens et des Galiciens l'effet d'un amour instinctif de la nature, ou bien plutôt ne serait-elle pas, comme chez leurs voisins les Basques, une conséquence naturelle de l'état de profonde paix dans lequel ont presque toujours vécu les populations de la Cantabrie? Grâce à leur isolement, les habitants de l'Espagne nord-occidentale se sont heureusement distingués parmi tous leurs compatriotes par leur immunité de la guerre extérieure et de la guerre civile. Contrées montueuses situées vers la «fin des terres», en dehors de la grande route des armées, les Asturies et la Galice ont eu le bonheur de rester épargnées par les marches et contre-marches des égorgeurs; en outre, le caractère naturellement pacifique des indigènes les a tenus à l'écart de toute révolution intestine: c'est par un travail long et patient qu'ils s'efforcent de conquérir le bien-être. Ce n'est point dans ces contrées qu'est né le type espagnol du «matamore»; tout entier à sa besogne pacifique, le Gallego n'a rien de cette férocité native dont les incessantes guerres ont laissé quelque chose dans le sang de tous les autres Espagnols. Aucune des villes du nord-ouest n'a de cirques pour les combats de taureaux; elles n'envient pas à leurs voisines des Castilles le barbare plaisir de voir la bête éventrer les chevaux, piétiner sur les hommes, puis tomber elle-même, foudroyée d'un coup d'épée. Cependant tout n'a point été avantage dans l'isolement et la vie paisible des habitants de la Cantabrie. Pendant le moyen âge, les seigneurs locaux en ont profité pour asservir les cultivateurs, leur ôter toute propriété et tout droit d'hommes libres. Dans le reste de l'Espagne, le péril commun obligeait les nobles, les prêtres, les bourgeois, le peuple, à se faire des concessions mutuelles et à prendre des habitudes de fière égalité. Il n'en était point ainsi dans les Asturies, si ce n'est du côté des provinces Vascongades. Là tous les paysans étaient réputés nobles, comme leurs voisins les Euscaldunac, et leurs communautés jouissaient des mêmes prérogatives que celles de la Biscaye; mais dans les «Illustres Montagnes» et dans toutes les Asturies proprement dites les cultivateurs du sol n'étaient qu'un bétail; les anciens documents établissent qu'on pouvait les engager et les vendre, comme on l'eût fait d'une marchandise. Encore au commencement du siècle, presque toutes les propriétés des deux Asturies se trouvaient entre les mains de quatre-vingts familles et des couvents de moines et de religieuses: sauf quelques petits cultivateurs isolés, la grande masse des paysans était composée de gens attachés à la glèbe. Il en était de même dans la Galice, quoique à un moindre degré: le peuple n'y possédait presque rien, et la plupart des terres appartenaient à des nobles, à des églises et à des monastères. Depuis le commencement du siècle, cet état de choses a peu à peu changé. L'appauvrissement des seigneurs, la suppression des couvents ont été mis à profit par les industrieux Astures et Galiciens: ceux-ci échangent pour de la terre leurs économies péniblement amassées, et c'est ainsi que s'accomplit, par les ventes et les achats, une révolution considérable. On raconte aussi que d'anciens tenanciers ont fini par obtenir gain de cause contre les propriétaires féodaux dans un procès des plus épineux. Jadis les feudataires et les couvents, qui avaient reçu des rois les titres de propriété, avaient l'habitude d'accorder à certains cultivateurs la possession temporaire de quelque domaine, à charge d'hommage et de redevance; d'ordinaire, la concession ne devait durer que pendant le règne de deux ou trois rois, suivant les districts; ailleurs, le droit du paysan propriétaire expirait à la fin du siècle; suivant les usages spéciaux de la Galice, il devait courir pendant une période de 329 ans. Mais ces conventions donnaient lieu aux interprétations les plus diverses: chacun les expliquait suivant son intérêt, et que deux, trois rois fussent morts, que le siècle ou les trois siècles se fussent écoulés, les paysans refusaient de se dessaisir du terrain. Ce sont eux qui ont fini par l'emporter. Les Galiciens du littoral partagent leur temps entre la culture du sol et la pêche. Pendant la saison, plus de 20,000 hommes, disposant de trois à quatre mille embarcations, tendent leurs madragues et d'autres filets de moindres dimensions dans les baies, si riches en sardines, de la Corogne, de Muros, d'Arosa, de Pontevedra, de Vigo. Le poisson capturé est porté dans les ateliers de salaison de la côte, où des femmes et des enfants aux gages des propriétaires de pêcheries emplissent de sardines pressées jusqu'à 35,000 boucauts par an. La consommation locale est énorme, et, dans les années normales, l'Amérique seule demande jusqu'à 17,000 tonnes de sardines au port de la Corogne. La répartition du sol entre un plus grand nombre de mains et la bonne utilisation des richesses de la mer sont absolument indispensables pour que la Galice puisse nourrir convenablement sa population considérable, de beaucoup supérieure en densité à celle du reste de l'Espagne. Ainsi, la province de Pontevedra est, à superficie égale, trois fois plus peuplée que tout le territoire de l'État, et dépasse d'un tiers la province même de Madrid. Et pourtant la Galice n'a ni grandes villes, ni routes nombreuses et bien construites, ni riches industries manufacturières! Le voisinage de la mer, les facilités de la pêche, la douceur et l'égalité du climat ne suffisent point à expliquer l'exubérance de la population. Si les Astures et les Gallegos n'émigraient en véritables foules pour aller chercher à l'étranger le pain qu'ils ne trouvent pas dans leur patrie, la famine ne manquerait pas de les décimer et de rétablir ainsi l'équilibre entre les subsistances et les consommateurs. Les familles essaiment constamment vers Lisbonne, Madrid et les autres grandes villes du Portugal et de l'Espagne. Les Gallegos sont les Auvergnats de la Péninsule. Très-âpres au gain, très-économes des deniers amassés, se défendant les uns les autres avec un grand esprit de corps, ils arrivent à monopoliser certaines professions, et nombre d'entre eux parviennent à la richesse, après avoir commencé la vie comme manouvriers ou comme porteurs d'eau. Ceux qui reviennent dans leurs foyers, presque toujours plus à leur aise qu'au départ, et du moins plus riches d'expérience et d'idées, se trouvent être les véritables civilisateurs de ces régions éloignées, dont la population croupissait naguère dans une ignorance sans bornes et dans une misère sordide. C'est peut-être à l'extrême saleté des masures, de même qu'à une nourriture où domine trop le poisson, que la Galice doit d'être encore, seule parmi toutes les autres provinces de l'Espagne, visitée par la lèpre et l'éléphantiasis. Cette dernière maladie est de beaucoup la plus redoutée; à une époque peu éloignée de nous, la loi ordonnait que les cadavres des malheureux morts de cette affreuse lèpre fussent brûlés et que les cendres en fussent jetées au vent. Une superstition générale voulait que le fléau fût infectieux même après la mort de la victime, et que celle-ci, déposée dans un cimetière, communiquât sa maladie à tous les corps voisins. L'amélioration matérielle la plus urgente serait de rattacher définitivement la Galice et les Asturies à Madrid et au reste de la Péninsule par des voies de communication faciles. Au milieu du siècle dernier, on construisit de Madrid à la Corogne une fort belle route militaire, que l'on disait plaisamment avoir été pavée d'argent, tant elle en avait coûté au trésor; mais cette route ne suffit plus et il serait grand temps de surmonter la sierra de Leon et les diverses ramifications terminales des Pyrénées cantabres par un chemin de fer atteignant enfin les bords de l'Océan. Depuis longtemps la ligne est tracée, mais on sait pour quelles raisons politiques et financières elle attend encore son achèvement. De même, le chemin de fer de Leon à Oviedo, qui parcourt le bassin houiller de Mieres, et qui doit fournir un jour à l'industrie du centre de l'Espagne l'aliment qui lui est indispensable, est encore arrêté par la masse des Pyrénées, au-dessous du col de Pajares. La seule voie de fer que la capitale ait allongée comme un bras vers les côtes de la Cantabrie est celle qui se dirige vers le port de Santander par la haute vallée de l'Èbre et le col de Reinosa. Quant aux chemins de jonction qui réuniront un jour les extrémités des lignes rayonnantes en suivant le pourtour de la Péninsule, c'est à peine si l'on peut dire qu'ils soient déjà projetés. De Tuy à la Corogne, il faudra se contenter pendant longtemps encore d'une simple route de voitures; la partie du littoral tournée vers la mer Cantabre, du Ferrol à Santander, n'a pas même sur tout son développement ce premier outillage de civilisation que donne un chemin carrossable. En maints endroits, il faut encore longer la côte par un sentier étroit et périlleux, escaladant les promontoires et remplacé dans les vallées torrentielles par des gués où l'on saute de pierre en pierre. L'étroitesse du littoral cantabre, l'excellence des ports et les importantes ressources que donne la pêche, ont fait bâtir au bord de la mer la plupart des centres de population des Asturies. Immédiatement à l'ouest des provinces Vascongades se trouvent les petites villes maritimes de Castro-Urdiales, de Laredo, de Santoña, souvent choisies comme lieux de rassemblement pour les flottilles pendant les guerres civiles qui ont eu la Biscaye pour théâtre. La rade de Santoña, célèbre par son excellent poisson, est l'un des havres naturels les plus commodes et les mieux abrités de la Péninsule; lorsque Napoléon donna l'Espagne à son frère Joseph, il en excepta la seule place de Santoña et il y fit commencer des travaux de défense qui l'auraient transformé en un Gibraltar français, faisant équilibre au Gibraltar anglais. Depuis, des projets analogues ont été repris par le gouvernement espagnol, mais ils n'ont reçu qu'un commencement de réalisation. Fort importante en temps de guerre, Santoña mériterait aussi d'être, en temps de paix, un centre actif de commerce; mais tout le mouvement des échanges de la contrée a été accaparé par la ville de Santander, dont le port offre également un excellent mouillage et possède, en outre, dans ses nouveaux quartiers conquis sur les bas-fonds de la baie, les avantages d'un bon aménagement intérieur en quais, darses, chantiers et magasins. Comme débouché naturel des Castilles, Santander jouit d'un véritable monopole commercial pour l'exportation des farines de Valladolid et de Palencia, des laines dites _sorianas_ et _leonesas_ à cause des pays d'où on les expédie. Santander reçoit aussi, de Cuba et de Puerto-Rico, une grande quantité de denrées coloniales dont elle alimente le centre de l'Espagne, et ses commerçants, indigènes et étrangers, sont en relations constantes d'affaires avec la France, l'Angleterre, Hambourg et la Scandinavie. Elle dispute à Bilbao, à Valence et à Cádiz le troisième rang comme ville d'échanges avec l'extérieur [199]. [Note 199: Mouvement des échanges, en 1867: 67,600,000 fr.] A l'extrémité supérieure de la baie se trouvent des chantiers de construction qui eurent jadis une grande importance; mais l'établissement est déchu, et maintenant c'est à la fabrication des cigares que l'État emploie, dans la ville de Santander, le plus grand nombre de mains. Parmi les causes qui ont aidé au développement du port, il faut en signaler une dont il n'y a point lieu de féliciter l'Espagne: cette cause est la fréquence des guerres civiles qui ont dévasté les provinces Vascongades et forcé le mouvement des échanges entre l'Espagne et la France à faire le grand détour à l'ouest du pays Basque. Il est arrivé, chose bizarre, que, malgré sa frontière limitrophe de plus de quatre cents kilomètres de longueur, la France n'ait eu, en dehors des voies de la Méditerranée, qu'un seul chemin libre vers l'Espagne, celui de Santander. En été, des centaines de familles, de Madrid et des autres villes de l'intérieur, viennent prendre les bains de mer sur la plage du Sardinero, au nord de la petite péninsule de Santander. En outre, des sources thermales fréquentées, sulfureuses et sodiques, Alceda, Ontaneda, las Caldas de Besaya, jaillissent dans les vallons des montagnes qui s'élèvent au sud. [Illustration: Nº 158.--SANTOÑA ET SANTANDER.] [Illustration: Nº 159.--OVIEDO.] Au delà du port de Santander, sur un espace de 150 kilomètres, ne se trouvent, jusqu'à Gijon, que des villages maritimes sans importance, San Martin de la Arena, port de la petite ville déchue de Santillana, San Vicente de la Barquera, Llanes, Rivadesella, Lastres. Gijon, qui possède une très-grande manufacture de tabacs, n'est pas non plus une ville considérable, quoiqu'elle ait été la cité de Pélage et la capitale de toute l'Asturie; mais elle est le port d'expédition des houilles que lui apporte le chemin de fer de Langreo, et elle partage avec la petite ville d'Aviles, située de l'autre côté du haut Cabo de Peñas, l'avantage d'être le faubourg maritime d'Oviedo, bâtie à 25 kilomètres de là, dans une vallée dont l'eau se verse dans le Nalon. Comme toutes les autres villes asturiennes, cette capitale est sans grande importance commerciale. Elle a quelques manufactures actives une des dix universités d'Espagne, une belle cathédrale gothique, que l'on dit être la plus riche du monde entier en reliques et en objets divers «fabriqués par les anges et les apôtres». Cette église en a remplacé une plus ancienne, qui fut l'édifice autour duquel se sont groupées toutes les maisons de la cité. Oviedo, qu'abrite la montagne de Naranco contre les vents du nord, jouit de l'un des climats les plus salubres de l'Espagne: elle possède des eaux thermales efficaces. Les sites les plus charmants abondent dans les environs, soit qu'on se dirige à l'ouest vers les vallées si fertiles de Cangas de Tineo, soit qu'on aille du côté de l'est vers Cangas de Onis, le village fameux qui fut la première capitale du royaume de Pélage. Près de là, dans une vallée toute ruisselante de cascades et pleine de l'ombrage des châtaigniers, des hêtres et des chênes, les pèlerins visitent la caverne de Covadonga, où reposent les restes de Pélage; c'est le lieu le plus vénéré des patriotes espagnols. Les ports occidentaux des Asturies, Cudillero, Luarca,--Navia, que ses habitants disent avoir été fondée par Cham, le fils de Noé,--Castropol au vieux nom grec, et sur la rive opposée du même estuaire, Ribadeo la Galicienne, ne sont guère que de petites bourgades de pêche; il faut aller jusqu'aux magnifiques _rias_ de la côte tournée vers l'océan Atlantique pour rencontrer de véritables villes. La première est le Ferrol, cité de création moderne: au milieu du dix-huitième siècle, ce n'était qu'un petit village de caboteurs; mais on comprit alors quelle pouvait être l'importance militaire de sa baie pour la construction, l'approvisionnement et la bonne défense des flottes. On éleva des forts sur les hauteurs qui dominent la rade, on garnit de puissantes batteries les deux bords du goulet d'entrée qui se trouve à 6 kilomètres de la ville, et l'on bâtit toute une ville militaire sur un plan régulier, avec ses arsenaux, ses chantiers, ses magasins immenses. Suivant l'état des finances espagnoles et l'importance des forces navales, le Ferrol augmente ou diminue de population; tantôt c'est une ruche trop étroite pour la foule pressée de ses travailleurs, tantôt elle est presque déserte, et l'herbe croît dans ses rues. [Illustration: PHARE DE LA TOUR D'HERCULE. Dessin de A. Deroy, d'après une photographie de M.J. Laurent.] La population de la Corogne (Coruña) est beaucoup moins flottante que celle du Ferrol, car elle n'est pas exclusivement militaire, et le commerce, la pêche, même l'industrie manufacturière, occupent un grand nombre d'habitants. La double ville de la Corogne, s'étalant en amphithéâtre sur la pente de la colline, entre des hauteurs fortifiées et l'îlot qui porte la vieille tour, de fondation peut-être romaine, peut-être même phénicienne ou carthaginoise, dite tour d'Hercule, est l'une des cités les plus pittoresques du littoral océanique de l'Espagne; elle est aussi l'une de celles qui semblent destinées au plus grand avenir, à cause de son heureuse position à l'angle même de la Péninsule, sur l'un des axes principaux du commerce de l'Espagne, et précisément en face des États-Unis du Nord, qui ont une telle importance dans le mouvement général des échanges [200]; mais actuellement c'est avec l'Angleterre que la Corogne fait presque tout son commerce; des navires anglais, construits spécialement pour ce genre de transport, viennent y charger des bestiaux par dizaines de milliers. Le gouvernement espagnol possède à la Corogne l'une des plus grandes manufactures de tabac de la Péninsule. Ares et Betanzos, célèbre par ses boulangeries, donnent leur nom aux deux autres _rias_, ou baies secondaires du grand golfe d'où cingla jadis la grande _Armada_; ces villes ne sont en réalité que de simples rues, et ne peuvent se comparer à leurs deux voisines, le Ferrol et la Corogne. Les sources salines d'Arteijo et sulfureuses de Carballo, au sud-ouest de la Corogne, sont fort appréciées des baigneurs. [Note 200: Port de la Corogne: Mouvement des échanges en 1867 19,325,000 fr. Navires long-courriers entrés en 1873 353 (307 anglais.) ] Les rias du sud de la Galice ont aussi chacune un ou plusieurs ports. Celle de Corcubion est abritée à l'ouest par la péninsule du cap Finisterre, contournée en forme de hameçon; l'estuaire de Noya baigne les petites villes de Noya et de Muros; celui d'Arosa sert de mouillage aux navires d'émigrants que les ports du Padron et de Carril, principaux débouchés de la ville de Santiago, envoient aux républiques de la Plata; la ria de Pontevedra fait monter son flux de marée dans la rivière de Vedra jusqu'à la ville dont elle porte le nom; enfin, plus au sud, Vigo et Bayona s'élèvent sur la rive méridionale d'un autre grand estuaire, admirable et profonde baie, défendue du côté du large par des îles que les anciens appelaient les Iles des Dieux. Si la côte de Galice n'était déjà si riche en ports excellents, la baie de Vigo serait un grand rendez-vous de commerce; mais sur ce littoral un bon mouillage n'a rien d'exceptionnel, et Vigo, malgré tous ses avantages nautiques, n'est qu'un petit port de cabotage et de pêche. Vigo est bien moins connu par son faible commerce et sa mesquine industrie que par les trésors engloutis dans ses eaux, lorsque des corsaires anglais et hollandais vinrent, en 1702, y couler des galions chargés de l'or du Pérou. Des compagnies de sauveteurs, munis de tous les engins de l'industrie moderne, ont vainement tenté de repêcher toutes ces richesses perdues. Trois des villes notables de l'intérieur de la Galice s'élèvent sur les bords du Miño: Lugo, Orense, Tuy. La vieille Lugo romaine (Lucus Augusti), ceinte de ses murs du moyen âge, possède des sources thermales sulfureuses fort efficaces, et déjà mentionnées par les écrivains latins. Orense, au superbe pont peut-être romain, jeté sur le Miño, est également célèbre par ses fontaines d'eau chaude ou _burgas_, assez abondantes, dit-on, pour élever sensiblement la température moyenne de la plaine en hiver. On les emploie, non-seulement au traitement des maladies, mais aussi à tous les usages domestiques de la cité; d'après une étymologie, qui n'est ni justifiée ni contredite par l'histoire, le nom même d'Orense ne serait que l'appellation allemande de _Warmsee_ (Lac bouillant), donnée par les Suèves, à l'époque de la migration des barbares. Tuy, postée sur la rive droite du fleuve, en face de Valença la Portugaise, n'offre d'intérêt que comme gardienne de la frontière. [Illustration: No. 160.--BAIE DE VIGO.] L'ancienne capitale de la Galice entière, la fameuse Santiago, bâtie sur une colline, au pied de laquelle serpente la petite rivière de Saria, est restée la ville la plus populeuse du nord-ouest de l'Espagne. Le site, quoique charmant, n'a pourtant point d'avantage particulier qui semble fait pour attirer les habitants, mais là est ce «Champ des Étoiles,» ou Compostela (_Campo Stelle_), où l'on déterra, au commencement du neuvième siècle, le corps de l'apôtre saint Jacques, et qui fit accourir pendant le moyen âge des millions de pèlerins. On ne peut s'imaginer, maintenant que l'ancienne ferveur s'est éteinte, combien vive était la foi qui avait fait de Compostelle une autre Rome, et qui, de la France, des Pays-Bas, du fond de l'Allemagne et de la Pologne, entraînait les fidèles en immenses caravanes que la fatigue et les maladies décimaient en route; mais le voyage leur conférait une sorte de sainteté, semblable à celle qui s'attache aux _hadji_ musulmans, et pendant le pèlerinage nulle poursuite pour cause de dettes ou de simple délit ne pouvait être exercée contre eux. Il fut un temps où la Voie lactée était considérée par la masse du peuple comme étant une sorte de reflet merveilleux du chemin de saint Jacques, suivi sur terre par les pèlerins. Aussi les offrandes, les richesses de toute espèce affluaient-elles au sanctuaire vénéré. Dans la chapelle des reliques, on ne voyait que statues d'or, ornements d'argent et de vermeil, broderies de diamants et de perles. Dans cette ville sainte, tout s'expliquait par des miracles. Non loin de Santiago, sur la route de Noya, s'élève l'église de los Angeles, que les anges ont eux-mêmes bâtie, comme ils ont transporté à travers les airs celle de Loreto. Elle repose sur une poutre d'or qui faisait partie de la charpente du ciel, et qui s'étend sous terre jusqu'au-dessous de la cathédrale de Compostelle [201]. [Note 201: Villes diverses de la Cantabrie: Santander 21,000 hab. Asturie: Oviedo 9,000 » Gijon 6,000 » Santiago 29,000 » La Corogne (Coruña) 20,000 » Le Ferrol (el Ferrol) 17,000 » Lugo 8,000 » Vigo 6,000 » Orense 5,000 » Pontevedra 4,200 » ] IX LE PRÉSENT ET L'AVENIR DE L'ESPAGNE. Le désordre est grand dans l'Espagne contemporaine. Non-seulement tous les rouages politiques et financiers, et la machine sociale tout entière, sont disloqués; le désarroi existe surtout dans les esprits. Aux rivalités provinciales s'ajoutent les haines de classes; chaque ville, de même que chaque province et le royaume tout entier, est le théâtre d'une guerre active ou latente, qui, suivant les circonstances, tantôt s'assoupit et tantôt s'exaspère. Chose plus grave encore, l'indifférence s'empare de ceux que la passion a lassés, et prépare d'avance les populations à l'avidité, au vice, à la bassesse. Les ruines de toute espèce amoncelées sur le sol de l'Espagne, pendant les dernières années, par les incendies, la dévastation des champs, la cessation des industries, sont vraiment incalculables. Les gouvernements de divers partis qui se sont succédé en Espagne, ont tous vécu de misérables expédients: ils ont vainement essayé de déguiser la banqueroute sous des artifices de budget, les créanciers n'en ont pas moins été frustrés, et les employés pauvres n'en sont pas moins restés dans la vaine attente de leurs émoluments. En maints endroits, les instituteurs ont dû fermer les écoles, reprendre la charrue ou mendier sur les voies publiques; certains services de l'État ont été complétement interrompus; l'administration a cessé son fonctionnement régulier. Ce n'est pas sans raison que, dans un document officiel récent, le gouvernement de la République mexicaine, renvoyant à son ancienne métropole les termes de compassion dont celle-ci l'avait souvent insultée, a fait des voeux pour que «l'ère des révolutions puisse enfin se fermer dans la malheureuse Espagne!» Les Castillans ont été blessés de ces paroles de commisération, mais ils ne peuvent nier que plusieurs de leurs anciennes colonies du Nouveau Monde soient en train de les distancer par la prospérité matérielle et la civilisation. Cependant les progrès n'en sont pas moins réels, malgré la ruine apparente. Pour juger avec équité l'Espagne de nos jours, il faut se rappeler qu'un siècle ne s'est pas encore écoulé depuis les meurtres juridiques de l'Inquisition. En 1780, une femme de Séville, «convaincue de sortilége et de maléfice,» fut condamnée à être brûlée vive, et subit son supplice. A la même époque, les possessions de main-morte occupaient encore la plus grande partie de l'Espagne et l'oisiveté générale empêchait d'exploiter le reste. L'ignorance était lamentable, surtout dans les universités et les écoles, où les formules régnaient sans conteste, au mépris de toute observation et du bon sens. [Illustration: PAYSANS DE LA HUERTA ET CIGARRERA DE VALENCE. Dessin de P. Fritel, d'après des photographies de M.J. Laurent.] Depuis les grands événements qui ont inauguré le dix-neuvième siècle, les Espagnols, secoués de leur torpeur, ont vécu dans la lutte incessante, comme au milieu des flammes. Pourtant le pays, malgré des reculs momentanés, a gagné, chaque décade, en population, en industrie, en richesse. Il est vrai que les statistiques précises ne sont pas nombreuses; depuis la révolution de 1868 surtout, aucune évaluation sérieuse n'a été faite en Espagne: les gouvernements éphémères qui se sont succédé n'ont publié que des chiffres trompeurs ou très-vaguement approximatifs: c'est par l'examen et la discussion de rapports partiels que l'on doit tenter d'arriver à la connaissance sommaire des choses. [Illustration: Nº 161.--CHEMIN DE FER DE LA PÉNINSULE.] [Illustration: Nº 162.--VALEUR COMPARÉE DES ÉCHANGES DANS LES PORTS DE L'ESPAGNE.] En premier lieu, le travail est beaucoup plus respecté qu'il ne l'était jadis; tandis que les couvents se vidaient, les usines s'emplissaient. Il est vrai que, grâce à la solidarité industrielle et commerciale des peuples modernes, l'initiative du travail est en grande partie venue de l'étranger. L'Espagne est redevable à la France, à l'Angleterre, à la Belgique, d'une part très-considérable du développement de sa prospérité matérielle. Non-seulement elle a reçu des ingénieurs, des chimistes, des ouvriers en foule; mais c'est par milliards que l'argent des autres nations d'Europe est venu s'appliquer à l'exploitation de ses ressources de toute espèce. La Belgique et la France ont, à elles seules, prêté à l'Espagne plus d'un milliard et demi de francs, avec un espoir de gain qui ne s'est réalisé que dans un petit nombre d'entreprises, mais qui n'en a pas moins enrichi le pays d'une manière permanente et l'a rapproché du niveau industriel des autres contrées de l'Europe occidentale. Les Anglais ont donné la plus vive impulsion aux progrès agricoles en demandant aux Andalous leurs vins exquis, aux Castillans leurs blés et leurs farines, aux Galiciens leurs bestiaux; ce sont eux aussi qui ont le plus contribué à restaurer le travail des mines en Espagne en exploitant les immenses richesses métallifères du district de Huelva, de Linarès, de Carthagène, de Somorrostro et d'autres régions du littoral maritime et du bord des fleuves. Pour l'industrie proprement dite, les Français ont été les initiateurs les plus actifs de l'Espagne, en fondant et en soutenant de leurs capitaux de nombreuses manufactures dans la Catalogne, à Valence et dans les provinces Basques, et en fabriquant une grande partie de l'outillage industriel des autres provinces. Enfin, c'est aux capitalistes et aux ingénieurs de toute nationalité que l'Espagne doit les lignes de bateaux à vapeur qui forment une sorte de guirlande aux mailles nombreuses sur tout le pourtour du littoral, et son réseau de chemins de fer, encore inachevé, mais déjà fort considérable, puisqu'il rayonne de Madrid vers dix cités du littoral péninsulaire, Barcelone, Valence, Alicante, Carthagène, Málaga, Cádix, Lisbonne, Santander, Bilbao, Saint-Sébastien [202]. C'est grâce à l'appui de ses soeurs d'Europe que la nation espagnole a pu triompher de ces obstacles matériels qui séparaient les provinces de la Péninsule les unes des autres et leur donnaient des intérêts tout opposés, cause inéluctable de dissensions et de guerres civiles. Déjà les petites villes de l'intérieur de l'Espagne commencent à changer de physionomie. Naguère elles témoignaient du long sommeil de la nation pendant les trois derniers siècles par l'immuable gravité de leur aspect; on s'y trouvait comme transporté en plein moyen âge: les places, les rues, les maisons à grilles ouvragées, rien n'était changé. De nos jours, la transformation s'opère graduellement sous l'influence des conditions économiques et de tout le milieu nouveau des moeurs et des idées. [Note 202: Évaluation approximative de la production de l'Espagne: Agriculture 2,000,000,000 fr.