The Project Gutenberg EBook of Aventures extraordinaires d'un savant russe, by 
Georges Le Faure and Henri de Graffigny

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Title: Aventures extraordinaires d'un savant russe
       IV. Le désert sidéral

Author: Georges Le Faure
        Henri de Graffigny

Illustrator: José Roy

Release Date: March 27, 2008 [EBook #24924]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

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G. LE FAURE et H. DE GRAFFIGNY

Aventures Extraordinaires

D'UN

SAVANT RUSSE


IV. LE DÉSERT SIDÉRAL


200 compositions inédites de JOSÉ ROY

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PARIS

Edinger, ÉDITEUR, 34, RUE DE LA MONTAGNE SAINTE-GENEVIÈVE, 34,

1896

Tous droits de traduction et de reproduction réservés.


Notre pensée se sent en communication latente avec ces mondes inaccessibles.

camille flammarion.
Les Terres du Ciel.


TABLE DES MATIÈRES

I.Le désert intersidéral
II.Dans la voie lactée
III.Au pôle austral du monde
IV.Dans lequel les choses se brouillent
V.Où Gontran et Fricoulet ont une explication sérieuse
VI.Les rapports entre les passagers se tendent de plus en plus
VII.Le cauchemar d'Ossipoff
VIII.La fin de tout
IX.Où le monde scientifique est dans la joie... et Fédor Sharp aussi
X.Le triomphe de Sharp continue
XI.La boîte à surprise
XII.Où tout le monde est content, sauf Jonathan Farenheit

Les

Aventures extraordinaires d'un Savant Russe

Ouvrage complet en 4 parties

première partie

La Lune, un volume in-8º, compositions inédites de L. VALLET.

deuxième partie

Le Soleil et les Planètes. Un volume in-8º, compositions inédites d'HENRIOT.

troisième partie

Les Mondes géants. Un volume in-8º, compositions inédites de JULES CAYRON.

quatrième partie

Le Désert Sidéral. Un volume in-8º, compositions inédites de JOSÉ ROY.


CHAPITRE PREMIER

LE DÉSERT INTERSIDÉRAL

Durant un long moment, Mickhaïl Ossipoff demeura immobile, les yeux attachés, démesurément ouverts, sur les leviers que ses mains avaient abandonnés; il était en proie à une sorte d'hallucination, se demandant s'il était bien vrai qu'il eût fait ce qu'il venait de faire, se refusant à croire qu'il se fût véritablement rendu coupable de l'infâme trahison qu'il avait commise à l'égard de ses compagnons de voyage.

Quoi! tout à l'heure encore, il avait juré à sa fille, à celui qui devait être son fils, à ses amis, que c'en était fini de sa folie astronomique, que, puisque la nature était décidément contre lui, il renonçait à lutter plus longtemps!

À ses oreilles, bruissaient encore les remerciements émus de Séléna qui retrouvait enfin le père qu'elle croyait à jamais perdu pour elle, et sur ses joues il lui semblait sentir le doux effleurement des lèvres de la jeune fille. Et, malgré tout cela, en dépit de son serment, en dépit des promesses de Gontran, il avait été brusquement ressaisi par sa passion de l'espace, par l'ardente curiosité qui, depuis des mois, l'entraînait plus loin, toujours plus loin qu'il n'avait dit...

Et maintenant...

Mais, chez un homme comme lui, en lequel le désir de savoir dominait tous les autres sentiments, toutes les autres passions, cet accablement des premiers instants ne pouvait se prolonger: presque tout de suite il se trouva repris par la fièvre qui le consumait depuis si longtemps; le savant l'emporta une fois encore sur le père, la silhouette éplorée de Séléna s'évanouit, et toutes les forces de son esprit se trouvèrent concentrées sur l'ardu problème que crée au monde scientifique l'existence hypothétique d'Hypérion.

Oui, il le sentait, cet astre dont Babinet et Forbes ont affirmé l'existence gravitait dans la région où il se trouvait; il en était sûr!... quelle gloire immortelle devait rejaillir sur celui qui, le premier, posant son doigt sur une sphère céleste, assignerait sans hésiter au dernier monde du système solaire, un emplacement certain.

Il ne songeait pas qu'en escomptant à l'avance cette gloire en vue de laquelle il venait de commettre une action aussi insensée, il perdait la raison; car, en admettant même que les pressentiments scientifiques de Babinet et de Forbes fussent exacts, en admettant qu'il pût, pour ainsi dire, toucher du doigt cette planète mystérieuse et en étudier la route dans l'espace, pourrait-il jamais revenir des profondeurs de cet infini, où il se trouvait lancé à présent, pour dire à ceux de la Terre «j'ai voulu voir, j'ai vu, c'est ainsi».

Sa réflexion ne portait pas si loin; il n'y avait, pour lui, en ce moment, qu'une chose, et une chose inadmissible: c'était qu'il ne découvrit par de visu ce que d'autres avaient découvert par la seule puissance de la logique et du calcul.

Il savait bien, mieux que tout autre même, combien le monde savant était divisé par l'existence problématique de cette planète, que certains audacieux n'avaient pas hésité à baptiser du nom d'Hypérion, alors même qu'il n'était nullement prouvé qu'elle existât.

Mais, le lecteur a déjà eu occasion de s'en convaincre: Ossipoff était un emballé de l'espace, un halluciné de l'infini, et, ainsi que l'avait dit un jour Fricoulet, en parlant des théories exagérées du vieillard, en matière de planètes.

—Avec lui, quand il n'y en a plus, il y en a encore...

Il croyait donc à Hypérion; il y croyait de toute la puissance de son imagination, et de toute la force de sa science: comme il l'avait dit à Gontran, il préparait sur la mystérieuse planète un long ouvrage, destiné à prouver péremptoirement l'existence de ce monde hypothétique, et la préface de cet ouvrage contenait une énergique déclaration de guerre contre tous ceux du monde savant qui se permettaient de tourner en ridicule l'audace des parrains d'Hypérion.

«Il vous sied bien, s'écriait-il, de plaisanter le génie des Babinet et des Forbes, après avoir eu la honte de tourner en ridicule l'audacieux génie de Leverrier!

«N'est-ce point par la science seule, et en se basant sur la loi de Bode, que Leverrier, déduisant des perturbations remarquées dans la marche d'Uranus l'existence d'une planète inconnue, a cherché et trouvé Neptune à la distance 36.

«En dépit de vos sarcasmes et de vos plaisanteries, il vous a bien fallu cependant vous incliner devant les faits, et reconnaître la vérité des théories grâce auxquelles Leverrier a si démesurément étendu les dimensions du monde solaire. Pourquoi alors refuser à Babinet l'autorisation de procéder d'une manière analogue pour affirmer, au delà de Neptune, l'existence d'une sphère que nos instruments d'optique, jusqu'à présent imparfaits, ne nous permettent pas de découvrir! N'a-t-on pas constaté dans la marche de Neptune, tout comme Leverrier l'avait fait pour l'Uranus, des perturbations graves? et ces perturbations ne peuvent-elles être attribuées à l'influence, tantôt retardatrice, tantôt accélératrice, d'une sphère extérieure».

Partant de là, le vieux savant en arrivait à examiner les principes scientifiques différents de ceux de Babinet, sur lesquels d'autres astronomes, le docteur Forbes entre autres, se basaient pour déclarer qu'Hypérion existait.

Ceux-là, emboîtant le pas à Leverrier, s'élevaient avec force contre les suppositions de Babinet; à eux, peu importaient la marche de Neptune et ses irrégularités. Le principe de leur recherche était fondé sur la théorie qui introduit, comme membres permanents, dans notre système solaire, les comètes considérées comme des corps de composition et de caractères particuliers, qui se meuvent à travers les espaces stellaires, sujets aux lois de l'attraction.

Si la comète approche d'une planète, avec un mouvement d'une vitesse accélérée, elle décrira une orbite hyperbolique et ne reviendra jamais vers le soleil; mais si l'action de la planète réduit la vitesse de translation du corps, elle l'entraînera dans une orbite elliptique, ayant pour foyer notre soleil.

En cataloguant les distances aphélies de toutes les orbites elliptiques connues, le docteur Forbes trouve qu'on peut les grouper de telle sorte qu'elles correspondent à la distance de certaines planètes, et qu'après Neptune, il n'y a que les distances 100 et 300 rayons terrestres qui forment des groupes nombreux; d'où il conclut qu'à ces distances existent des planètes.

Et combien de fois, se basant sur ces théories que, pour sa part, il adoptait avec une ferveur de croyant, Ossipoff n'avait-il pas fait tous les calculs nécessaires pour dresser l'état civil d'Hypérion d'aussi scrupuleuse façon, que s'il l'eût tenue dans le champ du grand équatorial de l'Observatoire de Pulkowa: c'était, d'après lui, une planète de la taille de Neptune, gravitant à la distance 47—toujours d'après la loi de Bode,—suivant une orbite inclinée de 5 degrés sur le plan de l'écliptique, et circulant autour du Soleil en 138.481 jours, ou 379 années terrestres.

On comprend qu'étant arrivé, par la puissance du raisonnement et des calculs, à posséder sur Hypérion des renseignements aussi précis, le vieux savant n'eût pu résister à la folie de se convaincre, par ses propres yeux, de l'exactitude de ses suppositions.

N'était-ce point, à peu près, comme si un provincial ne profitait pas de son passage à Paris pour s'en aller visiter les merveilles que contient la capitale?

Et maintenant que, sans avoir pour ainsi dire conscience de ce qu'il faisait, il avait détourné l'Éclair de la route convenue pour le lancer dans l'infini, il se disait qu'en vérité, il eût été bien fou de négliger une si extraordinaire occasion de soulever le voile de la nature.

Comme nous le disions au début de ce chapitre, la sorte d'hallucination à laquelle il avait été en proie, après avoir touché aux leviers, ne dura que quelques instants; presque aussitôt, il reprit possession de lui-même, et rapidement, arriva à établir la position certaine où devait se trouver s'il existait vraiment, le monde à la recherche duquel il se lançait.

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Étant donné l'emplacement de l'Éclair, la position d'Hypérion dans le ciel ne pouvait être, relativement à la Terre, que par 174 degrés de longitude et 11 heures 40 minutes d'ascension droite.

Ayant donc mis le cap du vaisseau aérien sur ce point du ciel, Ossipoff s'en retourna dans sa cabine et braqua son télescope sur l'espace immuablement noir, qu'il traversait avec la rapidité de la lumière.

Il semblait que ce fût un gouffre dans lequel l'appareil tombait sans paraître en devoir jamais atteindre le fond: aucun point de repère qui indiquât la distance franchie; seules, là-bas, tout là-bas, les étoiles scintillaient, semblables à des clous d'acier sur une draperie mortuaire, mais bien trop lointaines pour qu'Ossipoff pût, même avec la rapidité avec laquelle il filait, juger du rapprochement progressif de ces mondes.

Six heures durant, le wagon de lithium vogua ainsi, droit sur l'infini, sans que le savant vît passer, dans le champ de la lunette, aucun corps ayant apparence de planète.

Les millions de lieues s'ajoutaient aux millions de lieues, et le vieillard, absorbé dans ses recherches, n'avait conscience ni du temps écoulé, ni de la distance parcourue.

Il arriva cependant un moment où, le cerveau enfiévré, les yeux troublés, les membres ankylosés par une si longue immobilité, Ossipoff s'écria, en pointant son doigt osseux vers l'espace étoilé qu'il apercevait à travers le hublot.

—Et cependant, il est là... je le sais... je le sens!...

Il ajouta, avec un accent consterné, comme s'il se rendait compte de l'invraisemblable chiffre que ses lèvres balbutiaient.

—1780 millions de lieues du Soleil!...

C'était la distance que devait, d'après ses calculs, suivre la route sidérale d'Hypérion.

Puis, lançant, dans un geste plein de rage ses deux poings crispés vers l'infini dont il sentait les mystères lui échapper, il poussa un cri, dans lequel s'exhalait l'aveu de son impuissance.

—Et pourtant, répéta-t-il, Babinet, Forbes et Todd n'ont pu se tromper tous les trois!... et rien!... toujours rien!

Une idée subite traversa sa cervelle, et, soudainement accablé, il se laissa tomber sur un escabeau, où il demeura comme écrasé, les coudes sur les genoux, la tête entre les mains, fourrageant rageusement de ses doigts ses cheveux gris.

L'idée lui était venue que ce monde, à la découverte duquel il courait, entraînant traîtreusement avec lui ses compagnons inconscients de sa trahison, que ce monde de l'existence duquel il était certain, il ne le rencontrerait pas.

Hypérion n'était point à la place sur laquelle il avait dirigé l'Éclair; nul doute, puisque Babinet et les autres l'avaient décidé ainsi, que l'orbite de la problématique planète se trouvât bien à 174 degrés de longitude.

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Mais, pour l'instant, Hypérion était peut-être, devait même être assurément, sur un autre point de son orbite; qui sait si, avec la mauvaise chance qui le poursuivait depuis longtemps, Ossipoff ne tournait pas diamétralement le dos à la planète vers laquelle il croyait se diriger.

S'il en était ainsi, à quoi bon avoir fait ce qu'il avait fait? il avait manqué à son serment, il avait compromis l'existence de tous les voyageurs que le wagon de lithium enfermait dans ses flancs, il avait brisé le bonheur de sa fille, car Gontran de Flammermont ne pardonnerait certainement pas à celui qui devait être son beau-père, la trahison dont il s'était rendu coupable.

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Et tout cela, pour n'en savoir pas plus qu'il n'en savait à son départ de la Terre! n'y avait-il pas là de quoi affoler une cervelle mieux équilibrée que celle du vieillard.

Une main qui se posa sur son épaule l'arracha à ses pénibles méditations; il se leva d'un geste brusque, et recula instinctivement d'un pas, en voyant devant lui Fricoulet qui le regardait d'un air narquois.

—Eh bien! papa Ossipoff, dit railleusement l'ingénieur, le «quart» s'est bien passé?

—Ah! c'est vous, monsieur Fricoulet! balbutia le savant.

—C'est moi, oui; mais aurais-je par hasard quelque chose d'anormal dans le visage que vous me considérez avec un air si ahuri?

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Il lui avait fallu subir un vigoureux shake-hand de la part de Farenheit (p. 13).

Et, partant d'un éclat de rire, il ajouta:

—Je vois ce que c'est: au lieu de faire votre quart, vous avez fait un somme, et j'ai interrompu un rêve peut-être fort agréable.

Le premier mouvement d'Ossipoff fut de protester énergiquement contre une supposition qui, pour lui, si féru de science, était presque une injure: dormir! lui! alors que la nature était là, avec ses insondables mystères qui, depuis si longtemps, provoquaient son ardente curiosité!

Mais, obéissant à son instinct, sans réfléchir que par son mensonge il n'arriverait qu'à retarder de quelques instants le moment où la vérité éclaterait à tous les yeux, il détourna la tête, baissant les yeux et balbutiant d'un air embarrassé:

—Quelle heure est-il donc?

À cette question, qui répondait de plus péremptoire façon que ne l'eussent pu faire tous les aveux du monde, à sa supposition, Fricoulet donna libre cours à son hilarité: le père Ossipoff, surpris en flagrant délit d'inattention astronomique! le père Ossipoff dormant près de son télescope alors que des merveilles stellaires s'offraient à son observation! voilà qui frisait l'invraisemblance.

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Durant quelques secondes, il demeura comme pétrifié, bouche bée et les yeux écarquillés.

—Mais il est sept heures du matin... sur Terre, mon cher monsieur Ossipoff... du moins, si je me fie aux indications du chronomètre du bord.—Sept heures du matin! en entendant ces mots, le vieux savant supputait, à par lui, la distance vraiment vertigineuse que l'on avait parcourue, en huit heures, depuis le moment où l'Éclair, virant de bord, avait abandonné le courant cosmique qui l'emportait vers la Terre, pour se lancer dans l'infini.

La tête du savant s'était courbée davantage encore, et ses épaules semblaient comme écrasées sous le poids d'un fardeau qui se fût subitement abattu sur lui; et cette attitude confirmait de plus en plus Fricoulet dans son idée première.

Cependant, les éclats de rire de l'ingénieur, rebondissant en éclats sonores contre les parois métalliques du wagon de lithium, avaient tiré de leur sommeil les autres voyageurs et, tandis que Séléna apparaissait d'un côté, par une autre porte entraient, l'un derrière l'autre, Gontran et Farenheit.

By God! s'exclama celui-ci en s'avançant les mains tendues vers l'ingénieur, voilà une gaîté de bon augure.

Il tira sa montre, consulta le cadran et, tandis qu'un éclair joyeux brillait dans sa prunelle grise, il ajouta, s'adressant à Gontran:

—Si vos calculs sont exacts, mon cher savant, je crois que je ne tarderai pas à fouler du pied le trottoir de la Cinquième Avenue.

—Mais, riposta M. de Flammermont qui sentait attachés sur lui les regards d'Ossipoff, il n'y a aucune raison, mon cher monsieur, pour que mes calculs ne soient pas justes. J'ai dit que l'Éclair atteindrait la zone d'attraction terrestre dans 23 heures, et, à moins d'incidents indépendants de ma volonté, nous serons rentrés chez nous dans le délai prévu.

Il avait prononcé ces mots d'une voix brève et sèche, affectant de prendre un ton d'autant plus indigné qu'Ossipoff écoutait, et qu'il ne voulait pas avoir l'air, devant lui, de supporter qu'on mît en doute ses connaissances scientifiques.

Tout en parlant, il coulait un regard attendri sur Séléna, qui rougissait légèrement, tandis que Fricoulet avait toutes les peines du monde à tenir son sérieux.

Ce fut bien pis encore, lorsque, pour donner plus de force à la réponse qu'il venait de faire à l'Américain, Gontran écarta doucement Ossipoff pour prendre sa place au télescope: derrière lui, les voyageurs se groupèrent. Fricoulet, dissimulant imparfaitement le sourire que la comédie de son ami mettait sur ses lèvres, Farenheit, anxieux de savoir si la consultation des astres allait confirmer les heureux pronostics de M. de Flammermont, Séléna, toute radieuse à la perspective de voir enfin se terminer l'amoureux roman dont le dénouement traînait depuis si longtemps.

Quant à Ossipoff, retiré dans un coin, il suivait, non sans angoisse, les transformations par lesquelles passait le visage de son futur gendre.

Celui-ci, sans quitter de l'œil l'objectif, dit tout à coup:

—Eh bien! mon cher monsieur Farenheit, je puis maintenant vous affirmer que mes calculs étaient justes... ou, du moins, non, ils étaient faux...

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By God! jura l'Américain en sursautant.

—...Oui, faux, répéta le jeune homme, car mes prévisions se trouvent fort au-dessous de la vérité.

—Qu'est-ce que tu chantes là? demanda tout bas Fricoulet en se penchant vers son ami, et en cherchant à l'écarter pour prendre sa place et voir sur quel phénomène astronomique Gontran se basait pour parler ainsi.

Mais le jeune diplomate était bien trop intéressé, paraît-il, par le spectacle qui s'offrait à lui, pour céder à la pression de Fricoulet, et, l'œil toujours rivé à l'oculaire, il poursuivit, parlant lentement, l'attention attirée par un point fixé, là-bas, dans l'infini:

—Oui, depuis hier, il me semble que nous avons fait un chemin de tous les diables... et, si nous continuons de ce train...

Il s'arrêta, demeura quelques secondes silencieux, et sans s'en apercevoir, réfléchissant tout haut.

—Voyons?... ce n'est ni Uranus, ni Saturne, ni Jupiter... ils sont loin derrière nous... Mars?... hum! autant que je puis me rappeler, son disque ne brille pas d'un semblable éclat;... oui... oui, c'est Vénus assurément, ce ne peut être que Vénus. Mais, sapristi, ce que je voudrais bien savoir, c'est où est passée la Terre?

Fricoulet, à ces mots, fit un haut-le-corps prodigieux, et approchant ses lèvres de l'oreille de son ami, à cause d'Ossipoff, toujours immobile dans son coin.

—Vénus!... murmura-t-il, tu es fou! si cela était, il faudrait admettre que l'Éclair marchât à une vitesse au moins décuple de celle de la lumière... Tiens, ôte-toi de là...

Ce disant, il repoussait amicalement Gontran et s'asseyait à son tour devant le télescope, sans remarquer la soudaine pâleur qui avait envahi le visage d'Ossipoff.

Quant à Séléna, radieuse de bonheur, il lui avait fallu subir un vigoureux shake-hand de la part de Farenheit qui, en entendant annoncer que Vénus était déjà en vue, Vénus, leur avant-dernière étape avant d'atteindre la planète natale, ne put résister au désir de témoigner sa joie par un vertigineux entrechat.

—Hip! hip! hurra!... Flammermont, for ever!

Et, abandonnant les mains de la jeune fille, il se jeta sur celles de Gontran qu'il secoua avec une énergie forcenée.

Puis il fut pris d'un subit attendrissement à la pensée qu'il allait revoir, plus tôt qu'il ne s'y attendait, New-York, l'Excentric-Club, et les actionnaires de la «Selene Company Limited» et, avant que son interlocuteur eût pu se soustraire à son étreinte, il le prenait dans ses bras et le serrait, à l'étouffer, sur sa poitrine, balbutiant.

—Vous êtes notre sauveur! mon jeune et digne ami!... que toutes les bénédictions du ciel s'écroulent sur votre tête!

Et, lorsque le jeune homme eut échappé à l'embrassade de l'Américain, ce fut pour subir les douces pressions de mains de Séléna qui lui dit, en l'enveloppant d'un regard plein de tendresse, dans lequel se lisait l'ivresse de l'imminence du bonheur, tant de fois reculé et si proche déjà.

—Ah! Gontran!... mon cher Gontran!...

Mais, l'attendrissement de la jeune fille, la satisfaction de Gontran et l'exhubérant emballement de Farenheit s'évanouirent comme par enchantement; et, d'une seconde à l'autre, les visages si radieux s'assombrirent.

—Saperlotte! venait de s'écrier tout à coup Fricoulet en faisant, sur l'escabeau qui lui servait de siège, un bond prodigieux.

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Et, sur ses traits subitement contractés, se lisaient une telle stupeur, un tel ahurissement, et en même temps une telle anxiété, que tous les trois comprirent qu'une nouvelle désastreuse allait sortir de la bouche de l'ingénieur.

—Ça! Vénus! se décida enfin à dire celui-ci qui cherchait vainement à masquer sous son ton de sempiternelle blague l'angoisse qui l'étreignait, je veux que le diable me croque si ça a jamais ressemblé à Vénus!...

À cette déclaration répondit une triple exclamation qui trahissait la surprise de Gontran, la douleur de Séléna et la colère de Farenheit; tous les trois entouraient Fricoulet, penchés vers lui, cherchant à deviner, d'après l'expression de sa physionomie, comment il leur fallait traduire les paroles qu'il venait de prononcer, et ils étaient tellement absorbés, que ni les uns, ni les autres ne remarquèrent la silencieuse disparition d'Ossipoff.—Celui-ci, aussitôt l'exclamation poussée par l'ingénieur, avait senti perler, sur son front, une sueur froide, tandis qu'il lui semblait que ses jambes flageolantes allaient se dérober sous lui: c'est que l'instant de l'explication était arrivé, explication d'autant plus redoutable et d'autant plus pénible qu'il lui fallait avouer non seulement sa trahison, mais son erreur; et il ne savait au juste ce qu'il redoutait le plus, de la fureur de l'Américain, ou des sarcasmes méprisants de Gontran et de Fricoulet; aussi, profitant de ce que l'attention générale était fixée sur l'ingénieur, il s'esquiva sans bruit et gagna sa cabine dans laquelle il s'enferma à double tour.

—Pas Vénus! s'écria l'Américain, en empoignant Fricoulet par le collet de son habit et en le secouant avec force... Mais puisque M. de Flammermont a déclaré...

—Eh! Gontran s'est trompé, voilà tout.

Ce fut alors vers le jeune comte que se retourna Farenheit.

—Vous m'avez trompé! rugit-il! Ah, vous m'avez trompé!...

Mais Fricoulet n'était pas d'humeur à se laisser ahurir par les explosions de colère de son compagnon de voyage.

—Vous! fichez-nous la paix! déclara-t-il; nous avons, pour l'instant, autre chose à faire que de crier et de vociférer.

Pour le coup, la fureur de l'Américain arriva à son comble.

By God! elle est forte! Je ne sais pas où je vais, vous-même ne savez pas où vous me menez, vous ignorez peut-être où nous sommes... et je n'ai pas le droit de me plaindre!

D'un bond, Fricoulet se précipita à l'arrière, colla, durant un long moment, son visage à la lunette en permanence contre le hublot et regarda: là-bas, tout là-bas, dans la nuit stellaire, des points lumineux piquetaient, l'espace, et, avec sa connaissance approfondie de la carte céleste, en dépit de l'invraisemblance avec laquelle la vérité s'offrait à lui, il ne tarda pas à s'orienter.

—Ah! le misérable! le misérable! grommela-t-il entre ses dents, tandis que son poing crispé s'élevait au-dessus de sa tête, menaçant un invisible ennemi, c'est lui qui a fait le coup!

Ces paroles étaient trop indistinctement prononcées pour qu'elles fussent comprises de ceux qui l'entouraient; ceux-ci, d'ailleurs, ne songeaient pour l'instant qu'à une chose: savoir où l'on se trouvait.

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Fricoulet, heureusement, n'était pas un garçon à se démonter, même devant les événements les plus graves; et apitoyé par la physionomie apeurée de Séléna, aussi bien que par la mine contristée de Gontran, il réussit à recouvrer son sang-froid et dit à son ami d'un ton de bonne humeur:

—Je crois, parbleu bien! que tu ne trouvais pas la Terre, en regardant à l'avant du wagon!... La Terre!... mais elle est par là, mon pauvre vieux.

Et il étendait la main vers le hublot.

—La Terre!... par là!... grommela Farenheit, dans les yeux duquel une flamme folle s'était allumée subitement.

—Oui, mon cher monsieur, ne vous en déplaise, la Terre est par là... et tout notre système solaire également.

—Mais qui? qui a fait cela?

—Dame, répondit l'ingénieur, c'est M. Ossipoff qui a été chargé, cette nuit, de surveiller la machinerie...

—Oh! monsieur Fricoulet! s'écria Séléna en joignant les mains, pourquoi accuser mon père, plutôt que d'attribuer ce qui nous arrive à quelque incident indépendant de sa volonté.

—En effet, dit à son tour Gontran, ému des regards suppliants que la jeune fille attachait sur lui, n'arrive-t-il pas fréquemment sur Terre, que des transatlantiques s'égarent au milieu de l'Océan?... à plus forte raison l'Éclair ne peut-il pas avoir dévié de la vraie route, sans que celui qui était de quart s'en aperçût.

L'ingénieur eut un haussement d'épaules plein de scepticisme et répondit avec assurance:

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—Mais ce ne serait donc pas pour vous une satisfaction que de lui casser les reins avant de mourir? (p. 19).

—Inadmissible... Admettriez-vous qu'un transatlantique allant à New-York, se trouvât, d'une heure à l'autre, le cap tourné vers Le Havre?... Eh bien! c'est ce qui nous arrive; le Soleil, que nous avions hier en proue, nous l'avons maintenant en poupe. L'Éclair a viré bord pour bord, ce qui n'aurait pu se produire, si une main n'avait touché au gouvernail; et cette main ne peut être que celle de M. Ossipoff, qui, en dépit de sa promesse, n'a pu résister à la tentation de soulever le voile mystérieux qui enveloppe l'existence d'Hypérion.

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Un silence profond accueillit tout d'abord ces paroles que Fricoulet avait prononcées d'une voix nette et calme, absolument comme s'il eût été désintéressé dans la question: Séléna avait caché son visage dans ses mains et, aux petits tressaillements nerveux qui la secouait, il était facile de deviner qu'elle pleurait; quant à Gontran, la tête perdue, il était tombé, accablé, sur un siège où la stupeur l'immobilisait: évanoui, le délicieux espoir qu'il avait eu de voir enfin, dans un avenir prochain, la main de Séléna tomber dans la sienne! C'en était fini des rêves de bonheur qu'il avait faits, et qui, pendant les années qui venaient de s'écouler, s'étaient tour à tour brisés et reformés, suivant que se faisait plus ou moins problématique la perspective du retour sur la planète natale.

Brusquement, la fureur de l'Américain, contenue durant quelques secondes, éclata: ce fut d'abord comme un torrent de jurons qui s'échappa de ses lèvres contractées; puis, roulant autour de lui des regards terribles, il s'écria:

—Où est-il?... où est-il que je l'étrangle!...

Séléna poussa un cri désespéré: elle savait par expérience jusqu'à quelles extrémités le caractère violent de Farenheit pouvait l'emporter, et elle se précipita devant lui, barrant de son corps frêle l'escalier qui conduisait à la cabine dans laquelle le vieillard s'était réfugié.

—Laissez-moi, laissez-moi! rugissait Farenheit, qui saisit la jeune fille par les poignets pour se faire livrer passage.

Mais, d'un bond, Flammermont fut sur lui et, avec l'aide de Fricoulet qui s'interposa également, le repoussa en arrière.

—Ah! ces gens d'Europe! gronda l'Américain, maintenu en respect par ses deux adversaires, ce n'est pas du sang, c'est du jus de carotte qu'ils ont dans les veines!... Voilà un vieux fou qui, non content de nous avoir entraînés dans la plus invraisemblable des aventures, se moque de ses serments et compromet notre vie au moment où nous allions être sauvés...

Il se croisa les bras, hurlant:

—Mais ce ne serait donc pas pour vous une satisfaction que de lui casser les reins avant de mourir?

Séléna poussa un gémissement et Fricoulet répondit avec sérénité:

—À vous dire vrai, mon cher monsieur Farenheit, non; cela ne me causerait aucune satisfaction, car je ne sais si vous avez eu occasion de le remarquer, je suis un esprit pratique, moi, et, dans la vie, je m'efforce de ne rien faire qui ne puisse avoir pour moi une conséquence utile ou agréable... or, je vous demande un peu de quel adjuvant pourraient être, en la circonstance, les os de M. Ossipoff.

—Et la vengeance!

—Oui, je sais, on a prétendu que c'était le plaisir des Dieux; moi je prétends que tout plaisir platonique n'est digne que des imbéciles.

Farenheit sursauta.

—Et je le prouve, ajouta l'ingénieur imperturbablement.

Il tira sa montre et en consulta le cadran qu'il mit, d'un air narquois, sous le nez de l'Américain.

—Voilà près d'un quart d'heure—13 minutes, pour être tout à fait exact,—dit-il, que vous nous faites perdre avec vos fureurs et vos emportements... or, savez-vous ce que représente chacune des secondes de ce quart d'heure?... non! oh! mon Dieu, presque rien, la bagatelle de 500,000 lieues... Vous voyez de quelle distance, grâce à vous, nous sommes enfoncés davantage encore dans le désert intersidéral où nous a lancés la folie de M. Ossipoff.

Bien que l'Américain ne fût point fort en calcul, il vit instantanément danser devant ses yeux une longue kyrielle de chiffres représentant la distance dont parlait Fricoulet et une lueur effarée brilla dans ses regards.

—Après tout, balbutia-t-il au bout de quelques secondes, mourir ici ou mourir plus loin...

—Mais qui vous parle de ça? clama l'ingénieur; nous sommes perdus, mais ce n'est pas une raison pour dire que nous sommes morts... n'est-ce pas, Gontran?

Celui-ci, qui avait fini par prendre son parti de la situation, plaisanta d'un ton cependant amer:

—Si encore M. Ossipoff s'était inspiré de l'exemple du Petit-Poucet et avait semé des cailloux sur la route parcourue par l'Éclair.

Fricoulet étendit le bras vers le hublot, montrant les points brillants qui scintillaient dans le ciel noir.

—Mais les voilà, les cailloux qui nous aideront à retrouver notre chemin, s'écria-t-il, et des cailloux lumineux encore!... qu'est-ce qu'il faut de plus?

—Est-ce que tu croirais vraiment possible, interrogea Gontran, de réparer la folie de M. Ossipoff?

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En ce moment l'ingénieur vit Farenheit qui, depuis un instant griffonnait hâtivement sur un carnet tiré de sa poche, s'arracher les cheveux avec désespoir.

—Qu'avez-vous donc, mon cher monsieur, interrogea-t-il.

—J'ai... j'ai... tenez, regardez un peu ça...

Il lui montra le feuillet de son carnet, que des chiffres noircissaient du haut en bas, ajoutant d'un ton navré:

—Et je n'ai pas fini!

C'étaient les calculs destinés à établir ce qu'à raison de 500,000 lieues par seconde, représentait le quart d'heure perdu par sa faute.

Fricoulet lui frappa amicalement sur l'épaule et lui dit:

—Baste! ne vous désolez pas ainsi; la distance faite n'est pas perdue. Nous n'avons marché que durant un quart d'heure, et il faut que nous continuions à filer de la sorte, en droite ligne, pendant douze heures.

Ce fut un ahurissement chez l'Américain, égal d'ailleurs chez Gontran et chez Séléna: douze heures! à raison de 500,000 lieues à la seconde! mais cela représentait une distance invraisemblable!

Ah çà! est-ce que Fricoulet, lui aussi, aurait été frappé d'insanité?

—Comment! s'écria Gontran, tu prétends que le Soleil vers lequel nous voulons nous diriger est dans notre dos, et tu parles de nous en éloigner encore de plusieurs millions de lieues.

—Tenez-le bien, déclara Farenheit, pendant que je cours au gouvernail pour virer de bord.

Flammermont regarda son ami: celui-ci, hochant la tête, souriait d'un air narquois.

—À votre aise, dit-il, seulement vous ne devez pas ignorer qu'un des principes élémentaires de la navigation est que le pilote mette le cap de son navire sur un point désigné à l'avance... Or, sans être indiscret, je voudrais bien savoir quel point de direction vous allez prendre?

—Eh! By God!... le Soleil!... N'avez-vous pas déclaré, tout à l'heure, que cette étoile si brillante, là, à l'arrière du wagon, c'était le Soleil.

—Oh! pardon, j'ai déclaré qu'il me semblait que... mais je n'ai pas été aussi affirmatif, surtout alors que les circonstances m'interdisent de l'être.

Ces quelques mots, prononcés froidement, produisirent sur l'emballement de Farenheit le même effet qu'un seau d'eau froide sur un brasier ardent.

—Mais alors, fit-il, avouez donc franchement que nous sommes perdus.

—Sapristi! s'exclama Fricoulet, je me tue à vous le dire depuis une demi-heure;... oui... nous... sommes... perdus. Mais j'espère que nous ne le serons plus si vous me laissez établir la parallaxe de l'étoile que Gontran prenait pour Vénus: cela me fixera en même temps sur l'identité de l'astre qui se trouve à l'arrière et dans lequel il me semble bien reconnaître le centre de notre système planétaire.

—La parallaxe! répéta Farenheit dont les yeux s'étaient démesurément ouverts et trahissaient l'ahurissement que lui causait cette expression, toute nouvelle pour lui.

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—Oui, fit alors l'ingénieur, c'est ainsi qu'on appelle l'opération mathématique à l'aide de laquelle les astronomes terrestres essayent de déterminer la distance des étoiles.

Quelque préoccupé qu'il fût par la situation critique dans laquelle il se trouvait, l'Américain ne put retenir un homérique éclat de rire.

—Vous voudriez me faire croire, déclara-t-il, qu'il est possible d'estimer les espaces considérables qui séparent entre eux les mondes de l'infini stellaire?

—Notez bien, répondit Fricoulet, que j'ai dit «essayent», ce qui signifie que les savants n'ont pas la prétention de donner des mesures aussi exactes qu'un employé du cadastre en peut donner avec sa chaîne d'arpenteur.

—La preuve, ajouta alors Gontran, ce sont les différences résultant des observations de plusieurs savants sur la même étoile.

—Fort juste, dit Fricoulet, et pour n'en citer que deux, il y a d'abord Sirius, la plus brillante des étoiles que les Terriens puissent admirer, qui a donné les résultats suivants: 34 centièmes de secondes à Henderson, 16 centièmes à Maclear, 19 centièmes à Gylden et 27 centièmes à Abbe.

Séléna, qui avait repris ses esprits depuis que s'était apaisée la colère de Farenheit, dit alors avec un petit ton malicieux:

—Vous oubliez d'ajouter, monsieur Fricoulet, que Henderson et Maclear, observant ensemble Sirius, ont trouvé, eux, 23 centièmes de secondes, alors qu'ils avaient trouvé séparément, l'un 34 et l'autre 16... Je me rappelle même que toutes les fois qu'à Pétersbourg la conversation venait sur ce sujet, entre ces messieurs de l'Observatoire, mon pauvre père rentrait à la maison dans un état d'irritation inconcevable.

Farenheit se mit à rire.

—Je reconnais bien là le digne M. Ossipoff; se mettre en colère à cause de quelques centièmes de secondes! Il n'avait qu'à faire comme les caissiers des grandes banques, chez nous, qui estiment le temps à sa véritable valeur, et qui au lieu de perdre des heures à rechercher quelques centimes, comme on fait chez vous, les passent purement et simplement par profits et pertes.

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—Ce que c'est que de ne pas être de la partie! ricana l'ingénieur; vous venez, sans vous en douter, de dire la plus grosse énormité qui soit jamais tombée des lèvres d'un homme sérieux... Tenez... c'est absolument comme si vous conseilliez à l'un de ces caissiers, dont vous parliez tout à l'heure, de passer par profits et pertes une erreur de plusieurs millions.

L'Américain sursauta, attachant sur son interlocuteur un regard effaré, balbutiant:

—Plusieurs millions!

—Dame, dit Fricoulet gouailleur, savez-vous ce que représente cette seconde qui est employée par les astronomes comme base pour mesurer entre elles la distance des étoiles? Tout simplement une distance égale à 200,000 fois celle du Soleil à la Terre.

Et, pour augmenter davantage encore l'ahurissement dans lequel cette révélation venait de plonger l'Américain, il ajouta:

—Ce qui représente une course de la Lumière, pendant trois ans et trois mois.

Farenheit se grattait le bout du nez d'un air perplexe, tandis que Gontran disait railleusement:

—Je parierais un sou contre un louis qu'il s'est trouvé des gens jouissant d'un loisir suffisant pour calculer la distance parcourue par la lumière pendant un an!

—Et tu gagnerais ton pari: ce sont deux physiciens français, Fizeau et Cornu, qui se sont livrés à ce petit travail qui leur a donné les résultats suivants: la distance parcourue par la lumière étant, pour une seconde, de 300,400 kilomètres, soit 75,000 lieues, cela donne, pour l'année composée autant que je puis me le rappeler de 32 millions 266,000 secondes, un total de 2 trillions 420 milliards de lieues.

L'Américain prit sa tête à deux mains, dans un geste véritablement effaré, et Fricoulet l'entendit murmurer:

—Incommensurable...

—C'est donc trois fois cette distance de 2 trillions, etc., etc., que représente une seconde... vous voyez maintenant que même un centième de seconde représente une distance appréciable, et que les astronomes ont lieu de s'émouvoir lorsqu'il se trouve, entre leurs travaux respectifs, une différence même minime.

—Et c'est à une opération aussi délicate, qu'il faut que vous vous livriez pour établir où nous sommes? interrogea l'Américain avec quelque inquiétude.

—Mon Dieu oui, car je ne connais pas d'autre moyen.

En ce moment, Gontran prit son ami par le bras, et l'attirant un peu à l'écart, lui dit tout bas:

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En haut, sur le carré, ils trouvèrent Farenheit qui s'acharnait vainement contre la porte de métal (p. 29).

—Tu viens de nous donner la signification du mot parallaxe, c'est fort joli; mais ce que je voudrais bien savoir, c'est ce en quoi consiste l'opération. Je ne me rappelle pas avoir lu, dans les Continents Célestes, rien qui ait trait à cela, et il se pourrait très bien que le père Ossipoff me poussât une «colle» à ce sujet-là.

Fricoulet se mit à sourire.

—Suppose, dit-il, que je représente par l'enceinte des fortifications de Paris l'orbite de Neptune, la dernière planète connue du système solaire l'orbite de la Terre occupera, au centre de cet espace, une aire à peu près égale à celle de la place de la Concorde; or, à cette échelle comparative il faudrait, pour atteindre l'étoile la plus voisine du système solaire, nous éloigner de plus de 30,000 kilomètres, c'est-à-dire à la distance de la Chine, en passant par le cap Horn.

—Nous éloigner! répéta Gontran, tout ahuri, pourquoi faire?

—Mais pour établir la parallaxe, malheureux!

Et Fricoulet, se croisant les bras, regarda son ami d'un air de pitié méprisante.

—Qu'est-ce qu'on vous apprend donc, grand Dieu! dans la diplomatie pour que tu ne saches pas qu'établir une parallaxe consiste à prendre aux extrémités d'une ligne de longueur déterminée, deux visées sur le point considéré, de façon à former un triangle...

Gontran l'interrompit en riant.

—Je me rappelle maintenant, dit-il, on nous a appris ça au lycée: un triangle, dont on connaît un côté, et deux angles adjacents, ce qui permet d'en calculer aisément les autres éléments, et entre autres la bissectrice...

—...Dont la hauteur représente l'éloignement du point visé. C. Q. F. D... Seulement tu te rends compte alors,—l'orbite de la Terre étant représenté par la place de la Concorde,—de la petitesse des angles obtenus si, des deux coins de la place on braque une lunette sur un phare situé en Chine.

—Surtout, ajouta en riant le jeune diplomate, si, avant d'arriver en Chine, le rayon visuel doit passer par le cap Horn!... gymnastique oculaire à laquelle, d'ailleurs, la nature est absolument réfractaire.

Puis, frappant sur l'épaule de l'ingénieur, il ajouta.

—Mon vieux, c'est compris; et si, par hasard, il prenait fantaisie, au vieil Ossipoff de m'interroger là-dessus, je pourrais tirer à ses yeux un véritable feu d'artifice d'érudition.

Cependant Farenheit donnait, depuis quelques instants, les signes d'une visible impatience: le visage collé au hublot, les regards fixés sur l'espace, il piétinait sur place, tandis que ses mains, croisées derrière le dos, se crispaient dans des contractions nerveuses.

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—Et alors, dit-il en se retournant brusquement, nous allons marcher comme ça pendant 12 heures?

—Mon Dieu, oui; tout à l'heure, sans que vous vous en aperceviez, j'ai pris la visée de la soi-disant Vénus, remarquée par M. de Flammermont. Au bout de 12 heures, je prendrai une nouvelle visée, et ayant ainsi un triangle dont je connaîtrai la base et deux des angles, il me sera facile de déterminer la distance qui nous sépare de l'astre en question, et par suite de connaître son identité. Alors, sachant où nous sommes, et ayant cet astre comme point de repère, nous pourrons retrouver notre route.

Les sourcils de l'Américain se contractèrent.

—Mais cela va nous emmener aux cinq cent mille diables! vociféra-t-il, et c'est un singulier système qui consiste à se perdre davantage pour se retrouver ensuite plus facilement.

—En avez-vous un autre, de système? interrogea narquoisement l'ingénieur; pour ma part, je suis prêt à le suivre, au cas où il serait meilleur que le mien.

—Oui, j'en ai un! déclara Farenheit.

Fricoulet et Gontran firent un haut-le-corps de surprise.

—Ah bah! murmura l'ingénieur tout ébahi, et ce moyen?...

—Consiste tout simplement à demander à ce misérable Ossipoff ce qu'il a fait de nous pendant notre sommeil.

Séléna, alors, intervint.

—Oh! monsieur Farenheit, s'exclama-t-elle, croyez-vous vraiment que mon père?...

L'Américain bondit et, d'un geste circulaire du bras, indiquant la machinerie.

—Sa disparition, répliqua-t-il avec un mauvais ricanement, n'est-elle pas la meilleure preuve de la trahison infâme dont il s'est rendu coupable vis-à-vis de nous.

Il bondit jusqu'à l'escalier dont il gravit les marches en quelques enjambées, et se mit à frapper comme un forcené à coups de poings contre la paroi de lithium qui servait de porte à la cabine du vieux savant.

—Son moyen est en effet le plus simple, murmura tout bas Gontran à l'oreille de Fricoulet, et je m'étonne qu'aucun de nous.....

—C'est l'histoire de l'œuf de Christophe Colomb, répondit l'ingénieur en haussant les épaules... il fallait y songer.

Il ajouta avec un sourire sceptique:

—Le tout maintenant est de savoir quel accueil le vieil Ossipoff va faire à l'interview de Farenheit.

Il tendit la main vers l'escalier par lequel arrivait l'écho d'un tapage infernal, et il ajouta:

—Jusqu'à présent le résultat est plutôt négatif... Écoute-moi ça!...

L'Éclair était secoué dans toute son armature par les poings puissants de l'Américain qui battaient la porte, ainsi que des catapultes.

Dans un coin, Séléna, les mains jointes, ne cessait de répéter:

—Mon Dieu!... mon Dieu!

Gontran, ému de l'attitude pitoyable de sa fiancée, dit alors à Fricoulet:

—Il faut monter, cet enragé serait capable de donner un mauvais coup à Ossipoff.

En haut, sur le carré, ils trouvèrent Farenheit, le visage congestionné et ruisselant de sueur, les yeux hors de la tête, qui s'acharnait vainement contre la porte de métal; il s'était ensanglanté les poings sans arriver seulement à ébranler l'un des gonds, d'apparence si fragile.

By God! rugit-il en les apercevant, il est terré là-dedans comme un colimaçon dans sa coquille, et si l'on ne peut emporter la cabine d'assaut, il faudra le prendre par la famine.

—Vous êtes fou! voilà un moyen qui serait autrement plus long que le mien, riposta Fricoulet, l'homme peut résister à la faim pendant trois jours; on a même vu des sujets capables de prolonger leur endurance plus longtemps encore... vous voyez où ça nous mènerait, à raison de 500,000 lieues par secondes...

—Sans compter, dit alors Gontran, en prenant devant l'Américain une pose agressive, que jamais, moi vivant, je n'autoriserai qui que ce soit à porter préjudice à M. Ossipoff.

—Laissez-moi faire, je m'en vais tâcher de parlementer.

Ayant dit, Fricoulet s'approcha de la porte, y heurta doucement du doigt.

—Monsieur Ossipoff, fit-il avec une douceur engageante, voulez-vous, s'il vous plaît, me recevoir chez vous? J'aurais un simple renseignement à vous demander.

Il attendit quelques secondes qu'une réponse lui fût donnée; puis, n'entendant rien, il appliqua son oreille contre la porte et écouta.

Rien: aucun bruit; il semblait que la cabine fût inhabitée.

—Vous voyez bien! clama l'Américain, le vieux sournois ne veut rien dire... enfonçons!... enfonçons!...

Et il se préparait à se ruer de nouveau contre la porte, lorsque l'arrêtant au passage, Fricoulet lui dit:

—Eh, saperlotte! vous êtes assommant avec vos violences! pour ce à quoi elles ont servi jusqu'à présent, je vous conseille d'en user... restez donc tranquille, je vous prie...

Encore une fois, il heurta à la porte.

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—Monsieur Ossipoff, je vous affirme qu'on ne vous veut aucun mal; nous désirons simplement savoir vers quel point de l'espace vous avez dirigé l'Éclair, et quelle est notre situation approximative dans le ciel.

Quelques secondes s'écoulèrent, quelques minutes même; mais pas plus que précédemment, aucune réponse ne parvint à l'ingénieur.

Les lèvres de Fricoulet s'allongèrent en une moue significative.

—Hum! murmura-t-il, pas bavard le père Ossipoff, ce matin...

Et, s'adressant à Farenheit:

—Je commence à croire que nous serons obligés de revenir à mon idée de la parallaxe.

Farenheit poussa un rugissement, et tirant sa montre:

—Trois quarts d'heure déjà! à raison de 500,000 lieues à la seconde? encore 11 heures et quart à marcher de la sorte... jamais! jamais!

Et, à ses compagnons:

—Tentons toujours d'enfoncer la porte! si nous parvenons à faire parler le vieux, ce sera toujours quelques millions de lieues de gagnées.

Et, sans attendre leur réponse, il empoigna un escabeau avec lequel il se mit à battre la paroi de lithium, comme si c'eût été un bélier.

Fricoulet et Gontran secouèrent la tête.

—Ça ou rien, fit l'ingénieur, c'est la même chose, le lithium a une élasticité telle que les coups rebondissent sur sa surface sans réussir à l'ébranler... On s'userait vainement les muscles, que l'on serait impuissant à faire bouger cette porte d'une ligne.

—Sais-tu, dit alors Gontran en s'adressant à Fricoulet, que je commence à être inquiet; ce silence de la part d'Ossipoff me paraît inexplicable; je le connais assez pour ne pouvoir le croire intimidé par les menaces de Farenheit, et, d'autre part, il nous connaît assez tous les deux pour nous savoir hommes à ne pas permettre qu'on lui fasse le moindre mal.

—Que supposes-tu donc, alors?

—Dame! si ce que tu crois est vrai, si réellement, dans un accès de folie scientifique, il a détourné l'Éclair de la route qu'il devait suivre pour le lancer dans l'infini, peut-être, la réflexion lui venant, a-t-il été pris de remords, et s'est-il...

—... Suicidé! s'exclama l'ingénieur.

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Un gémissement douloureux les fit se retourner, et ils virent Séléna qui, pâle et défaillante, ayant entendu les derniers mots prononcés, s'adossait à la paroi du wagon pour ne pas tomber, et murmurait:

—Mon père... mon pauvre père.

Les deux jeunes gens coururent à elle, et cherchèrent à la rassurer.

—Mais non, mademoiselle, dit Fricoulet, la supposition de Gontran est idiote!... le père Ossipoff se tuer au moment où la Nature s'apprête à lui dévoiler ses plus profonds mystères!... Ah! c'est bien mal connaître les savants.

Mais cette argumentation ne pouvait avoir sur la terreur de Séléna aucune influence; la jeune fille avait saisi le bras de son fiancé et, les lèvres agitées d'un tremblement convulsif, ne cessait de répéter:

—Gontran, j'ai peur... j'ai peur...

Alors, tout apitoyé, le jeune homme regarda son ami d'un air qui semblait le supplier de trouver un moyen de rassurer Séléna.

—Mes enfants, dit l'ingénieur, il n'y a que la dynamite qui puisse avoir raison de cette porte-là; Gontran, va-t-en dans la machinerie me chercher ce qu'il faut.

En quelques minutes, le jeune homme fut de retour, rapportant une cartouche dont Fricoulet eut tôt fait de réduire les dimensions de façon à ce que l'explosif, tout en ayant raison de l'obstacle qu'il s'agissait de renverser, ne pût nuire en rien à l'organisme même du véhicule.

Cette cartouche, ainsi réduite, fut placée par l'ingénieur entre la porte et le chambranle, à l'endroit même de la serrure, et il y fixa une mèche qu'il fit se dérouler jusqu'à l'entrée de l'escalier; ensuite, ayant obligé ses compagnons à se reculer sur les marches, il mit le feu à la mèche.

Une flamme courte, semblable à un feu follet, courut sur le plancher et en moins d'une seconde, atteignant la cartouche, y mit le feu.

Une détonation formidable retentit, la serrure sauta en mille miettes, et, sous la force de l'explosion, la porte s'ouvrit violemment.

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Farenheit sauta sur Ossipoff et le souleva de terre aussi facilement que s'il n'eût pas plus pesé qu'une plume (p. 35).


CHAPITRE II

DANS LA VOIE LACTÉE

D'un bond, Fricoulet fut dans la cabine et, sur ses pas, Farenheit et Gontran se précipitèrent, suivis de Séléna.

Mais, tout comme avait fait l'ingénieur, ils s'arrêtèrent brusquement, presque aussitôt après avoir franchi le seuil.

C'est qu'en vérité le spectacle qui s'offrait à eux était bien fait pour les frapper de stupeur.

Ossipoff était bien tranquillement assis à la place qu'il avait coutume d'occuper dans la cabine, c'est-à-dire devant le hublot, et, l'œil collé à l'oculaire de son télescope, le corps penché en avant dans une attitude d'ardente curiosité, sondant l'espace, avec une quiétude qui semblait faire croire qu'il n'avait entendu ni l'épouvantable vacarme fait depuis un quart d'heure par Farenheit, ni même le bruit formidable de l'explosion.

Et l'ingénieur, en présence de cette impassibilité, n'était pas loin de comparer le vieil Ossipoff au célèbre Archimède qui, surpris par les ennemis de sa patrie, tandis qu'il était occupé à résoudre un problème, dédaigna non seulement de chercher à fuir, mais encore d'interrompre ses calculs, et se fit tuer stoïquement.

Il est probable que si l'ingénieur eût pu lire ce qui se passait dans l'esprit du vieillard, il eût rabattu beaucoup de son admiration: car la vérité était qu'Ossipoff savait parfaitement bien n'avoir rien à craindre de la part de ses compagnons de voyage: quand Farenheit aurait bien juré et tempêté, quand Fricoulet l'aurait plaisanté, et quand Gontran, contenu d'ailleurs par son amour pour Séléna, aurait, suivant son habitude, protesté avec sa dignité de diplomate, les choses n'iraient pas plus loin.

Seulement, ce qui était certain, c'est qu'aussitôt qu'ils s'apercevraient de sa trahison, Fricoulet et les autres exigeraient de faire machine en arrière, et le savant se rendait bien compte que, seul, il ne pourrait lutter contre eux; c'est pourquoi, afin de gagner du temps, il avait fait la sourde oreille aux menaces de Farenheit, comme aux questions de Fricoulet, se disant que chaque seconde écoulée le rapprochait de 500,000 lieues du mystère qu'il voulait pénétrer.

Comme on le voit, c'était l'égoïsme le plus pur qui, cette fois encore, dictait sa conduite.

Mais la stupeur en laquelle l'attitude inattendue du vieillard avait plongé les voyageurs ne dura que quelques secondes et Farenheit, ressaisi d'une colère d'autant plus grande que cette immobilité l'exaspérait davantage, sauta sur Ossipoff, l'empoigna par le collet de son vêtement, et le souleva de terre aussi facilement que s'il n'eût pas plus pesé qu'une plume.

—Maintenant, vieux coquin, hurla-t-il, répondras-tu?... qu'as-tu fait cette nuit?... et où sommes-nous?

Le vieillard cherchait vainement à se dégager; mais il s'agitait comme un pantin impuissant au bout des doigts musculeux de l'Américain.

—Monsieur Farenheit, implorait-il, laissez-moi regarder... chaque minute... chaque seconde perdue pour moi... je vous répondrai, je vous le jure, tout en consultant l'espace.

Farenheit lui riposta par un éclat de rire strident.

—Point de ça, mon brave monsieur, répondez, ou je jure Dieu que je vous étrangle...

Alors, Gontran et Fricoulet intervinrent et, s'adressant à Farenheit:

—Laissez-le; c'est un maniaque duquel on ne pourra rien tirer par l'intimidation; puisqu'il a promis de répondre si on le rendait à son cher télescope, lâchez-le.

Les mains de l'Américain abandonnèrent leur proie et, en moins d'une seconde, Ossipoff se retrouva assis, l'œil rivé à l'oculaire, le regard fouillant l'immensité.

—Oui, dit-il alors d'une voix brève, en hachant ses phrases, oui, j'ai détourné l'Éclair de sa route, je comprends votre mécontentement, mais cela était plus fort que moi. Il y a, dans cet infini, comme une puissance magnétique qui m'attire et à laquelle je ne puis résister...

—En tout cas, ricana Fricoulet, vous ne nous parlerez pas de l'aimant d'Hypérion, car vous n'avez guère dû en trouver de traces?

Une furtive rougeur passa sur le front de l'astronome déconfit qui murmura:

—Et cependant, mon cher Gontran, la position exacte d'Hypérion dans l'espace, quand l'appareil a quitté le courant astéroïdal dans lequel il naviguait, était bien, n'est-ce pas, par rapport à la terre, 174 degrés de longitude et onze heures quarante minutes d'ascension droite?

Fricoulet tressaillit, une flamme brilla dans sa prunelle, et il murmura tout bas à l'oreille de Flammermont:

—Voilà le renseignement que je voulais.

Cependant, ne recevant pas de réponse de son futur gendre, Ossipoff se détourna légèrement et le regardant bien en face.

—Qu'en pensez-vous?

On juge si cette question embarrassait le jeune homme: en dépit des nombreux «examens» que depuis trois ans de vie commune Ossipoff lui avait fait subir, en dépit de la lecture plusieurs fois recommencée des Continents Célestes (le malheureux les savait presque par cœur), il ignorait absolument ce que pouvaient bien représenter 174 degrés de longitude, et onze heures quarante minutes d'ascension droite.

Mais comme ce n'était pas l'aplomb qui lui manquait, il prit un air soucieux et répondit du bout des lèvres:

—Tout cela dépend, mon cher monsieur, de l'heure à laquelle l'Éclair a viré de bord.

—Il était exactement minuit trente-cinq minutes et vingt-cinq secondes.

Gontran hocha la tête à plusieurs reprises, agita muettement les lèvres, comme il arrive lorsqu'on est plongé dans de profondes réflexions.

—Il se pourrait bien que vos calculs fussent exacts, finit-il par dire, sans vouloir trop s'engager.

Pendant ce temps, Fricoulet, qui avait inscrit furtivement sur son carnet les renseignements fournis par Ossipoff, calculait rapidement, et le chemin déjà parcouru par l'appareil, et la situation dans l'espace du point problématique sur lequel le vieux savant avait mis le cap; mais le résultat obtenu ne paraissait pas le satisfaire, il claquait de la langue avec impatience, fourrageait nerveusement ses cheveux, et bientôt on put l'entendre murmurer d'une voix rageuse:

—Et cependant, à raison de 2 milliards de lieues par heure...

Le vieillard sursauta; mais sans cependant abandonner le télescope, il riposta:

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—Deux milliards! vous êtes loin du compte, mon cher monsieur Fricoulet; durant cette nuit j'ai mesuré notre vitesse, et j'ai pu me convaincre qu'elle est de beaucoup supérieure à ce que vous aviez prévu. L'Éclair parcourt bien deux milliards de lieues, mais à la minute, et non pas à l'heure.

Très froidement Fricoulet inclina la tête, se contentant de dire, comme si le chiffre énorme qui venait de lui être communiqué ne le surprenait en aucune façon:

—Parbleu!... voilà d'où vient mon erreur.

Et il se remit tranquillement à refaire ses calculs.

Mais ni Gontran, ni surtout Farenheit, n'étaient doués d'une dose de philosophie suffisante pour accueillir, sans protester, une semblable nouvelle: autant ils eussent applaudi à cette rapidité vertigineuse si, grâce à elle, l'Éclair eût pu les transporter dans leur planète natale en un espace de temps plus court que celui prévu tout d'abord, autant ils la maudissaient, cette rapidité qui les jetait dans l'infini, leur enlevant à tout jamais l'espoir de retourner chez eux.

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—Deux milliards! s'écria l'Américain littéralement affolé, deux milliards! mais cela fait...

—Cela fait exactement, mon cher monsieur, dit alors très placidement Fricoulet, dont les calculs étaient terminés, un trillion de lieues ou quatre milliards de kilomètres, en un peu plus de trente heures.

—Mais où sommes-nous? où sommes-nous? gémit Gontran.

—À quelque chose comme 1,200 milliards de lieues de notre Soleil, répondit l'ingénieur; car maintenant j'ai la certitude que cette étoile si brillante, aperçue à l'arrière du wagon, n'est autre que le centre de notre système planétaire.

Farenheit lança ses poings fermés dans la direction d'Ossipoff.

—Ah! bandit! clama-t-il; ah! brigand!

Mais, impassible, le vieillard répondit:

—C'est cette inconcevable rapidité qui m'a poussé à faire ce que j'ai fait; j'y ai vu le doigt de la Providence qui ne voulait pas laisser mon œuvre inachevée et me mettait à même d'explorer les principales régions stellaires, sans que cela nous causât un retard bien appréciable.

—Eh! cria Gontran, auquel la patience finissait par échapper, du train dont nous marchons, qui sait si nous pourrons jamais revenir sur terre.

—Songez, poursuivit imperturbablement le vieillard, que dans huit jours, pas davantage...

—Nous serons de retour, interrompit Farenheit.

—Nous serons dans un autre univers, différent de celui que nous abandonnons, et dans lequel nous serons appelés à faire une inépuisable moisson de découvertes.

Durant que le vieillard parlait, le visage de l'Américain avait successivement passé par toutes les couleurs de l'arc-en-ciel; mais quand Ossipoff se fût tu, sa colère éclata, et, après avoir lâché une kyrielle de jurons d'une énergie telle que la pudeur nous défend de les reproduire, il s'écria:

—Ça! jamais!... Si nous nous laissions plus longtemps conduire par un fou, nous serions plus fous que lui-même! et du moment que vous autres, par une faiblesse imbécile, vous encouragez sa folie, je vous sauverai malgré vous.

Il courut vers la porte en disant:

—Dans une seconde, l'Éclair voguera vers New-York.

Fricoulet étendit la main.

—Un moment, voulez-vous m'écouter? et quand vous m'aurez entendu, vous ferez ce que vous voudrez: bien que le commerce des suifs, dans lequel vous vous êtes enrichi, ait peu dû vous ouvrir l'esprit sur les choses de la navigation, vous comprendrez cependant aisément que, pour mettre le cap sur un port quelconque, il faut, quand on ne le voit pas, avoir une boussole ou un phare. Or, notre phare à nous, c'est le Soleil qui éclaire la Terre et il se trouve que, par suite de notre éloignement, ce Soleil, qui doit nous servir de point de direction, est tombé au rang d'étoile. Je vous demanderai, en conséquence, sur quel point de ce ciel fourmillant d'étincelles—qui sont autant de Soleils—vous dirigerez l'appareil.

L'ancien commerçant de Chicago s'était immobilisé, les pieds cloués au plancher, frappé de stupeur par la justesse de ce raisonnement.

—Alors, interrogea Gontran d'un air véritablement navré, il n'y a plus aucun espoir de revoir jamais la Terre, et il nous faut nous accoutumer à l'idée que l'Éclair nous servira de tombeau!

Puis, exaspéré par les paroles que lui-même venait de prononcer:

—Non, non! s'exclama-t-il, ce n'est pas possible. Voyons, Fricoulet, il doit bien y avoir un moyen de revenir en arrière!

Ossipoff pivota sur son escabeau, et d'un ton qui trahissait une douleur véritable:

—Comment! c'est vous, mon fils, qui parlez ainsi! n'êtes-vous donc plus l'ardent collaborateur du début?

—Monsieur Ossipoff, répondit le jeune homme d'un air visiblement énervé, il n'y a plus ni collaborateur, ni ami, ni fils; il n'y a qu'un homme lassé de toutes ces tergiversations, de tous ces retards, de tous ces manques de bonne foi, et, n'était votre âge, j'ajouterais de tous ces mensonges.

—Oh! Gontran! soupira Séléna sur un ton de reproche.

—Il ne l'a pas dit! ricana Fricoulet, mademoiselle, il ne l'a pas dit.

—Nous ne sommes pas éternels, que diable! outre que ma patience est à bout, nos vivres ne sont pas loin d'être épuisés et je dis, comme M. Farenheit: retournons-nous-en!...

De tout ce que venait de dire le jeune homme le vieillard n'avait retenu qu'une chose: c'est ce qui avait trait à l'impossibilité matérielle de continuer le voyage.

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—C'est ce qui vous trompe, répondit-il, nous avons encore pour trois mois d'air respirable, de boissons et d'aliments; voyons, accordez-moi ces trois mois... serait-ce trop payer de quelques semaines de retard la joie ineffable que nous éprouverons à contempler des mondes si merveilleux?

Gontran eut un geste énergique et il ouvrait la bouche pour répondre par un refus catégorique à la demande suppliante du vieillard, lorsque Fricoulet, se penchant vers lui, murmura rapidement à son oreille:

—Ne le contrarie pas et accepte; il n'y a pas moyen de faire autrement...

—Hein! sursauta le jeune homme.

—Impossible de virer de bord, ajouta tout bas l'ingénieur.

Mais, si bas qu'il eût parlé, Farenheit l'avait entendu; il se dressa tout debout, comme si ses jambes eussent été mues par un ressort, et, jetant ses grands bras au plafond:

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Aimait-il ou n'aimait-il pas Séléna? (p. 45).

—Impossible! vociféra-t-il d'une voix de Stentor, impossible! je croyais que ce mot-là n'était pas français.

Fricoulet haussa les épaules.

—Et je vous dis, moi, déclara-t-il, que si Napoléon s'était trouvé à notre place, il ne se serait jamais hasardé à prononcer une phrase semblable. J'aurais été curieux de voir comment il s'y serait pris pour virer de bord avec l'épouvantable vitesse qui nous emporte.

L'Américain poussa un rugissement.

—Mais alors, s'écria-t-il, il n'y a aucune raison pour que nous ne continuions pas, de la sorte, jusqu'au fin fond de tous les mondes!

—Dame, riposta Fricoulet, je n'en sais pas plus que vous, mon cher monsieur Farenheit; tout ce que je puis vous dire, c'est ce que je constate, et je constate malheureusement que nous sommes entraînés avec une rapidité qui, pour une raison que je ne m'explique pas, va toujours en augmentant.

—Et rien à faire?... rien à tenter?

—Pour le moment, rien: misérable corpuscule, l'Éclair est soumis à des influences stellaires inconnues de nous et contre lesquelles, par conséquent, il est difficile de lutter.

L'Américain était abasourdi, promenant ses regards successivement sur toutes les personnes qui se trouvaient là, comme s'il attendait que l'une d'elles prît la parole pour démentir l'ingénieur et affirmer que tout espoir n'était pas perdu; malheureusement ce n'étaient ni Séléna, ni Gontran et encore moins Ossipoff, qui étaient capables de lui regaillardir l'esprit sur ce point.

D'ailleurs, M. de Flammermont, obéissant au conseil que Fricoulet lui donnait, en clignant de l'œil du côté d'Ossipoff, dit en ce moment au vieillard:

—Soit donc, qu'il soit fait ainsi que vous l'avez voulu: poursuivons notre route insensée et souhaitons que la responsabilité que vous avez prise, en agissant ainsi que vous l'avez fait cette nuit, ne pèse pas, à certain moment, trop lourdement sur vos épaules.

Le vieillard, l'esprit tout rempli de ses turlutaines scientifiques, ne voulut voir, dans les paroles de Gontran, qu'un pardon généreux accordé à sa trahison, et, pour le remercier, il tendit les mains vers lui.

Mais le jeune homme se souciait peu, pour l'instant, des étreintes amicales du vieux savant, et, faisant mine de ne point voir le geste de celui-ci, il tourna les talons et rejoignit Fricoulet qu'il avait entendu descendre dans la salle de la machine.

—Mon vieux, fit-il d'un ton grave, je suis homme et prétends avoir la force d'apprendre, sans trembler, le sort qui nous est réservé; donc, j'exige de toi la franchise la plus absolue.

—Eh bien! franchement, je ne sais rien. Ainsi que je l'ai déclaré tout à l'heure à Farenheit, nous subissons, actuellement des forces attractives dont je ne me rends aucun compte. Nous voguons en plein inconnu. Je doute que le père Ossipoff lui-même y comprenne quelque chose, et cependant lui qui est resté pendant presque toute sa vie le nez collé à l'objectif des télescopes...

Cette fois, Gontran parut réellement accablé, car il avait une foi absolue dans l'ingéniosité de Fricoulet qui, tant de fois déjà depuis le commencement de ce voyage insensé, les avait tirés des situations désespérées où les avait mis les idées folles d'Ossipoff.

Aussi, du moment que l'ingénieur lui déclarait qu'il ne pouvait rien, c'est qu'il n'y avait plus qu'une chose à faire: attendre stoïquement la mort.

Il sortit de la machinerie sans ajouter un mot, gagna sa cabine et s'étendit sur son hamac, où il ne tarda pas à s'endormir, en dépit de l'angoisse fort naturelle qu'avait mise en lui la réponse très franche de son ami.

Il s'éveilla en entendant prononcer son nom tout près de son oreille, et ses yeux, soudainement ouverts, virent Fricoulet debout à son chevet et penché vers lui.

—Eh bien! tu t'en payes un somme! plaisanta l'ingénieur.

—J'ai dormi longtemps? interrogea M. de Flammermont en se dressant sur son séant.

—Peuh! quelque chose comme six heures.

—Pas possible! s'écria Gontran en sautant sur le plancher.

Pour toute réponse, l'ingénieur tira sa montre et la mit sous le nez de son ami.

—C'est ma foi vrai, murmura celui-ci.

Puis le souvenir de la réalité, un moment évanoui pendant le sommeil, lui revenant soudain:

—Rien de nouveau? demanda-t-il.

—Si, quelque chose... et de très important...

—Tu as réussi à nous faire virer de bord?

—Pas précisément: toujours en avant et d'une vitesse toujours croissante.

—Ah! dit Flammermont d'un air morne; alors qu'y a-t-il de nouveau et de si important?

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—Mais ma parallaxe, parbleu! tu sais bien... je l'ai établie.

—Alors?

—Eh bien! nous savons où nous allons. Tu trouves que ce n'est rien, cela?

—Peu m'importe où nous allons, du moment qu'on ne va pas où je veux.

Fricoulet haussa insouciamment les épaules.

—Baste! plaisanta-t-il, tout chemin mène à Rome...

Il ajouta, en frappant amicalement sur l'épaule de Gontran:

—... Et aussi à la mairie du VIIIe arrondissement, mon vieux.

M. de Flammermont poussa un soupir qui en disait beaucoup sur l'état de lassitude auquel il en était arrivé, et, baissant les yeux pour fuir le regard inquisiteur de l'ingénieur:

—Ah! mon cher Alcide, répondit-il, si tu savais comme j'y pense peu, en ce moment, à la mairie du VIIIe..., et tiens, veux-tu que je t'avoue une chose, je n'y pense même pas du tout, et j'ai une peur, c'est que plus j'irai et moins j'y penserai...

Fricoulet se mit à rire, et, frappant sur l'épaule du jeune apprenti diplomate:

—Farceur! va, s'exclama-t-il; voilà au moins dix fois, depuis le commencement du voyage, que tu me racontes la même chose... Tu ne penses pas un mot de ce que tu dis...

—Je te jure...

—Pas de faux serment! ça porte malheur.

—Alcide...

—Allons donc! à qui feras-tu croire qu'un amour assez grand pour vous emmener dans la Lune à la suite de la femme aimée, puisse s'en aller ainsi en fumée, sans qu'il n'en reste pas au moins une parcelle!...

—Je n'ai pas prétendu qu'il n'en restât pas.

—En ce cas, tu sauras qu'en matière d'incendie, un feu n'est considéré comme éteint que lorsqu'il ne subsiste aucune étincelle; autrement, il suffit de la plus petite brise pour tout rallumer...

Gontran courba la tête, un peu confus de la perspicacité de son ami, bien qu'au fond il se demandât si cette perspicacité était capable de démêler exactement ce que lui-même ne pouvait arriver à démêler, c'est-à-dire: aimait-il ou n'aimait-il pas Séléna?

Qu'il eût éprouvé pour la jeune fille une passion réelle, profonde, cela ne pouvait être mis en doute; ainsi que venait de le dire fort justement Fricoulet, on ne se lance pas ainsi qu'il l'avait fait dans d'aussi abracadabrantes aventures, sans qu'un lien puissant vous attache à la femme qui vous entraîne à sa suite.

Et bien qu'en effet, écœuré par les retards successifs apportés au retour sur la Terre, énervé par les continuelles discussions que soulevait Ossipoff, il eût préféré bien des fois renoncer à son amour; cet amour était plus fort que sa volonté et triomphait sans peine de ses irritations et de ses mauvaises humeurs.

Certes, quoi qu'il eût dit à Fricoulet, il aimait encore Séléna; oui, il en était sûr, il l'aimait assez pour l'épouser et pour trouver, dans ce mariage, le bonheur rêvé depuis si longtemps.

L'aimait-il assez pour continuer à jouer, une fois qu'elle serait devenue sa femme, le rôle qu'il jouait depuis des mois? Voilà la question qu'il se posait, question à laquelle, même en dehors des moments d'irritation, il croyait devoir répondre négativement.

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Il en avait assez des planètes, des bolides, des comètes, des étoiles et des soleils! Il avait eu beau se saturer de la lecture des Continents Célestes, son esprit s'était montré absolument réfractaire au calcul des orbites, des aphélies et de tout cet appareil scientifique avec lequel Fricoulet jonglait aussi facilement que s'il n'eût jamais fait que cela toute sa vie; il refusait énergiquement de mordre à l'astronomie et la vue seule d'Ossipoff le mettait dans un état d'irritation difficile à dissimuler.

En outre, l'engagement qu'il avait pris quelques jours auparavant de consacrer sa vie à la continuation des études du vieux savant sur Hypérion, et de léguer à son fils aîné le soin de continuer ses propres études, cet engagement pris à la légère, sous l'influence d'un tendre sourire de Séléna, l'épouvantait maintenant qu'il y réfléchissait froidement.

Comment! il ne suffisait pas à la folle curiosité d'Ossipoff qu'il sacrifiât à la recherche de mondes problématiques les quelques années qui lui restaient à vivre, il fallait encore que cette curiosité le poursuivît lui-même et la première génération issue de lui! Ah çà! était-il donc fou l'autre jour quand il avait juré de se conformer au désir du vieillard.

Ce fut sous l'influence de ces pensées que, relevant la tête, il dit à Fricoulet:

—Je te jure que tu es plus malin que moi si tu crois pouvoir affirmer quelque chose sur ce qui se passe en moi: Certes, Séléna est une fille charmante, qui ferait une non moins charmante compagne, mais l'astronomie... non, décidément, il y a trop d'astronomie à la clé...

—Baste!... tu as bien réussi à donner le change à Ossipoff depuis trois ans;... pour quelque temps à peine que le voyage va encore durer, tu ne vas pas faire la bêtise d'enlever ton masque...

Gontran se croisa les bras.

—Alors! exclama-t-il, tu t'imagines que le vieux désarmera le jour de mon mariage!... On dirait, ma parole, que tu ne le connais pas;... mais, mon cher, après, ce sera bien pis encore: il m'aura tout le temps sous la main et il ne se passera pas une journée qu'il ne me tourne et retourne sur son gril astronomique.

Fricoulet ne put s'empêcher de sourire, tant son ami mettait, à prononcer ces mots, d'animation acerbe.

—Tu pourrais bien ne pas te tromper, fut-il obligé de répondre.

—Alors, comme tu ne peux pas être continuellement là pour me servir de souffleur, je serai bien obligé d'avouer la vérité et il est trop peu homme pour comprendre ce qu'a de sublime, au point de vue amour, un mensonge comme le mien, soutenu, trois années durant, sans défaillance... Tu vois d'ici l'existence qu'il faudra mener jusqu'à ce qu'il plaise à Dieu de me rappeler à lui...

—Et cet amour qui t'a donné la force de jouer si merveilleusement ton rôle de faux savant, n'a pu te donner celle d'apprendre réellement ce que tu ne savais pas?... c'est ça qui aurait sauvé la situation...

Les yeux de Gontran s'arrondirent effarés.

—Astronome!... moi! clama-t-il... Ah çà! tu deviens fou, toi aussi! Oh! non, j'aimerais mieux renoncer...

Le visage de Fricoulet prit une expression singulière.

—Dis-tu cela sérieusement... et songes-tu au chagrin de cette enfant?

—Certes, répondit Flammermont avec une fatuité ingénue qui fit courir un sourire sur les lèvres de son ami, je ne puis me cacher que Séléna m'aime beaucoup et que ce serait pour elle un coup cruel que de renoncer à l'espoir, si longtemps caressé, d'être ma femme... mais, d'un autre côté, je ne tiens pas à me ramollir le cervelet avec ce fatras scientifique qui m'idiotise...

Puis, après un silence:

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—Ah! si Ossipoff pouvait disparaître! soupira-t-il.

—Tais-toi donc, tu es féroce!

—Eh! mon cher, c'est mon bonheur que je défends.

Ils se turent un moment; ensuite Fricoulet dit à son ami:

—Il ne sert à rien de précipiter les choses et, tant que tu m'as là, comme terre-neuve, pour sauver les situations compromises, tu peux continuer à jouer ton rôle... Revenons toujours sur Terre,... ensuite, tu aviseras...

—Revenir sur Terre?... nous n'en prenons pas le chemin, puisque, à l'instant, tu m'annonçais que nous filions dans l'espace en lui tournant le dos.

—C'est la vérité; seulement, maintenant, nous savons une chose que nous ignorions lorsque nous nous sommes aperçus que l'Éclair avait dévié de sa route.

—Ah oui! cette chose importante... eh bien?

—Eh bien!... l'étoile que tu prenais pour Vénus, c'est tout simplement α (alpha) du Centaure.

Gontran écarquilla les yeux.

—α (alpha) du Centaure! répéta-t-il, d'un ton qui révélait si clairement son ignorance, que Fricoulet ne put s'empêcher d'éclater de rire.

—Ne saurais-tu pas, par hasard, demanda-t-il, ce que c'est que la Voie Lactée?

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On se remit en marche, tandis que Séléna pour reconforter son fiancé lui disait gentiment... (p. 53).

—Dame, j'en sais ce que tout le monde en sait: c'est une agglomération d'étoiles tellement dense qu'elle forme dans le ciel une longue traînée blanchâtre, dont l'aspect a certainement donné lieu à la légende mythologique qui veut que ce soit là une tache de lait produite par la chèvre qui nourrissait je ne sais plus quel dieu...

—En effet, dit l'ingénieur avec un petit hochement de tête plein de condescendance, c'est là ce que tout le monde sait; mais comme toi, tu n'es pas tout le monde....

—Comment ça?...

—Non, le futur gendre de Mickhaïl Ossipoff n'est pas tout le monde et, en conséquence, la Voie Lactée doit être, pour toi, autre chose que ce que tu viens de me raconter...

Gontran esquissa un geste éloquent d'indifférence.

—Si tu savais, répondit-il, ce que cela m'importe peu... Je trouve mon bagage scientifique suffisant tel qu'il est et je n'éprouve nullement le besoin de l'augmenter...

Le visage de Fricoulet prit un air comiquement tragique.

—Imprudent! s'exclama-t-il, tu ignores que cette question de la Voie Lactée est d'une actualité palpitante, brûlante... et que, d'un moment à l'autre, Ossipoff peut mettre la conversation là-dessus...

—Eh bien! je le laisserai causer—ce qui sera de ma part une preuve de déférence due à son grand âge et à son savoir—et puis, j'ai les Continents célestes...

—Rien, dans les Continents Célestes, répondit l'ingénieur en secouant la tête; donc écoute et retiens bien...

—Je t'écoute et je tâcherai de retenir, répondit M. de Flammermont d'un ton résigné.

