The Project Gutenberg EBook of Mon oncle et mon curé; Le voeu de Nadia, by 
Alice Cherbonelle (aka Jean de la Brčte)

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Title: Mon oncle et mon curé; Le voeu de Nadia

Author: Alice Cherbonelle (aka Jean de la Brčte)

Release Date: November 17, 2007 [EBook #23520]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

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MON ONCLE

ET

MON CURÉ

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et

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LE VŒU

DE

NADIA

PAR

JEAN DE LA BRÈTE

————

COURONNÉ PAR L'ACADÉMIE FRANÇAISE, PRIX MONTYON

medallion

L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de reproduction et de traduction en France et dans tous les pays étrangers, y compris la Suède et la Norvège.

Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la librairie) en août 1889.

PARIS

LIBRAIRIE PLON

E. PLON, NOURRIT et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS

RUE GARANCIÈRE, 10

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Tous droits réservés

MON ONCLE ET MON CURÉ
Chapitres: I, II, III, IV, V, VI, VII, VIII, IX, X, XI, XII, XIII, XIV, XV, XVI, XVII, XVIII, XIX
LE VŒU DE NADIA
Chapitres: I, II, III, IV, V, VI, VII, VIII, IX, X, XI, XII, XIII

MON ONCLE ET MON CURÉ


I

Je suis si petite qu'on pourrait me donner la qualification de naine, si ma tête, mes pieds et mes mains n'étaient pas parfaitement proportionnés à ma taille. Mon visage n'a ni la longueur démesurée, ni la largeur ridicule que l'on attribue aux nains et aux êtres difformes en général, et la finesse de mes extrémités serait enviée par plus d'une belle dame.

Cependant, l'exiguïté de ma taille m'a fait verser des larmes en cachette.

Je dis en cachette, car mon corps lilliputien renfermait une âme fière, orgueilleuse, incapable de donner le spectacle de ses faiblesses au premier venu..., et surtout à ma tante. Du moins, telle était ma façon de sentir à quinze ans. Mais les événements, les chagrins, les soucis, les joies, la pratique de la vie, en un mot, ont détendu rapidement des caractères beaucoup plus rigides que le mien.

Ma tante était la femme la plus désagréable que j'aie jamais connue. Je la trouvais fort laide, autant que mon esprit, qui n'avait jamais rien vu ni rien comparé, pouvait en juger. Sa figure était anguleuse et commune, sa voix criarde, sa démarche lourde et sa stature ridiculement élevée.

Près d'elle, j'avais l'air d'un puceron, d'une fourmi. Quand je lui parlais, je levais la tête aussi haut que si j'avais voulu examiner la cime d'un peuplier. Elle était d'origine plébéienne et, semblable à beaucoup de gens de sa race, prisait par-dessus tout la force physique et professait pour ma chétive personne un dédain qui m'écrasait.

Son moral était la reproduction fidèle de son physique. Il ne renfermait que des âpretés, des aspérités, des angles aigus contre lesquels les infortunés, qui vivaient avec elle, se cassaient le nez quotidiennement.

Mon oncle, gentilhomme campagnard dont la bêtise était devenue proverbiale dans le pays, l'avait épousée par faiblesse d'esprit et de caractère. Il mourut peu de temps après son mariage, et je ne l'ai jamais connu. Quand je pus réfléchir, j'attribuai cette mort prématurée à ma tante, qui me paraissait de force à conduire rapidement en terre non seulement un pauvre sire comme mon oncle, mais encore tout un régiment de maris.

J'avais deux ans, quand mes parents s'en allèrent dans l'autre monde, m'abandonnant aux caprices des événements, de la vie et de mon conseil de famille. D'une belle fortune, ils laissaient d'assez jolis débris: quatre cent mille francs, environ, en terres, qui rapportaient un fort bon revenu.

Ma tante consentit à m'élever. Elle n'aimait pas les enfants, mais, son mari ayant mal administré, elle était pauvre et songeait avec satisfaction que l'aisance entrerait avec moi dans sa maison.

Quelle laide maison! grande, délabrée, mal tenue; bâtie au milieu d'une cour remplie de fumier, de boue, de poules et de lapins. Derrière s'étendait un jardin dans lequel poussaient pêle-mêle toutes les plantes de la création, sans que personne s'en souciât le moins du monde. Je pense que, de mémoire d'homme, on n'avait vu un jardinier émonder les arbres ou arracher les mauvaises herbes qui croissaient à leur guise, sans que ma tante et moi nous eussions l'idée de nous en occuper.

Cette forêt vierge me déplaisait, car, même enfant, j'avais un goût inné pour l'ordre.

La propriété s'appelait le Buisson. Elle était située au fond de la campagne, à une demi-lieue de l'église et d'un petit village composé d'une vingtaine de chaumières. Ni château, ni castel, ni manoir à cinq lieues à la ronde. Nous vivions dans l'isolement le plus complet. Ma tante allait quelquefois à C..., la ville la plus voisine du Buisson. Je désirais vivement l'accompagner, de sorte qu'elle ne m'emmenait jamais.

Les seuls événements de notre vie étaient l'arrivée des fermiers, qui apportaient des redevances ou l'argent de leurs termes, et les visites du curé.

Oh! l'excellent homme, que mon curé!

Il venait trois fois par semaine à la maison, s'étant chargé, dans un jour de beau zèle, de bourrer ma cervelle de toutes les sciences à lui connues.

Il poursuivit sa tâche avec persévérance, quoique je m'entendisse à exercer sa patience. Non pas que j'eusse la tête dure, j'apprenais avec facilité; mais la paresse était mon péché mignon: je l'aimais, je le dorlotais, en dépit des frais d'éloquence du curé et de ses efforts multiples pour extirper de mon âme cette plante de Satan.

Ensuite, et c'était là le point le plus grave, la faculté du raisonnement se développa chez moi rapidement. J'entrais dans des discussions qui mettaient le curé à l'envers; je me permettais des appréciations qui heurtaient et froissaient souvent ses plus chères opinions.

C'était un vif plaisir pour moi de le contredire, de le taquiner, de prendre le contre-pied de ses idées, de ses goûts, de ses assertions. Cela me fouettait le sang, me tenait l'esprit en éveil. Je soupçonne qu'il éprouvait le même sentiment et qu'il eût été profondément désolé si j'avais perdu tout à coup mes habitudes ergoteuses et l'indépendance de mes idées.

Mais je n'avais garde, car, lorsque je le voyais se trémousser sur son siège, ébouriffer ses cheveux avec désespoir, barbouiller son nez de tabac en oubliant toutes les règles de la propreté, oubli qui n'avait lieu que dans les cas sérieux, rien n'égalait ma satisfaction.

Cependant, s'il eût été seul en jeu, je crois que j'aurais résisté quelquefois au démon tentateur. Ma tante avait pris la funeste habitude d'assister aux leçons, bien qu'elle n'y comprît rien et qu'elle bâillât dix fois par heure.

Or, la contradiction, lors même que sa laide personne n'était pas en scène, la mettait en fureur; fureur d'autant plus grande qu'elle n'osait rien dire devant le curé. Ensuite, me voir discuter lui paraissait une monstruosité dans l'ordre physique et moral. Jamais je ne m'attaquais à elle directement, car elle était brutale et j'avais peur des coups. Enfin, ma voix,—cependant douce et musicale, je m'en flatte!—produisait sur ses nerfs auditifs un effet désastreux.

En cette occurrence, on comprendra qu'il me fût impossible, absolument impossible, de ne pas mettre en œuvre ma malice pour faire enrager ma tante et tourmenter mon curé.

Cependant, je l'aimais, ce pauvre curé! je l'aimais beaucoup, et je savais que, en dépit de mes raisonnements saugrenus qui allaient parfois jusqu'à l'impertinence, il avait pour moi la plus grande affection. Je n'étais pas seulement son ouaille préférée, j'étais son enfant de prédilection, son œuvre, la fille de son cœur et de son esprit. À cet amour paternel se mêlait une teinte d'admiration pour mes aptitudes, mes paroles et mes actes en général.

Il avait pris sa tâche à cœur; il avait juré de m'instruire, de veiller sur moi comme un ange tutélaire, malgré ma mauvaise tête, ma logique et mes boutades. Du reste, cette tâche était devenue promptement la plus douce chose de sa vie, la meilleure, si ce n'est la seule distraction de son existence monotone.

Par la pluie, le vent, la neige, la grêle, la chaleur, le froid, la tempête, je voyais apparaître le curé, sa soutane retroussée jusqu'aux genoux et son chapeau sous le bras. Je ne sais si, de ma vie, je l'en ai vu coiffé. Il avait la manie de marcher la tête découverte, souriant aux passants, aux oiseaux, aux arbres, aux brins d'herbe. Replet et dodu, il paraissait rebondir sur la terre qu'il foulait d'un pas alerte, et à laquelle il semblait dire: «Tu es bonne, et je t'aime!» Il était content de vivre, content de lui-même, content de tout le monde. Sa bonne figure, rose et fraîche, entourée de cheveux blancs, me rappelait ces roses tardives qui fleurissent encore sous les premières neiges.

Quand il entrait dans la cour, poules et lapins accouraient à sa voix pour grignoter quelques croûtes de pain qu'il avait eu soin de glisser dans sa poche avant de quitter le presbytère. Perrine, la fille de basse-cour, venait lui faire la révérence, puis Suzon, la cuisinière, s'empressait d'ouvrir la porte et de l'introduire dans le salon où nous prenions nos leçons.

Ma tante, plantée dans un fauteuil avec la grâce d'un paratonnerre un peu épais, se levait à son approche, lui souhaitait la bienvenue d'un air maussade et se lançait au galop sur le chapitre de mes méfaits. Après quoi, se rasseyant tout d'une pièce, elle prenait un tricot, son chat favori sur ses genoux, et attendait, ou n'attendait pas, l'occasion de me dire une chose désagréable.

Le bon curé écoutait avec patience cette voix rêche qui brisait le tympan. Il arrondissait le dos comme si la mercuriale était pour lui, et me menaçait du doigt en souriant à moitié. Dieu merci, il connaissait ma tante de longue date.

Nous nous installions à une petite table que nous avions placée près de la fenêtre. Cette position avait pour double avantage de nous tenir assez éloignés de ma tante, qui trônait près de la cheminée, au fond de l'appartement, puis de permettre à mes yeux de suivre le vol des hirondelles et des mouches; et, en hiver, d'observer les effets de la neige et du givre sur les arbres du jardin.

Le curé posait sa tabatière à côté de lui, un mouchoir à carreaux sur le bras de son fauteuil, et la leçon commençait.

Quand ma paresse n'avait pas été trop grande, les choses allaient bien, tant qu'il s'agissait des devoirs à corriger, car, quoiqu'ils fussent le plus courts possible, ils étaient toujours soignés. Mon écriture était nette et mon style facile. Le curé secouait la tête d'un air satisfait, prisait avec enthousiasme, et répétait: «Bon, très bon!» sur tous les tons.

Pendant ce temps, je comptais mentalement les taches qui couvraient sa soutane, et je me demandais quelle apparence il pourrait bien présenter s'il avait une perruque noire, des culottes collantes et un habit de velours rouge, comme celui que mon grand-oncle portait sur son portrait.

L'idée du curé en culotte et en perruque était si plaisante, que je partais d'un grand éclat de rire. Alors ma tante s'écriait:

«Sotte! petite bête!»

Et autres aménités de ce genre, qui avaient le privilège d'être aussi parlementaires qu'explicites.

Le curé me regardait en souriant, et répétait deux ou trois fois:

«Ah! jeunesse! belle jeunesse!»

Et un souvenir rétrospectif sur ses quinze ans lui faisait ébaucher un soupir.

Après cela, nous passions à la récitation, et les choses n'allaient plus si bien. C'était l'heure critique, le moment de la causerie, des opinions personnelles, des discussions, voire même des disputes.

Le curé aimait les hommes de l'antiquité, les héros, les actions presque fabuleuses dans lesquelles le courage physique a joué un rôle important. Cette préférence était étrange, car il n'était pas précisément pétri de l'argile qui fait les héros.

J'avais remarqué qu'il n'aimait point à retourner chez lui à la nuit, et cette découverte, tout en me le rendant plus cher, car j'étais moi-même fort poltronne, ne pouvait me laisser aucune illusion sur son courage.

Ensuite, sa bonne âme placide, tranquille, amie du repos, de la routine, de ses ouailles et du corps qui la possédait, n'avait jamais, au grand jamais, rêvé le martyre. Je le voyais pâlir, autant du moins que ses joues roses le lui permettaient, en lisant le récit des supplices infligés aux premiers chrétiens.

Il trouvait très beau d'entrer dans le paradis d'un bond héroïque, mais il pensait qu'il était bien doux de s'avancer tranquillement vers l'éternité sans fatigue et sans hâte. Il n'avait pas de ces élans exaltés qui inspirent le désir de la mort pour voir plus tôt le souverain des mondes et du temps. Oh! point du tout! Il était décidé à s'en aller sans murmurer quand son heure arriverait, mais il désirait sincèrement que ce fût le plus tard possible.

J'avoue que mon tempérament, qui ne brille pas par la corde héroïque, s'arrange de cette morale douce et facile.

Néanmoins, il en tenait pour ses héros; il les admirait, les exaltait, les aimait d'autant plus, sans doute, que, le cas échéant, il se sentait absolument incapable de les imiter.

Quant à moi, je ne partageais ni ses goûts, ni ses admirations. J'éprouvais une antipathie prononcée pour les Grecs et les Romains. Par un travail subtil de mon intelligence fantaisiste, j'avais décidé que ces derniers ressemblaient à ma tante..., ou que ma tante leur ressemblait, comme on voudra, et, du jour où je fis ce rapprochement, les Romains furent jugés, condamnés, exécutés dans mon esprit.

Cependant le curé s'obstinait à barboter avec moi dans l'histoire romaine, et je m'entêtais, de mon côté, à n'y prendre aucun intérêt. Les hommes de la République me laissaient froide, et les Empereurs se confondaient dans ma tête. Le curé avait beau pousser des exclamations admiratives, se fâcher, raisonner, rien n'ébranlait mon insensibilité et mon idée personnelle.

Par exemple, racontant l'histoire de Mucius Scévola, je terminais ainsi:

«Il brûla sa main droite pour la punir de s'être trompée, ce qui prouve qu'il n'était qu'un sot!»

Le curé, qui m'écoutait un instant auparavant d'un air béat, tressautait d'indignation.

«Un sot! mademoiselle... Et pourquoi cela?

—Parce que la perte de sa main ne réparait pas son erreur, répondais-je, que Porsenna n'en était ni plus ni moins vivant, et que le secrétaire ne s'en portait pas mieux.

—Bien, ma petite; mais Porsenna fut assez effrayé pour lever le siège immédiatement.

—Ceci, monsieur le curé, prouve que Porsenna n'était qu'un poltron.

—Soit! mais Rome était délivrée, et grâce à qui? grâce à Scévola, grâce à son action héroïque!»

Et le curé, qui, frémissant à l'idée de se brûler le bout du petit doigt, n'en admirait que mieux Mucius Scévola, de s'exalter, de se démener pour me faire apprécier son héros.

«J'en tiens pour ce que j'ai dit, reprenais-je tranquillement; ce n'était qu'un sot, et un grand sot!»

Le curé, suffoqué, s'écriait:

«Quand les enfants se mêlent de raisonner, les mortels entendent bien des sottises.

—Monsieur le curé, vous m'avez appris, l'autre jour, que la raison est la plus belle faculté de l'homme.

—Sans doute, sans doute, quand il sait s'en servir. Puis, je parlais de l'homme fait, et non des petites filles.

—Monsieur le curé, le petit oiseau essaie ses forces au bord du nid.»

L'excellent homme, un peu déconcerté, s'ébouriffait les cheveux avec énergie, ce qui lui donnait l'air d'une tête de loup poudrée à blanc.

«Vous avez tort de tant discuter, ma petite, me disait-il quelquefois; c'est un péché d'orgueil. Vous ne m'aurez pas toujours pour vous répondre, et quand vous serez aux prises avec la vie, vous apprendrez qu'on ne discute pas avec elle, qu'on la subit.»

Mais je me souciais bien de la vie! J'avais un curé pour exercer ma logique, et cela me suffisait.

Lorsque je l'avais bien taquiné, ennuyé, harcelé, il s'efforçait de donner à son visage une expression sévère, mais il était obligé de renoncer à son projet, sa bouche, toujours souriante, se refusant absolument à lui obéir.

Alors il me disait:

«Mademoiselle de Lavalle, vous repasserez vos empereurs romains, et vous ferez en sorte de ne pas confondre Tibère avec Vespasien.

—Laissons ces bonshommes, monsieur le curé, lui répondais-je, ils m'ennuient. Savez-vous que, si vous aviez vécu de leur temps, ils vous auraient grillé vif, ou arraché la langue et les ongles, ou coupé en petits morceaux menus comme chair à pâté!»

À ce sombre tableau, le curé tressaillait légèrement, et s'en allait en trottinant, sans daigner me répondre.

Je savais que son mécontentement était arrivé à son apogée quand il m'appelait Mademoiselle de Lavalle. Ce nom cérémonieux en était la plus vive manifestation, et j'avais des remords, jusqu'au moment où je le voyais apparaître de nouveau, les cheveux au vent et le sourire aux lèvres.

II

Ma tante me brutalisait quand j'étais enfant, et j'avais tellement peur des coups que je lui obéissais sans discuter.

Elle me battit encore le jour où j'atteignis mes seize ans, mais ce fut pour la dernière fois. À partir de ce jour, fécond pour moi en événements intimes, une révolution, qui grondait sourdement dans mon esprit depuis quelques mois, éclata tout à coup et changea complètement ma manière d'être avec ma tante.

En ce temps-là, le curé et moi nous repassions l'histoire de France, que je me flattais de très bien connaître. Il est certain que, étant données les lacunes et les restrictions de mon livre, mon savoir était aussi grand que possible.

Le curé professait pour ses rois un amour poussé jusqu'à la vénération, et, cependant, il n'aimait pas François Ier. Cette antipathie était d'autant plus singulière que François Ier était valeureux et qu'il est resté populaire. Mais il n'allait pas au curé, qui ne perdait jamais l'occasion de le critiquer; aussi, par esprit de contradiction, je le choisis pour mon favori.

Le jour dont j'ai parlé plus haut, je devais réciter la leçon concernant mon ami. Je ruminai longtemps la veille pour trouver un moyen de le faire briller aux yeux du curé. Malheureusement, je ne pouvais que répéter les expressions de mon histoire, en émettant des opinions qui reposaient beaucoup plus sur une impression que sur un raisonnement.

Il y avait une heure que je me cassais la tête à réfléchir, quand une idée brillante me traversa l'esprit:

«La bibliothèque!» m'écriai-je.

Aussitôt, je traversai en courant un long corridor, et pénétrai, pour la première fois, dans une pièce de moyenne grandeur, entièrement tapissée de rayons couverts de livres réunis entre eux par les fils tenus d'une multitude de toiles d'araignée. Elle communiquait avec les appartements qu'on avait fermés après la mort de mon oncle pour ne plus jamais y entrer; elle sentait tellement le moisi, le renfermé, que je fus presque suffoquée. Je m'empressai d'ouvrir la fenêtre qui, très petite, n'avait ni volets ni persiennes et donnait sur le coin le plus sauvage du jardin; puis je procédai à mes recherches. Mais comment découvrir François Ier au milieu de tous ces volumes?

J'allais abandonner la partie, quand le titre d'un petit livre me fit pousser un cri de joie. C'étaient les biographies des rois de France jusqu'à Henri IV exclusivement. Une gravure assez bonne, représentant François Ier dans le splendide costume des Valois, était jointe à la biographie. Je l'examinai avec étonnement.

«Est-il possible, me dis-je émerveillée, qu'il y ait des hommes aussi beaux que cela!»

Le biographe, qui ne partageait pas l'antipathie du curé pour mon héros, en faisait l'éloge sans aucune restriction. Il parlait, avec une conviction enthousiaste de sa beauté, de sa valeur, de son esprit chevaleresque, de la protection éclairée qu'il accorda aux lettres et aux arts. Il terminait par deux lignes sur sa vie privée, et j'appris ce que j'ignorais complètement, c'est que:

«François Ier menait joyeuse vie et aimait prodigieusement les femmes. Qu'il préféra grandement et sincèrement belle dame Anne de Pisseleu, à laquelle il donna le comté d'Étampes, qu'il érigea en duché pour lui être moult agréable.»

De ces quelques mots, je tirai les conclusions suivantes: Premièrement, ayant découvert, depuis un mois, que mon existence était monotone, qu'il me manquait beaucoup de choses, que la possession d'un curé, d'une tante, de poules et de lapins ne suffisait point au bonheur, je décidai qu'une joyeuse vie étant évidemment le contraire de la mienne, François Ier avait fait preuve d'un grand jugement en la choisissant;

Deuxièmement, qu'il professait certainement la sainte vertu de charité prêchée par mon curé, puisqu'il aimait tant les femmes;

Troisièmement, qu'Anne de Pisseleu était une heureuse personne, et que j'aurais bien voulu qu'un roi me donnât un comté érigé en duché pour m'être «moult agréable».

«Bravo! m'écriai-je en lançant le livre au plafond et en le rattrapant lestement. Voici de quoi confondre le curé et le convertir à mon opinion.»

Le soir, dans mon lit, je relus la petite biographie.

«Quel brave homme que ce François Ier! me dis-je. Mais pourquoi l'auteur ne parle-t-il que de son affection pour les femmes? Pourquoi n'a-t-il pas écrit qu'il aimait aussi les hommes? Après tout, chacun a son goût! mais si je juge les femmes d'après ma tante, je crois que j'aurais une préférence marquée pour les hommes.»

Puis je me rappelai que le biographe était du sexe masculin, et je pensai qu'il avait sans doute cru poli, aimable et modeste, de se passer sous silence, lui et ses congénères.

Je m'endormis sur cette idée lumineuse.

Le lendemain, je me levai fort contente. D'abord j'avais seize ans; ensuite, la petite créature, qui se regardait dans la glace, examinait un visage qui ne lui déplaisait pas; puis je fis deux ou trois pirouettes en songeant à la stupéfaction du curé devant ma science nouvelle.

Dans mon impatience, j'étais installée à ma table depuis un temps assez long, quand il arriva, rose et souriant. À sa vue, le cœur me battit un peu, comme celui des grands capitaines à la veille d'une bataille.

«Voyons, ma petite, me dit-il quand les devoirs furent corrigés et qu'il eut fait la grimace sur leur laconisme, passons à François Ier, et examinons-le sous toutes les faces.»

Il s'établit commodément dans son fauteuil, prit sa tabatière d'une main, son mouchoir de l'autre, et, me regardant de côté, se prépara à soutenir la discussion qu'il prévoyait.

Je partis à fond de train sur mon sujet; je m'agitai, m'animai, m'enthousiasmai; j'appuyai beaucoup sur les qualités prônées dans mon histoire, après quoi je passai à mes connaissances particulières.

«Et quel charmant homme, monsieur le curé! Sa taille était majestueuse, sa figure noble et belle; une si jolie barbe taillée en pointe et de si beaux yeux!»

Je m'arrêtai un instant pour reprendre haleine, et le curé, effarouché, se dressant tout raide comme ces diablotins à ressort enfermés dans des boîtes en carton, s'écria:

«Où avez-vous pris ces balivernes, mademoiselle?

—Ceci, c'est mon secret», dis-je avec un petit sourire mystérieux.

Et brûlant mes vaisseaux:

«Monsieur le curé, je ne sais pas ce que vous a fait ce pauvre François Ier! Savez-vous qu'il avait beaucoup de jugement? Il menait joyeuse vie et aimait prodigieusement les femmes.»

Alors les yeux du curé s'ouvrirent si grands que j'eus peur de les voir éclater. Il cria: «Saint Michel! saint Barnabé!» et laissa tomber sa tabatière avec un bruit si sec, que le chat, étendu dans une bergère, sauta à terre avec un miaulement désespéré.

Ma tante, qui dormait, se réveilla en sursaut et s'écria:

«Vilaine bête!»

En s'adressant à moi, non au chat, sans savoir de quoi il s'agissait. Mais cette épithète composait invariablement l'exorde et la péroraison de tous ses discours.

Certes, je m'attendais à produire un grand effet; cependant, je restai un peu interdite devant la physionomie vraiment extraordinaire du curé.

Mais je repris bientôt imperturbablement:

«Il aima particulièrement une belle dame à laquelle il donna un duché. Avouez, monsieur le curé, qu'il était bien bon, et que c'eût été bien agréable d'être à la place d'Anne de Pisseleu?

—Sainte Mère de Dieu! murmura le curé d'une voix éteinte, cette enfant est possédée!

—Qu'y a-t-il? cria ma tante en transperçant son chignon d'une de ses aiguilles à tricoter. Mettez-la à la porte, si elle se permet des impertinences.

—Mon enfant, reprit le curé, où avez-vous appris ce que vous venez de me dire?

—Dans un livre, répondis-je laconiquement, sans faire mention de la bibliothèque.

—Et comment pouvez-vous répéter de telles abominations?

—Abominations! dis-je, scandalisée. Quoi! monsieur le curé, vous trouvez abominable que François Ier fût généreux et aimât les femmes! Vous ne les aimez donc pas, vous?

—Que dit-elle? rugit ma tante, qui, m'écoutant attentivement depuis quelques instants, tira de ma question les pronostics les plus désastreux. Petite effrontée! vous...

—Paix, ma bonne dame, paix! interrompit le curé, paraissant-en ce moment soulagé d'un grand poids. Laissez-moi m'expliquer avec Reine. Voyons, que trouvez-vous de louable dans la conduite de François Ier?

—Vraiment, c'est bien simple, répondis-je d'un ton un peu dédaigneux, en songeant que mon curé vieillissait et commençait à avoir la compréhension lente. Vous me prêchez tous les jours l'amour du prochain, il me semble que François Ier mettait en pratique votre précepte favori: Aimez le prochain comme vous-même pour l'amour de Dieu.»

À peine eus-je fini ma phrase que le curé, essuyant son visage sur lequel coulaient de grosses gouttes de sueur, se renversa dans son fauteuil et, les deux mains sur le ventre, s'abandonna à un rire homérique qui dura si longtemps que des larmes de dépit et de contrariété m'en vinrent aux yeux.

«En vérité, dis-je d'une voix tremblante, j'ai été bien sotte de me donner tant de mal pour apprendre ma leçon et vous faire admirer François Ier.

—Mon bon petit enfant, me dit-il enfin, reprenant son sérieux et employant son expression favorite lorsqu'il était content de moi, ce qui m'étonna beaucoup, mon bon petit enfant, je ne savais pas que vous professiez une telle admiration pour les gens qui mettent en pratique la vertu de charité.

—Dans tous les cas, ce n'est pas risible, répondis-je d'un ton maussade.

—Allons, allons, ne nous fâchons pas.»

Et le curé, me donnant une petite tape sur la joue, abrégea la leçon, me dit qu'il reviendrait le lendemain et s'en alla confisquer la clef de la bibliothèque qu'il connaissait sans que je m'en doutasse.

Il n'avait pas encore quitté la cour que ma tante s'élançait sur moi, et me secouant à m'en disloquer l'épaule:

«Vilaine péronnelle! qu'avez-vous dit, qu'avez-vous fait pour que le curé s'en aille si tôt?

—Pourquoi vous mettez-vous en colère, dis-je, si vous ne savez pas ce dont il est question?

—Ah! je ne sais pas! n'ai-je pas entendu ce que vous disiez au curé, effrontée?»

Jugeant que les paroles ne suffisaient pas pour exhaler sa colère, elle me donna un soufflet, me frappa rudement, et me mit à la porte comme un petit chien.

Je m'enfuis dans ma chambre, où je me barricadai solidement. Mon premier soin fut d'ôter ma robe, et de constater dans la glace que les doigts secs et maigres de ma tante avaient laissé des marques bleues sur mes épaules.

«Vile petite esclave, dis-je en montrant le poing à mon image, supporteras-tu longtemps des choses pareilles? Faut-il que, par lâcheté, tu n'oses pas te révolter?»

Je m'admonestai durement pendant quelques minutes, puis la réaction se produisant, je tombai sur une chaise et pleurai beaucoup.

«Qu'ai-je donc fait, pensai-je, pour être traitée ainsi? La vilaine femme! Ensuite, pourquoi le curé avait-il une si drôle de figure pendant que je lui récitais ma leçon?»

Et je me mis à rire, tandis que des larmes coulaient encore sur mes joues. Mais j'eus beau creuser ce problème, je n'en trouvai pas la solution.

M'approchant de la fenêtre ouverte, je contemplai mélancoliquement le jardin et je commençais à reprendre mon sang-froid, quand il me sembla reconnaître la voix de ma tante qui causait avec Suzon. Je me penchai un peu pour écouter leur conversation.

«Vous avez tort, disait Suzon, la petite n'est plus une enfant. Si vous la brutalisez, elle se plaindra à M. de Pavol, qui la prendra chez lui.

—Je voudrais bien voir ça! Mais comment voulez-vous qu'elle songe à son oncle? C'est à peine si elle connaît son existence.

—Bah! la petite est futée! il lui suffira d'un instant de mémoire pour vous envoyer promener, si vous la rendez malheureuse, et ses bons revenus disparaîtront avec elle.

—Ah! bien, nous verrons... Je ne la battrai plus, mais...»

Elles s'éloignaient, et je n'entendis pas la fin de la phrase.

Après le dîner, où je refusai de paraître, j'allai trouver Suzon.

Suzon avait été l'amie de ma tante avant de devenir sa cuisinière. Elles se disputaient dix fois par jour, mais ne pouvaient pas se passer l'une de l'autre. On aura peine à me croire, si je dis que Suzon aimait sincèrement sa maîtresse; cependant c'est l'exacte vérité.

Mais si elle pardonnait à ma tante personnellement son élévation dans l'échelle sociale, elle s'en prenait, sans doute, au prochain, aux circonstances et à la vie, car elle grognait toujours. Elle avait la mine rébarbative d'un voleur de grands chemins, et portait constamment des cotillons courts et des souliers plats, bien qu'elle n'allât jamais à la ville vendre du lait et que son imagination ne trottât point comme celle de Perrette.

«Suzon, lui dis-je en me plaçant devant elle d'un air délibéré, je suis donc riche?

—Qui vous a dit cette sottise, mademoiselle?

—Cela ne te regarde pas, Suzon; mais je veux que tu me répondes et me dises où demeure mon oncle de Pavol.

—Je veux, je veux, grogna Suzon; il n'y a plus d'enfant, ma parole! Allez vous promener, mademoiselle! Je ne vous dirai rien, parce que je ne sais rien.

—Tu mens, Suzon, et je te défends de me répondre ainsi. J'ai entendu ce que tu disais à ma tante tout à l'heure!

—Eh bien, mademoiselle, si vous avez entendu, ce n'est pas la peine de me faire parler.»

Suzon me tourna le dos et ne voulut répondre à aucune de mes questions.

Je remontai dans ma chambre, très agacée, et, restant longtemps accoudée à la fenêtre, je pris la lune, les étoiles, les arbres à témoin que je formais la résolution immuable de ne plus me laisser battre, de ne plus avoir peur de ma tante et d'employer tout mon esprit à lui être désagréable.

Et laissant tomber les pétales d'une fleur que j'effeuillais, je jetai en même temps au vent mes craintes, ma pusillanimité, mes timidités d'autrefois. Je sentis que je n'étais plus la même personne et m'endormis consolée.

Dans la nuit, je rêvai que ma tante, transformée en dragon, luttait contre François Ier qui la pourfendait de sa grande épée. Il me prenait dans ses bras et s'envolait avec moi, tandis que le curé nous regardait d'un air désolé et s'essuyait le visage avec son mouchoir à carreaux. Il le tordait ensuite de toutes ses forces, et la sueur en découlait comme s'il l'avait trempé dans la rivière.

III

Le lendemain, à peine étions-nous installés à notre table, le curé et moi, que la porte s'ouvrit avec fracas et que nous vîmes entrer Perrine, le bonnet sur la nuque et ses sabots bourrés de paille à la main.

«Le feu est-il à la maison? demanda ma tante.

—Non, madame, mais le diable est chez nous, bien sûr! La vache est dans le champ d'orge qui poussait si bien, elle ravage tout, je ne peux pas la rattraper; les chapons sont sur le toit et les lapins dans le potager.

—Dans le potager! exclama ma tante, qui se leva en me lançant un regard courroucé, car ledit potager était un lieu sacré pour elle et l'objet de ses seules amours.

—Mes beaux chapons! grogna Suzon, qui jugea à propos de faire une apparition et d'unir sa note bourrue à la note criarde de sa maîtresse.

—Ah! péronnelle!» cria ma tante.

Elle se précipita à la suite des domestiques en frappant la porte avec colère.

«Monsieur le curé, dis-je aussitôt, croyez-vous que, dans l'univers entier, il y ait une femme aussi abominable que ma tante?

—Eh bien, eh bien, ma petite, que veut dire ceci?

—Savez-vous ce qu'elle a fait hier, monsieur le curé? Elle m'a battue!

—Battue! répéta le curé d'un ton incrédule, tant il lui paraissait incroyable qu'on osât toucher seulement du bout du doigt à un petit être aussi délicat que ma personne.

—Oui, battue! et si vous ne me croyez pas, je vais vous montrer la trace des coups.»

À ces mots, je commençai à déboutonner ma robe. Le curé regarda devant lui d'un air effaré.

«C'est inutile, c'est inutile! je vous crois sur parole, s'écria-t-il précipitamment, le visage cramoisi et baissant pudiquement les yeux sur la pointe de ses souliers.

—Me battre le jour de mes seize ans! repris-je en rattachant ma robe. Savez-vous que je la déteste!»

Et je frappai la table de mon poing fermé, ce qui me fit grand mal.

«Voyons, voyons, mon bon petit enfant, me dit le curé tout ému, calmez-vous et racontez-moi ce que vous aviez fait.

—Rien du tout! Quand vous êtes parti, elle m'a appelée effrontée et s'est jetée sur moi comme une furie. La vilaine femme!

—Allons, Reine, allons, vous savez qu'il faut pardonner les injures.

—Ah! par exemple! m'écrirai-je en reculant brusquement ma chaise et en me promenant à grands pas dans le salon, je ne lui pardonnerai jamais, jamais!»

Le curé se leva de son côté et se mit à marcher en sens inverse de moi, de sorte que nous continuâmes la conversation en nous croisant continuellement, comme l'ogre et le petit Poucet, quand celui-ci a volé une des bottes de sept lieues et que le monstre est à sa poursuite.

«Il faut être raisonnable, Reine, et prendre cette humiliation en esprit de pénitence, pour la rémission de vos péchés.

—Mes péchés! dis-je en m'arrêtant et en haussant légèrement les épaules; vous savez bien, monsieur le curé, qu'ils sont si petits, si petits que ce n'est pas la peine d'en parler.

—Vraiment! dit le curé qui ne put réprimer un sourire. Alors, puisque vous êtes une sainte, prenez vos ennuis en patience pour l'amour de Dieu.

—Ma foi, non! répliquai-je d'un ton très décidé. Je veux bien aimer le bon Dieu un peu..., pas trop,—ne froncez pas le sourcil, monsieur le curé,—mais j'entends qu'il m'aime assez pour ne point être satisfait de me voir malheureuse.

—Quelle tête! s'écria le curé. Quelle éducation j'ai faite là!

—Enfin, continuai-je en me remettant en marche, je veux me venger, et je me vengerai.

—Reine, c'est très mal. Taisez-vous et écoutez-moi.

—La vengeance est le plaisir des dieux, répondis-je en sautant pour attraper une grosse mouche qui voltigeait au-dessus de ma tête.

—Parlons sérieusement, ma petite.

—Mais je parle sérieusement, dis-je en m'arrêtant un instant devant une glace pour constater avec quelque complaisance que l'animation m'allait très bien. Vous verrez, monsieur le curé! je prendrai un sabre et je décapiterai ma tante, comme Judith avec Holopherne.

—Cette enfant est enragée! s'écria le curé d'un air désolé. Restez un peu tranquille, mademoiselle, et ne dites pas de sottises.

—Soit, monsieur le curé, mais avouez que Judith ne valait pas deux sous?»

Le curé s'adossa à la cheminée et introduisit délicatement une prise de tabac dans ses fosses nasales.

«Permettez, ma petite; cela dépend du point de vue auquel on se place.

—Que vous êtes peu logique! dis-je. Vous trouvez superbe l'action de Judith, parce qu'elle délivrait quelques méchants Israélites qui ne me valaient certainement pas, et qui ne devraient guère vous intéresser, puisqu'ils sont morts et enterrés depuis si longtemps!... et vous trouveriez très mal que j'en fisse autant pour ma propre délivrance! Et Dieu sait que je suis bien en vie! ajoutai-je en pirouettant plusieurs fois sur mes talons.

—Vous avez bonne opinions de vous-même, répondit le curé, qui s'efforçait de prendre un air sévère.

—Ah! excellente!

—Voyons! voulez-vous m'écouter, maintenant?

—Je suis sûre, dis-je en poursuivant mon idée, qu'Holopherne était infiniment plus agréable que ma tante, et que je me serais parfaitement entendue avec lui. Par conséquent, je ne vois pas trop ce qui m'empêcherait d'imiter Judith.

—Reine! cria le curé en frappant du pied.

—Mon cher curé, ne vous fâchez pas, je vous en prie; vous pouvez vous rassurer, je ne tuerai pas ma tante, j'ai un autre moyen pour me venger.

—Contez-moi cela», dit l'excellent homme, déjà radouci et se laissant tomber sur un canapé.

Je m'assis à côté de lui.

«Voilà! Vous avez entendu parler de mon oncle de Pavol?

—Certainement; il demeure près de V...

—Fort bien. Comment s'appelle sa propriété?

—Le Pavol.

—Alors, en écrivant à mon oncle au château de Pavol, près de V..., la lettre arriverait sûrement?

—Sans doute.

—Eh bien, monsieur le curé, ma vengeance est trouvée. Vous savez que si ma tante ne m'aime pas, en revanche elle aime mes écus?

—Mais, mon enfant, où avez-vous appris cela? me dit le curé, ahuri.

—Je le lui ai entendu dire à elle-même; ainsi je suis sûre de ce que j'avance. Elle craint par-dessus tout je ne me plaigne à M. de Pavol et que je ne lui demande de me prendre chez lui. Je compte la menacer d'écrire à mon oncle; et il n'est pas dit, continuai-je après un instant de réflexion, que je ne le fasse pas un jour ou l'autre.

—Allons! c'est assez innocent, dit le bon curé en souriant.

—Vous voyez! m'écriai-je en battant des mains, vous m'approuvez!

—Oui, jusqu'à un certain point, ma petite, car il est clair que vous ne devez pas être battue, mais je vous défends l'impertinence. Ne vous servez de votre arme qu'en cas de légitime défense, et rappelez-vous que si votre tante a des défauts, vous devez cependant la respecter et ne point être agressive.»

Je fis une moue significative.

«Je ne vous promets rien... ou plutôt, tenez, pour être franche, je vous promets de faire précisément le contraire de ce que vous venez de dire.

—C'est une véritable révolte!... Je finirai par me fâcher, Reine.

—C'est plus qu'une révolte, répliquai-je d'un ton grave, c'est une révolution.

—J'en perdrai la patience et la vie, marmotta le curé. Mademoiselle de Lavalle, faites-moi le plaisir de vous soumettre à mon autorité.

—Écoutez, repris-je d'un ton câlin, je vous aime de tout mon cœur, vous êtes même la seule personne que j'aime au monde...»

Le visage du curé s'épanouit.

«Mais je déleste, j'exècre ma tante; mes sentiments ne varieront jamais sur ce sujet. J'ai beaucoup plus d'esprit qu'elle...»

Ici le curé, dont l'expression s'était rembrunie, m'interrompit par une vive exclamation.

«Ne protestez pas, repris-je en le regardant en dessous, vous savez bien que vous êtes de mon avis.

—Quelle éducation, quelle éducation! murmura le curé d'un ton piteux.

—Monsieur le curé, mon salut n'est pas compromis, soyez tranquille; je vous retrouverai un jour ou l'autre dans le ciel. Je reprends: ayant donc beaucoup plus d'esprit que ma tante, il me sera facile de la tourmenter en paroles. Hier soir, je me suis promis à moi-même de lui être très désagréable. J'ai pris la lune et les étoiles à témoin de mon serment.

—Mon enfant, me dit le curé sérieusement, vous ne voulez pas m'écouter, et vous vous en repentirez.

—Bah! c'est ce que nous verrons!... J'entends ma tante, elle est furieuse, car c'est moi qui ai lâché la vache, les lapins et les chapons, afin de rester seule avec vous. Donnez-lui une semonce, monsieur le curé; je vous assure qu'elle m'a battue bien fort, j'ai des marques noires sur les épaules.»

Ma tante entra comme un ouragan, et le curé, complètement abasourdi, n'eut pas le temps de me répondre.

«Reine, venez ici!» cria-t-elle, le visage empourpré par la colère et la course désordonnée qu'elle avait dû faire après les lapins.

Je lui fis un grand salut.

«Je vous laisse avec le curé», dis-je en adressant un signe d'intelligence à mon allié.

La croisée, fort heureusement, était ouverte.

Je sautai sur une chaise, j'enjambai l'appui de la fenêtre et me laissai glisser dans le jardin, au grand ébahissement de ma tante, qui s'était placée devant la porte pour me couper la retraite.

Je confesse que je fis semblant de me sauver, mais qu'en réalité je me cachai derrière un laurier et que j'entrai dans un accès de jubilation sans pareil en écoutant les reproches du curé et les exclamations furibondes de ma tante.

Le soir, pendant le dîner, elle avait l'air gracieux d'un dogue auquel on a pris un os.

Elle grognait Suzon qui l'envoyait promener, maltraitait son chat, jetait l'argenterie sur la table en faisant un tapage affreux; enfin, exaspérée par mon air impassible et moqueur, elle prit une carafe et la lança par la fenêtre.

Je saisis aussitôt un plat de riz, auquel elle n'avait pas encore goûté, et le précipitai à la suite de la carafe.

«Misérable pécore! hurla ma tante en s'élançant sur moi.

—N'approchez pas, dis-je en reculant; si vous me touchez, j'écris ce soir même à mon oncle de Pavol.

—Ah!... dit ma tante, qui resta pétrifiée, le bras en l'air.

—Si ce n'est pas ce soir, repris-je, ce sera demain ou dans quelques jours, car je ne veux pas être battue.

—Votre oncle ne vous croira pas! cria ma tante.

—Oh! que si!... Vos doigts ont laissé leur empreinte sur mes épaules. Je sais qu'il est très bon et je m'en irai avec lui.»

Je n'avais certes aucune notion sur le caractère de mon oncle, étant âgée de six ans quand je l'avais vu pour la première et la dernière fois. Mais je pensai que je devais paraître en savoir très long sur son compte et que je faisais preuve ainsi d'une grande diplomatie.

Je sortis majestueusement, laissant ma tante s'épancher dans le sein de Suzon.

IV

La guerre était déclarée et, dès lors, je passai mon temps à lutter contre Mme de Lavalle. Autrefois, j'osais à peine ouvrir la bouche devant elle, excepté quand le curé était en tiers entre nous; elle m'imposait silence avant même que j'eusse fini ma phrase.

J'affirme que cette manière de procéder m'était particulièrement pénible, car je suis extrêmement bavarde. Je me dédommageais bien un peu avec le curé, mais c'était absolument insuffisant; aussi avais-je pris l'habitude de parler tout haut avec moi-même. Il m'arrivait souvent de me planter devant mon miroir et de causer avec mon image durant des heures entières...

Mon cher miroir! ami fidèle! confident de mes plus secrètes pensées!

Je ne sais si les hommes ont jamais réfléchi sérieusement à l'influence énorme que ce petit meuble peut exercer sur un esprit. Remarquez que je ne détermine pas le sexe de cet esprit, étant bien convaincue que les individus barbus tiennent autant que nous au plaisir d'observer leurs qualités extérieures.

Si j'écrivais un ouvrage philosophique, je traiterais cette question: «De l'influence du miroir sur l'intelligence et le cœur de l'homme.»

Je ne nie pas que mon traité serait peut-être unique dans son espèce, qu'il ne ressemblerait en aucune façon à la philosophie dans laquelle Kant, Fichte, Schelling, etc..., ont pataugé toute leur vie pour leur plus grande gloire et le bonheur bien grand de la postérité, qui les lit avec un plaisir d'autant plus vif qu'elle n'y comprend rien. Non, mon traité n'irait point sur les brisées de ces messieurs: il serait clair, net, pratique, avec une pointe de causticité, et il faudrait pousser bien loin l'amour de la contradiction pour ne pas convenir que ces qualités ne sont point l'apanage des philosophies ci-dessus mentionnées. Mais, ne trouvant pas mon intelligence assez mûre pour ce grand œuvre, je me contente de conserver à mon miroir une sincère affection et de m'y regarder chaque jour très longtemps, par esprit de reconnaissance.

Je sais bien que, devant cette révélation, quelques-uns de ces esprits fâcheux, grincheux, qui voient tout en noir, insinueront que la coquetterie joue un grand rôle dans le sentiment que je prétends éprouver pour mon miroir. Mon Dieu! on n'est point parfait! et remarquez, beau lecteur, que si vous êtes de bonne foi, ce qui n'est pas certain, vous avouerez que l'intérêt personnel, pour ne pas dire un plus gros mot, tient la première place dans la plupart de vos sentiments.

Pour en revenir à mon sujet, je dirai que, ayant rompu complètement avec mes anciennes terreurs, je ne cherchais plus à modérer ma loquacité devant ma tante. Il ne se passait pas un repas sans que nous eussions des discussions qui menaçaient de dégénérer en tempêtes.

Quoique je ne connusse pas encore son origine, je n'avais pas tardé à découvrir qu'elle était ignorante comme une carpe, et qu'elle éprouvait une vive contrariété quand j'appuyais mes opinions sur mon savoir ou sur celui du curé. Du reste, je n'hésitais jamais à donner la qualification d'historiques à des idées tirées de mon propre cerveau. Malheureusement, il m'était impossible de lutter contre l'expérience personnelle de ma tante, et, lorsqu'elle m'affirmait que les choses se passaient de telle et telle façon dans le monde, que les hommes n'étaient guère que des sacripants, des suppôts de Satan, j'enrageais, car je ne pouvais rien répondre. J'avais assez de bon sens pour comprendre que les personnages avec lesquels je vivais ne pouvaient me donner qu'une idée très imparfaite sur le genre humain dans les circonstances ordinaires de la vie.

Le curé dînait tous les dimanches à la maison. Il avait, sans doute, ses raisons secrètes pour ne point vanter devant moi le roi de la création,—excepté quand il s'agissait de ses héros antiques dont il ne pouvait plus craindre l'esprit entreprenant,—car il n'opposait que de bien faibles dénégations aux affirmations de ma tante.

Le dîner du dimanche se composait invariablement d'un chapon ou d'un poulet, d'une salade aux œufs durs et de lait égoutté, quand c'était la saison. Le curé, qui faisait assez maigre chère chez lui, et dont le palais savait apprécier la cuisine de Suzon, arrivait en se frottant les mains et en criant la faim.

Nous nous mettions bien vite à table, et le commencement de la conversation était non moins invariable que le menu du dîner.

«Il fait beau temps, disait ma tante, dont la phrase, s'il pleuvait, n'était modifiée que par le changement du qualificatif.

—Un temps superbe! répondait le curé joyeusement. C'est charmant de marcher par ce joli soleil!»

S'il avait plus, s'il avait neigé, s'il avait gelé, s'il était tombé de la grêle, des pierres ou du soufre, le curé eût également exprimé sa satisfaction, soit en s'étendant sur l'agrément d'un appartement bien clos, soit en chantant les charmes d'un feu bien brillant.

«Mais il ne fait pas chaud, reprenait ma tante. C'est étonnant! De mon temps on prenait des robes blanches à Pâques.

—Les robes blanches vous allaient-elles bien?» demandais-je vivement.

Ma tante, qui prévoyait quelque impertinence, me foudroyait d'un regard préventif avant de répondre:

«Certainement, très bien.

—Oh! m'écriais-je, d'un ton qui ne laissait aucun doute sur mon intime conviction.

—De mon temps, affirmait ma tante, les jeunes filles ne parlaient que lorsqu'on les interrogeait.

—Vous ne parliez pas dans votre jeunesse, ma tante?

—Quand on m'interrogeait, pas autrement.

—Toutes les jeunes filles vous ressemblaient-elles, ma tante?

—Certainement, ma nièce.

—La vilaine époque!» soupirais-je en levant les yeux au ciel.

Le curé me regardait d'un air de reproche, et Mme de Lavalle laissait ses regards errer sur les divers objets qui couvraient la table, avec la tentation bien évidente de m'en lancer quelques-uns à la tête.

La conversation, arrivée à ce point... aigu, tombait subitement, jusqu'au moment où les sentiments amers de ma tante, refoulés par les efforts de sa volonté, éclataient tout à coup, comme une machine soumise à une trop forte pression. Elle exhalait son courroux sur la création entière. Hommes, femmes, enfants, tout y passait. De ces pauvres hommes, il ne restait, à la fin du dîner, qu'un horrible mélange, non d'os et de chairs meurtris, mais de monstres de toutes les espèces.

«Les hommes ne valent pas les quatre fers d'un chien», disait ma tante dans le langage harmonieux et élégant qui lui était habituel.

Le curé, qui avait la certitude désolante de n'être point une femme, baissait la tête et paraissait rempli de contrition.

«Quels mécréants! quels sacripants! reprenait-elle en me regardant d'un air furieux, comme si j'avais appartenu à l'espèce en question.

—Hum! répondait le curé.

—Des gens qui ne pensent qu'à jouir, qu'à manger! continuait ma tante, qui avait sur le cœur la pauvreté léguée par son mari. Quels suppôts de Satan!

—Hum! hum! reprenait le curé en hochant la tête.

—Monsieur le curé, m'écriais-je avec impatience, hum! n'est pas un argument très fort.

—Permettez, permettez, répondait le brave homme troublé dans la dégustation de son dîner; je crois que Mme de Lavalle va au delà de sa pensée en employant cette expression: suppôts de Satan. Mais il est certain que beaucoup d'hommes ne méritent pas une grande confiance.

—Vous êtes comme François Ier, vous aimez mieux les femmes? disais-je de mon petit air candide.

—Palsambleu! s'écriait ma tante, qui avait remplacé certains mots très énergiques par cette expression empruntée à son mari et qui lui paraissait tout aristocratique; palsambleu! taisez-vous, sotte!»

Mais le curé lui adressait un signe mystérieux, et l'excellente dame se mordait les lèvres.

«Et vos héros, monsieur le curé? et vos Grecs? et vos Romains?

—Oh! les hommes d'aujourd'hui ne ressemblent guère à ceux d'autrefois, disait le curé, bien convaincu qu'il exprimait une grande vérité.

—Et les curés? reprenais-je.

—Les curés sont hors de cause», répondait-il avec un bon sourire.

Ce genre de conversation, rempli de sous-entendus, avait pour privilège de m'agacer énormément. J'avais conscience qu'un monde d'idées et de sentiments, que je ne devais pas tarder du reste à découvrir, m'était fermé. Je doutais que le jugement porté par ma tante sur l'humanité fût absolument juste, mais je comprenais que j'ignorais beaucoup de choses et que je risquais de croupir longtemps dans mon ignorance.

Un matin que je méditais sur cette lamentable situation, l'idée me vint de consulter les trois personnes que j'étais à même de voir tous les jours: Jean, le fermier, Perrine et Suzon.

Cette dernière ayant vécu à C..., je décidai que son appréciation devait être basée sur une grande expérience, et je la gardai pour la bonne bouche.

M'enveloppant dans un capulet, je pris mes sabots et m'acheminai vers la ferme, située à un kilomètre de la maison.

Tout en barbotant, pataugeant, enfonçant, j'arrivai près de Jean, qui nettoyait sa charrue.

«Bonjour, Jean.

—Ben le bonjour, mamselle! dit Jean en ôtant son bonnet de laine, ce qui permit à ses cheveux de se dresser tout droits sur sa tête. Quand ils n'étaient pas soumis à une pression quelconque, c'était une particularité de leur tempérament de se livrer à ce petit exercice.

—Je viens vous consulter sur une chose très, très importante, dis-je en appuyant sur l'adverbe pour éveiller son intelligence, que je savais disposée à courir la prétantaine quand on le questionnait.

—À votre service, mamselle.

—Ma tante, dit que tous les hommes sont des sacripants; quel est votre avis sur ce sujet, Jean?

—Des sacripants! répéta Jean, qui écarquilla les yeux comme s'il apercevait un monstre devant lui.

—Oui, mais c'est l'opinion de ma tante et je veux avoir la vôtre?

—Dame! ça se pourrait ben tout de même!

—Mais ce n'est pas une opinion, cela, Jean! Voyons! croyez-vous, oui ou non, que les hommes sont généralement des sacripants?»

Jean appuya le bout de son nez sur l'index de sa main droite, ce qui est, comme on le sait, l'indice d'une profonde méditation.

Après avoir réfléchi une bonne minute, il me fit cette réponse claire et décisive:

«Écoutez, mamselle, je vas vous dire! ça se pourrait ben que oui, mais ça se pourrait ben que non.

—Buse!» lui dis-je, indignée de contempler un tel phénomène de bêtise.

Il ouvrit les yeux, il ouvrit la bouche, il ouvrit les mains, il eût ouvert toute sa personne, s'il avait pu, pour mieux manifester son étonnement.

Je revins dans la cour du Buisson, en pestant contre la boue, mes sabots, Jean et moi-même.

«Perrine, criai-je, viens ici!»

Perrine, qui nettoyait les terrines de sa laiterie, accourut aussitôt, une poignée d'orties à la main, les bras nus, le visage rouge comme une pomme d'api et le bonnet sur le derrière de la tête, selon son habitude.

«Quelle est ton opinion sur les hommes? dis-je brusquement.

—Sur les hom...»

Et Perrine, de pomme d'api devenue pivoine, laissa tomber ses orties, prit le coin de son tablier, releva la jambe gauche et resta perchée sur la droite en me regardant d'un air ébahi.

«Eh bien, réponds donc! Que penses-tu des hommes?

—Mamselle veut rire, ben sûr!

—Mais non, je parle sérieusement. Réponds vite!

—Dame! mamselle, me dit Perrine en se remettant d'aplomb sur les deux jambes, quand ce sont de beaux gas, m'est avis qu'il y a des choses pus désagréables à regarder!»

Cette manière d'envisager la question me donna grandement à réfléchir.

«Je ne parle pas du physique, repris-je en haussant les épaules, mais du moral?

—Ma foi! je les trouve ben aimables! répondit Perrine, dont les petits yeux brillaient.

—Comment! tu ne les trouves pas mécréants, sacripants, suppôts de Satan?»

Perrine se mit à rire à pleine bouche.

«Voyez-vous, mamselle, le parler des mécréants est si doux que...»

Ici, elle s'interrompit pour se donner un grand coup de poing sur la tête. Elle tortilla son tablier, baissa les yeux, et me parut disposée à prendre la poudre d'escampette.

«Après! Finis donc!

—Mamselle va me faire dire des sottises, ben sûr! je m'en vas.»

Et, m'adressant la plus belle de ses révérences, elle disparut dans les profondeurs de sa laiterie, dont elle me ferma la porte au nez.

«Pourquoi dirait-elle des sottises?... Allons! je n'ai plus de ressource que dans Suzon; reste à savoir si elle voudra parler.»

J'entrai dans la cuisine. Suzon, armée d'un balai, se préparait à le faire fonctionner activement. Il me sembla qu'elle était dans ses jours sombres, et je jugeai qu'il serait habile d'user de quelques précautions oratoires avant de poser ma question.

«Comme tes cuivres sont beaux et reluisants! lui dis-je d'un air gracieux.

—On fait ce qu'on peut, grogna Suzon. Après tout, ceux qui ne sont pas contents n'ont qu'à le dire.

—Tu réussis très bien la fricassée de poulet, Suzon, continuai-je sans me décourager, tu devrais m'apprendre à la faire.

—C'est pas votre besogne, mademoiselle; restez chez vous, et laissez-moi tranquille dans ma cuisine.»

Mes moyens de corruption ne produisant aucun effet, je dirigeai mes batteries sur un autre point.

«Sais-tu une chose, Suzon? Tu as dû être bien jolie dans ta jeunesse!» dis-je, en pensant à part moi que, si j'avais été son mari, je l'aurais mise à cuire dans le four pour m'en débarrasser.

J'avais touché la corde sensible, car Suzon daigna sourire.

«Chacun a son beau temps, mademoiselle.

—Suzon, repris-je, profitant de ce subit adoucissement pour arriver au plus vite à mon sujet, j'ai envie de te faire une question!—Quelle est ton opinion sur les hommes... et les femmes?» ajoutai-je, songeant qu'il était ingénieux d'étendre mes études sur les deux sexes.

Suzon s'appuya sur son balai, prit son air le plus rébarbatif, et me répondit avec une conviction entraînante:

«Les femmes, mademoiselle, sont des pas grand'chose, mais les hommes sont des rien du tout.

—Oh! protestai-je, en es-tu bien sûre?

—C'est aussi sûr que je vous le dis, mademoiselle!»

Elle administra un grand coup de balai aux débris de légumes qui se trouvaient par terre, et les fit disparaître avec autant de dextérité que s'ils avaient représenté les bipèdes, objets de son antipathie.

Je me retirai dans ma chambre pour méditer sur l'axiome misanthropique énoncé par Suzon, assez découragée en pensant que je n'étais pas grand'chose, et que mes amis inconnus, les hommes, méritaient la dénomination humiliante de rien du tout.

V

Néanmoins, mes études de mœurs me paraissant tout à fait insuffisantes, je résolus de les poursuivre à l'aide des romans de la bibliothèque.

Précisément un lundi, jour de foire, ma tante, le curé et Suzon devaient aller ensemble à C... Ma tante avait décidé, comme toujours, que je resterais à la garde de Perrine, et pour la première fois de ma vie, cette décision m'enchanta. J'étais sûre d'être livrée à moi-même, Perrine s'occupant beaucoup plus de sa vache que de mes inspirations.

Pour ce genre d'excursions, le fermier, à huit heures du matin, amenait dans la cour une sorte de carriole appelée dans le pays maringote. Ma tante apparaissait en grande tenue, le chef orné d'un chapeau rond en feutre noir, auquel elle avait ajouté des brides d'un violet tendre. Elle le posait crânement sur le haut de son chignon. Elle était enveloppée de fourrures, qu'il fît chaud ou froid, ayant, depuis son mariage, adopté ce principe qu'une dame de qualité ne peut pas se mettre en route sans porter sur elle la peau d'un animal quelconque. Quand elle était ainsi vêtue, elle croyait fermement que toutes les tares qui dénonçaient son origine étaient effacées.

Elle s'asseyait sur une chaise, au fond de la maringote, laquelle chaise était recouverte d'un oreiller, afin que cette partie délicate de l'individu, qu'une plume honnête se refuse à nommer, ne fût point endommagée.

Suzon, chargée de conduire un cheval qui se conduisait tout seul, se plaçait à droite, sur la banquette de devant, et le curé montait près d'elle.

Alors, simultanément, ils se tournaient vers moi.

«Ne faites pas de sottises, disait ma tante, et n'allez pas dans le potager.

—Ne mettez pas le désordre dans ma cuisine, criait Suzon, et contentez-vous du veau froid pour déjeuner.»

Le curé ne soufflait mot, mais il m'envoyait un aimable sourire et faisait un geste qui voulait dire:

«Elle n'a pas voulu, mais je vous aurais bien emmenée, moi.»

Ce mémorable lundi, les choses se passèrent comme à l'ordinaire. Je fis quelques pas sur la route et je les vis bientôt disparaître, secoués tous les trois comme des paniers à salade.

Sans perdre une minute, je mis à exécution un projet mûri depuis longtemps. Il s'agissait de prendre possession de la bibliothèque, dont le curé avait eu la malencontreuse idée d'emporter la clef, mais je n'étais pas fille à me décourager pour si peu.

Je courus chercher une échelle que je traînai sous la fenêtre de la bibliothèque; après des efforts surhumains, je réussis à la lever et à l'appuyer solidement contre le mur. Grimpant lestement les échelons, je cassai une vitre avec une pierre dont je m'étais munie; puis ôtant les morceaux de verre encore attachés au châssis, je passai la partie supérieure de mon corps dans l'ouverture et me glissai dans la bibliothèque.

Je tombai la tête la première sur le carreau; je me fis une bosse énorme au front, et, le lendemain, le curé m'apporta un onguent pour la guérir.

Mon premier soin, quand je me relevai et que l'étourdissement causé par ma chute se dissipa, fut de fouiller dans les tiroirs d'un vieux bureau pour découvrir une clef pareille à celle que le curé avait fait disparaître. Mes recherches ne furent pas longues, et, après deux ou trois essais infructueux, je trouvai mon affaire.

Après avoir supprimé, autant qu'il me fut possible, les traces de mon effraction, je m'installai dans un fauteuil, et, pendant que je me reposais de mes fatigues, mon regard fut frappé par les ouvrages de Walter Scott placés en face de moi. Je pris au hasard dans la collection et je m'en allai dans ma chambre, emportant comme un trésor la Jolie Fille de Perth.

De ma vie je n'avais lu un roman, et je tombai dans une extase, dans un ravissement dont rien ne pourrait donner l'idée. Je vivrais neuf cent soixante-neuf ans, comme le bon Mathusalem, que je n'oublierais jamais mon impression en lisant la Jolie Fille de Perth.

J'éprouvais la joie d'un prisonnier transporté de son cachot au milieu des arbres, des fleurs, du soleil; ou, mieux encore, la joie d'un artiste qui entend jouer pour la première fois, et d'une manière idéale, l'œuvre de son cœur et de son intelligence. Le monde qui m'était inconnu, et après lequel je soupirais inconsciemment, se révéla à moi tout à coup. Une lueur se fit si soudainement dans mon esprit, que je crus avoir été jusque-là stupide, idiote. Je me grisai, m'enivrai de ce roman rempli de couleur, de vie, de mouvement.

Le soir, je descendis en rêvant dans la salle à manger, où le curé, qui dînait avec nous, m'attendait avec impatience.

Il regarda mon visage avec une profonde commisération, et me demanda, avec le plus grand intérêt, comment cet accident était arrivé.

«Un accident? dis-je d'un air étonné.

—Votre front est tout noir, ma petite Reine.

—La sotte aura monté dans un arbre ou une échelle, dit ma tante.

—Dans une échelle, oui, c'est vrai, répondis-je.

—Ma pauvre enfant! s'écria le curé désolé; vous êtes tombée sur la tête?»

Je fis un signe affirmatif.

«Avez-vous mis de l'arnica, ma petite?

—Bah! c'est bien la peine! reprit ma tante. Mangez votre soupe, monsieur le curé, et ne vous occupez pas de cette étourdie; elle n'a que ce qu'elle mérite!»

Le curé ne dit plus rien; il me fit un petit signe d'amitié et m'observa à la dérobée.

Mais je ne faisais pas grande attention à ce qui se passait autour de moi. Je songeais à cette charmante Catherine Glover, à ce brave Henri Smith, dont j'étais éprise, en attendant mieux, et voilà que, sans le moindre préambule, j'éclatai en sanglots.

«Ah! mon Dieu! s'écria le curé en se levant vivement. Ma chère petite Reine, mon bon petit enfant?

—Laissez donc! dit ma tante; elle est mécontente parce qu'elle ne nous a pas accompagnés à C...

Mais le curé, qui savait que je détestais les pleurs et que j'étais trop fière pour manifester devant ma tante un chagrin causé par elle, s'approcha de moi, me demanda tout bas pourquoi je pleurais et s'efforça de me consoler.

«Ce n'est rien, mon cher bon curé, dis-je en essuyant mes larmes et en me mettant à rire. Voyez-vous, j'ai horreur de la souffrance physique, la tête me fait mal, et puis je dois être affreuse.

—Pas plus qu'à l'ordinaire», dit ma tante. Le curé me regarda d'un air inquiet. Il n'était pas satisfait de l'explication et se disait que quelque chose d'anormal s'était passé dans la journée. Il me conseilla d'aller me coucher sans plus tarder; ce que je fis avec empressement.

J'étais humiliée d'avoir fait une scène d'attendrissement; d'autant plus humiliée que je ne savais pas pourquoi j'avais pleuré. Était-ce de plaisir, de contrariété? Je n'aurais pu le dire, et je m'endormis en me répétant qu'il était inutile de chercher à analyser mon impression.

Pendant le mois qui suivit, je dévorai la plupart des ouvrages de Walter Scott. Certes, depuis ce temps, j'ai eu des joies profondes et sérieuses, mais, quelque grandes qu'elles aient été, je ne sais si elles ont surpassé de beaucoup en vivacité celles que j'éprouvais pendant que mon esprit sortait de son brouillard comme un papillon de sa chrysalide. Je marchais de ravissement en ravissement, d'extase en extase. J'oubliais tout pour ne songer qu'à mes romans et aux personnages qui excitaient mon imagination.

Quand le curé me définissait un problème, je pensais à Rébecca, que j'avais laissée en tête à tête avec le Templier; quand il me faisait un cours d'histoire, je voyais défiler devant mes yeux ces charmants héros parmi lesquels mon cœur volage avait déjà choisi une quinzaine de maris; quand il m'adressait des reproches, je n'en entendais pas la moitié, étant occupée à me confectionner un costume semblable à celui d'Élisabeth d'Angleterre ou d'Amy Robsart.

«Qu'avez-vous fait aujourd'hui? demandait-il en arrivant.

—Rien.

—Comment rien?

—Tout cela m'ennuie», disais-je d'un air fatigué.

Le pauvre curé était consterné. Il préparait de longs discours et me les débitait tout d'une haleine, mais il aurait produit autant d'effet en s'adressant à un Peau-Rouge.

Enfin, je devins subitement très triste. Si ma tante ne me battait plus, elle se dédommageait en me disant des choses désagréables. Elle avait deviné que j'étais peinée d'être si petite. Elle ne perdait pas l'occasion de frapper sur ce point vulnérable, m'appelait avorton et me répétait que j'étais laide.

Peu de temps auparavant, je me trouvais très jolie, et j'avais beaucoup plus de confiance dans mon opinion que dans celle de ma tante. Mais, en faisant connaissance avec les héroïnes de Walter Scott, le doute surgit dans mon esprit. Elles étaient si belles, que je me désolais en songeant qu'il fallait leur ressembler pour être aimée.

Le curé, par sympathie, perdit ses sourires et ses couleurs. Il m'observait d'un air éploré, passait son temps à priser, en oubliant toutes les règles de l'art, cherchait à deviner mon secret et employait des moyens machiavéliques pour arriver à son but; mais j'étais impénétrable.

Un jour, je le vis se diriger vers la bibliothèque, mais je n'avais garde d'oublier la clef dans la serrure; il revint sur ses pas en secouant la tête et en passant la main dans ses cheveux, lesquels, plus ébouriffés que jamais, produisaient l'effet d'un panache.

Je m'étais cachée derrière une porte, et, quand il passa près de moi, je l'entendis murmurer:

«Je reviendrai avec la clef!»

Cette décision me contraria vivement. Je me dis qu'il découvrirait certainement mon secret et que je ne pourrais plus continuer mes chères lectures.

J'allai aussitôt chercher plusieurs romans que j'emportai dans ma chambre, et les remplaçai sur les rayons par des livres pris au hasard; mais, malgré mes précautions, je jugeai que le carreau de papier dont je m'étais servie pour remplacer la vitre brisée était un indice qui m'accuserait hautement.

C'est ce jour-là que, en examinant des lettres trouvées dans le bureau, je découvris l'origine de ma tante. C'était une arme contre elle, et je résolus de ne pas tarder à m'en servir.

Le lendemain, à déjeuner, elle était de très mauvaise humeur. Dans cette disposition morale, si elle ne trouvait pas un prétexte pour m'être désagréable, elle s'en passait.

Je rêvais à cet aimable Buckingham qui me paraissait adorable avec son insolence, ses beaux habits, ses bouffettes et son esprit, et je me demandais pourquoi Alice Bridgeworth était au désespoir de se trouver chez lui, quand ma tante me dit sans préambule:

«Que vous êtes laide ce matin, Reine!»

Je sautai sur ma chaise.

«Voilà! dis-je en lui passant la salière.

—Je ne demande pas le sel, sotte! En vérité, vous devenez aussi stupide que laide!»

Il est à remarquer que ma tante ne me tutoyait jamais. Du jour où elle était devenue la femme de mon oncle, elle avait cru se mettre à la hauteur de sa situation en supprimant le tutoiement de son vocabulaire. Elle disait vous même à ses lapins.

«Je ne suis pas de votre avis, répondis-je sèchement, je me trouve très jolie.

—La bonne farce! s'écria ma tante. Jolie, vous! un petit avorton pas plus haut que la cheminée!

—Mieux vaut ressembler à une plante délicate qu'à un homme manqué», répliquai-je.

Ma tante croyait fermement avoir été une beauté et n'entendait pas raillerie sur ce sujet.

«J'ai été belle, mademoiselle, si belle qu'on nous avait donné le nom d'une déesse, à ma sœur et à moi.

—Votre sœur vous ressemblait-elle, ma tante?

—Beaucoup, nous étions jumelles.

—Son mari a dû être bien malheureux», dis-je d'un ton pénétré.

Ma tante lança une imprécation que je ne permettrai pas à ma plume de répéter.

«Du reste, repris-je avec calme, vous avez naturellement le goût d'une femme du peuple, tandis que moi, je...»

Mais je restai la bouche ouverte au milieu de ma phrase; ma tante venait de casser une assiette avec le manche de son couteau. Ce que j'avais dit rendait inutiles les efforts qu'elle avait faits jusqu'alors pour me cacher sa naissance et me vengeait entièrement de ses méchancetés envers moi.

«Vous êtes un serpent! s'écria-t-elle d'une voix étranglée.

—Je ne crois pas, ma tante.

—Un serpent!

—Vous l'avez déjà dit, répondis-je en avalant tranquillement ma dernière fraise.

—Un serpent réchauffé dans mon sein», répéta ma tante, qui était trop en colère pour faire des frais d'imagination.

Je secouai la tête, et me dis que si j'étais serpent, je refuserais certainement de me trouver bien dans cette position.

«Permettez, repris-je, j'ai étudié cet animal dans mon histoire naturelle, et je n'ai jamais vu qu'il eût l'habitude d'être réchauffé dans le sein de qui que ce soit.»

Ma tante, toujours déconcertée quand je faisais allusion à mes lectures, ne répondit rien, mais l'expression de sa physionomie me parut si peu rassurante que je m'esquivai en chantant à tue-tête:

«Il était une fois un oncle de Pavol, de Pavol, de Pavol!»

Nous étions au milieu de juin. Les papillons volaient de tous les côtés, les mouches bourdonnaient, l'air était imprégné de mille parfums; bref, le temps me parut si séduisant que j'oubliai ma prudence ordinaire. Je pris mon livre et j'allai m'installer dans un pré, à l'ombre d'une meule de foin.