(?) Mines (1871) 156,775,000 » Industrie, d'après Garrido 1,587,000,000 » Commerce extérieur (1874): Importation 382,000,000 fr. Exportation 403,100,000 » 785,100,000 » Flotte commerciale (1874) 509,800 tonnes Développement des lignes de chemins de fer 5,600 kil. ] Au point de vue intellectuel, les progrès de l'Espagne ont été plus rapides. Certes, l'ignorance est encore bien grande, notamment sur les plateaux des Castilles; l'école y est encore bien peu respectée; plusieurs villes populeuses n'ont pas même un libraire; des catéchismes et des almanachs sont toute la littérature des campagnes. Mais la part que l'Espagne a prise au mouvement des lettres et des arts pendant ce siècle prouve suffisamment que le pays de Cervantes et de Velazquez peut se replacer au rang qui lui convient parmi les autres contrées de l'Europe. Pour les oeuvres de la science proprement dite, les Espagnols ont été plus en retard. Il faut constater qu'avec toutes leurs qualités d'intelligence et l'action considérable qu'ils ont exercée sur le monde, les chrétiens d'Espagne n'ont fourni à la civilisation qu'un seul homme, l'Aragonais Michel Servet, dont les oeuvres scientifiques aient fait époque dans l'histoire du progrès. Mais si les Castillans et les autres Espagnols n'ont eu qu'un rôle de bien peu d'importance dans la marche des connaissances humaines, les Arabes du Guadalquivir ont été longtemps de véritables initiateurs. Pendant quelques générations ils ont été les maîtres et les éducateurs de l'Europe en astronomie, en mathématique, en mécanique, en médecine, en philosophie: l'ingratitude et la mauvaise foi ont seules pu leur contester ce mérite. C'est un Arabe d'Espagne, Alhazen, qui découvrit le phénomène de la réfraction atmosphérique et la décroissance de densité de l'air en proportion des altitudes; un autre Arabe de Séville a donné son nom à la science de l'algèbre; des physiologistes de Cordoue connaissaient déjà bien des faits d'histoire naturelle qu'on a retrouvés avec étonnement dans leurs écrits après les avoir découverts à nouveau tout récemment. Le génie inventif des musulmans d'Espagne se réveillera peut-être un jour chez leurs descendants: c'est assez de plusieurs siècles de sommeil! Il est à désirer aussi que l'adoucissement des moeurs accompagne le progrès des intelligences [203]. C'est un véritable scandale que la «noble science de la tauromachie» ait encore tant d'adeptes et que les fêtes par excellence soient des massacres d'animaux, rendus plus émouvants par le péril imminent de l'homme qui fait office de boucher. Quoi qu'en disent les amateurs de la «couleur locale», les courses de taureaux, de même que les combats de coqs, suivis avec tant de passion par les Andalous, sont des amusements indignes, et la fière Espagne se devrait à elle-même d'en avoir honte: on rougit de voir des hôpitaux, comme celui de Valence, institués pour soulager l'humanité souffrante, exploiter pour leur propre compte des arènes d'où les hommes, blessés ou morts, sont emportés sur des civières sanglantes. Il est grand temps que ces jeux barbares disparaissent comme ont disparu les «actes de foi», qui consistaient à brûler des hommes et que l'on venait de toutes parts contempler avec une joie frénétique. Du reste, il paraît qu'en dépit des journaux spécialement consacrés à la noble science du _toreo_, les traditions du «grand art» se perdent; les _toreros_ s'en vont; l'école de tauromachie, fondée à Séville en 1830, n'a pu se soutenir; à Barcelone, la ville joyeuse par excellence, les courses n'attirent plus les spectateurs; la plupart des grands cirques, à l'exception de celui de Madrid, ne s'ouvrent que deux ou trois fois par an. Le respect de la vie des animaux, sans lequel la vie des hommes est elle-même tenue pour peu de chose, semble faire des progrès parmi les Espagnols; mais hélas! que de sauvages retours vers la guerre et ses violences, les meurtres et les égorgements en masse. [Note 203: Statistique approximative de l'instruction en Espagne, en 1870: Sachant Sachant Ne sachant lire et écrire lire seulement ni lire ni écrire Hommes 2,414,000 317,000 5,035,000 Femmes 716,000 389,000 6,803,000 ___________ _________ ____________ Total 3,130,000 706,000 11,838,000 ] L'Espagne a le bonheur d'être débarrassée depuis une ou deux générations d'une grande cause d'affaiblissement matériel et moral: elle n'a plus son immense empire du Nouveau Monde. Argentins, Chiliens, Péruviens, Colombiens, Mexicains ont secoué l'intolérable joug du monopole castillan; ils se sont constitués en républiques indépendantes. La métropole a été ainsi déchargée du soin de «faire le bonheur de ses peuples d'outre-mer»; elle n'a plus eu à y maintenir l'inquisition, l'esclavage, les monopoles commerciaux, les castes et les privilèges; on l'a dispensée du soin d'y entretenir des armées et d'en extorquer des impôts. Il est vrai que les anciennes colonies, devenues autonomes, ont eu à passer, depuis leur émancipation, par de terribles crises de révolutions et de contre-révolutions; la transition du régime colonial à celui de la liberté s'est accomplie très-péniblement dans plusieurs des nouvelles républiques; mais, en somme, elles ont grandement progressé en population, en richesse, en activité commerciale, en importance économique, depuis qu'elles se sont chargées de veiller elles-mêmes au soin de leurs propres destinées. La mère-patrie et les colonies-filles ont également gagné à la rupture du lien de force qui les rattachait l'une aux autres. Par malheur pour quelques colonies et pour l'Espagne elle-même, l'empire transocéanique de la Péninsule ibérique n'a pas été perdu tout entier. Sans compter les Canaries, qui sont assimilées aux provinces continentales, et les _presidios_ ou bagnes de la côte marocaine, Cuba, «la Perle des Antilles,» est restée au pouvoir du gouvernement espagnol; Puerto-Rico a dû également garder dans ses villes les garnisons étrangères; enfin, en d'autres parages de l'Océan, l'Espagne possède les îles de Fernando Pó et d'Annobon, près des côtes de Guinée, et les Philippines, les Carolines, les Palaos, les Mariannes, à l'orient du continent d'Asie [204]. [Note 204: Superficie. Population. Popul. kilom. Amérique Cuba...... 118,833 1,414,500 en 1887 12 Puerto-Rico 9,314 646,360 en 1866 69 Canaries... 7,273 284,000 en 1870 39 Fernando-Pó. Afrique Annobon.... 1,266 35,000 » 27 Colonies de Guinée Ceuta et Presidios. Philippines. 170,600 7,500,000 en 1871 44 Asie et Carolines et Palaos 2,374 28,000 » 12 Océanie Mariannes.... 1,079 5,610 » 5 -------- ------------ ---- Total.... 310,739 9,913,470 29 ] On a souvent représenté ces possessions coloniales, et notamment Cuba et les Philippines, comme une source de trésors pour l'Espagne. Le fait est qu'après avoir été temporairement libérée du joug de la métropole pendant les guerres de l'Empire, l'île de Cuba put fournir chaque année des sommes considérables au budget du gouvernement de Madrid; grâce aux privilèges dont les Péninsulaires jouissaient au détriment de tous les indigènes, les immigrants d'Espagne pouvaient s'enrichir rapidement et se donner des airs de maîtres; surtout les fonctionnaires d'un rang élevé avaient toute facilité pour gagner rapidement des fortunes, et maint personnage espagnol a su rétablir ses finances délabrées au moyen de faveurs vendues à beaux deniers aux planteurs de Cuba et aux négriers de toute nation. Les «capitaineries» des Antilles étaient briguées avec la même ardeur que les proconsulats des provinces romaines, et pour les mêmes motifs de lucre honteux. Mais si les colonies de l'Espagne donnent à quelques-uns l'occasion de s'enrichir, soit par des voies honnêtes, soit par le chemin de la fraude, ce sont là des avantages achetés aux dépens des populations elles-mêmes. Cuba doit à son état de colonie d'être encore cultivée par des mains esclaves; seule avec l'empire du Brésil, elle a le triste honneur de tenir les noirs dans la servitude, et tout récemment la traite se faisait impudemment sur ses rivages en dépit des traités internationaux. Même les habitants blancs de l'île sont tenus dans une complète sujétion administrative; le moindre Espagnol, fraîchement débarqué de Barcelone ou de Cadix, peut prendre à leur égard des allures de dominateur. Aussi la conséquence inévitable de ces injustices a-t-elle fini par se produire. Depuis 1868, la guerre civile dévaste le pays: d'un côté, les partisans de l'indépendance républicaine de l'île et les noirs libérés; de l'autre, les immigrants espagnols et les propriétaires d'esclaves, aidés par les troupes régulières, se disputent la possession de l'île. Si la république des États-Unis avait donné le moindre appui aux insurgés, ceux-ci l'eussent facilement emporté; mais ils ont fait déjà beaucoup pour leur cause en tenant leurs ennemis en échec pendant sept longues années de combats et d'embûches. De fréquentes insurrections ont également éclaté à Puerto-Rico, quoique la configuration du terrain de cette île ne prête nullement à la guerre contre des troupes organisées. Dans les Philippines, les populations de races diverses, opposées les unes aux autres par la politique traditionnelle de tous les gouvernements de conquête, ont été, en général, très-dociles à leurs maîtres, bien que la servitude pesât lourdement sur elles; mais à mesure que les habitants s'instruisent et se civilisent, principalement sous l'influence des Chinois, ils deviennent moins gouvernables, et déjà des conflits ont eu lieu, pleins de menaces pour l'avenir. Si l'Espagne n'adopte pas à l'égard de ses colonies une politique analogue à celle de la Grande-Bretagne, et ne leur laisse pas une entière liberté administrative, elle est certainement condamnée d'avance à perdre les restes de son domaine colonial, après s'être épuisée en longs efforts de reconquête. [Illustration: N° 163.--ZONE DE LA LANGUE CASTILLANE DANS LE MONDE, COMPAREE A LA SURFACE DE L'ESPAGNE.] Il est donc vivement à souhaiter, dans l'intérêt même de l'Espagne, qu'elle n'use plus ses forces à continuer par delà les mers la vieille politique des Charles-Quint et des Philippe II, et qu'elle reconnaisse le droit des populations à disposer de leur propre sort. Elle sera la première à en profiter, puisqu'elle pourra concentrer son activité sur son développement intérieur. D'ailleurs, quoi qu'il arrive, l'influence exercée par les populations de la péninsule Ibérique sur le reste du monde est une de celles qui garderont encore leur valeur pendant de longs siècles. Le fort génie de l'Espagne se révèle historiquement par la durée de ses oeuvres dans tous les pays où elle domina pendant une période plus ou moins longue de l'histoire. En Sicile, dans le Napolitain, en Sardaigne, même en Lombardie, l'architecture et les moeurs montrent encore combien puissante a été l'empreinte de ces maîtres d'autrefois. Dans l'Amérique latine, mainte cité, quoique habitée surtout par des Indiens et des métis, semble aussi parfaitement espagnole que si elle se trouvait dans les plaines rases de l'Estremadure, au lieu d'être dans les forêts du Nouveau Monde: on dirait un quartier détaché de Badajoz ou de Valladolid. Les races elles-mêmes, aztèques, quichuas et araucaniennes, ont été hispanifiées par la langue, les moeurs, la manière de penser. Un territoire immense, double de l'Europe en étendue, et destiné à nourrir un jour des habitants par centaines de millions, appartient à ces peuples d'idiome castillan, qui font équilibre aux populations de langue anglaise, groupées dans l'Amérique du Nord. De toutes les nations d'Europe, les Espagnols sont les seuls qui puissent avoir actuellement l'ambition de disputer aux Anglais et aux Russes la prépondérance future dans les mouvements ethniques de l'humanité. Quoi qu'il en soit, ils ont encore en réserve une part considérable de travail dans l'oeuvre commune, grâce à leur forte originalité, à leur caractère solide, à leur noblesse et à leur droiture. X GOUVERNEMENT ET ADMINISTRATION. Depuis la Révolution de septembre 1868, qui renversa le gouvernement de la reine Isabelle II, l'Espagne a passé successivement par divers régimes politiques; elle a subi la dictature du général Prim, puis du régent Serrano; ensuite la royauté a été proclamée et les Cortes, en quête d'un roi, ont élu pour souverain Amédée, fils du roi d'Italie. Engagé dans une voie sans issue légale, incapable de lutter contre l'impopularité qui s'attachait à sa qualité d'étranger, Amédée dut abdiquer et laisser l'Espagne maîtresse de ses destinées. Le pays se constitua en république fédérale, changée plus tard en république unitaire; puis une révolution militaire expulsa les Cortes du lieu de leurs séances pour installer à leur place le dictateur Serrano, qu'un deuxième _pronunciamiento_, préparé par des intrigues de cour et par l'argent des planteurs de Cuba, expulsa momentanément de l'Espagne pour donner le trône vacant au jeune Alphonse XII, fils d'Isabelle. Ainsi se trouvait fermé, du moins en apparence, tout le cycle des révolutions inaugurées en 1868, six années auparavant. Il est vrai que le royaume du souverain madrilègne est limité au nord par un autre royaume, dont les frontières oscillent suivant les vicissitudes de la guerre, et qui comprenait naguère presque toute la superficie des provinces Basques, une moitié de la Navarre, une partie de l'Aragon et de la Catalogne, même quelques districts de Valence et des Castilles: c'était le domaine occupé par le roi «légitime» don Carlos. Par une singulière ironie du sort, qu'explique fort bien l'histoire de l'Espagne, le monarque par la grâce de Dieu, le maître absolu «responsable seulement devant sa conscience», convoque les délégués de ses peuples et jure d'observer leurs _fors_ et libertés, tandis que le roi dit constitutionnel s'est passé pendant plus d'une année de toute constitution en gouvernant selon son bon plaisir, ou pour mieux dire, au gré de ses conseillers. La forme actuelle de l'appareil gouvernemental comprend deux Chambres élues conformément à la loi de 1870, qui prescrit le suffrage universel pour l'élection des députés et le vote à deux degrés pour l'élection des sénateurs. Suivant le projet de nouvelle constitution, les membres de la Chambre des députés, un par 50,000 habitants, sont élus pour cinq ans, tandis que le Sénat est composé de 200 membres héréditaires, en partie choisis par la couronne et 100 élus par les corporations. Le roi nomme le président et les vice-présidents du Sénat. Il peut dissoudre simultanément ou séparément la Chambre des députés et la moitié élue du Sénat, à la condition de faire procéder à de nouvelles élections dans un délai de trois mois. Il a le droit de refuser la sanction aux lois votées par le Parlement. Les révolutions gouvernementales qui se sont opérées coup sur coup en Espagne n'ont guère été pour la nation qu'un changement de décor, car le fonctionnement des «bureaux» républicains ou monarchiques s'est à peine modifié pendant la période de crise politique. Malgré les fictions du budget, le trésor est en état de banqueroute permanente; si la dette nationale devait être payée, l'ensemble des recettes annuelles n'y suffirait point, tandis que le budget de la guerre absorbe actuellement beaucoup plus de fonds qu'il n'en faudrait pour acquitter l'intérêt annuel de la dette. Tandis que le service de ces intérêts aurait exigé en 1875 environ 235 millions de francs, qui n'ont point été payés, les dépenses de guerre ont dépassé 275 millions[205]. Les impôts n'ont été remaniés que dans le sens d'une aggravation; la conscription, si abhorrée des Espagnols, a pris plus d'hommes qu'elle n'en prenait jadis; le nombre des écoles a décru. [Note 205: État du trésor espagnol en 1875: Recettes............................. 544,000,000 fr. Dette flottante...................... 435,000,000 » Dette totale, par approximation..... 14,500,000,000 » ] La division politique et administrative est toujours celle qu'a prononcée le décret de 1841. L'Espagne se partage en 49 provinces, y compris les îles africaines des Canaries. Chacune de ces provinces est administrée par un gouverneur civil et se divise elle-même en districts, de 6 à 7 en moyenne par province. Les communes sont administrées par des _alcaldes_ ou maires, qu'assistent des conseils municipaux, ou _ayuntamientos_, composés de 4 à 28 membres, suivant l'importance de la commune. Dans les grandes villes, les alcaldes sont assistés par des lieutenants (_alcaldes tenientes_). L'administration judiciaire est instituée sur le même modèle que celle de la France: la hiérarchie des tribunaux comprend près de 10,000 justices de paix, une par commune, environ 500 tribunaux de première instance, 15 cours d'appel, une cour suprême siégeant à Madrid. Mais la guerre intestine et le régime de l'état de siége auquel, officiellement ou non, se trouve soumise l'Espagne entière, donnent aux divisions militaires une importance de beaucoup supérieure à celle des circonscriptions civiles et judiciaires. La partie continentale du royaume se partage en 12 capitaineries générales, Nouvelle-Castille, Catalogne, Aragon, Andalousie, Valence et Murcie, Galice, Grenade, Vieille-Castille, Estremadure, Búrgos, Navarre, provinces Vascongades. Les Baléares, les Canaries, Cuba, Puerto-Rico et les Philippines forment séparément cinq autres capitaineries générales. Les capitaineries sont subdivisées en commandements militaires. Tous les Espagnols sont tenus de servir dans l'armée, à l'exception de ceux qui fournissent un remplaçant; le trésor, presque toujours à vide, ne pouvait négliger le rachat du service pour subvenir à ses besoins les plus pressants. La levée annuelle varie suivant les vicissitudes de la guerre civile et de la lutte contre les insurgés cubanais; elle serait légalement de 30,000 hommes, mais elle s'est élevée officiellement jusqu'à 80,000 individus; les décrets ont même appelé jusqu'à 100,000 hommes sous les drapeaux; mais le nombre des réfractaires, des rachetés, des malades réduisaient ce chiffre d'environ moitié: la force productive du pays en hommes valides ne permettrait pas de dépasser le nombre de 60,000 conscrits par an. Le temps du service est de sept années dans la cavalerie et l'artillerie, et dans l'infanterie de huit années, dont cinq dans les régiments de ligne et trois dans la milice provinciale. On évalue à plus de 200,000 hommes les troupes de l'armée péninsulaire; 80,000 soldats servant dans l'armée active et 120,000 environ dans l'armée de réserve. En outre, l'armée de Cuba se compose d'au moins 60,000 hommes, dont la guerre et les maladies font périr le quart chaque année, et les garnisons de Puerto-Rico et des Philippines s'élèvent respectivement à 9 ou 10,000 soldats. Les principales forteresses de l'Espagne continentale sont les villes de Saint-Sébastien, Santoña, Santander, sur la baie de Biscaye; du Ferrol, de la Corogne, de Vigo, sur les _rias_ de la Galice; de Ciudad-Rodrigo sur la frontière portugaise; de Cádiz et de Tarifa à l'entrée du détroit; de Málaga, Almería, Carthagène, Alicante, Barcelone sur la Méditerranée; de Figueras, Pampelune et Saragosse aux débouchés des routes pyrénéennes. La marine militaire est puissante: elle se compose de plus de 200 vapeurs portant près d'un millier de canons et montés par 10,000 matelots. En 1874, les navires de première classe comprenaient 7 frégates blindées et 13 autres frégates non cuirassées; mais la flotte, comme l'armée, a un énorme personnel d'officiers supérieurs, tout un état-major inutile, qui ne sert qu'à ruiner la nation. On compte en Espagne environ 2,500 officiers de marine, 1 pour 4 matelots. Les généraux sont au nombre de 600. Les nobles n'ont plus aucun privilége officiel. Ils sont probablement plus nombreux en proportion que dans toute autre contrée de l'Europe, puisque des populations entières, dans les provinces Basques, dans les Asturies, se vantent d'avoir du «sang bleu» dans les veines. En 1787, on comptait dans le royaume 480,000 gentilshommes, non compris les femmes et les enfants, en sorte que, si la proportion s'est maintenue depuis cette époque, trois millions d'Espagnols pourraient se classer parmi les _hidalgos_ ou «fils de quelqu'un». Les grands d'Espagne que la coutume autorise à rester couverts devant le roi sont au nombre d'environ 1,500, dont 200 de première classe; mais tous ne doivent point leurs titres à la naissance. Plusieurs roturiers ont profité de la pénurie du trésor ou de l'avidité des ministres pour se faire octroyer la faveur convoitée. L'ordre de la «Toison d'Or», fondé en 1431 par Philippe le Bon, est une des distinctions les plus enviées par les princes et les diplomates de l'Europe. La religion catholique, apostolique et romaine, est la religion de l'État, et ses prélats jouissent de grands priviléges; mais l'étendue de leurs droits, relativement au pouvoir royal, est encore l'objet de discussions ardentes. Dans les grandes villes les cultes non catholiques sont plus ou moins tolérés, grâce à l'intervention des puissances étrangères. La surveillance des écoles appartient exclusivement à l'Église, et la censure est exercée par des ecclésiastiques sur les pièces de théâtre. Le nombre des prêtres est d'environ 40,000; mais, quoique les couvents aient été rétablis depuis la restauration de la monarchie, les ordres monastiques ne sont que très-faiblement représentés. L'Espagne fut jadis le pays le plus peuplé de moines et de religieuses en proportion de ses habitants civils. A la fin du siècle dernier, le monde ecclésiastique du royaume dépassait 250,000 individus, dont plus de 71,000 moines et 35,000 nonnes. A la même époque, le nombre des marchands n'était que de 34,000, sept fois moins que de gens d'église. En 1835, les révolutions, les guerres, les transformations du milieu social avaient notablement diminué le nombre des religieux, mais la population des couvents était encore de plus de 50,000 personnes. Une première mesure de suppression atteignit alors les établissements religieux et près de mille couvents furent l'objet d'un décret de fermeture. Dans les années qui suivirent, d'autres lois plus radicales furent votées contre le monachisme et la propriété de main-morte, et dès 1869 il n'y avait plus un seul moine en Espagne; les derniers religieux, ceux de la Chartreuse de Grenade, avaient dû quitter la contrée. Par une étrange vicissitude du sort, ils s'étaient réfugiés en Belgique, dans ce pays que les Espagnols avaient, trois siècles auparavant, ramené de force sous le gouvernement des prêtres. La hiérarchie administrative de l'Espagne se compose de 8 archevêques et de 54 évêques. Les 9 archevêchés sont ceux de Tolède, siége primatial de l'Espagne, de Búrgos, Grenade, Santiago, Saragosse, Séville, Tarragone, Valence, Valladolid. Le tableau suivant donne, d'après les recensements approximatifs les plus récents, la population des diverses provinces de l'Espagne, groupées en régions naturelles: DIVISIONS PROVINCES. SUPERFICIE EN POPULATION POPULATION NATURELLES. KILOM. CARRÉS. EN 1870. KILOM. Des div. Des Des div. Des Par Par nat. Prov. nat. Prov. div. Prov. nat. Castilles, Leon, Estradamure. 210,592 3 4,423,421 21 Madrid 7,762 4 487,482 63 Avila 7,722 1 175,219 23 Badajoz 22,499 8 431,922 19 Búrgos 14,635 1 353,560 24 Cáceres 20,754 5 302,455 15 Ciudad Real 20,305 0 264,649 13 Cuenca 17,418 9 238,731 14 Guadalajara 12,610 8 208,638 17 Leon 15,971 2 350,092 22 Palencia 8,097 2 184,668 23 Salamanque (Salamanca) 12,793 7 280,870 22 Ségovie (Segovia) 7,027 7 150,812 21 Soria 9,935 5 158,699 16 Tolède (Toledo) 14,467 7 342,272 24 Valladolid 7,880 2 242,384 31 Zamora 10,710 5 250,968 23 Andalousie 87,187 5 3,264,640 38 Almería 8,552 9 361,553 42 Cádiz 7,275 7 426,499 59 Cordoue (Córdoba) 13,441 6 382,652 28 Grenade (Granada) 12,787 5 485,346 38 Huelva 10,676 4 196,469 18 Jaen 13,426 1 392,100 29 Málaga 7,312 9 505,010 69 Séville (Sevilla) 13,714 4 515,011 38 Valence et Murcie. 50,105 3 2,061,873 41 Albacete 15,465 9 220,973 14 Alicante 5,434 3 440,470 81 Castellon 6,336 4 296,222 47 Murcie (Múrcia) 11,597 1 439,067 38 Valence (Valencia)11,271 6 665,141 59 Baléares. 4,817 4 289,225 60 Baléares 4,817 4 289,225 60 Catalogne et Aragon. 78,895 0 2,697,126 34 Barcelone (Barcelona) 7,731 4 762,555 98 Gérone (Gerona) 5,883 8 325,110 55 Huesca 15,224 1 274,623 18 Lérida 12,365 9 330,348 27 Tarragone (Tarragona) 6,348 8 350,395 55 Teruel 14,229 0 252,201 18 Saragosse (Zaragoza) 17,112 0 401,894 23 \\ Navarre, Biscaye, et Logroño. 22,719 9 973,617 43 Alava 3,121 7 103,320 33 Guipúzcoa 1,884 8 180,743 96 Logroño 5,037 5 182,941 36 Navarre (Navarra) 10,478 0 318,687 30 Biscaye (Vizcaya) 2,197 9 187,926 85 Santander, Asturies et Galice. 45,426 0 2,841,745 65 La Corogne (Coruña) 7,973 2 630,504 79 Lugo 9,808 4 475,836 49 Orense 7,092 8 402,796 57 Oviedo 10,595 8 610,883 58 Pontevedra 4,504 3 480,145 107 Santander 5,471 5 241,581 44 _____________________ ________________ _______ Espagne entière 499,763 6,835,506 33 CHAPITRE XI LE PORTUGAL I VUE D'ENSEMBLE. Le Portugal est l'un des plus petits États souverains de l'Europe, quoique, pendant une courte période de l'histoire, il en ait été le plus puissant. Il occupe une superficie inférieure à celle de maint gouvernement de la Russie d'Europe, et même dans cette faible étendue il est assez maigrement peuplé, si ce n'est dans la partie septentrionale, qui est l'une des contrées du continent où les habitants sont le plus rapprochés les uns des autres[206]. [Note 206: Superficie du Portugal, sans les Iles. 89,355 kil. car. Population, en 1872, 3,990,570 hab. Population kilométrique. 44 ] Il semblerait d'abord que, par un résultat naturel des attractions géographiques, le Portugal dût faire partie intégrante d'un État ibérique comprenant toutes les provinces transpyrénéennes; pourtant ce n'est point un effet du hasard ni la conséquence d'événements purement historiques, si le Portugal a presque toujours eu une existence nationale indépendante de l'Espagne. Il faut remarquer en premier lieu que la partie du rivage devenue portugaise est à peu près rectiligne; elle se distingue par l'extrême uniformité de ses plages, et contraste absolument avec les côtes espagnoles. Les mêmes conditions de vents, de courants, de climat, de faune et de végétation se retrouvent sur tout le développement du littoral lusitanien, et par suite les habitants ont dû s'accoutumer au même genre de vie, nourrir les mêmes idées, et tendre naturellement à se grouper en un même corps politique. C'est par le littoral et de proche en proche que le Portugal s'est constitué en État indépendant; le royaume s'est formé successivement d'une vallée fluviale à l'autre vallée fluviale, du Douro au Minho et au Tage, du Tage au Guadiana, «d'échelon en échelon,» suivant l'expression du géographe Kohl puis, après avoir été momentanément détruit c'est de la même manière qu'il s'est reconstitué. [Illustration: N° 164.--PLUIES DE LA PÉNINSULE.] La zone de largeur uniforme qui s'est détachée du corps de la péninsule Ibérique pour suivre la destinée des campagnes du littoral, était également limitée d'avance par les conditions du sol et du climat. Dans son ensemble, la zone lusitanienne est formée par la déclivité des plateaux espagnols s'abaissant de terrasse en terrasse et de chaînons en chaînons vers la côte océanique. La limite naturelle des grandes pluies que les vents d'ouest apportent sur les collines et les monts du Portugal, coïncide précisément avec la frontière des deux pays: d'un côté, l'atmosphère humide, les averses fréquentes, la riche végétation forestière; de l'autre, un ciel aride sur une terre desséchée, des roches nues, des plaines sans arbres. L'abondance des pluies sur le versant portugais accroît aussi brusquement l'importance des cours d'eau qui descendent des plateaux de l'intérieur: en Espagne, c'étaient de faibles rivières au cours obstrué de pierres; en Portugal, ce sont des fleuves abondants ou même navigables. En outre, les bornes naturelles, posées par les défilés et les rapides à la navigation du Minho, du Douro, du Tage, du Guadiana, se trouvent dans le voisinage de la frontière politique. Toutes ces raisons expliquent suffisamment pourquoi le Portugal, en se séparant de l'Espagne, a pris cette forme d'un quadrilatère régulier. De même que dans un précipité chimique un cristal prend une existence distincte et se limite par des arêtes précises, de même le Portugal s'est détaché du reste de la Péninsule, en se donnant des frontières presque rectilignes. Le port si bien situé de Lisbonne a été, pour ainsi dire, le noyau qui a servi de centre à ce cristal. Là se développait une force propre indépendante de celle qui faisait graviter vers Tolède ou Madrid le reste de la Péninsule. La partie vivante, active, du grand corps ibérique s'est élancée hors de la lourde masse de l'Espagne, trop lente à la suivre dans son mouvement. Comme il arrive d'ordinaire entre populations limitrophes obéissant à des lois différentes, et souvent armées les unes contre les autres par le caprice de leurs souverains, la plupart des Portugais et des Espagnols se haïssent mutuellement et s'abordent par leurs mauvais côtés. On peut juger de l'aversion qui naguère encore séparait les deux peuples, par cette enseigne que l'on rencontrait, au dire des voyageurs, sur un grand nombre d'auberges portugaises: «Au meurtrier des Castillans.» Ailleurs, la première maison lusitanienne que l'on rencontre en traversant la frontière est décorée d'une statuette faisant un geste de mépris à l'adresse des Espagnols. Des chants, des légendes, des proverbes, et l'histoire elle-même, témoignent de l'énergie des passions soulevées entre les populations voisines. Dans cet absurde conflit de ressentiments, le Portugais, plus faible, et, par cette raison même, animé d'un patriotisme plus ardent, apporte plus de rage; l'Espagnol, plus fort, témoigne plus de mépris. _Portugueses pocos y locos_!