—Ce ne sera pas long: tu sais d'abord, n'est-ce pas, que notre système solaire, avec les huit planètes gravitant autour de lui, n'est qu'une île de l'Océan céleste et que chaque étoile est elle-même un Soleil comme le nôtre, centre, comme lui, d'autres ensembles planétaires...

—Je sais cela depuis ma plus tendre enfance; continue.

—Il faut d'abord que tu saches que la Voie Lactée entoure complètement la Terre et par conséquent le système solaire tout entier;... retiens ensuite que Herschell a évalué à 18 millions le nombre d'étoiles dont se compose la Voie Lactée, en outre, que ces étoiles, si serrées les unes contre les autres—semble-t-il—sont au contraire séparées les unes des autres par des intervalles de plusieurs millions de lieues; ce qui permet de supposer, à cette agglomération de Soleils, une immensité fantastique; enfin, que notre Soleil, à nous, notre planète natale et presque toutes les étoiles visibles de chez nous font partie de la Voie Lactée... Est-ce compris et retenu?...

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—Mais oui, mais oui; seulement, je ne saisis pas bien pourquoi tu me racontes tout cela et en quoi la question de la Voie Lactée est d'une actualité si brûlante?

—C'est vrai! s'exclama Fricoulet, je ne t'ai pas dit: nous sommes en ce moment dans la Voie Lactée et le point vers lequel nous voguons en droite ligne se trouve situé dans la région où les Soleils sont les plus denses: ce point c'est α (alpha) du Centaure... Eh bien! quand on est perdu, c'est déjà un fameux avantage, je trouve, que d'avoir un moyen de se retrouver...

Gontran frappa du pied avec impatience.

—Ah! tu es énervant, à la fin, avec ton optimisme; je te demande un peu de quelle importance peut être un phare qui vous annonce que le seul chemin à suivre est précisément celui qu'il vous est impossible de prendre... Et puis, tu viens de dire toi-même que nous nous dirigeons vers l'endroit le plus compact de la Voie Lactée! Une fois que nous nous serons fourrés au milieu de ce fouillis inextricable de Soleils, qui certainement se ressemblent tous, veux-tu me dire, s'il te plaît, comment nous nous y prendrons pour savoir quel est celui sur lequel nous devons nous guider.

Cette question était trop pleine de bon sens pour que l'ingénieur pût dédaigner d'y répondre; mais d'un autre côté, sans doute ne l'avait-il pas prévue, car il garda quelques secondes le silence.

Alors, Gontran s'écria d'un ton tragique:

—Nous voici donc condamnés à errer à travers tous les systèmes planétaires de l'Infini, véritables juifs-errants de l'espace, jusqu'à ce que nous ayons trouvé notre Terre natale... c'est-à-dire jusqu'à la consommation des siècles... ou de nos provisions...

—Mais non,... mais non,... fit l'ingénieur en souriant avec cette belle assurance qui ne l'abandonnait jamais... on ne se perd pas comme ça... et puis quelque immense que soit l'Univers, en allant toujours droit devant nous, nous finirions toujours bien par en voir la limite.

En cet instant, Séléna entra dans la machinerie et, s'avançant vers M. de Flammermont, lui dit d'un air tout timide:

—Gontran, mon père demande si vous voudriez être assez aimable, pour le venir rejoindre; il n'ose quitter son télescope et, d'un autre côté, il veut vous consulter...

Le visage du jeune homme s'assombrit.

—Me consulter! diable, murmura-t-il, tandis que ses regards s'attachaient avec inquiétude sur la fille du savant, et... savez-vous sur quoi doit porter la consultation?

Séléna esquissa un geste vague.

—Je ne saurais trop vous dire, répondit-elle, à moins qu'il ne soit embarrassé sur les régions que traverse l'appareil...

Fricoulet regarda son ami d'un air de triomphe.

—Qu'est-ce que je te disais! s'exclama-t-il; est-elle brûlante, la question de la Voie Lactée?

—Mais, c'est que je n'en sais pas un mot, balbutia Gontran du ton piteux que prend un écolier auquel le professeur va demander sa leçon...

La voix de M. Ossipoff se fit entendre dans la cage de l'escalier.

—Gontran, appelait-elle, Gontran...

Le jeune homme se tournait alternativement vers Fricoulet et vers Séléna, comme pour leur demander conseil...

—Voyons, rappelle-toi, fit l'ingénieur tout en le poussant vers l'escalier, Voie Lactée... amas de soleils... centres eux-mêmes de systèmes planétaires...

—Mais les constellations, monsieur Fricoulet, dit Séléna en arrêtant la marche du groupe, lui avez-vous dit les constellations qu'elle traverse?

—Non, je n'ai pas eu le temps... j'allais justement lui en parler, quand vous êtes arrivée...

—Vite... dites vite... demanda angoisseusement le jeune comte.

—Eh bien! voilà: la Voie Lactée traverse, en partant du nord—note bien que je te parle d'observations prises de la Terre—l'Aigle où elle se partage en deux branches, Antinoüs, l'Écu de Sobieski et le Sagittaire. Les deux rameaux de la Voie se réunissent dans l'hémisphère austral, dans la constellation du Scorpion; après quoi ils franchissent le Centaure, le Triangle Austral, la Croix-du-Sud...

Gontran se prit la tête à deux mains, dans un geste absolument fou.

—Jamais je ne me rappellerai tout cela...

—Nous te soufflerons, Mlle Séléna et moi, affirma Fricoulet, je continue: nous trouvons ensuite le Grand Chien, la Licorne, le Taureau, les Gémeaux, le Cocher, Persée, Cassiopée et enfin le Cygne, où elle arrive, après avoir fait le tour entier du Ciel;... maintenant, allons...

Et il entraîna Gontran qui répétait à mi-voix:

Antinoüs... le Scorpion... le Grand Chien... le Cygne... Non, je ne me rappellerai jamais...

S'arrêtant, il s'exclama:

—Tiens... je ne me souviens plus du nom du Soleil, vers lequel nous nous dirigeons.

—Le Centaure... à trois trillions de lieues du Soleil;... n'oublie pas que sa lumière met trois ans et demie à nous arriver...

On se remit en marche, tandis que Séléna, pour réconforter son fiancé, lui disait gentiment:

—N'ayez crainte... je suis là et je vous aiderai.

—Je bafouillerai, c'est certain...

—Baste! ricana Fricoulet, tu songeras à la mairie du huitième et tu ne bafouilleras pas...

Ossipoff, l'œil toujours collé au télescope, ne bougea pas en entendant le bruit des pas qui franchissaient le seuil de sa cabine...

—Ah! c'est vous, mon cher ami, se contenta-t-il de dire, je vous attendais avec une vive impatience.

On voit par ce langage que, tout entier ressaisi par ses préoccupations scientifiques, le vieillard avait déjà oublié le sujet de mécontentement qu'avaient contre lui ses compagnons de voyage, et plus particulièrement Gontran.

Celui-ci, s'approchant, demanda:

—Que désirez-vous, monsieur Ossipoff?

—Avoir votre avis sur la situation; voici près de vingt-quatre heures que je suis en observation et mes idées commencent à ne plus être très nettes;... mais vous avez dû réfléchir, de votre côté,... où pensez-vous que nous nous trouvons actuellement?...

—Mais dans la Voie Lactée, répondit le jeune homme avec assurance; n'est-ce pas, Fricoulet...

—Ce n'est pas M. Fricoulet que j'interroge, mais vous, mon cher ami, répliqua Ossipoff avec un petit claquement de langue impatienté.

Et il ajouta, plissant les lèvres pour mieux marquer en quel médiocre estime il tenait les connaissances scientifiques de l'ingénieur:

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—Pourquoi, pendant que vous y êtes, ne demandez-vous pas aussi l'avis de M. Farenheit?

Celui-ci entrait précisément en cet instant et s'écria:

—Mon avis! jamais..... pour le cas que l'on en fait... Ah! si on l'avait toujours suivi, mon avis... on aurait commis moins de bêtises qu'on en a commises... Et, d'abord, nous ne serions pas ici...

L'Américain avait prononcé ces mots tout d'une traite, avec une volubilité telle que l'on eût vainement tenté de l'arrêter; mais quand il eut fini, Ossipoff lui dit dédaigneusement:

—Vous ne savez ce que vous dites; mon cher monsieur... vous n'êtes pas au courant de la conversation.—Et, à Gontran:

—Alors, suivant vous, nous sommes dans la Voie Lactée?

—Il n'y a pas l'ombre d'un doute.

Cette réponse, le jeune comte l'avait faite d'un ton un peu moins assuré, car le savant lui avait adressé la parole sur le ton qu'il prenait d'ordinaire, quand il lui semblait surprendre Gontran en flagrant délit d'ignorance ou de divergence d'opinion avec lui.

—Ah! la Voie Lactée! répéta-t-il encore, après l'avoir considéré d'un air singulier, à travers ses lunettes... Eh bien! je suis fâché de vous donner un démenti formel, mon cher ami.

Ce mot de démenti entra dans la peau, déjà fort irritée du jeune homme, comme une pointe d'aiguille; il devint tout rouge et s'écria d'une voix furieuse:

—Un démenti!... à moi!...

—Mais, farceur... murmura Fricoulet à son oreille, entre savants ces choses-là ça n'a pas d'importance...

—C'est juste, observa Gontran.

Et s'adressant à Ossipoff.

—Sans indiscrétion, pourrait-on savoir pourquoi; car, enfin, de deux choses l'une, ou vous m'interrogez pour avoir mon avis, ou bien pour me faire passer un examen...

—Permettez...

—Rien, jusqu'à ce que j'aie fini: si vous avez voulu vous amuser à me «pousser une colle», je vous dirai tout net que le moment est mal choisi et que je trouve la chose de mauvais goût...

—Oh! loin de moi...

—Si, au contraire, vous voulez connaître mon avis, c'est que vous-même n'en avez pas et alors j'ai lieu de m'étonner que vous me démentiez si énergiquement...

Il était vraiment emballé, le brave Gontran, emballé pour rien, il faut en convenir, et l'ingénieur, comme l'Américain d'ailleurs, le regardaient avec une véritable stupéfaction.

—Maintenant que vous avez fini, je m'en vais vous répondre, fit très placidement le vieillard.

Il se leva, indiqua le télescope à Gontran, prononçant ce seul mot:

—Regardez...

Le jeune homme s'assit, mit son œil à l'oculaire et murmura, quelque peu déconcerté, il faut en convenir.

—Eh bien?

—Vous avez bien regardé?

—Mais oui.

—L'étoile la plus brillante que nous avons devant nous, qu'est-ce que c'est, d'après vous?

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—α (alpha) du Centaure, répondit hardiment M. de Flammermont, après avoir jeté un regard en dessous à Fricoulet...

Puis, voyant Ossipoff dresser vers le plafond ses doigts écarquillés, avec tous les signes les plus évidents de l'horreur:

—Qu'est-ce qui vous prend? demanda-t-il.

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Le vieillard, dont les lèvres s'agitaient muettement, commençait à parler, comme en extase (p. 62).

Ossipoff ne fit qu'un bond jusqu'au coffre où il enfermait les objets les plus précieux, qu'il avait pu sauver des différentes catastrophes dans lesquelles il avait perdu la plus grande partie de son matériel scientifique; il revint, brandissant une carte céleste qu'il déploya sous les yeux de Gontran.

—Voyez-vous aucun point de ressemblance, fit-il, entre ce qui est sur cette carte et ce qui se trouve dans l'espace. Voici le Centaure... là... sous mon doigt;... si ce que vous me prétendez être alpha l'était réellement, cet assemblage d'étoiles se présenterait-il à nous sous un semblable aspect...

Le jeune comte, après avoir regardé la carte, mit de nouveau l'œil à l'oculaire et, déjà, il ouvrait la bouche pour convenir qu'en effet les points de ressemblance entre ce qui était et ce qui devait être, étaient peu nombreux, lorsque Fricoulet, qui manœuvrait vainement pour se rapprocher de son ami, mais qui n'y pouvait parvenir, parce qu'Ossipoff ne le quittait pas des yeux, se décida à intervenir.

—Mon Dieu, monsieur Ossipoff, balbutia-t-il en s'efforçant de prendre un air ingénu, vous m'excuserez si je dis une bêtise; moi, vous savez, je ne suis guère au courant de ces questions-là. Seulement, il me semble que dans cette différence d'aspect, la perspective doit être pour quelque chose.

—La perspective! s'exclama le vieillard en sursautant.

—Dame, poursuivit l'ingénieur, est-ce que vous ne croyez pas qu'une distance de trois trillions de lieues soit susceptible de changer un peu l'angle sous lequel on aperçoit les choses; il est tout naturel que la forme des constellations ne soit plus la même, les étoiles, qui nous paraissent de la Terre si pressées les unes contre les autres, se sont écartées... Qu'en penses-tu, Gontran?

—Je pense, répondit hardiment celui-ci, tandis qu'il remerciait, d'un clignement d'yeux, son ami de lui avoir, une fois encore, tendu la perche, je pense que ta logique a vu plus juste que la science de M. Ossipoff et que tu n'as fait que formuler l'opinion que j'allais lui faire connaître, au moment où tu as pris la parole.

L'ingénieur se détourna un peu pour dissimuler le sourire provoqué par le toupet de son ami, tandis que Ossipoff bousculait presque Gontran pour prendre place devant le télescope, murmurant d'une voix tremblante d'émotion:

—Alpha!... Alpha!...

Farenheit se pencha à l'oreille de Fricoulet et désignant le savant d'un hochement de tête:

—Le voilà parti! murmura-t-il d'un ton dédaigneux...

Mais brusquement, sans se déranger, Ossipoff demanda:

—Gontran, ne m'avez-vous pas dit que vous aviez établi la parallaxe de cette étoile?

Prestement, Fricoulet passa à son ami un feuillet de son carnet, sur lequel il avait fait ses calculs.

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—En effet, monsieur Ossipoff.

—Et cela vous a donné?

—Des résultats qui établissent l'exactitude de la parallaxe faite par les astronomes terrestres: c'est-à-dire 0,92, soit près d'une seconde.

Et pour l'édification de Farenheit et de Séléna, il ajouta:

—Ce qui correspond à 222,000 fois la distance de la Terre au Soleil.

—Ou huit trillions de lieues, dit à son tour Fricoulet; ce qui fait que la lumière d'Alpha met trois ans et trois mois à arriver à la Terre et qu'un train express, faisant 60 kilomètres à l'heure, parcourrait cette distance Ossipoff n'écoutait pas; il était plongé dans l'admiration de cet astre qu'il n'avait jamais pu apercevoir de l'Observatoire de Pulkowa, n'ayant pas eu la chance d'être choisi par ses collègues pour aller dans les régions australes du Globe—desquelles seules il est visible—l'étudier dans tous ses détails.

Et il répétait, en proie à un trouble inexprimable:

—Alpha!... Alpha!...

—Attention, murmura Fricoulet en se penchant vers Gontran, je veux que le diable me croque si avant peu Alpha ne te tombe pas, sous forme de tuile, sur la tête: donc, étoile de première grandeur... lumière égale à la 27.000e partie de la Pleine Lune.

—C'est peu...

—Et, cependant, on conclut qu'Alpha est beaucoup plus brillant et beaucoup plus lumineux que notre Soleil.

—Comprends pas.

—Facile cependant: il ne faut pas oublier que, s'il faudrait 22 millions d'étoiles de l'éclat d'Alpha pour nous donner la même lumière que le Soleil, Alpha se trouve à 32 milliards de kilomètres et qu'en conséquence...

—Compris; mais pour vous autres, on dirait que c'est un amusement de jongler avec les chiffres; en quoi est-il intéressant, je te demande, de savoir qu'un train marchant, etc., etc.. On pourrait prolonger indéfiniment ces exemples et, après avoir établi le record du train pour la vitesse, établir celui de la tortue pour la lenteur.

Sans répondre, l'ingénieur poursuivit:

—Jusqu'en 1689, Alpha passait pour être une étoile simple: c'est Richaud qui, à Pondichéry, l'a dédoublé pour la première fois...

—Dédoublé! répéta Gontran surpris de cette expression.

—C'est-à-dire qu'Alpha a un compagnon, de couleur jaune orange, éloigné de lui de 18 secondes, soit environ 723 millions de lieues...

—Et tu appelles cela être accompagné?...

—Mon cher, étant donné l'infini dans lequel se meuvent les astres, cette distance est minime; en tout cas, que l'expression soit ou non juste, les faits constatés sont ainsi... La révolution de ces deux Soleils autour de leur centre de gravité s'effectue en 84 ans, durée exactement semblable à celle de la révolution d'Uranus autour du Soleil... Retiendras-tu ça?

—Oui... oui... répondit Gontran, que ces répétitions mystérieuses d'astronomie énervaient toujours et qui lui semblaient, dans les circonstances présentes, plus énervantes encore, est-ce tout?

—Non, ce n'est pas tout; il y a encore quelque chose qu'il faut que tu retiennes, car c'est un des points les plus importants, en ce qui concerne les étoiles: Alpha du Centaure est animé d'un mouvement propre très rapide...

—Comment! d'un mouvement propre!...

—C'est-à-dire que, non contents d'opérer leur révolution sur eux-mêmes et autour de leur centre de gravité, ces deux Soleils se déplacent dans l'espace suivant 0"477 en ascension droite vers l'Ouest et 0"776 en déclinaison vers le Nord. Ce qui donne comme résultante, en mouvement vers le Nord-Ouest, un arc de 3"643 par an, 6' par siècle, ou 1 degré en dix siècles par rapport au système solaire.

—Mais alors, les constellations se déplacent!

—Parfaitement.

—En ce cas, les cartes célestes établies par les astronomes de l'antiquité...

—...ne ressemblent en rien aux nôtres... pas plus que les nôtres ne ressembleront à celles que dresseront tes petits-fils..., dit Fricoulet, faisant allusion à l'engagement solennel qu'avait pris Gontran.

Celui-ci grommela entre ses dents.

—S'il n'y a jamais que mes héritiers pour s'occuper de Centaure et Cie... la science risque fort de demeurer stationnaire.

Farenheit qui, n'ayant pas autre chose à faire, écoutait les explications fournies par l'ingénieur, dit alors:

—Cela doit finir par mettre le Ciel sens dessus dessous, ces sempiternels déplacements?... et moi qui croyais qu'il n'y avait que l'humanité qui changeait...

—Tout change dans la nature, monsieur Farenheit, riposta Fricoulet: dans douze mille ans, l'Alpha du Centaure fera partie de la Constellation de la Croix-du-Sud, dont la figure va, d'ailleurs, se disloquant de siècle en siècle et elle continuera à se diriger vers Sirius...

—Mais dans douze mille ans, la Croix-du-Sud, elle-même, n'existera peut-être plus.

—Ça, c'est bien possible.

Gontran haussa les épaules.

—Alors, à quoi bon se donner tant de mal pour étudier des choses qui, demain, ne seront plus?

En ce moment, Ossipoff poussa une exclamation qui groupa autour de lui ses compagnons de voyage.

—Gontran!... Fricoulet!... Séléna!... fit-il d'une voix admirative... Ah! mes amis! mon enfant!... Je le vois... Je le vois!... c'est lui!... il n'y a pas d'erreur possible!... que c'est beau! que c'est beau!...

—Eh! mon Dieu! monsieur Ossipoff, ricana Fricoulet, si vous ne nous laissez pas voir, faites-nous part, au moins, de ce que vous voyez...

—Oméga!... mon cher Fricoulet, c'est Oméga que je tiens là dans le champ du télescope...

Et le vieillard, empoigné par son admiration, se tut de nouveau, l'esprit absorbé totalement par la contemplation de l'astre.

—Oméga!... répéta Farenheit qui, pour faire fortune dans les suifs, n'avait pas eu besoin de se livrer à l'étude des langues mortes...

—Une lettre de l'alphabet grec, mon cher monsieur, répondit Fricoulet, sous laquelle les catalogues astronomiques désignent un des plus beaux amas de Soleils qui existent dans l'univers céleste.

—Un amas!

—«L'œil émerveillé de l'observateur, dit sir John Herschell, voit apparaître un véritable fourmillement de plusieurs milliers de Soleils, entassement prodigieux, de forme sphérique, mesurant plus de vingt secondes de diamètre, c'est-à-dire près des deux tiers du disque de la Pleine Lune.

Gontran hocha comiquement la tête vers le vieux savant.

—En ce cas, Ossipoff doit être à la joie de son âme! murmura-t-il.

Il se tut; le vieillard, dont les lèvres s'agitaient muettement, commençait à parler, comme en extase.

—Oui... oui... Flammarion avait raison, lorsque, de la Terre, d'après la netteté de ces petits points lumineux et de l'étendue considérable de cet amas entièrement résoluble en étoiles, il concluait que c'est là un des univers célestes les plus proches de nous... Oh! merveille!... Oh! spectacle vraiment sublime! et que Dieu est bon de m'avoir laissé vivre assez pour l'admirer dans ce qu'il a fait de plus merveilleux.

Farenheit grommela entre ses dents.

—Cela dépend de la manière d'envisager les choses; Dieu eût été bien meilleur, s'il m'eût permis d'admirer la 5e avenue...

—Et moi la mairie du huitième, murmura M. de Flammermont.

Séléna prit la main du jeune homme entre les siennes et dit d'une voix douce en lui montrant le vieillard dans un geste attendri.

—Ah! Gontran... il est si heureux!...

—Seulement, vous oubliez, mademoiselle, objecta Fricoulet, que son bonheur est fait du malheur des autres;... mais le fait est qu'il paraît être au comble du bonheur...

Ossipoff, soulevé sur son siège, les mains crispées sur le télescope contre lequel il s'écrasait le visage, le corps agité d'un tremblement convulsif, semblait vouloir prendre son élan pour se jeter dans l'espace, attiré qu'il était par la splendeur du spectacle qui s'offrait à lui.

Mais, tout à coup, on l'entendit se demander à mi-voix.

—Est-ce nous qui marchons?... sont-ce ces mondes qui marchent?... ou obéissent-ils, comme nous, à un mouvement de translation générale?...

—Que dit-il? chuchota Gontran à Fricoulet...

Celui-ci sourit et, faisant à son ami signe de le suivre, sortit de la cabine sur la pointe des pieds.

—Étant donné la manie féroce qu'a Ossipoff de t'interroger à tout bout de champ, expliqua l'ingénieur quand ils furent seuls dans la machinerie, évite autant que possible de te tenir à portée quand tu n'y es pas tout à fait obligé... C'est de la prudence élémentaire... surtout lorsque tu risques d'être entraîné sur un terrain que tu ne connais pas...

—Mais,... que voulait-il dire? demanda à nouveau M. de Flammermont.

—Oh! c'est très simple, mais encore faut-il être au courant: les étoiles, dans quelque partie du ciel que ce soit, paraissent, à première vue, se mouvoir dans toutes les directions et avec toutes vitesses possibles; cependant, une étude attentive a fait constater que tous ces mouvements, d'apparence si divers, sont soumis à une loi... et cette loi, c'est notre Soleil à nous qui la régit.

—Pas très clair,... murmura laconiquement le jeune comte.

—Mais si, très clair: n'as-tu jamais, étant en wagon, mis ton nez à la portière.

—Cette question!

—Alors, tu as dû remarquer qu'en regardant les poteaux télégraphiques posés le long de la voie, ces poteaux semblent accourir au devant du train avec une vitesse d'autant plus grande que le train est plus rapide!

—Parfaitement juste.

—Eh bien! il en est de même—prétendent certains astronomes—pour le mouvement dont paraissent animées les étoiles: notre système solaire est emporté à travers l'infini suivant une ligne déterminée et avec une vitesse que l'on est parvenu à établir; or, les mondes stellaires vers lesquels court notre Soleil, semblent, au contraire, se précipiter au devant de lui, s'écartant les uns des autres au fur et a mesure qu'il avance, tandis que le phénomène contraire se produit pour ceux qu'il a dépassés: de là, cette sorte de courant qui semble emporter les étoiles, du point d'arrivée vers le point de départ du Soleil... As-tu compris, maintenant?

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—C'est fort simple.

—Seulement, cette théorie de l'apparence de mouvement des étoiles n'est pas admise par tout le monde et a même soulevé des discussions passionnées: or... d'après les quelques paroles qu'a prononcées Ossipoff tout à l'heure, je vois qu'il n'a pas d'idées bien arrêtées là-dessus...

Il y eut un silence au bout duquel l'ingénieur ajouta:

—Tu pourrais, je pense, aller proposer à Ossipoff de te céder le quart!...

—C'est au tour de Farenheit de marcher, riposta Gontran avec un bâillement sonore, vainement dissimulé derrière sa main.

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Tous trois se jetèrent sur le malheureux qu'ils réussirent à ligoter et à maintenir immobile sur un siège (p. 67).

Comme il achevait ces mots, un bruit de pas légers se fit entendre dans l'escalier et presque aussitôt le gracieux visage de Séléna apparut dans l'encadrement de la porte.

—Mon père s'est endormi, monsieur Fricoulet, dit-elle tout bas; et je venais vous prévenir que M. Farenheit a dit qu'il prenait le quart...

—À merveille; au surplus, pour ce qu'il y a à faire, il pourrait dormir lui aussi; la vitesse qui nous emporte rend inutile toute manœuvre...

Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées que tout le monde, à bord, était plongé dans un profond sommeil, sauf l'Américain dont les lourdes bottes martelaient en cadence le plancher de lithium...

Combien de temps dormirent-ils ainsi?

Soudain, un effroyable cri, les éveillant en sursaut, fit accourir en même temps dans la cabine d'Ossipoff, Fricoulet, Gontran et Séléna: un spectacle terrifiant les attendait.

À travers la cabine qu'incendiait une intense lumière entrant par les hublots et formée de toutes les couleurs du prisme, Farenheit errait comme un fou, le visage dans ses mains crispées, courant, sautant, se heurtant rudement aux cloisons contre lesquelles il venait donner tête baissée, tandis qu'Ossipoff, accroché aux pans de son habit, tentait vainement de l'arrêter.

Et il poussait de véritables hurlements, ainsi qu'en eût poussés une bête blessée, secouant la tête, comme s'il n'entendait pas les objurgations du vieux savant qu'il entraînait à sa suite, sans même s'apercevoir de son poids.

—Qu'y a-t-il donc... monsieur Ossipoff? interrogea Fricoulet, immobile sur le seuil.

—Le sais-je?... je m'étais assoupi, les yeux fatigués par l'étincelante clarté qui venait de l'espace, lorsque tout à coup des cris m'ont éveillé en sursaut... Je n'en sais pas davantage...

—C'est peut-être un nouvel accès de folie... murmura Séléna apitoyée.

—Il faudrait l'enfermer de nouveau dans sa cabine... proposa Gontran...

Mais il sembla que ces mots portassent à son comble la surexcitation de l'Américain: ses cris devinrent plus aigus, ses gestes plus désordonnés et il balbutia ces mots:

—Mes yeux!... mes yeux!... aveugle!...

Ce fut pour Fricoulet comme un trait de lumière.

—Ah! le malheureux! s'écria-t-il... vite... vite... Gontran! bouche les hublots... et vous, monsieur Ossipoff, gardez-vous d'approcher du télescope...

Prestement, avec l'aide de Séléna, Gontran avait aveuglé les hublots avec tout ce qui lui était tombé sous la main: couvertures, coussins, tapis et, tout de suite, dans l'obscurité relative qui régnait maintenant, les voyageurs s'étaient sentis soulagés.

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—Mon cher monsieur Farenheit, dit alors l'ingénieur d'une voix ferme, en s'avançant vers le forcené, voulez-vous me laisser regarder vos yeux...

En parlant, il étendait les bras pour arrêter l'Américain au passage; mais l'autre bondit à l'extrémité de la pièce, continuant de pousser des cris effroyables. Alors, l'ingénieur fit signe à Gontran, à Ossipoff et, à un muet signal, tous les trois se jetèrent sur le malheureux qu'ils réussirent à ligoter et à maintenir immobile sur un siège.

—Tenez-lui les mains, ferme, derrière le dos, ordonna Fricoulet à Ossipoff, et toi, Gontran, empêche-le de bouger la tête.

Pendant que le vieillard empoignait les bras de l'Américain, le second lui saisissait la tête et Fricoulet, pinçant habilement entre ses doigts les paupières supérieure et inférieure de l'œil, les écartait, mettant largement l'œil à découvert.

—Ah! le pauvre diable! murmura-t-il, tandis que ses sourcils se contractaient d'un air de mauvaise humeur...

Et, répondant aux regards interrogateurs que ses compagnons attachaient sur lui:

—La rétine est bien malade, fit-il.

—Mais la raison?

—Ce maudit télescope, parbleu!... étant de quart, pour se désennuyer un peu, M. Farenheit aura voulu regarder Alpha du Centaure et la chaleur, concentrée au foyer de l'oculaire, lui aura cuit la rétine... Est-ce bien cela?...

L'Américain poussa un soupir formidable.

—Hélas!... oui, gémit-il... et alors, je suis aveugle?...

—Espérons que non... Comme vous y allez!... peut-être l'autre œil a-t-il moins de bobo que celui-ci...

—Mais celui-là?... celui-là?... cria Farenheit tout secoué de rage, à la pensée que son œil était perdu...

Fricoulet frappa du pied avec impatience.

—Tenez-vous donc en paix, morbleu! Je ne peux rien dire pour l'instant;... voyons l'autre...

Il saisit les paupières de l'œil gauche, les écarta, et, durant quelques secondes, examina attentivement la rétine; alors, son visage s'éclaira et il murmura d'un ton de véritable soulagement.

—Avec des soins, nous sauverons celui-là...

—Mais l'autre? persista à demander l'Américain.

—Je n'en sais rien... en tout cas, quoi qu'il arrive, vous pourrez vous estimer heureux de n'être que borgne... alors que vous aviez toutes les chances d'être aveugle...

Et Farenheit, sursautant violemment, se débarrassa d'un coup d'épaules de ceux qui le tenaient.

—Mademoiselle Séléna, dit alors l'ingénieur à la fille d'Ossipoff, voudriez-vous bien m'apporter sans tarder ma boîte à pharmacie.

Ces mots eurent pour résultat de mettre de nouveau l'Américain en fureur, tandis qu'Ossipoff, soucieux depuis quelques instants, demandait tout bas au jeune ingénieur.

—Mais, dans ces conditions, l'usage du télescope est impossible.

—Dame! répliqua l'autre en riant, il va falloir vous priver, jusqu'à nouvel ordre, de vos chères études!

Le vieillard poussa un gémissement douloureux auquel Fricoulet répondit par un ricanement moqueur et, frappant de la main sur l'épaule du savant:

—Allons, rassurez-vous... on va l'arranger, ce cher télescope; mais je vous donne ma parole que, s'il ne nous était indispensable pour assurer notre route, je le laisserais chômer un peu.

—Vrai! vrai!... mais comment allez-vous vous y prendre?

—Parbleu! est-ce que les verres fumés sont faits pour les chiens?

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Tout en parlant, l'universel Fricoulet étendait une mixture rapidement composée sur un foulard dont il recouvrait les yeux de l'Américain grognant et jurant.

—Ah! le beau spectacle! s'écria tout à coup Gontran qui venait de soulever la couverture qui masquait l'un des hublots.

Une lumière vertigineusement intense diaprait l'espace et il semblait que l'Éclair volât dans une poussière de feu.


CHAPITRE III

AU PÔLE AUSTRAL DU MONDE

C'est égal, et tu diras ce que tu voudras, mais je commence à en avoir par-dessus la tête, de l'astronomie.

Un silence se fit, coupé seulement par un petit ricanement moqueur de Fricoulet, et Gontran ajouta:

—Si je connaissais celui qui, le premier, a eu l'idée de cette maudite science, je vouerais son nom à l'exécration...

—... Des générations à venir?

—Des générations d'amoureux, seulement... mais in secula seculorum...

Cela avait été dit avec une conviction tellement profonde et en même temps sur un ton si visiblement navré, que l'ingénieur ne put faire autrement que de donner un libre cours à son hilarité.

—Tu avoueras cependant, dit-il quand ses éclats de rire lui permirent de formuler sa pensée, que vous autres amoureux vous vous trouveriez singulièrement gênés si personne avant vous n'avait songé à examiner le Ciel! Que deviendrait alors tout ce vocabulaire qui vous est propre et dans lequel il n'est question que du rayonnement des cieux, du scintillement des étoiles, de la clarté lunaire, etc., etc., bref, de tout ce tas de fariboles niaises au moyen desquelles vous hypnotisez celle à laquelle vous vous adressez...

À cet argument, le diplomate répondit par un simple haussement d'épaules, tandis que Farenheit, qui paraissait somnoler dans un coin, s'exclamait:

—Vous me permettrez cependant de vous dire, mon cher monsieur Fricoulet, que les amoureux ont existé depuis la création du monde...

—Ou à peu près, dit l'ingénieur, car vous me concéderez également que, pour qu'Adam fût amoureux, il était au moins indispensable que Mme Ève fût créée.

L'Américain répliqua à cette plaisanterie par un indistinct grognement,—car il n'aimait pas beaucoup la contradiction—et poursuivit:

—Or, quand Dieu a créé l'homme, je n'ai pas entendu parler qu'il eût créé en même temps, pour son amusement, les télescopes, les méridiennes, les équatoriaux, bref, toute cette quincaillerie qui fait la plus grande joie de M. Ossipoff.

Et le buste légèrement penché en avant, les deux poings fermés sur les genoux, l'Américain attachait, d'un air victorieux, son œil sur l'ingénieur, attendant, dans une pose de défi, la réponse qu'il allait lui faire; nous disons son œil et non ses yeux, car Fricoulet n'avait pas encore voulu l'autoriser à retirer le bandeau qui lui coupait diagonalement la figure, depuis l'accident qui lui était survenu.

—Parbleu! riposta Fricoulet, je n'ai point la prétention de soutenir que l'invention de l'astronomie remonte à Adam et Ève; au surplus, on pourrait soutenir qu'à cette époque—c'est-à-dire avant que le serpent n'eût invité Ève à croquer la pomme—le séjour terrestre était si délicieux que les pensées de nos premiers parents n'avaient nul besoin de s'élever au-dessus de la cime des arbres du Paradis.

Gontran se prit à ricaner:

—Penserais-tu me faire croire qu'Adam n'inventa l'astronomie que pour se distraire des infortunes dont il se trouva soudainement accablé?...

—Comme les journaux du temps n'en parlent pas, fit l'ingénieur, tu me permettras de demeurer aussi muet qu'eux sur ce sujet. Seulement, ce qui est prouvé, c'est que l'astronomie est certainement la science la plus ancienne qui soit...

—Ce ne sont pas ses chevrons qui la rendent plus intéressante! maugréa Gontran. Farenheit sursauta.

—Alors, interrogea-t-il tout surpris, pourquoi vous y être adonné?

—Comment! pourquoi?... mais parce que...

Le jeune homme s'arrêta net, voyant les regards singuliers que l'ingénieur attachait sur lui, et une seconde de réflexion lui montra la bêtise qu'il allait commettre en révélant à Farenheit le secret de la comédie que l'amour lui faisait jouer depuis si longtemps.

Il répondit d'un ton pénétré:

—Parce que j'étais irrésistiblement entraîné vers elle.

—À la bonne heure, fit Farenheit; car, que moi je parle de la sorte, cela se comprend, je suis marchand de suif et il n'y a rien dans les astres qui me puisse attirer...

—Rien... rien, ricana Fricoulet... eh bien! alors, qu'alliez-vous faire dans la Lune?

À cette question qui lui rappelait l'origine de toutes ses mésaventures, l'Américain se dressa tout debout et, le visage subitement congestionné, lança subitement son poing dans l'espace:

By God!... vous me demandez ça!... Mais c'est Sharp... ce coquin de Sharp qui m'a fourré dedans... Ah! les diamants de la Lune!... la bonne plaisanterie... et l'on prétend que nous sommes des gens pratiques!... Mais ce Russe!... ce Russe de malheur...

—Permettez, Sharp n'est pas un véritable Russe; c'est un métis chez lequel l'élément allemand domine...

Ayant dit, Fricoulet, dont la langue bien pendue ne pouvait demeurer en repos, poursuivit en s'adressant à Gontran:

—Savais-tu que les Aryas pasteurs passaient les nuits à contempler les astres; que les Chinois et, après eux, les Égyptiens des premières dynasties ont laissé l'inscription d'un grand nombre d'observations astronomiques de haute valeur?

—J'ignorais...

—Progressivement, de siècle en siècle, la science de l'univers s'est perfectionnée avec l'amélioration des appareils d'optique...

Farenheit poussa un gros rire.

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Avant peu la carte photographique de toutes les étoiles, obtenue par voie directe, donnera la position exacte des astres (p. 75).

—Et puis, interrogea-t-il, quelle est la conséquence pratique de tout cela? Vous nous dites que des générations d'yeux, depuis des milliers d'années, se sont usées contre les oculaires des télescopes... la belle avance...

L'ingénieur pinça les lèvres, tandis qu'une flamme courte s'allumait dans ses prunelles pleines de malice.

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—Dites donc, mon cher monsieur Farenheit, demanda-t-il d'un ton narquois, est-ce que vous aimez le café?...

À cette question, l'Américain fit un brusque soubresaut, et, après avoir passé sur ses lèvres une langue gourmande, il répondit:

—En auriez-vous, par hasard, une tasse à m'offrir?... non, n'est-ce pas; alors, qu'a de commun le moka avec les étoiles?

Un fin sourire égaya le visage de Fricoulet.

—Ce qu'il y a de commun! s'exclama-t-il; écoutez-moi et vous verrez si, en l'absence de la science astronomique, nous pourrions, nous autres habitants de l'Ancien Continent, boire du café: n'est-ce pas de la connaissance exacte des mouvements des astres que l'on est arrivé à déduire la division du temps, l'estimation de la durée, l'établissement des longitudes et leur calcul en pleine mer; supprimez tout cela et dites-moi un peu dans quelles conditions pourraient s'effectuer les voyages au long cours?... Or, sans les traversées auxquelles l'astronomie assure une sécurité relative, comment s'effectuerait l'importation, dans nos pays où ils ne pourraient arriver à maturité, des produits des régions équatoriales?

Il termina triomphalement par la formule classique:

—C. Q. F. D.

—Pardon, dit en riant M. de Flammermont, «ce qu'il fallait démontrer», ce n'est pas que la science astronomique est favorable aux importantes affaires qui se traitent au Havre, sur les «Rio» ou les «Martinique», mais bien favorable à elle-même.

Fricoulet arrondit ses yeux.

—À elle-même? répéta-t-il interrogativement.

—J'entends par là que plus on avance dans la science astronomique et moins on est avancé... C'est la science caméléonesque par excellence, qui défait le lendemain ce qui était fait la veille, vous empêche de rien reconnaître dans les travaux de vos devanciers, ou si peu que, ma foi, ce n'est pas la peine d'en parler, et j'avoue très franchement qu'il faut à messieurs les astronomes une foi joliment enracinée, pour qu'ils continuent à travailler dans de semblables conditions...

—Comprends pas.

—C'est facile, cependant, riposta Gontran; prenons, si tu veux, M. Ossipoff; voilà un homme qui s'est usé, on peut le dire, dans la recherche d'Hypérion,—la planète n'existe pas, je le sais, mais supposons qu'elle existe,—il lui assigne une place dans le ciel, fait le tracé de son orbite, établit les lois de sa rotation, pose son poids, son volume, sa densité... Ossipoff est un grand homme, et crac! voilà que, dans cent ans, dans deux cents ans d'ici, les astronomes cherchent Hypérion... disparu, Hypérion... ou bien changé de place... changé d'orbite... de poids... de densité, etc... Voilà Ossipoff traité d'halluciné, à moins qu'on ne le traite d'âne, tout simplement...

Le jeune homme se tourna vers Farenheit.

—Est-ce vrai? est-ce juste? interrogea-t-il.

—Je n'y entends rien, répondit l'Américain imperturbablement; mais cela me paraît fort logique...

Fricoulet haussa les épaules.

—Et moi, dit-il, je t'affirme que le Ciel est tout aussi connu, mieux connu même que la Terre tout entière: des cartes très précises ont été dressées de toutes ses parties par de nombreux astronomes, et, avant peu, la carte photographique de toutes les étoiles, obtenue par voie directe, donnera la position exacte des astres que les astronomes, pour faciliter les recherches, ont associés en constellations...

Cette conversation se tenait dans la machinerie où Gontran terminait son «quart», ayant pour compagnons de veille Fricoulet, intéressé malgré lui par l'étrangeté de ce désert intersidéral dans lequel flottait le wagon, et Farenheit qui, surexcité par cette pensée que l'on tournait le dos à la Terre, au lieu d'avoir le cap dessus, ne pouvait dormir...

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Ossipoff, lui, enfermé dans sa cabine, prenait un repos bien gagné par près de trente heures de veille consécutives, et Séléna mettait au net, suivant sa coutume, les notes prises par le savant, au cours de ses observations.

Fricoulet venait de prononcer les paroles rapportées plus haut, lorsque l'Américain, qui regardait distraitement par l'un des hublots, auprès duquel il était assis, hublot passé au noir de fumée, par précaution, s'écria sur un ton admiratif:

—Voilà qui est véritablement superbe!... Venez donc voir, monsieur de Flammermont...

Gontran, blasé depuis longtemps sur toutes les surprises que lui réservait l'immensité céleste, rejoignit nonchalamment Farenheit et colla son visage à côté de celui de l'Américain, trop intéressé pour lui céder sa place et, malgré son scepticisme, le jeune homme ne put s'empêcher de s'écrier lui aussi:

—Épatant!...

C'est qu'en vérité le spectacle qui s'offrait à la vue des voyageurs tenait de l'enchantement, de la féerie: la profondeur noire de l'infini était toute constellée d'astres aux multicolores reflets: ici, c'étaient des globes entièrement blancs qui rayonnaient dans l'espace des teintes laiteuses d'une délicatesse de ton extraordinaire; là, des mondes mystérieux éclairaient d'une lueur passant par toutes les gammes du rouge, depuis l'écarlate violent jusqu'au jaune orangé le plus fin, les profondeurs de l'infini; un peu plus loin, c'était un assemblage d'étoiles aux différents reflets qui semblaient les couleurs d'une extraordinaire palette.

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Quelques-uns de ces mondes apparaissaient, estompés d'une brume lumineuse, ainsi que des lanternes vénitiennes dont la flamme, vers la fin des fêtes qu'elles ont illuminées, vacille, prête à s'éteindre; un grand nombre, au contraire, envoyaient dans l'espace des rayons aussi crus, aussi ardents que la plus lumineuse des lampes électriques, et tous ces rayons se croisant, se confondant, finissaient par former autour du wagon de lithium une atmosphère si étrangement multicolore que les yeux des Terriens, tout surpris, ne pouvaient arriver à en comprendre la composition.

—Sapristi! murmura Gontran, si les organisateurs de la Fête des Fleurs, qui se tient annuellement au Bois-de-Boulogne, pouvaient voir ça, ils donneraient leur démission, à moins qu'ils ne meurent de honte.

Et Farenheit, de son côté, d'ajouter:

—L'Electric-Club a donné, depuis sa fondation, bien des raoûts et bien des redoutes qui eussent surpris les gens du vieux Continent; mais voilà qui dépasse de beaucoup notre luxe de mise en scène...

Puis, au bout d'un moment employé à contempler ce merveilleux spectacle, l'Américain demanda:

—Tout cela, ce sont des étoiles?

—Assurément, répondit Fricoulet; que trouvez-vous de surprenant à cela?

—Ceci, tout simplement, c'est que je croyais les étoiles animées d'un scintillement continu, tandis que toutes les lueurs que nous voyons en ce moment sont fixes...

—Il en était de même lorsque nous les examinions de Mars, ajouta Gontran.

Il dit presque aussitôt, d'un ton dégagé:

—Illusion d'optique, sans doute...

—Comment! sans doute, se récria Fricoulet; c'est certainement qu'il faut dire... et savez-vous à quoi est due cette illusion d'optique? tout simplement à l'épaisseur de la couche atmosphérique terrestre qui produit le phénomène de la scintillation des astres... Ici, nous flottons dans le vide et la lueur des étoiles nous apparaît telle qu'elle est réellement, c'est-à-dire fixe ou à peu près...

Gontran, qui écoutait distraitement son ami, ayant toute son attention attirée vers le spectacle merveilleux de l'infini, objecta:

—Mais la lueur de Mars, de Vénus, de la Lune même ne scintille pas, et cependant, pour nous parvenir, elle traverse bien, tout comme celle des étoiles, la couche atmosphérique terrestre.

—C'est à cela que l'on distingue les planètes, répondit Fricoulet; maintenant—et, ce disant, il s'approcha de M. de Flammermont, à l'oreille duquel il parla bas,—si jamais Ossipoff t'interrogeait sur ce sujet, tu pourrais lui dire que ce sont les étoiles blanches qui scintillent le plus et les étoiles rouges ou orangées qui scintillent le moins.

—Les premières, dans le spectre desquelles on retrouve les sept couleurs du prisme, avec les raies noires caractéristiques de l'hydrogène; les secondes, dont le spectre est traversé par de larges bandes nébuleuses obscures formant comme une espèce de colonnade.

Ces mots, c'était Ossipoff qui venait de les prononcer, arrêté sur la dernière marche de l'escalier d'où il avait entendu la fin seulement de la phrase de l'ingénieur; persuadé comme il l'était des connaissances scientifiques de son futur gendre, la pensée toute naturelle qui se présenta à son esprit fut que Fricoulet répondait à une «colle» que venait de lui pousser son ami; aussi souriant d'un air sarcastique:

—Savez-vous aussi quel est, en moyenne, le nombre par seconde des variations de couleurs pour toutes les étoiles observées et ramenées à une même hauteur de 30 degrés au-dessus de l'horizon?...

Fricoulet cligna malicieusement de l'œil vers son ami et répliqua avec une assurance imperturbable:

—Je n'aurai pas grand mérite à vous répondre, mon cher monsieur Ossipoff, car Gontran vient de m'apprendre la chose à l'instant: ce nombre est de 86 pour les étoiles blanches et de 56 pour les rouges.

Puis, prenant un air à dessein naïf, pour bien donner le change au vieillard:

—Chez nous, en France, les paysans prétendent que les fortes scintillations d'étoiles annoncent la pluie... et généralement, ils ne se trompent pas.

—Ce qui n'a rien d'étonnant, puisque c'est la présence de l'eau dans l'atmosphère, en quantité plus ou moins grande, qui exerce l'influence la plus marquée sur la scintillation...

Cela dit, le visage d'Ossipoff se transforma complètement; une ride profonde se creusa entre ses sourcils brusquement froncés, ses lèvres se plissèrent dans une moue soucieuse et, prenant Gontran par le bras:

—Mon cher enfant, dit-il à voix basse et comme honteux, je désirerais vous entretenir d'un sujet grave...

Le jeune homme coula un regard inquiet vers Fricoulet qui fit avec ses bras un geste dont la claire signification était «À la grâce de Dieu» et morne, silencieux, tête basse comme une victime, il suivit le vieux savant qui montait lentement l'escalier.

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Une fois sur le palier, il ouvrit la porte de sa cabine, s'effaça pour laisser passer son compagnon, se pencha afin de s'assurer que ni Fricoulet ni l'Américain ne pouvaient se mettre à l'écoute et, étant entré à son tour, referma soigneusement la porte derrière lui.

—Sapristi! se disait mentalement M. de Flammermont en regardant à la dérobée son futur beau-père, sapristi! qu'est-ce qu'il peut bien me vouloir?

Et son inquiétude était d'autant plus grande qu'ayant fermé soigneusement la porte, le vieillard était venu se planter devant lui et l'examinait à travers ses lunettes, d'un air singulier, tout en passant distraitement sa main sur sa longue barbe blanche; on eût dit qu'il éprouvait quelque appréhension à parler et qu'avant de s'y résoudre il voulait tâcher de découvrir par avance comment son interlocuteur allait prendre la communication qu'il avait à lui faire. Enfin, se décidant, il toussa à deux ou trois reprises, et posant, dans un geste paternel, sa main sur le bras du jeune comte:

—Mon cher enfant, balbutia-t-il d'un air embarrassé et d'une voix dans laquelle il y avait une intonation pleine d'humilité, mon cher enfant, j'ai un aveu pénible à vous faire.

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Il se prit le crâne à deux mains, dans un geste vraiment désespéré (p. 84).

Pour le coup, Gontran sentit une sueur froide lui perler subitement sur le front et, tandis que son buste se rejetait en arrière, dans un mouvement brusque, il s'exclamait avec indignation.

—Encore!

Il pensait que le vieux savant avait cédé à quelque nouvel accès de folie scientifique, compliquant plus encore qu'elle ne l'était la situation des voyageurs.

—Mon cher enfant, poursuivit le vieillard sans se troubler, je viens faire appel à toute votre science et à toute votre mémoire...

Cette fois, Gontran sentit un petit frisson lui courir par tout le corps, à fleur de peau, les quelques mots d'Ossipoff lui ayant fait pressentir sur quel terrain allait se trouver placée la conversation.

—Je vous ai prié de monter, expliqua le vieillard, pour une raison que vous, savant, vous comprendrez; je n'ai pas voulu vous faire part de la singulière défaillance de cerveau dont je suis en ce moment victime, devant ce Farenheit et ce Fricoulet qui n'y entendent rien...

—Ah! cependant, protesta Gontran, Fricoulet est un garçon trop modeste pour n'être pas indulgent.

Ce dernier mot était malheureux; il faillit mettre le feu aux poudres et les vitres des lunettes d'Ossipoff étincelèrent subitement, tandis que d'une voix brève, sèche, coupante, il ripostait:

—Je n'ai que faire de l'indulgence de M. Fricoulet.

Gontran demanda:

—D'ailleurs, peu importe: nous sommes seuls... de quoi s'agit-il?

Le vieillard hésita encore; sans doute ce qu'il avait à dire lui apparaissait-il comme une chose énorme et n'était-il pas certain que sa confiance fût bien placée. Mais, d'un autre côté, la nécessité impérieuse le poussant, il se décida en poussant un petit soupir.

—Voyons,... je n'ai pas besoin de vous demander, n'est-ce pas, si vos calculs sont exacts?

—Quels calculs?...

—Ceux qui vous ont servi à établir la route suivie par l'Éclair?

Gontran eut un violent haut-le-corps, tout comme si la seule idée que l'on pouvait mettre en doute l'authenticité de ses calculs suffît à l'indigner.

—Plaisantez-vous? se contenta-t-il de répondre avec une dignité parfaitement simulée.

Ossipoff protesta.

—Ne vous froissez pas, mon cher ami, fit-il, car il était loin de mon intention de suspecter votre science... mais ce qui arrive est si extraordinaire, si invraisemblable que lorsque je vous aurai dit... vous trouverez ma question excusable...

L'inquiétude du jeune homme allait grandissant, car pour qu'un savant de la force d'Ossipoff ne s'y retrouvât plus, il fallait qu'il s'agît en effet d'un problème ardu, pour la solution duquel toute sa «roublardise» serait inutile.

—Parlez, monsieur Ossipoff, dit-il d'une voix qu'il chercha à affermir, et si mes modestes lumières peuvent vous être de quelque utilité...

—Donc, vos calculs sont justes, vos observations sont exactes, nous avons atteint la Voie Lactée et dépassé l'étoile la plus proche de notre système solaire.

—Α (alpha) du Centaure... c'est parfaitement cela.

—À notre droite, se trouve bien l'amas de soleils que les astronomes terrestres ont relevé dans cette constellation et nous sommes à proximité de la Croix-du-Sud?

Ces derniers mots n'étaient plus aussi assurés que le commencement de la phrase; mais ils étaient prononcés sur un ton interrogatif qui ne laissa pas que de rendre le jeune homme quelque peu perplexe...

Néanmoins, comme il lui était impossible de garder le silence, il répondit de manière énergiquement affirmative.

—C'est parfaitement cela.

Ossipoff poussa un profond soupir comme si un poids énorme lui eût été enlevé de dessus la poitrine.

—Ah! mon cher enfant, balbutia-t-il, vous ne sauriez croire combien je suis heureux de vous voir en communion d'idées avec moi sur ce point... seulement, je vous demanderai de vouloir bien m'expliquer ce phénomène.

Il prit le jeune comte par la main, l'amena près du télescope et, par une douce pression sur les épaules, le contraignit à s'asseoir devant l'instrument en disant:

—Regardez.

Totalement ahuri, Gontran appliqua son œil à l'objectif, regarda, et, croyant que le vieillard était déconcerté par les colorations étranges des mondes parsemés dans l'espace, il allait se lancer dans des variations faites sur les explications que Fricoulet venait de lui donner à l'instant, touchant les différences de teintes observées dans le rayonnement des étoiles, lorsque Ossipoff s'exclama:

—Hein!... vous la cherchez!... comme moi; mais vous pouvez bien vous user les yeux et fouiller les coins et recoins du ciel, vous ne la trouverez pas...

Gontran, en lui-même, se disait:

—Je donnerais bien des choses pour savoir de quoi il parle.

Mais il avait beau sonder l'infini pour découvrir ce que le vieillard pouvait bien chercher dans cette fête vénitienne céleste; c'était en vain.

—Inutile, allez, dit enfin Ossipoff, voici cinq heures que je remue toutes les constellations... pas plus de Croix-du-Sud que sur ma main...

—C'est la Croix-du-Sud qu'il veut, pensa le jeune comte; du diable si je l'aurais jamais trouvée, je ne la connais pas...

Il se redressa et dit du ton le plus naturel du monde:

—Du moment que vous l'avez cherchée, mon cher monsieur Ossipoff, je m'en rapporte à vous,... et alors?

—Comment! alors?... mais où est la Croix-du-Sud? où est l'amas de soleils que nous devrions avoir sur notre droite? où est même Alpha?

Il se prit le crâne à deux mains dans un geste véritablement désespéré et ajouta:

—J'y perds la tête, mon enfant; je ne retrouve plus l'aspect du ciel et moi qui connaissais, ou, du moins, qui croyais connaître mon univers céleste sur le bout du doigt, je suis obligé de vous confesser que je suis semblable à un Kurde où à un Kirghise que l'on transporterait sur la Perspective Newsky... C'est pourquoi j'ai recours à vous pour m'assurer que nous sommes bien dans le droit chemin et ensuite pour m'expliquer par quel phénomène...

Durant qu'Ossipoff parlait, le jeune homme avait repris possession de lui-même; aussi fut-ce avec cette belle assurance dont il avait déjà donné tant de preuves au cours de cet aventureux voyage qu'il répondit:

—Tranquillisez-vous, mon cher père, nous sommes bien dans la Voie Lactée, c'est bien à notre droite ω (oméga) du Centaure que nous devrions voir, comme nous devrions apercevoir encore à notre arrière α (alpha) de la même constellation.

—Mais la Croix-du-Sud, mon pauvre Gontran, la Croix-du-Sud?...

—C'est fort simple; il en est d'elle comme des autres; par suite de notre rapprochement de ces mondes, leur aspect a changé, leur position a varié au point de vue optique et c'est assurément à la différence d'angle sous lequel nous les voyons actuellement qu'il faut attribuer la dislocation de la Croix-du-Sud.

Gontran, s'il n'avait aucune connaissance scientifique, était doué, par compensation, d'une forte dose de logique et de bon sens; c'est pourquoi, en cette circonstance, comme en bien d'autres d'ailleurs, tout aussi difficiles, eût-il pu réussir à donner le change au vieillard, si la Providence, qui veillait sur lui, ne lui eût envoyé son sempiternel sauveteur juste à temps pour le tirer d'embarras...

Ossipoff en effet ouvrait la bouche pour protester contre l'explication que venait de lui fournir le jeune homme, explication un peu vague et qui ne lui paraissait pas—fort justement d'ailleurs—s'appliquer à la situation, lorsqu'on frappa rudement à la porte et la voix de Fricoulet retentit:

—Monsieur Ossipoff! cria le jeune homme, c'est à votre tour de prendre le quart...

Avant que le vieillard eût pu s'y opposer, Gontran avait ouvert et, suivi de Farenheit, l'ingénieur faisait irruption dans la cabine.

—Pas un mot devant lui, dit rapidement Ossipoff à l'oreille de son futur gendre.

—Soyez tranquille, répondit Gontran de même.

À son autre oreille, Fricoulet murmurait:

—J'arrive à temps; tu allais dire une énormité qui eût tout brisé.

—Comment sais-tu?

—J'écoutais à la porte... par prudence...

Ossipoff, cependant, les sourcils froncés et la mine renfrognée, dit à Fricoulet:

—Je vous remercie de votre empressement... mais je désirerais, avant de descendre à la machinerie, terminer une conversation...

Alors, Gontran, sans lui laisser le temps d'achever, dit à Fricoulet avec ce sérieux imperturbable qui était sa grande force:

—Nous allons voir si tu te souviens des explications que je t'ai données hier sur le changement auquel il fallait nous attendre dans l'aspect du ciel...

Se retenant pour ne pas pouffer de rire, l'ingénieur répondit aussitôt, du même ton qu'un écolier qui répète une leçon...

—Il y a à ce changement deux raisons: la première est la différence de distance existant entre les deux points d'observation, c'est-à-dire la Terre et le wagon dans lequel nous nous trouvons; il y a là une règle d'optique sous le coup de laquelle tombent les astres; la seconde raison est due à la rapidité avec laquelle la lumière franchit la distance qui sépare de la Terre les constellations dans le voisinage desquelles nous nous trouvons, et entre autres, la Croix-du-Sud.

Ossipoff plissa les paupières, cherchant à deviner où voulait en venir le jeune ingénieur et murmura d'une voix revêche.

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—Je ne comprends pas...

—Laissez-le achever, dit Gontran avec un sourire rassurant et vous comprendrez.

—C'est pourtant bien simple: le rayonnement de la Croix-du-Sud met environ cinq ans à parvenir aux télescopes terrestres; or, étant donné le mouvement dont sont animées les constellations, il est tout naturel que nous ne les trouvions plus, étant si près d'elles, à la même place où elles semblent toujours être aux yeux de nos astronomes.

Le vieux savant se toucha le front de son index osseux.

—C'est, ma foi, juste, murmura-t-il.

Il ajouta avec un sourire de pitié:

—Rien n'était plus simple, cependant, que de songer à cela... mais où donc avais-je la tête?

Gontran voulut parler; d'un imperceptible battement des paupières, Fricoulet lui fit signe de le laisser continuer.

—Ce n'est pas tout,... ne m'as-tu pas dit que la précession des équinoxes était pour quelque chose là-dedans?...

Pour le coup, le jeune diplomate jugea à propos de jouer un peu la comédie.

—Pour quelque chose! répéta-t-il, eh bien! comme tu y vas!... mais c'est d'une importance capitale...

Il s'adressa à Ossipoff, en haussant les épaules:

—Ah! ces ignorants! s'écria-t-il; c'est comme M. Farenheit, qui, l'autre jour, parlait de passer par profits et pertes les secondes qui servent de mesure pour la parallaxe des étoiles...

—Eh bien! bougonna Farenheit qui, jusqu'alors, n'avait rien dit, qu'est-ce que c'est que ça, la procession des équinoxes?...

—Précession, monsieur Farenheit, rectifia ironiquement Fricoulet: c'est le nom que l'on donne à l'oscillation et au balancement de la Terre sur son axe... balancement qui fait que le pôle du monde se déplace lentement parmi les constellations.

Ossipoff, qui écoutait depuis quelques secondes, en donnant de visibles signes d'impatience, s'écria:

—Se déplace!... se déplace!... c'est bien la peine d'en parler... un cercle de 23 degrés de rayon, qui ne demande pas moins de 25,765 années pour être parcouru entièrement, est-ce que c'est appréciable?

Fricoulet, piqué au vif, riposta:

—Comment!... si c'est appréciable!... mais tellement qu'il y a 14,000 ans, Véga était l'étoile polaire des terriens et que dans 12,000 ans, elle le redeviendra également.

—Ce sont les cartes célestes de l'époque qui nous l'apprennent! s'exclama narquoisement l'Américain.

—Non, monsieur Farenheit, mais ma simple jugeote, de même que ma jugeote, ou plutôt celle de mon ami Gontran, me permet de vous donner un aperçu de ce qu'était l'aspect du ciel il y a soixante-quatre siècles, c'est-à-dire au temps des Pharaons et des premières civilisations chinoises; presque toutes les constellations du ciel austral étaient visibles de l'hémisphère boréal, à la latitude de Paris: le Centaure, la Croix-du-Sud, Canopus, Achernar, l'Autel, l'Indien, tandis que Sirius, Orion, l'Éridan demeuraient invisibles, cachées sous la Terre... cherchez un peu maintenant les constellations australes!... disparues! évanouies!... sous l'horizon, tandis que nous voyons parfaitement le Grand-Chien, l'Éridan, Rigel et autres.

Farenheit se croisa les bras et s'écria:

—Alors, qu'aviez-vous donc à protester si énergiquement, tout à l'heure encore, lorsque M. de Flammermont vous déclarait que l'astronomie était la dernière des sciences...

—Gontran! s'exclama Ossipoff suffoqué...

Il répéta, sur un ton qui trahissait une profonde, une sincère douleur:

—Oh! Gontran...

Fricoulet protesta.

—Mais, vous avez mal compris, monsieur Farenheit.

—M. de Flammermont n'a pas dit cela? cria l'Américain, hors de lui, croyant voir un démenti dans ces paroles.

—Il a dit cela, mais ne l'a point dit avec le sens que lui donne M. Ossipoff; dans sa pensée, l'astronomie est assurément la première des sciences, au point de vue intérêt,—puisqu'il y a consacré sa vie—mais il estime, chacun a le droit d'avoir son opinion, n'est-ce pas? que c'est aussi la dernière, au point de vue des résultats qu'elle donne...

Littéralement ahuri, le vieux savant écoutait, sans bien comprendre, tandis que l'ingénieur clignait malicieusement de l'œil vers son ami, d'un air qui voulait dire: «À toi, maintenant... et hardiment».

Gontran comprit et, avec une mauvaise humeur parfaitement jouée:

—Franchement, mon cher père, me nierez-vous que ce qui vous arrive ne soit une preuve de plus à l'appui de mon raisonnement?... Comment! vous voilà, vous, un des princes de l'astronomie moderne, dont la vie, tout entière, sans un instant d'interruption, a été consacrée à l'étude des astres, vous voilà arrivé pour ainsi dire aux confins de la vie, et tout aussi embarrassé, en ce moment, qu'un enfant, qui n'aurait approché son œil d'un télescope!...

Une furtive rougeur empourpra le visage d'Ossipoff qui balbutia:

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En même temps, elle lui quittait le bras et agitant des étoffes... (p. 94).

—Gontran... vous m'aviez promis...

—Bast! riposta le jeune homme, en haussant les épaules, étant donné ce que vient de vous répondre Fricoulet, ne pensez-vous pas qu'il sache aussi bien que vous et moi l'impossibilité matérielle dans laquelle vous vous trouvez de reconnaître l'état du ciel!... en dehors du mouvement propre aux astres qui les déplace, en dehors du balancement de la Terre sur son axe, qui vous dit que la Croix-du-Sud ou du moins les mondes qui la composent ne sont pas allés, depuis longtemps, rejoindre les vieilles lunes...

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—Oh! s'exclama Ossipoff, estomaqué par une théorie si audacieuse; il y a trois ans encore, je l'apercevais de l'observatoire de Pulkowa.....

—Êtes-vous bien sûr que vous ne voyiez pas seulement un rayon de lumière, en route depuis cinq ans, le dernier éclat peut-être de cette constellation à son agonie...

Ossipoff courba la tête et demeura silencieux dans une posture méditative.

Mais cette méditation, Farenheit ne fut pas long à l'interrompre par un juron lancé d'une voix tonitruante.

—Ce que je vois de plus clair, là-dedans, clama-t-il, c'est que nous sommes bel et bien égarés à des milliards de lieues de notre patrie et que notre retour chez nous devient de plus en plus problématique.

—Eh! riposta le vieillard, chez vous! chez vous!... Vous n'avez que ces mots-là à la bouche... Franchement, tous nos voyages ne vous ont-ils pas donné le goût...

—De mon foyer! interrompit l'Américain... Oh! parfaitement si, plus que jamais.

—D'ailleurs, mon cher monsieur Ossipoff, dit à son tour d'une voix ferme M. de Flammermont, notre retour sur terre n'est plus en question: ce point a été tranché depuis longtemps et nous ne saurions admettre aucune nouvelle discussion à ce sujet.

—Alors, pourquoi sir Farenheit y revient-il? bougonna le savant.

—Pourquoi... pourquoi!... s'écria l'Américain, parce que plus nous allons et moins vous me semblez d'accord et que je me demande si en nous enfonçant davantage encore à chaque seconde dans l'infini...

—Nous nous rapprochons de la cinquième avenue?... dit Fricoulet en riant, rassurez-vous, mon cher Farenheit, car c'est le seul moyen pour nous de revenir à notre point de départ. Quant à être perdus, ainsi que vous le dites, crainte vaine: bien que les constellations aient disparu, le calcul permet très bien de retrouver la position qu'elles occupaient dans le ciel... Mais parle donc, Gontran, tu restes là, muet, comme si tu te faisais un malin plaisir d'augmenter l'angoisse de ce cher ami!... Répète-lui donc ce que tu me disais il n'y a qu'un instant... Nous sommes en pleine Croix-du-Sud.

Ossipoff, sans remarquer l'air ahuri de Gontran, releva la tête et regarda Fricoulet, tandis que Farenheit incrédule, s'approchait du télescope, disant:

—En ce cas, montrez-moi les quatre étoiles qui la composent.

Le vieux savant s'esclaffa et d'un ton plein de pitié:

—Quatre étoiles!—Mais il y en a plus de quatre cents visibles du lieu de l'espace où nous nous trouvons... Et puis, de la terre, on a constaté que ce n'étaient pas quatre, mais huit étoiles qui forment la Croix, quatre de première grandeur et quatre autres un peu moins brillantes.

—Sans compter, ajouta Fricoulet, que certaines, telle que χ et θ 2, peuvent être dédoublées...

—Comment savez-vous ça? interrogea Ossipoff.

—Voici mon vade-mecum scientifique, dit l'ingénieur avec un imperturbable aplomb, en montrant Flammermont.

Il ajouta, en paraissant interroger son ami du regard, pour bien assurer sa mémoire, en apparence défaillante:

—Je sais même que, sur ces huit étoiles, il y en a deux d'un rouge rubis éclatant, une bleu marine, deux vert émeraude et trois d'un vert pâle... Est-ce bien ça, Gontran?

Le jeune comte inclina la tête, murmurant:

—Tu es un merveilleux élève...

Attendri, Ossipoff saisit les mains de son futur gendre.

—Ah! mon cher enfant, s'écria-t-il, quelle gloire vous attend à votre retour sur la terre! et combien je remercie la Providence de m'avoir donné, pour achever et poursuivre mes travaux, un collaborateur tel que vous!

Gontran esquissa une grimace qui aurait pu prouver au savant, s'il l'avait aperçue, que la joie du jeune homme n'était pas égale à la sienne.

C'était le tour d'Ossipoff de prendre le quart, et Fricoulet, à qui était dévolue plus particulièrement la délimitation du temps, ayant déclaré que, sur terre, il devait être dix heures du soir, chacun rejoignit son hamac où il ne tarda pas à s'endormir.

À peine le sommeil s'était-il emparé de lui, que Gontran devint la proie d'un cauchemar qui ne le lâcha pas de la nuit et ne prit fin que lorsque la main de Fricoulet, qui le secouait assez rudement, l'éveilla: sous l'impression des explications scientifiques fournies par Fricoulet sur les différentes colorations des mondes inconnus au travers desquels l'Éclair les emportait, il rêva qu'il était de retour sur la terre.

Mais, durant son absence, une révolution inexplicable s'était faite dans les conditions d'éclairage de sa planète natale: les rayons du soleil, au lieu d'être blancs, étaient devenus subitement bleus, et cette transformation de lumière produisait des effets aussi stupéfiants que terrifiants, les choses et les êtres changeaient d'aspects et la vie quotidienne se trouvait, de ce fait, complètement bouleversée.

Puis, brusquement, aux rayons de ce soleil bleu venaient se mêler ceux d'un soleil écarlate, subitement monté au-dessus de l'horizon et ces deux soleils s'augmentaient bientôt d'un troisième, puis d'un quatrième, qui ajoutaient chacun une tonalité différente à celles des précédents.

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Tour à tour, la terre recevait un jour bleu d'azur, jaune d'or et rouge sang; mais bientôt, le jaune l'emportait sur le bleu, se mariait à lui pour produire un vert éclatant dont l'atmosphère se trouvait baignée jusqu'au moment ou le vert se transformait en violet, par suite de l'apparition d'un nouveau soleil qui irradiait dans l'espace une lumière couleur rubis.

C'était un monde caméléon que Gontran habitait maintenant: à chaque seconde, c'était une transformation soudaine qui rompait étrangement la monotonie de l'existence et la peuplait de surprises multiples et d'étonnements non interrompus.

Entre temps, le jour attendu depuis de si longues années, s'était enfin levé, un jour bleu, mais d'un bleu très pur, très doux, très limpide et dans lequel Séléna, sa fiancée, lui apparaissait dans son voile nuptial tout baigné d'une vapeur d'or, ressemblant à ces saintes que l'on voit dans les vieux missels, la tête auréolée de rayons.

Le cortège des parents et des amis déroulait par les rues ses longs anneaux multicolores, alors que Séléna et lui gravissaient lentement l'escalier de la mairie du huitième arrondissement et, chose bizarre, due à un capricieux jeu de lumière qu'il ne cherchait d'ailleurs point à s'expliquer, le visage de la jeune fille était baigné d'un rayon rubis, qui semblait être le reflet de sa pudeur de vierge, tandis que lui-même était rayonnant écarlate, en signe de la joie qui le transportait; par contre, monsieur Ossipoff, dont ce jour de fête interrompait les chers travaux, trahissait une colère concentrée par des traits d'un jaune violent, et que Fricoulet, subitement sombre depuis que le mariage était irrévocablement décidé, dissimulait mal une jalousie aiguë sous un masque d'un vert pâle.

Puis tout à coup, voilà que, par suite d'une incompréhensible hallucination, il lui semblait entendre arrivant jusqu'à lui, en échos très doux, les sons harmonieux de l'orgue annonçant son arrivée à l'église... Et ces sons eux-mêmes se transformant insensiblement, tandis que le «oui» traditionnel prononcé, il redescendait l'escalier de la mairie pour se rendre à l'église; maintenant, ce n'était plus une musique sacrée qu'il entendait, mais un orchestre joyeux qui exécutait une valse aux mouvements tantôt rapides, tantôt lents, permettant aux valseurs de se lancer dans des tournoiements rapides ou de se laisser aller à un bercement délicieux.

Et comme il tournait les yeux, tout surpris, vers Séléna, pour lui faire part de ce qu'il entendait et lui demander si, elle aussi, entendait la même chose, voilà que ses vêtements blancs se colorèrent subitement de teintes différentes qui la faisaient passer soit successivement, soit simultanément, par toutes les couleurs du prisme, comme si elle eût été dans le rayonnement de projections électriques multicolores.

En même temps, elle lui quittait le bras, et agitant du bout des doigts ses vêtements d'une souplesse et d'une légèreté telle, qu'ils semblaient faits d'une étoffe impalpable ou plutôt des rayons lumineux eux-mêmes, elle se mit à danser, suivant le rythme de l'orchestre, dont les échos arrivaient jusqu'à elle, portés sur les ailes de la brise.

Ce fut à ce moment que la main de Fricoulet l'arracha au sommeil.

—Hein! quoi!... qu'y a-t-il? s'exclama le jeune homme.

Puis, se frottant les yeux, il regarda autour de lui, demandant:

—Où est-elle?

—Qui? elle?... interrogea l'ingénieur, ahuri.... Séléna?

Gontran partit d'un grand éclat de rire.

—Non... la Loïe Fuller...

Et, comme son ami écarquillait les yeux, le jeune comte ajouta:

—Figure-toi que toutes ces histoires de mondes multicolores me trottaient tellement par la cervelle que j'en ai rêvé... si bien que, conformément à cette théorie de transformation de colorations, il me semblait épouser la Loïe Fuller... et c'est elle que je cherchais en m'éveillant...

—Pauvre Séléna, murmura comiquement Fricoulet...

—Preuve, ajouta Gontran d'un ton moitié plaisant, moitié sérieux, que je n'ai vraiment pas la tête assez solide pour m'occuper de science...

En ce moment, Farenheit entra précipitamment dans la cabine: il paraissait fort agité et son visage tout congestionné, ses regards flambants trahissaient une de ces colères furieuses dont il avait déjà, au cours du voyage, donné de multiples exemples.

—Allons, bon, s'exclama Flammermont, qu'y a-t-il encore?

—Il y a, gronda l'Américain, que ce damné Ossipoff nous a encore joué un tour de sa façon.

—Que se passe-t-il?

—Vous aviez déclaré, n'est-ce pas, que le moyen le plus sûr de rejoindre la Terre était d'aller de l'avant, toujours de l'avant.

—Certes... et cela par la bonne raison que la vitesse qui nous emporte rend matériellement impossible tout retour en arrière...

—Eh bien! il faut croire que M. Ossipoff, lui, a trouvé un moyen de virer de bord... car nous n'allons plus de l'avant...

—Pas possible...

—C'est comme je vous le dis... cria l'Américain qui ne supportait pas qu'on mît en doute ses affirmations... je ne suis pas un enfant, je suppose, et je sais ce que je dis, n'est-ce pas?...

Fricoulet se précipita dans la machinerie, entraînant sur ses talons Gontran et Farenheit, et colla son œil au télescope.

—Eh bien, quoi?... demanda-t-il au bout d'un instant d'observation.

—Cette étoile, répondit l'Américain, cette étoile qui inonde le wagon d'une si grande lueur, la voyez-vous?

—Dame... à moins d'être aveugle... eh bien! c'est η (êta) de la constellation du Navire... Après?...

—Après? répéta Farenheit... ne pouvant dormir, j'avais quitté mon hamac et j'étais venu m'étendre ici, pensant que le changement de place me serait favorable... ah bien! oui, le sommeil ne voulait pas de moi... alors, pour passer le temps, je m'étais mis au télescope et, tout de suite, mon attention avait été attirée par cette étoile qui brillait d'un éclat extraordinaire.

—Pas étonnant, murmura Fricoulet, c'est l'une des plus importantes du ciel austral, après le Centaure.

—À mesure que les minutes s'écoulaient, poursuivit l'autre, ses dimensions augmentaient dans des proportions vraiment stupéfiantes, preuve que nous poursuivions notre route, lorsque, soudain, il y a un quart d'heure à peine—elle s'est mise à diminuer avec non moins de rapidité... preuve...

—...que nous reculons, parbleu!... dit avec assurance Gontran qui commençait à s'émouvoir, lui aussi.

—Preuve que vous n'entendez rien aux choses astronomiques, monsieur Farenheit, déclara ironiquement l'ingénieur; autrement, vous sauriez que η (êta) du Navire est une étoile variable et même la plus variable qui soit, car depuis 1677, époque à laquelle l'astronome anglais Halley l'a aperçue pour la première fois, jusqu'à ces temps derniers, où Gould l'a étudiée, elle n'a cessé de varier d'éclat, tombant de la première jusqu'à la huitième grandeur, pour se relever ensuite et reprendre son premier rang...

Puis, s'adressant ironiquement à Gontran, sur l'épaule duquel il frappa.

—Hein!... ce que c'est que de n'être pas de la partie, ricana-t-il; on s'émeut pour un rien, et d'un point on fait une montagne... donc, mon cher monsieur Farenheit, rassurez-vous... Ossipoff n'est pour rien dans le phénomène qui vous a tant effaré et l'Éclair continue bien sa course vers l'infini.

Une voix derrière lui—celle du vieux savant—dit alors:

—Puisque vous êtes si fort sur ce sujet, monsieur Fricoulet, vous auriez pu ajouter, pour l'édification complète de M. Farenheit, que toutes les étoiles du ciel sont variables, car, conformément aux lois qui régissent l'univers, les soleils naissants ont un éclat de plus en plus vif jusqu'au moment où, après être demeurés stationnaires, ils décroissent, puis finissent par s'encroûter et s'éteindre...

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Les mains croisées, le vieillard demeurait immobile (p. 101).

—On pourrait en dire autant des savants, pensa à part lui l'Américain en lançant à Ossipoff un mauvais regard.

—Mais, poursuivit doctoralement le vieillard, la vie humaine est trop courte pour que l'homme puisse enregistrer ce genre de changement et je pense que M. Fricoulet n'a voulu parler que des étoiles à variations périodiques d'éclat, causées soit par le passage d'une planète ou d'un anneau obscur devant le disque de l'étoile, soit par un phénomène analogue à celui de la périodicité des taches solaires... n'est-ce pas, mon cher Gontran?

Directement pris à partie, le jeune homme s'empressa de répondre.

—Certainement... certainement; c'est dans ce sens que j'avais expliqué la chose à Fricoulet, hier soir... Mais, vous savez, quand on n'a l'habitude de ces choses, il arrive que l'on s'embrouille et que la mémoire fait défaut...

Il avait dit cela avec un aplomb si stupéfiant que l'ingénieur ne put s'empêcher de l'admirer.

—Joignez à cela, ajouta Ossipoff enchanté d'avoir un auditoire en présence duquel il pût exécuter ce que Farenheit appelait irrévérencieusement ses acrobaties astronomiques, qu'il y a des étoiles qui ont brillé à certains moments et se sont éteintes plus ou moins complètement, en dehors bien entendu de celles dont l'éclat varie périodiquement...

—...telle cette étoile qui, en 1572, brillait d'un tel éclat que Sirius, Wega, Jupiter même pâlissaient auprès d'elle, et qu'on la voyait en plein jour, trônant dans la constellation de Cassiopée.

C'était Fricoulet qui venait de parler ainsi, se hâtant par sa réponse de devancer la question qui allait immanquablement tomber comme une tuile sur la tête du pauvre Gontran, auquel il demanda:

—N'est-ce pas Tycho Brahé qui donne des détails à ce sujet...

Le jeune comte inclina la tête affirmativement et ajouta:

—On trouve bien d'autres exemples de semblables phénomènes dans le catalogue d'Hipparque et dans l'encyclopédie chinoise de Man-Tuan-Lin, qu'a traduite Édouard Biot.

Fricoulet joignit les mains admirativement.

—Quelle érudition!... s'exclama-t-il.

—Avec l'aide des «Étoiles», le livre de mon homonyme, répondit tout bas le jeune comte.