J'avais le cœur un peu gros en songeant aux paroles de ma tante. Il est certain qu'il était désolant d'être si petite, si petite! Qui donc pourrait m'aimer jamais? Mais je me consolai en lisant Péveril du Pic. Parmi les romans de Walter Scott, c'était un de ceux que je préférais, précisément à cause de Fenella, dont la taille était certainement plus exiguë que la mienne.

J'aimais, j'adorais Buckingham. J'étais en colère contre Fenella, qui lui disait des choses vraiment très dures, et, au moment où elle disparaissait par la fenêtre, je m'arrêtai dans ma lecture pour m'écrier:

«La petite niaise! un homme si délicieux!»

En disant ces mots, je levai les yeux et jetai un grand cri en voyant le curé, debout, devant moi. Les bras croisés, il me regardait avec stupéfaction. Il semblait aussi consterné que ce personnage des contes de fées qui trouve ses diamants changés en noisettes.

Je me levai un peu honteuse, car je l'avais abominablement attrapé.

«Oh! Reine..., commença-t-il.

—Mon cher curé, m'écriai-je en serrant Péveril du Pic sur mon cœur, je vous en prie, je vous en supplie, laissez-moi continuer.

—Reine, ma petite Reine, jamais je n'aurais cru cela de vous!»

Cette douceur m'attendrit d'autant plus que je n'avais pas la conscience très nette, mais, par une tactique éminemment féminine, je m'empressai de changer la question.

«C'était une distraction, monsieur le curé et je me trouve si malheureuse!

—Malheureuse, Reine?

—Croyez-vous que ce soit amusant d'avoir une tante comme la mienne! Elle ne me bat plus, c'est vrai, mais elle me dit des choses qui me font tant de peine!»

Que je connaissais bien mon curé! Il avait déjà oublié ses griefs et ses sermons; d'autant qu'il y avait un grand fonds de vérité dans mes paroles.

«Est-ce pour cela que vous êtes si triste, mon bon petit enfant?

—Certainement, monsieur le curé. Pensez donc que ma tante me répète sur tous les tons que je suis un avorton, que je suis laide à faire peur!»

Mes yeux s'emplirent de larmes, car ce sujet m'allait droit au cœur.

Le bon curé, très ému, se frotta le nez d'un air perplexe. Il était loin de partager les idées de ma tante sur ce point, et se demandait quel moyen il pourrait bien employer pour dissiper mon chagrin sans éveiller dans mon âme l'orgueil, la vanité et autres éléments de damnation.

«Voyons, Reine, il ne faut pas attacher trop d'importance à des choses qui périssent si vite.

—En attendant ces choses existent, répliquai-je, me rencontrant, à deux siècles d'intervalle, avec la pensée de la plus belle fille de France.

—Et puis, vous verrez peut-être des gens qui ne penseront pas comme Mme de Lavalle.

—Êtes-vous de ces gens-là, monsieur le curé? Me trouvez-vous jolie?

—Mais... oui, répondit le curé d'un ton piteux.

—Très jolie?

—Mais... mais oui, répondit le curé sur le même ton.

—Ah! que je suis contente! m'écriai-je en pirouettant. Que je vous aime, mon curé!

—C'est très bien, Reine; mais vous avez commis une grande faute. Vous vous êtes introduite dans la bibliothèque au risque de vous casser le cou, et vous avez lu des livres que je ne vous aurais probablement jamais donnés.

—Walter Scott, monsieur le curé, c'est Walter Scott! ma littérature en dit beaucoup de bien.»

Et je lui narrai toutes mes impressions. Je parlai longtemps avec volubilité, ravie de voir que non seulement le curé ne songeait plus à me gronder, mais qu'il écoutait avec intérêt ce que je lui racontais. Devant mon entrain et ma gaieté, reparus comme par enchantement, il reprit subitement ses couleurs et sa physionomie souriante.

«Allons, me dit-il, je vous permets de continuer à lire Walter Scott; je le relirai même pour en parler avec vous, mais promettez-moi de ne pas recommencer votre escapade!»

Je le lui promis de grand cœur, et dès lors nous eûmes un nouveau sujet de discussions et de disputes, car, bien entendu, nous ne fûmes jamais du même avis.

Mais bientôt l'intérêt que je prenais à mes romans se trouva effacé par un événement surprenant, inouï, qui arriva quelques semaines plus tard au Buisson. Un de ces événements qui n'ébranlent pas les empires sur leurs bases, mais qui jettent la perturbation dans le cœur ou l'imagination des petites filles.

VI

C'était un dimanche.

Le dimanche, nous assistions régulièrement à la grand'messe, qui était l'unique office du matin, le curé n'ayant pas de vicaire. Ma tante entrait la première dans notre banc armorié, je la suivais immédiatement; Suzon venait ensuite, et Perrine fermait la marche.

Notre petite église était vieille et misérable. La couleur primitive des murs disparaissait sous une sorte de limon verdâtre, causé par l'humidité; le sol, loin d'être uni, était formé d'une quantité de crevasses et de monticules qui invitaient les fidèles à se casser le cou et à profiter de leur présence dans un lieu sanctifié pour monter plus tôt au ciel; l'autel était orné de figures d'anges peintes par le charron du village, qui se piquait d'être artiste; deux ou trois saints se contemplaient avec surprise, étonnés de se trouver si laids. Plusieurs fois, en les regardant, je me suis dit que si j'étais une sainte, et si les mortels me représentaient d'une manière aussi hideuse, je serais absolument sourde à leurs prières; mais les saints n'ont peut-être pas mon tempérament. Par une fenêtre privée de ses vitraux, une rose blanche montrait sa tête parfumée et, par sa beauté, sa fraîcheur, semblait protester contre le mauvais goût de l'homme.

Nous possédions un harmonium dont trois notes seulement pouvaient vibrer; quelquefois le nombre en allait jusqu'à cinq, cet instrument étant, grâce à la température, sujet à des caprices, comme les rhumatismes de notre chantre, lequel rugissait pendant deux heures avec la conviction si naïve et si profonde de posséder une belle voix qu'il était impossible de lui en vouloir.

Le tabouret de l'officiant était placé au fond d'un précipice, de sorte que, de ma place, je ne voyais que la tête et le buste du curé, qui avait l'air en pénitence. Les enfants de chœur se faisaient des grimaces et chuchotaient derrière son dos, sans qu'il eût l'idée de se fâcher.

Après l'évangile, il quittait sa chasuble et son étole devant nous, les choses se passant en famille, trébuchait dans quelques trous et arrivait à la chaire.

Parmi les êtres humains qui s'agitent sur la surface du globe, il n'y en a pas, je suppose, qui, dans le cours de son existence, n'ait fait un rêve. L'homme, que sa position soit infime ou élevée, ne peut vivre sans désirs, et le curé, subissant la loi commune, avait, durant trente ans de sa vie, rêvé la possession d'une chaire.

Malheureusement, il était très pauvre, ses paroissiens l'étaient également, et ma tante, qui seule eût pu lui venir en aide, ne répondait rien à ses timides insinuations; outre qu'elle était d'un intérêt sordide quand il s'agissait de donner, elle avait la plus mince considération pour le rêve de son prochain.

Enfin, à force d'économiser, le curé se trouva un jour à la tête d'une somme de deux cents francs. Il résolut alors de réaliser son rêve tant bien que mal.

Un matin, je le vis arriver hors d'haleine.

«Ma petite Reine, venez avec moi, s'écria-t-il.

—Où ça, monsieur le curé?

—À l'église, venez vite!

—Mais la messe est dite!

—Oui, oui, mais j'ai quelque chose de charmant à vous montrer.»

Il avait l'air si joyeux, sa bonne figure respirait une telle allégresse, que je ris encore en y songeant et que sa joie est pour moi un des meilleurs souvenirs de ce temps-là.

Il ne marchait pas, il volait, et nous arrivâmes tout courant à l'église. On venait de poser la chaire, et le curé, en extase devant elle, me dit à voix basse:

«Regardez, petite Reine, regardez! N'est-ce pas une heureuse invention? Nous possédons enfin une chaire! Elle n'a pas l'air très solide, et cependant elle tient très bien. Et voilà donc le rêve de ma vie réalisé! Il ne faut jamais désespérer de rien, ma petite, jamais!»

Je regardais, un peu consternée, car je ne pouvais pas me dissimuler que mon imagination m'avait représenté une chaire comme quelque chose de grand, de monumental. Ce que j'avais sous les yeux était une sorte de boîte en bois blanc posée sur des supports en fer si peu élevés que, à la rigueur, on eût pu se passer de marches pour y entrer. Mais une chaire sans marches, cela ne se serait jamais vu; aussi, pour que l'honneur fût sauf, avait-on réussi à en placer deux, hautes chacune de quinze centimètres.

«Voyez donc, Reine, me disait le curé, comme elle produit bon effet! Quand j'aurai un peu d'argent, je lui ferai donner une couche de peinture, ou, plutôt, je la peindrai moi-même; cela m'amusera, et puis ce sera économique. Certainement elle pourrait être un peu plus élevée, mais il ne faut pas avoir trop d'ambition.»

Et le pauvre excellent homme tournait autour de la chaire d'un air admiratif. Les panneaux eussent été peints par Raphaël ou sculptés par Michel-Ange qu'il n'eût pas été plus heureux.

Il ne songeait pas que la réalité, comme toujours, hélas! ne ressemblait guère au rêve; il n'avait garde de faire des comparaisons, et jouissait de son bonheur sans arrière-pensée.

«C'est moi qui ai donné le plan, mon cher enfant, et vraiment j'ai eu là une bien bonne idée! Cependant il y a un revers à la médaille, et je dois avouer que j'ai une petite dette; le prix qu'on me demande est plus élevé que je ne l'avais supposé, mais il paraît que c'est toujours ainsi quand on fait construire. Je comptais m'acheter une douillette, cet hiver; eh bien, mon Dieu, je m'en passerai, voilà tout!»

Oh! oui, sa joie est pour moi un des meilleurs souvenirs de ce temps-là! Jamais je n'ai vu un homme si heureux, et parer ainsi une joie si médiocre des reflets de sa bonne nature et de son esprit un peu enfantin.

«C'est qu'elle a tout à fait l'air d'une chaire!» disait-il en riant et en se frottant les mains.

J'avais bien quelque doute sur ce point, mais je cachai ma déception et m'extasiai de mon mieux sur cet objet extraordinaire qui, à cause de la forme irrégulière de l'église, était placé dans un renfoncement, de telle sorte que, lorsque le curé prêchait, les trois quarts de l'auditoire ne voyaient qu'un bras et une mèche de cheveux blancs qui s'agitaient avec éloquence, selon les diverses phases du discours.

Le curé était si content de se dire: «Je vais monter en chaire!» que nous dûmes nous résigner à avoir un sermon tous les dimanches.

À peine avait-il ouvert la bouche que les bonnes femmes prenaient une pose commode afin de faire un petit somme; que Perrine profitait de l'assoupissement général pour lancer quelque œillade dans le banc voisin du nôtre, et que Reine de Lavalle se préparait à méditer sur les vicissitudes de la vie représentées par une tante et l'ennui des sermons.

Je ne sais pourquoi le curé aimait à discourir sur les passions humaines, mais, un jour qu'il s'était laissé entraîner par la chaleur de l'improvisation, je lui fis, à dîner, des questions si indiscrètes et si embarrassantes qu'il se promit bien de ne plus jamais aborder devant moi certains sujets. Il se contenta dorénavant de parler sur la paresse, l'ivrognerie, la colère et autres vices qui n'excitaient ni ma curiosité, ni mon bavardage.

Pendant une heure, il nous mettait sous les yeux la grande iniquité dans laquelle nous étions plongés; puis, lorsque notre état moral était devenu vraiment tout à fait lamentable, il descendait d'un air radieux avec nous dans les enfers et nous faisait toucher du doigt les supplices que méritaient nos âmes ravagées par le péché; après quoi passant, par un tour de phrase hardi, à des idées moins horribles, il émergeait peu à peu des régions infernales, restait quelques instants sur la terre, nous déposait enfin tranquillement dans le ciel et descendait de la chaire du pas triomphant d'un conquérant qui vient de trancher quelque nœud gordien.

L'auditoire se réveillait alors en sursaut, sauf Suzon, trop contente d'entendre dire du mal de l'humanité pour s'endormir, et qui buvait une tasse de lait pendant que le curé fustigeait ses ouailles de ses fleurs de rhétorique.

C'était donc un dimanche. Il faisait une chaleur écrasante, et en revenant à la maison, Suzon nous dit:

«Il y aura de l'orage avant la fin de la journée.»

Cette prophétie me fit plaisir; un orage était un incident heureux dans ma vie monotone, et, malgré ma poltronnerie, j'aimais le tonnerre et les éclairs, bien qu'il m'arrivât de trembler de tous mes membres lorsque les roulements se succédaient avec trop de rapidité.

Pendant la première partie de l'après-midi, j'errai comme une âme en peine dans le jardin et le petit bois. Je m'ennuyais à mourir, me disant avec mélancolie qu'il ne m'arriverait jamais quelque aventure, et que j'étais condamnée à vivre perpétuellement auprès de ma tante.

Vers quatre heures, rentrant dans la maison, je montai dans le corridor du premier, et, le visage collé contre la vitre d'une grande fenêtre, je m'amusai à suivre des yeux le mouvement des nuages qui s'amoncelaient au-dessus du Buisson et nous amenaient l'orage annoncé par Suzon.

Je me demandais d'où ils venaient, ce qu'ils avaient vu sur leur parcours, ce qu'ils pourraient me raconter, à moi qui ne savais rien de la vie, du monde et qui aspirais à voir et à connaître. Ils s'étaient formés derrière cet horizon que je n'avais jamais dépassé, et qui me cachait des mystères, des splendeurs (du moins, je le croyais), des joies, des plaisirs sur lesquels je méditais tout bas.

Je fus distraite dans mes réflexions en remarquant que Perrine, cachée dans un petit coin, se laissait embrasser par un gros rustaud qui avait passé un bras autour de sa taille.

J'ouvris vivement la fenêtre, et criai en frappant des mains:

«Très bien, Perrine; je vous vois, mademoiselle!»

Perrine, épouvantée, prit ses sabots dans sa main et courut se réfugier dans l'étable. Le gros rustaud tira son chapeau et m'examina avec un sourire niais qui lui fendait la bouche jusqu'aux oreilles.

Je riais de tout mon cœur, quand une voiture légère, que je n'avais pas entendue approcher, entra dans la cour. Un homme sauta à terre, dit quelques mots au domestique qui l'accompagnait et regarda autour de lui pour trouver à qui parler.

Mais Perrine, dont je voyais poindre le bonnet blanc à travers l'ouverture grillée de l'étable, ne bougeait pas, et son amoureux s'était précipité à plat ventre derrière un pailler. Quant à moi, stupéfiée par cette apparition, j'avais poussé un des battants de la fenêtre et j'observais les événements sans faire un mouvement.

L'inconnu franchit en deux enjambées les marches délabrées du perron et chercha la sonnette qui n'avait jamais existé; ce que voyant et la patience n'étant point sa qualité dominante, il donna de grands coups de poing dans la porte.

Ma tante, Suzon, surgirent ensemble devant lui, et je certifie que, dès cet instant, j'eus la plus favorable opinion de son courage, car il ne manifesta aucun effroi. Il salua légèrement, puis je compris d'après ses gestes que, le ciel menaçant l'ayant inquiété, il demandait à se réfugier au Buisson.

Au même moment, en effet, l'orage éclata avec une grande violence; on n'eut que le temps de mettre la voiture et le cheval à l'abri.

Il est dit que la solitude rend timide; mais, dans certains cas, elle produit l'effet contraire. Ne m'étant frottée à personne, n'ayant jamais rien comparé, j'avais la plus grande confiance en moi-même, et j'ignorais complètement ce que c'était que cet étrange sentiment qui annihile les facultés les plus brillantes et rend stupide l'homme le plus supérieur.

Néanmoins, devant cette aventure qui semblait évoquée par mes pensées, le cœur me battait bien fort, et j'hésitai si longtemps à entrer dans le salon que j'étais encore à la porte quand le curé arriva tout ruisselant, mais bien content.

«Monsieur le curé, m'écriai-je en m'élançant vers lui, il y a un homme dans le salon!

—Eh bien, Reine? un fermier, sans doute?

—Mais non, monsieur le curé, c'est un homme véritable.

—Comment, un homme véritable?

—Je veux dire que ce n'est ni un curé, ni un paysan; il est jeune et bien habillé. Entrons vite!»

Nous entrâmes, et je faillis jeter un cri de surprise en remarquant que ma tante avait une expression vraiment gracieuse et qu'elle souriait agréablement à l'inconnu, qui, assis en face d'elle, semblait aussi à l'aise que s'il s'était trouvé chez lui.

Du reste, son aspect seul eût suffi pour dérider l'esprit le plus morose. Il était grand, assez gros, avec une figure épanouie, franche et ouverte. Ses cheveux blonds étaient coupés ras, il possédait des moustaches tordues en pointe, une bouche bien dessinée et des dents blanches qu'un rire franc et naturel montrait souvent. Toute sa personne respirait la gaieté et l'amour de la vie.

Il se leva en nous voyant entrer, et attendit un instant que ma tante fît la présentation. Mais ce cérémonial était aussi ignoré d'elle que des habitants du Groënland, et il se présenta lui-même sous le nom de Paul de Conprat.

«De Conprat! s'écria le curé; êtes-vous le fils de cet excellent commandant de Conprat que j'ai connu autrefois?

—Mon père est en effet commandant, monsieur le curé. Vous l'avez connu?

—Il m'a rendu service il y a bien des années. Quel brave, quel excellent homme!

—Je sais que mon père est aimé de tout le monde, répondit M. de Conprat, le visage plus épanoui que jamais. C'est pour moi un bonheur toujours nouveau de le constater.

—Mais, reprit le curé, n'êtes-vous pas parent de M. de Pavol?

—Parfaitement; cousin au troisième degré.

—Voici sa nièce», dit le curé en me présentant.

Malgré mon inexpérience, je m'aperçus fort bien que le regard de M. de Conprat exprimait une certaine admiration.

«Je suis enchanté de faire la connaissance d'une aussi charmante cousine», me dit-il d'un ton convaincu en me tendant la main.

Ce compliment provoqua chez moi un petit frisson agréable, et je mis ma main dans la sienne sans le moindre embarras.

«Pas précisément cousins, dit le curé en prisant d'un air de jubilation; M. de Pavol n'est que l'oncle par alliance de Reine: sa femme était une demoiselle de Lavalle.

—Ça ne fait rien, s'écria M. de Conprat, je ne renonce pas à notre parenté. D'ailleurs, si l'on cherchait bien, on trouverait des alliances entre ma famille et celle des de Lavalle.»

Nous nous mîmes à causer comme trois bons amis, et il me sembla que nous nous étions toujours vus, connus et aimés. J'éprouvais cette impression bizarre qui fait supposer que ce qui se passe immédiatement sous vos yeux est déjà arrivé à une époque lointaine, si lointaine qu'on n'en a gardé qu'un souvenir vague et presque effacé.

Mais j'avais beau passer en revue dans mon esprit tous les héros de roman que je connaissais, je n'en trouvais pas un seul aussi dodu que mon héros à moi. Il était gros, cela ne faisait pas l'ombre d'un doute, mais si bon, si gai, si spirituel, que ce défaut physique se transforma promptement à mes yeux en une qualité transcendante. Bientôt même mes héros imaginaires me parurent totalement dénués de charme. Malgré leur taille élégante et toujours mince, ils étaient effacés, radicalement effacés par ce bon gros garçon bien vivant et tout joyeux que je revêtais mentalement d'une foule de qualités.

Cependant, quoique l'orage eût diminué de violence, la pluie ne cessait pas, et, l'heure du dîner approchant, ma tante invita Paul de Conprat à le partager avec nous. Il déclara aussitôt qu'il avait une faim de cannibale et accepta avec un empressement qui me ravit.

Je m'esquivai un instant pour aller affronter la mauvaise humeur de Suzon.

«Suzon, dis-je en entrant dans la cuisine, d'un air excité, M. de Conprat dîne avec nous. Avons-nous un gros chapon, du lait, des fraises, des cerises?

—Hé! Seigneur, que d'affaires! grogna Suzon; il y a ce qu'il y a, voilà!

—Grande vérité, Suzon! mais réponds-moi donc! Un chapon, ce ne sera peut-être pas suffisant?

—C'est pas un chapon, mademoiselle, c'est un dindon; voyez un peu!»

Et Suzon, avec un vif mouvement d'orgueil, ouvrit la rôtissoire et me fit admirer l'animal, qui, bien empâté par ses soins et ceux de Perrine, pesait au moins douze livres. La peau dorée se soulevait de place en place, prouvant ainsi la délicatesse, la tendresse de la chair qu'elle recouvrait et offrant à mes yeux charmés le spectacle le plus réjouissant.

«Bravo! dis-je. Mais le lait égoutté, Suzon, est-il réussi? Y en a-t-il beaucoup? Et la salade, assaisonne-la bien!

—J'ai l'habitude de réussir ce que je fais, mademoiselle. D'ailleurs, ce monsieur n'est ni un prince ni un empereur, je suppose. C'est un homme comme un autre, il s'arrangera de ce qu'on lui donnera.

—Un homme comme un autre, Suzon! dis-je indignée. Tu ne l'as donc pas vu?

—Ma foi si, mademoiselle, je l'ai vu! et entendu, je peux bien le dire! Est-il permis à un chrétien de cogner ainsi à tour de bras à la porte d'une maison honnête? Après cela, amourachez-vous de lui, si vous voulez!»

J'ouvrais la bouche pour répondre vertement, mais je m'arrêtai prudemment, en songeant que, pour se venger et me contrarier, Suzon serait bien capable de donner un coup de feu à son dindon.

Quelques instants après, nous passâmes dans la salle à manger, et je ne pus m'empêcher de lancer un regard désolé sur la tapisserie sale et usée qui tombait en lambeaux. Ensuite, Suzon avait une manière bien singulière de mettre le couvert! Trois salières se promenaient au milieu de la table en guise de surtout; l'argenterie était jetée à la bonne franquette; les bouteilles couraient les unes après les autres, tandis qu'une seule et unique carafe était placée de telle façon que chaque convive devait se disloquer un peu pour l'attraper, la table étant trois fois trop grande.

Pour la première fois de ma vie, j'eus l'intuition que toutes les lois de la symétrie étaient violées par le goût fantasque de Suzon.

Mais M. de Conprat avait un de ces heureux caractères qui prennent chaque chose du meilleur côté. Et puis il possédait la faculté de s'identifier au milieu dans lequel il se trouvait.

Il examina la table d'un air joyeux, avala son potage sans cesser de parler, fit des compliments à Suzon et poussa de véritables cris de joie à l'apparition du dindon.

«Il faut avouer, monsieur le curé, dit-il, que la vie est une heureuse invention, et qu'Héraclite était doué d'une forte dose de stupidité.

—Ne médisons pas des philosophes, répondit le curé, ils ont quelquefois du bon.

—Vous êtes plein de bienveillance, monsieur le curé. Pour moi, si j'étais gouvernement, je mettrais les fous dehors et les philosophes à leur place, en ayant soin de ne pas les isoler les uns des autres, de façon qu'ils puissent mieux se dévorer.

—Qu'est-ce que c'est qu'Héraclite? dit ma tante.

—Un imbécile, madame, qui passait son temps à pleurnicher. Était-ce ridicule, mon Dieu! et l'avoir fait passer pour cela à la postérité!

—Peut-être, insinuai-je, vivait-il avec plusieurs tantes; ça lui avait aigri le caractère.

M. de Conprat me regarda d'un air étonné et partit d'un grand éclat de rire. Le curé me fit les gros yeux, mais ma tante, aux prises avec le dindon, qu'elle découpait avec art, je dois l'avouer, n'avait pas entendu.

«L'histoire passe ce fait sous silence, ma cousine.

—Dans tous les cas, repris-je, gardez-vous d'attaquer les hommes antiques; M. le curé vous arracherait les yeux.

—Ah! les gredins, m'ont-ils fait enrager! Je n'ai gardé d'eux qu'un souvenir: celui des pensums qu'ils m'ont valus.

—Permettez, dit le curé, qui fit un effort pour ramener sur l'eau ses amis, en train de se noyer complètement dans mon opinion, permettez! vous ne pouvez pas nier certaines belles vertus, certains actes héroïques qui...

—Illusions, illusions! interrompit Paul de Conprat. C'étaient des gredins insupportables, et, parce qu'ils sont morts, on les pare de vertus incroyables pour humilier ces pauvres vivants qui valent mieux qu'eux. Dieu! l'excellent dindon!»

Tout en parlant sans discontinuer, il mangeait avec un appétit et un entrain sans pareils.

Les morceaux s'empilaient sur son assiette et disparaissaient avec une vélocité si remarquable qu'il arriva un moment où ma tante, le curé et moi nous restâmes, la fourchette en l'air à le contempler dans un muet étonnement.

«Je vous avais bien prévenus, nous dit-il en riant, que j'avais une faim de cannibale, ce qui m'arrive, du reste, trois cent soixante-cinq fois par an.

—Quel argent vous devez dépenser pour votre table! s'écria ma tante, qui avait la spécialité de saisir le côté mercantile des choses et de dire ce qu'il ne fallait pas dire.

—Vingt-trois mille trois cent soixante-dix-sept francs, madame, répondit M. de Conprat avec un grand sérieux.

—Pas possible! marmotta ma tante stupéfaite.

—Vous semblez parfaitement heureux, monsieur, dit le curé en se frottant les mains.

—Si je suis heureux, monsieur le curé? Je crois bien! Et voyons, là, franchement, est-il bien naturel d'être malheureux?

—Mais quelquefois, répondit le curé en souriant.

—Ah! bah! les gens malheureux le sont le plus souvent par leur faute, parce qu'ils prennent la vie à l'envers. Voyez-vous, le malheur n'existe pas, c'est la bêtise humaine qui existe.

—Mais voilà déjà un malheur, répliqua le curé.

—Assez négatif en lui-même, monsieur le curé, et, de ce que mon voisin est bête, il ne s'ensuit pas que je doive l'imiter.

—Vous aimez le paradoxe, monsieur?

—Point; mais j'enrage quand je vois tant de gens assombrir leur existence par une imagination maladive. Je suppose qu'ils ne mangent pas assez, qu'ils vivent d'alouettes ou d'œufs à la coque, et se détraquent la cervelle en même temps que l'estomac. J'adore la vie, je pense que chacun devrait la trouver belle et qu'elle n'a qu'un défaut: c'est de finir, et de finir si vite!»

Le dindon, la salade, le lait, tout était dévoré; et ma tante regardait, avec une physionomie qui n'était plus du tout gracieuse, la carcasse du volatile sur lequel elle avait compté pour festoyer durant plusieurs jours.

Nous allions quitter le table quand Suzon entr'ouvrit la porte et, passant la tête dans l'ouverture, nous dit d'un ton rogue:

«J'ai fait du café, faut-il l'apporter?

—Qui vous a permis..., commença ma tante.

—Oui, oui, dis-je en l'interrompant vivement, apporte-le tout de suite.»

Je l'aurais bien embrassée pour cette bonne idée, mais ma tante ne partageait pas mon avis. Elle disparut pour aller se disputer avec Suzon, et nous ne la revîmes que dans le salon.

«Vous avez une excellente cuisinière, ma cousine, dit Paul de Conprat en sirotant son café.

—Oui, mais si grognon!

—C'est un détail, cela.

—Et ma tante, comment la trouvez-vous? demandai-je d'un ton confidentiel.

—Mais... assez majestueuse, répondit M. de Conprat un peu embarrassé.

—Ah! majestueuse... vous voulez dire désagréable?

—Reine! murmura le curé.

—Eh bien, parlons d'autre chose, monsieur le curé, mais je voudrais bien avoir l'heureux caractère de mon cousin et découvrir le bon côté de ma tante.

—Ayez un peu de philosophie pratique, charmante cousine, c'est là une base sérieuse pour le bonheur et la seule philosophie qui me paraisse avoir le sens commun.

—Quel malheur que vous ne soyez pas ma tante, comme nous nous aimerions!

—Pour cela, j'en réponds! s'écria-t-il en riant, et nous n'aurions pas besoin de philosophie pour arriver à ce résultat. Mais si cela vous était égal, je préférerais ne pas changer de sexe et être votre oncle.

—Je ne demanderais pas mieux, car je ne suis pas comme François Ier, moi! j'ai une antipathie prononcée pour les femmes.

—Vraiment, reprit-il en riant de tout son cœur, vous connaissez les goûts de François Ier

Le curé fit un geste désespéré, auquel M. de Conprat répondit par un clignement d'yeux expressif qui voulait dire: «Soyez tranquille, je comprends!»

Cette pantomime me porta sur les nerfs, et je fis un violent effort pour en saisir le sens caché.

«À propos d'oncle, dis-je, vous connaissez beaucoup M. de Pavol?

—Oui, beaucoup; ma propriété est à une lieue de la sienne.

—Et sa fille, comment est-elle?

—J'ai joué bien souvent avec elle, quand elle était enfant; mais, depuis quatre ans, je l'ai perdue de vue. On la dit fort belle.

—Que je voudrais bien être au Pavol! soupirai-je. Nous nous verrions souvent.

—Qui sait, petite cousine? peut-être ne vous plairais-je plus si vous me connaissiez mieux. Cependant je puis certifier que je suis un brave garçon; sauf que j'ai une passion pour le dindon et que j'aime les jolies femmes à la folie, je ne me connais pas le plus petit vice.

—Aimer les jolies femmes, mais ce n'est pas un défaut! Moi, je déteste les gens laids, ma tante, par exemple. Mais assimiler un dindon à une jolie femme, c'est peu flatteur pour cette dernière, mon cousin.

—C'est vrai, je conviens que ma phrase était malheureuse.

—Je vous pardonne, dis-je avec vivacité. Ainsi, vous me trouvez jolie?»

Il y avait au moins deux heures que je me répétais, en mon for intérieur, qu'il ne fallait pas laisser échapper l'occasion de m'éclairer par un avis carré et compétent sur un sujet palpitant d'intérêt pour moi. Depuis le commencement du dîner, j'attendais avec impatience le moment de placer ma question. Non pas que j'eusse des doutes sur la réponse; mais s'entendre dire, bien directement et bien en face, qu'on est jolie par autre chose qu'un curé..., c'est vraiment délicieux!

«Jolie, ma cousine! vous êtes ravissante! Jamais je n'ai vu de plus beaux yeux et une plus jolie bouche!

—Quel bonheur! et comme c'est agréable, les hommes, quoi qu'en dise ma tante!

—Madame votre tante n'aime pas les hommes? Il est certain qu'elle a passé l'âge de la coquetterie.

—La coquetterie! on ne m'en parle jamais. Est-ce que vous trouvez qu'il faut être coquette?

—Sans doute, cousine; à mes yeux, c'est une grande qualité.

—Vous ne m'avez pas appris cela, monsieur le curé!» m'écriai-je.

Le malheureux curé, pendant cette conversation, avait un avant-goût des peines du purgatoire. Il s'épongeait la figure, et avalait avec effort son café, qui lui semblait plein d'amertume.

«M. de Conprat se moque de vous, me dit-il.

—Est-ce vrai, mon cousin?

—Mais pas du tout, répondit Paul de Conprat, qui m'avait l'air de s'amuser énormément. À mon avis, une femme qui n'est pas coquette n'est pas une femme.

—Bien, je vais tâcher de le devenir alors!

—Passons dans le salon, mademoiselle de Lavalle», dit le curé en se levant.

«Bon, pensai-je, voilà le curé fâché. Je n'ai pourtant rien dit de travers.»

La pluie avait cessé, les nuages s'étaient dispersés, et je proposai à Paul de Conprat de faire une promenade dans le jardin. Et nous voilà partis sans attendre de permission, suivis du curé qui nous lançait des regards presque sombres et pensait que sa chère brebis était en voie de perdition.

Nous courions comme des enfants dans l'herbe mouillée, nous trempant les pieds et les jambes en riant aux éclats. Nous causions, nous bavardions, moi surtout, racontant les événements de ma vie, mes petits chagrins, mes rêves et mes antipathies.

Oh! la bonne, la charmante, la délicieuse soirée!

M. de Conprat grimpa dans un cerisier, et l'arbre, secoué violemment, laissa tomber sur moi toute la pluie dont il était chargé. La bouche pleine de cerises, et du haut de son cerisier, il s'écriait que les gouttes d'eau brillaient dans mes beaux cheveux comme une parure idéale et qu'il n'avait jamais rien vu de si joli.

«Et Suzon, me disais-je, qui prétend que c'est un homme comme un autre! Est-il possible d'être aussi sotte!»

Nous revînmes dans le salon, où l'on fit une grande flambée pour nous sécher. Assis à côté l'un de l'autre, Paul de Conprat et moi, nous continuâmes la conversation sur un ton mystérieux.

Ma tante, abasourdie par mon audace, ma liberté et la joie qui rayonnait sur mon visage, ne disait rien. Le curé, ravi de me voir contente, n'en était pas moins si vivement préoccupé qu'il oubliait de se mettre en tiers entre nous. Ah! la bonne soirée!

Enfin, M. de Conprat se leva pour partir, et nous le conduisîmes dans la cour.

Il fit des adieux affectueux au curé et remercia ma tante; puis, arrivé à moi, il prit ma main et me dit à voix basse:

«J'aurais désiré que cette soirée n'eût jamais de fin, ma cousine.

—Et moi donc! mais vous reviendrez, n'est-ce pas?

—Certes; et dans peu de temps, j'espère!»

Il approcha ma main de ses lèvres, et il faut vraiment que la nature humaine ait un fonds bien grand de perversité, car cet hommage fut pour moi un plaisir si nouveau, si vif et si parfait que j'eus l'idée incongrue de..., mon Dieu! faut-il l'avouer?—Oui, j'eus l'idée,—que je n'exécutai pas,—de me jeter à son cou et de l'embrasser sur les deux joues, malgré ma tante, malgré le curé qui nous surveillait comme un dragon d'une nouvelle espèce, comme un excellent dragon joufflu et débonnaire.

VII

Mon esprit, après le départ de M. de Conprat, vécut pendant plusieurs jours dans une espèce de béatitude qu'il me serait difficile de décrire. J'éprouvais des sensations multiples qui se manifestaient à l'extérieur par des gambades ou des pirouettes, car ce dernier exercice, durant un temps assez long, a été ma manière d'exprimer une foule de sentiments.

Quand j'avais bien pirouetté, je me jetais sur l'herbe, et, les yeux au ciel, je songeais à une quantité de choses tout en ne pensant absolument à rien. Cet état moral exquis, pendant lequel l'âme vit dans une sorte de somnolence, dans une tranquillité rêveuse qui ressemble au sommeil, quoiqu'elle soit très éveillée, m'a laissé le plus doux souvenir. C'est même de ce temps que date ma passion folle pour la voûte céleste, qui, depuis lors, m'a toujours paru digne de sympathiser avec mes pensées qu'elles fussent tristes ou gaies, sérieuses ou légères.

Quand j'avais permis à mon imagination de s'égarer dans des sentiers ombreux, si obscurs qu'elle galopait à tâtons, je la laissais revenir à la lumière et contempler M. de Conprat. Je riais au souvenir de sa figure franche, de son bon rire, de ses dents blanches. J'aimais le baiser qu'il avait mis sur ma main, et j'éprouvais une véritable allégresse en songeant que, si j'avais suivi mon idée, j'aurais pu l'embrasser sur les deux joues. Je restais longtemps sur ces douces sensations, jusqu'à ce que j'en vinsse à me demander pourquoi mon âme passait par ces phases diverses.

Arrivée à ce point délicat, mon imagination commençait à entrer dans les ténèbres, où elle se battait avec des idées vaporeuses, tellement vaporeuses qu'en désespoir de cause j'abandonnais la partie pour penser derechef à une bouche qui m'avait plu, à des yeux qui m'avaient souri, à une expression que j'étais fermement décidée à ne jamais oublier.

Mais ces personnes bizarres, mes idées, ne me laissaient pas longtemps en repos, et je retombais peu à peu en leur pouvoir. Aussi me promenais-je dans le vague lorsque, m'avisant un jour de corroborer certaines impressions avec celles de mes héroïnes préférées, la lumière se fit sur un point capital.

Je découvris que j'étais amoureuse et que l'amour était la plus charmante chose du monde. Cette découverte me transporta de la joie la plus vive. D'abord, parce que ma vie se trouvait embellie d'un charme qui, quoique vague, n'en était pas moins réel; ensuite, parce que si j'aimais, j'étais certainement aimée. En effet, j'aimais M. de Conprat parce qu'il m'avait paru charmant, par conséquent ma vue avait dû produire le même ravage dans son cœur, car il me trouvait ravissante. Ma logique, doublée d'une inexpérience complète, n'allait pas plus loin et suffisait amplement à asseoir mes raisonnements et à me rendre heureuse.

Une découverte en amène une autre, et j'en vins à penser que la charité pouvait bien ne jouer qu'un rôle très effacé dans la sympathie que François Ier éprouvait pour les femmes en général et Anne de Pisseleu en particulier; que l'amour ne ressemblait point à l'affection, puisque j'adorais mon curé et que je ne désirais jamais l'embrasser, tandis que je ne me serais pas fait prier pour sauter au cou de Paul de Conprat; qu'il était bien ridicule de prendre un ton mystérieux et des faux-fuyants pour parler d'une chose si naturelle dans laquelle, évidemment, il n'y avait pas l'ombre de mal.

«Mais un curé, pensais-je, doit avoir sur l'amour des idées erronées et extraordinaires, car, puisqu'il ne peut pas se marier, il ne peut pas aimer. Pourtant François Ier était marié, et... Je ne comprends rien à tout cela! et il faut que je m'éclaire.»

Il y avait un tel chaos dans mes pensées que, malgré mes préventions dédaigneuses sur les appréciations de mon curé, je résolus d'entamer avec lui ce sujet scabreux.

Ce pauvre curé s'apercevait parfaitement que mon esprit était dans un grand trouble, mais il avait trop de finesse et de bon sens pour avoir l'air d'attacher de l'importance à des impressions auxquelles la provocation d'une confidence aurait pu donner un corps. Il cherchait à me distraire par tous les moyens à sa portée, et, prenant le parti de venir chaque jour au Buisson, il prolongeait la leçon indéfiniment.

Nous étions assis à notre fenêtre; ma tante, souffrante depuis quelque temps, s'était retirée dans sa chambre; j'errais dans la lune, et le curé s'évertuait à m'expliquer mes problèmes.

«Voyez donc ce que vous avez fait, Reine! vous avez opéré sur des kilogrammes au lieu d'opérer sur des grammes. Et ici, étant donnés 3/5 multipliés par...

—Monsieur le curé, dis-je, devinez quelle est la chose la plus ravissante sur la terre?

—Quoi donc, Reine?

—L'amour, monsieur le curé.

—De quoi allez-vous parler, ma petite! s'écria le curé avec inquiétude.

—Oh! d'une chose que je connais très bien, répondis-je en secouant la tête d'un air entendu. Je me demande même pourquoi vous ne m'en avez jamais dit un mot, puisque cela se voit tous les jours.

—Voilà ce que c'est que de lire des romans, mademoiselle; vous prenez au sérieux ce qui n'est qu'imaginaire.

—Que c'est mal de parler contre votre pensée, monsieur le curé! Vous savez bien qu'on s'aime d'amour dans la vie et que c'est tout à fait charmant.

—C'est là un sujet qui ne regarde pas les jeunes filles, Reine, vous ne devez point en parler.

—Comment, cela ne regarde pas les jeunes filles! puisque ce sont elles qui aiment et sont aimées.

—Que je suis malheureux, s'écria le curé, d'avoir affaire à une tête pareille!

—Ne dites pas de mal de ma tête, mon curé; moi je l'aime beaucoup, surtout depuis que M. de Conprat l'a trouvée si jolie.

—M. de Conprat s'est moqué de vous, Reine. Soyez bien convaincue qu'il vous a prise pour une petite fille sans conséquence.

—Pas du tout, répliquai-je, offensée, car il m'a embrassé la main. Et savez-vous quelle a été mon idée, dans ce moment-là?

—Voyons? répondit le curé, qui était sur les épines.

—Eh bien, monsieur le curé, j'ai été sur le point de lui sauter au cou.

—Stupidité! On ne saute au cou de personne quand on ne connaît pas les gens.

—Oh! oui, mais lui!... Et puis, si ç'avait été une femme, je n'aurais certainement pas eu cette idée-là.

—Pourquoi, Reine? Vous dites des bêtises.

—Oh! parce que...»

Un silence suivit cette réponse profonde, et j'examinais, en dessous, le curé qui se trémoussait, prisait pour se donner une contenance.

«Mon bon curé, dis-je d'un ton insinuant, si vous étiez bien aimable?

—Quoi encore, Reine?

—Eh bien, je vous ferais quelques petites questions sur des sujets qui me trottent par la tête?»

Le curé s'enfonça dans son fauteuil, comme un homme qui prend subitement un grand parti.

«Eh bien, Reine, je vous écoute. Mieux vaut parler ouvertement de ce qui vous préoccupe que de vous casser la tête et de divaguer.

—Je ne me casse rien du tout, monsieur le curé, et je ne divague pas; seulement je pense beaucoup à l'amour, parce que...

—Parce que?

—Rien. Pour commencer, dites-moi comment il se fait que si vous m'embrassiez la main je trouverais cela ridicule et pas très agréable, bien que je vous aime de tout mon cœur, tandis que c'est exactement le contraire quand il s'agit de M. de Conprat?

—Comment, comment? Que dites-vous donc, Reine?

—Je dis que j'ai trouvé très agréable que M. de Conprat m'embrassât la main, tandis que si c'était vous...

—Mais, ma petite, votre question est absurde, et l'impression dont vous parlez ne signifie rien et ne vaut pas la peine qu'on s'en occupe.

—Ah!... ce n'est pas mon avis. J'y pense souvent, et voici ce que j'ai découvert: c'est que si l'action de M. de Conprat m'a paru agréable, c'est parce qu'il est jeune et qu'il pourrait être mon mari, tandis que vous êtes vieux et qu'un curé ça ne se marie jamais.

—Oui, oui, répondit machinalement le curé.

—Car on aime toujours son mari d'amour, n'est-ce pas?

—Sans doute, sans doute.

—Maintenant, monsieur le curé, dites-moi s'il est vrai qu'il arrive aux hommes d'aimer plusieurs femmes?

—Je n'en sais rien, dit le curé, agacé.

—Mais si, vous devez savoir ça. Ensuite un mari aime une autre femme que sa femme puisque François Ier aimait Anne de Pisseleu et qu'il était marié?

—François Ier était un mauvais sujet, s'écria le curé, exaspéré, et Buckingham, que vous aimez tant, en était un autre!

—Mon Dieu, repartis-je, chacun a son caractère, et je ne vois pas pourquoi on leur ferait un crime d'aimer plusieurs femmes. La reine Claude et Mme Buckingham ressemblaient peut-être à ma tante. D'ailleurs, je viens de découvrir que les sentiments ne se commandent pas, et ils ne pouvaient pas plus ne pas aimer que moi je.....

—Quoi, Reine?

—Rien, monsieur le curé. Mais j'ai peur d'avoir un faible pour les mauvais sujets, car Buckingham est bien ravissant!

—Mais enfin, ma petite, j'ai pourtant essayé de vous faire comprendre certaines choses depuis que vous lisez Walter Scott, et vous m'avez l'air de n'avoir absolument rien compris.

—Écoutez, mon cher curé, vos explications ne sont pas très claires, et il y a tant de vague dans ma tête!... Tout cela est bien singulier, continuai-je en rêvant. Enfin, expliquez-moi pourquoi l'amour excite votre indignation?

—Reine, dit le curé hors de lui, en voilà assez! Vous avez une telle manière de poser les questions qu'il est impossible de vous répondre. Je vous le dis très sérieusement, il y a des sujets dont vous ne devez pas parler et que vous ne pouvez pas comprendre, parce que vous êtes trop jeune.»

Le curé mit son chapeau sous son bras et s'enfuit. Je courus sur le pas de la porte et je criai:

«Vous direz tout ce que vous voudrez, mon cher curé, mais je connais bien l'amour; c'est la plus charmante chose du monde! Vive l'amour!»

Le curé resta deux jours sans venir au Buisson, si bien que, désolée de l'avoir tant taquiné, je m'acheminai le troisième jour vers le presbytère pour faire amende honorable. Je le trouvai dans sa cuisine, en face d'un maigre déjeuner qu'il dévorait avec autant d'entrain que d'appétit.

«Monsieur le curé, dis-je d'un ton relativement humble, vous êtes fâché?

—Un peu, petite Reine, vous ne voulez jamais m'écouter.

—Je vous promets de ne plus parler de l'amour, monsieur le curé.

—Tâchez, surtout, Reine, de ne pas penser à des choses que vous ne comprenez pas.

—Oh! que je ne comprends pas..., m'écriai-je en prenant feu immédiatement, je comprends très bien, et, en dépit de tous les curés de la terre, je soutiendrai que...

—Allons, interrompit le curé, découragé, vous voilà déjà en défaut!

—C'est vrai, mon cher curé, mais je vous assure qu'un curé n'entend rien à tout cela.

—Et Reine de Lavalle non plus. J'irai vous donner votre leçon aujourd'hui, ma petite.»

C'est ainsi que se termina la dispute la plus grave que j'aie jamais eue avec mon curé.

Cependant, les jours s'écoulant et Paul de Conprat ne revenant pas, mon système nerveux s'ébranla et manifesta une irritabilité de mauvais augure. Un mois après l'aventure mémorable, j'avais perdu mes espérances, ma quiétude, et, l'ennui aidant, je tombai dans une morne tristesse.

C'est alors que le curé se brouilla avec ma tante, qui le mit à la porte.

Assise sous la fenêtre du salon, j'entendis la conversation suivante:

«Madame, dit le curé, je viens vous parler de Reine.

—Pourquoi cela?

—Cette enfant s'ennuie, madame. La visite de M. de Conprat a ouvert à son esprit des horizons déjà éclaircis par les quelques romans qu'elle avait lus. Il lui faut de la distraction.

—De la distraction! Où voulez-vous que je la prenne? Je ne peux pas remuer, je suis malade.

—Aussi, madame, je ne compte pas sur vous pour la distraire. Il faut écrire à M. de Pavol et le prier de prendre Reine chez lui pendant quelque temps.

—Écrire à M. de Pavol!... certes non! La petite ne voudrait plus revenir ici.

—C'est possible, mais c'est là une considération secondaire dont on s'occupera plus tard. Ensuite, elle est appelée à vivre un jour ou l'autre dans le monde, il me paraît nécessaire qu'elle change sa manière de vivre et voie beaucoup de choses dont elle n'a pas la moindre idée.

—Je n'entends pas cela, monsieur le curé, Reine ne sortira pas d'ici.

—Mais, madame, repartit le curé qui s'échauffait, je vous répète que c'est urgent. Reine est triste, sa tête est vive et travaille beaucoup, je suis certain qu'elle s'imagine être éprise de M. de Conprat.

—Ça m'est égal! dit ma tante, qui était bien incapable de comprendre les raisons du curé.

—On a écrit que la solitude était l'avocat du diable, madame, et c'est parfaitement vrai pour la jeunesse. La solitude est contraire à Reine; un peu de distraction lui fera oublier ce qui n'est, en somme, qu'un enfantillage.»

«Qu'un curé a de drôles d'idées! pensai-je. Traiter légèrement une chose si sérieuse et croire que j'oublierai un jour M. de Conprat!»

«Monsieur le curé, reprit ma tante de sa voix la plus sèche, mêlez-vous de ce qui vous regarde. Je ferai à ma tête, et non à la vôtre.

—Madame, j'aime cette enfant de tout mon cœur et je n'entends pas qu'elle soit malheureuse! répliqua le curé sur un ton que je ne lui connaissais pas. Vous l'avez enterrée au Buisson, vous ne lui avez jamais donné la moindre satisfaction, et je puis dire que, sans moi, elle eût grandi dans l'ignorance, l'abrutissement, et qu'elle eût été une petite plante sauvage ou étiolée. Je vous le répète, il faut écrire à M. de Pavol.

—C'est trop fort! s'écria ma tante, furieuse; ne suis-je pas la maîtresse chez moi? Sortez d'ici, monsieur le curé, et n'y remettez pas les pieds.

—Très bien, madame, je sais maintenant ce que je dois faire, et je vois clairement aujourd'hui que, si je n'ai pas agi plus tôt, c'est que j'étais aveuglé par le plaisir égoïste de voir ma petite Reine constamment.»

Le curé me trouva dans l'avenue tout éplorée.

«Est-il possible, mon bon curé!... Mis à la porte à cause de moi!... Qu'allons-nous devenir si nous ne nous voyons plus?

—Vous avez entendu la discussion, mon petit enfant?

—Oui, oui, j'étais sous la fenêtre. Ah! quelle femme! quelle...

—Allons, allons, du calme, Reine, reprit le curé, qui était tout rouge et tout tremblant. Ce soir même, j'écris à votre oncle.

—Écrivez vite, mon cher curé. Pourvu qu'il vienne me chercher tout de suite!

—Espérons-le», répondit le curé avec un bon sourire un peu triste.

Mais différents devoirs l'empêchèrent d'écrire le soir même à M. Pavol, et, le lendemain, ma tante, qui luttait depuis quelques semaines contre la maladie, tombait dangereusement malade. Cinq jours plus tard, la mort frappait à la porte du Buisson et changeait la face de ma vie.

VIII

Je me réfugiai au presbytère immédiatement après la mort de ma tante, qui, pas une fois pendant sa maladie, ne demanda à me voir, et que Suzon soigna avec beaucoup de dévouement.

Le curé avait écrit à M. de Pavol pour lui apprendre que Mme de Lavalle était malade, mais les progrès du mal furent si rapides que mon oncle reçut la dépêche lui annonçant le dénouement fatal avant d'avoir pu répondre à la lettre du curé. Il télégraphia aussitôt pour nous prévenir qu'il lui serait impossible d'assister au service funèbre.

Le lendemain, nous reçûmes une lettre dans laquelle il disait que, imparfaitement remis d'un accès de goutte, il ne viendrait pas au Buisson. Il priait le curé de me conduire quelques jours plus tard à C..., espérant être assez bien pour venir m'y chercher.

Ma tante fut enterrée sans faste et sans cérémonie. Elle n'était pas aimée et partit pour l'autre monde sans un grand cortège de sympathies.

Je revins de l'enterrement en faisant beaucoup d'efforts pour éprouver un peu de désolation, mais sans pouvoir y parvenir. Quelles que fussent les remontrances de ma conscience, un sentiment de délivrance s'agitait dans ma tête et dans mon cœur. Cependant, si j'avais connu le mot d'un homme célèbre, je me le serais certainement approprié, et j'affirme que j'aurais crié dans un superbe accès de misanthropie:

«Je ne sais pas ce qui se passe dans le cœur d'une misérable, mais je connais celui d'une honnête petite fille, et ce que j'y vois m'épouvante!»

Mais, ce mot m'étant totalement inconnu, je ne pus pas m'en servir pour satisfaire aux mânes de ma tante.

Mon oncle avait fixé le jour de mon départ au 10 août, nous étions au 8, et je passai ces deux jours avec le curé, dont la bonne figure s'altérait d'heure en heure à la pensée de notre séparation.

Le mardi matin, il me fit préparer un excellent déjeuner, et nous nous installâmes une dernière fois en face l'un de l'autre pour essayer de prendre des forces. Mais chaque bouchée nous étouffait, et j'avais toutes les peines du monde à retenir mes larmes.

La nuit, pour le pauvre curé, s'était passée sans sommeil. Il avait trop de chagrin pour dormir, et d'ailleurs, ne pouvant m'accompagner à C..., il avait écrit à mon oncle une lettre de dix-sept pages dans laquelle, comme je l'appris plus tard, il énumérait mes qualités, petites, grandes et moyennes. De défauts, il n'était point question.

«Mon cher petit enfant, me dit-il après un long silence, vous n'oublierez pas votre vieux curé?

—Jamais, jamais! dis-je avec élan.

—Vous n'oublierez pas non plus mes conseils. Méfiez-vous de l'imagination, petite Reine. Je la compare à une belle flamme qui éclaire, vivifie une intelligence lorsqu'on la nourrit discrètement; mais si on lui donne trop d'aliments, elle devient un feu de joie qui embrase la maison, et l'incendie laisse derrière lui de la cendre et des scories.

—Je m'efforcerai de gouverner la flamme avec sagesse, monsieur le curé; mais je vous avoue que j'aime assez les feux de joie.

—Oui, mais gare à l'incendie! Ne jouons pas avec le feu, Reine.

—Rien qu'un petit feu de joie, monsieur le curé, c'est charmant! Et si on a peur de l'incendie, on jette un peu d'eau froide sur le foyer.

—Mais où trouve-t-on l'eau froide, ma petite?

—Ah! je n'en sais rien encore, mais je l'apprendrai peut-être un jour.

—Plaise à Dieu que! non! s'écria le curé. L'eau froide, mon cher petit enfant, ce sont les désillusions et les chagrins, et je prierai chaque jour ardemment pour qu'ils soient écartés de votre route.»

Les larmes me gagnaient en entendant mon curé parler ainsi, et j'avalai un grand verre d'eau pour calmer mon émotion.

«Avant de vous quitter, repris-je, je dois vous prévenir que je me crois un goût très prononcé pour la coquetterie.

—C'est là le point faible chez toutes les femmes, je sais cela, dit le curé avec son bon sourire, mais pas trop n'en faut, Reine. Du reste, la fréquentation du monde vous apprendra à équilibrer vos sentiments, et votre oncle, d'ailleurs, saura bien vous guider.

—Que ce doit être charmant, le monde, monsieur le curé! et je suis sûre de plaire, étant si jolie...

—Sans doute, sans doute, mais défiez-vous des compliments exagérés, défiez-vous de la vanité.

—Bah! c'est si naturel d'aimer à plaire, il n'y a aucun mal à cela.

—Hum! voilà une morale un peu lâche, répondit le curé en s'ébouriffant les cheveux. Enfin, ces raisonnements sont de votre âge, et, Dieu merci! vous n'en êtes point encore à dire avec l'Ecclésiaste: Tout est vanité, et rien que vanité!

—Que cet Ecclésiaste est exagéré! Et puis, il est si vieux! J'imagine que ses idées doivent être bien surannées.

—Allons, allons, laissons cela. Je sais bien que l'Écriture sainte et les pensées d'un pauvre curé de campagne ne peuvent pas être comprises par une fille jeune, jolie, et qui me semble assez éprise de sa figure.»

Il me regarda en souriant, mais ses lèvres tremblaient, car l'heure du départ approchait.

«Prenez garde d'avoir froid en route, Reine.

—Mais, monsieur le curé, nous sommes au mois d'août, on étouffe!

—C'est vrai, répondit le curé, qui perdait un peu la tête. Alors ne vous couvrez pas trop, de peur d'attraper un refroidissement.»

Nous nous levâmes après avoir fait de vains efforts pour grignoter quelques miettes de pain et de pâté.

«Que j'ai de chagrin, m'écriai-je en éclatant subitement en sanglots, que j'ai de chagrin de vous quitter, mon cher curé!

—Ne pleurons pas, ne pleurons pas, c'est tout à fait absurde, dit le curé, sans s'apercevoir que de grosses larmes coulaient le long de ses joues.

—Ah! mon curé, repris-je, saisie d'un remords subit, je vous ai fait bien enrager!

—Non, non, vous avez été la joie de ma vie, tout mon bonheur.

—Qu'allez-vous devenir sans moi, mon pauvre curé?»

Le curé ne répondit rien. Il fit quelques pas de long en large dans la salle, se moucha fortement et réussit à dominer l'émotion qui, l'étreignant à la gorge, ne demandait qu'à se faire jour par quelques sanglots.

La maringote était à la porte. Perrine, dans tous ses atours, devait m'accompagner jusqu'à C... et me mettre dans les bras de mon oncle.

Le fermier était chargé de nous conduire à la place de Suzon, qui, tout entière à son chagrin, restait provisoirement à la garde du Buisson.

Je dis à Jean d'aller en avant, et le curé et moi nous fîmes à pied un petit bout de chemin pour être plus longtemps ensemble.

«Je vous écrirai tous les jours, monsieur le curé.

—Je n'en demande pas tant, mon cher enfant. Écrivez-moi seulement une fois par mois, et bien intimement.

—Je vous écrirai tout, absolument tout, même mes idées sur l'amour.

—Nous verrons ça! dit le curé avec un sourire incrédule. La vie que vous aurez sera si nouvelle pour vous, remplie de tant de distractions, que je ne compte pas beaucoup sur votre exactitude.»

Jean s'était arrêté pour nous attendre, et je vis qu'il fallait partir. Je saisis les mains de mon curé en pleurant de tout mon cœur.

«La vie a de bien vilains moments, monsieur le curé!

—Ça passera, ça passera, répondit-il d'une voix entrecoupée. Adieu, mon cher bon petit enfant, ne m'oubliez pas, et méfiez-vous, méfiez-vous...»

Mais il ne put achever sa phrase et m'aida précipitamment à monter dans la carriole.

Je pris l'ancienne place de ma tante, écrasée d'un côté par une malle qui n'avait plus de serrure, de l'autre par d'innombrables paquets, de la forme la plus bizarre, confectionnés par Perrine.

«Adieu, mon curé, adieu mon vieux curé», m'écriai-je.

Il fit un geste affectueux et se détourna brusquement. À travers mes larmes, je le vis s'éloigner à grands pas et mettre son chapeau sur sa tête, preuve péremptoire que son moral était non seulement dans la plus violente agitation, mais absolument sens dessus dessous.

Après avoir sangloté dix bonnes minutes, je jugeai qu'il était temps de suivre l'avis de Perrine, laquelle répétait sur tous les tons:

«Faut se faire une raison, mamselle, faut se faire une raison!»

Je fourrai mon mouchoir dans ma poche et je me mis à réfléchir.

Vraiment, la vie est une chose bien étrange! Qui aurait cru, quinze jours plus tôt, que mes rêves se réaliseraient si promptement et que je verrais prochainement M. de Conprat? Cette idée séduisante chassa les derniers nuages qui assombrissaient mon esprit, et je me pris à songer que le firmament était beau, la vie douce, et que les tantes qui s'en vont au ciel ou dans le purgatoire sont douées d'une raison supérieure.

Ma seconde pensée fut pour mon oncle. Je m'inquiétais extrêmement de l'impression que j'allais produire sur lui, et j'avais conscience que la robe noire et le singulier chapeau dont Suzon m'avait fagotée étaient bien ridicules. Ce malheureux chapeau me causait une torture véritable, j'entends une torture morale. Fabriqué avec du crêpe qui datait de la mort de M. de Lavalle, il offrait l'apparence d'une galette que des limaçons effrontés auraient choisie pour théâtre de leurs ébats. Il m'enlaidissait évidemment, et, cette idée ne pouvant pas se supporter, j'ôtai mon chapeau, j'en fis un bouchon et je le mis dans ma poche, dont l'ampleur, la profondeur faisaient honneur au génie pratique de Suzon.

Ensuite j'étais tourmentée par la crainte de paraître stupide, car je savais qu'une multitude de choses, qui semblent naturelles à tout le monde, seraient pour moi la source de surprises et d'admirations. Je résolus donc, pour ne point mettre mon amour-propre en péril de moquerie, de dissimuler soigneusement mes étonnements.

Ces diverses préoccupations m'empêchèrent de trouver la route longue, et je me croyais encore bien loin de C..., lorsque nous étions sur le point d'y entrer. Nous nous rendîmes directement à la gare, après avoir traversé la ville aussi rapidement que le permettaient les jambes raides de notre cheval.

Mon oncle n'étant ni grand ni maigre, je me l'étais naturellement figuré sec et long. Aussi fus-je assez étonnée quand je vis un bonhomme à la démarche lourde s'approcher de la carriole et s'écrier,—si tant est que mon oncle criât jamais:

«Bonjour, ma nièce; je crois vraiment que j'ai failli attendre.»

Il me donna la main pour descendre de voiture et m'embrassa cordialement. Après quoi, m'examinant de la tête aux pieds, il me dit:

«Pas plus haute qu'une elfe, mais diablement jolie!

—C'est bien mon avis, mon oncle, répondis-je en baissant modestement les yeux.

—Ah! c'est votre avis?

—Mais oui; et celui de mon curé, et celui de... Mais voici une lettre du curé pour vous, mon oncle.

—Pourquoi n'est-il pas ici?

—Il a été retenu par plusieurs cérémonies religieuses.

—Tant pis, j'aurais été content de le voir. Vous n'avez pas de chapeau, ma nièce?

—Si, mon oncle; il est dans ma poche.

—Dans votre poche! Pourquoi cela?

—Parce qu'il est affreux, mon oncle.

—Belle raison! A-t-on jamais vu porter son chapeau dans sa poche! On ne voyage pas sans chapeau, ma petite. Dépêchez-vous de vous coiffer pendant que je fais enregistrer vos bagages.»

Assez déconcertée par cette algarade, je replantai mon chapeau sur ma tête, non sans constater qu'un voyage dans une poche n'était nullement hygiénique pour ce spécimen de l'industrie humaine.

Après cela je fis mes adieux à Jean et à Perrine.

«Ah! mamselle, me dit Perrine, vous seriez une belle et bonne vache que je n'aurais pas plus de chagrin en vous quittant.

—Grand merci! dis-je moitié riant, moitié pleurant. Embrassons-nous, et adieu!»

J'embrassai les joues fermes et rouges de Perrine, sur lesquelles, je le crains bien, plus d'un mécréant au parler doux avait déposé quelques baisers furtifs ou retentissants.

«Adieu, Jean.

—À vous revoir, mamselle», dit Jean en riant bêtement, manière comme une autre de manifester de l'émotion.

Quelques instants après, j'étais dans le train, assise en face de mon oncle, absolument effarée étourdie par le mouvement de la gare et la nouveauté de ma position.

Quand je fus un peu remise, j'examinai M. de Pavol.

Mon oncle, de hauteur moyenne, bien charpenté, avec des épaules larges, des mains épaisses, rouges, peu soignées, n'offrait point au premier abord un aspect aristocratique. Il avait le visage coloré, le front haut, le nez gros et les cheveux en brosse coupés très court; les yeux étaient petits, scrutateurs, profondément enfoncés sous des sourcils touffus et proéminents. Mais, sous ces dehors communs, on découvrait promptement l'homme du monde et l'homme de race. Le trait saillant de son visage, ce qui frappait le plus chez lui, c'était sa bouche. D'un dessin ferme, vigoureux et assez beau, quoique la lèvre inférieure fût un peu épaisse, cette bouche avait une expression fine, ironique, moqueuse, narquoise, gouailleuse qui démontait les moins timides et les clouait au carreau. En l'étudiant, on oubliait complètement les vulgarités que pouvait présenter le physique de mon oncle, ou, pour mieux dire, on ne trouvait plus rien de vulgaire en lui, et l'on convenait que sa nature rustique était un cadre qui faisait admirablement ressortir cette bouche spirituelle.

Mon oncle ne parlait pas beaucoup, et toujours avec lenteur, mais le mot portait généralement. Il se plaisait parfois à employer des expressions énergiques qui produisait un effet d'autant plus singulier qu'elles étaient dites lentement et posément. Il n'avait guère que soixante ans; néanmoins, étant sujet à de fréquents accès de goutte, son esprit était un peu alourdi par la souffrance physique. Mais, s'il n'avait plus la vivacité de repartie d'autrefois, sa bouche, par un mouvement souvent presque imperceptible, exprimait toutes les nuances qui existent entre l'ironie, la finesse, la moquerie franche ou gouailleuse, et j'ai vu des gens pulvérisés par mon oncle avant qu'il eût articulé un mot.

J'étais naturellement trop inexpérimentée pour faire immédiatement une étude approfondie de M. de Pavol, mais je le regardais avec le plus grand intérêt. Lui, de son côté, tout en lisant la lettre que j'avais apportée, jetait de temps en temps un regard observateur sur moi, comme pour constater que ma physionomie ne contredisait pas les assertions du curé.

«Vous me regardez bien fixement, ma nièce, me dit-il; me trouveriez-vous beau, par hasard?

—Pas le moins du monde.»

Mon oncle fit une légère grimace.

«Voilà de la franchise, ou je ne m'y connais pas. Et pourriez-vous me dire pourquoi vous êtes si pâle?

—Parce que je meurs de peur, mon oncle.

—Peur! et de quoi?

—Nous allons si vite, c'est effrayant!

—Ah! très bien, je comprends, c'est la première fois que vous voyagez. Rassurez-vous, il n'y a aucun danger.

—Et ma cousine, mon oncle, est-elle au Pavol?

—Certainement; elle se réjouit beaucoup de faire votre connaissance.»

Mon oncle m'adressa quelques questions sur ma tante, sur ma vie au Buisson, puis il prit un journal et ne dit plus un mot jusqu'à notre arrivée à V...

Nous montâmes alors dans un landau à deux chevaux, qui devait nous conduire au Pavol. On empila comme on put mes colis grossiers dans cet élégant véhicule, où ils faisaient une piètre figure qui m'humiliait profondément.

À peine installé, mon oncle me donna un sac de gâteaux pour me réconforter et se plongea dans un nouveau journal.

Cette manière de procéder commença à m'agacer.

Outre qu'il n'est pas dans ma nature de rester silencieuse très longtemps, j'avais un grand nombre de questions à faire. De sorte que lorsque je fus blasée sur le plaisir de me sentir emportée dans une voiture jolie, douce, bien capitonnée, je me hasardai à rompre le silence. «Mon oncle, dis-je, si vous vouliez ne plus lire, nous pourrions causer un peu.

—Volontiers, ma nièce, répondit mon oncle en pliant immédiatement son journal. Je croyais vous être agréable en vous abandonnant à vos pensées. Sur quoi allons-nous disserter? Sur la question d'Orient, l'économie politique, l'habillement des poupées ou les mœurs des sapajous?

—Tout cela m'intéresse peu; et quant aux mœurs des sapajous, j'imagine, mon oncle, que j'en sais autant que vous là-dessus.

—Très possible, en effet, répliqua M. de Pavol, assez étonné de mon aplomb. Eh bien, choisissez votre sujet.

—Dites-moi, mon oncle, n'êtes-vous pas un peu mécréant?

—Hein! que diable dites-vous là, ma nièce?

—Je vous demande, mon oncle, si vous n'êtes pas un peu mécréant ou sacripant?

—Vous... moquez-vous de moi? s'écria mon oncle en employant un verbe fort peu parlementaire.

—Ne vous fâchez pas, mon oncle, c'est une étude de mœurs que je commence, plus intéressante que celle concernant les sapajous. Je veux savoir si ma tante avait raison; elle prétendait que tous les hommes sont des sacripants?

—Votre tante n'avait donc pas le sens commun?

—Elle en a eu beaucoup quand elle est partie pour l'autre monde, mais pas autrement», répondis-je tranquillement.

M. de Pavol me regarda avec une surprise manifeste.

«Ah! vraiment, ma nièce! voilà une manière un peu crue d'exprimer votre pensée. Vous ne vous entendiez donc pas avec Mme de Lavalle?

—Pas du tout. Elle était très désagréable et m'a battue plus d'une fois. Demandez au curé, qu'elle a mis à la porte à cause de moi parce qu'il défendait mes intérêts. Et comment se fait-il, mon oncle, que vous m'ayez laissée si longtemps avec elle? C'était une femme du peuple, et vous ne l'aimiez pas.

—Quand vos parents sont morts, Reine, ma femme était très malade, et je fus trop heureux que ma belle-sœur voulût bien se charger de vous. Je vous revis lorsque vous aviez six ans; vous paraissiez alors gaie et bien soignée, et depuis, ma foi! je vous avais presque oubliée. Je le regrette vivement aujourd'hui, puisque vous n'étiez pas heureuse.

—Vous me garderez toujours auprès de vous maintenant, mon oncle?

—Certes, oui, répondit M. de Pavol presque avec vivacité.

—Quand je dis toujours..., je veux dire jusqu'à mon mariage, car je me marierai bientôt.

—Vous vous marierez bientôt! Comment, vous sortez à peine de nourrice et vous parlez vous marier! Le mariage est une sotte invention, apprenez cela, ma nièce.

—Pourquoi donc?

—Les femmes ne valent pas le diable!» répondit mon oncle d'un accent convaincu.

Je me rejetai, saisie, dans mon coin, tout en pensant que cette appréciation n'était pas bien flatteuse pour ma tante de Pavol. Quand j'eus ruminé la sentence de mon oncle, je repris:

«Mais puisque j'épouserai un homme, cela m'est parfaitement égal que les femmes ne valent pas le diable. Mon mari se débrouillera avec moi comme il pourra.

—Voilà de la logique. Vous savez raisonner, à ce qu'il paraît! Les jeunes filles ont la rage de se marier, c'est connu.

—Ma cousine partage donc mes idées?

—Oui, répondit mon oncle, assombri.

—Ah! tant mieux! dis-je en me frottant les mains. Est-elle grande, ma cousine?

—Grande et belle, répliqua M. de Pavol avec complaisance, une véritable déesse et la joie de mes yeux. Du reste, vous allez la voir dans un instant, car nous arrivons.»

Nous tournions en effet dans une avenue de grands ormes qui conduisait au château.

Ma cousine nous attendait sur le perron. Elle me reçut dans ses bras avec la majesté d'une reine qui accorde une grâce à ses sujets.

«Dieu, que vous êtes belle!» dis-je en la regardant avec stupéfaction.

Certes, il est rare de rencontrer des beautés incontestables, mais celle de ma cousine s'imposait et ne pouvait être discutée. Elle ne plaisait pas toujours, sa physionomie étant hautaine et parfois un peu dure, mais ceux même qui l'admiraient le moins étaient obligés de dire avec mon oncle:

«Elle est diablement belle!»

Elle avait des cheveux bruns plantés bas sur le front, un profil grec d'une pureté parfaite, une carnation superbe, des yeux bleus avec des cils foncés et des sourcils bien dessinés. Grande, forte, avec la poitrine très développée, elle eût porté plus de dix-huit ans si sa bouche, malgré un arc un peu dédaigneux qui menaçait de trop s'accentuer plus tard, n'avait eu des mouvements enfantins dénotant une grande jeunesse. Sa démarche et ses gestes étaient lents, un peu nonchalants, toujours harmonieux sans aucune affectation. Un ami de M. de Pavol avait dit un jour en riant qu'à vingt-cinq ans elle ressemblerait trait pour trait à Junon. Le nom lui en resta.

Je me pris subitement d'une passion véritable pour ma splendide cousine, et mon oncle s'amusait beaucoup de mon ébahissement.

«Vous n'avez donc jamais vu de jolies femmes, ma nièce?

—Je n'ai rien vu du tout, puisque j'étais enterrée vive dans un trou.

—Vous pouviez vous regarder dans la glace, Reine; M. de Conprat nous avait bien dit que vous étiez jolie.

—Paul de Conprat? m'écriai-je.

—C'est vrai, reprit mon oncle, j'ai oublié de vous parler de lui. Il paraît qu'il s'est réfugié au Buisson un jour d'orage?

—Je m'en souviens bien, répondis-je en rougissant.

—Viendra-t-il déjeuner lundi, Blanche?

—Oui, père; le commandant a écrit un mot aujourd'hui pour accepter l'invitation. Qui donc vous a habillée, Reine?

—Suzon, un diminutif de ma tante pour le mauvais goût et la bêtise, répondis-je avec dépit.