--«Petit peuple, peuple de fous!» dit le proverbe castillan. Lorsque l'union ibérique, désirée de nos jours par un bien petit nombre d'hommes, deviendra nécessaire par suite du mélange des intérêts économiques, lorsque le commerce et l'industrie triompheront des frontières, ce n'est point sans luttes ni récriminations de haine que s'accomplira ce travail d'assimilation politique. D'après le témoignage des auteurs anciens, les éléments ethniques originaires dont se compose la population portugaise sont à peu près les mêmes que ceux des provinces espagnoles limitrophes; quelques mégalithes y témoignent aussi de l'existence de populations parentes de celles de la Bretagne. L'antique Lusitanie était peuplée de tribus celtiques et ibériennes qui luttèrent longtemps avec succès contre les armes de Rome. Mais ces tribus qui, sur les côtes, avaient dû se modifier sous l'influence des colons grecs, phéniciens, carthaginois, eurent à subir une influence bien plus énergique encore lorsque les Romains eurent imposé leur langue, leur administration, leurs formes de gouvernement et de justice. Ce sont les Latins dont l'impression a été le plus durable, surtout dans les contrées du Nord, et comparés à ces conquérants, les Barbares du Nord, Suèves et Visigoths, n'ont laissé que peu de traces. Les mahométans d'origines diverses, qui s'emparèrent du pays à leur tour, ont aussi contribué puissamment à changer le sang et les moeurs des habitants. Dans l'Algarve notamment, où la domination des musulmans se maintint jusqu'au milieu du treizième siècle, la population est à demi mauresque. Les nombreuses forteresses que l'on voit sur les sommets, les vieux murs de défense, rappellent, aussi bien que les légendes racontées par les paysans, avec quel acharnement se sont livrées les luttes de race, avant que se soit faite l'unité de gouvernement et de religion. De même que les rois d'Espagne, les souverains du Portugal, conseillés par le tribunal de l'Inquisition, ont expulsé de la contrée tous leurs sujets convaincus ou soupçonnés de n'être point fervents catholiques. Contre les Maures, les mesures de bannissement furent sans pitié; mais il y eut des périodes de répit dans la persécution des Israélites. Des milliers de Juifs espagnols, bravant l'esclavage et la mort, se domicilièrent en Portugal, près de la frontière d'Espagne, et, grâce à une conversion apparente, fondèrent sur la terre d'exil d'importantes communautés. Il reste encore maintes traces de l'ancienne population israélite, surtout, dit-on, dans les environs de Bragance et dans tout le Tras os Montes, quoique tous les Juifs avoués, race énergique et intelligente s'il en fût, soient allés porter leur industrie, leur esprit d'initiative, leurs connaissances, en diverses contrées de l'Europe et de l'Orient. On sait l'action que les Juifs portugais ont exercée et qu'ils exercent encore en Hollande, en France, dans la Grande-Bretagne. A l'époque de l'exil, ils étaient les auteurs, les médecins, les légistes, aussi bien que les grands spéculateurs du Portugal; ils avaient fondé à Lisbonne une académie, d'où sortaient les hommes les plus instruits du royaume; le premier livre imprimé en Portugal l'a été par un juif. Spinoza, ce penseur si noble et si puissant, était issu de juifs portugais. Les Portugais ne sont pas seulement mélangés d'éléments arabes, berbers, israélites; ils sont aussi très-fortement croisés de nègres, surtout dans la partie méridionale et sur le littoral maritime. Avant que les noirs de Guinée fussent exportés en multitudes dans les plantations d'Amérique, la traite n'en était pas moins fort active; mais c'est dans les ports méridionaux de l'Espagne et du Portugal qu'étaient vendus les esclaves africains. L'historien portugais Damianus a Goes évalue le nombre des nègres importés à Lisbonne pendant le seizième siècle à dix ou douze mille par an, sans compter les Maures. D'après le témoignage des contemporains, on rencontrait autant de noirs que de blancs dans les rues de Lisbonne; dans chaque maison bourgeoise les serviteurs étaient des nègres et des négresses, et les riches en possédaient des chiourmes entières, qu'ils achetaient sur les marchés. A la fin du siècle dernier, les personnes de couleur formaient encore la cinquième partie de la population de Lisbonne, et quand elles se rendaient en procession à l'église de leur patronne, Notre-Dame d'Ataraya, bâtie sur une colline de la rive opposée du Tage, on aurait pu croire, en présence de ces multitudes de noirs, qu'on se trouvait dans un pays d'Afrique. Peu à peu les croisements ont fait entrer dans la masse du peuple tous ces éléments ethniques provenant des populations les plus diverses de l'Afrique tropicale, et les Portugais ont pris ainsi dans leurs traits et leur constitution physique un caractère plus méridional que ne le comportait leur origine première: ils sont devenus en réalité un peuple de couleur. Quelques auteurs attribuent à l'influence persistante du sang nègre la remarquable immunité des immigrants portugais qui s'exposent au climat du Brésil, des Indes, de l'Afrique australe, ces contrées redoutables où meurent presque tous les autres colons d'Europe. Il est vrai, la plupart des Portugais réussissent et prospèrent au Brésil; mais précisément la majorité de ces immigrants lusitaniens sont originaires des provinces montueuses du nord, où les croisements avec les Africains ont été assez rares. La sobriété des colons portugais semble être la principale raison de leur facilité d'acclimatement. Actuellement, les étrangers qui ont le plus d'influence sur la population lusitanienne sont les Galiciens, qui se rendent en si grand nombre à Lisbonne et dans les autres villes du Portugal pour y exercer les métiers de boulanger, de porte-faix, de concierge, de majordome, de domestique. En général, ils se mêlent peu aux autres habitants, d'autant moins qu'on les tourne en ridicule, à cause de leur grossier langage et de leur rusticité; mais leurs colonies s'accroissent incessamment et leur action sur la population environnante augmente en proportion; d'ailleurs, l'aisance qu'ils finissent presque tous par acquérir, grâce à leur sobriété et à leur esprit d'économie, fait oublier facilement leur origine. Le mélange de tous ces éléments divers n'a point produit une belle race. Il est rare que les Portugais puissent se comparer à leurs voisins les Espagnols pour la noblesse du visage. Leurs traits n'ont, en général, aucune régularité, leurs nez sont retroussés, leurs lèvres épaisses. Si l'on ne voit parmi eux que très-peu d'estropiés et d'infirmes, par contre on ne trouve que peu d'hommes de belle taille; trapus, carrés, ils ont une grande disposition à prendre de l'embonpoint: en certains districts, un reste de lèpre s'est encore maintenu. La plupart des femmes sont petites et grasses; elles n'ont point la beauté fière des Espagnoles, mais elles se distinguent par l'éclat des yeux, l'abondance de la chevelure, la vivacité de la physionomie, l'amabilité des manières. [Illustration: TYPES PORTUGAIS.--PAYSAN D'OVAR;--FEMME DE LEÇA;--PAYSANNE D'AFIFER. Dessin de D. Maillart, d'après des photographies de M. Ferreira.] Les voyageurs se louent beaucoup des bonnes façons, de l'obligeance, de la bonté naturelle des campagnards du Portugal, non encore gâtés par les habitudes du commerce: quoique ayant à l'étranger une réputation de barbarie, due sans doute au souvenir de leurs crimes de conquête dans l'Inde et le Nouveau Monde, la plupart des Portugais ont une tendresse compatissante pour ceux qui souffrent. Ils aiment le jeu, mais ils ne se disputent point; ils ont la passion des courses de taureaux, mais ils ont soin de garnir de liége les pointes des cornes, et l'animal est épargné pour de nouveaux simulacres de luttes. Bien différents à cet égard de leurs voisins les Espagnols, ils traitent bien les animaux domestiques et se distinguent même par un talent spécial pour apprivoiser les bêtes sauvages: sur les bords du Guadiana, ils élèvent la fouine, dont ils se servent comme d'un chat contre les rats et les serpents. Dans leurs rapports mutuels, les Portugais sont doux, prévenants, polis: dire d'un Lusitanien qu'il est «mal élevé», est l'offenser de la manière la plus sensible. On s'étonne aussi de l'élégance, seulement trop cérémonieuse, de leurs discours. Se distinguant à leur avantage des Galiciens, qui parlent un patois difficile à comprendre, les paysans portugais ont en général une grande pureté de langage; ils s'expriment avec une facilité et un choix de paroles des plus remarquables chez un peuple si pauvre en instruction. On n'entend aucun jurement, aucune expression indécente, sortir de leur bouche: quoique grands parleurs, bavards même, ils s'observent avec soin dans leur conversation. Aussi le Portugal a-t-il fourni de grands orateurs, et l'un de ses poëtes, Camões, est parmi les plus illustres que le monde ait vus naître. Mais on se demande si la Lusitanie peut donner le jour à des artistes proprement dits, car, à l'exception du mythique Gran Vasco, dont on ignore même la nationalité, elle n'a eu ni peintres, ni sculpteurs, ni architectes. Camões l'avouait lui-même: «Notre nation, disait-il, est la première par toutes les grandes qualités. Nos hommes sont plus héroïques que les autres hommes; nos femmes sont plus belles que les autres femmes; nous excellons dans tous les arts de la paix et de la guerre, excepté dans l'art de la peinture.» La langue des Portugais ressemble fort à celle des Castillans par les radicaux et la construction générale, mais elle est moins ample et moins sonore. Les mots sont très-souvent «éviscérés» par la suppression des consonnes _l, j, n_ entre deux voyelles; en outre, ils s'émoussent à l'extrémité, se terminent fréquemment par des nasales et se compliquent de sifflantes auxquelles les étrangers ont quelque peine à s'accoutumer. Par contre, le portugais n'a pas les gutturales de l'espagnol. Des historiens ont émis l'opinion que l'influence de la langue française a contribué pour une forte part à la formation du portugais. D'après eux, le prince de la maison de Bourgogne qui reçut le Portugal à titre de fief à la fin du douzième siècle, et les chevaliers français qui l'aidèrent à guerroyer contre les Maures, auraient eu assez de prise sur la nation pour leur imposer leur accent étranger et leur mode de langage. Aucune hypothèse n'est plus improbable, d'autant plus que le district de Porto, où résidaient les seigneurs français, est précisément celui où la prononciation du portugais a le plus de rapport avec celle de l'espagnol. C'est dans l'évolution spontanée du peuple lui-même qu'il faut chercher la raison de sa langue. Les mots arabes, qui s'appliquent seulement aux objets introduits par les Maures dans la contrée et aux faits enseignés par eux, sont moins nombreux dans le portugais que dans le castillan; mais les Lusitaniens, comme les Espagnols, continuent, sans s'en douter, de jurer par le dieu des musulmans: _Oxalà (Ojalà)_ «Plaise à Allah!» disent-ils fréquemment. Les dialectes brésiliens ont fourni aux conquérants portugais des centaines de mots qui ont aussi pénétré dans l'idiome lusitanien d'Europe. Bien peu nombreux en comparaison des centaines de millions d'hommes qui peuplent l'Europe, les Portugais ne pèsent actuellement que d'un faible poids dans les destinées du monde. Pendant un moment de l'histoire, ils ont été les premiers par le commerce; leur génie devança celui de tous les autres peuples. Il est vrai, les Espagnols ont partagé avec les Portugais la gloire des grandes découvertes du quinzième siècle; mais ce sont les Portugais qui, après les Vénitiens et les Génois, ont rendu ces découvertes possibles, en émancipant les premiers la navigation, en cessant de longer les côtes pour se risquer dans la haute mer, loin de tout rivage; c'est aussi un Portugais, Magalhães, qui entreprit le premier voyage de circumnavigation, terminé seulement après sa mort. Pareille prééminence ne se retrouvera plus. Les forces s'équilibrent entre les peuples; une tendance à l'égalité de valeur géographique se produit dans les diverses contrées par suite de la facilité croissante des moyens d'échange et de communication. Le Portugal ne saurait donc espérer de reprendre le rôle qu'il eut jadis parmi les nations; mais ses ressources bien utilisées et les grands avantages de sa position à l'extrémité du continent suffisent pour lui assurer dans l'avenir un rang des plus honorables. II PORTUGAL DU NORD. VALLÉES DU MINHO, DU DOURO, DU MONDEGO. Les montagnes de la Lusitanie se rattachent au système orographique du reste de la Péninsule, mais non pour former de simples contre-forts s'abaissant graduellement vers la mer; elles se redressent en massifs distincts, à formes originales, à contours imprévus. L'individualité du Portugal se manifeste dans son relief comme dans l'histoire de ses populations. Pris dans leur ensemble, les groupes montagneux qui s'élèvent à l'angle nord-oriental du Portugal, au sud de la vallée du Minho, peuvent être considérés comme la digue extérieure de l'ancien lac qui recouvrait autrefois toutes les hautes plaines de la Vieille-Castille. Des Pyrénées à la sierra de Gata, la barrière était continue et sa rupture en chaînons séparés est un fait relativement moderne, dû au travail érosif des eaux torrentielles. Le principal percement, celui du Douro, n'a pu se faire pourtant sans triompher d'énormes obstacles. En aval de sa jonction avec l'Esla, le fleuve rencontre le mur des plateaux portugais et doit en longer la base sur une centaine de kilomètres, avant de trouver le point faible par lequel il peut s'échapper vers l'Atlantique. Le massif le plus septentrional du Portugal, entre le cours du Minho et celui de la Lima, est bien choisi comme borne politique des deux nations, car par ses brusques escarpements et ses rochers, qui s'élèvent au-dessus de la zone forestière, le monte Gaviarra, ou l'_Outeiro Maior_, «la Grande Colline,» domine aussi bien la sierra Peñagache, projetée à l'est, du côté de l'Espagne, que les hauteurs portugaises, terminées à l'ouest par les coteaux de Santa Luzia. Immédiatement au sud du défilé où s'engage la Lima pour sortir d'Espagne, se dresse un autre massif escarpé de montagnes, dont l'arête, orientée du sud-ouest au nord-est, sert de frontière entre les deux États: c'est la serra de Gerez, région de montagnes tellement bizarre et tourmentée, qu'on ne lui trouve guère d'analogue dans la Péninsule que la fameuse serranía de Ronda. Quoique moins haute que le Gaviarra, il faut y voir néanmoins la continuation de la branche principale des Pyrénées cantabres; la roche granitique dont elle est composée, et l'alignement des divers groupes de sommets que l'on voit se succéder au nord-est, à travers les provinces espagnoles d'Orense et de Lugo, jusqu'au pic de Miravalles, témoignent qu'elle se trouve bien sur le prolongement de la grande chaîne pyrénéenne; tous les autres groupes de montagnes qui, sous divers noms, se ramifient et s'entremêlent en labyrinthe dans la province de «Par-delà les monts», _Tras los Montes_, ne sont que des hauteurs d'ordre secondaire par rapport à la serra de Gerez. Elles paraissent d'ailleurs moins élevées qu'elles ne le sont en réalité, car elles reposent sur un plateau de 700 à 800 mètres d'altitude moyenne: en maints endroits, on dirait de simples rangées de collines. Les grandes montagnes de la frontière, Gaviarra, Gerez, Laróuco, ressemblent aux monts de la Galice par le contraste de flores distinctes, qui semblerait ne pas devoir se rencontrer dans la même zone. Sur leurs pentes, le botaniste trouve un mélange singulier des végétaux de la France et même de l'Allemagne avec ceux des Pyrénées, de la Biscaye et des plaines du Portugal. Quant aux cimes plus méridionales, notamment celles de la serra de Marão, qui s'avancent en forme de promontoire, entre le cours du Douro et celui de son grand affluent le Tamega, et qui protègent Porto et son district des vents du nord-ouest, trop froids en hiver, trop chauds en été, c'est à peine si l'on peut y étudier la flore arborescente, car les roches ont été presque partout dépouillées de leur verdure. De même, les plateaux schisteux qui se prolongent à l'est en dominant la vallée du haut Douro, ont perdu leur parure naturelle de forêts: on n'y voit plus entre les ceps et les pampres des vignes que les débris noirâtres de la pierre délitée. L'ancienne faune des animaux sauvages a disparu en partie de ces contrées, comme l'ancienne flore; mais les loups sont encore nombreux et les bergers les redoutent fort. La chèvre des montagnes (_capra aegagrus, hispanica_) se rencontrait par troupeaux dans la serra de Gerez à la fin du siècle dernier; des voyageurs modernes disent qu'elle existe encore. C'est probablement à la présence de ces chèvres sauvages que les montagnes d'où s'écoulent les eaux de l'Ave, au nord-est de Braga et de Guimarães, ont dû leur nom de serra Cabreira. Si la serra de Gerez peut être considérée comme l'extrémité du système pyrénéen, la superbe serra da Estrella, qui s'élève entre le Douro et le Tage, est bien le prolongement occidental de la série de chaînes qui forme l'arête médiane de la Péninsule, entre les deux plateaux des Castilles. Mais comme les _sierras_ de Guadarrama, de Gredos, de Gata, les «monts de l'Étoile» ont une individualité distincte et ne se rattachent au reste du système que par un seuil montueux et bizarrement raviné. En pénétrant en Portugal, la sierra de Gata, qui s'étale en une sorte de plateau, prend en conséquence le nom de las Mesas (Tables), et va se relever en chaînes indistinctes, la serra Gardunha, la serra do Moradel, entre le Zezere et le Tage. La grande rangée granitique de l'Estrella, plus isolée et plus majestueuse que tous ces massifs secondaires, s'élève en pente douce au-dessus de la région accidentée où le Mondego et divers affluents du Tage et du Douro prennent leurs sources. De ce côté, l'accès de la montagne est facile: c'est la _serra mansa_, la «montagne douce»; du côté du sud, au contraire, au-dessus de la vallée du Zezere, les escarpements sont abrupts, malaisés à gravir: c'est la _serra brava_, la «montagne sauvage». Des lacs charmants, disposés en vasques étagées comme les «laquets» des Pyrénées et les «yeux de mer» des Carpathes, se rencontrent dans le voisinage du principal sommet, le Malhão de Serra, et donnent lieu à diverses légendes. Eux aussi sont censés être en communication avec la mer, participer à son flux et à ses tempêtes, et cacher, comme elle, d'immenses trésors dans leurs eaux. Les lacs et les cascades qui s'en épanchent ont fait donner à plusieurs montagnes de ce massif le nom fort juste «d'aiguières»: ce sont, en effet, des réservoirs de sources, que les vents d'ouest, toujours chargés de pluies, prennent soin de ne jamais laisser tarir. Les pentes supérieures de la serra Estrella sont couvertes de neige pendant quatre mois de l'année, et quelques cavités profondes en conservent même en été. Les habitants de Lisbonne trouvent en abondance, dans ces glacières naturelles, la provision qui leur est nécessaire pour la confection de leurs sorbets. Même la serra de Lousão, qui prolonge au sud-ouest les monts de l'Étoile, reçoit assez de neige en hiver pour en alimenter les cafés de Lisbonne. C'est aux derniers promontoires du Lousão que cesse le système orographique de l'Estrella. Les hauteurs et les collines de l'Estremadure qui se prolongent au sud-ouest vers le massif de Cintra et qui se terminent au Cabo da Roca, point de repère des navigateurs, appartiennent à une formation distincte, et consistent principalement en assises jurassiques revêtues au nord et au sud de strates crétacées. C'est d'une façon tout à fait générale seulement que l'on peut rattacher à l'arête «carpéto-vétonique» de la Péninsule ces diverses petites serras et celles qui accidentent le plateau de Beira Alta, au sud de la fosse profonde dans laquelle passe le Douro [207]. [Note 207: Altitudes diverses du Portugal, au nord du Tage: Gaviarra 2,403 mèt. Serra de Gerez 1,500? » Laróuco 1,548 » Serra de Marão 1,429 » Malhão da Serra (Serra de Estrella). 2,294 » Bragança 2,105 » Lamego 1,514 » Castello Branco 1,468 » ] Exposées comme elles le sont à l'influence des vents océaniques et des contre-alizés, tout chargés des vapeurs puisées dans les mers équatoriales, les montagnes de Beira et d'Entre-Douro et Minho reçoivent annuellement une très-forte part d'humidité. Les pluies tombent en abondance sur leurs pentes, non par orages violents et soudains, comme dans les pays tropicaux, mais par averses continues. C'est en hiver et au printemps que les nuages se fondent le plus fréquemment en eau, mais il pleut aussi dans les autres saisons; aucun mois ne se passe sans apporter son contingent d'averses. En outre, les brouillards se montrent très-souvent à l'issue des vallées et sur le littoral jusqu'à la latitude de Coïmbre. Il est arrivé que dans cette ville la précipitation annuelle de l'humidité s'est élevée à près de 5 mètres: même sur les côtes occidentales de l'Ecosse et de la Norvége, le sol ne reçoit point une quantité d'eau aussi considérable; seules des contrées tropicales ont de pareils déluges atmosphériques. Cette grande humidité de l'air, ce bain de vapeur dans lequel se trouve immergé le Portugal du Nord ont pour conséquence une grande égalité de climat. A Coïmbre, l'écart entre le mois le plus chaud et le mois le plus froid est à peine de 10 degrés [208]. Les froidures ne sont vraiment rigoureuses que sur les plateaux où souffle la bise, et les chaleurs ne paraissent presque intolérables que dans les creux et les vallées où l'air circule avec peine: telle est la fissure au fond de laquelle coule le haut Douro; au pied des rochers qui réverbèrent les rayons du soleil, à Penafiel notamment, on se sent comme dans un four. Mais, si l'on ne tient pas compte de ces climats exceptionnels, on trouve à l'ensemble du climat boréal de la Lusitanie un caractère essentiellement tempéré. Ainsi qu'en témoigne, du reste, l'aspect des forêts, des prairies et des champs, le Portugal du Nord appartient plus à la zone de l'Europe centrale qu'à celle du monde méditerranéen. Si ce n'est dans les jardins et à titre de curiosité, le palmier ne se montre point en Portugal au nord de la vallée du Tage; mais l'olivier, l'oranger, le cyprès y contrastent délicieusement avec les arbres du nord. [Note 208: Température de la Lusitanie septentrionale: COÏMBRE, d'après Coello. Hiver 11°,24 Printemps 17°,25 Été 20°,50 Automne 17°,40 Moyenne 16°,68 Mois le plus froid (janvier) 10°,7 Mois le plus chaud (juillet) 20°,8 _______ Écart 10°,1 PORTO, d'après D. Luiz (huit années). Hiver 10°,6 Printemps 14°,8 Été 21°,0 Automne 16°,2 Moyenne 15°,6 Mois le plus froid (janvier) 10°,1 Mois le plus chaud (août) 21°,3 _______ Écart 11°,2 ] Une autre conséquence de l'extrême humidité de l'air et de la fréquence des pluies est la multitude et l'abondance des cours d'eau. Camões et, depuis ce grand poëte, des écrivains sans nombre ont célébré la beauté des campagnes de Coïmbre qu'arrose le Mondego, le charme des cascades qui ruissellent entre les branches, la pureté des sources qui s'élancent des roches tapissées de verdure. Au nord du Mondego, le Vouga, qui va se perdre dans les étangs marins d'Aveiro, puis les divers affluents du Douro, et par delà ce fleuve, l'Ave, le Cávado, le Neiva, la Lima serpentent également dans les campagnes les plus riantes, où la grâce de la végétation se trouve rehaussée par le contraste des rochers et des montagnes. La Lima n'est pas la seule rivière de ces contrées qui eût mérité de faire oublier aux soldats romains les fleuves de leur patrie et de recevoir d'eux, ainsi que l'affirme une tradition sans valeur, le nom de la source grecque du Léthé. Tous les autres fleuves des provinces septentrionales ont des rivages si charmants, que, n'était la trop grande fréquence des pluies, on voudrait y vivre et y mourir. La Lima, appelée Limia par les Espagnols, est de tous les cours d'eau de la Péninsule le seul qui se trouve encore dans sa période de transition géologique. Les autres ont déjà vidé les lacs du plateau dans lesquels s'amassaient leurs eaux supérieures. La Lima, que retenait à l'ouest une digue de rochers plus difficile à percer que celle du Tage et du Douro, n'a pas encore complétement emporté le trop-plein de son bassin d'origine: un grand marécage, la lagune Beon, ou Antela, rappelle les temps où une vaste mer intérieure, semblable au lac de Genève, emplissait encore son beau cirque de montagnes. [Illustration: Nº 165.--VALLÉE DE LA LIMA.] La pente moyenne des fleuves portugais est trop considérable et les barres qui en défendent l'entrée sont trop périlleuses pour qu'ils aient pu acquérir une grande importance comme chemins de navigation. Tous ont, il est vrai, leur port d'accès, mais, à l'exception du Douro, qui roule les eaux d'un sixième de la péninsule Ibérique, aucun ne peut servir de débouché à de castes districts de l'intérieur et, par conséquent, n'a de valeur sérieuse pour le commerce général de la contrée. Bien différente du littoral de la Galice, si bizarrement découpé en golfes et en _rias_, en innombrables havres de refuge, la côte de tout le Portugal du Nord se développe en longues plages, fort dangereuses quand souffle le vent du large, et redoutées à bon droit par les marins. De la bouche du Minho au cap Carvoeiro, sur un développement d'environ 300 kilomètres, la plage ressemble à celle des Landes françaises, entre l'estuaire de la Garonne et la base des Pyrénées. Sauf le cap de Mondego et quelques monticules isolés, au pied desquels s'enracinent les sables, la côte ne présente que de longs estrans aux courbes régulières; toutes les inégalités primitives du littoral, toutes les baies de formes diverses qui pénétraient au loin entre les bases des montagnes, ont été masquées par le cordon de sable, et les vagues le renouvellent incessamment en se servant des matériaux que leur apportent les fleuves et de ceux qu'elles prennent elles-mêmes en sapant les rochers granitiques de la Galice. A la fin de l'époque glaciaire qui avait transformé l'Europe occidentale en un autre Groenland, les plaines du Portugal étaient depuis longtemps débarrassées de leurs glaces, tandis que les rivages de la Galice et des Asturies en étaient encore encombrées; aussi les alluvions ont-elles pu faire leur oeuvre au midi, tandis que plus au nord elle est encore bien loin d'être achevée. L'apparence générale de la contrée témoigne que toute la basse vallée du Vouga était jadis un golfe se ramifiant au loin dans les terres; mais d'un côté les dépôts marins, de l'autre les apports fluviaux ont comblé en grande partie l'ancienne mer intérieure. Géologiquement, le bassin d'Aveiro offre la plus grande ressemblance avec le bassin d'Arcachon. Ses eaux, de même que celles de tous les fleuves de la côte, sont extrêmement poissonneuses; mais le Douro est le cours d'eau le plus méridional de l'Europe où pénètrent encore les saumons. La vie animale est tellement surabondante dans certaines parties du Duero espagnol, que, suivant le proverbe, «son eau n'est pas de l'eau, mais du bouillon.» [Illustration: Nº 166.