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Ce qu'il oubliait d'ajouter—car sa mémoire ne le servait pas toujours fort à propos,—c'était l'émotion universelle produite par l'apparition de cet astre extraordinaire: l'astrologue Cardan déclare que cette étoile n'était autre que celle qui avait guidé les rois mages au berceau de Jésus, et de Bèze, poursuivant la même hypothèse, proclama que cette apparition annonçait le second avènement du Messie: l'Antéchrist devait être né, affirma Leovetius, la fin du monde approchait et les étoiles allaient tomber du ciel. Cette émotion ne tarda pas heureusement à se calmer: l'étoile avait surgi le 11 novembre; moins de quinze mois plus tard, elle s'évanouissait complètement et, comme les lunettes astronomiques n'étaient pas encore inventées—elles ne devaient l'être que trente-sept ans après,—on ne put savoir ce qu'était devenue la fameuse étoile.

—Et y a-t-il beaucoup d'exemples de semblables apparitions? demanda Fricoulet à Ossipoff.

—Une cinquantaine, environ, depuis l'origine des temps jusqu'à nos jours; la dernière date de quelques années à peine et était située dans la constellation d'Andromède...

Il allait poursuivre; mais il fut interrompu par un bruit sonore qui partait d'un coin de la cabine: Farenheit, assis sur un escabeau, le dos appuyé à la paroi du wagon, ronflait à poings fermés.

Le savant ne put retenir un mouvement de dépit et grommela:

—Ce marchand de suif ne sera jamais autre chose qu'un marchand de suif et c'est peine perdue que vouloir lui dévoiler les mystères de la nature.

Gontran répliqua avec indulgence:

—À chacun son lot; les étoiles ne l'intéressent pas plus que les porcs ne vous intéresseraient, vous...

Les lèvres d'Ossipoff se plissèrent dans une moue indignée.

—Singulière comparaison! murmura-t-il.

—C'est pour le coup, ajouta Fricoulet en riant, que l'on peut lui appliquer les paroles latines: margaritas ante porcos...

Ossipoff lança, vers le hublot, son bras, dans un geste plein d'enthousiasme.

—Et je vous demande un peu, s'écria-t-il, si jamais joaillier terrestre a pu former un écrin aussi merveilleux.

De fait, la région céleste traversée, en cet instant, par l'appareil, offrait aux yeux des voyageurs le spectacle le plus admirable qui se pût rêver, tel que jamais décorateur n'en eût osé concevoir un semblable pour la plus idéale des féeries.

Il y avait là une telle condensation d'étoiles que, dans l'espace, il semblait que fût tendu un impalpable mais radieux rideau de lumière; c'était ce point précisément dans lequel Herschell avait compté jusqu'à 250 étoiles, circonscrites par un seul champ télescopique de 15 secondes de diamètre, soit plus de 5,000 astres pour un degré carré de surface.

L'observateur, sur une étendue de 47 degrés carrés, avait vu passer sous ses yeux près de 150,000 astres multicolores; qu'on juge quel aspect pouvait présenter, à une distance relativement aussi faible, cette armée formidable de soleils, dont l'ensemble constituait une irradiante palette formée de toutes les couleurs...

L'étoile variable qu'avait signalée Farenheit étincelait d'un vertigineux éclat au milieu de cette agglomération diaprée, derrière laquelle, découvrant un réseau de dentelle sur le noir de l'infini, une vaste nébuleuse étendait ses méandres, étrangement déchiquetée et parsemée, comme de pierreries rutilantes, d'autant de soleils, aussi éloignés des voyageurs qu'eux-mêmes se trouvaient éloignés de leur planète natale.

—Et dire qu'on ne saura jamais... soupira le vieillard, que la vue de cet incompréhensible et vertigineux spectacle avait fait tomber en une profonde rêverie.

—Quoi? demanda Fricoulet... qu'est-ce qu'on ne saura jamais?

—Comment se forment ces mondes, balbutia Ossipoff.

—Est-ce des nébuleuses que vous parlez?

—Eh! de quoi serait-ce, si ce n'est de cette substance disséminée par l'espace sans aucune espèce de loi apparente et n'offrant, en aucune partie de son étendue, la moindre apparence de résobilité en étoiles... Combien de centaines de siècles met sa lumière pour nous parvenir?... mystère; à l'instant où nous la voyons... est-ce elle-même ou simplement le dernier rayon projeté dans l'espace, au cours de son agonie?... autre mystère...

Et, se prenant la tête à deux mains, il ajouta:

—Pourquoi Dieu a-t-il fait à l'homme un cerveau d'envergure impuissante à embrasser toutes les merveilles dont l'univers est rempli?... Pourquoi ne lui a-t-il donné qu'une intelligence impuissante à sonder tous ces mystères qui remplissent la nature...

Les bras abandonnés, les mains croisées, le vieillard demeurait immobile, les yeux rivés sur le scintillement multicolore dont la nébuleuse parsemait l'espace, bien loin par delà les soleils qui brillaient au premier plan.

Profitant de la méditation en laquelle était tombé M. Ossipoff, Fricoulet avait pris Gontran par-dessous le bras et, sans bruit, l'avait entraîné hors de la cabine: une fois dans la machinerie, il lui dit:

—Mon cher ami, à l'heure actuelle, je crois pouvoir t'affirmer que nous reverrons la Terre, à moins cependant qu'il ne nous arrive un accident imprévu.

—Et sur quoi te bases-tu pour faire une semblable affirmation?

—Sur ce que, maintenant, je n'ai plus aucune incertitude concernant la route que nous suivons: l'Éclair se trouve actuellement au pôle austral du monde et nous planons au-dessus de toutes les constellations de cette région. Le pôle sud de la Terre aboutit entre la Grande-Nébuleuse, vers laquelle nous nous dirigeons et les astérismes de l'Octant; nous avons laissé à notre droite la Croix-du-Sud et le Centaure et bientôt tu verras grandir à notre horizon du sud-est, Canopus...

Ce nom parut éveiller chez Gontran quelque souvenir lointain.

—Canopus... Canopus... répéta-t-il; attends donc un peu...

Il se gratta légèrement le bout du nez, puis, son visage s'éclairant peu à peu, il dit:

—J'y suis... Canopus n'était-il pas le pilote de Ménélas?...

—Au point de vue histoire antique, oui; au point de vue astronomique, c'est une étoile de première grandeur, la seconde, par son éclat, de tout l'univers céleste; elle appartient d'ailleurs à la constellation du Navire, dont elle forme la proue.

—Mais alors, dit Gontran, je n'ai pas dit une si grosse bêtise en parlant du pilote de Ménélas?

—Assurément non, puisque c'est lui qui a servi de parrain à l'étoile en question.

Un silence se fit, au bout duquel le jeune comte demanda:

—Et alors, tu crois que nous aurions quelque chance de retour?

—Assurément oui; maintenant nous ne sommes plus perdus et nous suivons un itinéraire qui doit forcément nous ramener dans la zone terrestre; tu comprends, nous quittons à toute vitesse la Voie Lactée, nous remontons vers l'hémisphère boréal, nous cinglons droit sur Sirius et...

Gontran posa, en souriant, sa main sur le bras de Fricoulet qui s'arrêta.

—Tu sais, dit-il, le père Ossipoff n'est pas là, donc, inutile de me rabattre les oreilles de tes petites explications... tu m'affirmes que nous avons retrouvé notre chemin, cela me suffit et, sans avoir besoin de plus amples explications, je vais annoncer cette bonne nouvelle à Séléna.

Comme il achevait ces mots, la jeune fille apparut dans l'encadrement de la porte.

—Qu'y a-t-il, mon ami? interrogea-t-elle.

—Grande nouvelle!... Bonne nouvelle! s'exclama comiquement Gontran, nous partons pour Sirius...

Et comme ces mots ne paraissaient pas apprendre grand'chose à la fille d'Ossipoff, le jeune comte ajouta:

—Route des voyageurs pour le Soleil, la Lune et la Terre...

Les mains des deux jeunes gens s'unirent dans une douce étreinte, tandis que Fricoulet murmurait à part lui, en regardant son ami d'un air de pitié pleine de commisération:

—Allons, bon... le voilà qui en repince pour la mairie du VIIIe!

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CHAPITRE IV

DANS
LEQUEL LES CHOSES
SE BROUILLENT

imageinsi que Fricoulet l'avait si joyeusement annoncé à son ami, la région que traversait l'Éclair se trouvait exactement située par VI heures d'ascension droite et 50 degrés de déclinaison australe, sur les confins de la zone d'attraction de Canopus, dont il s'éloignait avec une vertigineuse vitesse.

C'était le point céleste auquel aboutirait—s'il était indéfiniment prolongé—l'axe autour duquel tourne notre planète, en un mot, le pôle sud de l'univers; et ce point, c'était la constellation de l'Octant; en consultant la carte céleste qui se trouvait à bord, épave précieuse sauvée par Ossipoff des différentes catastrophes dont les voyageurs avaient été victimes depuis leur départ de la Terre, Gontran vit que les constellations voisines les plus remarquables étaient le Petit-Nuage, le Toucan, le Phénix, l'Hydre, l'Horloge, le Réticule, la Dorade, le Poisson-Volant, le Navire, le Caméléon, l'Abeille, la Croix-du-Sud, l'Oiseau, le Triangle, le Compas, l'Autel, le Paon, l'Indien et la Grue.

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L'ingénieur s'occupait à ajuster les différentes pièces du spectroscope (p. 110).

—L'histoire naturelle a, pour la plus grande partie, fourni le vocabulaire astronomique, ricana le jeune homme en s'adressant à Fricoulet.

Celui-ci, sans répondre, indiqua à son compagnon un point de l'espace sur la gauche du wagon.

—Là-bas, du côté des Nuées de Magellan et de la Montagne de la Table, le Grand Nuage.

—Ah! dit Gontran, sur un ton indifférent, et qu'a-t-il de particulier, ton Grand Nuage?

—Oh! pas grand'chose... ceci seulement: à la distance qui nous sépare du système solaire, distance qui, naturellement, nous rapproche d'autant d'elles, ces nébuleuses ont à peine grandi; j'en conclus donc qu'elles doivent se trouver vertigineusement éloignées.

—Mon Dieu, l'univers est très grand...

Ces mots avaient été prononcés d'une voix qui trahissait un tel désintéressement de la question que l'ingénieur ne put retenir un éclat de rire.

—Je ne parle pas des dimensions de l'univers, répliqua-t-il, mais simplement de l'éloignement d'un monde ou plutôt d'un amas de mondes, car dans le Grand Nuage, Herschell n'a pas compté moins de 284 nébuleuses, 66 groupes d'étoiles, 582 étoiles isolées, de même que dans le Petit Nuage, il a relevé l'existence de 52 nébuleuses, 6 groupes d'étoiles et 200 étoiles...

—Dieu! que c'est intéressant! balbutia Gontran en étouffant avec peine, à l'aide de sa main, un formidable bâillement...

Le visage de Séléna s'attrista.

—Mon pauvre Gontran, dit-elle, jamais vous ne vous y ferez...

—Ah! jamais, déclara le jeune homme énergiquement.

—Tu n'as pas besoin de l'affirmer, dit alors Fricoulet, cela se voit: seulement, permets-moi de te dire—et cela en présence de mademoiselle—que tu me parais être dans de très mauvaises conditions pour affronter le mariage...

Séléna protesta.

—Monsieur Fricoulet! s'exclama-t-elle.

—Permettez; ce n'est point à vous que je fais allusion... mais bien à M. Ossipoff... Vous aurez bien entendu une vie commune et, tous les soirs, pour remplacer la classique partie de piquet ou de nain jaune, il faudra que Gontran s'astreigne à jouer aux étoiles avec son beau-père... Est-ce vrai?

La jeune fille répondit, en souriant, d'un air embarrassé:

—Vous avez peut-être raison... Mais Gontran n'a rien à craindre; je suis assez forte à ce jeu-là, je me tiendrai derrière lui et je lui «soufflerai».

—Comme lorsque je récitais mes leçons, au lycée... Ce sera charmant. Il avait dit cela avec une aigreur assez peu dissimulée pour que Séléna la remarquât; attristée, elle murmura:

—Hélas!... Gontran... il est encore temps de vous dédire et de renoncer aux projets que nous avions formés.

Sans répondre directement, M. de Flammermont soupira:

—D'ici que nous atteignions la Terre—si nous devons jamais l'atteindre—nous avons largement le temps de défaire et de refaire nos projets.

Par la cage de l'escalier, la voix d'Ossipoff se fit entendre, toute émue:

—Gontran... Gontran... le voyez-vous?...

—Quoi?... de quoi parlez-vous? cria le jeune homme, sans bouger de place et avec un froncement de sourcils de mauvaise humeur.

—Eh! le Sac-à-charbon, parbleu!

Gontran regarda tour à tour Fricoulet et Séléna, d'un air effaré, balbutiant:

—Le sac-à-charbon!

—Réponds: «oui... très curieux», lui souffla rapidement à l'oreille Fricoulet.

Et, docilement, sans comprendre, le jeune homme répondit:

—Oui... très curieux...

Satisfait par ces mots, le vieillard appela:

—Séléna... viens donc un peu...

La jeune fille quitta les deux amis qui l'entendirent gravir les marches de l'escalier, légère comme un oiseau...

—Et maintenant? interrogea M. de Flammermont...

L'ingénieur s'approcha de la longue-vue braquée devant le hublot de la machinerie, y colla son œil, la fit tourner sur son pivot jusqu'au moment où il dit:

—Viens voir...

Gontran, ayant remplacé son ami, poussa une légère exclamation et ne put retenir ces mots:

—Voilà qui est bizarre!...

Dans la Voie Lactée, il y avait comme une déchirure que semblait produire l'absence totale d'astres; alors qu'en certains endroits, il y en avait un fourmillement qui illuminait l'espace, là, c'était une vaste solitude, morne, obscure, faisant dans le scintillement merveilleux des étoiles un trou, noir, profond, par lequel le regard stupéfait pouvait plonger dans l'infini des cieux, à d'incommensurables distances...

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À quelle cause attribuer ces contrées désertes aujourd'hui? Furent-elles autrefois, comme le sont leurs voisines, fécondes en astres, elles aussi, et leur solitude présente est-elle imputable à d'incompréhensibles catastrophes sidérales?

Est-il au contraire indispensable à la pondération de l'univers que des steppes immenses demeurent désertes au milieu des constellations précisément les plus peuplées et les plus brillantes?

Dilemme dans lequel l'esprit humain se perd et se perdra probablement jusqu'à la consommation des siècles.

Et précisément, comme pour former contraste avec ces solitudes, l'œil découvrait au milieu d'elles la constellation du Toucan, amas de soleils qui faisaient comme une île de lumière.

—Voilà qui te prouverait—si tu étais du métier—à quelle distance prodigieuse nous nous trouvons de notre système, dit alors Fricoulet, qui regardait par-dessus l'épaule de son ami; car, de la Terre, le Toucan nous apparaît à l'œil nu, semblable à peine à une petite tache laiteuse, tandis que, actuellement, pour nous, c'est un véritable écrin de diamants dont la beauté et l'éclat ne sont comparables qu'à l'éclat et à la beauté du Centaure.

Durant quelques instants, les deux jeunes gens demeurèrent immobiles, silencieux, intéressés par l'étrangeté du spectacle.

—Et c'est cela que les astronomes appellent le «trou à charbon», murmura enfin Gontran... je ne reconnais plus leur vocabulaire habituel... si plein de poésie.

Il y avait dans ces mots un accent de moquerie que Fricoulet surprit fort bien et auquel, d'ailleurs, il fut le premier à s'associer.

—Monsieur Fricoulet?

C'était Séléna qui appelait à mi-voix et l'ingénieur qui s'était avancé jusqu'au seuil de la machinerie, vit, en levant les yeux, le charmant visage de la jeune fille qui s'encadrait en haut, dans la cage de l'escalier.

—Monsieur Fricoulet, demanda-t-elle avec un gentil sourire, je voudrais vous demander un petit service.

—À votre disposition, mademoiselle, s'exclama l'ingénieur en se précipitant et en escaladant les marches.

Gontran se mit à le suivre, grommelant entre ses dents, dépité, et—disons-le—quelque peu jaloux de voir que sa fiancée, ayant besoin d'un service, s'adressait à un autre qu'à lui...

Il arriva presque en même temps que Fricoulet dans la cabine d'Ossipoff, et la première chose qu'il vit fut le vieillard étendu sur son hamac et dormant à poings fermés; auprès du télescope, Séléna et l'ingénieur causaient devant une petite table sur laquelle se trouvaient différents objets dont la forme était inconnue de Gontran et dont l'usage, par conséquent, lui échappait.

—Figurez-vous, disait Séléna, dont le visage était coloré d'une légère rougeur, que pour les observations, je m'y reconnaîtrai bien; mais voilà que je ne me rappelle plus comment cela se monte...

Et, remarquant à l'expression des traits de M. de Flammermont qu'il n'était pas content, elle ajouta:

—Il ne faut pas m'en vouloir, Gontran; il s'agit d'un petit service que vous n'êtes pas à même de me rendre... remonter un «spectroscope».

Elle ajouta avec une pointe de malice:

—Et puis, c'est bien assez que mon père vous tourmente, quand il est éveillé, pour que vous puissiez prendre un peu de repos, pendant son sommeil.

Le jeune homme haussa imperceptiblement les épaules et, sans dire mot, demeura debout près de la table, tandis que l'ingénieur s'occupait à ajuster avec une extraordinaire dextérité les différentes pièces du «spectroscope».

On sait que cet appareil se compose de quatre pièces essentielles: 1º un «système dispersé», formé de un ou plusieurs prismes; 2º un «collimateur», disposé pour envoyer sur le prisme un faisceau de rayons parallèles et formé d'un tuyau de lunette fermé par un bouchon percé d'une fente, et d'une lentille; 3º une lunette dont l'axe est dirigé de manière à recevoir les rayons émergents du prisme; 4º un micromètre pour mesurer les déviations et déterminer la position des différentes raies spectrales.

Le spectroscope a été imaginé par MM. Kirchhoff et Bunsen et perfectionné notamment par M. Duboscq et par M. Pellin.

Mais celui dont se servait Ossipoff, et au montage duquel travaillait Fricoulet, était d'une fabrication tout spéciale, imaginée par M. Thollon pour faciliter l'analyse des astres: à vision directe, il suffit de le diriger sur une étoile pour en décomposer la lumière et relever les raies qui caractérisent le spectre de ce corps.

Il est constitué par un «prisme composé», c'est-à-dire formé d'une partie en cristal (crown-glass) et d'une partie liquide (sulfure de carbone), ce qui lui donne une précision et une puissance telles que si l'on examine le Soleil avec cet instrument, il donne un spectre d'une longueur apparente de quinze mètres, où l'on compte plus de 4,000 raies obscures.

—Et avec ça? se décida enfin à demander Gontran, fort intrigué, au fond, par cet instrument d'aspect bizarre.

—Avec ça, mon cher Gontran, dit Séléna parlant à voix basse pour ne pas éveiller Ossipoff toujours dormant, on caractérise la nature des astres; vous savez, n'est-ce pas, qu'en faisant passer un rayon de lumière solaire à travers un prisme de cristal, cette lumière est décomposée en ses éléments et qu'on peut reconnaître qu'elle est constituée de sept couleurs différentes dont la superposition produit le blanc.

Le jeune comte inclina la tête, dans un geste affirmatif, murmurant:

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—Violet, indigo, bleu, vert, jaune, orange, rouge... Oui, oui, je me rappelle ça du temps de mon bachot—un vers de Newton, vers riche, car il a un pied de trop.

—Un pied de trop! fit l'ingénieur en se redressant.

—Assurément: violet..... trois syllabes..... mais, peu importe.....

Et, s'adressant à Séléna:

—Alors?

—Quand on eut reconnu que le spectre émis par la vapeur incandescente d'un métal était formé de raies brillantes et que ces raies, constantes pour le même métal, différaient d'un métal à l'autre, on en conclut qu'en examinant le spectre des astres, on pouvait arriver à connaître leur constitution, pour ainsi dire, géologique; on compara donc le spectre solaire avec celui des métaux et on déclara que dans le Soleil existaient du sodium, du magnésium, du calcium, du fer, du nickel... et bien d'autres choses encore...

—Comme vous êtes forte! s'exclama Fricoulet.

—Je n'ai pas grand mérite à cela, répondit modestement la jeune fille; car, à Pétersbourg, j'aidais mon père dans ses études spectroscopiques et, à force d'entendre répéter les mêmes choses...

—En sorte qu'en ce moment?... interrogea Gontran.

—Mon père, étant fatigué, m'a prié, durant qu'il se reposerait quelques instants, de monter le spectroscope et de commencer à examiner les raies de la Croix-du-Sud.

—Curieuse, la Croix-du-Sud? interrogea le jeune comte.

Séléna comprit très bien avec quel genre d'esprit il l'interrogeait et répondit, un sourire réservé aux lèvres:

—Oh! monsieur Gontran, vous savez bien que, moi personnellement, je ne suis point aussi fervente d'astronomie que mes occupations pourraient le faire croire au premier venu; mais vous, vous n'êtes pas le premier venu; vous connaissez très bien la raison qui me fait délaisser les travaux coutumiers aux femmes pour m'occuper de sciences et d'instruments d'optique. J'aime mon père par-dessus tout, je l'aime de toutes les forces de mon cœur filial et de toutes les forces de ma reconnaissance pour la manière dont il m'a élevée, ma mère étant morte.

Elle ajouta d'un ton plus ferme:

—Et il n'y a rien que je ne sois prête à faire pour lui éviter une peine et lui procurer une satisfaction.

Durant cette déclaration très nette, Gontran avait paru embarrassé, car les paroles de la jeune fille contenaient, à peine dissimulé, un blâme à son adresse; quand elle eut fini, néanmoins, il répliqua d'un ton légèrement piqué:

—Que vous aimiez votre père, ma chère Séléna, rien de mieux, et personne assurément ne songerait à vous en blâmer; mais j'espère que vous ne nierez pas non plus l'affection que j'ai eue pour vous... affection qui m'a fait abandonner la Terre, qui m'a engagé dans une voie de duplicité et de dissimulation peu en rapport avec la franchise de mon caractère...

—Des reproches! fit en souriant un peu amèrement la jeune fille.

Gontran protesta avec vivacité:

—C'est mal me connaître, Séléna, dit-il; mais enfin la nature humaine est la nature humaine et vous devriez être indulgente lorsqu'il m'échappe parfois quelque parole ou quelque geste qui trahissent, un peu trop clairement peut-être, l'irritation où je suis de voir retardé toujours l'instant du bonheur auquel j'aspire depuis si longtemps.

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Les étoiles sont divisées en quatre catégories (p. 115).

Ces derniers mots amenèrent un rayonnement sur le visage de Séléna, elle tendit la main au jeune homme, en murmurant, d'un ton vraiment apitoyé:

—Pauvre Gontran!

Et Fricoulet répéta railleur avec une pointe d'imperceptible amertume:

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—Pauvre Gontran!

Le jeune comte, conservant entre ses mains l'extrémité des doigts fuselés de Mlle Ossipoff, lui dit sur un ton de soumission tout à fait charmante:

—Tenez, voulez-vous que, pour vous faire plaisir, je m'initie aux beautés des études spectroscopiques?... parlez, je vous écoute...

—Sérieusement? fit la jeune fille.

—Sérieusement.

Elle enveloppa son fiancé d'un regard affectueux, plein de reconnaissance, puis prenant un air sérieux, elle dit d'un ton doctoral:

—L'étoile Y de la Croix-du-Sud qui, ainsi que vous avez pu le constater déjà, présente une coloration orangée claire, a un spectre très caractéristique; il appartient à la troisième catégorie, remarquable par l'aspect cannelé et il est assez analogue à celui de Bételgeuse et de Alpha d'Hercule. On y a reconnu les raies produites par la présence du magnésium et du fer; mais ce qui en fait la grande originalité ce sont les «raies d'absorption» qui indiquent indubitablement la présence, dans cet astre, de la vapeur d'eau.

—Je vous ferai observer, mademoiselle, dit Fricoulet, que M. Ossipoff n'a rien découvert là de bien nouveau; car il y a longtemps déjà qu'un astronome de la Nouvelle-Zélande, M. Pope, a signalé ces raies dont la présence est déjà affirmée d'ailleurs dans notre Soleil, à nous.

—Assurément! mais ce qui distingue les études de mon père ce sont les conclusions qu'il en tire: pour lui, cette étoile de la Croix-du-Sud est de beaucoup plus avancée dans son histoire que le Soleil terrestre, et, de la vapeur d'eau qui domine actuellement dans son atmosphère, il déduit que l'hydrogène s'y combine en masse avec l'oxygène.

Elle ajouta en souriant:

—Saurez-vous retenir tout cela?

—Aisément, je crois, et je paraîtrai être tout aussi savant que vous, quand vous m'aurez expliqué une expression dont vous vous êtes servi tout à l'heure.

—Laquelle?

—Vous avez dit que l'étoile en question appartient à la troisième catégorie.

La jeune fille allait entrer dans de nouvelles explications, lorsque Fricoulet tendit à son ami son carnet sur une page duquel il avait, tout en écoutant Séléna, griffonné rapidement quelques lignes.

—Tiens, dit-il, lis ça, au besoin apprends-le par cœur, j'ai résumé le plus succinctement possible ce qu'il est indispensable de savoir.

Voici ce qu'il y avait sur le carnet de l'ingénieur:

Étoiles divisées en quatre catégories, au point de vue spectroscopique:

1º Étoiles blanches, telles que Sirius, Véga, Procyon, Altaïr—spectre presque continu avec raies de l'hydrogène, du sodium, du magnésium—température très élevée, atmosphère hydrogénée très dense—catégorie la plus nombreuse et comprenant plus de la moitié des étoiles connues.

2º Étoiles jaunes, telles que Aldébaran, Capella, Arcturus, dont les raies, semblables à celles de notre Soleil, trahissent la présence de l'hydrogène, du fer et du magnésium.

3º Étoiles orangées ou rougeâtres: Antarès, Miraceti, etc.—spectre composé de fortes lignes sombres et de points brillants lui donnant l'apparence de colonnes cannelées vues en perspective, d'où la supposition que l'on a, là, deux lumières distinctes superposées—atmosphère très absorbante, hydrogène presque absent, carbone abondant.

4º Étoiles rouges—spectre en colonnade, démontrant l'existence des composés du carbone, probablement d'oxydes gazeux, ce qui indiquerait une température très basse.

Et Fricoulet ajoutait en nota bene:

«On peut donc supposer, avec quelque vraisemblance, que les étoiles blanches sont les plus nouvelles, étant donnée la violence de la combustion, que les jaunes sont à l'état stationnaire et, enfin, les rouges des soleils qui s'oxydent et près de s'éteindre...»

Cependant, l'ingénieur, depuis que l'Éclair avait été lancé dans l'infini, n'avait—suivant l'expression populaire—dormi que d'un œil; il tombait de fatigue et, imitant la sagesse d'Ossipoff, il avait rejoint sa cabine, laissant Séléna à ses études spectroscopiques et Gontran à l'étude des catégories d'étoiles.

L'appareil emporté par une vertigineuse vitesse obéissait à l'attraction des astres vers lesquels il courait et il n'était nul besoin de surveiller une marche qu'aucune puissance humaine n'était capable d'enrayer ni de diriger...

Il dormait donc à poings fermés, sans se douter que Gontran, après avoir lu une première fois, puis une seconde fois, avec beaucoup de conscience, la note relative aux étoiles, avait fini par s'endormir, le nez dessus.

Séléna, non plus, ne se doutait pas de l'effet soporifique produit sur son fiancé par la prose laconique de l'ingénieur; absorbée par son travail, elle ne songeait qu'à satisfaire, autant qu'il était en son pouvoir, les désirs de son père, et son attention était tout entière concentrée sur les astres.

Maintenant, Sirius étalait dans l'infini des cieux, au milieu du fourmillement des mondes, un disque immense présentant une surface grande quatre fois à peu près comme celle de la pleine lune et inondant la machinerie d'une clarté blafarde qui eût été aveuglante, sans les stores dont l'ingéniosité de Fricoulet avait prudemment garni les hublots.

Bien que gravitant à environ 39 trillions de lieues de la Terre—ainsi que l'ont établi les différentes parallaxes mesurées par Maclear, en 1837, et par Gylden en 1870,—Sirius apparaît cependant, aux habitants de notre planète, comme un soleil, tellement sa lumière est intense.

On se rend compte de la chaleur qui devait rayonner de ce disque formidable, alors que le wagon de lithium se trouvait maintenant à une distance diminuée de moitié.

Et Séléna, tout en poursuivant ses observations, était véritablement stupéfaite des résultats obtenus: ces résultats donnaient, comparativement à notre Soleil, une surface 144 fois plus grande, un volume 1700 fois plus gros et un diamètre 12 fois plus large.

Par la pensée, elle mettait en présence les dimensions de ce colosse de l'espace et celles de sa sphère natale, cette sphère 108 fois moins large et 1280 fois moins volumineuse que le Soleil qui l'éclaire, et elle demeurait épouvantée de «l'infiniment petit» auquel appartenait le globe terrestre.

Au fur et à mesure qu'elle avançait dans son examen, la jeune fille, subjuguée par une curiosité de plus en plus grande, obéissait à une sorte d'emballement qui la poussait à des recherches de plus en plus ardues, de plus en plus pénibles, mais qui l'amenaient à une connaissance plus approfondie encore de ce soleil merveilleux.

Elle avait allumé une bougie et, au spectre solaire obtenu par la flamme, elle avait superposé le spectre de Sirius, ce qui lui permit de constater que celui-ci se déplaçait du côté de l'extrémité rouge du spectre fixe, preuve que l'astre s'éloignait du système solaire.

Quant à la vitesse avec laquelle s'opérait cet éloignement, il lui fut facile de la calculer: elle n'était pas moindre à 35 kilomètres par seconde, 700,000 lieues par jour, 268 millions par an!!!

C'était vertigineux!

Aussi ne put-elle retenir une exclamation qui fit sursauter Gontran, qui s'écria, les yeux écarquillés et les paupières rouges de sommeil:

—Hein!... quoi!... qu'arrive-t-il?

D'un ton exclamatif, la jeune fille qui ne s'était aperçue de rien, répondit:

—Oh! Sirius!... Gontran... Sirius!...

Encore mal éveillé, le comte s'élança, croyant à un cataclysme.

—Encore un qui fait des siennes, grommela-t-il.

Mais au premier pas qu'il fit, il s'arrêta aveuglé par l'étincelante lumière dont la cabine était pleine, en dépit des précautions prudentes de Fricoulet.

Il mit l'une de ses mains devant ses yeux, pour les préserver de l'éclat qui lui avait causé, inopinément, une vive douleur et murmura en même temps, tandis que de l'autre main il essuyait son front trempé de sueur:

—Dieu! qu'il fait chaud...

Séléna, elle, qui s'était habituée progressivement à la lumière et à la chaleur dues à la proximité à chaque seconde croissante de l'astre, se mit à rire.

—C'est Sirius, dit-elle, sans pour cela se déranger.

Pour l'instant elle inscrivait rapidement ses observations, tandis que le jeune homme, qui s'était approché d'elle, lisait par-dessus son épaule.

—268 millions de lieues! s'exclama-t-il pour paraître s'intéresser au travail de sa fiancée... jamais je n'aurais cru qu'une étoile pût marcher aussi vite...

Séléna sursauta.

—Ne parlez donc pas si haut, fit-elle; si mon père vous entendait.

—Eh bien!... qu'aurait-il à dire? je ne suis pas obligé de connaître des résultats que lui-même ignore encore à l'heure qu'il est, puisque vous venez de les obtenir à l'instant.

—Sans doute, répondit la jeune fille en riant, mais ce qu'un astronome, comme vous, doit savoir, c'est que toutes les étoiles sont animées de mouvements extrêmement rapides dont beaucoup ont été, depuis longtemps, calculés avec une précision extrême. Celle qui, jusqu'à présent, est connue, comme ayant la vitesse la plus grande, est l'étoile 1830 du catalogue de Groombridge, qui atteint 5"78 en déclinaison vers le Sud, et 0°,344 en ascension droite vers l'Est, soit au total 7"03 vers le Sud-Est, par an...

Gontran écoutait, bouche bée, parler la jeune fille; mais l'expression de son visage prouvait surabondamment que tout ce qu'elle disait était pour lui lettre close.

—7"03 vers le Sud-Est, par an, répéta-t-il.

Il avait l'air si ahuri que Séléna ne put s'empêcher de rire et, lui prenant les mains, lui dit tendrement:

—Mon pauvre Gontran, faut-il que vous m'aimiez, tout de même, pour que vous résistiez à l'aridité de toutes ces choses auxquelles vous êtes si réfractaire!

—Si je vous aime! s'écria-t-il avec feu.

Il ajouta sur un ton un peu triste:

—Et cependant, il y a des moments où j'ai peur que mon amour, quelque fort qu'il soit, ne puisse m'aider à jouer ce rôle de faux savant si contraire à ma nature et à mon caractère...

Une main se posant sur son épaule le fit se retourner et il se trouva face à face avec Fricoulet qui lui dit:

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—L'amour est le plus fort des dieux... Il peut ce qu'il veut et, de tous les maîtres de l'Olympe, c'est assurément celui qui a fait le plus de miracles..

—En attendant, fit Séléna, dont les paroles de M. de Flammermont avaient assombri le visage, vous ne savez toujours pas ce que représente 7"03 par an?

—Vous parlez de 1830, Groombridge! s'exclama Fricoulet.

Et s'adressant à Gontran:

—Cela représente tout simplement la bagatelle de 2600 millions de lieues ou 300 kilomètres par seconde.

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Mais M. de Flammermont, que commençait à énerver quelque peu l'emballement auquel étaient en proie et son ami et sa fiancée, se croisa les bras, et posa, d'un ton narquois, cette question fort logique en somme:

—Et après?

—Comment! après?

—Oui, vous savez que cette étoile court avec une rapidité de 300 kilomètres par seconde, c'est quelque chose, mais ce n'est pas tout. L'intéressant serait de savoir d'où vient ce soleil colossal, où il va, dans quel but il a été créé, quel rôle il joue dans l'Univers et de quelle influence il peut être dans la marche de l'humanité et de la civilisation célestes.

Fricoulet pinça les lèvres, pour retenir une violente envie de rire.

—Oh! oh! fit-il, l'humanité céleste!

Gontran sursauta et étendant la main vers le hublot:

—Tu ne prétends par insinuer que cet Univers soit un univers mort et qu'il ait été créé dans le seul but d'éclairer nos nuits terrestres.

—Assurément non.

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Les étoiles, les soleils, les planètes étaient emportés dans un vol d'ouragan (p. 125).

—Eh bien! alors... j'ai donc raison quand je te demande si un semblable colosse n'est pas de nature à influencer prodigieusement les humanités qui animent les surfaces des mondes dont il effleure les rivages dans sa course...

L'ingénieur lança ses bras vers le plafond, dans un geste étrangement comique.

—Oh! poète! s'écria-t-il... veux-tu que je te dise une chose?... par ton envolée lyrique, tu me rappelles ton savant homonyme, l'auteur des Étoiles.

«Quelle est l'origine d'une telle véhémence? qui l'a lancé ainsi dans les sphères éthérées? dans quel abîme se précipite-t-il?... autant de questions! autant de mystères!... Et quand on songe que ce boulet prodigieux pourrait, si nulle influence étrangère ne venait modifier sa marche, continuer de courir en ligne droite avec cette même vitesse constante, pendant des millions et des milliards d'années—pendant l'éternité entière—sans jamais approcher d'aucun terme, sans pouvoir atteindre l'horizon de l'infini!... l'esprit s'arrête épouvanté devant une telle contemplation; l'imagination suspend son vol et tombe évanouie devant la splendeur de l'absolu!»

L'ingénieur avait prononcé ces paroles sur un ton un peu emphatique, faisant ressortir à dessein l'allure par trop redondante des phrases dont le tour pathétique masquait un peu le vague de la pensée.

Gontran l'avait belle pour riposter et il n'y manqua pas.

—Fort bien, marchez, répliqua-t-il narquoisement; mais tout cela ne m'apprend rien de bien nouveau; mon homonyme procède par interrogations, auxquelles il se garde bien de répondre et son imagination, au lieu de «s'évanouir» devant les mystères de la nature, ferait bien mieux de tenter de les expliquer... Si un astronome se contente d'interroger, compte-t-il donc sur un ignorant comme moi pour lui apprendre ce qu'il ignore?...

L'ingénieur, pour toute réponse, se contenta d'allonger les lèvres avec une expression qui semblait indiquer qu'au fond il n'était pas éloigné de partager la manière de voir de son ami; mais ce fut Séléna qui s'exclama:

—Si mon père vous entendait parler ainsi!... oser toucher à ce savant pour lequel il a une si profonde admiration...

—Mais, moi aussi, je l'admire, répliqua le jeune homme; seulement, je trouve qu'il met trop de poésie dans son encrier et je suis déçu lorsqu'au lieu de trouver un chiffre ou une explication scientifique, je ne trouve qu'une envolée qui berce ma raison, sans la satisfaire complètement.

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Sans doute la conversation se fût-elle prolongée sur ce terrain; mais, en entendant craquer, au-dessus de sa tête, le plancher de la cabine d'Ossipoff, Gontran prévoyant que le savant allait venir rejoindre sa fille et ne se souciant nullement de passer un examen sur Sirius, s'esquiva sur la pointe des pieds et gagna sans bruit son hamac.

Non loin de lui, Farenheit dormait comme une brute, les poings fermés, la face congestionnée, soufflant par ses lèvres entr'ouvertes, une haleine puissante qui faisait dans la pièce un bruit semblable au bourdonnement d'un énorme moustique.

—En voilà un que les lois astronomiques ne tourmentent guère, songea le jeune homme en jetant un regard d'envie sur son voisin; et comme il a raison!

Il ajouta, avec un soupir qui—si elle eût pu l'entendre—en eût appris long à Séléna sur l'état d'âme de son fiancé:

—«Amour, amour, quand tu nous tiens...»

Il n'acheva pas; il prit, sur une planchette, le livre des Continents Célestes dont il parcourait toujours quelques feuillets avant de s'endormir—habitude qu'il avait prise depuis le commencement du voyage, moins pour compléter son instruction que pour détourner momentanément son esprit des mille inquiétudes qui lui bourrelaient la tête.

Mais, soit que les explications astronomiques lui eussent fatigué le cerveau, soit plutôt que la chaleur extraordinaire due à la proximité de Sirius l'eût accablé plus que de coutume, Flammermont laissa aller en arrière sa tête qui tomba sur l'oreiller et il s'endormit, tenant encore entre les doigts le livre dont il avait parcouru une dizaine de feuillets à peine.

Alors, par suite d'une hallucination très compréhensible, voilà que, dans une sorte de rêve, les suppositions philosophiques du savant auteur des Continents Célestes s'animèrent, rendant réelles à ses yeux les descriptions contenues dans les feuillets qu'il venait de parcourir.

Miraculeusement, et sans qu'il cherchât d'ailleurs à s'expliquer par suite de quelles transformations cela pouvait être, voilà que sa vue, dépassant les limites de la vision télescopique, avait acquis une puissance surnaturelle, que ses sensations de durée et de temps lui permettaient de resserrer et de comprendre les plus grands intervalles de temps.

Et alors, comme par enchantement, disparut cette apparente immobilité dans laquelle est figée la voûte azurée des cieux: les étoiles innombrables, semblables à ces tourbillons de poussière que soulèvent sur nos routes, durant l'été, les rafales de vent, dont sont précédés les grands orages, s'envolaient dans toutes les directions, éparpillées à tous les coins de l'infini; les nébuleuses, arrachées, déchiquetées, lacérées, n'étaient plus que des lambeaux informes qui, tournoyantes, disparaissaient dans les profondeurs du ciel, ainsi que de gigantesques oiseaux que la violence de la tempête eût plumés, ou bien encore, emportées; roulées sur elles-mêmes, condensées pour ainsi dire, elles changeaient d'aspect, dévorant des mondes, elles aussi, comme les autres; la Voie Lactée se disloquait et, déformée, disséminée, était méconnaissable.

Bref, c'était dans l'espace, une agitation, un mouvement, une vie, semblables à ceux dont la Terre donne l'exemple, mais dans des proportions tellement colossales que Gontran en était épouvanté.

On eût dit que des mains de géants s'acharnaient après les astres, les prenaient, les jetaient aux vents de l'Infini où ils disparaissaient sous un souffle colossal.

Miraculeusement, l'esprit du dormeur s'était déchiré de l'enveloppe charnelle qui l'étreignait, empêchant l'expansion de ses forces, le contraignant au terre à terre et alors il avait la compréhension de l'Infini comme espace et comme temps. Ce n'était plus la nuit silencieuse d'un ciel morne, immobile et comme mort qu'il contemplait, mais bien une immensité effroyable dans laquelle se mouvaient des myriades de Soleils étincelants, désorbités, n'obéissant plus à aucune règle de la gravitation des corps, mais lancés suivant le caprice d'une volonté inconnue, semant par l'espace les formes multipliées d'une vitalité inextinguible et universelle.

Les regards effarés de M. de Flammermont, doués d'une acuité incompréhensible, plongeaient, à chaque instant, plus avant dans les profondeurs insondables de l'espace, il semblait qu'il y eût comme une infinité de voiles superposés, qui se tiraient les uns après les autres, masquant toujours le fond du gouffre céleste dans lequel Gontran pensait apercevoir la vérité de toutes choses.

Mais les étoiles, les soleils, les planètes étaient emportés dans un vol d'ouragan et pas une minute, pas une seconde, l'aspect du ciel n'était semblable et devant ces métamorphoses non interrompues le jeune homme ne cessait de s'extasier.

Enfin, il arriva un moment où le vertige occasionné par cette sarabande d'astres lui causa une angoisse si épouvantable qu'il s'éveilla en sursaut, en poussant un cri.

Assis sur son séant, le visage trempé de sueur, il vit, groupés autour de son hamac, tous ses compagnons de voyage qui le regardaient avec inquiétude.

Alors il comprit qu'il avait été simplement la proie d'un cauchemar et il demeura silencieux, quelque peu honteux de cette faiblesse, cependant indépendante de sa volonté.

—Eh bien! quoi donc? ricana Fricoulet, est-ce que tu as encore rêvé de la Loïe Fuller?

Gontran rougit un peu et murmura d'une voix de mauvaise humeur:

—Encore quelques semaines de cette existence et je deviendrai fou...

Et, machinalement, il se palpait le crâne, comme s'il eût voulu se convaincre qu'il ne s'y était produit aucune fêlure.

—Un cauchemar? interrogea Farenheit.

Mais comme Ossipoff était là, lui aussi, le jeune comte eut honte d'avouer la vision astronomique qui avait troublé son sommeil et, recouvrant immédiatement la lucidité de sa pensée, il répondit:

—Oui, un cauchemar, et un cauchemar causé par ce misérable Sirius; je ne pouvais admettre que Sirius s'éloignant de la Terre, depuis des temps incommensurables, à raison de 35 kilomètres par heure, sa lumière non seulement n'eût pas diminué d'intensité, mais fût encore visible.

Ossipoff sourit avec indulgence et murmura:

—Très singulier, cet état spécial dans lequel le rêve met un esprit lucide et savant! Ainsi vous voilà, vous, un astronome dont nul, pas même moi, n'oserait discuter la science, vous voilà tout ému par une objection qu'un raisonnement enfantin suffit à réfuter... Si vous aviez été dans votre état normal, n'auriez-vous pas compris que ce qui vous paraissait un phénomène était dû tout simplement à l'énorme distance qui nous sépare de Sirius... L'éloignement qui s'est opéré depuis quatre mille ans n'est pas la cinquantième partie de la distance qui sépare Sirius de la Terre; dans de semblables conditions...

Gontran inclina la tête affirmativement.

—Si votre cauchemar ne vous a pas trop fatigué, ajouta le vieillard, je vous serais bien obligé devenir m'aider dans certaines études que je veux faire...

Une ombre s'étendit sur le visage de M. de Flammermont qui murmura d'une voix accablée:

—Le temps de me passer un peu d'eau sur la figure et je suis à vous...

—Hâtez-vous... car, du train dont marche l'Éclair, nous ne tarderons pas à être hors de vue...

Il avait, tout en parlant, fait quelques pas vers la porte; mais il revint et, frappant sur l'épaule du jeune homme, il lui dit à mi-voix, sur le ton dont un gourmet parle d'un plat délicieux et qui lui fait venir l'eau à la bouche:

—Nous saurons peut-être à quoi nous en tenir, cette fois... et si l'on a affaire à une planète ou à un soleil...

Sans remarquer l'espèce d'ahurissement produit sur Flammermont par ces mots, il sortit...

—Si c'est une planète ou un soleil, répéta Gontran..

Ses yeux se promenèrent, effarés, interrogateurs, de Farenheit à Fricoulet.

—Cette fois-ci, déclara-t-il, je crois bien que je suis perdu.

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L'ingénieur écarta les bras dans un geste de complète ignorance.

—Si encore on savait ce qu'il veut dire...

Et tous les trois demeuraient immobiles, silencieux, se regardant, lorsqu'on heurta doucement à la porte et la voix de Séléna se fit entendre.

—Monsieur Gontran, fit-elle, mon père demande si vous le rejoindrez bientôt?

—Eh! qu'il aille au diable! grommela le jeune comte...

—Lui, soit, mais pas elle, dit Fricoulet.

Et, allant ouvrir la porte, il invita la fille d'Ossipoff à entrer.

—Figurez-vous, lui dit-il, que nous voici fort perplexes et peut-être, comme vous êtes au courant des travaux de votre père, pourrez-vous nous tirer d'embarras... Voici ce dont il s'agit...

Ayant écouté l'explication, rapidement donnée par l'ingénieur, Séléna se mit à sourire:

—Je crois que mon père a voulu faire allusion au satellite de Sirius...

Fricoulet frappa l'une contre l'autre ses mains, en signe de joie.

—Parfaitement... j'y suis, maintenant... s'écria-t-il.

Mais Gontran, atterré, murmura:

—Ah! si les étoiles se mettent à avoir des satellites... à présent...

Mais Fricoulet ne lui laissa pas le loisir de s'apitoyer... le temps pressait, le père Ossipoff attendait et l'ingénieur ne voulait pas l'exposer, sans l'avoir au préalable bardé de notions scientifiques, au tournoi astronomique auquel le vieillard daignait le convier.

—En quelques mots, voici la chose: le mouvement propre de Sirius, au lieu de se produire uniformément, subissant certaines altérations, un astronome nommé Bessel n'a pas hésité à les attribuer à l'action d'un corps invisible de masse considérable, corps obscur, débris de mondes éteints, circulant dans l'espace. En 1854, Le Verrier préconise cette théorie, s'appuyant sur les inégalités périodiques présentées par Procyon, à qui on n'avait jamais pu découvrir de satellite... Ce qui n'empêchait pas M. Peters, en 1851, de donner à l'orbite de ce corps inconnu et invisible la forme d'une ellipse très allongée sur laquelle il se meut en un espace de cinquante ans...

Farenheit ne put retenir un formidable éclat de rire.

—On ne connaît pas le corps, on ne l'a jamais vu... on ne sait même pas s'il existe; mais ça n'empêche pas les astronomes de déclarer dans quelles conditions il se meut.

—S'ils ne déclaraient que cela, poursuivit Fricoulet; mais, en 1862, MM. Auwers et Safford indiquaient au problématique satellite un angle de position de 85",4, à une distance angulaire de 10",6.

L'Américain leva les bras au plafond en s'exclamant ironiquement:

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Sur quoi vous basez-vous? demanda-t-il d'une voix sifflante (p. 131).

—Incommensurable!...

—Riez tant que vous voudrez, monsieur Farenheit, déclara Séléna; cela n'empêche pas qu'en 1862, le 31 janvier, M. Alvan Clark fils, en essayant un télescope de 18 pouces, aperçut à gauche de Sirius un point lumineux, dont l'angle de position était exactement égal à 84°,6... c'est-à-dire une différence de 1 degré seulement avec l'observation de MM. Auwers et Safford.

—Et c'est là que se borne ce que l'on sait de ce satellite? interrogea ironiquement Gontran.

—Point: son éclat est à peu près égal à celui d'une étoile de neuvième grandeur et sa masse à environ la moitié de celle de Sirius, c'est-à-dire sept fois celle du Soleil, bien que sa lumière soit environ cinq mille fois moindre que celle de l'étoile principale... Maintenant que te voilà renseigné...

Et, en disant cela, l'ingénieur poussait Gontran vers la porte, car il entendait M. Ossipoff qui appelait à grands cris son jeune «collègue»; mais celui-ci, qui n'affrontait jamais, sans appréhension, ces sortes de conversations, demanda encore avant de sortir:

—Alors, la question est de savoir si ce fameux satellite est planète ou soleil?

—Oui; d'après ce qu'a dit Ossipoff.

—Et... as-tu une idée personnelle à ce sujet?

—Aucune; vu que, jusqu'à présent, ce sujet m'a laissé fort indifférent; mais, si tu veux me croire, dans l'incertitude, tu le laisseras parler, et, s'il t'interroge, tu peux soutenir hardiment la théorie qui te conviendra...

Dans sa cabine, le vieillard trépignait d'impatience en attendant Gontran, tout en fouillant l'espace pour arracher ses secrets au monde mystérieux qui l'intriguait si fort.

Était-ce là en effet un Soleil, brillant de son propre éclat, ou bien n'avait-on affaire qu'à une planète énorme de ce lointain système?

Ossipoff tenait pour cette seconde hypothèse et M. de Flammermont avait à peine franchi le seuil qu'il lui cria:

—Vous savez, mon cher, pour moi il n'y a plus maintenant l'ombre d'un doute, c'est bien une planète.

—En vérité!

—Et vous allez comprendre mes raisons: voici un monde d'un grand volume auquel rien ne m'empêche de supposer un sol très blanc, qu'éclaire un soleil deux fois plus intense par unité de surface et ayant une surface cent quarante fois plus étendue que le soleil terrestre; qu'y a-t-il d'impossible à ce que cette planète, même éloignée à plus d'un milliard de lieues du flambeau central, soit perceptible à 39 trillions de lieues de distance?

Pour ne pas se compromettre, Gontran crut devoir approuver, d'une inclinaison de tête, cette théorie qui ne lui importait pas plus, au fond, que celle contraire et qui avait l'avantage de lui permettre de conserver un mutisme absolu.

D'ailleurs, le savant paraissait avoir oublié la présence de son compagnon, tout entier saisi par l'intérêt croissant de son étude, laquelle prenait, à chaque instant, une étendue de plus en plus grande; après avoir examiné minutieusement Sirius et son satellite, il parvint à distinguer plusieurs autres points lumineux, l'un par 114° et 72", l'autre par 159° et 104", qu'il n'hésita pas à déclarer comme appartenant aussi au système sirien.

Aux exclamations de triomphe poussées par le vieillard, Fricoulet et Séléna accoururent et quand Ossipoff eut exposé le motif de sa joie:

—Mon Dieu, mon cher monsieur, dit l'ingénieur, je ne voudrais certainement pas m'inscrire en faux contre vos affirmations; cependant, outre que votre théorie de sol blanc du fameux satellite sirien me semble très discutable, je trouve également que vous augmentez le système de Sirius avec une légèreté un peu bien juvénile...

Le vieux savant eut un haut-le-corps prodigieux; il abandonna le télescope, vira sur ses talons comme une toupie et, le visage subitement congestionné, les yeux lançant des éclairs à travers les verres de ses lunettes:

—Et sur quoi vous basez-vous, mon jeune ami, demanda-t-il d'une voix sifflante pour vous permettre de me démentir si catégoriquement?

Fricoulet se récria:

—Je ne me permets rien, monsieur Ossipoff; j'ai commencé par le vous dire. Seulement, il est loisible de se demander si ces points lumineux dépendent réellement du système de Sirius ou bien s'ils ne sont pas tout simplement situés au delà de cette étoile, paraissant être dans son voisinage, par le simple hasard des perspectives célestes.

Le vieillard était bien obligé, en lui-même, de reconnaître la logique de cette observation; mais il n'aimait pas la contradiction et il riposta d'une voix aigre, tout en contenant son irritation:

—Je serais curieux en ce cas de savoir quelle orbite vous assigneriez à ce satellite de Sirius... du moment que, pour vous, ce n'est pas une planète, mais un soleil...

—Mon Dieu, moi, vous savez, je n'ai pas grande opinion personnelle à ce sujet; mais Gontran—qui m'en parlait précisément hier—m'a donné des renseignements très intéressants.

—Vous! s'exclama le vieillard sur un ton d'indignation...

—Moi! se récria à son tour M. de Flammermont, moi je t'ai parlé de cela?

Mais Fricoulet, indifférent à la surprise indignée de son ami, poursuivit:

—Voyons, ne m'as-tu pas dit que, pour un système binaire, plusieurs cas étaient en présence: ou bien chaque composante peut avoir ses planètes tournant en cercle autour d'un Soleil respectif, ou bien les planètes peuvent décrire de triples spirales, symétriquement formées, avant de revenir à leur point de départ...

Ossipoff se mit à ricaner et s'adressant au jeune comte:

—Ah! ce n'est pas l'imagination qui vous manque! malheureusement entre le produit de l'imagination et les résultats d'études scientifiques, il y a de la marge... Ainsi, vous faites-vous une idée à peu près exacte des singulières années, des bizarres saisons que peuvent produire de semblables révolutions?... non, n'est-ce pas?... eh bien, moi, je vous dis...

Il s'interrompit brusquement, se rappelant l'acquiescement que, quelques instants auparavant, le jeune homme avait donné à sa théorie concernant le satellite de Sirius.

—Pourquoi ne m'avoir pas démenti tout à l'heure et ne m'avoir pas répondu Soleil, quand je vous parlais Planète?

Pris de court par cette question, le jeune homme répliqua avec un haussement d'épaules qui attestait le peu d'importance de la chose.

—Mon Dieu, mon cher monsieur Ossipoff, toutes les opinions sont respectables, en outre, je suis peu partisan de la contradiction, surtout lorsqu'elle s'adresse à une personne plus âgée que moi...

Ossipoff s'emporta.

—Il n'y a pas d'âge! cria-t-il, quand la science est en jeu; nombre de fois depuis le commencement de ce voyage, j'ai incliné ma tête blanche devant votre savoir et rien ne peut m'humilier davantage que cette condescendance à ma vieillesse...

Il se tut quelques instants, marmottant entre ses dents des paroles inintelligibles; puis, brusquement, congédiant Gontran de la main:

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—Allez... puisqu'il en est ainsi... je n'ai plus besoin de vous...

Et, sans s'occuper de ceux qui se trouvaient là, il se recolla le visage à l'oculaire, ressaisi tout entier par son ardente curiosité...

Une fois sur le palier et la porte soigneusement refermée derrière lui, Gontran demanda d'un ton irrité à Fricoulet:

—Qu'est-ce qui t'a pris? en voilà une idée de raconter à Ossipoff des choses qui ne sont pas?

—Ce ne serait pas la première fois, ricana l'ingénieur.

—Soit; mais les précédentes fois, nous étions d'accord.

—Ne fallait-il pas trouver un moyen d'aller au-devant des questions qu'il t'aurait sûrement posées?...

Puis, de mauvaise humeur à son tour, comme si le reproche de M. de Flammermont lui paraissait injustifié, l'ingénieur bougonna:

—C'est bien; désormais je te laisserai tirer d'affaire tout seul.

Et, tandis que Gontran rentrait dans sa cabine, il descendit lentement les marches qui conduisaient à la machinerie, murmurant avec un singulier sourire...

—Qui sait?... on a vu des choses plus étranges...


CHAPITRE V


GONTRAN ET FRICOULET
ONT UNE
EXPLICATION SÉRIEUSE

Il y avait deux jours déjà, ou plutôt deux fois vingt-quatre heures, que l'Éclair, naviguant toujours dans la Voie Lactée, avait laissé bien loin derrière lui Sirius et la constellation du Grand Chien à laquelle appartient ce brillant soleil.

Emporté par une force incommensurable, obéissant à l'attraction invincible qu'exerçaient sur lui les mondes de l'Infini, l'appareil filait droit son chemin, semblable à ce boulet hyperbolique dont l'auteur des Continents célestes parle dans un de ses ouvrages, et sans apparence qu'il dût atteindre jamais le but qu'il poursuivait, les limites de cet infini dans lequel il était lancé, reculant au fur et à mesure qu'il avançait sur sa route.

Dans l'intérieur du wagon, une certaine contrainte régnait depuis la scène que nous avons rapportée à la fin du chapitre précédent; entre les éléments plus qu'hétérogènes dont se composait la petite troupe des voyageurs, Fricoulet servait de trait d'union, sa bonne humeur naturelle calmait les fureurs de Farenheit, dissipant les soupçons d'Ossipoff et adoucissant les blessures involontairement faites à l'amour-propre de Gontran; il est inutile d'ajouter, une fois de plus, que, sans les connaissances scientifiques de son ami, l'ancien diplomate eût été incapable de soutenir avec Ossipoff un entretien, quelque court qu'il fût.

Semblable à un acteur qui, pour remplacer un camarade absent, est poussé par le régisseur, sur la scène, sans savoir un mot du rôle qu'il doit débiter, M. de Flammermont fût resté en panne, à tout moment, s'il n'eût eu affaire à un souffleur d'aussi bonne composition que Fricoulet.

Or, depuis l'incident, en apparence fort léger, auquel avait donné lieu la discussion sur le satellite de Sirius, les deux amis semblaient se bouder; peut-être eût-il été admissible, ou tout au moins compréhensible, que Gontran en voulût à l'ingénieur, car il eût pu considérer comme une mauvaise plaisanterie de sa part de lui avoir prêté une opinion diamétralement opposée à celle du vieillard, et sans qu'il y eût aucune nécessité à cela.

Car M. de Flammermont ne pouvait supposer que l'ingénieur éprouvât un plaisir quelconque à soulever des discussions entre le savant et lui, d'autant plus que, depuis le départ de la Terre, il avait fait preuve, à son égard, d'une inépuisable complaisance.

Ce n'était donc pas par pur caprice, dans l'unique désir de lui jouer un mauvais tour et de s'amuser à ses dépens que Fricoulet lui avait prêté un langage qu'il n'avait jamais tenu.

Quant aux explications qu'il lui avait données, au sortir de la cabine d'Ossipoff, il n'y ajoutait qu'une foi très médiocre; il n'eût tenu en effet qu'à l'ingénieur de fournir à son ami les explications qu'il jugeait indispensables, concernant Sirius, mais en s'y prenant d'autre façon.

L'ignorance de Gontran en matière astronomique rendait déjà fort difficile, pour ne pas dire impossible, son attitude; l'existence allait devenir insoutenable s'il prenait souvent à Fricoulet des fantaisies semblables à celle-là.

Vif comme il l'était, habitué à ne jamais conserver au dedans de lui-même son opinion concernant une personne ou un fait, partisan des explications franches et promptes, Gontran, sur le premier moment, avait pensé à demander à Fricoulet la raison qui l'avait fait agir de la sorte.

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Séléna demeurait assise, résignée, dans un coin de la cabine (p. 146).

Mais un instinct, dont il ne se rendait pas compte, lui avait fait garder le silence et, ainsi qu'il arrive en semblable circonstance, la mauvaise humeur qu'un entretien de quelques minutes eût peut-être dissipée, s'était transformée en bouderie.

Et, chose bizarre, à mesure que les heures s'étaient écoulées, le jeune comte avait senti se fortifier davantage en lui l'idée de ne pas revenir sur cet incident; il sentait vaguement—mais, nous le répétons, sans pouvoir se faire à ce sujet une opinion même indistincte—que, pour agir ainsi qu'il l'avait fait, l'ingénieur avait eu une raison; mais il avait aussi le pressentiment que, cette raison, il ne la donnerait pas.

Alors, dans de semblables conditions, pourquoi provoquer une explication qui n'avait d'autre chance que de dégénérer en discussion et en discussion d'autant plus pénible, d'autant plus périlleuse que les circonstances contraignaient impérieusement les deux amis à une vie étroitement commune?

Gontran s'était donc mis à bouder Fricoulet et comme, boudant Fricoulet, il ne voulait et ne pouvait se risquer à se rencontrer avec Ossipoff sur le terrain scientifique où il craignait toujours une glissade dangereuse, il feignait une indisposition et ne bougeait pas de son hamac.

Fricoulet, de son côté, paraissait bouder également; nous disons «paraissait», car le caractère enjoué et jovial de l'ingénieur était absolument réfractaire aux bouderies; non moins franc que Flammermont, il n'aimait pas les choses qui traînaient et était partisan des situations rapidement tranchées.

Seulement, en cette circonstance, il éprouvait une retenue singulière, pour ne pas dire une sorte de répugnance à adresser la parole à son ami.

La vérité c'est que, s'il boudait—comme il y paraissait—c'était, non contre Gontran, mais contre lui-même.

Oui, contre lui; il n'était pas content de ce qu'il avait fait, bien qu'en le faisant il eût pour ainsi dire agi sans son propre consentement, obéissant à un sentiment inanalysable, poussé par un instinct qu'il ne s'expliquait pas.

Nul doute qu'en prêtant à Gontran une opinion contraire à celle manifestée par Ossipoff, il n'eût eu l'intention de brouiller les cartes et de provoquer, à la comédie qui se jouait depuis si longtemps, à l'insu du vieillard, un dénouement imprévu, non conforme aux désirs des principaux acteurs.

Seulement, il lui semblait que ce dénouement-là ne serait pas pour lui déplaire, à lui, Fricoulet, s'il déplaisait à Flammermont et à Séléna.

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Pourquoi? Ah! pourquoi... il n'en savait rien. S'il eût voulu le savoir, peut-être bien, cela ne lui eût-il pas été très difficile: il n'eût eu pour cela, lui, le chimiste par excellence, qu'à analyser le mélange troublé et un peu bizarre que faisaient ses sentiments, au fond de lui-même.

S'il l'eût voulu; mais, voilà, il ne le voulait pas: un instinct secret l'avertissait que, dans son intérêt et dans celui de tous, mieux valait qu'il n'approfondît pas la question—en cela, il obéissait au même sentiment qui poussait Gontran à fuir une explication—et, enfermé dans son mutisme, il demeurait confiné dans la machinerie.

Ossipoff, fort ennuyé de l'indisposition de Gontran, qui le privait d'un partenaire scientifique devenu à présent indispensable à son existence, s'absorbait davantage encore dans la contemplation des astres, tandis que Séléna, toute déconcertée, ne sachant ce que signifiait le brusque changement survenu dans les relations des deux amis et sentant une inquiétude vague envahir son âme, s'était mise à écrire sous la dictée de son père, comme à Pétersbourg, pour passer le temps.

Nous ne parlerons pas de Farenheit, et pour cause; peu lui importait, à lui, que Fricoulet et Gontran fussent en froid, et que les conversations scientifiques du vieillard fussent interrompues. Une seule chose l'intéressait, la marche de l'Éclair; chaque seconde écoulée le rapprochait de la cinquième avenue et cela suffisait, depuis quarante-huit heures, à maintenir son visage dans un état de sérénité inconnu, depuis bien longtemps, de ses compagnons de voyage.

D'ailleurs, presque tout son temps s'écoulait dans le hamac, où il demeurait étendu, dormant à poings fermés; lorsque des tiraillements d'estomac le réveillaient, il allait à la cabine d'approvisionnement, avalait quelques gorgées de liquide nutritif et, ensuite, pour faciliter la digestion, il passait un quart d'heure ou un peu plus—suivant l'intérêt qu'offrait le ciel—auprès d'un hublot.

À moins qu'il ne recommençât, pour la vingtième fois au moins, le calcul de la somme que pourrait lui rapporter sa part dans la vente du wagon de lithium, une fois revenu à Terre.

Si des fouilles faites, depuis son départ, avaient fait découvrir de nouveaux gisements! si, par suite, la valeur du précieux métal avait diminué!... Si... Si...

Et ces inquiétudes suffisaient à rompre la monotonie de l'existence, pour une homme dont le cerveau n'avait pas, d'ailleurs, des appétits bien ambitieux.

On comprendra que, dans ces conditions, la vie à bord manquât de gaieté et que, pour Gontran, pour Fricoulet et pour Séléna, les minutes fussent longues comme des heures et les heures comme des siècles.

Cela n'empêchait pas que les centaines de mille lieues s'ajoutassent aux millions de kilomètres, derrière l'Éclair, qui poursuivait impassiblement sa route.

La proue dirigée sur Orion, il cinglait vers la constellation de la Licorne qui forme, avec la province céleste dans laquelle elle se trouve située, un des coins de l'espace les plus bizarres et, en même temps, les plus intéressants à étudier.

Déjà Ossipoff pouvait, à l'aide du télescope, examiner beaucoup plus minutieusement qu'il n'eût pu le faire, de l'observatoire de Poulkowa, la fameuse étoile nº 11 ou plutôt le système ternaire dont les trois composantes apparaissaient, éblouissantes de blancheur, ainsi que trois lampes à incandescence qu'une main divine eût allumées devant le rideau diapré de l'espace.

Puis apparut ensuite le nº15 ou S avec ses deux composantes jaunes et la troisième couleur bleu d'azur, et le vieux savant put avoir, en quelques minutes, étant donnée la rapidité avec laquelle courait l'appareil, le surprenant spectacle de cette variabilité qui met 3 jours, 10 heures et 48 minutes à se révéler aux yeux des astronomes terrestres.

L'intensité de la lumière émise par ce système ternaire s'élevait alternativement de la 6e à la 4e grandeur, pour retomber ensuite à la 6e, en sorte que cela produisait une clarté vacillante dont les yeux d'Ossipoff se trouvèrent extrêmement fatigués.

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Il fut même incommodé à ce point qu'il dut avoir recours à Séléna pour lui succéder au télescope, à défaut de Gontran, qui jugea fort à propos de demeurer sourd aux invites du vieux savant.

C'est ainsi que, par les yeux de sa fille, celui-ci put se rendre compte approximativement du phénomène bizarre produit par cet assemblage multiple de soleils variables: l'étoile nº8, double et très curieuse en raison de ses composantes, l'une jaune et l'autre bleue, animées d'un mouvement propre commun, bien qu'elles restent fixes, l'une par rapport à l'autre, depuis cent ans qu'on les examine.

Non loin, une nébuleuse d'allure cométaire fut signalée par la jeune fille; puis, si nombreuses, qu'il était inutile de chercher à les compter, des amas de petites étoiles de diverses couleurs et beaucoup de nébuleuses de forme très curieuse.

En dépit de la douleur que lui causait aux yeux l'éclat de tous ces astres, Ossipoff, talonné par la curiosité, ne put se contenter longtemps de n'admirer toutes ces merveilles que par l'intermédiaire de Séléna et il reprit rapidement sa place à l'oculaire; au surplus, c'était une manière peu commode, on en conviendra, de faire de l'astronomie et, très nerveux, il s'était impatienté contre la jeune fille à différentes reprises, notamment à l'occasion de Procyon...

—Ne vois-tu pas, avait-il demandé, à notre Nord-Ouest, une étoile de première grandeur?...

—J'en vois plusieurs, avait répondu Séléna, en regardant dans la direction indiquée....

—Plusieurs... assurément, mais pas comme celle-là; celle dont je te parle brille comme une lumière électrique... elle a d'ailleurs un éclat semblable à celui de Sirius... la vois-tu?... voyons, tu dois la voir, que diable!...

—Oui... il me semble... au Nord-Ouest, dis-tu?

C'est alors que, trépignant d'impatience, le vieillard avait repoussé sa fille: oui, c'était bien là l'Alpha du Petit Chien, cette étoile si curieuse, en raison de son mouvement propre, et le vieillard éprouva une joie sans mélange après avoir vérifié la parallaxe établie par Anwers, en 1862, parallaxe égale à 0"123, à étudier la vitesse de l'astre que, jusqu'alors, il n'avait pu examiner qu'imparfaitement, en raison des 62 trillions de lieues qui le séparent de la Terre.

À l'examiner, Ossipoff était, par moments, en proie à l'illusion que peut se faire le voyageur qui se trouve dans un wagon en marche; en admettant que le train qui l'emporte soit animé d'une vitesse de 60 kilomètres à l'heure et que, parallèlement à lui, coure un second train animé d'une vitesse semblable.

Les wagons du second train pourront paraître au voyageur contenu dans le premier, immobiles, à moins que, se considérant lui-même comme immobile, il lui semblera voir filer en sens inverse, et avec une vitesse de 60 kilomètres, les poteaux télégraphiques, les gares, les stations et les différentes constructions bordant la voie.

Enfin, s'il arrive en sens inverse, sur l'autre voie, un train marchant, lui aussi, d'une vitesse égale à celle du premier, on pourra, ayant l'illusion de sa propre immobilité, croire que ce nouveau train est du double plus rapide que le premier, c'est-à-dire court à raison de 120 kilomètres.

Eh bien! quoique le vieux savant fût bronzé sur ces sortes d'illusions auxquelles peuvent se laisser prendre des astronomes novices, mais dont se méfient les vieux de la vieille de la science, cependant, étant si proche de l'astre, il lui arrivait, par instants, de croire Procyon animé d'une vitesse doublement grande, en raison de sa course dans l'espace, à l'encontre du mouvement dont est animé le système solaire.

D'une voix brève, qui s'étranglait dans sa gorge, il dictait, par phrases hachées, des notes à Séléna... notes incompréhensibles pour tout autre que pour lui... des chiffres dont il fallait avoir la clé pour qu'ils eussent une signification quelconque.

De temps à autre, lorsqu'il n'avait rien de bizarre, d'intéressant à signaler, il disait d'un ton de commandement, sous lequel ne se fût nullement reconnu l'amour paternel.

—Additionne... divise... multiplie...

Et, finalement, il demandait:

—Cela fait?

Alors, la jeune fille donnait le résultat de ses opérations et, s'il arrivait que ce résultat concordât avec ceux obtenus par Ossipoff, lors de son séjour sur la Terre, il exprimait sa satisfaction par un petit ricanement sonore; autrement, il claquait de la langue, grommelant des paroles inintelligibles qui se terminaient invariablement par un sec:

—Recommence...

Pour Procyon, heureusement, les calculs du vieillard se trouvèrent justes et il évalua la rapidité avec laquelle l'astre se trouvait emporté dans l'espace à 43 kilomètres par seconde, soit 2,580 par minute, 154,000 par heure, 3,715,000 par jour, ce qui donnait pour l'année un joli total de 1,357 millions de lieues.

Ossipoff éprouvait une indéfinissable jouissance à ces calculs qui finissaient par donner des résultats presque incommensurables devant lesquels tout autre esprit que le sien fût demeuré stupéfait, mais qui, au contraire, transportaient le sien bien par delà les limites de la compréhension humaine, lui ouvrant pour ainsi dire les profondeurs de l'infini.

—Comprends-tu, disait-il d'une voix vibrante d'enthousiasme à Séléna, comprends-tu ce que donnent, réunis ensemble, les mouvements de Procyon et de notre Soleil? 1,409 millions de lieues, pour la durée d'une année!

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Et il ajouta sur le ton d'un lutteur qui entre dans l'arène, avec la ferme volonté de «tomber» son adversaire:

—Au tour de l'autre, maintenant.

—L'autre, interrogea Séléna.

—Eh! oui... le satellite de Procyon.

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Il sembla qu'un ouragan se ruait par la porte de la cabine (p. 148).

À partir de ce moment, il ne prononça plus un seul mot, le corps penché en avant, tout frémissant d'impatience, l'œil dilaté collé au télescope tandis que sa main traçait fébrilement sur le bloc-notes placé devant lui, des chiffres et des signes géométriques...

Il était là depuis six heures environ, immobile, sans que ses lèvres se fussent desserrées une seule fois, ignorant la présence de Séléna qui, toute triste de l'abandon en lequel la laissait Gontran depuis deux jours, demeurait assise, résignée, dans un coin de la cabine, lorsque Fricoulet entra sur la pointe du pied.

La jeune fille mit un doigt sur sa bouche pour recommander le silence à l'ingénieur, lorsque, en ce moment même, la voix d'Ossipoff se fit entendre, découragée.

—Rien... je ne vois rien... et cependant Struve est bien affirmatif...

—Trop, monsieur Ossipoff, beaucoup trop, ne put s'empêcher de dire Fricoulet, car, à la vérification faite à l'aide de télescopes plus puissants que ceux de l'observatoire de Pulkowa, son affirmation a été reconnue erronée...

Le vieillard se dressa comme mû par un ressort et, dardant sur Fricoulet un regard flamboyant:

—Erronée! s'exclama-t-il... pendant plus de deux ans, Otto Struve a observé le compagnon de Procyon...

—Hallucination d'astronome, monsieur Ossipoff... Notez bien que je ne nie pas la bonne foi du directeur de l'observatoire impérial...

—Il ne manquerait plus que cela...

—... Mais enfin, il est bien établi que le satellite en question n'a jamais existé que dans la cervelle de M. Struve...

Il s'empressa d'ajouter, pour calmer la colère du vieillard:

—Je n'en veux pour preuve que l'inutilité de vos recherches présentes; il est certain qui si Procyon avait un compagnon, de l'endroit où nous sommes, il serait visible à l'œil nu...

Cet argument arrêta sur les lèvres d'Ossipoff le flot de paroles prêtes à déborder; mais presque aussitôt:

—Je voudrais bien savoir, en ce cas, à quoi M. de Flammermont attribue le mouvement irrégulier de Procyon et les oscillations remarquées dans sa trajectoire... Je parle de M. Flammermont, car j'imagine que ce que vous venez de dire vous a été inspiré par lui...

Séléna joignit les mains, semblant supplier le jeune homme de ne point envenimer les débats et de ne pas rendre plus tendue encore qu'elle l'était la situation...

Bien qu'avec une légère grimace qui trahissait une mauvaise humeur concentrée, l'ingénieur lui fit un signe de tête pour la rassurer, et répondit:

—Vous ne vous trompez pas sur ce point... mais sans pouvoir entrer dans toutes les explications que m'a données Gontran, je me souviens qu'il m'a dit ne pas partager là-dessus l'opinion d'Auwers...

—Fichtre! s'exclama ironiquement le vieillard, ce cher Gontran est bien dédaigneux... Auwers est cependant assez affirmatif, puisqu'il va jusqu'à dire que le satellite en question tourne dans un plan perpendiculaire au rayon visuel, non pas autour de Procyon lui-même, mais d'un centre de gravité commun... Il établit même que cette évolution s'accomplit en une période de 40 ans...

Fricoulet allongea les lèvres en forme de moue...

—Peuh!... vous faites, je crois, ce bon Auwers plus affirmatif qu'il n'est lui-même:... il dit «qu'il se pourrait...», «qu'il n'y aurait rien d'étonnant à ce que...»; mais sa phraséologie même prouve qu'entre ses suppositions et les déclarations de votre compatriote Struve...

Cette réponse parut trop péremptoire au vieillard pour qu'il jugeât utile de prolonger la discussion, discussion que ses observations elles-mêmes démontraient inutile et qu'il n'avait d'ailleurs poussée assez loin que par patriotisme et par respect pour Otto Struve, sous la direction duquel il avait travaillé à l'observatoire de Pulkowa.

Changeant de conversation, il dit à Fricoulet:

—Vous devriez bien prévenir M. de Flammermont que nous arrivons à la hauteur de l'étoile 60 d'Orion!...

Le visage de l'ingénieur s'éclaira d'un sourire ironique et sans songer trop à ce qu'il disait, il répliqua:

—Eh bien! qu'est-ce que vous voulez que ça lui fasse...

Le vieillard eut un haut-le-corps prodigieux qui trahissait autant de stupéfaction que d'indignation.

—Comment!... s'écria-t-il... ce que je veux que ça lui fasse...

Puis, il s'interrompit, laissa échapper un petit ricanement moqueur, plein de pitié et ajouta:

—Je comprends... vous parlez d'après vous;... à vous, en effet, peu doit importer que l'on quitte l'hémisphère austral pour pénétrer dans l'hémisphère boréal... mais en ce qui le concerne, lui, je ne crains pas de m'avancer en déclarant que cela doit l'intéresser de savoir que l'Éclair va couper tout à l'heure l'équateur et que, dans quelques instants, nous pourrons contempler de plus près les astres, que nous apercevons d'Europe et d'Amérique...

Une exclamation retentit au même instant et il sembla qu'un ouragan se ruait dans la cabine par la porte grande ouverte; en même temps, avant qu'il eût pu se reconnaître, Ossipoff se sentit enlevé de terre et, après avoir reçu sur chacune de ses joues une retentissante accolade, il se retrouva sur ses pieds, tandis que, devant lui, Farenheit exécutait une danse folle, criant, chantant, agitant au-dessus de sa tête ses bras démesurément longs; bref, donnant tous les signes de la joie la plus insensée.

Le vieillard jeta sur Fricoulet un regard qui trahissait clairement sa pensée.

—Allons, bon! disait ce regard, voilà sa folie qui le reprend!...

Mais l'Américain devina ce que contenait ce regard et d'une voix pénétrante il clama:

—Oui. Je suis fou!... mais fou de joie... La Terre... enfin... La Terre...

Et, comme il voyait fixés, stupéfaits, sur lui, les yeux des personnes qui se trouvaient là.

—N'avez-vous pas parlé à l'instant de l'équateur... d'un changement d'hémisphère... des étoiles qu'on apercevait d'Europe... d'Amérique... Oh! surtout d'Amérique...

—Oui... Eh bien?...

—Eh bien! c'est un signe que nous approchons... n'est-ce pas... que bientôt nous nous reverrons notre planète... que bientôt...

Il s'arrêta, suffoqué par l'émotion, épongea, avec son foulard de couleur, son front couvert de sueur, tandis que, de sa main demeurée libre, il serrait énergiquement, à la ronde, la main de Fricoulet, de Séléna et de Gontran, accouru au bruit...

Les assistants se regardaient assez embarrassés, ne sachant trop comment s'y prendre pour dissuader le brave Américain et lui expliquer que sa joie était un peu prématurée; ils savaient, par expérience, combien chez cet homme sanguin et violent les déceptions se manifestaient et ils hésitaient à parler.

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Aussi, sans s'être donné le mot, tombèrent-ils tacitement d'accord pour laisser, momentanément, du moins, Farenheit dans son erreur; seulement, Fricoulet lui dit:

—Oui, c'est maintenant l'affaire de quelques quarante-huit heures.

—Tant que cela!... je croyais que notre vitesse...

—Notre vitesse va aller, diminuant un peu, en raison du changement d'hémisphère... et puis, il faut compter avec l'imprévu...

Les sourcils de Farenheit se froncèrent.

—Nous autres, Américains, répliqua-t-il rudement, nous ne comptons jamais avec l'imprévu; nous allons droit au but que nous nous sommes donné, en dépit des obstacles qui peuvent se dresser sur notre route...

—Ainsi, avons-nous toujours fait, jusqu'à présent, et continuerons-nous à faire, dit Fricoulet... Ce que j'en disais, c'est tout simplement pour vous donner à entendre que vous aviez le temps de boucler votre valise...

Il ajouta, en riant:

—Le train n'est pas encore en gare...

L'Américain poussa un soupir.