—Nous remédierons à la pénurie de votre toilette dès demain, ma nièce. Seulement, ayez un peu plus de respect pour la mémoire de Mme de Lavalle. Vous ne l'aimiez pas, mais elle est morte, et paix à son âme! Venez dîner, Junon vous conduira ensuite dans vos appartements.»

Je passai une partie de la nuit à ma fenêtre, rêvant délicieusement et contemplant les masses sombres des hauts arbres de ce Pavol, où je devais rire, pleurer, m'amuser, me désoler, et voir ma destinée s'accomplir.

Je me trouvais si heureuse que mon curé, ce soir-là, n'était plus dans mes souvenirs qu'un point imperceptible.

IX

Mais je demande qu'on ne me suppose pas un cœur léger et inconstant, car cet oubli ne fut que momentané, et, trois jours après mon arrivée au Pavol, j'écrivis à mon curé la lettre suivante:

«Mon cher curé, j'ai tant de choses à vous dire, tant de découvertes à vous apprendre, tant de confidences à vous faire que je ne sais par où commencer. Figurez-vous que le ciel est plus beau ici qu'au Buisson, que les arbres sont plus grands, que les fleurs sont plus fraîches, que tout est plaisant, qu'un oncle est une heureuse invention de la nature, et que ma cousine est belle comme une fée. Vous aurez beau me sermonner, me gronder, me prêcher, mon cher curé, vous ne m'ôterez pas de la tête que si François Ier aimait des femmes aussi belles que Blanche de Pavol, il était doué d'un jugement bien solide. Vous-même, Monsieur le curé, vous-même tomberiez amoureux d'elle en la voyant. Mais je vous avoue que ses manières de reine m'intimident un peu, moi que rien n'intimide. Et puis elle est grande.....et j'aurais bien voulu qu'elle fût petite, cela m'eût consolée, quoique je sache aujourd'hui que ma taille, dans sa petitesse, est souple, élégante, parfaitement proportionnée. C'est égal! quelques centimètres de plus à ma hauteur, je vous demande un peu ce que cela aurait fait au bon Dieu! Avouez, Monsieur le curé, que le bon Dieu est quelquefois bien contrariant?

«Je ne vous parlerai pas de mon oncle, parce que je sais que vous le connaissez, mais je vois déjà que je l'aimerai et que j'ai fait sa conquête. C'est un grand bonheur d'avoir une jolie figure, mon cher curé, beaucoup plus grand que vous ne vouliez bien me le dire; on plaît à tout le monde, et quand je serai grand'mère, je raconterai à mes petits-enfants que c'est là la première et ravissante découverte que j'aie faite en entrant dans la vie. Mais nous avons le temps d'y penser.

«Bien que je marche de surprise en surprise, je suis déjà parfaitement habituée au Pavol et au luxe qui m'entoure. Cependant, je jetterais parfois des exclamations d'étonnement si je ne craignais pas de paraître ridicule; je dissimule mes impressions, mais à vous, mon cher curé, je puis confier que je suis souvent dans un grand ébahissement.

«Nous sommes allés à V... avant-hier, afin de m'acheter un trousseau, les œuvres de Suzon étant décidément des horreurs. Ne nous faisons pas d'illusions, mon pauvre curé, malgré votre admiration pour certaines robes, je suis arrivée ici fagotée, horriblement fagotée.

«Ah! que c'est plaisant une ville! je me suis extasiée, émerveillée sur les rues, les magasins, les maisons, les églises, et Blanche s'est moquée de moi, car elle appelle V... un trou sur une hauteur. Que dire du Buisson, alors? Après une séance de trois heures chez la couturière et la modiste, ma cousine, qui est très dévote, est allée à confesse et m'a laissée faire quelques emplettes avec la femme de chambre. Mon oncle m'avait donné de l'argent pour l'employer à des acquisitions utiles et pratiques; mais croiriez-vous que je ne sais point apprécier l'utile et le pratique? J'ai commencé par courir chez le pâtissier et par me bourrer de petits gâteaux; je m'en accuse humblement, mon curé, j'ai une passion pour les petits gâteaux. Pendant que je me livrais à cet exercice aussi utile qu'agréable, vous en conviendrez, car, après tout, c'est un devoir important de nourrir ce corps de boue, j'ai remarqué de bien jolis objets dans la boutique faisant face à celle du pâtissier. J'y suis allée aussitôt et j'ai acheté quarante-deux petits bonshommes en terre cuite, tout ce qu'il y avait dans le magasin. Après cela, non seulement je ne possédais plus un sou, mais j'étais fortement endettée, ce qui m'importe peu, car je suis riche. Ma cousine a beaucoup ri, mais mon oncle m'a grondée. Il a voulu me faire comprendre que la raison doit lester la tête des humains, grands ou petits, qu'elle est bonne à tout âge et que sans elle on fait des bêtises. Exemple: on achète quarante-deux bonshommes en terre cuite, au lieu de se pourvoir de bas et de chemises. J'ai écouté ce discours d'un air contrit et humilié, mon cher curé, mais pendant la fin, qui était, ma foi, très bien, mon esprit rebelle donnait à la raison un corps disgracieux, un nez long, voire même romain, une figure sèche et grincheuse, et ce personnage ressemblait tellement à ma tante que, séance tenante, j'ai pris la raison en grippe. Tel a été le résultat de l'éloquence déployée par mon oncle. En attendant, j'ai quarante-deux bonshommes pleurant, souriant, grimaçant, disséminés dans ma chambre et je suis contente.

«Hier soir, j'ai causé avec Blanche de l'amour, Monsieur le curé. Que me disiez-vous donc qu'il n'existait que dans les livres et qu'il ne regardait pas les jeunes filles?... Ah! mon curé, mon curé! j'ai peur que vous ne m'ayez bien souvent attrapée.—Nous irons dans le monde lorsque les premières semaines de deuil seront écoulées. Mon oncle me trouve trop jeune, mais je ne puis rester seule au Pavol. S'il en était question, vous comprenez, Monsieur le curé, que je n'aurais plus qu'une chose à faire: ou me jeter par la fenêtre, ou mettre le feu au château.

«Il paraît que j'ai grandement raison de m'attendre à beaucoup de succès, car si je suis jolie, en revanche j'ai une grosse dot. Blanche m'a appris qu'une jolie figure sans dot n'a que peu de valeur, mais que les deux choses combinées forment un ensemble parfait et un plat rare. Je suis donc, mon cher curé, un mets savoureux, délicat, succulent, qui sera convoité, recherché et avalé en un clin d'œil, si je veux bien le permettre. Je ne le permettrai pas, soyez tranquille, à moins que... Mais chut!

«Enfin, Monsieur le curé, j'attends lundi avec impatience, seulement je ne vous dirai pas pourquoi. Ce jour-là, il se passera un événement qui fait battre mon cœur, un événement qui me donne envie de pirouetter à perte d'haleine, de lancer mon chapeau en l'air, de danser, de faire des folies. Dieu! que la vie est une belle chose!

«Mais rien n'est parfait, car vous n'êtes pas ici et vous me manquez bien. Je ne puis dire combien vous me manquez, mon pauvre curé! J'aimerais tant à vous faire admirer le château et les jardins bien entretenus qui ressemblent si peu au Buisson! J'aimerais tant à vous faire jouir de la vie large et confortable que l'on a ici! La moindre chose est en ordre dans ses plus petits détails, et vraiment je me crois dans le Paradis terrestre. À chaque instant, j'ai quelque nouveau sujet de plaisir et d'admiration, à chaque instant aussi je voudrais vous en faire part; je vous cherche, je vous appelle, mais les échos de ce beau parc restent muets.

«Adieu, mon cher bon curé; je ne vous embrasse pas, parce qu'on n'embrasse pas un curé (je me demande pourquoi, par exemple!), mais je vous envoie tout ce que j'ai dans le cœur pour vous, et ce tout est rempli de tendresse. Je vous adore, Monsieur le curé. «Reine

Il est certain que je m'habituai immédiatement à l'atmosphère de luxe et d'élégance dans laquelle j'étais brusquement transplantée. Il est également certain que, quoique Blanche fût très aimable avec moi et qu'elle eût décidé que nous nous tutoierions, elle m'intimida pendant les premiers jours qui suivirent mon arrivée au Pavol. Son port de déesse, son air un peu hautain, l'idée qu'elle avait beaucoup plus d'expérience que moi, tout cela m'imposait et m'empêchait d'être très libre avec elle. Mais cette impression eut la durée d'une gelée blanche sous un soleil d'avril, et, à la suite d'une conversation que nous eûmes le dimanche matin dans ma chambre, le prestige dont je l'avais parée disparut entièrement.

J'étais encore dans mon lit, sommeillant à moitié, me dorlotant avec béatitude, ouvrant de temps en temps un œil pour contempler avec ravissement ma chambre gaie et confortable, mes petits bonshommes en terre cuite et les arbres que je voyais par ma fenêtre ouverte. Blanche entra chez moi, vêtue d'une robe traîtante, les cheveux sur les épaules et le front soucieux.

«Aussi belle que la plus belle des héroïnes de Walter Scott! dis-je en la regardant avec admiration.

—Petite Reine, me dit-elle en s'asseyant sur le pied de mon lit, je viens causer avec toi.

—Tant mieux. Mais je ne suis pas bien éveillée et mes idées s'en ressentiront.

—Même s'il est question de mariage? reprit Blanche, qui connaissait déjà mon opinion sur ce grave sujet.

—De mariage? Me voilà très éveillée, dis-je en me redressant subitement.

—Tu désires te marier, Reine?

—Si je désire me marier!... Quelle question! Je crois bien, et le plus tôt possible. J'adore les hommes, je les aime bien plus que les femmes, excepté quand les femmes sont aussi belles que toi.

—On ne doit pas dire qu'on adore les hommes, dit Blanche d'un air sévère.

—Pourquoi cela?

—Je ne sais pas trop pourquoi, mais je t'assure que ce n'est pas convenable pour une jeune fille.

—Tant pis!... D'ailleurs, c'est mon avis! répondis-je en me renfonçant sous mes couvertures.

—Enfant! dit Blanche en me regardant avec une sorte de pitié qui me parut assez offensante. Je suis venue pour te parler de mon père, Reine.

—Qu'y a-t-il?

—Voici. Comme toi, je veux me marier un jour ou l'autre; mon père a déjà refusé plusieurs partis pour moi, mais cela m'est égal, parce que je ne suis pas pressée. J'attendrai bien jusqu'à vingt ans; seulement je voudrais savoir s'il s'opposera toujours à mon mariage.

—Il faut le lui demander.

—Ah! voilà, reprit Blanche, un peu embarrassée; je t'avoue que mon père me fait peur, ou plutôt il m'intimide.»

Remplie de surprise, je me soulevai sur mon coude et j'écartai les cheveux qui couvraient mon visage, pour mieux voir ma cousine. En ce moment, elle dégringola des nuages olympiens sur lesquels je l'avais placée, et, sous ce beau corps de Junon, je découvris une jeune fille qui ne m'intimiderait plus jamais.

«Personne ne m'intimide, moi!» m'écriai-je en prenant mon oreiller pour l'envoyer promener au milieu de la chambre.

Blanche me regarda d'un air étonné.

«Que fais-tu donc, Reine?

—Ah! c'est mon habitude... Quand j'étais au Buisson, je jetais toujours mon oreiller n'importe où pour faire enrager Suzon, que cette façon d'agir mettait hors d'elle.

—Comme Suzon n'est pas ici, je te conseille de renoncer à cette habitude. Pour en revenir à ce que nous disions, te sens-tu le courage d'avoir avec mon père une discussion sur le mariage, qu'il critique sans cesse?

—Oui, oui, je suis très forte sur la discussion, tu verras! Tantôt j'attaque mon oncle, et je mène les choses rondement.»

Pendant le dîner, j'adressai une pantomime expressive à ma cousine pour lui apprendre que j'allais entrer en lutte. Mon oncle, qui flairait quelque danger, nous observait sous ses gros sourcils, et Blanche, déjà déconcertée, m'engagea par un signe à rester tranquille. Mais je fis claquer mes doigts, je toussai avec force et sautai résolument dans l'arène.

«Mon oncle, peut-on avoir des enfants si on n'est pas marié?

—Non certainement, répondit mon oncle, que ma question parut égayer.

—Serait-ce un malheur si l'humanité disparaissait?

—Hum! voilà une question grave. Les philanthropes répondraient oui, et les misanthropes, non.

—Mais votre avis, mon oncle?

—Je n'ai guère réfléchi à cela. Cependant, comme je trouve que la Providence fait bien ce qu'elle fait, je vote pour la perpétuation de l'espèce humaine.

—Alors, mon oncle, vous n'êtes pas conséquent avec vous-même quand vous blâmez le mariage.

—Ah! ah! dit mon oncle.

—Puisqu'on ne peut pas avoir d'enfants sans être marié et que vous votez pour la propagation du genre humain, il s'ensuit que vous devez adopter le mariage pour tout le monde.

—Ventre Saint-Gris! reprit M. de Pavol en relevant sa lèvre d'un air si moqueur que Blanche en devint rouge, voilà ce qui s'appelle raisonner! Qu'est-ce donc que le mariage à votre avis, ma nièce?

—Le mariage! dis-je avec enthousiasme; mais c'est la plus belle des institutions qui existent sur la terre! Une union perpétuelle avec celui qu'on aime! on chante, on danse ensemble, on s'embrasse la main... Ah! c'est charmant!

—On s'embrasse la main! Pourquoi la main, ma nièce?

—Parce que c'est..., enfin, c'est mon idée! dis-je en adressant un sourire plein de mystères à mon passé.

—Le mariage est une institution qui livre une victime à un bourreau, grogna mon oncle.

—Ah!!!

Junon et moi, nous protestâmes avec la plus grande énergie.

«Quelle est la victime, mon père?

—L'homme, parbleu!

—Tant pis pour les hommes, répliquai-je d'un ton décidé, qu'ils se défendent! Pour moi, je suis prête à me transformer en bourreau.

—Où voulez-vous en venir maintenant, mesdemoiselles!

—À ceci, mon oncle: c'est que Blanche et moi nous sommes les partisans dévoués du mariage, et que nous avons résolu de mettre nos théories en pratique. Je désire que ce soit le plus tôt possible.

—Reine! cria ma cousine, stupéfaite de mon audace.

—Je ne dis que la vérité, Blanche; seulement, tu veux bien attendre, mais moi je n'ai aucune patience.

—Vraiment, ma nièce! Je suppose cependant que vous n'avez pas d'inclination?

—Naturellement, dit Blanche en riant, elle ne connaît pas une âme!»

Depuis mon arrivée au Pavol, j'avais beaucoup réfléchi à mon amour et à M. de Conprat, et je m'étais demandé plusieurs fois si je devais révéler à ma cousine l'intime secret de mon cœur. Mais, toutes réflexions faites, je me décidai, dans cette circonstance, à rompre avec tous mes principes pour m'unir à l'Arabe et trouver avec lui que le silence est d'or. Toutefois, devant l'assertion de Blanche et malgré ma ferme résolution de garder mon secret, je fus sur le point de le divulguer, mais je réussis à surmonter la tentation de parler.

«Dans tous les cas, j'aimerai un jour ou l'autre, car on ne peut pas vivre sans aimer.

—En vérité! Où avez-vous pris ces idées, Reine?

—Mais, mon oncle, c'est la vie, répondis-je tranquillement. Voyez un peu les héroïnes de Walter Scott: comme elles aiment et sont aimées!

—Ah!... est-ce le curé qui vous a permis de lire des romans et qui vous a fait un cours sur l'amour?

—Mon pauvre curé! l'ai-je fait enrager à propos de cela! Quant aux romans, mon oncle, il ne voulait pas m'en donner, il avait même emporté la clef de la bibliothèque, mais je suis entrée par la fenêtre en cassant une vitre.

—Voilà qui promet! Ensuite, vous vous êtes empressée de rêver et de divaguer sur l'amour?

—Je ne divague jamais, surtout là-dessus, car je connais bien ce dont je parle.

—Diable! dit mon oncle en riant. Cependant vous venez de nous dire que vous n'aimiez personne!

—C'est certain! répliquai-je vivement, assez confuse de mon pas de clerc. Mais ne pensez-vous pas, mon oncle, que la réflexion peut suppléer à l'expérience?

—Comment donc! j'en suis convaincu, surtout sur un sujet pareil. Et puis, vous m'avez l'air d'avoir une tête assez bien organisée.

—Je suis logique, mon oncle, simplement.

Dites moi, on n'aime jamais un autre homme que son mari?

—Non, jamais, répondit M. de Pavol en souriant.

—Eh bien! puisqu'on n'aime jamais un autre homme que son mari, qu'on aime toujours naturellement son mari d'amour et qu'on ne peut pas vivre sans aimer, j'en conclus qu'il faut se marier.

—Oui, mais pas avant d'avoir atteint l'âge de vingt et un ans, mesdemoiselles.

—Cela m'est égal, répondit Blanche.

—Mais moi, ça ne m'est pas égal du tout. Jamais je n'attendrai cinq ans!

—Vous attendrez cinq ans, Reine, à moins d'un cas extraordinaire.

—Qu'appelez-vous un cas extraordinaire, mon oncle?

—Un parti si convenable sous tous les rapports que ce serait absurde de le refuser.»

Cette modification au programme de mon oncle me fit tant de plaisir que je me levai pour pirouetter.

«Alors je suis sûre de mon affaire!» criai-je en me sauvant.

Je me réfugiai dans ma chambre, où Junon apparut bientôt d'un air majestueux.

«Comme tu es effrontée, Reine!

—Effrontée! C'est ainsi que tu me remercies quand j'ai fait ce que tu as voulu?

—Oui, mais tu dis les choses si carrément!

—C'est ma manière, j'aime les choses carrées.

—Ensuite, on eût dit que tu voulais taquiner mon père.

—Je serais désolée de le contrarier; il me plaît, avec sa figure moqueuse, et je l'aime déjà passionnément. Mais ne changeons pas la question, Blanche; c'est lui qui nous fait enrager en protestant contre le mariage, et enfin tu sais ce que tu voulais savoir.

—Certainement», répondit Blanche d'un air rêveur.

M. de Pavol apprit bientôt à ses dépens que si les femmes ne valent pas le diable, les petites filles ne valent pas mieux et foulent aux pieds sans sourciller les idées d'un père et d'un oncle.

X

Le lundi matin, je me levai avec le sentiment d'un bonheur très vif. Dans la nuit, j'avais rêvé à Paul de Conprat, et je m'étais éveillée en jetant un cri de joie.

Le plaisir de mettre pour la première fois une robe telle que je n'en avais jamais eu ajoutait encore à mon allégresse, et, lorsque je fus habillée, je me contemplai longuement dans une admiration silencieuse. Puis je me pris à tourbillonner dans un accès de bonheur exubérant, et je faillis renverser mon oncle dans un corridor.

«Où courez-vous ainsi, ma nièce?

—Dans les chambres, mon oncle, pour me voir dans toutes les glaces. Voyez comme je suis bien!

—Pas mal, en effet.

—N'est-ce pas que ma taille est jolie avec une robe bien faite?

—Charmante! répondit M. de Pavol, que ma joie paraissait enchanter et qui m'embrassa sur les deux joues.

—Ah! mon oncle, que je suis heureuse! M'est avis, comme disait Perrine, que le cas extraordinaire se présentera bientôt.»

Là-dessus je disparus et me précipitai comme une trombe dans la chambre de Junon.

«Regarde! criai-je en tournant si vivement sûr moi-même que ma cousine ne pouvait voir qu'un tourbillon.

—Reste un peu tranquille, Reine, me dit-elle avec son calme habituel. Quand donc seras-tu pondérée dans tes mouvements? Oui, ta robe va bien.

—Regarde quel petit pied, dis-je en tendant la jambe.

—Ô coquette innée! s'écria Blanche en riant. Qui aurait cru qu'un loup comme toi en serait déjà arrivé à un tel point de coquetterie?

—Tu verras bien autre chose, répondis-je gravement. Je sais, vois-tu, que la coquetterie est une qualité, une sérieuse qualité.

—C'est la première fois que je l'entends dire. Qui t'a appris cela? Ce n'est pas ton curé, je suppose?

—Non, non, mais quelqu'un qui s'y connaissait bien. Avons-nous d'autres personnes que les de Conprat à déjeuner, Blanche?

—Oui, le curé et deux amis de mon père.»

Nous nous installâmes dans le salon en attendant nos convives, et bientôt mon oncle arriva, accompagné du commandant de Conprat, auquel il me présenta.

Mon Dieu, l'excellente figure que celle du commandant!

Il avait les yeux limpides comme ceux d'un enfant, avec des moustaches et des cheveux blancs comme la neige; une physionomie si bonne, si bienveillante, qu'il me rappela mon curé, bien qu'il n'y eût entre eux aucune ressemblance véritable. Je me sentis aussitôt attirée vers lui, et je vis que la sympathie était réciproque.

«Une petite parente dont j'ai entendu parler, me dit-il en me prenant les mains; permettez-moi de vous embrasser, mon enfant, j'ai été l'ami de votre père.»

Je me laissai embrasser de bonne grâce, non sans me dire tout bas qu'il serait bien préférable que son fils le remplaçât dans cette opération délicate.

Enfin, il entra!... et j'aurais bien échangé ma dot entière et ma jolie robe par-dessus le marché contre le droit de courir à lui et de l'embrasser à grands bras.

Il donna une poignée de main à ma cousine et me salua cérémonieusement que je restai interdite.

«Donnez-moi donc la main, dis-je; vous savez bien que nous nous connaissons.

—J'attendais votre bon plaisir, mademoiselle.

—Quelle bêtise!

—Eh bien, Reine! gourmanda mon oncle.

—Une fleur un peu sauvage, dit le commandant en me regardant avec amitié, mais une jolie fleur, vraiment!

Ces paroles ne réussirent pas à dissiper l'irritation que j'éprouvais sans trop savoir pourquoi, et je restai quelque temps silencieuse dans mon coin, à observer M. de Conprat, qui causait gaiement avec Blanche. Ah! qu'il me plaisait! et que le cœur me battait pendant que je retrouvais en lui ce bon rire, ces dents blanches, ces yeux francs auxquels j'avais tant rêvé dans mon affreuse vieille maison! Et ma tante, mon curé, Suzon, le jardin mouillé, le cerisier dans lequel il avait grimpé défilaient dans mes souvenirs comme des ombres fugitives.

Bientôt je me mêlai à la conversation, et j'avais recouvré une partie de ma bonne humeur quand nous passâmes dans la salle à manger.

Placée entre le curé et M. de Conprat, j'attaquai immédiatement celui-ci.

«Pourquoi n'êtes-vous pas revenu au Buisson? lui dis-je.

—Je n'ai pas été libre de mes actions, ma cousine.

—L'avez-vous regretté au moins?

—Vivement, je vous assure.

—Pourquoi donc ne me donniez-vous pas la main en arrivant?

—Mais c'était à vous de le faire, mademoiselle, selon l'étiquette.

—Ah! l'étiquette! vous n'y pensiez pas là-bas!

—Nous étions dans des conditions particulières et loin du monde, à coup sûr! répondit-il en souriant.

—Est-ce que le monde empêche d'être aimable?

—Mais pas précisément; seulement, les convenances répriment souvent l'élan de l'amitié.

—C'est bien niais!» dis-je d'un ton bref.

Mais je fus assez satisfaite de l'explication pour retrouver tout mon entrain. Toutefois, je m'aperçus, en causant avec lui, qu'il n'attachait point la même importance que moi aux paroles qu'il m'avait dites au Buisson. Mais j'étais si heureuse de le voir, de lui parler, que, dans le moment, cette petite déception glissa sur mon âme sans entamer sa sécurité.

M. de Conprat nous apprit qu'il y aurait plusieurs bals dans le mois d'octobre.

«J'en suis charmée, répondit Junon.

—Tu m'apprendras à danser, dis-je en sautant déjà sur ma chaise.

—Je demande à être professeur, s'écria Paul de Conprat.

—Paul est un valseur émérite, dit le commandant; toutes les femmes désirent valser avec lui.

—Et puis il est charmant!» répliquai-je avec onction.

Le commandant et son fils se mirent à rire; le curé et les deux amis de mon oncle me regardèrent en souriant et en hochant la tête d'une façon paternelle. Mais le visage de M. de Pavol prit une expression mécontente, et ma cousine releva ses sourcils par un mouvement qui lui était particulier quand quelque chose lui déplaisait, mouvement rempli d'un tel dédain que j'eus la sensation pénible d'avoir dit une bêtise.

Après le déjeuner, nous circulâmes dans les bois; j'avais retrouvé ma gaieté et je parlais sans m'arrêter, m'amusant à contrefaire la tournure et l'accent d'un de nos convives dont les ridicules m'avaient frappée.

«Reine, que tu es mal élevée! disait Blanche.

—Il parle ainsi», répondis-je en me pinçant le nez pour imiter la voix de ma victime.

Et M. de Conprat riait; mais Junon s'enveloppait dans une dignité imposante qui ne me troublait pas le moins du monde.

Il arriva un moment où je me trouvai près de lui pendant que ma cousine marchait devant nous d'un air nonchalant. Je m'aperçus qu'il la regardait beaucoup.

«Qu'elle est belle, n'est-ce pas?» lui dis-je dans l'innocence de mon cœur.

—Belle, bien belle!» répondit-il d'une voix contenue qui me fit tressaillir.

Un doute et un pressentiment me traversèrent l'esprit; mais, à seize ans, ces sortes d'impressions s'envolent et disparaissaient comme les papillons qui voltigeaient autour de nous, et je fus d'une gaieté folle jusqu'au moment où nos invités prirent congé de M. de Pavol.

Quand ils furent partis, mon oncle se retira dans son cabinet et me fit comparaître devant lui.

«Reine, vous avez été ridicule!

—Pourquoi donc, mon oncle?

—On ne dit pas à un jeune homme qu'il est charmant, ma nièce.

—Mais puisque je le trouve, mon oncle.

—Raison de plus pour ne pas le dire.

—Comment! repartis-je, interloquée. Alors je devais dire que je le trouvais anticharmant?

—Vous ne deviez pas aborder ce sujet. Ayez l'opinion qu'il vous plaira d'avoir, mais gardez-la pour vous.

—C'est pourtant bien naturel de dire ce qu'on pense, mon oncle!

—Pas dans le monde, ma nièce. La moitié du temps, il faut dire ce que l'on ne pense pas et cacher ce que l'on pense.

—Quelle affreuse maxime! dis-je avec horreur. Jamais je ne pourrai la pratiquer.

—Vous y arriverez; mais en attendant, conformez-vous à l'étiquette.

—Encore l'étiquette!» répondis-je en m'en allant de mauvaise humeur.

Le soir, en rêvant à ma fenêtre, ainsi que j'en avais pris l'habitude, mes rêves furent troublés par une sourde inquiétude que je n'arrivai pas à bien définir. Je méditai sur cette journée, attendue avec tant d'impatience, et je ne pus pas me dissimuler que les choses ne s'étaient point passées comme je l'avais désiré. Qu'avais-je espéré? Je n'en savais rien, mais je me débitai à moi-même un long discours pour me convaincre que M. de Conprat était amoureux de moi, et ma péroraison se termina par un attendrissement de mauvais augure.

Néanmoins, le lendemain, mes inquiétudes avaient entièrement disparu, mais, dans l'après-midi, je reçus une longue missive de mon curé, missive remplie de bons conseils et se terminant ainsi:

«Petite Reine, votre lettre est venue me consoler et me réjouir dans ma solitude, ne vous lassez pas de m'écrire, je vous en prie. Je ne sais que devenir sans vous et je n'ose aller au Buisson de peur de pleurer comme un enfant. Je me reproche mon égoïsme, car vous êtes heureuse, mais, comme le dit l'Écriture, la chair est faible, et mon presbytère, mes devoirs, mes prières n'ont pu encore me consoler.

«Adieu, cher bon petit enfant, mon dernier mot sera pour vous dire: Méfiez-vous de l'imagination.»

Et cette phrase produisit une impression désagréable sur mon esprit ébranlé.

XI

J'étais installée depuis trois semaines au Pavol et mon oncle prétendait que j'avais assez embelli pour qu'il fût impossible au curé de me reconnaître s'il me rencontrait. Il me comparait à une plante vivace, qui pousse belle dans un terrain ingrat parce qu'elle a bon caractère, et dont la beauté se développe tout d'un coup d'une façon incroyable lorsqu'on la transplante dans une terre favorable à sa nature.

Quand je me regardais dans la glace, je constatais que mes yeux bruns avaient un éclat nouveau, que ma bouche était plus fraîche et que mon teint de Méridionale prenait des tons rosés et délicats qui excitaient chez moi une vive satisfaction.

Cependant, peu de jours après le déjeuner dont j'ai parlé, j'avais décidément découvert que, dans ma grande naïveté, je m'étais grossièrement trompée en croyant M. de Conprat amoureux de moi. Mais je n'ai jamais été pessimiste, et je m'empressai de me raisonner pour me consoler. Je me dis que tous les cœurs nécessairement ne doivent pas être construits de la même manière, que les uns se donnent en une minute, mais que les autres ont le droit de méditer, d'étudier avant de s'enflammer; que si M. de Conprat ne m'aimait pas, il en arriverait là un jour ou l'autre, attendu qu'il était clair qu'une véritable ressemblance existait entre nos goûts et nos caractères respectifs. De sorte que, bien que la déception eût été grande, ma tranquillité, durant bon nombre de jours, ne fut pas sérieusement troublée. Et je m'épanouissais dans un milieu sympathique à tous mes goûts; je me chauffais aux rayons de mon bonheur, comme un lézard aux rayons du soleil.

Ma cousine était très musicienne. Le commandant, qui adorait la musique, venait au Pavol plusieurs fois par semaine, et son fils l'accompagnait toujours. La porte lui était d'ailleurs ouverte par ses relations d'enfance avec Blanche et les liens de parenté qui unissaient les deux familles. En outre, mon oncle voyait cette intimité avec plaisir, car, de concert avec le commandant et malgré ses paradoxes sur le mariage, il désirait vivement marier sa fille avec M. de Conprat, trouvant avec assez de raison qu'il représentait un cas extraordinaire.

J'appris ce projet plus tard, en même temps que d'autres faits qu'il m'eût été facile de découvrir si j'avais eu plus d'expérience.

En général, ces messieurs arrivaient pour déjeuner. Paul, doué de l'appétit qu'on connaît, déjeunait plantureusement et collationnait ensuite solidement vers trois heures. Après cela, si nous étions seuls, Blanche me donnait une leçon de danse pendant que lui jouait avec entrain une valse de sa composition. Quelquefois, il devenait professeur: ma cousine se remettait au piano, le commandant et mon oncle nous regardaient d'un air réjoui, et je tournais dans les bras de M. de Conprat au milieu d'une joie inénarrable. Ah! les bons jours!

Nous ne faisions aucun projet sans qu'il y fût mêlé. Sa gaieté communicative, son esprit conciliant, le génie de l'organisation et des inventions drolatiques qu'il possédait au plus haut degré en faisaient un compagnon charmant, égayaient notre vie et développaient mon amour. Adroit, industrieux, complaisant, il était bon à tout et savait tout faire. Quand nous cassions une montre, un bracelet, ou n'importe quel objet, Blanche et moi nous disions:

«Si Paul vient aujourd'hui, il nous le raccommodera.»

Il peignait souvent et nous apportait ses œuvres. C'est le seul point sur lequel je n'aie jamais pu m'entendre avec lui. J'avais une antipathie invétérée pour les arts, mais surtout pour la musique, car la maudite étiquette empêche de se boucher les oreilles, tandis qu'il est facile de ne pas regarder un tableau ou de lui tourner le dos. Toutefois, quand M. de Conprat jouait des airs de danse, je l'écoutais volontiers et longtemps, mais c'était lui que j'aimais dans ses airs, et non les airs en eux-mêmes. Je marque ce sentiment en passant, parce que j'en fis un jour l'analyse, et que cette analyse me conduisit à une terrible découverte.

«Pourquoi peindre des arbres, mon cousin? disais-je. L'arbre le plus laid est encore mieux que ces petits paquets verts que vous mettez sur votre toile.

—Est-ce ainsi que vous comprenez l'art, jeune cousine?

—Croyez-vous que Junon n'est pas mille fois plus belle en réalité que sur son portrait?

—Si, certes, je le crois!

—Et ces petites fleurs bleues que vous mettez dans les arbres, qu'est-ce que cela?

—Mais c'est un coin du ciel, ma cousine!»

Je pirouettais et m'écriais d'un ton pathétique:

«Ô cieux, ô arbres, ô nature, que de crimes se commettent en vos noms!»

Mon oncle avait de nombreux amis à V...; il était allié à la plupart des familles du pays, et tenait table ouverte. Il était rare que nous n'eussions pas quelques convives à déjeuner ou à dîner. C'était un moyen pour moi de faire connaissance avec les usages mondains et d'apprendre, comme me l'avait dit le curé, à équilibrer mes sentiments. Mais je dois dire que je n'équilibrais pas grand'chose, et que je n'arrivais guère à dissimuler des impressions et des pensées souvent aussi saugrenues qu'impertinentes.

Mon oncle et Junon, absolument rigides sur le chapitre des convenances, m'adressaient quelques objurgations bien senties; mais autant en emportait le vent! Avec une ténacité vraiment désolante, je ne perdais pas l'occasion de commettre une bévue ou de dire une bêtise.

«Tu as été très impolie avec Mme A..., Reine.

—En quoi, Junon hypocrite? Je lui ai laissé voir qu'elle me déplaisait, voilà tout!

—C'est précisément ce qui est inconvenant, ma nièce.

—Elle est si laide, mon oncle! Voyez-vous, je ne me sens pas attirée vers les femmes; elles sont moqueuses, méchantes, et vous examinent de la tête aux pieds, comme si vous étiez une bête curieuse.

—Comment peux-tu leur reprocher d'être moqueuses, Reine? Tu passes ton temps à saisir le ridicule des gens et à les mimer.

—Oui, mais je suis jolie, par conséquent tout m'est permis. M. C... me le disait l'autre jour.

—Je ne vois pas bien la conséquence... Ensuite, crois-tu que les hommes ne t'examinent pas de la tête aux pieds?

—Oui, mais c'est pour m'admirer, tandis que les femmes cherchent des défauts à mon physique et en inventent au besoin. Vois-tu, j'ai déjà remarqué une foule de choses.

—Nous le voyons bien, ma nièce, mais tâchez de remarquer que la tenue est une qualité appréciable.»

Quand nos convives masculins étaient jeunes, ils nous faisaient la cour, à Blanche et à moi, et je m'amusais bien, mais quand c'étaient des vieux... Dieu! la politique qui surgissait toujours pour me donner la migraine. Ah! m'a-t-elle ennuyée, cette politique!

Ces bonnes gens arrivaient fortement excités contre quelques méfaits du gouvernement; ils en parlaient d'une façon discrète jusqu'au moment où un bonapartiste fougueux s'écriait qu'il voudrait fusiller tous les républicains pour les frapper de terreur. La naïveté du mot faisait rire, mais ce massacre imaginaire était le branle-bas des irritations et des radotages. Nous nous jetions la tête la première dans la politique et nous barbotions jusqu'à la fin du repas. Tout le monde s'entendait pour abominer république et républicains; mais quand chaque convive venait à tirer de sa poche un petit gouvernement qu'il avait eu soin d'apporter avec lui, on ne tardait pas à se lancer des regards furibonds et à devenir rouges comme des tomates.

Le légitimiste se drapait dans la dignité de ses traditions, de ses respects, de ses regrets et traitait l'impérialiste de révolutionnaire; celui-ci, en son for intérieur, traitait le légitimiste d'imbécile; mais la politesse ne lui permettant pas d'émettre son opinion, il criait comme un brûlé pour se dédommager. Puis on tombait derechef sur les républicains; on les accablait d'invectives, on les déportait, on les fusillait, on les décapitait, on les mettait en marmelade, bonapartistes et légitimistes s'unissant dans une haine commune pour balayer ces malheureux bipèdes de la surface de la terre. On pérorait avec passion, on gesticulait, on sauvait la patrie, on devenait cramoisi..., ce qui n'empêchait pas les choses, hélas! d'aller leur petit bonhomme de chemin.

Mon oncle, au milieu de ces divagations, lançait de temps à autre un mot spirituel ou plein de sens et mettait la discussion sur un terrain plus élevé que celui des intérêts personnels et des sympathies individuelles. Nullement légitimiste, n'ayant d'ailleurs aucune opinion déterminée, il n'en pensait pas moins que la France, depuis près d'un siècle, marche la tête en bas, et que, cette position étant anormale, elle finira par perdre l'équilibre et par tomber dans un précipice où on l'enterrera.

Il riait des mesquineries et de la bêtise des différents partis, mais il éprouvait souvent des écœurements qui se manifestaient par quelque phrase plaisante. Je ne l'ai jamais vu s'emporter; il conservait son calme au milieu des rugissements divers de ses convives, sûr, du reste, d'avoir le dernier mot, car il voyait juste et loin. Cependant ses antipathies étaient vives et il exécrait les républicains. Non pas qu'il fût trop passionné pour ne point rester dans un juste milieu; il eût accepté une république s'il l'avait crue possible, et s'inclinait devant l'honnêteté de certains hommes qui luttent de bonne foi pour une utopie.

Je l'entendais quelquefois appeler nos gouvernants des joueurs de raquette, comparant les lois, que les deux Chambres se renvoient journellement, à des volants que les Français, le nez au ciel, regardent circuler d'un air béat jusqu'au moment où ils tombent sur leur respectable cartilage et l'aplatissent bel et bien. D'où je tirai, pour ma petite gouverne, quelques déductions que je raconterai en temps et lieu.

M. de Pavol aimait la causerie et même la discussion. S'il parlait peu, il écoutait avec intérêt. Sous une écorce rustique, il cachait des connaissances générales, un goût sûr, élevé, délicat, et un grand bon sens uni à une réelle hauteur de vue. Ce n'était ni un saint ni un dévot. Comme la plupart des hommes, il avait eu, je suppose, ses défaillances et ses erreurs; mais il croyait à Dieu, à l'âme, à la vertu, et ne considérait point l'incrédulité, l'ergotage, l'esprit de dénigrement, comme des signes de virilité et d'intelligence. Il aimait à écouter les matérialistes et les libres penseurs développer leurs systèmes, et sa bouche en disait bien long pendant qu'il observait son interlocuteur en rejoignant ses gros sourcils qui lui cachaient presque entièrement les yeux. Puis il répondait lentement, avec la plus grande tranquillité:

«Morbleu, monsieur, je vous admire! Vous en êtes presque arrivé à la parfaite humilité prêchée par l'Évangile. Je suis confus de ne pouvoir marcher sur vos traces, mais j'ai un diable d'orgueil qui m'empêchera toujours de me comparer à la chenille qui rampe à mes pieds ou au porc qui se vautre dans ma basse-cour.»

Toujours en guerre avec le conseil municipal de sa commune, il n'aimait pas les villageois, et prétendait que rien n'est plus fourbe et plus canaille qu'un paysan. Aussi, bien qu'il fût estimé, respecté, il n'était point aimé. Cependant il faisait des charités larges et acte de complaisance quand l'occasion s'en présentait, mais il ne se laissait jamais duper par les finasseries, les roueries des bons cultivateurs.

Enfin, si mon oncle n'avait embrassé aucune carrière, s'il n'avait été ni médecin, ni avocat, ni ingénieur, ni soldat, ni diplomate, ni même ministre, il remplissait sa tâche dans la vie en conservant des traditions saines, en respectant ce qui est respectable, en ne se laissant pas emporter dans les divagations du temps, en usant de son influence pour diriger certains esprits vers ce qui est bon et juste. En un mot, mon oncle était homme d'esprit, homme de cœur, homme de bien. Je l'aimais beaucoup, et s'il n'avait jamais parlé politique, je l'aurais cru sans défaut. Dans la vie privée, il était facile à vivre. Il adorait sa fille et m'octroya rapidement une grande affection.

«Quelle chose épouvantable que les gouvernements! disais-je à M. de Conprat. Il faudrait les supprimer tous; au moins nous n'entendrions plus parler politique. Deux choses à supprimer: le piano et la politique.

—Ma foi, je suis assez de votre avis, répondait-il en riant.

—Ah!... vous n'aimez pas le piano? Cependant vous écoutez Blanche avec plaisir; du moins, vous en avez l'air.

—C'est que ma cousine Blanche a un talent véritable.»

Cette explication me fit éprouver la sensation énervante causée par des moustiques qui s'agitent autour d'un dormeur: ils l'agacent sans troubler complètement son sommeil. Évidemment la raison n'était guère plausible, car, malgré le talent de Junon, moi qui n'aimais pas le piano, j'avais toujours envie de crier ou de me sauver quand elle exécutait des sonates de Mozart ou de Beethoven. Voilà des hommes qui peuvent se vanter d'avoir ennuyé l'humanité! Je me sentais navrée en songeant à leurs femmes.

Au milieu de cette vie douce, de mes espérances, de mes petites inquiétudes qui s'évanouissaient devant un mot aimable et les distractions d'une existence si nouvelle pour moi, nous arrivâmes à la fin de septembre. Mon oncle, avec la mine funèbre d'un homme qu'on mène à l'échafaud, se prépara à nous conduire dans les soirées annoncées par M. de Conprat.

XII

Je réponds que mon esprit d'observation ne s'exerça point à mon premier bal. De cette soirée, je me rappelle simplement un plaisir délirant et les bêtises que j'ai dites, parce qu'elles me valurent le lendemain une verte semonce.

De temps en temps, Junon me frappait sur le bras avec son éventail et me soufflait dans l'oreille que j'étais ridicule; mais elle donnait là des coups d'épée dans l'eau, et je m'envolais dans les bras de mes danseurs en songeant que si la valse n'est pas admise dans le ciel, ce n'est guère la peine d'y aller.

Parfois, mon cavalier croyait ingénieux de faire quelques frais de conversation.

«Il n'y a pas longtemps que vous habitez ce pays-ci, mademoiselle?

—Non, monsieur: six semaines environ.

—Où demeuriez-vous avant de venir au Pavol?

—Au Buisson; une affreuse campagne, avec une affreuse tante qui est morte, Dieu merci!

—Dans tous les cas, votre nom est très connu, mademoiselle; il y avait un chevalier de Lavalle enfermé au Mont-Saint-Michel, en 1423.

—Vraiment! Que faisait-il là, ce chevalier?

—Mais il défendait le mont attaqué par les Anglais.

—Au lieu de danser? Quel grand nigaud!

—C'est ainsi que vous appréciez vos ancêtres et l'héroïsme, mademoiselle?

—Mes ancêtres! Je n'y ai jamais pensé. Quant à l'héroïsme, je n'en fais aucun cas.

—Que vous a-t-il fait, ce pauvre héroïsme?

—Les Romains étaient héroïques, paraît-il, et je déteste les Romains! Mais valsons, au lieu de causer.»

Et je mettais mon danseur sur les dents.

Mon bonheur atteignit son apogée lorsque, dans ce salon plein de lumière, sous les yeux de ces femmes en grande toilette, au milieu de ce monde dont j'étais si loin peu de temps auparavant, je me vis valsant avec M. de Conprat. Il dansait mieux que tous les autres, c'est certain. Bien qu'il fût grand, et que je fusse extrêmement petite, sa jolie moustache blonde tordue en pointe me caressait la joue de temps en temps, et j'eus quelques petites tentations dont je ne parlerai pas, de peur de scandaliser mon prochain.

Enivrée par la joie et les compliments qui bourdonnaient autour de moi, je dis toutes les bêtises imaginables et inimaginables; mais je fis la conquête de tous les hommes et le désespoir de toutes les jeunes filles.

Le cotillon provoqua chez moi le plus vif enthousiasme, et quand mon oncle, qui avait l'air d'un martyr dans son coin, nous fit signe qu'il était temps de partir, je criai d'un bout du salon à l'autre:

«Mon oncle, vous ne m'emmènerez que par la force des baïonnettes.»

Mais je dus me passer de baïonnettes et suivre Junon qui, belle et digne comme toujours, s'empressa d'obéir à son père sans se soucier de mes récriminations.

Rentrée dans ma chambre, je me déshabillai avec assez de calme; mais en robe de nuit et sur le point de me coucher, je fus prise d'une fringale irrésistible. Je saisis mon traversin et me mis à valser avec lui en chantant à tue-tête.

Junon, dont la chambre n'était pas éloignée de la mienne, entra chez moi d'un air un peu effrayé.

«Que fais-tu donc, Reine?

—Tu vois bien, je valse!

—Mon Dieu, es-tu enfant!

—Ma chère, si l'humanité avait de l'esprit, elle valserait jour et nuit.

—Voyons, Reine, il fait froid, tu vas attraper du mal. Je t'en prie, couche-toi.»

Je jetai mon traversin dans un coin et me glissai dans mes draps. Blanche s'assit au pied du lit et improvisa une harangue. Elle s'efforça de me prouver que le calme, dans tous les actes de la vie, est une grande qualité, que chaque chose doit se faire en temps et lieu, qu'après tout un traversin ne lui semblait point un danseur fort agréable, et...

«Quant à cela, je suis de ton avis! dis-je en l'interrompant vivement, il n'y a que les danseurs en chair et en os de sérieux et d'agréables, surtout quand ils ont des moustaches; des moustaches blondes, par exemple! Une petite, moustache qui vous caresse la joue en valsant, ah! c'est vraiment déli...»

Sur ce, je m'endormis et ne me réveillai que dans la journée, à trois heures.

Quand je fus habillée, M. de Pavol me pria de passer chez lui. Je me rendis aussitôt à cette invitation, pensant que la cervelle de mon oncle venait d'enfanter quelque sermon. À son air solennel, je vis que mes conjectures étaient justes, et, comme j'ai toujours aimé mes aises aussi bien pendant les sermons que dans les autres circonstances de la vie, j'avançai un fauteuil dans lequel je m'étendis confortablement; je croisai les mains sur mes genoux, et fermai les yeux dans une attitude de profond recueillement.

Au bout de deux secondes, n'entendant rien, je dis:

«Eh bien! mon oncle, allez donc!

—Faites-moi la grâce de vous redresser, Reine, et de prendre une attitude plus respectueuse.

—Mais, mon oncle, dis-je en ouvrant des yeux étonnés, je n'avais pas l'intention de vous manquer de respect, je prenais une pose recueillie pour vous mieux écouter.

—Ma nièce, vous me ferez perdre la tête!

—C'est bien possible, mon oncle, répondis-je tranquillement; mon curé m'a dit bien des fois que je le ferais mourir à la peine.

—En vérité, croyez-vous que j'aie envie de m'en aller au diable à cause d'une petite fille mal élevée?

—D'abord, mon oncle, j'espère que vous n'irez jamais au diable, bien que vous aimiez assez ce personnage; ensuite, je serais bien désolée de vous perdre, car je vous aime de tout mon cœur.

—Hum!... c'est bien heureux. Voulez-vous m'apprendre maintenant pourquoi, après mes leçons et mes conseils, vous vous êtes conduite cette nuit d'une façon si inconvenante?

—Spécifiez les accusations, mon oncle.

—Ce serait bien long, car tout ce que vous faisiez était mal fait, vous aviez l'air d'un cheval échappé. Entre autres sottises, quand vous avez aperçu M. de Conprat, vous l'avez appelé par son petit nom; j'étais près de vous, et j'ai vu que votre danseur trouvait cela fort étonnant.

—Je l'en crois capable, il avait l'air d'une oie!

—Je ne suis pas une oie, Reine, et je vous dis que c'était inconvenant.

—Mais, mon oncle, c'est notre cousin, nous le voyons presque tous les jours. Blanche et moi nous l'appelons toujours Paul quand nous en parlons, et même quand nous nous adressons à lui directement.

—Cela passe dans l'intimité, mais non dans le monde, où chacun n'est pas tenu de connaître la parenté et les relations des gens.

—Ainsi, il faut agir d'une façon chez soi et d'une autre dans le monde?

—Je m'évertue à vous le dire, ma nièce.

—C'est de l'hypocrisie, ni plus ni moins.

—Au nom du ciel, soyez hypocrite, je ne demande que cela! Ensuite, il paraît que vous avez dit à cinq ou six jeunes gens qu'ils étaient très gentils?

—C'était bien vrai! m'écriai-je dans un élan de sympathie pour mes danseurs. Si charmants, si polis, si empressés! Puis je m'étais embrouillée dans mes promesses et je craignais de les avoir contrariés.

—En attendant, vous me contrariez beaucoup, Reine; voilà près de sept semaines que Blanche et moi nous essayons de vous apprendre qu'il est de bon goût de pondérer ses mouvements et l'expression de ses sentiments; néanmoins vous saisissez toutes les occasions de dire ou de faire des sottises. Vous avez de l'esprit, vous êtes coquette, malheureusement pour moi vous avez un visage dix fois trop joli, et...

—À la bonne heure! interrompis-je d'un ton satisfait, voilà comme j'aime les sermons!

—Reine, ne m'interrompez pas, je parle sérieusement.

—Voyons, mon oncle, raisonnons. La première fois que vous m'avez vue, vous avez dit: Vous êtes diablement jolie!

—Eh bien, ma nièce?

—Eh bien, mon oncle, vous voyez bien qu'on ne peut pas réprimer toujours un premier mouvement.

—C'est possible, mais on doit essayer et surtout m'écouter. Malgré votre grande jeunesse et votre petite taille, vous avez l'air d'une femme, tâchez d'en avoir la dignité.

—La dignité! dis-je étonnée; pourquoi faire?

—Comment..., pourquoi faire?

—Je ne comprends pas, mon oncle. Comment, vous venez me prêcher la dignité quand le gouvernement en a si peu!

—Je ne saisis pas le rapport... Quelle est cette nouvelle fantaisie?

—Mais, mon oncle, vous prétendez que le gouvernement passe son temps à jouer à la raquette; pour un gouvernement, franchement, ça manque de dignité. Pourquoi de simples individus seraient-ils plus dignes que des ministres et des sénateurs?»

Mon oncle se mit à rire.

«Il est difficile de vous gronder, Reine, vous glissez entre les doigts comme une anguille. Quoi qu'il en soit, je vous affirme que si vous ne voulez pas m'écouter, vous n'irez plus dans le monde.

—Oh! mon oncle, si vous faisiez une chose pareille, vous seriez digne des tortures de l'inquisition!

—L'inquisition étant abolie, je ne serai pas torturé, mais vous m'obéirez, soyez-en certaine. Je ne veux pas que ma nièce prenne des habitudes et des allures qui, supportables à son âge, la feraient passer plus tard pour..., hum!

—Pour qui, mon oncle?»

M. de Pavol eut une violente quinte de toux.

«Hum! pour une femme élevée dans les bois, ou quelque chose d'approchant.

—Ce ne serait pas si niais, cette appréciation! le Buisson et les bois se ressemblent beaucoup.

—Enfin, ma nièce, soyez convaincue que j'ai parlé sérieusement. Allez-vous-en, et réfléchissez.»

Pour le coup, je vis qu'il ne fallait pas plaisanter avec cette semonce formidable. Aussi je m'enfermai dans ma chambre, où je boudai durant vingt-huit minutes et demie, espace de temps pendant lequel je sentis germer dans mon cœur le désir louable de faire connaissance avec la pondération.

XIII

Je sus bientôt que parfois les proverbes n'usurpent point leur réputation de sagesse, que, dans certains cas, vouloir c'est pouvoir, et qu'avec un peu de bonne volonté je pourrais mettre en pratique les conseils de mon oncle. Je ne veux pas dire par là que je n'aie plus commis de sottises, oh! non, la chose arrivait encore assez fréquemment, mais je réussis à me dégriser et à prendre possession d'un calme relatif.

Du reste, si mon oncle m'avait grondée, c'était plutôt, comme il le disait lui-même, en prévision de l'avenir, car je me trouvais dans un milieu où mes actes et mes paroles étaient jugés avec la plus grande indulgence. Milieu plein d'aménité, de politesse, de traditions courtoises, dans lequel, sans m'en douter, j'avais bon nombre de parents et d'alliés.

Grâce à mon nom, à ma beauté, à ma dot, beaucoup de péchés contre les convenances me furent pardonnés. J'étais l'enfant gâté des douairières, qui racontaient avec complaisance des anecdotes sur mes grands-parents, mes arrière-grands-parents et certains aïeux dont les faits et gestes avaient dû être bien remarquables pour que ces aimables marquises en parlassent avec tant de chaleur. Je découvris avec satisfaction que les ancêtres servent à quelque chose dans la vie, et couvrent de leur égide poussiéreuse les hardiesses et les lubies des jeunes descendantes qui sortent du fond des bois.

J'étais l'enfant gâté des maris en perspective qui, dans mes beaux yeux, voyaient briller ma dot; l'enfant gâté des danseurs, que ma coquetterie amusait, et je confesse bien bas, très bas, que j'éprouvais un immense bonheur à ravager les cœurs et à métamorphoser certaines têtes en girouettes.

Ô coquetterie, quelle charme renfermé dans chaque lettre de ton nom!

Il fallait que ce sentiment fût inné chez moi, car, après deux ou trois soirées, j'en connaissais les détails, les nuances et les ruses.

Je voudrais être prédicateur, rien que pour prêcher la coquetterie à mon auditoire et refuser l'absolution à mes pénitentes assez privées de jugement pour ne pas se livrer à ce passe-temps charmant. Peut-être ne resterais-je pas longtemps dans le giron de l'Église, mais, dans ma courte carrière, je crois que je ferais quelques prosélytes. Je plains les hommes qui, croyant tout connaître, ignorent les plaisirs les plus fins, les plus délicats. À mes yeux, ils mènent une vie de cornichon..., de melon tout au plus.

Pendant que je me donnais beaucoup de mouvement et que je révolutionnais les cœurs, Blanche passait, belle et fière, trop sûre de sa beauté pour faire des frais, trop digne pour s'abaisser aux agitations et aux roueries qui faisaient ma joie.

Néanmoins, quand la première effervescence fut calmée, j'en vins bien vite à réfléchir que M. de Conprat mettait un temps infini à s'éprendre de moi. Il me voyait sous toutes les faces, en grande toilette, en demi-toilette, coquette, sérieuse, parfois mélancolique, rarement, je dois l'avouer, et, malgré cette diversité d'aspects qui empêchait la monotonie de s'attacher à ma personne, non seulement il ne se déclarait pas, mais il avait l'air vraiment de me traiter en enfant. Le mot de mon curé: «Soyez sûre qu'il vous a prise pour une petite fille sans conséquence», commençait à me troubler grandement.

Nonobstant ma coquetterie, mes plaisirs, mes nombreuses distractions, jamais mon amour ne s'altéra un instant. Sans doute l'animation de ma vie m'empêchait d'y attacher constamment ma pensée, et c'est ce qui explique mon long aveuglement; mais je n'eus jamais l'idée de trouver un homme plus charmant que Paul de Conprat.

Pourtant, dans la cour qui se pressait sur mes pas, plusieurs courtisans offraient une similitude réelle avec les types de Walter Scott que j'avais beaucoup admirés. Je me suis demandé maintes fois comment mon gros héros au visage réjoui, à l'appétit merveilleux, avait pu m'émouvoir à ce point étonnant, alors que mon esprit était sous l'influence de personnages imaginaires qui lui ressemblaient fort peu. Voilà un sujet psychologique que je livre aux méditations des philosophes, car, moi, je n'ai pas le temps de m'y arrêter; je constate le fait, je salue la philosophie et je passe.

Le 25 octobre, nous eûmes une dernière soirée dans un château situé près du Pavol. Je mis une robe bleu lumière avec deux ou trois pompons piqués dans mes cheveux noirs et me tombant sur le coin de l'oreille. J'étais extraordinairement jolie et, ce soir-là, j'eus un succès fou. Succès si sérieux que, la semaine suivante, cinq demandes en mariage me concernant furent adressées à mon oncle. Mais j'étais inquiète, fébrile, tourmentée, et, contre mon habitude, je ne jouis pas de l'engouement provoqué par ma beauté.

J'attendais avec impatience M. de Conprat pour l'observer avec des yeux qui commençaient à se dessiller. Il arrivait généralement fort tard, avec trois ou quatre jeunes gens composant la haute société fashionable de la contrée. Ces messieurs, étant blasés dès l'âge le plus tendre, et trouvant extrêmement fatigant, pénible et navrant de valser avec de jolies femmes, faisaient quelques invitations d'un air ennuyé, nonchalant, et assez impertinent, sauf Paul de Conprat, trop excellent, trop naturel, pour ne pas danser avec l'air satisfait que comportait la circonstance. Toutefois je dois dire que mon entrain dissipait l'ennui de ces victimes infortunées de l'expérience comme un beau soleil dissipe un léger brouillard. Je savais si bien les exciter, les émoustiller, les faire tourner à tous les vents de mes fantaisies, que mon oncle disait: «Elle a le diable au corps!»

Honni soit qui mal y pense!

Je remarquai avec dépit que Paul valsait souvent avec Blanche, tandis qu'il m'invitait rarement, sans y mettre ni formes ni empressement. Je redoublai de coquetterie pour attirer son attention; mais que lui importait! sa tête, son cœur étaient loin de moi, et je me réfugiai dans un coin reculé en refusant énergiquement de danser.

Il y avait quelques instants que je me dissimulais dans les draperies qui séparaient le grand salon d'un boudoir où plusieurs femmes étaient assises, quand je surpris la conversation de deux respectables douairières dont j'avais fait la conquête.

«Reine est ravissante, ce soir; comme toujours elle a tous les succès.

—Blanche de Pavol est plus belle, cependant.

—Oui, mais elle a moins de charme. C'est une reine dédaigneuse, et Mlle de Lavalle une adorable petite princesse des contes de fées.

—Princesse est le mot; elle a de la race, et ce qui choquerait chez les autres est charmant chez elle.

—On dit que le mariage de sa cousine est décidé avec M. de Conprat.

—Je l'ai entendu dire.»

Durant quelques secondes, orchestre, douairières, danseurs exécutèrent devant moi une danse sans nom, et pour ne pas tomber je me cramponnai à la draperie dans laquelle j'étais enfouie.

Lorsque je me remis de mon étourdissement, le salon brillant me parut voilé d'un crêpe épais; à la grande surprise de Junon, j'allai la supplier de partir immédiatement sans attendre le cotillon.

En revenant au Pavol je me disais: «Ce n'est pas vrai, je suis sûre que ce n'est pas vrai! Pourquoi tant me troubler?»

Mais je me déshabillai en pleurant, avec l'idée qu'un immense malheur allait fondre sur moi.

Néanmoins, comme rien n'est plus versatile qu'un esprit de seize ans, le lendemain je me reprenais à espérer et traitais le bavardage de ces dames de cancans sans portée. Je résolus d'observer soigneusement M. de Conprat, et j'étais dans une disposition morale qui permettait au moindre indice de donner un corps à des impressions même passées et fugitives.

Dans l'après-midi de ce jour néfaste, nous étions tous dans le salon. Le commandant et mon oncle faisaient une partie d'échecs, Blanche jouait une sonate de Beethoven, et moi, étendue dans un fauteuil, j'examinais, sous mes paupières à mi closes, l'attitude et la physionomie de Paul de Conprat. Assis près du piano, un peu en arrière de Junon, il l'écoutait d'un air sérieux, sans cesser de la regarder. Je trouvai que cette expression sérieuse ne lui allait pas et pouvait se qualifier d'ennuyée. Je me confirmai dans mon opinion en remarquant qu'il s'efforçait d'étouffer quelques petits bâillements intempestifs. C'est alors que subitement je fis un retour sur ma propre satisfaction quand il jouait des airs de danse. Je compris que j'aimais non les airs, mais bien l'exécutant, et que, pour lui, c'était identiquement le même sentiment. Il se souciait bien de Beethoven! mais il était épris de Blanche, et les choses antipathiques à sa nature lui plaisaient dans la femme qu'il aimait.

Junon termina son affreuse sonate, et Paul lui dit dans un mouvement d'enthousiasme dont je connaissais le motif caché:

«Quel maître que ce Beethoven! vous l'interprétez parfaitement, ma cousine.

—Vous avez bâillé! m'écriai-je en sautant si brusquement sur mes pieds que les joueurs d'échecs poussèrent un grognement furieux.

—Je te croyais endormie, Reine?

—Non, je ne dormais pas, et je te dis que Paul a bâillé pendant que tu jouais de ton maudit Beethoven.

—Reine déteste tant la musique, dit mon oncle, qu'elle attribue aux autres ses idées personnelles.

—Oui, oui, mes idées me font faire de belles découvertes! répondis-je d'une voix tremblante.

—Qu'est-ce qui te prend, Reine? Tu es de mauvaise humeur parce que tu n'as pas assez dormi cette nuit.

—Je ne suis pas de mauvaise humeur, Junon, mais je déteste l'hypocrisie, et je répète, soutiens et soutiendrai jusqu'à la mort exclusivement que Paul a bâillé, et encore bâillé.»

Après cette sortie, je m'enfuis avec le calme d'un tourbillon, laissant les habitants du salon plongés dans la stupéfaction.

Je m'enfermai chez moi et me promenai de long en large dans ma chambre, en maugréant contre mon aveuglement et en me donnant de grands coups de poing sur la tête, d'après la mode de Perrine quand elle se trouvait dans l'embarras. Mais les coups de poing sur la tête, outre qu'ils peuvent ébranler le cerveau, n'ont jamais servi de remède à un amour malheureux, et, profondément découragée, je me laissai tomber dans une bergère, où je restai longtemps à me morfondre et à me désoler.

Ainsi que dans toutes les circonstances de ce genre, je me rappelais des mots et des détails qui, me disais-je, auraient dû m'éclairer vingt fois pour une. Le sentiment dominant en moi, au milieu de beaucoup d'autres très confus, c'était celui d'une colère vive, et ma fierté, se réveillant, grande et irritée, me fit jurer que personne ne s'apercevrait de mon chagrin. J'étais sincère, et je croyais fermement qu'il me serait facile de dissimuler mes impressions alors que j'avais pour habitude de les jeter à la tête des gens.

Je traversais un de ces moments d'irritation pendant lesquels l'individu le plus placide ressent un désir violent d'étrangler quelqu'un ou de casser quelque chose. Les nerfs, qui ne peuvent se soulager par des larmes, ont besoin d'une détente quelconque, et je m'en pris à mes bonshommes en terre cuite dont les grimaces, les sourires me parurent tout à coup odieux et ridicules. Aussitôt je les jetai par la fenêtre, éprouvant un âpre plaisir à les entendre se briser sur le sable de l'allée.

Mais mon oncle, qui passait par là, en reçut un sur son chef vénéré, heureusement pourvu d'un chapeau, et, trouvant le procédé en dehors de toutes les lois de l'étiquette, il y répondit par une exclamation expressive.

«....À quel diable d'exercice vous livrez-vous là, ma nièce?

—Je jette mes bonshommes par la fenêtre, mon oncle, répondis-je en m'approchant de la croisée dont je me tenais assez éloignée pour lancer mes projectiles avec plus de force.

—Est-ce une raison pour me casser la tête?

—Mille pardons, mon oncle, je ne vous avais pas vu.

—Seriez-vous devenue folle subitement, ma nièce? Pourquoi brisez-vous ainsi vos bibelots?

—Ils m'agacent, mon oncle; ils m'impatientent, ils m'énervent!... Tenez, voilà la fin!»

J'en expédiai cinq à la fois, et, fermant brusquement la fenêtre, je laissai M. de Pavol tempêter contre les nièces, leurs fantaisies et le désordre de son allée.

Le soir, il me sermonna, mais je l'écoutai avec la plus grande impassibilité, un misérable sermon, au milieu de mes soucis graves, me produisant l'effet d'une bulle de savon crevant sur ma tête.

Après le dîner, j'allai contempler mes petits bonshommes en terre cuite qui gisaient d'un air piteux dans l'allée. Brisés! pulvérisés!... absolument comme mes illusions et mon bonheur que je croyais à tout jamais perdu.

XIV

Peut-être s'étonne-t-on de mon manque de perspicacité, mais quel est celui qui, sans avoir l'excuse de mes seize ans, n'a pas donné, au moins une fois dans la vie, la preuve d'un aveuglement incroyable? Je voudrais bien savoir s'il existe un seul homme qui ne se soit pas traité d'imbécile en découvrant un fait qu'il ne voyait pas depuis longtemps, bien qu'il fût très visible? Ah! qu'il est facile de se dire perspicace! facile aussi de le prouver quand on vous met les points sur les i...

C'était un véritable supplice pour moi d'observer maintenant M. de Conprat, de saisir toutes les attentions délicates qu'il avait pour Blanche, en sachant fort bien quel en était le secret mobile. Comme je pleurais en cachette! mais jamais, je crois, je n'éprouvai un grand sentiment de jalousie contre Junon. Mon Dieu, non! j'étais une petite créature qui aimait sincèrement, profondément, mais pas l'ombre de passion farouche ne se mêlait à mon amour. Seulement j'étais dans une perpétuelle irritation contre M. de Conprat. Il était le bouc émissaire que je chargeais de ma mauvaise humeur avec mes chagrins et mes amertumes en sous-entendus. Je ne cessais pas de le taquiner et de lui dire des choses aigres-douces. Puis je me réfugiais dans ma chambre, où je me promenais à grands pas en m'adressant des discours.

«Comme c'est spirituel de s'éprendre d'une femme dont la nature ressemble si peu à la vôtre! Lui si gai, si bavard! aussi bavard que je suis bavarde, certes! et elle grave, silencieuse, adoratrice de l'étiquette, tandis qu'il en est quelquefois bien ennuyé, je le vois parfaitement. Nous nous convenions si bien! Comment ne l'a-t-il pas vu? Mais Blanche est aussi bonne que belle: il la connaît depuis longtemps, et enfin l'amour ne se commande pas...»

Mais ces beaux raisonnements ne me consolaient point.

Je sanglotais le soir dans mon lit, même la nuit parfois, et, malgré ma résolution bien prise de cacher mes impressions, au bout de quinze jours, habitants et habitués du Pavol s'étonnaient de mes allures fantasques. Le matin, j'étais gaie au point de rire durant des heures entières; le soir, je me mettais à table d'un air sombre et je ne desserrais pas les dents pendant le repas.

Ce silence, si contraire à mes habitudes, inquiétait beaucoup M. de Pavol.

«Que se passe-t-il dans votre petite tête, Reine?

—Rien, mon oncle.

—Vous ennuyez-vous? Voulez-vous faire un voyage?

—Oh! non, non, mon oncle; je serais désolée de quitter le Pavol.

—Si vous tenez essentiellement à vous marier, ma nièce, vous êtes libre, je ne suis pas un tyran. Regretteriez-vous le refus par lequel vous avez accueilli les demandes qui se sont succédé depuis quelque temps?

—Non, mon oncle; j'ai abandonné mon idée, je ne veux pas me marier.»

Ces malheureuses demandes ajoutaient encore à mes ennuis. Je ne pouvais plus entendre parler de mariage sans avoir envie de pleurer. Si M. de Pavol ne me pressait pas pour accepter, il me faisait voir les avantages de chaque parti et insistait un peu pour que je consentisse au moins à connaître mes chevaliers. Il les eût même assez facilement qualifiés de cas extraordinaires, et, parmi les nombreuses découvertes que je faisais journellement, l'inconséquence de mon oncle n'est pas celle qui m'ait le moins étonnée. Au fond du cœur, je pense qu'il était légèrement effrayé de la charge d'âme qui lui était incombée. Mais il me laissait entièrement libre et se contenta, pour refuser quelques partis, de mes raisons qui n'avaient ni queue ni tête.

«Pourquoi tant dire que tu étais pressée de te marier, Reine? me demanda Blanche.

—Je ne me marierai pas avant d'avoir trouvé ce que je désire.

—Ah!... et que désires-tu?

—Je ne le sais pas encore», répondis-je, la gorge serrée.

Blanche me prit le visage à deux mains et me regarda avec attention.

«Je voudrais lire dans ta pensée, petite Reine. Aimes-tu quelqu'un? Est-ce Paul?

—Je te jure que non, dis-je en échappant à son étreinte, je n'aime personne! et quand j'aimerai, tu le sauras tout de suite.»

Si la mort n'était pas une chose si effrayante, je suis sûre que l'on m'eût tuée dans ce moment-là, avant de me faire avouer mon amour pour un homme qui aimait une autre femme, et quand cette autre femme était ma cousine. Heureusement, il n'était question ni de pal ni de guillotine, dont la vue eût probablement détruit mon stoïcisme.

«Je fais comme toi, Blanche, j'attends.

—Je n'ai pas les mêmes succès que mon petit loup du Buisson, répondit-elle en souriant. Cinq demandes à la fois!

—Ne m'en parle plus, je t'en prie, cela me fatigue, m'ennuie, m'excède!»

Par malheur, un sixième chevalier réunissant les qualités les plus rares, les plus extraordinaires, les plus complètes, se mit tout à coup sur le rang de mes adorateurs. Hélas! je récoltais ce que j'avais semé, car, dès mon entrée dans le monde, j'avais eu soin de raconter à tout venant que j'entendais me marier le plus tôt possible.

Mon oncle me fit appeler, et nous eûmes ensemble une longue conférence.

«Reine, M. Le Maltour sollicite l'honneur de vous épouser.

—Grand bien lui fasse, mon oncle!

—Vous plaît-il?

—Du tout.

—Pourquoi? Donnez-moi des raisons, de bonnes raisons; celles de l'autre jour, pour les partis que vous avez refusés d'emblée, ne valaient rien.

—Ils n'étaient pas présentables, vos partis, mon oncle!

—Voyons, M. de P... était très bien.

—Oh! un homme de trente ans... Pourquoi pas un patriarche?

—Et M. C...?

—Un nom affreux, mon oncle!

—M. de N..., garçon de mérite, très intelligent?

—J'ai compté ses cheveux, il n'en a plus que quatorze à vingt-six ans!

—Ah!... et le petit D...?

—Je n'aime pas les bruns. Ensuite, c'est la nullité la plus parfaite. Une fois marié, il adorerait sa figure, ses cravates et ma dot, voilà tout!

—Je vous l'abandonne. Mais j'en reviens au baron Le Maltour; que lui reprochez-vous?

—Un homme qui n'a jamais dansé que des quadrilles avec moi parce que je ne valse pas à trois temps! m'écriai-je avec indignation.

—Sérieux grief! Reine, je vous le répète, je trouve absurde de se marier si jeune; mais, malgré votre dot et votre beauté, peut-être ne retrouverez-vous jamais un parti comme celui-là. C'est un charmant cavalier, j'ai les meilleurs renseignements sur sa moralité et sur son caractère; une fortune immense, un titre, une famille honorable et très ancienne...

—Ah! oui; des aïeux! comme dit Blanche, interrompis-je avec dédain. J'ai horreur des aïeux, mon oncle.

—Pourquoi cela?

—Des gens qui ne pensaient qu'à batailler et à se faire casser le nez! Quel idiotisme!

—Eh bien! je sais que le greffier du tribunal de V... vous trouve charmante; il n'a pas d'aïeux; voulez-vous qu'on lui dise que, pour cette raison, Mlle de Lavalle est disposée à l'épouser?

—Ne vous moquez pas de moi, mon oncle, vous savez bien que je suis patricienne jusqu'au bout des ongles, répondis-je en saisissant cette occasion d'admirer ma main et l'extrémité de mes doigts effilés.