--DUNES D'AVEIRO.] Comme la côte des Landes, la plage rectiligne de Beira-mar est en grande partie bordée de dunes qu'a dressées le souffle de la mer. Derrière ces dunes, les eaux douces de l'intérieur, remplaçant peu à peu les eaux salées des anciens golfes, se sont amassées en étangs insalubres, et leurs bords, comme ceux des eaux dormantes du sud-ouest de la France, sont couverts de bruyères diverses, de fougères, d'arbousiers, de superbes genêts, hauts de 6 à 10 mètres, tandis que les forêts voisines sont formées de chênes-liéges et de pins. Une même formation géologique a donné à l'ensemble de la végétation la même physionomie. Jadis aussi les dunes de la côte portugaise étaient mobiles et marchaient à l'assaut des campagnes cultivées de l'intérieur, mais, bien avant qu'on ne songeât en France à les fixer par des semis, on avait eu cette idée en Portugal. Du temps du roi Diniz «le Laboureur», dès le commencement du quatorzième siècle, les collines de sable avaient déjà cessé de marcher; des forêts de pins les avaient consolidées. Les habitants de la partie cultivable des bassins du Minho et du Douro sont très-nombreux, proportionnellement à la surface du sol. Dans la province comprise entre les deux fleuves, la population est même beaucoup plus dense que dans la province limitrophe de Pontevedra, la plus riche de toute l'Espagne en hommes. Si la France était relativement aussi peuplée que l'est la province du Minho, elle aurait près de 70 millions d'habitants. Pour trouver dans cet espace étroit la nourriture suffisante, il faut que les Portugais du Nord travaillent avec beaucoup de zèle, et leur province est, en effet, la mieux cultivée de la Péninsule. Ce fait s'explique d'ailleurs par la raison bien simple que les cultivateurs sont en grand nombre propriétaires ou du moins _afforados_, c'est-à-dire usufruitiers inamovibles, moyennant un tribut nominal de quelques francs au propriétaire en titre. Presque tous les paysans possèdent un intérêt direct dans la bonne exploitation des richesses du sol, et peuvent transmettre leur propriété à l'un de leurs enfants, qui dédommage ses frères et ses soeurs par une certaine somme que fixe la loi. Grâce à cette tenure du sol, presque toutes les parties basses de la Lusitanie du Nord sont cultivées comme un jardin. Dès le siècle dernier, Link constatait que le nombre des paysans aisés était en raison inverse du luxe des monastères et de l'étendue des grandes propriétés: il n'est pas rare de rencontrer dans le Minho des paysannes portant, comme les Frisonnes et les riches Serbiennes, de véritables fardeaux de bijoux, surtout des colliers d'or, de style mauresque. Les habitants de la contrée font preuve de la plus ingénieuse industrie pour arroser les pentes supérieures des collines rocailleuses; en plusieurs endroits, leurs travaux de recherche à la poursuite des sources ressemblent à des galeries de mines. Nombre de montagnes ont été taillées en terrasses _geios_ que l'on arrose avec le plus grand soin et qui sont cultivées en prairies artificielles. Ce remarquable amour du travail s'associe chez les Portugais du Nord à de hautes qualités morales. D'après le témoignage universel, les habitants de ces contrées seraient certainement les meilleurs de tout le Portugal par la douceur du caractère, la gaieté, la bienveillance; pour la danse et les chants, ce sont, dit un auteur, de vrais bergers de Théocrite. Souvent un jeune homme défie envers un de ses compagnons, et l'autre lui répond en chantant des rimes improvisées. Quelques-unes des populations du littoral ont aussi une véritable beauté. Les femmes d'Aveiro, quoique souvent affaiblies par les fièvres paludéennes, ont la réputation d'être les plus jolies de tout le Portugal. M. Latouche croit reconnaître dans les indigènes de ces districts les traits, la physionomie, les moeurs d'une population orientale. [Illustration: Nº 167.--PORTO ET LE «PAYS DE VIN».] De nos jours, l'industrie agricole la plus importante des provinces du Nord est la culture de la vigne et la préparation des vins connus d'une manière générale sous le nom de vins de Porto. Le principal district de vignobles, désigné d'ordinaire sous l'appellation de _Paiz do Vinho_, occupe, au nord du Douro, entre les deux grands affluents le Tamega et le Tua, des pentes du collines nues et sans arbres, fort laides à voir, dont les schistes noirâtres et désagrégés sont exposés directement en été à toute la force des rayons solaires, tandis que les vents âpres du nord et parfois les neiges les refroidissent en hiver; mais, outre cette région des vins exquis, de vastes espaces, moins favorables à la production du liquide précieux, sont cultivés en vignobles dans toute l'étendue de la contrée. Vers la fin du dix-septième siècle, le district du haut Douro, actuellement si riche, était à peine cultivé, et ses habitants étaient des plus misérables; tous les vins dits de Porto provenaient alors des rives inférieures du Corgo. Les Anglais n'avaient pas encore apprécié les vins de ces contrées, et Lisbonne leur fournissait en abondance tous les crus portugais qui jusqu'alors avaient flatté leur goût. La culture des vignobles du Douro ne prit une certaine importance qu'après le traité conclu par lord Methuen, en 1703. Dès lors, la réputation des vins secs de Porto ne cessa de grandir; une compagnie, fondée par le marquis de Pombal, et plusieurs fois transformée depuis, se constitua pour l'exploitation de vastes domaines et pour l'achat, la manipulation et la garantie des vins; la ville de Pozo de Regoa, située au bord du Corgo, dans une espèce d'entonnoir de hautes collines aux crus renommés, devint une localité fameuse par ses foires, où des transactions d'une heure faisaient la ruine ou la fortune des négociants; enfin, toute une cité de celliers et d'entrepôts s'éleva sur la rive gauche du fleuve, en face de la colline qui porte les édifices de Porto. Depuis plus d'un siècle, le _port-wine_, vrai ou frelaté, et d'ailleurs toujours fortement mélangé d'eau-de-vie, ainsi que le _sherry_ (Jerez), est un des vins obligés de toute table anglaise de la noblesse et de la bourgeoisie. Aussi presque tout le produit des vendanges du Douro est-il expédié, soit directement en Angleterre, soit dans les colonies britanniques et aux États-Unis; avant 1852, les meilleures sortes, dites «vins de factorerie» (_vinhos de feitoria_), ne pouvaient être envoyées qu'en Angleterre. Le Cap, les Indes anglaises, Hongkong, l'Australie, la Nouvelle-Zélande, en reçoivent tous une part considérable par la voie d'Angleterre, tandis que la France, où ces vins sont moins appréciés, en importe directement à peine une ou deux centaines de barriques. Les Brésiliens et les Portugais du Brésil sont, après les Anglais, les meilleurs clients de Porto; la mère patrie leur envoie chaque année environ 40,000 hectolitres de vins. Il est bon d'ajouter que les vignobles du Portugal ne produisent qu'une faible partie du liquide que l'on boit dans le monde sous le nom de _port-wine_: on a calculé que, pendant les années de mauvaise récolte, la consommation de ce que l'on appelait «vin de Porto» dépassait cinquante et soixante fois la production réelle [209]. [Note 209: Production des vignes du Portugal, avant l'oïdium (1853) 4,800,000 hectolitres. Production moyenne des vignes d'Alto-Douro (Porto), en 1848. 533,000 hectolitres. » » en 1870. 517,000 hectolitres. Exportation en Angleterre. 169,000 » » au Brésil. 45,220 » » en France. 340 » ] L'élève des mulets, très-bien pratiquée par les montagnards de Tras os Montes, est aussi une source de revenus considérables pour les provinces du Nord, de même que l'engraissement des bestiaux, animaux d'une rare beauté, que l'on importe des provinces limitrophes de l'Espagne pour les expédier en Angleterre. On s'occupe aussi de la culture des primeurs pour le marché de Londres et même de Rio de Janeiro. Quant à l'industrie proprement dite, elle est assez importante depuis le moyen âge dans cette partie du Portugal, et la présence de nombreux Anglais, habiles à profiter des ressources du pays, a donné une grande impulsion au travail des manufactures. Porto a plusieurs filatures de coton, de laine et de soie, des fabriques d'étoffes, des usines métallurgiques, des raffineries de sucre; ses joailliers, ses bijoutiers, ses gantiers sont réputés fort habiles. Cependant l'exploitation du sol, l'industrie, le commerce licite, enfin la contrebande, qui se pratique dans de vastes proportions sur les frontières du district de Bragança, ne suffisent pas à nourrir tous les habitants: le pays, surpeuplé, doit se débarrasser chaque année de milliers d'émigrants qui, à l'imitation de leurs voisins les Gallegos, vont chercher fortune à Lisbonne, ou même par delà l'Océan, à Pará, à Pernambuco, à Bahia, à Rio de Janeiro, sur les plateaux du Brésil. C'est en majeure partie des bassins du Minho et du Douro que viennent les hardis colons qui ont fait et qui entretiennent la prospérité du Brésil: quoique mal vus par les Brésiliens, ils sont les véritables créateurs de la richesse dans la Lusitanie du Nouveau Monde. La plupart des émigrants du Minho et de Tras os Montes qui se rendent au Brésil, et qui sont au nombre de dix à vingt mille par an, s'embarquent à Porto même; d'autres prennent Lisbonne pour première étape. Naguère, avant que les chemins de fer n'eussent facilité le voyage, les Portugais du Nord qui descendaient à Lisbonne, cheminaient par troupes nombreuses, sous la direction d'un chef, ou _capataz_, et suivaient, de _rancho_ en _rancho_, un itinéraire connu. Les habitants du district de Vianna voyagent surtout comme plâtriers et maçons. Certains districts sont presque uniquement habités par des femmes; les hommes sont absents. [Illustration: PORTO. Dessin de Taylor, d'après une photographie de M.J. Laurent.] [Illustration: N° 168.--SÃO JOÃO DA FOZ.] Les populations des hautes provinces n'ont pas le seul privilège de renouveler incessamment le sang des Portugais du Sud et de leurs parents d'outre-mer, ce sont elles aussi qui ont donné son assiette politique à l'État de Portugal. C'est le Porto Cale, situé là où se trouve actuellement le faubourg de Villanova de Gaya, en face de la cité de Porto, qui a donné son nom à l'ensemble de toutes les contrées lusitaniennes; c'est à Lamego, sur les coteaux qui dominent au sud la profonde vallée du Douro, que les Cortes auraient, suivant une tradition plus ou moins justifiée, constitué le royaume de Portugal en 1143; Porto fut d'abord capitale du nouvel État, de même que Braga avait été jadis celle des rois suèves; et quand, après la courte domination des Espagnols, le pays recouvra son indépendance politique, ce furent les ducs de Bragança, dans le Tras os Montes, que l'on désigna pour la royauté. Quoique l'admirable situation de Lisbonne et sa position centrale lui assurent un rôle prépondérant, c'est fréquemment de Porto que part l'initiative, quand un changement considérable se prépare. On a remarqué que le succès des révolutions nationales et les chances des partis dépendent surtout de l'attitude des énergiques populations du Nord. Elles ont leur caractère propre, et n'obéissent point à Lisbonne sans discuter la valeur des ordres; aussi Porto a-t-elle reçu le nom «de cité mutine». Si l'on en croyait les _Portuenses_ eux-mêmes, ils seraient de beaucoup les supérieurs de leurs rivaux les _Lisbonenses_ par l'énergie et la valeur morale; eux seuls seraient les dignes fils de ces Portugais du grand siècle qui parcouraient les mers à la recherche de peuples inconnus; en tout cas, ils se distinguent certainement des habitants de la capitale par une allure plus décidée, une parole plus brève, un regard plus ouvert. Dans le langage populaire, les gens de Porto et ceux de Lisbonne sont désignés par les appellations peu nobles de _tripeiros_ (mangeurs de tripes) et d'_alfasinhos_ (mangeurs de laitue). Porto ou O Porto, le «Port» par excellence, est la métropole naturelle de toute la Lusitanie septentrionale et la seconde cité du Portugal par son commerce et sa population; par l'industrie, elle se trouve au premier rang. Vue des bords du Douro qui n'a guère en cet endroit plus de 200 mètres, de large, elle se présente superbement en un double amphithéâtre. Ses deux collines sont séparées par un étroit vallon rempli d'édifices, et dominées l'une par la cathédrale, l'autre par le haut et gracieux clocher _dos Clerigos_ (des Prêtres), qui sert de point de reconnaissance aux navires cinglant de l'Océan vers la barre d'entrée. En bas, de larges rues élégantes, tirées au cordeau, de belles places, semblables à celles de toutes les villes modernes de trafic, découpent en rectangles uniformes la ville du commerce et de l'industrie, tandis que, sur les pentes, des rues escarpées et sinueuses, des escaliers même, montent à l'assaut des quartiers élevés; d'ailleurs, la propreté est partout fort grande; la ville tient à mériter par sa bonne tenue les éloges de ses nombreux hôtes venus d'Angleterre. Sur la rive gauche du fleuve s'étend en un long faubourg la ville de fabriques et d'entrepôts, Gaya, dont les celliers contiennent, dit-on, une moyenne de quatre-vingt mille pipes, soit quatre cent mille hectolitres de vin. Sur les bords du fleuve, et sur les terrasses qui le dominent, se prolongent de fort belles promenades, d'où l'on voit se dérouler les admirables perspectives du fleuve et de ses longs méandres, avec les navires qui le sillonnent, et les maisons de plaisance qui reflètent vaguement dans les eaux les faïences bleuâtres de leurs façades. Au loin, sur les collines, se montrent d'anciens couvents, des tours de défense, des villages à demi cachés dans la verdure: telle est, sur un coteau de la rive méridionale du Douro, au sud-est de Porto, la petite bourgade d'Avintes, célèbre par la beauté de ses femmes. Elles apportent chaque jour à la ville la _broa_ ou pain de maïs, qui entre pour une si grande part dans l'alimentation des Portuenses: le pain vient de Vallongo, situé à une quinzaine de kilomètres au nord-est de Porto. Du côté de la mer, les deux villes soeurs de Porto et de Gaya se prolongent par des faubourgs dans la direction de l'embouchure, qu'elles atteindront peut-être un jour, si les ressources locales continuent de se développer, et si des voies nouvelles, communiquant avec l'intérieur de l'Espagne, apportent au marché du bas Douro de plus grands éléments de commerce. Malheureusement l'entrée du fleuve est trop peu profonde, et, quand souffle le vent du large, elle est fort périlleuse d'accès. A mer basse, le seuil n'a guère plus de 4 mètres de profondeur; en outre, il n'a qu'une faible largeur et les rochers voisins mettent en péril les embarcations qui le franchissent. Enfin, même dans le fleuve, les navires de quatre à cinq cents tonneaux qui vont s'amarrer aux quais de Porto et de Gaya ont aussi à craindre un danger, celui des crues; après les grandes pluies, quand le fleuve gonflé s'exhausse dans son lit trop étroit, il arrive souvent que les câbles se brisent et que les ancres chassent sur le fond. C'est donc en dépit de grands désavantages que le port du Douro rivalise d'activité avec celui du Tage [210]. [Note 210: Commerce de Porto en 1868: Importations.. 44,370,000 fr. Exportations.. 41,308.000 fr. Total......... 85,678,000 fr. ] La petite ville de São João da Foz, dont la forteresse surveille l'embouchure du fleuve, porte sur sa colline un phare qui en signale les dangers; mais elle n'a point de commerce elle-même: comme ses voisines Mattozinhos et Leça, dont l'ancien couvent fortifié dresse encore son donjon tel qu'il était au douzième siècle, elle est surtout fréquentée à cause de la beauté de ses plages, de la pureté de ses brises marines, du voisinage des forêts de pins: en été, chaque train y amène en multitude les habitants de Porto. Ceux-ci se rendent aussi en grand nombre sur les sables d'Espinho, au sud du fleuve, malgré l'odeur de poisson que répand le village, peuplé de pêcheurs de sardines. Sur les côtes qui s'étendent au nord jusqu'aux frontières de l'Espagne, maint petit havre du littoral doit, comme São João, son mouvement d'affaires bien plus aux visiteurs qui viennent s'y baigner qu'aux embarcations en quête de denrées. Tous les ports de rivière de la Lusitanie du Nord ont encore moins d'eau sur leur barre que n'en a le Douro et par conséquent ne peuvent être les points d'attache que d'un faible commerce de cabotage. Le Minho, dont la passe la plus profonde n'a guère plus de 2 mètres à marée basse, a pour sentinelle portugaise, à son entrée, la petite bourgade fortifiée de Caminha et «l'îlot», ou Insua, remarquable par sa source d'eau vive. La Lima, d'un accès peut-être plus difficile encore, a cependant à son embouchure une ville un peu plus importante que celles du Minho, la coquette Vianna de Castello, si gracieusement nichée dans sa fertile campagne semée de maisons de plaisance. A la bouche du Cávado est un autre petit port, le bourg d'Espozende; puis sur l'Ave, vient la Villa do Conde, à laquelle des chantiers donnent quelque animation. C'est là qu'on lançait naguère ces navires si effilés et si rapides qui servaient à faire la traite des esclaves: lors des grandes expéditions de découverte qui ont illustré le Portugal, les meilleurs bâtiments étaient ceux qu'avaient construits les charpentiers de Villa de Conde. Parmi les cités situées dans l'intérieur de la province d'Entre-Douro et Minho, on célèbre Ponte de Lima, fameuse depuis les temps anciens par la beauté champêtre de ses paysages, Barcellos, suspendue, pour ainsi dire, aux escarpements qui dominent le Cávado et ses bords si bien ombragés, Amarante, célèbre par ses vins et ses pêches, et fière de son beau pont sur le Tamega; mais les deux villes vraiment importantes par leur population, leur industrie, leur richesse, sont les deux cités voisines de Braga et de Guimarães, toutes les deux admirablement situées sur des hauteurs d'où l'on contemple les plus riches campagnes. Vieille colonie romaine, capitale des Callaïques ou Galiciens, puis des Suèves, résidence des anciens rois de Portugal, devenue, du temps de l'union avec l'Espagne, la ville primatiale de toute la Péninsule, Braga (_Bracaraugusta_) n'a pas seulement ses grands souvenirs, elle est aussi une place de commerce et d'active industrie; on y fabrique, pour le Portugal, le Brésil, les colonies de la Guinée, des chapeaux, des lainages, des armes, des objets en filigrane d'une forme élégante et pure. Guimarães n'est pas moins curieuse que Braga par ses monuments et ses légendes du moyen âge. On y montre, près d'un porche d'église, l'olivier sacré qui naquit d'un aiguillon planté dans le sol par Wamba, quand il était encore laboureur, sans ambition de royauté; le vieux château qui domine la ville et ses tours est celui où naquit Affonso, le fondateur de la monarchie portugaise. Guimarães est aussi fort industrieuse; elle a des fabriques de coutellerie, de quincaillerie, de linge de table, et les visiteurs anglais ne manquent pas de s'y approvisionner de boîtes de prunes bizarrement décorées. Dans les environs jaillissent des eaux sulfureuses, très-fréquentées, que connaissaient déjà les Romains sous le nom d'_Aquae Levae_. Les eaux les plus célèbres du pays, las Caldas de Gerez, sourdent dans un vallon tributaire du Cávado, au pied de monts escarpés, couverts de hêtres et de pins. [Illustration: COÏMBRE. Dessin de Taylor, d'après une photographie de M. J. Laurent.] Les villes de Tras os Montes, de même que celles de Beira Alta, au sud de la vallée du Douro, se trouvent pour la plupart en des régions trop montueuses et sont trop éloignées des grands chemins de commerce pour avoir attiré les populations. Villa Real, sur le Corgo, est la localité la plus commerçante du Tras os Montes, grâce aux vignobles des environs, et possède de véritables palais; Chaves, près de la frontière d'Espagne, est une ancienne forteresse, ayant gardé, sur le Tamega, un de ces admirables ponts qui ont illustré le siècle de Trajan; elle était célèbre, du temps des Romains, par ses eaux thermales, dont le nom (_Aquae Flaviae_) est encore, sous une forme corrompue, celui de la ville. Bragança, capitale de l'ancienne province de Tras os Montes et dominée par son admirable citadelle, occupe, à l'angle nord-oriental de la Lusitanie, une position des plus importantes pour le commerce légitime ou de contrebande; suivant les oscillations des tarifs douaniers, elle expédie de l'une ou de l'autre manière les étoffes et les autres marchandises de ses entrepôts: c'est le centre le plus important du Portugal pour la production des soies gréges. Au sud du Douro, la ville pittoresque de Lamego, dominant le fleuve, en face de la région des grands vignobles, est renommée pour ses jambons; Almeida, qui veille à la frontière, pour tenir en échec la garnison espagnole de Ciudad Rodrigo, disputait jadis à la ville d'Elvas le rang de première citadelle du Portugal; Vizeu, célèbre par les hauts faits du Lusitanien Viriatus à l'époque de la domination romaine, est un lieu de passage important entre la vallée du Douro et celle du Mondego. Sa foire de mars est la plus fréquentée de tout le Portugal. C'est dans la cathédrale de Viseu que se trouve le plus remarquable tableau du Portugal, vrai chef-d'oeuvre, attribué à un peintre dont l'existence même est problématique, Gran Vasco. Les bergers des environs de Viseu sont les hommes les plus beaux et les plus forts de tout le Portugal: tête et jambes nues, ils ont un aspect fort sauvage, quoique, à l'égal de tous leurs compatriotes, ils aient des manières polies et dignes. Coïmbre, l'ancienne _Aeminium_ et l'héritière de la Conimbrica romaine, dans le Beira-mar, est la cité la plus fameuse et la plus peuplée entre les deux métropoles de Lisbonne et de Porto. Elle est connue surtout comme ville d'université; ses mille ou quinze cents collégiens et étudiants, jadis deux fois plus nombreux, ses professeurs en soutane, tout un monde d'école qui rappelle les républiques universitaires du moyen âge, donnent à la ville une physionomie particulière: c'est là que le portugais se parle avec le plus de pureté. Coïmbre se distingue aussi par la beauté de ses environs, ses bosquets d'orangers, ses maisons de campagne éparses dans la verdure, son admirable jardin botanique où les plantes tropicales s'entremêlent en groupes charmants aux végétaux de la zone tempérée. Sur les bords du clair Mondego, d'où l'on aperçoit le pittoresque amphithéâtre de la ville, s'étalant sur la pente du coteau, on visite la _quinta das Lagrimas_ (maison des Larmes) où fut égorgée la belle Inès de Castro, si cruellement vengée plus tard par son mari, Pierre le Justicier. Sur le corps meurtri d'Inès les nymphes du Mondego versèrent des larmes qui se sont changées en une source d'eau pure: ainsi le raconte une légende créée peut-être par les beaux vers de Camões, que l'on a gravés sur une pierre, à l'ombre des grands cèdres. Peu de contrées en Europe sont aussi belles et d'un aspect plus enchanteur que les campagnes du Beira-mar arrosées par le Mondego, cette «rivière des Muses», d'autant plus chère aux Portugais qu'elle coule en entier sur le territoire lusitanien. Un des villages situés entre Coïmbre et la mer porte le nom bien mérité de Formoselha; une ville voisine est appelée Condeça Nova, qu'une étymologie, probablement erronée, fait dériver de Condeixa, c'est-à-dire «la Corbeille de Fruits»; nulle ville ne serait mieux nommée; ses oranges, qui fournissent à Coïmbre un de ses principaux articles de commerce, sont exquises; ses jardins, bien cultivés, sont merveilleux par la verdure, les fleurs et les fruits. Au nord, dans le beau groupe de montagnes qui domine Coïmbre, l'ancien couvent de Bussaco, bâti sur une terrasse au milieu de forêts solennelles où se mêlent les cyprès, les cèdres, les chênes, les ormeaux, est un véritable lieu de délices. La large route qui conduit au monastère transformé maintenant en un lieu de villégiature pour les riches habitants de Coïmbre et de Lisbonne, serpente, de détour en détour, sous les branches entre-croisées. Au pied de la montagne jaillissent les eaux thermales de Luso, très-fréquentées depuis quelques années, surtout à cause de la beauté des paysages environnants. Les pins de Goa et d'autres arbres exotiques ont été plantés, pour la première fois en Europe, dans la forêt de Bussaco. Le port de Coïmbre, Figueira da Foz, l'un des mieux abrités du littoral, a, comme les autres ports de rivière de la Lusitanie du Nord, le désavantage d'être obstrué à l'entrée par un seuil de sable mobile. Pourtant l'embouchure du Mondego reçoit un assez grand nombre de caboteurs qui viennent y chercher les fruits et les autres denrées de cette contrée si fertile: tous les vins du district de la Barraïda, que produisent les plaines comprises entre le cours du Mondego et celui du Vouga, ont même pris de leur port d'expédition le nom de «vins de Figueira», sous lequel ils sont fort appréciés au Brésil. Les deux autres ports les plus actifs de la contrée sont les deux villes d'Ovar et d'Aveiro, situées dans la «Hollande portugaise», au bord des étangs que les dunes du littoral ont séparés de la haute mer. Au moyen âge et lors de la grande période des découvertes, un commerce fort important d'échanges et de pêcherie se faisait par l'entremise de ces deux villes. Aveiro posséda, dit-on, jusqu'à cent soixante navires qu'elle utilisait pour la grande pêche. Les variations de la barre ont mis un terme à cette prospérité. Le littoral sableux ne présentant point une résistance suffisante à l'action des vagues, il se déplacerait à chaque tempête si l'on ne travaillait à fixer la passe par des rangées de pieux, à la base desquels la vase est affouillée par le courant; mais ces moyens ne suffisent pas toujours et le chenal a fréquemment dévié. L'ancienne ouverture, dite Barra da Vagueira, se trouvait près de l'extrémité méridionale du long estuaire intérieur. Actuellement, la passe est directement en face d'Aveiro: c'est par là que l'on expédie les sels, les grains et les fruits qu'apporte de l'intérieur la rivière canalisée du Vouga. Les marins d'Aveiro, de sa voisine Ilhavo et de la cité d'Ovar, bâtie à l'extrémité septentrionale de l'estuaire, ont la réputation d'être les plus vaillants du littoral. Ils s'occupent surtout de la pêche de la sardine et de l'élève des huîtres; ils possèdent sur le bord de la mer de grands établissements de salaison [211]. [Note 211: Villes principales des provinces du nord: Entre Douro et Minho, Tras os Montes, Beira: Porto 89,200 hab. en 1864. Braga 19,500 » Coïmbre (Coimbra) 18,000 » Guimarães 15,000 » Ovar 10,000 » Viseu 9,000 » Lamego 9,000 » Vianna de Castello 9,000 » Chaves 6,000 » Aveiro 7,000 » Figueira da Foz 7,000 » Bragança 5,000 » ] III LA VALLÉE DU TAGE, L'ESTREMADURE. Le cours inférieur du Tage divise le Portugal en deux moitiés inégales, fort différentes par l'aspect général et les contrastes du sol et du climat. C'est dans la vallée de ce fleuve que s'opère la transition naturelle entre le nord et le sud de la Lusitanie; c'est là aussi qu'à la faveur du magnifique estuaire envoyé par l'Océan au-devant du fleuve a pu s'établir la capitale de la contrée et l'une des cités les plus importantes de l'univers. A son entrée dans le Portugal, en aval du pont grandiose d'Alcántara, le Tage, qui sert d'abord de frontière commune entre les deux pays, est encore un fleuve encaissé, rapide, inutile pour le commerce aussi bien que pour l'irrigation des plateaux riverains; il se trouve à près de 140 mètres au-dessus du niveau de la mer et doit traverser encore un chaînon de rochers, au défilé de Villa-Velha de Rodão. Au delà, sa vallée s'élargit peu à peu, puis, quand le fleuve a reçu son grand affluent le Zezere, alimenté par les neiges de la serra Estrella, il change de direction et coule, vers le sud-ouest, dans un lit obstrué d'îles et de bancs de sable. Dans cette partie de son cours, ses eaux, devenues tranquilles, sont navigables en toute saison. Le fleuve traverse déjà les terres d'alluvion qu'il a portées lui-même pour en combler la partie orientale de son estuaire, et se divise en bras tortueux autour des îles changeantes. Au-dessous du village de Salvaterra commence le delta proprement dit; le grand lit continue de longer à droite la base des collines, tandis que le lit secondaire va recevoir à gauche les deux rivières de Sorraia et de Santo Estevão et limite, à l'est, la grande île de Lezirias, terre basse et presque inhabitée où serpentent des canaux marécageux. Vers la partie méridionale de l'île, les deux bras qui l'entourent sont déjà la mer; le flot les élargit deux fois par jour et s'étale au loin sur les plages. Les eaux fluviales se perdent dans le vaste estuaire de Lisbonne, auquel on a gardé le nom de Tage, mais qui est vraiment un golfe dont l'eau est plus ou moins salée, suivant l'alternance des crues et des étiages; déjà tout près de l'extrémité septentrionale du vaste bassin, entre Sacavem et Alhandra, des salines bordent la rive. Le contraste de la mer et du courant fluvial se montre nettement: d'un côté sont les eaux profondes où voguent les navires; de l'autre, le flot rapide courant sur un lit de sable, que les paysans traversent à gué pendant les mois de sécheresse. [Illustration: Nº 169.