—Il est bien fâcheux, dit-il en manière de conclusion, que la soute aux provisions ne soit pas mieux fournie en liquide; on aurait pu arroser la ligne avec quelques bouteilles de Champagne!

Cela avait été dit sur un ton qui trahissait un si sincère regret que tous se mirent à rire, à l'exception d'Ossipoff; le vieillard était assis déjà devant le hublot, l'œil collé au télescope.

Ce que voyant, Fricoulet sortit de la cabine, suivi de Gontran et de l'Américain.

—C'est mon tour de quart, n'est-ce pas, interrogea M. de Flammermont.

—À peu près, répondit l'ingénieur; mais si tu n'y vois pas d'inconvénient, nous le ferons ensemble;—j'ai à te causer...

Le jeune comte acquiesça muettement de la tête et tous deux descendirent dans la machinerie.

—Mon vieux, dit alors Fricoulet, lorsqu'ils eurent pris place, l'un à côté de l'autre, devant les leviers, nous sommes, toi et moi, aussi bêtes que des gamins; nous sommes des hommes, pourtant, et nous risquons en ce moment de compromettre une amitié de plusieurs années...

Gontran garda le silence durant quelques secondes; après quoi, il dit très sincèrement:

—Je pense comme toi.

—Nous boudons depuis deux jours, au lieu de nous expliquer franchement, poursuivit l'ingénieur.

—Je suis fort souffrant, tenta d'insinuer l'autre.

Mais celui-ci frappa amicalement de la main sur l'épaule du comte en disant:

—À d'autres; tu n'es pas plus souffrant que je ne le suis, moi-même; mais tu m'en veux...

—Et quand cela serait, repartit Gontran avec un peu d'aigreur, n'aurais-je pas raison?... tu m'as joué un mauvais tour...

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—Malgré moi, déclara l'ingénieur; j'ai obéi à un mouvement dont je n'ai pas été maître tout d'abord; mais, depuis quarante-huit heures, j'ai réfléchi... j'ai analysé mes sentiments et je suis arrivé à un résultat que ma franchise me fait un devoir de t'avouer...

À ces mots, Gontran tressaillit légèrement; il comprit que cette chose vague dont son instinct l'avertissait depuis l'avant-veille, sans qu'il fût cependant capable de la définir, que cette chose, il allait la savoir; et, subitement intéressé, il écouta.

—Je commence par te donner ma parole d'honneur, dit Fricoulet—et tu me connais assez pour me savoir incapable de manquer à un engagement pris—que je te suis tout acquis, avec autant de dévouement que par le passé et que, chaque fois que tu auras besoin de moi, tu me trouveras, comme tu m'as trouvé jusqu'ici.

Pour le coup, la surprise de M. de Flammermont allait croissant, en même temps qu'il se sentait envahi par un certain malaise causé par cette déclaration faite sur un ton grave.

—Cela dit, continua l'ingénieur en baissant la voix, voici ce dont il s'agit: je crains que la vie commune menée depuis le commencement du voyage ne m'ait pas laissé aussi insensible que cela aurait dû être aux charmes de Mlle Ossipoff...

Gontran sursauta.

—Tu aimes Séléna! s'exclama-t-il.

—Je ne vais pas jusque-là, répondit Fricoulet, en le rassurant d'un geste; mais je me sens tout disposé à l'aimer...

Un flot de sang avait empourpré le visage, d'abord tout pâle, du jeune comte.

—Et c'est à moi que tu viens raconter cela! fit-il.

—À qui veux-tu que je le raconte, si ce n'est à toi que cela intéresse le plus? Les amoureux, que l'on prétend aveugles, sont clairvoyants, en certaines occasions, surtout lorsque la jalousie se met de la partie et j'ai préféré te mettre carrément au courant de la chose plutôt que tu la surprisses, toi-même...

Un silence suivit cet aveu.

—Et... alors?... interrogea Gontran.

—Alors! répéta Fricoulet, eh bien! rien! j'ai commencé par te dire que tu pouvais compter sur moi; donc je continuerai à te soutenir de toutes mes forces dans le rôle que tu as commencé à jouer,... seulement, s'il arrivait que ce rôle finît par te lasser et que, de ton propre chef, tu renonçasses à la main de Mlle Ossipoff...

Là, l'ingénieur s'arrêta durant quelques secondes, s'attendant à une protestation indignée de son ami; mais, au lieu du «jamais!» énergique que ces paroles eussent dû provoquer, Gontran demanda simplement:

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Le vieillard se trouva soutenu par les bras des deux jeunes gens (p. 165).

—Dans ce cas?...

—Tu ne verrais aucun inconvénient, n'est-ce pas, à ce que je me misse sur les rangs?

Le jeune comte fut touché d'une semblable délicatesse; il prit entre les siennes les mains de son ami, les serra bien fort, disant d'une voix émue:

—Mon brave Alcide!

—Alors, cela ne te froisse pas? murmura celui-ci.

—Froissé!... c'est-à-dire que je te remercie de ta franchise, mon bien cher ami, touché et reconnaissant...

Puis le menaçant du doigt, en souriant:

—Mais il est convenu que tu ne me tires pas aux jambes! fit-il.

—Alliance comme auparavant... jusqu'au jour où toi-même me rendras ma liberté...

Cette fois encore, il attendit une protestation... qui ne vint pas et, sans qu'il se rendît bien compte du pourquoi, il sentit en dedans de lui-même quelque chose qui lui fit plaisir; il ajouta:

—La meilleure preuve qu'il n'y a rien de changé, c'est que, tout de suite, je vais te mettre en garde contre un danger.

—Un danger?

—Qui va se présenter à toi sous la forme du géant des cieux, le nommé Orion.

Aux yeux écarquillés de Gontran l'ingénieur devina que ce qu'il venait de dire n'apprenait rien à son ami; alors, fouillant dans l'une de ses poches, toujours bourrées d'une foule d'objets disparates, il en tira un morceau de craie avec lequel il se mit à dessiner rapidement sur la cloison de la machinerie.

—Qu'est-ce que tu fais là? demanda gaiement M. de Flammermont; mais ce n'est pas une carte céleste... c'est une académie!

—Parfaitement; eh bien! cette académie te représente l'une des constellations les plus anciennement connues, puisque, du temps d'Hésiode, elle constituait tout le calendrier des marins et des laboureurs et que, sur les cartes les plus antiques, elle figure sous la forme d'un géant poursuivant, la massue à la main, le Taureau ou les Pléiades...

—Le Taureau!... plaisanta Gontran... quelque chose alors comme un torero, alors, voilà une constellation que «les Aficionados» devraient mettre dans leurs armoiries...

Fricoulet, sans se départir de son flegme:

—Parlons sérieusement, veux-tu, dit-il, car je doute que le père Ossipoff goûte fort une astronomie aussi fantaisiste.

—Je suis tout oreilles, répondit Flammermont, avec un bâillement.

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—À l'œil de l'astronome, Orion présente simplement l'aspect d'un vaste quadrilatère dont les étoiles que je marque ici, A et Y, forment les épaules du géant, B et X les jambes, λ la tête, et, enfin, les Trois Rois, la ceinture.

Gontran secoua la tête.

—Il faut être doué d'une certaine dose d'imagination pour retrouver dans ces sept points la trace d'une académie... même sommaire.

—Ceci est laissé à l'appréciation d'un chacun, poursuivit imperturbablement l'ingénieur; mais comme cela n'a qu'une importance très relative, passons.

Et, soulignant à la craie chacune de ses explications, il apprit à son auditeur tout ce que lui-même connaissait de cette merveilleuse constellation et, en moins d'un quart d'heure, Gontran en sut autant que son professeur.

Il sut que β (ou Rigel), située à l'extrémité droite et inférieure du quadrilatère, est aussi blanche que Sirius, mais est encore incommensurablement plus éloignée que lui du système solaire, car toutes les tentatives faites pour mesurer sa parallaxe et établir son mouvement propre, sont demeurées infructueuses.

Bien que reculé dans l'espace à des centaines de trillions de lieues de la Terre, et quoique sa lumière mette à nous parvenir des milliers d'années, on est en droit de supposer ce soleil mille fois plus volumineux, plus ardent et plus formidable que le nôtre, puisqu'il nous envoie—à une semblable distance—de pareils feux.

En outre, le spectroscope démontrant dans la lumière de cet astre la prédominance de l'hydrogène, on en conclut que Rigel est un soleil naissant, tandis que α (ou Bételgeuse) avec sa teinte jaune orange et son spectre à colonnes fondamentales dans lequel domine l'oxyde de carbone, est considéré comme à son déclin.

—Je donnerais gros, murmura en ce moment Gontran, pour savoir dans quel calendrier les astronomes sont allés chercher des noms semblables... Bételgeuse!... Rigel!... ça n'existe pas!...

—Dans un calendrier, non; mais autrement ça s'explique, puisqu'en langue arabe ridj-al-jauzà, ou Rigel signifie: jambe du géant et ibt-al-jauzà, dont on fait Bételgeuse: épaule de géant...

Poursuivant toujours sa démonstration à la craie, Fricoulet ajouta:

—Maintenant, voici, parmi les étoiles les plus intéressantes de la constellation d'Orion, le nº31, de couleur orangée, type très rare, en raison des caractères spéciaux de son spectre à bandes jaune, verte et bleue, indices presque certains d'un monde très refroidi; dans les environs, au milieu d'autres, d'éclat variable et presque toutes de teinte rougeâtre, je te signale plus particulièrement celle que je marque là, au sud de Rigel, dans la constellation du Lièvre et qui ressemble à une véritable goutte de sang. Elle a été découverte par Hind en 1845; étoile variable, allant de la huitième à la sixième grandeur en une période de 438 jours... Nous avons encore l'étoile E, double, dont le satellite est de si étrange couleur que, pour le qualifier, William Struve dut inventer un qualificatif spécial: olivaceasubrubicuda.

—Pas mal; plaisanta Gontran, pas commode à prononcer, mais d'une puissance descriptive considérable.

—Nous avons aussi, sous le nº14, un sujet non moins remarquable par sa rapidité, car, depuis 1842, époque de sa première observation, l'angle a tourné de 50 degrés; c'est le seul, d'ailleurs, de tous les compagnons de Rigel dont le mouvement ait été bien démontré, car tous les autres, récemment découverts, ne forment aucunement un système avec ces étoiles.

—En ce cas, pourquoi les associer en une même constellation?

—Parce qu'elles paraissent être liées ensemble par un simple effet de perspective; mais, en réalité, elles se trouvent bien loin derrière elles...

Gontran haussa les épaules.

—Je ne comprends pas bien; je croyais que l'astronomie était une science exacte, et tu m'apprends que les apparences jouent un grand rôle.

—Ne cherche donc pas la petite bête; d'autant que ce n'est pas cela qui changera rien aux lois inexorables de l'Univers; de même, s'il avait plu aux anciens de voir dans les étoiles qui couvrent Orion la silhouette d'un cheval, en place de celle d'un homme, je veux que le diable me croque si cela aurait modifié en rien le mouvement de Rigel et de Bételgeuse... Il faut prendre les savants tels qu'il sont et l'astronomie telle qu'elle est...

—C'est-à-dire sous forme de pilule joliment amère à avaler! murmura le jeune comte avec une significative grimace...

Puis se levant, il ajouta d'une voix comiquement enthousiaste:

—Et, maintenant que me voici bardé de science, des pieds à la tête, j'ai hâte d'aller appeler Ossipoff en champ clos.

Il s'élança hors de la machinerie, suivi par le regard anxieux de Fricoulet qui, à le voir si vibrant, si plein d'ardeur, pensait que, peut-être, n'était-ce pas le vieux savant que Gontran avait hâte de revoir, mais sa fille.

Il poussa un gros soupir.

—C'est stupide, tout de même, songea-t-il tout haut, quand il eut entendu se perdre dans l'escalier le bruit des pas de son ami. Moi, Alcide Fricoulet, amoureux!... et dans de semblables conditions... presque sans espoir... ou du moins si peu que ce n'est pas la peine d'en parler.

Il s'interrompit, hocha la tête et ajouta:

—Si peu... qu'en sais-je?... la patience de ce bon Gontran est peut-être arrivée à ses dernières limites et Ossipoff, d'ici la fin du voyage, a suffisamment le temps de le saturer et le sursaturer d'astronomie, pour le dégoûter tout à fait.

Il se mit à rire tout doucement, réconforté par cette perspective.

—Oui... cela se pourrait... et même, dans l'intérêt des uns comme des autres, ne serait-il pas à souhaiter qu'il en fût ainsi?... assurément, ce pauvre Gontran n'est pas plus fait pour être le gendre d'Ossipoff que je ne suis fait, moi, pour être diplomate... Séléna serait malheureuse... lui aussi... tandis que, s'il renonçait à ses projet... je doute qu'Ossipoff puisse jamais rencontrer un gendre qui fasse mieux que moi son affaire.

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Et, secoué par une hilarité de plus en plus forte, il ajouta comiquement:

—Plaise aux dieux qu'Ossipoff l'écrase sous une pluie d'étoiles, de comètes, de nébuleuses telle qu'il ne s'en relève pas...

Il dit encore en haussant les épaules:

—Vraiment, est-ce vivre que d'avoir continuellement un astre de Damoclès suspendu au-dessus de la tête?

Néanmoins, et quoi qu'on puisse penser des sentiments de Fricoulet pour son ami, d'après ce qui précède, nous devons dire qu'il était aussi fermement résolu qu'auparavant à tenir la promesse faite; aussi fut-ce, non seulement par curiosité mais par intérêt, qu'il quitta la machinerie pour s'en aller voir, dans la cabine d'Ossipoff, comment les choses se passaient.

Quand il entra, un silence profond régnait et les deux jeunes gens, Séléna et son fiancé, assis l'un près de l'autre, se tenant les mains, indiquèrent, d'un double hochement de tête, au nouveau venu, Ossipoff, à demi dressé sur son escabeau, sondant l'espace avec une fièvre dont il avait rarement, jusqu'à ce jour, donné l'exemple.

Devant lui, sur un carré de papier, ses doigts armés d'un crayon dessinaient une figure étrange, sans contours précis et au milieu de laquelle deux groupes de points—des étoiles sans doute—l'un de quatre l'autre de trois, étaient indiqués.

Et tout autour, sur la marge blanche du papier, c'était une accumulation folle de chiffres algébriques, des dessins géométriques à faire trembler.

Comme Fricoulet, faisant mine d'avancer, le plancher avait légèrement craqué sous son poids, la main du vieillard eut un petit mouvement sec et autoritaire, pour lui intimer l'ordre de demeurer en place, le moindre bruit pouvant le troubler dans ses calculs.

Mais l'ingénieur, outre les différentes qualités dont le lecteur a eu les échantillons au cours de ces aventures, était doué d'une certaine dose d'entêtement; si bien qu'au lieu de s'immobiliser, il poursuivit sa route jusqu'à ce qu'il fût tout contre le dos du vieillard.

Alors, il s'arrêta, se pencha par-dessus son épaule et durant quelques secondes examina attentivement le dessin.

Quand il se redressa, il avait sur le visage les traces d'une évidente perplexité qu'il traduisit plus clairement encore en tortillant nerveusement les poils follets qui ornaient son menton.

—Hein? souffla tout bas Gontran, qu'est-ce que c'est que ça?

Les lèvres de l'ingénieur se plissèrent dans une moue dubitative.

—Encore une étoile pour moi, au moins? murmura le comte.

—J'en ai peur, répondit de même Fricoulet.

Les traits de son ami se contractèrent et il dit d'une voix légèrement inquiète:

—Tu sais ce que tu m'as promis?...

—C'est convenu... mais encore faut-il que je sache moi-même sur quelle matière doit porter le prochain examen... et puis je n'ai pas la science universelle, moi...

Gontran le regarda fixement.

—Alcide, dit-il, tu me lâches...

—Moi! s'exclama Fricoulet, tu ne me connais pas.

Cet entretien avait lieu à voix basse entre les deux jeunes gens—l'ingénieur étant allé rejoindre son ami—et Séléna les regardait, les yeux agrandis, ne comprenant pas bien ce dont il était question.

L'ingénieur eut un petit haussement d'épaules plein de pitié.

—Te lâcher! répéta-t-il, mais, si j'avais dû le faire, il y a longtemps que cela serait fait, mon pauvre ami.

Ayant dit, il retourna, toujours sans bruit, vers Ossipoff, reprit sa place derrière lui, se baissa et, après avoir cherché quelques instants, parvint à placer un rayon visuel dans l'axe du télescope.

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Il eut un brusque tressaut et murmura:

—C'est bien cela.

Mais il demeura à sa place, subitement immobile, silencieux, l'œil dilaté, les lèvres pincées, le visage empreint d'une expression singulière, indéfinissable, conquis par le merveilleux et mystérieux spectacle qui s'offrait à lui, l'esprit saisi de vertige tandis que le traversaient les multiples considérations suggérées en lui par la contemplation de ce qui s'offrait à ses yeux.

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Le jeune homme l'empoigna par le bras (p. 167).

C'était, envahissant l'horizon presque tout entier, comme un immense nuage, ou plutôt comme un amas gazeux, sans contours précis, qui paraissait se fondre avec l'infini même et qui, cependant, sans offrir de limites précises, en donnait la sensation.

Fricoulet avait le sentiment d'un foyer incandescent qui brûlait derrière ce voile de gaze dont le tissu apparaissait lui-même fait de points lumineux, tellement léger, ce tissu, que par derrière lui, et en dépit de l'incandescence intérieure, d'autres points lumineux, mais placés dans le fin fond de l'infini, transparaissaient.

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NÉBULEUSE D'ORION

Il comprenait que, cette fois, il n'était pas le jouet d'une illusion lui montrant une agglomération de taches, formant comme un rideau tendu en travers des cieux; cette masse gazeuse était elle-même un corps, corps bizarre, mystérieux, dont les composantes ne paraissaient avoir entre elles aucun système d'attache, et que reliaient cependant entre elles des liens cachés.

Ce monde extraordinaire n'était autre que la fameuse nébuleuse d'Orion, et la lumière des astres composant cette dernière constellation située bien au-delà, à l'horizon de l'infini, empruntait à cette masse gazeuse qu'elle traversait une teinte verte, lavée de rouge, de fort singulier aspect.

C'étaient des étoiles qu'Ossipoff avait représentées dans son croquis, par les petits points noirs situés au milieu du dessin.

Vue de la Terre, la nébuleuse d'Orion semble aussi éloignée—quoiqu'en réalité elle le soit moins—que Rigel; et sa grandeur apparente étant de 5 degrés, cela permet de croire à une étendue de plus de 10 trillions de lieues de gaz phosphorescent ou de matière cosmique incandescente.

Un train express, faisant 60 kilomètres à l'heure, mettrait plus de cent millions d'années à aller d'un bout à l'autre de ce singulier et mystérieux brouillard.

On juge, étant donné le grand rapprochement de l'Éclair, de quel prodigieux effet devait être, pour les Terriens, la grande nébuleuse.

C'est-à-dire que Fricoulet, assez sceptique cependant, en matière astronomique, en était abasourdi; il réfléchissait mentalement à ces mondes qui gravitent dans l'infini, si étranges que la raison de l'homme n'en peut comprendre ni la genèse, ni le but, et en même temps enveloppés d'un si grand mystère que l'humanité doit perdre à jamais l'espoir de voir satisfaits ses appétits curieux.

Un monde tellement grand qu'il faudrait des millions d'années pour en parcourir la surface!

Un monde tellement éloigné que sa lumière met des millions d'années à nous parvenir!

Mais qui lui affirmait, qu'au moment même où il la contemplait, avec des yeux si ardents, cette nébuleuse existait encore? ne pouvait-il supposer que le corps duquel était parti, plusieurs milliers d'années auparavant, le rayon lumineux qui le frappait, avait changé non seulement d'aspect mais encore de constitution?

N'était-il pas, à l'heure présente, résolu en étoiles? était-ce, plutôt, un embryon de soleil ou un système planétaire en formation?

Il était plongé dans ces réflexions lorsqu'un appel discret de Gontran détourna son attention; il vit alors son ami qui, du doigt, lui faisait signe de le rejoindre.

—Eh bien? interrogea le comte.

—C'est la grande nébuleuse d'Orion que M. Ossipoff examine.

—Celle aperçue par Gysatus? interrogea Séléna.

—En 1618?... oui, mademoiselle; seulement je vous ferai observer que c'est à un Français, Picard, que sont dus les premiers dessins de cette nébuleuse.

—Bast! riposta la jeune fille en riant, cela n'a pas grande importance, puisque tous les dessins, faits jusqu'à nos jours, n'ont pas entre eux la moindre ressemblance et qu'il a fallu les perfectionnements de la photographie pour parvenir à fixer la silhouette de ce monde étrange...

Fricoulet haussa les épaules.

—Cela n'a, comme vous le dites, qu'une importance très relative, mademoiselle; d'autant plus que ce que vous voyez n'est qu'une illusion, une pure illusion et nullement la réalité des choses... En des milliers d'années, l'aspect des mondes change... Croyez-vous, par exemple, que s'il existe une humanité sur les astres dont se compose la constellation d'Orion, cette humanité a la perception de la Terre telle que nous la connaissons?... jamais de la vie! les habitants d'Orion aperçoivent l'amas gazeux incandescent qu'était notre planète natale, le lendemain de sa création...

—Et les Ossipoff d'Orion se demandent en regardant la Terre: sera-t-il dieu, table ou cuvette? ricana Gontran...

—Sans se douter qu'un collègue à eux se pose une question semblable en ce qui les concerne, répliqua Fricoulet.

En ce moment, le vieillard abandonna le télescope et se mit à arpenter la cabine, gesticulant et monologuant, absolument comme s'il avait été seul: le visage congestionné, les yeux hors la tête et luisant d'une flamme fiévreuse, il agitait les bras, au bout desquels les doigts noueux se crispaient, comme s'ils eussent voulu saisir dans l'espace un corps invisible.

Par moments ils s'arrêtait, se saisissait la tête à deux mains, dans un geste fou et poussait un gémissement douloureux; puis il reprenait sa promenade, passant et repassant, sans les voir, devant Séléna et les deux amis qui le considéraient, tout ahuris, ne comprenant rien à cette exaltation croissant, d'instant en instant.

Soudain, il fit halte devant le hublot où se trouvait braqué le télescope et dressant, menaçant l'espace, son poing fermé:

—Oh! interrogation folle! s'exclama-t-il, d'une voix qui vibrait; oh! mystère insondable!... oh! Univers trop vaste pour ma cervelle trop étroite!... qui soulèvera pour moi les voiles qui l'enveloppent?... qui me dira le pourquoi des choses?... qui m'apprendra la fin de tout!...

Inquiète, Séléna s'approcha de lui, posa sa petite main sur son épaule et, sans qu'il opposât d'ailleurs la moindre résistance, l'écarta du hublot.

—Mon père, dit-elle avec cette douceur angélique qui avait le pouvoir de calmer les colères du vieillard et d'apaiser ses exaltations, mon père, vous êtes très fatigué et il serait bon que vous prissiez quelques heures de repos!

—Du repos! répéta-t-il, du repos! mais c'est du temps perdu, un temps précieux et que jamais plus je ne pourrai retrouver...

—Et si vous tombez malade!

—Dieu me donnera la force de résister... je veux savoir... oui, savoir...

Il tremblait en disant ces mots, ses jambes fléchissaient sous lui et ses paupières battaient fébrilement, masquant et démasquant le regard, dont la pupille brillante décelait une fièvre intense.

—Monsieur Fricoulet!... Gontran!... appela la jeune fille qui eut peur.

Le vieillard, à peine Séléna avait-elle appelé, se trouva soutenu sous les bras par les deux jeunes gens qui le portèrent jusqu'à son hamac où il demeura étendu dans un état voisin du coma.

—Est-ce dangereux? interrogea Séléna.

Fricoulet, qui tenait le poignet du vieillard entre ses doigts, l'index appuyé sur son pouls, secoua négativement la tête.

—Une fièvre assez forte motivée par une surabondance de travail... le surmenage, comme on dit en langage universitaire; mais un peu de repos effacera tout cela.

Puis, se tournant vers Gontran qui avait pris la place du vieillard devant l'objectif de la lunette, il dit en souriant à Séléna:

—Le voilà qui mord à l'astronomie...

Elle poussa un petit soupir.

—Si vous pouviez dire vrai, murmura-t-elle; moi, j'en doute...

—L'amour est un grand prestidigitateur, répondit l'ingénieur: vous lui donnez un diplomate et il le transforme en savant.

—Je ne pense pas...

Fricoulet eut un petit claquement de langue et, avec un accent singulier, répliqua:

—L'amour est capable de bien d'autres miracles; ainsi, moi...

Il s'arrêta, se mordant les lèvres, rougissant un peu.

—Vous? interrogea curieusement la jeune fille.

—Rien, répliqua l'ingénieur avec une brusquerie destinée à masquer son trouble.

Il tourna les talons, s'approcha de Flammermont et, ricanant:

—Qu'est-ce que tu fais là?

—Je cherche le bonhomme que tu m'as dessiné en bas... et je ne trouve rien du tout.

—Il est certain que si tu cherches un bonhomme, tu dois avoir de la peine à le trouver...

Gontran se retourna, mécontent.

—Me prends-tu pour un imbécile? Quoique n'ayant pas l'honneur d'appartenir au docte corps des astronomes, je n'ai pas encore celui de compter au nombre des gâteux et il faudrait être gâteux, dis-je, pour s'attendre à voir dans le ciel des images d'Épinal...

Fricoulet se mit à rire.

—Tu es dur pour moi! image d'Épinal, une académie qu'un élève des Beaux-Arts eût signée!... Enfin... Alors tu cherches les étoiles d'Orion?

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—Oui, le fameux quadrilatère... Où est-il?... et Rigel et Bételgeuse... Les épaules... les jambes... parties chacune d'un côté. C'est à croire que le géant est écartelé... Quant aux trois étoiles qui forment la ceinture... inconnues...

Puis, se frappant le front:

—Que je suis bête!... la perspective, parbleu!... n'est-ce pas ce qui cause la déformation de la constellation?

L'ingénieur hocha la tête d'un air de doute.

—Il y a peut-être de ça, dit-il; mais ce qu'il y a de plus important, c'est que tu vois Orion, tel qu'il est actuellement, tandis que sur Terre nous ne le voyons que tel qu'il était il y a des milliers d'années, c'est-à-dire lorsque est parti le rayon lumineux que nous enregistrons...

Notre wagon court en sens inverse de la lumière et avec une vitesse beaucoup plus grande, c'est ce qui t'explique ce phénomène...

—Mais alors, dit le jeune comte, plus nous avancerons...

—Et plus l'aspect du ciel changera; c'est-à-dire plus nous aurons la sensation de la vérité céleste.

Il ajouta en riant:

—Les collègues terriens de M. Ossipoff me font l'effet, toutes proportions gardées, de ces coquettes de province qui étonnent les bons habitants des sous-préfectures, avec les modes portées à Paris, quatre ou cinq ans auparavant. Au point de vue astronomique, c'est la même chose, et ton digne homonyme lui-même est d'un arriéré qui le ferait rougir, s'il en avait le sentiment...

Cette comparaison excita l'hilarité des deux compagnons de l'ingénieur; mais bientôt Gontran revint à la situation.

—Une nébuleuse, interrogea-t-il, ça a-t-il quelque rapport avec les autres astres... j'entends au point de vue constitution?

Comiquement, Fricoulet leva les bras au plafond.

—Malheureux! s'exclama-t-il, si Ossipoff t'entendait... je crois que tu pourrais bien dire adieu à tout jamais à la mairie du VIIIe.

Séléna pâlit légèrement, tandis que Gontran, que la seule évocation de l'arrondissement où devait se faire son mariage suffisait à mettre de mauvaise humeur, bougonnait:

—Au lieu de jouer la comédie, tu ferais bien mieux de tenir tes engagements.

—La comédie!... mes engagements!... répéta l'ingénieur, quelque peu ahuri... que veux-tu dire?

Le jeune comte l'empoigna par le bras, l'entraîna dans un coin et avec un hochement de tête furieux vers le hamac sur lequel reposait Ossipoff:

—Crois-tu, fit-il, que je ne lise pas dans ton jeu?... gros malin, va!... tu feins de t'intéresser à mon bonheur conjugal... et tu donnerais... ce que tu pourrais pour qu'il s'éveille et t'entende.

Fricoulet, amusé par l'allure tragique de son ami, éclata de rire.

—Mais, mon pauvre vieux, répondit-il, si c'était véritablement mon intention qu'Ossipoff s'aperçût de ta nullité...

—Alcide!... interrompit Gontran froissé.

—... De ta nullité scientifique, bien entendu, rectifia l'ingénieur, je n'aurais qu'à te laisser barboter, tout simplement, la première fois qu'il te «poussera une colle».

—Et tes engagements! répliqua le jeune comte.

En même temps, Séléna, qui avait entendu, s'approcha, suppliante, de Fricoulet.

—Ah! vous ne feriez pas une chose semblable, monsieur Alcide, dit-elle de sa voix caressante et en attachant sur lui ses beaux yeux, humides de pleurs...

L'ingénieur prit un air digne.

—Fi! mademoiselle, c'est bien mal me connaître que me supposer de semblables pensées; je puis n'être qu'un ingénieur mécanicien... mais, dans la partie, nous avons le cœur aussi bien placé que dans la diplomatie...

Et frappant narquoisement sur l'épaule de Gontran, il ajouta:

—Tranquillise-toi, mes engagements je les tiendrai jusqu'au bout; mais la rupture ne viendra pas d'Ossipoff... c'est toi qui la provoquera!...

—La rupture!... s'exclama la jeune fille, quelle rupture?

—Ne faites pas attention à ce qu'il dit, ma chère Séléna, s'empressa de répondre Flammermont, c'est un fou!...

Et à Fricoulet:

—Si tu comptes là-dessus, tu peux t'apprêter à déchanter, mon vieux; maintenant que je sais à quoi m'en tenir sur ton compte, je vais jouer serré... Je serai savant, astronome, tout ce qu'on voudra... plutôt que de te céder ma place...

Il avait parlé suffisamment bas pour que la fille d'Ossipoff n'entendît qu'un chuchotement vague; Fricoulet, lui, pinça les lèvres et se tut, tandis que sous ses paupières mi-baissées, il attachait sur son ami un regard perçant, inquisiteur.

—Cela dit, poursuivit Gontran, parle-moi des nébuleuses.

L'ingénieur passa la main sur son front, comme pour chasser les mauvaises pensées qui obscurcissaient son cerveau.

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Farenheit étendit le bras et son poing vint frapper en pleine poitrine (p. 179).

—Tu me demandais, il n'y a qu'un instant, si les nébuleuses avaient quelque rapport avec les autres astres: je te répondrai qu'il n'y en a aucun; Huggins a constaté dans le spectre des nébuleuses, dans celui de la nébuleuse du Dragon qu'il a particulièrement étudiée, trois raies brillantes, ce qui prouvait son état gazeux et la présence de l'azote comme principal élément constitutif, le second élément était l'hydrogène; quant à la troisième, elle n'a pu être identifiée avec celle d'aucun corps connu.

—Probablement un corps qui n'existe que dans cet astre... observa Gontran... mais, au fait, est-ce un astre, une nébuleuse?

Les sourcils de Fricoulet se haussèrent.

—Tu touches là, sans t'en douter, à l'un des problèmes astronomiques les plus discutés: les uns prétendent que les nébulosités remarquées autour de certaines étoiles, au lieu de faire corps avec elles, sont des amas de matière parcourant le ciel d'un mouvement propre et venant, à certains moments, s'interposer entre les étoiles et nous; les autres, tels que Herschell, Kant, voient dans les nébuleuses les types des états successifs par lesquels passe la matière cosmique pour former, par sa condensation, des soleils semblables au nôtre... est-ce tout ce que tu voulais?

Gontran haussa les épaules.

—Comment veux-tu que je sache, moi?... c'est à toi de me dire ce qui est nécessaire... Ainsi, pour la forme... eh bien?

—Ah! la forme... la forme... très variable et très différente: les unes ont des allures de disques arrondis ou elliptiques, uniformément éclairés, tantôt pleins, tantôt percés comme des écumoires; les autres offrent au milieu ou sur certains points du disque un noyau où la lumière se condense; d'autres apparaissent comme une véritable étoile ayant un spectre semblable à celui du soleil, tandis que le nimbe nébuleux projette une lumière presque simple.

—C'est tout?...

—C'est assurément plus qu'il ne t'en faut pour répondre victorieusement à M. Ossipoff.

Puis, baissant la voix, il ajouta railleusement:

—Mais, je te le répète, tout cela est inutile, car, lorsque tu te seras bien farci la mémoire d'étoiles, de soleils, de comètes, de nébuleuses, tu en auras une telle indigestion que tu seras le premier à demander grâce...

Gontran lança à son ami un regard furieux et lui répondit, d'une voix énergique, par ce significatif monosyllabe:

—Zut!

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CHAPITRE VI

LES RAPPORTS ENTRE LES PASSAGERS SE TENDENT DE PLUS EN PLUS

Et je vous dis, moi, qu'il n'y a aucun doute à ce sujet...

—Pour vous peut-être, mais pour les autres...

—J'ai pour moi les travaux faits par tous ceux dont la science s'enorgueillit à juste titre et qui tous ont déclaré que les Égyptiens possédaient les connaissances les plus étendues dans les diverses branches de la science, et tout particulièrement en astronomie.

—Mais je crois que j'ai avec moi, pour soutenir mon opinion, des hommes non moins savants et non moins éminents que les vôtres.

—Et le zodiaque d'Esneh... et celui de Denderah,... alors, pour vous, ils ne comptent pas?...

—Je ne prétends pas cela...

—Trouvez-m'en donc d'aussi anciens!... Savez-vous que dans celui d'Esneh, le solstice d'été est dans le signe du Lion et, dans le zodiaque de Denderah, il est dans le signe du Cancer.

—Et après, qu'est-ce que cela prouve? Biot n'a-t-il pas calculé que le zodiaque de Denderah ne datait que de l'an 716 avant l'ère chrétienne; tandis que l'Inde a quelque chose de mieux que cela à vous offrir...

Le vieil Ossipoff éclata d'un rire homérique.

—Oui... je sais... le fameux zodiaque trouvé dans les ruines de la pagode du cap Comorin et qui remonterait à 30,000 ans avant notre ère, disent les uns, à 10,000 seulement, disent les autres...

Il prit un air de condescendance pleine de pitié.

—Eh!... ne voyez-vous pas, mon pauvre monsieur de Flammermont, que c'est précisément l'exagération de ces chiffres qui en démontre l'inanité... Trente mille ans avant notre ère?... vous vous figurez qu'à cette époque l'homme s'occupait d'astronomie!... c'est fou... vous dis-je... c'est fou!... et je m'étonne qu'un esprit sérieux comme le vôtre...

Gontran, mal préparé pour une controverse aussi âpre, crut devoir, pour masquer une retraite indispensable et prudente, jouer la dignité offensée; il se dirigea vers la porte, disant du ton froid de l'homme qui se contient malaisément:

—Dans ces conditions, mon cher beau-père, il est préférable d'en demeurer là; car j'estime que pour discuter sur un point, il convient d'être, en principe, d'accord sur ce point... et nous en sommes loin...

Ossipoff tourna les talons et rejoignit en bougonnant son télescope.

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—D'accord... d'accord... murmura-t-il; plus nous allons et moins nous le sommes... Moi qui me figurais m'attacher par les liens du sang un collaborateur avec lequel je serais en communion parfaite d'idées...

Gontran, avant de franchir le seuil de la cabine, lança ces mots d'une voix indignée:

—Un collaborateur n'est pas un esclave!

Et il descendit l'escalier qui conduisait au logement commun, où il trouva Fricoulet assis sur son hamac, se frottant les yeux gonflés de sommeil et bâillant...

—Ce doit être le moment de mon quart? interrogea-t-il.

—Je crois que oui, répondit d'un ton sec M. de Flammermont, qui s'en fut s'asseoir, morose, à l'écart.

Durant un moment, l'ingénieur regarda son ami.

—Allons! bon! fit-il, qu'arrive-t-il encore?

Gontran demeura quelques secondes sans répondre; mais tout à coup, bondissant de son siège:

—Il arrive!... gronda-t-il... il arrive que la vie devient de plus en plus impossible... À chaque instant ce sont des discussions nouvelles... et, ma foi, si cela doit continuer...

—Eh bien! interrompit Fricoulet en se penchant vers lui...

Mais, subitement, comme si l'éclair du regard que lui jetait l'ingénieur eût produit sur son irritation l'effet d'une douche d'eau glacée, Gontran se calma et répondit avec un calme extraordinaire:

—Eh bien! si cela doit continuer... il faudra que je m'arme de patience... plus encore que jusqu'à présent... et l'amour aidant, j'y parviendrai...

Les paupières de Fricoulet battirent fébrilement, tandis que ses lèvres se plissaient dans une involontaire grimace; il se tut un moment et demanda:

—Vous avez eu encore un attrapage avec le père Ossipoff?... j'ai entendu des éclats de voix...

—Eh! oui, au sujet de la plus ou moins grande antiquité de l'astronomie en Égypte et dans l'Inde... Il tenait pour l'Égypte, et moi pour l'Inde...

—Pourquoi ne pas dire comme lui?

M. de Flammermont se croisa les bras.

—Ah! celle-là est forte, par exemple!... Comment! mais n'est-ce pas toi-même, ce matin, qui m'a dit que dans la pagode du cap Comorin...

—Assurément, je l'ai dit, et bien d'autres plus savants l'ont dit avant moi;... mais du moment que ce pauvre homme tenait à son Égypte... il ne fallait pas le contrarier...

—C'est cela... pour avoir l'air d'un écolier... ou d'un imbécile...

—Tu finiras par t'aliéner ses bonnes dispositions... tu verras...

—Et il verra, lui, que je l'enverrai promener...

—Seulement, tu oublies une chose: c'est que, dans ce cas, Ossipoff n'irait pas seul à la promenade...

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Fricoulet ajouta, ricanant:

—D'ailleurs, que tu le veuilles ou non, les choses finiront fatalement comme ça... est-ce que tu es du bois dont on fait les astronomes, voyons... rends-toi donc à l'évidence...

Mais, précisément, parce que peut-être, en dedans de lui-même, le jeune homme s'y rendait, à l'évidence, il n'en était que plus irrité lorsque l'ingénieur abordait cette question-là.

—Si cela était aussi évident que tu veux bien le prétendre, répliqua-t-il, il y a beau temps que j'aurais renoncé à mes projets...

L'ingénieur haussa doucement les épaules.

—Entêté, va, murmura-t-il.

Il ajouta avec un accent tout particulier:

—Il est vrai que tu as une excuse: le charme de Mlle Ossipoff!

Flammermont se dressa devant lui.

—Alcide, déclara-t-il, tu m'énerves sensiblement et, si tu veux que nous continuions à vivre bons amis, ne mets jamais la conversation sur ce chapitre-là; pense ce que tu veux... c'est ton droit; mais garde tes pensées pour toi..

Cette déclaration, très énergique, à peine faite, ils entendirent la voix de Farenheit qui sortait de la machinerie.

—Monsieur de Flammermont!... si vous n'avez rien de mieux à faire, vous seriez bien aimable de venir un instant...

Enchanté d'avoir un prétexte de fausser compagnie à Fricoulet, Gontran sortit de la cabine; mais, en pénétrant dans la machinerie, il s'arrêta tout surpris sur le seuil: Farenheit était penché en avant, les mains crispées sur le télescope, à l'oculaire duquel son nez s'écrasait.

Farenheit regardait le ciel! Voilà, par exemple, qui était de nature à causer au jeune homme une profonde stupéfaction.

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—Vous cherchez quelque chose, monsieur Farenheit? demanda Gontran avec une ironie non dissimulée.

—Mais oui, le Zodiaque.

—Et vous ne le trouvez pas?

—Non; alors comme je serais très curieux de voir ça...

Assez embarrassé, Gontran se grattait le bout du nez, ne sachant trop comment s'y prendre pour satisfaire la curiosité de son compagnon de voyage, sans lui avouer son ignorance totale en la matière.

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Gontran, bercé par la voix de son ami, s'était assoupi (p. 189).

Du Zodiaque, il ne savait que ce que Fricoulet lui avait dit le matin, assez succinctement d'ailleurs, c'est-à-dire que le Zodiaque est le nom donné à une zone céleste idéale, large de 18° environ, qui fait le tour du ciel et se trouve coupée en deux par l'écliptique; le nom de Zodiaque lui vient de ce que presque toutes les constellations qui l'occupent portent des noms d'animaux.

On a vu, par la discussion qui commence ce chapitre, à quelle haute antiquité on fait remonter l'origine du Zodiaque et cela composait, avec la nomenclature des douze signes ou parties en lesquelles cette zone se trouve divisée, tout ce que Fricoulet avait eu le temps d'apprendre au jeune homme.

—Mon Dieu, cher monsieur Farenheit, dit-il enfin, sans être indiscret, je voudrais bien savoir ce qui peut exciter ainsi votre curiosité...

—Oh! ma foi, c'est très simple... depuis le commencement du voyage je vous avouerai que la contemplation de vos visages à tous n'est pas que de m'assommer par sa monotonie... alors, de voir des animaux, ça me changerait un peu.

—Un peu... seulement!... vous êtes aimable!

—Je voulais dire;... enfin, vous me comprenez bien...

—Oui... seulement ce que je ne comprends pas... c'est comment vous comptez voir des animaux.

Farenheit se retourna, tellement la question de Flammermont lui paraissait étonnante et il le regarda un moment, comme s'il doutait qu'il eût son bon sens.

—Des animaux!... eh bien!... dans le Zodiaque donc?...

—Dans le Zodiaque?

—Le Bélier, le Taureau, l'Écrevisse, le Lion!... est-ce que ce ne sont pas des animaux?...

—Certes oui... mais...

—Et le Scorpion... le Capricorne... le Verseau... les Poissons... ce ne sont pas des animaux, aussi?...

Gontran comprit alors combien énorme, invraisemblable était l'erreur de l'Américain et il eut toutes les peines du monde à ne pas lui éclater de rire au nez.

—Mais alors, vous devriez éprouver quelque plaisir à contempler la physionomie de la Vierge, des Gémeaux, du Sagittaire... qui, avec la Balance, complètent les douze signes du Zodiaque? demanda-t-il non sans ironie.

Farenheit serra ses gros poings, tandis que ses sourcils touffus se hérissaient.

—Dites donc, monsieur de Flammermont, grommela-t-il, est-ce que je me trompe en me figurant que vous vous moquez de moi...

—Monsieur Farenheit, je ne me moque pas de vous; mais votre méprise est si divertissante...

Et, cette fois, l'éclat de rire partit, d'autant plus formidable qu'il était retenu depuis plus longtemps.

La riposte ne se fit pas attendre; la face empourprée d'un flot de sang, Farenheit étendit le bras et son poing vint heurter en pleine poitrine Flammermont qui chancela, et finit par tomber à la renverse sur le plancher, où il demeura assis, ayant peine à retrouver son souffle.

Au bruit Fricoulet accourut et, voyant son ami à moitié pâmé, se précipita, demandant:

—Gontran... monsieur Farenheit!... qu'arrive-t-il?

Le pauvre Flammermont, la respiration coupée en deux, était bien en peine de répondre, et l'Américain, déjà honteux de sa violence, balbutiait:

—Une discussion, mon cher monsieur, une simple discussion...

—Vous avez frappé?... c'est vous qui l'avez jeté à bas?... continua d'interroger l'ingénieur.

—Monsieur de Flammermont s'est permis de se moquer de moi et nous autres, Américains, ne permettons jamais cela... jamais...

Fricoulet regarda Gontran, comme pour lui demander la confirmation de ces paroles et le jeune homme, encore incapable de parler, secoua la tête.

—Alors, j'en ai menti! clama le marchand de suif, saisi de nouveau par sa colère.

Gontran secoua la tête négativement.

—Alors, expliquez-vous...

—C'est vrai, explique toi...

M. de Flammermont, qui avait enfin réussi à ressaisir son souffle, balbutia péniblement:

—Eh! que diable! pour s'expliquer, il faut pouvoir parler!... je veux dire que M. Farenheit s'est trompé en croyant que je me moquais de lui... alors que je riais simplement, tellement ce qu'il me disait me semblait drôle...

—C'est bien subtil, grogna l'Américain.

Gontran, qui avait repris tout à fait possession de lui-même, se releva alors et d'une voix nette:

—Au fait, déclara-t-il, prenez-le comme il vous plaira...

—Merci de la permission, riposta narquoisement l'Américain; je l'ai déjà pris... et mal, comme vous avez pu le constater.

Cette allusion de mauvais goût à sa brutalité fit monter au visage du jeune comte une légère rougeur.

—Vous n'entendez pas, je suppose, monsieur Farenheit, que cette affaire en restera là?... dit-il en se maîtrisant.

—Parfaitement...

Puis, se frottant les mains:

—Un duel!... s'exclama-t-il subitement joyeux, very well!... voilà qui va me désennuyer... Un petit duel à l'américaine!... hein!... ça vous va... chacun une carabine et en chasse...

Il se frottait les mains, tandis que Fricoulet s'écriait:

—Ah! ça... vous perdez la tête!...

Le visage radieux de Farenheit s'assombrit.

—C'est vrai!... j'oubliais que la caisse d'armes a été jetée par-dessus bord, pour alléger la sphère de sélénium lors de notre départ de Mercure...

Mais ses traits s'éclairèrent à nouveau.

—Pas besoin de carabine... au couteau, ça peut marcher...

Gontran, impassible, répondit:

—Au couteau... soit!...

Fricoulet s'emporta.

—Ah! ça... vous avez perdu la tête tous les deux!... et vous croyez que nous autoriserons une boucherie semblable?...

—Une boucherie! répéta Farenheit indigné... Aux États-Unis...

—Nous ne sommes pas aux États-Unis! interrompit brutalement l'ingénieur; nous sommes à bord de l'Éclair, que M. Ossipoff commande; un capitaine est maître à son bord et M. Ossipoff refusera d'autoriser une chose semblable...

—J'ai été frappé et j'exige une réparation, dit Gontran.

—Je suis le premier à vous l'offrir, déclara impassiblement Farenheit...

—C'est entendu, c'est convenu, fit l'ingénieur: mais c'est une chose que vous réglerez à terre.

—Cependant, essaya de dire l'Américain.

—Je ne vous permets qu'une chose, c'est de m'écouter: les mœurs, en France, ne sont pas les mêmes qu'aux États-Unis; chez nous, on se bat à l'épée ou au pistolet, avec des témoins... avez-vous des épées?... non; des pistolets? non; des témoins? pas davantage...

—Mais, M. Ossipoff? vous-même?...

Fricoulet sursauta.

—Êtes-vous fou!... d'ailleurs, les circonstances présentes à défaut de ces impossibilités, vous font un devoir de remettre à plus tard le règlement de cette affaire: chacun de nous se doit à ses compagnons pour coopérer, dans les limites de ses moyens, au sauvetage général...

Et s'adressant plus particulièrement à Farenheit:

—Admettez, poursuivit-il, que nous prêtions les mains, M. Ossipoff et moi, à un semblable duel; admettez que la chance vous favorise et que vous tuiez M. de Flammermont, il faudra que vous renonciez à l'espoir de revoir jamais et la Terre et New-York et la Cinquième Avenue... car lui seul sait allier à la science pure un esprit suffisamment pratique pour nous sortir du mauvais pas où nous a mis la folie d'Ossipoff.

Cet argument frappa vivement, comme bien on pense, l'Américain; et bien qu'il lui en coûtât d'être obligé de devoir la vie à celui qu'il voulait tuer, il murmura:

—Soit donc, monsieur Fricoulet.

Et à Gontran:

—N'oubliez pas, monsieur de Flammermont, que je suis à votre disposition partout où il vous plaira et quand il vous plaira...

Il salua très correctement et sortit de la machinerie; mais tandis qu'il s'en allait, l'ingénieur l'entendit soupirer:

—Cela aurait pourtant bien agréablement rompu la monotonie du voyage.

Quand les deux amis furent seuls, Fricoulet demanda:

—Maintenant, raconte-moi un peu ce qui s'est passé.

—Pas grand'chose de grave: Farenheit s'attendait à voir dans le ciel toute une ménagerie composée des signes du Zodiaque et l'idée m'a paru si cocasse que je n'ai pu m'empêcher de rire; c'est alors que, comme une véritable brute qu'il est, il m'a détaché un coup de poing formidable qui m'a jeté par terre...

Et le jeune comte grommela entre ses dents:

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—Ah! décidément... l'astronomie, je commence à en avoir plein le dos, tu sais...

—Tu ne fais que commencer! plaisanta Fricoulet.

—Examens d'Ossipoff... discussions avec toi... coups de poing avec l'autre...

—Et, tout cela dans la balance, le charme de Séléna ne l'emporterait pas?...

Gontran fronça les sourcils et murmura:

—Ah! s'il n'y avait pas cela.

—S'il n'y avait pas cela!... mais tu serais encore attaché d'ambassade à Pétersbourg... mon pauvre vieux!... Il est vrai qu'avec tes relations, tu pourras trouver, à ton retour, un poste équivalent...

L'autre se croisa les bras.

—Alors... j'aurais, pendant plusieurs années, roulé ma bosse dans l'espace, à travers les aventures les plus incroyables, parcourant les contrées les plus invraisemblables, supportant avec une patience angélique la monomanie astronomique d'Ossipoff, avalant, jusqu'à en avoir la nausée, des décoctions de quintessence scientifique, tout cela pour avoir le plaisir de rédiger un journal de voyage qu'un éditeur refusera peut-être de publier!... ah! non... mille fois non... je veux avoir au moins la compensation légitime de toutes mes fatigues, de toutes mes rancœurs, de tous mes bâillements...

—Tu tiens à la prime,... quoi!

—Parfaitement... et la preuve, c'est que j'attends ta conférence sur le Zodiaque qui fera probablement les frais du prochain examen d'Ossipoff.

Ce disant, le jeune comte s'asseyait et prenait une attitude si parfaitement résignée que Fricoulet ne put s'empêcher de rire.

—Tu y tiens? interrogea-t-il.

—Comment!... si j'y tiens!... Parbleu! toi, tu ne demanderais pas mieux qu'Ossipoff mette le nez dans le pot aux roses et me renvoie à ma diplomatie,... mais, moi, c'est autre chose; j'en ai trop fait jusqu'ici pour perdre le bénéfice des résultats acquis... Donc, au Zodiaque...

L'ingénieur le regarda un moment en silence d'un air quelque peu dépité, car il s'attendait à chaque instant à ce que son rival—car Gontran maintenant était son rival—renonçât à ses projets; mais, heureusement pour lui, Fricoulet, quand il avait une idée en tête, ne l'abandonnait pas facilement; en outre, c'était un sage qui savait que tout arrive à point à qui sait attendre et qui comptait que le temps et Ossipoff travailleraient pour lui.

—Ce qui est convenu est convenu, dit-il; je t'ai promis mon concours et je tiens ma promesse... Tu veux faire connaissance avec le Zodiaque... à ton goût... Mais, d'abord, comment cette discussion avec Ossipoff est-elle venue?

—Comme sont venues jusqu'à présent toutes les discussions du même genre, bougonna Gontran; j'ai voulu faire le malin avec ce que tu m'avais dit, et, comme Ossipoff, en s'éveillant, me demandait la route suivie par l'Éclair, je lui ai dit que nous traversions la constellation du Bélier,—d'un mot en est venu un autre... et voilà...

Fricoulet hocha la tête.

—C'était bien imprudent, fit-il; car j'avais oublié de te prévenir que, par suite de la précession des équinoxes, la position des signes ne répond plus aux constellations de même nom; ainsi, au temps d'Hipparque, les premiers points du Bélier et de la Balance répondaient aux équinoxes de printemps et d'automne, comme ceux du Cancer et du Capricorne aux solstices d'été et d'hiver... voici déjà un premier point, et très important, sur lequel il était indispensable que tu fusses fixé.

—Mais les noms donnés à ces constellations?...

—Oh! aucun rapport avec les constellations mêmes; les Chaldéens, les Égyptiens et les Grecs les ont baptisées ainsi, soit à cause d'une forme très vague avec les objets en question, soit pour perpétuer le souvenir d'un héros... mais, à cela près...

Il s'interrompit, l'attention soudainement attirée vers le hublot par lequel venait de pénétrer un rayon de lumière singulier qui paraissait réunir toutes les couleurs de l'arc-en-ciel.

—Aldébaran! dit-il en se levant et allant mettre son œil au télescope.

—Aldébaran! répéta Flammermont.

—Étoile de première grandeur qui sert d'œil au Taureau; la tête est formée par un assemblage d'étoiles connues, depuis la plus haute antiquité, sous le nom de Hyades, et la queue par les Pléiades...

En donnant cette explication, l'ingénieur continuait de regarder l'espace, vivement intéressé, malgré son scepticisme, par la vue de cette étoile dont la teinte rougeâtre formait, tout autour d'elle, un nimbe mystérieux.

—Sodium, magnésium, hydrogène, calcium, fer, tellure, bismuth, mercure, antimoine, murmura-t-il, se rappelant la composition du spectre de cet astre, si éloigné de la Terre qu'il a toujours été impossible d'établir sa parallaxe...

Puis, il se prit à sourire, haussant les épaules.

—Elle est bien bonne!... poursuivit-il... du satellite découvert par Herschell!... pas la moindre trace!... c'est-à-dire qu'il s'est laissé prendre à un effet de perspective... tout bonnement...

Mais Gontran, que les études particulières de Fricoulet n'intéressaient que médiocrement, vint le tirer par le bras.

—Dis donc, fit-il, si nous reparlions du Zodiaque; tu oublies que, d'un moment à l'autre, Ossipoff peut me tomber sur le dos...

L'ingénieur abandonna à regret le télescope et revint prendre place devant son ami.

—Inutile d'entrer dans des détails bien considérables sur les Pléiades, car, depuis 3,400 ans avant l'ère chrétienne, tous les astronomes s'en sont occupés, Ptolémée, Sûfi, Ulugh-Beigh, Copernic, Tycho-Brahé, et bien d'autres, sans qu'aucun de leurs dessins coïncident entre eux...

—Passons, passons... fit Gontran...

—Dans le Taureau, je te signalerai encore le Crab-Nébula, ou nébuleuse écrevisse, découverte en 1758 par Messier et ainsi baptisée par les Anglais, en raison de ses franges et de ses curieux appendices qui lui donnent une vague ressemblance avec le crustacé dont elle porte le nom.

Fricoulet allait continuer, lorsque Gontran s'écria:

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Qu'est-ce que cela? s'exclama Séléna (p. 196).

—Dis donc!... mais s'il y en a autant sur chacun des signes du Zodiaque, jamais je n'arriverai à me mettre tout cela dans la cervelle...

—Tranquillise-toi; j'ai commencé par la constellation la plus intéressante...

—Alors, que doivent être les autres? murmura Flammermont étouffant un formidable bâillement.

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—...Et par conséquent la plus chargée comme renseignements, poursuivit Fricoulet en souriant: dans le Bélier, rien à signaler; plusieurs systèmes d'étoiles doubles et l'étoile triple nº14, blanche, bleue et lilas, dans les Poissons, un certain nombre d'étoiles variables, des couples en mouvement orbital rapide, tels que les nos 55 et 51, l'un orange et bleu saphir, l'autre blanc de perle et lilas pâle; dans le Verseau, qui se compose d'une multitude d'étoiles de cinquième grandeur, à signaler ζ, étoile double de troisième grandeur, observée pour la première fois en 1777 par Christian Mayer et dont le mouvement orbital s'effectue en mille ans, plus un fourmillement de soleils, pris tout d'abord par Messier, en 1746, pour une nébuleuse et résolu ensuite par Herschell, et enfin une nébuleuse, d'aspect planétaire, composée de gaz incandescent, monde en formation que l'on estime être 264 milliards de fois plus gros que le Soleil.

Ce chiffre parut formidable à Gontran, qui ne put retenir une exclamation.

—Mais le Soleil étant lui-même 1.283.700 fois plus volumineux que la Terre...

—...Tu vois ce que cela représente à peu près; du Capricorne, peu de choses à dire; il contient très peu d'astres... jusqu'à présent, car il se peut qu'avec la puissance chaque jour croissante des instruments d'optique, on en découvre de nouveaux. Dans le Sagittaire, composé de cinq étoiles disposées suivant une ligne courbe, ce qui a donné aux anciens l'idée d'un arc dont serait armé un centaure—un grand nombre d'étoiles rouges et d'éclat variable; d'après Jules Schmidt, d'Athènes, ce seraient des soleils couverts de taches, commençant à s'oxyder; à remarquer une étoile double et plusieurs systèmes triples et quadruples... Nous arrivons maintenant au Scorpion...

Flammermont se prit le front à deux mains, avec une angoisse tellement marquée que l'ingénieur s'arrêta.

—Tu souffres? demanda-t-il.

—... De la tête, oui, beaucoup; car tout ce que tu me racontes passe au travers de ma cervelle comme l'eau à travers une écumoire... Il ne me restera rien de ta conférence...

—Le fait est que c'est une nomenclature assez aride, constata Fricoulet, et que pour quelqu'un qui n'est pas de la partie...

—Voilà un quart d'heure que tu parles et tu n'en es qu'au Scorpion! observa le jeune comte avec découragement.

—Veux-tu que nous suspendions la séance?

—Non, continue... il vaut mieux avaler le remède d'un coup... on en sent moins l'amertume...

—À ton aise... Le Scorpion, ainsi que tu pourras t'en rendre compte de visu, dans quelques heures, est, de tous les signes du Zodiaque, celui qui rappelle le plus exactement la forme de l'animal qui lui a servi de parrain; c'est lui qui possède, à la place du cœur, la fameuse étoile Antarès, dont les composantes sont: rouge orange et vert émeraude, toutes deux sont des soleils en voie de refroidissement, ainsi que l'indique leur spectre dans lequel domine l'oxyde de carbone: variations fréquentes dans la lumière et dans la chaleur; mouvement propre peu rapide. Ce qu'il y a de particulier dans le Scorpion, c'est la façon dont se comportent vis-à-vis les unes des autres les composantes des nombreux systèmes ternaires qu'on y remarque: tandis que les deux premières, très rapprochées, tournent autour l'une de l'autre en 98 ans dans une orbite elliptique, la troisième a un mouvement rétrograde relativement à celui des deux autres... Comment cela se fait-il? comment expliquer un mouvement si étrange, si contraire aux lois de la nature? On n'en sait rien! on se contente de constater le phénomène sans l'expliquer.

—Ce qui est plus simple et plus commode, murmura Gontran.

—À signaler aussi beaucoup d'étoiles temporaires et une nébuleuse en forme de rayon cométaire, située non loin de l'étoile Alpha et enfin, parmi les systèmes multiples, V, qui est quadruple et dont les composantes, assemblées deux à deux, sont animées d'un mouvement assez rapide.

—Mais on trouve de tout, dans ce Scorpion! s'exclama Flammermont, c'est le bazar de l'astronomie...

—Maintenant, nous passons à la Balance, fabriquée vers le iiie siècle, avec les serres de Scorpion; peu de choses à dire, car on n'y compte que 21 étoiles visibles au télescope et 8 seulement à l'œil nu... La Vierge contient la fameuse constellation de l'«Épi» qui, au mois de mai, brille en plein sud; l'«Épi» jouit d'une grande notoriété, car c'est grâce à lui et à «Régulus» que, 127 ans avant notre ère, Hipparque découvrit la loi de la précession des équinoxes... C'est une des constellations dans lesquelles il s'est produit, depuis trois mille ans, le plus de changements, ainsi que l'atteste un simple coup d'œil jeté sur les anciennes cartes; dans ce district céleste, on a relevé plus de 500 nébuleuses, dont beaucoup sont doubles, en mouvement autour l'une de l'autre, et notamment celle qui porte le matricule M 99, qui a l'aspect des soleils tournants des feux d'artifices; elle compte plusieurs milliers d'étoiles... enfin, j'aurai tout dit sur la Vierge, lorsque j'aurai ajouté, à la nomenclature de ces curiosités, la très intéressante étoile double γ (gamma), l'une des premières découvertes à l'aide du télescope et dont la période de rotation est de 175 ans; on a constaté que les deux soleils qui la composent tournent sur eux-mêmes et autour de leur centre commun de gravité: en raison de leur éloignement, ils n'offrent pas de parallaxe et...

Fricoulet s'arrêta net et regarda Gontran: le jeune homme, bercé par la voix de son ami, s'était assoupi et c'était le souffle régulier, un peu fort, qui s'échappait, semblable à un bourdonnement, de ses lèvres entr'ouvertes, qui avait attiré l'attention de l'ingénieur.

Il se mit à rire, haussa les épaules et, se levant:

—Si c'est là l'effet que lui produit le Zodiaque, du diable s'il sera capable de tenir tête à Ossipoff... Tant pis pour lui, je suis en règle avec mes engagements et, s'il se fourvoie, il n'aura à s'en prendre qu'à lui-même.

Cela dit, il sortit de la machinerie, gagna la cabine dans laquelle Farenheit dormait, étendu sur son hamac et il allait sans doute imiter l'exemple que lui donnait l'Américain, lorsqu'il fut pris d'un remords. Est-ce qu'il n'aurait pas dû éveiller le jeune comte et le contraindre à écouter le reste de sa conférence?

En toute autre circonstance, il l'eût laissé goûter en paix les douceurs du sommeil; mais, à son réveil, Gontran ne serait-il pas en droit de lui reprocher ce qu'il pourrait, à la grande rigueur, considérer comme une trahison de sa part?

L'intérêt de l'ingénieur n'était-il pas, en effet, de le livrer, sans défense, aux interrogatoires d'Ossipoff? certes, et pour l'honneur de Fricoulet, il devait agir de manière à ce que son ami ne pût formuler un semblable reproche.

D'un autre côté, Gontran avait le réveil mauvais et rien ne prouvait que Fricoulet fût accueilli de façon aimable, même étant donné ses bonnes intentions...

Le jeune homme demeura un moment perplexe: un secret pressentiment lui disait que la Providence seconderait ses projets. Mais, précisément à cause de ce pressentiment, il ne voulait pas que ni sa conscience ni Gontran pussent rien lui reprocher...

Alors, il prit un moyen terme: au lieu de se coucher, il s'assit sur le bord de son hamac et, prenant son carnet, il se mit à rédiger hâtivement quelques notes en lesquelles il résuma le plus succinctement possible ce qu'il lui parut indispensable d'incruster dans la cervelle de son ami, pour le mettre à même de répondre victorieusement au vieux savant, au cas où il lui prendrait fantaisie de disserter sur le Zodiaque avec son jeune «collègue».

Voici ces notes:

«Le Lion. L'étoile maîtresse de cette constellation est «Régulus», dont l'éclat est magnifique; distance du système solaire: environ 100 trillions de lieues, eu égard à la lumière dont elle rayonne, volume gigantesque—elle s'éloigne de nous à raison de 37 kilomètres à la seconde, escortée d'une étoile double de huitième grandeur, connue seulement depuis une centaine d'années.—À remarquer: plusieurs nébuleuses d'aspect bizarre, notamment le nº65 de Messier, en spirale elliptique, et le 56 de forme ovale.

«Le Cancer, le plus petit et le plus pauvre des signes du Zodiaque: on n'y aperçoit à l'œil nu qu'une pâle nébulosité laiteuse, agglomération d'étoiles de faible éclat, désignée par les anciens sous le nom de: «La Crèche».

«Les Gémeaux, remarquables par «Castor» et «Pollux», deux étoiles considérées pendant fort longtemps comme liées l'une à l'autre, théorie dont la spectroscopie a démontré la fausseté. Tandis que Pollux arrive vers la Terre avec une vitesse de 64 kilomètres par seconde, Castor s'en éloigne à raison de 45 kilomètres; depuis Hipparque, ces deux soleils se sont écartés l'un de l'autre de plus de 2 trillions 500 milliards de lieues et leur intensité lumineuse n'a pas varié pendant ces vingt siècles,—dans leur course Castor et Pollux sont suivis par un autre astre plus éloigné, ce qui induit à penser qu'on est en présence d'un système non pas double, mais triple.—D'après les études d'Herschell, l'évolution de Castor et de Pollux autour l'un de l'autre ne demanderait pas moins de mille ans.—Dans les Gémeaux, à signaler plusieurs étoiles doubles colorées, un certain nombre d'étoiles variables, plusieurs nébuleuses.

«Persée. L'étoile principale est «Algol», qui marque, dans le ciel, la place de la tête de la «Méduse»; étoile variable, descendant de la 2e à la 4e grandeur en deux jours, 20 heures, 40 minutes, 53 secondes, et cette sorte d'éclipse ne dure que 6 minutes, sans doute à cause du passage d'un corps obscur devant le disque de l'étoile.—Grand nombre d'étoiles doubles et deux petites nébuleuses.

«Le Cocher et la Chèvre, visible surtout au retour du printemps, ce qui l'a fait associer, dès la plus haute antiquité, aux travaux agricoles.—«Capella», étoile de première grandeur, presque aussi blanche que Véga, à une distance de 170 trillions de lieues, la principale du groupe, plane en décembre et janvier au zénith de Paris;—rien d'intéressant à signaler, si ce n'est, non loin de ce groupe, la constellation du Lynx, où brillent un grand nombre d'étoiles doubles fort intéressantes et particulièrement les nos 38, 15, 12, 19 et 20, systèmes ternaires à révolution très lente.»

Fricoulet en était là de la rédaction de ses notes, lorsque, par la cage de l'escalier, la voix d'Ossipoff se fit entendre, formidable, tonitruante.

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—Gontran!... Gontran!... appelait-il.

L'ingénieur tressaillit en même temps que Farenheit, éveillé en sursaut, se jetait au bas de son hamac.

—By god! grommela-t-il en regardant son voisin d'un air effaré.

—Tranquillisez-vous, lui dit Fricoulet en souriant, c'est M. Ossipoff qui appelle M. de Flammermont, pas autre chose...

En ce moment, le jeune comte entrait en se frottant les yeux.

—Tu as entendu, fit-il.

—Cette question...

—Encore une dissertation qui se prépare! maugréa Gontran.

—Probable.

Le vieillard appela de nouveau:

—Gontran!... Gontran!...

Flammermont se croisa les bras.

—Ah! tu es encore gentil, toi! fit-il; tu m'as laissé dormir...

—C'était ce que j'avais de mieux à faire...

Le jeune homme eut un hochement de tête vers le plafond, où l'on entendait trépigner d'impatience les pieds du savant.

—Qu'est-ce que je vais lui dire? murmura-t-il d'un ton navré.

—Tiens! répondit l'ingénieur en lui remettant les notes qu'il venait de griffonner à la hâte... parcours ça,... moi, je vais le faire patienter...

Et il s'élança dans l'escalier.

En entendant le bruit de ses pas, le vieux savant, courbé vers le télescope, demanda, sans se retourner:

—Arrivez donc vite, Gontran... vous dormiez donc?

—M. de Flammermont ne dort pas, monsieur Ossipoff, répondit alors Fricoulet... mais il tient en ce moment Andromède au bout du télescope et il m'envoie vous dire qu'il ne peut se déranger en ce moment...

Le vieillard eut un frisson qui lui agita le corps tout entier.

—C'est précisément au sujet d'Andromède que je voulais l'interroger, car, moi aussi, je m'en occupe et j'ai des incertitudes que j'aurais voulu éclaircir, en causant avec lui...

Séléna, debout près de son père, tourna vers l'ingénieur un visage tout assombri par l'inquiétude, et, dans le regard qu'elle attachait sur lui, il y avait, nettement compréhensible, cette question:

—Est-il prêt?

Fricoulet secoua négativement la tête; mais, en même temps, il lui fit de la main un signe rassurant, car une idée venait de lui traverser la cervelle.

—Il serait, en effet, très rassurant, dit-il en s'adressant à Ossipoff, de contrôler vos observations par les siennes; mais il y a, pour cela, un moyen fort simple qui vous permettra de ne vous déranger ni l'un ni l'autre.

Et, à Séléna:

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L'audace de Thésée et le féerique Pégase (p. 205). 197]

—Mademoiselle, ajouta-t-il, seriez-vous assez aimable pour aller trouver M. de Flammermont et lui demander de vous dicter ce qu'il a déjà observé d'Andromède; vous remettrez la note à M. Farenheit en le priant de nous l'apporter.

—Pas mal imaginé, murmura Ossipoff, d'un ton satisfait, tandis que sa fille, après avoir remercié l'ingénieur par un charmant sourire, s'enfuyait hors de la cabine, légère comme un oiseau.

Fricoulet, lui, ne perdit pas son temps, et, sur une feuille arrachée à son carnet, écrivit quelques lignes; il avait fini au moment où Farenheit arrivait avec un papier qu'il lui remit.

—Voici, dit l'ingénieur en tendant à Ossipoff la feuille de son carnet substituée à ce qu'envoyait Gontran.

—Lisez... lisez... dit Ossipoff qui, pour rien au monde, n'eût interrompu son observation.

—«γ (gamma), avec son soleil orangé et ses deux satellites émeraude et saphyr!... quelle merveille!... les yeux éblouis... le cerveau fatigué...»

—Passez, s'écria le vieillard... ce pauvre Gontran s'arrête à des considérations qui n'ont aucun intérêt!... on connaît cela depuis 1777... Gontran oublie que Bradley est venu avant lui pour dédoubler Gamma...

Puis, sur un ton d'ardente curiosité:

—Et la nébuleuse!... il ne dit rien de la nébuleuse de Lucien Marius de Franconie?

—Ma foi, non... mais...

Et, à Farenheit:

—Courez vite dire à M. de Flammermont que nous attendons ses observations sur la nébuleuse.

L'Américain sortit bougonnant de ce rôle de commissionnaire auquel on l'astreignait et Fricoulet dit au savant:

—Si, pendant ce temps, vous notiez vos observations... M. de Flammermont pourrait les contrôler pendant que vous contrôlez les siennes...

—Écrivez donc... murmura le vieillard d'une voix fébrile; d'ici, comme de Poulkowa, la nébuleuse a l'apparence d'une immense lentille de gaz, vue par la tranche, de silhouette par conséquent elliptique... je remarque un foyer central de condensation et deux foyers secondaires... l'un rond, l'autre ovale... avec deux fissures noires longitudinales...

Farenheit rentrait en ce moment et tendait un papier à Fricoulet qui s'écria:

—Attendez... attendez... monsieur Ossipoff... Ce cher Gontran vous envoie quelque chose de très intéressant...

—En vérité...

—Il a étudié le spectre de la nébuleuse... nulle trace d'étoiles... pas la moindre trace ou raie caractérisant une masse gazeuse...

—C'est bien cela... c'est bien cela, poursuivit le vieillard en proie à une agitation extraordinaire;... spectre continu, sans raies transversales...

—... En résumé, poursuivit Fricoulet, feignant toujours de lire les notes de Gontran, M. de Flammermont n'est pas plus avancé que sur Terre... il compte bien, dans les environs de la nébuleuse, plus de 1,500 étoiles; mais, en dépit de tous ses efforts, il ne peut s'assurer si leur proximité est réelle ou seulement due à la perspective.

Ossipoff poussa un soupir à fendre l'âme.

—Et j'espérais qu'il serait plus heureux que moi...

—Par exemple, il a réussi à mesurer la superficie de ce monde étrange: il a trouvé pour la longueur un minimum de 300 milliards de lieues... ce qui lui fait estimer, à vue de nez, les dimensions à trois cents fois celles du système solaire tout entier...

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Bien qu'Ossipoff eût constaté, de visu, tous ces détails, il leva les bras au plafond, dans un geste désordonné, balbutiant:

—Fabuleux!... Fabuleux!

—... En admettant, dit encore l'ingénieur, que cette nébuleuse ne soit pas plus éloignée de nous que les étoiles les plus voisines—ce qui n'est nullement prouvé...

Ossipoff laissa retomber sa tête sur la paume de ses mains, l'air profondément accablé, tandis que ses lèvres murmuraient:

—À quoi bon... alors... à quoi bon?...

Depuis plusieurs heures déjà—trente-trois, pour être exact—l'«Éclair» naviguait à travers le zodiaque; le truc inventé par Fricoulet pour permettre à M. de Flammermont d'esquiver l'interrogatoire d'Ossipoff sur la nébuleuse d'Andromède, avait remis un peu de cordialité dans les rapports des deux jeunes gens; quant à l'altercation de Gontran et de Farenheit, il avait été décidé, d'un commun accord, qu'on n'en soufflerait mot, afin de ne pas inquiéter Séléna.

On réglerait cette question-là à Terre—si toutefois le bonheur voulait que les voyageurs revissent jamais leur planète natale; mais, jusque-là, on ferait comme si rien ne s'était passé.

L'ingénieur, qui achevait son quart, venait de signaler la constellation des Chiens de chasse, dont les étoiles s'apercevaient, brillantes, à l'avant du wagon, lorsque Flammermont, qui venait prendre la place de son ami dans la machinerie, aperçut un dessin étrange à côté de l'ingénieur; il ouvrait la bouche pour demander une explication, quand Fricoulet le devançant:

—C'est bien en 1863 que tu es né, n'est-ce pas? interrogea-t-il.

—Oui... mais pourquoi?...

—Le 28 septembre, si je ne me trompe?...

—Encore, oui!... mais est-ce que tu aurais l'intention de me souhaiter ma fête?...

Pour toute réponse, Fricoulet se mit à rire, en considérant le dessin qui avait, dès son entrée dans la cabine, attiré l'attention du jeune comte.

Et son hilarité était telle que Séléna et Farenheit accoururent.

—Y aurait-il indiscrétion, monsieur Fricoulet, fit la jeune fille, à vous demander la permission de rire un peu avec vous?...

L'ingénieur parut un peu déconcerté et tenta de dissimuler derrière son dos la feuille de papier qu'il tenait à la main; mais l'œil malin de Séléna avait surpris son mouvement.

—Ah! qu'est-ce que c'est que cela? s'exclama-t-elle.

—Rien... une chose que j'ai crayonnée, tantôt, pour me tenir éveillé...

—Peut-on voir?...

Fricoulet eût eu mauvaise grâce à se dérober plus longtemps; il tendit le papier à Mlle Ossipoff, se disant qu'après tout il ne courrait pas grand risque à leur mettre sous les yeux une chose à laquelle elle ne comprendrait sans doute rien.

Aussi, sa stupéfaction et aussi son désappointement furent-ils grands en entendant Séléna s'écrier:

—Mais c'est un thème de nativité, cela!...

—Le mien alors! s'exclama à son tour Gontran...

L'ingénieur parut embarrassé et balbutia, tendant la main, pour reprendre le papier:

—Une plaisanterie, je vous dis... une simple plaisanterie...

Cependant, Séléna qui étudiait le dessin de très près s'exclama:

—Vous êtes né sous l'influence de Mercure, qui était alors à 17° exposant dans les Poissons, Vénus se trouvant dans la Balance, Mars dans les Gémeaux et Saturne dans le Cancer.

—Mais vous êtes très forte! balbutia Fricoulet avec un sourire contraint.

—Vous y connaissez donc quelque chose? interrogea Gontran incrédule.

—Comment!... tenez, ces douze triangles-là représentent les douze maisons du ciel, avec leur situation dans l'espace, au moment de votre naissance...

Farenheit qui, jusqu'alors, était demeuré silencieux, se haussant sur la pointe des pieds pour regarder par-dessus l'épaule de la jeune fille, dit alors:

—Alors, par ce procédé-là, on peut connaître l'avenir?

—Mais parfaitement, répondit l'ingénieur sans sourciller; vous avez déjà entendu parler de l'astrologie, n'est-ce pas?... Eh bien! c'est ça!

—Il y a eu autrefois, au siècle dernier, je crois, un homme très savant... qui s'appelait Cagliostro, et qui lisait dans les astres...

Gontran, éclatant de rire, s'écria:

—Mais non, sir Farenheit, mais non; ne croyez donc pas tout ce que vous raconte Fricoulet; autrefois, oui, on croyait—parce que certains malins le faisaient croire—à l'influence faste ou néfaste des astres sur l'existence humaine, suivant qu'ils occupaient, l'un par rapport à l'autre, telle ou telle situation; c'était là une aimable plaisanterie de laquelle vivaient grassement les ancêtres de nos tireuses de cartes et de nos somnambules modernes...

L'ingénieur regardait son ami, railleusement, durant qu'il parlait, et un petit sourire moqueur courut sur sa lèvre quand il eut fini; sourire qui signifiait clairement: «Mon bel ami, nous verrons tout à l'heure, si ton scepticisme est aussi résistant qu'il le paraît...

Séléna, alors, intervint.

—Permettez-moi de vous dire, cependant, mon cher Gontran, qu'une foule de prédictions, basées sur la connaissance des astres, se sont réalisées de point en point;... voyez l'histoire...

Le jeune homme haussa les épaules.

—Parbleu!... vous figurez-vous que ceux qui faisaient métier d'astrologie, fussent des imbéciles?... loin de là! ils alliaient à une très grande finesse, à une très grande profondeur de vue, une connaissance très étendue des hommes et du cœur humain... sans compter qu'ils avaient dans les milieux politiques des espions qui les tenaient au courant de ce qu'on disait, même le plus secrètement... En sorte qu'il ne leur était guère difficile, sachant ce qui se méditait contre tel ou tel personnage, ce qui se préparait concernant tel ou tel événement, de prédire l'avenir, presqu'à coup sûr... en ayant l'air de baser leurs prédictions sur leurs combinaisons charlatanesques...

—Permets, cependant, essaya de dire Fricoulet.

Mais l'autre était lancé et, lui coupant la parole:

—La meilleure preuve que je suis dans le vrai, c'est que la clientèle des astrologues ne se recrutait que parmi les personnages, ceux sur le compte desquels il était facile d'avoir des «tuyaux». C'est ce qui a fait dire à Voltaire qu'il n'y avait d'étoiles que pour les grands, le reste étant de la canaille dont les astres ne se mêlaient pas.

Fricoulet répliqua ironiquement:

—Il faut donc croire que tu es un personnage, car voilà un thème de nativité tel que bien des grands de la terre n'en ont jamais eu.

Mais, sans doute, Gontran avait-il comme un pressentiment que ce thème cachait quelque tour nouveau de son ami, car il s'empressa d'ajouter:

—Et il n'y a pas que Voltaire qui ait affirmé, non seulement son incrédulité, mais son mépris, en ce qui concerne la manière dont les astrologues jonglent avec les astres... Bien avant lui, Shakespeare a dit...

—Shakespeare!... observa narquoisement Fricoulet... tu es sûr?

—Comment! si j'en suis sûr! alors que j'étais attaché à l'ambassade d'Italie, nous avons joué chez l'ambassadeur d'Angleterre un acte du Roi Lear...

—En anglais!...

—Parbleu!... nous vois-tu jouant du Shakespeare en français chez l'ambassadeur d'Angleterre!

—À la grande rigueur, je pourrais te voir... mais enfin... et alors?...