—C'est ce que je crois, si votre physique n'est pas trompeur. Maintenant, ma nièce, écoutez-moi bien. Vous ne connaissez pas assez M. Le Maltour pour avoir une appréciation sur lui, et je veux absolument que vous le voyiez plusieurs fois avant de donner une réponse définitive. Je vais écrire à Mme Le Maltour que la décision dépend de vous, et que j'autorise son fils à se présenter au Pavol quand bon lui semblera.

—Très bien, mon oncle, il en sera ce que vous voudrez.»

Cinq minutes après, j'errais dans les bois, en proie à la plus violente agitation.

«Ah! c'est ainsi! disais-je en mordant mon mouchoir pour étouffer mes sanglots; il sera bien reçu, ce Maltour! Dans quatre jours, je veux qu'il ait disparu de mon existence. Et mon oncle qui ne voit rien, qui ne comprend rien!...»

Je me trompais. Mon oncle, malgré mes prétentions soudaines à la dissimulation, voyait très clair, mais il agissait sagement. Il ne pouvait pas empêcher M. de Conprat d'aimer sa fille et renoncer au rêve que lui et le commandant caressaient depuis longtemps. D'ailleurs, bien convaincu que mon sentiment avait peu de profondeur et que beaucoup d'enfantillage s'y mêlait, il pensait que le meilleur remède pour guérir ce caprice c'était de détourner mes idées sur un homme qui, en m'aimant, saurait se faire aimer, de par cet axiome: l'amour attire l'amour.

Le raisonnement eût été parfait, s'il n'avait pas péché par la base.

Deux jours plus tard, Mme Le Maltour et son fils arrivaient au Pavol, le sourire aux lèvres et l'espoir dans le regard. L'excellente dame me dit cent choses aimables, auxquelles je répondis avec la mine sinistre et refrognée d'un portier de Jésuites.

Le baron était un bon garçon...; permettez, je ne veux point dire par là que ce fût une bête; pas du tout! Il était intelligent, spirituel, mais il n'avait que vingt-trois ans. Il était timide et très amoureux, dernière particularité qui ne lui déliait pas l'esprit, mais que j'aurais eu mauvaise grâce à lui reprocher.

Le lendemain, il vint nous voir sans sa mère et s'efforça de causer avec moi.

«Regrettez-vous qu'il n'y ait plus de soirées, mademoiselle?

—Oui, répondis-je d'un ton aussi rogue que celui de Suzon.

—Vous êtes-vous amusée, l'autre jour, chez les ***?

—Non.

—C'était brillant, cependant. Quelle jolie robe vous aviez! Vous aimez le bleu?

—Évidemment, puisque j'en porte.»

M. Le Maltour toussa discrètement pour se donner du courage.

«Aimez-vous les voyages, mademoiselle?

—Non.

—Vous m'étonnez! Je vous aurais cru l'esprit entreprenant et voyageur.

—Idiotisme! j'ai peur de tout.»

La conversation dura quelque temps sur ce ton. Déconcerté par mon laconisme et l'intérêt avec lequel, de l'air le plus impertinent du monde, je suivais les évolutions d'une mouche qui se promenait sur le bras de mon fauteuil, le baron se leva un peu rouge et abrégea sa visite.

Mon oncle le conduisit jusqu'à la porte du jardin et revint me trouver en colère.

«Cela ne peut pas continuer ainsi, Reine! C'est de l'insolence, pardieu! aussi bien pour moi que pour ce pauvre garçon qui est timide et que vous démontez complètement. M. Le Maltour n'est pas un homme qu'on puisse traiter comme un pantin, ma nièce! Personne ne vous forcera à l'épouser, mais je veux que vous soyez polie et aimable. Dieu sait si vous avez la langue bien pendue quand vous le voulez! Tâchez qu'il en soit ainsi demain; M. Le Maltour déjeunera ici.

—Bien, mon oncle; je parlerai, soyez tranquille.

—Ne dites pas de sottises, au moins.

—Je m'inspirerai de la science, mon oncle, répondis-je avec majesté.

—Comment, de...

—Ne vous tourmentez pas, je ferai ce que vous désirez, je parlerai sans désemparer.

—Il ne s'agit pas, ma nièce...»

Mais je laissai mon oncle confier sa pensée aux meubles du salon, et je courus dans la bibliothèque chercher ce dont j'avais besoin pour exécuter l'idée qui venait de me passer par la tête. J'emportai chez moi la philosophie de Malebranche et une étude sur la Tartarie.

Malebranche faillit me donner un transport au cerveau, et je l'abandonnai pour me rejeter sur la Tartarie, qui m'offrit plus de ressources. Jusqu'à minuit, j'étudiai attentivement quelques pages, en grognant et maugréant contre les habitants de la Boukharie, qui s'affublent de noms si baroques. Je réussis cependant à retenir quelques détails sur le pays et plusieurs mots étranges dont j'ignorais tout à fait la signification. Je me couchai en me frottant les mains.

«Nous verrons, me dis-je, si Le Maltour résistera à cette épreuve. Ah! mon brave oncle, j'aurai le dessus, soyez-en convaincu! et, dans quelques heures, je serai débarrassée de cet intrus.»

Le jour suivant, il se présenta avec l'air heureux et dégingandé d'un homme qui marche sur des aiguilles, mais je le reçus d'une façon si gracieuse qu'il prit pied sur un terrain naturel et que les inquiétudes de M. de Pavol se dissipèrent.

Les de Conprat et le curé déjeunaient avec nous. J'avais le cœur serré en regardant Paul causer joyeusement avec Blanche, tandis que j'étais condamnée à subir les prévenances timides de M. Le Maltour, dont la jolie figure me portait sur les nerfs.

«J'ai changé d'avis depuis hier, lui dis-je brusquement, j'aime beaucoup les voyages.

—Je partage votre goût, mademoiselle, c'est la plus intelligente des distractions.

—Vous avez voyagé?

—Oui, un peu.

—Connaissez-vous les Ruddar, les Schakird-Pische, les Usbecks, les Tadjics, les Mollahs, les Dehbaschi, les Pendja-Baschi, les Alamane? dis-je tout d'un trait, confondant races, classes et dignités.

—Qu'est-ce que tout cela? demanda le baron, abasourdi.

—Comment! est-ce que vous n'êtes jamais allé en Tartarie?

—Mais non, jamais.

—Jamais allé en Tartarie! dis-je avec mépris. Connaissez-vous au moins Nasr-Oullah-Bahadin-Khan-Melic-el-Mounemin-Bird-Blac-Bloc et le diable?»

J'ajoutai quelques syllabes de ma façon au nom de Nasr-Oullah pour faire plus d'effet, pensant que l'ombre de ce digne homme ne sortirait pas de la tombe pour me le reprocher.

Mon oncle et ses convives se mordaient les lèvres afin de ne pas rire, la physionomie de M. Le Maltour offrant l'expression du plus complet effarement, et Blanche s'écria:

«Perds-tu la tête, Reine?

—Mais non, du tout. Je demande à monsieur s'il partage ma vive sympathie pour Nasr-Oullah, un homme qui avait tous les vices, paraît-il. Il passait son temps à égorger son prochain, à jeter les ambassadeurs dans des cachots où il les laissait pourrir; enfin, il était doué d'énergie et ignorait la timidité, horrible défaut, à mon avis! Et son pays!... Quel charmant pays! Toutes les maladies y règnent, et j'y enverrai mon mari. La phtisie, la petite vérole, des vomissements qui durent six mois, des ulcères, la lèpre, un ver appelé rischta qui vous ronge; pour le faire sortir on...

—Assez, Reine, assez; laissez-nous déjeuner en repos.

—Que voulez-vous? mon oncle, je me sens attirée vers la Tartarie. Et vous? dis-je à M. Le Maltour.

—Ce que vous dites n'est pas très encourageant, mademoiselle.

—Pour les gens qui n'ont pas de sang dans les veines! répondis-je dédaigneusement. Quand je serai mariée, j'irai en Tartarie.

—Dieu merci, vous ne serez pas libre, ma nièce!

—Bien sûr que si, mon oncle; je ne ferai qu'à ma tête, jamais à celle de mon mari. Du reste, je le mènerai à Boukhara pour qu'il soit mangé par les vers.

—Comment? mangé par... murmura le baron timidement.

—Oui, monsieur, vous avez bien entendu. J'ai dit mangé par les vers, car, à mes yeux, la plus charmante position dans la vie, c'est celle de veuve...»

Haut et puissant baron Le Maltour, bien que d'une race de preux, ne résista pas à l'épreuve. Comprenant le sens caché de mes lubies tartariennes, il s'en alla et ne revint plus.

Mon oncle se fâcha, mais je ne m'en émus point. Je fis une pirouette et lui dis d'un ton sentencieux:

«Mon oncle, qui veut la fin veut les moyens!»

XV

J'avais tenu ma promesse au curé, et je lui écrivais très exactement deux fois par semaine. Cette habitude lui parut si douce, si consolante que, lorsque j'interrompis tout à coup la régularité de ma correspondance, il fut plongé dans le chagrin et l'inquiétude.

Absorbée par mes soucis, je restai quinze jours sans lui donner signe de vie; puis, cédant à ses instantes sollicitations, je lui expédiai des missives dans le genre de celle-ci:

«L'homme est stupide, Monsieur le curé, je viens de découvrir cela. Qu'en pensez-vous, mon curé? Je vous embrasse en envoyant les convenances au diable.»

Ou bien:

«Ah! mon pauvre curé, j'ai bien peur d'avoir découvert la source de l'eau froide dont nous parlions il y a trois mois! Le bonheur n'existe pas, c'est un leurre, un mythe, tout ce que vous voudrez, excepté la réalité.

«Adieu; si la mort ne nous rendait pas si laids, je serais contente de mourir. De mourir, oui, mon curé, vous avez bien lu.»

Il m'écrivit courrier pour courrier.

«Chère fille, que signifie le ton de vos derniers billets? Il y a trois semaines, vous paraissiez si heureuse, dans la joie et la gloire de vos succès mondains! Non, non, petite Reine, le bonheur n'est point un mythe, il sera votre partage; mais, en ce moment, l'imagination vous possède, vous emporte et vous empêche de voir juste. Vous n'avez pas suivi mon conseil, Reine; vous avez abusé des feux de joie, n'est-ce pas? Pauvre petit enfant, venez me voir, et nous causerons ensemble de vos préoccupations.»

Je lui répondis:

«Monsieur le curé, l'imagination est une sotte, la vie une guenille, le monde une loque assez brillante de loin, mais bonne tout au plus à mettre dans un cerisier pour faire peur aux oiseaux. J'ai envie de me jeter à la Trappe, mon cher curé! Si j'étais sûre qu'il me fût permis de valser de temps en temps avec de charmants cavaliers tels que j'en connais, j'irais certainement m'y réfugier, y ensevelir ma jeunesse et ma beauté. Mais je crois que ce genre de distractions n'est pas admis par les règlements. Donnez-moi quelques renseignements là-dessus, Monsieur le curé, et soyez convaincu que vous n'êtes qu'un optimiste en prétendant que le bonheur existe et m'est destiné. Vous menez la vie du rat dans un fromage; non pas que vous soyez égoïste, mais vous ignorez les catastrophes qui peuvent fondre sur la tête des gens vivant dans le monde.

«Je n'ai plus d'illusions, mon curé. Je suis une vieille petite bonne femme rabougrie, rétrécie, ratatinée,—au moral, j'entends, car je suis plus jolie que jamais,—une petite vieille qui ne croit plus à rien, qui n'espère rien, qui se dit que la terre est bien bête de continuer des révolutions quand ses joies et ses rêves à elle sont broyés, pulvérisés, réduits en atomes imperceptibles... Ma personne morale, si on pouvait la dépouiller de son enveloppe charnelle qui trompe l'œil de l'observateur, j'en conviens, ma personne morale, dis-je, n'est plus qu'un squelette, un arbre mort, complètement mort, dépourvu de sève, privé de toutes ses feuilles et tendant vers le ciel de grands bras raides et décharnés. Pourvu que le moral n'abîme pas le physique, Monsieur le curé! J'en tremble! N'avoir plus la moindre illusion à seize ans, n'est-ce pas terrible?

«Au revoir, mon vieux curé.» Deux jours après avoir expédié cette épître, qui devait donner au curé une idée assez triste de l'état de mon âme, mon oncle décida que nous irions passer une après-midi au mont Saint-Michel.

Ce jour-là, quelque chose de mauvais soufflait dans l'air; je le pressentais. La veille, le commandant et M. de Pavol avaient eu une conversation secrète et prolongée; Paul paraissait inquiet, nerveux, et ma cousine était rêveuse.

Mon oncle et Junon, qui avaient une passion pour le mont Saint-Michel, m'en firent les honneurs avec complaisance; mais, outre que l'art architectural me touchait fort peu, je contemplais les choses à travers le voile sombre de mon humeur positivement massacrante.

«Que c'est fatigant de grimper toutes ces marches! disais-je en geignant à chaque pas.

—Plus que six cents à monter pour arriver jusqu'au haut, ma cousine.

—J'ai envie de m'arrêter là, alors!

—Allons, ma nièce, que diable, vous n'avez pas la goutte!»

Et mon oncle, tout en gravissant ces degrés foulés par les pas de tant de générations, me racontait l'histoire du mont et l'incident de Montgommery.

Mais qu'est-ce que cela me faisait, à moi, ce Montgommery, ces remparts, cette abbaye merveilleuse, ces salles immenses, ces souvenirs multiples qui dorment là depuis des siècles! Je me serais bien gardée de les réveiller, car j'avais des choses cent fois plus intéressantes à observer sur le visage de ce gros garçon qui entourait Blanche de soins, de prévenances et ne pensait pourtant point à moi.

Que j'étais stupide! n'avoir pas vu son amour plus tôt! Il s'extasiait sur la moindre pierre pour lui être agréable, et, de temps à autre, je lançais de son côté quelques regards noirs qu'il ne daignait même pas remarquer.

«Ah! nous voici dans la salle des chevaliers. Voyons, Reine, qu'en dites-vous?

—Je dis, mon oncle, que si les chevaliers étaient là, cette salle aurait du charme.

—Vous ne lui en trouvez pas par elle-même?

—Oh! nullement. Je vois de grandes cheminées, des piliers avec des petites machines sculptées au haut, mais sans les chevaliers auxquels on puisse faire tourner un peu la tête... peuh! ça ne signifie rien du tout.

—Je n'avais pas pensé à cette manière d'envisager l'architecture féodale», répondit mon oncle en riant.

Nous traversâmes des couloirs sombres, qui m'épouvantaient.

«Nous allons nous casser le cou! gémissais-je en me cramponnant au bras du commandant, tandis que Paul offrait le sien à Blanche.

—Nous avons du chagrin, petite Reine? me dit le commandant tout bas.

—Vous parlez comme mon curé, répondis-je avec émotion.

—Voyons, voulez-vous avoir confiance en moi?

—Je n'ai pas de chagrin, repartis-je d'un ton bourru, et je n'ai confiance en personne. Suzon m'a dit que les hommes étaient des rien du tout, et je partage l'avis de Suzon.

—Oh! oh! dit le commandant en me regardant d'un air si bon que j'eus peur d'éclater en sanglots; tant de misanthropie unie à tant de jeunesse!»

Je ne répondis rien, et comme nous arrivions sur une sorte de longue terrasse, je m'échappai et courus me cacher derrière une énorme arcade. J'appuyai la tête sur une de ces pierres plusieurs fois centenaires, et je me mis à pleurer.

«Ah! pensais-je, comme mon curé avait bien raison de me dire, il y a longtemps, déjà bien longtemps, qu'on ne discute pas avec la vie, mais qu'on la subit! Toute ma logique ne sert à rien devant les circonstances. Qu'il est triste, mon Dieu, qu'il est triste de se voir traitée comme une petite fille sans conséquence!»

Et je regardais à travers mes larmes ces grèves si vantées qui me paraissaient désolées, ce monument dont la hauteur m'oppressait et me donnait le vertige; mais, sans m'en rendre compte, j'éprouvais une sorte de soulagement dans cette affinité mystérieuse d'une nature triste avec mes propres pensées; dans la contemplation de ces grandes murailles qui jetaient leurs grandes ombres mélancoliques et sur la terre et sur le passé.

En revenant vers notre logis, lorsque nous fûmes dans le train, mon oncle me dit:

«Eh bien, Reine, en somme, quelle est votre impression sur le mont Saint-Michel?

—Je pense, mon oncle, qu'on doit y mourir de peur et y attraper des rhumatismes.»

En suivant la route qui conduit de la gare de V... au Pavol, je réfléchissais combien les choses d'ici-bas ont peu de stabilité. Il y avait à peine trois mois, je parcourais le même chemin sous l'influence de mes rêves heureux, dans l'enivrement de mes pensées joyeuses sur cet avenir que je croyais si beau!... et maintenant la route me paraissait jonchée des débris de mon bonheur.

Il était assez tard lorsque nous arrivâmes au château; cependant, mon oncle emmena Blanche chez lui en disant qu'il voulait le soir même causer sérieusement avec elle.

Je me couchai en pleurant de tout mon cœur, avec la conviction que l'épée de Damoclès était suspendue sur ma tête.

Depuis longtemps, Junon s'était humanisée avec moi. Chaque matin, elle venait s'asseoir sur mon lit et nous causions indéfiniment. Le lendemain, dès sept heures, elle entra dans ma chambre avec une démarche calme, tranquille, et ce sourire si charmant qui transfigurait sa physionomie hautaine et que moi seule, peut-être, connaissais bien.

«Reine, me dit-elle aussitôt, Paul me demande en mariage.»

Le fil était cassé et l'épée de Damoclès me tomba sur la poitrine. Que ce roi était donc dépourvu de sens commun pour attacher une masse si lourde avec un simple fil! L'histoire ne parle-t-elle pas d'un cheveu? Elle en est bien capable.

Sans doute je m'attendais à cette révélation, mais tant qu'un fait n'est pas avéré, accompli, quelle est la créature humaine qui, au fond du cœur, ne garde pas un peu d'espoir? Je devins très pâle; si pâle que Blanche s'en aperçut, quoique la chambre fût plongée dans une demi-obscurité.

«Qu'as-tu, Reine? Es-tu malade?»

—Une crampe, murmurai-je d'une voix faible.

—Je vais chercher de l'éther, dit-elle en se levant vivement.

—Non, non, repris-je en faisant un violent effort pour me raccrocher à ma fierté qui s'en allait à vau-l'eau. C'est passé, Blanche, tout à fait passé.

—Éprouves-tu ce malaise souvent, Reine?

—Non..., seulement quelquefois. Ce n'est rien, n'en parlons plus.»

Blanche passa la main sur son front comme une personne qui désire chasser une pensée importune. Mais je repris la conversation d'une voix si ferme qu'elle parut délivrée de son inquiétude.

«Eh bien! Junon, que comptes-tu faire?

—Mon père m'a dit que ce mariage comblerait tous ses vœux, Reine.

—Cela te plaît-il?

—Le mariage me plaît, évidemment; toutes les convenances sont réunies; mais jusqu'ici je n'aime Paul que comme cousin.

—Que lui reproches-tu?

—Je ne lui reproche rien, si ce n'est de ne pas me plaire assez. C'est un excellent garçon, mais je n'aime pas ce genre d'homme. D'abord il n'est pas assez beau, puis cet appétit normand manque de poésie, tu en conviendras!

—C'est pourtant bien logique de manger quand on a faim! répondis-je en retenant mes larmes.

—Que veux-tu? je crois que nous ne nous convenons pas réciproquement.

—Alors, tu refuses, Junon?

—J'ai demandé un mois pour réfléchir, petite Reine. Je suis très perplexe, car je redoute une déception pour mon père. D'ailleurs, à certains points de vue, ce mariage réunit tout ce que je puis désirer; enfin, l'homme est parfaitement estimable.

—Mais puisque tu ne l'aimes pas, Blanche!

—Mon père soutient que je l'aimerai plus tard, que, du reste, l'amour proprement dit n'est pas nécessaire pour se marier et être heureuse en ménage.

—Comment peux-tu croire une chose pareille! dis-je en bondissant d'indignation. Mon oncle a vraiment des doctrines abominables!»

Mais Blanche me répondit tranquillement que son père était plein de bon sens, qu'elle avait remarqué maintes fois qu'il se trompait peu dans ses jugements, et qu'elle se sentait disposée à l'écouter.

«Paul t'aime beaucoup, Junon? marmottai-je du bout des lèvres.

—Oui, depuis longtemps.

—Tu le savais?

—Sans doute! une femme sait toujours ces choses-là. Et toi, ne l'avais-tu pas vu?

—Si... un peu», répondis-je en envoyant à ma stupidité un souvenir plein de mélancolie.

Blanche me quitta après m'avoir expliqué que Paul avait tardé à demander sa main parce qu'il craignait d'être refusé.

C'était bien ce que je pensais! et je m'habillai fiévreusement en songeant que, influencée par son père, elle finirait par donner son consentement.

«À sa place, j'aurais dit oui en une seconde, et quinze jours après je me serais mariée!»

Hélas! c'en était fait de mes rêves..., et je tombai dans un grand découragement.

XVI

On convint que Paul resterait quelque temps sans venir au Pavol, et, chose qui me parut incroyable, inouïe, Blanche, du jour où elle ne le vit plus, sembla presque décidée à l'épouser. Nous en parlions constamment, nous discutions même les toilettes de mariage et je faisais preuve d'une résignation stoïque, digne des hommes antiques.

Mais cette résignation n'était qu'apparente.

Mon découragement augmentait, mes yeux se cernaient, et j'en vins à me dire que la vie n'étant plus supportable loin de l'homme que j'aimais, le plus simple était de m'en aller dans l'autre monde.

Ce projet évidemment était fort pénible, mais je m'y cramponnai avec ardeur; je le méditai, le caressai avec une joie presque maladive. Par exemple, je jure sur l'honneur que je n'eus jamais l'idée de m'asphyxier ou d'avaler du poison, moyens d'en finir si chers aux humains de notre temps. Mais, ayant lu dans je ne sais quel livre qu'une jeune fille était morte de chagrin à propos d'un amour contrarié, je décrétai que je suivrais cet exemple.

Mon parti pris, et ma mauvaise mine me confirmant dans mes pensées lugubres, je décidai qu'il était poli, convenable, de prévenir le curé et que, du reste, je ne pouvais pas mourir sans lui serrer la main.

Ceci bien déterminé, j'entrai un matin dans le cabinet de mon oncle et je le priai de me laisser aller au Buisson.

«Il vaut mieux dire au curé de venir ici, Reine.

—Il ne pourra pas, mon oncle; il n'a jamais un sou devant lui.

—Ce n'est guère amusant de vous mener là, ma nièce.

—Ne venez pas, mon oncle, je vous en prie, vous me gêneriez beaucoup. Je désire aller seule avec la vieille femme de charge, si vous le permettez.

—Faites ce que vous voudrez. Ma voiture vous conduira jusqu'à C....., où il sera facile de trouver un véhicule quelconque pour vous mener au Buisson. Quand partez-vous?

—Demain matin, de bonne heure, mon oncle, je désire surprendre le curé et je coucherai au presbytère.

—Allons, soit! Je vous renverrai la voiture dans deux jours. Soyez à C... après-demain vers trois heures.»

Il me regarda attentivement sous ses gros sourcils, en se frottant le menton d'un air préoccupé.

«Êtes-vous malade, Reine?

—Non, mon oncle.

—Petite nièce, dit-il en m'attirant à lui, j'en suis presque arrivé à souhaiter que mes désirs ne s'accomplissent pas.»

Je le regardai bien étonné, car je croyais toujours fermement qu'il n'avait rien vu.

Je lui répondis avec beaucoup de sang-froid que je ne savais pas ce qu'il voulait dire, que je me trouvais fort heureuse et que je faisais des vœux, pour que tous ses projets réussissent. Il m'embrassa avec affection et me congédia.

Je partis donc le lendemain matin, sans vouloir accepter la compagnie de Blanche, qui désirait venir avec moi.

En route, je réfléchis aux paroles de mon oncle:

«Il sait tout, pensais-je. Mon Dieu, que je suis peu clairvoyante avec mes prétentions! Mais quand même le mariage de Junon n'aurait pas lieu, à quoi cela me servirait-il, puisque Paul est amoureux? Il ne peut pas en aimer une autre maintenant! Je ne comprends pas mon oncle.»

Je ne croyais plus comme autrefois qu'on pût s'éprendre de plusieurs femmes. Jugeant d'après mes propres sentiments, je me disais qu'un homme ne peut aimer deux fois dans sa vie sans présenter au monde le spectacle d'un phénomène extrêmement étonnant.

Ayant ainsi réglé les battements de cœur de la gent barbue, mes idées prirent une autre direction, et je me réjouis à la pensée de revoir mon curé. Je pris la résolution de lui sauter au cou, ne fût-ce que pour prouver mon indépendance et le mépris que je professais pour l'étiquette.

Arrivée au presbytère, j'entrai non par la porte, mais par le trou d'une haie que je connaissais de temps immémorial, et je me glissai à pas de loup vers la fenêtre du parloir, où le curé devait être en train de déjeuner. Cette fenêtre était très basse, mais j'étais si petite que, pour regarder dans l'intérieur de la salle, je dus monter sur une souche placée contre le mur en guise de banc.

J'avançai la tête avec précaution au milieu du lierre qui formait un encadrement touffu à la croisée, et je vis mon curé.

Il était à table et mangeait d'un air triste; ses bonnes joues avaient perdu une partie de leurs couleurs et de leur forme arrondie; ses abondants cheveux blancs n'étaient plus ébouriffés comme jadis, mais aplatis sur sa tête avec un air de désolation inexprimable.

«Ah! mon pauvre bon curé!»

Je sautai à bas de la souche, je me précipitai dans le presbytère en perdant mon chapeau et j'entrai comme une bombe dans le parloir.

Le curé se leva effaré; son aimable, son excellente figure resplendit de joie en m'apercevant, et ce fut non pour rompre avec les traditions de l'étiquette, mais dans un élan de vive tendresse, de grande émotion, que je me jetai dans ses bras et que je pleurai longtemps sur son épaule.

Je sais bien que rien au monde n'est plus inconvenant que de pleurer sur l'épaule d'un curé; que mon oncle, Junon et toutes les douairières de Sa terre, en dépit de mes ancêtres, se seraient voilé la face devant un spectacle si scandaleux; mais j'étais depuis trop peu de temps à l'école de la pondération pour avoir perdu la spontanéité de ma nature. D'ailleurs, je tiens pour certain qu'il n'y a que les sots, les poseurs et les gens sans cœur qui prétendent ne jamais sacrifier des lois de convention à un sentiment vrai et profond.

«La vie est une loque, mon curé, une misérable loque, disais-je en sanglotant.

—En sommes-nous là, chère petite fille, en sommes-nous vraiment là? Non, non, ce n'est pas possible!»

Et le pauvre curé, qui riait et pleurait à la fois, me regardait avec attendrissement, passait la main sur ma tête et me parlait comme à un petit oiseau blessé dont il aurait voulu guérir l'aile brisée par des caresses et de bonnes paroles.

«Allons, Reine, allons, mon cher enfant, calmez-vous un peu, me dit-il en m'écartant doucement.

—Vous avez raison, répondis-je en reléguant mon mouchoir au fond de ma poche. Depuis trois mois, on me prêche le calme, et je n'ai guère profité des leçons, comme vous voyez! Mangeons, monsieur le curé.»

Je me débarrassai de mes gants, de mon manteau et, par un de ces revirements très communs chez moi depuis quelque temps, je me mis à rire en m'installant joyeusement à table.

«Nous causerons quand nous aurons mangé, mon cher curé, je suis morte de faim.

—Et moi qui n'ai presque rien à vous donner!

—Voilà des haricots, j'adore les haricots! et du pain de ménage, c'est délicieux.

—Mais vous n'êtes pas venue seule, Reine?

—Ah tiens, c'est vrai! La femme de charge est restée perchée dans la voiture, derrière l'église. Envoyez-la chercher, monsieur le curé, et qu'on lui dise de ramasser mon chapeau qui se promène dans le jardin.»

Le bon curé alla donner ses ordres et revint s'asseoir en face de moi. Pendant que je mangeais avec beaucoup d'appétit, malgré ma phtisie et mes peines, lui ne songeait plus à déjeuner et me contemplait avec une admiration qu'il cherchait vainement à dissimuler.

«Vous me trouvez embellie, n'est-ce pas, monsieur le curé?

—Mais... un peu, Reine.

—Ah! mon curé, si j'allais à confesse, que de gros péchés j'aurais à vous dire! Ce ne sont plus les petits péchés d'autrefois que vous connaissez bien.»

Et, sans cesser de manger, je lui racontais mes plaisirs vaniteux, mes impressions, mes toilettes, mes idées nouvelles. Il riait, prisait sans discontinuer, avec son ancien air de jubilation, et me regardait sans songer certes à me gronder.

«Ne suis-je pas sur la route de l'enfer, monsieur le curé?

—Je ne pense pas, mon bon petit enfant. Il faut être jeune quand on est jeune.

—Jeune, mon pauvre curé! si vous pouviez voir le fond de mon âme! Je vous ai écrit que je n'étais plus qu'un squelette, et c'est bien vrai!

—Cela ne paraît pas, dans tous les cas.

—Nous en parlerons dans un instant, monsieur le curé, et vous verrez!»

Quand je fus rassasiée, la servante débarrassa la table, on fit un feu superbe et nous nous assîmes chacun dans un coin de la cheminée.

«Voyons, Reine, causons sérieusement maintenant. Qu'avez-vous à me dire?»

J'avançai mon petit pied à la flamme du foyer et je répondis tranquillement:

«Mon curé, je me meurs.»

Le curé, un peu saisi, ferma brusquement la tabatière dans laquelle il était sur le point d'introduire ses doigts.

«Vous n'en avez pas l'air, mon cher enfant.

—Comment! vous ne voyez pas mes yeux battus, mes lèvres pâles?

—Mais non, Reine; vos lèvres sont roses et votre visage est florissant de santé. Mais de quoi mourez-vous?»

Avant de répondre, je regardai autour de moi en songeant que j'allais prononcer un mot que cette salle modeste n'avait jamais entendu retentir entre ses murs misérables; un mot si étrange, que la vieille horloge sans ressort qui se dressait dans un coin et les images pieuses accrochées aux murailles allaient probablement me tomber sur la tête dans un transport de surprise et d'indignation.

«Eh bien, Reine?

—Eh bien, monsieur le curé, je me meurs d'amour!»

L'horloge, les images, les meubles conservèrent leur immobilité, et le curé lui-même ne fit qu'un petit saut de carpe.

«J'en étais sûr, dit-il en passant la main dans ses cheveux, qui avaient repris leur attitude ébouriffée du bon temps, j'en étais sûr! Votre imagination a fait des siennes, Reine!

—Il n'est pas question de l'imagination, mais du cœur, monsieur le curé, puisque j'aime!

—Oh! si jeune, si enfant!

—Est-ce une raison? Je vous répète que je meurs d'amour pour M. de Conprat!

—Ah! c'est donc lui!

—Me prenez-vous pour une linotte, pour une tête à l'évent, mon curé? m'écriai-je.

—Mais, petite Reine, au lieu de mourir, vous feriez mieux de l'épouser.

—Ce serait logique, mon cher curé, très logique; par malheur, je ne lui plais pas.»

Cette assertion lui parut si extraordinaire qu'il resta quelques secondes pétrifié.

«Ce n'est pas possible! me dit-il d'un accent si convaincu que je pus pas m'empêcher de rire.

—Non seulement il ne m'aime pas, mais il en aime une autre; il est épris de Blanche et l'a demandée en mariage.»

Je lui racontai ce qui était arrivé depuis quelques jours au Pavol: mes découvertes, mon aveuglement et les hésitations de Junon. Je couronnai cette narration en pleurant à chaudes larmes, car mon chagrin était très réel.

Le curé, qui n'avait pu se décider jusque-là à prendre au sérieux mes peines et mes paroles, offrait l'image de la consternation. Il approcha son siège du mien, me prit la main et s'efforça de me raisonner.

«Votre cousine hésite, le mariage ne se fera peut-être pas.

—Qu'importe, puisqu'il l'aime! On ne peut pas aimer deux fois.

—Cela s'est vu cependant, mon petit enfant.

—Je n'en crois rien, ce serait affreux! Je suis bien malheureuse, mon pauvre curé.

—L'avez-vous dit à votre oncle?

—Non, mais il a deviné mes pensées. À quoi bon, du reste? Il ne peut pas forcer Paul à m'aimer et à oublier sa fille. Je ne voudrais pas qu'il connût mon amour, j'aimerais mieux mourir!»

Un long silence suivit cette manifestation de ma fierté. Nous regardions le feu comme deux bons petits sorciers qui cherchent à lire les secrets de l'avenir dans la flamme et les charbons ardents.

Mais flammes et charbons restaient muets, et je pleurais silencieusement, quand le curé reprit avec un demi-sourire:

«Il ne ressemble cependant ni à François Ier ni à Buckingham!

—Ah! monsieur le curé, répondis-je vivement, si François Ier et Buckingham étaient là, ils ne se feraient pas prier pour m'aimer, et j'en serais bien contente!

Hum! le curé trouva la réponse dénuée d'orthodoxie et pleine d'interprétations fâcheuses. Il abandonna au plus vite le sujet hérissé de pièges qu'il venait d'aborder et me prêcha la résignation.

«Pensez-donc, Reine, vous êtes si jeune! Cette épreuve passera, et vous avez une longue vie devant vous.

—Je ne suis pas d'un caractère résigné, mon curé, apprenez cela. Si je vis, je ne me marierai jamais; mais je ne vivrai pas, je suis phtisique, écoutez!»

Et j'essayai de tousser d'une façon caverneuse.

«Ne plaisantons pas sur ce sujet, Reine. Dieu merci, vous êtes en bon état.

—Allons, dis-je en me levant, je vois que vous ne voulez pas me croire. Profitons de ce beau temps et des derniers moments qui me restent à vivre pour aller au Buisson, monsieur le curé.»

Nous nous mîmes à trottiner vers mon ancienne habitation, sous un agréable soleil de novembre, infiniment moins doux, moins réchauffant que la tendresse de mon curé et la vue de son aimable visage redevenu tout rose depuis mon arrivée. Je regardais avec satisfaction ses cheveux voltiger au vent, sa démarche leste, toute sa personne replète et réjouie que j'avais guettée tant de fois par la fenêtre du corridor, pendant que la pluie fouettait les vitres et que le vent mugissait, sifflait entre les portes délabrées de la vieille maison.

Après une visite à Perrine et à Suzon, je la parcourus du haut en bas. En vérité, le temps ne devrait pas se mesurer sur la quantité des jours écoulés, mais sur la vivacité et le nombre des impressions! Bien peu de semaines auparavant j'avais quitté l'antique masure, et si l'on m'eût dit que, depuis lors, plusieurs années avaient passé sur ma tête, je l'aurais parfaitement cru.

J'entraînai le curé dans le jardin. Pauvre forêt vierge! Elle me rappelait de tristes jours; néanmoins j'eus du plaisir à la parcourir en tous sens.

Et puis le souvenir de quelques heures ravissantes me trottait par la tête; souvenir encore charmant pour moi, malgré l'amertume des déceptions qui avaient suivi un moment de bonheur.

«Vous rappelez-vous, monsieur le curé? dis-je en montrant le cerisier où Paul avait grimpé.

—Pensons à autre chose, petite Reine.

—Est-ce possible, mon cher curé? Si vous saviez combien je l'aime! Il n'a pas de défauts, je vous assure!»

Une fois lancée sur ce chapitre, nulle puissance humaine ou surnaturelle n'aurait pu m'arrêter, d'autant qu'au Pavol j'étais obligée de dissimuler mes idées. Je parlai si longtemps que le malheureux curé était tout étourdi.

Nous passâmes la soirée à bavarder et à nous disputer. Le curé mit en œuvre tout son talent oratoire pour me prouver que la résignation est une vertu remplie de sagesse et facile à acquérir.

«Mon curé, répondais-je d'un air grave, vous ne savez pas ce que c'est que l'amour.

—Croyez-moi, Reine, avec de la bonne volonté vous oublierez et surmonterez aisément cette épreuve. Vous êtes si jeune!»

Si jeune!... c'était là son refrain. Ne souffre-t-on pas à seize ans comme à n'importe quel âge? Ces vieillards sont étonnants!

De mon côté, je répétais en secouant la tête:

«Vous ne comprenez pas, mon curé, vous ne comprenez pas!»

Le lendemain, pendant qu'il me promenait dans son jardin, je lui dis:

«Monsieur le curé, j'ai ruminé une idée, cette nuit.

—Voyons l'idée, ma petite.

—J'ai envie que vous veniez à la cure du Pavol.

—On ne peut pas prendre la place des autres, Reine.

—Le desservant du Pavol est vieux comme Hérode, monsieur le curé; il vieillit beaucoup, et je surveille les signes de son affaiblissement avec une tendre sollicitude. Ne seriez-vous pas content de le remplacer?

—Évidemment si; cependant j'aurais du chagrin en quittant ma paroisse. Voilà trente-cinq ans que j'y suis, et je l'aime, maintenant.

—Maintenant! vous ne vous y êtes pas toujours plu?

—Mais non, Reine; vous savez combien c'est triste. Peut-être n'avez-vous jamais pensé que j'ai été jeune. Mes rêves n'étaient pas précisément les mêmes que les vôtres, mon petit enfant, mais j'aurais aimé une vie active; j'aurais aimé voir, entendre bien des choses, car je n'étais pas inintelligent et je désirais des ressources intellectuelles qui m'ont toujours manqué. Ensuite, avant de vous avoir dans mon existence, je ne possédais ni affection, ni amitié autour de moi. Mais on surmonte l'ennui et tous les chagrins, Reine, quand on le veut bien. J'étais bien heureux depuis longtemps avant votre départ du Buisson; j'avais oublié les longues journées si tristes et si mauvaises de ma jeunesse.»

Le bon curé regarda devant lui d'un air un peu rêveur, et moi, qui n'avais jamais songé en le voyant toujours gai, satisfait, qu'il avait pu souffrir dans un temps, je me sentis attendrie devant sa résignation si vraie, si douce, sans le moindre fiel.

«Vous êtes un saint, mon curé, dis-je en lui prenant la main.

—Chut! Ne disons pas de sottises, cher enfant. J'ai souffert d'une existence comprimée, mais c'est le sort, voyez-vous, de tous mes confrères dont l'esprit est jeune et actif. Je vous ai parlé de cela pour vous faire comprendre qu'on peut tout supporter, qu'on peut retrouver le bonheur, la gaieté, lorsque les épreuves sont passées et qu'on les endure avec courage.»

Je comprenais fort bien, mais le curé prêchait dans le désert. J'étais trop jeune pour n'être pas très absolue dans mes idées, et je me disais naturellement que, en fait de chagrins, rien n'est comparable à un amour malheureux.

«Si la cure du Pavol est libre un jour, je serais content d'y aller, Reine; seulement, ce changement ne dépend pas de moi.

—Oui, je sais, mais mon oncle connaît beaucoup l'évêque, il arrangera cela.»

Le curé me reconduisit à C... Quand il me vit installée dans l'élégant landau de mon oncle, il s'écria:

«Que je suis content de vous savoir à votre place, petite Reine! Cette voiture cadre mieux avec vous que la carriole de Jean.

—Vous me verrez bientôt dans un beau château, répondis-je. Je vais faire des neuvaines pour que le curé du Pavol s'en aille au ciel. C'est une idée très charitable, puisqu'il est vieux et souffrant. Vous aurez une belle église et une chaire, monsieur le curé, une vraie grande chaire!»

Les chevaux partirent, et je me penchai à la portière pour voir plus longtemps mon vieux curé, qui me faisait des signes d'amitié sans penser à mettre son chapeau sur sa tête, car une heureuse, une joyeuse espérance était entrée dans son cœur.

XVII

Cette visite au curé ne me fit qu'un bien momentané.

L'effet salutaire de ses paroles s'évanouit rapidement, je retombai dans mes idées noires, et mon oncle, tout en maugréant intérieurement contre les femmes, les nièces, leur mauvaise tête et leurs caprices, parlait de nous conduire à Paris, Blanche et moi, pour me distraire, lorsque, bien heureusement, les événements se précipitèrent.

A quelques jours de là, M. de Pavol reçut la lettre d'un ami qui lui demandait la permission d'amener au château un de ses cousins, un M. de Kerveloch, ancien attaché d'ambassade.

Mon oncle répondit avec empressement qu'il serait heureux de recevoir M. de Kerveloch et l'invita à déjeuner sans se douter qu'il courait au-devant de l'événement qui, en engloutissant son rêve, devait me ressusciter à la joie et à l'espoir.

Le surlendemain,—j'ai de bonnes raisons pour me rappeler éternellement ce jour fameux,—le surlendemain, il faisait un temps épouvantable.

Selon notre habitude, nous étions réunis dans le salon. Blanche, assise, rêveuse, près du feu, répondait par monosyllabes à M. de Conprat. Cet amoureux têtu, n'ayant pu supporter son exil, était réapparu au Pavol depuis quarante-huit heures. Mon oncle lisait son journal, et moi je m'étais réfugiée dans une embrasure de fenêtre.

Tantôt je travaillais avec une ardeur nerveuse, car j'avais une passion pour les travaux à l'aiguille; tantôt je regardais le ciel noir, la pluie qui tombait sans interruption; j'écoutais le vent rugir, ce vent de novembre qui pleure d'une façon si lamentable, et je me sentais fatiguée, triste, sans le moindre pressentiment heureux, quoique, dans le même moment, le bonheur accourût vers moi au trot précipité de deux beaux chevaux.

De minute en minute, et à la dérobée, je jetais un coup d'œil sur Paul. Il regardait Blanche avec une expression qui me donnait envie de l'étrangler.

«A-t-il l'air stupide, me disais-je, avec ses yeux grands ouverts, fixes, presque hébétés! Oui, mais si j'étais à la place de Blanche, s'il me contemplait de la même manière, je le trouverais charmant, plus séduisant que jamais. Ô bêtise, ô inconséquence humaines!»

Et je piquai mon aiguille avec tant de rage qu'elle se cassa tout net.

En cet instant, nous entendîmes une voiture approcher du château. Mon oncle plia son journal, Junon dressa l'oreille en disant: «Voilà une visite!» et, quelques secondes plus tard, on introduisait près de nous l'ami de mon oncle et son attaché d'ambassade.

Je ne sais pourquoi ce titre était inséparable, dans mon esprit, de la vieillesse et de la calvitie. Cependant, non seulement M. de Kerveloch sur son portrait, je n'avais jamais vu d'homme aussi bien physiquement.

Quand il entra, j'eus la pensée que sa belle tête renfermait des idées matrimoniales. Il avait trente ans; sa taille était assez élevée pour que Paul, auprès de lui, parût transformé en pygmée; son expression était intelligente, hautaine, et telle que personne, à première et même à seconde vue, ne lui eût octroyé l'auréole de la sainteté. Assez froid, mais courtois jusqu'à la minutie, il avait de grandes manières et une aisance qui subjuguèrent Blanche séance tenante.

M. de Kerveloch la regarda avec admiration, et lorsque, se levant pour partir, je le vis debout près d'elle, je constatai avec une joie secrète qu'il était impossible de voir un couple mieux assorti.

Chacun, je crois, fit à part soi la même remarque, car Paul nous quitta avec un visage assombri. Junon joua dix fois de suite la dernière pensée de Weber ou quelque chose d'aussi ennuyeux, indice chez elle d'une grande préoccupation, tandis que mon oncle nous observait l'une et l'autre d'un air soucieux et narquois. M. de Kerveloch vint déjeuner le lendemain au Pavol; trois jours après, il demandait la main de Blanche, et deux semaines avaient passé sur ce fait lorsque j'écrivis au curé:

«Mon cher curé, l'homme est un petit animal mobile, changeant, capricieux; une girouette qui tourne à tous les caprices de l'imagination et des circonstances. Quand je dis l'homme, j'entends parler de l'humanité entière, car ma personne est aujourd'hui le petit animal en question.

«Je ne suis plus désespérée, je n'ai plus envie de mourir, mon curé. Je trouve que le soleil a retrouvé tout son éclat, que l'avenir pourrait bien me réserver des joies, que l'univers fait bien d'exister, et que la mort est la plus stupide invention du Créateur.

«Blanche se marie, Monsieur le curé! Blanche se marie avec le comte de Kerveloch! Dieu, qu'ils se conviennent bien!... Et il s'en est fallu d'un fétu, d'un atome, d'un rien, qu'elle acceptât M. de Conprat!... Un homme qu'elle n'aimait pas et auquel elle reproche de trop manger! Trop manger... est-ce absurde, cette considération? et n'est-il pas rationnel de manger beaucoup quand on a bon appétit?—Si vous me demandez comment les événements ont ainsi tourné brusquement au Pavol, c'est à peine si je pourrai vous répondre. Je suis bouleversée, et tout ce que je puis vous dire c'est qu'un beau jour, un jour radieux,—non, il pleuvait à torrents, mais n'importe!—un jour, dis-je, M. de Kerveloch est arrivé ici, conduit par un ami de mon oncle. En le voyant entrer, j'ai deviné qu'il avait une idée de derrière la tête, deviné aussi qu'il plairait à Blanche, car il a toutes les qualités qu'elle rêvait dans son mari. M. de Kerveloch l'a regardée en homme qui sait apprécier la beauté, et, quelques jours après, il sollicitait l'honneur de l'épouser, comme disent mon oncle et l'étiquette.

«Junon est sortie de sa nonchalance habituelle pour déclarer avec chaleur que jamais beau chevalier ne lui avait autant plu et qu'elle refusait décidément M. de Conprat.

«Voilà, mon cher curé! C'est clair, simple, limpide, et depuis ce temps, je rêve aux étoiles comme par le passé; je mets la bride sur le cou de mon imagination, je la laisse trotter, trotter jusqu'à ce qu'elle ne puisse plus courir, et je danse dans ma chambre quand je suis toute seule. Ah! mon cher curé, je ne sais pourquoi je vous aime aujourd'hui dix fois plus qu'à l'ordinaire. Votre excellente figure me paraît plus riante que jamais, votre affection plus touchante, plus aimable, vos beaux cheveux blancs plus charmants.

«Ce matin, j'ai regardé les bois sans feuilles, qui me paraissaient frais et verts, le ciel gris, qui me semblait tout bleu, et, soudainement, je me suis réconciliée avec l'imagination. Je me repentirai toute ma vie de l'avoir traitée si vilainement l'autre jour. C'est une fée, mon cher curé, une fée remplie de charmes, de puissance, de poésie, qui, en touchant les choses les plus laides de sa baguette magique, les pare de sa propre beauté.

«Que le petit animal est donc changeant! Je n'en reviens pas. À quoi tiennent l'espérance, la joie? À quoi sert de se désoler, quand les choses s'arrangent si bien sans qu'on s'en mêle? Mais pourquoi suis-je si gaie quand rien n'est encore décidé pour mon avenir, et quand je réfléchis qu'il n'est pas possible d'aimer deux fois dans le cours de son existence? Quel chaos, mon curé! Il n'y a que des mystères en ce monde, et l'âme est un abîme insondable. Je crois que quelqu'un, je ne sais où, a déjà émis cette pensée, peut-être même l'ai-je lue pas plus tard qu'hier, mais j'étais bien capable d'en dire autant.

«Cependant, quand mon agitation s'apaise, mes idées joyeuses sont saisies d'une panique irrésistible; elles se sauvent, s'envolent, disparaissent, sans que souvent je puisse les rattraper. Car enfin il l'aime, Monsieur le curé, il l'aime! Le vilain mot, appliqué comme je l'applique en ce moment!

«Vous m'avez dit qu'il n'était pas rare d'être amoureux deux fois dans sa vie, mon curé; mais en êtes-vous sûr? Êtes-vous bien convaincu? L'amour attire l'amour, dit-on: s'il savait mon secret, peut-être m'aimerait-il? Vous qui êtes un homme de sens, Monsieur le curé, ne trouvez-vous pas que les convenances sont idiotes? Il suffirait probablement d'un aveu de ma part pour faire le bonheur de toute ma vie, et voilà que des lois, inventées par quelque esprit sans jugement, m'empêchent de suivre mon penchant, de révéler mes pensées secrètes, d'apprendre mon amour à celui que j'aime! À vrai dire, je ne sais quoi, au fond du cœur, m'obligerait également à garder le silence et... quand je vous disais que l'âme est un abîme insondable! Mon cher curé, je vois une procession d'idées noires qui s'avancent vers moi. Mon Dieu, que l'homme est mal équilibré!

«Sans doute, les circonstances modifient les idées. Mon oncle va jusqu'à prétendre que les imbéciles seuls ne changent jamais d'avis; mais en est-il du cœur comme de la tête?

«Éclairez-moi, mon vieux curé.»

Quand un projet était décidé, M. de Pavol n'aimait point tergiverser pour l'exécuter. Parlant de ce principe, il décida que le mariage de Blanche aurait lieu le 15 janvier.

La déception avait été rude pour lui; mais il eut d'autant moins l'idée de contrarier sa fille qu'il connaissait mon amour, qu'il était franc, loyal, sensé et incapable de s'entêter dans un rêve, lorsque le bonheur de sa nièce était en jeu.

Quant à Paul, il supporta son malheur avec un grand courage. Ainsi que la petite créature qui l'aimait si tendrement sans qu'il s'en doutât, il n'éprouvait pas la moindre velléité de passion farouche. Je certifie qu'il n'eut jamais l'idée d'empoisonner son rival ou de lui couper galamment la gorge dans quelque coin de bois solitaire et poétique.

Lorsqu'il sut ses espérances anéanties, il vint nous voir avec le commandant. Il tendit la main à Blanche en lui disant d'un ton franc et naturel:

«Ma cousine, je ne désire que votre bonheur, et j'espère que nous resterons bons amis.»

Mais cette façon d'agir en héros de comédie ne l'empêchait pas d'avoir beaucoup de chagrin. Ses visites au Pavol devinrent très rares; quand je le voyais, je le trouvais changé moralement et physiquement.

Alors je pleurais de nouveau en cachette, tout en me mettant en rage contre lui. Il eût été si logique de m'aimer! si rationnel de voir que nos deux natures se ressemblaient énormément et que je l'aimais à la folie!

Vraiment, si les hommes étaient toujours logiques, le monde n'en irait pas plus mal, et le moral des gens non plus.

XVIII

Le 15 janvier, il faisait un temps superbe et un froid très vif. La campagne, couverte de givre, avait un aspect féerique. Junon, extrêmement pâle, était si belle dans ses vêtements blancs que je ne me lassais pas de la regarder. Je la comparais à cette nature froide et splendide qui, parée d'une blancheur éclatante, semblait s'être mise à l'unisson de sa beauté.

Après le déjeuner, elle monta chez elle pour changer de costume. Elle redescendit très émue; nous nous embrassâmes tous d'une façon pathétique, et en route pour l'Italie!

«Le beau moment, le beau moment!» disais-je en moi-même.

Mes émotions multiples m'avaient fatiguée et j'avais soif de solitude. Laissant donc mon oncle se débrouiller avec ses convives comme il l'entendrait, je pris un manteau fourré et m'acheminai vers un endroit du parc que j'aimais particulièrement.

Ce parc était traversé par une rivière étroite et courante; sur un certain point de son parcours, elle s'élargissait et formait une cascade que des pierres, habilement disposées, avaient rendue haute et pittoresque. À quelques pas de la cascade, un arbre était tombé, le pied d'un côté de la rivière, la tête sur l'autre berge. Il avait été oublié dans cette position, et lorsque, au printemps suivant, mon oncle voulut le faire enlever, il s'aperçut que la sève se manifestait par des rameaux vigoureux qui poussaient sur toute la longueur du tronc. Il fit jeter un autre arbre à côté du premier, relier les branches entre elles, planter des lianes que l'on fit courir sur les deux souches, et, le temps aidant, rameaux et lianes devinrent assez épais pour que mon oncle eût un pont rustique et original que l'on pouvait traverser avec le seul danger de s'empêtrer dans les branches et de tomber dans l'eau.

C'était cet endroit solitaire et assez éloigné du château que j'avais choisi pour théâtre de mes méditations. Je m'arrêtai près du pont chargé de givre, afin de réfléchir à l'avenir et d'admirer les énormes glaçons qui pendaient à la cascade, que la gelée avait arrêtée dans sa course.

Je ne sais depuis combien de temps je réfléchissais ainsi, sans me soucier du froid qui me piquait le visage, lorsque je vis s'avancer vers moi l'objet de ma tendresse, comme dirait Mme Cottin.

Cet objet paraissait mélancolique et de fort méchante humeur. Avec une canne que, dans un moment de distraction, il venait de dérober à mon oncle, il administrait des coups énergiques aux arbres qui se trouvaient sur son passage, et la poussière blanche qui les couvrait s'éparpillait sur lui.

Je lui tournais le dos à moitié, mais il est de notoriété publique que les femmes ont des yeux par derrière, et je ne perdais pas un de ses mouvements.

Arrivé près de moi, il croisa les bras, regarda la cascade immobile, le pont, les arbres et n'ouvrit pas la bouche. Occupée d'une petite branche de sapin que je venais de casser, je retenais mon souffle en le regardant de travers sans qu'il s'en aperçût.

«Ma cousine...

—Mon cousin?»

J'attendis quelques secondes la fin du discours. Mais voyant qu'il s'arrêtait là, je daignai faire une demi-volte vers l'orateur pour l'encourager.

Il fronça les sourcils et s'écria avec éclat:

«J'ai envie de me brûler la cervelle!

—Très bien, dis-je d'un ton sec, j'irai à votre enterrement.»

Cette réponse lui causa une telle surprise, qu'il laissa tomber ses bras et me regarda fixement.

«Vous ne m'empêcheriez pas de me suicider, ma cousine?

—Non, certainement, répondis-je avec tranquillité. Pourquoi me mêlerais-je de ce qui ne me regarde pas? J'aime la liberté, et si vous avez envie de quitter cette vallée de larmes... hé! mon Dieu, je ne lèverai pas un doigt pour vous en empêcher. Que chacun en cette vie agisse comme il lui plaît!»

Sur ce, je me remis à étudier ma branche de sapin, pendant que mon objet, déconcerté par la manière libérale avec laquelle j'envisageais son lugubre projet, avait une expression assez déconfite.

«Je pensais que vous aviez un peu d'affection pour moi, mademoiselle ma cousine. La première fois que vous m'avez vu, vous me trouviez si plaisant!

—Hélas! monsieur mon cousin, que signifie l'appréciation d'une petite campagnarde qui en est réduite à la société d'un curé, d'une tante grincheuse et d'une cuisinière revêche?

—Cela veut dire que vous m'accordiez vos faveurs simplement parce que je n'étais pas curé et que mon visage n'était pas tout à fait aussi fané que celui de Mme de Lavalle?

—Vous l'avez dit, beau cousin.»

Il me regardait d'un air furieux en tordant sa moustache avec dépit, et, prenant son chapeau avec humeur, il le lança sur le pont. Oh! que je comprenais bien les mouvements de son âme! Il était heureux, heureux de trouver un prétexte pour grogner et s'en prenait à moi de ses déceptions, de même que j'avais déchargé mes amertumes sur mes bonshommes en terre cuite et l'infortuné baron Le Maltour.

«Votre tante était horrible, mademoiselle, me dit-il brusquement.

—Mes beaux yeux faisaient compensation, monsieur, répondis-je sur le même ton.

—Et la jolie table, le joli couvert! Tout était mis de travers!

—Oui, mais quel dindon! Comment n'êtes-vous pas mort d'une indigestion? Je le croyais fermement, jusqu'au moment où je vous revis ici, mon Dieu... parfaitement en vie.

—Je sais qu'il est impossible d'avoir le dernier mot avec vous, mademoiselle. Je ne suis pourtant pas un cousin insupportable. Que vous ai-je fait?

—Mais rien du tout. J'en donne la preuve en promettant d'accompagner votre corps à sa dernière demeure.

—Mon corps! s'écria-t-il avec un frisson pénible. Je ne suis pas encore mort, mademoiselle. Apprenez que je ne me tuerai pas et que je pars pour la Russie.

—Bon voyage, monsieur mon cousin!»

Il s'était éloigné, et, le croyant parti pour bien longtemps, je croisai les mains avec découragement, et de grosses larmes roulaient dans mes yeux, quand je le vis revenir sur ses pas en courant.

«Voyons, Reine, ne boudons ni l'un ni l'autre. Pourquoi serions-nous fâ... Eh quoi! vous pleurez?

—Je pensais à Junon, dis-je en réussissant à parler d'un ton naturel.

—C'est vrai, petite cousine, vous allez être bien seule. Donnez-moi la main, voulez-vous?

—Volontiers, Paul.»

Hélas! il ne la baisa pas, mais il la serra avec mélancolie, car il pensait à une main plus belle qu'il avait rêvé de posséder.

Et il partit pour ne pas revenir.

Malgré le froid, auquel je ne songeais pas, je m'assis en pleurant près du pont, et, penchée sur la rivière, je voyais mes larmes tomber sur la glace.

«Parler de se brûler la cervelle, me disais-je, il faut qu'il l'aime prodigieusement! Je sais bien qu'il ne le fera pas, mais il est probablement aussi épris d'elle que moi de lui, et je sens bien que je ne pourrais jamais l'oublier. Est-ce niais, est-ce niais de devenir amoureux d'une femme qui lui convenait si peu, tandis que près de lui une petite...

—Que faites-vous là, Reine?» me dit mon oncle qui s'était approché de moi, sans que je l'eusse entendu marcher.

Je me levai vivement, honteuse de ne pouvoir cacher mon émotion.

«Comment, nous pleurons!

—Que les hommes sont bêtes, mon oncle!

—Profonde vérité, ma nièce! Est-ce cela qui fait couler vos larmes?

—Paul a envie de se brûler la cervelle, dis-je en pleurant.

—Le croyez-vous capable de se porter à cette extrémité?

—Non, répondis-je en souriant malgré mes larmes. La violence est certainement incompatible avec sa nature, mais son idée prouve que...

—Oui, je sais, ma nièce. Son idée prouve qu'il aime ma fille; mais croyez-moi, il l'oubliera bien vite, et quand il reviendra ici, nous ferons en sorte que son cœur ne s'égare plus.

—Vous pensez donc, mon oncle, qu'un homme peut aimer deux fois dans sa vie sans être un phénomène?»

M. de Pavol me caressa la joue en me regardant avec une commisération qui s'adressait autant à mon inexpérience qu'à mon chagrin.

«Pauvre petite nièce! les hommes qui aiment une seule fois dans leur vie sont aussi rares que le pic de l'Aiguille-Verte.

—Alors, mon oncle, l'homme est un vilain animal!» dis-je avec conviction.

Mais j'étais aussi enchantée qu'indignée, et je ne demandais qu'à profiter de la vilenie inhérente à la nature humaine.

«Cependant, Junon est si belle!

—Regardez ce pont que vous aimez tant, Reine. Avant que les branches et les plantes qui le couvrent aient reverdi Paul aura oublié, avant que les feuilles aient eu le temps de jaunir et de tomber de nouveau il sera revenu au Pavol et...»

Il sourit d'une façon expressive, puis s'en alla sans achever sa phrase, et, toute saisie, je le regardai s'éloigner en pensant que les oncles qui prédisent ainsi l'avenir avec tant d'aplomb sont vraiment des êtres bien singuliers.

«C'est fort bien, me dis-je en reprenant à pas lents le chemin de la maison, mais si son cœur change, il peut s'éprendre d'une femme dans ses voyages. Précisément on dit que les femmes russes sont très belles... Il faut l'envoyer chez les Esquimaux!»

Je me mis à courir de toutes mes forces, et j'arrivai devant la porte du château au moment où le commandant montait en voiture.

Je le pris par le bras et l'entraînai à l'écart.

«Commandant, Paul part pour la Russie?

—Oui, son voyage est décidé.

—J'ai pensé... si vous vouliez que... Enfin il serait mieux...»

Décidément c'était beaucoup plus difficile à dire que je ne l'avais supposé. Ma fierté faisait ses embarras et me prêchait le silence.

«Eh bien, chère enfant, parlez vite; je gèle là!

—Le sort en est jeté!» m'écriai-je à haute voix en frappant du pied.

Ma fierté et moi nous sautâmes le Rubicon, et je dis en baissant les yeux:

«Mon cher commandant, je vous en supplie, conseillez à Paul d'aller chez les Esquimaux.

—Pourquoi chez les Esquimaux?

—Parce que les femmes de ce pays-là sont affreuses, balbutiai-je, et que les Russes sont très belles.»

Le bon commandant releva mon visage tout rose de confusion et me répondit simplement:

«Soit, je lui conseillerai d'aller chez les Esquimaux.

—Que je vous aime! dis-je les larmes aux yeux en lui serrant la main. Mais dites-lui de ne pas rester longtemps dans les huttes de ces bonnes gens, de peur d'attraper du mal; il paraît que c'est une odeur atroce.»

Voyant arriver mon oncle, je m'enfuis en disant:

«Commandant, un homme d'honneur n'a que sa parole, tenez bien la vôtre!»

Je montai dans ma chambre avec la conviction très désagréable que j'avais amplement suivi l'exemple du gouvernement, et que je venais de fouler aux pieds tous les principes de la dignité.

Mais bah! si on ne s'aidait pas un peu dans la vie, comment pourrait-on se tirer d'affaire? Cette réflexion fit taire mes remords. Je m'installai à mon secrétaire et j'écrivis:

«Tout est fini, Monsieur le curé! Ils sont mariés, ils sont partis, heureux, ravis, et j'aurais donné dix ans de mon existence pour être à la place de Junon, avec celui que vous connaissez bien. Quand donc en serai-je là?

«Savez-vous ce que mon oncle m'a dit? Il affirme que les hommes qui aiment une seule fois dans leur vie sont aussi rares que le pic de l'Aiguille-Verte. Mon curé, mon cher curé, je vous en supplie, dites votre messe demain pour que M. de Conprat ne soit pas le pic de l'Aiguille-Verte.

«Au revoir, Monsieur le curé, j'espère que vous viendrez bientôt à la cure du Pavol.»

XIX

Le seul événement de la fin de l'hiver fut en effet l'installation du curé dans la paroisse du Pavol, et je n'insisterai pas sur le bonheur que nous eûmes à nous retrouver sans crainte d'une séparation prochaine.

C'était avec délices que je le voyais monter en chaire et prêcher d'un air réjoui sur l'iniquité des hommes. Puis il arrivait au château, comme jadis au Buisson, sa soutane retroussée, son chapeau sous le bras et ses cheveux au vent.

Nous reprîmes nos causeries, nos discussions et nos disputes. Le temps me paraissait bien long, et les lettres de Junon, qui respiraient le bonheur le plus complet, n'étaient pas faites pour me consoler et me faire prendre patience. Aussi allais-je sans cesse trouver le curé pour lui confier mes soucis, mes inquiétudes, mes espérances et mes révoltes contre l'attente que j'étais obligée de supporter.

Je savais que mon objet n'avait point, hélas! apprécié l'idée d'aller chez les Esquimaux. Il se promenait tranquillement à Pétersbourg, et les belles dames slaves me faisaient une peur terrible.

«Êtes-vous sûr qu'il ne tombera pas amoureux d'une Russe, monsieur le curé?

—Espérons-le, petite Reine.

—Espérons-le!.. Répondez donc d'une façon plus catégorique, mon curé. À quoi pensez-vous? Voyons! ce n'est pas possible qu'il s'éprenne d'une étrangère; dites-moi que ce n'est pas possible et qu'il m'aimera un jour.

—Je le désire ardemment, mon pauvre petit enfant; mais vous feriez mieux de supposer le contraire et d'en prendre votre parti.

—Vous me ferez mourir d'impatience avec votre résignation, mon cher curé.

—Ah! que vous avez peu de sagesse, Reine!

—La sagesse, à mon avis, consiste à vouloir le bonheur. Dites-moi qu'il m'aimera, mon curé, je vous en prie.

—Mais je ne demande pas mieux, mon cher enfant», répondait le curé, qui malgré son effroi pour la souffrance physique, eût bien été capable de suivre l'exemple de Mucius Scévola et de brûler sa main droite, si mon bonheur avait dépendu d'un tel sacrifice.

Néanmoins, malgré la joie de posséder mon curé, malgré la bonté de mon oncle et de tous ceux qui m'entouraient, je devenais extrêmement triste.

J'aimais à parcourir seule les allées du bois. J'aimais à rester pendant de longues heures près de la cascade, méditant sur notre dernière entrevue, songeant à ce que je ferais si je le voyais apparaître gai, charmant et les yeux pleins de cette expression qui m'avait tant plu au Buisson, et que depuis je ne lui avais pas revue pour moi!

Cet amour de la solitude se développait de jour en jour, et ma mélancolie grandissait en proportion. Enfin, je perdis peu à peu toute ma loquacité, et si M. de Pavol, depuis longtemps déjà, n'avait pas pris au sérieux mon amour, ce fait seul lui eût prouvé sa profondeur.

Six mois passèrent ainsi.

Un jour, l'anniversaire de mon arrivée au Pavol, j'étais assise dans le jardin du presbytère. Deux heures auparavant, une pluie d'orage avait rafraîchi l'atmosphère et arrosé les fleurs du curé. Il s'amusait à chercher des limaçons pendant que, sous l'influence de pensées agréables, j'appuyais la tête sur le mur près duquel mon banc était placé et me laissais posséder par de joyeuses espérances. Les gouttes d'eau, qui obligeaient les feuilles à se courber sous leur poids, troublaient seules en tombant mes réflexions, et l'odeur de la terre mouillée me rappelait les meilleures heures de ma vie.

De temps en temps, le curé me disait:

«C'est étonnant, tous ces limaçons! Croiriez-vous, Reine, que j'en ai déjà trouvé plus de cinq cents?»

Je relevais la tête nonchalamment et contemplais en souriant le bon curé qui continuait ses recherches avec ardeur. Puis je reprenais mes rêveries et je finis par tomber dans un demi-sommeil.

Je fus réveillée par le grincement de la barrière qui fermait la haie du jardin, et le son d'une voix pleine de gaieté me causa la plus violente secousse que j'eusse jamais ressentie.

«Bonjour, mon cher curé, comment allez vous? Combien je suis content de vous voir! Et Reine, où est-elle?»

Reine était toujours assise à la même place, dans l'impossibilité de dire un mot et de faire un mouvement.

«Ah! la voilà, s'écria Paul en s'approchant de moi à grandes enjambées. Chère petite cousine, que je suis heureux, mon Dieu, que je suis heureux de vous revoir!»

Il prit ma main et l'embrassa...

J'assure que ce qui se passa ensuite fut indépendant de ma volonté, et qu'il ne faut pas faire de suppositions malveillantes sur mon compte.

C'était de toutes mes forces, je l'affirme, que je luttais contre la tentation; mais quand je sentis ses lèvres sur ma main, quand je compris que cet acte n'était point inspiré par une galanterie banale, mais par un sentiment plus profond, quand je le vis se pencher sur moi et me regarder avec une expression inquiète, affectueuse, particulière, plus ravissante cent fois que celle qui m'avait tant fait songer... ce fut plus fort que mon énergie, et la fatalité, à laquelle je crois depuis ce moment-là, m'emporta et me jeta dans ses bras.

J'eus à peine le temps de sentir l'étreinte qui répondit à mon élan. Je me réfugiai, rouge et confuse, sur le banc, en cachant mon visage dans mes mains, non sans avoir entrevu la figure du curé, dont l'air à la fois stupéfait, effarouché, ravi, revint plus tard dans mes souvenirs.

«Chère Reine, murmura Paul à mon oreille, si j'avais connu votre secret plus tôt, je ne serais pas resté si longtemps loin de vous.»

Je ne répondis pas, parce que je pleurais.

Il prit de force une de mes mains et la retint dans les siennes, tandis que, saisie d'un accès de timidité comme je n'en avais jamais eu, je détournais la tête en essayant de la retirer.

«Laissez-la-moi, cette main si petite et si jolie; elle m'appartient maintenant. Tournez la tête de mon côté, Reine!»

Je regardai en face ces beaux yeux francs qui me souriaient, et je m'écriai:

«Dieu soit loué! mon oncle avait raison, vous n'êtes pas le pic de l'Aiguille-Verte.

—Le pic de l'Aiguille-Verte?... me dit-il, surpris.

—Oui, mon oncle prétendait..., mais n'importe! Qui donc vous a appris ce que vous ignoriez en partant?

—Mon père, M. de Pavol, et beaucoup de choses que je me suis rappelées depuis deux mois.

—Il est donc bien vrai que l'amour attire l'amour? dis-je innocemment.

—Rien n'est plus vrai, chère petite fiancée!» Oh! le doux nom! oui, nous étions fiancés, et nous gardâmes le silence pendant que le curé pleurait de joie, que des moineaux, sur le toit du presbytère, criaient d'une façon assourdissante, et que les limaçons, s'échappant de la prison où le curé les avait mis, couraient de tous côtés.

Bien certainement, le moineau n'est point un oiseau séduisant, son plumage est terne et laid, son cri manque de mélodie, et certaines personnes l'accusent d'être voleur et immoral, ce que je refuse de croire: je ne sache pas non plus que les limaçons aient jamais passé pour des animaux très poétiques; il n'en est pas moins vrai que, depuis l'instant dont je viens de parler, j'adore les moineaux et les limaçons.

J'étais dans le ravissement, je croyais rêver... Je ne me lassais pas de le regarder, d'écouter sa voix que j'aimais tant et de sentir ma main serrée dans la sienne. Cependant, malgré moi, le souvenir de celle qu'il avait aimée hantait mon esprit et troublait un peu ma joie, mais je n'osais pas lui en parler.

«Mon oncle sait que vous êtes ici, Paul?

—Oui, j'arrive du Pavol, et j'ai voulu absolument venir seul auprès de vous. Ce jardin mouillé ne vous rappelle-t-il rien, Reine?»

Je ne répondis pas directement à sa question, seulement je lui dis:

«Mais vous..., vous avez gardé un mauvais souvenir du Buisson?

—Moi! par exemple! jamais je n'ai passé une aussi bonne soirée!

—Oh! repris-je en le regardant en dessous, ma tante qui était horrible?

—Non, non, pas si horrible. Un peu commune, peut-être, mais vous n'en paraissiez que plus charmante.

—Et le couvert si mal mis! Tout était de travers!

—Je n'ai jamais si bien dîné. Cet intérieur délabré vous faisait valoir comme une fleur qui semble plus jolie, plus délicate, parce que le terrain dans lequel elle s'élève est laid et inculte.

—Vous êtes devenu poète dans votre voyage, dis-je en souriant.

—Non, du tout, petite Reine.»

Il passa mon bras sous le sien et m'emmena à l'écart.

«Non, pas poète, mais amoureux de vous, ma cousine. Écoutez bien; je vous aime dans toute la sincérité de mon cœur.»

Je savourai la douceur de ce mot et du regard qui l'accompagnait, en me disant intérieurement qu'il était bien heureux que les hommes fussent inconstants.

Mais ce changement me paraissait inouï, et je ne pus m'empêcher de murmurer:

«C'est bien certain, vous ne l'aimez plus du tout, du tout?

—Vous parlerais-je comme je le fais, s'il en était autrement? répliqua-t-il d'un ton sérieux. N'avez-vous pas confiance en ma loyauté?

—Oh! si», dis-je en croisant mes mains sur son bras dans un élan affectueux.