--ESTUAIRE DU TAGE.] [Illustration: PONT ROMAIN D'ALCANTARA. Dessin de Taylor, d'après une photographie de M.J. Laurent.] Le Tage est une des rivières qui, par la direction de leur cours, témoignent le plus clairement de la tendance qu'ont les eaux courantes de l'hémisphère boréal à empiéter sur les terres de leur rive droite. Jadis, lorsque la grande mer intérieure qui recouvrait les plateaux de la Nouvelle-Castille se vida par l'issue du Tage, ce fleuve dut rouler une quantité d'eau fort considérable qui déblaya une partie des collines de la Lusitanie. Or la configuration du sol permet de voir, comme sur une carte en relief, que les courants ont passé en déluge sur les terres de la rive gauche et en ont nivelé les saillies, puisqu'ils ont incessamment gagné vers la droite, c'est-à-dire vers le nord, pour longer la base des montagnes et des collines du système de l'Estrella. Les deux rives du Tage offrent le même contraste que les bords des fleuves de la Sibérie: la rive gauche ou celle d'outre-Tage (Alemtejo) est la côte d'aval; la rive droite est la berge d'amont; de ce côté se trouvent les pentes rapides, les falaises et des hauteurs de plusieurs centaines de mètres, que la majesté de leur aspect permet presque de qualifier de montagnes. La petite chaîne irrégulière qui forme l'ossature de la péninsule comprise entre le Tage et l'Océan, au nord de Lisbonne, ne se relie aux monts de l'Estrella que par un seuil raviné, où passe le chemin de fer de Santarem à Porto, et où s'entremêlent les sources des deux versants. Au sud de Leiria, les collines, déjà plus hautes, servent de contre-forts à un sommet dominateur, la Serra do Aire ou «Montagne du Vent», d'où l'on voit s'étendre à ses pieds, comme un immense tapis brodé, les campagnes verdoyantes qu'arrosé le Tage et les landes rousses de l'Alemtejo. Au sud, le Monte Junto est un autre point culminant des hauteurs de l'Estremadure; il projette à l'ouest un seuil latéral, qui va former une saillie triangulaire en dehors de la côte, et se rattache par une plage basse à l'île rocheuse du cap Carvoeiro. Cette île, moins grandiose d'aspect que l'Argentaro et le Circello du littoral italien, mais non moins curieuse au point de vue géologique, porte la forteresse et la petite ville de Peniche, où les femmes, presque isolées du monde, passent leur temps à faire de la dentelle. Au large, une barre sous-marine réunit le cap Carvoeiro à l'île de Berlinga, environnée d'écueils, et aux Farilhãos, également redoutés des marins. Un pittoresque château fort, qui sert en même temps de prison, s'élève sur l'île de Berlinga, au-dessus d'un petit havre de pêcheurs. [Illustration: Nº 170.--PENICHE ET LES BERLINGAS.] Entre l'estuaire de Lisbonne et la mer, la péninsule rétrécie n'offre plus qu'un dédale de collines peu élevées, mais présentant néanmoins de grandes difficultés aux communications, à cause de l'étroitesse des vallées et de leurs brusques contours. C'est dans cette région tourmentée que Wellington établit, pendant la guerre péninsulaire, ses fameuses lignes de Torres Vedras, qui transformaient tout le district de Lisbonne en un vaste camp retranché. Au sud de ces collines, dont chacune portait sa redoute, se dressent d'autres collines. Toute la contrée s'élève jusqu'au massif des admirables hauteurs de Cintra, devenues si fameuses par leurs palais, leurs vallons ombreux, leur climat délicieux, et le souvenir des événements qui s'y sont accomplis. Une partie de ce massif, comprenant les hauteurs de Lisbonne jusqu'à Sacavem, au bord septentrional de l'estuaire, est occupée par des masses basaltiques, qu'ont rejetées d'anciens volcans. Durant l'époque géologique actuelle, aucun nouveau flot de lave ne s'est épanché des crevasses de ces montagnes, mais il est probable que les terribles tremblements de terre de 1531 et de 1755 avaient leur cause dans l'agitation des matières bouillantes et des gaz enfermés sous les couches superficielles. La première série de secousses dura huit jours, et renversa un grand nombre d'édifices. Quant à l'ébranlement du siècle dernier, on sait quels désastres en furent la conséquence; peut-être aucune des violences de la nature ne fit-elle plus d'impression sur les esprits des peuples de l'Europe. Dès le premier choc, qui pourtant ne dura pas plus de quatre à cinq secondes, une grande partie de Lisbonne était en ruines; plus de quinze mille habitants, même trente ou quarante mille, suivant quelques historiens, étaient écrasés sous les débris de 3,850 édifices; une minute après, une vague de douze mètres de hauteur s'élançait de la mer et noyait les fuyards entassés sur le quai. Un seul quartier, l'Alhama, ou Mouraria, l'ancien lieu de résidence assigné aux Maures, au pied de la citadelle, échappa au désastre. L'incendie, qui s'éleva des foyers engloutis, dévora des milliers de maisons que la secousse avait laissées debout; pour empêcher le pillage, le marquis de Pombal fit ériger la potence au milieu des ruines: sans l'énergie de cet homme, la cour se serait enfuie, dit-on, pour transférer le siége du gouvernement à Rio de Janeiro. Du centre de vibration, qui probablement se trouvait sous Lisbonne même ou dans le voisinage immédiat, les oscillations du sol se propagèrent sur un espace immense, que les historiens de la terrible catastrophe ont diversement évalué, mais qui ne peut avoir été moindre de 3 millions de kilomètres carrés. Porto fut partiellement démolie; le havre d'Alvor, dans les Algarves, fut comblé; les murs de Cádiz furent jetés bas; et l'on affirme que presque toutes les grandes villes du Maroc tombèrent de la secousse. Une certaine activité intérieure du sol se manifesterait encore, s'il est vrai que les roches «poussent» au fond de l'anse de Seixal, dans la partie de l'estuaire située au sud de Lisbonne, et qu'il ait fallu interrompre pour cette raison la construction des navires qui se faisait dans cette baie. La configuration de la côte et des montagnes, du «Roc de Lisbonne» au cap d'Espichel, fait présumer que, dans l'antiquité géologique, des changements bien plus grands encore se sont opérés dans la forme de la contrée. La courbure si admirablement régulière du littoral qui se développe au large de l'entrée de Lisbonne, forme dans son ensemble un seul trait géographique violemment scindé en deux parties par le goulet de l'estuaire. Ce détroit lui-même, plus géométriquement taillé que celui de Gibraltar, s'ouvre comme une sorte de défilé régulier, comme une «cluse» entre l'Océan et la mer intérieure de Lisbonne; il semble s'être insinué par une fissure entre le massif de Cintra et l'arête isolée des monts d'Arrabida, qui limitent au nord la baie de Setúbal, et dont la masse principale se compose de roches crétacées, semblables à celles de la péninsule du nord. Très-probablement les deux groupes de collines faisaient partie du même système de montagnes, et le Tage, qui se déverse actuellement dans la mer par l'estuaire de Lisbonne, allait la rejoindre autrefois par celui de Sado, à travers les vastes plaines d'origine tertiaire qui constituent le sol de l'Alemtejo. Quoi qu'il en soit, peu de régions du littoral méritent plus que la côte de Lisbonne d'être étudiées, et promettent aux géologues une histoire plus attachante. [Illustration: Nº 171.--ENTRÉE DU TAGE.] Il ne reste plus de la catastrophe du siècle dernier que des traces insignifiantes, et la capitale du Portugal, quoique peuplée seulement de la moitié des habitants qu'elle eut au commencement du seizième siècle, s'est complétement relevée de ses ruines. Même les quartiers du centre, qui avaient été renversés de fond en comble, sont remplacés par des blocs d'édifices réguliers, ayant sinon une beauté architecturale, du moins cette majesté froide que donnent la symétrie des lignes et la longueur des perspectives. L'antique cité d'Olissipo, qu'une légende classique dit avoir été fondée par le sage Ulysse, occupe maintenant, au bord du Tage, un espace d'environ 5 kilomètres; mais si l'on considère comme une dépendance naturelle du la capitale les faubourgs qu'elle projette, à l'est et à l'ouest, le long du rivage, la ville n'a pas moins de 14 kilomètres, de Poço de Bispo à la Tour de Bellem (ou Belem). Dans l'intérieur des terres, Lisbonne, que l'on ne pouvait manquer, en la comparant à Rome, de dire également bâtie sur sept collines, emplit les vallons, et gravit les hauteurs jusqu'à 2 ou 3 kilomètres en moyenne; en outre, elle s'est agrandie aux dépens de l'estuaire, en consolidant et en rattachant à la terre ferme les laisses indécises qui découvraient à basse mer. Une admirable promenade, l'Aterro de Bõa Vista, qui se prolonge de Lisbonne vers Bellem, sur un espace de plus d'un kilomètre, a pris la place de vases nauséabondes. C'est de l'estuaire du Tage, ou mieux encore des collines du sud, qu'il faut contempler le panorama de la ville. Vues ainsi à distance, Lisbonne, ses tours, ses coupoles, ses promenades, présentent un spectacle vraiment enchanteur, qui justifie bien le mot des Portugais: _Que não tem visto Lisbõa, Não tem visto cosa bõa!_ (Qui n'a pas vu Lisbonne, n'a rien vu de beau!) Il est vrai que l'intérieur de la superbe métropole ne répond pas à l'imposante beauté de l'extérieur. Lisbonne possède une grande place de nobles proportions, dite Largo do Comercio; elle a tous les édifices qui appartiennent à l'organisme d'une capitale et d'un grand port de commerce, palais, églises et cathédrale, bourse et douane, université, collége et théâtres; mais, à l'exception de la chapelle de São João Baptista, qui fut érigée dans l'église de São Roque, elle n'a point d'édifice vraiment remarquable. La fameuse chapelle, l'une des constructions les plus somptueuses qui existent, a été en entier montée à Rome, où elle fut temporairement exposée dans la basilique de Saint-Pierre, et d'où elle fut expédiée par fragments: colonnes, autel, panneaux, pavé, tout n'y est que marbre, porphyre, jaspe, cornaline, lapis-lazuli. En dehors de la ville, la seule construction vraiment grandiose et célèbre à bon droit est l'aqueduc, os Arcos das Agoas Livres, qui apporte à la ville l'eau pure puisée près de Bellas, à une quinzaine de kilomètres vers le nord-ouest. Dans la plus grande partie de son cours, l'eau coule en souterrain, mais, en approchant de Lisbonne, elle franchit une vallée sur un pont superbe de trente-cinq arches de marbre, dont l'une n'a pas moins de 75 mètres de hauteur. Il a été construit sous le règne de João V, le _Rei Edificador_, pendant la première moitié du dix-huitième siècle. Le tremblement de terre de 1755 ne lui fit aucun dommage. Si Lisbonne est relativement pauvre en monuments curieux, elle possède en compensation d'inestimables priviléges donnés par la nature; peu de villes ont été mieux dotées que ne l'a été la célèbre cité. De même que les conditions du sol et du climat expliquent en grande partie les destinées du Portugal, de même l'histoire de Lisbonne se lit dans les traits du milieu géographique. En premier lieu, cette capitale se trouve à peu près exactement sur la ligne médiane de tout le littoral portugais, à l'endroit autour duquel devaient le mieux s'équilibrer toutes les forces du pays. En outre, Lisbonne a le précieux avantage de posséder un port excellent, accessible aux plus grands navires, puisque la profondeur du chenal d'entrée dépasse partout 30 mètres; il est parfaitement protégé contre les vents dangereux du sud-ouest, et se prolonge jusqu'à plus de 10 kilomètres en amont de la ville; les navires y sont amenés par la marée et en sont remportés par le jusant. Ce port est à la fois un estuaire et la bouche de l'un des fleuves de la Péninsule qui se prêtent le mieux au commerce dans la partie inférieure de leur cours; les chalands, portant les denrées locales, et les bâtiments long-courriers viennent à l'encontre les uns des autres dans la même rade. Les flottes réunies dans le port de Lisbonne ne sont pas seulement à l'abri des orages; grâce à l'heureuse configuration du littoral, il est, en outre, facile de les défendre contre les attaques du dehors. Des deux côtés la terre s'avance en promontoire, comme pour fermer l'estuaire, et ne laisse aux navires, entre les charmants rivages de ses collines, qu'un étroit goulet de passage, dont la largeur varie de 1 à 3 kilomètres, et que l'on a bordé de bastions et de forts. Deux ouvrages de défense croisent leurs feux, à l'entrée même du détroit: sur un promontoire du nord, le fort São Julião; sur un îlot de la pointe méridionale, la Tour de Bugio. [Illustration: LISBONNE. Dessin de Taylor, d'après une photographie de M.J. Laurent.] Toutefois l'importance naturelle de Lisbonne ne lui vient que pour une faible part de sa position par rapport au reste du Portugal: elle lui vient surtout de la situation qu'elle occupe relativement à l'Europe et au monde. Tant que le grand mouvement de l'histoire ne dépassa point le bassin de la Méditerranée, pendant la période gréco-romaine et presque tout le moyen âge, Lisbonne, ne se trouvant pas encore sur un des grands chemins des nations, ne pouvait évidemment sortir de son obscurité; mais dès que les Colonnes d'Hercule eurent cessé d'arrêter les marins, dès que les navigateurs italiens eurent enseigné leur art aux Portugais, le beau port du Tage devint l'un des principaux points de départ des navires de découverte. Lisbonne devenait le véritable observatoire de l'Europe vers les mers atlantiques. Nulle cité n'était mieux placée pour les explorateurs qui voulaient se rendre aux Açores, à Madère, aux Canaries, pour ceux qui avaient à suivre les côtes du Maroc, prolongation naturelle du littoral portugais vers le sud, et qui, de promontoire en promontoire, cherchaient à contourner le continent africain. On sait avec quel succès les marins de Lisbonne accomplirent leur oeuvre de découverte: ils finirent par donner à leur mère patrie un littoral immense, d'un développement beaucoup plus considérable que la circonférence même de la terre. En Afrique, en Amérique, en Asie, dans les îles de l'extrême Orient, les territoires censés appartenir à l'imperceptible Portugal occupaient une prodigieuse étendue, dont nul géographe n'eût pu tenter de se rendre compte. De pareilles conquêtes étaient du domaine de l'épopée; il fallait un Camões pour les chanter. Cette époque de gloire ne dura pas longtemps. La fière Lisbonne, que les peuples orientaux désignaient sous le nom de «Résidence des Francs», comme si elle eût été la capitale de l'Europe, perdit sa prééminence vers la fin du seizième siècle. Comparable à une petite barque de trop forte voilure, la puissance du Portugal chavira soudain. Écrasée par le terrible régime de Philippe II, corrompue, en outre, par des moeurs trop luxueuses, énervée par le mépris du travail qu'engendre l'emploi du labeur des esclaves, Lisbonne eut à céder une grande partie de son commerce à ses rivales d'Espagne, tandis que les marins hollandais lui enlevaient, en Amérique et aux Indes, ses plus riches colonies: le monopole qu'elle avait exercé pendant plus d'un demi-siècle lui était à jamais ravi. Mais, en dépit de tous ses désastres, en dépit du tremblement de terre qui jeta bas ses édifices, Lisbonne a toujours tenu un rang élevé parmi les villes commerçantes. Certes, ses quais sont loin d'avoir l'animation de ceux de Marseille, de Liverpool ou de la Havane; les eaux de sa rade ne sont pas incessamment sillonnées par les vapeurs, et la forêt de mâts est encore loin d'y avoir l'étendue qu'elle eut aux grandes époques de la prospérité nationale; mais il faut reconnaître que Lisbonne n'est pas encore à même de tirer parti de tous ses avantages [212]. [Note 212: Commerce de Lisbonne, en 1868 105,388,000 fr. Mouvement des navires » 3,286 navires jaugeant 1,213,000 tonnes. ] Sans doute la grande cité du Portugal est devenue le point d'attache de plusieurs lignes de grands paquebots transocéaniques; en outre, elle est la tête de ligne du réseau des chemins de fer européens; mais quels détours bizarres fait encore la voie ferrée pour aller rejoindre Madrid par les solitudes de l'Estremadure espagnole et les plateaux de la Manche! Une voie de communication directe vers la France et le reste de l'Europe manque toujours à Lisbonne, non-seulement à cause de la jalousie des Espagnols, mais aussi à cause du manque d'initiative des Portugais eux-mêmes; d'ailleurs, cette route eût-elle existé, les fréquentes révolutions de l'Espagne en auraient détourné les voyageurs et les marchandises. C'est donc à l'avenir qu'il appartient encore de faire du port de Lisbonne un grand lieu d'échange entre les nations. L'importance croissante du Brésil, avec lequel le Portugal a gardé tant de rapports intimes, ne peut manquer de réagir favorablement sur la prospérité de l'ancienne métropole. Quand la colonie se fut affranchie des liens du monopole, Lisbonne, privée de son commerce exclusif, se crut ruinée du coup; mais elle peut attendre du Brésil libre beaucoup plus que ne lui eût donné le Brésil asservi. Cette contrée d'outre-mer est le meilleur client du Portugal, puisque la moitié des exportations de Lisbonne lui est destinée; pour l'importation, le Brésil est au deuxième rang, quoique de beaucoup dépassé par l'Angleterre. Quant à l'Espagne, qui pourtant confine au Portugal sur près de 1,000 kilomètres d'étendue, Lisbonne ne fait avec elle, pour ainsi dire, aucun commerce maritime, et, par le chemin de fer, elle ne lui expédie guère que les porcs de l'Alemtejo. Récemment encore, il n'y avait que très-peu de relations, même de simple voisinage, entre Lisbonne et la partie espagnole de la Péninsule; mais les dernières guerres civiles ont forcé un si grand nombre de familles castillanes à chercher un refuge en Lusitanie, que les moeurs locales en ont été changées. Naguère on ne voyait que des hommes dans les rues de Lisbonne; les dames portugaises restaient presque enfermées comme aux temps de la domination musulmane; mais l'exemple des alertes et libres Espagnoles a trouvé de nombreuses imitatrices et la physionomie de Lisbonne y a beaucoup gagné. Les villes qui entourent la capitale ne sont pas moins célèbres par la beauté de leurs sites que la métropole du Portugal ne l'est elle-même par son commerce et son importance historique. Placée dans cette zone heureuse où n'atteignent plus les froidures du pôle, et qui n'a point à subir les sécheresses et les brouillards sans fin, l'Estremadure portugaise est une des contrées de l'Europe dont le climat se rapproche le plus de celui des «îles Fortunées» et des «bienheureuses Antilles»; malheureusement les oscillations de température y sont parfois très-brusques. La neige est si rare à Lisbonne, qu'on lui donne le nom de _chuva branca_, ou de «pluie blanche»; on la voit de loin resplendir sur les sommets de la serra Estrella et de la serra de Lousão; mais quand elle tombe, par exception, sur le littoral, le peuple y reconnaît un signe de mauvais augure. Encore au siècle dernier, le prodige d'une neige abondante effrayait tellement les habitants de Lisbonne, qu'ils se précipitaient dans les églises, s'imaginant que la fin du monde approchait. Un autre grand avantage de climat que possèdent les villes de plaisance des environs de Lisbonne est celui que leur donne l'alternance régulière des brises. A partir du mois de mai, pendant toute la belle saison, le vent souffle de terre au lever du soleil; vers le milieu de la journée il a tourné au sud; le soir, il vient de l'ouest et du nord-ouest, et pendant la nuit, c'est un vent du nord: cette brise tournante, à laquelle on attribue une action des plus salubres sur l'atmosphère, accomplit une rotation complète durant les vingt-quatre heures; aussi lui donne-t-on le nom de _viento roteiro_ ou «vent giratoire». Quant aux vents généraux, ils sont beaucoup moins réguliers. Ainsi, les courants polaires, arrêtés par les _serras_ transversales de la contrée, ne peuvent suivre leur direction normale; ils soufflent directement du nord en longeant la côte, ou bien se transforment en vent d'est, en parcourant tous les plateaux de l'intérieur de l'Espagne. Ce sont ces courants atmosphériques venus de l'est qui apportent les lourdes chaleurs de l'été. A Lisbonne, le thermomètre marque exceptionnellement jusqu'à 38 degrés [213]; en 1798, il s'est même élevé à 40 degrés: les observations comparées montrent que si la moyenne de chaleur est plus haute à Rio de Janeiro, c'est à Lisbonne que se fait le plus sentir l'ardeur des jours caniculaires. [Note 213: Température moyenne de Lisbonne (juillet) 32°,56 » la plus haute 39° » la plus basse -2°,5 Jours sans nuages 150 ] [Illustration: Nº 172.--ZONES DE VÉGÉTATION DU PORTUGAL.] La pénétration mutuelle des climats du nord et du sud dans cette zone fortunée donne un double aspect à la végétation. Le dattier commence à se montrer dans les jardins de la basse Estremadure; le palmier chamaerops croît librement sur les plages; l'agavé, dressant son superbe candélabre de fleurs, de même que sur les côtes mexicaines, est assez commun pour avoir donné naissance à une industrie spéciale, celle des dentelles en «fil d'agavé»; les camellias y sont plus beaux que dans toute autre partie de l'Europe; les nopals aux raquettes armées de dards entourent les champs, comme en Sicile et en Algérie. Les arbres fruitiers des pays méditerranéens y mûrissent leurs fruits à la perfection; même les manguiers des Antilles, introduits récemment, ont trouvé dans le Portugal un climat qui leur convient. Les oranges ont mérité d'être appelées en plusieurs langues et même jusqu'en Egypte des _portogalli_, comme si la Lusitanie était la contrée où les hommes avaient vu pour la première fois la merveilleuse pomme d'or. D'après plusieurs linguistes, le nom que l'on donne aux oranges dans mainte partie de l'Indoustan, _chintarah_ ou _chantarah_, ne serait qu'une corruption du mot Cintra. A l'époque de leur prépondérance commerciale dans l'Inde, les Portugais avaient si bien célébré la magnificence et la fécondité de leurs jardins royaux, que les habitants de Goa s'en souviennent encore. De toutes ces villes entourées de _quintas_ et de parcs, Bellem (Bethléem) est la plus rapprochée de Lisbonne; elle n'en est séparée que par un ruisselet auquel un pont mauresque valut le nom d'Alcántara. C'est aussi la plus connue de tous ceux qui arrivent à Lisbonne par mer, car elle est située en avant de la capitale, sur le rivage même du canal de l'estuaire, et l'on aperçoit de loin son admirable tour carrée, de style un peu arabe, si puissante par sa masse, si gracieuse par les sculptures de ses fenêtres et de ses guérites en encorbellement. C'est tout près de cette tour, fondée par le roi Jean, «le Prince Parfait,» que se trouve l'emplacement d'où Vasco de Gama partit pour la mémorable expédition qui donna aux Portugais le chemin des Indes orientales: un magnifique couvent de Hiéronimites bâti par Manoel le «Fortuné», le «seigneur de la conquête, de la navigation et du commerce de l'Ethiopie, de l'Arabie, de la Perse et de l'Inde», rappelle ces temps légendaires de la gloire passée du Portugal. Le couvent a été changé en établissement d'éducation. Oeiras, au débouché de sa petite rivière descendue des hauteurs de Cintra, garde l'entrée septentrionale de l'estuaire du Tage par son fort de São Julião; plus loin est Carcavellos, aux excellents vins; puis, déjà sur le bord de la grande mer, vient la ville de Cascães, dont le petit port est protégé par une citadelle. Au delà le rivage est désert; seulement de petites tours de garde s'élèvent de distance en distance au bord des plages et des falaises. Par contre, les collines abruptes de Cintra qui se dressent au nord de cette partie du littoral sont une des régions les plus populeuses de la Péninsule, une des celles où le mouvement des voyageurs est le plus actif. En s'élevant de Lisbonne vers les hauteurs de Cintra, soit par la grande route de voitures, soit par le chemin de fer à rail unique construit par l'ingénieur Larmanjat, on voit se succéder à droite et à gauche les châteaux et les villas de Bomfica, le palais royal de Queluz, les maisons de plaisance de Bellas, où sourdent des eaux minérales et la fontaine qui alimente l'aqueduc de Lisbonne. Cintra même est entourée de petites villes d'hôtels et de jardins, San Pedro, Arrabalde, Santa Estephania. Au sud de ces groupes d'habitations s'élève la colline qui porte le château somptueux et original de la Penha, palais fantastique, à la fois indou, persan, italien, gothique, dont les contrastes bizarres sont adoucis par des massifs d'ombrages et des cascades de lianes fleuries. Les nombreux visiteurs de Cintra gravissent aussi l'éminence où se trouvent les débris de l'ancien château des Maures et pénètrent dans les cavernes du «couvent de liége», ainsi nommé des plaques de liége qui garnissaient les murailles pour parer à l'humidité de la pierre. De toutes ces hauteurs la vue est fort belle; elle est tout à fait grandiose du haut des falaises que termine la fameuse «Quenouille» ou _Roca_, dont les marins ont fait le «Roc de Lisbonne:» c'est le promontoire le plus occidental de tout le continent européen. Les vagues de l'Atlantique viennent se briser sur les blocs épars à sa base et leur masse rompue, changée en écume, s'engouffre en mugissant dans les cavernes du rocher où tourbillonnent les oiseaux de mer. Sur le revers septentrional du promontoire se déroule l'une des plus belles vallées de la Péninsule, celle de Collares, si fameuse par ses jardins et ses bosquets d'orangers: c'est le «San Remo» du Portugal. La ville de Mafra, située plus au nord, non loin des bains de mer d'Ericeira, sur un plateau stérile et monotone, possède aussi un énorme palais, l'Escorial des rois de la maison de Bragance, transformé actuellement en école militaire. Pour achever cette prodigieuse bâtisse, pleine d'églises, de chapelles, de cellules et d'appartements ecclésiastiques, João V dépensa tout l'argent du Portugal; il y gagna le titre de «roi Très-Fidèle», que lui donna la cour de Rome. Lorsqu'il mourut, il n'y avait pas même dans le trésor de quoi faire dire une messe pour le repos de son âme. Bien plus curieux que l'immense caserne de Mafra, avec son millier d'appartements et ses 5,200 fenêtres, sont les autres édifices de fondation royale qui se trouvent à une centaine de kilomètres plus au nord, à la base occidentale de la serra do Aire, non loin des célèbres thermes de Caldas da Rainha et de la vieille cité mauresque d'Obidos. Le couvent délaissé d'Alcobaça, bâti au milieu du douzième siècle en souvenir de victoires remportées sur les Maures, est un beau monument d'un gothique austère, encore embelli par le charme spécial que les ruines donnent à toute architecture. Batalha, autre couvent qui rappelle la défaite des Castillans dans la plaine d'Aljubarrota, en 1385, est un édifice aux sculptures beaucoup plus riches. Les ornements des portails, du cloître, de la salle du chapitre, de la chapelle dite «imparfaite» parce que le roi Manoel la laissa inachevée, sont tellement ciselés, fouillés, travaillés dans tous les sens, qu'ils semblent figurer des étoffes de guipure. Le goût de toutes ces sculptures est douteux, mais on en admire le merveilleux fini. D'ailleurs on exagère souvent la richesse architecturale du couvent de Batalha: presque tous les voyageurs le décrivent comme bâti en marbre blanc, tandis qu'il est en réalité construit d'une pierre de sable calcaire, absolument semblable à celle qu'emploient tous les habitants du pays pour l'édification de leurs masures. La ville de Leiria, dans le territoire de laquelle est situé Batalha, est elle-même une ville ancienne et curieuse, occupant un fort beau site au confluent des deux rivières Liz et Lena, à la base d'un coteau que termine un vieux palais mauresque. Ce fut jadis la résidence de Diniz, le «roi Laboureur», celui auquel on doit la plantation du _pinhal_ de Leiria, la plus belle forêt du Portugal. Après une longue décadence, cette partie de la contrée a repris une certaine activité; dans les environs, à Marinha Grande, s'élève une grande verrerie, qui communique par chemin de fer avec le port presque circulaire appelé Concha de Sao Martinho. [Illustration: COUVENT DES CHEVALIERS DU CHRIST A THOMAR. Dessin de Taylor, d'après une photographie de J. Laurent.] Sur le versant oriental des montagnes qui dominent les plaines de Batalha et d'Alcobaça se trouve Thomar, autre ville jadis fameuse par son couvent; c'est le chef-lieu de ces chevaliers du Christ qui se firent accorder par les rois de Portugal le droit exclusif de la conquête et de l'exploitation des contrées lointaines des Indes et du Nouveau Monde, et qui, après de grandes actions d'éclat, devinrent, par leur âpreté commerciale et leur impitoyable monopole, les principaux auteurs de la décadence de leur patrie. Aujourd'hui Thomar, arrosée par des eaux abondantes qui en font une petite Venise, est une ville de filatures; mais l'activité commerciale s'est portée surtout vers les localités riveraines du Tage, et notamment vers Santarem, qui des pentes de sa montagne, appelée la «Merveille», contemple le cours tortueux du fleuve, ses îles verdoyantes, et les terres bosselées de l'Alemtejo. Actuellement, Santarem et sa voisine, la ville fortifiée d'Abrantes, ont pour principale occupation d'alimenter Lisbonne de légumes et de fruits. Leurs campagnes sont de vraies forêts d'oliviers. Au sud de l'estuaire du Tage, la faible profondeur des eaux, la nature sablonneuse du sol, les marécages qui bordent les ruisseaux, sont de grands obstacles à l'établissement de villes considérables; ces plages seraient très-probablement désertes, si Lisbonne n'avait besoin de se compléter sur cette rive par des ateliers, des magasins, des chantiers, des embarcadères. Après Almada, la ville de plaisance, qui est déjà sur le goulet de l'estuaire, plusieurs villages, Seixal, Barreiro, Aldea Gallega, Alcochete, sont ainsi devenus des faubourgs grandissants de la capitale, et leur prospérité s'accroît ou diminue avec celle de la grande ville. Par contre, on peut dire que le port de Setúbal, situé plus au sud, à l'issue de l'estuaire du Sado ou Sadão, est ruiné par le trop grand voisinage de Lisbonne. Setúbal a des avantages de premier ordre, comme lieu d'exportation d'une riche vallée; son port est bien abrité par l'abrupt chaînon de montagnes qui se dresse au nord-ouest et la langue de sable recourbée au sud-ouest; une grande baie, ouverte entre les deux caps d'Espichel et de Sines, invite les navires à pénétrer dans la rade; mais Lisbonne est trop rapprochée: le Portugal n'est pas assez riche pour alimenter de son commerce deux cités situées à une faible distance l'une de l'autre. Cezimbra, placée à l'ouest de Setúbal, sur la côte escarpée qui se termine au cap d'Espichel, est également une ville déchue; enfin, la ville de Troja, qui précéda Setúbal comme entrepôt commercial de l'estuaire du Sado, repose maintenant sous les sables de la dune; les fouilles entreprises récemment ont mis à découvert quelques mosaïques romaines, des assises de marbre, et toute une rue tracée peut-être par les Phéniciens. Le botaniste Link, qui vit encore quelques débris de la ville à la fin du siècle précédent, y reconnut des restes de cours, semblables à celles qui se trouvent au milieu de toute maison mauresque. [Illustration: N° 175.