—Alors... je me souviens que je débitais cette tirade: «Quoi! lorsque nous sommes malades ou dans l'infortune (ce qui nous vient souvent de notre mauvaise conduite) nous rendrons responsables de nos souffrances le Soleil, la Lune et les étoiles!... comme si nous étions méchants par nécessité! fous par ordre du ciel! fripons, voleurs et traîtres par une prédominance des astres! buveurs et menteurs par une obéissance forcée à l'influence d'une planète!... comme si tous nos vices descendaient d'en haut!... admirable invention que de mettre nos passions sur le compte d'une étoile!... Mon père et ma mère furent unis sous le signe du «Dragon» et je naquis sous la «Grande-Ourse»... de sorte que je dois être rude et sans honte!... Bah! j'aurais été ce que je suis... alors même que la plus petite étoile n'aurait pas présidé à ma naissance!»

Emporté par son sujet, le jeune homme avait débité cette tirade, tout d'une haleine, comme s'il eût été en scène, avec le feu et l'apparente conviction qu'y eût mis un véritable acteur.

—Merci de nous avoir dit cela en français! ricana Fricoulet; car, sans cela, j'eusse été incapable d'apprécier le grand dramaturge anglais dans sa langue natale...

Puis, tendant la main vers le papier que Séléna ne cessait d'examiner curieusement:

—Cela, d'ailleurs, n'a aucune importance, quoique, sans croire à l'astrologie, j'ai, sur les lois qui président aux destinées humaines, une opinion diamétralement opposée à celle de feu Shakespeare...

—Oui... oui... la théorie nouvelle... l'irresponsabilité humaine, qui permet aux avocats des Assises de défendre la tête de leurs clients, arrêtés un couteau sanglant à la main, en disant que, s'ils ont tué, c'est parce qu'ils sont nés avec l'instinct du crime...

Et il éclata de rire.

—Vous croyez, cependant, objecta Farenheit, que l'on naît avec telle ou telle faculté... témoin, vous, qui, bien qu'ayant embrassé la carrière diplomatique, êtes venu au monde avec la bosse de l'astronomie...

À ces mots, prononcés sur un ton de conviction admirative, le jeune homme ne put s'empêcher de rougir un peu, d'autant plus qu'il sentait peser sur lui les regards moqueurs de Fricoulet et ceux, quelque peu malicieux, de Séléna.

Celle-ci, s'approchant de l'ingénieur, dit alors:

—Vous seriez bien aimable de me traduire ce que vous avez mis là...

—Mais je vous assure que ce n'est pas sérieux; et, le fût-ce, du moment que vous ne croyez pas à l'astrologie...

—Qu'importe?...—et puis on croit toujours à ces choses-là... sans y croire; cela dépend...

—Comment! cela dépend... de quoi?

—De ce que les astres nous prédisent...

L'ingénieur ne put s'empêcher de rire.

—Parfaitement: on est bien plus crédule pour les prédictions qui s'accordent avec vos secrets désirs que pour les autres...

Séléna, se voyant devinée, baissa les yeux en rougissant.

—Dans ces conditions-là, poursuivit Fricoulet, mieux vaut que je ne vous traduise pas l'horoscope de Gontran.

—Parce que?

—Parce que les astres et vous n'êtes pas d'accord...

—Allons donc! s'exclama Flammermont dont les sourcils se froncèrent.

—Dites toujours, insista la jeune fille.

Fricoulet poussa un soupir et déclara:

—Vous vous rappellerez, en tous cas, si vous n'êtes pas contents, que c'est vous qui l'aurez exigé...

Et, prenant le papier que lui tendait la jeune fille:

—M. de Flammermont étant né sous l'influence de Mercure, expliqua-t-il, a une propension marquée pour les sciences exactes, Mercure étant le dieu des mathématiciens...

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La nature a fabriqué une nébuleuse, embryon de mondes futurs (p. 213).

Sans la présence de Farenheit, Gontran eût donné libre cours à son hilarité; il se contenta de sourire, tandis qu'une flamme amusée s'allumait dans les prunelles de Mlle Ossipoff.

—En revanche, poursuivit l'ingénieur, il a un caractère changeant, capricieux, et nullement fait pour constituer, ce qu'on appelle sur Terre, un bon père de famille, un bon citoyen, un bon garde national.

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—Dis donc... dis donc... protesta Gontran avec un sourire pincé, il me semble que les astres vont un peu loin dans leur appréciation.

—M. de Flammermont a un tempérament aventureux...

—Cela n'est pas malin à deviner, ricana le jeune comte, ce que je fais depuis plusieurs années ne prouve pas des habitudes casanières...

Imperturbablement l'ingénieur poursuivit.

—Quant à l'avenir, il résulte du groupement des différentes constellations qui t'intéressent, que tu occuperas un jour une situation prépondérante...

—Directeur d'observatoire, déclara hardiment Farenheit.

—Non pas... les astres parlent d'une situation politique.

—Politique! se récria Séléna... mais mon père...

—Les astres disent encore que ta race périra avec toi...

—Et c'est tout? grommela Gontran d'un air furieux, tandis que Séléna, boudeuse, sortait de la pièce.

—Mon Dieu, oui, c'est tout...

—Eh bien! cria Flammermont, en colère, je croirai à ton astrologie lorsqu'elle t'aura prédit que tu seras un jour riche et marié.

—Cela se pourrait, répondit Fricoulet impassible.


CHAPITRE VII

LE CAUCHEMAR D'OSSIPOFF

Cependant l'Éclair poursuivait sa route à travers l'espace, suivant imperturbablement une ligne conforme à sa force de propulsion et à la puissance d'attraction qui le contraignait à aller de l'avant, toujours de l'avant: tel un projectile, échappé de l'âme d'un canon, trace dans l'air une trajectoire mathématique, jusqu'au moment où les forces auxquelles il obéit l'abandonnant, il touche enfin, inerte, le sol d'où il est parti.

Déjà l'Étoile polaire était signalée et, dans le fond de la voie lactée, aux environs du point imaginaire où aboutit le prolongement de l'axe terrestre, une constellation singulière apparaissait, formant très nettement, en soleils étincelants, un W gigantesque.

C'était Cassiopée, et ce nom éveilla chez Gontran des souvenirs mythologiques remontant à l'époque où il étudiait sur les bancs du lycée, sans se douter le moins du monde qu'un jour luirait où il pourrait admirer de si près la filleule de la malheureuse mère d'Andromède.

Un à un lui revenaient les vers charmants par lesquels Ovide, dans ses Métamorphoses, raconte les malheurs de la princesse d'Éthiopie qui, victime de la présomption de sa mère assez audacieuse pour comparer sa beauté à celle des Néréides, filles de Neptune, avait été attachée sur un rocher pour y être dévorée par un dragon marin.

Et l'audace de Thésée, et le féerique Pégase, et les détails du duel entre le héros et le monstre, et la victoire de l'antique chevalier, tout cela réapparaissait aux yeux de M. de Flammermont, aussi clair, aussi net que si une baguette de fée l'eût ramené de vingt ans en arrière, à cet âge d'or si méconnu, que l'on appelle «l'époque du Lycée».

Et, bercé par ses souvenirs, il écoutait d'une oreille distraite les explications que lui donnait Fricoulet, trouvant autrement plus captivants que ces démonstrations astronomiques, les commentaires dont le professeur accompagnait autrefois la poésie d'Ovide.

L'ingénieur avait beau déclarer, en homme convaincu, que, sur les trente étoiles que renferme Cassiopée, il en est de très intéressantes, et notamment φ, étoile triple, variable, jaune d'or, bleu d'azur et rose pâle, Gontran fermant les yeux, revoyait Persée, chevauchant Pégase et accourant délivrer Andromède.

—Puisque la nature est toute-puissante, songeait-il, pourquoi n'a-t-elle pas retracé au ciel ces charmantes et héroïques figures?... cela donnerait à l'astronomie un charme qu'elle n'a pas...

Mais Fricoulet poursuivait, voulant tenir jusqu'au bout la promesse qu'il avait faite de mettre son ami à même de faire bonne figure en présence d'Ossipoff; bien que ne croyant pas à l'astrologie, il croyait à la destinée et, si la sienne était réellement qu'il devînt le mari de Séléna, il ne voulait pas que sa conscience pût rien lui reprocher.

Et il continuait son cours, parlant successivement de η, quatrième grandeur, double, jaune d'or et rouge, tournant autour l'une de l'autre en deux cents ans, aperçue pour la première fois par Herschell en 1779, éloignée du système solaire d'environ cinquante trillions de lieues, distance que sa lumière met vingt et un ans à parcourir; puis ce fut l'étoile 3032 du catalogue de Struve, qui forme un couple très serré et dont la révolution est une des plus rapides que l'on connaisse, car elle s'accomplit en cent quatre années terrestres; ensuite, la triple Iota, jaune d'or, pourpre et lilas, formant un système ternaire en mouvement; μ est remarquable par sa vitesse propre qui s'élève à 1,700 millions de lieues par an; enfin, un magnifique amas d'étoiles, découvert, en 1783, par miss Caroline Herschell...

—La fille de l'astronome, sans doute, murmura Gontran, arraché soudain à sa rêverie...

—Précisément.

—Ô délicieuse vie de famille! s'exclama ironiquement M. de Flammermont, que celle de ces gens qui passent leur temps, l'œil collé à un télescope.

—On ne peut pas dire, en tout cas, que ce soit une vie terre à terre.

—Pas assez, à mon sens; car pendant que la maîtresse de maison est dans les étoiles, la maison marche comme elle peut... mais continue...

Il y eut un silence, durant lequel Fricoulet examina curieusement son ami, lisant, aussi clairement que dans un livre ouvert, ce qui se passait dans son âme, puis d'un ton résigné:

—Ensuite, nous passons à Céphée, voisine de la Petite-Ourse et qui, entre autres curiosités, renferme σ, étoile double de cinquième grandeur, couleur jaune orange et bleu turquoise, puis μ qu'Herschell désigne sous le nom de «garnet sidus», astre grenat, en raison de son rayonnement qui semble projeté par un rubis que frapperait une lumière électrique; dans le même Céphée, nous avons δ, R, variable, β double, blanche et bleue...

L'ingénieur s'interrompit un moment, se leva et, après avoir jeté un coup d'œil dans le télescope, dit à M. de Flammermont:

—Tiens!... si tu veux voir un joli spectacle, regarde...

Et comme, en disant ces mots, il poussait Gontran par les épaules, force lui fut bien d'abandonner ses rêvasseries mythologiques, de dire adieu à Persée et à Pégase, pour venir coller son œil à l'appareil d'optique.

—Eh bien! demanda-t-il au bout d'un instant...

La Croix du Cygne, expliqua l'ingénieur.

Et, après avoir laissé à son ami le loisir d'admirer tout à son aise, il poursuivit:

—Tu vois, n'est-ce pas, d'après la disposition des étoiles qui composent cette constellation, à quoi elle doit son nom... celle qui brille là, juste en face de toi, d'une lumière jaune d'or, c'est Albireo, qui se double de cette autre, un peu sur la droite, et qui est bleu saphir... Si nous avions là un spectroscope, je te ferais voir l'énorme différence qui existe dans la constitution de ces deux mondes-là; tandis que le premier présente un spectre de second type, le deuxième, au contraire, laisse apercevoir un fin réseau de lignes très serrées confinant au rouge et au jaune, d'où l'on conclut que sa température est plus basse; son volume étant plus petit, il y a chance pour qu'il se refroidisse plus vite et que, dans quelques siècles, il continue à tourner, solidifié en planète, autour d'Albiréo... Tu m'écoutes?

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—Je ne fais que ça... balbutia Gontran.

—J'appelle tout particulièrement ton attention sur le nº61: c'est la première étoile dont on ait calculé la distance et c'est en raison de son mouvement propre très rapide qu'on a eu l'idée de mesurer sa parallaxe, laquelle, fixée par Bessel, en 1840, à 0',511, donne environ une distance de quinze trillions de lieues; elle marche à raison d'un million de lieues par jour, au minimum... Je passe plusieurs étoiles doubles et je te signale un groupe désigné sous le nom de Petit Renard, dans lequel on remarque une nébuleuse découverte en 1764 par Messier et qui se présente avec la silhouette d'une haltère de gymnastique... les Anglais...

En ce moment, un cri échappé des lèvres de Gontran coupa la parole à l'ingénieur qui demanda:

—Qu'arrive-t-il?

—Une éclipse!... une éclipse d'étoile!...

—Qu'est-ce que tu chantes là! fit Fricoulet en haussant les épaules..

—La vérité, pas autre chose, répondit Flammermont qui n'avait pas quitté le télescope; il y avait là, à l'instant, une étoile blanche très éclatante et, tout d'un coup, elle a disparu ou plutôt s'est éteinte, comme une chandelle qu'on aurait soufflée...

—Invraisemblable!... des étoiles ne se soufflent pas comme des chandelles!...

—C'est pourquoi, riposta Gontran, aigri par les moqueries de son ami, je t'ai parlé d'éclipse... d'ailleurs, la voilà qui reparaît...

Comme le jeune homme achevait ces mots, la voix d'Ossipoff se fit entendre.

—Gontran!... avez-vous vu, là-bas, dans la direction de la Lyre?...

—Oui... oui... une éclipse... sans doute une planète qui passe devant l'étoile autour de laquelle elle gravite...

On entendit le vieillard dégringoler l'escalier comme une avalanche et il entra dans la machinerie, semblable à un ouragan.

—Non... non... s'écria-t-il, ce n'est pas cela! Dans cette direction, il n'y a pas d'étoile double!... Nous sommes en présence de quelque phénomène céleste qu'il ne tiendrait qu'à nous d'approfondir.

Le jeune comte jeta sur son ami un regard inquiet.

—Quelle nouvelle folie médite-t-il? songea-t-il.

Et sans doute Fricoulet eut la même pensée que lui, car il s'écria:

—Ah! non... vous savez, monsieur Ossipoff,... pas de bêtises...

—Un petit coup de levier, mon bon Fricoulet, implora le vieillard; un simple petit coup de levier qui nous fasse obliquer un peu à droite, de manière à nous rapprocher de ce point. Cela ne nous écartera nullement de notre route et j'ai idée que nous assisterons à un spectacle intéressant.

L'ingénieur eut un haussement d'épaules et répondit:

—Mon Dieu!.... s'il n'y a que cela pour vous rendre heureux...

Il saisit un levier, l'abaissa d'un cran ou deux et ajouta:

—Voilà qui est fait.

Sans remercier, Ossipoff tourna les talons et on l'entendit qui regagnait sa cabine, en courant.

—Qu'est-ce que tu supposes que ce puisse être? interrogea M. de Flammermont, après le départ du vieillard.

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Fricoulet allongea les lèvres, dans une moue dubitative.

—Je ne m'en fais aucune idée... Je ne vois guère d'autre raison que l'occultation de l'étoile par une planète qui lui sert de satellite... D'ailleurs, inutile de nous creuser la cervelle, puisque nous serons fixés tout à l'heure. Donc, ne nous occupons plus de cela et, comme on dit au théâtre, enchaînons.

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Gontran, de quart, causait avec Séléna (p. 219).

—Enchaînons, répéta Gontran, d'un ton mélancolique, plein de résignation.

—La constellation de la Lyre, dans le voisinage de laquelle s'est produit le phénomène en question, doit sa réputation à Véga dont le parallaxe a été établi par Brunnow, en 1870, et son chiffre 0",18 correspond à un éloignement de 42 millions de lieues... Véga est l'une des étoiles les plus brillantes de l'univers céleste, mais sa température n'est pas en raison de l'intensité de sa lumière; son spectre trahit la présence de l'hydrogène, du sodium et du magnésium dans sa photosphère... Véga s'approche du système solaire avec une vitesse de 71 kilomètres par seconde et, dans douze mille ans, elle reviendra prendre au pôle nord du monde la place qu'elle occupait, il y a quatorze mille ans.

—Oui, oui, je sais, murmura Gontran qui s'assoupissait, la précession des équinoxes.

—Bien que la Lyre soit l'une des plus petites constellations, elle renferme plusieurs curiosités sidérales, notamment un système quadruple magnifique: le premier couple paraît tourner en 1,800 ans et le second en 3,700 ans et on évalue à dix mille siècles la durée de révolution de ces deux couples autour de leur centre commun de gravité;... à signaler aussi ce que Herschell a appelé la nébuleuse perforée et dont la superficie est au moins égale à celle du système solaire tout entier... Dans les environs de la Lyre, nous avons du menu fretin astronomique: La Flèche, l'Écu de Sobieski, l'Aigle, sur lesquels il n'y a pas grand'chose à dire, si ce n'est que ces constellations se trouvent dans une contrée très riche en étoiles, puisque Herschell en a compté, sur une étendue de 5 degrés, trois cent trente mille...

—Quelle patience!...

Au-dessus de leur tête il y eut un bruit formidable produit par plusieurs escabeaux renversés sur le plancher et, de nouveau, les pas d'Ossipoff firent trembler les marches de l'escalier.

Quand il apparut, il était pâle, ses yeux brillaient d'un éclat extraordinaire et ses mains s'agitaient au-dessus de sa tête, fébrilement.

Les deux amis crurent que quelque danger inconnu menaçait l'appareil et, angoissés, ils se précipitèrent vers lui.

—Elle est jolie, votre éclipse! s'exclama le vieillard en se croisant les bras et en les toisant tous les deux, d'un regard dédaigneux... En fait de planète, c'est un globe obscur, énorme, emporté par un mouvement d'une incroyable rapidité... car je l'ai vu occulter successivement plusieurs étoiles...

Fricoulet ouvrait la bouche pour répliquer; Ossipoff ne lui laissa pas le temps de prononcer une syllabe.

—Et savez-vous ce qui se passe?... eh bien! ce globe se dirige en droite ligne vers un autre corps obscur, dont la marche est plus lente, mais dont la masse attire irrésistiblement le premier, dont la vitesse va s'accélérant, chaque seconde...

—Nous allons assister à un choc, alors! s'écria l'ingénieur.

Le vieillard se frotta énergiquement les mains.

—Je l'espère bien.

Une ombre inquiète passa sur le front de Gontran.

—N'y a-t-il pas à craindre, murmura-t-il, que l'Éclair n'obéisse à l'attraction de ces deux masses et qu'un péril quelconque...

—Nous sommes trop éloignés... répondit le vieillard.

Pendant qu'ils causaient, Fricoulet s'était assis au télescope.

—Voilà un spectacle qui ne sera pas banal, déclara-t-il; la rencontre de deux mondes lancés l'un vers l'autre avec une vitesse de plusieurs centaines de kilomètres par seconde... Il n'y a pas d'accidents de chemin de fer qui puissent donner une idée de ça...

Et appelant à tue-tête:

—Monsieur Farenheit!... Monsieur Farenheit!...

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L'Américain arriva en se frottant les yeux et l'ingénieur lui dit en souriant, faisant allusion à son altercation avec Gontran:

—Vous qui aimez les duels... il y en a un qui se prépare, comme vous n'en aurez jamais vu et qui rompra certainement la monotonie du voyage...

Tout en parlant, il griffonnait sur son carnet.

—Monsieur Ossipoff, déclara-t-il, si vous voulez retourner à votre télescope, la chose va se produire dans une dizaine de minutes...

Le savant s'enfuit avec une rapidité dont on n'aurait pu croire capables ses vieilles jambes.

Et l'ingénieur, qui calculait toujours, ajouta:

—Une vitesse de cinq cents kilomètres dans la dernière seconde!... quel cataclysme!... mes amis!... cela va produire un petit feu d'artifice auprès duquel ceux de Ruggieri ne sont que des jeux d'enfant...

Farenheit, Gontran, Séléna avaient pris place devant les hublots, tandis que Fricoulet, son chronomètre à la main, comptait à haute voix les minutes qui s'écoulaient.

Enfin, d'une voix qui tremblait légèrement, il dit:

—Encore une seconde.

Après cela, il remit le chronomètre dans sa poche et colla son visage au télescope.

Il était temps: les deux corps dont les masses s'étaient augmentées au point d'envahir l'horizon tout entier, s'étaient abordés et instantanément, de ces deux sphéroïdes obscures, surgit un immense soleil, une gigantesque nébuleuse, incandescente, au centre de laquelle un tourbillon d'étincelles plus lumineuses, plus aveuglantes que les plus puissantes lumières à arc voltaïque, montait, montait toujours, envahissant l'espace où elles dispersaient en tous sens des éclairs radieux.

Ainsi que l'avait prédit Fricoulet, on eût dit un bouquet de feu d'artifice, mais poussé à la cent millième puissance, avec des intensités telles que jamais cervelle humaine ne les eût pu concevoir.

En un clin d'œil l'infini se trouva illuminé, et de ce foyer d'incandescence une chaleur telle se dégageait, que les Terriens durent se retirer des hublots, que l'on masqua de nouveau pour éviter des accidents semblables à celui dont avait été frappé Farenheit.

—Et voilà comment, des vieilles lunes, on fait de nouveaux soleils! s'écria plaisamment Fricoulet.

—Les astronomes terrestres doivent être dans un état! s'exclama l'Américain.

L'ingénieur secoua la tête.

—Pas tant que vous croyez, répliqua-t-il, par la bonne raison qu'ils n'auront connaissance du fait que dans quelques années.

—Dans quelques années!...

—Dame, vous oubliez que nous marchons plus vite que la lumière et que le rayon lumineux projeté par cette nouvelle lumineuse n'arrivera à la Terre que dans vingt-cinq ou vingt-six ans...

Cette explication parut fort égayer Farenheit.

—En sorte, dit-il, que nous pourrions très bien, nous, revoir ce qui vient de se passer...

—Dans tous ses détails, non; mais nous pourrons prévoir à un jour, à une heure, à une minute près, le moment où, au point précis que nous aurons désignés d'avance, un nouvel astre apparaîtra dans le ciel.

Fricoulet ajouta, quelque peu railleur:

—Ce qui pourrait assurer votre élection à la présidence de l'«Excentric-Club».

Et se tournant vers Gontran:

—Voilà qui rendrait crédules ceux qui ne croient pas l'astrologie! Te vois-tu, prédisant à un congrès de savants, plusieurs années à l'avance, la naissance d'un monde!... il y aurait là de quoi te faire nommer d'emblée membre de toutes les académies possibles et imaginables!

—Merci bien, répondit narquoisement le jeune comte.

Mais comme, sans vouloir l'avouer, le spectacle auquel il venait d'assister l'avait profondément frappé, il demanda:

—Et les dessous de ce phénomène, quels sont-ils?

—Très simples, comme tu vas voir: tu sais que la chaleur n'est qu'un des modes d'action du mouvement, comme la lumière et le son; les ondes sont seulement différentes et agissent différemment. L'équivalence, d'ailleurs, est parfaite entre la chaleur dépensée pour produire un travail mécanique et le travail nécessaire pour développer du calorique: ainsi, la chaleur nécessaire pour élever d'un degré la température d'un kilogramme d'eau correspond au travail que nécessiterait l'élévation à un mètre de haut un poids de 424 kilogrammes et réciproquement...

—Avocat, passons au déluge, dit plaisamment Gontran.

—Partant de ce principe, il est très compréhensible que, de l'arrêt brusque des deux corps obscurs que nous examinions, soit résultée une élévation fantastique de température: le mouvement dont ils étaient animés s'est transformé en chaleur et de deux mondes pierreux, usés, la nature a fabriqué une nébuleuse, embryon de mondes futurs, qui donnera un jour naissance à un soleil, puis à des planètes et ainsi de suite, in secula seculorum.

—C'est un éternel recommencement.

—Tu l'as dit...

—Alors, murmura Séléna, voilà la méthode employée par la nature pour la création?

—Ou, du moins, l'une des méthodes, mademoiselle, car il est à supposer que l'arsenal des procédés usités par le surnaturel pouvoir qui régit les Soleils est inépuisable... En tous cas, il est certain que c'est toujours d'une nébuleuse, formée en un point de l'espace pour une raison quelconque—et elles ne manquent pas—que proviennent les Soleils, les Étoiles et les Mondes: rien ne se perd, rien ne se crée!

Flammermont se mit à rire.

—Voilà une belle phrase!

—Qui n'est pas de moi! je l'ai ramassée, je ne sais plus dans quel bouquin; quelque part que ce soit, en tous cas, elle est juste...

Fricoulet pensait qu'il en avait fini des explications, mais il avait compté sans l'Américain, dans l'oreille duquel était tombé fort à propos ce qu'il avait dit quelques instants auparavant, relativement à l'«Excentric-Club».

Assurément, ce serait là une originalité propre à assurer son élection à la présidence, que de faire, dès son retour à New-York, une conférence dans laquelle il prédirait la naissance d'un monde.

Lui, Jonathan Farenheit, de Chicago, marchand de porcs, et pas autre chose, s'occuper d'astronomie!

À coup sûr, ce ne serait pas banal!

Mais il s'agissait de ne pas faire de bêtise et de combiner ses effets avec le plus grand nombre de chances possible; pour cela, le concours de l'ingénieur lui était indispensable.

Aussi, comme Fricoulet regagnait la cabine commune, l'Américain lui emboîta-t-il le pas, et, comme le jeune homme allait s'étendre sur son hamac:

—Un moment, monsieur Fricoulet, fit Farenheit, j'aurais quelques mots à vous dire,... quelques mots seulement...

L'ingénieur attachait sur lui un regard interrogateur; alors l'Américain ajouta:

—C'est à propos de ce qui vient de se passer...

Fricoulet était à cent lieues de supposer que son interlocuteur pût encore penser à la naissance de la nébuleuse, dont ils venaient d'avoir le spectacle; aussi demanda-t-il ingénument:

—Et... que vient-il de se passer, mon cher monsieur Farenheit?

—Mais... la nébuleuse!

—Ça vous intéresse donc!... s'écria Fricoulet, tout surpris.

—By god!... si ça m'intéresse!... mais à cause de l'«Excentric-Club!»

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Cette fois, l'ingénieur comprit tout de suite et dit:

—Vous voudriez des renseignements plus précis?...

—Dame! vous comprenez: je ne peux pas me borner à faire une prédiction; je voudrais, autant que possible, donner quelques détails, quelques explications... Voyez-vous qu'on me pose des questions... qu'on me demande des explications... je serais joli!... alors, si vous vouliez...

—Vous expliquer... je ne demande pas mieux.

—Je préférerais que vous me rédigiez une petite note; j'ai la tête dure et je craindrais de mal retenir vos explications.

—Je vais toujours vous dire cela de vive voix; ensuite je vous ferai une petite note... Donc, sachez d'abord que l'attraction est une force inhérente à tout atome de matière: dans ce nuage gazeux, produit par la rencontre de deux monde usés, il existe des parties plus ou moins denses qui attireront à elles les autres portions de la nébuleuse et dans la chute lente des particules lointaines vers cette région plus attractive, il se produit un mouvement général de rotation qui entraîne la masse tout entière... Vous avez bien saisi?

—Quand ce sera écrit, je le comprendrai et surtout je le retiendrai mieux.

—Par suite, la forme arrive à être celle de la sphère, forme naturelle à toute substance, gazeuse ou liquide, abandonnée à elle-même. Les lois de la mécanique prouvent que cette sphère gazeuse, en se condensant et en se rapetissant, a dû tourner de plus en plus vite sur elle-même, en s'aplatissant aux pôles; la force centrifuge, développée par ce mouvement de rotation, a pu alors dépasser la force d'attraction du centre et détacher de l'équateur un anneau gazeux, conséquence inévitable de cette rupture d'équilibre. Cet anneau s'est lui-même condensé en sphère, tandis que la nébuleuse continuait à se resserrer et à tourner de plus en plus vite... Comprenez-vous?

—Pour comprendre, ça n'est pas difficile: mais c'est pour retenir...

—Puisqu'il est convenu que je vais vous mettre ça par écrit...

Cependant l'Américain étirait sa longue barbe d'un air si visiblement perplexe, que Fricoulet ne put faire autrement que de lui demander:

—Qu'y a-t-il encore?

—Il y a... il y a... que l'on me demandera peut-être, quand j'aurai répété comme un perroquet ce que vous venez de me raconter là, dans combien de temps les astronomes terriens pourront étudier les nouvelles planètes à la naissance desquelles nous avons assisté tout à l'heure... et qu'alors...

L'ingénieur leva les bras au plafond dans un geste d'ahurissement.

—Ah! ah! par exemple... Dieu seul le sait!... des millions d'années peut-être... il se pourrait même que ce fût davantage...

—Tant que cela!

Fricoulet se croisa les bras narquoisement.

—Ah çà! monsieur Farenheit, s'exclama-t-il, vous imaginez-vous qu'il en soit des astres comme de vos porcs de Chicago et de ce que le suif fondu met une journée à se solidifier, concluez-vous qu'il en puisse être de même des nébuleuses?

—Mais...

—Des millions d'années!... j'étais au-dessous de la vérité!... ce sont des millions de siècles qu'il faudra sans doute pour que de la nébuleuse primitive il ne reste plus que des planètes solidifiées...

L'Américain se grattait énergiquement le bout du nez, d'un air qui trahissait une perplexité profonde.

—Vous croyez? murmura-t-il; mais enfin, en admettant que vous n'exagériez pas, pourriez-vous préciser la durée?

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Il eut la sensation de vivre les derniers siècles de l'humanité terrestre (p. 224).

Cette fois, les prétentions de Farenheit dépassaient par trop les limites et l'ingénieur se mit à pousser de véritables cris.

—Fou!... vous êtes fou!... où voulez-vous que je prenne les éléments nécessaires pour baser une semblable estimation?... Ai-je le poids, la masse, la superficie de cette nébuleuse?... Je sais bien que, d'après Helmholtz et Tyndall, en supposant que la chaleur spécifique de la masse condensante ait été celle de l'eau, la chaleur ou la condensation aurait suffi à produire une température de plus de 28 millions de degrés centigrades... mais encore... et puis, non, ce n'est pas cela... vous m'embrouillez avec vos questions abracadabrantes!

Farenheit était tout penaud.

—Croyez, cher monsieur Fricoulet, balbutia-t-il, que je regrette infiniment...

—Et puis, ajouta l'ingénieur, de quel intérêt pourrait-il être pour vos auditeurs de connaître la date d'un phénomène qui ne se produira que dans un ou deux millions de siècles! il y a longtemps qu'à cette époque la Terre aura été rejoindre les vieilles lunes... ou, du moins, que de la rencontre de la Terre avec quelque autre monde, sera née une nouvelle nébuleuse!

Instinctivement, le visage de Farenheit s'apeura.

—By god!... s'exclama-t-il.

L'ingénieur haussa les épaules.

—Bast!... fit-il, qu'on s'intéresse à ses petits-enfants et même à ses arrière petits-enfants, très bien,... qu'on prenne même souci, quand on appartient à l'histoire, de ce que deviendront, dans un siècle ou deux, vos descendants, passe encore;... mais que peut vous importer, à vous, gros commerçant en suifs, de Chicago, que l'humanité terrestre existe encore ou disparaisse dans un ou deux millions de siècles?

Ce fut par ces paroles, très raisonnables au fond, que Fricoulet clôtura sa petite conférence; il tourna les talons et s'en fut s'étendre sur son hamac, sans paraître prendre garde à l'attitude hébétée de son auditeur, qui semblait attendre encore quelque chose.

—Oh! oh! pensa-t-il en lui-même, il ne faut pas que l'Américain se mette sur le pied, lui aussi, de vouloir prendre des répétitions d'astronomie! tout mon temps ne suffirait pas et j'aurais plus vite fait d'ouvrir un cours public et gratuit.

Ce dernier mot amena un sourire sur ses lèvres et il s'endormit, tandis que devant ses paupières closes se dessinait vaguement la silhouette charmante de Séléna.

L'Éclair, pendant qu'avaient lieu ces diverses conversations, avait traversé la Petite-Ourse et maintenant brillaient derrière lui les sept étoiles qui la composent, parmi lesquelles l'étoile Polaire.

Il se trouvait alors, étant donné la parallaxe de cette étoile, calculée par Peters en 1842 et estimée à 0"076, à environ cent trillions de lieues du système solaire, distance fantastique qu'un express courant à raison de 60 kilomètres à l'heure, mettrait plus de 720 millions d'années à franchir.

Si Farenheit eût pu se douter de ce détail, sans doute eût-il été frappé à nouveau de folie: mais, pour l'instant, il dormait profondément, le cerveau fort fatigué par les explications que lui avait fournies Fricoulet.

Celui-ci même reposait, tandis que Gontran, de quart, causait avec Séléna et qu'Ossipoff, véritablement infatigable, continuait d'étudier.

Sur la petite table, placée près de lui, les feuillets s'entassaient, surchargés de notes hâtivement prises, notes qui devaient servir au grand ouvrage relatant la fantastique excursion accomplie depuis près de trois ans...

En traversant le Dragon, le vieillard constata que α, la polaire d'autrefois, celle qui, en raison de la précession des équinoxes, formait l'extrémité de l'arc du monde 2,700 ans avant notre ère, brillait d'un éclat beaucoup moins considérable qu'il ne paraissait aux yeux des astronomes terriens et, bien qu'il fût trop éloigné pour en étudier les causes de visu, il n'hésita pas à noter que c'était là, sans aucun doute, l'indice d'un soleil qui s'éteint.

Vainement, il chercha à découvrir le mystère dont est enveloppé le système double de ν (nu) dont le compagnon est, depuis deux siècles, demeuré fixe par rapport à l'autre, bien qu'ils soient emportés dans le Ciel par un mouvement propre assez rapide: l'éloignement était trop grand et il dut conclure que la durée de révolution devait être, comme pour l'étoile polaire, de six à sept mille ans.

Ah! s'il l'eût osé, il eût bien détourné l'appareil de sa route pour se rapprocher davantage; mais il entendait le vague bourdonnement que faisaient les voix de Gontran et de Séléna, causant dans la machinerie, et il demeura à son télescope...

D'ailleurs, le panorama qui s'offrait à lui était tellement captivant qu'il y eût regardé à deux fois avant de se déranger: ce fut d'abord ο (omicron) qui formait un couple ravissant jaune d'or et lilas, puis les composantes de φ (psi) immuables depuis 1755, époque à laquelle on les a étudiées pour la première fois, ensuite la fameuse nébuleuse planétaire, de forme ellipsoïdale, au centre de laquelle brille une petite étoile, qui semble être le centre de ce monde en formation.

Cette nébuleuse, Ossipoff l'examina au spectroscope avec un soin extrême et cet examen lui confirma les études qu'il avait faites à Poulkowa: elle était de constitution essentiellement gazeuse et se trouvait dans l'une des phases de transformation planétaire.

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Mais ce qui, par-dessus tout, l'intéressa, ce fut la Grande-Ourse, la plus populaire des constellations célestes, la plus reconnaissable entre toutes, grâce aux sept étoiles brillantes qui la composent et dont l'assemblage a reçu, plus particulièrement en France, le nom de «Chariot de David».

Ce fut avec une joie extrême que, rapproché comme il l'était de la constellation, il put surprendre le secret du système physique de «Mizar» et «d'Alcor», chez lesquels les astronomes terriens n'ont pu surprendre aucune trace de mouvement orbital.

Il attribua cette impossibilité à la lenteur du mouvement, si lent qu'il faudrait des siècles pour le constater; peut-être se hasardait-il beaucoup, mais, par emballement, il n'y regarda pas de si près. Peut-être, au fond de lui-même, se disait-il qu'il ne risquait pas grand'chose à être aussi affirmatif, personne ne devant venir contrôler l'exactitude de ses dires.

D'ailleurs, c'était là une chose de peu d'importance auprès de l'événement qui vint tout à coup mettre sa pauvre cervelle sens dessus dessous.

Dans le champ du télescope, au moment où il s'y attendait le moins, une étoile apparut, volant à travers l'espace avec une rapidité inconcevable, rayant l'infini bleu d'une traînée irradiante et, dans un premier mouvement de stupeur admirative, il joignit les mains, s'écriant:

—Elle!... c'est elle!...

Ce n'était autre que l'étoile marquée au catalogue de Groombridge, sous le nº1830, l'une des curiosités de la Grande Ourse, à laquelle elle appartient, ou plutôt à laquelle elle semble appartenir.

Combien de fois, durant ses nuits d'observation, à Poulkowa, l'avait-il examinée, cherchant à surprendre le secret de cet astre énigmatique, dont la vitesse foudroyante défie tous les calculs, déconcerte toutes les suppositions...

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—Ah! cette fois, tu ne m'échapperas pas! grommela-t-il entre ses dents, sa première surprise passée, du ton d'un lutteur dont l'adversaire s'est dérobé pendant longtemps et qui se trouve enfin face à face avec lui.

Trois cents kilomètres à la seconde!

Est-ce qu'avec une vitesse semblable, il était possible d'admettre que 1830 Groombridge appartînt à notre univers? c'était de la folie! et une supposition semblable se trouvait en opposition flagrante avec tous les principes scientifiques admis!

«Parmi ces principes, notamment, il en est un d'après lequel un corps arrivant de l'Infini vers la Terre, toucherait le sol de cette planète avec une vitesse de 11 kilomètres 300 mètres, dans la dernière seconde!

«Si l'on connaissait exactement les masses de toutes les étoiles et leur arrangement dans l'espace, on pourrait de même calculer la vitesse maximum qu'un corps acquerrait, en tombant d'une distance infinie vers un point quelconque du système stellaire!

«Eh bien! si nous trouvions qu'une étoile se meut plus vite que cette vitesse, nous en conclurions, n'est-ce pas? que cette étoile n'appartient pas à l'Univers visible, que c'est un simple voyageur, arrivant de l'Infini et ne pouvant être arrêté par l'attraction combinée de toutes les étoiles connues!

«N'est-ce pas le cas de l'étoile 1830 Groombridge! D'après Newcomb, un corps tombant de l'Infini au centre de notre système serait animé d'une vitesse de 40 kilomètres seulement dans la dernière seconde! or, ce n'est là qu'un huitième de la vitesse propre de l'étoile en question.

«D'un autre côté, Flammarion établit qu'en supposant qu'il y ait dans notre Univers cent millions de soleils, que chacun d'eux en moyenne soit une fois plus lourd que le nôtre et que notre Univers ait pour diamètre la longueur du chemin parcouru par la lumière en trente mille ans...

«Eh bien! messieurs, pour obtenir le chiffre de 300 kilomètres, vitesse dont est animé l'astre en question, il faudrait admettre une masse attractive 64 fois plus forte que celle supposée plus haut...

«Donc, ou bien les astres qui composent notre Univers visible sont plus nombreux et plus lourds que le télescope ne semble l'indiquer, ou bien 1830 Groombridge n'appartient pas à notre univers: cette étoile le traverse sans que les attractions réunies de tous nos soleils ne puissent l'arrêter...»

Ces derniers mots, Ossipoff les avait prononcés d'une voix vibrante, triomphante, tandis que, le visage empourpré, le regard étincelant, il menaçait de son bras étendu un auditoire imaginaire.

Brusquement, l'espèce d'hallucination à laquelle il obéissait depuis quelques minutes, cessa: il lui sembla entendre derrière lui un ricanement moqueur et se retourna.

Il était seul, mais ce mouvement avait suffi pour rompre le charme; il promena autour de lui un regard ahuri, passa la main sur son front trempé de sueur, comme pour rappeler à lui ses idées un moment égarées et parut tout surpris de se trouver là, debout et gesticulant.

—J'aurais juré qu'on avait ri, murmura-t-il.

Et, assez penaud, il retourna s'asseoir au télescope; mais à peine eut-il mis l'œil à l'objectif qu'il tressauta: là, dans l'espace, une figure étrange rayonnait, sorte de tête humaine qui semblait le regarder avec ses deux yeux louches inégaux, tandis que sa bouche se fendait largement, comme pour se moquer de lui.

Mais il se mit à rire de lui-même; cette fois, il avait repris possession de lui-même; il n'était le jouet d'aucune hallucination et ce qu'il voyait là n'était autre que la petite nébuleuse qui porte le nº97 sur le catalogue des nébuleuses de Messier.

Sans y prêter grande attention, d'abord parce qu'il était encore un peu fatigué de ce qui venait de lui arriver, ensuite parce que, réellement, ces contrées célestes n'offrent qu'un intérêt fort relatif, il vit défiler devant lui, successivement, le Petit lion, les Chiens de chasse et la Chevelure de Bérénice.

Seulement, il recouvra toute sa présence d'esprit et secoua l'espèce de torpeur cérébrale qui l'engourdissait lorsque apparut, dans le champ télescopique, la belle nébuleuse découverte par Messier en 1772, mais dont l'admirable forme en spirale n'a été reconnue que trois quarts de siècle plus tard par lord Rosse.

Ce fut une joie sans mélange pour Ossipoff, de pouvoir admirer plus nettement encore que de l'observatoire de Poulkowa les détails véritablement surprenants de cet astre: les spirales présentaient deux branches très brillantes et formées de plusieurs filets; les intervalles de ces branches étaient remplis de lumière et une nébulosité presque continue reliait l'un à l'autre les deux noyaux, tandis qu'étincelait comme une lampe à incandescence le noyau, centre des grandes spirales.

Ce qui l'intéressa par-dessus tout, ce fut de pouvoir comparer l'astre tel qu'il se présentait à lui—c'est-à-dire tel qu'il apparaîtrait dans plusieurs siècles, à ses collègues de la Terre,—avec ce qu'il était plusieurs années auparavant, non pas seulement à l'époque où lord Rosse l'avait étudié, mais plus récemment avec les dessins exécutés en 1862 par Chacornac.

Dans ces dessins, les deux branches, signalées par lord Rosse, existent encore, mais plus condensées; les intervalles sont moins lumineux, les deux noyaux ont à peu près le même éclat, le noyau concentrique est dégagé et la structure spirale des filets qui l'entourent est nettement accusée.

En 1876, nouvelles observations de Wolff et nouveaux changements; les spirales se sont condensées et réduites à trois, les intervalles sont presque complètement obscurs, les filets secondaires n'existent plus et l'intervalle des noyaux est absolument noir; le second noyau s'est transformé en une brillante étoile d'éclat supérieur à celui du premier.

Outre l'intérêt que lui offrait ce côté de son étude, le vieux savant trouvait là une occasion vraiment unique de s'assurer de l'existence ancienne de la matière; ces spires d'astres brillants, tombant vers un centre commun, lui permettaient de se rendre compte de la plus immense période de durée que jamais l'intelligence humaine ait pu concevoir.

Que penser, en effet, d'une voie lactée qui s'est mise à pivoter et à former des spirales d'étoiles se dirigeant toutes vers un foyer de concentration future?

Combien de millions de siècles n'a-t-il pas dû falloir pour contourner ces spires gigantesques!

L'imagination demeure confondue quand on songe que ces myriades de soleils, éloignés de nous à une incommensurable distance, perdus, pour ainsi dire, dans l'infini, peuvent être, chacun, le centre d'un système planétaire.

Quel rang misérable dans l'ensemble de l'univers prend alors notre Soleil dont la grandeur, cependant, nous effraie, avec tout son cortège de mondes et de satellites.

C'est à peine si on se permet de le compter et de le comparer à ces colossales créations qui gravitent imperturbablement dans le désert sidéral.

Voilà ce que se disait Ossipoff, véritablement anéanti par ces pensées philosophiques qu'avait fait naître dans son esprit la contemplation trop prolongée des merveilles célestes.

Ses doigts avaient laissé rouler à terre le crayon dont il se servait pour prendre des notes et, un peu écarté du télescope, le coude sur ses genoux et le menton dans la paume de sa main, il tomba dans une rêverie profonde qui, insensiblement, se transforma en assoupissement, puis en sommeil.

Alors, un rêve bizarre, ou plutôt un cauchemar douloureux, vint le torturer, contre-partie du spectacle inoubliable auquel l'avait fait assister la rencontre des deux corps soudain transformés en nébuleuses.

La nature lui avait révélé le secret de la création et voilà que, devant ses yeux épouvantés, se dévoilait le mystère de la destruction!

Par un miracle que son cerveau négligeait de pénétrer, car il se contentait de constater les faits sans vouloir en rechercher les causes, en moins de quelques minutes, il eut la sensation de vivre des siècles, les derniers siècles de l'humanité terrestre...

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Non!... rien ne meurt!... mais rien ne se crée!... (p. 229).

L'atmosphère qui entoure la Terre, ainsi qu'une enveloppe gazeuse, après avoir été diminuant chaque année, disparut soudain entièrement, laissant la planète sans défense contre les rayons ardents du soleil, pompant les mers, les fleuves et les ruisseaux.

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Puis, ce fut l'écorce terrestre qui, desséchée, se mit à absorber, à son tour, toutes traces d'humidité existant non seulement à sa surface, mais encore dans l'espace; alors, les eaux se combinèrent chimiquement avec les roches et l'absorption continua au fur et à mesure qu'augmentait le refroidissement.

Peu à peu, l'azote, l'oxygène, la vapeur d'eau s'absorbaient, eux aussi, et, bientôt, le sol se trouva exposé, sans protection, au froid glacial des espaces, à 273 degrés au-dessous de zéro.

Alors, la mort qui, jusqu'à ce moment, s'était contentée de faucher largement à travers l'humanité, couvrit de ses larges ailes la surface entière de la planète et la vie cessa.

Un seul être était vivant, non sur le sol même, mais dans l'espace où son esprit planait: cet être, c'était Ossipoff.

Dès que la dernière âme humaine se fut éteinte, une transformation totale s'opéra sur la terre; ce n'était rien que cette âme, ou du moins presque rien: l'âme d'un petit enfant nouveau-né et que la mort venait de glacer sur le sein de sa mère morte et, cependant, aussi longtemps que, dans ce corps minuscule, le cœur avait battu, il avait semblé que la vie ne se fût pas encore retirée de la planète.

C'était à peine si, en prêtant l'oreille, on aurait pu entendre le souffle léger qui sortait des lèvres violacées et, pourtant, il paraissait que cette manifestation de vie était suffisante à donner le change sur l'existence même de ce monde agonisant.

Mais, quand se fut tu, dans cette poitrine d'enfant, le dernier battement du cœur, un silence effrayant régna soudain à la surface du sol et dans l'espace.

La Terre était morte!

Ossipoff se sentit aussitôt envahi par un froid mortel, le froid qui rayonnait de sa planète natale, un froid qui lui gelait le sang dans les veines et qui faisait craquer sa peau, instantanément parcheminée, comme si c'eût été une écorce d'arbre frappé par la gelée.

Oh! ce froid!... quelle épouvantable torture! au milieu de son cauchemar, le vieux savant claquait des dents, frissonnait de tous ses membres! et, pourtant, bien qu'il pût fuir, il restait là, invinciblement immobilisé par sa curiosité.

La Terre était morte et la dernière famille humaine reposait, rigide, dans un linceul de glace.

Qu'allait-il arriver?

La nature n'allait-elle pas lui dévoiler ses mystères et, de ce quelque chose qui, tout à l'heure encore, existait, qui, maintenant, n'était plus, qu'est-ce que Celui qui crée tout et détruit tout allait faire?

Desséchée, solidifiée, pierreuse jusqu'à son centre, la planète terrestre continuait de rouler à travers l'espace, ne conservant plus que par un miracle d'équilibre, juxtaposés les uns aux autres, les matériaux dont elle se composait, et que, désormais, ne maintenait plus soudés aucune agrégation.

Alors, un spectacle stupéfiant s'offrit aux regards d'Ossipoff: la Lune, attirant à elle la planète, dont elle n'avait été jusque-là que le satellite, provoquait une marée gigantesque; mais ce n'étaient plus des flots liquides sur lesquels s'exerçait son attraction: c'étaient des flots de roches et de terres.

Puis, à l'attraction de la Lune, se joignit celle de Mars, de Vénus et des autres planètes avoisinantes et, peu à peu, roulant toujours sur elle-même, la Terre continuait sa route dans l'espace, se détraquant de toutes parts, semant, le long de son orbite, les fragments d'elle-même.

Alors, la Terre détruite, Ossipoff assista à la destruction du Soleil: depuis des siècles déjà, le centre de notre système solaire allait se refroidissant, abandonnant à l'espace sa chaleur extraordinaire; et un moment vint où, solide et obscur, usé à son tour ainsi que l'avait été sa planète, l'astre se désagrégea et s'éparpilla lui-même dans le vide en poussière cosmique...

Haletant et terrifié, Ossipoff, que ce spectacle faisait épouvantablement souffrir, ne pouvait cependant se décider à s'y soustraire, bien que, cependant, cela ne dépendît que de sa seule volonté: les Mondes étaient détruits! la Nature mourait-elle donc, ou bien, ainsi qu'il en avait philosophiquement la prescience, ne faisait-elle que se transformer?

C'était cela qu'il voulait savoir et c'est pourquoi, planant toujours, il suivait d'un regard anxieux les molécules terrestres et solaires qui voguaient dans le vide.

Soudain, sans qu'il pût se rendre compte du pourquoi, il se produisit dans l'espace comme un ouragan, une sorte de tornade aérienne dans laquelle se trouvèrent entraînés tous les débris terrestres et solaires, peu à peu attirés vers un centre invisible qui, brusquement, se transforma en un foyer incandescent.

Une nébuleuse nouvelle venait de naître, d'où devaient sortir les futurs systèmes solaires.

En ce moment, Ossipoff s'éveilla: il était trempé de sueur et tous ses membres étaient courbaturés comme s'il eût été roué de coups.

Les yeux grands ouverts, il vit, réunis autour de son hamac, Séléna, Gontran, Fricoulet et Farenheit, qui le regardaient avec anxiété.

Il voulut se redresser sur un coude pour les mieux voir; mais aussitôt les mains de Séléna et de Gontran, appuyées doucement sur ses épaules, l'immobilisèrent.

Il voulut parler, mais, immédiatement, Fricoulet posa son doigt sur ses lèvres, pour lui recommander le silence; en même temps, le vieillard sentait un linge glacé lui envelopper le front.

—Cela va lui reprendre, entendit-il murmurer par Farenheit.

—Je ne pense pas, répondit l'ingénieur; regardez, l'œil est plus net, la pupille n'est plus dilatée, la respiration est moins oppressée...

—Croyez-vous, monsieur Fricoulet? demanda Séléna les mains jointes et attachant sur l'ingénieur des regards inquiets.

Celui-ci haussa les épaules, et, prenant entre ses doigts le poignet du vieillard, répondit:

—Parbleu!... le pouls est normal, la fièvre a disparu... dans deux jours, il sera sur pieds...

Alors, Ossipoff demanda, mais tout bas, comme craintivement:

—Qu'ai-je donc eu?

Ses compagnons se regardèrent, semblant s'interroger.

—Hum... hum... murmura Gontran...

—Oh! mon Dieu! maintenant, on peut lui dire la vérité, opina l'ingénieur...

Et, s'adressant au vieillard:

—Ce que vous avez eu, mon cher monsieur Ossipoff!... peu de chose, en somme: rien autre chose qu'une petite congestion cérébrale...

Ossipoff essaya de rire, incrédule; mais il se sentit aussitôt au cerveau une douleur telle que sa bouche demeura ouverte, les lèvres distendues dans un sourire cruellement figé...

—Une congestion cérébrale! balbutia-t-il; mais c'est un simple cauchemar que j'ai eu... un cauchemar horrible, c'est vrai... mais...

—À telle enseigne que nous avons dû nous mettre à trois, M. Farenheit, Gontran et moi, pour vous retenir sur votre hamac!... Vous vouliez courir à la salle des machines, dévisser un hublot et vous en aller par l'espace voir ce qui se passait sur Terre...

Le vieillard était ahuri.

—Moi! moi!... murmurait-il.

—Oui, vous... un cauchemar!... vous voulez dire un joli accès de fièvre chaude... Ah! vous en avez raconté des choses... La Terre... le Soleil... l'observatoire de Poulkowa... vos instruments... le froid... la glace... les nébuleuses...

—Une vraie salade russe, quoi! s'exclama Flammermont.

—Oui... oui; je me souviens maintenant...

Et, tandis que son visage s'illuminait soudain, Ossipoff s'écriait, comme inspiré:

—Ah! je ne donnerais pas pour ma vie entière le cauchemar qui vient de me torturer... C'est Dieu qui me l'a envoyé pour me permettre de soulever le voile mystérieux dont la nature s'enveloppe... j'ai eu la prescience de la fin des mondes... je...

Séléna prit la main de l'ingénieur.

—Monsieur Fricoulet, supplia-t-elle, calmez-le, sa fièvre le reprend...

—Laissez-le dire; tenter de l'arrêter lui ferait plus de mal...

Assis sur son séant, l'index levé dans une attitude prophétique, le vieillard se mit à parler.

—Non, rien ne meurt, mais rien ne se crée... dans l'universelle nature, la matière et l'énergie sont indestructibles... depuis la création des Mondes, pas un atome de matière ne s'est détruit, pas une parcelle d'énergie potentielle ne s'est perdue... Si, une fois les planètes mortes et les Soleils éteints, leur poussière demeurait inerte et inactive, l'Univers pourrait-il être ce qu'il nous paraît...

Il s'interrompit, poussa un petit rire moqueur en réponse à des objections que son imagination enfiévrée faisait résonner à son oreille et poursuivit:

—Est-ce que, s'il en était ainsi, les étoiles n'auraient pas eu largement, depuis l'époque de leur formation, le temps de s'éteindre et, relativement aux siècles écoulés, il n'y a que les plus récentes qui brillent... Non... non... nous ne courons ni à l'anéantissement ni à la mort universelle de tout ce que nous connaissons!... La création est la loi de la nature... Quel est le but du créateur? il n'est pas donné à notre infime intelligence de le percevoir... mais l'Infini est éternel!...

Ces derniers mots, il les avait criés plutôt que prononcés, d'une voix rauque et, en même temps, épuisé par ce suprême effort, il se renversa en arrière, la tête immobilisée sur le traversin, la face empourprée, les yeux désorbités, les regards vaguant dans l'espace...

Séléna s'était précipitée; mais Fricoulet l'écartant doucement de la main, lui dit avec calme:

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—N'ayez crainte; cette surexcitation va tomber et, dans quelques heures d'ici, vous pourrez le voir calme et souriant comme autrefois; allez prendre un peu de repos... Je suffirai pour le moment.

—Mais voilà quatre jours que vous n'avez dormi! s'exclama la jeune fille.

Sans rien dire, l'ingénieur la poussa vers la porte ainsi que ses deux compagnons et revint prendre sa place au chevet du malade.


CHAPITRE VIII

LA FIN DE TOUT

Bérénice, fille du roi Ptolémée Philadelphe, venait d'épouser son propre frère, Ptolémée Evergète, quand la guerre, soudainement déclarée avec Séleucus, roi de Syrie, amena la séparation des deux jeunes époux.

Dans son affliction, la princesse promit de faire à Vénus le sacrifice de sa chevelure si son mari revenait victorieux, et la déesse, ayant exaucé les vœux de Bérénice, celle-ci, le lendemain même du retour de Ptolémée, faisait tomber sous le ciseau les plus beaux cheveux qui se fussent jamais vus sur une tête de femme et les portait au temple de Vénus.

Mais, quelques jours après, cet ex-voto d'un genre tout nouveau avait disparu, volé sans doute par quelque amoureux de la princesse, à moins que la chevelure n'eût tiré l'œil d'un perruquier de l'époque qui y vit matière à fabriquer des postiches superbes.

Quoi qu'il en fût, cela provoqua un gros scandale, d'autant que la douleur de Bérénice se doubla de la fureur de son époux qu'un semblable larcin mit hors de lui.

Pour calmer un peu le couple royal, il fallut alors qu'un astronome du temps, dont la science était fort respectée, un nommé Conon, déclarât que l'auteur du larcin n'était autre que Vénus, elle-même, laquelle, pour honorer en la personne de Bérénice la fidélité conjugale dont elle avait fait preuve en sacrifiant sa chevelure, avait transporté celle-ci au ciel où elle brillait sous forme d'étoiles.

Et, à l'appui de son dire, l'astronome montra aux jeunes époux une constellation nouvelle qui—leur affirma-t-il—venait d'apparaître.

De la sorte, tout le monde fut content et les époux flattés dans leur amour-propre, et le voleur qui put jouir en paix de son larcin et l'astronome qui dut récolter, du fait de cette aimable supercherie, un joli cadeau; et les futurs astronomes eux-mêmes auxquels fut épargnée la peine de choisir un nom à cette belle constellation, puisqu'ils l'ont trouvée toute tracée et toute baptisée sur le globe céleste de l'Observatoire d'Alexandrie.

Ayant terminé cet historique, du ton narquois et sceptique qui lui était particulier, Fricoulet fit une légère pause et regarda Gontran: celui-ci, le visage contre le télescope, semblait examiner avec attention la constellation dont il était question, mais en réalité ses paupières étaient closes.

—Tu dors! demanda l'ingénieur du ton le plus naturel qu'il lui fut possible.

—Moi! s'exclama le jeune comte, comme si une semblable supposition l'eût froissé...; pas le moins du monde! seulement, je ferme les yeux pour me mieux entrer dans la mémoire ce que tu me racontes...

Fricoulet se mit à rire.

—Et comment, diable! veux-tu te fourrer dans la mémoire ce qu'il faut voir?... ce n'est pas en jouant à l'aveugle que tu deviendras jamais astronome! S'il prend fantaisie à Ossipoff de te demander le résultat de tes observations?

—Je lui dirai que la Chevelure de Bérénice se trouve au-dessous des Chiens de chasse, qu'elle est formée par la réunion de plusieurs étoiles que Tycho-Brahé a réunies en une constellation, vers l'année 1790... mais que Tycho-Brahé n'avait rien inventé plus haut, puisque... et je raconterai la petite histoire de fidélité conjugale que tu viens de me débiter...

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Avec ce bouquin, comme guide, tu pourras circuler à travers les étoiles (p. 245).

Tout cela, Gontran l'avait récité d'un seul trait, sur un ton de voix monocorde, tel un enfant qui récite une leçon apprise à la façon des perroquets.

—D'accord; mais, s'il te demande quelle est la coloration du nº24 au catalogue de Flamsteed, seras-tu capable de lui répondre?

—Oui, quand tu me l'auras montré!

L'ingénieur donna un léger coup de pouce au télescope qui pivota sur lui-même et fut alors braqué dans la direction où se trouvait la constellation en question.

—Regarde, maintenant, dit-il... que vois-tu?

—Deux étoiles; l'une qui jette des feux oranges et l'autre qui rayonne couleur lilas...

—C'est le nº24...; je te signale, non loin, le nº42, également double et dont le mouvement orbital est si rapide que la révolution de ces deux soleils autour de leur centre de gravité ne demande que 25 ans pour s'effectuer... Comme particularité, cette révolution se produisant juste dans le plan de notre rayon visuel, on ne voit ce mouvement que de profil, si bien que les deux composantes paraissent ne s'écarter que très peu l'une de l'autre... Un peu sur ta droite, tu dois voir le nº35, système triple qui, de Terre, n'est visible qu'à l'aide de puissants instruments d'optique...

—Oui... je vois trois étoiles... eh bien?

—Rien à dire, si ce n'est qu'elles ont tourné de 45 degrés, en 70 ans; ce qui permet de fixer à leur révolution complète une durée de quatre à cinq cents ans...

Entendant un bruit de pas légers derrière lui, l'ingénieur se retourna et vit Séléna qui entrait dans la machinerie sur la pointe des pieds.

—Eh bien?... demanda-t-il, comment va?

—Mieux... il est éveillé et désire parler à Gontran...

Le jeune comte se retourna et montra un visage tellement mécontent que Mlle Ossipoff en fut tout affectée.

—Qu'y a-t-il encore? ne put-il s'empêcher de bougonner entre ses dents.

—Tranquillisez-vous, lui répondit la jeune fille d'une voix triste; mon pauvre père se rend compte de son état et je ne crois pas que la conversation qu'il désire avoir avec vous doive rouler sur les questions astronomiques.

Alors, Gontran fut véritablement inquiet, et, avec sollicitude:

—Se sentirait-il plus mal?

—Au contraire; le cerveau est un peu dégagé, l'oppression de la poitrine a diminué et il paraît avoir ses idées très nettes.

En ce moment, une sorte de gémissement plaintif s'entendit dans la cage de l'escalier et Séléna ajouta:

—Mon père s'impatiente... venez-vous, monsieur Gontran?...

Celui-ci regarda Fricoulet.

—Cela ne va-t-il pas l'agiter et augmenter son malaise?

—Je ne crois pas; en tout cas, il serait plus dangereux encore de l'énerver... Va avec mademoiselle... je vous suis et, si M. Ossipoff veut se lancer dans des discussions scientifiques... halte-là!... moi, son docteur ordinaire, j'interviens...

Hélas! les craintes de Gontran étaient chimériques: ainsi que l'avait dit Séléna, le vieillard, bien qu'allant mieux, se trouvait encore sous le coup de la commotion cérébrale qui l'avait jeté bas, trois jours auparavant, ainsi qu'un vieil arbre abattu par la cognée du bûcheron.

L'œil avait, il est vrai, repris sa lucidité, et dans le regard avaient reparu des reflets d'intelligence; mais le masque était blême, à peine plus coloré que le blanc oreiller sur lequel reposait la tête; la bouche était pincée, les lèvres encore violacées et, sur la couverture, les mains, extraordinairement amaigries, demeuraient immobiles.

Cependant, à la vue de M. de Flammermont, il sembla que les pommettes du malade se teintaient, oh! très légèrement, et les doigts osseux esquissèrent, très faible, un geste d'appel.

—Gontran,... mon enfant,... balbutia le malade, d'une voix douce comme un souffle, quand le jeune homme se fut approché de lui... ne vous inquiétez pas... cela va mieux... beaucoup mieux... je voudrais vous demander un service...

—Parlez... parlez... répondit M. de Flammermont avec empressement...

Le vieillard garda le silence, durant quelques secondes, comme s'il rassemblait ses forces; puis, enfin:

—D'abord... où sommes-nous? interrogea-t-il.

—Aux abords de la Chevelure de Bérénice, fit le comte.

—Bien... ah! bien, murmura le vieillard; alors, nous ne devons pas être loin du Bouvier.

—Nous en approchons rapidement, monsieur Ossipoff, dit Fricoulet, qui, jusqu'alors, était demeuré sur le seuil de la cabine; mais, vous savez, il ne faut pas vous occuper de ces choses-là... pour le moment... sans cela, vous guérirez beaucoup plus lentement...

Ossipoff inclina la tête faiblement.

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—Je sais... je sais... bégaya-t-il; mais, pendant que je suis là, nous marchons et je perds l'occasion de pouvoir étudier de près ces astres merveilleux que l'on contemple si imparfaitement de la Terre...

Le vieillard s'animait, un feu vif lui était monté aux joues et ses yeux s'étaient soudainement mis à briller d'un éclat extraordinaire.

—Monsieur Ossipoff, dit alors Fricoulet avec autorité, je vous défends absolument de parler de ces choses et même d'y penser et si j'avais su que vous aviez demandé Gontran pour cela...

—Non... non; s'exclama désespérément le vieillard du ton que prend un enfant auquel on défend de jouer à son jeu favori.

Et, tendant vers le jeune homme ses mains tremblantes:

—Gontran, balbutia-t-il, mon enfant, mon fils... je voulais vous prier de prendre des notes à ma place...

Et, la tête subitement renversée en arrière, les yeux vagues, il se mit à parler comme dans un accès de délire.

—Le Bouvier... Couronne Boréale... le Cocher... le Serpent...

Impressionné, Gontran se pencha vers le lit.

—Mon cher monsieur Ossipoff, dit-il, je vous promets d'étudier au plus près les constellations que nous trouverons sur notre route, de façon à ce que, lorsque vous irez mieux, vous puissiez vous imaginer avoir vu tout cela vous-même...

Mais déjà le vieillard était incapable d'entendre, la fièvre l'avait ressaisi et, pendant que Fricoulet et Séléna s'empressaient autour de lui, l'un lui faisant respirer des sels, l'autre lui faisant, sans discontinuer, des applications d'eau glacée sur le front, le vieillard se mit à parler tout haut, en proie à un état extraordinaire d'exaltation.

—Arcturus!... Arcturus! s'exclama-t-il, tandis que son index levé vers le plafond semblait indiquer dans l'espace l'astre que son imagination, à défaut de ses regards, voyait.

Et, mentalement, M. de Flammermont se rappela, évoqués par ce seul nom, les deux vers de Virgile:

At sit non fuerit tellus fecunda, sub ipsum
Arcturum tenuit sat erit suspendere sulco.

Par un phénomène étrange de l'association des idées, il lui semblait entendre la voix du professeur de rhétorique, commentant ces deux vers, expliquant qu'au temps d'Hésiode et d'Homère, Arcturus était consulté comme un oracle de la vie champêtre; Virgile conseillait d'attendre le coucher du Bouvier, dont Arcturus est la plus brillante étoile, pour planter les lentilles et de labourer à l'époque où Arcturus brille au plus haut du ciel.

Les astronomes de ces temps reculés associaient les étoiles aux travaux des champs et Arcturus, particulièrement, était fort redouté, car son retour coïncidait souvent avec l'époque des tempêtes...

Cependant, peu à peu, l'excitation d'Ossipoff était tombée et, grâce aux soins empressés de sa fille, un calme relatif l'avait envahi, si bien qu'il ferma les yeux et s'assoupit...

Alors, sur un signe de Fricoulet, Gontran sortit sans bruit de la cabine et descendit dans la machinerie où l'ingénieur le rejoignit bientôt, portant les différentes pièces du spectroscope qu'il avait démonté.

—Vois-tu, fit-il en réajustant les pièces les unes aux autres, ce qui est un mal pour les uns est un bien pour les autres et l'indisposition d'Ossipoff ne pouvait tomber plus à propos pour te permettre de jouer sans danger ton petit rôle d'astronome en chambre...

—Quelle drôle d'idée, bougonna Gontran, a eue l'auteur des Continents célestes de n'y pas parler des étoiles?

—Drôle d'idée! non; fort logique au contraire... les étoiles n'ont rien à voir avec les planètes. D'ailleurs, que t'importe... puisque tu m'as sous la main et que tu peux me feuilleter à ton aise...

Et, comme Gontran accueillait ces mots par un hochement de tête, l'ingénieur ajouta avec un petit ricanement:

—Oui... oui... je sais bien ce qu'il y a de désagréable pour toi à me demander à moi, ton rival, les éléments nécessaires pour me faire concurrence!... mais, que veux-tu, la situation est comme ça, et ni toi ni moi n'y pouvons rien changer...

Il avait achevé de monter le spectroscope, et, tout en s'occupant de l'orienter devant le télescope, il poursuivit:

—Il faut d'abord que tu saches que le Bouvier, l'une des plus anciennes constellations du Ciel, a changé plusieurs fois de nom, depuis les siècles: on l'a appelé «Arctophylon» ou Gardien de l'ourse, en raison de sa proximité de la Grande-Ourse, Gardien du Nord, Crieur; puis, les Arabes, qui regardaient les quatre étoiles du chariot comme l'image d'un cercueil, l'appelaient Fossoyeur, parce qu'il semblait marcher derrière le corbillard...

—C'est que nous appelons l'astronomie gaie! ricana le jeune comte.

—«Arcturus» qui est, avec «Véga», la plus magnifique étoile de l'hémisphère boréal, a passé fort longtemps pour l'une des étoiles les plus proches de la Terre, à cause de son éclat. Mais l'astronome Peters étant parvenu, en 1842, à déterminer sa parallaxe, on constata, qu'au contraire, Arcturus est fort éloigné de notre planète: environ 60 trillions de lieues...

En ce moment, M. de Flammermont souleva son chapeau de voyage et montrant à l'ingénieur son front tout emperlé de sueur:

—Dieu, qu'il fait chaud! murmura-t-il.

Fricoulet sourit et écarta légèrement le voile qui masquait le hublot; aussitôt, par l'ouverture, entra une clarté aveuglante dont la machinerie se trouva inondée et dont les deux terriens demeurèrent éblouis, durant quelques secondes, même après que le rideau, retombé à sa place, eut refait l'obscurité.

—Arcturus! dit l'ingénieur; sans que tu t'en aperçoives, j'ai donné un petit coup de levier et voilà un quart d'heure que nous piquons droit sur le Fossoyeur... maintenant, tu peux constater par toi-même que son spectre est identique à celui de notre Soleil... car voici les mêmes raies qui trahissent dans cette étoile la présence des mêmes métaux que dans le Soleil...

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L'ingénieur força son ami à se courber sur l'appareil, et soulignant ses explications d'indications données à l'aide de son doigt:

—Te rends-tu compte de la rapidité avec laquelle Arcturus marche à travers l'espace? tu vois que son déplacement atteint 0'078 en ascension droite vers l'Ouest et 1"97 en déclinaison vers le Sud, ce qui donne 2"25 par an, suivant un arc de cercle vers le Sud-Ouest... Eh bien! sais-tu ce qu'il advient de cette rapidité?... tout simplement ceci: qu'en huit cents ans, Arcturus parcourt sur la sphère céleste un espace analogue à la largeur de la pleine Lune vue de la Terre et que, dans quelques siècles, il n'appartiendra plus aux constellations de l'hémisphère boréal; il aura franchi l'Équateur et se sera incorporé aux groupes de l'hémisphère austral.

Gontran écoutait tout cela, d'un air absolument indifférent: que pouvait lui faire, en effet, qu'Arcturus appartînt à tel ou tel hémisphère? À son sens, il eût cent fois mieux valu qu'il n'existât pas du tout; c'eût été une torture de moins à infliger à sa mémoire.

—Arcturus, continua impassiblement Fricoulet, marche dans le sens du rayon visuel d'un observateur placé sur la Terre avec une rapidité de 66 kilomètres par seconde; en additionnant cette vitesse avec celle de son déplacement sur la voûte céleste égale à 83 kilomètres, on arrive au joli total de 149 kilomètres par seconde, 8,940 par minute...

Le jeune comte haussa les épaules, grommelant:

—Et comment veux-tu qu'on puisse s'y reconnaître avec des astres qui sont continuellement en mouvement?... les constellations des anciens ne sont plus les mêmes que les nôtres... ou du moins ne sont plus à la même place; alors, qu'est-ce qui te prouve que ce soient les mêmes?

Sans faire attention à la boutade de son ami, l'ingénieur, le prenant par le bras, le contraignit à mettre son œil à l'objectif, disant:

—Au lieu de bougonner, admire donc «Pulcherrima».

—Qu'est-ce que c'est que ça? interrogea l'autre ahuri.

—Cette étoile double que tu aperçois en ce moment avec ses deux composantes, l'une jaune d'or éclatant, l'autre bleu marine: c'est ε que l'astronome Struve a baptisée de ce nom significatif: Pulcherrima!—pendant que tu y es, tu peux voir δ, moitié jaune d'or et lilas clair; leur originalité est d'être fixes l'une par rapport à l'autre, bien qu'un mouvement rapide les entraîne toutes deux dans l'espace... Pour mémoire, rappelle-toi que, parmi les curiosités du Bouvier, il faut retenir l'étoile ξ, formée de deux astres de couleur orangée,—fait assez rare, car presque dans tous les couples où le soleil principal est jaune, le satellite est ordinairement blanc, vert ou bleu,—l'étoile 44 i, curieuse par l'inclinaison de 70 degrés de son plan orbital sur le rayon visuel, l'étoile μ, de quatrième grandeur, qu'il dédouble d'abord en deux astres, dont le plus petit lui-même est double; ensuite...

Cette fois, la patience de Gontran était à bout; il se dressa, croisa les bras et s'écria avec colère:

—Ah! çà, t'imagines-tu que je m'en vais retenir tout cela?.... voilà une heure au moins que tu parles et tu en es toujours à la même constellation! Je n'ai pas envie de devenir fou, moi!...

—Veux-tu que je cesse? demanda Fricoulet très tranquillement. Moi, tu sais, je n'ai pas la vocation du professorat...

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Elle était à genoux sur le plancher, les yeux attachés sur une image sainte (p. 254).

—Peut-être; mais tu as maintenant celle du mariage, riposta narquoisement M. de Flammermont, que ces mots avaient calmé comme par enchantement.

Il reprit sa place et avec une douceur angélique:

—Continue, mon bon Alcide, dit-il, je suis tout oreilles.

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L'ingénieur fit une légère grimace qui trahissait la déception que lui causait cette soudaine résignation de son ami; puis il prit son parti et d'un ton doctoral:

—Te rappelles-tu les vers d'Ovide, dans lesquels il raconte l'histoire de Bacchus lançant vers les cieux la couronne d'Ariane?... non; eh bien! fais comme si tu te les rappelais et souviens-toi que c'est à cette légende que la constellation de la Couronne Boréale doit son nom... Maintenant, tu me demanderas peut-être pourquoi les Arabes donnent à cette même constellation le surnom d'«écuelle des pauvres»...

—Non, plaisanta Gontran, je ne le demanderai pas, parce que je le sais...

—Tu le sais? s'exclama Fricoulet ébahi...

—Je ne suis peut-être qu'un âne en matière astronomique; mais on se plaisait à reconnaître au quai d'Orsay que je ne manquais pas de logique; c'est pourquoi j'imagine qu'il en est des constellations comme de la beauté et de la vertu sur lesquelles chaque peuple a des idées spéciales et différentes de celles de son voisin... Les Arabes voient une écuelle, là où les anciens ont vu une couronne et où les astronomes de l'avenir verront quelque autre figure.

L'ingénieur approuva d'un signe de tête et, après avoir mis le télescope au point; dit à son ami:

—Regarde maintenant... la Couronne est formée de ces cinq étoiles qui t'apparaissent dans le champ du télescope.

—Pas bien grosses, les étoiles... murmura Gontran.

—Il y en a une cependant—celle qui se trouve tout à fait sur la droite—une étoile de dixième grandeur qui, le 12 mai 1866, tu vois que je précise, a brillé à la deuxième grandeur, puis, en moins de trois semaines, est retombée à sa petitesse primitive.

—Et depuis?...

—Depuis, elle est demeurée stationnaire; d'ailleurs, les cinq étoiles que je te désigne sont variables périodiquement.

—Et comment explique-t-on cet éclat passager?

—De la manière la plus simple du monde: cet éclat est dû à une masse d'hydrogène, qui a subitement fait explosion de l'intérieur de cet astre, et il a duré tout le temps qu'a duré la combustion de l'hydrogène. Mais ce qu'il y a de particulièrement curieux, c'est qu'examiné au spectroscope, ce soleil éphémère a montré une espèce de brouillard, une atmosphère vaporeuse qui se dissipa à mesure que l'éclat allait diminuant. On constata également deux spectres superposés: l'un formé d'un réseau de raies noires très serrées, l'autre de raies lumineuses, ce qui prouve que la lumière de cette étoile provient de deux sources différentes; une photosphère liquide ou solide serait l'une de ces sources, émettant la lumière à travers des vapeurs absorbantes, comme dans notre Soleil; l'autre source serait un gaz incandescent, l'hydrogène, par exemple...

—Faut-il que je retienne cela? demanda Gontran qui trouvait l'explication quelque peu embrouillée.

—Autant que possible, en raison de l'influence qu'une semblable conflagration a pu avoir sur l'humanité des mondes éclairés par ce Soleil... T'imagines-tu de ce que deviendrait la Terre, si, du jour au lendemain, le Soleil prenait une intensité décuple de ce qu'elle est en plein midi, au mois de juillet?

—C'est bien, bougonna le jeune comte, on fera son possible pour se rappeler...

—La Couronne Boréale, poursuivit Fricoulet, renferme quelques beaux spécimens d'étoiles doubles: «ζ», de quatrième grandeur, blanche et verte; «σ», blanche et bleue; «η»... j'en passe et des meilleures, pour arriver tout de suite à Hercule.

Comiquement, Flammermont prit entre ses mains les mains de son ami et les serra avec effusion, en s'écriant:

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—Tu en passes!... ah! que tu es bon!

Haussant les épaules, l'ingénieur s'occupait à viser un astre au spectroscope et demeura silencieux durant quelques secondes, tout attaché à sa besogne; après quoi, appelant Gontran auprès de lui:

—Voyons, fit-il, si tu te souviens de ce que je t'ai appris;—lis-moi un peu ce spectre.

Le jeune homme se tut un long moment.

—Troisième type de Secchi, propre aux étoiles rouges ou orangées... apparence cannelée; les raies de l'hydrogène renversées, lumineuses, avec celles du magnésium, du sodium et du fer très marquées...

—Très bien; tu viens d'établir l'état civil de l'une des plus curieuses étoiles d'Hercule, «α»: Soleil bien étrange dont l'instabilité doit, par des variations de chaleur et de lumière, rendre fort malheureuses les planètes qui dépendent de lui;... ne perdons pas notre temps à chercher son satellite; sache seulement qu'il est très rapproché et que sa couleur est vert émeraude...

Comme, à ce point de son exclamation, Fricoulet faisait une pause, Flammermont demanda, avec un petit sourire de soulagement:

—C'est fini... pour Hercule?

—Tu es trop pressé; je n'ai encore rien dit de «χ», double, qui ressemble à Mizar et à Alcor; du nº95 jaune d'or et bleu clair; de «δ», bleu azur et violet; ni de «ζ», dont les composantes gravitent autour de leur centre commun en trente-quatre ans et demi... Ah!... une chose que j'oubliais et qui est très importante, c'est que la constellation d'Hercule marque le point vers lequel se dirige le Soleil et tout son système planétaire.

Il fit une nouvelle pause, orienta le télescope, disant simplement:

—Regarde...

Bien que fort sceptique, Gontran ne put retenir un geste admiratif: dans le champ de la lunette venait d'apparaître un magnifique amas stellaire, qui lui rappelait celui du Centaure, myriade de points lumineux qui projetaient jusqu'au wagon un faisceau d'éclairs dont le jeune comte était comme aveuglé.

—Hein? dit Fricoulet qui avait surpris le geste de son ami; c'est assez réussi, n'est-ce pas?... et quand on pense qu'il y a là plus de cinq mille Soleils dont chacun est peut-être plus volumineux que le nôtre... tu peux te faire une idée de la distance qui les sépare de nous.

L'ingénieur étouffa un bâillement, se frotta les yeux, puis après un silence:

—Sais-tu ce que tu devrais faire? dit-il en se levant; tu devrais étudier tout seul Ophiuchus, le Serpent, la Grande-Ourse. Voici près de dix-huit heures que je ne dors pas et je me sens un invincible besoin de sommeil...

Gontran, qui ne voyait là-dedans qu'une excellente occasion de «couper» au cours d'astronomie, répliqua avec empressement:

—Va donc, va, mon vieux; pendant ton sommeil, je jouerai du télescope...

Fricoulet fouilla dans la poche de son pardessus et en tira un livre de petit format, à couverture toute maculée, toute usée, qu'il tendit à son ami.

—Tiens!... avec ce bouquin, comme guide Joanne, tu pourras circuler à ton aise dans les pays étoilés; mais surtout ne t'amuse pas à lire seulement: contrôle au moyen du télescope... sinon tu risques de faire des gaffes énormes.