C'était bien vrai, car, après sa réponse, l'image de Blanche ne vint plus jamais me troubler. Je l'aimais sans la moindre arrière-pensée jalouse ou défiante, et il méritait cette confiance parfaite.

«Tenez, voilà mon père et M. de Pavol qui arrivent.

—Eh bien! ma nièce, que vous semble de ma prédiction?

—Vous êtes peu discret, mon oncle, dis-je en rougissant.

—C'est le commandant qui a révélé le secret, Reine; il le connaissait depuis longtemps.

—Oh! non, depuis huit mois seulement.

—Du premier jour que je vous ai vue, chère petite bru.

—Est-il possible!

—Et Paul n'est point allé chez les Esquimaux, reprit mon oncle en riant.

Qu'on est heureux de vivre au milieu de braves gens! Je sentis vivement ce bonheur en voyant avec quelle satisfaction ils jouissaient tous de ma joie, avec quelle délicatesse, quelle bonté ils me plaisantaient sur ce fameux secret que, sans m'en douter, j'avais jeté à tous les vents.

Alors commença cette époque ravissante des fiançailles, époque exquise à nulle autre pareille dans la vie. Rien ne remplace ce temps d'amour naïf, de foi, d'illusions complètes et d'enfantillages. Ah! que je plains ceux qui n'ont jamais aimé ainsi! Que je plains ceux que leur folie entraîne loin de l'ornière commune et des affections légitimes! Du reste, jamais, jamais, quelle que soit l'éloquence des gens qui voudront me convaincre, je ne croirai que l'amour vrai puisse exister sans avoir l'estime pour base première.

Nous passions nos jours les plus agréables au presbytère, sous la garde du curé. Nous le regardions trotter dans son jardin, attacher ses plantes à des tuteurs, arracher les mauvaises herbes et s'arrêter dans son travail pour lancer de notre côté un coup d'œil investigateur, afin de nous apprendre qu'il était un mentor sérieux.

Nous nous regardions en riant, car nous connaissions la sévérité de notre gardien débonnaire.

Je m'approchais de l'excellent homme pour m'extasier avec lui sur une fleur, un arbuste ou un fruit, et je lui disais:

«Mon curé, vous rappelez-vous le temps où vous vouliez me persuader que l'amour n'était pas la plus charmante chose du monde?

—Ah! mon petit enfant, je crois que Bossuet lui-même n'eût pu vous convaincre.

—Voyons, n'avais-je pas raison?

—Je commence à croire que si, répondait-il avec son bon, son charmant sourire.

Le jour de mon mariage se leva radieux pour moi. Jamais la voûte céleste ne m'avait paru plus splendide. Depuis lors, on m'a affirmé que le ciel était très couvert, mais je n'en crois rien.

Une foule sympathique se pressait dans l'église. On chuchotait:

«Quelle jolie mariée! comme elle a l'air heureux et tranquille!»

Il est certain que j'étais étonnamment calme.

Mais pourquoi me serais-je tourmentée? Mon rêve le plus cher s'accomplissait, un avenir de bonheur s'ouvrait devant moi, et pas la plus légère inquiétude ne venait m'agiter.

Je vis confusément quelques douairières qui souriaient sur mon passage, et je fus prise d'une immense pitié en songeant qu'elles étaient trop vieilles pour se marier.

L'orgue résonnait si joyeusement que, en ce moment, je revins un peu de mes préventions sur la musique. L'autel était paré de fleurs, étincelant de lumières, et tous les détails de l'arrangement, présidé par le goût artistique de Junon, charmaient mes yeux.

Mon mari passa l'anneau nuptial à mon doigt d'une main mal assurée, en mordant sa jolie moustache pour dissimuler le tremblement de ses lèvres. Il était bien plus ému que moi, et son regard me disait ce que j'aurais aimé à m'entendre répéter éternellement...

Et vraiment, on eût vainement cherché sur la terre, et dans toutes les autres planètes de l'univers, un visage aussi rayonnant que celui de mon curé.

FIN.

PARIS

TYPOGRAPHIE DE E. PLON, NOURRIT ET Cie,

Rue Garancière, 8.


LE VŒU DE NADIA


I

Le prince Roubine fumait sur la terrasse son cigare d'après-dînée; étendu dans un rocking-chair de bambou, il se balançait nonchalamment en regardant le paysage doré par les rayons du soir.

Sous ses yeux s'étendait le golfe; la rive droite s'estompait dans une vapeur rosée, où se dessinaient à peine en plus foncé les masses granitiques de la côte de Finlande; l'eau bleue venait clapoter doucement sur le rivage au bas de son jardin, dont les grandes avenues descendaient jusqu'à la mer. À droite, la ville de Péterhof s'étalait en amphithéâtre, déployant l'animation factice des villes d'eaux, où l'on se hâte de vivre pendant les trois mois de la belle saison; les bateaux à vapeur qui font le service de Pétersbourg fumaient et grondaient auprès de la longue estacade, déposant de nombreux passagers, venus pour entendre jouer la musique dans les jardins impériaux ou pour passer la soirée près de quelque ami: d'élégants uniformes d'officiers de toutes les armes parcouraient le quai; les robes claires des femmes semblaient autant de fleurs sur la sombre masse de verdure du parc, et toute l'exubérance de la vie mondaine russe semblait se résumer dans ce coin de terre.

À gauche, les villas clair-semées dans les feuillages, la côte fuyante qui semblait se dérober à l'étreinte de la mer, reposaient le regard et l'esprit.

Le prince était blasé sur le spectacle de la ville, peut-être l'était-il encore davantage sur celui de la mer et du paysage; mais sûrement il ne l'était pas sur le charme d'un café brûlant et délicieux, d'un cigare exquis, d'un fauteuil confortable; c'étaient des jouissances dont, loin de s'amoindrir, l'intensité semblait s'augmenter avec l'habitude; aussi s'étira-t-il dans son fauteuil avec un petit frisson de béatitude, au moment où sa tasse de café vint se poser comme par enchantement près de sa main.

—Oh! le vilain père, qui ne me dit pas merci! fit une voix railleuse en même temps qu'une douce main caressante se posait sur l'épaule de Roubine.

—C'est toi, Nadia? fit celui-ci en se retournant.

—Oui, c'est moi! Est-ce que votre café serait bon, s'il était versé par une autre main que la mienne?

Le prince prit la main de sa fille, l'examina attentivement, en fit tourner les bagues, puis regarda en souriant le joli visage penché vers lui, et répondit:

—Non! c'est clair! Que fait-on, ce soir?

—On va à la musique. Il y a une quantité de belles promesses sur le programme; les grandes eaux jouent, et on les éclaire à la lumière électrique... Avec cela, un superbe concert...

—Que de splendeurs! Alors nous y allons?

—Certainement! j'ai dit d'atteler pour neuf heures; la calèche et les chevaux isabelle.

—Très bien, fit nonchalamment l'heureux père. Assieds-toi, Nadia, tu m'empêches de voir un bateau qui arrive à Cronstadt.

La jeune fille se retourna vivement, mit la main sur ses yeux, que le soleil aveuglait, et regarda le grand navire, qui, après quelques manœuvres habilement exécutées, s'arrêta devant la forteresse de granit.

Un fourmillement de barques se produisit immédiatement alentour. Le prince allongea la main vers la longue-vue qui ne quittait pas cette place, et observa un moment le lointain.

—Je ne sais pas ce que c'est que ce bateau, dit-il après un mouvement d'attention.

—Quelque Allemand, dit négligemment sa fille.

Ils causèrent un instant de choses et d'autres, puis Roubine reprit sa longue-vue.

—Regarde donc, Nadia, dit-il, voici un petit yacht à vapeur qui vient ici!

En effet, un élégant bateau de plaisance traversait le golfe et se dirigeait à toute vapeur vers Péterhof; le pavillon flottait à l'arrière, trempant parfois dans l'eau bleue, et une flamme voltigeait au haut du mât.

—Je parie que c'est Korzof! s'écria joyeusement le prince: c'est Korzof! retour d'Allemagne. Il est venu par bateau pour se trouver à Péterhof dès son arrivée, et il s'est fait chercher par son yacht. Cela lui ressemble bien! Mais, Nadia, si c'est Korzof, il sera ici avant deux heures!

—Il ne lui faut pas si longtemps, dit tranquillement la jeune fille, qui tournait le dos au golfe.

—Accorde-lui le temps de faire un peu de toilette, fit observer son père.

—Il peut accomplir cette opération à bord de son yacht, répondit Nadia du même ton froid.

—Comme tu te montres indifférente! s'écria le prince en déposant la longue-vue et en regardant sa fille. Je m'étais figuré que tu avais beaucoup d'amitié pour lui!

—J'ai beaucoup d'amitié pour Dmitri Korzof, répliqua la jeune fille; mais mon amitié, vous le savez, mon père, ne s'exprime pas à la façon de celle des chiens, qui font cent tours en aboyant autour de l'objet de leur tendresse.

—Oui, je sais, tu es pour les sentiments concentrés, fit le prince avec un peu d'ironie.

Il reprit la longue-vue et observa la marche du yacht, qui se rapprochait rapidement.

—Attends, dit-il, nous allons bien savoir si c'est Korzof.

Un coup frappé sur un timbre placé sur la table appela un domestique. Roubine lui donna ses ordres et descendit de la terrasse dans le parterre situé à quelques marches au-dessous. De là une trouée habilement ménagée dans le sommet des arbres du jardin permettait de découvrir une partie du golfe.

Au bout de quelques instants, un pavillon gigantesque, qui portait sur fond rouge les armoiries des Roubine, se développa sur le toit de la villa, et monta majestueusement jusqu'au sommet de la hampe.

La détonation d'une petite pièce d'artillerie répondit à ce signal; Nadia put voir la fumée blanche s'envoler de l'arrière du yacht, et la flamme du mât monta et redescendit rapidement. À son tour, le pavillon princier descendit et remonta trois fois, puis s'abattit, comme un oiseau qui replie ses ailes, et disparut.

—C'est lui, fit joyeusement le prince. Il a répondu tout de suite! Je présume qu'il avait aussi sa longue-vue braquée sur la terrasse. Eh, Nadia?

Nadia ne répondit rien. Le coup de canon avait amené à ses joues pâles une rougeur légère. Elle se détourna et cueillit deux roses à un rosier véritablement fabuleux, produit unique et sans prix de la serre célèbre de Roubine, transplanté dans le parterre pour charmer les yeux et l'odorat pendant quelques jours, puis y mourir et se voir remplacé par un autre.

Une calèche attelée de deux chevaux bais, irréprochables de formes et d'allures, passa rapidement sur la route; le prince se retourna à temps pour les entrevoir ou plutôt les deviner à travers la grille.

—Et voilà l'équipage de Korzof qui va le chercher au débarcadère! C'est très-amusant. Dis, Nadia, le coup de canon n'était peut-être pas pour nous? C'était peut-être pour ses chevaux?

—Si les ordres n'avaient pas été donnés d'avance, répondit la jeune fille de son ton froid, on n'aurait pas eu le temps d'atteler si vite.

—Ah! très-judicieux! fit le prince en regardant sa fille du coin de l'œil.

Un de ses passe-temps favoris consistait à la taquiner discrètement, sans paraître y mettre d'intention, ce qu'il faisait à merveille.

—Changes-tu de toilette pour aller à la musique? reprit-il après un court silence, pendant lequel Nadia avait cueilli une poignée de fleurs, qu'elle laissa tomber à ses pieds quand elle se retourna pour l'écouter, ne gardant à la main que les deux roses.

Elle jeta un coup d'œil sur sa robe de batiste blanche, couverte de dentelles, et répondit par un signe de tête négatif.

—Je me suis habillée avant le dîner, ajouta-t-elle.

—Je le sais, mais je pensais que tu aurais peut-être modifié tes projets, continua le prince sur le même ton de léger persiflage.

—Pourquoi donc? demanda Nadia en le regardant bien en face, avec une lueur hautaine dans ses beaux yeux gris foncé.

—Je t'adore, ma fille chérie! fit l'heureux père en l'attirant à lui pour l'embrasser. Je suis un père terrible, je voudrais tout savoir...

—Vous savez tout! répondit-elle avec une franchise très-noble.

—Tout deviner, alors! continua Roubine en passant le bras de sa fille sous le sien, deviner avant que tu saches toi-même!

Nadia baissa la tête; le prince continua:

—Je suis à la fois ton père et ta mère, ma Nadia chérie; j'ai peur de ne pas t'aimer assez, ou de t'aimer mal, ou de t'aimer trop; si ton admirable mère vivait, je serais tranquille sur ton bonheur; mais puisque nous l'avons perdue, il faut nous aimer plus, d'abord, et puis avoir plus de confiance encore l'un dans l'autre... Mais je ne suis pas fait pour attirer ta confiance, Nadia...

—Oh! mon père! fit la jeune fille avec reproche, en s'inclinant pour baiser la main qui retenait la sienne.

—Je veux dire que je suis un père trop jeune, un peu taquin, que je ne suis pas l'homme absolument sérieux et patriarcal qui représente l'idéal du père; je n'ai rien du confesseur, moi, Nadia! j'ai plutôt l'air d'un camarade. C'est vrai! Au milieu de ces jeunes gens qui te font la cour, je me sens aussi jeune qu'eux, et quand ils te font un compliment, pour te dire que tu es gracieuse ou spirituelle, je me dis souvent qu'ils le font mal et que je le ferais mieux, avec plus de grâce et parfois plus de vérité. Avoue, Nadia, que je suis un père bien bizarre!

—Du tout! reprit la jeune fille en levant vers le prince son beau regard plein de tendresse filiale; vous êtes un père adorable et un père adoré.

—Et toi, tu es la plus charmante des filles! répliqua Roubine en la regardant avec orgueil.

En effet, Nadia Roubine était une des plus belles personnes de la cour. Grande et mince, avec cette flexibilité de roseau qui est un si grand charme chez les jeunes filles russes, elle portait fièrement la lourde et épaisse couronne de cheveux brun doré qui paraît sa tête; ses yeux magnifiques n'avaient jamais menti: quand la politesse l'obligeait à se taire, ils protestaient en dépit d'elle contre cette violation, de la vérité. Sa bouche, un peu grande, était d'un dessin ferme et pur, et son sourire découvrait des dents larges, légèrement écartées, mais parfaites de forme et de couleur. Avec cela, la jeune princesse Roubine possédait un sentiment artistique naturel qui lui faisait redouter les excès de mauvais goût dans sa toilette et dans tout ce qui l'approchait; aussi ne manquait-elle ni de flatteurs ni d'envieux.

Ils s'étaient arrêtés sur la terrasse, et Nadia regardait la mer, qui changeait de couleur à la lueur décroissante du jour, lorsqu'une voiture s'arrêta devant la villa, et les chevaux, devenus soudain immobiles, firent danser le métal de leurs gourmettes.

Presque au même instant, Dmitri Korzof apparut dans l'embrasure de la porte vitrée qui communiquait avec la terrasse.

—Bonjour, prince, dit-il; j'ai aperçu votre signal; je me permets de venir vous remercier.

Il s'inclina devant la jeune fille, qui lui présentait sa main, et la porta respectueusement à ses lèvres.

—Rentrant au logis après une absence de quatre mois, dit-il, vous ne pouvez pas vous figurer combien la vue de votre pavillon m'a fait battre le cœur.

—Plus que celle du pavillon national? demanda la jeune fille en fronçant légèrement le sourcils.

—Ce n'était pas du tout la même chose, répondit le nouvel arrivé avec un sourire lumineux qui seyait fort bien à son visage intelligent et brave: le pavillon russe, c'était la patrie; le vôtre, princesse, c'était... c'était l'amitié.

—Il n'a pas osé dire la famille! fit le prince en riant, pendant que Korzof rougissait et que Nadia détournait la tête d'un air mécontent. Il n'a pas osé, parce qu'il a une sœur féroce qui est jalouse de tous ses amis! Toujours jalouse, la comtesse, eh?

—Toujours et plus que jamais, répondit Korzof en riant aussi. Mais cela ne m'empêche pas, cher prince, de vous aimer comme un parent; au fond, ma sœur le sait bien, et elle en est enchantée. Je ne vous demande pas comment vous vous portez? L'air de la mer vous sied à merveille, princesse.

—Quel aplomb d'appeler ça la mer! fit Roubine: un petit bras de golfe, sans marées...

—Mais non sans tempêtes, interrompit le jeune voyageur. Voyons, prince, soyez indulgent, et laissez le monde s'arranger de ce qu'il a. C'est de la philosophie, cela, n'est-ce pas, princesse?

Nadia sourit et ne répondit pas.

—Vous viendrez à la musique, tantôt? demanda Roubine, au moment où Korzof allait les quitter.

—Certainement! Sans cela je ne me serais pas tant pressé. Je passe chez moi, pour y jeter un coup d'œil, et je vous rejoins. Vous y allez sans doute?

Nadia fit un signe de tête affirmatif. Le jeune homme s'inclina devant elle, serra la main de son père, et l'instant d'après la calèche passa devant la grille du jardin, au grand trot de ses superbes chevaux.

Roubine regarda sa fille du coin de l'œil; elle paraissait très calme; une légère rougeur teintait ses joues, ordinairement d'un ton mat.

—Comment le trouves-tu? demanda-t-il en passant le bras de Nadia sous le sien.

—Mais, mon père... comme à l'ordinaire, répondit-elle tranquillement. Un peu hâlé, mais c'est assez naturel; on dit qu'un voyage en mer produit toujours cet effet.

Le prince, désappointé, quitta le bras de sa fille et fit deux pas vers le salon.

—Voulez-vous un peu de musique, mon père? lui dit-elle en le rejoignant aussitôt.

—La calèche est avancée, dit un valet de pied sur le seuil du salon.

Nadia mit un coquet chapeau de paille, s'enveloppa d'un léger burnous brodé d'or et monta dans une élégante voiture basse, que connaissait bien toute la brillante jeunesse de Péterhof. Son père s'assit auprès d'elle, et ils roulèrent vers le parc, entraînés rapidement par deux chevaux isabelle, uniques en Russie cette année-là, et sans prix.

II

Le soleil allait se coucher: en ces jours, les plus longs de l'année, il ne disparaît de l'horizon que vers neuf heures et demie; ses derniers rayons d'or rouge, colorant les coupoles du palais, enfilaient une haute avenue et venaient illuminer le Samson colossal terrassant le lion, qui semble taillé dans un bloc d'or massif, au milieu d'une vaste pièce d'eau.

Tout à coup, un grondement sourd se fit entendre, et une énorme masse d'eau s'élança vers le ciel tout d'une poussée, jaillissant de la bouche du monstre, puis retomba en gerbe dans le bassin. Un bruit d'eaux courantes se répandit dans tout le parc, et l'orchestre militaire, placé devant le château, au milieu des parterres, fit entendre son premier accord solennel.

C'est une fête dont la répétition a blasé ceux qui en sont les témoins presque journaliers; mais Nadia n'était pas blasée. Tout en vivant au milieu d'un luxe tel que bien peu le connaissent, elle avait conservé une fraîcheur d'impressions rare parmi les jeunes filles de son âge et de sa condition. Assise sur une chaise, au milieu d'un groupe d'adorateurs, elle regardait se détacher sur la mer bleue, sur le ciel déjà gris perle, la colonne gigantesque d'écume et de poussière d'eau transparente que lançait le lion doré. Dans les jeux de la lumière et de l'ombre, elle trouvait un charme captivant, qui berçait la mélancolie de ses pensées secrètes.

Autour d'elle bruissait la vie mondaine: les belles promeneuses, aimables et coquettes, s'installaient pour jouir de la fraîcheur du soir, avec un bruit de soie froissée qui évoquait des idées de richesse et de bien-être; les éperons des officiers de la garde faisaient entendre un cliquetis sonore, et les dragonnes d'or filé retentissaient sur le métal du fourreau de leurs sabres. Le roulement continu des équipages, assourdi par une épaisse couche de sable, résonnait comme un tonnerre lointain; l'orchestre continuait l'ouverture d'Euryanthe, qui parle si bien des forêts et des solitudes, et sans entendre les propos futiles, qui s'échangeaient auprès d'elle, Nadia, les yeux perdus au ciel lointain, regardait s'allumer, dans l'azur clair encore, la première étoile.

Elle jouissait profondément de toutes ces choses exquises, fruits d'une civilisation brillante; le contraste d'un luxe artificiel avec la richesse impérissable de la nature, le froissement des étoffes soyeuses sous le murmure insensible des grands tilleuls, l'éclat du bronze doré sur la demi-teinte opaline de la mer qui formait le fond de ce magnifique tableau, doublaient la puissance de ses impressions. Mais, tout en éprouvant le bien-être de cette jouissance artistique, elle ne pouvait s'empêcher de se souvenir d'autres tableaux; ses lectures et la tendance générale de son esprit la portaient à songer à ceux qui travaillent obscurément pour produire l'or qui paye ces plaisirs et les matériaux qui les composent. Privée trop jeune de sa mère, qui eût su mettre plus de mesure dans ses enseignements, Nadia, élevée par une institutrice anglaise, stricte observatrice des lois du devoir et de la morale, avait pris d'elle un amour du peuple, une sympathie pour ses souffrances, qui, peu à peu exagérée par sa tendance naturellement enthousiaste, avait pris la force et l'empire d'une idée fixe.

Le bien qu'elle faisait autour d'elle ne lui suffisait pas: pendant les années de son adolescence, sa bourse, sans cesse remplie par son père, s'était sans cesse vidée dans des mains plus avides que méritantes. Quelques désillusions dans cette voie lui inspirèrent le désir d'attaquer le mal dans sa source, au lieu de chercher à l'amoindrir dans ses effets. Nadia fit alors comme la plupart des jeunes filles riches de son époque; elle eut à la campagne son école du dimanche, où les enfants des villages voisins furent attirés par la promesse de récompenses; elle fut au nombre des fondatrices d'une crèche, d'un orphelinat, d'une maison de refuge. Son nom figura sur toutes les listes de charité à côté de sommes considérables; mais, avant d'avoir dix-neuf ans, elle connaissait l'inanité de ces œuvres, entreprises à grands frais par des femmes inexpérimentées, qui dépensent dix fois la somme nécessaire pour faire le bien et n'obtiennent qu'un résultat parfois nul, toujours médiocre, faute de savoir ou de vouloir écarter toute ostentation ruineuse et inutile.

—Et vous, princesse, en êtes-vous, du nouvel orphelinat? dit une voix près d'elle.

Elle était si loin de Péterhof et du parterre, qu'elle ne put s'empêcher de tressaillir.

—Pardon, répondit-elle en se remettant. Je pensais à autre chose. De quoi parliez-vous?

—Du nouvel orphelinat fondé par la comtesse Brazof; elle a acheté une maison au vieux Pétersbourg, pour y recevoir les filles d'ouvriers qui resteraient orphelines. Vous en êtes sans doute?

—Non, répondit Nadia.

—Pourquoi? s'il m'est permis toutefois, princesse, de vous adresser cette question, reprit le jeune aide de camp qui l'avait interrogée.

—Parce que toutes ces histoires-là finissent de même. Ou bien on n'a pas d'orphelines, je ne sais pas pourquoi; ou bien on n'a pas d'employés, parce qu'ils volent ou sont incapables; ou bien on n'a pas d'argent, parce que les personnes charitables se lassent d'en donner, voyant que cela n'avance à rien. Je ne suis pas pour les charités collectives.

Un murmure d'approbation s'éleva du sein du groupe. Nadia eût dit exactement le contraire, que l'approbation eut été la même. Il y avait là une demi-douzaine de jeunes officiers de la garde, un général-major de trente-deux ans et deux attachés au ministère des affaires étrangères, qui étaient absolument abrutis par l'adoration que leur inspirait la jeune princesse.

—Vous êtes si bonne, princesse! s'écria le général, vous faites plus de bien à vous seule...

—Chut! fit la jeune fille en portant son éventail à ses lèvres, respectez la musique!

La cour de Nadia tomba aussitôt dans un recueillement profond, et tout le monde s'appliqua à écouter avec l'attention la plus soutenue le pot pourri quelconque qu'exécutait l'orchestre militaire. Nadia échangea un coup d'œil railleur avec son père, confident de toutes ses malices, et ils se sourirent à la dérobée, puis reprirent l'apparence du sang-froid.

Deux ou trois dames s'approchèrent et causèrent un instant avec Nadia. La comtesse Mazourine, sa tante, vint s'asseoir auprès d'elle comme elle faisait d'ordinaire. C'est une dame d'honneur de la défunte impératrice, une femme d'un grand cœur et d'un esprit fort sensé, qui remplaçait autant que possible près de sa nièce la mère morte trop tôt. La conversation continua par accès, au gré des caprices de la jeune fille, qui causait pendant les morceaux de musique qui ne lui plaisaient pas et qui ordonnait le silence pour les autres.

Les étoiles envahissaient rapidement le ciel toujours pâle, et la soirée s'avançait; dix heures venaient de sonner, Korzof s'approcha du groupe où trônait la jeune princesse.

—Enfin! dit Roubine, je pensais que vous nous feriez faux bond.

—Je vous cherche depuis une demi-heure. Vous avez changé le lieu de vos audiences, mademoiselle? Jadis, l'an dernier, veux-je dire, on vous trouvait plus près de l'orchestre.

—On est mieux ici, c'est presque une solitude, et plus je vis, plus j'aime la solitude, répondit Nadia.

—Elle ne sera jamais où l'on vous trouve! fit galamment l'aide de camp.

Nadia sourit d'un air dédaigneux et remercia d'un léger signe de tête. Korzof s'était assis en face d'elle; à la lueur de ces soirées de juin, il pouvait lire comme en plein jour sur le visage de la jeune fille.

—Quelles nouvelles? demanda-t-il à son plus proche voisin. Je suis depuis quatre mois sans communications avec le monde civilisé. Ces voyages en bateau à vapeur sont presque la prison, sous ce rapport-là.

—En prison, on fait passer au moins une lime pour scier vos barreaux, n'est-ce pas? fit Roubine, qui se sentait gai depuis l'arrivée du jeune homme dans leur cercle.

—Oui, il y a cela, reprit Korzof, et puis enfin, si l'on est condamné, c'est pour quelque chose, et cela vous occupe; tandis qu'à bord d'un navire...

—Il vous arrive donc de ne savoir à quoi penser? demanda Nadia en relevant la tête pour regarder son interlocuteur. Vous n'avez pas en vous, ni au dehors, de quoi vous occuper l'esprit?

—Je vous demande pardon, mademoiselle, j'ai l'esprit et le cœur pleins de choses graves; mais comme elles ne sont point encourageantes,—ni encouragées,—ajouta-t-il plus bas, ces pensées sont des compagnes sans gaieté. Dites-moi donc ce qu'on fait dans le monde; qui meurt, naît ou se marie?

—Peu de morts, et pas intéressantes, repartit le prince; pas de naissances, que je sache; mais des mariages,—tant qu'on en voudra. Olga Rézine épouse Bachmakof; Moraline épouse mademoiselle Kouref... attendez... Natacha Doubler épouse le vieux Serguinof...

—Mariage d'amour? demanda Korzof en souriant.

La voix de Nadia s'éleva un peu tremblante de colère ou d'émotion.

—Autant d'un côté que de l'autre, dit-elle.

La musique se taisait en ce moment; ils étaient loin des conversations bruyantes; le seul bruit qui accompagnât sa voix était celui des eaux jaillissantes, retombant en pluie dans les bassins.

—Natacha épouse un vieux mari parce qu'il lui apporte sa fortune, et Serguinof épouse la jeune fille parce qu'elle est belle, bien élevée, et qu'elle va lui faire un intérieur agréable pour ses vieux jours. C'est un mariage d'intérêt... les autres aussi. Ce sont des fortunes qui s'unissent, rien de plus. Est-ce que Olga ne devrait pas avoir honte, elle qui a un million de dot, d'épouser Bachmakof qui en a un et demi? N'y a-t-il donc plus, sur la terre, d'hommes jeunes et intelligents, de filles généreuses et désintéressées, pour que tout mariage soit un trafic ou un placement à de gros intérêts?

—Permettez, princesse, dit le général-major en se rengorgeant; la richesse serait-elle, dans vos idées, un obstacle aux sentiments?

—Ce n'est pas cela que je veux dire, fit Nadia avec quelque impatience, et vous le savez bien! Une fois que ces couples s'aiment ou croient s'aimer, ils se marient... Mon Dieu! c'est très-naturel, et ils font très-bien; ils n'ont d'ailleurs rien de mieux à faire! Mais que voulez-vous qu'ils deviennent ensuite? Quel avenir leur est réservé, à ces êtres qui n'ont rien à faire dans la vie que de s'amuser partout où l'on s'amuse et de s'ennuyer à la maison, quand ils sont seuls? Tant qu'ils sont jeunes, à force de se traîner réciproquement au bal, au théâtre, à l'étranger, à Karlsbad ou à Monaco, ils passent le temps tant bien que mal; puis, quand ils sont vieux, ils soignent leur goutte ou leur maladie de foie. Croyez-vous qu'ils s'aiment alors, quand ils sont lassés, écœurés l'un de l'autre? croyez-vous qu'ils se souviennent de leur jeunesse, du temps où ils croyaient s'aimer?

Elle haussa les épaules avec dégoût.

—Nadia, lui dit sa tante avec douceur, tous les mariages ne sont pas tels que tu les dépeins!

—Vous avez raison, ma tante! Il y a les gens qui se séparent, parce que la vie en commun leur est intolérable, ou bien parce que... Mais j'oublie que je suis une demoiselle bien élevée, et que certains sujets de conversation me sont interdits.

—Nadia! fit doucement son père avec un accent de tendre reproche.

Elle allait parler, lorsque les cors anglais jouèrent une phrase mélodieuse qui la fit tressaillir.

—Écoutez! dit-elle.

On écouta. La phrase se déroula avec une grâce et une souplesse infinies, parcourant l'orchestre comme un ruban de lumière qui se glisserait à travers la trame instrumentale; puis elle se perdit, comme il arrive trop souvent, dans une explosion bruyante et banale. Nadia releva la tête, qu'elle tenait baissée pour mieux entendre, et ses yeux rencontrèrent le regard de Korzof.

—Quel serait donc votre idéal du mariage, princesse? dit-il doucement, mais d'une voix, nette.

La jeune fille le regarda avec une sorte de défi.

—Je voudrais, dit-elle avec plus de force qu'elle n'en apportait d'ordinaire à de simples conversations mondaines, je voudrais que chaque être humain eût un but dans la vie: que ce soit l'art, la poésie, la science, peu importe. Je voudrais qu'un homme ne se contentât pas de vivre heureux et de dépenser son argent, l'argent qui lui vient de la sueur de ses paysans ou du travail de ses pères, d'une façon quelconque, satisfait d'en donner une part à ceux qui n'ont rien. Je voudrais qu'il fît quelque chose, qu'il fût quelqu'un; je voudrais que ce fût aussi vrai pour les femmes que pour les hommes; celles-ci ne peuvent payer de leur personne, suivant les lois de notre société! Soit. Qu'au moins leur fortune soit pour elles un moyen de faire le bien, que toute héritière appelle à elle par le mariage un homme pauvre et intelligent... En agissant ainsi, elle rachètera son péché originel, sa fortune, qui la met d'avance au rang des inutiles!

Un chœur de réprobation s'éleva autour de Nadia.

—Oh! princesse! vous le dites, mais vous ne le feriez pas! s'écria l'un des attachés au ministère.

Nadia se leva et promena sur ceux qui l'entouraient un regard assuré.

—Moi? Vous ne me connaissez pas! Eh bien, je le jure en présence de vous tous, qui en êtes témoins, puisque le ciel a voulu me faire riche et de haute naissance, je n'épouserai qu'un homme sans fortune; mais, par son mérite et ses talents, il se sera fait une position honorable. Je le jure!

Elle étendit sa main droite vers le ciel et la mer, pour les prendre à témoin de son serment.

—Nadia! fit son père frappé au cœur.

—Je l'ai juré, mon père, répéta la jeune fille; mais vous savez bien que je ne contrecarrerai pas vos désirs; je saurais vivre et mourir près de vous, sans désirer d'autre bonheur.

La musique avait fini de jouer, la foule se dispersait, et le roulement des équipages avait recommencé. Les eaux cessèrent de se faire entendre, et le silence régna sous les grands arbres.

—Princesse, dit tout bas Korzof, j'aurais à vous parler; daignerez-vous m'accorder un moment d'entretien?

—Quand il vous plaira, fit Nadia, les yeux encore pleins d'une flamme hautaine.

Son cercle d'adorateurs l'escorta jusqu'à sa voiture, où elle monta avec sa tante, pendant que Roubine s'asseyait aux côtés de Korzof, qui lui avait proposé de l'accompagner. Les calèches s'éloignèrent, laissant les adorateurs un peu penauds.

—Quelle personne extraordinaire! s'écria le général, quand elle eut disparu.

—Vous savez, général, repartit l'aide de camp, ce sont des paradoxes: il ne faut pas y faire attention!

III

Le lendemain de ce jour mémorable fut, comme le sont souvent les lendemains de fête, une journée triste et grise; dès l'aube, les gouttes de pluie s'acharnaient à battre les vitres; à onze heures, il fut évident que tout espoir de beau temps était perdu.

Nadia descendit à ce moment de sa chambre, située au premier. Elle savait que son père aimait à se lever tard, et elle avait à cœur de ne pas se montrer devant lui dans les appartements du rez-de-chaussée, afin de ne pas avoir l'air de faire un reproche à la paresse paternelle par le spectacle de son activité. Comme elle entrait dans la grande salle à manger vitrée de trois côtés, ainsi qu'une serre, le premier objet qui attira son attention fut la grande pipe turque de son père, posée en travers du petit guéridon qui portait tout un attirail de fumeur. Cette pipe avait un air morose et abandonné, qui frappa la jeune fille, et ses yeux se reportèrent du guéridon au prince lui-même, qui, le front appuyé contre la fenêtre, regardait avec une persistance extraordinaire le paysage rayé de pluie.

—Mon père! dit la douce voix de la jeune fille.

Un léger tressaillement des épaules du prince prouva à Nadia qu'il avait fort bien entendu, mais il resta immobile. Elle s'approcha de lui, et appuya son menton sur ses deux mains croisées, qu'elle posa sur l'épaule du rêveur taciturne. Il ne bougea pas. Alors elle avança son aimable visage, jusqu'à ce qu'il sentît les cheveux follets de la jeune fille effleurer le bout de ses moustaches.

Il tourna alors un peu la tête, et rencontra le regard de Nadia, plein de tendre malice et d'une raillerie qui cependant n'excluait pas le respect. Il voulait se montrer sévère, mais ce fut impossible.

—On boude? dit-elle avec une inflexion de voix si comique, que Roubine ne put y tenir.

—Sorcière! dit-il en souriant.

Il embrassa sa fille et se laissa conduire vers son fauteuil; Nadia prit délicatement le tuyau de son houka, le lui mit dans la main, alluma une allumette de papier roulé à la bougie qui brûlait perpétuellement sur le guéridon, en attendant les caprices du fumeur, puis elle s'agenouilla devant son père et mit le feu au tabac d'Orient blond et parfumé, dont il tira machinalement quelques bouffées. Quand ce fut fait, elle se rejeta légèrement en arrière, à demi assise, et elle regarda le prince avec ce mélange de tendresse et de douce raillerie qui la rendait si séduisante.

—On ne boude plus? fit-elle en souriant.

—Écoute, Nadia, dit son père d'un ton sérieux...

Elle fut aussitôt debout, et son visage prit une expression grave et digne.

—Écoute, continua-t-il, je te passe tous tes caprices et bien des folies; mais, hier soir, avoue que tu as dépassé la limite de ce que je puis permettre...

Elle rejeta un peu la tête en arrière, comme si le poids de ses nattes eût été trop lourd pour elle, et elle attendit la suite, avec calme.

—Quand tu prends solennellement à témoin les étoiles et le monde entier, et les grandes eaux, et l'état-major, et les ministères, de ton intention, continua le prince qui réchauffait en parlant sa mauvaise humeur un instant refroidie, je voudrais au moins, par amour-propre pour toi-même, que cette intention fût praticable; mais en déclarant que tu épouseras un homme sans fortune, si tu mets à la porte de chez nous tous les gens qui ont l'habitude du savon et du linge propre, tu ne prétends pas m'infliger à leur place les porteurs d'eau de la capitale, et les maîtres d'école de province?

La pluie frappait les vitres avec une violence redoublée, et le vent faisait tourbillonner dans l'air des bouquets de feuilles vertes, arrachées aux arbres du parc. Nadia jeta un coup d'œil du côté de la fenêtre, et ne voyant aucun moyen d'éviter le choc, se prépara à la bataille. Le prince la regarda brusquement, comme pour surprendre sur son visage quelque expression rétive; mais elle ne se laissa point prendre en défaut, et resta dans la même attitude, fière et pourtant respectueuse.

—Eh bien, Nadia, réponds! fit-il enfin, ennuyé de ne pas trouver de prétexte à une autre bouffée de colère.

—Mon père, dit-elle d'une voix tendre et soumise, je suis au désespoir de vous avoir causé du chagrin, et il faut que vous ayez du chagrin pour m'avoir parlé comme vous venez de le faire. Mais il s'agit de choses si graves que je me permettrai de vous présenter quelques objections.

—Des objections! s'écria Roubine, il s'agit bien de cela! Tu as fait hier une déclaration de principes, qui équivaut à une déclaration de guerre...

—Oh! mon père!

—Oui, de guerre à tout ce qui a quelque bon sens! Si tu m'en avais parlé d'avance, au moins! Si tu m'avais dit ce que tu voulais! Nous aurions causé, nous serions peut-être venus à bout de nous entendre! Car enfin, tu le sais bien, Nadia, je ne veux au monde que ton bonheur!

La voix du prince se brisa dans sa gorge, et il s'arrêta court. La jeune fille se rapprocha de lui, s'agenouilla à ses pieds comme elle l'avait fait l'instant d'avant, et posa ses deux coudes sur les genoux de son père, en joignant les mains avec un geste charmant de repentir et de prière.

—Mon père bien-aimé, dit-elle, j'ai eu grand tort de parler devant des étrangers de choses si intimes, et qui touchent si profondément à notre bonheur à tous deux, qui est le même, n'est-ce pas? J'aurais dû me taire hier, causer avec vous, vous exposer mes idées; mais je ne savais pas, je vous assure que je ne savais pas moi-même ce que je voulais, jusqu'au moment où la conversation m'a apporté comme une grande lumière. En entendant parler des mariages que le monde approuve, j'ai senti une grande indignation... je ne voudrais d'aucun mariage à ce prix, mon père, et vous, le voudriez-vous pour votre enfant?

—Mais, Nadia, dit le prince avec beaucoup de bon sens, tous les mariages ne sont pas comme ceux-là! J'ai épousé ta mère, je t'assure que ce n'était ni par manque d'occupation pour mon esprit oisif, ni pour voir ma maison bien tenue, ni pour augmenter ma fortune; je l'ai épousée tout simplement parce que je l'aimais! Tu trouves que cela ne suffit pas?

—Ce n'est pas cela que je veux dire, reprit la jeune fille, légèrement embarrassée. Ne pensez-vous pas, mon père, qu'on pourrait concilier votre manière de voir et la mienne, en épousant un homme sans fortune qu'on aimerait?

Roubine fit un mouvement, Nadia se leva rapidement et s'assit sur une chaise basse en face de son père.

—Dis tout de suite que tu t'es éprise d'un étudiant pauvre et que tu veux l'épouser pour donner à son génie des ailes d'or et de papier-monnaie?

—Non, mon père, cela n'est pas, répondit-elle fermement, quoiqu'elle fût devenue très-pâle; mais si cela était, y verriez-vous du mal?

—Certainement! Écoute bien, mon enfant: je ne mettrai pas d'obstacles au mariage de ton choix, pourvu que tu m'amènes un gendre bien élevé, homme du monde, un gendre digne de moi, et digne de toi; les étudiants peuvent avoir du génie, Nadia, mais ils ont des familles impossibles. Voyons! sois franche! accepterais-tu d'être la bru d'un prêtre de village ou d'un petit épicier de province, ou d'un employé de quatorzième classe au ministère des affaires étrangères... quand le ministre actuel a demandé ta main il n'y a pas trois mois!

Nadia écoutait respectueusement sans la moindre apparence de rébellion, mais avec la même fermeté de maintien.

—Mon père, dit-elle, le ministre avait cinquante ans, et pour mille raisons qu'il serait superflu de vous donner, je ne pouvais l'aimer; par conséquent, je ne pouvais l'épouser. Vous connaissez le respect que j'ai de moi-même; pourquoi alors me prêter des pensées que je ne saurais avoir? L'homme qui sera mon mari, qui sera votre gendre, sera forcément un homme du monde, instruit et bien élevé; sans cela, comment l'aimerais-je?

—Tu auras alors beaucoup de peine à mettre d'accord tes théories utilitaires avec tes sympathies personnelles, fit le prince avec un soupir.

—Alors j'aimerais mieux ne jamais me marier, répondit la jeune fille, avec un sourire charmant.

—Si tu crois que tu m'ouvres là une perspective rassurante! s'écria Roubine. Une vieille fille philanthrope et humanitaire, un vrai fléau! Quel avenir!

—Ne grondez plus, mon père, je vais vous faire un peu de musique.

Elle penchait vers lui son beau visage avec tant de grâce câline, tant d'abandon filial, que, malgré son humeur, il ne put y résister, et il embrassa la joue fraîche qui s'offrait à lui.

—Pas de musique sérieuse, répondit-il; mais si tu me jouais une valse de Strauss, cela changerait peut-être le cours de mes idées.

Nadia étouffa un soupir et se mit au piano. Le prince se croisa les bras, et, tant que joua sa fille, il marcha de long en large dans le vaste salon. Quand elle eut terminé, il se tourna vers elle.

—Tu n'aimes pas cette musique-là? dit-il en la regardant avec une sorte de tendresse inquiète.

—Pas beaucoup, cher père.

—Oui; c'est de la musique inutile, n'est-ce pas? De mon temps, on aimait cela; nous aimions les Italiens, Bellini, Rossini; Donizetti nous paraissait déjà compliqué; vous autres jeunes, vous avez changé tout cela; les classiques vous semblent trop simples; il vous faut du Schumann! Et moi, je n'y entends rien... Est-ce nous qui nous faisons vieux, ou vous qui voulez aller trop vite?...

La jeune fille écoutait, les mains jointes, la tête baissée; elle leva les yeux sur son père.

—Tu es une utilitaire, n'est-ce pas? reprit le prince encore chagrin. Tu veux, que tout serve à quelque chose? Tu ne comprends pas les belles choses pour le plaisir de les avoir, de les voir; tu portes des robes merveilleuses parce que cela fait travailler les couturières, et tu cueilles des roses qui valent cinq roubles la pièce parce que cela fait vivre les jardiniers... Tu m'as expliqué tout cela... mais moi, Nadia, j'aime tes robes parce qu'elles te rendent plus jolie, et j'aime les roses parce qu'elles sentent bon... Cela ne te suffit pas à toi?

—Vous êtes le meilleur des hommes et le plus adorable des pères, répondit-elle en lui souriant; on ne vous demande rien de plus. Vous avez rempli votre tâche sur la terre en étant un brave officier, un bon père de famille, un propriétaire foncier des plus indulgents. Vous avez le droit d'aimer les roses pour elles-mêmes, mes robes parce qu'elles me vont bien, et les valses parce qu'elles vous rappellent d'heureux souvenirs, ou parce qu'elles bercent doucement vos rêveries, sans que vous ayez besoin de vous fatiguer le cerveau pour les comprendre. Soyez indulgent pour votre enfant indocile, mon père, car elle vous aime par-dessus tout en ce monde!

La paix était faite; aussi bien, le prince ne se sentait plus en état de lutter pour ce jour-là; rien ne répugnait plus à sa bonne nature que le ton de la réprimande, et le sentiment de son devoir paternel pouvait seul le mettre en humeur de gronder. Heureux de pouvoir mettre de côté les idées désagréables qui le hantaient depuis la veille, il s'abandonna au plaisir d'écouter sa fille, qui feuilleta pour lui pendant une heure un recueil complet de partitions italiennes.

La pluie tombait toujours: Nadia, fatiguée, avait quitté le piano, et s'approchait de la fenêtre pour lire le journal, quand la porte s'ouvrit, et un domestique, s'approchant de la jeune fille, lui dit quelques mots à mi-voix.

—Qu'y a-t-il? demanda le prince en se retournant.

—Rien, mon père. C'est l'intendant qui envoie son fils nous apporter les comptes pour le premier semestre de l'année.

—Pourquoi ne vient-il pas lui-même?

—Il est malade, paraît-il; voulez-vous le recevoir, ou préférez-vous que je vous épargne cet ennui?

—Vas-y, fit Roubine avec un demi-sourire. Puisque tu aimes à te rendre utile... Et puis, au bout du compte, c'est toi qui es mon ministre des finances...

Nadia lui envoya un baiser du bout des doigts et quitta la salle à manger. Le prince prit alors le journal abandonné et se mit à le lire, mais le courage lui manqua bientôt; il déposa son houka, s'endormit d'un paisible sommeil sur les dépêches de l'étranger.

Le fils de l'intendant était un beau garçon de vingt-quatre ans, d'une structure un peu lourde, et qui devait encore s'alourdir avec l'âge; mais pour le moment, ses cheveux et sa barbe d'un blond foncé, et ses yeux bleus largement ouverts, donnaient à sa physionomie un certain charme, qu'aurait démenti pour un observateur attentif une expression rusée qui apparaissait de temps en temps dans le regard, si franc en apparence. Il attendit debout dans la vaste pièce qui servait d'antichambre, et s'inclina respectueusement devant la jeune princesse, dont il porta la main à ses lèvres, suivant l'usage russe.

—Eh bien, Féodor, dit-elle, tout va-t-il bien à la campagne?

—Très-bien, princesse, avec l'aide de Dieu, répondit le jeune homme, en souriant de façon a découvrir ses belles dents blanches.

—Venez par ici, fit Nadia en entrant dans le cabinet de son père, vaste pièce assombrie déjà par d'épais rideaux foncés, où le jour triste et pluvieux pénétrait à peine.

Elle s'assit devant le grand bureau de chêne et indiqua un siège près d'elle au jeune homme, qui resta debout encore un instant.

—Vous avez apporté vos papiers? demanda-t-elle.

—Oui, princesse.

—Eh bien, asseyez-vous donc, et montrez-les-moi.

Avec un geste qui exprimait à la fois son sentiment de l'honneur qui lui était fait et une certaine aisance familière, Féodor Stepline prit la chaise qu'on lui désignait et tira d'une volumineuse serviette une liasse de papiers que la princesse examina minutieusement un à un, tout en ayant soin de reporter les chiffres qu'ils représentaient sur un carnet à part. Quant la liasse fut complètement dépouillée, Nadia fit l'addition des chiffres qu'elle avait notés, et la vérifia à plusieurs reprises.

Pendant qu'elle opérait ce travail, les yeux du jeune homme l'observaient attentivement, avec des expressions parfois très-diverses. Tantôt ils s'arrêtaient avec admiration sur les lourdes tresses, sur le cou blanc, incliné vers le papier, sur les doigts effilés, chargés de bagues étincelantes; puis ils se reportaient sur les sommes inscrites sur le carnet, et brillaient alors d'un éclat sombre et presque méchant. Lorsque Nadia eut fini ses calculs, elle releva la tête et tourna son visage vers Stepline.

—Total: trente-sept mille six cents roubles? dit-elle.

—Exactement, princesse, répondit Féodor en reprenant un air officiel. Les voici.

Il tira du portefeuille plusieurs paquets de billets de banque et les passa un à un à la jeune fille, qui les vérifia soigneusement, en les mettant de côté à mesure dans un tiroir. Lorsque le dernier eut été rejoindre les autres, elle ferma le tiroir, mit la clef dans sa poche, tourna un peu son fauteuil vers Stepline, et lui dit avec grande douceur:

—Maintenant, parlez-moi un peu de votre village.

Féodor Stepline prit aussitôt un air grave.

—Tout y va à souhait, princesse, dit-il; votre école est pleine d'enfants... L'instituteur est parti il y a huit jours, mais les classes continuent néanmoins.

—Parti? Pourquoi?

—Il s'ennuyait, je pense, dit Féodor en baissant les yeux. Depuis longtemps il négligeait ses devoirs...

—Pourquoi ne pas me l'avoir écrit? fit Nadia avec animation. Les classes ne devaient pas souffrir de sa négligence.

—Elles n'en ont pas souffert, répondit le jeune homme, toujours avec le même air de modestie.

—Qui donc suppléait le maître?

—Moi. Excusez-moi, Votre Altesse, si j'ai encouru le risque de vous déplaire, continua-t-il avec un redoublement d'humilité, mais je savais que vous aviez cette école extrêmement à cœur, et j'ai remplacé le maître toutes les fois qu'il a manqué sa classe.

Nadia allait le remercier chaleureusement, elle le regardait et ouvrait la bouche pour parler, lorsque, soudain, elle s'arrêta dans son élan, fixa les yeux sur lui avec une certaine persistance et dit d'un ton calme:

—Je vous remercie.

Stepline n'avait pas remarqué ce changement; il reprit du même ton ému:

—Tout le monde à la campagne est pénétré de la bonté de notre princesse. Les effets d'une initiative généreuse sont parfois bien divers et bien inattendus... En voyant le mal que la princesse se donne, plus d'un, qui ne songeait qu'à vivre honnêtement en remplissant son devoir, a compris que cela n'était pas suffisant, et s'est adonné à d'autres études. Le petit hôpital est trop petit, et mon père ne peut plus suffire aux demandes des malades; le peu de connaissances qu'il a en médecine, celles que notre princesse a bien voulu lui communiquer, n'est plus à la hauteur des besoins... il nous faudrait un jeune médecin, un officier de santé, tout au moins...

—Qui se dévouera assez à la cause de ceux qui souffrent, pour s'enterrer dans un village de province, sans relations intellectuelles, sans distractions d'aucun genre...

—J'avais pensé, reprit Stepline, de la même voix contenue et pour ainsi dire étouffée, que si notre princesse daignait m'encourager...

—Eh bien? fit Nadia, un peu curieuse.

—J'aurais volontiers fait les études nécessaires... Ce n'est après tout ni très-long ni très-difficile, et alors...

—Vous auriez consacré votre vie à notre petit hôpital? demanda la jeune fille, un peu troublée par cette proposition inattendue.

Stepline la regarda.

—Certes, dit-il.

—Je vous croyais ambitieux.

Une lueur singulière passa dans les yeux du jeune homme.

—Ma plus haute ambition n'a jamais cessé d'être un simple vœu: celui de me rendre digne des bontés de notre bienfaisante princesse, de mériter un peu de son estime... un peu de cette affection qu'elle fait rayonner sur tous ceux qui l'approchent...

Nadia baissa les yeux à son tour et se mordit les lèvres.

—Ce n'est pas uniquement l'ambition de bien faire, alors, qui vous pousse dans cette voie? dit-elle, sans témoigner d'émotion.

Stepline prit une assurance nouvelle.

—Vous nous avez enseigné et répété, princesse, dit-il, et vos enseignements ne sont pas tombés dans un terrain stérile, que l'homme est le fils de ses œuvres, et qu'il n'est pas de situation à laquelle ne puisse parvenir un homme vraiment résolu et intelligent. Vous nous avez cité de nombreux exemples dans l'histoire de tous les pays, ajoutant que si ces faits se produisaient plus rarement en Russie, c'était à cause de l'inégalité des conditions, mais que peu à peu ces distances s'effaceraient... Votre père a bien voulu affranchir le mien; je suis un homme libre; pourquoi, dites-le, princesse, ne pourrais-je pas aspirer aux destinées que vous m'avez fait entrevoir?

—Vous parlez bien, dit Nadia, vous avez reçu une bonne éducation.

—Mon père n'a rien ménagé pour m'instruire, répondit Féodor. Il sait à peine lire lui-même, mais il m'a fait enseigner par le prêtre de notre église tout ce que celui-ci pouvait m'apprendre. Pour le reste j'ai passé deux ans à l'Université de Moscou...

—Et vous vous résigneriez à consacrer votre existence à de pauvres souffreteux de village? demanda la jeune fille encore incrédule.

—Pour vous, que ne ferait-on pas? dit-il à voix basse.

Nadia se leva doucement et prit les liasses de papiers entre ses deux mains.

—J'en parlerai à mon père, dit-elle. C'est à lui de juger ces questions-là.

—Si vous vouliez parler en ma faveur, insista le jeune homme.

—C'est l'affaire du prince, répéta Nadia. Quand repartez-vous?

—Quand vous l'ordonnerez, répondit Stepline d'un ton soumis.

—Tout de suite, alors, dit la jeune fille d'un ton calme.

—Sans vous revoir?

Elle fixa sur lui le regard de ses beaux yeux fiers et tranquilles.

—Nous avons terminé nos affaires, dit-elle, je n'ai plus de temps à vous donner. On vous écrira, relativement à la demande que vous venez de faire.

—Et quand notre princesse daignera-t-elle visiter ses terres?

—Dans trois semaines environ; mais vous aurez la réponse de mon père bien avant cela.

Stepline restait debout, dans une attitude humiliée.

—Vous direz aux enfants de notre école que je leur sais gré de leur bonne conduite. Je vous remercie encore une fois d'avoir pris soin d'eux... Nous enverrons un nouveau maître d'ici peu. En attendant, je vous prie de bien vouloir leur continuer vos soins.

Elle parlait avec une urbanité parfaite, mais sans le moindre abandon. Féodor Stepline sentit qu'il venait de perdre une grosse partie, et pourtant, il n'avait pas conscience d'avoir mal joué.

—Au revoir, fit Nadia en le saluant d'un signe de tête.

Elle sortit du cabinet, et il la suivit l'air penaud. Elle entra dans la salle à manger dont la porte se referma sur elle, et il quitta aussitôt la maison.

—Qu'est-ce qu'il t'a conté, ce blanc-bec? demanda en français le prince qui sortait de son doux sommeil.

—Il m'a compté vos revenus, dit Nadia en souriant. Nous sommes riches, mon père; le rendement de nos terres du Volga seules donne pour le semestre plus de trente-sept mille roubles.

—Eh bien, tant mieux! fit Roubine en étouffant un bâillement; tu pourras t'acheter une autre voiture; tu avais envie d'un petit panier à deux poneys que nous avons vu l'autre fois; veux-tu que je l'envoie chercher? Je t'en fais cadeau.

—Non, merci, mon père, répondit la jeune fille d'un ton pensif. Je vous demanderai peut-être autre chose.

—Fais ce que tu voudras. Dis, Nadia, est-ce qu'il va pleuvoir comme cela toute la journée? continua Roubine d'un ton si piteux qu'elle ne put s'empêcher de rire.

—Je crains, mon père bien-aimé, que même avec trente-sept mille roubles dans votre tiroir, il ne vous soit impossible d'empêcher cela.

—Eh bien, au moins, envoie chez Korzof pour l'inviter à dîner. C'est assommant, la pluie! on ne sait plus que faire de soi!

Sans faire d'objection, Nadia fit exécuter l'ordre de son père. Le messager revint en peu de temps avec la nouvelle que Korzof acceptait l'invitation, et se présenterait à cinq heures, ce qui parut satisfaire Roubine, et lui rendit sa bonne humeur.

—Mon père, dit la jeune fille, qu'est-ce que c'est que Féodor Stepline?

—Un garçon intelligent: son père est un vieux coquin, mais autant le garder comme intendant que d'en prendre un autre qui me volerait tout autant: au moins, je suis accoutumé à la façon de voler de celui-là; un autre, cela me changerait.

Mille impressions fugitives avaient passé sur le visage de Nadia pendant que son père parlait; quand il eut terminé, elle resta un instant silencieuse.

—Mais, dit-elle en hésitant, son fils n'en sait rien?

—Féodor? C'est lui qui fait les comptes! Son père est très-fort sur l'addition et surtout sur la soustraction; il réussit même fort bien la preuve, puisque je ne l'ai jamais pincé en flagrant délit, mais il ignore les plus vulgaires éléments de l'orthographe, et c'est M. Stepline fils qui aligne les belles écritures que voilà (il indiquait les papiers); et pour une parfaite régularité, un commis aux écritures les copie sur les registres. Tu les connais, nos beaux registres? Sont-ils assez bien tenus!

Roubine riait bonnement; la pensée qu'en échange des huit ou dix mille roubles qu'il lui volait annuellement, son intendant offrait à son inspection de si beaux registres, lui semblait très-comique.

Nadia ne riait pas.

—Ce garçon complice de son père, dit-elle enfin, cela me passe! Comment concilier...

—Concilier quoi? demanda le prince, amusé de la voir perplexe, car il aimait à la taquiner.

En peu de mots, la jeune fille mit son père au courant des ambitions de Féodor.

—Il t'a conté cela? fit Roubine devenu grave. En quels termes?

Nadia essayait de se rappeler exactement les paroles du jeune homme... tout à coup une rougeur ardente envahit son visage, et elle s'arrêta brusquement.

—Peu importe, dit-elle: évidemment, c'est un vulgaire ambitieux.

Son père la regardait avec une certaine inquiétude. Il leva un doigt en l'air.

—Prends garde, ma fille, dit-il, avec tes idées de nivellement des classes, tu pourrais faire naître dans des cerveaux détraqués des pensées que tu n'as jamais voulu leur communiquer... Cet imbécile ne t'a pas manqué de respect, j'espère, que te voilà si déconfite?

—Non, mon père, pas le moins du monde, répondit la jeune fille, profondément mortifiée au souvenir des paroles de Féodor: «Pour vous, que ne ferais-je pas?» Que lui répondez-vous?

—Oh! c'est bien simple: que mes malades n'ont pas le temps d'attendre qu'il ait fini ses études, et que nous chercherons un officier de santé tout prêt.

Nadia embrassa son père. La porte s'ouvrit, et Korzof entra.

—Il pleuvait tellement, dit-il en s'excusant de se présenter de si bonne heure, et la journée me paraissait si longue, que je suis venu, au risque d'être importun...

—Non, non! s'écria Roubine enchanté. Nous allons faire un whist avec un mort, en attendant le dîner. Il n'y a encore que les cartes pour tuer une journée qui ne veut pas mourir.

La table de jeu fut aussitôt dressée, et les trois partenaires s'assirent gravement autour, comme si c'eût été un autel, prêt pour quelque sacrifice. Avec l'entrée de Korzof une influence de joie et de bien-être semblait être répandue dans l'appartement. Ils jouèrent ainsi, jusqu'à l'heure du dîner, tout en causant de mille choses.

Vers sept heures, une éclaircie se fit dans le ciel gris, et une bande jaune se montra à l'occident.

—Miracle, il ne pleut plus! s'écria Roubine en ouvrant la porte de la terrasse.

Une bonne odeur de verdure mouillée pénétra dans la salle à manger, et les trois amis se risquèrent au dehors. La vapeur d'eau montait de partout en un brouillard léger que perçaient à peine des points plus foncés représentant des édifices ou des masses d'arbres. Un peu de soleil apparut, éclairant d'une joie mélancolique les arbrisseaux encore abattus sous le poids de l'averse.

—Ah! on revit! s'écria Roubine en se dégourdissant les jambes à grands pas.

Nadia était restée sur le seuil, pour ne pas mouiller ses petits souliers. Korzof s'approcha d'elle.

—S'il fait beau, mademoiselle, lui dit-il, n'irez-vous pas vous promener demain dans les parterres?

Elle fit un signe d'approbation.

—Me permettrez-vous de vous y rencontrer?

Elle répéta le même signe.

—Je vous remercie, fit Korzof avec beaucoup de dignité.

Elle comprit que celui-là était un homme; il savait le prix de ce qu'il demandait, et se sentait digne de l'obtenir. Elle quitta la porte de la terrasse et se dirigea vers le salon, où elle s'assit devant le piano. Ses doigts errèrent distraitement sur les touches, jusqu'au moment où les deux hommes vinrent la rejoindre.

Entre la musique et la conversation, ils passèrent une soirée délicieuse.

IV

Un vent frais et joyeux faisait frissonner les feuilles des grands tilleuls et secouait sur les avenues une jonchée de fleurs ailées et odorantes, qui s'envolaient au loin jusque dans les parterres. Nadia vint s'asseoir au bout des jardins, à l'endroit où ils rejoignent les allées qui coupent les taillis, et elle resta rêveuse un instant, les mains à demi enlacées sur ses genoux.

Elle était seule; sa dame de compagnie lui avait demandé une heure de congé, et la jeune fille l'avait accordée, voyant dans ce hasard une intention providentielle. C'était donc un véritable tête-à-tête qu'elle allait accorder à Dmitri Korzof, car les rares passants n'étaient pas des témoins, et la société de Péterhof, à cette heure brûlante de la journée, se reposait à l'abri des pavillons de coutil, dans les jardins des villas.

Nadia avait à peine eu le temps de penser à ce qu'elle allait dire, lorsque Korzof parut au bout de l'avenue. Il marchait vite; en l'apercevant, il ralentit le pas et s'approcha d'un air calme; mais son visage sérieux, presque rigide, décelait l'effort qu'il faisait pour conserver cette apparence.

—Je vous remercie d'être venue, mademoiselle, dit-il après l'avoir saluée. Vous avez compris qu'il s'agissait pour moi d'une chose grave... en un mot, c'est le bonheur de ma vie que vous tenez dans vos mains.

Nadia inclina la tête, sans le regarder. En l'écoutant, elle avait senti au fond de son âme une émotion étrange et solennelle, comme le chant des notes graves d'un orgue dans une haute cathédrale: c'était triste, presque douloureux, et cependant mêlé d'une joie sérieuse, presque sainte.

—Il y a longtemps que je vous aime, princesse, continua Korzof, qui pâlissait de plus en plus. Je me suis efforcé de vaincre ce sentiment... il me semblait que vous n'étiez pas disposée à l'encourager; dès lors, pourquoi m'exposer à des chagrins inutiles?... J'ai combattu, vainement. Je ne suis pas le plus fort. Si vous acceptez d'être ma femme, je serai heureux toute ma vie, et je tâcherai d'être bon; si vous refusez...

La voix lui manqua. Il leva les yeux sur la jeune fille, et son regard acheva la phrase commencée.

À son tour, Nadia le regarda; il vit sur son visage quelque chose de tremblant et d'indécis, de tendre et de pénible, qui lui rendit soudain le courage.

—Vous accepterez? lui dit-il à voix basse, en s'asseyant près d'elle.

La jeune fille reprit son empire sur elle-même.

—Il s'est passé, dit-elle, quelque chose de bien étrange dans mon esprit. En vous écoutant parler, il m'a semblé que je devais vous répondre oui... j'ai eu l'impression que nous serions heureux ensemble, et puis...

—Quoi donc? demanda anxieusement Korzof.

—Et puis, je me suis dit que nos idées, notre façon de voir la vie ne sont pas les mêmes, et que c'est une parfaite communauté de vues qui est la vraie base du bonheur...

—Et l'amour, vous le comptez pour rien? fit le jeune homme presque en souriant.

Nadia rejeta fièrement sa tête en arrière, d'un geste qui lui était familier.

—L'amour passe, dit-elle; la communion d'esprit reste.

—Mais nos idées sont les mêmes, chère princesse, s'écria Korzof enhardi. Nous voulons tous deux le bonheur de ceux qui nous entourent, n'est-il pas vrai? Il ne s'agit que de s'entendre sur les moyens. Ce n'est pas cela qui sera difficile. D'ailleurs, je voudrai tout ce qui vous plaira.

Il parlait avec une chaleur communicative. Nadia sourit à son tour, puis soudain redevint grave.

—J'ai fait un vœu, dit-elle, pendant que son beau visage s'assombrissait.

—Un vœu téméraire, non avenu! Qui n'a jamais fait de semblables serments?

—Moi! reprit Nadia; je n'ai jamais fait de serment que je ne fusse résolue à tenir, celui-là comme les autres.

Mais, après avoir gagné tant de terrain, Korzof n'était pas disposé à le perdre. Il se décida à défendre vaillamment ce qu'on voulait lui reprendre.

—Qu'exigerez-vous de votre mari, princesse? dit-il d'un ton enjoué. Qu'il soit bien élevé, d'abord, n'est-il pas vrai?

Nadia fit un signe affirmatif.

—Honnête? d'une vie sans tache? instruit? Il me semble, sans trop d'amour-propre, que je puis me vanter de réunir ces avantages. Que faut-il encore? Qu'il se dévoue à quelque grande idée. Montrez-moi le chemin, je vous suivrai. Dans la voie du bien comme ailleurs, vous serez mon étoile.

Une émotion nouvelle, plus tendre et plus délicieuse encore, envahit le cœur de la jeune fille.

Cet homme était vraiment celui que le ciel lui destinait. Quel autre eût jamais tenu ce langage? Mais le souvenir importun du vœu la troubla aussitôt et détruisit toute sa joie.

—Vous êtes riche, dit-elle lentement et comme à regret.

Il y eut entre eux un silence; le vent bruissait gaiement dans le feuillage, et l'on entendait à intervalles irréguliers le bruit d'une goutte d'eau qui tombait dans quelque réservoir invisible.

—Mais, princesse, dit enfin Korzof, c'est parce que je suis riche que je suis l'homme que vous connaissez. C'est précisément cette fortune qui m'a donné les moyens d'acquérir l'instruction et les idées généreuses que je me suis efforcé de développer en moi-même. Pauvre et obligé de lutter avec la vie, qui sait si j'aurais songé au sort de mes semblables?

—La fortune peut être un moyen, elle ne doit pas être un but, répondit Nadia.

—Mais je ne cherche pas à m'enrichir! Au contraire! J'ai dépensé beaucoup d'argent à des choses qui ne m'ont procuré que des jouissances intellectuelles ou morales!...

—Ce n'est pas assez, interrompit vivement la jeune fille. C'est encore de l'égoïsme, cela. Il faut travailler pour les autres.

Korzof ne répondit pas. Au bout d'un instant, contristé, il reprit:

—Vous pensez beaucoup aux autres, princesse, et pas du tout à moi. Je crains bien de n'avoir pas réussi à vous inspirer la plus légère sympathie.

D'un mouvement spontané, Nadia lui tendit la main.

—Ah! ne croyez pas cela, dit-elle.

Elle rougit aussitôt et retira sa main. Des larmes brûlantes montèrent à ses yeux, et, pour la première fois de la vie, elle s'aperçut qu'elle pourrait bien s'être trompée.

—Que voulez-vous de moi, alors? fit Korzof très-ému.

Ils étaient brisés tous les deux, comme après quelque violent effort physique. La difficulté qu'ils trouvaient à s'entendre pesait sur eux comme une montagne.

—Je voudrais, dit tout à coup Nadia, je voudrais que vous ne fussiez pas riche. Je comprends que vous ne puissiez pas vous résigner à vous dépouiller d'une fortune qui ne vous sert qu'à faire de nobles actions; et moi, j'ai juré d'épouser un homme sans fortune...

—C'était un vœu téméraire, dit doucement Korzof.

—Il se peut, répondit-elle en détournant son visage couvert de rougeur; mais il existe, ce vœu; je ne puis m'en dédire.

—Si je donnais ma fortune aux pauvres, m'épouseriez-vous? s'écria le jeune homme en lui prenant les deux mains.

Elle eut bien envie de répondre oui, mais une autre pensée l'arrêta.

—Que feriez-vous sans votre fortune? dit-elle. À quoi emploieriez-vous vos loisirs d'homme oisif et sans vocation particulière? Vous comprenez bien que je ne puis avoir eu l'idée d'épouser un homme absolument pauvre! Ce que je voulais, c'est qu'il gagnât par lui-même ses moyens d'existence; c'est qu'il fût un travailleur, en un mot. Voilà ce que vous ne pouvez être!

—Alors, reprit Korzof d'une voix brève, vous ne m'épouserez pas. Ce sera pour jeter votre beauté, vos goûts raffinés, vos aspirations généreuses dans les mains d'un autre, qui n'aura pour vous ni mon ardente tendresse, ni mon respect passionné, ni mon inébranlable résolution de faire toujours pour le mieux, en ce monde de luttes et de difficultés. Celui-là n'aura rien de plus à vous apporter que moi-même, il aura de moins le désir longtemps caressé de devenir digne de vous; mais, comme il aura eu le bonheur de naître pauvre, il sera l'élu, et moi, misérable et désolé, j'irai me consoler au bout du monde, en dépensant ma fortune dans des fondations utiles dont vous ne me saurez pas le moindre gré... Voyons, pour vous plaire, que faut-il que je fasse? faut-il que je sois maçon, serrurier? Non? professeur?

—Non, dit Nadia indécise. Je ne sais pas ce que je veux.

—Mais vous savez ce que vous ne voulez pas! Vous ne voulez pas de moi?

Un instant, blessée par le ton d'amertume de Korzof, elle fut sur le point de lui répondre durement un non définitif; mais elle comprit qu'il souffrait et retint cette parole cruelle.

—Réfléchissez, dit-elle avec douceur; rendez-moi au moins cette justice que je suis de bonne foi, que j'ai prononcé mon serment sous l'impulsion d'un sentiment loyal et sincère...

—Ah! chère aveuglée, fit tristement Korzof, ce sont les plus grandes âmes qui commettent les plus fatales erreurs!

—Encore ne sont-elles préjudiciables qu'à elles-mêmes! riposta la jeune fille en se levant.

—Vous oubliez que je vous aime et que vous me faites beaucoup de chagrin.

Elle hésita un instant, puis leva sur le jeune homme un regard franc et pur.

—Si vous étiez pauvre, fit-elle, si vous étiez un de ceux qui travaillent à la grandeur de la patrie ou de l'humanité...

—Faut-il que je reprenne le service militaire? dit Korzof en la retenant du geste.

—Non: la Russie ne manque pas d'officiers.

—Alors vous refusez?

—J'ai juré, dit-elle en se détournant. Il vit que c'était avec regret.

—Princesse, ajouta-t-il à voix basse.

—Que voulez-vous?

—Donnez-moi votre main, de bonne amitié au moins.

Sans lever les yeux, elle lui présenta sa main souple et effilée, qu'il serra chaleureusement. Elle le quitta aussitôt, sans un mot, sans un regard en arrière.

Au milieu du parterre, Nadia rencontra sa dame de compagnie, qui venait la chercher; elles reprirent ensemble le chemin de la villa, pendant que Korzof, immobile à la même place, les suivait des yeux en méditant profondément.

Deux jours s'écoulèrent. Le prince manifestait de temps en temps quelque mauvaise humeur. Le beau temps continuait avec une sérénité engageante. Les visites affluaient tout le jour soit dans le grand salon, soit sur la terrasse; à tout moment, le piano résonnait sous la main de Nadia ou sous celle de quelque autre jeune fille; mais la princesse elle-même, tout en remplissant ses devoirs d'hospitalité avec la grâce sereine qui était son apanage, ne pouvait secouer une gravité plus prononcée que de coutume. C'était cet air sérieux, accompagné de longs silences, qui pesait sur Roubine et lui donnait des accès d'impatience.

—Invite du monde, Nadia, dit-il un jour d'un ton décidé; il faut qu'on s'amuse ici, il faut qu'on danse demain soir. Cette maison devient triste comme un bonnet de nuit. Parce que tu as l'intention de te faire religieuse, ce n'est pas une raison pour que je prenne le voile. Je n'ai pas fait de vœu, moi!