--ESTUAIRE DU SADO.] Quoique bien peu animée en comparaison de sa grande rivale des bords du Tage, Setúbal a pourtant gardé le mouvement d'échanges que lui assurent ses vins muscats, ses oranges délicieuses, et surtout le sel de ses marais, très-renommé dans le Nord de l'Europe; c'est un précieux élément de chargement pour les navires. On dit, et non pas seulement en Portugal, que le sel de Setúbal est le «meilleur du monde» pour la salaison des poissons. Les sauniers de Setúbal, qui pourraient faire plusieurs récoltes par mois, se bornent à en faire deux par année; en outre, ils ont soin de ne jamais vider les eaux-mères qui restent dans les compartiments de leurs marais salants, et de laisser au fond le tapis de conferves qui sépare le sel des autres chlorures, et produit ainsi des cristaux d'une pureté presque chimique. Des tapis de roseaux protègent les camelles contre les intempéries [214]. [Note 214: Production du sel en Portugal (1870)........... 520,000 tonnes. » dans le district de Setúbal.. 184,000 » ] Setúbal et Cezimbra ont aussi dans les mers voisines d'énormes quantités de poissons d'espèces diverses. Les eaux qui baignent le Portugal sont d'une richesse extraordinaire en vie animale, sans doute à cause de la rencontre des courants océaniques apportant chacun leur faune particulière. De toutes ces eaux, les plus riches peut-être sont celles de Setúbal; en comparaison, la Méditerranée et la baie de Gascogne sont presque désertes. Les pêcheurs de Setúbal exploitent ces trésors de la mer avec une singulière intelligence. Bien des siècles avant que les savants eussent imaginé d'explorer le fond des mers pour en étudier les organismes, lorsque la plupart des zoologistes affirmaient même que nulle vie animale ne se hasarde dans les ténébreuses profondeurs de l'Océan, les marins de Setúbal savaient capturer, à 500 et 600 mètres au-dessous de la surface marine, d'énormes requins qui ne vivent point ailleurs: hissés sur le pont de l'embarcation de pêche, ces animaux semblent sur le point de faire explosion, tant ils sont gonflés par l'air intérieur qui fait équilibre à la pression des couches supérieures de l'eau marine. Quant aux espèces communes de la surface, c'est par myriades qu'on les recueille. Les sardines se pêchent en si grande quantité dans les eaux de Cezimbra, que le peuple les utilise, non-seulement pour sa propre nourriture, mais encore pour celle de ses cochons. Aux temps de sa grande prospérité commerciale, le Portugal fournissait de poisson une grande partie de l'Europe; il exerçait même une sorte de monopole pour la vente de la morue; ses marchands allaient en porter jusqu'en Norvége. Vers la fin du quatorzième siècle, la ville de Lisbonne s'était fait concéder par traité l'exploitation de pêche des côtes anglaises. Chose qui paraît étrange aujourd'hui, c'étaient alors les Lusitaniens qui se faisaient les initiateurs industriels des populations de la Grande-Bretagne [215]! [Note 215: Populations des villes de l'Estremadure: Lisbonne...... 250,000 hab. Setúbal....... 15,000 » Bemfica....... 10,000 » Cintra......... 10,000 » Santarem....... 9,000 » Thomar......... 5,000 » ] IV LE PORTUGAL DU MIDI, L'ALEMTEJO ET L'ALGARVE Les montagnes d'Outre-Tage n'ont qu'en un bien petit nombre d'endroits un aspect de chaînes régulières; ce ne sont pour la plupart que des protubérances à faible saillie s'élevant au-dessus de larges plateaux à base ravinée. L'ensemble de la contrée manque de relief et de variété; on pourrait se croire partout au milieu du même paysage. Toute cette région, comprise entre le Tage et les montagnes de l'Algarve, est la moins belle du Portugal. A l'exception de la serra da Arrabida, qui se dresse entre les deux estuaires de Lisbonne et de Setúbal, elle n'offre que des plaines basses, des collines aux pentes monotones, des bois, des broussailles, des landes nues, où de rares groupes d'habitations se montrent comme des îles au milieu de la mer. Les terres basses qui bordent la rive gauche du Tage et le littoral marin, sont formées d'une épaisse couche de sable fin, reposant sur une argile compacte, et portant encore çà et là des bois de pins maritimes et des bouquets de chênes-lièges (_azinheiras_), reste des antiques forêts qui recouvraient toute la contrée. Plus haut sont les grandes landes ou _charnecas_, avec leur variété infinie de broussailles et d'arbustes à verdure permanente. Ce sont des bruyères d'espèces diverses, dont quelques-unes ont jusqu'à deux mètres de hauteur, des cistes, des genévriers, des romarins, des myrtes et des chênes rampants, dont l'épaisse ramure, d'un verpâle, s'élève à peine au-dessus du tapis des autres plantes. Mais la diversité des végétaux, la multitude des fleurs roses et blanches qui les couvrent jusqu'au milieu de l'hiver, n'empêchent pas que l'aspect général du pays ne soit monotone et triste, à cause du manque presque absolu des cultures. Sur les collines plus élevées, presque toutes composées de schistes pailletés de mica, la nature finit même par devenir presque sombre; là tout est recouvert de ces cistes (_cistus ladaniferus_) aux feuilles résineuses. C'est le prolongement occidental de la zone des _jarales_ qui s'étendent sur des milliers de kilomètres carrés dans la sierra Morena et d'autres régions montagneuses de l'Espagne. Le massif le plus élevé de la Lusitanie méridionale se trouve sur la frontière même du Portugal, entre les vallées du Tage et du Guadiana: c'est la serra de São Mamede, appelée aussi serra de Portalegre: ses chaînons parallèles de roches granitiques, abritant d'étroits vallons, où coulent, soit vers le nord-ouest, soit vers le sud-est, des affluents des deux fleuves, atteignent plusieurs centaines de mètres au-dessus du plateau, et même le plus haut sommet dépasse 1,000 mètres en altitude totale. Au sud de la large dépression qu'a utilisée le chemin de fer de Lisbonne à Badajoz, apparaît un deuxième massif granitique moins élevé, dressé sur le plateau comme une sorte de citadelle aux mille bastions avancés, et d'un aspect assez grandiose quand on le regarde des bords du Guadiana, qui coule à sa base orientale: c'est la serra de Ossa, connue également sous les noms des diverses villes qui se trouvent dans le voisinage, Elvas, Estremoz, Evora. Elle se rattache, par les hautes ondulations du plateau, à différentes _serras_ qui viennent abaisser leurs escarpements aux rives du Guadiana et du Sadão et dans les plaines uniformes dites Campo de Beja. Ces plaines se continuent, au sud, par le célèbre «champ d'Ourique», où deux cent mille Maures, commandés par cinq rois, eurent à subir, au milieu du douzième siècle, la désastreuse défaite qui permit aux princes du Portugal de fonder leur monarchie. C'est depuis cette bataille et les massacres qui en furent la conséquence que les plaines situées au sud du Tage se changèrent en un désert. Toutes les hauteurs qui occupent la partie méridionale de l'Alemtejo appartiennent au système de la sierra Morena d'Espagne. Les contre-forts de la sierra de Aroche et ceux de la sierra de Aracena, si riches en minerai de cuivre, s'entremêlent en un dédale de collines dans la partie du Portugal disposée en forme de triangle irrégulier, sur la rive gauche du Guadiana. Le fleuve ne les arrête pas; rétréci entre les parois qu'il a rongées, il est en maints endroits réduit aux dimensions d'un canal, et même au défilé dit _Pulo do Lobo_ ou «Saut du Loup», il descend en rapides de rochers en rochers. C'est en aval de ce défilé seulement, à la ville de Mertola, qu'il devient navigable pour les petites embarcations; à peine une soixantaine de kilomètres de ce grand fleuve peuvent être utilisés pour le transport des denrées. A l'ouest du Guadiana, les montagnes du système marianique se continuent parallèlement au rivage maritime. Assez basses d'abord, les chaînes sont de simples «hauteurs des terres» ou _cumeadas_, puis elles s'élèvent jusqu'à 500 mètres dans la serra do Malhão et dans la serra da Mezquita. Un plateau, raviné par les torrents supérieurs de la Mira, rejoint ces massifs à la serra Caldeirão ou du «Chaudron», ainsi nommée, dit-on, en Portugal d'un cratère de volcan, et à la chaîne qui se termine au nord du cap Sines par la cime de l'Ataraya ou la «Montagne du Guet». Un autre plateau, seuil où passera le chemin de fer de l'Algarve à Lisbonne, continue le système principal et va former la base du beau groupe de la serra de Monchique, massif angulaire du Portugal. Au delà de ces monts, une arête aiguë, dite «l'Échine de Chien», s'avance dans la péninsule terminale, entre les deux mers de l'occident et du sud, et va rejoindre les rochers de Saint-Vincent et de Sagres, jadis «sacré», d'où le nom qu'il porte encore [216]. [Note 216: Altitudes du Portugal au sud du Tage: Serra de São Mamede 1,025 mèt. » de Ossa 649 » Foya de Monchique 903 » Ataraya 308 » Beja (Campo de Beja) 252 » Ourique (Campo de Ourique) 222 » ] Pour les anciens, le promontoire Sacré était «l'éperon du navire d'Europe». D'après les récits antiques, ceux qui allaient voir, du haut de ce cap, le soleil se coucher dans la mer, le voyaient cent fois plus grand qu'il ne paraît ailleurs et pouvaient entendre le sifflement de l'astre immense s'éteignant dans les flots. Strabon se donne la peine de discuter et de combattre cette opinion populaire, bien conforme d'ailleurs à l'idée que les Grecs non cultivés se faisaient des bornes du monde: comme les caps occidentaux des pays des Callaïques et des Armoricains, le promontoire Sacré paraissait être la «Fin des Terres»; mais, au lieu de terminer le continent du côté des brumes et des frimas, il avait du moins l'avantage d'être tourné vers la lumière du Midi: «les dieux, dit Artémidore, venaient s'y reposer la nuit de leurs travaux et de leurs voyages à travers le monde.» A l'origine de l'histoire moderne, Henri le Navigateur, le célèbre Infant, y installa son école hydrographique, dirigée par Jacome de Majorque, et c'est de là qu'il épiait lui-même le retour des expéditions envoyées à la recherche des îles et à la reconnaissance des rivages lointains. Peu de localités ont, aux yeux de l'historien géographe, plus d'intérêt que cette pointe terminale du continent d'Europe. Les paisibles travaux auxquels on s'y est livré pendant tant d'années pour arriver à la connaissance du chemin direct des Indes, lui paraissent avoir plus d'importance que la sanglante bataille navale, dite de Saint-Vincent, qui se livra dans ces parages, en 1797, et qui se termina, au profit des Anglais, par la destruction d'une flotte espagnole. [Illustration: Nº 174.--PROMONTOIRE DE SAGRES.] Les collines de Sagres appartiennent, comme celles du Tage, à la formation volcanique; mais elles semblent avoir perdu toute activité. Un seul phénomène géologique de la côte méridionale de l'Algarve pourrait faire supposer qu'un lent travail intérieur se continue sous cette région du Portugal. Une grande partie du rivage de l'Algarve est bordé de flèches sablonneuses qui s'allongent en un deuxième rivage au devant de la côte, de manière à former pour les petites barques une sorte d'allée marine à l'abri des vents du large. Cette levée, bâtie par les vagues en pleine mer, est d'autant plus curieuse qu'elle se développe parallèlement aux rivages d'un territoire montagneux: dans presque toutes les autres parties de la Terre où se reproduit le phénomène des cordons littoraux, c'est au large de plaines qui s'étendent à perte de vue dans l'intérieur de la contrée. On a remarqué, en outre, que la plupart des cordons littoraux bordent des côtes qui subissent un mouvement général de lente dépression: là où les campagnes riveraines s'immergent graduellement, les flots, qui viennent se heurter sans cesse contre le bord, reprennent les débris arénacés et les redressent en longues plages qui marquent souvent le tracé de l'ancienne côte. Les géologues n'ont point encore constaté directement de phénomènes de dépression du sol dans l'Algarve portugais; mais l'existence de flèches côtières est déjà un indice fort remarquable: il donne une grande probabilité à l'opinion de ceux qui considèrent le littoral compris entre le promontoire de Sagres et la bouche du Guadiana, comme situé dans une aire d'affaissement. Les traditions, plus ou moins vagues, qui se rapportent à un effondrement des rivages de Cádiz et à la rupture de l'isthme d'Hercule, devenu le détroit de Gibraltar, sont une confirmation lointaine de cette hypothèse sur les mouvements du sol lusitanien. [Illustration: Nº 175.--GÉOLOGIE DE L'ALGARVE.] Le voyageur qui atteint la cime de l'une des serras qui servent de limite méridionale aux plaines uniformes de l'Alemtejo est frappé du singulier contraste que présentent avec le versant du nord les déclivités de l'Algarve tournées vers le midi. D'un côté, les vastes solitudes, presque le désert; de l'autre, les forêts de châtaigniers, les villages se montrant çà et là sur les terrasses, les villes blanches au bord de la mer; les flottilles de bateaux pêcheurs sur les flots bleus. Au nord s'étend le morne espace jusqu'au vague horizon; au sud, des paysages variés et charmants se succèdent jusqu'à la limite précise tracée par l'écume de la houle. Le contraste n'est pas moins grand dans le genre de vie des habitants des deux provinces. Les gens de l'Alemtejo sont les plus graves des Portugais; ils n'aiment même pas la danse. Très-clair-semés au milieu de leurs landes, les uns s'occupent d'agriculture, les autres sont partiellement nomades à la suite de leurs troupeaux de porcs et de brebis. Les bergers parcourent des bois d'_azinheiras_ dont les glands nourrissent leurs pourceaux, puis traversent le Tage en été pour aller dans les hauts pâturages des montagnes du Beira; à la fin de l'automne, ils reviennent vers le sud et font paître leurs moutons dans les fourrés de cistes qui recouvrent une si grande partie de l'Alemtejo. De leur côté, les gens de l'Algarve, trois fois plus nombreux en proportion de l'étendue de leur territoire, sont obligés d'utiliser plus industrieusement le sol: ils le cultivent en céréales, en vignes, en vergers, en jardins, et quoique la terre leur donne amplement en échange de leur travail, ils demandent à la mer poissonneuse un supplément de nourriture [217]. La faible population relative de l'Alemtejo s'explique en partie par ce fait, que la plupart des guerres ont eu pour théâtre ses vastes plaines doucement ondulées; elle s'explique aussi par le régime de la grande propriété qui prévaut dans cette province: le paysan ne possède point la terre; il la cultive sans amour et les fièvres naissent des terrains où séjourne l'humidité. Du temps de la domination romaine, ces régions étaient fort peuplées, ainsi que le prouve la quantité de pierres à inscriptions que l'on a découvertes éparses sur le sol. [Note 217: Superficie. Population en 1871. Popul. kilom. Alemtejo 24,387 kil. car. 331,500 14 Algarve 4,850 » 188,500 39 __________________ _________ ____ 29,237 kil. car. 520,000 18 ] La différence d'altitude et d'exposition a pour conséquence nécessaire un grand contraste des climats. Sans doute les plaines de l'Alemtejo ont quelque chose d'africain par leur monotonie même et par l'aspect général de leur flore de plantes basses et de broussailles; mais l'Algarve, avec ses forêts d'oliviers, ses groupes de dattiers, ses agavés, ses cactus épineux, ses fourrés de palmiers nains, semble déjà presque tropicale. La température moyenne y est fort élevée; sur le littoral, elle n'est guère inférieure à 20 degrés centigrades. L'abri que la serra de Monchique et les autres montagnes forment contre les vents du nord et du nord-ouest, et, d'autre part, l'obstacle que les levées sableuses du littoral opposent en maints endroits au libre passage des brises marines, contribuent à rendre les ardeurs de l'été plus intenses. Quand souffle le vent d'est ou «vent d'Espagne», la chaleur est très-vive et souvent accompagnée de miasmes qui répandent la fièvre: _De Espanha nem bom vento nem bom casamento_. «D'Espagne, ni de bon vent ni de bon mariage,» dit le proverbe. [Illustration: Nº 176.--FLÈCHES DE TAVIRA.] On a longtemps cité Villanova de Portimão, au sud de la serra de Monchique, comme la ville d'Europe dont la température moyenne serait la plus élevée. Depuis il a été constaté que diverses localités d'Espagne peuvent lui disputer cet honneur; mais il n'en reste pas moins vrai que le littoral de l'Algarve appartient, avec la région du bas Guadalquivir et des côtes méditerranéennes de l'Andalousie et de Murcie, à la zone européenne des chaleurs les plus torrides. C'est à bon droit que cette partie de la Lusitanie a reçu des Arabes le même nom que le littoral marocain tourné vers l'Atlantique, et qui, plus tard, devint aussi momentanément la conquête des Portugais: les deux moitiés du vaste hémicycle de côtes étaient pour eux les deux pays de Gharb (Garbe), les deux Algarves ou «régions de l'Occident» situées en dehors de la mer Intérieure. Quoique devenu chrétien, l'Algarve portugais ou d'Aquem-Mar (en Deçà de la Mer) a gardé son vieux nom arabe, de même que dans sa population, restée mahométane jusqu'au milieu du treizième siècle, persistent toujours, en dépit de la langue, les éléments berbers et sémitiques. Dans le haut Alemtejo, si faiblement peuplé, les villes sont peu nombreuses et sans grande importance: elles ne seraient que de gros villages sans le voisinage de l'Espagne et le commerce de transit dont elles sont les intermédiaires. Crato est de nos jours la station principale sur le chemin de fer qui rejoint le Tage et le Guadiana, de même que sa voisine Portalegre était le grand relais sur la route de terre. Plus au sud, Elvas, où l'on voit un bel aqueduc mauresque à quatre rangs d'arcades, est bâtie en amphithéâtre sur les pentes de sa montagne au milieu de vergers dont on vante les prunes, et couronnée de citadelles, qui passaient au siècle dernier pour un chef-d'oeuvre d'architecture militaire; elles font face à la ville espagnole de Badajoz, ainsi qu'à la place forte d'Olivença, que les traités de Vienne attribuaient formellement au Portugal, mais que l'Espagne n'a jamais voulu rendre. Sur une des montagnes de la serra de Ossa s'élève Estremoz, célèbre dans tout le Portugal par ses _búcaros_, jarres de terre élégamment modelées et répandant une douce odeur. Montemor, aux vieilles ruines, commande, du haut d'un sommet, l'immense étendue des landes et des bois monotones. Evora, au centre de la province, domine aussi de vastes plaines du haut de sa colline; située jadis sur la grande voie romaine que reliait le bassin du Guadiana à l'estuaire de Lisbonne, _Ebura_ ou _Ebora Cerealis_ était une ville populeuse; au moyen âge, elle devint la deuxième résidence des rois et un lieu de réunion des Cortes: il ne reste de sa grandeur passée qu'un bel aqueduc romain restauré, les fragments d'un temple de Diane à colonnes corinthiennes et d'anciens débris féodaux. Beja, l'antique _Pax Julia_ ou _Colonia Pacensis_, n'est guère non plus qu'une ruine du passé, tandis que dans la péninsule formée par le Guadiana et le Chanza, un hameau, naguère inconnu, São Domingos, devient une ville active et commerçante. Les gisements de pyrites de cuivre et d'autres métaux qui se trouvent en abondance dans les montagnes environnantes, prolongement occidental de celles de Rio-Tinto et de Tharsis, sont exploités avec une grande intelligence par des industriels anglais, et, depuis 1859, fournissent annuellement à l'industrie plus de 100,000 tonnes de minerai: elles pourraient en livrer le double; mais leur importance provient surtout du soufre qu'elles contiennent et qui sert à la fabrication de l'acide sulfurique. Les mines de São Domingos, avec leur matériel de magasins, d'usines, de chemins de fer, sont considérées comme pouvant servir de modèle à tous les travaux du même genre. Ce sont elles qui ont rendu son mouvement au bas Guadiana, gardé à son entrée par Castro Marim, l'ancienne place d'armes où se préparaient les expéditions contre les Maures, et Villa Real de Santo Antonio, naguère simple bourgade de pêcheurs. Chaque année, six cents navires viennent franchir la barre pour prendre à Villa Real leurs chargements de minerai. Le village de Pomarão, où vient aboutir la voie ferrée de São Domingos, au confluent du Guadiana et du Chanza, est aussi devenu un vaste entrepôt et un port d'embarquement très-actif. L'ancienne capitale de l'Algarve européen, du temps des Maures, était la ville de Silves, de nos jours fort déchue et située dans l'intérieur des terres, loin de tout commerce. Faro, la capitale actuelle, a du moins l'avantage d'être bâtie au bord de la mer et de posséder un port bien abrité, mais sans profondeur, d'où les petits navires de cabotage exportent les fruits de toute espèce, et les thons, les sardines, les huîtres, qui font la richesse du pays. Tavira, également défendue des vagues et des vents de la haute mer par un cordon littoral, a les mêmes facilités de commerce et les mêmes denrées d'échange que la capitale: c'est la plus jolie ville de l'Algarve. Loulé, située dans une charmante vallée de l'intérieur, est aussi une cité gracieuse, et lorsque les valétudinaires qui se rendent maintenant à Nice, à Cannes, en Algérie, à Madère, auront appris le chemin de l'Algarve, nul doute que Loulé, Lagos et d'autres localités voisines ne soient considérées comme des «villes d'hiver», propices au rétablissement de la santé. Déjà les thermes ou Caldas de Monchique sont réputés au loin, non seulement par l'efficacité de leurs eaux, mais par la douceur du climat et la beauté des paysages. C'est de là, dit-on, que viennent les meilleures oranges du Portugal [218]. [Note 218: Principales villes de l'Alemtejo et de l'Algarve: Evora 13,000 hab. Elvas 12,000 » Faro 10,000 » Tavara 9,000 » Loulé 8,500 » Lagos 8,000 » Portalegre 6,500 » Beja 6,600 » ] V PRÉSENT ET AVENIR DU PORTUGAL. Le petit royaume de Portugal n'en est plus maintenant, comme à la fin du quinzième siècle, à se partager le monde avec ses voisins les Espagnols, et c'est même à grand'peine s'il peut retenir en son pouvoir quelques faibles parties de son immense empire colonial d'autrefois. Pour garder le monopole de ses découvertes, le gouvernement portugais avait fait observer le secret le plus jaloux: peine de mort était prononcée contre l'exportation de toute carte marine indiquant la route de Calicut; mais de pareilles mesures ne firent de tort qu'aux Portugais eux-mêmes. En observant un tel secret pour leurs explorations, en veillant sur leurs archives avec tant de soin, ils finirent par oublier leurs propres conquêtes et par s'en interdire l'exploitation: mainte route des mers que leurs navires avaient découverte les premiers dut être retrouvée une seconde fois, et par les navigateurs d'autres nations. D'ailleurs, l'immense rôle de conquérants et de colonisateurs que s'étaient donné les Portugais était trop grand pour un petit peuple sans liberté. La nation fut bientôt épuisée, et d'autres acteurs, les Hollandais, les Anglais, les Français, entrèrent en scène sur ce vaste théâtre du monde que les Portugais avaient voulu garder pour eux seuls. Actuellement ceux-ci possèdent encore en dehors de l'Europe un territoire égal en superficie à vingt fois l'étendue de leur propre patrie, mais qu'est cela en comparaison de ce qu'ils ont perdu? Les descendants de Vasco de Gama et d'Albuquerque n'ont plus, pour ainsi dire, qu'un pied à terre dans cette péninsule de l'Inde, dont ils ont eu la gloire de découvrir la route marine. Goa, Salsette, Bardez, Damão, Diu, n'ont guère avec leur territoire plus de 4,000 kilomètres carrés, et n'appartiennent au Portugal que grâce à la bonne volonté de l'Angleterre. Macao, à l'entrée de la rivière de Canton, n'était, tout récemment encore, qu'un entrepôt de chair humaine, d'où les traitants exportaient des «engagés» chinois aux plantations du Pérou. Le monde insulaire qui rattache l'Asie au continent australien, et qui fut autrefois le domaine le plus précieux et le plus anxieusement surveillé des Portugais, se trouve maintenant presque en entier en d'autres mains, et les anciens conquérants n'ont plus qu'une moitié de l'île de Timor et l'îlot de Kambing. En Afrique, il est vrai, l'étendue des territoires auxquels prétend le Portugal est fort considérable; et, si l'on en jugeait par les documents officiels, toute la largeur du continent, d'Angola et de Mossamedes à Mozambique et à Sofala, serait une terre lusitanienne; mais cette terre est encore, en grande partie, à connaître, et ceux qui se livrent à ce travail d'exploration ne sont point des Portugais: l'anglais Livingstone est le voyageur auquel la géographie doit la conquête scientifique de ces contrées. Les seuls établissements sérieux qui ne soient pas de simples comptoirs ou des fortins assiégés par les populations sauvages, sont ceux de l'Afrique occidentale, au sud du Congo; mais ils appartiennent pour la plupart à des maisons de commerce hollandaises. Quelques hectares de terrain sur les côtes de la Guinée septentrionale et de la Sénégambie complètent, avec l'île de Santo Thomé, Principe et l'archipel du Cap-Vert, les possessions portugaises de l'Afrique. Quant au Brésil, la riche colonie du Nouveau Monde, il vit, depuis un demi-siècle, d'une vie indépendante, et dépasse de beaucoup la mère patrie en population et en richesse. Enfin, les terres atlantiques de Madère et des Açores, les premières conquêtes des navigateurs de Lisbonne, sont considérées comme partie intégrante du Portugal, et forment des provinces assimilées en droits à celles de la terre ferme. Ce ne sont pas les moins riches, et récemment encore, avant que la conscription n'enlevât la jeunesse de ces îles, elles jouissaient de la plus grande prospérité [219]. [Note 219: Possessions du Portugal: Superficie. Population en 1871. ATLANTIQUE: Açore 2,581 kil. car. 238,930 hab. Madeira, etc. 815 » 118,380 » AFRIQUE: Iles du Cap-Vert 4,271 kil. car. 76,000 » Sénégambie 69 » 8,500 » S. Thomé et Principe 1,177 » 23,680 » Ajuda 35 » 700 » Angola, Benguela, Mossamedes 809,400 » 2,000,000 » Mozambique, Sofala, etc. 991,150 » 300,000 » ASIE: Goa, Salsette, etc. 3,748 kil. car. 474,240 » Damão 403 » 40,980 » Diu 7 » 12,300 » Moitié de Timor et Kambing 14,316 » 250,000 » Macao 3 » 71,740 » _____________________ ________________ Ensemble des possessions 1,827,975 » 3,635,450 » ] [Illustration: Nº 176.