—Entendu...

L'ingénieur ayant quitté la machinerie, Gontran se mit consciencieusement à la besogne et, complétant sa lecture à l'aide de la lunette, il parvint à rédiger, sans trop de difficulté, de courtes notes qui donnaient assez bien l'impression d'une science vraie.

Après avoir rappelé qu'Ophiuchus—que les cartographes personnifient sous la forme d'un lutteur serrant dans ses mains un serpent—comprend toutes les étoiles éparses dans la région du ciel située au Sud d'Hercule, il passa en revue les curiosités de la constellation: d'abord, les étoiles variables, puis A, avec ses quatre soleils, dont l'un appartient au Scorpion.—Il établit, à ce sujet, que le compagnon de l'étoile principale met 840 ans à parcourir son orbite; quant au mouvement orbital des deux autres groupes, il estima qu'il ne lui fallait pas, pour s'effectuer en entier, moins de plusieurs centaines de milliers d'années.

Il confirma, grâce au vade-mecum remis par Fricoulet, les études d'Herschell sur le groupe nº70, composé de deux étoiles rougeâtres évoluant l'une autour de l'autre en une période de 92 ans et 9 mois et constata que l'orbite qui, de Terre, paraît elliptique—déformée qu'elle est par la perspective—est circulaire.

Au moyen de la parallaxe qu'il trouva dans le bouquin de Fricoulet, Gontran établit que la distance de cette étoile était égale à 45 trillions de lieues et que les deux composantes étaient séparées par environ 1,100 millions de lieues. Le jeune homme alla même plus loin dans ses observations et il posa—en se basant sur la durée de révolution de son satellite—que ce soleil pèse trois fois plus que celui qui éclaire la Terre, soit autant que neuf cent vingt-cinq mille globes terrestres réunis ensemble.

Passant à d'autres curiosités de Ophiuchus, il parla de «λ» (lambda), dont le mouvement orbital, très rapide, s'effectue en 233 ans, de «r», qui met 218 ans à tracer son orbite; du «nº67», couple orangé; de «ρ» et «39», deux couples de couleur jaune et bleue.

Quant au Serpent qu'Ophiuchus tient à la main, Flammermont enregistra quelques étoiles d'éclat variable, quelques systèmes binaires et plusieurs amas stellaires dont il trouva les descriptions dans le fameux petit bouquin.

—Ah! soupirait-il tout en écrivant, pourquoi cet imbécile de Fricoulet ne m'a-t-il pas remis plus tôt ce catéchisme astronomique?... cela aurait évité bien des discussions...

Il le trouva même si commode, ce catéchisme, que, pour en avoir plus rapidement terminé avec la corvée imposée par le désir d'Ossipoff, il se contenta de copier presque textuellement ce qui avait trait à la Grande-Ourse, négligeant la recommandation que lui avait faite l'ingénieur de se servir du télescope, pour contrôler l'exactitude de sa lecture.

Seulement, par compensation, il joignit à ses notes un croquis décalqué sur un dessin du volume et qui donnait une vue, assez nette en ses détails, de la Grande-Ourse.

—Ouf! s'écria-t-il avec un énorme soupir de soulagement en refermant le bouquin... le pensum est terminé.

Et, semblable à un véritable écolier, il envoya au plafond son chapeau mou, manifestation joyeuse qui sortait absolument de ses habitudes de correction diplomatique.

Après quoi, il monta à pas de loup l'escalier, entra dans la cabine d'Ossipoff, remit à Séléna, toujours assise au chevet de son père, les notes rédigées par lui et put ensuite s'étendre sur son hamac où il ne tarda pas à s'endormir du sommeil d'un homme dont la conscience est tranquille. Quand il s'éveilla, il constata que le hamac de Fricoulet était vide.

—J'ai donc dormi bien longtemps! murmura-t-il.

Il jeta un coup d'œil sur son chronomètre et constata que l'aiguille avait, depuis qu'il s'était couché, fait le tour entier du cadran.

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—Douze heures de sommeil!... faut-il que l'astronomie ait sur moi une influence somnifère...

Mais, se frottant les mains, il ajouta d'un ton satisfait:

—N'empêche que la pilule est avalée! et si Ossipoff n'est pas content...

Il achevait à peine ces mots que le vieillard entrait dans la cabine.

—Vous! s'écria le jeune homme en sautant en bas de son hamac et en se précipitant au-devant du savant,... debout!... quelle imprudence!...

—Cela va mieux... riposta sèchement Ossipoff; même cela va tout à fait bien... Mais, dites-moi...

Il tendit à Gontran des papiers tout froissés qu'il tenait à la main et dans lesquels le jeune comte reconnut ses fameuses notes.

—C'est bien là le résultat des observations que je vous avais prié de faire? interrogea le vieux savant, d'un ton agressif.

—Oui... répondit Gontran, saisi d'un vague malaise, en voyant le visage contracté de son interlocuteur... Est-ce qu'elles ne vous satisfont pas?

—Oui et non... Certaines parties sont exactes, tandis que d'autres...

Errare humanum est... balbutia le jeune homme...

Ossipoff feuilleta les papiers d'une main nerveuse et montrant à son interlocuteur le dessin de la Grande-Ourse:

—Eh bien? demanda le comte... c'est la Grande Ourse.

—Je vois bien, riposta l'autre avec un peu d'aigreur... Mais ce n'est pas la constellation telle que vous avez pu la voir d'ici.

Se voyant pris en flagrant délit de supercherie, Gontran préféra ne rien dire et se contenta de caresser nerveusement ses moustaches.

—Étant donné notre rapprochement dans l'espace, la perspective a changé et la disposition des étoiles dont se compose la constellation n'est plus la même que lorsqu'on la regarde de la Terre.

Le jeune homme conservait le même mutisme prudent; d'un seul mot mal à propos il eût pu s'enferrer davantage; il préférait donc laisser Ossipoff continuer sa petite conférence.

—Actuellement, déclara le vieillard d'un ton rogue, nous apercevons presque de profil l'assemblage de soleils que les astronomes terrestres voient de face sous la forme d'un quadrilatère suivi d'une ligne brisée; du point où nous sommes et courant au-devant de la lumière, nous voyons la Grande Ourse sous la forme d'une croix gigantesque...

Et croyant, à un mouvement de M. de Flammermont, qu'il voulait contrôler par ses propres yeux ce qu'il lui disait, il s'écria:

—Oh! inutile... si je vous dis cela, c'est que je le sais, et, si je le sais, c'est parce que je l'ai constaté de visu... ce que vous n'avez pas fait...

Le ton sur lequel ces derniers mots venaient d'être prononcés était empreint d'une telle aigreur que Gontran fut tenté de se rebiffer...

—Permettez, mon cher monsieur Ossipoff, vous pourriez, il me semble, me donner vos explications d'autre manière;—je ne suis pas un écolier, que diable!

—Vous n'êtes pas un écolier, c'est certain, riposta le vieillard; si vous en étiez un, je hausserais les épaules et déchirerais votre dessin, sans donner à l'incident plus d'importance qu'il n'en comporterait, alors... Mais vous êtes un savant, mon collaborateur, le continuateur de mes travaux, celui sur lequel je dois me reposer du soin de songer à ma gloire...

Vibrant d'impatience, le jeune homme s'écria, se contenant à grand'peine:

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Zut!!! (p. 255) Zut!!! (p. 256).

—Certes, je suis très flatté de l'honneur que vous me faites en me confiant votre gloire... Cependant, si vous la trouvez en de mauvaises mains, libre à vous d'en chercher d'autres...

Il pivota sur ses talons, laissant le vieux savant totalement interloqué par cette réplique à laquelle il ne comprenait rien, lorsque, sur le seuil de la cabine, il fut presque renversé par Fricoulet qui arrivait en courant.

—Tu sors, dit l'ingénieur... reste...

Sa voix tremblait un peu et son visage était pâle.

—Ah! ah! monsieur Ossipoff, ajouta-t-il en se dirigeant vers le vieillard, vous êtes levé!... tant mieux... j'ai une demande à vous adresser...

Dans l'encadrement de la porte, la silhouette de Farenheit apparut, la face inquiète, l'œil égaré...

—Parlez, jeune homme, fit Ossipoff avec une dignité pleine de condescendance, et si je puis vous être de quelque utilité...

—Vous serez utile à tous en même temps, car si je ne me trompe...

Mais voyant Séléna qui le regardait, cherchant d'un air angoissé à deviner la nouvelle qu'il apportait, il prit le vieillard par le bras, l'entraîna dans un coin de la cabine et, là, se penchant vers lui, murmura à son oreille:

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—Si je ne me trompe, nous sommes sous le coup d'un grand danger...

—Oh!

—Du plus grand danger que nous ayons couru depuis le commencement du voyage...

—Expliquez-vous...

—Voici: cette nuit, étant de quart, j'ai constaté des perturbations dans la marche de l'Éclair.

Le vieillard sursauta.

—Des perturbations! répéta-t-il: l'Éclair ne suit plus la route?...

—Non, vous dis-je, et c'est vainement que j'ai cherché à le remettre dans la ligne normale... il obéit à une force que je ne m'explique pas... j'ai même faussé un levier...

Le visage d'Ossipoff s'assombrit.

—C'est grave... murmura-t-il.

—Aussi je voulais savoir de vous quelle est notre position exacte; car il se pourrait fort bien que, sans le savoir, nous fussions à proximité d'un monde dont l'influence s'exerçât sur l'Éclair.

Ossipoff réfléchit un instant.

—Nous sommes exactement, dit-il, juste à l'équateur de la Terre, entre les petites constellations de l'Écu de Sobieski et d'Antinoüs; quant à l'astre le plus proche et dont la masse pourrait troubler notre marche, je n'en vois pas d'autre que le Soleil situé au centre de la Grande Nébuleuse qui marque la constellation de l'Écu.

Fricoulet demeura perplexe.

—C'est bien aussi cela que j'ai constaté... Mais nous sommes éloignés de la Nébuleuse de plus d'un trillion de lieues... et je ne pense pas que le danger puisse venir de là...

Bien que le vieillard eût pour l'ingénieur un certain penchant, depuis les soins qu'il lui avait donnés, il ne le considérait cependant que comme un apprenti ès-sciences et surtout ès-astronomie; aussi fût-ce avec un petit sourire incrédule qu'il demanda:

—Vous êtes bien certain que nous dévions?

—Nous ne dévions pas, monsieur Ossipoff; nous tombons... nous tombons avec une rapidité foudroyante.

Le vieillard se tourna vers son télescope en prononçant ces mots:

—Je vais vérifier ce que vous me dites... car, si ce que vous me dites est vrai, il n'y a que la Nébuleuse de l'Écu qui soit capable...

—Malgré cette énorme distance!...

—Malgré cette énorme distance, oui.

Et cela dit avec une placidité aussi grande que s'il eût été installé dans l'observatoire de Poulkowa, Ossipoff s'assit et commença ses observations, tandis que, voyant l'ingénieur seul, ses compagnons se rapprochaient de lui.

—Qu'arrive-t-il encore? grommela Farenheit.

—Voyons, parle, dit à son tour Gontran; nous sommes des hommes, que diable! et nous avons subi tant d'avaries depuis trois ans qu'une de plus ou une de moins!...

Mais Séléna, surprenant le regard par lequel Fricoulet la désignait à ses deux interlocuteurs, s'écria:

—Oh! ne craignez rien pour moi, monsieur Fricoulet; j'espère vous avoir donné assez de preuves de courage pour que vous n'hésitiez pas à me dire la vérité.

Alors, faisant sur lui un énergique effort pour dissimuler l'émotion qui, malgré tout, le poignait:

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—Mon Dieu, mes bons amis, dit alors l'ingénieur, il nous arrive en ce moment ce qui arrive aux papillons qui ont l'imprudence de venir, durant les soirées d'été, voltiger autour d'une lampe allumée... Nous courons grand risque d'être brûlés.

—Brûlés! by god! s'exclama l'Américain, et comment cela?

—Du fait d'une étoile vers laquelle nous dérivons, depuis quelques heures, avec une vitesse incroyable...

—Ce n'est pas une raison pour être brûlés, repartit Flammermont; tout le risque que nous courons est d'être contraints d'aborder sur un monde nouveau... Eh bien! ce sera une escale de plus, et voilà tout.

—Et voilà tout, répéta Farenheit, pour lequel Gontran possédait toujours l'auréole scientifique...

Cette belle assurance mit l'ingénieur en gaîté.

—Je voudrais bien savoir comment nous aurions fait pour aborder sur le Soleil, ricana-t-il; nous aurions, je crois, été rôtis plutôt deux fois qu'une! et que dis-je? rôtis! c'est volatilisés que je devrais dire...

—Rien ne prouve que l'étoile en question soit un soleil...

—Tu as raison; rien ne prouve que ce soit un soleil; mais ça peut être plusieurs soleils!

Il s'enfonça les mains dans les poches de son pardessus et ajouta:

—Pour moi, je vous déclare net que nous sommes dans la plus mauvaise passe que nous ayons traversée depuis notre départ de la Terre. Pour que, malgré sa rapidité, l'Éclair ne puisse lutter contre la puissance qui l'attire, il faut que la masse de cet astre soit colossale.

Il consulta sa montre et du ton le plus naturel du monde:

—D'ailleurs, il ne nous sert à rien de nous creuser la cervelle et même de nous disputer; avant dix heures d'ici, nous serons fixés sur notre sort...

—Parce que...

—Parce que, du train dont nous marchons, nous aurons, à ce moment-là, pénétré dans le système planétaire auquel le soleil en question sert de centre.

En ce moment, voyant Ossipoff se redresser sur son escabeau, comme si ses jambes eussent contenu des ressorts soudain détendus, il alla vers lui, les lèvres entr'ouvertes pour l'interroger; mais, avant qu'il eût prononcé une syllabe, le vieillard lui avait pris les mains et, d'une voix qui tremblait:

—Vous aviez raison, monsieur Fricoulet... dit-il.

—Votre avis, en ce cas?

Les regards d'Ossipoff se tournèrent vers Séléna, une grosse larme roula sur ses joues flétries et l'ingénieur l'entendit murmurer:

—Elle est perdue...

Puis, sans rien ajouter de plus, il desserra l'étreinte qui unissait ses mains à celles de Fricoulet et retourna à son télescope...

Son insatiable curiosité l'emportait sur l'angoisse de cette mort qui guettait l'être le plus cher qu'il eût au monde.

—Eh bien! interrogèrent à la fois Gontran et Farenheit.

Les lèvres de Fricoulet se plissèrent dans une petite moue qui voulait dire bien des choses; il regarda Séléna; mais la jeune fille, comme si elle avait eu la prescience de ce que son père avait dit à l'ingénieur, s'était écartée tout doucement et, maintenant, elle était à genoux sur le plancher, dans un coin de la cabine, les mains jointes, les yeux attachés sur une image sainte, salie, fripée, déteinte, qu'elle avait, depuis le commencement du voyage, réussi à sauver de toutes les catastrophes.

—Pauvre petite, dit-il à mi-voix, sincèrement pris de pitié; c'est ce qu'elle a de mieux à faire.

—Est-ce que vraiment il n'y a plus d'espoir? interrogea Farenheit.

D'un geste de la tête, l'ingénieur fit signe à ses deux compagnons de le suivre et descendit dans la machinerie...

—Vous voulez savoir la vérité, n'est-ce pas, fit-il; d'ailleurs, vous êtes des hommes et je ne vois pas pourquoi vous montreriez moins de stoïcisme que cette jeune fille... Eh bien! oui, nous sommes perdus...

Les deux autres demeurèrent silencieux, comme atterrés par cette déclaration.

—Bast! s'exclama alors Fricoulet, dont le caractère insouciant reprit le dessus, nous sommes perdus... en ce moment: rien ne prouve que, tout à l'heure, nous ne serons pas sauvés!... Ce ne serait d'ailleurs pas la première fois que semblable surprise nous arriverait... C'est si étrange, les phénomènes naturels, qu'on ne sait jamais...

—C'est vrai, balbutia Farenheit qui se reprenait à espérer...

—D'ailleurs, poursuivit l'ingénieur, avec un haussement d'épaules plein de philosophie, mourir pour mourir,—car il faut toujours en arriver là, pas vrai,—mieux vaut être rôtis, ou pour mieux dire volatilisés, que de souffrir les affres de la soif et de la faim...

—Vous êtes charmant, bougonna l'Américain, la question n'est pas là et nous n'étions pas dans cette alternative...

—Je vous demande bien pardon: dans huit jours, nous n'aurions plus eu ni une goutte de liquide nutritif, ni une molécule d'air comprimé... donc, nous étions condamnés à mourir et d'inanition et d'asphyxie... deux chances pour une de n'en pas revenir...

—Mais, dans huit jours, nous aurions pu être de retour chez nous! insinua Gontran...

Fricoulet regarda son ami et partit d'un éclat de rire; puis il lui frappa sur l'épaule, disant:

—Mon vieux, malheureusement la puissance attractive de la mairie du VIIIe arrondissement ne peut lutter avec celle du Soleil, vers lequel nous courons...

Flammermont fit la grimace.

—Ah! la mairie du VIIIe, murmura-t-il...

—Tu en as assez! s'exclama joyeusement l'ingénieur; tu passes la main...

L'autre le regarda d'un air furieux.

—À quoi cela rime-t-il ce que tu dis là? grommela-t-il, que j'en aie assez ou non, peu importe, puisque dans dix heures tout sera fini...

L'ingénieur dressa son index.

—À moins que... dit-il, un miracle...

—Nous ne sommes malheureusement ni au temps du Christ, ni au temps des fées...

Il eut un mouvement nerveux de la tête et ajouta:

—Et puis, après tout, c'est peut-être un mal pour un bien!

—Tu dis! fit l'ingénieur surpris.

—Je dis que Séléna est bien charmante, bien adorable; mais que son bonhomme de père...

Il dressa vers le plafond des bras désespérés, que terminaient des poings furieusement crispés.

—Oh! ce père! grinça-t-il...

—Hein! ricana Fricoulet, si on pouvait faire deux lots, prendre la fille et laisser le père... malheureusement, il faut prendre le tout...

—Ou rien... laissa échapper Gontran, que les plaisanteries de son ami commençaient à énerver passablement.

Subitement, M. de Flammermont se pencha vers son ami, et nez à nez avec lui:

—Zut! lui fit-il en pleine figure.

Et, après cette énergique déclaration, il fut s'asseoir dans un coin où il s'immobilisa.

Nullement froissé de cette manifestation de mauvaise humeur, Fricoulet demeura souriant, satisfait au fond et songeant:

—Il y vient... il y vient... Si seulement le bonheur voulait que nous retournions sur Terre, je crois bien que l'ami Gontran ne ferait pas connaissance avec l'écharpe tricolore du maire du VIIIe.

Ce fut à ce moment que Farenheit, le tirant par la manche, lui demanda:

—Pensez-vous vraiment que nous ne pourrons pas en réchapper?

À son tour, Fricoulet, énervé d'être interrompu au milieu de si agréables rêveries, s'écria:

—Zut!

Et il alla prendre place devant le télescope installé à l'arrière de la machinerie.

Au fur et à mesure que s'écoulaient les heures,—brèves pour les voyageurs comme si elles n'eussent pas plus duré que des quarts,—le disque apparent de l'étoile signalée par Fricoulet grossissait pour ainsi dire à vue d'œil. Sa lumière et sa chaleur s'accroissaient en même temps, en sorte que, dans l'intérieur du wagon, les voyageurs enduraient d'intolérables souffrances, contraints de fermer les yeux, en dépit des voiles qui masquaient les hublots, impuissants à tamiser l'éclat des rayons aveuglants qui pénétraient.

Seuls, Ossipoff et Fricoulet, avec une persistance incroyable, demeuraient fixes à leurs postes d'observation, voulant regarder le danger en face...

Et ce danger devenait à chaque instant de plus en plus inévitable: maintenant le globe de feu offrait les dimensions de la pleine Lune vue de la Terre, et une lueur d'un rouge sanglant inondait l'intérieur de l'Éclair.

Le thermomètre qui, deux heures à peine auparavant, marquait 10 degrés centigrades, en marquait alors près de 45!

Qu'est-ce que cela allait être, quand l'appareil aurait pénétré dans la photosphère!

Malgré eux, les terriens étaient sortis de leur torpeur, et le visage collé aux hublots, les lèvres closes, ils considéraient cette gueule de four effroyable qui s'ouvrait, incandescente, pour les engloutir.

En même temps, la vitesse de l'appareil croissait encore et, avant que les voyageurs eussent pu s'en rendre compte, l'Éclair était emporté dans un véritable tourbillon d'incendie.

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Il avait cousu tout cela ensemble avec une solidité qui défiait toute concurrence (p. 269).

Mais alors, comme ils se croyaient perdus, le tableau changea soudain: une épaisse nuée bleuâtre s'interposa entre le gouffre et l'appareil qui se trouva baigné d'une lueur violacée: on venait de pénétrer dans la grande nébuleuse de l'Écu et on la traversait avec la rapidité de l'ouragan, tombant vertigineusement vers le centre d'attraction, tandis que des étincelles électriques, bleuâtres et livides, rayaient la nébulosité phosphorescente.

Spectacle grandiose et sinistre, dont les terriens, fascinés, ne pouvaient arriver à détacher leurs regards.

Une éruption de flammes de cent mille kilomètres de hauteur s'élançait de la fournaise du soleil qui, maintenant, occupait tout l'horizon; une pluie de feu retombait sur ce disque incandescent, agité de mouvements tumultueux comme un océan en fusion et creusé en certains endroits par des maëlstroms de matières liquéfiées, vaporisées par l'atmosphère ambiante.

Le wagon était entouré d'étincelles et flambait comme un phare!

Cette fois, c'était bien la mort, le néant absolu et final!

Les aventures surhumaines de ces audacieux explorateurs des vides éternels allaient se terminer dans la photosphère d'une étoile encore inconnue et qui devait consumer, en moins d'une seconde, l'Éclair et ceux qu'il portait.

Et les astronomes terrestres qui, cinquante mille ans plus tard, apercevraient, dans le champ de leur télescope, ce monde nouveau, ne se douteraient pas que la lumière irradiante dont elle serait nimbée était le tombeau de ces âmes glorieuses!

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CHAPITRE IX

OÙ LE MONDE SCIENTIFIQUE
EST DANS LA JOIE... ET
FÉDOR SHARP AUSSI

Il n'est pas de météore dont l'apparition soudaine ait, de tous temps, causé à l'humanité autant d'effroi que les bolides et les comètes.

Il faut bien convenir qu'au premier aspect, l'uniformité des cieux paraît dérangée par l'arrivée inattendue de ces astres et c'est pourquoi les anciens regardaient les comètes comme des monstres effrayants, précurseurs des cataclysmes les plus épouvantables, de la mort d'un grand personnage, d'une guerre sanglante et même simplement de la fin du monde.

En ce qui concerne ce dernier fléau, on pourrait relever une douzaine au moins de prédictions dans ce sens, notamment en 1456, 1538, 1577, 1680, 1770, 1833, 1857 et jusqu'en 1872.

En 1456, il y avait trois ans que les Turcs s'étaient emparés de Constantinople, mettant tout à feu et à sang, faisant craindre que les derniers jours de la Chrétienté fussent proches, lorsqu'une immense comète apparut tout à coup, indice certain, aux yeux de tous, de la colère divine.

Pour conjurer le danger et implorer la miséricorde du Seigneur, le pape Calixte III ordonna que toutes les cloches du monde chrétien fussent sonnées à midi pour que les fidèles, réunis à la même heure, suppliassent Dieu d'un même cœur.

Ce fut là, dit-on, l'origine de l'Angelus.

Veut-on maintenant avoir quelque idée des impressions produites par la comète de 1538, sur des cerveaux qui n'étaient certes pas les plus vulgaires? voici ce qu'en dit un des hommes les plus intelligents du temps, au point de vue scientifique, Ambroise Paré:

«Cette comète estait si épouvantable et elle engendrait de si grande terreur au vulgaire, que d'aucuns moururent de peur et que d'autres tombèrent malades. Elle apparaissait être de longueur excessive, et si estait de couleur de sang: à la sommité d'icelle, on voyait la figure d'un bras courbé tenant une grande espée à la main, comme s'il eust voulu frapper. Au bout de la pointe, il y avait trois étoiles: aux deux côtés des rayons de cette comète, il se voyait un grand nombre de haches, de couteaux, espées colorées de sang, parmis lesquels on apercevait des fasces humaines hideuses, avec les barbes et les cheveux hérissez.»

On juge, d'après cette description, due à un esprit éclairé, de l'effet que devait produire sur les imaginations populaires et naturellement crédules, l'apparition soudaine dans le ciel d'un astre inconnu.

Au siècle dernier, encore, une épouvante générale secoua les esprits, à la suite de la publication, par l'observateur Lalande, d'une brochure dans laquelle ce savant annonçait les probabilités d'une rencontre d'une comète avec la Terre; l'humanité se méprit sur le sens de ce travail, crut que l'astronome prédisait la destruction de la Terre et Lalande dut, par ordre du roi, publier un second mémoire destiné au public et dans lequel il réfutait énergiquement la prédiction qu'on lui prêtait.

Même, au cours même du siècle présent, en 1833, une émotion profonde ne s'était-elle pas emparée des populations, à la suite d'une communication faite au monde scientifique par un astronome connu, M. Damoizeau: il avait calculé que la comète de Biéla couperait l'orbite terrestre le 29 octobre 1833, à minuit, et le public en avait conclu que la fin du monde était proche, la Terre devant forcément être pulvérisée dans cette rencontre.

Les calculs des savants étaient exacts; seulement M. Damoizeau avait oublié de dire—un savant ne saurait penser à tout—que, le 29 octobre, la planète ne se trouverait pas au point par lequel devait passer la comète, qu'elle n'y arriverait que le 30 novembre suivant; ce qui mettait entre les deux mondes un éloignement assez respectable de plus de vingt millions de lieues.

Bien que le niveau général de l'instruction se soit considérablement élevé, surtout depuis la deuxième moitié de ce siècle, la crainte de la fin du monde par le choc d'une comète s'est cependant manifestée à plusieurs reprises et notamment en 1857.

Un plaisant avait annoncé, pour le 13 juin de cette année-là, le retour de la grande comète de Charles-Quint et sa rencontre avec la Terre; les populations rurales étaient réellement plongées dans l'effroi et, à Paris même, on parlait avec terreur du cataclysme prochain; certaines personnes même, prenant Vénus pour l'astre en question (lequel d'ailleurs n'eut garde de se montrer, en dépit des prédictions), soutenaient qu'elles apercevaient la queue de la comète.

Aujourd'hui, grâce à la vulgarisation toujours croissante des connaissances scientifiques, on ne se préoccupe plus guère de l'éventualité d'une rencontre cométaire, bien que—rationnellement parlant—il n'y aurait rien d'impossible à ce qu'un de ces corps chevelus, à marche vagabonde, heurtât notre globe au passage, le défonçât, le pulvérisât ou tout au moins empoisonnât toute l'humanité par les exhalaisons délétères de son atmosphère caudale.

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Mais, s'il en est ainsi chez nous, si nos populations agrestes, même celles les plus éloignées des grands centres, se préoccupent plus des nuages noirs annonçant la pluie, au moment de la moisson, que des comètes plus ou moins chevelues signalées par les instruments puissants des observatoires, il est des contrées en Europe où les notions exactes de la science n'ont pas encore pénétré et où l'esprit populaire en est au même point où se trouvait le nôtre, à l'époque du moyen âge.

Aussi peut-on juger de l'émotion qui s'empara des provinces centrales et orientales de la Russie, lorsque fut soudain signalée, dans le ciel, la présence d'un astre nouveau, brillant d'un insoutenable éclat, suivi d'un appendice vaporeux, et paraissant se diriger vers le Soleil.

C'est un pope d'Orenbourg, homme d'instruction assez avancée et ayant quelques notions de la science astronomique, qui, levant par hasard les yeux vers la voûte étoilée, découvrit ce point brillant dans la direction du Bouvier.

Cette remarque n'eût peut-être eu aucun résultat scientifique, si le hasard n'avait voulu que le collège impérial d'Orenbourg eût pour recteur un homme intelligent, admirateur passionné des choses célestes, et conséquemment possesseur d'une petite lunette à l'aide de laquelle il aimait à étudier les mondes de l'Infini.

Grâce à sa lunette, le digne Ivan Zarichkine constata que l'astre signalé par le pope était un globe planétaire, en mouvement rapide, devant appartenir au genre comète... à moins que ce ne fût tout simplement un bolide en promenade à travers le ciel.

Quoi qu'il en fût, il crut de son devoir d'appeler l'attention du monde savant sur cet événement, d'autant plus que cela ne pouvait être qu'utile à son avancement, et, sans tarder, il télégraphia à Pétersbourg les résultats de sa constatation sommaire.

Il était environ dix heures du soir et le vénérable Streiloff, directeur de l'observatoire de Poulkowa, revenant de soirée, changeait son habit noir pour les vêtements de travail avec lesquels il passait une partie des nuits, dans la coupole, lorsqu'on lui remit le télégramme du recteur d'Orenbourg.

On juge de son émoi! une comète nouvelle se lèverait à l'horizon de l'empire des tzars!... Quelle nouvelle! et de quelles conséquences pouvait être cette nouvelle! pour lui d'abord,—car nul doute que l'Empereur ne récompenserait dignement une telle découverte—pour la science ensuite.

Son premier mouvement fut de convoquer son personnel, astronomes et élèves, et, leur annonçant le fait, de leur ordonner de le vérifier; mais son second mouvement, conforme à un égoïsme bien naturel, on en conviendra, fut de ne rien dire du tout; bien au contraire, il gagna la coupole, engagea d'un ton bienveillant les élèves en étude à s'aller coucher et, demeuré seul, s'empara du grand équatorial qu'il braqua dans la direction indiquée.

Il avait observé à peine durant un quart d'heure, qu'avec sa grande expérience, il était fixé: cette prétendue comète se dirigeait en plein sur la Terre et son mouvement paraissait s'accélérer considérablement; mais ce n'était qu'un bolide, dont le noyau ne semblait pas mesurer plus d'un demi-kilomètre de diamètre, présentant une forme très irrégulière, et entouré d'une vague nébulosité.

Poursuivant son étude, il établit la trajectoire de l'astre à travers l'espace et il constata que cette trajectoire était parabolique, aboutissant au soleil, et devant couper l'orbite terrestre vers une heure du matin.

Il était certain, qu'au moment où le recteur du collège d'Orenbourg avait télégraphié, la distance du bolide ne devait pas être inférieure à plusieurs milliers de lieues de hauteur, vers la Perse, mais elle allait sans cesse diminuant et il arriverait un moment peut-être...

Un petit frisson désagréable passa dans le dos de l'astronome, à la pensée d'une rencontre possible entre ce monde errant et sa planète natale; mais c'était un véritable savant et, dégageant aussitôt son esprit de ces préoccupations intérieures, il poursuivit sa besogne.

La trajectoire s'effectuant du Sud-Est au Nord-Ouest, le respectable Streiloff estima que le bolide en question avait passé à 2200 lieues au Zénith d'Orenbourg, vers huit heures et demie; à 1380 lieues au-dessus de Sunburock, à neuf heures; à 515 lieues de Nijni-Novgorod, à neuf heures trente cinq; et à 310 lieues au-dessus de Kostroma, à dix heures dix minutes.

Le savant jeta les yeux sur l'horloge: elle marquait exactement onze heures et il inscrivit que l'astre passait en ce moment au zénith de Vologda, à moins de quarante lieues de hauteur.

Cette constatation de distance si rapidement décroissante faillit plonger de nouveau le digne homme dans un état voisin de la terreur: il serait minuit quarante-cinq, quand le bolide passerait au-dessus d'Olonetz... dont il serait distant de 60000 mètres, pas davantage; mais il poussa un soupir de satisfaction quand ses calculs eurent constaté que ce serait là la distance verticale de l'astre qui, s'échappant ensuite par la tangente, s'élèverait progressivement pour se trouver, vers huit heures du matin, à 1500 lieues de haut au-dessus du Pôle Nord et, de là, reprendre le chemin de l'infini.

Le savant en savait assez maintenant pour avoir acquis sans conteste la priorité de la découverte et aussitôt il appuya sur les boutons qui correspondaient aux sonnettes électriques, établies dans les chambres et où logeait le personnel savant de l'observatoire.

Un quart d'heure plus tard, il annonçait la grande nouvelle aux professeurs et aux élèves groupés autour de lui et, après leur avoir lu les notes succinctes prises par lui au cours de sa rapide observation, il les invita à jeter successivement un regard sur le nouvel astre, ajoutant:

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—Sa vitesse est au moins de vingt mille mètres par seconde; mais comme son mouvement s'effectue précisément dans le sens de translation de la Terre, il en résulte une apparente lenteur, par rapport au sol...

Cependant, depuis quelques instants, le bolide avait grandi dans des proportions extraordinaires, en même temps que son éclat avait pris une incroyable intensité; au point qu'il paraissait aux rares personnes qui rentraient chez elles après avoir passé une partie de la nuit au bal, devoir tomber à pic sur la capitale de toutes les Russies.

De là un émoi qui, bien avant l'aube, se propagea par toute la ville, faisant se coller aux fenêtres les visages des plus curieux et s'agenouiller devant les icônes la majeure partie de la population, craintive et superstitieuse.

Quant au digne Zarichkine et aux autres astronomes de Poulkowa, ils étaient sortis de la coupole et, accoudés sur la rambarde du balcon qui courait circulairement au sommet de l'observatoire, suivaient avec un intérêt, à chaque instant croissant, la marche de ce corps étrange à travers le ciel silencieux.

Soudain, un cataclysme parut se produire à la surface de ce monde mystérieux: on eût dit qu'il se disloquait, des jets de lumière verdâtre s'élancèrent du noyau central, des flammes orangées se tordirent, enveloppées de volutes noires produites par une sorte de fumée fuligineuse, et, brusquement, comme une chandelle que l'on souffle, la traînée lumineuse qui suivait l'astre s'éteignit.

Et ils demeuraient tous là, le nez en l'air, bouche bée et les yeux écarquillés, stupéfaits, désappointés.

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L'appareil venait de se retourner et il apercevait, au-dessous de lui, la terre (p. 277).

—Évaporée, dissoute! la comète! murmura un élève, qui cherchait vainement dans le ciel la place que, quelques instants encore auparavant, occupait le bolide.

En ce même moment, ceux qui se trouvaient là eurent la perception de l'écho affaibli d'une lointaine canonnade et quelques étoiles filantes sillonnèrent, de jets de feu, le rideau sombre de la nuit.

—Voilà le bouquet du feu d'artifice! conclut le professeur Zarichkine...

Et, comme ceux qui l'entouraient, le regardaient, semblant lui demander son sentiment sur cet événement étrange, inexplicable en apparence, il ajouta, parlant doctoralement:

—Des étoiles?... peuh! des parcelles arrachées à la masse principale; du bolide par l'attraction de la Terre et portées à l'incandescence par leur frottement sur les couches atmosphériques... elles tomberont sans doute non loin d'ici et nul doute que demain nous n'en entendions parler... Quant à cette sorte de canonnade, elle est certainement due à la fragmentation du bolide... et voilà... Sur ce, messieurs, vous pouvez aller vous coucher.

Et, les ayant salués, il regagna son appartement où il se mit au lit incontinent, pour s'endormir du sommeil d'un homme qui n'a pas perdu son temps.

Peut-être le sommeil eût-il été un peu plus long à venir, si le savant avait pu se douter de ce qu'était vraiment l'astre dont il venait de s'occuper une partie de la soirée et, surtout, s'il avait pu prévoir les étranges événements que lui réservait la journée du lendemain.

Plus heureux que M. Streiloff, nos lecteurs n'auront pas besoin, pour satisfaire leur curiosité, d'attendre vingt-quatre heures; mais, pour comprendre les choses bizarres qui devaient révolutionner, à bref délai, les savants du monde entier, force leur est de revenir avec nous de quelque temps en arrière et de rattraper, dans l'espace, le fragment cométaire sur lequel nous avons laissé Fédor Sharp, chevauchant à travers les mondes célestes.

On se souvient que, la dernière fois que nous avons eu l'occasion de nous occuper de l'ancien secrétaire perpétuel de l'Institut des Sciences, c'est à l'occasion de la rencontre de l'Éclair avec l'épave cométaire qui le portait.

Vainement avait-il cherché sur toute la surface de la colline mercurienne dont l'obus—le fameux obus volé à Ossipoff—formait le sommet la moindre trace du corps dont le choc avait tout bouleversé dans l'intérieur de son habitation, et il avait conclu, du résultat négatif de ses recherches, que le bolide étranger avait pénétré dans le fragment de Tuttle assez profondément pour que l'écorce, vitrifiée par la chaleur, se fût refermée sur lui.

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Il avait bien cherché à faire des fouilles; mais, outre qu'il manquait des instruments nécessaires, ses forces allaient diminuant chaque jour, et il préférait conserver ce qui lui restait d'air respirable pour vivoter parcimonieusement jusqu'à l'instant où il pourrait rejoindre la Terre.

C'était avec terreur qu'il avait constaté qu'il ne restait plus que quelques kilos de ses boules nutritives dans les soutes et que cinquante mètres cubes d'oxygène dans les réservoirs.

Mais, dès l'instant où le bolide eut coupé l'orbite de Jupiter, Fédor Sharp, avec une énergie extraordinaire, s'arracha à l'espèce de coma dans lequel il s'immobilisait depuis plusieurs mois; il recouvra toute son énergie et toute sa présence d'esprit, et songea au système de sauvetage dont il lui faudrait user pour le cas où la Providence le mettrait à même de rejoindre le sol natal.

Il se mit à calculer—en y apportant la précision la plus rigoureuse—les perturbations de toutes sortes que devaient causer à la marche de son astéroïde les diverses planètes à proximité desquelles il devait fatalement passer, et il parvint à établir, d'une façon absolument précise, le moment où il lui faudrait, coûte que coûte, abandonner d'une manière ou d'une autre le fragment de Tuttle qu'il habitait depuis si longtemps.

Les calculs auxquels il s'était livré lui avaient démontré que Russia—il avait baptisé ainsi son bolide—ne rencontrerait pas la Terre, et que, par conséquent, il n'avait à redouter aucun danger résultant d'un heurt entre les deux corps: ceux-ci devaient passer à plus de soixante kilomètres l'un de l'autre; après quoi Russia reprendrait à tout jamais la route de l'espace.

Il lui fallait donc trouver un moyen de s'en séparer au moment précis où cette distance minima serait atteinte, et ce fut à trouver ce moyen que s'appliqua, pendant bien des jours, l'esprit inventif de l'ancien secrétaire perpétuel; enfin il arriva à cette conclusion: qu'un parachute seul pouvait le tirer d'affaire, un parachute auquel il se suspendrait au moment opportun, pour rejoindre le sol de sa planète natale.

Assurément, une descente de soixante kilomètres cela compte et il y avait grande chance, peut-être, pour que Fédor Sharp se rompît quelque chose; mais, entre deux maux, la sagesse recommande de choisir le moindre, et comme il n'avait le choix qu'entre tenter ce moyen hardi ou reprendre le chemin de l'infini...

Toutes réflexions faites, et après avoir examiné la situation sous toutes ses faces, Sharp reconnut que le meilleur moyen était de se séparer tout à fait du fragment cométaire et d'aborder seul le sol; autrement, la rapidité d'abord avec laquelle tomberait la parcelle à laquelle il s'attacherait, et ensuite la violence avec laquelle se produirait le choc, rendraient sa mort fatale.

Or, ce qu'il voulait, ce n'était pas revenir sur le sol natal pour y être enterré, mais pour y récolter la gloire due à ses longs et périlleux travaux.

Ce fut donc à l'idée d'un parachute qu'il s'arrêta, parachute auquel il se suspendrait au moment voulu, c'est-à-dire lorsque Russia aurait atteint le point le plus proche de la terre.

Nous avons dit plus haut que ce point—d'après les calculs du savant—devait être situé à soixante kilomètres de la planète; une descente de soixante kilomètres, c'était quelque chose... et, en toutes autres circonstances...

Mais auparavant, il lui fallait songer au moyen à l'aide duquel il se dégagerait de l'attraction du bolide, dont la vitesse ne serait pas moindre de vingt kilomètres à la seconde, et qui le retiendrait indéfiniment collé à sa surface, s'il ne s'arrachait pas brutalement à son influence.

Ayant calculé la force de résistance de la très mince couche gazeuse qui enveloppait l'astéroïde, il estima qu'elle était cependant suffisante pour servir de point d'appui à des fusées qui lui permettraient de s'élever dans l'espace.

Cette marche étant irrévocablement arrêtée, Sharp s'était mis sans tarder à la besogne; il avait vidé les soutes de l'obus de tout ce qu'elles contenaient d'étoffes, quelle que fût la nature de ces étoffes, couvertures, vêtements, draps, jupes, etc., et avait cousu ensemble tout cela, moins élégamment, peut-être, qu'une ouvrière parisienne, mais, en tout cas, avec une solidité qui défiait toute concurrence.

Cela formait un assemblage hétéroclite, assez vaguement comparable à un vêtement d'arlequin, dans lequel il tailla ensuite des bandes fusiformes qu'il réunit ensemble de nouveau, ce qui lui donna une orbe multicolore ressemblant vaguement à un vaste parapluie qui eût mesuré huit mètres de diamètre.

C'était là l'élément principal de son parachute: au centre, il attacha solidement un cercle de bois, fait d'une branche souple arrachée à l'un des arbres de la colline mercurienne, et, à ce cercle, il fixa quatre cordelettes, longues d'environ douze mètres, destinées à soutenir une simple et mince planchette de bois, servant de siège; vingt-quatre autres cordelettes, passant dans les coutures des fuseaux d'étoffe, se réunissaient à cette planchette pour empêcher que le parachute, par l'effet de la résistance et du refoulement de l'air, se retournât au cours de la descente.

Le parachute une fois terminé, Sharp passa à la confection des fusées destinées à l'enlever et à le soustraire à la faible attraction du mondicule qui le portait.

Tout le carton, tous les papiers contenus dans l'obus d'Ossipoff,—à part, bien entendu, les volumineux cahiers de notes formant le journal astronomique, quotidiennement tenu par l'astronome—fut employé à la fabrication d'une cartouche monstrueuse, mesurant près d'un mètre et demi de hauteur sur trente centimètres de diamètre, en tous points semblable—sauf les dimensions—à celles dont se servent les pyrotechniciens pour les fusées de feu d'artifice.

L'enveloppe une fois fabriquée—ce qui lui demanda une huitaine de jours au moins—il fallait la remplir, et ce ne fut pas une mince affaire pour le savant que de composer le mélange fusant, c'est-à-dire 16 parties d'azotate de potasse, 10 parties de charbon dur et 4 parties de soude pulvérisée.

Pour l'azotate de potasse, il s'en tira assez aisément: les soutes de l'obus contenaient une certaine provision de sélénite, l'explosif inventé par Ossipoff pour atteindre la lune, et comme dans la composition de la sélénite, l'azotate de potasse entrait pour une certaine part, Sharp s'en procura au moyen d'un lessivage qu'il fit suivre d'une cristallisation.

La fabrication du charbon fut plus difficultueuse et lui coûta la plus grande partie de cet oxygène qu'il conservait si parcimonieusement depuis de longues semaines, respirant à peine pour pouvoir faire durer sa provision le plus de temps possible.

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Il brisa dans l'intérieur du wagon, tous les meubles dont il ne s'était pas encore servi pour bourrer son poêle; il arracha les planchers, les cloisons, et, avec les débris de tout cela, forma une meule à laquelle il mit le feu, suivant les procédés des charbonniers du Morvan, et, l'ayant allumée, il l'alimenta d'oxygène pur, venant du réservoir.

En moins de dix heures, Fédor Sharp obtint deux boisseaux environ d'un charbon très dur, à cassure cristalline d'un noir bleuâtre, et qu'il écrasa ensuite patiemment entre deux pierres, jusqu'à ce qu'il l'eût amené à l'état de poussière grossière.

Avec ces deux éléments, qu'il mélangea à quatre kilogrammes de poudre, oubliés au fond d'un baril, le savant composa son explosif fusant; cela fait, il procéda au bourrage de sa cartouche.

Il commença par placer à l'intérieur, dans l'axe de la fusée, une tige de fer autour de laquelle il tassa son mélange de poudre, de salpêtre et de charbon; après quoi, il remplaça le barreau de fer par une longue mèche de coton, fabriquée avec sa dernière chemise, étirée brin à brin et imprégnée de poudre; le rôle de cette mèche était de mettre le feu, instantanément et sur toute sa longueur, au mélange.

Cette dernière opération terminée, l'artificier d'occasion étrangla sa cartouche au moyen d'une corde et y attacha ensuite la «baguette» indispensable pour assurer la direction parfaitement verticale de l'engin pyrotechnique.

Cette «baguette», Sharp la fabriqua au moyen d'un jeune arbre de la comète de Tuttle; elle ne mesurait pas moins de vingt centimètres de diamètre et de dix mètres de long... À son extrémité, au moyen d'un crochet de fer, fut suspendu l'anneau du parachute.

À l'une des extrémités du polyèdre qui constituait tout le domaine du voyageur, se dressait le squelette grêle et dépouillé d'un autre arbre desséché par la chaleur solaire et brûlé par les froids de l'espace.

Ce fut le tronc de cet arbre, droit comme un mât, que Sharp utilisa en guise de guide et de support pour sa gigantesque fusée: il lui suffit pour cela d'enfoncer dans le bout du tronc une tige de fer à laquelle il fixa sa fusée, dont il fit se dérouler la mèche jusqu'au sol; il devait suffire d'une étincelle pour que cette mèche, s'enflammant, portât la combustion presque instantanément au centre du mélange fusant, dont était bourrée la cartouche.

Ces choses si simples en apparence, et que nous avons mis seulement quelques lignes à décrire, Fédor Sharp employa près de deux mois à les accomplir; outre que l'expérience lui manquait, qu'il était fort maladroit de ses doigts, il ne possédait aucun des outils nécessaires à une fabrication aussi spéciale, et il ne procédait que par tâtonnements; aussi, lorsque le parachute se trouva gréé et mis en place, ne put-il s'empêcher de pousser un soupir de profond soulagement.

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Il était véritablement exténué, n'étant habitué à aucun travail manuel, sans compter qu'il n'usait de son respirole qu'avec la plus grande parcimonie et ne mangeait qu'à la dernière extrémité.

C'était avec une terreur véritable que, chaque matin, il sortait des soutes ce qui lui était nécessaire pour sa journée, comme air et comme nourriture, et il se demandait avec une anxiété toujours croissante s'il n'arriverait pas un moment où ses poumons et son estomac manqueraient à la fois de nourriture.

Si ce moment-là arrivait avant que le point fixé par lui pour son départ de l'astéroïde fût atteint, il était perdu, et son cadavre reprendrait à tout jamais le chemin de l'espace; aussi avait-il vécu avec une avarice sordide, respirant à peine, ne mangeant pour ainsi dire pas. Aussi, lorsque, tout étant paré, il rentra dans l'obus, tomba-t-il plutôt qu'il ne s'assit sur le plancher, où il demeura quasiment évanoui durant de longues heures, cherchant vainement à se ressaisir, à dompter la matière pour lutter quand même jusqu'au dernier instant.

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Oui... oui... il était bien vivant et bien éveillé! (p. 280).

Vainement chercha-t-il à examiner ses instruments et à faire les calculs nécessaires pour se fixer sur le chemin qu'il lui restait encore à parcourir; son anémie cérébrale était telle, que pendant plusieurs heures il n'y put parvenir. Mais quand, à force d'énergie, il fut parvenu à trouver suffisamment de lucidité pour tenir un crayon, il poussa un véritable cri de désespoir en constatant qu'il avait encore huit jours à attendre.

Huit jours, et c'est à peine si, en procédant avec la parcimonie la plus grande, il avait pour quatre jours de vivres!

Mais alors, c'était la ruine de ses espérances... c'était la mort!

Il réduisit de moitié sa ration de vivres et d'air; il se condamna, afin de moins respirer, à une inactivité absolue, mettant à portée de sa main, pour n'avoir pas à se déranger, l'infinitésimale quantité d'aliments qui lui restaient, ayant le courage—bien qu'une faim intolérable torturât cruellement ses entrailles—de ne pas tout dévorer d'un seul coup.

Mais il voulait vivre, et, malgré la faim, malgré la soif qui lui desséchait la gorge, malgré la lente asphyxie à laquelle l'astreignait l'absorption d'un air de plus en plus raréfié, de plus en plus vicié, il vécut.

Enfin arriva le moment où la planète terrestre, boulet énorme, envahit de son disque l'horizon tout entier, et Sharp, qui suivait d'un œil éteint la marche des aiguilles de son chronomètre, sentit soudain un frisson de bonheur lui courir par tous les membres.

Dans cinquante-cinq minutes, Russia allait atteindre le point que Sharp, dans ses calculs, avait fixé comme le plus proche de la Terre; et, bien qu'en tentant ce qu'il allait tenter, ce fût à la mort, peut-être, qu'il courait, il attendit avec une impatience, à chaque instant croissante, le moment du départ.

Subitement, miraculeusement, son énergie s'était comme galvanisée; oubliées, la faim, la soif et les tortures de l'asphyxie! ce n'était pas le moment de se laisser aller ni au découragement, ni à la faiblesse. Il lui fallait être fort, il serait fort.

Ayant mis dans le réservoir caoutchouté dont était muni son respirole tout ce qui restait d'air respirable, il assujettit soigneusement sur ses épaules les bretelles de l'appareil et se glissa hors de l'obus.

Le ciel était noir, d'un noir d'encre absolu, la Terre masquant le Soleil; seule, une lueur vague flottait dans l'espace, reflet de la lumière douce et pâle dont la Lune, alors dans son premier quartier, baignait le sol de l'astéroïde.

Spectacle étrange et plein de poésie qui, en toute autre circonstance, eût arrêté certainement les regards de l'astronome; mais, pour l'instant, il avait en tête trop de préoccupations pour songer même à envoyer un salut amical à ce monde lunaire que, trois ans auparavant, il avait visité dans de si étranges conditions.

Il rampait lentement vers l'arbre auquel était suspendue sa fusée, se guidant à l'aide d'une lanterne, dans laquelle se consumait tout ce qui restait d'huile dans l'obus; c'était à la flamme de cette lanterne qu'il devait allumer la mèche dont l'inflammation avait pour but de mettre le feu au mélange fusant de la cartouche.

La mèche avait été calculée pour brûler exactement deux minutes, de manière à ce que le savant eût le temps de s'amarrer solidement à la planchette du parachute.

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Son chronomètre à la main, il attendit que l'aiguille marquât l'heure fixée par ses calculs; dans cent vingt secondes, Russia devait reprendre le chemin de l'espace. Il était temps d'agir.

D'une main ferme, Sharp approcha de la lueur tremblotante de la lanterne l'extrémité de la mèche, qui commença à se consumer durant que le savant s'asseyait sur la planchette, à laquelle il se fixait par une série d'ingénieuses courroies.

L'astéroïde—nous avons déjà eu l'occasion de le dire d'autre part—était animé d'un lent mouvement de rotation autour de son grand axe, ce qui procurait des jours et des nuits, de quatre heures chaque, à son unique habitant; or, au moment précis où l'ancien secrétaire approchait de la lanterne l'extrémité de la mèche, la face de l'astéroïde où se trouvait le fameux arbre auquel était suspendu le parachute, regardait la Terre, qui formait au-dessus de la tête de Sharp comme un vaste plafond sombre.

Soudain, de l'ouverture inférieure de l'immense fusée, une flamme claire jaillit tout à coup, une gerbe d'étincelles s'éparpilla dans l'air, tandis qu'avec une violente secousse l'appareil s'élevait obliquement dans l'espace, qui parut s'embraser.

Et, tandis qu'il filait avec une vitesse incroyable, Sharp regardait avec stupéfaction un foyer énorme d'incendie, allumé au-dessous de lui par la déflagration de la fusée.

C'était, sans aucun doute, sous l'influence de celle-ci que s'était enflammé l'hydrogène renfermé dans les flancs de l'astéroïde, et dégagé,—il ne pouvait comprendre encore sous l'influence de quelles raisons cosmiques. Ce qu'il y avait de certain, c'est que les flammes ravageaient la surface du dernier fragment de la comète de Tuttle.

L'air, trop raréfié à ces hauteurs, ne conduisait pas le son, et l'œil seul pouvait être impressionné par ce déchaînement des forces de la nature.

Brisé en morceaux énormes par l'explosion du gaz qu'il contenait dans ses flancs, l'astéroïde continuait sa marche dans l'espace, au milieu d'une fauve lueur rouge, rayonnée par son incendie; des fragments radieux montaient, descendaient au milieu d'un tourbillon d'étincelles incandescentes.

C'était la fin d'un monde.

Sans doute, Sharp se fût intéressé à la sublimité de ce spectacle s'il n'eût été inquiet de se voir suivi ou plutôt escorté dans l'espace par des débris, dont quelques-uns monstrueux, qui semblaient graviter autour de lui, et dont le plus petit eût suffi à le broyer et jeter aux quatre coins de l'univers céleste ses membres déchirés et pantelants.

Et puis, il n'était pas sans se demander ce qui allait se passer dans quelques instants, lorsqu'il aurait pénétré dans la zone d'attraction terrestre; les étoffes dont était composé son parachute seraient-elles assez fortes pour lutter victorieusement contre la résistance de l'air?

Brusquement, la flamme de la fusée s'éteignit: le mélange fusant avait épuisé toute sa puissance de propulsion, et Sharp, cramponné convulsivement aux cordelles de son parachute, se sentit précipité dans le vide avec une force inouïe, tel un projectile échappé à l'âme d'un engin.

Mais l'espace que, jusqu'à présent, une pluie de feu avait zébré jusqu'aux confins de l'horizon céleste, changea d'aspect, ou plutôt, il sembla au voyageur qu'un voile venait d'être tiré sur le paysage.

L'appareil venait de se retourner, et maintenant, en baissant les yeux, Sharp apercevait au-dessous de lui, à moins de cinquante kilomètres, la Terre, qui étendait indéfiniment son panorama, tout argenté par les rayons lunaires.

Une joie immense gonfla le cœur de l'ancien secrétaire perpétuel; après trois ans d'absence, enfant prodigue, il allait toucher le sol de sa planète natale, et lui, aujourd'hui encore ignoré, soldat obscur dans la grande armée des savants, il aurait demain le front nimbé de gloire, et son nom serait inscrit en lettres d'or sur le livre où s'enregistrent les faits et gestes des héros.

Mais le parachute se déploya et s'étendit comme une voile immense au-dessus de la tête du savant; instantanément, la chute qui durait depuis près de vingt minutes se ralentit et se transforma en descente; dans le sillage de l'appareil, des fragments cométaires descendaient aussi, et le problème, pour Sharp, consistait en ceci: ces roches atteindraient-elles le sol avant ou après lui? Avant, c'était le salut; après, c'était l'écrasement, c'était la mort.

Heureusement, l'angoisse qui résultait pour Sharp de l'impossible solution du problème, cessa brusquement: ce n'était plus sous forme d'écrasement que se présentait la mort, c'était sous forme d'asphyxie; le réservoir de son respirole était vide, et, après quelques hoquets convulsifs, le savant, dont les doigts étaient désespérément cramponnés à l'appareil, laissa aller sa tête sur sa poitrine, sans conscience et sans mouvement.

Le petit jour naissait quand il revint à lui et, tout d'abord, quand ses paupières, alourdies par le commencement d'asphyxie qui avait failli avoir raison de lui, se soulevèrent, il n'eut pas une conscience très nette de ce qu'il voyait, il crut plutôt être le jouet d'une de ces hallucinations auxquelles, si souvent, il avait été en proie, au cours de son voyage.

Cette hallucination ne variait guère: c'était toujours, ou à peu près, un paysage terrestre dans lequel il lui paraissait se trouver; tantôt de vastes steppes recouvertes de neige à l'aspect désolé, qu'un froid soleil, rond comme un globe de feu, éclairait d'une lueur morne; des traîneaux passaient dans une course rapide, égrenant dans le grand silence les tintinnabulements des sonnettes de leur attelage, montés par des hommes emmitouflés dans des vêtements de fourrures... qui ne laissaient apercevoir de leur visage que de longues barbes flottantes; ou bien le soleil était haut à l'horizon et versait sur la plaine, toute jaunissante de moissons, des torrents de feu, tandis que des paysans en chemisette rouge, manches retroussées, col et tête nus, jouaient de la faucille avec ardeur, tout en chantant des mélopées étranges, qui lui rappelaient les refrains du pays natal...

Et lorsque Sharp s'éveillait alors, après avoir passé plusieurs heures de ses nuits à vivre une vie factice dans ces paysages que créait son imagination, il en avait pour plusieurs heures à se bien persuader qu'il n'avait fait que rêver et que ce n'était pas, au contraire, l'intérieur de l'obus qui était la fiction.

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Trop souvent, il avait été désillusionné de la sorte, pour que cette fois-ci il s'y laissât prendre et, les membres encore engourdis, inertes, l'intelligence cependant quelque peu sortie de l'état comateux dans lequel elle était plongée quelques instants encore auparavant, il gardait les yeux grands ouverts, mais vitreux encore et sans éclat, sur le paysage qui se déroulait devant lui, ou plutôt au-dessous de lui; car, par un phénomène qu'il ne pouvait comprendre, il se trouvait, ou plutôt il lui semblait être (car, pour lui, il rêvait) au sommet d'une sorte de monticule, élevé de quelques mètres au-dessus du niveau du sol: une prairie verdoyante, avec des arbres dont les feuilles, toutes trempées encore de la rosée de la nuit, se vernissaient aux premières lueurs de l'aube; dans l'herbe, des troupeaux paissaient et, au loin, se profilaient, perdues encore dans un brouillard léger, des silhouettes indécises de maisons.

En même temps, des formes humaines s'empressaient autour de lui, debout, courbées, agenouillées, dont les regards étaient attachés sur sa personne avec curiosité; il avait la sensation qu'on lui parlait,—car il voyait les lèvres remuer,—mais il ne pouvait entendre; et il lui semblait bien qu'on le palpait doucement.

Mais tout cela, paysage, bêtes, gens, sensations, n'était pour lui qu'un cauchemar, comme il en avait eu beaucoup déjà, mais plus torturant que les précédents.

Pourtant, comme l'un de ceux qui se trouvaient là venait de lui introduire doucement, entre les lèvres, le goulot d'une gourde, il sentit quelque chose de frais qui lui humectait le palais, puis qui, descendant le long de sa gorge, lui tombait soudain dans l'estomac vide, y produisant la sensation d'un ruisseau de feu.

Et la douleur fut si vive, que ses membres frissonnèrent et qu'une exclamation sourde s'échappa de ses lèvres.

Alors, à ses oreilles, bruirent soudain ces mots:

—Vous voyez bien qu'il vit...

Ces mots, Sharp en eut soudain la compréhension nette, si nette même qu'il douta qu'un cauchemar pût avoir une semblable netteté et, instinctivement, pour comprendre mieux encore, il allongea les lèvres, dans un geste goulu, vers la gourde.

Une seconde, puis une troisième gorgée lui produisirent dans les entrailles une sensation semblable à la première, mais atténuée, en même temps que le sang congelé dans ses veines se remettait à circuler à nouveau, que son cerveau, dégagé des limbes mortelles dans lesquelles avait failli sombrer son intelligence, se ressaisissait.

Il voulut parler, mais depuis trois ans qu'il vivait seul, en tête-à-tête avec lui-même, il avait pour ainsi dire oublié le mécanisme des lèvres et de la langue; aussi ne commença-t-il par émettre que quelques sons gutturaux et inarticulés, assez semblables à des aboiements.

Néanmoins, il entendit parfaitement qu'autour de lui, les gens murmuraient, tout joyeux:

—Il vit!... il vit!...

Alors, il mit, à parler, toute l'énergie dont, ressuscité depuis quelques instants à peine, il était capable et il balbutia, en russe, car les mots prononcés par les gens qui l'entouraient l'avaient été dans son idiome natal:

—Où suis-je?...

—À Priajenskoï...

Et celui qui lui répondait, étendit le bras vers les isbas dont les toitures s'apercevaient au loin, plus distinctement...

Cela ne lui apprenait rien, à Sharp; d'autant plus que ses facultés n'étaient pas encore bien éveillées et que, malgré les sensations pourtant bien réelles qu'il éprouvait, il avait toujours l'arrière-pensée d'être le jouet d'un rêve.

—Priajenskoï? répéta-t-il avec effort.

—Province de Planetz, lui fut-il répondu encore...

Planetz!... ce mot, résonnant à son oreille, sembla déchirer soudain les voiles qui enveloppaient sa compréhension; et, en même temps, sous le coup de fouet cérébral, ses membres parurent recouvrer leur force, leur agilité.

Planetz! mais il connaissait cela, c'était un gros bourg de trois à quatre mille âmes, servant de chef-lieu à la province, et situé à deux cents verstes à peine de Pétersbourg.

Alors, le souvenir lui revint, très net, de tout ce qui s'était passé; et son départ du fragment de Tuttle, et l'éclatement du Bradyte, et sa descente en parachute et son évanouissement.

Oui... oui... il était bien sur sa planète natale! Dieu avait permis ce grand miracle, qu'il pût revoir ses compatriotes et terminer désormais, dans une apothéose de gloire, une vie de travail et de privations.

Oui... oui... il était bien vivant et bien éveillé! cette fois, ce n'était pas le mirage d'un cauchemar qu'il avait devant lui: ses yeux voyaient, ses oreilles entendaient, ses mains palpaient.

D'ailleurs, là, à quelques pas de lui, il venait d'apercevoir les lambeaux d'étoffe qui avaient constitué son parachute et il tenait encore dans ses doigts crispés les ficelles qui avaient rattaché, à l'appareil, la planchette sur laquelle il était assis.

Il n'était pas jusqu'à la masse pierreuse sur laquelle il se trouvait étendu, en laquelle il ne reconnût un des débris de la comète de Tuttle par lesquels il avait été accompagné dans sa chute.

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Il lui arracha l'une des feuilles qu'il tenait à la main (p. 294).

Comment se faisait-il qu'il fût là, précisément, et non ailleurs! c'était là une question assurément intéressante, au point de vue de la science, et qu'il se réservait d'élucider plus tard; mais, pour l'instant, pouvait-il y avoir quelque chose de plus intéressant que la constatation de son existence?

Il fit un effort violent pour se remettre sur pieds; mais, à sa grande surprise, il lui sembla tout d'abord être tellement lourd, qu'il lui parut impossible de se détacher du sol; mais, presque aussitôt, il se mit à sourire, comprenant que l'effort produit n'était pas suffisant pour amener le résultat désiré.

Privés de pesanteur, pendant près de trois ans, ses membres s'étaient forcément déshabitués d'énergie et, maintenant qu'il reprenait instantanément son poids primitif de 70 kilos, son corps avait besoin, pour se mouvoir comme primitivement, d'une sorte d'entraînement, pour ainsi dire d'une éducation nouvelle.

Mais cela n'était qu'un détail; le principal était qu'il pût, sans tarder, se rendre à Pétersbourg.

Il avait hâte de jouir du triomphe qui l'attendait.

Est-il bien utile de donner, ici, les détails qui accompagnèrent son retour dans la capitale? fort heureusement pour ses projets, l'ancien secrétaire perpétuel avait retrouvé dans un vieux portefeuille quelques roubles papiers au moyen desquels il put se payer une place en troisième classe jusqu'à Pétersbourg et, une fois là, descendre dans un misérable hôtel; car il ne doutait pas que le logement, autrefois habité par lui, ne fût occupé.

Il aurait pu, c'est certain, employer les quelques roubles qui composaient toute sa fortune à télégraphier d'Olonetz au président de l'Académie des Sciences pour lui annoncer sa présence et lui demander des secours; mais il avait jugé qu'il ferait mieux de s'y prendre autrement: il était trop, et depuis trop longtemps, affamé de gloire, pour qu'il ne voulût pas assister aux premiers moments d'émotion que provoquerait sa présence.

Il avait eu soin de faire rédiger par le pope de Priajenskoï, un papier établissant dans quelles conditions les habitants du village l'avaient trouvé et, sur ce papier, le pope avait dessiné tant bien que mal, mais plutôt mal que bien, le fragment cométaire sur lequel il avait été trouvé étendu.

Ce papier dans sa poche, et portant sous le bras le paquet volumineux que représentaient ses notes de voyage, Sharp, le lendemain de son arrivée à Pétersbourg,—c'était un mercredi, jour de grande séance à l'Académie des Sciences,—se dirigea vers le monument qui servait d'abri à la quintessence intellectuelle de la Russie.

Tant qu'il circula à travers les rues étroites du quartier où il avait passé la nuit, les choses se passèrent normalement; mais quand il mit le pied dans un quartier un peu mieux fréquenté, sa silhouette maigre, décharnée, sa barbe inculte, ses cheveux tombant sur ses épaules en longues mèches graisseuses, ses vêtements en lambeaux, soulevèrent une telle curiosité que bientôt il entraîna à sa suite plusieurs milliers de curieux qui se figuraient avoir affaire à un fou.

Naturellement, les gardawoï ou agents intervinrent et parlèrent de mener au poste de police l'individu qui faisait scandale dans les rues; mais quand ils le virent marcher bien tranquillement, du pas d'un homme qui se rend à ses affaires, n'ayant absolument contre lui que son aspect misérable, ils ne crurent pas avoir en mains les éléments suffisants pour l'incarcérer et ils se contentèrent d'inviter la foule à circuler.

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Ce fut en vain, et la foule vit, au contraire, dans cette invitation, un motif de plus à ne pas abandonner l'individu; ce fut donc traînant sur ses talons toute une armée de curieux, que Fédor Sharp arriva à l'Académie des Sciences.

Force fut bien aux individus qui le suivaient de le laisser entrer seul, mais ils continuèrent à stationner devant la porte, formant un groupe nombreux et silencieux, attendant qui... attendant quoi? ils ne savaient... mais ils avaient comme le pressentiment que quelque chose allait se passer, de fort extraordinaire, à quoi ils regretteraient toute leur vie de n'avoir pas assisté.

Quant à Sharp, il avait franchi hardiment le seuil du monument, avait passé d'une manière impassible devant la loge du portier, sans se soucier des cris du redoutable fonctionnaire, courant après lui pour lui faire rebrousser chemin, avait gravi, toujours imperturbable, le grand escalier qui conduisait à la salle des séances.

Vainement, les huissiers avaient-ils tenté de l'arrêter: d'un bras nerveux, il s'était débarrassé d'eux et, avant qu'ils eussent pu le rejoindre, poussant la double porte à vantaux capitonnés, il avait pénétré dans le lieu sacro-saint où les sommités scientifiques de l'Empire des Tzars délibéraient.

À la vue de cet être à face étrange, minable d'allure, l'immortel qui tenait la parole s'arrêta net, tandis que, suivant la direction de ses regards, l'assemblée entière se retournait.

Ce fut un cri de stupéfaction et d'horreur, en même temps que le président, désignant à l'appariteur, d'un doigt nerveux, l'intrus, commandait de le jeter à la porte.

Mais Sharp, continuant de s'avancer de son même pas tranquille et pour ainsi dire automatique, écarta l'appariteur et marcha vers l'estrade où se tenait l'orateur.

Celui-ci, peu rassuré, croyant avoir affaire à un fou, jugea prudent de regagner sa place.

Fédor Sharp monta imperturbablement les trois degrés de la tribune et, redressant sa haute taille, que sa maigreur famélique faisait paraître démesurée, il promena, durant quelques secondes, ses regards assurés sur l'assemblée, dont les yeux ahuris, apeurés, convergeaient vers lui.

Puis, il prit en main les notes laissées sur la tribune par le savant qu'il en avait chassé, et un sourire de triomphe éclaira son visage, le rendant plus sinistre encore.

—Messieurs et chers collègues, dit-il enfin d'une voix dont l'accent métallique fit passer un frisson dans le dos de tous ceux qui se trouvaient là, permettez-moi de me féliciter d'arriver juste à temps pour pouvoir apporter dans la discussion que j'ai interrompue, une lumière éclatante...

Ici, Sharp fit une pause et put constater dans quelle stupeur ces mots: «chers collègues», avaient jeté les membres de l'Académie.

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—Je vois que vous vous occupiez du bolide qui a traversé le ciel de la Russie, pendant l'avant-dernière nuit et je me permets de vous dire que vous êtes dans l'erreur la plus complète.

Un murmure vague s'éleva, coupé net par la voix stridente de l'orateur.

—J'ose même dire, déclara-t-il d'un ton qui décelait en quelle supériorité il se tenait vis-à-vis de ces gens-là, que vous pataugez...

Cette expression mit les savants hors d'eux-mêmes et, de tous côtés, des voix s'élevèrent, violentes:

—À bas!... à la porte!...

Mais, imperturbable, Fédor Sharp, cramponné de ses doigts osseux au rebord de la tribune, défiait les efforts de l'appariteur suspendu aux basques de sa redingote délabrée.

—Messieurs et chers collègues, le bolide qui vous a été signalé est un fragment de la comète de Tuttle et j'ai l'honneur de déposer sur votre bureau une pièce signée par le pope de Priajenskoï, contresignée par les autorités d'Olonetz, pièce établissant que l'avant-dernière nuit, vers trois heures du matin, les habitants ont constaté aux environs du village la présence d'une masse rocheuse; or, cette masse rocheuse n'est autre que l'un desdits débris du corps dont vous avez étudié l'apparition vers dix heures du soir...

Ce langage assuré imposa aux savants et le président, après avoir, d'un regard, consulté ses collègues, demanda:

—Mais sur quoi vous basez-vous monsieur, pour affirmer que le bolide en question émanait de la comète de Tuttle...

À cette question, Sharp se redressa de toute sa hauteur et, d'une voix éclatante, répondit:

—Nul ne peut le savoir mieux que moi!... Je l'ai habité pendant quinze mois.

Ce fut une stupeur et, en ce moment, toute l'assistance fut convaincue qu'elle avait affaire à un fou.

L'autre poursuivit:

—J'ai également l'honneur de déposer sur la tribune ce cahier de notes écrites au jour le jour, durant le voyage que je viens de faire, pendant trois ans, dans les espaces planétaires...

L'ahurissement atteignait son comble.

—Je prie l'Académie de vouloir bien, séance tenante, nommer ceux de ses membres appartenant à la section astronomie, commissaires extraordinaires, à l'effet d'examiner ces notes de concert avec moi, et d'adresser un rapport à M. le Président.

Alors, se levant d'un seul mouvement, les académiciens, énervés de ce qu'ils croyaient être une mauvaise plaisanterie, crièrent:

—Qui êtes-vous? qui êtes-vous?...

—Je suis votre ancien secrétaire perpétuel! Je suis Fédor Sharp!

Cela dit, le voyageur descendit de la tribune et, courant vers ses collégues ahuris, il leur prit les mains, les appelant par leur nom, faisant allusion à certains détails de leur existence ou de leurs travaux.

Alors, la défiance se changea en délire; un enthousiasme incroyable s'empara de ces gens, tout à l'heure hostiles, et une clameur emplit la vaste salle.

—Vive Fédor Sharp!...

Cependant, le président, après avoir délibéré à voix basse avec ses assesseurs, frappa sur son bureau à petits coups de son couteau à papier, et, ayant obtenu un peu de silence:

—Messieurs et collègues, dit-il d'une voix qui tremblait, je vous propose de continuer la séance et de donner la parole à notre collègue Fédor Sharp, pour le récit de ses aventures et de ses travaux.

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CHAPITRE X

LE TRIOMPHE DE SHARP CONTINUE

Depuis trois semaines, Fédor Sharp menait une existence tout à fait extraordinaire; c'était une suite non interrompue de réceptions scientifiques, de réunions mondaines dont il était nécessairement le héros.

Cela avait commencé par les journaux qui, tous, avaient voulu être favorisés, chacun à titre exceptionnel, d'une visite-conférence du célèbre explorateur et à laquelle ils avaient invité un petit clan d'amis triés sur le volet.

Puis les personnages officiels, qui n'avaient pas voulu demeurer en reste avec l'Empereur, avaient tenu à recevoir dans leurs salons celui que Sa Majesté Impériale avait honoré d'une audience particulière.

Enfin, les gens du monde, par «chic» et «pour être dans le train»—suivant les expressions ramassées à Paris, sur le boulevard des Italiens,—n'avaient eu de cesse qu'ils eussent exhibé chez eux l'homme du jour.

Et c'était vraiment un curieux spectacle que celui des élégants en habits noirs, de coupe irréprochable, de ces mondaines aux toilettes délicieuses, entourant, câlinant presque ce vieil homme, à la mine renfrognée, aux membres secs, auquel des vêtements noirs, ridicules de forme et peu propres d'aspect, donnaient une silhouette peu engageante et grotesque.

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Il avait suffisamment de temps pour se recueillir, en tête-à-tête avec ses espérances et ses rêves (p. 298).

Mais cette existence—si inusitée pour un homme qui, depuis trois ans, vivait seul, replié sur lui-même—n'aurait pu durer longtemps; aussi, n'avait-ce pas été sans un réel soulagement qu'il avait vu diminuer un peu l'engouement dont il avait été «victime»—c'était ainsi qu'il s'exprimait, maintenant que ses oreilles étaient rabattues des ovations et sa gorge desséchée par les conférences.

C'était à peine si, aujourd'hui, on le conviait à une réunion scientifique organisée en son honneur, dans l'après-midi, et si, le soir, entre une valse et un cotillon, il était contraint de se faire voir dans un salon, traversant rapidement les groupes vaporeux de danseuses, comme la sombre hirondelle traversant les essaims de moustiques dorés,—dont parle Bernardin de Saint-Pierre.

Seulement, maintenant qu'était passé l'enivrement des premiers jours et que les admirateurs et les curieux lui laissaient le temps de la réflexion, il commençait à regretter de n'avoir pas eu affaire à un peuple moins enthousiaste, mais plus pratique.

On avait parlé—dans il ne se souvenait plus quelle réunion,—de lui élever une statue en argent; volontiers, s'il eût osé, il eût fait comme Philippe-Auguste auquel un de ses sénéchaux communiquait semblable projet et qui tendit la main, de façon fort significative, disant:

—Voici le piédestal de la statue.

Ah! combien il regrettait que le hasard, au lieu de le faire tomber en Russie, ne l'eût pas fait tomber en Amérique; là, au moins, les gens ont un sens absolument juste de la vie et, lorsqu'ils éprouvent une admiration véritable pour un individu, ils traduisent cette admiration par autre chose que par des acclamations, voire même par des bouquets de fleurs.

Au point de vue honorifique, il est certain que le savant n'avait rien à ambitionner: sur sa table de travail s'empilaient les journaux dont presque toutes les colonnes lui étaient consacrées, et les bulletins des sociétés savantes enregistrant des ordres du jour plus élogieux, plus flatteurs les uns que les autres.

S'il lui avait fallu assister aux séances de toutes les sociétés savantes ou autres qui avaient tenu à «s'honorer» en le recevant dans leur sein, ils n'y aurait jamais suffi, même en se divisant en dix ou quinze personnalités différentes; de même que s'il lui avait fallu prendre au sérieux le titre de «correspondant» que les sociétés de l'Univers entier lui avaient décerné, il lui aurait fallu commander à une armée de secrétaires, lesquels, par surcroît, auraient dû user de la machine à écrire.

Mais quand il eut épuisé des centaines de cartes de visite, pour remercier de tous les honneurs qui lui avaient été décernés, et de tous les repas auxquels il avait été convié, et qu'il se trouva seul, désœuvré, en présence du premier feuillet de papier blanc sur lequel il devait commencer à écrire ses relations de voyage, il fut saisi d'une sorte de dégoût des hommes, qu'il accusa d'ingratitude.

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Certainement que si le mondain Gontran de Flammermont eût été appelé à traduire dans son langage de boulevardier les sentiments intimes du vieux Sharp, il n'eût pas manqué d'évoquer le souvenir de l'acteur Baron, incarnant dans «la Belle Hélène» le légendaire personnage de Calchas et disant, en visitant les offrandes.

«Trop de fleurs!... trop de fleurs!...»

Oh oui, trop de fleurs!... trop de discours! trop de repas! combien le moindre grain de mil—suivant la parole du fabuliste—eût mieux fait son affaire! pour l'instant, du moins; car pendant les quelques jours qui avaient suivi son retour, il s'était gonflé, comme le geai paré des plumes du paon, aspirant avec ivresse l'encens des flatteries.

Mais maintenant...

On lui avait bien promis qu'aussitôt la mort du directeur actuel de l'observatoire de Poulkowa, on lui donnerait ce poste, auquel, plus que tout autre, il avait droit.

D'un autre côté, un grand seigneur, propriétaire de plusieurs centaines de villages et d'une quantité de mines, en Sibérie, lui avait déclaré mettre à sa disposition le nombre de millions nécessaires à la construction du plus grand observatoire du monde entier.

Mais, en attendant que le directeur de Poulkowa fût décédé et que le nouvel observatoire fût construit, qu'allait-il faire?

Et des mouvements de rage lui crispaient les poings sur son bureau, quand il songeait que tant de fatigues, tant de misères, tant de périls n'aboutissaient qu'à un peu de gloire... et encore gloire éphémère... puisque déjà les journaux cessaient de parler de lui et que, dans les soirées, les comédies de paravent et les monologues avaient recouvré leur vogue d'autrefois.

De ce train-là, il serait oublié dans huit jours, et il n'avait rien gardé pour battre monnaie: dans les premiers jours d'emballement, il avait fait cadeau au musée de Pétersbourg de ce qui restait de l'appareil qui avait emporté Mickhaïl et ses compagnons du cratère du Cotopaxi dans la Lune.

Aussi lorsque, tout récemment, un barnum allemand était venu lui offrir une somme relativement forte, pour acquérir le vieil obus—aujourd'hui célèbre, en raison de ses pérégrinations intersidérales,—se proposant de le promener à travers l'Europe, Sharp regretta-t-il amèrement d'avoir gaspillé, si à la légère, ce qui représentait une petite fortune.

Un autre barnum—un Américain, celui-là—était venu lui proposer une combinaison magnifique et qui devait, forcément, donner des résultats inespérés: il ne s'agissait de rien moins que de l'engager, lui Fédor Sharp, à raison de deux cent cinquante roubles par jour, pour exhiber, tout comme un dompteur fait d'une bête féroce, l'aérolithe sur lequel il avait voyagé.

—Nous ferons de l'or, avait déclaré le barnum, et, si vous voulez, je vous donnerai 25% sur les recettes...

Malheureusement, cet individu avait fait sa proposition trop prématurément. Sharp était encore dans toute l'ivresse du triomphe et la pensée de s'exhiber ainsi qu'un bateleur avait fait se hérisser ses cheveux sur sa tête.