Il parlait d'un ton railleur qu'il voulait rendre plaisant, mais où perçait l'amertume. Sa fille le regarda avec des yeux pleins de reproches, qu'il feignit de ne pas voir.

—Qui vas-tu inviter? Il faut qu'on danse. Je veux un peu de bruit et de gaieté, que diable!

Nadia s'assit devant son petit bureau et prit dans son tiroir des cartes de vélin sur chacune desquelles elle écrivit quelques mots. Sans mot dire, son père s'assit en face d'elle et écrivit les adresses. Quand une vingtaine de cartes furent prêtes, Roubine sonna et les remit au valet de pied qui parut.

—As-tu invité Korzof? fit le prince en se retournant vers sa fille.

—J'ai oublié, répondit-elle en rougissant.

—C'est bien; j'y vais; je l'inviterai moi-même. Il prit son chapeau et sortit. Restée seule, Nadia appuya sa tête sur sa main et se mit à réfléchir. Au bout d'un instant, elle vit tomber une goutte brillante sur le papier devant elle, porta la main à ses yeux, et s'aperçut qu'elle pleurait.

À quoi bon la fierté, l'orgueil, la dignité, la sainteté des serments, si elle ne pouvait s'empêcher de pleurer? Elle avait beau refouler avec son mouchoir les larmes qui s'obstinaient à monter à ses yeux, elle pleurait quand même, comme on pleure quand on s'est contenu trop longtemps. Voyant qu'elle ne pouvait s'arrêter dans l'effusion étrange d'un chagrin innommé, presque inconnu, elle monta dans sa chambre et se jeta sur sa chaise longue, pour essayer de se calmer.

Lorsque son père rentra, il la trouva plus pâle que de coutume, mais souriante et douce. Honteux de la façon un peu rude dont il lui avait parlé, il l'embrassa tendrement et se mit à lui raconter ses pérégrinations.

—J'ai été chez Lapoutine; excellents cigares, garçon bien ennuyeux, mais si bon cœur! Amoureux de toi, Nadia. L'épouseras-tu? Non? Tu feras bien. Ce gendre-là me ferait mourir d'un bâillement continu. Ensuite chez Norof. Trop amusant, celui-là; il sait une anecdote sur le compte de chacun; mais, si on le croyait, la société ne serait plus qu'un repaire de brigands. J'y ai trouvé Lesghief. Ils viendront tous les trois. J'ai été chez Korzof; pas trouvé Korzof. Son valet de chambre m'a dit qu'il est à Pétersbourg depuis deux jours. Il reviendra ce soir ou demain matin. Je lui ai envoyé un télégramme. Il faut qu'il vienne: il n'y a pas de bonne partie sans lui.

Il regardait en dessous le visage de sa fille, devenue soudain soucieuse.

—As-tu des réponses? reprit-il.

—Oui; tout le monde viendra.

—Parfait! Tâche que ce soit joli.

—Ce sera joli, mon père; n'ayez aucune inquiétude de ce côté.

Le lendemain soir, à huit heures et demie, Nadia descendit dans le grand salon, toute prête à recevoir ses invités; comme elle s'y était engagée, «c'était joli», et Roubine, enchanté, lui en témoigna aussitôt sa satisfaction.

De longues guirlandes pendaient le long des murs, semblables à des colonnes de verdure. Au haut de chacune se trouvait une couronne de fleurs éclatantes; dans les coins, des gerbes immenses de plantes d'un vert sombre et lustré, et partout, placés très-haut, de grands candélabres chargés de bougies, qui brûlaient comme des torches dans l'air tranquille. La terrasse, complètement close par des rideaux de coutil, était décorée d'une façon analogue; dans un angle, un vaste buffet chargé de cristaux et d'argenterie étincelait comme un reliquaire, et des tables couvertes de rafraîchissements rayonnaient tout autour.

Nadia se tenait debout à l'entrée du salon pour recevoir ses invités, qui arrivaient déjà par groupes. Ce n'est guère que dans ces villégiatures impériales de Russie qu'en vingt-quatre heures on peut réunir soixante ou quatre-vingts invités choisis parmi ce que le monde compte de plus élégant. Elle recevait avec une grâce parfaite, souriant aux toutes jeunes filles avec une bienveillance presque maternelle, montrant aux vieilles mamans une déférence filiale, trouvant pour chacun un mot aimable, une prévenance appropriée à celui ou celle qui en était l'objet.

On dansait déjà dans le grand salon; sous la vérandah, les mamans et les vieux généraux jouaient aux cartes, répartis à des tables nombreuses, éclairées chacune de deux bougies, ce qui donnait à la terrasse un aspect bizarre et amusant. Nadia avait dansé la première valse avec un de ses adorateurs les plus empressés, puis, prétextant ses devoirs de maîtresse de maison, elle laissa les autres danses s'organiser toutes seules parmi ses invités qui se connaissaient entre eux, et elle revint dans le premier salon, où, atteinte soudain d'une lassitude encore inconnue, elle s'assit sur un canapé, près de deux vieilles dames peu bavardes; après avoir échangé deux ou trois paroles avec ses voisines, elle put enfin rester silencieuse un moment.

—Pourquoi suis-je triste comme cela? se demanda-t-elle. D'où vient que la vie me pèse ainsi? Il me semble que je porte sur mes épaules le poids d'un crime, et pourtant je n'ai rien fait de mal!

Elle s'enfonçait dans ses méditations, surprise de s'y trouver de plus en plus triste et découragée, lorsqu'un bel aide de camp s'inclina devant elle en faisant sonner ses éperons dans un salut irréprochable.

—C'est le quadrille que vous m'avez promis, princesse, dit-il en souriant de l'air le plus aimable.

—Déjà! faillit dire Nadia.

Elle se retint et accepta le bras qui s'arrondissait devant elle. La contredanse lui parut intermiable; le verbiage de son cavalier lui emplissait les oreilles d'un bruit confus; elle répondait de son mieux, et, comme le bel officier n'écoutait guère que lui-même, il n'était pas exigeant sur l'à-propos des réponses. Tout a un terme cependant, même les contredanses qu'allongent des figures de cotillon; après une demi-heure environ, Nadia, délivrée de son compagnon, entendit une pendule sonner onze heures.

—Il ne viendra pas! se dit-elle, étonnée de se sentir plus misérable et plus isolée au milieu de ce monde brillant qu'elle ne l'avait jamais été jusque-là.

Elle leva soudain les yeux, et sur le seuil de la porte elle aperçut Dmitri Korzof, qui venait d'entrer.

Une bouffée d'air vif et de joie sembla pénétrer jusqu'à elle; à un mot que lui jetait une amie en passant, elle répondit par une boutade qui fit rire aux larmes ceux qui l'entendirent, puis, involontairement, elle fit un pas vers la porte.

Dmitri Korzof s'avançait vers elle, le visage tranquille, mais avec une joie secrète dans le regard. Il lui tendit la main; elle y posa rapidement ses doigts gantés, qu'elle retira aussitôt; mais, dans cette étreinte passagère, elle avait senti quelque chose de confiant et d'heureux que ne démentait pas le timbre de la voix du jeune homme.

—On s'amuse ici, dit-il.

—Oui, comme vous le voyez. Vous nous manquiez.

—J'arrive de Pétersbourg il n'y a qu'un instant.

Roubine passait derrière eux.

—Vous ne pouviez pas venir pour l'heure du dîner? dit-il d'un ton plaisamment bourru.

—Non, prince, c'était impossible. Je l'ai regretté, je vous l'affirme.

Il n'avait pourtant pas l'air de regretter quoi que ce soit; c'est ce que pensa Nadia, et tout à coup une sorte de jalousie bizarre et irréfléchie s'empara d'elle.

—Il a l'air bien content, pour s'être vu refuser ma main! pensa-t-elle.

Une insurmontable envie de pleurer la saisit, et elle voulut s'enfuir, mais l'orchestre jouait une valse; Korzof s'inclina devant elle, passa un bras autour de sa taille, et ils commencèrent à valser au milieu d'un tourbillon de traînes flottantes. Au second tour, elle fit un mouvement indiquant qu'elle désirait se reposer, et il la conduisit vers un petit canapé, placé entre deux portes, dans un endroit relativement tranquille; elle s'assit et il resta debout devant elle.

—Je n'ai pas perdu mon temps à Pétersbourg, lui dit-il en souriant.

—Vraiment? fit-elle d'un air de doute.

—Je vous raconterai cela demain; non: demain, vous seriez trop fatiguée pour m'entendre; mais après-demain, si vous le voulez.

—Soit! fit-elle avec un signe de tête.

Sans qu'elle s'en rendît compte, l'animation joyeuse de Korzof commençait à la gagner, et elle se repentait de son ridicule soupçon de tout à l'heure.

—Que diriez-vous d'une promenade en yacht pour varier un peu vos plaisirs? continua-t-il, en jouant avec l'éventail de la jeune fille, qu'elle lui avait laissé prendre.

—Pourquoi pas? Mais où aller?

Roubine s'était arrêté devant eux et les regardait avec complaisance.

—Où? dit-il. Chez nous! À notre campagne de Spask. Elle se trouve justement sur le bord de la Néva, près du lac Ladoga; pour y aller d'ici en voiture, c'est une histoire à n'en plus finir; en yacht à vapeur, ce sera délicieux; c'est l'affaire de moins d'une journée. Eh! Nadia?

—Certainement, mon père.

—Alors c'est dit, quand?

—Après-demain matin, dix heures, voulez-vous?

—C'est entendu, tu seras prête, Nadia?

—Ne suis-je pas toujours prête? demanda-t-elle avec son joli sourire gai, qui reparut sur son visage pour la première fois depuis plusieurs jours.

La fête continuait, de plus en plus brillante; Korzof semblait aussi heureux que si jamais rien ne fût venu contrecarrer ses projets. Entraînée par cette belle gaieté, Nadia se laissa aller à une sorte de joie mystérieuse qui pénétrait doucement dans son âme.

—À quoi bon, se dit-elle, demander au destin plus qu'il ne peut vous donner? Aujourd'hui a sa part, nous verrons ce qu'apportera demain!

Demain n'apporta rien du tout: la journée s'écoula, semblable à toutes les autres, dans une multitude de menus préparatifs pour le voyage du lendemain, qui devait se prolonger plusieurs jours car Roubine entendait bien ne pas s'être dérangé pour rien et examiner sa propriété de fond en comble. Vers le soir, Korzof envoya demander si le projet tenait toujours, et reçut par l'entremise de son valet de chambre une réponse affirmative.

À dix heures précises, Nadia et son père parurent sur l'estacade, où le joli yacht était accosté. Korzof était sur le pont, prêt à les recevoir; ils traversèrent la passerelle, aussitôt retirée, et sur-le-champ le gracieux navire se dirigea vers Pétersbourg, laissant derrière lui le reflet des ombrages merveilleux de Péterhof se confondre dans le sillage écumeux.

La journée était splendide, une tente de toile écrue ombrageait l'arrière; les voyageurs restèrent sur le pont, pour admirer à l'aise les villas qui se déroulaient le long du fleuve. Derrière eux, à leur gauche, la lourde masse de granit de Cronstadt semblait s'enfoncer dans la mer comme un énorme monitor, surmonté de quelques tourelles; les mâts des vaisseaux abrités dans le port s'élevaient au-dessus, grêles et élégants; tout cela se perdit bientôt dans le lointain, remplacé par les îles verdoyantes de la Néva, où les membres de la société pétersbourgeoise qui ne veulent pas s'exposer à un long et fatigant voyage pour gagner leurs terres pendant l'été, louent pour une saison de fastueuses maisons de campagne. Des palais appartenant soit à des membres de la famille impériale, soit à de riches particuliers, se dressent au milieu de la verdure, et les bras multiples du fleuve immense disparaissent et reparaissent à travers les sinuosités comme de petits lacs d'argent. L'onde est bleue, semée de paillettes brillantes; le sable de la rive est jaune et doré; parfois on découvre un coin de solitude qui semble inexploré; parfois, une masse de sombres sapins évoque l'idée des climats toujours glacés; mais, l'instant d'après, le frais coloris des tilleuls et des bouleaux délicats vient reposer les yeux.

Pétersbourg dégagea soudain ses dômes d'or de cet océan de verdure et apparut tout armé, tel que Minerve sortant du cerveau de Jupiter. La cathédrale d'Isaac dominait de son dôme énorme l'ensemble varié des palais et des clochers, pendant que les deux flèches rivales de la forteresse et de l'Amirauté se dressaient dans le ciel comme deux aiguilles d'or. Le yacht passa au milieu du gai tumulte des bateaux-mouches et des barques agiles peintes en vert clair, avec des yeux gigantesques, qui simulent à l'avant une tête de poisson, barques solides en réalité, frêles en apparence, et qui remplacent à Pétersbourg les ponts trop rares.

Sur les deux rives, les monuments se succédaient; à gauche, après la forteresse, la masse foncée du parc Alexandre, puis la petite maison de bois que Pierre le Grand habitait pendant que la ville naissante s'élevait sous ses yeux, puis les colonnades interminables de l'Académie de médecine et de l'École d'artillerie, surmontées dans l'air transparent par les cheminées des fabriques qui peuplent cette rive. À droite, en remontant le cours du fleuve, c'étaient les somptueux palais qui, continuant la ligne du Palais d'hiver et de l'Ermitage, font de ce quai l'un des plus curieux spectacles du monde civilisé. Puis des palais encore, de marbre et de pierre, puis le Jardin d'été, entouré de canaux, puis de nouveaux palais, et, dans le fond, au-dessus de tout cela, cent dômes de couleurs diverses: les uns dorés comme des cuirasses, d'autres en étain brillant comme l'argent, d'autres bleus ou verts, parsemés d'étoiles, tous de formes étranges et capricieuses, tous peuplés de cloches, dont les tintements font trembler le sol aux veilles des grandes fêtes.

La rivière se resserrait un peu; à gauche, les maisons devenaient plus rares, les jardins venaient baigner leurs troncs d'arbres dans l'eau, qui coulait plus vive et plus pressée; le couvent de Smolna dressa à la droite des voyageurs son haut clocher pointu; la masse énorme et imposante du couvent d'hommes placé sous le patronage de saint Alexandre Nevsky parut à son tour, puis se déroba en perspective, comme s'il tournait sur lui-même, et les maisons disparurent. Seules les fabriques continuèrent à puiser dans le fleuve prodigue la force motrice et l'eau dont elles avaient besoin. À gauche, la nature avait repris ses droits, et les vastes plaines, les rives désertes, à peine parsemées de quelques osiers, semblaient appartenir à un pays lointain.

C'est à ce moment, où l'intérêt du voyage semblait s'amoindrir, que Korzof pria ses hôtes de descendre dans la salle à manger, où les attendait un somptueux déjeuner. Il était parfait dans son rôle de maître de maison; rien en lui ne trahissait de préoccupations: pourtant, ses yeux se posaient sur Nadia avec une satisfaction évidente, si bien qu'à plusieurs reprises la jeune fille, inquiète, se demanda si, par quelque malentendu ignoré, elle ne lui aurait pas laissé croire qu'elle agréait sa recherche. Mais non, rien ne témoignait non plus en lui la joie d'un homme qui croit toucher au but de ses désirs; la jeune fille se résigna donc à attendre le mot d'une énigme qui finirait bien par se faire connaître.

Enfin, à l'horizon parut un épais massif de tilleuls.

—Voilà Spask! s'écria le prince, enchanté. Sont-ils beaux, les tilleuls de mon grand-père! Dites, Korzof?

—Ils sont énormes! Ils dominent tout le paysage. Quel âge ont-ils?

—Quelque chose comme quatre-vingts ans. Mon grand-père était jeune lorsqu'il les a plantés. Nadia, dis, ce n'est pas déjà si bête de planter des tilleuls! Il me semble que cela a bien son utilité pratique, sans médire de la jeunesse moderne, qui ne plante pas d'arbres et qui se contente de brûler ceux que nos aïeux avaient pris tant de peine à faire croître.

Nadia sourit et ne répondit pas; Korzof la regardait avec une douceur amicale et confiante qui lui ôtait toute envie de relever les taquineries de son père.

Le yacht aborda à un vieil embarcadère vermoulu, dont les poutres, verdies par l'humidité, noircies par l'âge, étaient d'une admirable couleur de vieux bronze. Roubine et sa fille sortirent du bateau et gagnèrent la rive, où les attendait une députation de paysans, commandée par le staroste ou doyen. Korzof les suivit, après avoir donné quelques ordres, et le joli yacht jeta l'ancre dans l'eau tranquille, que rien ne troublait jamais et où les poissons, un instant effrayés, revinrent prendre leurs ébats autour des vieilles poutres.

—Vous allez voir une singulière demeure, je vous en préviens, Korzof; si vous tenez à vos aises, vous ferez bien d'aller coucher à bord de votre bateau. Cette bicoque a été bâtie par mon aïeul, qui ne voulait pas s'éloigner de la cour; cela remonte au temps de l'impératrice Catherine, comme d'ailleurs la plupart des maisons de campagne de ce côté-ci du pays.

Korzof sourit, et, les suivit. Ils entrèrent dans un vieux jardin, clos de palissades, dont les allées principales avaient été jadis pavées en briques, pour retenir le sol en pente à l'époque des dégels. De grands massifs de lilas et de seringas se perdaient dans les taillis, formés par les rejetons des vieilles souches jadis abattues du pied, mais dont les racines étaient restées dans la terre. Au fond du jardin, sur une petite éminence, se dressait la vieille maison de bois encore solide; la couleur jaune dont elle était jadis badigeonnée avait fait place à la patine du temps et reparaissait à peine ça et là.

—Ce n'est pas somptueux, Korzof, je vous le répète; vous qui avez un yacht doublé en bois de citronnier...

—Je renonce au luxe, répondit le jeune homme en regardant Nadia avec le sourire mystérieux qui ne le quittait plus; sérieusement, prince, je fais vœu de pauvreté. Que ce toit modeste et patriarcal m'entende et me soit propice, je le bénirai.

Nadia baissa les yeux. Il la suivit, et tous trois entrèrent dans la vieille demeure, pendant que les paysans, qui les avaient escortés respectueusement et de loin, restaient dehors, humblement découverts.

V

Le lendemain matin, Korzof fut éveillé de bonne heure; sa chambre donnait sur un vieux parterre où les anciennes allées, tracées par un Le Nôtre du cru, se dessinaient, encore visibles, entre leurs bordures de buis centenaire. Il se leva, fit sa toilette sans trop se presser, et descendit dans le jardin, qui l'attirait.

Tout y était vieux et vermoulu; les troncs des gros tilleuls, tout solides qu'ils fussent, avaient un air humide et fragile, qu'ils devaient à leurs écorces moussues. Le jardinier actuel avait beau nettoyer les allées, l'herbe y poussait toujours, malgré tout; ce n'était pas triste, cependant: le souffle éternellement jeune de la nature flottait au-dessus de la maison surannée, du parterre vieillot, du labyrinthe à la mode antique; les herbes folles et les fleurs d'été donnaient chaque année une vie nouvelle et joyeuse au vieux domaine presque abandonné.

Le soleil s'était levé dans la brume, et un frêle rideau de gaze grise semblait suspendu au bas du ciel; bientôt les rayons dorés parurent au-dessus de cette fragile barrière et vinrent colorer les arbres. La chaleur était intense, mais si également répandue dans l'atmosphère qu'on la supportait presque sans y songer. Cependant l'eau bleue miroitait à travers les branches au bas du jardin, avec des paillettes d'un éclat extraordinaire: Korzof prit machinalement une allée qui conduisait au bord de la rivière.

Comme il mettait la main sur le loquet de la porte à claire-voie qui fermait le jardin, il s'arrêta stupéfait. Quelqu'un, à Spask, s'était levé plus tôt que lui: Nadia, assise sur le banc de bois de l'embarcadère, regardait l'eau couler à ses pieds. Un grand chapeau de paille entouré d'un velours noir cachait son visage; mais, au mouvement de sa tête penchée, Korzof comprit qu'elle était très grave, peut-être triste. Il hésitait à s'approcher, craignant d'être indiscret; mais elle avait entendu le bruit de la porte tournant sur ses gonds, et elle lui faisait déjà un joli geste amical... Il s'avança sur la petite passerelle tremblante et se trouva près de la jeune fille.

—Il fait bon ici, n'est-ce pas? lui dit-elle, en rangeant sa robe pour lui faire place à ses côtés. Dans une heure, ce ne sera plus tenable; mais, tant que le soleil est caché derrière les tilleuls, la fraîcheur est délicieuse.

En effet, l'endroit était à souhait: la Néva décrivait précisément un coude en cet endroit, de sorte qu'elle apparaissait presque comme un lac, clos de tous côtés par des rives verdoyantes; les aunes et les osiers de l'autre rive suffisaient pour donner cette illusion au regard. La grande masse des arbres du jardin jetait sur le rivage et sur la rivière son ombre, percée çà et là de rayons dorés qui, se glissant comme des flèches à travers les trouées de ce sombre massif, faisaient reluire au soleil les petites vagues actives et pressées que poussait un vent léger. Au bord, l'onde était plus calme; la profondeur moindre de la petite crique lui donnait le repos et la transparence d'un étang. Les vieux piliers de bois bronzés et verdis par l'humidité s'y miraient avec le frêle édifice qu'ils portaient; jusqu'au chapeau de Nadia, tout se reflétait et tremblait dans l'eau assombrie par un fond d'herbes semblables à du velours. Un peu plus loin, le petit yacht dormait à l'ancre. L'équipage était allé déjeuner à terre, ainsi que le témoignait le canot amarré par une chaîne à un pieu spécial. Rien ne troublait la solitude que le cri des martinets, qui rasaient la rivière, à la poursuite des insectes ailés.

—Je vous ai promis, dit Korzof, de vous raconter ce que j'ai été faire à Pétersbourg.

La princesse le regarda, puis ses yeux se baissèrent, et elle parut écouter attentivement.

—Je me suis enquis, continua le jeune homme, de la somme de travail que représente...

Il s'arrêta, le sourire aux lèvres, attendant une question. Nadia lui jeta un regard rapide et furtif, mais continua à garder le silence.

—Vous n'êtes pas curieuse? demanda-t-il d'un accent tendre et ému.

Elle secoua négativement la tête, mais le geste négatif voulait clairement dire: Oui.

—...De la somme de travail, reprit-il, que représente un diplôme de médecin.

—Vous? s'écria Nadia en le regardant bien en face.

—Oui. J'ai appris que, avec mes études antérieures, car, pour être un oisif, je ne suis pas absolument un ignorant, trois ans, deux ans et demi peut-être, suffiraient pour me faire passer mon doctorat d'une façon sinon brillante, au moins honorable... Qu'en dites-vous? faut-il essayer?

Nadia s'était remise à regarder l'eau, et son chapeau cachait presque entièrement son visage. Korzof continua, inquiet, quoiqu'il sût le cacher, mais sa voix, le trahissait.

—Je sais bien que cela n'est pas assez; aussi j'ai encore fait autre chose à Pétersbourg: je me suis informé du prix des constructions, du prix des terrains... j'ai fait beaucoup de calculs... et voici ce que j'ai conclu. Dans le plus pauvre quartier de Pétersbourg, aux Peski, quartier voué de tout temps aux épidémies meurtrières, le terrain n'est pas cher; on pourrait élever une construction dans l'esprit moderne, saine et bien aérée; cela coûterait un million et demi de roubles... Mon domaine de Korzova vaut cela, et même davantage à cause de sa forêt de chênes... On bâtirait un hôpital, qui porterait votre nom, et où je serais médecin... sous les ordres d'un chef, en attendant que je fusse assez savant pour être directeur moi-même...

Sa voix s'était éteinte peu à peu, car Nadia restait immobile, et le rêve généreux du jeune homme semblait s'écrouler devant lui avec les ruines de l'hôpital imaginaire... Le silence régna sur l'embarcadère; les oiseaux gazouillaient à plein gosier dans les vieux tilleuls...

Enfin Nadia releva lentement la tête et tourna vers Korzof ses grands yeux d'où débordaient les larmes:

—Mon ami, dit-elle, que nous serons heureux! Heureux et bénis!

Korzof, sans s'approcher, prit la main qu'elle lui tendait, et ils restèrent ainsi, immobiles, sans se regarder, suivant dans leur esprit le couronnement de l'œuvre commune. Au bout d'un moment:

—Ce sera beau! dit-elle très-bas; sa main libre esquissa dans l'air le contour du vaste édifice. C'est par de tels travaux qu'on devient immortel, continua la jeune fille; on laisse un nom... cela n'est rien; mais on laisse un exemple, c'est là ce qui fait qu'on est grand!

—Vous êtes contente? demanda Korzof d'un ton aussi tranquille.

Il lui semblait en ce moment que cela était convenu depuis longtemps, et qu'ils ne faisaient que de continuer une conversation ancienne.

—C'est ce que je voulais, dit-elle avec un sourire divin. Et vous l'avez trouvé tout seul; c'est cela qui est beau!

—Vous m'attendrez trois ans? fit-il avec une ombre de tristesse.

—Trois ans! qu'est cela auprès de la vie, et de l'éternité!

Ils retombèrent dans leur silence heureux. Jamais ils ne s'étaient sentis si calmes ni l'un ni l'autre. Il leur semblait que cette résolution avait jeté leurs vies dans un moule d'où elles sortaient avec une forme définitive, immuable.

—Eh bien, je vous demande un peu ce qu'ils font là! s'écria le prince en les apercevant, sur un embarcadère! À moins de pêcher à la ligne, vraiment je ne vois pas...

Les deux jeunes gens s'étaient levés et avaient déjà franchi la passerelle.

Nadia courut à son père, posa son front sous ses lèvres et se blottit sous son bras avec un geste câlin. Korzof s'était approché plus posément, et prit la main de la jeune fille, et, d'un même mouvement, ils s'agenouillèrent devant le prince, sur l'herbe de la rive.

—Fiancés? s'écria Roubine, abasourdi, mais enchanté.

—Bénissez-nous, dit Korzof sans se relever.

Très-grave, trop ému pour parler, le prince fit sur eux le signe de la croix, puis il les releva d'une étreinte affectueuse «t les tint embrassés un instant.

Quand il fut un peu revenu à lui:

—Quelle drôle d'idée de choisir le bord de l'eau pour cette cérémonie! Et à cette heure-ci encore! Mais, Nadia, tu ne fais jamais rien comme personne!

Elle sourit et l'embrassa. Il se frotta les yeux du revers de sa main, puis étira sa longue moustache, et raffermissant sa voix:

—C'était, à ce que je vois, reprit-il, une affaire d'endroit. À Péterhof, tu ne voulais pas de Korzof; à Spask, tu l'acceptes... Que ne l'as-tu dit plus tôt? Il y a longtemps que nous serions venus ici!

Nadia souriait toujours. Ils reprirent lentement le chemin de la maison.

—Et ce vœu, continua le prince, qu'en avons-nous fait? Ô Nadia! nous écrirons ensemble un chapitre de philosophie intitulé: «De l'imprudence des vœux téméraires.» Eh, ma fille?

Nadia ne souriait plus. Elle serra plus étroitement contre elle le bras de son père, et d'un ton grave:

—Vous avez une grande affection pour Dmitri Korzof, n'est-ce pas, mon père? dit-elle.

—Parbleu! s'écria le prince.

—L'aimeriez-vous autant s'il était ruiné?

—Ruiné! vous êtes ruiné, Korzof? fit Roubine en s'arrêtant court.

—S'il était ruiné, mon père, l'aimeriez-vous autant? seriez-vous aussi bien disposé à l'accepter pour gendre?

—Lui! Dieu merci, je n'ai pas l'âme assez vile... Tu es assez riche pour deux, Nadia, et un honnête homme ruiné n'en est que plus un honnête homme!

Il serra vigoureusement la main de Korzof, et ils restèrent tous deux immobiles, fort émus.

—Il est ruiné, mon père, reprit Nadia avec un accent de fierté; je l'ai ruiné; j'en suis heureuse, mon âme est pleine d'orgueil quand je songe qu'il a fait pour moi le sacrifice de sa fortune entière.

Roubine abasourdi se laissa tomber sur un des bancs de bois qui longeaient l'avenue.

—Expliquez-moi, dit-il, car je n'y comprends rien.

L'explication ne fut pas longue. Quand elle fut terminée, il garda le silence.

—C'est absurde, dit-il; c'est du dernier ridicule! Voyez-vous Korzof en médecin avec une trousse? Vous ferez des saignées, Korzof; tu poseras des sangsues?—car il faut que je te tutoie, mon gendre, je n'y puis plus résister. Tu tâteras les cataplasmes, pour savoir s'ils sont au degré de chaleur voulu: on les met contre la joue, tu sais, et, si ça ne brûle pas, tu peux y aller! tu auras un petit thermomètre dans ta poche, pour vérifier la température de tes malades? C'est du plus haut comique... Et du diable, à présent, si je voudrais qu'il en fût autrement. C'est grand, tu sais, c'est superbe, c'est... Mais que vous allez donc être ridicules tous les deux! Mon Dieu!

Il éclata de rire, pendant que de vraies larmes d'attendrissement roulaient sur ses joues. Il les essuya et repartit de plus belle:

—Mon Dieu! que c'est drôle! s'écria-t-il; j'en ris aux larmes!

Tout à coup il s'arrêta:

—Eh bien, non, ce n'est pas vrai, je ne ris pas aux larmes, je pleure pour tout de bon, et je ne sais pas pourquoi j'en rougirais. Que Dieu vous bénisse dans votre nouvelle vie, mes enfants! La bénédiction d'un père appelle sur votre tête toutes les grâces du ciel.

Ils restèrent muets, la tête baissée, sentant que quelque chose de grave s'accomplissait en eux à cette heure solennelle. Roubine se leva et se dirigea vers la maison.

—C'est égal, dit-il en se retournant, les yeux encore humides et les lèvres agitées par le fou rire qui le reprenait, en commandant ton trousseau, Nadia, n'oublie pas les tabliers d'infirmière! Ô Nadia, quand l'impératrice le saura, va-t-on se faire une pinte de bon sang à la cour!

—Je ne crois pas, mon père, dit la jeune fille en souriant.

—Moi non plus, tu sais! Je n'en crois pas un mot. Mais il faut que je rie; sans cela je pleurerais comme un imbécile. Et le yacht? À présent que tu n'as plus le sou, mon gendre?

—Je le vendrai! repartit joyeusement Korzof.

—C'est cher, une machine comme celle-là?

—Cela vaut à peu près cent mille francs.

—Très-bien, je te l'achète. Nadia, je t'en fais cadeau. Avec l'argent, vous fonderez quelques lits de plus dans votre hôpital. Ça ne fait rien, mon Dieu! que c'est donc drôle d'avoir un gendre médecin! Tu m'empêcheras d'avoir la goutte, dis, mon gendre?

—Je tâcherai! répondit le jeune homme en souriant.

Le vieux cuisinier s'était surpassé; mais personne ne put se rappeler ce qu'on avait mangé à déjeuner ce jour-là.

Rien n'était moins pressé que de retourner à Péterhof; on avait mille projets à arrêter, mille choses à se dire; Roubine était une mine inépuisable d'objections, mais il se laissait convaincre par des arguments raisonnables. Les deux jeunes gens, pleins d'ardeur, ne reculaient devant aucune difficulté. Korzof avait ordonné de mettre son domaine en vente; l'achat du terrain se débattait déjà entre les hommes d'affaires; quelques jours de repos étaient bien nécessaires à l'heureuse famille, avant qu'elle reprît la vie officielle et mondaine de Péterhof. Les quelques jours se prolongèrent insensiblement, si bien que près de trois semaines s'étaient écoulées depuis leur arrivée à Spask, et le mois d'août était très-entamé.

—Quand partons-nous? demanda un soir Roubine, qui voyait s'épuiser sa provision de cigares.

—Demain, si vous voulez! répondit sa fille. Le yacht est prêt, n'est-ce pas, Dmitri?

—Il sera sous pression demain à cinq heures du matin.

—Cinq heures! fit le prince en frissonnant. Il y a donc des gens qui, par goût, se lèvent à cinq heures? Disons huit, veux-tu, Korzof?

—Comme il vous plaira.

Après le dîner, le jeune homme voulut jeter le coup d'œil du maître à son embarcation, et, profitant du moment où Nadia et son père semblaient absorbés dans les explications assez confuses du staroste, il descendit d'un pas rapide l'allée en pente qui menait au rivage. Son inspection fut courte, car tout était irréprochable à bord; après avoir donné des ordres pour le lendemain, il se préparait à rentrer, lorsque son attention fut attirée par une masse sombre qui descendait lentement le cours du fleuve.

C'était deux barques énormes, solidement amarrées l'une à l'autre, et chargées de foin jusqu'à la hauteur d'un premier étage. Un toit de planches disposé en dos d'âne complétait leur ressemblance avec une maison. Les bateliers, pour la manœuvre, tournaient autour de la masse épaisse, en courant sur le rebord, large d'un pied; sur cet étroit passage, ils trouvent moyen d'accomplir les mouvements nécessaires; parfois un maladroit tombe à l'eau, mais les bateliers russes nagent comme des poissons, et, le rebord de la barque effleurant presque le niveau du fleuve, le baigneur malgré lui a bientôt fait de se hisser à bord, au milieu des quolibets de ses camarades.

Les barques accouplées s'avançaient, portées par le courant qui les faisait insensiblement tournoyer; après les premières, d'autres s'étaient montrées au détour de la Néva, et leur flottille sombre, espacée à intervalles irréguliers, envahissait peu à peu la surface brillante de l'onde. Le soleil s'était couché, la nuit tombait, tout devenait gris, presque triste; ces masses gigantesques défilaient lentement, comme sous une impulsion mystérieuse. Korzof s'arrêta pour les regarder. Au même moment, il entendit les pas et les voix du prince et de sa fille, qui venaient le rejoindre.

—Qu'est-ce que c'est que cela? on dirait des fantômes, fit Roubine en s'arrêtant essoufflé sur le débarcadère.

—C'est le foin des prairies du Ladoga, qui va alimenter le marché de Pétersbourg, répondit le jeune homme.

—Ça, des barques? sans lumière? Où sont leurs feux réglementaires?

—Les barques qui portent le foin n'ont pas de fanaux, à cause du danger d'incendie. Elles s'arrêtent le soir, et, sans doute, celles-ci vont passer la nuit près du village qui est un peu au-dessous de Spask.

La procession continuait à défiler lentement et sans bruit sur le fleuve brillant comme de l'étain neuf.

—Elles ont l'air lugubre! reprit Roubine. Eh! enfants, cria-t-il à pleine voix, chantez-nous quelque chose!

Quelqu'un, au large, répondit par une espèce de cri d'appel, et aussitôt une voix de ténor jeune et riche entonna une mélodie traînante, en mineur, aux inflexions douces et résignées, interrompue de temps en temps par de longues tenues, sur une note très-haute. Un chœur à quatre parties, court et bien rhythmé, servit de refrain; puis le chant reprit. Pendant ce temps, la barque s'était éloignée et avait disparu au tournant du fleuve; d'autres paysans sur d'autres barques qui venaient à leur tour reprirent la mélodie, en la variant suivant les caprices de leur mémoire ou de leur fantaisie, et toujours le chœur, à intervalles égaux, reprenait le refrain, comme pour rappeler au chanteur qu'il n'était pas tout seul ici-bas, perdu au milieu d'un large fleuve sur une barque solitaire.

Peu à peu, les ombres flottantes se réunirent en une masse sombre dans l'obscurité plus dense, le long de la berge; les chants cessèrent, et il ne passa plus de barques. Des feux s'allumèrent sur la rive opposée.

—Bonne nuit, dit le prince. Ils vont dormir à la belle étoile: allons nous coucher dans notre lit. C'est la philosophie de l'humanité, cela, Korzof. Dis, Nadia, veux-tu que nous couchions aussi à la belle étoile, par esprit d'égalité?

—Non, mon père, répondit-elle avec douceur; je voudrais seulement qu'ils puissent avoir chacun un lit pareil au nôtre.

—Pas moyen de la prendre! fit Roubine en riant. Mais sais-tu, Nadia, un lit avec des draps, ça les gênerait peut-être beaucoup, ces braves gens! Ils n'en ont pas l'habitude.

—Mon père, ne me taquinez pas, fit-elle avec douceur.

Roubine l'embrassa tendrement, et ils rentrèrent dans le vieux logis délabré, où le luxe de l'argenterie et du luminaire contrastait si étrangement avec les tapisseries moisies et les meubles démodés.

Le départ était fixé pour huit heures; mais à quoi bon se hâter, quand on est le maître de son temps? Nadia regrettait de quitter la vieille maison, où elle venait de passer les heures les plus douces de son existence; elle en parcourait tous les recoins avec une mélancolie souriante, comme si elle voulait y laisser le souvenir de sa présence. Roubine avait mille affaires à terminer avec son staroste et les paysans; vers dix heures, il se souvint qu'il avait oublié de donner des ordres pour la peinture extérieure de la maison, qu'il voulait faire exécuter de fond en comble.

—Bah! dit-il, nous partirons après le déjeuner; si nous arrivons un peu tard, le malheur ne sera pas grand, et d'ailleurs nous avons le courant pour nous.

En effet, le départ fut si bien retardé qu'il était près de trois heures quand le yacht quitta le débarcadère. Un remous dans l'eau tranquille, causé par le mouvement de l'hélice, et la rive était déjà loin... Nadia jeta un regard d'adieu sur les beaux tilleuls, sur les poutres moussues...

—C'est le passé, dit doucement Korzof en s'approchant; l'avenir est là-bas!

Il indiquait au couchant de Pétersbourg encore invisible. Elle lui sourit, avec cette grâce qui la rendait irrésistible.

—Le présent est ici, dit-elle, et il renferme en lui toutes les joies.

Roubine fumait, sous la tente de coutil, l'air heureux et indolent.

—Eh! Nadia, fit-il sans se retourner, comment feras-tu quand tu ne seras plus riche? Si je me mettais aussi à fonder un hôpital et si je profitais de cela pour te déshériter?

—Plût à Dieu, mon père! répondit-elle avec un léger soupir.

Le prince la regarda de côté; elle était parfaitement sincère.

—Eh bien, non! dit-il en reprenant sa longue pipe, je ne ferai pas ce beau coup-là. Je ne fonderai rien du tout, et je garderai mon argent; il y aura peut-être, et même probablement, un jour de petits personnages qui ne seront pas fâchés de le trouver, le temps venu.

Il reprit sa demi-somnolence, et Nadia, causant à demi-voix avec son fiancé, se perdit bientôt dans d'innombrables rêves tous relatifs à leur fondation projetée.

Les barques à foin avaient disparu; à cette heure, elles arrivaient au port dans Saint-Pétersbourg.

La journée s'écoula tranquillement; un léger accident survenu à l'hélice au moment du départ ralentissait le voyage; mais, ainsi que l'avait dit le prince, ils avaient le courant pour eux; cependant, lorsqu'ils se mirent à table pour dîner, les fabriques qui avoisinent Pétersbourg commençaient à peine à se montrer sur la rive gauche du fleuve.

—Le plus sage, dit confidentiellement le mécanicien à Korzof, qui s'inquiétait de cette lenteur, le plus sage serait de nous arrêter un instant. En une demi-heure, j'aurais remplacé la pièce défectueuse, et nous pourrions forcer la pression; sans cela, je crains fort de ne pouvoir arriver à Péterhof que fort avant dans la nuit.

Le petit navire s'arrêta, pour mettre à effet ce prudent avis; pendant que les amis dînaient, le dommage fut réparé, et à huit heures ils reprirent leur route, cette fois avec toute la hâte désirable.

La nuit tombait lorsqu'ils traversèrent Pétersbourg; ils avaient allumé leur fanaux et naviguaient avec prudence, pour éviter les collisions avec les bateaux-mouches, dont l'équipage n'est pas toujours sobre quand vient le soir; tout à coup, Nadia, qui regardait à l'arrière, s'écria:

—Voyez! qu'est-ce que c'est que cela?

Une masse de fumée énorme s'élevait dans la direction du couvent de Smolna, qu'ils avaient dépassé depuis un instant, et presque en même temps le ciel s'éclaira d'une lueur intense, qui retomba aussitôt pour reparaître plus brillante et plus sinistre.

—Un incendie! Allons voir, dit Roubine.

Dans tous les pays du monde un incendie provoque la curiosité, mais nulle part, croyons-nous, autant qu'en Russie, où, bien que le cas ne soit pas rare,—grâce à l'abondance des constructions en bois, essentiellement inflammables,—au cri: Pajar (incendie)! chacun quitte son ouvrage ou son occupation et court au lieu du sinistre. La curiosité est la même chez les classes les plus élevées de la société et chez les plus infimes; dans la foule qui se presse devant les bâtiments enflammés, on trouverait autant de grands seigneurs et même de grandes dames que de paysans. Pour voir un bel incendie, on fait volontiers atteler sa voiture ou son traîneau.

—Allons! répondit Korzof, qui donna ordre au mécanicien de retourner en arrière.

La lueur augmentait à chaque seconde; mais les voyageurs n'en pouvaient voir le foyer, caché par un promontoire très avancé du fleuve qui décrit à cet endroit un angle presque aigu. Les bateaux-mouches, les yarles des bateliers, et un canot à vapeur de l'État, toujours sous pression pour les cas d'accidents, se dirigeaient en hâte vers le point incendié; on entendait sur les quais et dans les rues le tapage assourdissant des pompes traînées sur le pavé par leurs attelages incomparables, et le roulement continu d'innombrables véhicules, lancés au galop vers ce lieu encore inconnu. De grandes gerbes d'étincelles montaient dans le ciel comme des pièces d'artifice, indiquant que l'endroit était tout proche.

—Qu'est-ce qui peut bien brûler comme cela? dit Nadia, le cœur indiciblement serré.

—Le marché au foin, je pense, répondit Korzof.

—Si ce n'est qu'une perte d'argent, commençait Roubine...

Il s'arrêta, muet de surprise; deux barques accouplées apparaissaient au tournant du fleuve embrasées du bord jusqu'au faîte; elles s'avançaient majestueusement, comme un gigantesque brûlot, flambant dans l'air tranquille. Après celles-là, deux autres, puis deux autres encore. Le feu ayant rompu leurs amarres, elles descendaient paisiblement le fleuve, à la dérive, éclairant d'une lueur splendide et lugubre les maisons et les monuments. C'était très calme, et c'était horrible.

Un cri d'épouvante retentit partout, sur le fleuve et sur les rives:

—Les ponts!

Le premier pont qui barrait le passage à ces brûlots d'un nouveau genre était le grand pont Litéine, remplacé depuis par un monument de pierre, mais qui, destiné à recevoir le premier choc des glaces venant du lac Ladoga à l'époque du dégel, n'était alors composé que d'un grand nombre de barques pontées, reliées entre elles par un solide tablier de bois. Ce système permettait de replier le pont le long des rives lors du passage redoutable des glaces. Trois grands ponts de cette espèce traversaient la Néva sur son parcours dans la ville, et une quantité considérable d'autres, moins importants comme dimension, facilitaient le passage sur les divers bras qu'elle forme à son embouchure, reliant les îles entre elles, sur un espace de plusieurs kilomètres. Si le premier pont s'embrasait au contact des barques incandescentes, les débris enflammés, descendant le fleuve, allaient porter l'incendie sur toutes les rives, où s'amassaient d'innombrables navires de tout tonnage; c'était une ruine incalculable.

Le petit canot de l'État, dirigé par un marin habile, avait déjà saisi la chaîne de remorque du premier pont; les câbles des ancres, coupés par des haches d'abordage, avaient coulé à fond, et lentement, avec une précision extrême, comme si rien n'eût pressé, le pont, se repliant le long du bord, laissa la voie libre au premier brûlot qui passa tranquillement; on eût dit qu'il attendait cet hommage.

—Voilà un fier luron que ce pilote! s'écria Roubine, en admirant le succès de la manœuvre.

À l'autre pont, mes enfants; nous n'avons pas le temps de nous amuser.

Le yacht fila à toute vapeur vers le pont Troïtzky, où des hommes zélés coupaient déjà les câbles, en attendant un remorqueur. Korzof se fit jeter un bout de chaîne, et le pont gigantesque, qui compte un kilomètre de long, alla également se ranger contre la rive. Un bateau-mouche, requis pour la circonstance, accomplit le même office pour le pont du Palais, et la Néva fut libre. Toutes les barques, tous les bâtiments qui n'étaient pas nécessaires au service de la police fluviale avaient disparu et s'étaient cachés dans les recoins les plus inaccessibles.

Il était temps. La flottille embrasée tout entière descendait le noble fleuve avec la majesté d'une puissance qui se sait invincible. Rien de plus étrange que de voir à la surface de l'eau le feu faire rage, en emportant des tourbillons d'étincelles et de fumée. Dans l'air tranquille, sous le ciel bleu, cette apparition avait quelque chose de fantastique. La foule, groupée sur les quais, apparaissait comme en plein jour aux spectateurs de la rivière; les faces humaines, portant toutes la même expression d'intérêt, d'admiration et d'horreur, se distinguaient avec une netteté étonnante.

Nadia, appuyée sur le bastingage du yacht, ne pouvait détacher ses yeux de ce spectacle. Roubine et Korzof donnaient sans cesse des ordres afin de se maintenir au milieu du courant, tout en évitant les approches des brûlots.

—Aux gaffes! cria quelqu'un dans un porte-voix.

En effet, deux des barques se dirigeaient vers le petit bras de la Néva, où s'étaient réfugiés de nombreux navires et où les ponts n'avaient pu être retirés. Les bateaux à vapeur disponibles, montés par de courageux mariniers, s'avancèrent à la rencontre des monstres de feu pour leur présenter un obstacle et les contraindre de rentrer dans le courant principal, où elles devaient finir par aller s'échouer contre le pont Nicolas, construit en pierre et par conséquent invulnérable.

C'était une lutte émouvante. Les gaffes n'étaient pas assez longues; on prit des mâts de rechange, qu'il fallait tremper dans l'eau à tout instant pour les empêcher de s'enflammer. Les hommes qui luttaient ainsi étaient constamment inondés d'eau par leurs camarades; sans quoi ils n'eussent pu supporter un instant ce terrible duel face à face avec le feu.

—Impossible de regarder cela et de rester inutile, dit Korzof à ses hôtes; permettez-moi de vous déposer à terre.

Roubine ne voulait pas y consentir. Nadia lui mit doucement la main sur le bras, et il ne dit plus rien. L'instant d'après, ils étaient sur le rivage, près de la forteresse, et Korzof, après s'être muni de gaffes, repartait pour l'endroit menacé.

Son yacht, plus alerte que les bateaux-mouches, se prêtait à merveille à ce genre de combat. Parfois, rien qu'en forçant sa marche, il entraînait dans son sillage un brûlot prêt à faire fausse route; parfois, il se plaçait bravement en travers, et, mettant la puissance de la vapeur au service de la gaffe employée comme éperon, il fondait sur la masse enflammée et la repoussait dans le courant. Près de quarante barques avaient ainsi passé; beaucoup avaient sombré; d'autres s'étaient échouées dans des endroits déserts, où elles ne pouvaient plus nuire: deux ou trois flottaient au milieu du fleuve, à demi submergées. Une dernière arriva, plus haute et plus large, nouvellement embrasée et jetant des torrents d'étincelles, comme un soleil de feu d'artifice. Elle se dirigea vers le point dangereux, avec la sûreté d'attaque d'un être intelligent.

—Attention, enfants, pas de faux mouvement! s'écria Korzof, qui la guettait.

Des marins se tenaient en arrêt; le mécanicien fit une fausse manœuvre; le coup porta mal, et deux gaffes tombèrent dans la rivière. Une troisième, piquée dans le foin embrasé, y resta suspendue; mais l'impulsion avait suffi pour remettre la barque dans le courant.

—À droite! cria Korzof.

Le mécanicien, éperdu, comprit ou exécuta mal l'ordre reçu; il donna un coup de barre, et le yacht accosta le brûlot. Ce fut sur la rive un cri d'horreur.

—Une gaffe! cria Korzof, un bâton, n'importe quoi...

Il n'y avait rien sur le pont, et d'ailleurs la flamme voltigeait déjà dans les agrès. Korzof se souvint qu'il avait de la poudre à bord.

—Au canot! cria-t-il.

Ses hommes y étaient déjà; il y descendit le dernier, laissa retomber la chaîne, et la légère embarcation s'éloigna à force de rames. Sur le fleuve, les autres bateaux qui s'étaient approchés pour lui porter secours avaient reculé, comprenant le danger, et se tenaient à l'écart.

Au moment où le canot abordait aux pieds de Nadia, qui, penchée en avant, cherchait à reconnaître son fiancé, la barque et le yacht, toujours accolés, passèrent de conserve devant eux. Avec le bruit d'un coup de canon, l'arrière du petit navire sauta, pendant que l'avant s'enfonçait gracieusement comme un cygne qui plonge.

—Votre joli navire! s'écria Roubine, plein de regret.

Korzof tenait déjà le bras de Nadia passé sous le sien; le visage enflammé, la barbe et les cheveux roussis, il paraissait à sa fiancée plus beau qu'un demi-dieu.

—Que voulez-vous! dit-il en riant; il faut bien que le bonheur se paye. Polycrate a jeté une bague à la mer,—nous y jetons notre navire,—et nous gardons notre félicité.

Le lendemain, l'empereur se fit présenter Korzof, qu'il connaissait de longue date.

—Que veux-tu pour ton yacht? lui dit-il, après l'avoir complimenté.

—Un terrain pour mon hôpital, répondit le jeune homme. Cela me permettra de fonder cinquante lits de plus!

Huit jours après, la première pierre de l'hôpital fut solennellement posée dans un terrain immense en partie planté d'arbres, don impérial; et la princesse Roubine fut officiellement déclarée fiancée à Dmitri Korzof.

VI

Après le premier brouhaha qui suivit les fiançailles publiques de la jeune princesse, l'animation commença à se calmer; on s'était d'abord récrié sur la grandeur du sacrifice, on se dit maintenant qu'il était absurde. Est-ce que Pétersbourg ne comptait pas assez d'hôpitaux? Est-ce que les docteurs manqueraient jamais? On n'avait qu'à regarder la foule des étudiants pressée aux cours de la Faculté de médecine, pour s'assurer que les malades ne mourraient pas faute de médecins. Bref, après avoir exalté jusqu'aux nues le dévouement des fiancés, on les couvrit de ridicule, ainsi qu'un sage eût pu le prévoir.

Ils ne s'inquétaient guère de tous ces bruits, absorbés qu'ils étaient dans les préparatifs de départ et dans les préoccupations multiples qu'occasionnait la vente des biens de Korzof. Il ne s'était réservé qu'une petite terre, d'un revenu médiocre, afin, disait-il, de ne pas perdre complètement l'habitude de la propriété. Les fonds résultant de cette vente devaient, au fur et à mesure qu'ils rentreraient, servir à payer les dépenses de l'hôpital naissant et être placés de façon à fournir des revenus aussi avantageux que possible. La munificence impériale s'était déjà manifestée, outre le don du terrain, par la promesse d'une somme annuelle très-importante; la jeune fiancée avait déclaré ne vouloir recevoir d'autres cadeaux de noce que des dons pour la fondation nouvelle, et tout promettait à la grande œuvre des jeunes gens l'avenir le plus brillant.

La seule ombre de ce tableau était le départ prochain de Korzof pour Paris, où il se promettait de passer sa première année d'études médicales. À force de parler des mêmes choses, de retourner les mêmes idées, il s'était si bien identifié avec Nadia, que la pensée d'une séparation était pour eux une véritable douleur. Le prince avait bien proposé d'aller passer l'hiver à Paris, «pour dorer la pilule», disait-il; mais le jeune homme lui-même eut la force de refuser.

—Je sais bien que je ne travaillerais pas sérieusement, dit-il; n'ayons pas du courage à moitié seulement, soyons véritablement forts.

À la fin d'octobre, il partit donc, et Nadia, rendue à la vie mondaine, se prépara de son côté à des devoirs plus sérieux que ceux qu'elle avait accomplis jusque-là. Elle sut partager son temps de façon à consacrer chaque jour plusieurs heures à ses études, et cependant elle accomplit tous ses devoirs envers le monde avec la plus rigoureuse ponctualité. L'hiver passa plus rapidement qu'elle ne s'y attendait, et vers le mois de juin, au moment de partir pour la campagne, elle alla faire sa visite d'adieu aux constructions déjà avancées de l'hôpital.

L'hiver avait arrêté pendant plusieurs mois les travaux de bâtisse, mais, dès les premiers beaux jours, on avait mis à l'œuvre tant d'ouvriers, que l'énorme bâtiment sortait de terre littéralement à vue d'œil. Nadia fit le tour des travaux, s'avança sur toutes les planches qui servaient de passerelle, visita les sous-sols et les caves, examina les travaux de canalisation pour l'aménagement des eaux; très experte désormais dans l'étude des plans, elle causa longuement avec l'architecte, et partit enfin, le cœur gonflé d'une joie orgueilleuse.

—Je n'y comprends rien, disait son père, ébahi; elle en remontre à l'architecte, et elle connaît la qualité des briques mieux que l'entrepreneur! Nadia, est-ce d'eux ou de moi que tu te moques?

Pour toute réponse, elle lui sourit d'un air heureux, et le soir même elle envoya à son fiancé une longue lettre où le détail des travaux exécutés tenait moins de place que l'épanchement joyeux de son âme. Elle croyait déjà voir l'hôpital terminé offrir à l'œil reposé ses longues files de lits propres et bien tenus.

—Personne n'y mourra, disait-elle; on n'y verra pas de larmes; tous ceux qui y seront entrés en sortiront guéris et triomphants.

Quelques jours plus tard, ils partirent pour leur grande propriété du gouvernement de Smolensk.

Le vieil intendant les reçut à l'arrivée, toujours pleurnichant et geignant, tel qu'on le voyait depuis cinquante ans. Grâce à cette habitude de se plaindre de tout: du temps, des récoltes, de son époque et de sa santé, il s'était mis de côté une jolie fortune, et il avait trompé le plus complètement du monde ceux à qui il avait affaire. Se pouvait-il, pensaient les âmes simples, que cet homme toujours à deux doigts de la mort fût capable de mystifier volontairement son prochain?

C'est ainsi qu'il s'était acquis une aisance plus que dorée, grappillée sur les biens de son maître, et augmentée de jolis pots de vin, consentis ou extorqués; pour lui, l'important était qu'ils entrassent dans sa poche; une fois là, ils étaient bien sûrs de n'en plus sortir. Mais quoiqu'il fût riche, quoique les paysans des environs eussent pu, en causant entre eux avec franchise, estimer à quelques roubles près un gros capital pour lequel ils lui payaient des intérêts énormes, on ne le voyait jamais que graisseux et rapiécé. À peine en l'honneur des maîtres se hasardait-il à tirer du coffre un cafetan moins sale que d'ordinaire; quant à son bonnet de fourrure, rongé jusqu'à la peau, personne n'eût seulement songé à le lui faire remplacer par une autre coiffure. Sans son bonnet, Ivan Stepline n'eût plus été lui-même.

Son fils Féodor se tenait à ses côtés, droit comme un peuplier, écoutant les jérémiades du vieillard d'un air à la fois ennuyé et convenable. Ces plaintes prolixes n'étaient plus à la mode, et lui, qui se piquait d'être de son temps, devait souffrir intérieurement, en voyant son père jouer ce rôle qu'il trouvait avilissant. Aussi accompagna-t-il le prince et sa fille, tête nue et sans dire un mot. Arrivé dans la grande salle, il leur demanda d'un ton respectueux s'ils n'avaient point d'ordres à lui donner, et, sur leur réponse négative, il se retira; Ivan Stepline fut alors bien forcé de le suivre.

Le lendemain de grand matin, Nadia parcourait déjà les jardins et les serres de son beau domaine. Elle avait toujours aimé cet endroit, où parfois il lui semblait voir flotter l'image de sa mère, qui l'avait tendrement chérie. C'est là que la princesse était née, c'est là qu'elle avait mis au monde sa fille unique, c'est dans l'église, qui se dressait en face du château, que reposait son corps depuis de longues années. Dans son nouveau bonheur, dans son nouvel orgueil de fiancée triomphante, Nadia avait besoin de parcourir tous ces endroits, pleins des souvenirs de son enfance. Elle retrouvait ceux-ci aussi vifs qu'autrefois, mais ils lui semblaient avoir singulièrement perdu de leur importance et de leur intérêt; toute sa vie antérieure se noyait dans la splendeur de sa joie présente et du glorieux avenir qui s'ouvrait devant elle.

Vers onze heures, elle revint à pas lents vers la maison, portant une brassée de fleurs qu'elle avait cueillies dans les parterres. Sur le seuil, elle trouva son père, prêt à sortir; ils se dirigèrent silencieusement vers l'église, où le prêtre les attendait vêtu de sa chasuble de deuil. Au milieu du chœur, sur une petite table recouverte d'une fine nappe de toile, était placée une assiette pleine de riz cuit à l'eau, où des raisins secs dessinaient une croix. Les gens de service, la livrée, l'intendant avec sa famille, et bon nombre de paysans, s'étaient groupés dans l'église et ouvrirent respectueusement un passage au prince et sa fille, qui se rangèrent à la place d'honneur, réservée aux seigneurs du lieu et aux personnages marquants, sur le côté gauche, à l'intérieur d'une petite grille, ouverte au milieu. Cette place, qui fait vis-à-vis au groupe des chantres, est tout près des images du Sauveur et des saints qui ornent l'iconostase, sorte de cloison qui sépare le tabernacle de l'église proprement dite.

Le prêtre salua les fidèles, en commençant par les seigneurs, puis s'adressant au chœur, et ensuite à la foule massée dans l'église, il prit un encensoir fumant que lui présentait le diacre, revêtu comme lui d'ornements de deuil, et il offrit l'encens à l'assiette de riz, destinée à représenter dans les cérémonies funèbres le corps de la personne défunte pour laquelle se disent les prières des morts. Il entonna ensuite les versets funéraires, auxquels le chœur répondit sur un mode plaintif.

La cérémonie, courte d'ailleurs, s'acheva selon les rites, et, quand elle fut terminée, Roubine s'approcha d'une dalle, située un peu à la droite du chœur; il y resta un instant incliné, le visage pâle et pensif. Nadia s'agenouilla près de lui et laissa glisser son bouquet sur la pierre qui recouvrait le caveau où reposait sa mère. De plus loin qu'elle se souvînt, ce pieux pèlerinage était le premier acte de leur séjour dans ce domaine; elle l'accomplissait toujours avec une tendresse pieuse; mais cette fois, en apportant son offrande et sa prière à la chère morte, la jeune fille lui dit tout bas, comme si elle avait pu l'entendre: «Mère, je suis heureuse, bénis-moi dans mon nouveau bonheur!»

En sortant de l'église, le prince et sa fille échangèrent quelques paroles avec ceux, de leurs paysans qu'ils connaissaient plus particulièrement et qui s'approchaient pour leur baiser la main. On était au temps du servage, mais Roubine était aimé de tous ses serfs. Ils eussent préféré un intendant moins rapace; à ce mal, nul ne connaissait de remède: tous les intendants, sauf quelques différences inappréciables, étant à peu près du même acabit; mais les rigueurs de Stepline étaient bien adoucies par la présence annuelle du maître, qui voyait de ses propres yeux l'état du pays, écoutait volontiers les doléances et ne refusait jamais de donner du bois pour bâtir une isba neuve, quand la vieille était décrépite. Nadia s'enquit de son hôpital, où tout allait à merveille, grâce au nouvel officier de santé, qui s'était trouvé être un homme actif et résolu, ancien chirurgien de régiment, et qui avait établi dès le premier jour une discipline militaire, fort utile toujours près des malades, mais plus utile peut-être que partout ailleurs en Russie, où chacun est tant soit peu disposé, par tempérament, à laisser les choses se faire toutes seules.

L'horloge de la demeure seigneuriale sonna midi; le prince prit congé de ceux qui l'entouraient, pria le prêtre de venir quelques heures plus tard dire les prières et bénir la maison, pour en chasser tout malheur, ainsi qu'on le fait quand on s'installe quelque part, puis il rentra chez lui avec sa fille. Dans l'après-midi, les prières furent dites en effet, une collation fut offerte au prêtre et au diacre; après quoi, la vie reprit sa routine ordinaire de plaisirs et de devoirs.

Le lendemain de cette journée bien employée à l'heure où Roubine et Nadia venaient de passer après déjeuner dans un salon frais, situé au nord, où ne se hasardaient guère les mouches, ce fléau de la Russie en été, Stepline montra son nez bourgeonné dans l'embrasure de la porte, toujours ouverte.

—Peut-on entrer? demanda-t-il avec la plus obséquieuse politesse.

Un signe de tête affirmatif l'ayant rassuré, il introduisit dans le salon le reste de sa personne, qui avait toujours l'air de se présenter de biais, pour tenir moins de place sans doute.

—Qu'y a-t-il? demanda Roubine sans quitter son journal des yeux.

—Voilà, batiouchka, répondit l'intendant, en se servant d'un terme affectueux qui signifie littéralement: mon petit père, et qui s'emploie en parlant aussi bien aux supérieurs qu'aux inférieurs, avec moins de cérémonie que le mot barine, qui signifie maître ou seigneur. Vous savez, batiouchka, que j'ai un fils, un beau garçon; il a eu l'honneur de vous porter vos revenus au mois de juin.

—Je m'en souviens, interrompit le prince, qui savait Stepline prolixe et qui n'aimait pas les longs discours. Eh bien?

—Eh bien, mon prince, le jeune homme est d'âge à se marier, qu'en pensez-vous?

Les yeux pénétrants du vieillard allaient de Roubine à Nadia, avec la régularité d'une de ces horloges de la forêt Noire où l'on voit un lion qui roule un regard à la fois féroce et débonnaire.

—Qu'est-ce que tu veux que j'en pense? répondit Roubine en retournant la page de son journal, derrière laquelle il disparut momentanément en entier. C'est son affaire, à ce garçon.

Nadia avait rougi, plus de colère que de honte; elle resta immobile et impassible.

—C'est, voyez-vous, batiouchka, qu'on m'a proposé une fiancée pour mon fils, une jolie fille, bien élevée, et riche... et, sans votre assentiment, je ne voudrais pas,... oh! pour rien au monde, sans votre assentiment et celui de la princesse...

Ses yeux continuaient à aller de l'un à l'autre. Nadia se leva et prit un livre sur la table.

—Qu'est-ce que tu veux? demanda Roubine, quittant enfin son journal. Ma permission pour le mariage de ton fils? Voyons, qui est-elle, la fiancée dont tu parles?

—Pour une demoiselle, ce n'est pas une demoiselle, c'est une simple fille d'intendant, comme mon Féodor est fils d'intendant. Nous autres, nous ne pouvons pas prétendre aux demoiselles, n'est-il pas vrai, princesse? Mais une fille d'intendant qui a un peu d'argent, car cela ne gâte rien, et qui sait tout ce que doit savoir une ménagère, c'est tout ce qu'il nous faut, n'est-il pas vrai, princesse?

—Évidemment, répondit Nadia en se tournant vers lui, pour le regarder bien en face. Pourquoi me faites-vous cette question, Stepline? Vous aviez donc pensé à autre chose?

Elle avait parlé d'un ton calme et si fier, que les yeux mobiles du vieillard se trouvèrent immobilisés sous ses paupières baissées.

—Non, princesse, fit-il humblement. Alors ce mariage a votre agrément?

—C'est mon père qui est maître ici, dit-elle avec hauteur, adressez-vous à lui.

—Mon prince, ce mariage a votre agrément? répéta Stepline d'un ton soumis.

—Je vous ferai observer, dit Roubine un peu irrité par la tournure bizarre et pleine de sous-entendus que semblait prendre cet entretien, vous m'entendez, Stepline, je vous ferai observer que cela ne me regarde pas; je vous ai affranchi il y vingt ans, vous êtes libre, votre fils est libre; il peut contracter mariage dans les conditions qui lui semblent convenables, je n'ai rien à y voir.

—Mais, insista le veux madré, en reprenant son ton plaintif habituel, si Votre Altesse retire ses bonnes grâces à mon fils après moi, et qu'il ne soit pas intendant de Votre Altesse, que deviendront ses enfants, ses pauvres petits enfants, qu'il aura quand il sera marié?

Roubine éclata de rire.

—Ah! toi, par exemple, dit-il, on peut dire que tu sais prévoir les malheurs de loin! Eh bien, écoute-moi: je sais que tu me voles et que tu pressures mes paysans; je ne t'en ai jamais fait de reproches trop sévères; que ton fils fasse comme toi, je ne dirai rien; c'est dans l'ordre. Mais, s'il dépasse la mesure, il n'y a rien de promis; je le chasserai impitoyablement, quand même il aurait à ses trousses deux douzaines de ces pauvres petits enfants dont tu parles.

—Alors vous consentez? Et la princesse aussi? fit le rusé personnage, en rendant la liberté à ses deux yeux.

—Puisqu'on te le dit!

—Alors vous permettez que le fiancé se présente devant vous avec la fiancée?

—Où sont-ils? fit Roubine surpris.

—Dans l'antichambre, où ils attendent le bon plaisir de Votre Altesse.

Roubine se renversa dans son fauteuil en se tenant les côtes.

—Mon Dieu! Stepline, s'écria-t-il entre deux éclats de rire, tu es bien ce que l'on peut appeler un homme de précautions; tu me feras mourir de joie!

Nadia ne riait pas, elle examinait attentivement le visage de l'intendant, qui n'exprimait qu'une sorte de contentement bonasse; doucement, sans parler, elle posa la main sur l'épaule du prince, qui reprit sur-le-champ son sang-froid.

—Allons, dit-il, va les chercher! Ce n'est pas poli de les faire attendre.

Stepline sortit, après avoir fait trois grandes salutations, plus bas que la ceinture.

—Qu'est-ce que tu penses de cela? fit Roubine en regardant sa fille, partagé entre une nouvelle envie de rire et un certain étonnement de toute cette conversation.

—Je pense que cet homme est très-rusé, et que vous ferez bien de le surveiller, ainsi que son fils; vous êtes trop bon, mon père; vous ne songez jamais qu'avec tant de bonté vous puissiez vous faire des ennemis, et cependant Stepline nous déteste...

Roubine, pétrifié de surprise, regardait encore sa fille, quand la porte se rouvrit et laissa passer les fiancés, qui entrèrent en se tenant par la main.

La jeune fille n'était ni laide ni jolie; son visage, d'une fraîcheur éblouissante, comme celui de presque toutes les filles de son âge et de sa condition, était très-ordinaire. Elle était destinée, selon toute apparence, à être une bonne ménagère, une épouse modèle, une mère de famille sans reproche, et à engraisser vers la trentaine d'une façon désolante. Nadia la regarda avec un certain dédain, que le fiancé surprit dans un coup d'œil rapide. Il rougit jusqu'à la racine des cheveux et s'avança les yeux baissés vers le prince; arrivé devant lui, ils firent le mouvement de se prosterner: Roubine les releva du geste, avant qu'ils eussent accompli le cérémonial.

—Mes compliments, dit-il en souriant, d'un air moitié bienveillant, moitié railleur; vous ne perdez pas de temps, vous autres! À peine les dents de lait vous sont-elles tombées que vous songez déjà à vous marier!

—Tant mieux, mon père, dit Nadia de sa voix douce, ils auront le temps d'être heureux.

Un regard passa sur les paupières baissées de Féodor, et sa mâchoire se contracta comme s'il avait envie de mordre, mais il ne dit rien; son visage redevint immobile et n'exprima plus que la banale déférence d'un subordonné devant ses supérieurs.

—Asseyez-vous, dit le prince. Nous allons boire à votre santé.

Nadia sonna, et aussitôt parut un plateau garni de verres et de carafes contenant des vins étrangers décantés avec soin; le sommelier, qui savait les usages, avait préparé d'avance cette inévitable marque d'hospitalité. Les verres furent remplis, le prince éleva le sien en disant: À votre prospérité! Les assistants firent de même en répondant: Longue vie à Votre Altesse! nous vous remercions humblement! On échangea un salut, et les verres furent vidés d'un seul coup, comme il convient à de vrais Russes. Puis les fiancés et le vieux Stepline se levèrent et se retirèrent avec un dernier salut.

Lorsque la porte de la pièce voisine se fut refermée sur eux, Roubine regarda sa fille d'un air comique.

—Eh bien, elle n'est pas belle, la future madame Stepline, dit-il en français. Je conçois que son futur n'en paraisse pas enthousiasmé; il ne semble pas considérer ce mariage comme une promotion, eh, Nadia?

La jeune fille resta silencieuse un instant, puis leva sur son père un regard ferme, d'où toute fausse honte, tout embarras puéril avait disparu.

—Le vieillard, dit-elle, est un être retors, mais que je ne crois pas méchant, bien qu'il nous déteste par principe. Quant au fils... ne vous y trompez pas, mon père, sous son vernis de manières relativement correctes, c'est un paysan grossier; il nous hait.

—Il nous hait! Bon Dieu, Nadia, que me chantes-tu là? Pourquoi nous haïrait-il?

—Parce que nous sommes riches et qu'il l'est moins que nous; encore ne l'est-il que de ce qu'il nous a volé. Parce que nous sommes civilisés, et qu'il l'est juste assez pour sentir combien nous lui sommes supérieurs. Parce qu'il est ambitieux et que ses ambitions sont destinées à être déjouées...

—Nadia! C'est toi qui parles? Toi qui admets toutes les classes à toutes les ambitions?

—À toutes les ambitions saines et loyales, oui mon père! Mais celui-ci ne veut ni être plus instruit, ni meilleur, ni plus grand; il veut dominer pour tyranniser; être puissant non pour créer, mais pour détruire; être riche pour jouir, non pour panser les blessures de ceux qui souffrent... Ces ambitions-là sont les plus fréquentes, par malheur... Cet homme n'en connaît pas d'autres!

—À quoi as-tu vu tout cela, ma fille? demanda le prince bouleversé.

—Je ne saurais vous le dire exactement, répondit-elle en se troublant un peu.

Féodor Stepline ne lui inspirait assurément ni sympathie ni pitié, mais elle redoutait chez son père la plus terrible des colères s'il apprenait ce qu'elle avait deviné, lors de son entrevue à Péterhof avec le fils de l'intendant. Avec cette frayeur instinctive qu'ont les gens calmes de la fureur des hommes violents, elle voulait éviter un esclandre, et elle savait le prince d'une violence extrême.

—Vous savez, mon père, reprit-elle, que j'observe beaucoup, et souvent sans m'en rendre compte; croyez-moi, je ne vous demande que de la prudence: méfiez-vous de Féodor Stepline beaucoup plus encore que de son père!

—Je fais tout ce que tu me dis, Nadia, répondit le prince avec une soumission vraiment touchante; mais je veux bien être pendu si je comprends ce que tu veux dire! Enfin, on sera prudent tout de même, mais c'est bien pour t'obéir.

Féodor se maria huit jours après. La noce fut somptueuse, à la façon du moins des noces de la classe sociale à laquelle il appartenait et dont le luxe n'a rien de raffiné ni d'élégant. La veille du mariage, la fiancée, qui était retournée chez ses parents, fut conduite à la maison de bains de son village réservée aux femmes, avec toute la pompe de rigueur; un essaim de jeunes filles l'accompagnait en chantant, et entra avec elle dans l'étuve, où elle fut savonnée, frottée, étrillée à grand renfort de tille[*] en guise d'éponge, et de verges de bouleau encore garnies de leurs feuilles, pour terminer la cérémonie. Après quoi, on servit la collation aux jeunes filles, toujours dans l'étuve et là, dans cette chaleur de trente-cinq degrés, elles chantèrent des chansons et dansèrent plusieurs heures. Quand la fiancée sortit de là, elle était aussi rouge et aussi luisante qu'une planche d'acajou fraîchement vernie.