--PAYS DE LANGUE PORTUGAISE.] Lorsque le Portugal perdit avec le Brésil la seule partie de son empire colonial qui lui donnât une importance réelle dans l'assemblée des nations, le petit peuple européen se trouvait dans un état de prostration vraiment lamentable. Épuisé par la guerre étrangère, il se débattit encore pendant de longues années dans les dissensions civiles. Ses finances étaient absolument ruinées, et le manque de communications à l'intérieur, de débouchés à l'extérieur, ne permettait pas de ramener la richesse dans le pays par l'exportation des denrées nationales. Le Portugal aurait pu disparaître tout à coup, qu'à l'exception de quelques commerçants anglais, propriétaires des vignobles du Douro, et des contrebandiers espagnols de la frontière, personne, dans le reste du monde, n'aurait eu à se plaindre d'avoir ses intérêts lésés. Encore en 1851 il n'existait dans toute l'étendue du Portugal qu'une seule route carrossable, celle de Lisbonne à Cintra, si l'on peut donner le nom de route à une simple allée de plaisance entre deux palais royaux. D'ailleurs l'état intellectuel de la contrée ne laissait pas moins à désirer que l'état économique. L'ignorance dans laquelle vivaient les Lusitaniens au milieu du siècle était à peu près comparable à celle de leurs voisins du Maroc, au sud du golfe des Algarves. Dans les districts septentrionaux, Vianna, Braga, Bragança, une jeune fille sachant lire était un véritable phénomène. Il est vrai que ces ignorants du Portugal, bien différents de tant de paysans du nord de l'Europe, presque lettrés et pourtant restés grossiers, savent discuter avec modération, parler avec élégance, et même improviser des vers où ne manquent ni le mètre, ni la césure, ni la véritable poésie. [Illustration: CHATEAU DE LA PENHA DE CINTRA. Dessin de Thérond, d'après une photographie de M.J. Laurent.] Pendant la durée d'une génération, l'instruction s'est bien répandue; une grande partie de l'espace qui séparait les Portugais des autres nations d'Europe au point de vue de la civilisation matérielle a été comblé, et chaque jour on voit se rétrécir l'intervalle. Ainsi, pour ne citer qu'un exemple, indice de tous les autres progrès d'ordre économique, le pays s'est déjà pourvu d'un réseau de chemins de fer, dont toutes les grandes lignes seront complètes dans un petit nombre d'années [220].Non-seulement Lisbonne sera prochainement reliée à toutes les villes secondaires du Portugal, même à celles de l'Algarve, mais par divers points de la frontière, sur le Minho, le Douro, le Guadiana, elle commence à faire pénétrer ses avenues commerciales dans l'intérieur des Castilles. On s'en est aperçu à l'importance croissante qu'a prise le mouvement des échanges, pendant les guerres civiles qui ont souvent bloqué les ports de l'Espagne situés sur la Méditerranée: Lisbonne et Porto même ont pu remplacer partiellement ces villes de commerce pour fournir des marchandises étrangères à l'intérieur de la Péninsule. D'ailleurs une partie seulement du trafic réel figure sur les registres de la douane; la contrebande est difficile à surveiller sur le vaste développement des 800 kilomètres de frontières montagneuses, et Portugais aussi bien qu'Espagnols se font gloire de tromper la vigilance des carabiniers. La douane de terre coûte au gouvernement beaucoup plus qu'elle ne lui rapporte. [Note 220: Voies de communication du Portugal, en 1875: Grandes routes 3,600 kil. Chemins de fer 950 » ] Le commerce extérieur du Portugal a presque triplé depuis le milieu du siècle, grâce aux lignes de bateaux à vapeur qui fournissent à la navigation environ les deux tiers de son tonnage. Plus de la moitié de ces échanges se fait avec la Grande-Bretagne, pays qui naguère avait même un monopole presque complet du trafic extérieur de la Lusitanie. Il est facile de comprendre, même au point de vue géographique, cette grande influence de l'Angleterre sur le Portugal. Le littoral de ce dernier pays se trouve précisément sur le chemin qu'ont à suivre les navires anglais pour se rendre dans la Méditerranée, au Brésil, au cap de Bonne-Espérance, aux Indes; nul chemin de la mer n'est plus fréquemment pratiqué par leurs flottes. Porto, Lisbonne, sont pour eux des ports de relâche et de ravitaillement. Il était donc naturel que le commerce anglais, avec ses énormes débouchés, s'inféodât les producteurs du littoral portugais et tâchât de fortifier peu à peu son influence par des combinaisons politiques. L'aide que l'Angleterre fournit au Portugal pendant la guerre péninsulaire lui donna un prétexte plausible pour se poser presque en puissance suzeraine et protectrice, et souvent elle abusa de son rôle. Mais actuellement elle n'exerce de prépondérance que par la supériorité de son commerce, et si l'or anglais est le grand élément de circulation sur les marchés du Portugal, la raison en est aux achats si considérables de vins et de fruits de toute espèce qu'y font les négociants de Londres. Ils demandent chaque année des vins pour une cinquantaine de millions [221]. [Note 221: Commerce et navigation du Portugal: Valeur des échanges, en 1842 100,408,000 fr. » » 1856 203,185,000 fr. » » 1873 307,140,000 fr. Mouvement des navires, 1871 19,121 nav. jaugeant 3,280,000 tonnes. Flotte commerciale 1873 432 » (17 vapeurs et 415 voiliers), jaugeant 108,350 tonn. ] [Illustration: Nº 177.--TÉLÉGRAPHE DE LISBONNE A RIO DE JANEIRO.] L'importance croissante des échanges du Portugal avec le Brésil, qu'unit maintenant un câble télégraphique déposé au fond de l'Océan, est également un phénomène nécessaire causé par le voisinage relatif des deux contrées et par les rapports de parenté, la communauté de traditions qui existent entre les deux peuples. Tous les progrès du Brésil seront, par contre-coup, les progrès de la mère patrie, et l'on peut déjà, sans un grand effort de l'esprit, s'imaginer combien prospère est l'avenir réservé aux populations de la Lusitanie du Nouveau Monde: quand l'esclavage aura disparu, que les fleuves du bassin des Amazones seront bordés de plantations et que des chemins de fer rattacheront les vallées des Andes boliviennes aux ports de l'Atlantique, Lisbonne et Porto auront à servir d'intermédiaires au Brésil et à l'Europe pour des quantités énormes de denrées et de marchandises. Mais c'est avec l'Espagne, on le comprend, que la solidarité commerciale des marchés portugais doit se faire de plus en plus intime, en dépit des haines originaires et de l'opposition des intérêts dynastiques. A la fin, les deux nations limitrophes ne peuvent que devenir un seul peuple, comme le sont devenus Aragonais et Castillans, Andalous et Manchegos. C'est une question de temps; mais on ne saurait douter que la communauté de vie industrielle et sociale ne finisse par prévaloir, amenant avec elle la fédération politique. Il est seulement à désirer que cette union future se fasse pacifiquement, sans pressions injustes, sans violation des droits de chaque groupe à la libre gérance de ses intérêts spéciaux. Égaux des Espagnols par leur grandeur dans le passé et par leur rôle pendant la période épique du commencement de l'histoire moderne, les Portugais peuvent hardiment se placer à côté de leurs voisins pour les qualités morales. VI GOUVERNEMENT ET ADMINISTRATION. Le Portugal est une monarchie héréditaire et constitutionnelle. D'après la loi fondamentale de 1826, dite _Carta de ley_, et revisée en 1852, le gouvernement se compose des quatre pouvoirs: dirigeant, législatif, exécutif, judiciaire, et de ces divers pouvoirs, deux appartiennent exclusivement à la couronne; celle-ci partage, en outre, le pouvoir législatif avec les deux Chambres, et reste toujours irresponsable. La liste civile s'élève à plus de 3,600,000 francs; en outre, le roi a la jouissance des biens de la couronne et possède de merveilleux joyaux, parmi lesquels le fameux «diamant de Bragance», le plus grand du monde. Il prend le titre de «Majesté très-Fidèle» et se dit comme autrefois «roi des Algarves, seigneur de Guinée et des Conquêtes.» A défaut d'enfant mâle, les filles peuvent hériter du trône. Les ministres du souverain, qui sont au nombre de sept, portent la responsabilité des décisions royales; ils peuvent être mis en accusation par la Chambre dés députés, et doivent alors comparaître devant la Chambre des pairs, constituée en tribunal suprême. Un conseil d'État, composé d'un nombre indéterminé de membres, nommés à vie, assiste le roi dans toutes les affaires d'administration. L'héritier présomptif en est membre-né et prend part aux délibérations dès l'âge de dix-huit ans. La Chambre des pairs se compose de plus d'une centaine de membres, les uns héréditaires, les autres nommés à vie par le roi, et choisis presque tous parmi les nobles. Les princes de la famille royale siégent de droit dans la Chambre haute et le patriarche de Lisbonne en préside les séances. La Chambre des députés, nommée par le suffrage, est spécialement investie du droit de discussion et de vote sur le budget. Les conditions de cens existent encore pour le corps électoral. D'après la loi de 1852, sont électeurs tous les Portugais âgés de vingt-cinq ans qui payent au moins 5 fr. 55 de contributions directes ou 27 fr 75 de contributions foncières; en outre, «l'adjonction des capacités» a rangé parmi les électeurs, et sans condition de cens, les bacheliers, tous les porteurs de diplômes d'instruction supérieure ou secondaire, les officiers et les prêtres; ceux-ci, de même que les fonctionnaires, les gradés d'université et les gens mariés, ont de plus le privilége de pouvoir voter dès l'âge de vingt et un ans. Le cens d'éligibilité, dont les professeurs sont spécialement exemptés, s'élève à 22 fr. 20 de contributions directes ou 111 francs de contributions foncières. Les électeurs, au nombre desquels sont admis aussi les citoyens de Madère et des Açores, nomment un député par 25,000 habitants; le total des élus s'élève donc à plus de 150. La durée du mandat est de quatre années et la session normale est de trois mois. Une indemnité est attachée aux fonctions de représentant. Le président de la Chambre est nommé par le roi sur une liste de cinq candidats proposés par les députés. Le pouvoir judiciaire comprend l'ensemble des magistrats du Portugal, depuis le «juge élu» (_juiz eleito_) de la paroisse jusqu'aux membres du tribunal suprême de la justice, qui siége à Lisbonne. La contrée est divisée en deux grands districts judiciaires, celui de Lisbonne et celui de Porto, qui se subdivisent eux-mêmes en juridictions, correspondant aux circonscriptions territoriales; les îles du cap Vert dépendent du district judiciaire de Lisbonne. Le jury prononce la culpabilité ou la non-culpabilité dans les procès civils et criminels. La jurisprudence portugaise s'inspire à la fois du code français et du vieux droit local représenté par les ordonnances «alphonsines», «manuélines», «philippines». La religion catholique romaine est la religion de l'État, mais l'exercice du culte protestant est toléré dans les villes commerçantes. Les affaires ecclésiastiques sont administrées par le patriarche de Lisbonne, les deux archevêques de Braga et d'Evora et quatorze évêques. L'Inquisition est abolie depuis 1821, et ses revenus, de même que ceux des 750 couvents d'hommes, supprimés pour la plupart en 1834, se sont ajoutés aux recettes nationales; les dernières communautés de moines, qui s'éteignent peu à peu par suite de l'interdiction d'accepter des novices, font retour les unes après les autres au domaine public. La plupart des couvents de femmes ont été également supprimés. L'armée, qui doit s'élever en temps de guerre ou de commotion intérieure à 70,000 hommes, mais à 32,000 hommes seulement en temps de paix, se compose en réalité des deux tiers de l'effectif normal; elle n'a pas moins de 2,000 officiers pour 20,000 soldats. Naguère les exemptions de service et la pratique du remplacement faisaient peser tout le fardeau de la conscription sur la population pauvre; mais la loi a été récemment modifiée d'après le modèle prussien, pour répartir plus équitablement les charges et donner au pays plus de force défensive. Les forteresses sont nombreuses; mais il n'en reste qu'un petit nombre en bon état de défense; on cite comme les plus importantes: Elvas, Abrantes, Valença, sur la frontière de l'Espagne, et du côté de la mer, le fort de São Julião et la citadelle de Peniche. La flotte ne s'élève plus à mille vaisseaux, comme au temps où le roi Sébastien se préparait à envahir le Maroc; elle est d'une quarantaine de petits bâtiments, dont plus de 20 sont à vapeur. Son personnel est de près de 3,000 marins. Le budget annuel dépasse 130 millions de francs, et depuis 1834 il s'est régulièrement soldé par un déficit; il en est de même du budget spécial des colonies, qui dépasse 10 millions. Aussi la dette nationale s'élève-t-elle à plus de 2 milliards 130 millions, total vraiment formidable pour un aussi petit pays: c'est environ 500 francs par tête de Portugais. Cependant les ressources de la contrée, auxquelles s'ajoutent la vente des biens nationaux et le produit du monopole des tabacs, se sont accrues plus rapidement que le déficit, et depuis 1875 on a pu renoncer au triste expédient budgétaire qui consistait à opérer des retenues, variant de 5 à 30 p. 100 sur les traitements des employés. Le crédit du gouvernement portugais, qui naguère était au plus bas, a pu se relever peu à peu et ses fonds sont cotés maintenant à près de la moitié de leur valeur nominale. Les deux anciens «royaumes» de Portugal et d'Algarve se divisent administrativement en 17 districts ou provinces, quoique les anciennes divisions historiques de Minho, Tras os Montes, Beira, Estremadure, Alemtejo, Algarve, se maintiennent encore dans le langage ordinaire. Les districts se divisent eux-mêmes en _concelhos_, ou «conseils», beaucoup plus grands que la commune française, car ils contiennent en moyenne treize paroisses, ou _freguezias_, subdivisions à la fois religieuses et civiles. PROVINCES DISTRICTS SUPERFICIE EN POPULATION KILOM. CARRÉS. EN 1871. Par. Par Des Des Par prov. distr. prov. distr. Kilom. carré Minho 7,271 971,001 Braga 2,738 321,622 118 Porto 2,291 439,515 192 Vianna do Castello 2,242 209,864 94 Tras os Montes 11,105 365,833 Bragança 6,657 153,738 24 Villa-Real 4,448 212,095 47 Alemtejo 24,387 331,341 Beja 10,869 137,784 13 Evora 7,085 98,053 14 Portalegre 6,433 95,504 15 Beira 23,942 1,294,282 Aveiro 2,909 256,544 88 Coïmbra 3,884 289,266 74 Viseu 4,975 370,171 74 Guarda 5,554 214,363 38 Castello-Branco 6,620 163,938 25 Estremadura 17,800 839,691 Leiria 3,478 181,164 53 Lisbonne 7,460 454,691 62 Santarem 6,862 203,836 31 Algarve 4,850 188,422 Faro 4,850 188,422 39 __________________________________________ Portugal continental 89,355 3,990,570 45 Portugal, avec Madère et les Açores 92,751 4,367,882 47 FIN DE L'EUROPE MÉRIDIONALE INDEX ALPHABÉTIQUE A Abrantes, Abruzzes, Acarnanie, Achaïe, Acheloüs, Achéron, Aci-Reale, Açores, Acqui, Adaja, Adamello (mont), Adda, Aderno, Adige (fleuve), Adra (rivière), Adra (ville), Adria, Ægades (îles), Ægium (Vostitza), Ætoliko, Agosta, Aguas, Agueda, Aguilar, Agujero, Aire (serra do), Aitone, Ajaccio, Alagna, Alagon, Alatri, Alava, Albacete, Albaicin, _Albanais_, Albano, Albaro, Albegna, Albenga, Alberche, Alcalá, Alcalá de Chisvert, Alcalá de Guadaira, Alcamo, Alcántara, Alcazaba, Alceda, Alcira, Alcobaça, Alcochete, Alcolea, Alconetar, Alcoy, Alcubierre (sierra de), Alcudia, Aldea Gallega, Alemtejo, Aleria, Alexandria, Alexandrie (Alessandria), Alexinatz, Algarve, Algeciras, Algemesi, Alghero, Alhamá (rivière), Alhamá (d'Andalousie), Alhamá (de Murcie), Alhamá (sierra de), Alhamilla, Alhandra, Alhaurin Grande, Alhendin, Alicante, Alicudi, Almada, Almaden, Almagro, Almansa, Almaraz, Almeida, Almenara (pic de), Almería, Almería (rivière), Almijara (sierra de), Almonte, Alora, Alpes, Alphée, Alpujarra, Alsásua, Altabiscar, Alta-Coloma, Altamura, Amalfi, Amarante, Amaxiki, Ambelakia, Amenano (rivière), Amézcuas, Amiata (monte), Ampourdan (l'), Anadoli-Hissar, Ancône, Andalousie, Andía (sierra de), Andorre (val d'), Andria, Andrinople, Andros, Andújar, Angri, Anie (pic d'), Anio (Aniene), Annobon, Ansena, Antela, Antelao (mont), Anteqnera, Antimilo, Antivari, Aoste (vallée d'), Apennins, Apuanes (Alpes), Aquila, Aracena (sierra de), Aragon, Aragon (rivière), Aralar (sierra de), Aran (val d'), Aranda del Duero, Aranjuez, Arba, Arcadie, Arcos de la Frontera, Ares, Aréthuse, Arevalo, Arezzo, Arga, Argentaro (monte), Argolide, Argos, Argostoli, Argyro-Kastro, Ariano, _Arnautes_, Arno (fleuve), Aroche (sierra de), Arosa, Arpino, Arrabalde, Arrabida (serra de), Arriaga, Arteijo, Ascoli-Piceno, Asinara (île d'), Askyfo, Ason, Aspromonte, Assisi, Asteris, Asti, Astorga, Astroni (parc d'), Asturies, Astypalæa, Ataraya, Aterno, Athènes, Athos, Attique, Ave, Aveiro, Avellino, Averne (lac d'), Aversa, Avila, Aviles, Avintes, Avlona, Avola, Azcoytia, Azizirge, Azpeytia, Azpiroz (col d'), B Bacau, Bacchiglione (fleuve), Badajoz, Badalona, Baena, Baeza, Bagnara, Bagni di Lucca, Bagnorea, Baïa, Balagna (la), Baléares, Balestreri, Balkhans, Balta-Lima, Banda di Dentro, Banda di Fuori, Banjalouka, Baragan, Barbastro, Barcellona, Barcellos, Barcelone, Bardenas Reales, Bardez, Barella (la), Bari, Barigazzo, Barlaam, Barletta, Barreiro, Basilicate, Basiluzzo, _Basques_, Bassæ (temple de), Bastelica, Bastia, Batalha, Bathy, Batuecas, Bayona, Baza, Baza (sierra de), Bazardjik, Baztan (val de), Beira-Mar, Beja, Belgodere, Belgrade, Bellas, Bellem (Belem), Bellune, Belméz (mines de), Bembezar, Benaco (lac de), Bénévent, Benicarló, Beon, Béotie, Berat, Bergame, Berlinga, Bermeja (sierra), Betanzos, Bianco (monte), Bidassoa, Bielopavlitchka, Bientina (lac), Biguglia, Bilbao, Biscaye (Vizcaya), Bisceglie, Bitonto, Blato, Boïana, Bolca (mont), Bolgrad, Bologne, Bolsena, Bomfica, Bonifacio, Bordighera, Borromées (îles), Bosa (rivière), Bosch de la Espina, Bosna, _Bosniaques_, Bosnie, Bosphore, Botochani, Boumort (sierra de), Bourgas, Bracciano, Braga, Bragança, Braïla, Brenta (fleuve), Brescia, Brindisi, Bronte, Brujula (la), Bucarest, Bukavii, _Bulgares_, Bulgarie, Búrgos, Buseo, Bussaco, Butrinto, Buyuk-Déré, Buzeo. C Cebeza de Manzaneda, Cabo da Roca (Roc de Lisbonne), Cabra, Cabras (sierra de), Cabreira (serra), Cabrera, Cáceres, Cadi (sierra de), Cádiz, Cagliari, Calabres, Calahorra, Calamita, Calares, Calatayud, Calatrava, Calatrava (Campo de), Caldas de Besaya, Caldas de Gerez, Caldas de Monchique, Caldeirão (serra de), Calenzana, Caltafano, Caltagirone, Caltanissetta, Calvi, Calvo (monte), Camaldules (col des), Camero Nuevo, Camero Viejo, Caminha, Camogli, Campagne de Rome, Campanella (cap), Campanie, Campidano, Campobasso, Campo-l'Oro, Campu-Lungu, Candie, Canée (la), Cangas de Onis, Cangas de Tineo, Canicatti, Cantabrio, Capannori, Caparroso, Capitanate, Capoliberi, Capoue (Capua), Capraja (île de), Capri (île de), Caracal, Cap-Vert (archipel du), Carballo, Carcagente, Carcavellos, Carche (sierre del), Cardeto, Cardo, Cardona, Carghese, Carignano, Carlo-Forte, Carmagnola, Carmona, Carolines (îles), Carrara, Carrascal, Carratraca, Carril, Carrion, Carthagène (Cartagena), Carvóeiro (cap), Casale (Casal-Monferrato), Casar, Cascães, Caserta, Cassino, Castagna (monte della), Castagniccia, Castalla, Castelfidardo, Castel-Follit, Castellamare di Stabia, Castellon de la Plana, Castelnovo, Castelvetrano, Castiglione (marais de), Castilles, Castoria, Castro-Giovanni, Castro-Marim, Castropol, Castro-Urdiales, Catalogne, Catane, Catanzaro, Catenaja (Alpes de), Catria, Cava, Cávado, Cavo, Cavour, Cavriana, Cebollera (sierra), Cecina, Cefalù, Centuripe (Centorbi), Céphalonie, Cephissus, Cerignola, Cerigo, Cesena, Cetona (mont), Cettinje, Cezimbra, Chabatz, Chalcidique, Chalcis, Champs Phlégréens, Château-Dauphin (Castel-Delfino), Chaves, Chiana (val de), Cbiavari, Chiclana, Chieri, Chieti, Chimoera-Mala, Chinchilla (sierra de), Chioggia, Chiusi, Chkiperi, _Chkipétars_, Chkoumb, Cidaco, Cinca, Cinto, Cintra, Circello (Cuante), Cithéron, Cittá di Castello, Cittá-Vecchia, Ciudadela, Ciudad-Real, Ciudad-Rodrigo, Civita-Vecchia, Clitunno (Clitumnus), Clusone (rivière), Cocyte, Coïmbre (Coimbra), Collares, Columbretes, Comacchio (lagune de), Comero, Comino, Comiso, Commabio (lac de), Como, Como (lac de), Compostela, Coucha de São Martinho, Condeça Nova, Coni (Cuneo), Constantinople, Contraviesa (sierra), Copaïs, Copparo, Corato, Corcubion, Cordevole (rivière), Cordoue (Cordoba), Corfinium, Corfou, Corinthe, Corleone, Cornigliano, Corogne (la) ou Coruña, Corse, Corte, Cortona, Cosenza, Cotrone, Covadonga, Craïova, Crato, Crémone, Crète, Crevillente (sierra de), Cuadramon, Cuba, Cudillero, Cuenca, Cullar de Baza, Cullera, Curtea d'Ardgeche, Cyanées, Cyclades, Cyllène (mont), Cythnos (Thermia). D Daimiel, Dalias, Damão, Danube, Dardanelles, Darro, Daskalion, Dattilo (Dattolo), Dólos, Demanda (sierra de la), Demotika, Denia, Despeñaperros, Dicté (monts Silia ou), Diu, Djakova, Dodone, Don Benito, Dora Baltea (rivière), Dora Morta, Dora Riparia, Dormitor, Drama, Drin, Duero (Douro), _Dukagines_, Durango, Durazzo. E Ebre (Ebro), Écija, Ega, Égée (mer), Égine, Elhassan, Elbe (ile d'), Elche, Éleusis, Élide, Eljas, Elvas, Embalira, Émilie, Empoli, Enos, Enza (rivière), Éoliennes (îles), Épidaure, Épire, Erasinos, Ergastiria, Erkene, Escorial (l'), Escudo (col d'), Eski-Zagra, Esla, Espagne, Espiel (mines d'), Espinho, Espozende, Estaca de Vares, Estancias (sierra de las), Estella, Estrella (serra), Estremadure, Estremoz, Etna, Eubée, Euripe, Europa (pics d'), Europe, Eurotas (Iri), _Euskariens_, Evora. F Fabriano, Faenza, Falterone (monte), Falticheni, Fano, Farilhãos, Faro, Fasano, Favignana, Felanitx, Felicudi, Fenestrelle, Fermo, Fernando Pô, Ferrare (Ferrara), Ferrol (le), Fidaris, Fiesole, Figueira da Foz, Figueras, Filabres (sierra de los), Finisterre (cap), Fiumicino (Rubicon), Fiumicino (Tibre), Florence (Firenze), Fluvia, Foggia, Fokchani, Follonica, Fontana-Congiada, Fontarabie, Forchia d'Arpaia, Forli, Formentera, Formia, Formoselha, Fossano, Francoli, Frascati, Fresnedas, Frioul, Fucino (lac), Fuligno, Fumajolo, Furado (monte). G Gaëte, Galatz, Galaxidi, Galice, Gallego, Gallipoli (Italie), Gallipoli (Turquie), Gallura (monts de la), Gamzigrad, Garde (lac de), Gardunha (serra), Garfagnana (monts de la), Gargano (monte), Gata (sierra de), Gaviarra, Gaya, Generoso (mont), Gênes, Genil, Gennargentu, Gennaro, Gerez (serra de), Gerona, Giara (la), Giarre, Gibraltar, Gigante (el), Gigantinu, Giglio (île de), Gijon, Gioura, Girgenti, Giulia (volcan), Giurgiu, Glieb, Goa, Golo, Gonessa, Gordola, Gorgona (île de), Goritza, Gornitchova ou Nidjé, Gozzo, Grand-Paradis, Granmichele, Gran Sasso d'Italia, Grasso (cap), Grèce, Gredos (sierra de), Grenade (Granada), Grivola (mont), Grosseto, Guadalajara, Guadalaviar, Guadalen, Guadalentin, Guadalete, Guadalevin, Guadalfeo (rivière), Guadalhorce, Guadalimar, Guadalmedina, Guadalope, Guadalquivir, Guadalupe (sierra de), Guadarrama (sierra de), Guadiana, Guadiana menor, Guadiaro, Guadiato, Guara (sierra de), Guardia (la), Guarrizas, Guernica, Guetaria, Gubbio, Gúdar (sierra de), _Guègues_, Guimarães, Guipúzcoa. H Hagio-Rouméli, _Haïkanes_, Haya, Hélicon, Hella, Hémus, Herculanum, Hermoupolis, Herrerias (mines de las), Herzégovine, Higa de Monreal, Higuer (cap), Histioea, Houchi, Huelva, Huerva, Huesca, Huescar, Hurdes (las), Hydra, Hymette. I Íbiza, Ichtiman, Ida (Psiloriti), Idro (lac d'), Ieropotamo, Iglesias, Igualada, Ile Rousse, Ilhavo, Imbros, Imola, Inca, Incudine (monte), Indjé-Karasou (Haliacmon). Insua, Intagliatella, Ioniennes (îles), Ipek, Iraty (forêt d'), Irun, Ischia (île d'), Iseo (lac d'), Isker, Isla, Ismaïl, Isonzo, Ispica, Italica, Italie, Ivrea, Izterbegui. J Jabalcon de Baza, Jabalcuz, Jabalon, Jaca, Jaen, Jagodina, Jaizquibel, Jalon, Jandula, Janina, Jantra, Jassy, Játiva, Javalambre (pic de), Jerez de la Frontera, Jesi, Jiul (Sil ou Chil), Júcar, Junto (monte). K Kadi-Keuï, Kaïménipetra, Kalamata, Kalameria, Kalogheros, Kambing, Kapaonik, _Kara-Gounis_, Karlas (Baebeïs), Karyès, Karystos, Kastro (Myrina), Katayothra (Oeta), Katounskà, Kelidhoni, Kezanlik, Khelmos, Kilia, _Klementis_, Kniatchevatz, Kom, _Koniarides_, Kortiach, Kossovo, Kotesi, Koundousi, Koutchka, Kragouïevatz, Kraïna, Kramdhi, Krouchevatz, Kustendje. L Labbro (monte d), Labchislas, Laconie, Ladon, Lagos, Lamego, Lamia, Lampedusa, Lampione, Lanciano, Langreo, Lanjaron, Laredo, Lario (lac), Larissa, Laróuco, Lassiti (monts), Lastres, Latium (volcans du), Laurion, Lavagna, Lebrija, Leça, Lecce, Lecco (lac de), Lech (Alessio), Legnago, Leiria, Leitariegos, Lemnos, Lena, Lentini, Lentini (lac de), Leon, Leon (isla de), Lépante (Naupacte), Lepini, Lequeylio, Lérida, Lerne, Leso, Leucade (Sainte-Maure), Leuca-Ori, Lezirias, Licata, Licodia di Vizzini, Liébana (vallée de la), Liechanska, Ligurie, Lima (Limia), Limbarra (monts de), Limnicea, Linarès, Linosa, Lioubatrin, Lipari, Liria, Lisbonne (Lisbõa), Lisca-Bianca, Livenza (fl.), Livourne, Lixouri, Liz, Llanes, Llanos del Urgel, Llobregat, Lluchmayor, Loano, Lodi, Logroño, Loja, Lom, Loma de Chiclana, Lombardie, Lorca, Loreto, Losnitza, Loulé, Lousão (serra de), Luarca, Lucena, Lucera, Lucques, Lucrin (lac), Lugano (lac de), Lugo (Espagne), Lugo (Italie), Lunigiana, Lycée (Diaforti), Lyngons (Khassia). M Macao, Maccalube, Macerata, Machichaco, Macra (riv.), Maddalena (La), Maddaloni, Madère (îles), Madonia, Madre del Mount, Madrid, Maeztrazgo, Mafra, Magadino, Magaña, Magina, Magnésie, Magra (vallée de la), _Maïnotes_, Majella, Majeur (lac), Major (Pic), Majorque, Málaga, Malée (cap), Malhão (serra de), _Malissores_, Malte, Manacor, Manche, Manfredonia, Manresa, Mantinée, Mantoue, Manzanarès, Manzanarès (riv. du), Maragato, Marais Pontins, Marão (serra de), Marchena, Marches, Marciana, Maremme, Marghine, María (sierra de), Mariannes (îles), Marinha Grande, Marino, Maritza, Marmara (mer de), Marmolata (monts), Marsala, Martes (sierra), Martesana, Martin, Masnou, Massa, Mat, Matapan (cap), Mataró, Matese, Mattozinho, Mazzara, Medellin, Medico, Medina del Campo, Medina de Rio-Seco, Méditerranée, Meduna (riv.), Megalo-Kastron (Candie), Megalos-Potamos, Mega-Spileon, Meira (sierra de), Mendaur, Mergozzo (lac), Mérida, Mer Noire, Mertola, Mesas (las), Mésie, Messara, Messénie, Messine, Meta, Météore, Metzovo, Mezquita (serra da), Mezzola (lac de), Midia, Mieres, Miet, Mihailem, Mijares, Milan, Milanovatz, Milazzo, Miletto, Militello, Millis (jardins de), Milo, Mineo, Minglanilla, Miño (Minho), Minorque, Miranda de Ebro, _Mirdites_, Misène (cap), Missolonghi, Mistra, Modène, Modica, Moldavie, Molfetta, Molise (prov. de), Monastir, Moncabrer, Moncalieri, Moncayo, Monchique (serra de), Mondego, Mondovi, Mondragon, Monegros Monemvasia (Malvoisie), Mongo, Monopoli, Monsant, Monsech, Monseñ, Monserrat (pic de), Monsía (sierra de), Montagnes (Illustres), Montagut, Mont-Blanc, Monte Albano, Monte Cimone, Monte-Cristo (île de), Montemor, Monte Mugello, _Monténégrins_, Monténégro, Montenero (Elatos), Monte-Nuovo, Montepulciano, Monti Catini, Montilla, Monti Rossi, Montoro, Monza, Moradel (serra do), Moratchka, Morava, Morée (Péloponèse), Morena (sierra), Morron de los Genoveses, Mostar, Mosychlos, Motril, Motterone (mont), Muela de Ares, Muela de San Juan, Mulahacen, Mulhacen (pic de), Mundo, Murcie, Murgie, Muros, Murviedro, Muzza, Mycènes. N Nagara, Nalon, Nansa, Naples, Narenta, Naupacte (Lépante), Nauplie, Navarin, Navarre, Navia, Naviglio Grande, Naxos, Nea-Kaïmeni, Neda, Negotin, Neiva, Nemi, Nera, Nerone, Nervi, Nervion, Nethou, Nevada (sierra), Nich, Nicopolis, Nicosia, Ninfa, Niolo, Nisvoro, Nocera, Nola, Nora, Noya, Noto, Novare (Novara), Novi, Novibasar, Nuoro, Nurachi (marais de), Nurra. O Obarenes (monts), Ocaña, Ochagavia, Odiel (fleuve), Oeiras, OEta (Katavothra), Oite, Olissopo, Oiz, Okri, Okrida (Lychnidos), Olmeto, Olonos (Erymanthe), Olot, Olto (Olt, Oltu, Aluta), Olympe, Olympie, Olynthe, Ombla, Ombrie, Ombrone, Oneglia, Onéiens (monts), Ontaneda, Orbaiceta, Orbetello, Orco (rivière), Orduña, Orense, Orezza, Orihuela, Oristano, Oro (monte d'), Orobia (monts), Oroch, Orsajo (monte), Orta (lac d'), Ortegal (cap), Orteler (mont), Ortona, Orvieto, Osimo, Ossa (Kissovo), Ossa (serra de), Ostie, Ostiglia, Ostrovo, Osuna, Othrys, Ottajano, Oujiza, Ourique, Ovar, Oyarzun, Oviedo, Ozieri. P Padoue, Padron, Pagani, Paglia Orba (Pagliorba, Vagliorba), Paiz do Vinho, Pajares (col de), Palaos (îles), Palazzolo, Palencia, Palerme, Palestrina, Palici (lac dei), Palma (Baléares), Palma (Napolitain), Palma del Rio, Palmanova, Palmaria (île de), Palmarola, Palos, Pamisos, Pampelune (Pamplona), Panaria, Pancorvo (Pancorbo), Pangée (Pilav-Tépé), Pantalica, Pantellaria, Paola, Páramos de Lora, Parapanda, Parga, Parme (Parma), Parnasse, Parnès, Partinico, Pasages, Paterno, _Patones_, Patras, Pavie, Paxos, Pedroches (los), Pegli, Pelayo, Pélion (Zagora), Pellegrino (monte), Péloponèse (Morée), Pélore (monte), Peña de Francia, Peña de Oroel, Penafiel, Peñagache (sierra), Pañagolosa, Peña Gorbea, Peña Gudina, Peña Labra, Peñalara (pic de), Peña Negra, Peña Prieta, Peña (sierra de la), Peña Trevinca, Pénée, Pénée (Gastouni), Peniche, Peñon de Hifac, Pentélique, Pera, Pera-khova (Geraneia), Perdon (sierra del), Pergusa (lac), Perim ou Perin, Peristeri, Pérouse (Perugia), Pesaro, Pescara, Peschiera, Pescia, Petra, Pezo de Regoa, Pharsale, Pheneos (Phonia), Philippines (îles), Philippopoli (Félibé), Phocide, Phthiotide, Pianosa (île de), Piatra, Piave (fleuve), Piazza Armerina, Picacho de la Veleta, Pico de Urbion, Picos de Europa, Piémont, Pieria, Pietra Mala, Pietra Santa, Pignerol (Pinerolo), Pikermi, Pila (sierra de), Pinde, Pinto, Piombino (monte de), Piperska, Pisans (monts), Pise (Pisa), Pistoja, Pisuerga (rivière), Pitesti, Pittigliano, Pizzighetone, Plaisance (Piacenza), Plasencia, Platani (rivière), Plava, Plaza del Moro Almanzor, Ploïesti, Pô (fleuve), Po di Levante, Po di Maestra, Po di Primaro, Po di Volano, Poestum, Poggio di Montieri, Pollenza, Pollino, _Pomaris_, Pomarão, Pompéi, Ponte de Lima, Pontevedra, Pontremoli, Ponza, Popoli, Poros, Porretta, Portalegre, Porte de Fer du Vardar, Portici, Port-Mahon, Porto (Oporto), Porto-Cale (Gaya), Porto d'Anzio, Porto-Empedocle, Porto-Ferrajo, Porto-Fino, Porto-Longone, Porto-Maurizio, Porto-Scuso, Porto-Torres, Porto-Vecchio, Porto Venere, Portugal, Portugalete, Potenza, Potes, Potidée, Pouilles (Apulie), Pouzzoles (Puzuoli), Pozarevatz (Passarevitz), Prades (sierra de), Prato, Prato Magno (mont du), Prevesa, Principauté citérieure, Principauté ultérieure, Principe (île), Prinkipo, Prisrend, Pristina, Procida (île de), Prokletia, Propriano, Puente del Arzobispo, Puente la Reina, Puerto de Arenas, Puertollano, Puerto Real, Puerto-rico, Puig de Randa, Puig den Torrella, Punta de Almenara, Puycerda, Pyrgos, Pytiuses. Q Quarto, Queluz. R Radicofani, Ragusa, _Raïtzes_, Rañadoiro, Randazzo, Ranera (pic du), Rapallo, Ravello, Ravenne, Recanati, Recco, Reggio (Calabria), Reggio (Emilia), Régille (lac), Reinosa, 876. Reni, Reno (rivière), Resina, Retimo ou Rethymnos, Réus, Rhodope, Rhune, Ribadeo, Riera, Rietchka, Rieti, Rilo-Dagh, Rimini, Rimnik-Sarat, Rimnik-Valcea, Rio, Rioja, Rio-Tinto, Riposto, Rivadesella, Rivarolo, Rocca d'Anfo, Rocca Monfina, Rodosto, Roman, Rome, Roncal, Roncevaux (Roncesvalles), Ronda, Ronda (serrania de), Rosapha, Rosas, Rosas (sierra de), Rossano, Rota, Rotondo (monte), Roumanie, Roumili-Kavak, Rovere, Rovigo, Rtanj, Ruidera, Rumblar, _Ruthènes_ Ruvo. S Sabadell, Sacavem, Sagone, Sagonte (Murviedro), Sagra (sierra), Sagres, Saint-Florent, Saint-Jean de Medua, Saint-Marin, Saint-Sébastien, Saint-Vincent, Sainte-Maure (Leucade), Sajambre (vallée de), Salamanque, Salambria, Salerne, Salina, Salo, Salpi, Salsette, Salso, Salso (rivière), Saluces (Saluzzo), Salvada (sierra), Salvaterra, Salvatierra, Samolaco, Samothrace, San Cárlos, San Cárlo de la Rapita, San Cristóbal (sierra de), Andalousie, San Cristóbal (sierra de), Navarre, San Fernando, San Gervas, San Giuliano (monte), San Juan de las Abadesas, San Julia de Loria, San Just (sierra de), San Leone, San Lorenzo, Sanlúcar de Barrameda, San Martin de la Arena, San Martin de Suances, San Pedro, San Pedro (roches de), San Pedro (sierra de), San Pier d'Arena (Sampierdarena), San Pietro, San Remo, San Severino, San Severo, San Stefano, San Vicente de la Barquera, Santa Estephania, _Santa Maria_, Santa Maria Capua Vetere, Santander, Sant'Angelo, Sant'Antioco, Santañy, Santarem, Santa Tecla, Santiago, Santillana, Santo Domingo (sierra de), Santo Estevão (rivière de), Santoña, Santorin, Santos (sierra de los), Santo Thomé (île de), São Domingos, São João de Foz, São Julião, São Mamede (serra de), Saragosse (Zaragoza), Sarandoporos, Sardaigne, Sarno, Sarria, Sartène, Sassari, Sassuolo, Savigliano, Savone (Savona), Scafati, Schiena d'Asino, Sciacca, Scicli, Scutari, Secchia (rivière), Ségeste, Ségovie (Segovia), Sègre, Segura, Seixal, Sélinonte, Semederevo (Semendria), Senigallia (Sinigaglia), Sept Communes (Sette Comuni), Serajevo, Serbie, Serchio (fleuve), Serès, Seriphos, Serravezza, Sesia (rivière), Sessa, Sestri di Levante, Sestri di Ponente, Setúbal, Seu de Urgel (la). Séville (Sevilla), Sicile, Sienne (Siena), Sil, Sila, Sile (fleuve), Silves, Símeto (rivière), Simopetra, Siphnos, Sitnitza, Skar (Skardus), Skodra (Seutari), Skyros, Slatina, Slivno, Sobrarbe, Sofia, Solfatare (lac de la), Solfatare (volcan de la), Solferino, Soller, Solmona, Solofra, Solsona, Somma-Campagna, Somorrostro, Sondrio, Soracte, Sorraia, Sorrente, Soulina, Sousaki, Spaccaforno, Sparte, Sperchius, Spezia (Cyclades), Spezia (la), _Sphakiotes_, Splugen (mont), Spoleto, Sporades, Squillace (golfe de), Stabies (Stabia), Stenimacho, Stratio, Strivali (îles Strophades), Stromboli, Stromboluzzo, Strona, Strymon (Karasou), Stymphale, Styx, Subapennins, Subiaco, Succiso (mont de), Sumadia, Sunium (cap), Susana (sierra), Suse (Susa), Suseno, Sybaris, Syra, Syracuse (Siracusa). T Tafalla, Tage (Tajo), Tagliamento (fleuve), Talamone, Talavera de la Reyna, Tanaro (rivière), Taormine, Tarazona, Tarente (Tarento), Tarifa, Taro (rivière), Tarragone (Tarragona) Tarrasa, _Tartares Nogaïs_, Tartari, Tavignano, Tavira, Tavolara (îlot de), Taygète, _Tchaugheï_, Tchatal, Tchatchak, _Tcherkesses_, Tchernetz Tecutch, Tekir-Dagh, Tempé, Tempio, Ténare, Ter, Teramo, Tergutjilé, Termini, Terni, Terracine, Terranova, Terranova (lac), Terranova di Sicilia, Terre de Bari, Terre de Labour, Terre d'Otrante, Teruel, Tessin (Ticino), Tharros, Thasopoulo, Thasos, Théaki (Ithaque), Therapia, Therma (Saloniquie), Thermopyles, Thessalie, Thomar, Thrace, Thyamis, Tibi, Tibre (Tevere), Tierra de Campos, Tietar, Timok, Tinos, Tirana, Tirgovist, Tirnova, Tirso, Tirynthe, Titarèse, Tivoli, Tjuprija, Tolède, Tolfa, Tolosa, Tolox (sierra de), Tomor, Topino, Tordera, Toriñana, Tormes, Toro, Toro (monte), Torre de Cerredo, Torre dell Annunziata, Torre del Greco, Torrella, Torres Vedras, Tortone (Tortona), Tortose (Tortosa), Tosal des Encanades, Toscane, _Toskes_, Totana, Toultcha, Touzla, Trampal, Trani, Trapani, Trasimène, Travnik, Trebbia (rivière), Trebinjé, Trebintchitza, Treize Communes (Tredici Comuni), Tremedal (sierra del), Tresa, Trévise (Treviso), Trichonis (lac), Trikala, Tripolis (Tripolitza), Troja, Trujillo, Tsernitsa, _Tsiganes_, Tudela, Túdia (sierra de), Turin, Turnu-Séverinu, Turquie d'Europe, Tutova, Tuy, Tymphreste (Veloukhi). U Ubeda, Udine, Ujijar, Umbertide, Una, Universales (montes), Urbino, Ustica, Utrera. V Valachie, Val Cárlos, Val del Bove, Valdeon, Val de Peñas, Valdoniello, Valença, Valence (Valencia), Valette (La) ou Valetta, Valjevo, Valladolid, Vallongo, Valtierra, Varaita (riv.), Varassova, Vardar, Varese (lac de), Vaslui, Vassili-Potamo, Vasto, _Vaudois_, Velate (col de), Velez-Blanco, Velez-Málaga, Velez-Rubio, Velino, Velletri, Veloukhi (Tymphreste), Vénétie, Venise, Venta de Baños, Ventotiene, Vera, Verbano (lac), Verbas, Vercelli, Verdoyonta, Vergara, Vérone, Verria, Vésuve, Vettore, Via-Egnalia, Vianna do Castello, Viar, Viareggio, Vicence (Vicenza), Vich, Vico, Vid, Vierzo, Vieste, Vietri, Vigevano, Viggiano, Vigo, Vilkov, Villa do Conde, _Villanova de Portimão, Villanueva de la Serena, Villa Real, Villa Real de Santo Antonio, Villaseca, Vinadio, Vinalapó, Vinaroz, Viscardo (détroit de), Viseu, Viso (mont), Viterbe (Viterbo), Vitoch, Vitoria, Vittoria, Vizzini, Volo, Volterra, Voltri, Vouga, Vourgaris, Vulcanello, Vulcano, Vultur. Y Yeguas (sierra de), Yeltes. Z Zacynthe (Zante), Zagori, Zaitchar, Zamora, Záncara, Zannone, Zarauz, Zelline (riv.), Zeta, Zezere, Zigüela, _Zinzares_, Zumaya, Zvornik, Zygos (Lakhmon). TABLE DES CARTES 1. Frontières naturelles de l'Europe. 2. Relief de l'Europe. 3. Développement kilométrique du littoral des continents relativement à leur surface. 4. Zone isothermique de l'Europe. 5. Populations de l'Europe. (Carte en couleur) 6. Profondeurs de la Méditerranée. 7. Seuil de Gibraltar. 8. Principales pêcheries de la Méditerranée. 9. Lignes de vapeurs et télégraphes de la Méditerranée. 10. Populations de la Grèce. 11. Basse-Acarnanie. 12. Les Thermopyles. 13. Lac Copaïs. 14. Athènes et ses longs murs. 15. Athènes antique. 16. Lacs de Pheneos et de Stymphale. 17. Plateau de Mantinée. 18. Bifurcation du Gastouni. 19. Vallée de l'Eurotas. 20. Euripe et Chalcis. 21. Néa-Kaïméni. 22. Canal de Sainte-Maure. 23. Argostoli. 24. Populations de la Turquie d'Europe. (Carte en couleur) 25. Ile de Crète. 26. Profondeurs de la mer Egée. 27. Formations géologiques de la péninsule de Constantinople. 28. Bosphore. 29. Dardanelles et golfe de Saros. 30. Presqu'île du mont Athos. 31. L'Olympe et la vallée de Tempé. 32. Épire méridionale. 33. Lits souterrains des affluents de la Narenta. 34. Vitoch et massifs environnants. 35. Delta du Danube. 36. Débit comparé des bouches danubiennes. 37. Empire turc 38. Voies commerciales de Constantinople 39. Les Roumains 40. Le Chil et l'Olto 41. Danube et Jalomilza 42. Populations de la Bessarabie moldave 43. Confluent du Danube et de la Save 44. Populations de la Serbie orientale 45. _Montenegro et lac de Skodra_ 46. Rome et l'empire romain 47. Pente de la vallée du Pô 48. Grand-Paradis 49. _a_. et _b_. Plaine de débris entre les Alpes et les Apennins, d'après Zollikofer 50. Salses et sources thermales du nord de l'Apennin 51. Anciens glaciers des Alpes 52. La serra d'Ivrea et les anciens lacs glaciaires de la Doire 53. Anciens lacs du Verbano 54. Alluvions de comblement du Lario 55. Coupe de la partie septentrionale du lac de Como 56. Coupe du lac de Lecco, à la bifurcation des branches 57. Section longitudinale du lac de Como 58. Plage et pinèdes de Ravenne 59. Champs de pierres de la Zelline et de la Meduna 60. Ancien cours présumé et cours actuel de la Piave 61. _Lagunes de Venise_ 62. Colonies des vétérans romains 63. Digues et anciens lits du Pô, de Plaisance à Crémone 64. Delta du Pô (Carte en couleur) 65. Communes germaniques 66. Lagunes de Comacchio 67. Pêcheries de Comacchio 68. Issues de la vallée de l'Adige 69. Passages des Alpes 70. Lacs et canaux de Mantoue 71. Palmanova 72. Limite des Alpes et des Apennins 73. Gênes et ses faubourgs 74. Golfe de la Spezia 75. Défilés de l'Arno 76. Monte Argentaro 77. Val de Chiana 78. L'Arno et la Serchio 79. Régions de la malaria 80. Port de Livourne 81. Lac de Bolsena 82. Volcans du Latium 83. Ancien lac de Fucino 84. Lac de Trasimène 85. Marais Pontins 86. Anciens lacs du Tibre et du Topino 87. Delta du Tibre 88. Collines de Rome 89. Civita-Vecchia 90. Vallées d'érosion du versant de l'Adriatique 91. Rimini et Saint-Marin 92. Monte Gargano 93. Cendres de la Campanie 94. Naples et le Vésuve. (Carte en couleur) 95. Instruction comparée des provinces de l'Italie 96. Pompéi 97. Marais de Salpi 98. Port de Brindisi en 1871 99. Tarente 100. Détroit de Messine 101. Profil de l'Etna 102. Cheire de Catane 105. Cônes parasites 104. Trapani et Marsala 105. Port de Syracuse 106. Girgenti, Porto-Empedocle et les Maccalube 107. Partie centrale de l'Archipel éolien 108. Profondeurs de la Méditerranée au sud de la Sicile 109. Port de Malte 110. Profondeurs de la mer au sud de la Sardaigne 111. Détroit de Bonifacio 112. La Giara 113. District d'Iglesias 114. Port de Terranova 115. Navigation comparée des ports d'Italie 116. Voies de communication de l'Italie 117. Jonction sous-marine de la Corse et de l'Italie 118. Profil de la route d'Ajaccio à Bastia 119. Plateaux de la péninsule Ibérique 120. _Dehesas_ des environs de Madrid 121. Densité des populations de la péninsule Ibérique 122. Profil du chemin de fer de Bayonne à Cádiz, à travers la Péninsule 123. Sierras de Gredos et de Gata 124. Steppe de la Nouvelle-Castille 125. Salamanque et ses despoblados 126. Madrid et ses environs 127. Aranjuez 128. Bassins du Guadiana et du Guadalquivir 129. Pente du Guadalquivir 130. Bouche du Guadalquivir 131. Zones de végétation sur le littoral de l'Andalousie 132. Steppe d'Écija 133. Mines de Huelva 134. Cádiz et sa rade 135. Gibraltar 135_bis_. Steppe de Murcie 136. Palmiers d'Elche et jardins d'Orihuela 137. Port de Carthagène 138. Grao de Valence 139. La mer des Baléares 140. Les Pytiuses 141. Port-Mahon 142. Profil du cours de l'Èbre 143. Delta de l'Èbre 144. Steppes de l'Aragon 145. Environs de Barcelone 146. Bancs de Mataró 147. Val d'Andorre 148. Jaizquibel 149. Bilbao et ses environs 150. Azcoytia et Azpeytia 151. Zone de la langue basque 152. Saint-Sébastien 153. Guetaria 154. Guernica 155. Col de Reinosa 156. Pitons d'Europe 157. Rias de la Corogne 158. Santoña et Santander 159. Oviedo 160. Baie de Vigo 161. Chemins de fer de la Péninsule 162. Valeur comparée des échanges dans les ports de l'Espagne 163. Zone de la langue castillane 164. Pluies de la Péninsule 164_bis_. Vallée de la Lima 165. Aveiro 166. Porto et le «Pays du Vin» 167. São João da Foz 168. Estuaire du Tage 169. Peniche et les Berlingas 170. Entrée du Tage 171. Zones de végétation du Portugal 172. Estuaire du Sado 173. Promontoire de Sagres 174. Terrains géologiques de l'Algarve 175. Flèches de Tavira 176. Pays de langue portugaise 177. Télégraphe de Lisbonne à Rio de Janeiro TABLE DES GRAVURES I.--La Terre dans l'espace. (Dessin de E. Collin.) II.--Les Alpes Pennines, vue prise de la Becca di Nona ou pic Carrel (3,165 mèt.). (D'après un panorama photographié par M. Civiale.) III.--Vue de Gibraltar, prise de l'isthme de la Linea. (Dessin de Taylor, d'après une photographie.) IV.--Vue du Parnasse et de Delphes. (Dessin de Taylor, d'après une photographie.) V.--Maïnotes et habitants de Sparte. (Dessin de A. de Curzon, d'après nature.) VI.--L'Acropole d'Athènes, vue de la Tribune aux harangues. (Dessin de Taylor, d'après un croquis de M. A. Curzon.) VII.--Le Taygète, vu des ruines du théâtre de Sparte. (Dessin de A. de Curzon, d'après nature.) VIII.--Corfou. (Dessin de E. Grandsire, d'après un croquis fait sur nature.) IX.--Paysans des environs d'Athènes. (Dessin de D. Maillart, d'après des photographies.) X.--Entrée des gorges d'Hagio-Rouméli. (Dessin de E. Grandsire, d'après un croquis fait sur nature.) XI.--Constantinople, vue prise sur la Corne d'Or, des hauteurs d'Eyoub. (Dessin de F. Sorrieu, d'après un croquis fait sur nature par J. Laurens.) XII.--Cavalier musulman d'Andrinople.--Femme musulmane de Prisren.--Habitants musulmans d'Andrinople. (Dessin de P. Fritel, d'après des photographies.) XIII.--Le mont Olympe. (Dessin de Taylor, d'après un croquis fait sur nature, communiqué par H. Heuzey, de l'Institut.) XIV.--Albanais. (Dessin de Valerio, d'après nature.) XV.--Riches Arnautes. (Dessin de P. Fritel, d'après des photographies.) XVI.--Tirnova. (Dessin de H. Catenacci, d'après une photographie.) XVII.--Bulgare chrétien de Viddin.--Dames chrétiennes de Skodra.--Bulgares musulmans de Viddin.--Bulgare de Koyoutépé. (Dessin de P. Fritel, d'après des photographies.) XVIII.--Muletiers turcs traversant l'Herzégovine. (Dessin de Valerio, d'après nature.) XIX.--Valaques. (Dessin de E. Ronjat, d'après des photographies.) XX.--Bucarest. (Dessin de F. Sorrieu. d'après une photographie.) XXI.--Belgrade. (Dessin de F. Sorrieu. d'après une photographie.) XXII.--Vue générale de Rome. (Dessin de L. Français, d'après une aquarelle.) XXIII.--Le mont Viso, vu de San Chiaffredo. (D'après une photographie de M. V. Besso.) XXIV.--Villa Serbelloni, lac de Como, (Dessin de Taylor, d'après une photographie de MM. J. Lévy et Cie) XXV.--Palais de Ferrare. (Dessin de H. Catenacci, d'après une photographie.) XXVI.--Le Mont Rose, vue prise de Galcoro. (Dessin de Taylor, d'après une photographie de M. E. Lamy.) XXVII.--Venise. (Dessin de J. Moynet, d'après une photographie.) XXVIII.--Gênes. (Dessin de J. Sorrieu, d'après une photographie de MM. J. Lévy et Cie) XXIX.--Défilés de l'Arno à la Gonfolina à Signa, vue prise à la Tenula. (Dessin de Taylor, d'après une photographie de M. G. Matucci) XXX.--Florence. (Dessin de P. Benoist, d'après une photographie de MM. J. Lévy et Cie) XXXI.--Campagne de Rome. (Dessin de A. de Curzon, d'après nature.) XXXII.--Cascade de Terni. (Dessin de Taylor, d'après une photographie.) XXXIII.--Paysans de la campagne romaine. (Dessin de D. Maillard, d'après nature.) XXXIV.--Paysans des Abruzzes. (Dessin de D. Maillard, d'après nature.) XXXV.--Vue générale de Capri, prise de Massa-Lubrense. (Dessin d'après nature, par Niederhaüsern-Koechlin.) XXXVI.--Éruption du Vésuve, le 26 avril 1872. (Dessin de Taylor, d'après M. A. Heim) XXXVII.--Naples. (Dessin de E. Grandsire, d'après une photographie de M. E. Lamy) XXXVIII.--Amalfi. (Dessin de Taylor, d'après une photographie de M. Hautecoeur) XXXIX.--Le Châtaignier des Cent chevaux et l'Etna. (Dessin de E. Grandsire, d'après une photographie de M. P. Berthier.) XL.--Palerme et le Monte Pellegrino. (Dessin de Taylor, d'après une photographie de MM. J. Lévy et Cie.) XLI.--Temple de la Concorde, à Girgenti. (Dessin de Taylor, d'après une photographie) XLII.--Malte.--Vue de la Valette XLIII.--Cagliari. (Dessin de H. Clerget, d'après une photographie.) XLIV.--Vérone. (Dessin de Taylor, d'après une photographie de M. Hautecoeur.) XLV.--Bastia. (Dessin de Taylor, d'après une photographie.) XLVI.--Types castillans.--Paysans et paysannes de Tolède.--(Dessin de D. Maillart, d'après des photographies de M.J. Laurent.) XLVII.--Tolède. (Dessin de P. Benoist, d'après une photographie de M. J. Laurent) XLVIII.--Défilés du Tage.--(Province du Guadalajara) XLIX.--Alcázar de Ségovie et vallée de l'Eresma. (Dessin de Taylor, d'après une photographie de MM. Lévy et Cie.) L.--Vue générale du défilé de Despeñaperros. (Dessin de E. Grandsire, d'après une photographie de M. J. Laurent.) LI.--La sierra Nevada, vue de Baza. (Dessin de Taylor, d'après H. Regnault.) LII.--Brèche de los Gaitanes. (Dessin de F. Sorrieu, d'après une photographie de M. J. Laurent.) LIII.--Types andalous.--Paysans de Cordoue. (Dessin de D. Maillart, d'après des photographies de M. J. Laurent.) LIV.--Vue de l'Alhambra et de Grenade, prise de la Silla del Moro. (Dessin de H. Catenacci, d'après une photographie de M. Laurent.) LV.--Paysans de Murcie. (Dessin de P. Fritel, d'après des photographies de M.J. Laurent.) LVI.--Elche et sa forêt de palmiers. (Dessin de A. de Bar, d'après une photographie de M.J. Laurent.) LVII.--Digue ruinée de Lorca. (Dessin de A. de Bar, d'après une photographie de M.J. Laurent.) LVIII.--Types des Baléares.--Femmes d'Ibiza. (Dessin de E. Ronjat, d'après l'Archiduc Salvator) LIX.--Entrée du Port d'Ibiza. (Dessin de E. Grandsire, d'après l'Archiduc Salvator) LX.--Vue du Monserrat. (Dessin de F. Sorrieu, d'après une photographie de M. J, Laurent) LXI.--Barcelone, vue prise du Monjuich. (Dessin de A. Deroy, d'après une photographie de MM. Lévy et Cie) LXII.--Gorges de Pancorbo. (Dessin de F. Sorrieu, d'après une photographie de M.J. Laurent.) LXIII.--Saint-Sébastien. (Dessin de A. Deroy, d'après une photographie de M.J. Laurent) LXIV.--Entrée de la baie de Pasages. (Dessin de J. Moynet, d'après une photographie de M.J. Laurent) LXV.--Phare de la Tour d'Hercule. (Dessin de A. Deroy, d'après une photographie de M.J. Laurent.) LXVI.--Paysans de la huerta et cigarrera de Valence. (Dessin de P. Fritel, d'après des photographies de M.J. Laurent.) LXVII.--Types portugais.--Paysan d'Ovar.--Femme de Leça.--Paysanne d'Affife (Dessin de D. Maillart, d'après des photographies de M. Ferreira.) LXVIII.--Porto. (Dessin de Taylor, d'après une photographie de M. J. Laurent.) LXIX.--Coïmbre. (Dessin de Taylor, d'après une photographie de M. J. Laurent.) LXX.--Pont romain d'Alcántara. (Dessin de Taylor, d'après une photographie de M. J. Laurent.) LXXI.--Lisbonne. (Dessin de Taylor, d'après une photographie de M. J. Laurent.) LXXII.--Couvent des Chevaliers du Christ à Thomar. (Dessin de Taylor, d'après une photographie de M.J. Laurent) LXXIII.--Château de la Penha de Cintra. (Dessin de Taylor, d'après une photographie de M.J. Laurent.) LISTE DES PRINCIPAUX OUVRAGES CONSULTÉS La bibliographie complète des contrées de l'Europe méridionnale occuperait des volumes et se trouve d'ailleurs dans les recueils spéciaux. La liste suivante comprend seulement les ouvrages que j'ai consultés avec le plus de fruit, et que la probité, non moins que la reconnaissance, me font un devoir de citer. Je dois exprimer aussi toute ma gratitude aux personnes bienveillantes qui m'ont aidé de leurs conseils et qui m'ont signalé, soit des omissions à réparer, soit des erreurs à corriger. Je citerai surtout MM. Reyet, Picot, de Mortillet, Manzoni, Albert Heim, Joaquim Torres, le baron Davillier. M. Ernest Desjardins a passé la complaisance jusqu'à revoir la plupart de mes épreuves, et, grâce à ses notes précieuses, des pages entières ont été compètement remaniées. Dans le volume de la _France_ et dans ceux qui suivront, des notes placées au bas des pages indiqueront les noms des auteurs et les titres précis des ouvrages où j'aurai puisé mes renseignements; les lecteurs pourront ainsi remonter facilement aux sources. EUROPE Houzeau, _Histoire du sole de l'Europe_.--Carl Ritter, _Europa_.--Kohl, _Die geographische lage Hauptstadte Europa's_. MÉDITERRANÉE. W. K. Smith, _the Mediterranean_.--Dureau de la Malle, _Géographie physique de la mer Noire et de la Méditerranée_.--Böttger, _das Mittelmeer_. GRÈCE _Archives des Missions scientifiques_, mémoires de Burnouf, Mézières, Beulé, Heuzey, Foucart, About, etc.--Leake, _Travels in Northern Greece._--Bursian, _Geographie von Griechenland_.--Puillon Boblaye, Virlet, _Expéditions scientifique de Morée_.--Bory de Saint-Vincent, _Voyage en Morée_.--Curtius, _Peloponnesos_,--Beulé, _Études sur le Péloponnèse_.--Ludw. Ross, _Griechische Inseln._--J. Schmidt, _Vulkanstudien. Santorin_, 1886 _bis_ 1872. TURQUIE. R. Pashley, _Travels in Crete_.--Raulin, _Description physique de l'île de Crète_.--G. Perrot, _l'île de Crète_.--Viquesnel, _Voyage dans la Turquie d'Europe_.--Ami Boué, _la Turquie d'Europe_.--Albert Dumont, _le Balkan et l'Adriatique_.--Lejean, _Ethnographie de la Turquie d'Europe_,--Von Hammer, _Konstantinopel une der Bosporus_.--P. de Tchibatchef, _le Bosphore_.--Heuzey, _Voyage archéologique en Macédoine_.--Fanshawe Tozer, _Researches in the Highlands of Turkey_.--Barth, _Reisen in der Europäischen Turkei_.--Von Hahn, _Albanesische Studien_.--Hecqard, _Histoire et description de la Haute-Ablanie_.--Dora d'Istria, _Nationalité albanaise_.--Fr. Maurer, _Reise durch Bosnien_.--E. de Sainte-Marie, _l'Herzégovine_.--Kanitz, _Donau-Bulgarien und der Balkan_. ROUMANIE. Vaillant, _la Roumanie_.--Bolliac, _Mémoires pour serir à l'histoire de la Roumanie_.--Fr. Damé, _la Roumanie contemporaine_.--V. Duruy, _De Paris à Bucharest_.--Von Rœssler, _Romanische Studien_.--E. Desjardins, _Embouchures du Danube et projet de canalisation maritime_. SERBIE ET MONTENEGRO. Kanitz, _Serbien_.--Ubicini, _les Serbes de Turquie_.--Cyprien Robert, _les Slaves de Turquie_.--Louis Léger, _le Monde slave_.--Lejean, _Visite au Montenegro_. ITALIE. Zuccagni Orlandini, _Corografia fisica, storica et statistica dell' Italia e delle sue Isole_.--Marmocchi, _Descrizione d'Italia_.--Amato Amati, _l'Italia sotto l'aspetto fisico, storico, artistico e statistico_.--Taine, _Voyage en Italie_.--Gregorovius, _Wanderjahre in Italien; Geschishte des Stadt Roms_,--Ann. di Saluzzo, _le Alpi che cingono l'Italia_.--Cattaneo e Lombardini, _Notizie naturali e civili su la Lombardia_.--Lombardini, _Pianura subapeninna_.--Lombardini, _Condizione idraulica del Po_.--Martins, Gastaldi, _Terrains superficiels de la vallée du Pô_.--De Mortillet, _Anciens glaciers du versant méridional des Alpes_, et _Mémoires divers_.--Bertolotti, _Liguria maritima_.--Targioni Tozzetti, _Voyage en Toscane_.--Salvagnoli Marchetti, _Maremme Toscane_.--Noël des Vergers, _l'Étrurie et les Étrusques_.--Beulé, _Fouilles et découvertes_.--Giordano, _Roma e suo territorio_.--Ponzi, _Histoire naturelle du latium_.--De Prony, _Marais Pontins_.--Ouvrages d'Ampère et de Stendhal, etc.--Davies, _Pilgrimage of the Tiber_.--Francis Wey, _Rome_.--Spallanzani, _Voyage dans les Deux-Siciles_.--Smyth, _Sicily ant its Islands_.--De Quatrefages, _Souvenirs d'un naturaliste_.--La Marmora, _Voyage en Sardaigne, Description statistique, physique et politique de l'île_.--Mantegazza, _Profili e paesaggi della Sardegne_.--Von Maltzan, _Reise auf der Insel Sardinien_.--Spano, _Itinerario della Sardegna_.--Correnti e Maestri, _Statistice dell' Italia_. CORSE. Marmocchi, _Géographie de la Corse_.--Gregorovius, _Corsica_.--Pr. Mérimée, _Voyage en Corse_. ESPAGNE. Coello, F. de Luxan y A. Pascual, _Reseñas geográfica, geológica y agrícola de España_.--Baron Davillier et Gust. Doré, _Voyage en Espagne_.--De Laborde, _Itinéraire descriptif de l'Espagne_.--Bory de Saint-Vincent, _Résumé géographique de la Péninsule ibérique_.--De Verneuil et Collomb, _Mémoires géologiques sur l'Espagne_.--Fort, _Handbook for travellers in Spain_.--Fern. Gerrido, _l'Espagne contemporaine_.--Cherbuliez, _l'Espagne politique_.--Ed. Quinet, _Mes Vacances en Espagne_.--Th. Gautier, _(Tras los Montes), Voyage en Espagne_.--E. Willkomm, _die Pyrendische Halbinsel; Strand und Steppengebiet der iberischen Halbinsel_.--George Sand, _Un Hiver à Majorque_.--Ludw. Salvator, _Balearen in Wort und Bild_.--Bladé, _Études géographiques us la vallée d'Andorre_.--W. von Humboldt, _Urbewohner Spaniens_.--Eug. Cordier, _Organisation de la famille chez les Basques_.--Paul Broca, _Mémoires d'anthropologie_. PORTUGAL. Link und Hoffmannsegg, _Voyage en Portugal_.--Minutoli, _Portugal und seine Kolonien_.--Vogel, _le Portugal et ses Colonies_.--Lady Jackson, _Fair Lusitania_.--Latouche, _Travels in Portugal_. Les publications périodiques où j'ai trouvé les renseignements les plus utiles sont le _Bulletin de la Société de géographie, la Revue des Deux-Mondes, l'Auslant, le Globus, la Revue d'anthropologie._ TABLE DES MATIÈRES CHAP. I. -- CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES CHAP. II -- L'EUROPE I. Limites II. Divisions naturelles et montagnes III. Zone maritime IV. Le climat V. Les races et les peuples CHAP. III -- LA MÉDITERRANÉE I. La forme et les eaux du bassin II. La faune, la pêche et les salines III. Commerce et navigation CHAP. IV -- LA GRÈCE I. Vie d'ensemble II. Grèce continentale III. Morée ou Péloponnèse IV. Iles de la mer Égée V. Iles Ioniennes VI. Le présent et l'avenir de la Grèce VII. Gouvernement, administration et divisions politiques CHAP. V. -- LA TURQUIE D'EUROPE I. Vue d'ensemble II. La Crète et les îles de l'Archipel III. Le littoral de la Turquie hellénique; Thrace, Macédoine et Thessalie IV. L'Albanie et l'Épire V. Les Alpes illyriennes et la Slavie turque VI. Les Balkhans, le Despoto-Dagh et le pays des Bulgares VII. La situation présente de l'avenir de la Turquie VIII. Gouvernement et administration CHAP. VI. -- LA ROUMANIE CHAP. VII -- LA SERBIE ET LA MONTAGNE NOIRE I. La Serbie II. La Montagne Noire CHAP. VIII -- L'ITALIE I. Vue d'ensemble II. Le bassin du Pô.--Le piémont, la Lombardie, Venise et l'Émilie III. Ligurie ou rivière de Gênes IV. La vallée de l'Arno, Toscane V. Les Apennins de Rome, la vallée du Tibre, les Marches, et les Abruzzes VI. L'Italie méridionale, provinces napolitaines VII. La Sicile VIII. La Sardaigne IX. La situation présente et l'avenir de l'Italie X. Gouvernement et administration CHAP. IX. -- CORSE CHAP. X. -- L'ESPAGNE I. Considération générales II. Plateaux des Castilles, de Leon et de l'Estramadure III. Andalousie IV. Versant méditerranéen du grand plateau de Murcie et Valence V. Les baléares VI. La vallée de l'Èbre, l'Aragon et la Catalogne VII. Province Basques, Navarre et Logroño VIII. Santander, Asturies et Galice XI. Le présent et l'avenir de l'Espagne X. Gouvernement et administration CHAP. XI. -- LE PORTUGAL I. Vue d'ensemble II. Portugal du Nord. Vallée du Minho, du Doure, du Mondego III. La vallée du Tage, l'Estramadure IV. Le Portugal du Midi, l'Alemtejo de l'Algarve V. Présent et avenir du Portugal VI. Gouvernement et administration Index alphabétique Table des cartes Table des gravures Liste des principaux ouvrages consultés. Table des matières. End of the Project Gutenberg EBook of Nouvelle géographie universelle(1/19), by Élisée Reclus *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK NOUVELLE GÉOGRAPHIE *** ***** This file should be named 28370-0.txt or 28370-0.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/2/8/3/7/28370/ Produced by Carlo Traverso, Rénald Lévesque and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at http://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is in the public domain in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. 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If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived from the public domain (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg-tm License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. 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If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread public domain works in creating the Project Gutenberg-tm collection. 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INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.