Il avait congédié l'homme avec mépris et avait renoncé, en faveur de l'observatoire de Poulkowa, à la part de propriété qu'il pouvait avoir sur le Bradyte.

Le lendemain même de cet acte de générosité, il recevait la visite d'un des plus gros bijoutiers de Pétersbourg, qui venait lui soumettre une idée de génie, qui pouvait être pour lui la source d'un gain considérable: le bijoutier en question voulait morceler le bradyte pour en fabriquer des presse-papier à chacun desquels serait joint un certificat d'origine signé de Fédor Sharp.

Le savant aurait un rouble seulement par signature; mais le bijoutier, qui avait pris ses mesures, affirmait que le bradyte ne cubait pas moins de cent mille presse-papiers...

C'était en effet une belle somme pour Fédor Sharp; mais, outre que l'aérolite ne lui appartenait déjà plus, il était encore dans la période d'enivrement et nul doute que cette nouvelle proposition n'eût eu le même sort que les précédentes.

Ainsi, non seulement, il ne résultait aucun résultat pratique de ses extraordinaires excursions, mais encore la gloire qu'il en avait récolté s'était déjà évanouie, telle une fumée!

Donc Fédor Sharp était dans son cabinet de travail, le dos appuyé dans son fauteuil, les paupières mi-closes laissant filtrer un regard haineux vers le papier immaculé sur lequel son porte-plume reposait.

Soudain, la voix d'un vendeur de journaux monta jusqu'à lui, apportant confusément des mots que l'oreille du savant ne saisit qu'imparfaitement, mais dans lesquels il lui parut cependant y avoir des syllabes qui surexcitèrent sa curiosité.

Il se dressa d'un bond, saisit en courant son chapeau, ouvrit la porte à la volée et se précipita dans l'escalier.

Une fois dans la rue, indifférent aux récriminations des gens qu'il bousculait, il se rua sur les traces du marchand, auquel il arracha l'une des feuilles qu'il tenait à la main, lui abandonnant—sans réclamer de monnaie, tellement il était ému—dix fois la valeur du journal.

Une porte cochère se trouvait à proximité, il s'y enfonça sans reprendre possession de lui-même, s'adossant au mur, car ses jambes flageolaient sous lui; à peine, en effet, avait-il jeté les yeux sur le journal, qu'au-dessous du titre en «manchette» suivant l'expression technique, imprimés en lettres énormes, il avait vu ces mots:

un nouveau bradyte.—fédor sharp au brésil

Rapidement il avait parcouru l'article que concernaient ces mots. Cet article, fort court d'ailleurs, se composait d'une dépêche envoyée de Rio de Janeïro, par le correspondant du journal, annonçant «qu'un aérolithe énorme était tombé à une vingtaine de kilomètres de Rio, aérolithe de dimensions colossales, cubant environ quinze cents mètres; qu'en présence de ce phénomène scientifique, l'empereur dom Pédro avait résolu de réunir le plus rapidement possible à Rio un congrès de savants, composé de délégués de toutes les académies astronomiques du monde entier; qu'en outre, il se proposait de prier le très célèbre Fédor Sharp de venir lui-même à Rio, afin d'examiner s'il n'y aurait pas des liens de parenté entre cet aérolithe et son propre bradyte.»

À la suite de cette dépêche, le journal ajoutait que le chargé d'affaires du Brésil à Pétersbourg avait prié le président des Académies de réunir d'urgence ses membres, à l'effet d'écouter un message que l'empereur son maître lui avait fait «câbler», dans la matinée.

Presque tout de suite, Sharp revint à lui, reprenant l'usage de ses jambes en même temps qu'une grande joie lui gonflait le cœur; décidément, il avait eu tort de désespérer, la chance ne l'avait pas abandonné; bien au contraire, elle lui apparaissait plus grande et plus fortunée que jamais, sous la forme de cette courte dépêche.

L'Amérique, pays des gens pratiques! le Brésil, pays des gens aux emballements prompts!

C'était la gloire!... c'était la fortune!...

Son premier mouvement fut de se précipiter vers le monument où se tenaient les séances des Académies. Mais il réfléchit que, n'appartenant pas à ce docte corps, ce serait faire montre d'un empressement un peu excessif et qu'il serait plus décent à lui d'attendre que le ministre du Brésil vînt, par une démarche officielle, confirmer la nouvelle donnée par le correspondant du journal.

Il domina donc son impatience de savoir et reprit le chemin de chez lui, s'efforçant de marcher lentement pour ne pas exciter la curiosité des passants, et aussi pour faire passer le temps, se doutant bien qu'une fois rentré, il serait furieusement talonné par la curiosité.

Mais du plus loin qu'il aperçut sa maison, il fut tenté de se mettre à courir; une foule considérable envahissait la rue et il se douta que quelque chose se passait là, le concernant.

Il ne se trompait pas; dès qu'il fut reconnu, les vivats éclatèrent; et enthousiastes, mais respectueux, ceux qui se trouvaient là lui frayèrent un passage jusqu'à sa porte; l'escalier même était plein de monde: personnages officiels, notabilités scientifiques, journalistes de marque se pressaient sur les marches en une cohue confuse qu'il eut peine à percer pour arriver à son modeste logement.

Le ministre du Brésil l'attendait, entouré des bureaux des différentes Académies, afin de communiquer à l'intéressé, avec le plus d'apparat possible, le cablegramme expédié par dom Pédro.

Quand le savant eut remercié, avec une émotion admirablement jouée, du grand honneur qui lui était fait, un attaché à la maison de l'Empereur annonça à Fédor Sharp que, sur les ordres du Tzar, le ministre de la Marine avait télégraphié à Odessa pour que, dans les huit jours, un navire fût prêt à partir pour le Brésil, et qu'en même temps le ministre des Affaires Étrangères avait télégraphié aux ambassadeurs d'informer les gouvernements auprès desquels ils étaient accrédités que la Russie offrait gratuitement le transport aux délégations de toutes les Sociétés scientifiques.

Cela fait, le Président des Académies instruisit Sharp que les votes avaient eu lieu d'urgence pour désigner les délégués chargés de l'accompagner à Rio et que ces délégués se tenaient à sa disposition pour s'entendre avec lui sur les mesures à prendre.

Pendant six jours, les réceptions, les repas recommencèrent avec accompagnement d'ovations et de fleurs: de nouveau, Fédor Sharp redevint le héros du jour, mais il n'écoutait plus les compliments flatteurs que d'une oreille distraite et les parfums des fleurs laissaient ses narines insensibles.

Il songeait au Brésil, à cette terre que les légendes se plaisent à dorer et à endiamanter sur toutes les faces, et il se disait que, là-bas, les honneurs avaient chance de le mener à la fortune.

Le sort de l'homme est de vivre d'espérance, et, l'espérance aidant, il se fit dans la manière d'être de Sharp une révolution radicale: aimable, souriant, il se montra plein d'entrain dans les préparatifs du départ.

D'abord, il s'agit de scier une assez notable partie de son propre bolide, afin d'avoir un point de comparaison pour étudier celui dont il allait, par delà les mers, dresser l'état civil; et ce ne fut pas une petite affaire, car il fallut procéder, comme on procède pour les pierres de taille, le corps savant ne voulant entendre parler ni de pioches, ni de pics, encore moins de mines.

Ensuite, il s'agit de procéder à un emballage minutieux, car il fallait que l'«échantillon», ainsi que disait Sharp, arrivât non brisé; il était par-dessus tout urgent de mettre les différents éléments constitutifs du précieux bradyte à l'abri des principes dissolvants de la brise marine; et cela donna lieu à un emballage d'un genre spécial et coûteux.

Puis, il fallut transporter de Pétersbourg à Odessa cet encombrant colis, et quatre trucks accouplés par un système de passerelle furent nécessaires pour le contenir; ces trucks furent attelés au train spécial que le ministre des Voies et Communications mettait à la disposition de Sharp et de ses compagnons.

Une fois à Odessa, où l'on arriva l'avant-veille du départ, l'explorateur céleste dut partager son temps entre les réceptions auxquelles il lui fallut prendre part, et les soins nécessaires au transbordement de l'«échantillon» du train sur le pont du navire.

Enfin, on appareilla, et ce fut vraiment un beau spectacle que ce steamer pavoisé aux multiples couleurs de toutes les nations dont les représentants se trouvaient à bord, franchissant la jetée aux acclamations d'une foule en délire qui ne cessait d'applaudir et de crier, que pour écouter, tête nue, toutes les fanfares de la ville exécutant à l'unisson le «Boje Tsara Krani!...»

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Sharp avait tellement supplié qu'il avait obtenu de monter en croupe de l'un des cavaliers (p. 307)

Une multitude d'embarcations firent même, pendant très longtemps, la conduite au navire qu'elles n'abandonnèrent que fort avant, en pleine mer, et parce que la nuit s'approchait et les contraignait à rejoindre le port.

À partir de ce moment, Sharp mena une existence relativement tranquille; bien qu'il lui fallût, tous les soirs, absorber du champagne, plus peut-être que ne l'eussent comporté son caractère et sa dignité de savant,—les délégués de chaque nation recevant leurs collègues à tour de rôle—il avait encore suffisamment de temps pour se recueillir, dans sa cabine, en tête-à-tête avec ses espérances et ses rêves.

Car, plus il y pensait, et plus il demeurait persuadé que c'était la Providence qui avait machiné la féerie dans laquelle il jouait actuellement le rôle principal: de temps en temps, il est vrai, passaient devant ses yeux, mais tellement vagues, tellement estompées, qu'avec un peu de bonne volonté il ne les aurait pas reconnues, les silhouettes de Mickhaïl Ossipoff et de ses compagnons de voyage.

Les crimes dont il s'était rendu coupable à leur égard, lui semblaient maintenant tellement lointains qu'à peine s'il conservait précis le souvenir de quelques détails: sans doute eût-il été plus correct de ne pas envoyer Ossipoff aux mines et, l'ayant retrouvé dans les solitudes lunaires, de ne pas voler l'engin métallique sur lequel il comptait pour continuer son voyage.

Mais, outre qu'il était de la catégorie des gens qui, dans la vie, n'entrevoient que le but à atteindre, sans se préoccuper des moyens employés pour y parvenir, il se disait, pour alléger sa conscience—oh! pas bien chargée, on peut le croire—que ce n'était pas dans un intérêt personnel de gloire ou de fortune qu'il avait agi.

Et cela était vrai, tout d'abord; lui aussi, tout comme son collègue de l'observatoire de Poulkowa, était un affolé de science, un emballé des astres, et le souci seul d'être utile à l'astronomie l'avait poussé à se débarrasser d'Ossipoff.

On dira logiquement qu'il eût mieux fait de joindre ses efforts à ceux de son collègue; à cela, il eût répondu que Mickhaïl Ossipoff était plutôt un rêveur qu'un homme d'action et que, avant de passer de la théorie à la pratique, des années et des années se fussent écoulées; en outre, le père de Séléna était un exclusif, un jaloux de sa propre science, et avec lui aucun accommodement n'eût été possible.

Tel avait été le sentiment premier qui avait fait germer dans la cervelle de Sharp l'idée de se débarrasser de son collègue; puis, très rapidement, sur le souci de l'intérêt de la science, en général, était venu se greffer le souci de son intérêt propre, de sa gloire, de sa fortune, et lorsqu'il avait réussi à convaincre Jonathan Farenheit, Sharp était bien décidé à gagner la grosse somme, grâce aux actions d'apport qui lui avaient été consenties lors de la formation de la «Selene Company limited».

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Maintenant, il lui avait fallu en rabattre de ses espérances premières; les mines de diamants de la Lune étaient une chimère, comme aussi la possibilité de jamais recommencer le hardi voyage qu'il venait de terminer.

Comme un bon jobard, il s'était laissé, durant trois semaines, endormir par les félicitations, les fleurs et les honneurs platoniques, mais, puisque précisément au moment où il désespérait, naissait l'espoir de trouver une occasion de battre monnaie avec sa gloire, cette occasion il entendait bien ne la pas laisser échapper, sous quelque forme qu'elle se présentât.

Ah! un barnum pouvait venir maintenant lui proposer un engagement pour exhiber par les deux mondes le bolide en question et donner aux badauds des explications plus ou moins scientifiques! il était son homme, fallût-il pour cela remplacer sa sévère redingote noire et son officielle cravate blanche par un vêtement baroque de clown.

Oui, oui, plus que jamais, Fédor Sharp avait honte de sa gueuserie; il voulait être riche et il le serait.

Et quand il songeait, par hasard, à Mickhaïl Ossipoff, il s'applaudissait du tour qu'il lui avait joué en le laissant en plan sur Mercure; s'il avait suivi le vieux savant et ses compagnons dans la sphère de sélénium sur laquelle ils comptaient pour poursuivre leur voyage, il aurait, selon toutes probabilités, partagé leur sort; c'est-à-dire que son être serait, comme les leurs, rentré dans le grand Tout.

Tandis que, de la sorte, non seulement il était seul à récolter une gloire dont une bonne partie, la meilleure (il se l'avouait in petto), revenait à Mickhaïl Ossipoff, mais encore la Providence avait si bien fait les choses qu'elle l'avait débarrassé d'une victime gênante.

Voilà dans quel esprit se trouvait Fédor Sharp lorsque le bâtiment qui le portait, lui, ses compagnons de voyage et le fameux «échantillon», arriva en vue de Rio.

En même temps que le pilote, qui vint à bord pour leur faire franchir les passes, arrivèrent en foule des barques remplies, à couler, de notabilités officielles, scientifiques et littéraires, pressées de rendre hommage au héros du jour et Fédor Sharp recommença à s'enivrer du parfum capiteux des flatteries et des ovations.

Avant même d'être débarqué, il lui fallut, pour satisfaire, sans tarder, la curiosité des nouveaux venus, faire une conférence dans laquelle il résuma, aussi succinctement que possible, les différentes phases de son voyage.

En débarquant, à l'extrémité même de la passerelle, un carrosse de l'Empereur l'attendait pour le mener au palais, où Sa Majesté lui fit l'accueil le plus cordial qui se pût rêver.

En lui donnant congé, dom Pédro voulut même bien lui dire qu'il l'aurait conservé plus longtemps auprès de lui, mais qu'il ne voulait pas priver ses concitoyens du plaisir de lui présenter leurs hommages.

Dans la cour du palais, un autre carrosse, aux armes de la ville, celui-là, se trouvait pour mener le héros sur une grande place, au centre de laquelle un haut piédestal de granit se dressait, qui devait supporter quelques jours encore auparavant l'effigie en bronze d'un général brésilien quelconque.

Pour l'instant, le général brésilien gisait à terre, recouvert d'une bâche de toile et, contre le piédestal, un escalier de bois, recouvert d'un tapis écarlate, était dressé.

Alors, le président de la municipalité expliqua à Fédor Sharp que la ville, pour honorer plus particulièrement le savant, lui avait donné le titre de «citoyen de Rio» et que, pour lui faire prendre pied, à la vue de tous, la cité à laquelle il appartenait désormais avait décidé de le faire assister, du haut de ce piédestal, au défilé des sociétés savantes et corporations ouvrières, venues non seulement d'étranger, mais encore de tous les coins du Brésil.

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Une cervelle, plus forte encore que celle de Sharp, eût été quelque peu déséquilibrée par de semblables honneurs; aussi lui fallut-il se raidir pour gravir, sans vaciller, les degrés de l'escalier; et, tout en montant les marches, il se demandait consciencieusement quelle attitude il allait falloir prendre sur la plate-forme.

Problème embarrassant.

Il fallait quelque chose qui donnât une haute idée de la science astronomique incarnée en sa personne et, en même temps, qui laissât percevoir une certaine modestie, toujours inséparable d'un vrai savant.

Machinalement, une fois arrivé en haut, il se campa sur ses hanches, le corps portant tout entier sur la jambe gauche, la jambe droite légèrement fléchie, la tête raide, les regards tombant à terre; une des mains, fermée, se plaça derrière le dos, l'autre à demi-cachée dans l'ouverture du gilet, un peu déboutonné...

Sans qu'il l'eût voulu, ses membres avaient eu une réminiscence de la posture favorite d'un grand homme et, ainsi que les journaux de la ville le firent remarquer le lendemain, sans aucun blâme d'ailleurs, Fédor Sharp avait posé en Napoléon Ier de l'astronomie.

Le président de la municipalité demeura sur la dernière marche de l'escalier, un peu au-dessous du niveau de la plate-forme, pendant que les membres de la municipalité elle-même se groupaient en bas du piédestal.

Alors, les cuivres d'une fanfare, dissimulée dans des feuillages, éclatèrent; quatre pièces d'artillerie, disposées à chaque coin de la place, tonnèrent à la fois; aussitôt, d'une large rue, dans lequel il était massé, le cortège déboucha, marchant lentement, faisant le tour du piédestal sur lequel Fédor Sharp, immobile, eût semblé véritablement coulé en bronze si, de temps à autre, il n'eût incliné la tête pour saluer les délégations que le président de la municipalité lui nommait tout bas à l'oreille, au fur et à mesure qu'elles défilaient.

Cela dura une heure, une longue heure, durant laquelle, en dépit du soleil qui dardait fort, Sharp ne donna le moindre signe de défaillance; il est vrai de dire que, suivant les instructions données par le chef de la municipalité, un domestique tout chamarré d'or était venu se mettre derrière le héros, afin de tenir ouvert, au-dessus de sa tête, un immense parasol aux couleurs russes et brésiliennes.

La fin du cortège se composait d'une troupe innombrable d'individus des deux sexes, mais, cependant, dont la majeure partie appartenait au sexe masculin, vêtus, pour la plupart, d'habits de voyage en étoffes voyantes et coiffés de casquettes de drap ou de chapeaux mous en feutre (côté hommes), de robes mal coupées disparaissant sous d'amples ulsters, et coiffées de chapeaux extraordinaires de mauvais goût (côté femmes); ces individus avaient tous à la main, uniformément, un parapluie et une couverture roulée dans une courroie, comme, non moins uniformément, en bandoulière, un sac de cuir et un étui à lorgnette; cette lorgnette, ils s'en servaient pour le moment à dévisager Fédor Sharp, avec le sans-gêne qui caractérise l'Anglais en voyage.

Surpris et quelque peu choqué, le héros abandonna son immobilité de bronze, en laquelle il était figé depuis près d'une heure, pour se pencher vers le président de la municipalité et lui demander ce que c'étaient que ces gens-là.

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L'autre, alors, lui expliqua que depuis que s'était répandu dans le monde entier la nouvelle des solennités scientifiques dont Rio allait être le théâtre, les «Cooks» et les agences similaires avaient organisé de tous les points du globe des excursions pour le Brésil, à prix réduits; que, depuis huit jours, s'étaient abattus sur le pays des bandes de curieux à longues dents et à favoris jaunes, avides de contempler les traits de l'homme du jour et de voir ce fragment de terre céleste dont la Providence avait favorisé le territoire brésilien.

—C'est la fortune de la ville, dit en souriant, pour terminer, le président de la municipalité.

—Mais c'est aussi la ruine des musées, répondit Sharp, faisant allusion au sans-gêne bien connu avec lequel les enfants d'Albion font leur possible pour emporter «des petits souvenirs».

En dépit de ces mots plein de méfiance, notre héros ne put faire autrement que de saluer le plus gracieusement qu'il lui fut possible ces gens venus de si loin, uniquement pour contempler ses traits.

Le défilé une fois terminé, Sharp fut reconduit en grande pompe à son hôtel, où il eut juste le temps nécessaire de changer ses vêtements poudreux pour un habit noir et se rendre ensuite au grand banquet offert par le gouvernement aux délégations scientifiques.

Le banquet fut ce que sont tous les banquets officiels, c'est-à-dire une suite non interrompue de plats refroidis où des viandes déguisées flottent dans des sauces poivreuses et innommables, arrosées de vins généreux, soi-disant des plus hauts crus et qui n'ont coûté à leurs propriétaires que le soin de les baptiser.

Au dessert, commença la série des toasts, et Sharp se levait déjà pour répondre au déluge de compliments sous lequel une quinzaine d'orateurs le noyaient depuis une heure, lorsqu'un valet apporta au président du conseil des ministres, à la droite duquel le héros se trouvait assis, un pli cacheté.

—Urgent, dit le valet...

Le ministre déchira l'enveloppe d'un doigt nerveux.

—Diable! murmura-t-il après avoir parcouru les trois ou quatre lignes que contenait la missive.

Il réfléchit quelques secondes, tira son carnet sur l'une des feuilles duquel il griffonna en hâte quelques mots.

—Ceci, en toute hâte, au ministère de la guerre, commanda-t-il.

Ensuite, se penchant vers son voisin, il lui dit, en souriant:

—Vous ne sauriez deviner l'ordre que je viens de donner, mon cher savant.

Sharp esquissa un geste vague.

—Il me serait bien difficile, Excellence, balbutia-t-il, de deviner...

—Je viens de donner l'ordre de faire partir de suite, par train spécial, pour «las Pueblas» un demi-régiment de ligne et un escadron de cavalerie.

L'astronome eut un haut-le-corps.

—Las Pueblas!... fit-il; mais n'est-ce point le village aux environs duquel est tombé le fameux bradyte?

—Précisément...

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Ce fut autour de ces tables que la troupe affamée fut invitée à prendre place (p. 312).

Alors supposant, étant donné le cérémonial avec lequel il avait été reçu, que ces troupes n'étaient expédiées que pour attester de manière éclatante en quel honneur le gouvernement brésilien le tenait, Fédor Sharp balbutia avec une confusion admirablement jouée...

—C'est trop, Excellence... en vérité... c'est beaucoup trop...

Le ministre hocha la tête, tandis que ses lèvres s'allongeaient dans une moue significative.

—Heu!... murmura-t-il, je craindrais plutôt que ce ne fût pas assez; ces diables d'Anglais sont légion...

Sharp, à ces quelques mots, comprit qu'il s'était trompé et eut le pressentiment vague d'un danger.

—Que Votre Excellence daigne m'expliquer, dit-il, car je ne saisis pas très bien...

—C'est fort simple... le maire de las Pueblas me télégraphie qu'il vient d'arriver des bandes d'excursionnistes, lesquels n'ont rien eu de plus pressé que d'attaquer le bradyte à coups de canne, de parapluie... quelques-uns même ont des pics dissimulés sous leurs vêtements.

Sharp se leva, tout pâle.

—Ah! mon Dieu! s'exclama-t-il.

—Le maire ajoute que, si l'on n'y met pas ordre avant demain, les excursionnistes auront «débité», c'est l'expression dont il se sert, le bradyte entier... Et voilà pourquoi j'envoie des troupes...

Son interlocuteur lui saisit les mains, et, d'une voix émue:

—Ah! merci, Excellence!... balbutia-t-il, merci au nom de la science...

—Mais où allez-vous?... Vous partez!... et votre discours...

—Ce n'est pas le moment des discours, répondit le savant en proie à un inexprimable émoi... Je vous demande la permission de partir par le train qui emporte les troupes... Ma place est là-bas... les intérêts dont il s'agit sont trop considérables... En restant ici, je déserte mon poste qui est à l'endroit du danger...

Ces dernières paroles, il les avait prononcées à haute voix, en sorte qu'au milieu du silence général provoqué par sa surprenante attitude, tout le monde les entendit.

Promptement mis au courant par quelques mots que le ministre jugea de dire pour excuser Sharp, les délégués des sociétés scientifiques se levèrent comme un seul homme et déclarèrent qu'ils accompagnaient leur chef et que les Anglais leur passeraient sur le corps avant de porter leurs mains sacrilèges sur le bradyte.

Seuls, les représentants des académies de Londres s'abstinrent, expliquant dans un langage fort sensé et plein de modération que, tout en blâmant, au nom de la science, l'attitude de leurs compatriotes, ils ne pouvaient cependant risquer de se trouver mêlés à des actes d'hostilité contre eux.

Deux heures plus tard, le train spécial, bondé de troupes et de savants, s'arrêtait en gare à las Pueblas et, à la lueur des torches, les savants, emboîtant le pas aux fantassins, se dirigèrent vers l'endroit où gisait le précieux bloc.

La cavalerie avait pris les devants de manière à déblayer le terrain par quelques charges pacifiques et à empêcher toute effusion de sang. Sharp avait tellement supplié l'officier commandant le détachement qu'il avait obtenu la faveur de monter en croupe d'un des cavaliers.

Et c'était une chose étrange et grotesque tout à la fois que cet homme, long, maigre, en habit noir et cravate blanche, enlaçant de ses grands bras la taille du soldat, tandis que son pantalon, remonté jusqu'aux mollets, laissait voir le bas de la jambe qu'emprisonnaient imparfaitement de tire-bouchonnantes chaussettes blanches.

Le maire, en personne, avait tenu à servir de guide et, monté sur un petit cheval plein de feu, il trottait en tête du détachement, tenant au poing une lanterne qui indiquait la route à suivre.

Bientôt, on s'engagea à travers champs et la course devint moins rapide, jusqu'au moment où le guide s'arrêtant, étendit la main devant lui, en disant:

—C'est là!...

Dans l'ombre vaporeuse de la nuit, que la pleine lune, semblable à un grand plat d'argent, éclairait, une masse sombre apparut, à environ cinq cents mètres, quelque chose comme une petite colline qui barrait le paysage, et dont la silhouette s'estompait, empêchant d'en bien saisir l'exacte conformation.

Et, très vagues aussi, se voyaient des formes humaines, les unes entourant la masse en question, les autres accrochées à ses flancs, d'autres, enfin, perchées sur sa crête, et qui s'agitaient.

—Au galop! au galop! cria Sharp.

En même temps, il appliqua sur la croupe du cheval qui le portait un coup de parapluie formidable, en sorte que la bête bondit en avant, entraînant à sa suite tout le détachement, dont les hommes crurent qu'un commandement avait été lancé par leur chef.

Ce fut une débandade: les formes humaines que l'on avait aperçues de loin prirent la fuite de toutes parts, épouvantées par l'arrivée de ces cavaliers dont on ne pouvait distinguer les uniformes, et qui empruntaient à la nuit un aspect fantastique.

Quand les premiers rangs firent halte, et, à leur tête, bien entendu, à vingt mètres au moins en avant, le cavalier qui portait Sharp en croupe, la place était nette; de-ci de-là, à terre, des objets abandonnés par les fuyards, dans la précipitation de leur fuite: lorgnettes, couvertures, chapeaux et casquettes de voyage.

Avec une agilité que l'on n'eût osé soupçonner de sa part, Sharp sauta à terre, et se mit à courir comme un fou, contournant la base du bolide, s'arrêtant par moments pour passer ses mains sur les parois rocailleuses, tel un avare caressant son trésor.

Quand il fut revenu à son point de départ, il commença à escalader le roc, s'aidant de son parapluie comme d'un alpinstock, s'accrochant des mains à la moindre anfractuosité, lorsque l'ascension était par trop rude.

Enfin, après avoir manqué de se rompre le cou au moins vingt fois, il parvint à la crête, et, lorsque les délégués scientifiques arrivèrent, derrière le détachement d'infanterie, ils aperçurent, argentée par un rayon de lune qui la frappait en plein, la silhouette démesurée de Fédor Sharp, se détachant, ainsi qu'une apparition fantastique, sur le fond sombre de la nuit.

Alors, il dressa au-dessus de sa tête son parapluie, dont l'ombre parut s'allonger jusqu'au disque étincelant de la Lune, et il cria à tue-tête:

—Vive la science!...

D'en bas, dans un hurra formidable poussé par toutes les langues du monde entier, montèrent jusqu'à lui ces mots:

—Vive Fédor Sharp!

Il salua gravement; puis, tandis que l'officier sous le commandement duquel se trouvaient placées les troupes, prenait les dispositions nécessaires pour faire respecter l'intégralité du bolide, c'est-à-dire plaçait tout autour, à une distance de cent mètres, une série de petits postes, lesquels détachaient en avant d'eux des sentinelles; puis envoyaient des patrouilles de cavalerie et d'infanterie afin de battre au loin la campagne et d'empêcher le retour offensif des touristes de l'agence Cook, les savants, eux, s'arrangeaient pour camper tant bien que mal sur le champ de bataille.

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Nul doute que plusieurs d'entre eux—un grand nombre même, peut-être—ne pensassent, à part eux, qu'il était exagéré de compromettre ainsi la santé de la fleur des pois des savants du monde entier, en passant la nuit à la belle étoile, après un repas plantureux; la tête échauffée par les vins, l'estomac surchargé de mets épicés, on a grande chance d'attraper une bonne congestion.

Aussi, chacun de ceux qui étaient là, livré à lui-même, se fût empressé de retourner au village, et de s'accommoder tant bien que mal dans l'unique hôtellerie qui s'y trouvait; mais le respect humain faisait paraître les plus vaillants ceux précisément qui avaient le plus de velléités de retraite, personne ne voulant être le premier à attacher le grelot.

Au demeurant, une mauvaise nuit est bientôt passée, et les soldats ayant prêté leurs propres manteaux aux savants, ceux-ci s'y enroulèrent, et, étendus sur le sol, les pieds tenus chauds par des feux allumés de distance en distance, ne tardèrent pas à s'endormir, durant que les officiers fumaient force cigares et buvaient force verres d'aguardiente.

Aux premières lueurs de l'aube, clairons et trompettes sonnèrent. Ce réveil en campagne effaroucha dans les maïs et les caféiers les petits oiseaux qui sommeillaient encore; quand les savants se furent bien étiré les bras et bien distendu les mâchoires, les reins quelque peu courbaturés par la dureté du sol, et la tête un peu lourde des libations de la veille, ils s'avisèrent de regarder, et demeurèrent véritablement stupéfaits.

Certes, le gouvernement brésilien n'avait pas exagéré les choses, lorsque, par l'organe de ses représentants officiels, il avait annoncé au monde savant de l'Univers qu'il était tombé sur son territoire le plus extraordinaire spécimen de terre céleste qui pût se voir, et ceux qui, sur la foi d'une semblable affirmation, avaient fait le voyage, ne pouvaient sincèrement pas regretter leur déplacement.

Qu'on s'imagine un bloc qui, de face, présentait une superficie d'environ 1,300 mètres carrés, ne mesurant pas moins de quarante mètres de longueur sur une trentaine de mètres de haut, gigantesque caillou, tombé de l'infini sur la terre, et qui, dans sa chute, s'était enfoncé dans le sol d'au moins une demi-douzaine de mètres.

Alentour, c'était une véritable dévastation, à croire qu'un gigantesque incendie avait passé sur les champs et sur les bois: ce n'était que troncs d'arbres calcinés, que moissons détruites; on eût même dit que les flammes avaient pénétré jusque dans le sol, pour s'en aller détruire les racines, que l'on apercevait, dans des crevasses, tordues et noirâtres.

Sur la terre, une épaisse couche de cendres, fine et impalpable, se soulevait en tourbillon sous le moindre souffle d'air, empuantissant l'atmosphère et obscurcissant le ciel bleu.

Et la troupe des savants, aussitôt que les yeux avaient été suffisamment ouverts pour regarder, et les cervelles suffisamment désembrumées pour comprendre, s'était ruée à l'assaut du bolide, pour l'examiner, le palper, l'ausculter en tous ses coins et recoins.

Tandis que les uns en photographiaient les différentes faces, les autres arpentaient ces mêmes faces, en prenaient les dimensions, engageant entre eux des discussions à n'en plus finir sur un écart de quelques centimètres à peine entre leurs différentes mensurations; d'autres, encore, en faisaient l'escalade, pour en calculer la hauteur.

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Bientôt, il arriva un moment où tout le monde se trouva réuni sur une sorte de plateau qui formait, pour ainsi dire, la cime de cette montagne minuscule, et alors, sous la conduite de Fédor Sharp, commença la visite en détail du bolide.

Le savant semblait faire les honneurs de chez lui, et avec cette même passion effrénée qui l'avait soutenu au milieu des plus terribles épreuves, il conduisit, pendant plusieurs heures, ses invités à travers toutes les sinuosités du bloc rocailleux, s'arrêtant presque à chaque pas pour leur faire admirer tel détail, leur faire constater telle particularité, les intéresser à telle curiosité.

Montant, descendant pour remonter encore, allant à droite pour aller à gauche, et ensuite revenir sur ses pas, Fédor Sharp était infatigable, semblant se soucier peu de l'éreintement, visible, cependant, de ses collègues qui se traînaient à sa suite, suant, soufflant, s'épongeant le front et tirant la langue.

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—C'est le tour du propriétaire, ricana l'un des délégués français, membre de l'Académie des sciences et homme de beaucoup d'esprit.

À tout instant, c'était pour Sharp l'occasion d'une nouvelle conférence, traitant tantôt de minéralogie, tantôt de géologie, tantôt d'astronomie, et le tout avec une assurance qui stupéfiait ses interlocuteurs.

Ce diable d'homme—canaillerie à part—était universel.

Cependant, il arriva un moment où le «tour du propriétaire» étant fait, et plus que fait, car plusieurs fois on était revenu sur ses pas, le président du conseil qui, tout le temps, s'était attaché à la personne du savant, lui insinua timidement à l'oreille, que, peut-être, serait-il temps de se reposer; en déjeunant, on pourrait arrêter l'ordre et la marche des travaux du congrès.

Une très agréable surprise attendait l'assistance: pendant que Fédor Sharp faisait visiter à la société dans tous ses coins et recoins le fameux bolide, les hommes de troupes élevaient, sur la crête, une tente immense, sous laquelle des tables étaient dressées, et ce fut autour de ces tables que la troupe affamée fut invitée à prendre place pour se réconforter un peu.

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Allez dire à vos compagnons que vous êtes des vandales! (p. 320).

Pour dire vrai, pendant presque toute la durée du repas, la science fut laissée de côté, et Sharp eut beau continuer ses conférences, on ne l'écouta que d'une oreille fort distraite—ventre affamé n'ayant point d'oreilles. En outre, par une attention délicate du maire de las Pueblas, la fanfare du village était venue rehausser de l'éclat de ses cuivres celui de cette cérémonie, et les fanfares couvraient la voix de l'orateur.

Au dessert, cependant, il put prendre sa revanche: c'était l'heure réglementaire des toasts, et les musiciens, ayant le gosier complètement desséché, furent se rafraîchir, ce qui permit à Sharp de faire entendre à ses auditeurs repus sa voix quelque peu éraillée.

Il commença par affirmer que le fragment pierreux qui l'avait déposé aux environs de Pétersbourg et celui-là même sur lequel il se trouvait présentement en si éminente compagnie, appartenaient, l'un comme l'autre, au bradyte détaché de la comète de Tuttle, sur lequel il avait traversé, plusieurs mois durant, une notable partie de l'espace...

Il n'en voulait pour preuves que les éléments constitutifs de l'un, qui se trouvaient être exactement les mêmes que chez l'autre; au point de vue minéralogique, identité semblable, comme aussi au point de vue géologique, ainsi que pouvaient le prouver les différentes couches constatées chez l'un et chez l'autre.

Enfin, ce qui prouvait, à n'en pouvoir douter, que le fragment duquel il était sorti s'était détaché de la masse énorme dont il était question, c'était la collection d'épreuves photographiques, prises par lui, de toutes les faces de son bolide, et dont l'une des faces semblait vouloir se raccorder exactement à la face droite du bradyte brésilien.

—Tout cela, messieurs et chers collègues, ajouta-t-il en terminant, est à vérifier en détail, car nous sommes en présence de l'un des plus importants problèmes qui se soient jamais présentés aux hommes de science, et je n'entends nullement poser qui ne soit contrôlé et recontrôlé par les hommes éminemment compétents que vous êtes... Je me permets seulement, étant pour ainsi dire de la maison (il sourit avec fatuité en disant ces mots), de vous donner quelques indications sur les aîtres; libre à vous, maintenant, de décider ce que vous avez à faire.

On juge si cette apparente modestie—de la part du héros du jour—produisit un effet considérable sur ces hommes de science, jaloux et infatués d'eux-mêmes; ils applaudirent à tout rompre, et l'un d'entre eux, prenant spontanément la parole, remercia le savant éminent de la confiance qu'il voulait bien avoir dans les modestes lumières de ses collègues, lesquels feraient appel à tout leur savoir et à toute leur bonne volonté pour répondre à la confiance que Sa Majesté l'Empereur avait bien voulu avoir en eux...

Ensuite, le café pris, on se mit à délibérer par groupes sur la manière dont il convenait d'organiser les travaux; ces groupes n'étaient pas formés, comme on pourrait le croire, par nationalités, mais par spécialités: instinctivement les astronomes s'étaient joints aux astronomes, les géologistes aux géologistes, etc.; et cela formait comme autant de commissions discutant la question, chacune au point de vue de sa compétence particulière.

—La première chose à faire, ce me semble, dit alors le ministre, président du conseil de Sa Majesté dom Pédro, serait de mettre en présence ce bradyte et l'échantillon que vous avez apporté de Pétersbourg. Les études comparatives seraient de beaucoup facilitées, je crois, par ce système.

On applaudit.

Sharp fit observer alors combien serait difficile le transport du colis pierreux amené d'Odessa; il ajouta qu'en outre cela occasionnerait des frais, dont il priait Son Excellence de se rendre compte, avant de s'engager dans cette opération.

Avec une grande dignité, le ministre répondit que, dans une question aussi importante pour la science, il considérait comme inconvenant de parler de dépenses; au surplus, il connaissait les intentions de l'Empereur, et pouvait affirmer qu'en cas d'insuffisance du budget, dom Pédro saurait ouvrir sa cassette particulière.

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On applaudit encore.

Alors, un membre du congrès—disons tout de suite qu'il était âgé, et ne marchait qu'en s'appuyant sur des cannes—fit observer que l'endroit même où était tombé le bradyte allait rendre peut-être bien pénibles les opérations multiples et longues, assurément, auxquelles il s'agissait de se livrer.

De l'endroit où l'on se trouvait à Las Pueblas—en admettant qu'on prît le village comme domicile—il y avait une distance qu'il faudrait parcourir à pied, les moyens de transport manquant totalement; ne serait-ce pas là une bien grande fatigue pour les membres du congrès, qui n'étaient plus jeunes, la science ne venant généralement qu'avec l'âge?...

Un murmure approbatif accueillit ces paroles; mais alors Sharp se leva, et, les sourcils froncés, demanda d'une voix grondeuse:

—Comment mon honorable collègue entend-il résoudre la question? car je ne suppose pas qu'il veuille nous proposer de nous en retourner sans avoir tout mis en œuvre pour parvenir au but que nous nous sommes proposé en venant au Brésil?

Ainsi interpellé, l'«honorable collègue» s'empressa de répliquer que c'était lui faire injure que de lui prêter de semblables intentions; la vérité, c'est qu'à son sens, il serait plus pratique et pour la santé des éminents savants, ses collègues, et pour le résultat à obtenir, de mettre le centre des opérations à Rio.

Ce fut un tollé général: habiter Rio, alors que le pivot des opérations était ici!... quelle perte de temps!... et aussi quelle fatigue!... c'était déraisonnable, au possible...

Mais l'orateur avait son idée.

—Vous ne me comprenez pas, messieurs et chers collègues, répondit-il avec un grand calme. Si j'émets la proposition de faire de Rio le centre de nos opérations, c'est qu'il ne me semble pas impossible d'y transporter...

—Le bradyte, peut-être! s'exclama-t-on de toutes parts.

Sans se déconcerter, l'autre répondit:

—Parfaitement.

On juge des rires, des plaisanteries que ce «parfaitement» souleva dans l'assistance entière.

Mais le savant qui, avant de prendre sa retraite à l'Académie des Sciences, avait fait partie, durant quelque temps, du Parlement de son pays, était par conséquent accoutumé à ne point s'effaroucher du bruit, ni des railleries, voire même des injures.

Imperturbable, il demeura debout, attendant que fût passé l'accès d'hilarité folle dont ses paroles avaient été accueillies, et alors, il ajouta:

—Toute modestie à part, n'est-ce pas, messieurs et chers collègues, je puis dire que mon nom est honorablement connu de vous tous comme celui d'un homme auquel sont familières les questions de mécanique...

Cela était tellement indéniable que tout le monde fut unanime à répondre par un murmure approbateur.

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—Donc, vous me croirez quand je vous affirmerai que je crois possible le transport que je vous propose...

—Mais, en admettant que vous arriviez à trouver un moyen de soulever le bradyte de l'alvéole qu'il s'est creusée en tombant, quel système de traction emploierez-vous pour l'amener à vingt kilomètres d'ici?... lui cria-t-on de toutes parts.

Le savant hocha la tête.

—C'est un des petits côtés de la question, répondit-il avec un sourire de mépris; permettez-moi d'abord de vous dire que certainement Son Excellence monsieur le Président du Conseil ne refuserait pas de faire exécuter d'ici à Las Pueblas une voie se raccordant avec la ligne ferrée de Rio et qu'une locomotive... deux au besoin... ou même trois... se chargeraient de traîner ce caillou...

Ce mot atteignit Sharp au plus vif de son amour-propre: il se leva et, le visage blême, l'œil chargé d'éclairs, il riposta d'une voix mauvaise:

—Je regrette que notre honorable collègue ait cru devoir appliquer une semblable expression à ce fragment de terre céleste qui va servir de plate-forme aux études approfondies de l'élite intellectuelle du genre humain...

Ici, l'orateur fut interrompu par un murmure très approbateur: les mots «élite intellectuelle» avaient porté. Sharp salua de droite et de gauche avec condescendance et poursuivit:

—Mais enfin, puisque «caillou» il y a, et que notre honorable collègue estime pratique le transport à vingt kilomètres d'ici d'une semblable masse, j'estime, pour ma part, que cette tentative est assez intéressante à tous points de vue, pour que nous priions Son Excellence—et, se disant, il se tourna vers le Président du Conseil des ministres—de mettre tout en œuvre pour qu'un semblable résultat puisse être atteint.

Le ministre se leva à son tour et déclara que Sa Majesté l'Empereur serait trop heureuse de coopérer dans la limite de ses moyens à une opération aussi intéressante... mais que malheureusement sa cassette particulière n'était pas inépuisable;... quant au budget du pays, il était dans un état de déséquilibre tel qu'il ne voyait guère le moyen de prendre dans les fonds publics la plus petite somme qui permît au gouvernement de prêter une collaboration efficace à un si hardi projet... que, cependant, il allait en causer à ses collègues, examiner de concert avec eux, et de manière très approfondie, la question et que, si le gouvernement trouvait le moyen de frapper un nouvel impôt qui mît de nouvelles ressources à sa disposition, on pouvait compter sur lui.

Comme il achevait ces mots, voilà que, au pied du bolide, un mouvement inusité se produisit... les soldats couraient aux armes, les cavaliers sautaient en selle, des commandements brefs éclataient.

Tout le monde se leva de table et s'en vint au bord de la crête pour mieux voir ce qui se passait.

Un demi-escadron, sabre au clair, partit au grand trot.

Alors chacun se tourna vers le ministre, pour savoir, comme si le pauvre homme n'était pas aussi ignorant que ses convives.

—Regardez donc là-bas! dit tout à coup quelqu'un, en étendant le bras vers l'extrémité de la plaine.

Un nuage de poussière flottait à ras de terre, comme soulevé sous les pieds d'une troupe nombreuse en marche; mais bientôt cette poussière se confondit avec celle qui enveloppait l'escadron; celui-ci, maintenant, avait pris le galop et on apercevait les lames de sabres qui brillaient au grand soleil comme des éclairs.

—On dirait qu'ils chargent! observa une voix.

Les savants s'entre-regardèrent et leur physionomie exprimait un étonnement auquel un peu d'inquiétude se mêlait.

Mais brusquement, là-bas, les cavaliers firent halte; la poussière se dissipa un peu et l'on put voir une troupe nombreuse de gens arrêtés par les soldats avec lesquels ils semblaient parlementer.

—Qu'est-ce que cela peut bien signifier? murmura le Président du Conseil des ministres.

Et il se tournait déjà vers un valet pour lui donner l'ordre d'envoyer aux renseignements, lorsque quelques cavaliers furent aperçus, tournant bride, et revenant vers le campement de toute la vitesse de leurs montures.

En moins de dix minutes, ils furent assez près pour que l'on distinguât en croupe de l'un d'eux un individu, les yeux bandés et tenant par la taille le soldat, à cheval devant lui.

La surprise générale ne fit, comme bien on pense, qu'augmenter.

Enfin le petit détachement, parvenu au pied du bolide, fit halte; l'officier qui commandait, sauta à bas de sa selle, fit mettre pied à terre à l'individu dont les yeux étaient bandés et, le tenant par la main, se mit à grimper sur le flanc escarpé du bloc pierreux.

—Excellence, dit-il en s'arrêtant devant le ministre, monsieur vous est envoyé en parlementaire.

La surprise, à ces mots, se transforma en stupéfaction.

Un parlementaire! cet homme vêtu d'un macfarlane à carreaux blancs étranges, coiffé d'un casquette de voyage et portant en bandoulière un étui de cuir renfermant une lorgnette.

—Quelle est cette plaisanterie, monsieur? interrogea sévèrement le ministre.

L'homme aux yeux bandés répondit alors en mauvais portugais, mais avec un accent qui sentait son anglais d'une lieue:

—Excellence, je suis envoyé vers vous par mes compagnons de voyage pour vous proposer une transaction...

—Une transaction!

—Nous sommes environ un millier de touristes amenés au Brésil par les soins de l'agence Cook, pour admirer le grand voyageur intersidéral Fédor Sharp, contempler le fragment de terre céleste tombé sur votre territoire... et nous avons espéré pouvoir remporter chacun—à titre de souvenir—une parcelle de ce merveilleux caillou...

Ces mots soulevèrent dans l'assistance des savants un murmure de réprobation.

—Vos soldats nous ont chassés cette nuit, et, sans armes, nous ne pouvons avoir la folle prétention de lutter contre eux; aussi avons-nous pensé que peut-être pourrions-nous nous entendre sur un autre terrain: chacun de nous est disposé à verser au gouvernement brésilien vingt-cinq livres sterling contre la remise d'un demi-kilogramme par voyageur, de ceci...

En disant cela, il frappait le bolide du talon de son soulier jaune...

Ce fut une explosion de colère; les injures, dans toutes les langues du globe pleuvaient sur la tête du malheureux parlementaire, volontiers, les savants se seraient livrés à des voies de fait, si le président du Conseil des Ministres ne l'avait couvert de son corps.

—Messieurs... messieurs, déclara-t-il, la personne d'un parlementaire est sacrée.

Alors, Fédor Sharp s'avança, et d'une voix qui tremblait d'indignation:

—Allez dire à vos compagnons, déclara-t-il, que vous êtes des vandales! et qu'avant de porter vos mains sacrilèges sur le sol que voici, il vous faudra passer sur nos cadavres...

Des applaudissements éclatèrent.

L'Anglais inclina la tête très flegmatiquement et répondit:

—Je ferai votre commission; mais le trésor du Brésil n'est pas si riche pour qu'il repousse aussi facilement une somme de vingt-cinq mille livres...

Il tourna les talons et se retira, emmené par l'officier qui lui servait de guide.

—Excellence, dit alors Sharp, je vous supplie de faire faire bonne garde, car il n'y a rien d'entêté comme un Anglais et les touristes de l'Agence Cook ne vont pas désarmer.

—N'ayez crainte... mais ceci nous prouve qu'il est urgent de prendre des dispositions pour mettre le bolide en lieu sûr.

—Et d'aviser aux moyens de le déménager d'ici au plus tôt, dit alors celui de ces messieurs qui avait proposé de transporter à Rio le précieux caillou.

Le président du Conseil demanda le silence et dit alors:

—Messieurs... je m'en vais, sans tarder, m'occuper de réunir les fonds nécessaires pour mener à bien cette gigantesque opération; je vous laisse le soin d'en trouver le moyen pratique.

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Une lueur de satisfaction s'alluma dans la prunelle du ministre (p. 334).

Il ajouta avec un sourire plein de politesse:

—Et je ne doute pas que vous arriviez bons premiers...

Il salua à la ronde et dégringola le long de la pente abrupte, se disant in petto:

—La gloire, c'est très joli... mais c'est bien cher quand il faut la payer...

Et, en regagnant la gare de Las Pueblas, il se mit l'esprit à la torture pour trouver un moyen de toucher les vingt-cinq mille livres proposées par les Anglais.

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CHAPITRE XI

LA BOÎTE À SURPRISE

Depuis trois semaines, on travaillait ferme au village de Las Pueblas: la présence des membres du Congrès avait mis dans la contrée une animation extraordinaire: tout alentour du bolide, des constructions étaient sorties du sol, comme par enchantement; guinguettes, restaurants faits de planches et de papier goudronné pour les ouvriers, hangars métalliques servant d'ateliers, tentes de toile pour les soldats, hôtel bâti en moins de trois jours pour abriter messieurs les savants.

Les hommes de troupe étant en nombre insuffisant, on avait réquisitionné tous les gens de la contrée pour manier la pelle, la pioche et pousser la brouette. Aussi, alléchés par la promesse d'une prime, les paysans avaient abandonné momentanément les travaux des champs, laissant en plan la famille et la charrue.

C'est que ce n'était pas une mince besogne, que celle qui consistait à arracher du sol, dans lequel il était encastré, ce bloc pierreux et à le soulever à hauteur suffisante pour le déposer sur l'énorme plate-forme qu'il fallait ensuite traîner jusqu'à Rio-de-Janeiro...

Le ministre avait pronostiqué juste, en disant aux membres du Congrès qu'ils trouveraient les moyens mécaniques de transport avant qu'il en eût trouvé, lui, les moyens pécuniaires.

Dès le lendemain du fameux déjeuner qui s'était terminé par l'outrecuidante proposition des Anglais, le promoteur de l'idée avait fait tous ses calculs, dressé tous ses plans et avait provoqué une réunion de tous ceux de ses collègues faisant partie de la Commission de mécanique et de mathématiques appliquées à l'industrie.

Le plan qu'il leur soumit était d'ailleurs d'une simplicité enfantine: il ne s'agissait pas d'autre chose que de dresser tout autour du bolide des grues à vapeur, accouplées trois par trois pour augmenter leur force, et de les faire haler, au moyen de chaînes d'acier passées sous lui, le bloc énorme, jusqu'à ce que sa base s'élevât à cinquante centimètres du sol; un fois là, les grues devaient se mettre en marche, parallèlement, de manière à déposer leur chargement sur une plate-forme faite d'énormes madriers de chêne, montés sur des trucks d'acier munis de roues fort basses, mais, par contre, très larges.

À ce chariot, qui ne mesurait pas moins de douze mètres de large sur trente mètres de longueur, quatre cents bœufs devaient être attelés, par dix de front, tandis qu'un système de crics électriques devait pousser par derrière.

Quelques coups d'aiguillon dans la croupe des bœufs, quelques courants dans les crics... et en route...

Ce moyen, par sa simplicité même, avait enthousiasmé les collègues de l'inventeur... à première vue; car il leur fallut ensuite passer au crible tous les calculs sur lesquels le spécialiste avait échafaudé son projet: cubage du bolide, son poids, force de tension des chaînes, force de traction des grues, élasticité des ressorts de la plate-forme, résistance des efforts combinés des bœufs et résistance des roues...

Tout cela bien examiné, bien pesé, bien vérifié, on avait convoqué d'urgence le président du Conseil et on lui avait soumis le résultat des études, en lui présentant un devis approximatif des dépenses nécessitées.

On arrivait au joli total de cent cinquante mille francs.

C'était une somme! et les savants, depuis deux jours qu'ils étaient arrivés à établir ce chiffre, avaient de grandes inquiétudes: les gens du village avaient causé et de leur conversation était ressortie, claire comme le jour, la confirmation de ce qu'avait dit le délégué des touristes anglais: le budget brésilien manquait totalement d'équilibre et, en dépit d'impôts ordinaires et extraordinaires, les caisses de l'État étaient remplies d'un vide, de plus en plus grand, de plus en plus intense.

Aussi n'y avait-il aucun espoir de voir le trésor fournir aux besoins de l'entreprise et encore bien moins pouvait-on espérer y arriver au moyen d'un nouvel impôt.

Cette perspective seule suffisait à jeter les habitants dans une fureur épouvantable, et ils ne parlaient de rien moins que de recevoir les percepteurs les armes à la main.

Or, une révolution pour le transport d'un caillou, fût-il céleste... En dépit de l'enthousiasme de l'empereur pour l'astronomie, les savants étaient bien obligés de douter qu'il poussât l'enthousiasme jusqu'à vouloir égorger son peuple...

Restait la cassette particulière de Sa Majesté: mais Sa Majesté était connue pour être foncièrement bonne et généreuse, et, à cette époque de l'année, il était fort à craindre que cette cassette fût à peu près dans le même état que les coffres du gouvernement.

Aussi, les savants avaient-ils senti une douce joie baigner leurs âmes, lorsque, après avoir jeté un coup d'œil sur le devis,—ce fut même par là qu'il commença,—le président du Conseil des Ministres avait souri d'un air plein de condescendance et avait murmuré:

—Bien... très bien... la somme est raisonnable... et, du moment que vous garantissez le succès...

—Alors, monsieur le Ministre, avait demandé Fédor Sharp d'une voix étranglée par l'émotion...

—Alors, messieurs, vous pouvez marcher... Le gouvernement se charge des dépenses...

Ce fut une explosion de joie; on s'arrachait les mains du ministre pour les serrer; pour un peu on les eût baisées...

Et on avait marché.

Pendant que les hommes de troupe, secondés par les paysans recrutés à cet effet, creusaient, autour du bolide, un large fossé pour dégager sa base, des mécaniciens s'occupaient à monter les grues à vapeur et tout le matériel nécessaire à l'extraction, amené de Rio par trains spéciaux.

En même temps, sous des hangars rapidement élevés, se construisait la gigantesque plate-forme et se forgeaient les trucks et les roues, destinés à compléter cet étonnant chariot...

À la hâte, on avait établi des parcs pour recevoir les bœufs que des maquignons allaient, non pas acheter, mais louer dans la contrée et qu'il s'agissait ensuite de dresser à porter le joug et à tirer...

Au bout de trois semaines, la base du bolide se trouvait dégagée suffisamment pour que l'on pût creuser, de distance en distance, des galeries souterraines afin d'y passer les chaînes d'acier dont les maillons avaient été, au préalable, vérifiés soigneusement, un à un.

À ce moment-là, les grues étaient montées, la plate-forme construite et hissée sur ses trucks, prête à recevoir sa formidable charge et à être attelée.

C'était assurément une grosse besogne de faite; mais ce n'était rien, comparativement à ce qui restait à faire.

Que l'auteur du projet eût fait une infinitésimale erreur, que l'épaisseur des chaînes ne fût pas suffisante pour résister à la terrible tension qu'elles allaient avoir à supporter, qu'un madrier éclatât, qu'un ressort se faussât, qu'une roue se brisât... et c'en était fait de tant d'efforts, de tant de peine, de tant d'argent...

Aussi, peut-on croire que les membres du Congrès ne dormirent guère cette nuit-là: c'était au lever de l'aurore que les grues à vapeur devaient commencer à fonctionner et, bien avant l'aube, les savants étaient debout, rôdant autour du bolide, soupesant les chaînes, palpant les madriers de la plate-forme, allant même jusqu'à inspecter les bœufs qui dormaient tranquillement, vautrés dans l'herbage.

Enfin, les clairons résonnèrent, envoyant aux quatre coins de la campagne les notes alertes du réveil et, en un clin d'œil, une animation extraordinaire régna dans le village et ses environs.

Les mécaniciens allumèrent les chaudières, les bouviers se mirent à accoupler les bœufs dont l'attelage, fort compliqué, demandait au moins plusieurs heures, et les savants se mirent en marche dans la direction du bolide, escortant le président du Conseil qui, bien entendu, avait demandé à assister à la fête.

Lui seul avait une mine réjouie; tout autour de lui ce n'étaient que visages blêmes, portant toutes les traces d'une anxiété profonde; certainement que beaucoup de ceux qui se trouvaient là poussaient l'amour de la science assez loin pour préférer sacrifier,—si cela eût été possible,—l'un de leurs membres à l'éventualité d'un risque survenant à leur cher «caillou».

Malheureusement, c'étaient là des combinaisons impossibles à réaliser et force leur était de demeurer immobiles, inactifs et inutiles, formant un groupe compact, à quelques pas derrière le ministre.

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Fédor Sharp, cependant, lui, se donnait un mal énorme, allant des mécaniciens aux bouviers, des soldats aux terrassiers, activant ici le jeu des machines, rectifiant le joug d'un bœuf, encourageant ceux qui maniaient la pioche, suppliant les soldats de faire bonne garde.

Ce bolide était son bien, sa chose, et il en soignait le départ comme s'il se fût agi d'un membre de sa propre famille... bien plus même.

La difficulté, dans cette opération hardie, c'était d'obtenir, de la part des dix-huit grues chargées d'arracher du sol ce bloc énorme, un ensemble parfait; il eût suffi d'une différence de niveau de seulement un centimètre pour qu'une chaîne supportant, de ce fait, un poids plus considérable que la chaîne voisine, se rompît.

Cette rupture partielle pouvait entraîner une rupture générale et d'une chute à faux résultait forcément, fatalement, une cassure dans le précieux caillou.

Rien que d'y penser, l'aréopage des savants en avait le frisson.

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Cependant, les chaudières étaient en pleine activité et la vapeur circulait dans les tuyaux de chauffe, donnant sur les pistons leur maximum de pression.

Le moment était venu.

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Alors, les récriminations commencèrent entre les membres du congrès (p. 342).

Peu à peu, avec une méticuleuse prudence, les chaînes se tendirent; mais, avant de donner le signal auquel le grand effort devait être tenté, Fédor Sharp, escorté de la commission spéciale de mécanique et de «mathématiques appliquées à l'industrie», visita chacune des grues, frappant d'un marteau d'acier sur chacune des chaînes, s'assurant que toutes rendaient bien, sous le heurt, un son égal; c'était là le seul moyen que l'on eût trouvé de vérifier si la tension était égale partout.

On fut obligé de faire de-ci, de-là quelques rectifications sans importance et qui, à la rigueur, n'eussent pas été indispensables; mais pouvait-on être trop méticuleux en une semblable circonstance?

Enfin, tout se trouva au point et Sharp, général en chef de cette armée de travailleurs, allait donner l'ordre de commencer, lorsqu'un grand bruit s'éleva du côté de la plate-forme: les deux cents paires de bœufs, accouplées cinq par cinq, non sans peine, on doit s'en douter, étaient là depuis une heure environ, aussi immobiles que si les bêtes eussent été de bronze, chacune d'elles tenue par un bouvier, l'aiguillon à la main; mais, au fur et à mesure que le soleil s'élevait au-dessus de l'horizon et que la chaleur devenait plus forte, l'impatience gagnait les bœufs et, en dépit de l'anneau passé dans leur narine, il devenait de plus en plus difficile de les empêcher de secouer la tête et d'imprimer conséquemment au joug qui les liait des mouvements brusques, lesquels se communiquaient à la plate-forme.

Or, il était indispensable que celle-ci conservât une immobilité absolue, afin de recevoir sans heurt—même le plus léger—la masse énorme qui lui était destinée.

Bientôt un incident, auquel on n'avait pas songé, vint transformer en un désordre extrême une si belle régularité: un essaim de mouches qui sommeillaient dans les herbes, les ailes alourdies par la rosée, mais que les rayons du soleil, déjà ardent, avaient peu à peu réchauffées, s'éleva du sol, bourdonnant et tournoyant autour de ce grand troupeau de bêtes, dont l'odeur forte les tentait.

Les bœufs commencèrent par donner des signes d'inquiétude, furieux qu'ils étaient de se sentir immobilisés par leur joug, livrés pour ainsi dire sans défense aux attaques de leurs ennemies; de leur queue, remuée avec une régularité d'encensoir, ils tentèrent bien d'abord, se battant les flancs à coups redoublés, de mettre en fuite la peste ailée qui s'attachait à eux.

Mais lorsque les mouches, avec leur intelligence de bestioles, comprirent qu'elles trouveraient dans la tête des ruminants des places sans défense, elles vinrent se poser impudemment sur les mufles humides, pénétrant sans vergogne dans les larges narines, dardant les lourdes paupières de leurs aiguillons, s'accrochant aux fanons pleins de bave; alors, il y eut parmi les bêtes qui composaient ce gigantesque attelage, comme un remous énorme et la plate-forme s'ébranla.

Aux cris des bouviers, Sharp accourut, éperdu: si l'on ne trouvait pas un moyen de rétablir l'immobilité absolue, indispensable à la réussite de la tentative, c'en était fait: mais ce moyen, Sharp, avec son génie de grand capitaine, le trouva aussitôt.

Sur ses ordres, les cavaliers coupèrent, au ras de la croupe, la queue de leurs chevaux et les soldats d'infanterie accoururent armés de cet engin d'un nouveau genre au moyen duquel ils se mirent à chasser la maudite engeance, pendant que les terrassiers, abandonnant leurs pioches, fauchaient en hâte les grandes herbes et les amoncelaient en forme de petites meules auxquelles on mit le feu.

Le torrent de fumée, rabattu par une brise légère, aveugla, c'est vrai, le corps des savants, mais chassa définitivement les mouches, dont les dards avaient mis à deux doigts de sa perte le précieux bolide.

Ce danger conjuré, on rétablit, à l'aide de cales glissées sous les roues, l'horizontalité parfaite de la plate-forme et Sharp donna enfin le signal.

La vapeur s'échappa de toutes les chaudières avec un sifflement aigu qui déchira l'air matinal et fit fuir à tire-d'aile, dans le ciel bleu, les oiseaux épouvantés; les chaînes se tendirent et, sous le poids énorme qu'elles supportaient, il sembla un moment qu'elles allaient se briser, mais l'acier était de bonne trempe, et les maillons résistèrent: seulement, alors, il se produisit ceci, c'est qu'au lieu que les grues élevassent le bolide jusqu'à elles, ce furent elles au contraire qui parurent s'incliner vers lui; leurs flèches se courbèrent et, durant quelques secondes, on put croire qu'elles allaient éclater.

Durant ces quelques secondes, les cœurs des savants cessèrent de battre dans leur poitrine, le sang s'arrêta dans leurs veines et leur gorge serrée par l'angoisse s'opposa au jeu des poumons.

Anxiété vaine: les flèches des grues étaient d'aussi bon acier que les maillons des chaînes et, retrouvant leur souplesse, sous l'action de la vapeur qui semblait un sang généreux circulant dans leurs membres métalliques, elles se redressèrent, raidies dans un suprême effort.

—Il a bougé!... s'exclama Fédor Sharp.

Et les autres s'écrièrent à leur tour, bien qu'ils n'eussent rien vu:

—Il a bougé!...

Mais, à leur tour, les mécaniciens poussèrent des cris d'alarme: les chaudières risquaient d'éclater.

—Qu'elles éclatent! fit Fédor Sharp d'une voix qui sifflait, comme sifflait la vapeur dans les cylindres...

Les mécaniciens ouvrirent tout grands les robinets, la vapeur se précipita tumultueusement; les grues, comme si elles eussent eu une âme, semblèrent mettre un amour-propre humain à l'emporter, elles, machines intelligentes, dans cette lutte contre la matière brute.

Comme des athlètes, à bout de souffle, mais qui cependant mettent dans un dernier effort toute l'énergie qui leur reste, elles parurent arc-bouter leur armature d'acier, les maillons des chaînes s'allongèrent, se déformant sous l'invraisemblable tension, mais résistèrent au poids, et, cette fois, la masse énorme, incapable de résister, s'abandonna.

On la vit insensiblement s'élever..., s'élever..., puis sortir tout à fait de l'alvéole dans laquelle la violence de sa chute l'avait encastrée, et Fédor Sharp, à plat ventre, pour mieux juger des progrès du travail, suivait d'un œil anxieux son cher bolide sortant des entrailles de la terre.

Enfin, quand il jugea que la base avait atteint le niveau de la plate-forme, il fit un signe: les grues s'arrêtèrent, soufflant d'une voix rauque, comme des travailleurs exténués, et tout le monde, d'un même geste, savants, mécaniciens, soldats, s'épongea le front, qu'une sueur abondante inondait: chacun de ceux qui étaient là avait peiné, comme s'il eût tiré à force de bras sur les chaînes qui halaient le bloc.

Mais ce n'était là qu'une première partie de la besogne: la seconde partie était peut-être la plus périlleuse, car, pour la mener à bien, ce n'était plus une question de force mécanique sur laquelle les sciences mathématiques avaient pu fournir quelques pronostics; c'était maintenant une question d'habileté, d'adresse, de coup d'œil.

Les grues devaient se mettre en marche sur les rails qui aboutissaient à la plate-forme, et il s'agissait de les faire marcher, parallèlement, pour ainsi dire au pas, sans qu'aucune d'elles dépassât, fût-ce de cinq centimètres, celle qui lui faisait face, sous peine de voir détruit l'équilibre du travail tout entier.

Le Président du conseil, sur la demande de Sharp, avait fait venir de Rio la musique militaire d'un des régiments en garnison et c'était au son des cuivres et des tambours que ce bataillon métallique devait se mettre en marche, les troupiers d'acier réglant leur pas sur la grosse caisse et sur les fifres.

On avait bien, il est vrai, avant d'enchaîner le bolide, répété plusieurs fois cette manœuvre, et on était arrivé à une exécution parfaite; mais le poids immense qu'avait à supporter les grues n'allait-il pas s'opposer à une marche aussi parfaite?

Fédor Sharp ne pouvait se décider à ordonner que l'on commençât: si une fausse manœuvre allait jeter bas le précieux caillou...

Incapable de parler, il fit enfin du bras un grand geste et le chef de la musique leva son bâton en l'air: alors, la grosse caisse résonna, les cymbales éclatèrent, les cuivres tonnèrent et cent cinquante coups de sifflet s'échappèrent, stridents, des chaudières.

Ensemble, comme si une baguette de fée les eût mises en branle, les grues commencèrent à glisser sur les rails, d'un mouvement lent, presque insensible. C'était un spectacle véritablement très curieux que celui de ces énormes bras d'acier qui se profilaient sur le ciel bleu, entraînant, suspendue aux chaînes qui pendaient d'eux, la masse énorme du bolide.

Il y avait à peine deux cents mètres à parcourir ainsi, et ces deux cents mètres, on mit près de cinq heures à les parcourir; les savants marchaient de chaque côté des rails, formant des petits groupes qui escortaient chaque machine avec une sollicitude quasi paternelle.

Les uns causaient avec les mécaniciens, s'intéressant au jeu des pistons, à la circulation de la vapeur dans les tuyaux, s'inquiétant lorsque l'arbre paraissait fléchir, ou lorsqu'il leur semblait entendre dans le grincement des roues quelque chose d'anormal. D'autres allaient plus loin: ils adressaient la parole à la machine même, l'encourageant par de bonnes paroles, comme ils eussent fait pour un cheval.

Maintenant, le bolide flottait au-dessus de la plate-forme et il fallait aux bouviers toute leur énergie musculaire pour contenir les bœufs qu'effaraient le ronflement des roues et les halètements de la vapeur.

—Halte! cria enfin Fédor Sharp.

La musique militaire se tut, les grues s'immobilisèrent, et, tout doucement, à un nouveau signal, détendirent les chaînes, jusqu'au moment où la base du bolide reposa sur la plate-forme; alors, avec des cales en bois et recouvertes de caoutchouc, dont la forme s'adaptait exactement aux sinuosités de la masse rocheuse, on mit celle-ci en équilibre parfait sur le char qui devait lui faire faire son voyage triomphal.

Comme la nuit était venue, on remit le départ au lendemain matin et les ouvriers, en signe de victoire, s'amusaient à parer le bloc de verdure et de branches d'arbres, arrachées à la forêt voisine.

Et, pendant que les savants banquetaient pour célébrer ce triomphe de l'industrie humaine, sous la présidence de Fédor Sharp, remplaçant le premier ministre, retenu à Rio par une affaire importante, le premier ministre, profitant de la nuit, arrivait incognito à Las Pueblas, se glissait jusqu'à l'unique posada du pays et là, dans une chambre hermétiquement close, se rencontrait avec un individu, arrivé aussi secrètement que lui, quelques instants auparavant.

Cet individu n'était autre que le touriste anglais que ses compagnons avaient envoyé—en guise de parlementaire—aux propriétaires du bradyte, pour leur faire l'étrange proposition que le lecteur n'a certainement pas oubliée.

—Je remercie infiniment Votre Excellence d'être exacte au rendez-vous, commença-t-il par dire.

—Ce qui est convenu est convenu, répondit l'autre avec dignité.

—D'ailleurs, observa malicieusement l'Anglais, n'est-ce pas demain que vous devez faire un premier versement sur les travaux exécutés?

Le ministre fit une légère grimace et inclina affirmativement la tête; puis, d'une voix à laquelle il s'efforçait vainement de donner une intonation détachée et qui trahissait une certaine angoisse:

—Vous avez les fonds? demanda-t-il.

L'Anglais tira de la poche de ses vêtements un gros portefeuille qu'il posa sur la table en disant laconiquement:

—Voilà!...

Une lueur de satisfaction s'alluma dans les prunelles du ministre qui étendit le bras; mais l'autre plaça sa main sur le portefeuille.

—Vous avez les papiers? interrogea-t-il.

L'homme d'État brésilien sortit, à son tour, une liasse de papiers portant l'estampille du gouvernement.

—Voici les mille bons, dit-il.

Et il en tendit un à l'Anglais qui lut à mi-voix:

«Bon pour un demi-kilogramme de bolide à délivrer au porteur par les soins de l'agent du gouvernement brésilien, fin courant!»

L'Anglais sursauta.

—Fin courant! s'exclama-t-il, cela nous mène joliment loin...

—Impossible d'avancer d'un seul jour, répondit le ministre d'une voix qui n'admettait pas de réplique; les délégués ne s'embarquent pour l'Europe qu'à cette date, et je ne tiens pas à soulever contre moi la réprobation de la science de l'ancien et du nouveau monde...

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—Mais, c'est que nous mêmes...

—À prendre ou à laisser, déclara le Président du Conseil.

L'Anglais garda un moment le silence, paraissant réfléchir; puis, se décidant enfin:

—Nous nous entendrons avec l'agence Cook, car la fin du mois est également la date assignée à notre retour...

Il ouvrit son portefeuille et en tira une certaine quantité de traites qu'il passa au ministre en disant:

—Voici vos vingt-cinq mille livres, payables à vue, chez le premier banquier de Rio.

Et, pendant que le ministre prenait, avec une visible satisfaction, les précieux papiers, l'Anglais étendait la main vers la liasse de bons, disant:

—Vous permettez?

—Comment donc!

Et, méticuleusement, comme si c'eût été des billets de banque, le fils d'Albion se mit à compter les bons, un à un.

Au millième, il poussa un soupir de satisfaction, mit le tout dans son portefeuille, et le portefeuille dans sa poche.

—Maintenant, que nous n'avons plus rien à nous dire, fit le ministre en se levant, je vous demanderai la permission de retourner à Rio; je dois prendre le train demain à la première heure pour revenir ici, assister au départ du chariot... et je ne voudrais éveiller aucun soupçon...

Il se dirigea vers la porte, mais, sur le seuil, il se retourna:

—Surtout, recommanda-t-il, que cette affaire ne s'ébruite pas; cela pourrait m'occasionner le plus grand ennui...

L'Anglais l'ayant rassuré d'un sourire, l'homme d'État salua une dernière fois et disparut.

À l'aube, tout était prêt pour le départ; les bœufs que l'on avait fait coucher sur place, et qui avaient passé la nuit à ruminer, se trouvaient sous le joug et les bouviers, l'aiguillon en main, attendaient le signal qui devait faire se mettre en mouvement l'énorme machine.

À l'arrière, les crics électriques étaient parés, et les électriciens, à leur poste, étaient prêts à envoyer dans les fils les courants qui devaient donner au chariot l'élan suffisant pour démarrer.

Sharp, lui, avait passé une partie de la nuit, debout, parcourant la route que devait suivre le véhicule, rectifiant, grâce à une équipe de terrassiers, les défectuosités qui pouvaient entraver quelque peu la marche en avant.

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Successivement, Farenheit, Gontran, Fricoulet et enfin Ossipoff... (p. 348).

On avait dû, depuis trois semaines, abattre des bois, combler des fossés, empierrer des terres labourées, pour que les roues de la plate-forme ne s'enfonçassent pas jusqu'au moyeu, sous l'énorme charge qui pesait sur elles.

Ce n'avait pas été un mince travail et qui, dans des circonstances normales, eût coûté un prix fabuleux: heureusement que la fièvre qui brûlait les savants pour ce «caillou céleste» avait gagné le public, et les paysans, non seulement avaient consenti à bouleverser leurs champs, sans recevoir aucune indemnité, mais encore avaient offert gratis l'effort de leurs biceps.

Jusqu'au jour, Sharp avait parcouru à cheval la voie que devait suivre le monumental véhicule et il n'était revenu au campement qu'aux premières lueurs de l'aube.

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Tout le monde était à son poste, attendant le signal du départ, que seul l'illustre savant s'était arrogé le droit de donner.

Après avoir inspecté d'un seul coup d'œil tout son monde, après s'être assuré que chacun était à son poste et que tout était paré, Sharp, haut sur les étriers, dans l'attitude d'un colonel qui va commander la charge, brandit soudain au-dessus de sa tête son vieux parapluie de coton bleu, rapiécé et déteint.

La grosse caisse tonna, les cuivres éclatèrent, les cymbales tonnèrent et les bœufs, la croupe lardée au même instant d'un même coup d'aiguillon, tendirent le cou, s'arcboutant de toutes leurs forces sur leurs reins pour enlever la pesante machine, tandis qu'à l'arrière, les crics électriques poussaient de toute la puissance du courant.

Rien ne bougea: on eût dit que les roues étaient rivées au sol.

La grosse caisse tonna plus fort; les cuivres, les cymbales, les pistons firent rage, les aiguillons s'enfoncèrent plus profondément dans la chair des bêtes, dont on vit la peau se soulever sous l'effroyable torsion des muscles, et les électriciens envoyèrent dans les crics un courant d'une intensité capable de faire fondre les fils des électros.

Un grincement, alors, se fit entendre, dans les moyeux; la charpente entière craqua avec un bruit sinistre, à faire croire que tout allait s'effondrer; mais les roues tournèrent et la pesante machine, halée par les quatre cents bœufs, poussée par les crics, se mit à avancer.

Oh! lentement, très lentement, car il fallait une double équipe de crics que des ouvriers plaçaient, l'une après l'autre, la seconde prête à continuer l'effort de la première, mais sans que la marche de l'attelage fût suspendue une seule seconde; les bœufs n'auraient pas été capables de donner un nouveau coup de reins suffisant pour remettre en route le céleste caillou.

Qu'importait, d'ailleurs, la lenteur avec laquelle on avançait? le principal, la seule chose, même, intéressante, était qu'on avançât, et du moment qu'on avançait, mieux valait que ce fût avec toute la lenteur possible, de façon à écarter toute éventualité d'accident.

On juge si, les premiers mètres parcourus, ce résultat fut l'occasion d'un triomphe pour le promoteur de l'idée du transport de l'aérolithe à Rio; ce furent des congratulations à n'en plus finir, congratulations dont Sharp fut le premier à donner le signal, bien qu'en dedans de lui-même il enrageât fort, considérant que ce succès amoindrissait le sien, que ce collègue lui volait impudemment une part de sa gloire.

Et, chose curieuse, lui qui, depuis trois semaines, s'était employé à la réussite de cette entreprise de toutes les forces de son corps et de son esprit, voilà, qu'au fur et à mesure qu'on avançait, et que le succès se dessinait, il faisait des vœux pour qu'un accident quelconque survînt... En même temps que le chariot demeurerait en panne, la gloire du collègue s'évanouirait, et Fédor Sharp demeurerait le seul triomphateur...

Et même—c'est à peine si Sharp osait se l'avouer à lui-même—le bolide dût-il subir une avarie, il préférait cette solution à un succès complet.

Il ne se doutait pas que la Providence se disposait à exaucer ses souhaits de façon aussi complète; autrement l'insensé eût certainement préféré une gloire partagée au néant qui l'attendait.

Mais l'homme est ainsi fait, que souvent c'est lui-même qui est l'artisan de son propre malheur, que c'est lui-même qui supplie Dieu d'intervenir dans ses affaires, et que Dieu, alors, les règle au mieux de la justice et de l'équité.

La fureur de Fédor Sharp ne faisait que croître à mesure que le véhicule roulait plus avant sur la route de Rio; il en était arrivé au point de souhaiter, qu'à défaut d'un accident matériel, les Anglais intervinssent pour arrêter le convoi et l'empêcher d'aller plus loin.

On voyait toujours à l'horizon, maintenue par la cavalerie du gouvernement, qui faisait escorte au convoi, la troupe de touristes de l'agence Cook, et Sharp, qui ignorait l'accord secret intervenu entre eux et le premier ministre, ne pouvait se douter qu'ils suivaient le précieux bolide, non plus pour tâcher de s'en emparer, comme précédemment, mais pour surveiller le gage des vingt-cinq mille livres remises au président du conseil.

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Il avait été un moment question de faire halte à midi, pour permettre aux gens et aux bêtes de se reposer, tout en mangeant; mais la commission spéciale de mécanique et de «mathématiques appliquées à l'industrie,» après un examen approfondi de la question, avait déclaré que le chariot une fois arrêté, elle ne répondait pas qu'il pût se remettre en branle: les quatre cents bœufs avaient, dans la première montée, donné une somme de traction qui les avait épuisés de près de la moitié de leurs forces, et, s'il leur fallait recommencer, ils en seraient certainement incapables.

Il serait donc nécessaire d'avoir recours à d'autres attelages, ce qui demanderait non seulement le temps de les trouver, mais encore de les dresser... et, alors, il n'y aurait plus aucune raison pour que cela finît jamais.

On décida donc que les gens et les bêtes se réconforteraient tout en marchant; les bouviers attachèrent à la tête de leurs ruminants des musettes remplies d'orge, pendant que le corps savant cheminait, dévorant à belles dents une tranche de viande froide intercalée entre deux tartines de pain.

Depuis six heures, environ, le véhicule roulait, et l'on n'avait encore fait qu'un petit kilomètre, ce qui, au dire de la commission de mécanique et de «mathématiques appliquées à l'industrie,» était déjà un résultat merveilleux, lorsque, soudain, un craquement sinistre se fit entendre: c'était un essieu qui venait de se rompre.

Le chariot s'arrêta aussitôt, les bœufs immobilisés comme par enchantement, et chacun regarda son voisin d'un air terrifié...

Qu'allait-il arriver?

Cette question, on ne fut pas longtemps à se la poser, car les événements se chargèrent de répondre presque immédiatement.

Un second, puis un troisième craquement suivirent, à une minute d'intervalle, le premier et la plate-forme s'abattit du côté droit sur ses roues pulvérisées.

À peine si l'on eut le temps de pousser un cri d'effroi, et le bradyte, glissant sur le plan incliné, toucha le sol; puis, en vertu de sa masse et du mouvement acquis, il bascula sur lui-même.