De son côté, le fiancé avait subi le même traitement dans les bains des hommes, où les rafraîchissements avaient plutôt consisté en spiritueux qu'en solides; pendant ce temps, des chariots traînés par le plus grand nombre de chevaux qu'on avait pu y atteler, déposaient dans une maison préparée depuis longtemps, mais qui n'avait encore jamais été habitée, le trousseau et les meubles de la future. Les meubles, plus massifs qu'élégants, furent rangés dans les deux pièces dont se composait la demeure, suivant un ordre toujours le même dans toutes les maisons; une armoire triangulaire, nommée kiota, spécialement réservée aux images saintes, fut placée dans le coin consacré, garnie seulement d'une toute petite image, destinée à sanctifier la maison en attendant les autres, qui ne devaient venir qu'avec la future elle-même. Les coffres de bois peint et orné de fleurs rouges et jaunes furent transportés dans la chambre du fond; ils contenaient le linge et les vêtements de la jeune fille, et devaient servir d'armoires pour tout le temps de son existence, les meubles européens n'ayant encore à cette époque aucun accès dans les maisons de la bourgeoisie russe.

Le lendemain, les jeunes hommes, amis ou camarades du fiancé, formèrent un grand cortège composé d'autant de télègues (charrettes) qu'ils purent en rassembler, et allèrent dès le matin chercher la mariée dans son village. La course était longue; ils ne revinrent que dans l'après-midi. Du plus loin qu'on entendit les clochettes de leurs troïkas enrubannées, les cloches de l'église sonnèrent, car c'était une noce très brillante, et le futur se rendit à l'église, pour attendre celle qui dans quelques instants serait sa femme. Elle entra presque aussitôt, pendant que les chevaux couverts de sueur défilaient lentement devant le parvis, et que les chantres, qui avaient salué l'arrivée de Féodor par une antienne, chantèrent un chant de bienvenue. Le père de la jeune fille la conduisit près du futur devant un pupitre recouvert d'une étoffe brodée, où ils se tinrent debout tous deux, silencieux et immobiles. Le prêtre, escorté du diacre, sortit alors du tabernacle, et la cérémonie commença. Chacun des époux reçut un cierge allumé orné de roses blanches, de fleurs d'oranger et de nœuds de ruban blanc, qui devait, après avoir brûlé en cette circonstance, être conservé pieusement pour ne plus être allumé que dans des occasions très-solennelles de la vie de famille, telles que naissances, morts ou périls graves, et le oui irrévocable fut échangé. Un morceau de satin rose fut alors étendu devant eux; toutes les jeunes filles de l'assistance allongèrent le cou pour voir si la jeune femme parviendrait à y poser le pied la première, car ce serait pour elle le présage d'une autorité incontestée dans la mai$on de son époux; mais Féodor avait déjà écrasé de sa botte le coin encore mal déplié du satin... Il n'entendait pas voir chez lui d'autre maître que lui-même. La jeune femme baissa tristement la tête, prête à pleurer; les anneaux furent remis aux mariés et passés à leur doigt, puis échangés; leurs flambeaux, qu'on leur avait ôtés des mains pour faciliter cette opération, leur furent rendus, et les garçons d'honneur, appelés à prêter leur concours, reçurent du prêtre les deux lourdes couronnes de métal doré, ornées d'images saintes en porcelaine émaillée, qu'ils avaient mission de tenir au-dessus de la tête des jeunes gens. Ceux-ci burent par trois fois tour à tour à la même coupe le vin béni, qui représente la vie; puis le prêtre, réunissant leurs mains sous un pan de son étole, leur fit faire trois fois aussi le tour du pupitre qui supportait les livres saints. Pendant ce temps, les garçons d'honneur suivaient les mariés, tenant les couronnes au-dessus de leurs têtes, ainsi qu'on le fait pour les gens favorisés de la fortune, car les pauvres sont assez robustes pour supporter le poids des lourds ornements de métal, tandis que les riches se sentiraient blessés par cet incommode fardeau.

La cérémonie tirait à sa fin, le prêtre adressa une courte exhortation à ceux qui venaient de jurer de partager ensemble les peines et les joies de la vie, exactement comme s'ils s'aimaient, et enfin il leur ordonna de s'embrasser, afin que l'Église consacrât ce premier baiser par sa présence. Ils obéirent, la jeune femme avec une indifférence passive, Féodor Stepline avec une sorte de forfanterie. Nadia et son père avaient dû assister à cette cérémonie, sans quoi tout le pays eût cru l'intendant tombé en disgrâce. Ils s'approchèrent tous deux des nouveaux époux, qui venaient d'offrir leurs dévotions aux images placées sur l'iconostase, et leur firent un petit compliment; Nadia tira de son doigt une bague ornée d'un diamant et la remit à la jeune femme, qui rougit de plaisir; puis la foule s'entr'ouvrit pour laisser passer les mariés, qui regagnèrent à pied leur domicile, où les avait devancés le petit garçon choisi dans la famille, qui portait devant eux une image sainte, destinée à rappeler à leurs prières le souvenir de cette journée.

Féodor Stepline s'était montré impassible pendant la cérémonie; il passa devant la foule le front haut, conduisant comme si elle eût été la plus belle des créatures, sa jeune épouse ridiculement empaquetée dans des vêtements de couleur voyante. Il garda le même sang-froid sous le parvis et sur la place; mais, à ce moment, Nadia, qui traversait le cimetière au bras du prince pour rentrer au château par le plus court chemin, rencontra le regard du nouveau marié, qui la suivait avec une expression farouche. Instinctivement, elle se serra contre son père.

—Qu'as-tu? dit celui-ci. Un frisson?

—Oui, mon père, ce n'est rien.

Et elle parla d'autre chose.

Après cet événement, qui défraya pendant longtemps les discours du village et des environs, le calme le plus parfait s'établit sur le château; pendant deux mois, les lettres de Dmitri Korzof arrivèrent régulièrement deux fois par semaine, parlant, malgré la saison, qui ne prêtait guère aux études sérieuses, de travaux sans relâche et de recherches ardentes. Nadia répondait, racontait sa vie, espérant dans l'avenir, parlant des trois années, à peine entamées, qui les séparaient encore de leur réunion, comme d'un jour qui s'achèverait bientôt...

Tout à coup, un fait sans précédent se produisit un matin: la poste n'apporta point de lettre de Korzof.

—C'est un retard, dit Roubine; il aura manqué le courrier.

—Sans doute, répondit la jeune fille sans détendre les traits de son visage douloureusement contractés.

Elle alla ce jour-là dans les jardins, comme de coutume, fit sa tournée dans les écuries, les étables, les granges, s'assura, seule ou accompagnée de son père, que l'ordre accoutumé régnait partout, puis elle rentra et se mit au piano; mais en vain les sons se déroulaient sous ses doigts, la musique courait sous ses yeux, elle jouait machinalement, sans voir et sans entendre. Le soir venu, elle resta longtemps assise à sa fenêtre fermée, regardant le petit lac qui brillait au bout du parterre. La nuit était froide, car octobre approchait; mais les poêles, chauffés dans le jour, répandaient une chaleur égale et douce dans toute la maison; la lune brillait sur l'étang avec une clarté métallique et presque cruelle, qui fit mal à Nadia. Elle se détourna doucement et prit un livre. J'aurai ma lettre demain, se dit-elle. Mais si ses yeux pouvaient se contraindre à parcourir les pages, son esprit ne pouvait s'assujettir à les comprendre; elle gagna son lit, espérant que le sommeil l'amènerait paisiblement jusqu'au lendemain; elle eut grand'peine à s'endormir, et son repos fut agité par des rêves inquiets.

Le lendemain, la poste apporta une quantité de correspondances, que Nadia éparpilla d'un geste sur la grande table; l'écriture de Korzof ne s'y trouvait pas davantage. Elle leva les yeux sur son père, et la consolation banale qui montait aux lèvres de celui-ci s'arrêta court à la vue du souci profond qui avait déjà creusé les traits de sa fille.

—Demain, dit-il.

Et il sortit, ne trouvant rien à ajouter.

Le lendemain fut pareil, et deux autres jours encore; l'espoir, un instant caressé, qu'une lettre pouvait s'être perdue, fut démenti par la prolongation de ce silence; une lettre, passe encore, mais deux! Le soir du huitième jour, où la troisième lettre aurait dû arriver, Nadia, après avoir versé une tasse de café à son père, comme elle le faisait chaque jour, lui mit la main sur le bras, avec le joli geste qui leur était familier, empreint cette fois d'une douleur muette et d'une indicible lassitude.

—Mon père, dit-elle, Dmitri est malade, peut-être mort... Allons le retrouver!

VII

Roubine et sa fille arrivèrent à Paris par une triste soirée d'octobre; la pluie battait les vitres de leur voiture, et les rares passants qui couraient sur les trottoirs avec des parapluies, le long des magasins fermés, sous la lueur tremblotante des réverbères, avaient l'air de fuir devant quelque invisible ennemi.

Depuis leur départ de la campagne, le prince n'avait obtenu aucune réponse ni à ses lettres ni à ses télégrammes; aussi l'anxiété des voyageurs, toujours croissante, était-elle arrivée jusqu'à la fièvre. Roubine avait eu au moins la ressource, tout le long de l'Allemagne, de déverser sa mauvaise humeur sur les employés, sur les buffets où rien n'est mangeable, sur les inévitables retards et sur le mauvais temps; mais Nadia, enfoncée dans son coin, silencieuse, les yeux fixés sur quelque objet invisible, toujours douce, prévenante, toujours prête à sourire si son père la regardait, était pour lui le spectacle le plus douloureux.

—Mets-toi donc en colère, une bonne fois! s'était-il écrié entre Berlin et Cologne.

—À quoi cela servirait-il, mon père? avait-elle répondu en souriant tristement.

Ils arrivaient enfin; quelques tours de roue les séparaient seulement de l'hôtel où ils auraient des nouvelles de Korzof; ce fut bientôt franchi. Roubine sortit le premier et offrit la main à sa fille.

—M. Korzof? demanda-t-il au domestique qui attendait des ordres.

—C'est ici, monsieur; il est bien malade.

—Qu'est-ce qu'il-a?

—Une sorte de fièvre cérébrale. Nous l'avons bien soigné, monsieur. Est-ce que monsieur vient pour le voir?

—Parbleu! gronda Roubine; vous ne vous figurez peut-être pas que j'ai fait cinq jours et cinq nuits de wagons pour vous voir, vous? Annoncez le prince Roubine.

—Oh! fit le domestique saisi de respect, ce n'est pas la peine d'annoncer. M. Korzof n'entend rien du tout. Que Votre Hautesse prenne la peine de passer par ici.

—Bien! fit Roubine, Nadia, va dans le salon, et attends-moi.

—Pourquoi donc, mon père? dit-elle de sa voix tranquille. Je vous suis.

Roubine ne répondit rien et passa devant. Ils entrèrent dans une chambre spacieuse, bien éclairée par deux grandes fenêtres; une sœur de charité, debout près de la cheminée, préparait une potion; au fond, dans un lit dont les rideaux avaient été relevés aussi haut que possible et fixés avec des épingles, Korzof, les cheveux et la barbe coupés ras, les yeux brillants et incertains, roulait sa tête ça et là sur l'oreiller en parlant bas et vite. Le prince courut au lit et prit dans les siennes la main brûlante qui gisait sur le drap.

--- Mon pauvre enfant, dit-il, mon cher Dmitri, tu me reconnais, dis?

Le malade le regarda sans le voir, puis recommença à se parler à lui-même. Roubine recula d'un pas, effrayé. Nadia s'était approchée et reprit doucement la main qu'il venait de quitter. Korzof tressaillit et la regarda. Il ne la voyait pas encore; mais, derrière le voile de pensées confuses qui obscurcissait son cerveau, il percevait vaguement la ressemblance de cette image aimée. La sœur de charité s'approcha et lui parla. Il s'était accoutumé à cette figure et à cette voix, et la reconnaissait presque toujours.

—On est venu vous voir, dit-elle; savez-vous qui?

—Non, fit Korzof en passant son autre main sur ses yeux; ses doigts tenaient bien fort ceux de Nadia, mais il en avait à peine conscience. Qui est venu?

La sœur interrogea la jeune fille du regard.

—Nadia, dit doucement celle-ci.

—Nadia? répéta Dmitri avec une expression soucieuse. Oui; mais cette fois, il ne faut pas qu'elle s'en aille.

La jeune fille fit un signe de tête; on lui approcha une chaise; elle se laissa dépouiller de son pardessus et resta assise auprès du lit, sans quitter la main du malade. Au bout d'un quart d'heure, celui-ci desserra ses doigts et s'endormit profondément. La sœur constata la température du corps, qui avait sensiblement diminué.

—C'est vous qu'il appelait sans doute? dit-elle discrètement à Roubine. Il n'a jamais cessé de vous demander, mais on n'a pas pu se procurer votre adresse.

Elle indiquait du doigt le petit tas formé sur le bureau par les lettres et les télégrammes accumulés depuis quinze jours. Le prince haussa les épaules et emmena sa fille, afin qu'elle prît un peu de nourriture.

Le médecin se montra satisfait lors de sa visite. Si troublé que fût le cerveau de Korzof, il avait pourtant vaguement conscience de la présence autour de lui d'êtres chers. Une des choses les plus douloureuses pour le malade, dans ces grands orages de la santé humaine, c'est l'impression qu'il est abandonné et que personne ne pense à lui. Les circonstances particulières où se trouvait le jeune homme le portaient plus que tout autre à souffrir de cet abandon. Quand il eut compris que Nadia se penchait sur lui, lui parlait, l'encourageait, plusieurs fois dans le jour, il se sentit heureux et consolé, sans chercher à pénétrer par quel mystère ses amis, laissés là-bas, se trouvaient près de lui. Peu à peu, son cerveau se dégagea, non sans rechutes subites et inquiétantes; mais la bonne constitution de Korzof prit le dessus, et un beau matin, assis dans son lit, au milieu de toute une légion d'oreillers, il apprit l'histoire de ce voyage, qui leur paraissait maintenant à tous trois quelque chose de fantastique et d'invraisemblable.

Une joie profonde remplit le cœur de Dmitri. Si parfois, en se rappelant les refus de Nadia, avec ce besoin de se tourmenter lui-même et de se faire souffrir, qui est le propre de l'homme, il s'était demandé jusqu'à quel point la jeune fille avait cru remplir un devoir en l'acceptant pour époux, maintenant il se sentit rassuré; la tendresse sérieuse et dévouée de sa fiancée était bien ce qu'il avait attendu d'elle; il avait là de quoi remplir sa vie de bonheur et de nobles satisfactions: quoi qu'il voulût, quoi qu'il tentât, ils le voudraient ensemble et l'accompliraient d'un commun accord. Aux yeux de Nadia elle-même, Korzof avait reçu désormais le baptême du travail; il était digne de prendre part à la grande œuvre de compassion et de fraternité.

Pour achever la guérison du convalescent, le Midi fut ordonné; ils partirent tous les trois, gais comme des écoliers en vacances; vainement le jeune homme avait essayé de parler du temps qu'il avait perdu, de celui qu'il allait perdre, Roubine ne voulait à aucun prix entendre de cette oreille-là. À vrai dire, il n'avait jamais complètement accepté l'idée de voir son gendre devenir médecin. Pour l'hôpital, passe encore! c'était une fantaisie comme une autre; mais à quoi bon se bourrer l'esprit de choses incongrues, quand il est si facile de les laisser apprendre par d'autres,—d'autres spécialement créés pour cela par une Providence qui avait évidemment voulu en faire des savants, puisqu'elle avait négligé de leur donner une fortune qui leur permît de vivre à ne rien faire!

Nadia avait mis la paix entre eux, en exigeant, d'accord avec le médecin, deux mois encore de repos complet, avant qu'il pût être question de reprendre les études; ces deux mois furent une véritable fête pour les trois amis. La douceur du climat, la beauté du soleil, cet attendrissement facile des convalescents, qui leur donne tant de petites émotions délicieuses, prêtaient un charme extraordinaire à leur séjour dans ce beau pays.

—C'est un été par-dessus le marché! disait Roubine en se délectant de se voir dehors au mois de janvier, sans fourrures et même sans paletot.

Mais le prince était un être remuant, qui s'ennuyait vite, à moins que le chez-soi ne le retînt par ses milliers de liens intimes; il avait horreur des hôtels, horreur des villes d'eaux et du monde qu'on y rencontre.

—Mais, mon père, vous en faites partie, de ce monde! Si les gens que vous rencontrez et que vous traitez de la sorte disaient la même chose de vous, qu'en penseriez-vous? fit un jour Nadia en riant.

—Moi? Parbleu, je penserais qu'ils ont raison! On ne saurait faire plus sotte figure qu'en vaguant ainsi hors de chez soi, comme du bétail égaré qui ne sait plus retrouver son pâturage.

—Alors, il vous tarde de rentrer au bercail, dans ce cher Pétersbourg, loin duquel vous ne pouvez vivre?

—Certainement! D'abord, les habitudes sont la moitié de la vie,—je ne dis pas que ce soit la meilleure, mais à coup sûr...

—C'est la plus incommode! hasarda Dmitri, qui aimait assez à taquiner son futur beau-père. Ils se mirent tous trois à rire. Et cela ne vous fait pas pitié de me laisser derrière vous, comme un pauvre colis oublié dans une gare?

Nadia jeta un regard sur son fiancé, encore si maigre et si pâle. Elle sentait bien que depuis quelque temps son père s'ennuyait de cette existence en camp volant, et cependant elle ne pouvait supporter la pensée de laisser Dmitri seul, absorbé dans ses travaux arides, sans distractions, car il craignait, s'il s'amusait au dehors, de ne plus apporter à l'étude un esprit assez libre...

—Pourquoi diable voulez-vous être médecin? s'écria Roubine. Vous êtes comte, ça me suffisait! Mais c'est mademoiselle qui n'est jamais contente!

Il adressait à sa fille un geste moitié grandeur, moitié tendre. Nadia crut le moment favorable pour l'entreprendre sur un chapitre fort délicat, qu'elle n'avait encore osé aborder.

—Père, dit-elle, je crois en effet qu'il est urgent que vous retourniez à Pétersbourg...

—Eh bien, et toi?

—Moi... c'est moins urgent... l'hôpital marchera très-bien sans moi; d'ailleurs vous connaissez parfaitement les travaux, vous y êtes aussi entendu qu'un entrepreneur...

—Ce n'est pas exact, gronda le prince, charmé néanmoins; mais je ne comprends pas.

—Vous allez retourner à Pétersbourg; la maison est prête à vous recevoir; on a posé les tapis, cloué les tentures et tout ce qui s'ensuit; vous serez heureux là-bas, comme un oiseau qui a retrouvé son nid; et puis le club Anglais...

—Nadia, ne te moque pas de moi; explique-toi tout de suite!

Elle s'approcha de son père avec un geste câlin, contre lequel il se savait sans ressources.

—Moi, dit-elle, pendant ce temps-là, je resterai à Paris avec mon mari.

Dmitri avait bondi et s'était emparé de la main de la jeune fille: Roubine, en fixant son regard sur elle, vit deux visages au lieu d'un qui l'imploraient de façon à attendrir des pierres.

—Eh bien, voilà une idée! s'écria-t-il, se marier à l'étranger, sans trousseau, sans famille; et puis cette autre idée! se débarrasser de moi, m'envoyer là-bas... Je le crois bien que vous ne vous ennuierez pas ensemble, mais moi, tout seul...

—Mon père, fit Nadia avec son joli sourire à demi railleur, vous dînez en ville trois fois par semaine!

—Oui, riposta Roubine, mais je déjeune toujours chez moi! Voyons, Nadia, c'est une plaisanterie.

—Mon cher père, si vous m'ordonnez de vous suivre, j'obéirai, vous le savez bien, mais cela me fera de la peine.

—Cela ne t'en fera pas de me laisser partir seul?

Les yeux de la jeune fille s'emplirent de larmes.

—Vous savez bien le contraire, mon père; mais qui vous empêche de passer les étés avec nous, en France ou en Allemagne? Et puis nous irons vous voir à la campagne, pas à Pétersbourg, n'est-ce pas, Dmitri? Nous ne rentrerons à Pétersbourg que lorsque l'hôpital sera terminé.

À cette proposition, Roubine s'emporta, tempêta, déclara que ce mariage avait toujours été traité d'une façon ridicule, que sa fille voulait le rendre plus ridicule encore, et que, puisqu'elle avait perdu l'esprit, il aimait mieux retirer totalement le consentement qu'il avait eu la faiblesse d'accorder. Tout le monde pouvait aller au diable, mais il n'entendait pas qu'on se moquât de lui.

—Alors, dit Korzof, qui avait conservé son sang-froid dans cette bourrasque, vous ne voulez pas être mon beau-père?

Roubine éclata de rire. Nadia, qui pleurait, en fit autant; on s'embrassa, Roubine se rassit, car il s'était levé pour gesticuler plus à son aise, et l'on finit par où l'on aurait dû commencer; mais si l'on commençait toujours par là, ce serait trop simple! On s'expliqua. Il écouta les raisons que lui donnait sa fille, convint avec elle que Korzof n'avait point commis de crime qui méritât un exil de trois ans,—cet exil fût-il réduit de six mois,—et le résultat fut que le mariage aurait lieu à Paris, dès le lendemain de leur retour c'est-à-dire au bout d'une quinzaine.

Il eut lieu en effet, non tel que Roubine, et peut-être Nadia elle-même, l'avait rêvé, dans tout l'éclat du luxe et d'une haute position. Dans les fantaisies de son imagination, elle s'était représenté ce mariage somptueux, à la chapelle de leur hôpital, inauguré le jour même, au milieu de tout ce que la cour et la ville offraient de plus brillant: elle avait aimé à se figurer la pompe d'une telle cérémonie, assez semblable à une prise de voile, un adieu définitif à sa vie passée de princesse oisive, une entrée triomphale dans son existence modeste de «la femme du docteur». Les réalités de la vie, moins poétiques, poignantes parfois, avaient fait écrouler ce rêve, dont Nadia foulait maintenant les débris aux pieds avec joie. Qu'importait le renoncement à cette splendeur un peu théâtrale, si elle entreprenait la tâche vraiment digne d'elle et de lui, de soutenir son mari dans ses études, souvent pénibles? C'est beau pour l'orgueil d'une femme que de faire du don de sa personne la récompense de longs efforts! Il y a là quelque chose de bien fait pour flatter l'amour-propre d'une jeune fille. Mais n'est-il pas plus simple et plus touchant de partager les peines et les fatigues que l'on impose, se grandissant dès lors jusqu'au rôle de compagne et d'amie, au lieu de se renfermer dans la froide dignité d'une souveraine qui condescend?

Ces réflexions furent le premier pas de Nadia dans une voie nouvelle. Jusqu'alors, elle n'avait envisagé sa propre personnalité que vis-à-vis d'elle-même; obligée de l'envisager vis-à-vis des autres, elle s'aperçut que les principes trop étroits menacent de craquer, comme les vêtements, lorsqu'ils se trouvent en désaccord avec les événements. Elle se rendit compte surtout de la profondeur du sentiment qu'elle inspirait à Korzof, et, au lieu de venir à lui avec le sourire d'une reine qui récompense, elle s'appuya contre le cœur de son mari avec la tendre confiance d'une femme qui sait de quelle grandeur est le sacrifice qu'elle a su inspirer.

Point de splendeurs de toilettes, point de trousseau princier. Les amis que comptaient les époux dans la colonie russe à Paris assistèrent à la cérémonie et au lunch qui suivit, puis Roubine partit le soir même pour Pétersbourg, et les jeunes mariés restèrent dans un joli petit appartement meublé qu'ils s'étaient fait arranger non loin de l'École de médecine. Nadia aimait mieux renoncer de temps en temps à une promenade au bois de Boulogne que d'obliger son mari à faire tous les jours une longue course pour regagner un logis situé dans un quartier plus brillant. Roubine en partant avait laissé un équipage à deux chevaux à sa fille, qui n'avait jamais su ce que c'était que d'aller à pied, sauf à la campagne et pour son plaisir. À la fin du premier mois, Nadia congédia ce supplément d'embarras, comme elle l'appelait, et son plus grand plaisir fut de faire ses courses en fiacre. Elle eut même un jour l'audace de se montrer ainsi autour du Lac à l'heure élégante, et les mines effarées que provoqua son apparition chez ceux qui la reconnurent fournirent pendant longtemps matière à son hilarité.

—Pense donc, Dmitri, disait-elle en riant, ils se demandaient s'ils devaient nous saluer!

Leur appartement était bien exposé au soleil; Dmitri ne parvint pas à l'encombrer d'assez de livres pour que sa femme à son tour ne pût l'encombrer de fleurs: ils passèrent là un temps qui fut certainement le plus heureux de leur vie.

Roubine ne put tenir longtemps loin de sa fille; dès les premiers jours du printemps, il revint à Paris, et, aussitôt que les cours furent fermés, il emmena le jeune couple, ou plutôt il le suivit, là où les études et les préoccupations de Korzof devaient l'entraîner. Ils voyagèrent ainsi pendant deux années, tantôt réunis tous trois, tantôt séparés du prince, et, malgré leur désir de prendre dans la vie une assiette définitive, ce temps leur parut court.

Nadia jouait à la maîtresse de maison modeste d'une façon merveilleuse. Son père riait aux larmes, quand il la voyait revenir du marché avec des fraises dans un panier, elle qui n'avait jamais tiré d'argent de sa bourse que pour faire l'aumône. Elle le laissait rire, arrangeait elle-même les fruits sur une assiette avec des feuilles de vigne, et le prince, enchanté, déclarait qu'il n'avait jamais rien goûté d'aussi parfait. La jeune femme apprit, dans ce commerce journalier avec les hommes et les choses d'en bas, bien des préceptes que ne comporte point la sagesse des gens du monde et qui ne se trouvent pas non plus dans les livres destinés à la jeunesse, quoique ce soit leur véritable place.

Le moment vint enfin pour Korzof de passer sa thèse; il était plein de craintes, et Nadia tremblait comme si son mari eût été sous le coup d'une sentence de mort. Le prince était venu, afin d'assister au triomphe de son gendre, et il ne tarissait pas en railleries sur l'émotion de ses deux enfants.

—Voyons, Dmitri, disait-il, sois un homme, que diable! N'as-tu pas passé des examens, jadis? Souviens-toi du corps des pages! Tu n'étais pas gêné dans ce temps-là pour faire des tours à tes examinateurs et avoir de bonnes notes tout de même!

—Ce n'est pas du tout la même chose, répondait le jeune homme, en riant de cette façon d'envisager le doctorat. Si je les attrapais, mes examinateurs,—et ceci me paraît plus que douteux, c'est moi qui serais encore le plus attrapé de tous!

—Non, fit Nadia, ce seraient tes malades!

Ils riaient, mais c'était pour faire contre fortune bon cœur. Enfin le grand jour arriva, et non seulement Korzof fut reçu, mais il obtint des félicitations unanimes.

—Je me sens un homme, dit-il en rentrant chez lui; jamais je n'ai éprouvé rien de semblable. C'est-à-dire que je me demande comment on peut vivre sans travailler, sans sentir qu'on sera utile. Quelle vie misérable on traîne...

—Tout beau, mon gendre, fit Roubine; si vous n'en voulez point, n'en dégoûtez pas les autres; je n'ai jamais vécu autrement que de cette vie misérable, et je ne m'en trouve pas plus mal. Allons, Nadia, allons dîner au restaurant; je vous invite; nous allons lui laver la tête avec du Champagne; ça l'empêchera de dire des bêtises.

Nadia les quitta pour mettre son chapeau, mais son mari la rejoignit aussitôt.

—C'est à toi que je dois ce bonheur, ma chère femme, lui dit-il en la prenant dans ses bras. C'est toi qui a fait de moi un homme intelligent, désireux de servir ses semblables, je te remercie, et je te bénis.

—C'est moi qui te dois de la reconnaissance, lui répondit-elle tout bas. Tu m'as fait descendre de mon paradis chimérique pour m'apprendre la vie réelle. Oh! mon cher mari, que de bien nous allons faire! Une seule terreur me hante depuis quelque temps...

—Dis-la bien vite pour que je te rassure, fit Dmitri en souriant.

—Je me suis demandé souvent si je n'avais pas eu tort de te lancer dans une profession dangereuse; si quelque épidémie survenait, Dmitri, si tu étais atteint, si tu étais frappé...

Korzof resta un instant silencieux, appuyant contre sa poitrine la tête de la chère femme qu'il aimait par-dessus tout, et pour laquelle il représentait toutes les joies de la vie.

—Ce serait bien dur, fit-il enfin, mais de tels événements arrivent... Quel que soit mon destin, aujourd'hui, dans la force et la joie, comme plus tard dans le malheur et les larmes, s'il faut en arriver là, pour ce que tu as fait de moi, Nadia, je te le répète, je te bénis et je te remercie. Et, si je meurs un jour au champ d'honneur, eh bien, tu seras fière de moi!

Il l'embrassa tendrement, et, quand ils reparurent devant Roubine, celui-ci ne se fût jamais douté de la grave question qu'ils venaient d'agiter.

Bien des formalités restaient à remplir; mais qu'on soit impatient ou non, les jours n'en ont pas une demi-heure de moins. Les époux étaient prêts à rentrer en Russie; l'hôpital n'était pas prêt à les recevoir. Roubine partit en avant pour presser les retardataires, et après une longue attente, qui parut interminable aux jeunes gens, car ils étaient en vacances et s'ennuyaient à périr de leur oisiveté nouvelle, il leur télégraphia enfin qu'ils pouvaient revenir.

Lorsque le train qui les amenait ralentit sa marche pour entrer en gare de Pétersbourg, Nadia se tourna vers son mari, dans le compartiment réservé qu'ils occupaient seuls.

—Voici que nous allons toucher notre rêve du doigt, lui dit-elle, et maintenant j'ai peur!

—Peur de quoi, ma chérie?

—Je ne sais pas... d'une désillusion peut-être! Il lui prit la main avec tendresse.

—Il n'y a pas de désillusion possible quand on a rêvé de faire un bien possible. Que l'hôpital soit ou ne soit pas ce que nous avons souhaité, nous y guérirons des êtres souffrants, et cela nous consolera de tout.

Le train s'arrêta; Roubine était sur le quai, qui les attendait tout seul; il les embrassa et sauta dans son drochki, qui partit comme le vent; les nouveaux arrivés montèrent dans leur coupé et furent vite emportés vers le quartier, jadis désert, qu'ils habiteraient désormais. Ils ne se disaient rien, mais se tenaient la main fortement serrée; ce moment de leur existence leur apparaissait plus solennel encore que l'heure de leur mariage. Ils étaient tout près maintenant; le coupé tourna le coin d'une rue...

—Oh! Dmitri, fit Nadia à voix basse, le voilà!

L'hôpital se dressait devant eux, dans sa splendeur architecturale, surmonté d'une haute croix dorée qui indiquait au milieu la place de la chapelle. Les angles et les entablements étaient en pierre blanche; la brique composait les murailles, et la haute façade à trois étages se dressait sur le ciel avec fierté. Ils avaient étudié les plans et les savaient par cœur; mais jamais ils ne s'étaient figuré cette masse grandiose, qui représentait une fortune colossale; tout l'or des Korzof était là dedans, et jamais il n'avait tenu sur la terre une si noble place.

Les chevaux s'arrêtèrent devant le perron. Roubine, la tête nue, attendait déjà sur le seuil; l'aumônier, revêtu d'ornements sacerdotaux et accompagné de la croix, se tenait sur le porche; les jeunes gens s'avancèrent muets, saisis d'une émotion qui leur coupait la respiration; le porte-croix se mit lentement en marche, entra dans le grand vestibule éclairé d'en haut, où la lumière tombait à flots, et commença de monter l'escalier. Le vestibule était plein de monde, toutes les têtes s'inclinaient sur leur passage, ils rendaient machinalement les saluts, mais ne reconnaissaient personne. Des voix mystérieuses chantaient quelque part un hymne religieux dont ils ne distinguaient pas les paroles. Ils arrivèrent ainsi au premier et pénétrèrent dans la chapelle. Elle était simple et toute blanche, mais les peintures de l'iconostase en faisaient tout l'ornement; les images saintes des deux familles réunies étincelaient d'or et de pierres précieuses le long des murs, garnis de lampadaires.

Les chantres les accueillirent par un chant triomphal, et ils restèrent toujours muets, toujours se tenant par la main, devant les portes du sanctuaire. Celles-ci s'ouvrirent presque aussitôt, et le prêtre apparut. Le Te Deum d'actions de grâces fut chanté; pendant ce temps, les jeunes époux se remettaient un peu de leur émotion. Lorsque le dernier verset eut retenti sous les voûtes et que les assistants eurent baisé la croix que leur présentait le prêtre, Nadia vit enfin autour d'elle des visages aimés et connus. La chapelle était pleine d'amis; tous ceux qui n'avaient pu assister à son mariage étaient venus la complimenter. Les dignitaires de l'État, convoqués pour l'inauguration de l'hôpital, entouraient son mari; un aide de camp leur apporta les félicitations de l'Empereur et de l'Impératrice; des bouquets furent présentés par des petits enfants, sans que Nadia eût la moindre idée de ce que cela voulait dire, et enfin, machinalement, elle suivit son père et l'architecte, qui leur livraient les clefs de l'hôpital. Appuyée au bras de son mari, tout étourdie, elle marchait le long des corridors cirés, qui sentaient encore le sapin neuf, approuvant des détails dont elle ne comprenait pas un mot, et ressentant au fond de son cœur, trop plein pourtant, le manque bizarre de quelque chose qu'elle ne pouvait définir.

Tout à coup, le médecin en second s'avança à son tour et ouvrit une porte...

—Les voilà! dit tout bas la jeune femme.

C'étaient eux, qu'elle cherchait, qu'elle voulait, eux, les maîtres de cette demeure, les malades! Ils étaient là, couchés dans leurs lits blancs, gardés par des infirmières proprettes; le linge blanc brillait partout, et la faïence commune reluisait de propreté sur les tablettes. Il y avait donc de vrais malades, qui seraient soignés là, qui guériraient, qui retourneraient dans leurs familles, en bénissant la main qui leur avait rendu la santé! Le calme de Nadia ne put y tenir, et appuyant la tête sur l'épaule de son mari, elle pleura.

Le rêve était réalisé; quelques millions allaient redonner la vie à des centaines d'hommes et de femmes; avec leur argent, ils allaient donc racheter cette chose sans prix: la vie humaine! Sans doute, ils échoueraient parfois, la mort ne se laisserait pas toujours corrompre: de pauvres cercueils sortiraient par la porte de derrière, emportant des êtres pour lesquels le secours était venu trop tard; mais la vie est ainsi faite, de joies et de chagrins; ne devaient-ils pas s'estimer assez heureux s'ils pouvaient sauver au prix de toute leur fortune un père pour ses enfants, une femme pour son mari?

—C'est trop beau, trop bon, je ne puis le supporter! fit Nadia, lorsqu'enfin rendue à elle-même, elle s'assit sur un fauteuil dans l'appartement que son père lui avait préparé avec une recherche qu'elle eût blâmée si elle l'eût osé. Je pensais bien être heureuse en voyant tout ceci, mais ma joie dépasse mes espérances, en vérité!

—Souviens-toi de cela, ma fille, dit Roubine, devenu soudain grave. On n'a pas souvent dans la vie l'occasion de dire une semblable parole. Que ce jour soit pour toi un tel souvenir, qu'à tes heures de chagrin il te serve de consolation.

Nadia saisit la main qu'il posait sur sa tête inclinée et la porta à ses lèvres. Ce père d'apparence frivole était au fond un homme d'un grand cœur.

—Mais, reprit-elle au bout d'un instant, lorsqu'elle et son mari eurent bien remercié le père qui leur avait préparé une si douce surprise, vous avez dû vous donner un mal énorme, mon cher père!

—Énorme! répéta-t-il gravement; je commence à m'y connaître un peu, néanmoins. Mais vous ne vous douteriez jamais de ce qui m'a coûté le plus de peine à trouver? Je ne pouvais m'en procurer ni pour or ni pour argent.

Ses enfants le regardaient d'un air si ébahi qu'il n'eut pas le courage de les faire attendre.

—Des malades! reprit-il en perdant son sérieux. Oui, vous n'avez pas besoin d'avoir l'air effaré comme cela! Des malades! J'ai été obligé d'aller les racoler moi-même dans les autres hôpitaux et de prendre ceux qu'on refusait. Je ne les ai pas choisis, allez! Vous en avez une bien drôle de collection! Et encore ils ne voulaient pas entrer.—Ceux qui pouvaient parler disaient que c'était trop propre, que ça ne pouvait pas être un hôpital. Je les ai persuadés en leur soutenant que ça ne resterait pas propre comme ça, mais qu'il fallait bien excuser un édifice neuf!

L'excellent homme riait, mais ses yeux étaient pleins de larmes. Nadia les sécha dans un baiser. L'hôpital était inauguré. Korzof et sa femme n'avaient plus qu'à travailler. Ils s'endormirent le soir l'âme pleine de bénédictions.

VIII

Quand un édifice est sorti de terre, qu'un toit le couvre, qu'on l'habite même, il n'est pas terminé pour cela. Deux années entières s'écoulèrent avant que Korzof et sa femme eussent organisé tous les aménagements intérieurs, et surtout fait un règlement utile et appréciable. Ce malheureux règlement, semblable d'ailleurs en ceci à tous les règlements du monde, ne pouvait parvenir à s'adapter ni aux gens ni aux choses. À peine allait-il d'un côté, que de l'autre se découvrait quelque empêchement formidable, énorme, et tout était à recommencer. C'est qu'on ne s'improvise pas organisateur; le plus petit travail de ce genre, si médiocre qu'il soit, a réclamé de longues méditations, et plus d'une fois son auteur a dû se prendre la tête entre les mains en disant: Cela n'ira jamais! En effet, généralement, cela ne va pas.

Mais Korzof était doué d'une ferme volonté; de plus, il n'avait point de sot amour-propre et recherchait volontiers les conseils; en même temps, il avait assez de jugement pour ne prendre parmi ceux-ci que les bons. Avec le temps et une inépuisable patience, il arriva à ses fins; le jour vint où le vrai règlement, définitif et immuable,—jusqu'à nouvel ordre,—trôna sur tous les murs, imprimé sur grand papier et encadré de bois noir.

Le jeune et brillant officier d'autrefois avait fait place à l'homme sérieux et bon que l'on appelait le docteur Korzof. Malgré les supplications réitérées de bon nombre de membres de l'aristocratie pétersbourgeoise, qui eussent été heureux d'avoir pour médecin un des leurs, homme du monde et aimable, il avait absolument refusé de se faire une clientèle en dehors de l'hôpital. Tout au plus, dans les cas d'accident, consentait-il à donner les premiers soins, et encore sous la condition expresse que ce serait à titre gracieux. Les malades de l'hôpital, portés maintenant au nombre de trois cents, suffisaient a l'emploi de son temps; encore avait-il dû s'adjoindre plusieurs aides, et le concours d'un chirurgien renommé.

La première fois que le jeune médecin se vit en face d'un homme qui attendait de lui la vie ou la mort, pauvre être inconscient, abattu par la souffrance, indifférent désormais à tout, hormis à un souffle de bien-être qui le relèverait; la première fois qu'après avoir reconnu la gravité du cas qu'il avait sous les yeux, il se vit obligé de puiser dans les ressources de sa mémoire, de son raisonnement, de sa science, et d'écrire une ordonnance, il se sentit trembler de la tête aux pieds. S'il se trompait? Si la mort allait venir à son ordre, au lieu de la santé? Jusqu'à quel point serait-il responsable, si l'on enlevait demain le cadavre de cet homme, tué par lui,—ou simplement laissé mourir par la faute de son ignorance ou de son erreur?

Le médecin en second, vieux praticien aux cheveux grisonnants, le regardait surpris, se demandant pourquoi son jeune chef hésitait de la sorte. Il ne tournait pas la plume si longtemps dans son encrier, lui, pour écrire une ordonnance! Enfin Korzof se décida, et de sa belle écriture rapide traça quelques lignes. Au moment de remettre le papier à l'interne de service, il s'adressa au vieux docteur:

—Qu'est-ce que vous auriez prescrit, vous? lui demanda-t-il.

Le médecin indiqua un traitement. Korzof, avec un demi-sourire, lui montra l'ordonnance.

—C'est exactement mon avis, dit le vieillard; mais je n'aurais pas songé au bain que vous prescrivez... évidemment cela ne peut faire que du bien.

—C'est le nouveau système, dit Korzof; on ne l'emploie guère ici, on y viendra.

Le traitement réussit. Cinq jours plus tard, le malade, assis dans son lit, mangeait un léger potage; Korzof vint chercher sa femme et l'amena devant le bonhomme.

—C'est lui, vois-tu, dit-il, il est vivant. Nadia, j'ai empêché un homme de mourir.

Ils s'en allèrent doucement, sans se toucher, sans se parler, pleins d'une joie trop profonde pour s'épancher en paroles.

Tous les jours ne furent pas aussi heureux: la première fois qu'il y eut une mort à l'hôpital, Nadia passa toute une journée à pleurer. Par une immunité singulière, pendant deux mois toutes les cures avaient réussi, lorsqu'une épidémie emporta coup sur coup plusieurs malades. Cet accident consola en quelque sorte Korzof et sa femme, en leur prouvant que les décès n'étaient pas dus à quelque erreur du traitement ou à quelque négligence d'hygiène, mais bien à un état endémique contre lequel ils étaient impuissants.

Puis ils s'accoutumèrent à ces fluctuations de la mortalité, qui avaient d'abord assombri Nadia. Elle s'était figuré que personne ne mourrait jamais chez elle; mais entre la possibilité lointaine de ces choses et leur réalisation immédiate, il y avait tout un monde. Elle s'habitua à voir sur les listes consultées chaque jour les croix qui marquaient les terminaisons fatales, et ne ressentit plus qu'une tendre pitié pour ceux que tout le dévouement de son mari uni au sien n'avait pu sauver.

Une seule chose attristait la jeune femme: il semblait que le destin la trouvât suffisamment occupée du soin de tant d'êtres humains et ne voulût point lui accorder d'enfants. Quatre ans s'étaient écoulés depuis son mariage lorsqu'elle eut enfin le bonheur de se voir mère d'un fils. L'année suivante, elle eut une fille; dès lors, elle considéra son bonheur comme complet. Ses enfants grandirent près d'elle, remplissant de joie et de bruit les hautes et vastes pièces de l'appartement jusqu'alors un peu tristes, et lorsque Korzof, fatigué ou attristé par les spectacles du jour rentrait le soir dans ce logis bien séparé, bien clos, afin que nul danger de contagion ne pût s'y glisser, il trouvait deux têtes blondes groupées sur le sein de leur mère, qui l'attendaient pour lui donner à la fois le baiser de bienvenue. Quelques années s'écoulèrent de la sorte, aussi parfaitement heureuses que peut les offrir la vie humaine, qui n'est jamais exempte de soucis.

Roubine venait souvent les voir, et jamais sans se plaindre de l'éloignement, car il avait conservé sa maison patrimoniale, sur le quai de la cour.

—Mais, mon père, fit un jour observer Nadia, c'était tout aussi loin autrefois, et vous ne songiez pas à vous en plaindre! Du temps qu'on bâtissait l'hôpital, vous veniez deux fois par jour!

—C'était moins loin, puisque j'étais plus jeune! répondit philosophiquement Roubine; mes os se font vieux, vois-tu! J'ai acheté un huit-ressorts tout neuf, l'autre jour; eh bien, il ne paraît pas aussi doux que les télègues de mon jeune temps! C'est la vieillesse qui vient, Nadia, il faut bien en convenir! Au moins, c'est une heureuse vieillesse, et je n'ai pas à m'en plaindre.

Il embrassa ses petits-enfants, qui s'appuyaient sur ses genoux, un de chaque côté, et les envoya jouer; puis il rapprocha confidentiellement son fauteuil de celui de sa fille.

—Je vais profiter de l'absence de ton mari pour te faire des reproches, Nadia, lui dit-il avec bonté; tu sais que je ne te grondais guère autrefois, et que depuis ton mariage je ne t'ai plus grondée du tout; j'ai pourtant lieu de te blâmer, mais je n'en parlerai qu'à toi seule.

—Mon Dieu! qu'ai-je fait, mon cher père? dit Nadia stupéfaite en joignant les mains.

—Voici: tu vis parfaitement heureuse ici, avec ton mari et tes enfants, tu fais le plus de bien possible; je crois même, Dieu me pardonne! que tu fais des rentes à tes malades quand ils quittent l'hôpital...

—Pas à tous, mon père! fit la jeune femme en souriant; c'est arrivé deux ou trois...

—Ce n'est pas là qu'est ton crime, reprit Roubine en riant aussi, puisque j'ai participé moi-même à ces égarements, en patronnant un de vos réchappés. Mais tu ne t'aperçois pas, ma chère fille, concentrée dans ton bonheur et dans ta vie de famille, que la comtesse Korzof ne va plus du tout dans le monde, et que tu te laisses oublier par ceux-là mêmes qui ont été tes meilleurs amis. Avant-hier, la princesse Adouïef dressait une liste d'invitations pour son prochain raout. Quelqu'un a prononcé ton nom; sais-tu ce qu'elle a répondu?—Oh! ce n'est pas la peine d'inviter Nadia, elle ne va nulle part!

—C'est vrai, mon père! mais puisque le monde ne m'amuse plus, je vais chez mes amis; seulement je n'assiste plus à leurs fêtes. Est-ce que cela ne vaut pas mieux que de laisser seuls mes jolis bébés?

—Tu es dans le vrai; seulement, dans douze ou quinze ans d'ici, quand ta fille sera en âge d'être mariée, à qui la marieras-tu?

—Oh! mon père, s'écria Nadia en levant les bras au ciel, il vous tarde donc bien d'être deux fois grand-père!

—Pas le moins du monde! mais réponds à ma question: à qui marieras-tu ta fille?

—À l'homme qu'elle aimera! répondit promptement la jeune femme.

—Parfaitement répondu. Mais, dis-moi, à présent que tu connais un peu la vie, que tu as vu des êtres partis d'en bas arriver en haut de l'échelle sociale, comme vous dites à présent, donneras-tu ta jolie enfant, que tu vas élever à merveille, à un de ces hommes dont l'intelligence seule est cultivée, mais dont les mœurs et les habitudes sont restées grossières? J'ai vu dîner à votre table un de vos internes; il a beaucoup de talent, à ce que dit mon gendre; j'en suis convaincu; mais il ne nettoie pas ses ongles, qui portent à perpétuité le deuil de ses bonnes manières... Voudrais-tu de celui-là ou de tout autre du même genre pour l'époux de ta délicate Sophie? Accepterais-tu pour ta bru une jeune fille qui aurait les manières d'une servante, quel que fût d'ailleurs son mérite moral?

Nadia baissait la tête, ne trouvant rien à répondre.

—Vois-tu, ma fille, autrefois, quand tu affirmais hautement tes intentions d'élever à toi un homme sorti des rangs du peuple, je ressentais des révoltes intérieures; tu as cru que c'était mon vieux sang de patricien qui parlait... Eh bien, non, c'était un sentiment de dignité, si complexe que je ne pouvais le formuler. Les années m'ont appris à vivre,—oui, ma fille, à moi aussi, malgré mes cheveux, qui étaient gris alors, qui sont blancs aujourd'hui... Je sais maintenant ce qui m'inspirait une répugnance instinctive; c'était ce manque d'éducation première, d'éducation de l'enfance, où une mère élevée dans des principes d'élégance,—et pourquoi ne le dirais-je pas? de propreté,—vous enseigne certaines choses qu'on n'oublie plus dans la suite, qu'on fait machinalement et auxquelles on reconnaît aussitôt, à ne jamais s'y méprendre, ce qu'on appelle un homme bien élevé. Eh bien, Nadia, tu auras beau dire et beau faire, un homme qui ne sait pas marcher, qui ne sait pas saluer, qui n'a pas une certaine correction de langage et de tenue, cet homme eût-il du génie, il n'est pas des nôtres, et tu ne peux pas lui donner ta fille!

Nadia réfléchissait, suivant dans son esprit les raisonnements de son père.

—Mais, dit-elle doucement, s'il a du génie, cela ne peut-il racheter certains défauts extérieurs?...

—C'est là que je t'attendais, ma fille! Ces défauts ne sont pas purement extérieurs; si ces messieurs voulaient se donner la peine de s'observer, de veiller sur leurs manières et leur langage, ils obtiendraient bientôt une apparence de correction qui nous rendrait indulgents pour le reste; mais s'ils ne savent rien de ce que doit savoir un homme du monde, s'ils ont l'air de valets de charrue en habit noir, c'est parce qu'ils se trouvent bien comme cela, parce que leur sot orgueil leur fait revendiquer leurs mauvaises manières comme une preuve de leur origine et, par conséquent, de la distance qu'ils ont dû franchir pour arriver à se mêler à notre société. J'appelle leur orgueil sot, parce que ce n'est ni de la fierté ni de la dignité; ces deux vertus les contraindraient au contraire à tenir un tel rang dans le monde, que chacun fût heureux de leur serrer la main et s'honorât de leur conversation; mais ils tiennent au contraire à afficher sur toute leur personne: «Nous n'étions rien, nous sommes un tel; admirez-vous le chemin que nous avons parcouru!» S'ils l'osaient, ils l'écriraient sur une banderole à leur chapeau... Vois-tu, Nadia, on s'est longtemps moqué, non sans quelque raison, des parvenus de la fortune; je ne vois pas pourquoi l'on ne traiterait pas de même les parvenus de l'intelligence! Et ceux-ci sont moins excusables que les premiers, car leur intelligence devrait précisément les prémunir contre une telle sottise! Et remarque bien que je n'entends pas ici préconiser les dons de la naissance: le prince Mirof, mon cousin par sa mère, passe ses journées avec ses jockeys et ses nuits avec des boxeurs anglais; on le prendrait pour un maquignon, tant il en parle bien le langage. Ce n'est un parvenu de rien du tout, celui-là, c'est un déchu de tout! Et, tout prince qu'il est, je le tiens en piètre estime! Mais je ne puis comprendre, je l'avoue ceux qui ont pu, à force de travail, s'assimiler les sciences les plus ardues, et qui ne veulent pas apprendre la civilité puérile et honnête!

—Évidemment, mon père, dit Nadia, lorsqu'il s'arrêta pour reprendre haleine, vous avez raison sur tous ces points; seulement, je crois qu'avec le temps ceux dont vous parlez reconnaîtront la nécessité de ces formes extérieures, plus importantes en effet qu'elles ne le paraissent à première vue.

Le prince secoua la tête.

—Ne crois pas cela! dit-il. La Russie subit en ce moment la réaction d'un état de choses despotique qu'elle a accepté longtemps et contre lequel elle commence à se révolter. Tu voulais épouser un homme sans naissance; jamais Korzof ne se doutera de ce qu'il t'a épargné!... Mais je n'y aurais pas consenti, et nous aurions passé des années en désaccord, tandis que, grâce à lui, à son sacrifice, à sa grandeur d'âme, nous avons une vie heureuse, avec toutes les garanties d'honneur et d'avenir que l'on peut désirer. Tu avais cette lubie; elle ne s'était pas formée toute seule dans ton cerveau; d'autres que toi l'ont eue, mais ce n'étaient pas des demoiselles aussi entêtées; elles ont toutes épousé des chevaliers-gardes ou des attachés au ministère des affaires étrangères. Les hommes de ton âge n'ont pas échappé à ces faux sentiments d'égalité qui font rejoindre en bas ce que l'on devrait tâcher d'élever à soi... Déjà les manières sont moins correctes, moins sévères qu'autrefois...

—Mais autrefois on les poussait jusqu'à l'exagération!

—Et maintenant on exagère en sens contraire... Sais-tu, Nadia, que bientôt surgira en Russie ce qui existe déjà en Allemagne: une classe de gens, hommes et femmes, fort intelligents, savants même, qui voudront prendre d'assaut notre société actuelle, qui feront fi des bonnes mœurs comme des bonnes manières, et qui, à force d'abolir des supériorités, faisant table rase de tout, aboliront même la supériorité de l'intelligence, de sorte que, par une bizarre logique à eux particulière, chacun étant l'égal de tout le monde, le premier crétin venu sera l'égal de Platon! Et ce seront les parvenus de l'intelligence qui auront décrété cela! Sors-toi de là si tu peux!

—C'est qu'ils emploient le mot égalité dans deux sens différents: l'égalité morale et l'égalité devant la loi...

—Ta, ta, ta, ils ne vont point chercher si loin! Ils s'embrouillent dans leurs propres idées jusqu'à ne plus y voir clair, et bien fier qui les débrouillera! Ils tiennent tant à ne pas être débrouillés! As-tu vu passer dans les rues des demoiselles vêtues de noir, sans crinoline, avec un carton ou un livre sous le bras, les cheveux plats coupés court sous leur toque et leur tombant derrière les oreilles, avec des lunettes bleues qui cachent immanquablement leurs yeux quelconques? Ce sont les demoiselles nihilistes; jusqu'à présent, leur folie est considérée comme inoffensive et n'est que ridicule; mais un jour viendra peut-être où l'on sera bien forcé d'y prendre garde. On commence par nier la nécessité des belles manières, et l'on finit par nier l'existence du sens moral... Nadia, renoue tes relations, va dans le monde, et marie ta fille à un homme bien élevé, quand même il n'aurait pas de génie. Qu'il ait le respect de la femme,—de sa femme;—qu'il ne choque pas ses oreilles par des paroles grossières, ni sa pudeur par des façons de cabaret; ce n'est pas cela qui lui donnerait du génie, d'ailleurs! Tâche seulement qu'il ait du sens moral, car nous n'en avions déjà pas à revendre, et, du train dont nous allons, d'ici vingt ans on n'en trouvera plus que chez les collectionneurs!

Nadia l'écoutait pensive, se rappelant bien des mots, bien des discours dont son esprit n'avait pas été frappé d'abord, et auxquels les paroles de son père semblaient faire écho maintenant.

—Vous avez raison, dit-elle enfin; je vais retourner dans le monde. Il ne faudrait pas que mon indolence fût préjudiciable à mes enfants. Ils sont encore bien petits, mais...

—Mais puisque tu as l'intention de leur donner une éducation libérale,—et je ne t'en blâme pas,—cherche un contre-poids dans la fréquentation d'une société élégante. Tu corrigeras ainsi ce que chaque milieu pourrait avoir d'exagéré.

Le prince semblait avoir donné à sa fille dans son entretien une sorte de testament moral; peut-être, en effet, avait-il parlé avec tant d'énergie et de conviction parce qu'il sentait en lui quelque chose d'anormal. Peu de jours après cette conversation, il se mit au lit, et les soins assidus de son gendre ne purent le sauver.

—Si j'avais été guérissable, tu m'aurais guéri n'est-ce pas? dit-il à Korzof dans un de ses derniers moments lucides. Au moins, nous n'avons rien à nous reprocher. Va, mon fils, nous avons été très-heureux; tout est bien! Surveille l'éducation de tes enfants, fais-en des êtres honnêtes surtout; cela se perd tous les jours...

Il mourut sans agonie, dans une sérénité presque gaie, tel qu'il avait vécu. Ses petits-enfants se trouvèrent possesseurs de sa grande fortune, dont il avait ordonné de capitaliser les revenus jusqu'à leur majorité.

—Ma fille n'ayant besoin de rien, portait le testament, je crois me conformer à ses désirs en donnant mon bien à mon petit-fils Pierre et à ma petite-fille Sophie, qui se souviendront ainsi de leur grand-père.

Roubine fut sincèrement regretté. Il était au nombre de ces êtres aimables qui cachent de grandes qualités sous une enveloppe un peu frivole, de sorte que le monde ne leur rend guère justice qu'après leur mort. Nadia et son mari s'aperçurent plus d'une fois que la sagesse mondaine de leur père leur faisait défaut maintenant; aussi se résolurent-ils à obéir à ses derniers conseils, en recherchant la société qui avait été la leur jusqu'au moment où les préoccupations de leur grande œuvre les en avaient écartés. Leur deuil les contraignait, pour un temps du moins, à la solitude; il fut convenu que Nadia partirait avec ses enfants pour la terre de Smolensk, qui devait avoir besoin du coup d'œil du maître, et que Dmitri irait les rejoindre deux mois plus tard, à l'époque des vacances qu'il s'accordait chaque année.

Nadia trouva de grands changements. L'émancipation venait de passer par là, donnant aux paysans d'autres droits et d'autres devoirs; ils n'avaient compris très-bien ni les uns ni les autres, et se trouvaient presque lésés en voyant qu'on ne leur avait pas accordé au moins la moitié des domaines seigneuriaux; mais, au milieu de ce conflit d'intérêts, ils étaient encore assez maniables, grâce à l'extrême bonté que leur avait toujours témoignée le prince de son vivant.

Le vieux Stepline était mort; son fils lui avait succédé dans ses fonctions d'intendant. Depuis son mariage, il ne cherchait plus à plaire, et sa toilette n'y gagnait pas; ses habits à l'européenne—car il eût dédaigné les cafetans que portait son père—venaient de chez un petit tailleur allemand du gros bourg le plus voisin et n'avaient rien de commun avec les modes anglaises. Sa femme avait engraissé au point d'avoir l'air d'une tonne; il avait maigri, lui; mais ses doigts allongés au bout de ses manches étriquées lui donnaient un air d'âpreté au gain, que rien ne démentait d'ailleurs.

La première fois qu'il fut admis en présence de Nadia, le jour même de son arrivée, elle retrouva la vieille impression qu'elle avait jadis exprimée à son père d'une façon si nette: «Cet homme nous hait!» En effet, sous les façons doucereuses, sous l'extrême politesse du langage, perçait une sourde colère, une rancune longtemps contenue. Cet homme, resté inférieur, ne pouvait pardonner à Nadia d'être toujours riche, toujours grande dame,—peut-être toujours belle,—alors que sa femme n'était plus qu'une masse informe et ridicule, après avoir été dix ans une pauvre sotte sans malice et sans jugement.

—Madame, me permettez-vous de vous présenter mes enfants? dit-il.

Tout en gardant les formes d'une politesse respectueuse, il avait banni les formules hyperboliques de l'ancien régime et s'abstenait même de donner à Nadia le titre de comtesse qui lui appartenait.

—Certainement, fit Nadia avec bonté. Elle appela son fils et sa fille, qui jouaient dans la pièce voisine, pendant que Féodor allait chercher les siens. Il entra bientôt, poussant doucement devant lui par les épaules deux garçons, dont l'aîné avait neuf ans environ et le second avait quatre ans à peine, et deux fillettes, mal attifées, engoncées dans leurs vêtements de lourde laine, mais dont les joues étaient fraîches et les yeux brillants.

—Vous êtes plus riche que moi, dit Nadia en souriant.

Elle étendit la main pour appeler les enfants, mais ils ne s'approchèrent point pour la baiser, comme l'ordonnait la coutume, coutume observée à cette époque même chez les enfants des meilleures familles, lorsqu'une parente ou une amie les engageait à s'approcher. Ils restèrent immobiles, regardant en dessous les enfants de la dame, comme des animaux rares ou des objets de curiosité.

—Allons, dit Nadia, un peu étonnée, faites connaissance, mes enfants. Pierre, Sophie, allez embrasser les enfants de Féodor Ivanitch.

Pierre et Sophie s'avancèrent avec empressement; dès leur plus tendre enfance, leur mère les avait accoutumés à échanger un innocent baiser de paix avec les enfants pauvres de leur âge, même ceux qu'ils rencontraient dans la rue, pourvu que ceux-ci eussent un aspect de santé. Dans l'esprit de madame Korzof, ce baiser de ses enfants était le complément nécessaire de leur aumône.

Les petits reçurent cette caresse sans la rendre, et les six enfants restèrent immobiles, embarrassés de leur personne, sous le regard des parents, qui pensaient beaucoup et ne disaient rien.

—Allez jouer dans le parterre! fit Nadia, en songeant qu'elle avait peut-être tort; mais ce sentiment involontaire lui fit honte l'instant d'après. En quoi ces innocents étaient-ils responsables de l'antipathie que lui inspirait leur père?—Et maintenant, monsieur Stepline, reprit-elle, parlons de nos affaires, je vous prie.

Féodor obéit; approchant une chaise comme autrefois à Péterhof, il tira du portefeuille qu'il avait posé sur la table une liasse de papiers et de billets de banque. Madame Korzof revit instantanément la scène telle qu'elle avait eu lieu alors, et un flot de colère lui fit monter le rouge au visage. Elle vit sur la figure de son intendant que lui aussi s'en souvenait; d'un geste irréfléchi, elle mit la main sur la sonnette, afin de faire jeter cet insolent à la porte par ses serviteurs. Elle s'arrêta. En pleine province, si loin de toute force et de toute justice, était-elle sûre même du dévouement de ses gens, habitués de longue date à obéir à l'intendant? Sauf deux ou trois femmes, tout son personnel était l'ancien domestique de son père.

—Les revenus ont considérablement baissé cette année, avait commencé Féodor de sa voix traînante d'homme d'affaires: le manque de bras, occasionné par l'abolition partielle des corvées nous a obligés de laisser en jachère une partie des champs de froment.

Il continua, énumérant les causes qui avaient diminué presque de moitié l'ancienne splendeur du domaine. Nadia le laissait dire, pensant secrètement que bien d'autres propriétaires avaient subi les mêmes inconvénients, et que leur revenu, quoique diminué, ne l'était pas de moitié; elle le laissa parler, cependant; d'ailleurs ce n'était pas le lieu de discuter. Prouver à cet homme sa mauvaise foi était impossible pour le moment; tout ce qu'elle aurait pu, c'eût été de le chasser sur l'heure, mais elle ne pouvait s'y résoudre sans avoir consulté son mari; en ces temps troublés, on n'était pas sûr de ses paysans, et qu'eût-elle fait dans une révolte, seule avec ses deux enfants?

—Alors, vous approuvez mes comptes? fit Féodor en terminant son énumération.

—Je les accepte, répondit-elle, en appuyant sur le mot.

Il la regarda en dessous et rencontra le regard de ses beaux yeux bruns, pleins d'un tranquille dédain. Il se leva et allait donner quelque explication supplémentaire, lorsque des cris d'enfant se firent entendre dans le jardin. Nadia, reconnaissant la voix de Pierre, courut à la fenêtre; mais elle ne put rien voir. Au moment où elle se précipitait vers la porte, les enfants entrèrent en courant dans le salon, Sophie et Pierre en avant, très-rouges et très-indignes. Les quatre petits Stepline venaient derrière; ils s'arrêtèrent près de la porte, tout contre leur père, qui les regarda sans rien dire. Sous ce regard, ils tremblèrent et se tinrent cois.

—Qu'y a-t-il? pourquoi ce bruit? Ne pouvez-vous jouer tranquillement? fit Nadia, contenant à grand'peine la colère qui se réveillait en elle, à l'aspect sournois des enfants de l'intendant.

—Maman, c'est le plus âgé, fit Pierre en indiquant l'aîné; nous jouions au cheval, il a trouvé que je n'allais pas assez vite, et il m'a battu.

—Avec le bout de la corde? demanda Nadia toute pâle.

—Non, maman, avec une baguette qu'il avait arrachée à un arbre.

Il releva la manche de sa petite chemise et montra son bras délicat, où se voyait la marque rouge et enflée d'un coup de baguette. Nadia rabattit la manche et releva la tête.

—Comment n'as-tu pas eu honte? dit-elle au coupable,—un enfant plus jeune que toi et qui ne t'avait fait aucun mal!

Le délinquant la regarda de son regard faux et sournois, puis détourna les yeux et ne dit rien.

—Il sera puni, madame, dit Stepline de sa voix mordante; vous pouvez y compter. Il faut les excuser de leurs manières, ce ne sont pas des enfants de prince.

Rassemblant son troupeau devant lui, il sortit avec un salut, pendant que Nadia entourait ses enfants de ses bras. Le lendemain, elle écrivit à son mari de quitter ses affaires et de venir la rejoindre tout de suite.

IX

Korzof arriva au bout de quelques jours; la lettre de Nadia, sans rien lui apprendre de précis, lui avait fait pressentir un danger, et il avait tout quitté pour venir protéger sa famille. Quand il put causer avec sa femme de ce qui avait motivé ses craintes, il fut le premier à reconnaître que si les faits n'offraient aucune gravité par eux-mêmes, ils étaient le symptôme d'un état de choses peu satisfaisant.

La question qui se posait d'abord était de savoir s'il fallait garder Féodor Stepline pour ménager les circonstances, ou s'il fallait s'en débarrasser immédiatement, et faire place nette. Après quelques pourparlers, Dmitri et sa femme tombèrent d'accord pour garder Stepline, au moins momentanément: comme il leur était impossible de savoir au juste jusqu'à quel point l'intendant s'était mis d'accord avec les paysans en volant les maîtres, le plus sage était d'éviter tout ce qui aurait pu provoquer une révolte, surtout pendant que la famille se trouvait à la merci des uns et des autres.

—Enfin, dit Nadia avec un soupir, tout le plaisir que je me promettais de mon séjour ici est perdu maintenant: ce que nous avons de mieux à faire est de nous en aller. Tu nous emmèneras, Dmitri.

—Je vous emmènerai tous, c'est convenu, répondit-il, mais en quoi le plaisir est-il gâté? Cette maison n'est-elle pas toujours celle de tes parents? N'y trouves-tu pas, comme auparavant, de nombreux et chers souvenirs? N'est-ce pas là ton patrimoine reçu en héritage et transmis à nos enfants, par la volonté de ton excellent père? Et n'es-tu pas heureuse de te sentir ici chez eux, plus encore que chez toi?

—Non, répondit Nadia, je ne suis pas heureuse; je vois qu'un misérable dépouille nos enfants de ce qui leur revient légalement, je sais qu'il le fait parce qu'il compte sur notre indulgence et notre faiblesse, et cela me fait souffrir dans ma dignité de mère. Tu crois que le silence est le parti le plus sage: je pense comme toi, parce que je crois tout ce que tu me dis; mais sache que je ne me soumets pas à la présence journalière de ce coquin sans une révolte secrète de tout mon être intérieur, et je te demande comme une grâce d'abréger mon séjour ici.

—S'il en est ainsi, dit Korzof, tu partiras la semaine prochaine, et dès que les enfants et toi vous serez en sûreté, je chasserai cet homme qui t'inspire un si violent dégoût.

La jeune femme remercia son mari avec la plus tendre effusion; elle brûlait de lui dire le motif principal de son aversion pour Stepline; mais en présence de tant d'intérêts divers, et surtout mue par la crainte d'occasionner quelque scène violente dont les résultats seraient incalculables, elle se résolut à garder encore le silence, quoi qu'il lui en coûtât.

Féodor Stepline ne se montrait guère, et ses enfants semblaient avoir rentré sous terre. Les principes d'égalité qu'il leur avait inculqués, et qui consistaient principalement dans une application aussi étendue que possible de la loi du plus fort, s'exerçaient dorénavant soit entre eux,—sous prétexte qu'il est sage de laver son linge sale en famille,—soit sur de petits paysans sans conséquence, accoutumés à recevoir des coups, et capables au besoin de les rendre, mais à qui jamais ne pouvait venir l'idée biscornue d'aller se plaindre à des parents, plus disposés à augmenter de quelques claques le stock déjà reçu, qu'à porter plainte contre les enfants de M. l'intendant.

Lorsque Korzof se rencontrait avec Féodor pour quelque entretien indispensable, celui-ci était aussi soumis et aussi dévoué que possible. L'intendant était de ceux qui ne sont insolents qu'avec les femmes, ou encore avec des êtres faibles et indulgents, incapables de se venger,—soit que leur silence provienne d'un sentiment de pudeur, soit qu'ils se disent que l'offense ne pourrait que grandir si elle se trouvait ébruitée. Les gens de cette espèce ne sont pas rares; enhardis par l'impunité, ils poursuivent le cours de leurs entreprises, jusqu'au jour où ils se trouvent acculés en face d'un homme brave et intelligent qui les démasque et les soufflette.

Heureusement pour la nature humaine, ce jour finit infailliblement par arriver. Stepline avait senti que Korzof serait cet homme; aussi en sa présence se faisait-il poli, docile, irréprochable. Nadia eût donné bien des choses pour le voir s'oublier un jour, pour donner prise à quelque apostrophe un peu rude; mais ce plaisir ne devait pas lui être accordé: Féodor était trop bien sur ses gardes.

On fut fort étonné dans le village et dans les environs d'apprendre que la famille des seigneurs quittait le pays après une si courte apparition; le prince avait habitué son monde à de plus longs' séjours: mais personne ne songea à s'en plaindre.

L'acte d'émancipation avait éveillé tant d'ambitions, soulevé tant de convoitises, que les anciens bienfaits ne comptaient plus dans la mémoire de ceux qui les avaient reçus; les femmes et les vieillards seuls conservaient un tendre souvenir pour les bons maîtres, qui pendant tant d'années n'avaient refusé ni le bois nécessaire pour construire une maison, ni la poignée de laine qui devait servir à tisser un cafetan. Mais les hommes pour la plupart auraient considéré la reconnaissance comme une faiblesse. Il n'y avait pas là de quoi leur faire un crime; en cela, ces paysans ignorants ne se montraient pas si différents des membres ordinaires de la société même la plus civilisée.

Une seule chose parlait en faveur des maîtres et provoquait un sentiment de sympathie.

C'était l'espèce d'hospice installé jadis à peu de frais par Roubine sur la demande de sa fille. Les paysans avaient vite reconnu le bienfait réel de cette fondation; ils y étaient toujours venus en foule, et si la plupart avaient préféré se faire soigner chez eux, au moins avaient-ils profité avec joie des conseils et des médicaments toujours donnés gratuitement. Ils savaient d'ailleurs parfaitement faire la différence entre les maîtres, qui à leur avis détenaient encore beaucoup trop de la terre et de ses biens, mais qui parlaient avec bonté et agissaient suivant la loi,—et l'intendant rapace, qui pillait de tous côtés et ne grugeait pas moins le paysan que le seigneur.

Tout résolu que fût Korzof à subir un état de choses désagréable plutôt que d'endosser la responsabilité de quelque conflit, dont personne ne pouvait mesurer les conséquences, il résolut de profiter de l'ascendant que lui donnait précisément son titre de médecin, joint à la bonne influence de l'hospice et de la pharmacie. Pendant plusieurs jours, il alla lui-même à la consultation et délivra les remèdes de sa propre main.

Tout en causant ainsi, il obtint bien des confidences qu'il n'eût jamais pu arracher autrement, et avant que la semaine fût écoulée, il s'était convaincu de toutes façons que les paysans détestaient Féodor autant que celui-ci pouvait les détester lui-même.