Le malheur voulut qu'à l'endroit où se produisait la chute, le terrain s'inclinât légèrement, suivant une pente douce, sur une distance d'environ trois cents mètres, et, ces trois cents mètres, la masse énorme les parcourut, roulant sur elle-même, avec une vitesse chaque instant croissante, écrasant tout sur son passage, moissons, arbres, maisons; un troupeau de moutons fut réduit en bouillie, et un petit hameau fut pulvérisé.

Le corps savant suivait, consterné, son cher caillou dans cette course furibonde, tremblant à chaque volte qu'il faisait, craignant qu'un accident lui survînt.

Et la commission de mécanique et de «mathématiques appliquées à l'industrie,» désespérée, se sentant déshonorée, ne parlait de rien moins que d'aller, à titre d'expiation, s'étendre sur le passage du bradyte.

Sharp, en dedans de lui-même, jubilait; sa gloire, à lui, demeurait intacte, et celle de son collègue et concurrent s'évanouissait.

Mais un proverbe dit qu'un malheur n'arrive jamais seul; une fois de plus, les événements se chargèrent de démontrer l'exactitude de ce proverbe: au bout des trois cents mètres, une haie se trouvait, clôturant la propriété dans laquelle venait de se produire l'accident, et cette haie côtoyait une excavation de terrain formée par une carrière de pierres en exploitation.

Cette excavation pouvait avoir une cinquantaine de mètres de profondeur.

Le bradyte fit un bond et disparut aux yeux épouvantés des savants; puis, presque aussitôt, il y eut un bruit sourd, comme la détonation lointaine de plusieurs batteries d'artillerie tirant à la fois, et un immense nuage de poussière s'éleva de l'excavation, masquant le paysage.

Moins de cinq minutes plus tard, une foule énorme était réunie au fond du trou: savants, bouviers, soldats, et jusqu'aux touristes de l'agence Cook, accourus dès qu'ils avaient eu le pressentiment d'une catastrophe, étaient là, considérant, d'un air accablé et stupéfait, la masse pierreuse, les flancs ouverts.

Les Anglais, gens pratiques, leur premier étonnement passé, commençaient à ramasser les débris, lorsque Sharp, tiré, à cette vue, de son anéantissement, donna l'ordre aux troupiers de faire évacuer la place et de former un cordon de sentinelles assez serré pour que nul importun ne pût le franchir.

Alors, les récriminations commencèrent entre les membres du congrès scientifique, chacun d'eux rejetant sur son voisin la responsabilité de l'accident; Sharp l'avait belle en main pour écraser celui qui avait failli amoindrir sa gloire, et, durant une heure, il l'accabla, lui et ses collègues de la commission de mécanique et de «mathématiques appliquées à l'industrie».

Quand il eut fini de parler, après avoir, en manière de péroraison, déclaré que les noms de ces misérables seraient à jamais cloués au pilori de l'histoire scientifique du xixe siècle, il demanda ce qu'il convenait de faire.

Un des membres présents dit alors que, tout en déplorant ce qui venait d'arriver—au point de vue esthétique—il ne convenait peut-être pas—au point de vue astronomique—de s'en attrister outre mesure.

Tel qu'il était auparavant, ce bloc de terre céleste ne permettait d'en étudier que la surface; peut-être fallait-il voir dans cet accident malheureux un dessein de la Providence, qui permettait aux savants de la planète Terre de plonger dans les entrailles de ce fragment mystérieux.

—Quelle joie! messieurs et collègues, s'exclama le digne homme, s'échauffant à sa propre éloquence, si nous pouvions retrouver dans ces flancs pierreux des vestiges de l'antique humanité qui, peut-être, a habité à la surface du monde auquel ce bradyte a appartenu... Chaque jour ne découvre-t-on pas, sous l'écorce de notre globe, des coquilles, des armes, des monnaies qui nous permettent de reconstituer l'histoire de nos ancêtres... Qui nous dit que nous n'allons pas nous trouver en présence de semblables vestiges qui nous révéleront les mystères de l'infini!

On applaudit, et, parmi ceux qui applaudirent le plus fort, sera-t-on étonné que nous citions les membres mêmes de la malheureuse commission chargée d'examiner les moyens pratiques de transporter à Rio le fameux bolide? l'un de ceux-là même n'eut-il pas l'audace d'insinuer que, tout bien réfléchi, on devait leur savoir gré d'avoir provoqué un incident dont la science profiterait dans des proportions si larges?

Sharp lança à celui-là un regard furieux, grommela quelques paroles inintelligibles, en réponse au blâme que contenait cette insinuation perfide, et, railleusement, proposa à l'assemblée de voter des félicitations à ceux de leurs collègues dont les erreurs mathématiques avaient amené ce beau résultat.

Cependant, le président du conseil, après avoir, dans un petit discours bien senti, tenté de ramener la concorde entre les membres du congrès, déclara que la seule chose à faire était de mettre à profit l'accident survenu, et l'on procéda à la nomination d'une commission spéciale, dite «commission des fouilles».

Immédiatement, sans prendre le temps de se reposer, les commissaires, saisis d'une belle ardeur, se firent donner des pioches, des pics, et, munis de lanternes, descendirent dans la crevasse du bradyte, pendant que les autres, réunis sous une tente dressée tant bien que mal, se déclaraient en permanence, sous la présidence de Fédor Sharp.

Il n'y avait pas une heure que les «commissaires des fouilles» avaient disparu, qu'ils ressortirent soudain, pâles, tremblants, en proie à une émotion inexprimable.

On s'empressa autour d'eux, les accablant de questions; mais leur trouble était si grand que, durant quelques instants, ils furent incapables de prononcer aucune syllabe.

Enfin, l'un d'eux, faisant sur lui-même un violent effort, réussit à dire d'une voix à peine intelligible:

—Dans le fond de la crevasse, à moitié enfoncé dans la terre, nous avons découvert un bloc métallique.

—Quelque mine, sans doute, observa Sharp.

—Non pas... cela semble porter la marque d'une fabrication humaine.

Les bouches s'entr'ouvrirent dans une exclamation stupéfaite; mais Sharp, qui ne s'emballait jamais, riposta d'un ton narquois:

—Je ferai observer à notre collègue que ce bloc est un fragment de la comète de Tuttle, laquelle est inhabitée...

Le collègue ainsi pris à partie répliqua, non sans quelque aigreur, en désignant ceux qui l'avaient accompagné dans son exploration:

—Cependant, je me permettrai de faire observer à monsieur Sharp, que je ne suis point seul à avoir fait cette constatation. Ces messieurs ont remarqué comme moi—et leur dire contrôle le mien, il me semble—que le bloc en question n'a nullement l'aspect d'une agglomération minérale due à la seule nature; il porte l'empreinte d'un travail intelligent.

—Nierez-vous que la nature soit l'artisan intelligent, par excellence! s'écria Sharp que la contradiction énervait.

—Assurément non, mais enfin, je ne pense pas que la nature soit à même, pas plus à la surface de la comète de Tuttle qu'à la surface de notre planète, de river ensemble des plaques de métal, de fabriquer des écrous... de...

Sharp devint tout pâle et balbutia:

—Vous avez constaté des rivures... des écrous?...

—En outre, poursuivit le savant, nous pouvons déclarer qu'il ne s'agit pas d'un bloc plein, mais creux et qui a résonné sous les coups de nos pics, il nous a même semblé distinguer l'ouverture d'un trou d'homme.

—Il fallait ouvrir... pénétrer à l'intérieur... s'écria le président du Conseil des ministres, en proie à une grande exaltation.

—Nous l'avons vainement tenté; ainsi que je vous l'ai dit en commençant, ce bloc, enfermé dans les entrailles du bradyte, en est sorti sous le choc produit par la chute et est enfoncé dans le sol... il faudrait des terrassiers armés de pelles pour le dégager.

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Il suivait avec une angoisse poignante les progrès de la résurrection (p. 356).

—Prenez des soldats et hâtez-vous! commanda le ministre, saisi, malgré lui, par le côté de plus en plus mystérieux de cette aventure.

Les savants se précipitèrent sur les pas des troupiers; quant à Fédor Sharp, il lui sembla un moment que ses jambes allaient se dérober sous lui; sa langue était sèche et sa gorge, contractée, ne laissait passer qu'en sifflant l'air de ses poumons; en même temps un cercle d'acier lui serrait les tempes au point qu'il croyait que son cerveau allait éclater, et un poids énorme, pesant sur sa poitrine, l'étouffait.

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S'il eût osé, il fût demeuré là, éprouvant une insurmontable répugnance à suivre ses collègues; mais l'instinct, plutôt que la compréhension bien nette de la situation, le poussa à faire comme les autres, et, d'une marche pour ainsi dire automatique, il rejoignit la foule qui formait cercle autour des travailleurs.

Saisis par l'impatience, les savants, le ministre lui-même, avaient saisi qui une pelle, qui une pioche, qui un pic, et s'étaient mis à donner un coup de main aux troupiers.

Seul, Sharp, adossé à la paroi du bolide, aux rugosités duquel ses ongles se cramponnaient, demeurait à l'écart, immobile, sentant croître d'instant en instant l'étrange malaise qui s'était emparé de lui à la nouvelle de la surprenante découverte faite par ses collègues.

Ses yeux étaient comme rivés sur cette masse métallique que les pioches et les pelles dégageaient peu à peu de la terre et, au fur et à mesure que la forme s'en accusait davantage, il sentait prendre corps en lui-même le pressentiment affreux qui l'avait saisi dès le premier instant.

Si dans cette enveloppe d'acier se trouvaient ses victimes; si soudain allaient apparaître à ses yeux ceux qu'il avait volés, trahis, ceux qu'il croyait perdus à jamais dans l'infini des cieux, ceux dont, en cet instant même encore, il usurpait la gloire?

Et, chez le misérable, ce n'était pas la torture du remords, c'était l'appréhension de la justice, du châtiment.

Enfin, tout le monde aidant, les pelles, les pioches, les pics avaient fait leur ouvrage: «l'Éclair»,—car c'était bien lui, les lecteurs l'ont certainement reconnu—était dégagé de l'enveloppe rocheuse dans laquelle il séjournait depuis qu'il avait fait, aux environs de Saturne, la rencontre du bolide qui portait Sharp.

Avec mille précautions,—et les savants tinrent à se charger eux-mêmes de cette délicate besogne,—l'appareil fut transporté à quelque distance, et là, après avoir été examiné, palpé, ausculté, il fut décidé qu'on forcerait sans tarder ce qui semblait être l'ouverture de ce coffre étrange.

Sous les coups redoublés des pics, le trou d'homme que des écrous fermaient intérieurement, s'ouvrit: mais alors, il y eut une bousculade, chacun voulant entrer le premier et tous prétendant pénétrer.

On dut procéder par tirage au sort au choix de cinq membres du congrès, chargés d'explorer les flancs de l'appareil, et, hardiment, bien qu'un peu pâles, les cinq savants pénétrèrent.

La face exsangue, les yeux désorbités, sans mouvement, sans souffle, Fédor Sharp attendait.

Un cri retentit à l'intérieur de l'Éclair et un savant sortit, tenant entre ses bras un corps inerte: c'était celui de Séléna; puis successivement apparurent Farenheit, Gontran, Fricoulet et enfin Ossipoff...

À la vue de ce dernier, Sharp poussa un grand cri, porta les mains à sa tête, comme si un choc lui eût brisé le crâne, et tomba raide.

On s'empressa auprès de lui: il était mort!

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CHAPITRE XII

OÙ TOUT LE MONDE EST CONTENT, SAUF JONATHAN FARENHEIT

Par train spécial, un véritable régiment de docteurs, mandés télégraphiquement, était arrivé de Rio, durant la nuit et, sans prendre aucun repos, ils avaient décidé de procéder immédiatement à l'examen des «sujets».

Quatre par quatre, ils avaient défilé dans la grande salle de la Posada, transformée en dortoir, et où, sur un bon lit, chacun des voyageurs était étendu, sans mouvement, sans souffle apparent.

Pendant une demi-heure, les docteurs examinaient, palpaient, auscultaient les «sujets»; puis, hochant gravement la tête, les lèvres muettes par crainte de dire une bêtise, ils sortaient, cédant la place à quatre suivants qui faisaient comme les précédents, qu'ils allaient retrouver dans une pièce voisine.

L'aurore se levait lorsque, le défilé ayant pris fin, le corps médical de Rio, presque tout entier, se trouva réuni: cela formait une assemblée fort nombreuse et d'aspect imposant.

On chuchotait à voix basse, dans les coins, par petits comités, chacun tentant, avant de donner son opinion, de connaître celle des autres, de peur de commettre une «gaffe» par trop énorme; mais personne ne se décidait à prendre la parole, par crainte de se compromettre.

Enfin, comme cela menaçait de se prolonger indéfiniment, quelqu'un, pris de pudeur à la pensée des malheureux dont le sort dépendait peut-être de la décision qu'allait prendre cette assemblée de savants, hasarda ces mots timidement prononcés:

—Il faudrait peut-être entrer en consultation....

Aussitôt, chacun sembla se réveiller, regarda son voisin, et dit:

—Oui, l'on pourrait entrer en consultation...

Mais cette chose, si simple en apparence, présentait au fond des difficultés énormes, du moment qu'il s'agissait de passer de la théorie à la pratique.

Une consultation entre une demi-douzaine de confrères n'est déjà pas chose fort commode; mais ils étaient là juste cent vingt-deux—pas un de plus, pas un de moins—et dame, pour mettre d'accord cent vingt-deux membres de la faculté de Rio...

Et comme chacun, se rendant compte de cette difficulté, pour ne pas dire de cette impossibilité, jetait sur son voisin un regard anxieux, tout à coup, un des membres présents proposa de s'assimiler à un congrès.

On applaudit!

Dès lors, l'impossibilité était vaincue, les difficultés étaient aplanies: il ne s'agissait plus que de nommer un bureau—ce qui ne demanda pas plus d'une heure et quart, les rivalités étant grandes,—et de choisir ensuite un président, ce qui fut fait au bout d'une heure,—les compétitions étant considérables.

Dès lors, ayant un bureau et un président, l'Assemblée se déclara normalement constituée, apte à délibérer et, comme il était près de huit heures, qu'on avait passé la nuit en chemin de fer et que l'on tombait de sommeil, le président mit aux voix une motion tendant à lever la séance pour permettre aux membres présents d'aller prendre un peu de repos.

Mais, avant de se séparer, le Congrès adopta la marche suivante de ses travaux: repos général jusqu'à midi; à midi lever et mise à table; repas jusqu'à deux heures; à deux heures entrée en séance.

Il fut fort applaudi; mais il faut reconnaître que les applaudissements ne furent ni moins nourris, ni moins chauds quand il proposa au Congrès de se déclarer en permanence, jusqu'à ce qu'une décision eût été prise.

Avant de se séparer pour aller chacun de leur côté chercher un coin pour se reposer, les membres du Congrès nommèrent un des leurs chargé de prendre, sur son sommeil et sur son repas, le temps nécessaire pour rédiger un rapport qui servirait de base à la discussion, dès la reprise de la séance.

Le président, chargé, à son tour, de s'entendre avec l'aubergiste pour que le menu du repas fût digne du corps médical de Rio, on se sépara et, sans nul souci de ceux pour le salut desquels ils avaient été convoqués, messieurs les docteurs s'en furent chercher, dans un profond sommeil, l'oubli de leurs fatigues, tandis que, assis en face l'un de l'autre, le président élaborait minutieusement le menu du déjeuner et que le rapporteur élaborait non moins minutieusement son rapport...

Pour être juste, il faut dire qu'à deux heures sonnant le Congrès était en séance et que l'écho de l'horloge mourait à peine que le président donnait la parole au rapporteur.

Très habilement, celui-ci avait commencé par faire l'éloge du corps médical brésilien, portant aux nues les fameux docteurs qui n'avaient pas hésité à abandonner des malades très intéressants pour venir apporter le concours de leurs lumières à la résolution de l'extraordinaire problème qui se posait à eux, n'ayant pas assez d'éloges, non plus, pour le dévouement des praticiens plus humbles, qui n'avaient pas reculé devant les kilomètres et les kilomètres à parcourir pour tenter de tirer du néant les «sujets» découverts dans ce bloc aérien...

«Certes, il ne lui appartenait pas à lui, modeste entre les modestes, de se prononcer sur le cas véritablement sans précédent qui leur était soumis: cependant, il ne croyait pas trop s'avancer en déclarant que c'étaient là des êtres appartenant à la génération actuelle,—il n'en voulait pour preuve que les vêtements, ou plutôt les lambeaux de vêtements qui les couvraient et qui semblaient révéler, à l'examen, une fabrication moderne.

«Il regrettait fort que l'illustre savant, dont le récent voyage venait de bouleverser le monde scientifique, fût mort si tragiquement, et cela au moment même où son expérience eût pu être d'une si grande et si incontestable utilité; car si,—comme on pouvait le supposer,—le bolide tombé, quelques semaines auparavant, aux environs de Pétersbourg, appartenait au bradyte dans lequel les «sujets» en question venaient d'être trouvés, nul doute que Fédor Sharp eût donné de précieux renseignements, desquels on eût conclu, pour ainsi dire à coup sûr, en quel état se trouvaient, pour l'instant, ces malheureux.

«Certes, il ne lui appartenait pas d'examiner le côté scientifique de la question; d'autres plus compétents que lui le feraient, et avec une plus grande autorité que celle qu'il pourrait apporter.... Mais enfin, avant d'examiner si les êtres en question étaient ou non viables, il eût été, à son avis, indispensable d'être fixés sur le monde duquel ils arrivaient, et sur la composition exacte du bradyte dans lequel ils étaient comme incrustés.

«Ces points une fois acquis, on pourrait, sachant dans quelles conditions atmosphériques et climatologiques les «sujets» avaient vécu, étudier s'il était possible ou non de les rappeler à la vie.

«C'est pourquoi il concluait à la convocation immédiate et par voie télégraphique d'un corps d'astronomes et de chimistes, à l'effet d'examiner le bradyte et d'analyser sa composition.»

Si la première partie du rapport avait été, comme on pense, applaudie, la seconde fut accueillie par une froideur significative: on trouvait, non sans raison, que ce n'était guère flatteur pour le corps médical de Rio, que de proposer de le mettre à la remorque des astronomes et des chimistes.

Et, demandant la parole, un orateur escalada la tribune pour déclarer, en son nom et au nom d'un grand nombre de ses collègues, qu'ils ne pouvaient, à leurs grands regrets, adopter les conclusions du rapporteur: c'était en leur qualité de médecins qu'ils avaient été convoqués à l'effet d'examiner des corps inanimés et de décider s'il y avait ou non lieu de tenter quelque chose pour les rappeler à la vie.

Tous, ils avaient défilé devant les «sujets», les avaient étudiés, sommairement il est vrai, mais suffisamment pour s'être fait une opinion et il demandait au président de vouloir bien mettre au vote la question de savoir à quel cas particulier appartenait l'état des «sujets». On pourrait ensuite voter sur le point de savoir à quelle résolution il convenait de s'arrêter....

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Sous la conduite de l'aubergiste, ils revenaient chargés de provisions (p. 363).

Tout cela avait été dit d'une voix brève, autoritaire, qui produisit grande impression et le président jugea, aux acclamations qui accueillirent l'orateur à sa descente de la tribune, que la grande majorité partageait sa manière de voir.

Seulement, quand il proposa de voter par mains levées, un certain nombre d'assistants demandèrent qu'on procédât par vote secret et, cette motion ayant été adoptée, chacun des cent vingt-deux docteurs de la Faculté de Rio monta à la tribune pour déposer, dans une soupière prêtée par l'aubergiste pour jouer le rôle d'urne et placée devant le président, le bulletin sur lequel il avait résumé son diagnostic.

Le compte fait, il se trouva que, sur cent vingt-deux votants, il y eut trente-cinq bulletins concluant à une momification d'un ordre tout spécial qui, en produisant la mort, laissait cependant au sujet l'apparence de la vie: quinze bulletins insinuant qu'on se trouvait en présence d'un cas de catalepsie incompréhensible, mais que l'on ne pouvait faire cesser, du moment que l'on n'en connaissait pas les causes et enfin soixante-douze bulletins blancs.

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En proclamant le résultat du vote, le président insinua qu'il était regrettable qu'un si grand nombre de confrères n'eussent pas cru devoir donner leur opinion,—fût-elle même absurde,—car quelquefois de plusieurs absurdités jaillit la lumière.

On procéda ensuite à un second tour de scrutin, lequel avait pour but de formuler un vœu relativement aux dispositions à prendre en ce qui concernait les «sujets».

Sur ce point, il y eut unanimité: cent vingt-deux bulletins, sur cent vingt-deux votants demandaient que les «sujets», transportés à Rio, fussent mis à la disposition de l'École de médecine, pour y être soumis à un examen anatomique sérieux.

—Un certain nombre de nos confrères, dit alors le président d'une voix grave, ont cru devoir voter comme la majorité de l'assemblée, bien qu'ils inclinent à penser que les «sujets» sont seulement en état de catalepsie! je suppose être l'interprète des sentiments de tous en leur adressant des félicitations pour leur stoïcisme; car ils se trouvent en présence d'un cas de conscience difficile à trancher, eu égard à la vie qu'ils croient exister à l'état latent chez des individus. Mais de véritables savants pouvaient-ils hésiter, alors que les intérêts de la science sont en jeu?...

En dépit de sa férocité, cette petite harangue fut applaudie à outrance.

Alors, un des membres de l'assemblée demanda la parole pour un fait personnel et dit:

—Je suis l'un de ceux auxquels notre honorable président vient de faire allusion en termes si délicats et si flatteurs et, si je suis monté à la tribune, c'est pour dire ceci: c'est qu'en admettant que les «sujets» soient en état cataleptique, il n'y a qu'un miracle qui puisse les rendre à la vie, étant donné l'ignorance où nous sommes de la cause de cet état... Or, comme Dieu seul fait des miracles et que nous ne sommes que des hommes, j'ai estimé qu'il fallait faire profiter la science d'une occasion unique d'étudier sur le vif un cas de catalepsie sidérale...

Il ajouta d'une voix vibrante:

—Donc, à l'amphithéâtre!

Et, tous se levant, les bras agités au-dessus de la tête, de répéter, en écho:

—À l'amphithéâtre!

En ce moment, la porte de la salle s'ouvrit et Fricoulet, arrêté sur le seuil, pâle, défaillant, cramponné des deux mains, au chambranle, pour ne pas tomber, balbutia d'un ton rauque qui donnait comme une sensation d'outre-tombe:

—Bravo! messieurs... seulement vous avez oublié de nous demander notre permission!

La foudre, tombant tout à coup, n'eût pas produit un effet plus radical: durant une seconde, les cent vingt-deux savants s'immobilisèrent, les traits figés, comme médusés, les yeux désorbités avec une expression d'épouvante, la bouche ouverte par un cri que l'angoisse avait étranglé dans la gorge, au passage.

Puis, subitement, ce cri sortit de toutes les gorges à la fois, trahissant l'horreur que causait cette soudaine apparition et, dans une bousculade folle, les docteurs se ruèrent vers les portes, vers les fenêtres, vers tout ce qui pouvait être une issue susceptible de les mettre promptement hors de l'atteinte de ce revenant.

En moins d'une minute, la salle fut vide et alors Fricoulet partit d'un éclat de rire.

Mais ce rire,—le premier qu'il poussait depuis son retour sur la terre,—frappa ses oreilles d'échos si singuliers qu'il tressaillit, sentant un frisson le secouer désagréablement des pieds à la tête.

—Brrou! fit-il.

Et, pivotant sur ses talons, il rentra dans la salle où ses compagnons de voyage, étendus sur leur couchette, conservaient cette immobilité qui avait fait croire à leur mort.

—Pauvres amis, murmura l'ingénieur, ils l'échappent belle!... sans moi, ils étaient, dans vingt-quatre heures, couchés sur la table de dissection!...

Il promena ses regards autour de lui, avisa la tablette surmontant le comptoir et sur laquelle une ligne respectable de bouteilles se voyait, contenant des liquides de couleurs variées.

—Il y a là plus qu'il n'en faut pour faire revenir un mort!

Il se hissa sur le comptoir, consulta les étiquettes, prit une bouteille de rhum qu'il déboucha et dont il avala une forte gorgée; après quoi, un peu ragaillardi lui-même, il se dirigea vers les couchettes.

Un moment, il s'immobilisa, promenant ses regards à droite et à gauche, semblant indécis sur le choix qu'il convenait de faire; mais son indécision ne fut pas longue et, s'approchant de Séléna, il entr'ouvrit doucement les lèvres de la jeune fille pour faire couler entre ses dents serrées quelques gouttes d'alcool.

Penché vers elle, lui soulevant le buste d'un bras, tandis que, de la main restée libre, il lui tamponnait le front de son mouchoir imbibé de rhum, il suivait avec une angoisse poignante, sur le visage de Séléna, les progrès de la résurrection.

D'abord, ce ne fut qu'un imperceptible tressaillement dans les muscles faciaux, puis la poitrine se souleva imperceptiblement, envoyant, par les lèvres pâles, un souffle léger, si léger qu'à peine eût-il agité un duvet d'oiseau; mais ce souffle, Fricoulet en eut la perception sur sa joue et cela lui arracha une exclamation de joie.

—Séléna... ma chère Séléna... murmura-t-il.

Presque aussitôt, pourtant, il rougit de son audace et jeta un regard inquiet vers Gontran, comme si celui-ci eût été capable de l'entendre; alors, rendu au sentiment de la réalité par la vue de son ami, il poussa un soupir de regret et son visage, radieux, s'assombrit.

Cependant, sous la peau mate de la jeune fille, il semblait que le sang circulât à nouveau; à fleur de peau, une légère teinte rosée parut bientôt, rendant une apparence de vie à ce pauvre visage tout à l'heure encore couleur de cire; la poitrine commençait à se soulever plus franchement sous le jeu plus régulier des poumons, en même temps que les lèvres reprenaient leur incarnat d'autrefois.

Enfin, les paupières, après avoir battu à plusieurs reprises, finirent par s'entr'ouvrir et le regard vague, durant quelques secondes, s'illumina soudain en s'arrêtant sur l'ingénieur.

—Monsieur Fricoulet... balbutia la jeune fille.

Fricoulet, ivre de joie, lui saisit la main et la couvrit de baisers, balbutiant:

—Mademoiselle!... oh! mademoiselle...

Bien que revenue à elle, Séléna n'avait pas, comme bien on pense, le sentiment de la réalité; aussi, promenant d'un air surpris ses regards autour d'elle, cherchant, sans y pouvoir parvenir, à se rendre compte des objets nouveaux qui l'entouraient, elle murmura la phrase classique pour toute personne sortant d'un évanouissement:

—Où suis-je?... Qu'est-il arrivé?...

—Sur Terre! mademoiselle! s'exclama Fricoulet... nous sommes sur Terre... enfin!...

Alors, le souvenir des êtres qui lui étaient chers revint à la jeune fille et, la gorge étranglée par l'angoisse, elle s'écria:

—Mon père!... Gontran!...

Puis, apercevant, couchés côte à côte, le vieillard et son fiancé, elle se laissa aller au bras de l'ingénieur, demi-pâmée, balbutiant:

—Morts!... ah! mon Dieu!

—Non... non, rassurez-vous... il en est d'eux comme de vous... du moins je l'espère...

Séléna, d'un énergique effort, s'était relevée, puisant dans son amour filial la volonté nécessaire pour triompher de la faiblesse qui menaçait de la terrasser.

—Occupez-vous de M. de Flammermont, dit-elle. Je cours à mon père.

Et avec une énergie dont on n'aurait pu croire capable cette pauvre enfant, tout à l'heure engourdie dans une catalepsie voisine de la mort, elle se mit à frictionner le vieillard, ainsi que Fricoulet avait fait pour elle-même.

L'ingénieur, lui, avait employé pour Gontran un système semblable à celui dont il avait usé pour la jeune fille: rhum ingurgité entre les lèvres contractées, friction du visage avec un linge trempé d'alcool, massage de la poitrine pour rétablir le jeu des poumons; et, comme pour Séléna, le succès couronna ses efforts.

Mais ce qu'il y eut de plus curieux, ce fut que Farenheit, sans qu'on se fût occupé de lui, revint à la vie en même temps que le jeune comte.

L'odeur de l'alcool avait sans doute impressionné de façon toute spéciale ses nerfs olfactifs; car, obéissant à une sorte d'instinct, comme s'il eût été en état de somnambulisme, il étendit la main vers le litre de rhum posé à sa portée et d'une seule lampée, en avala le contenu presque tout entier.

L'absorption rapide d'une si grande quantité d'alcool produisit, dans cet estomac sevré de spiritueux depuis si longtemps, l'effet d'un réactif puissant qui provoqua une résurrection quasi instantanée.

Et cette résurrection se manifesta tout d'abord par un éternuement formidable qui éclata comme un coup de canon, faisant trembler les vitres de la salle.

—By God!—s'exclama en sursautant l'Américain qui ne s'était pas rendu compte qu'il était l'auteur de cette explosion, By God... voilà l'Éclair qui éclate...

D'un bond, il fut en bas de sa couchette; mais l'état de faiblesse extrême qui l'engourdissait, comme mort, depuis plusieurs semaines, le fit fléchir si brusquement sur ses jambes qu'il s'immobilisa, tout stupéfait, promenant autour de lui un regard ahuri...

—Monsieur de Flammermont!—appela-t-il... Monsieur Fricoulet!...

Mais il s'arrêta net, passa la main sur son front et, se mettant à rire, ajouta:

—Diable de rêve!... car je rêve!... cette fenêtre... ce comptoir... ces chaises... Ce n'est pas l'Éclair tout ça...

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Il écarquillait les yeux, regardant les groupes formés par Séléna auprès d'Ossipoff et de Fricoulet auprès de Gontran, ne pouvant s'imaginer qu'il n'était pas le jouet d'un cauchemar, lui montrant près de lui ses compagnons de voyage...

Cependant, comme il tenait encore à la main le litre de rhum, il en porta le goulot à son nez, renifla vigoureusement et s'exclama:

—Mais, By God!... ça en est, cependant!... je n'ai pas la berlue!...

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Et tendant la main vers l'ingénieur:

—Monsieur Fricoulet, supplia-t-il, au nom de Dieu, je vous en conjure...

Comme il achevait ces mots, Gontran revenait à lui et, tout comme l'Américain, le jeune comte commença par douter de la réalité.

Mais un incident vint fort à propos, heureusement, déchirer les voiles qui enveloppaient leur cerveau et les contraindre à toucher du doigt la vérité...

Au dehors, un bourdonnement de voix se faisait entendre, croissant à chaque seconde, pour atteindre tout à coup une intensité formidable; en même temps que, les volets subitement arrachés, apparurent derrière les vitres des pyramides humaines, montrant des têtes curieuses entassées les unes sur les autres.

C'était la population entière du village, augmentée des habitants des environs qui, mise en éveil par la fuite épouvantée des docteurs, venait contrôler, de visu, ce qu'il y avait de vrai dans cette prétendue résurrection.

Et, lorsqu'ils aperçurent les voyageurs debout près des couchettes sur lesquelles plusieurs de ceux-là mêmes qui regardaient les avaient étendus, le miracle éclata aux yeux de tous et une formidable exclamation poussée par des centaines de poitrines vint prouver aux oreilles de Farenheit et de Gontran que, cette fois, ils foulaient bien du pied le sol de la planète natale...

L'Américain ne courut pas, il vola jusqu'à l'une des fenêtres, l'ouvrit toute grande et, brandissant à bout de bras sa casquette de voyage, hurla à pleins poumons:

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Nos corps reprenaient le chemin de la terre (p. 374).

—Hurrah!... hurrah!...

Et la foule enthousiasmée, qui tout d'abord avait eu en arrière un prudent mouvement de recul, répéta après lui:

—Hurrah!... hurrah!...

Puis un silence religieux se fit: on attendait qu'il prononçât un discours...

Mais,—la nature, un moment engourdie, reprenant soudain ses droits,—le discours de l'Américain fut extrêmement court et se borna à ceci:

—À manger!... à boire!...

Comme une nuée de moineaux mis en fuite par la détonation d'une arme à feu, les villageois détalèrent dans toutes les directions et presque instantanément Farenheit se trouva seul dans l'encadrement de la fenêtre grande ouverte...

Alors, il revint vers ses compagnons: les premières effusions de joie passées, Gontran et Fricoulet avaient joint leurs soins à ceux de Séléna pour rappeler à lui Ossipoff.

Mais la résurrection du vieillard était lente; car, depuis trois ans, le cerveau avait tué le corps, la lame avait usé le fourreau; et maintenant que la volonté était engourdie—morte peut-être—les membres, ayant perdu leur maître, n'obéissaient plus...

Cependant, à force de frictions énergiques, à force d'insufflations patientes et habiles entre les lèvres décolorées, la poitrine finit par se soulever presque imperceptiblement et Séléna, qui était penchée vers le visage livide de son père, se redressa soudain, la joie dans les yeux.

—Il respire! s'exclama-t-elle.

—Chut! fit Fricoulet en mettant un doigt sur sa bouche, pas d'émotions.

Il continua de lui masser doucement la poitrine, tandis que Gontran lui frottait les tempes avec du rhum et que, de son mouchoir, en guise d'éventail, Séléna lui envoyait à la face un air un peu plus frais.

Peu à peu, tant d'efforts furent récompensés, les poumons reprirent leur jeu naturel, les paupières se soulevèrent, les regards se promenèrent de l'un à l'autre, et bientôt, la voix caverneuse, Ossipoff demanda:

—Qui donc est à la machinerie?

Ne recevant pas de réponse, il ajouta, faisant mine de vouloir se lever:

—Je vais mettre le cap sur la Grande Ourse... Je veux voir... je veux connaître...

Il s'arrêta, porta dans un geste douloureux ses mains à sa poitrine et balbutia:

—Je souffre épouvantablement...

—La faim, parbleu... fit l'Américain.

Un éclair s'alluma dans la prunelle du vieillard.

—Oui... oui... vous devez avoir raison, Farenheit,... mais la soute est vide...

Alors, un ruisseau de larmes jaillit de ses yeux.

—Ah! ma fille... mes amis... combien je suis coupable!... pardon, pardon, de vous avoir jetés dans cette folle aventure... Les étoiles!... c'était trop loin... et nous voici condamnés à mourir de faim.

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Comme il achevait ces mots, un vacarme se fit entendre du côté de la porte qui finit par s'ouvrir sous une pression violente, livrant passage à la foule des braves gens qui, tout à l'heure, examinaient du dehors les voyageurs...

Sous la conduite de l'aubergiste, ils revenaient chargés de provisions: l'un portait sur sa tête un panier de raisin, l'autre tenait dans ses bras des bouteilles de vin; celui-ci c'était un gigot dont il faisait hommage; celui-là, plus pauvre, avait partagé en deux le pain destiné à sa famille...

Devant les voyageurs ahuris, ils défilèrent ainsi, poussant des hourras et déposant sur le plancher leurs cadeaux qui finirent par former un amoncellement de victuailles, faisant comme un rempart.

À chacun des manifestants, chacun des voyageurs dut serrer la main et quand le dernier fut sorti, seul l'aubergiste demeura pour dresser la table...

—Ah! bien! disait-il tout en plaçant les assiettes, ça en fait un bruit, votre aventure... C'est-à-dire que je m'en vais faire des affaires d'or avec vous!... on parle d'organiser des trains de plaisir jusqu'ici... et comme mon auberge est la seule du pays...

Il s'exprimait en portugais et comme Gontran avait été durant quelques mois—lorsqu'il appartenait à la diplomatie—attaché à la légation française à Lisbonne, il demanda:

—Pardon, mon ami... voudriez-vous nous dire où nous sommes?...

L'aubergiste le regarda avec des yeux démesurément ouverts; puis il éclata de rire, s'exclamant:

—C'est vrai!... vous ne pouvez pas savoir... eh bien! vous êtes chez Antonio Pajarès, aubergiste dans le village de la Rocca... à vingt-cinq kilomètres de Rio...

—Rio!... Rio-de-Janeiro! s'écria Gontran.

—C'est cela même...

Alors, il se tourna vers ses compagnons et leur traduisit en français la réponse du Brésilien...

Farenheit battit un entrechat.

—Amérique!... Nous sommes en Amérique.

Il se précipita vers Gontran, lui serra la main avec une frénésie telle que les os craquèrent et dit d'une voix qu'il s'efforçait de rendre grave:

—Merci... merci, cher monsieur de Flammermont, de cette attention délicate; mais, pendant que vous y étiez, vous auriez aussi bien pu diriger l'Éclair sur les États-Unis...

Fricoulet partit d'un éclat de rire formidable.

—Pourquoi pas aussi dans New-York même, cinquième avenue, au deuxième étage, sur votre palier...

Tout en plaisantant, cependant, l'ingénieur réfléchissait, se creusant vainement la cervelle pour comprendre comment lui et ses compagnons se trouvaient en Amérique, sur le territoire brésilien, à quelques kilomètres de Rio.

Par quel miracle avaient-ils franchi assez rapidement, pour ne pas mourir d'inanition, les trillions et les trillions de lieues qui séparaient les régions de la Grande-Ourse de la planète natale?

En admettant même que la vitesse dont l'Éclair était animé durant sa course à travers le désert sidéral eût été—il ne savait trop comment, par exemple,—décuplée, centuplée même, il leur eût fallu des centaines d'années, et...

Il regarda l'un après l'autre ses compagnons de voyage, et ils lui apparaissaient tels qu'il les avait quittés la veille, à l'exception pourtant d'Ossipoff dont le visage portait les traces d'un excessif surmenage...

Mais, en admettant même cette chose inadmissible que le véhicule eût été animé d'une vitesse à laquelle il était impossible à l'imagination humaine de songer, par suite de quelles circonstances, contraires à toutes les lois de la physique et de la mécanique, l'Éclair ne s'était-il pas liquéfié d'abord en pénétrant dans la zone d'atmosphère terrestre et ensuite brisé, en touchant le sol de la planète?

Voilà ce à quoi il songeait, la tête entre les mains, tandis que ses compagnons—ou du moins Gontran et Farenheit—faisaient largement honneur au repas; Ossipoff, lui, le regard vague, les mains abandonnées sur les genoux, gardait une immobilité accablée, indifférent aux caresses que lui prodiguait sa fille.

—Alcide, dit tout à coup Flammermont qui, sa première fringale apaisée, finit par s'apercevoir de l'attitude rêveuse de son ami; Alcide, tu n'as donc pas d'estomac?...

L'ingénieur tressaillit, comme arraché brusquement à un rêve, et répondit en se jetant sur le contenu de l'assiette placée devant lui:

—Si... si... parfaitement.

Et il se mit à manger silencieusement.

Tout à coup, comme l'aubergiste venait d'entrer, Farenheit dit à Gontran:

—Auriez-vous l'amabilité de prier cet homme de m'apporter un indicateur des chemins de fer?

Quelques instants plus tard, l'Américain feuilletait l'indicateur demandé, prenant des notes au crayon, marquant l'itinéraire à suivre, notant les heures de départ et les systèmes de correspondances...

—By God! finit-il par grogner d'un ton mécontent, je ne puis partir avant demain matin...

—Partir!... pour où?... interrogea Fricoulet.

—Mais pour New-York, donc!... Vous figurez-vous, par hasard, que j'aie l'intention de m'établir au Brésil...

Rapidement, il avait écrit quelques lignes sur une feuille arrachée à son carnet.

—Voudrez-vous avoir de nouveau l'obligeance, fit-il à Gontran, de demander à l'aubergiste s'il y a le télégraphe, ici?

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L'homme ayant répondu négativement, Farenheit ajouta:

—Connaît-il quelqu'un dans le village qui porterait à cheval cette dépêche au télégraphe de Rio?

Et comme, cette fois, l'aubergiste tendait la main dans un geste fort clair, l'Américain, embarrassé, balbutia:

—Mon cher comte, vous n'auriez pas de monnaie sur vous?

—Dame... pas plus que vous et que Fricoulet...

Farenheit fouillait dans ses poches, machinalement, quoiqu'il sût très bien qu'il n'y trouverait rien, lorsque, soudain, ses yeux s'illuminèrent et sa bouche se fendit dans un large sourire; en même temps, du gousset de son gilet, il tira quelque chose qu'il montra à Fricoulet, du bout des doigts.

—Hein? fit interrogativement l'ingénieur en avançant la main...

L'Américain ouvrit la main et le quelque chose qu'il tenait tomba dans la main de son interlocuteur: ce quelque chose était purement et simplement un écrou, gros comme le petit doigt et mesurant trois centimètres de longueur.

—Eh bien! interrogea Fricoulet en tournant et retournant l'écrou...

—Combien cela peut-il peser... à peu près...

—Mon Dieu...—et l'ingénieur soupesait l'objet—je ne sais trop..., dans les deux cents... à deux cent cinquante grammes.

L'Américain reprit l'écrou et le déposa dans la main de l'aubergiste ahuri, en disant à M. de Flammermont:

—Expliquez à cet homme, que c'est pour la course...

Gontran examina Farenheit, regarda Fricoulet et murmura:

—Il est fou!...

—C'est vous qui êtes fou! riposta l'Américain; cet écrou provient de la machinerie de l'Éclair... cet écrou est en lithium... Or, le lithium vaut sur terre, m'a dit monsieur Fricoulet, environ soixante-dix mille francs le kilogramme; ce qui donne à cet écrou une valeur d'à peu près quatorze mille francs; pour aller porter une dépêche à Rio!... Je ne pense pas que cet homme soit volé...

Fricoulet hocha la tête.

—L'aubergiste ne comprendra pas, murmura-t-il; d'ailleurs, s'il comprenait, ce serait dangereux, car cela ébruiterait la chose et nous risquerions d'être volés...

Ces simples mots suffirent à faire se renfrogner le visage de l'Américain; il reprit l'écrou dans la main, toujours étendue, de l'aubergiste et le fourra dans sa poche; mais il décrocha sa montre, un superbe chronomètre en or, qu'il lui tendit, pendant que Gontran expliquait que le bijou lui était confié en garantie de paiement.

L'homme s'inclina jusqu'à terre et allait sortir lorsque, toujours servant d'interprète, mais pour le compte de Fricoulet, cette fois, Gontran lui demanda d'apporter des journaux...

—Qu'y a-t-il donc de si important dans cette dépêche? fit l'ingénieur, pour que vous soyez prêt à payer le commissionnaire une somme aussi considérable?

—J'annonce mon arrivée à New-York pour après-demain et convoque en assemblée générale les actionnaires de la Selene Company limited.

—Pour?...

—Pour rendre compte de mon mandat et déclarer qu'ils seront désintéressés jusqu'au dernier dollar, grâce à une part de bénéfices dans la vente de l'«Éclair»...

Fricoulet baissa le nez dans son assiette. L'Éclair! il n'osait faire part au pauvre Farenheit de ses inquiétudes; mais il craignait fort qu'il ne fût liquéfié, volatilisé, en traversant l'atmosphère ou réduit en miettes impalpables, en prenant contact avec le sol...

Cependant, l'aubergiste avait apporté les journaux et il y en avait une quantité assez respectable, vu que les docteurs, dans la précipitation de leur départ, avaient oublié ceux dont ils s'étaient munis, pour rompre la monotonie du voyage de Rio.

Il y en avait de tous formats et de toutes sortes, de toutes langues, des grands, des petits, des politiques, des scientifiques, des mondains, des illustrés, des portugais, des anglais, des français, des russes, etc.; et tous s'occupaient presque exclusivement du fameux aérolithe qui mettait sens dessus dessus le monde savant de l'Univers.

—Parbleu! dit Fricoulet, dont le visage s'irradia d'un sourire satisfait, voilà mon affaire.

Il venait de trouver un journal de Rio, rédigé en français et qui donnait sur l'événement les détails les plus circonstanciés.

Farenheit avait accaparé, lui, toutes les feuilles anglaises et américaines, laissant à Gontran le soin de parcourir les journaux espagnols et italiens; quant à Ossipoff, il écoutait d'une oreille distraite Séléna qui lui lisait à mi-voix une revue scientifique russe.

—Parbleu! s'exclama tout à coup Fricoulet en appliquant sur la table un coup de poing formidable, je m'explique maintenant.

Chacun interrompit sa lecture et dressa le nez vers l'ingénieur.

—Vous vous expliquez... quoi? interrogea Farenheit.

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Séléna, dit Gontran à mi-voix, il faut que je vous parle (p. 383).

—Comment nous sommes ici... alors que, logiquement, mathématiquement, scientifiquement, nous devrions être à des milliards de lieues de la terre.

À ces mots, une étincelle s'alluma dans l'œil atone d'Ossipoff et il lui sembla qu'un regard de vie s'animait en lui.

Gontran, frappé par cette observation, s'écria à son tour:

—C'est juste!... et puis, par quel miracle ne nous sommes-nous pas volatilisés dans la nébuleuse de l'Écu de Sobieski?...

Fricoulet regarda son ami en riant, mais d'un rire sardonique et répondit:

—Par un miracle bien simple, mon cher Gontran, et que tu vas comprendre: nous ne sommes pas restés dans l'Écu de Sobieski, parce que nous n'y sommes jamais allés.

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Il sembla que ces mots eussent produit sur Ossipoff l'effet d'un cinglant coup de fouet appliqué sur les mollets: il se redressa comme mû par un ressort, et, cramponné des deux mains au rebord de la table, le buste penché en avant, comme s'il allait se jeter sur l'ingénieur, qu'il considérait d'ailleurs avec des regards flamboyants:

—Jamais allés! répéta-t-il... vous osez dire que...

Il s'interrompit, haussa les épaules et, se tournant vers sa fille, ainsi que vers Gontran et Farenheit:

—Il est fou, ma parole!...

Mais Fricoulet se contenta de hocher la tête, sans cesser de sourire.

—Eh! eh!... le plus fou de vous tous n'est pas celui qu'on pense, déclara-t-il.

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—Alors? s'exclama le vieillard, qui paraissait avoir recouvré toute sa vigueur, vous osez dire que nous ne sommes allée ni dans la Lune, ni dans les planètes, ni dans...

Mais l'ingénieur ne le laissa pas continuer.

—Permettez; ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit, et ce que je n'ai pas l'intention de dire; je n'ai parlé ni de la Lune, ni des planètes, petites ou grandes...

—Ah! ricana le vieillard, vous concédez Neptune, Saturne, Uranus...

—Non, là, je vous arrête, monsieur Ossipoff... car je ne vous concède pas Uranus...

Le vieillard se croisa les bras, avec un air d'indignation profonde, et s'écria:

—Quoi!... vous oseriez nier...

—Que nous soyons allés à Uranus... parfaitement...

Les autres entouraient l'ingénieur, bien près de croire, eux aussi, comme Ossipoff le croyait sérieusement, que le malheureux garçon était fou...

Lui, se rendait compte du sentiment qui les animait et ne pouvait s'empêcher de ricaner.

—Parfaitement... répéta-t-il... je nie Uranus et tout le reste de notre voyage...

—Oh! par exemple! protesta à son tour Gontran; mais tu ne te rappelles donc plus...

—Si, je me rappelle... répliqua narquoisement l'ingénieur: la trahison de monsieur Ossipoff, profitant de notre sommeil pour nous faire quitter le courant astéroïdal et nous lancer dans l'infini...

Le vieillard baissa la tête, un peu honteux.

—... Et l'accident survenu à l'œil de monsieur Farenheit...

L'Américain chercha le bandeau qui lui entourait le front et parut fort surpris de ne le pas trouver.

—... Et ton rêve sur la Loïe Fuller, avec laquelle tu te mariais...

Ce fut au tour de Gontran de détourner la tête pour fuir le regard plein de reproches de Séléna.

—... Et la congestion cérébrale de monsieur Ossipoff, poursuivit Fricoulet, et le fameux duel que monsieur de Flammermont et sir Farenheit doivent avoir ensemble aussitôt leur retour sur terre...

Séléna jeta un cri de terreur, tandis que les deux adversaires s'écartaient soudain l'un de l'autre, sentant se réveiller en eux le ressentiment que les péripéties du voyage avaient endormi.

—Ah! se mit à rire Fricoulet, vous n'avez rien à craindre, mademoiselle, et vous, mes chers amis, vous pouvez bien vous donner la main... car votre altercation n'a eu lieu qu'en rêve.

—En rêve! s'exclamèrent-ils tous à la fois...

—Assurément, puisque c'est en rêve que nous avons accompli notre voyage sidéral...

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Ce fut un ébahissement.

—Voyons... fit l'ingénieur, rappelez-vous ce qui s'est passé au moment où nous passions à proximité de Saturne; on avait agité la question de savoir si on continuerait le voyage, afin de profiter du courant astéroïdal qui nous emportait... ou bien si on courrait la chance d'aborder sur la planète, quitte à revenir ensuite comme on pourrait...

—Parfaitement, déclara Farenheit, je me rappelle d'autant plus ces détails qu'à ce moment vous m'aviez enfermé dans ma cabine, et que je passais mon temps, l'oreille collée à la porte, pour écouter ce qui se disait.

—C'est alors, poursuivit Fricoulet, que monsieur Ossipoff découvrit dans la constellation de Cassiopée un astre nouveau, que Gontran déclara, après de sérieuses observations, être un bolide, et même il précisa en ajoutant que le point brillant signalé par monsieur Ossipoff, comme une montagne de neige, n'était autre que le véhicule servant d'habitation à Sharp...

Un peu humilié, le vieux savant grommela:

Errare humanum est...

—C'est précisément ce que je vous répondais dernièrement, au sujet de mon dessin sur la Grande-Ourse, fit Gontran enchanté de reprendre sa revanche.

Ossipoff lança en dessous, à celui qui devait être son gendre, un regard soupçonneux et ne dit plus rien.

Alors, Farenheit, la mémoire complètement rafraîchie par ce que venait de dire l'ingénieur, s'écria:

—Je me souviens très bien... puisque c'est moi qui suis sorti de ma cabine, pendant que tout le monde dormait, pour remettre en route l'Éclair, que l'on avait fait stopper, afin de laisser passer le bolide en question...

—Eh bien! continua Fricoulet, l'Éclair est venu donner tête baissée dans le bolide avec une telle force qu'il y est entré tout entier, mais pas assez puissamment cependant pour le traverser de part en part et ressortir de l'autre côté.

S'adressant à M. de Flammermont, il ajouta:

—Te rappelles-tu ce cauchemar épouvantable dont tu me fis le récit? ce n'était point un cauchemar, c'était bien la réalité, et tandis que notre esprit vagabondait par les espaces, continuant le voyage véritablement incohérent rêvé par M. Ossipoff, nos corps, tombés dans un coma voisin de la mort et ayant l'Éclair pour tombeau, reprenaient le chemin de la terre, dans le bolide qui emportait Sharp...

Il ajouta, avec un sourire un peu narquois:

—Voilà comment il se fait que nous soyons aujourd'hui sur notre planète natale, alors qu'il y a trois jours encore, nous en étions éloignés de plusieurs trillions de lieues.

Ossipoff avait saisi sa tête à deux mains, avec le geste naturel à ceux qui entendent d'invraisemblables choses, et il balbutiait:

—Impossible!... impossible... impossible...

—Mais ce qui impossible, mon cher monsieur, riposta Fricoulet, c'est que nous n'ayons pas rêvé, que nous ayons réellement accompli ce fantastique voyage; d'ailleurs, vous n'avez qu'à lire ce que dit Fédor Sharp... vous verrez que son récit coïncide absolument avec ce que je viens de vous rappeler...

Et il mettait sous le nez du vieillard le journal qu'il tenait à la main et qui donnait un compte rendu aussi complet que possible des événements dont le monde scientifique était occupé depuis plusieurs semaines.

Force fut bien alors à Ossipoff de se rendre à l'évidence et, frappé au cœur par l'écroulement du rêve sublime qu'il avait fait, il poussa un gémissement et tomba sur son siège, en proie à un véritable effondrement.

Sa fille s'empressa auprès de lui, lui prodiguant mille caresses, s'ingéniant à trouver des arguments pour le consoler.

Ce fut vainement: il conservait son visage navré et gardait un silence farouche.

Ce fut en cet instant que l'hôtelier entra dans la salle.

—Señor, dit-il en s'adressant à Gontran, les voyageurs de messieurs Cook et Compagnie demandent s'ils pourraient avoir l'honneur de vous présenter de plus près leurs hommages.

Les yeux du jeune homme s'arrondirent.

—Messieurs Cook et Compagnie! répéta-t-il tout surpris, qu'est-ce que c'est que ça?...

—Tiens, lis, dit Fricoulet en lui tendant son journal qui consacrait un entrefilet entier aux excursions à prix réduit organisées par la fameuse Agence, aujourd'hui connue du monde entier, pour permettre aux curieux de l'ancien Continent de venir voir ce monstrueux bolide dont l'univers s'occupait.

—Nous voici passés à l'état de bêtes curieuses! s'écria le jeune comte.

Et à l'hôtelier:

—Qu'ils aillent contempler le bolide... cela, tant qu'ils voudront, mais qu'ils nous fichent la paix...

En ce moment, Fricoulet partit d'un immense éclat de rire et étendit la main vers la fenêtre derrière laquelle s'apercevait une masse de têtes, coiffées de la manière la plus étrange et la plus diverse, dont les visages, aux yeux ronds, aux bouches grandes ouvertes, exprimaient la plus ardente curiosité et la plus extrême surprise.

—Ces messieurs prennent un à-compte, ricana l'ingénieur, mais, pour le moment, c'est tout ce que nous pouvons leur permettre... Qu'ils aillent contempler le bolide... Cela leur fera prendre patience...

—Malheureusement, répondit l'hôtelier, cette consolation ne leur est même pas permise... car le gouvernement a été obligé de mettre autour du champ où le chariot a versé, une double ligne de sentinelles,... les touristes ne s'étaient-ils pas imaginé de vouloir emporter, chacun, un fragment du bolide, à titre de souvenir...

Fricoulet eut un plaisant mouvement de frayeur.

—Fichtre! monsieur l'hôtelier, fit-il, fermez bien les portes et les fenêtres! ces messieurs seraient capables de nous couper en petits morceaux pour emporter aussi un souvenir des fameux voyageurs.

Puis, désignant la porte au bonhomme:

—Fichez-nous la paix.

Se sentant tirer par la manche de son pardessus, il se retourna et se trouva nez à nez avec Farenheit.

—Dites donc, monsieur Fricoulet, murmura l'Américain, j'ai bien envie d'aller faire un tour du côté de l'Éclair... Voyez-vous qu'il prenne fantaisie à ces brigands de le détailler.

—Peuh!... puisqu'on vient de vous dire qu'il y avait des sentinelles...

—C'est égal... j'aimerais mieux veiller moi-même.

L'ingénieur haussa les épaules et dit:

—À votre aise... mon cher... seulement, à votre place, j'attendrais qu'il fasse nuit, autrement vous serez suivi comme une bête curieuse...

L'Américain montra ses poings.

—Voilà pour ceux qui s'aviseraient de vouloir me regarder de trop près...

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Cela dit, il assujettit sur sa tête sa casquette de voyage, prit au râtelier une queue de billard qu'il fit tournoyer entre ses doigts noueux avec une prestesse inquiétante pour la curiosité des «Cook's Excursionnistes» et sortit.

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—Ah! monsieur! s'exclama Fricoulet en regardant Séléna, comment pourrait-on ne pas aimer les étoiles?... (p. 388).

Cependant, l'affaissement d'Ossipoff avait fini par céder aux caresses et aux consolations de sa fille. Celle-ci, d'ailleurs, pour le ragaillardir un peu, lui avait tenu un raisonnement, sinon conforme à la scrupuleuse vérité, du moins plein de logique: puisque Sharp était mort, il n'y avait pas à craindre que l'on se heurtât à des démentis de sa part. Les voyageurs n'avaient qu'à tomber d'accord pour nier le récit fait par le savant à ses collègues et aux journaux. Il avait prétendu que le bolide qui le portait était un fragment de la comète de Tuttle... Et la preuve qu'il disait la vérité?... Et qui empêchait, au contraire, Ossipoff d'affirmer que l'Éclair avait rencontré ce bolide aux environs d'Antinoüs ou de l'Écu de Sobieski?

C'était un mensonge!... c'est évident... Mais à qui ce mensonge nuirait-il? à personne... ah! si, à la réputation de Fédor Sharp; le beau malheur, en vérité!

Mais, est-ce que Fédor Sharp n'était pas le dernier des hommes? n'était-ce pas lui qui avait fait condamner Ossipoff aux mines, afin de pouvoir lui voler sa gloire? et avait-il hésité à le tromper encore sur la Lune et à lui voler de nouveau l'appareil qui devait lui permettre de continuer le voyage sidéral commencé?

Et à son retour à Pétersbourg, avec quelle audace avait-il fait le banquiste, battant le tambour pour sa propre science, s'attribuant la gloire d'avoir eu, le premier, l'audace de concevoir un si aventureux projet.

—Non, non, cher père, avait dit Séléna en concluant, plus je réfléchis et plus je suis persuadée que vous pouvez user de cette bien innocente supercherie; qui sait même si la Providence, en me l'inspirant, ne veut pas se servir de nous pour punir jusqu'après sa mort ce traître de Sharp!...

En prononçant ces mots, la jeune fille avait fait montre d'une énergie que, jusqu'alors, elle avait employée en bien peu d'occasions, même dans les moments où les péripéties nombreuses du voyage les avait mis elle et ses compagnons, à deux doigts de la mort...

C'est qu'elle se rendait très bien compte de la situation, la pauvre Séléna; son amour filial lui faisait pressentir ce qui se passait dans l'esprit de son père et une angoisse terrible l'étreignait à la pensée que l'anéantissement de ce rêve merveilleux dont il s'était bercé durant des mois, pouvait le mettre au tombeau.

Elle avait bien vu, durant que Fricoulet expliquait aussi simplement leur présence sur la Terre, la transformation inquiétante qui s'était faite chez le vieillard et ce n'était pas tant la pâleur soudaine qui avait envahi ses traits dont elle avait été frappée, que de l'expression de tristesse, de découragement, d'anéantissement, qu'avaient soudainement pris les regards du vieillard.

Et elle s'était dit que, si elle ne trouvait pas un moyen d'arracher—bon gré, mal gré—son père à l'état comateux dans lequel il était plongé, son cerveau était capable de sombrer dans cet accès de désespoir: c'est alors que l'idée de cette supercherie lui était venue à l'esprit et qu'elle avait employé toute son éloquence à la faire admettre par Ossipoff.

Docile comme un enfant, celui-ci s'était rendu aux arguments invoqués par sa fille; seulement il murmura:

—À quel monde céleste peut appartenir ce bolide?

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Enchantée de le voir se rendre à ses raisons, la jeune fille s'exclama:

—Qu'à cela ne tienne: c'est là un détail de peu d'importance et que nous allons trancher sans tarder...

Elle se retourna vers M. de Flammermont qui causait avec Fricoulet.

—Gontran!... appella-t-elle.

Mais aussitôt, se rappelant le rôle que jouait le jeune homme, elle rectifia:

—Non... pas vous... monsieur Fricoulet...

Puis, jugeant imprudente cette rectification dont pouvait s'étonner Ossipoff, elle ajouta:

—Oh! bien si... vous tout de même...

Gontran fit la grimace et s'approcha d'un air ennuyé; à l'appel de la jeune fille, Fricoulet n'avait fait qu'un bond.

—Messieurs, dit alors Séléna, Sharp est mort, et, si l'on en croit les journaux, il aurait, avant sa mort, cherché à accaparer à son profit toute la gloire qui revient à mon père... Pensez-vous que ce serait porter un préjudice bien grand à ce misérable que de présenter comme effectuée réellement la fin de ce voyage que nous n'avons faite qu'en rêve.

—Pas le moins du monde, s'écria Fricoulet, c'était un gredin!... et puis, du moment qu'il peut vous être agréable que monsieur Ossipoff ait pénétré dans Antinoüs, dans la Grande-Ourse, dans le Scorpion, etc., je n'y vois aucun inconvénient... Nous pouvons même être allés, si vous voulez...

Souriante, la jeune fille l'arrêta d'un geste de la main, tandis que Gontran, surpris d'un feu si étrange, regardait son ami, en pinçant les lèvres.

—Merci mille fois, monsieur Fricoulet, dit Séléna, mais il n'est nullement nécessaire d'exagérer...

—Oh! un peu plus, un peu moins, objecta M. de Flammermont.

Elle lui lança un coup d'œil surpris et poursuivit:

—D'autant plus que nous avons encore en nous les sensations éprouvées durant ce long rêve que nous avons fait, et, qu'ainsi, c'est presque la vérité que nous dirons. Seulement...

—Oui, interrompit l'ingénieur, seulement, qu'est-ce que ce bolide qui nous a amenés ici? n'est-ce pas? voilà ce que vous vous demandez?

Muettement, Séléna inclina la tête.

—Ce ne peut plus être, ainsi que l'a affirmé Sharp, un fragment de la comète de Tuttle; son orbite ne dépasse pas les grandes planètes, et nous ne pouvons prétendre arriver sur son dos du fin fond de l'espace.

En prononçant ces mots, Fricoulet tordait à les arracher les quelques poils follets qui lui ornaient le menton, cherchant, par ce moyen douloureux, à surexciter sa matière cérébrale.

—Diable! murmura-t-il, diable!...

Et ils étaient là, tous les deux, la jeune fille et lui, se regardant dans le blanc des yeux; Gontran, un peu à l'écart, et jouant d'un air distrait avec son monocle, lorsque la porte s'ouvrit, livrant passage à l'hôtelier.

—Messieurs, dit le bonhomme, il y a là une cinquantaine de personnes qui sollicitent l'honneur de vous entretenir en particulier.

Les deux jeunes gens ne purent s'empêcher d'éclater de rire.

—Voilà un entretien qu'il me paraît difficile d'accorder dans ces conditions-là, fit Gontran... Cinquante personnes!... cela ne s'appelle plus être reçu en particulier.

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—Votre Seigneurie m'excusera, répliqua l'hôtelier; elle m'a mal compris, ou bien je me suis mal exprimé; ces personnes sollicitent un entretien particulier l'une après l'autre.

Fricoulet bondit sur lui-même.

—Mais il y en a pour la journée entière et même une partie de la nuit! s'écria-t-il. Et puis nous ne sommes pas des bêtes curieuses!

—Excusez-moi, señor, ces messieurs m'ont prié de vous remettre leurs cartes.

Et le bonhomme tendit à l'ingénieur un petit paquet de cartons imprimés qui lui fit exécuter un haut-le-corps de surprise.

—Aïe, murmura-t-il, la presse!

Et, mi-voix, parcourant rapidement les noms: «El Correo del Brazil», «Sud American's Messenger», «der Brazil», «le Moniteur des Intérêts français à Rio», «Gazetta Brasiliana», «Brésil Novosti», etc.

Il demeurait là, songeur, jouant machinalement avec les petits cartons.

—Tu n'as pas, je pense, l'intention de donner audience à tout ce monde-là? ricana Gontran.

—Mon père n'est pas en état de recevoir, dit à son tour Séléna.

—Possible, répondit Fricoulet en hochant la tête; mais, pour ce que vous me demandiez, il n'y a qu'un instant, mademoiselle, ce serait pourtant en recevant ces messieurs que nous pourrions accréditer la légende dont vous désirez auréoler le nom de votre père.

Un éclair jaillit des prunelles de Séléna.

—Alors, murmura-t-elle, si vous croyez...

—Eh bien! c'est dit, fit l'ingénieur, nous allons traiter cela tout de suite.

Et à Gontran:

—Viens avec moi... tu me repêcherais si je pataugeais...

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—C'est que je sais bien mal mentir, répliqua le jeune homme en faisant la grimace...

L'ingénieur regarda son ami avec un ébahissement comique.

—Non!... vrai! fit-il au bout d'un instant, c'est sérieusement que tu dis cela?

—Sérieusement...

—Et... devant nous!...

Il éclata de rire, et, lui mettant la main sur l'épaule:

—Voyons... mon vieux... tu n'y penses pas... Tu ne sais pas mentir! mais qu'est-ce que tu fais donc depuis trois ans?

Le jeune comte rougit, puis pâlit, ses sourcils se contractèrent et un tremblement nerveux, indice d'une colère à grand'peine contenue, agita ses lèvres.

—Au surplus, ajouta l'ingénieur, je n'ai pas besoin de toi, et si je t'avais demandé ton concours, c'était plutôt pour te donner un rôle à jouer dans cette petite comédie que parce que j'avais besoin de tes connaissances spéciales...

—Ah! non, par exemple, bougonna Gontran, j'en ai assez de jouer des rôles! Voilà trois ans que je suis en scène...

Séléna le regarda, puis, avec douceur:

—Si cela vous pèse par trop, mon ami, murmura-t-elle.

Fricoulet haussa les épaules, et, d'une voix bourrue:

—Je m'en vais recevoir mes gens.

Il sortit, fermant la porte avec précaution, pour ne pas éveiller Ossipoff qui était assoupi.

Demeurés seuls, Séléna et Gontran se regardèrent, en silence, durant quelques instants: elle paraissait triste, et il avait l'air embarrassé.

Tous deux sentaient, en effet, qu'une explication était nécessaire: entre eux, depuis quelques mois, il y avait un malaise qu'ils ne s'expliquaient pas bien, mais qui leur faisait entrevoir maintenant avec quelque inquiétude l'avenir qu'ils avaient rêvé.

Enfin, M. de Flammermont poussa un soupir résigné, comme il arrive lorsque, après avoir délibéré en soi-même, on se décide à prendre un parti.

—Séléna, dit-il à mi-voix, il faut que je vous parle.

Il lui avait pris la main, et doucement l'attira à l'extrémité de la salle, dans une embrasure de fenêtre, où il la fit asseoir sur une chaise; lui-même s'assit en face d'elle, et, conservant entre ses mains celles de la jeune fille:

—Vous ne mettez pas en doute, n'est-ce pas, fit-il, la sincérité de l'affection que j'avais pour vous?

—Que vous aviez! répéta-t-elle sur un ton de reproche.

—Que j'ai encore, s'empressa-t-il de rectifier.

—Je serais la plus ingrate des femmes, monsieur de Flammermont, répondit-elle d'un ton sérieux, si j'oubliais que pour moi vous avez brisé votre carrière, abandonné ceux qui vous étaient chers, parents et amis.

—Lorsqu'on aime vraiment, Séléna, la femme aimée prend dans votre cœur la première place, et ce n'est point sur les prétendus sacrifices que j'ai faits que je me base pour affirmer la sincérité de mon attachement pour vous.

Elle ouvrit des yeux étonnés.

—C'est sur l'oubli de ma dignité.

—De votre dignité!

—Peu à peu, je me suis laissé entraîner à jouer un rôle incompatible avec mon caractère, et malgré moi, à la longue, mon estime pour moi-même s'est amoindrie.

Elle joignit les mains et s'exclama:

—Oh! Gontran, l'affection excuse tout.

Il secoua la tête, et, d'une voix ferme:

—Le moment est venu où il faut couronner une suite non interrompue de comédies et de mensonges... Eh bien! franchement, Séléna, je ne me sens pas le courage d'aller plus loin dans cette voie!

—Vous êtes las? dit-elle tristement.

—Las de mentir, oui. Dieu sait cependant, qu'après un stage aussi long, mon cœur est aussi plein de vous qu'au premier jour, et cependant, ce bonheur que j'ai poursuivi par delà ces mondes extraordinaires de l'espace, ce bonheur qu'il me suffit maintenant d'étendre la main pour atteindre, je le repousse, si, pour l'avoir, il me faut mentir de nouveau.

La jeune fille baissa la tête et garda un silence plein d'affliction.

—Croyez, s'écria-t-il, que suis sincèrement navré de la peine que je vous fais; mais, avant même mon honneur qui est en jeu, avant même mon propre bonheur, c'est votre propre bonheur à vous que je défends.

Elle soupira et balbutia:

—Mon bonheur, hélas!

—Cette comédie que j'ai jouée si longtemps, avec votre complicité affectueuse et le non moins amical concours de Fricoulet, cette comédie, excusable de la part d'un amoureux, ne saurait convenir à la dignité d'un époux. Je ne me vois pas continuant, après notre mariage, cette existence de supercheries vis-à-vis du vieillard qui vous aura donnée à moi. Je ne me vois pas obligé de rougir devant mes enfants,—s'il plaisait à Dieu de m'en envoyer.

Il lui prit de nouveau les mains, et la regardant bien en face:

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—Voyons, soyez franche; ai-je raison?

—Trop... hélas!

—Ah! si, le mariage une fois conclu, ce devait en être fini de tous ces subterfuges, si je pouvais redevenir moi-même, si jamais plus même il ne devait être fait allusion au passé...

—Vous savez bien que c'est impossible! répliqua-t-elle vivement...

Et, après un court silence, elle ajouta pour expliquer ces mots:

—Tout ce que vous venez de me dire, monsieur de Flammermont, voilà quelque temps que je me le dis... je n'ai peut-être pas examiné, comme vous, la situation au point de vue de votre dignité... mais j'ai songé à ce que serait la vie, une fois que nous serions mariés... Bien des fois, sans laisser voir ma tristesse, j'ai remarqué chez vous des signes d'impatience lorsque mon père, notre dupe à tous les deux, vous causait des choses qui lui sont chères et j'ai fini par me demander si tous les efforts que vous faisiez pour vous contenir, afin de m'avoir pour femme, vous auriez la volonté nécessaire pour les continuer, une fois que je vous appartiendrais.

Comme ces paroles semblaient contenir une interrogation, Gontran répondit:

—Mon Dieu, vous savez, un homme n'est qu'un homme... et puis ce rôle me pèse depuis trop longtemps pour que je puisse m'engager...

—Oh! mais je ne vous demande rien... D'ailleurs, ainsi que je vous l'ai dit à plusieurs reprises, l'amour que j'ai pour mon père prime tout autre sentiment, quelque fort qu'il soit... Je sacrifierais tout au bonheur des dernières années qu'il a encore à passer sur terre... et j'ai juré de me consacrer à sa gloire pour qu'après lui, son nom ne meure pas tout entier...

Bien qu'émue, la jeune fille avait prononcé ces mots avec une fermeté qui décelait une immuable résolution.

—Ce serait vous faire injure, ma chère Séléna, dit alors Gontran, que de vous adresser le moindre éloge sur d'aussi beaux sentiments... Vous êtes une femme de devoir,... comme je suis un homme d'honneur... Séparons-nous donc en disant adieu à l'avenir de bonheur entrevu, et suivons chacun notre chemin.

Il s'était levé mais sans abandonner les mains de la jeune fille, comme s'il lui avait semblé que la séparation ne serait vraiment définitive que lorsque cette amicale étreinte se serait dénouée.

—Qu'allez-vous devenir? murmura-t-elle.

Il s'efforça de sourire et répondit:

—La diplomatie m'attend...

Comme il achevait ces mots, voilà qu'au dehors des cris enthousiastes éclatèrent au milieu desquels le nom d'Ossipoff revenait à tout moment.

Réveillé en sursaut, le vieillard se dressa droit sur ses jambes et, tout courant, en dépit de ses jambes défaillantes, gagna la fenêtre.

Dans la cour, une cinquantaine d'individus braillaient à qui mieux mieux, agitant à bout de bras, au-dessus de leur tête, leurs chapeaux et leurs casquettes, tandis que Fricoulet, debout sur la dernière marche d'un perron de pierre qui donnait accès à la posada, criait, lui aussi, à tue-tête:

—Vive Mickhaïl Ossipoff! Vive Mickhaïl Ossipoff!

Puis il fit un grand salut que les personnages lui rendirent; après quoi, il rentra dans l'intérieur de la maison, tandis que les autres gagnaient la rue, en remettant dans leur poche les carnets et les crayons dont ils étaient armés.

—Eh bien! ça y est! s'exclama l'ingénieur en arrivant comme une bourrasque dans la salle où Séléna et Gontran soutenaient, chacun d'un côté, Ossipoff, prêt à s'évanouir de joie... quel succès!... Ah! vous pouvez dormir sur vos deux oreilles... il y a là cinquante gaillards qui se chargent de prouver au monde entier que vous arrivez de l'Écu de Sobieski et même de plus loin, si ça peut vous faire plaisir...

Les mains tremblantes du vieillard se tendirent vers Fricoulet.

—Ah! jeune homme, jeune homme! balbutia-t-il, comment reconnaîtrai-je jamais...

Gontran lui coupa la parole.

—Monsieur Ossipoff, dit-il, pourquoi ne pas charger mon ami Fricoulet du soin de continuer une chose qu'il a si bien commencée... Vous allez être assailli de visites, d'interviews, de lettres... Vous ne pourrez suffire à tout et malheureusement je vais être obligé de m'absenter durant quelque temps... j'ai en France une famille, des amis, que je tiens à rassurer...

—... Et sans doute aussi l'Académie, à laquelle vous ne seriez pas fâché de communiquer le résultat de notre voyage, fit le vieillard soudain mordu au cœur par la jalousie...

—N'ayez crainte, mon cher monsieur; je vous donne ma parole d'honneur de n'ouvrir la bouche à ce sujet, que pour prononcer votre nom; pour en revenir à Fricoulet, il pourrait vous donner un fameux coup de main en répondant aux importuns et en vous aidant dans la rédaction de vos mémoires.

—Hum! murmura Ossipoff, incrédule, saura-t-il?

L'ingénieur étendit la main vers la croisée.

—Ne venez-vous pas de voir comment j'ai su lancer l'affaire! dit-il; croyez-moi, il ne sera pas plus difficile d'emballer des savants que des journalistes.

Le vieillard regarda l'ingénieur.

—Vous commencez donc à aimer l'astronomie, monsieur Fricoulet? demanda-t-il en souriant.

—Ah! monsieur, s'exclama avec enthousiasme le jeune homme, en mettant la main sur son cœur et en s'inclinant vers Séléna, comment pourrait-on ne pas aimer les étoiles?...

La jeune fille, embarrassée, détourna la tête et reconduisit son père, fatigué, à sa couchette, tandis que, tout surpris, Fricoulet se penchait à l'oreille de Gontran et murmurait:

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—Qu'est-ce que cela signifie?

Alors, d'une voix un peu triste, en dépit du sourire qui entr'ouvrait ses lèvres, M. de Flammermont hocha la tête vers Séléna, en disant:

—Elle est libre.

—Vrai! s'écria l'ingénieur, en saisissant les mains de son ami.

Un grand bruit, en ce moment, retentit au dehors: c'étaient comme des rires auxquels se mêlaient des huées, mais par-dessus lesquels des jurons épouvantables éclataient.

—On dirait la voix de Farenheit! fit Gontran en s'élançant vers la fenêtre.

Et Fricoulet l'eut à peine rejoint, qu'entra dans la cour un groupe d'agents de police au milieu desquels Jonathan Farenheit criait et gesticulait, brandissant avec fureur un tronçon de la queue de billard qu'il avait, on s'en souvient, prise à son départ, pour lui servir de canne.

Les deux jeunes gens sortirent en courant de la salle et se précipitèrent dans la cour, où s'entassait une partie des habitants du village qui servaient d'escorte aux agents...

—Farenheit!... s'écria Fricoulet en allant au-devant de l'Américain.

Mais il s'arrêta à quelques pas, glacé par le regard étrange que son compagnon de voyage attachait sur lui.

—Ah! le malheureux! fit-il en reculant d'un pas.

Et à Gontran qui l'interrogeait, il répondit laconiquement:

—Fou!...

L'Américain n'avait pas reconnu son nom, quand il avait été prononcé; même ses regards, bien que fixés sur les deux jeunes gens, ne les reconnaissaient pas, ne paraissaient pas les avoir vus; mais, tout à coup, comme si seulement, alors, il les eût aperçus, voilà qu'il entra dans une colère épouvantable et que, son bâton à la main, il se jeta sur eux...

—Bandits!... voleurs!... hurla-t-il, en se débattant aux mains des agents qui l'avaient saisi aussitôt... on ira vous décrocher des étoiles, et des soleils, et des planètes, et des nébuleuses... pour que vous les preniez...

Et, se penchant vers eux, il leur cracha à la figure ces mots:

—Voleurs!... voleurs!...

Puis, son exaltation tombant, il se mit à s'arracher les cheveux, en pleurant:

—Et les actionnaires de la «Selene Company»... et les membres de l'«Excentric-Club»...

Mais il se mit à rire, chantant et dansant.

—Je suis Ossipoff... c'est moi le savant... ah! vous pouvez bien prendre mon lithium... j'ai des étoiles et des soleils à revendre... j'en ai une cargaison complète... je suis riche... riche!...

Il lançait sa casquette en l'air et la rattrapait, comme il eût fait d'une balle...

Fricoulet, du premier coup d'œil, avait vu juste: Jonathan Farenheit était devenu fou.

Maintenant, comment cela était-il arrivé? d'une manière toute simple.

Les savants, qui avaient fait mettre autour du bradyte un cordon de troupes pour empêcher qu'on en enlevât une parcelle, avaient totalement négligé de mettre l'Éclair à l'abri de l'âpre convoitise de messieurs les Anglais; si bien que ceux-ci s'étaient tout bonnement rabattus sur l'appareil en lithium, qu'ils avaient dépecé aussi rapidement qu'une bande de fourmis dépèce le cadavre d'un animal.

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Quand Farenheit, en quittant la posada, avait atteint le champ où, d'après les indications recueillies sur son chemin, il devait retrouver, couché sur le flanc, l'appareil sur la valeur duquel il avait fondé de si grandes espérances, il avait vu, épars sur le sol, quelques fragments de métal, taudis qu'au loin disparaissaient les derniers touristes de l'Agence Cook.

C'était comme s'il avait reçu sur le crâne un violent coup de marteau; perdant la tête, il avait couru sur les traces des voleurs et, les ayant atteints, en avait assommé une demi-douzaine.

Mais il avait succombé sous le nombre, et les agents étaient arrivés juste à temps pour lui éviter un lynchage en règle.

Voilà comment les actionnaires de la «Selene Company limited», une première fois volés par Sharp, ne rentrèrent jamais dans leur argent, et comment l'«Excentric-Club» fut privé du plus extraordinaire président qui se pût jamais rêver.

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russe, by Georges Le Faure and Henri de Graffigny

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access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
that

- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
     the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
     you already use to calculate your applicable taxes.  The fee is
     owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
     has agreed to donate royalties under this paragraph to the
     Project Gutenberg Literary Archive Foundation.  Royalty payments
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     prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
     returns.  Royalty payments should be clearly marked as such and
     sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
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     the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."

- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
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     License.  You must require such a user to return or
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     and discontinue all use of and all access to other copies of
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1.E.9.  If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
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property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
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LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
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providing it to you may choose to give you a second opportunity to
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opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
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1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
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If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
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1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
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with this agreement, and any volunteers associated with the production,
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harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
business@pglaf.org.  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     gbnewby@pglaf.org


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


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