Aussitôt qu'on sut dans les villages que le docteur n'était pas l'ami de l'intendant, ainsi que celui-ci s'en était constamment vanté, chacun s'empressa de venir conter ses doléances; mais avec cet esprit de ruse qui n'abandonne jamais le paysan, ce fut sous le prétexte plus ou moins justifié de demander une ordonnance. On se plaignait de ses maux physiques, puis on passait aux ennuis de la vie, plus durs encore à supporter, et Korzof avait une nouvelle pièce à ajouter au dossier qu'il composait pour Stepline.

—Je crois, dit-il un matin à Nadia, qui, toute prête au départ n'attendait plus qu'une résolution définitive de son mari,—je crois que nous tenons le coquin. J'ai de quoi lui faire passer le reste de sa vie en prison, si je veux faire faire une enquête, mais cela me répugne indiciblement; non pour lui, il a mérité tous les châtiments, et ce que je lui pardonne le moins, c'est d'avoir abusé du nom de ton père pour pressurer les paysans—mais il a des enfants, irresponsables et innocents...

Nadia garda le silence. Elle se rappelait la scène du jour de son arrivée, la marque livide du coup de baguette sur le poignet de son fils, et se disait que si les enfants étaient irresponsables pour le moment, un jour viendrait où les instincts paternels ne seraient pas moins forts chez eux; mais elle ne dit rien.

—Je crois, Nadia, insista Korzof, qu'il sera plus sage de nous débarrasser du drôle sans le livrer à la justice, et que ce ne sera pas très-difficile.

—De quelque manière que ce soit, fit la jeune femme en levant sur son mari son beau regard honnête, je respirerai plus à l'aise le jour où je saurai qu'il a quitté cet endroit.

Si pénible que fût l'entretien qu'il prévoyait, Korzof se résolut à l'aborder franchement; maintenant qu'il savait Féodor hors d'état d'exciter les paysans contre lui, il avait hâte de terminer cette affaire, et ne voulait rien laisser derrière lui. Il fit donc appeler l'intendant chez lui, sur l'heure, et l'attendit de pied ferme, avec toute la résignation d'un homme qui a devant lui la perspective d'une corvée, et la fermeté de celui qui s'est préparé à l'accomplissement du devoir.

Stepline entra, d'un air délibéré comme d'habitude. Il avait renoncé aux manières obséquieuses aussi bien qu'aux vêtements russes de ses ancêtres.

—Asseyez-vous, je vous prie, dit Korzof en indiquant une chaise.

L'intendant obéit, sans quitter des yeux le visage du docteur, où il voyait une expression qui ne lui plaisait guère.

—Depuis mon arrivée ici, continua le jeune médecin, j'ai pris des informations sur toutes choses, ainsi que doit le faire un propriétaire et un père de famille soucieux du bien de ses enfants, et j'ai constaté entre vous et les paysans d'une part, moi et vous de l'autre, l'existence de plusieurs malentendus...

Le mot était d'une extrême modération; mais, à l'air de Korzof, l'intendant avait compris qu'il était démasqué.

Le coup ne le prenait point au dépourvu: on ne vit pas dans la pratique journalière de la fraude sans s'attendre à quelque événement fâcheux, une fois ou l'autre; avec l'extrême mobilité qui caractérisait son esprit retors, il entrevit un moyen de sortir de la situation d'une manière honorable, au moins en ce qui concernait les apparences. Il perdait sa position, mais sa pelote était faite en conséquence, et s'il sauvait l'honneur, c'était plus qu'il n'avait osé espérer. Il se leva avec dignité, et se tint debout devant Korzof.

—Je comprends, dit-il d'une voix émue; j'ai été calomnié. Je savais que je le serais, j'avais prévu ce jour. Ce n'est pas sans une émotion profonde que je me vois arrivé à cette extrémité longtemps redoutée; mais du moment où M. le comte peut avoir un doute sur l'efficacité de mes services, je n'ai qu'une chose à faire: lui offrir ma démission.

Korzof resta abasourdi de tant d'audace; en même temps, la situation se dénouait d'une manière si facile, qu'il eut à réprimer une forte envie de rire.

—Cela se trouve à merveille, dit-il; cette démission, j'allais justement vous la demander; vous m'avez épargné l'ennui de cette démarche, je vous en remercie, monsieur Stepline.

Féodor était devenu pâle sous le sarcasme; il resta les yeux fixés à terre, de peur que son regard ne trahît tous les sentiments haineux qui s'agitaient en son âme.

—Quand faudra-t-il vous présenter mes comptes? demanda-t-il d'une voix étouffée.

—À ma connaissance, vous n'avez pas de comptes à présenter, répondit tranquillement Korzof; il y a une quinzaine de jours, ma femme a accepté ceux que vous lui avez présentés; depuis, nous n'avons ordonné aucun emploi de nos fonds, ce n'est pas la saison des ventes;—il ne doit pas avoir été distrait un kopeck du capital d'exploitation resté entre vos mains; vous me le remettrez quand vous voudrez, dans une heure, par exemple, ou après le déjeuner, si vous préférez.

Stepline s'inclina en silence. On lui arrachait sa dernière planche de salut, qu'il espérait bien limer et rogner encore avant d'aborder au rivage. Il se dirigeait vers la porte, lorsque Korzof le rappela.

—Que comptez-vous faire désormais? lui demanda-t-il, mû par un sentiment de compassion pour cet homme qui se trouvait subitement déchu d'une situation héréditaire.

—Je compte habiter avec ma famille la maison qui m'appartient, jusqu'au moment où j'aurai trouvé une position qui me convienne, répondit Stepline en relevant la tête; je ferai du commerce. Je me servirai pour cela du petit capital que m'a légué mon père.

Il regardait Korzof avec une sorte de défi. Le docteur se leva tranquillement, et leurs yeux se trouvèrent sur le même niveau; Stepline baissa les siens. Le regard de cet honnête homme lui causait une sorte de rage.

—Votre père était un homme prudent, monsieur Stepline; je vous souhaite de faire fortune, dit Korzof.

—Je vous remercie, répondit l'intendant en refermant la porte.

Tout ceci n'avait pas duré deux minutes. Korzof regarda la petite pendule de voyage qui ne quittait jamais son bureau, et fut étonné du peu de temps qui suffit à changer une situation de fond en comble. Enchanté et encore tout ébahi, il courut annoncer la grande nouvelle à Nadia, qui ne pouvait en croire ses oreilles.

Une heure plus tard, Féodor apporta le capital d'exploitation et le remit aux mains de Korzof. Cette cérémonie s'effectua sans inutile échange de paroles. Deux heures après, les enfants de Nadia coururent à la fenêtre, attirés par un bruit de roues... Le drochki léger de l'intendant, traîné par deux excellents chevaux, disparaissait déjà dans la poussière sur la route qui menait au bourg voisin.

—C'est l'intendant qui vient de partir? demanda Nadia au vieux sommelier.

—Oui, madame. Sa femme et ses enfants iront le rejoindre la semaine prochaine. Il vient de vendre sa maison au doyen du village... une fois et demi ce qu'elle lui a coûté, et encore elle n'est pas neuve! Il s'entend aux affaires, celui-là! conclut le vieillard en secouant la tête d'un air de mécontentement.

Restés seuls, Dmitri et Nadia se regardèrent et éclatèrent de rire.

—Cela n'a pas été long, au moins! fit-elle. Tu t'entends, Dmitri, à donner un coup de balai. Eh bien, qui est-ce qui va être intendant, à présent?

—Sois tranquille; un proverbe prétend que faute d'un moine l'abbaye ne chôme pas... Quelque chose me dit qu'il y a en Russie plus d'intendants que de biens en disponibilité. Nous en trouverons un, bon ou mauvais.

—Et s'il est mauvais?

—Nous le changerons.

—Et en attendant?

—Nous restons! Et nous allons avoir des vacances, Nadia! Et les chers petits vont s'en donner, du bon air et de la liberté au soleil!

Les prévisions de Dmitri se réalisèrent de point en point. Il eut bientôt un intendant qu'au bout de huit jours il troqua contre un autre. La propriété n'en alla pas plus mal, d'après le proverbe russe qui dit: Un nouveau balai balaye toujours bien, et Nadia eut l'inexprimable soulagement de penser qu'elle était enfin débarrassée de cet homme dont la présence lui avait si longtemps inspiré une insurmontable répugnance.

Les deux mois de vacances s'écoulèrent comme un rêve. Nadia et son mari, débarrassés de tout souci, se croyaient rajeunis de plusieurs années, et au lieu de le descendre, pensaient remonter le cours de la vie. Sans le regret que leur causait la perte encore récente du prince, ils n'eussent jamais connu de temps plus heureux. Mais ce regret même était tempéré par la douceur de cette pensée: jamais rien n'avait affligé l'excellent homme depuis la mort de sa femme, qu'il avait tendrement aimée. Il semblait que la Providence eût voulu lui asséner le plus rude de ses coups en une seule fois, pour lui laisser ensuite couler l'existence la plus heureuse.

Dans le chagrin que nous inspire la mort de ceux que nous aimons, qui pourrait dire quelle est la part des remords pour les peines qu'on leur a causées, de la pitié pour le destin malheureux qui les a empêchés d'aimer la vie, de la déception pour les espérances que l'on avait fondées sur eux et qui ne se sont pas réalisées?

Ici, rien de pareil. L'existence de Roubine avait passé sans nuages, il s'était éteint sans souffrances; un tel destin est mieux fait pour inspirer l'envie que la pitié.

C'est ce que pensèrent ses enfants, et ils réprimèrent l'exagération de leurs regrets, en se disant que l'excellent homme n'aurait pas connu de plus grande douleur que de les voir trop affligés de sa perte.

Mais tout a une fin, surtout les vacances! Korzof devait rentrer à Pétersbourg, pour permettre à ses aides de se reposer aussi à tour de rôle. Nadia l'accompagna et alla s'installer à Spask pour le reste de la belle saison, si courte dans ce pays. Là Dmitri pouvait aller et venir, grâce aux bateaux à vapeur qui maintenant sillonnaient le fleuve, établissant un service régulier entre Schlusselbourg et Saint-Pétersbourg.

—C'est maintenant qu'il nous faudrait le yacht! dit Nadia en souriant, comme le bateau s'arrêtait au milieu de la Néva pour se laisser accoster par une barque venue à leur rencontre.

—C'est fini, ma chère femme, nous ne sommes plus au nombre des riches de ce monde! fit son mari en s'asseyant au gouvernail. Non que ton père ne nous ait laissé une grande fortune; mais avec le nouveau système, nos revenus sont diminués de moitié, et pour que nos enfants soient à leur aise plus tard, il faut nous résigner à aller en bateau à vapeur, comme tout le monde. Donnerais-tu l'hôpital pour un yacht?

Nadia lui répondit par son beau sourire.

Le petit embarcadère moussu existait toujours, si vieux et si décrépit qu'on n'osait plus guère y aborder; d'ailleurs, le tirant d'eau des bateaux à vapeur leur interdisait l'approche des rives autrement que par l'intermédiaire d'un ponton. La barque qui portait toute la nichée des Korzof s'enfonça mollement dans le sable humide, et les enfants furent descendus sur un petit plancher étroit des plus modestes.

—Te souviens-tu, Dmitri? fit Nadia en lui mettant la main sur le bras et en désignant la frêle construction qui semblait trembler au-dessus de l'eau limpide.

—Si je me souviens! Chère âme, c'est là que tu m'as donné la vie en te donnant toi-même.

—Écoute, Dmitri, répondit la jeune femme, je crois que c'est toi qui me l'as donnée. J'étais alors si égoïste, si vaniteuse, si...

Il lui mit doucement la main sur la bouche pour l'empêcher de parler.

—Ne te calomnie pas devant tes enfants, ajouta-t-il en riant; n'oublie pas que c'est à nous de leur inspirer le respect de la famille!

Après quelques heureuses semaines, qui auraient été plus gaies si le soleil ne s'était pas couché tous les jours un peu plus tôt que la veille,—et la veille c'était trop tôt, comme disaient les enfants,—tout le monde rentra à Saint-Pétersbourg, afin d'y commencer la vie pour tout de bon.

C'est ainsi, du moins, que Dmitri Korzof parla à son fils Pierre, lorsqu'il le conduisit pour la première fois dans la salle d'étude, qui n'avait servi à rien jusque-là.

—Vois-tu, lui dit-il, le tableau noir, les cartes de géographie, les globes et tous les livres qui sont dans ces armoires? Il faut que d'ici quelques années tu saches l'emploi de tout cela, tout ce qu'il y a dans ces livres, et une infinité d'autres choses encore plus difficiles et plus longues à connaître. Ceux qui ne savent pas cela ne sont ni rien ni personne; s'ils n'ont pas pu l'apprendre, faute de moyens, ils sont très à plaindre; s'ils n'ont pas voulu, ils sont très à blâmer; car l'instruction est aussi nécessaire à l'homme que le pain: sans le pain, il ne se développe et ne se fortifie pas; sans l'instruction, il reste sot ou méchant, souvent les deux. Si tu m'as bien compris, que vas-tu faire?

—Je vais me dépêcher d'apprendre ce qu'il y a là, répondit bravement Pierre, afin que tu m'enseignes bientôt le reste, qui est plus difficile.

Korzof posa la main sur la tête de son petit garçon, et sentit qu'en vérité la vie avait été miséricordieuse pour lui.

On avait essayé de séparer Sophie de son frère aux heures d'étude, car outre qu'elle était plus jeune d'un an, elle était frêle et délicate; mais il fallut les réunir, tant ils étaient nerveux et malheureux l'un sans l'autre.

Nadia surveillait leurs leçons et les complétait elle-même par quelqu'une de ces explications lumineuses que les professeurs, même les plus intelligents, ne trouvent pas toujours, et dont les mères ont souvent l'intuition.

Elle avait eu le courage de se refuser le plaisir de les instruire elle-même, craignant d'amoindrir, dans les petits frottements inséparables d'une éducation même la plus sagement dirigée, cette grande dignité de la mère, qui ne doit pas se dépenser en détail dans les petites occasions de la vie journalière.

Nadia voulait être au-dessus des petites récompenses et des punitions de détail.

Ce qu'elle perdit en menues joies, elle le retrouva dans la tendresse profonde, dans la vénération attendrie de ses enfants, qui la voyaient toujours semblable à elle-même, digne et sereine comme l'incarnation de la Justice sur la terre.

Avant même que l'année de son deuil fût expirée, madame Korzof se conforma aux derniers avis de son père en resserrant avec le monde ces relations qu'elle avait laissées un peu trop se dénouer. Partout elle fut accueillie avec joie: le spectacle de son grand désintéressement, la simplicité avec laquelle elle s'était jadis détachée de ce qui est ordinairement le plus envié, avaient inspiré à son égard un respect qui serait facilement devenu plus froid que ce n'était nécessaire. En la voyant plus simple que jamais, en s'apercevant qu'elle ne cherchait à jouer aucun rôle ni à se poser sur aucun piédestal, ses amis, qui avaient toujours été fiers d'elle, se rapprochèrent; mieux connue, elle inspira plus de dévouement, et sans rien perdre en grandeur, elle gagna tout en sympathies.

Les fêtes de Pâques de l'année qui suivit furent très-brillantes; on sortait d'un deuil de cour, et chacun avait hâte de s'amuser; tout était prétexte à sauterie; on fit danser les enfants, afin de pouvoir danser soi-même une fois de plus. Les jolis enfants de Nadia, dont la beauté et la grâce étaient passées en proverbe, furent de toutes les fêtes, et leur mère n'eut garde de leur refuser cet innocent plaisir, encore sans inconvénient à leur âge.

Chez une de ses parentes, qui lui avait jadis servi de chaperon et qui, veuve sans enfants, mettait tout son plaisir à faire plaisir aux autres, Nadia remarqua un jour une jeune fille de quatorze ans environ, dont la figure, sans posséder rien de ce qui caractérise la beauté, rayonnait d'un attrait singulier.

La fillette était très-simplement vêtue d'une robe de mousseline blanche tout unie; un velours noir serrait les nattes de ses cheveux bruns, qui lui tombaient plus bas que la ceinture. Elle était assise sur un des bancs qui garnissent les salles de bal, près du piano. Un petit garçon de deux ans environ plus jeune se tenait près d'elle; ils ne se parlaient pas et ne parlaient à personne.

En voyant la maîtresse de la maison qui traversait le salon pour venir à elle, la fillette se leva, et très-simplement s'assit sur le tabouret du piano. Son frère se tint debout, prêt à tourner les pages de la musique placée sur le pupitre. Nadia les regardait tous deux, étonnée. La jeune fille se mit à jouer très en mesure, avec beaucoup de goût, pendant que les jeunes danseurs s'en donnaient à cœur joie.

—Qu'est-ce que c'est que cette petite qui fait si bien danser? demanda madame Korzof intéressée par ces deux enfants, qui n'avaient pas l'air d'être venus pour s'amuser, et dont l'excellente tenue était de tout point semblable à celle des mieux élevés parmi les petits invités.

—Ah! ma chère Nadia, fit l'excellente femme en s'asseyant auprès de sa nièce, c'est un triste roman. Ces petits sont d'excellente famille: leur mère était une princesse Rourief;—mais vous l'avez connue! Elle a eu le malheur d'épouser un viveur, qui l'a ruinée; il s'est pris à boire, et il a fini par mourir misérablement. Alors elle s'est mise à donner des leçons de piano pour élever les deux enfants que vous voyez là. Elle leur a donné la meilleure éducation qui se puisse imaginer; le petit était entré au gymnase, où il faisait d'excellentes études; la fillette, qui est un peu plus âgée, donnait déjà quelques leçons de piano aux petits commençants, lorsque la mère est morte d'une fluxion de poitrine, il y a un an à peu près. Voyez-vous d'ici les petits malheureux sans feu ni lieu?

—Alors vous les avez recueillis? fit Nadia en souriant.

—Non pas! Je suis d'avis qu'il faut laisser à chacun son initiative. Lorsqu'un enfant a été jeté à l'eau, et qu'il sait déjà nager tant bien que mal, on ne saurait lui rendre de plus mauvais service que de le repêcher et de le mettre à sec sur un rivage où il n'a rien à attendre de personne. J'ai trouvé une brave femme qui sert de chaperon à la petite, et qui mange là ses petites rentes, plus agréablement que si elle les mangeait toute seule; elle vit avec eux; le frère va au gymnase, travaille comme un enragé, et se destine à la médecine; lui, naturellement, coûte quelque peu et ne gagne rien. La sœur a gardé plus de la moitié des leçons de sa mère; que voulez-vous, cette petite, on a eu pitié d'elle! Et malgré ses robes demi-longues, ses élèves en font grand cas.

—Comment se fait-il qu'elle joue ici pour faire danser? demanda Nadia qui regardait avec intérêt les deux orphelins.

—Je lui ai rendu quelques services,—du moins je n'ai pu m'en cacher assez pour qu'elle l'ignorât, et elle m'a demandé comme une faveur de faire danser chez moi toutes les fois que j'aurais du monde. C'est sa façon à elle de payer la dette de la reconnaissance. Ces enfants-là ont des manières et un cœur qui font honneur à leur malheureuse mère.

La contre-danse était finie, les danseurs s'éparpillaient; la fillette prit son petit mouchoir, le passa sur son visage, le remit dans sa poche, et sourit à son frère avec une expression de tendresse si extraordinaire que Nadia vint auprès d'elle pour lui parler.

—Cela ne vous ennuie pas, mademoiselle, de faire danser les autres, sans danser vous-même? lui demanda-t-elle.

La jeune fille leva les yeux sur cette dame inconnue, et rassurée par le sourire, elle répondit avec une tranquille fierté:

—Oh! non, madame; cela me fait plaisir, au contraire.

—Cela ne vous fatigue pas?

—Quelquefois, à la fin de la soirée, mais pas ce soir; je n'ai pas joué du piano cette après-midi, exprès.

Nadia la regarda plus longuement, puis examina aussi le jeune garçon: ils supportaient ce regard sans fausse honte, sans embarras, comme des enfants modestes et bien élevés, avec une nuance de réserve en plus, ainsi qu'il arrive à ceux qui se trouvent sur un pied d'infériorité là où ils savent qu'ils sont les égaux de tout le monde.

—Si je vous faisais danser, dit tout à coup madame Korzof, cela vous ferait-il plaisir?

Les yeux du petit garçon pétillèrent de joie, et il regarda sa sœur, mais ne dit rien. La jeune fille remercia et refusa, avec un sourire très-franc qui illumina son visage.

—Et votre frère, pourquoi ne danse-t-il pas?

—Parce que ma sœur ne peut pas danser.

—Eh bien, faites ensemble un tour de valse, dit Nadia en ôtant ses gants et en se mettant au piano. Allez, cela vous dégourdira les jambes. N'est-ce pas, ma tante? fit-elle à la comtesse qui s'approchait.

Celle-ci ayant approuvé de la tête, le jeune couple partit au milieu du brouhaha des autres petits danseurs; ils dansaient à merveille, avec une grâce juvénile qui faisait plaisir à voir. Lorsque Nadia cessa de jouer, ils revinrent vers elle; ils la remercièrent avec beaucoup de dignité et une effusion contenue qui toucha madame Korzof; elle se pencha vers la jeune fille pour lui parler bas.

—Voulez-vous venir me voir, mademoiselle? Mademoiselle...

—Marthe Drévine, répondit la jeune fille à l'interrogation des yeux de Nadia.

—Mademoiselle Marthe, reprit celle-ci, voulez-vous venir me voir? J'ai une petite fille qui a bien envie de commencer le piano; je suis sûre qu'elle serait enchantée de vous avoir pour professeur.

—Je vous remercie infiniment, madame, répondit la jeune fille. Quand pourrai-je me présenter chez vous sans vous déranger?

—Demain à midi. Au revoir.

Elle enveloppa les deux enfants dans un même signe de tête affectueux et les quitta. L'instant d'après, Marthe courut à sa bienfaitrice, qui passait dans les groupes.

—Madame, lui dit-elle à demi-voix, j'ai une nouvelle leçon, chez cette belle et bonne dame qui nous a fait danser! Je vous remercie tant, madame!

Ses yeux remerciaient plus encore que ses lèvres. La comtesse lui fit un signe amical et continua son chemin.

Huit jours plus tard, la petite Sophie Korzof demandait à avoir une leçon de piano tous les jours.

—Ce n'est pas pour le piano, disait-elle, c'est pour voir plus souvent Marthe Drévine!

X

—Hop! fais attention, tiens bon!

Et s'enlevant sur ses deux mains, Pierre Korzof passa à saut de mouton sur le dos de Volodia Drévine; le petit garçon avait à peine eu le temps de se mettre en position, que Volodia lui passait par dessus la tête, à trois pieds du sol.

—Bravo! cria Sophie en applaudissant avec enthousiasme. Oh! que je voudrais être un garçon, pour pouvoir sauter comme cela!

—Saute à la corde! lui répondit Marthe.

—À la corde, c'est toujours la même chose, fit Sophie avec une petite moue. C'est le cheval fondu qui est amusant!

—Parce que tu ne peux pas y jouer, répliqua son frère en tirant doucement sur une de ses nattes. Si ce n'était pas défendu, tu ne trouverais pas ça plus amusant qu'autre chose. Voyons, Volodia sautons tous à la corde, à la hauteur; cela, c'est permis aux demoiselles. Eh bien? Marthe, vous n'en êtes pas?

—Je suis trop vieille, dit celle-ci en riant, j'ai seize ans passés! et puis il faut bien que quelqu'un tienne la corde. On peut bien en attacher un bout au montant du trapèze; mais s'il n'y avait pas quelqu'un pour tenir l'autre bout, vous vous casseriez tous le bout du nez en tombant, et Dieu sait que ce serait une perte irréparable, car aucun de nous n'a le nez même suffisamment long!

Les quatre enfants éclatèrent de rire. Korzof, qui passait devant la porte de la salle d'étude, transformée en salle de jeu par une pluvieuse après-midi de novembre, s'arrêta pour les regarder et les entendre.

—Voilà ce qu'il leur fallait, dit-il à Nadia, qui l'avait rejoint; nos petits avaient besoin de la gaieté et de la vitalité des autres. Nous sommes trop sérieux pour eux, nous! Même quand nous rions, c'est en grandes personnes; il faut aux enfants la société des enfants. Je suis bien aise d'avoir fait entrer Pierre au gymnase cette année.

—Moi aussi, répondit sa femme, mais sans Volodia, ç'aurait été bien difficile. Pierre est belliqueux,—ce n'est pas un crime; seulement quand on attaque les autres, il faudrait avoir la force musculaire nécessaire pour faire face aux difficultés...

—De son caractère! interrompit Korzof en riant et en reprenant sa promenade dans le grand couloir qui servait de préau pendant les jours d'hiver. Pierre entame les querelles, et Volodia, comme un deus ex machina, arrive à point pour les arranger ou les prendre à son compte! Rien de mieux! Voilà ce qui prouve directement l'intervention de la Providence!

—Ne plaisante pas! fit Nadia, nous avons eu un bonheur inouï de rencontrer ce brave garçon, si bon, si loyal, si intelligent, qui semble fait exprès pour être l'ami de notre Pierre. Nous avons du bonheur, Dmitri, c'est vrai! tout nous a réussi! C'est au point que je me demande parfois quel est l'épouvantable malheur qui doit fondre sur nous à quelque jour, et nous faire payer notre insolente félicité.

Dmitri serra contre lui le bras de sa vaillante compagne. Depuis si longtemps qu'ils marchaient ensemble sur le chemin de la vie, plus d'une fois il s'était trouvé trop heureux, et son cœur s'était serré, comme à l'approche visible d'une catastrophe. Chaque fois cependant l'orage s'était détourné, et leur existence avait repris son cours, avec son inévitable cortège de petits ennuis et de menues misères, mais en leur épargnant ces grands coups de foudre qui bouleversent tout, et ne laissent derrière eux que des ruines.

—Tout le monde ne peut pas être si cruellement éprouvé, ma chère femme, dit-il; nombre d'hommes achèvent leur existence sans avoir enduré de grandes calamités. La mort de ton excellent père, les maladies qu'ont traversées nos enfants, la diminution constante des revenus que nous donnent nos biens-fonds, ne sont-elles pas des preuves suffisantes que le destin ne nous favorise point outre mesure, et que nous ne devons pas craindre de la part de cette aveugle puissance la sorte de revanche que tu sembles redouter?

Nadia sourit et soupira en même temps: en effet, elle n'avait aucune raison de redouter l'avenir, mais sa longue félicité l'avait rendue craintive.

En voyant grandir ses enfants, en admirant combien la nature avait été clémente envers eux et leur avait donné des facultés précieuses, elle se sentait plus impuissante encore à se défendre de ces tristes pressentiments. Cependant, comme elle était forte et courageuse, elle comprit d'elle-même quelle folie et quelle faiblesse il y aurait à se laisser aller à des impressions absolument irraisonnées; après quelques efforts, elle se ressaisit tout entière, et recommença sa vie de travaux journaliers.

Elle avait entrepris de surveiller elle-même tout le service des femmes. Non qu'on la vit très-souvent dans les salles de l'hôpital: elle s'y montrait rarement, afin de ménager cette ressource pour les cas où quelque épidémie agissait très fortement sur le moral des malades. Lorsqu'elle apprenait que les femmes se montraient trop effrayées d'une succession de décès rapides, lorsque le terrible mot: contagieux, répété d'un lit à l'autre, faisait courir sous les hauts plafonds bien aérés un bruit de sanglots étouffés, Nadia apparaissait un beau matin, dans la robe de toile grise qu'elle avait imposée aux infirmières, comme moins susceptible de retenir les miasmes que la classique robe de laine noire. Elle allait d'un lit à l'autre, avec de bonnes paroles consolantes.

—On vous a parlé de contagion, disait-elle; vous voyez bien que ce n'est pas vrai, puisque me voici parmi vous! Est-ce que je viendrais s'il y avait du danger?

Elle passait, relevant les courages abattus, souriant aux plus valides, consolant les plus malades; comme un rayon de soleil dont la chaleur pénètre les recoins humides refroidis par l'hiver, elle apportait le bienfait de sa présence, et laissait une chaude impression de bien-être derrière elle. Mais, enseignée par son mari, elle avait le courage de s'abstenir de ces téméraires démonstrations si tentantes pour ceux qui ont fait d'avance le sacrifice de leur vie et qu'un fol héroïsme inspire à ce point qu'on a du mérite à les écarter. Jamais en péril de contagion on ne la vit se pencher sur une mourante, lui essuyer le front de son mouchoir ou prendre dans les siennes les mains que glaçait la mort prochaine; cela ne pouvait servir à rien, et c'était une source de dangers. Aussi les infirmières disaient-elles de madame Korzof:—Elle est très-bonne, mais un peu froide.

C'est précisément à ceux qui dépensent le plus de leur cœur que ce reproche est fait d'ordinaire: ils prodiguent tant les dons de leur âme qu'il ne leur en reste plus pour de puériles démonstrations extérieures, et le vulgaire ne prise que celles-là.

Nadia avait demandé à son mari de lui livrer l'inspection générale du service des infirmières, parce qu'elle croyait, non sans raison, découvrir plus facilement qu'un homme les qualités et les défauts de son personnel. Bien des petites choses, en effet, passèrent sous ses yeux et l'avertirent du degré de confiance qu'elle pouvait accorder à l'une ou à l'autre des employées. Le service de la lingerie lui était aussi revenu de droit, et elle exerçait déjà à l'ordre et aux soins nécessaires sa fille Sophie, qui en grandissant lui ressemblait de plus en plus, avec l'exagération du côté enthousiaste et romanesque, calmé chez Nadia par l'expérience et les années.

Marthe Drévine était aussi devenue pour elle une aide précieuse. Cette jeune fille, élevée par une mère admirable, et ensuite éprouvée par les difficultés de la vie d'une façon si rude, avait un sens pratique qui exaspérait Sophie et qui charmait madame Korzof.

Celle-ci n'avait pas renoncé à ses anciennes admirations; son culte pour le bien par-dessus tout, sa recherche du bon et de l'honnête malgré tout, s'exprimaient dans les mêmes termes: elle donnait à ses enfants les mêmes préceptes qui avaient régi sa vie; l'application seule avait changé, elle n'eût certes pas fait à trente-cinq ans ce qu'elle avait fait jadis à vingt. Mais c'était une nuance dont elle ne s'apercevait pas.

Son mari, meilleur juge, eût pu le voir; parfois, en effet, il sentait quelque désaccord entre la façon dont Nadia exprimait ses idées si hautes et si généreuses, et celle dont tous deux, ils les mettaient aujourd'hui à exécution; mais c'était si peu de chose, que la nuance de ce désaccord était presque insaisissable.

Korzof avait bien eu de temps en temps l'impression qu'il y avait là un danger pour l'esprit de leurs enfants; mais comment les en garantir? comment prévenir Nadia? Elle ne se doutait pas que sa propre façon d'agir n'était plus tout à fait d'accord avec ses principes, et quiconque le lui eût dit, lui eût causé un chagrin réel.

Une fois, cependant, le hasard vint en aide au docteur et lui permit d'imprimer dans l'esprit de ses enfants une véritable leçon.

Un soir de carême, la famille se trouvait réunie comme de coutume dans la salle à manger, où le thé venait d'être servi, et l'on causait gaiement de choses et d'autres.

La famille se composait maintenant aussi de Marthe et de Volodia Drévine. Après une épreuve de deux années, Korzof et sa femme avaient compris qu'ils ne pouvaient mieux faire que de s'adjoindre dans l'œuvre d'éducation ces deux enfants, déjà si raisonnables, et dont l'amitié serait pour Pierre et Sophie la plus précieuse ressource. Aussi vivaient-ils dans la maison.

Volodia travaillait avec Pierre, et lui faisait préparer ses leçons mieux que ne l'eût fait un étudiant de vingt ans, livré à d'autres préoccupations; Marthe donnait au dehors des leçons, qui, largement payées maintenant, lui permettaient de n'accepter de madame Korzof que la table et le logement pour elle et son frère, en échange des leçons et des soins qu'elle prodiguait à Sophie. Celle-ci avait des professeurs, mais rien ne lui était si cher que sa bonne Marthe; le retour de celle-ci était toujours signalé par une explosion de joie qui était pour tout le monde le moment heureux de la journée.

Non qu'elles fussent toujours d'accord cependant. Sophie était l'imagination, Marthe était le bon sens incarné; il ne se passait pas de jour qu'elles n'eussent maille à partir ensemble; mais ainsi qu'il arrive à des esprits très-élevés, enfants ou vieillards, leurs différends portaient toujours sur des questions générales, et jamais sur des faits personnels, de sorte qu'elles pouvaient se chamailler une heure durant, sans que leur amitié en fût le moins du monde ébranlée.

Ce soir-là, on avait peu de chose à dire; le carême n'est point à Saint-Pétersbourg une époque fertile en événements mondains; les concerts battaient leur plein, et Marthe avait trop de musique dans les oreilles le jour pour apporter un vif enthousiasme à s'en occuper le soir: elle eut une idée lumineuse.

—Madame, dit-elle à Nadia, qui rêvait devant le samovar éteint, suivant dans sa pensée quelque souvenir de sa jeunesse, vous ne m'avez jamais dit comment il se fait que vous, qui êtes comtesse, vous vous fassiez appeler madame Korzof tout court, et pourquoi vous avez construit cet hôpital, car c'est bien vous qui l'avez fait construire, n'est-ce pas? Tout le monde vous admire beaucoup, mais personne n'a pu me dire le pourquoi de cette histoire. Ce n'est pas un secret, j'espère? car si c'était un secret...

—Un secret en pierres de taille me paraît assez difficile à cacher, fit Nadia en rougissant un peu; elle riait cependant et se tourna vers son mari, qui entrait. Ce n'est pas un secret, mais c'est l'histoire de notre vie... Nos enfants ont le droit de la connaître... faut-il, Dmitri?

Elle interrogeait du regard Korzof, qui répondit gravement:

—Oui, je crois qu'il en est temps. Les enfants doivent tenir l'histoire de leurs parents de la bouche de leur parents mêmes.

Pierre et Sophie regardaient alternativement leur père et leur mère. Ils ne s'étaient pas attendus à les voir devenir si sérieux; une sorte de frayeur respectueuse s'était emparée d'eux, et ils écoutèrent avec déférence.

—Quand j'étais jeune fille, commença Nadia, j'avais un caractère très entier; je pourrais même dire entêté, n'est-ce pas, Dmitri?

—Non, fit Korzof en secouant gravement la tête, on n'est pas entêtée lorsqu'on se rend aux bonnes raisons; nous dirons: tenace, ce sera plus vrai.

—Soit! reprit Nadia en souriant. J'avais lu une masse de livres, et comme j'étais trop jeune pour discerner les théories vraies des théories absurdes, je m'étais fait un idéal de la vie, qui passait auprès de la réalité, à peu près comme les chemins de fer passent auprès des ville, c'est-à-dire à une distance souvent assez considérable. Je m'étais dit entre autres choses qu'il fallait appeler le peuple à nous, nous autres riches et nobles, afin d'avancer l'avènement du règne de l'égalité; me comprenez-vous, mes enfants?

—Oui, dit Sophie, qui écoutait les yeux grands ouverts. Tu avais raison, maman!

—Évidemment, j'avais raison; mais le tout était de s'entendre sur les moyens. Or, votre père et moi, nous étions les êtres les mieux faits du monde pour nous entendre et vivre heureux ensemble, nous l'avons bien prouvé depuis; mais lorsque votre père me demanda en mariage, je le refusai.

—Oh! s'écrièrent à la fois les quatre jeunes auditeurs.

—Je le refusai, sous prétexte qu'il était trop riche, trop noble, et surtout trop inutile, pour épouser une demoiselle également riche, noble et inutile...

—C'est alors, mes enfants, reprit Korzof, que votre mère, sollicitée par moi, mit pour condition à son consentement que je cesserais d'être riche, en consacrant ma fortune à construire cet hôpital;—que mon titre, que je suis d'ailleurs loin de déprécier, ne serait qu'un appoint à notre situation morale, et non pas un piédestal sur lequel nous nous hausserions à défaut de mérite personnel;—et enfin que je cesserais d'être inutile, en consacrant ma vie à la médecine. Vous voyez que votre mère a réalisé son programme; de plus, elle m'a rendu parfaitement heureux, et vous élève à merveille, ce qui prouve qu'elle a eu raison.

Les yeux des jeunes gens brillaient d'une émotion contenue, mais leur respect était si grand qu'ils n'osèrent la témoigner d'abord. Après un silence, pendant lequel Korzof et sa femme échangèrent un regard qui résumait leurs longues années de bonheur, Pierre se leva doucement de sa place, et vint baiser la main de sa mère, sur laquelle il appuya longuement ses lèvres, puis il alla rendre à son père le même hommage. Sophie avait caché sa tête sur l'épaule de Nadia, et tenait serrée une main du docteur. Marthe et son frère restaient immobiles, pénétrés d'une grande vénération pour ces êtres vraiment supérieurs, qui parlaient si simplement des grandes choses qu'ils avaient accomplies.

—J'ai eu raison dans le fait, reprit Nadia au bout d'un moment, pendant lequel elle avait revécu sa vie; ou plutôt le fait m'a donné raison; mais si votre père n'avait pas été l'homme qu'il est, je ne sais trop ce qui en serait advenu.

—Rien que de bon, ma mère aimée, fit Sophie; tu as l'âme trop grande pour que de toi soit venu autre chose que de noble et d'élevé.

—Ce n'est pas sûr, reprit madame Korzof. Dans tous les cas, j'ai changé ma manière de voir, car autrefois je n'aurais pu comprendre qu'on agît autrement; maintenant je ne me risquerais pas à conseiller à qui que ce soit de rompre ainsi avec toutes les coutumes sociales, et surtout de pratiquer les principes d'égalité qui faisaient alors ma force.

—Pourquoi as-tu changé, mère? demanda Pierre, devenu soucieux.

—C'est la vie qui m'a changée, répondit madame Korzof: à vingt ans, on ne voit qu'un côté des choses; en vieillissant, on court le danger de ne plus voir que l'autre côté. Ce qu'il faut tâcher de faire, c'est de voir les deux côtés avec une égale impartialité. Mais vous êtes encore bien jeunes tous les deux pour de si graves conversations, et nous aurons le temps d'en reparler. Que le récit de notre vie ne soit pas perdu pour vous, mes enfants, et qu'il vous apprenne à porter vos efforts vers le bien, comme nous nous sommes efforcés de le faire, votre père et moi.

Cette scène fut entre les enfants le sujet d'interminables causeries. Sophie surtout ne pouvait se lasser d'admirer sa mère, grandie soudain pour elle à la taille des héroïnes de l'histoire. Marthe ne demandait pas mieux que d'admirer sa bienfaitrice, à laquelle elle avait depuis longtemps voué un culte dans son cœur; mais avertie par les restrictions qu'apportait madame Korzof dans le jugement de sa propre conduite, elle pensait aussi que dans l'application des principes d'égalité qui avaient jadis séduit la noble femme, se trouvait la possibilité de certains dangers.

Sophie ne voulait rien entendre; grisée elle-même, à l'âge où l'on se forge le plus aisément des chimères, par l'atmosphère d'abnégations, de générosité, de charité universelle, qui circulait dans la maison paternelle, elle devint peu à peu plus enthousiaste, plus chimérique, que Nadia ne l'avait jamais été.

Souvent, dans leurs causeries, sa mère essaya de l'arrêter dans cette voie, mais il était bien difficile de faire entrer de force la sagesse dans la tête d'une fillette de quatorze ans, si développée qu'elle fût pour son âge. Dmitri, consulté par sa femme au sujet de ce débordement de jeunes aspirations, fut d'avis de les laisser s'épuiser d'elles-mêmes.

—Ne sommes-nous pas là, disait-il, pour en régler le cours, et au besoin l'arrêter?

La vie continua de la sorte à l'hôpital, pendant une heureuse année. Le dix-septième anniversaire de Pierre fut fêté en grande pompe. Après avoir terminé ses études par de brillants examens, il venait de se faire inscrire comme étudiant à l'Académie de médecine, estimant qu'aucune carrière ne pouvait être aussi honorable pour lui que celle de son père; son devoir n'était-il pas, d'ailleurs, de travailler sous ses ordres, et de le remplacer à l'hôpital, quand serait venu l'âge du repos?

Volodia, depuis un an, l'avait précédé dans cette voie, ne rêvant pas d'autre bonheur que d'être le second et l'ami de son cher Pierre, pendant le reste de sa vie.

Après la fête de famille, tout intime, un grand dîner réunit le soir ceux qui servaient sous le ordres de Korzof et tout ce qui de près ou de loin, parmi les relations même les plus éloignées, avait contribué à l'éducation de celui qui entrait de ce jour dans sa carrière d'homme.

La joie des convives était sincère; cette famille en qui s'étaient concentrés les plus nobles sentiments, était l'objet de l'amour et du respect universels; l'espoir de voir se perpétuer la tradition de tant de vertus était bien fait pour inspirer la satisfaction; ce jour fut dans la vie des enfants une date inoubliable.

Le lundi suivant, Korzof rentra soucieux; un nombre considérable de malades s'était présenté la veille à l'admission, tous présentant les mêmes symptômes bizarres d'une maladie oubliée depuis de longues années, et qui venait de faire une apparition dans des provinces éloignées. Jusqu'alors, rien n'indiquait qu'elle dût se révéler à Pétersbourg, où on ne l'avait encore pas étudiée, si ce n'est à l'état de cas isolés et sans gravité.

Interrogé par sa femme, Dmitri, pour la première fois de sa vie, essaya de lui cacher la vérité, et prétexta un surcroît de fatigue, causé par le nombre considérable des malades qu'il avait examinés ce jour-là.

Nadia était si bien habituée à croire son mari qu'elle accepta cette explication, mais le lendemain, l'hôpital étant plein, lorsqu'elle vit sur son visage la même expression anxieuse, elle se sentit troublée; elle fit quelques questions, et rencontra une volonté évidente de ne pas lui donner de réponse claire. Dès lors, elle redouta quelque calamité; mais sortant peu, elle n'avait pas encore eu l'occasion de s'éclairer au dehors, lorsque le troisième jour, Pierre en rentrant du cours dit tout à coup à Korzof:

—Est-ce vrai, mon père, que la peste s'est déclarée à Saint-Pétersbourg, et qu'elle nous a déjà enlevé plusieurs malades?

Nadia s'était arrêtée à la place où elle se trouvait. Très-pâle, elle regardait son mari, attendant sa réponse avec une angoisse inexprimable.

—C'est vrai, dit Korzof. J'espérais pouvoir vous le cacher encore. La peste est ici, et nous en avons perdu onze malades depuis dimanche.

—Sur combien? demanda Nadia, toujours immobile.

—Sur dix-sept, entrés avec l'infection; mais demain ou après-demain toutes les salles seront contaminées. J'ai donné ordre qu'on ne laisse plus entrer personne, que des pestiférés; il est inutile d'exposer des gens à mourir d'un mal pire que celui dont ils souffrent. On construit dans le jardin un baraquement qui nous sera fort utile, et nous pourrons alors, après les avoir désinfectées, rendre nos salles à leur véritable destination.

Il parlait pour s'étourdir et pour étourdir sa femme, pour l'empêcher de prononcer certaines paroles, qu'il devinait sur ses lèvres. Pierre baissa la tête; il avait entendu les récits qui couraient par la ville, il connaissait l'effroyable danger qui menaçait les siens.

Dans ce silence, ils entendaient distinctement les coups de marteau des charpentiers, qui travaillaient à la construction de planches destinée à abriter les malheureux, et peut-être, grâce à l'air pur qu'ils respireraient, à les sauver. Le jeune homme sortit, pour aller voir les progrès du baraquement. Korzof et sa femme restèrent seuls.

—Dmitri, fit Nadia... elle s'arrêta.

Il la regardait, et elle lut dans ses yeux ce qu'elle craignait d'y voir, en même temps qu'elle eût rougi d'y voir autre chose.

—Oui, répondit-il à son regard. Mais vous allez partir.

—Jamais, fit-elle en posant avec fermeté sa main sur le bras de son mari. Jamais, puisque tu restes.

—Envoie les enfants, alors.

—Ils n'y consentiront pas.

Ils se turent. Le bruit des marteaux retentissait de plus en plus bruyant. Korzof s'approcha de la fenêtre et vit son fils armé d'un maillet qui travaillait comme un simple manœuvre.

—Dmitri, reprit Nadia, c'est très-dur!

—C'est le devoir, répondit-il, en lui prenant la main, qu'il garda.

—Ah! soupira-t-elle, si j'avais su!...

—Tu l'aurais fait tout de même! D'ailleurs, cela ou autre chose!...

—Non, ceci est plus dur. Autre chose, on ne sait ni quand ni comment, tandis que ceci... et puis ces souffrances horribles, car c'est horrible, n'est-ce pas?

—On le dit, fit le docteur en détournant son visage, mais je te répéterai ce que je viens de dire: cela ou autre chose!... Et puis, il y en a qui en réchappent! Et enfin, pourquoi l'aurais-je plutôt que les internes, plutôt que tout autre? Ne sommes-nous pas dans d'excellentes conditions hygiéniques?

—Oui, sans doute, mais tu les verras chaque jour...

—Nadia, fit-il à voix basse, c'est le devoir; nous l'avons voulu, nous le voulons encore, nous le voudrons jusqu'au dernier jour, ce jour fût-il demain, ou ne dût-il arriver que dans trente ans.

—C'est juste, dit-elle avec un profond soupir. Mais je ne savais pas à quel point je t'aime!

Les enfants furent prévenus qu'ils allaient partir pour Spask; mais Pierre refusa obstinément de quitter son père.

—Quel drôle de médecin je ferais, dit-il, si je quittais mon poste au moment du danger! Volodia se moquerait de moi!

Sophie refusa également d'abandonner ses parents, Marthe se mit à rire quand on lui en fit la proposition. Ces êtres vaillants et jeunes avaient en eux tant de force et de vie qu'ils ramenèrent la sérénité et même la gaieté dans le cœur de Korzof et de sa femme.

Les nouvelles étaient mauvaises cependant; la mortalité augmentait tous les jours; on ne voyait plus que des figures renversées et des gens inquiets qui à la moindre démangeaison, au moindre bouton, se croyaient pestiférés et faisaient leur testament.

Les classes aisées étaient, comme toujours, presque épargnées par le fléau; cependant quelques cas mortels, absolument inexplicables, achevèrent d'effrayer la population.

Dès les premiers jours, Nadia avait renoncé à toute communication personnelle avec le dehors, afin de ne point encourir la responsabilité de quelque accident parmi ses amis et ses proches.

Les semaines passèrent; Korzof, toujours ferme et bien portant, ne se refusait à aucune fatigue, et maintenait par son exemple le courage dans les rangs de ses aides et de ses infirmiers; aucun d'eux n'avait encore été atteint, ce qui parlait hautement en faveur de la bonne tenue matérielle et morale de cette maison vraiment unique. À force de vivre dans le péril, les habitants de l'hôpital avaient fini par se croire indemnes, et même on plaisantait de ceux des Pétersbourgeois qui, garantis par toutes les précautions imaginables, trouvaient moyen d'attraper la peste, et avaient la chance de n'en pas mourir.

Le nombre des malades décroissait, et l'épidémie semblait devoir bientôt finir. C'est alors qu'une grande fatigue tomba sur la famille Korzof tout entière. Ils semblaient avoir usé leurs forces dans la résistance qu'ils avaient si vaillamment opposée à la contagion. Le docteur lui-même était devenu moins prudent.

Un matin, il s'éveilla tard; un sommeil de plomb l'avait assailli la veille et jeté dans son lit presque sans qu'il en eût conscience. Il se mit sur son séant et regarda autour de lui, comme si les objets, si familiers cependant, lui étaient devenus soudainement étrangers. Il passa la main sur son front, avec une étrange sensation de torpeur et de faiblesse; puis sentant quelque chose qui le gênait, il toucha du doigt sa poitrine près de l'aisselle et resta immobile; sa pensée venait de plonger dans un gouffre sans fond, dont jamais aucune puissance humaine ne pouvait plus le retirer. Il avança l'autre main vers la sonnette placée auprès de son lit. Ce fut Nadia qui parut; le regard qu'elle jeta sur son mari lui apprit d'un seul coup la vérité tout entière, et elle se jeta vers lui, les bras ouverts...

—Ne me touche pas, dit Korzof, en mettant dans ses yeux que fermait une indicible lassitude, toute la tendresse d'une dernière supplication. Ne me touche pas si tu m'aimes. Empêche les enfants d'entrer, et fais chercher le vieux médecin.

Sans faire d'objection, Nadia retourna dans la pièce voisine, donna à Marthe et à Sophie une commission qui devait les tenir éloignées plusieurs heures, avertit Pierre qu'il s'attardait et que l'heure était venue d'aller à son cours, répondit à leurs questions que leur père était bien et qu'il allait se lever, puis envoya prévenir le médecin que réclamait son mari et retourna près de lui. Très-abattu, il eut encore la force de lui sourire, puis il ferma les yeux et s'endormit.

Quand le vieux docteur arriva, il n'eut pas besoin de constater l'existence du bouton de la peste pour savoir que son chef était perdu. Depuis six semaines, il avait vu trop de ces visages pour s'y méprendre un instant. Le personnel fut averti, on envoya chercher toutes les sommités médicales de Pétersbourg, qui se hâtèrent d'accourir et tinrent consultation.

—Il ne souffrira pas longtemps, dit l'un d'eux; c'est tout ce que la nature peut faire pour lui maintenant.

Le lendemain matin, Nadia, qui ne l'avait pas quitté une minute, vit la respiration de son mari se ralentir, puis se manifester à de longs intervalles... Elle en attendait chaque fois le retour avec une angoisse sans bornes... elle attendit longtemps... la respiration ne revint pas.

—C'est fini! fit-elle à vois, basse au vieux docteur qui la regardait, les yeux pleins de larmes; il ne me le défendra plus maintenant! Je puis l'embrasser.

Les yeux secs, elle se penchait déjà vers le corps de Korzof. Le médecin la prit par le bras et l'arrêta.

—Vos enfants! dit-il simplement.

—Ah! c'est vrai! j'ai mes enfants, fit-elle d'un ton indifférent.

Et elle se laissa emmener sans résistance.

XI

La nouvelle de la mort du docteur Korzof, en se répandant dans Pétersbourg, y causa une immense consternation. Oubliant la frayeur de la contagion, qui jusqu'alors les avait tenus éloignés, les amis de la famille s'empressèrent autour de ceux qui restaient. On eût dit que le fléau devait être désarmé, maintenant qu'il avait choisi sa dernière proie parmi les plus nobles et les meilleurs. En effet, l'épidémie décroissait rapidement, et bientôt il ne resta plus de la terrible apparition que le deuil de ceux qui avaient aimé les victimes, et le sentiment de leur perte irréparable.

Nadia, qui avait supporté le premier coup avec une fermeté inexplicable, fut une année entière sans parvenir à reprendre possession d'elle-même. Elle accomplissait tous ses devoirs avec une régularité mécanique; jamais, même durant les jours qui avaient suivi la mort de Korzof, elle n'avait ralenti sa surveillance ou négligé quelque occupation. On la trouvait toujours prête à répondre, à donner un conseil, à réparer l'oubli d'un autre; mais sa pensée était ailleurs: on voyait qu'elle vivait uniquement dans son passé, et que le sentiment de la responsabilité était seul à la soutenir. Ses enfants mêmes, qui lui étaient si chers, semblaient lui appartenir plutôt par les devoirs qu'elle avait envers eux que par l'affection qu'elle leur portait; l'âme entière de Nadia avait suivi son mari au delà de la vie.

Une année s'écoula ainsi; les enfants souffraient plus qu'on peut se l'imaginer de cet état qu'ils comprenaient être maladif, mais qui n'en était pas moins plein pour eux d'amertumes et de tristesses. Pierre, déjà mûri par le travail et de sérieuses méditations, devenu presque un homme, s'expliquait mieux l'état d'esprit de sa mère; mais sa sœur, dont la nature spontanée, toute d'élans et de passion, supportait mal la réserve et la froideur, se débattait contre la rigidité extérieure, contre l'indifférence apparente de cette mère tant aimée, et Sophie devenait presque méchante à force de souffrir.

Vainement Marthe s'efforçait de la consoler et de lui prouver que cet état ne pouvait durer; qu'un jour elle retrouverait tout entière la mère qu'elle pleurait maintenant comme si elle avait été morte elle-même: Sophie ne voulait rien entendre.

—Tu ne sais pas ce que c'est que d'aimer si tendrement quelqu'un qui ne vous aime pas! s'écria-t-elle un jour, fondant en larmes. Vous non plus, Volodia, vous ne le savez pas! Cela fait tellement mal qu'on serait bien aise de mourir pour en avoir fini.

Marthe restait silencieuse, impuissante à trouver des arguments; Volodia leva gravement les yeux sur la jeune fille.

—Vous parlez comme une enfant, Sophie, dit-il d'une voix presque sévère. Nous savons tous ce que c'est que d'aimer quelqu'un qui nous aime moins que nous ne le désirons. Cela fait bien mal, en vérité; mais quand on a dans l'âme le sentiment des grandes choses, on ne se désole pas pour cela, on prend son mal en patience, on attend, même lorsqu'on n'espère pas; pour vous, vous n'êtes pas à plaindre, vous savez parfaitement combien vous êtes aimée; vous savez mal aimer vous-même, si vous ne pouvez permettre à ceux que vous chérissez d'avoir un chagrin qui momentanément les éloigne de vous... Est-ce que vous seriez égoïste, Sophie?

La jeune fille, prête à se révolter, leva les yeux sur l'ami de son enfance; les paroles de reproche et de colère qu'elle allait proférer s'arrêtèrent sur ses lèvres, tant il paraissait grave et triste.

Volodia, comme sa sœur Marthe, ne dépensait pas son affection en démonstrations; il la concentrait, au contraire, afin d'en montrer tout le trésor seulement dans les occasions qui en valaient la peine. Plus d'une fois Sophie l'avait trouvé de bon conseil; dans les petites indignations que soulevaient parfois en elle les réprimandes, il s'était montré rigoureusement partisan du devoir, et, si dépitée qu'elle fût de se voir blâmer quand elle espérait se faire plaindre, elle n'avait pu s'empêcher de s'avouer que le jeune homme avait raison.

—Égoïste? non, dit-elle. Je ne rêve, et vous le savez aussi bien que moi, Volodia, que d'employer ma vie au service d'autrui, que de me rendre utile par quelque sacrifice...

Il l'interrompit d'un geste grave et lui prit la main.

—Les sacrifices tels que vous les comprenez, dit-il, sont des choses brillantes, des objets de luxe, pour ainsi dire; ce sont des ornements pour la vie qui se les impose; ils vous attirent l'admiration des autres et vous apportent par là une prompte récompense. Le sacrifice tel que je l'entends est terne et muet; il n'a point d'apparence et ne fait pas parler de lui. Lorsque vous avez grande envie de déranger une personne que vous aimez dans son travail ou ses méditations pour lui faire vos confidences, c'est lui qui vous conseille de la laisser à ses pensées; c'est lui qui vous fait excuser la peine que vous causent des êtres chers, mais étourdis ou égoïstes... Ce sacrifice-là, Sophie, personne ne le connaît que nous-même, et si vous saviez le pratiquer, il vous commanderait de respecter la douleur de votre mère... Vous ne savez pas ce que c'est que de perdre le compagnon de sa vie... rien n'est aussi cruel.

Il quitta la main qu'il tenait et se détourna un peu, en ajoutant à voix basse:

—Si ce n'est de savoir qu'on ne sera jamais rien pour ce qu'on aime.

Sophie le regarda, indécise. Plus d'une fois elle avait cru sentir dans l'attitude du jeune homme une tendresse confiante, plus grave et plus profonde que l'amitié fraternelle. Mais pourquoi la grondait-il toujours? Pourquoi la blâmait-il sans cesse? Quand on aime, on ne prend pas à tâche de se rendre partout et toujours si désagréable...

La jeune fille soupira et quitta la salle d'étude théâtre ordinaire de leurs escarmouches.

Marthe n'avait rien dit. Patiente et sérieuse, elle assistait à la vie des autres avec un désintéressement parfait; non qu'elle n'y participât généreusement de tout ce qu'elle avait en elle-même de courage et d'activité; mais elle se sentait faite pour les rôles à côté, comme elle le disait plaisamment.

—Je suis née tante, belle-sœur, marraine, tout ce qu'on voudra, disait-elle enfin, pourvu qu'on ne me demande pas de me lancer pour mon compte au milieu de la mêlée.

Volodia s'approcha de l'excellente fille, qui le regardait avec une douce pitié.

—Je t'assure, lui dit-elle, répondant à la pensée intérieure de son frère, je t'assure qu'elle est très-bonne au fond; elle est pleine de qualités précieuses, mais en ce moment elle souffre, et cela la rend injuste.

—À qui le dis-tu! fit-il en se détournant.

Après un silence, il reprit:

—Sais-tu, Marthe, j'ai envie de partir pour une académie de province, Moscou ou Kief; je crois que là-bas je ferais mieux mon chemin qu'ici.

Sa sœur ne répondit rien, mais resta toute pâle, les yeux fixés sur lui, attendant une explication.

—Je ne suis plus ici ce que j'ai été, reprit-il. Je ne sais si c'est parce que je suis un pédant insupportable, toujours prêt à morigéner, mais Sophie n'est pas seule à s'éloigner de moi: Pierre aussi cherche d'autres amitiés. Il s'est lié depuis peu avec un certain Nicolas Stepline, dont je n'augure rien de bon.

—Stepline? fit Marthe en cherchant dans sa mémoire; ce nom ne m'est pas inconnu.

—C'est un de ces jeunes gens de provenance plébéienne, qui n'ont plus les vertus du peuple et qui n'ont pas su acquérir celles des classes supérieures: il est mal élevé, sournois, grossier dans le fond, quoiqu'il s'efforce de paraître modeste; impossible de m'expliquer ce qui peut attirer Pierre vers lui, si ce n'est la loi des contrastes, car notre Pierre est tout l'opposé de ce garçon désagréable... Eh bien, ils sont toujours ensemble; la seule chose qui m'étonne, c'est qu'il n'ait pas encore songé à l'amener ici.

Volodia resta pensif; puis, appuyant sa main sur l'épaule de sa sœur:

—C'est pour cela, Marthe, dit-il en forme de conclusion, que je ferai bien de m'en aller. Lorsque l'amitié n'est plus utile, sa dignité exige qu'elle se retire.

—C'est au moment où Pierre fait de mauvaises connaissances que tu te trouves inutile? demanda la jeune fille, jusque-là silencieuse.

Volodia haussa les épaules d'un air chagrin, sans répondre.

—Que dirait le docteur Korzof s'il t'entendait parler ainsi? continua-t-elle avec un accent d'autorité étrange dans la bouche de cette personne modeste, qui semblait ne rien vouloir juger par elle-même. Et Nadia, que dirait elle, si elle savait ce que tu prémédites? Comment, tu profiterais de ce que, absorbée dans sa douleur, elle ne regarde pas à ce qui se passe au tour d'elle, pour abandonner lâchement ses enfants? Tu n'as donc pas vu que depuis la mort du docteur, c'est toi et moi qui continuons sa tâche? que cette malheureuse femme, noyée dans son chagrin, ne se rend guère compte de se qui se passe autour d'elle, et que sans nous, les enfants n'auraient plus ni d'avis ni de conseils? Ah! mon frère, tu n'as pas réfléchi, quand tu as permis à cette pensée de défaillance de pénétrer dans ton esprit.

Le jeune homme porta lentement la main de sa sœur à ses lèvres.

—Tu es la sagesse et le dévouement incarnés, Marthe, dit-il, mais tu resteras, toi... Vois-tu, la tâche est devenue bien pénible pour moi... Depuis que Sophie me déteste, cette tâche est au-dessus de mes forces.

Marthe plongea son regard compatissant jusqu'au fond de l'âme de Volodia.

—Oui, dit-elle, je sais. Mais où serait le mérite, mon frère, si le sacrifice était aisé, si la tâche était facile? En quoi vaudrait-on mieux que les lâches, si l'on reculait devant la douleur, quand il faut remplir son devoir? Crois-tu que moi je ne souffre pas de te voir souffrir? Mais notre devoir de reconnaissance envers la mémoire de Dmitri Korzof et envers sa femme ne nous permet pas d'agir lâchement. Nous resterons, mon frère, aussi longtemps que nous serons utiles, et le jour est bien loin où nous aurons cessé de l'être.

Le jeune homme prit sa sœur dans ses bras, et les deux orphelins se serrèrent étroitement l'un contre l'autre.

—Je crains, reprit-il lorsqu'il eut repris son calme, que Sophie ne soit devenue orgueilleuse et qu'elle ne me considère comme fort au-dessous d'elle, à cause de ma position dépendante.

—Quand cela serait, répliqua Marthe, il faudrait encore nous y résigner, et lui pardonner ce travers pour l'amour de son père et de sa mère.

Elle regardait son frère et lut dans ses yeux qu'un tel travers serait pour lui la mort de tout ce que depuis l'enfance il cultivait religieusement dans son âme.

Il avait aimé Sophie comme il aimait Pierre, parce que c'était l'enfant de ses bienfaiteurs; puis cette affection dévouée avait pris une autre forme avec les années. Il l'aimait trop maintenant; il eût sacrifié sa jeunesse entière pour vaincre l'attrait puissant, l'irrésistible sentiment qui le donnait à elle tout entier; mais si l'on peut se défendre d'aimer lorsqu'on se doute du péril, il est autrement difficile de se reprendre lorsqu'on a laissé son âme s'en aller vers une autre à son insu. Il aimait Sophie, et bonne ou mauvaise, il l'aimerait toujours. Suivant qu'elle serait bonne ou mauvaise, elle remplirait de joie ou de douleur la vie de celui qui l'aimait.

—Enfin, dit-il, je ferai mon devoir, quoi qu'il m'en coûte.

Ils se serrèrent la main comme des camarades oui vont ensemble au feu. Dans toutes les luttes de la vie, ces deux êtres vaillants s'étaient serrés l'un contre l'autre et avaient marché côte à côte. Ce serait à jamais leur récompense et leur consolation.

Quand la famille se trouva réunie au thé du soir, Pierre, qui depuis quelque temps s'absentait volontiers à cette heure, se montra particulièrement aimable avec sa mère et sa sœur. Au moment où madame Korzof se préparait à rentrer dans sa chambre, son fils s'approcha d'elle pour lui dire bonsoir et lui baiser la main comme de coutume.

—Ma mère, lui dit-il, j'ai une requête à vous présenter. Me permettrez-vous d'amener ici un de mes camarades, étudiant en médecine comme moi?

—Qui est-ce? demanda Nadia distraitement.

—Il se nomme Nicolas Stepline, dit Pierre en rougissant légèrement.

—Stepline? répéta madame Korzof en cherchant dans sa mémoire. Son fils attendait sa réponse, un peu inquiet.—Est-il bien, ce garçon? Volodia le connaît-il?

—Je le connais, répondit laconiquement le jeune homme.

—Est-ce un homme qu'on puisse recevoir?

—Si vous me demandez mon humble avis, reprit Volodia, je pense que vous pouvez l'admettre dans votre maison sans plus d'inconvénients qu'un autre.

Nadia sembla sortir de son engourdissement habituel.

—Que voulez-vous dire par là? fit-elle.

—Simplement que M. Stepline partage avec beaucoup d'autres jeunes gens l'inconvénient de n'avoir qu'une demi-éducation, de ne pas être un homme du monde, en un mot. Il sort du peuple, et vous connaissez ces jeunes gens sortis du peuple; moralement ils peuvent avoir beaucoup de mérite, mais leur société n'est pas toujours de nature à plaire à des êtres plus raffinés...

—Oh! vous, fit Nadia avec un sourire maternel, vous avez beau faire, Volodia, vous resterez toujours un aristocrate! Eh bien, Pierre, tu peux nous amener ton ami; mais sois prudent, n'est-ce pas? Tu sais avec quelle circonspection il faut former dans la jeunesse des liaisons que l'on peut ensuite traîner comme un boulet toute sa vie!

La petite société se sépara, et chacun rentra chez soi.

Nadia lisait, seule dans sa chambre, lorsqu'elle entendit frapper. Pensant que c'était sa femme de chambre, venue pour réparer quelque oubli, elle dit d'entrer. À sa grande surprise, ce fut Marthe qui se présenta.

—Que voulez-vous, mon enfant? dit madame Korzof avec sa bonté habituelle.

—Je suis venue vous demander un moment d'entretien, répondit la jeune fille. Je ne vous dérange pas?

—Non, sans doute, puisque vous avez besoin de moi, répliqua Nadia, un peu surprise.

Marthe s'assit près d'elle sur un siège bas, et la regarda avec cette expression de ferme confiance qui donnait tant de charme à ce visage honnête.

—Une confidence? fit madame Korzof pour l'encourager.

—Non, ma bienfaitrice, répondit la jeune fille. Oh! si vous saviez combien ce que j'ai à vous dire est difficile et pénible! Si je ne parviens pas à me faire comprendre, vous allez me détester me chasser de votre présence,—et pourtant, je vous affirme que c'est l'affection la plus pure, le respect le plus sincère qui m'amènent ici...

—Qu'y a-t-il donc? demanda Nadia en fronçant légèrement les sourcils.

—Sophie a du chagrin, fit bravement Marthe sautant à pieds joints au beau milieu de la difficulté. Sophie se figure que vous ne l'aimez plus. Son caractère change, et je n'ai pas assez d'empire sur elle pour la diriger comme je voudrais.

—Sophie? dit Nadia avec étonnement, je pensais que c'était de vous que vous vouliez me parler?

Il y avait un peu de hauteur dans ce ton, un peu de dédain dans ces paroles; mais Marthe était bien résolue, et rien ne pouvait la décourager.

—C'est de Sophie. Elle croit que vous ne l'aimez plus, répéta courageusement la jeune fille.

—Où a-t-elle pris cela? fit la mère mécontente.

Là était la grande difficulté, l'obstacle presque insurmontable. Marthe reprit haleine avant de parler.

—Parce que vous ne vous occupez plus d'elle, dit-elle enfin, tout d'une haleine.

Nadia fit un mouvement si brusque que son livre, resté jusqu'alors sur ses genoux, tomba brusquement à terre. La jeune fille le releva et le déposa sur la table.

—Je ne m'occupe plus de ma fille? fit madame Korzof d'un ton froid. Est-ce elle ou vous qui dites cela?

—C'est elle qui le dit, et qui le pense; elle en souffre, elle en pleure, elle devient amère et injuste, parce que le cœur de sa mère, absorbé dans une irrémédiable douleur, n'a plus de pensées que pour son deuil. Ô ma bienfaitrice, mon cœur saigne pendant que je vous parle et que vous me regardez avec vos yeux courroucés,—et pourtant c'est vrai! Vous vivez avec votre cher mort, et vous ne voyez plus les vivants! si j'ose vous le dire, c'est parce que vos enfants souffrent... qui sait ce qu'ils auront encore à souffrir dans l'avenir, si vous laissez se détourner d'eux votre sollicitude maternelle!

Nadia se taisait; les lèvres pressées l'une contre l'autre, les yeux baissés, elle livrait une grande bataille à son orgueil.

—Sophie se plaint d'être négligée par moi? dit-elle enfin d'un ton radouci.

—Elle dit que vous ne l'aimez plus... Oh! ne soyez pas sévère pour elle! C'est l'excès de sa tendresse filiale qui l'égare.

Marthe se tut; le visage de madame Korzof avait pris une expression douloureuse et résignée qui commandait le silence.

—C'est vrai, dit-elle au bout d'un instant; j'ai vécu repliée sur moi-même au milieu de mes souvenirs; je croyais remplir mon devoir, je me trompais sans doute. Vous avez bien fait, Marthe, de m'avoir montré le vrai chemin... Et mon fils, que dit-il?

—Il ne dit rien, madame, mais...

—Quoi?

—Je n'ai rien à vous apprendre. Vous serez meilleur juge que moi de ce qu'il convient de faire. Vous me pardonnez mon audace? ajouta-t-elle humblement.

Nadia l'attira sur son cœur.

—Je vous remercie, lui dit-elle en l'embrassant avec tendresse. Mes enfants vous devront peut-être la paix et le bonheur de leurs vies.

Le lendemain soir, au moment où la famille se réunissait autour du samovar dans la salle à manger. Pierre entra, accompagné de son ami Nicolas Stepline, qu'il présenta à sa mère et à sa sœur. Madame Korzof l'enveloppa d'un regard et le jugea ainsi: rustaud et ambitieux.

Sophie ne porta aucun jugement. Tout entière à la joie d'avoir retrouvé les caresses de sa mère, qui était venue la réveiller avec un baiser, comme elle le faisait jadis, elle vivait dans une sorte d'extase, et avait perdu momentanément le sentiment de la vie réelle. Tout lui semblait beau, bon, élevé; elle eût voulu avoir à faire quelque chose de très-difficile, pour l'accomplir vite et d'enthousiasme; sa reconnaissance envers le destin qui lui rendait cette mère adorée, si longtemps perdue, se déversait sur ce qui l'entourait, même sur Marthe, qui souriait silencieusement, et gardait son secret. Rien n'eût pu mortifier l'excellente fille plus que de voir dévoiler le mystère par lequel cette mère se trouvait rendue à ses enfants.

Certains êtres ont la pudeur de leur bonnes actions: c'est sans doute pour compenser la forfanterie que d'autres ont de leurs crimes.

Une vie nouvelle, une sorte de résurrection de joie et d'amour, refleurit à l'hôpital. Le souvenir du père, martyr de son devoir, planait encore sur toutes les âmes, mais, ainsi qu'il l'eût souhaité lui-même, c'était comme une auréole, et non comme une ombre.

Nadia elle-même se reprit à aimer l'existence, non pour ses joies, elle ne pouvait plus en connaître, mais pour ses devoirs. On s'attache à ses devoirs infiniment plus qu'à ses plaisirs; cette mère, sentant qu'elle avait quelque chose à se reprocher, se mit à observer attentivement ses enfants, et constata qu'en effet elle les avait longtemps négliges.

Pierre était devenu très indépendant, trop peut-être, dans ses relations, ses habitudes et ses goûts. Au moment où la surveillance paternelle qui faisait défaut eût dû être remplacée par celle de la mère, il s'était trouvé à peu près maître de sa personne: inévitablement, il s'était servi de sa liberté pour commettre des inconséquences.

Une des plus importantes avait été sa liaison avec Nicolas Stepline.

Celui-ci était le représentant d'un groupe et d'une idée, si tant est qu'on puisse appeler «idée» ce qui consiste à n'en avoir aucune. Rustaud et ambitieux, tel que madame Korzof l'avait jugé, Stepline était de plus très-rusé. Il se faisait une force de ce qu'un autre eût considéré comme une faiblesse; son manque d'usage, la grossièreté native de sa personne étaient pour lui des moyens d'action; il disait carrément une chose désagréable à n'importe qui, et tout aussitôt passait pour un homme si franc qu'il ne pouvait cacher sa manière de voir.

Ce rôle de paysan du Danube était, il est vrai, le seul auquel Stepline pût prétendre; mais c'était quelque chose que d'y être entré de plain-pied, sans jamais commettre d'erreur ou de défaillance.

Comment ce butor s'était-il lié avec Pierre Korzof?

Précisément par ce moyen usé et toujours bon qui consiste à jeter à la face des gens quelque énorme flatterie assaisonnée d'une grossièreté. Peut-on ne pas croire sincère l'être qui vous trouve en même temps une perfection dont vous doutez et un défaut que vous êtes sûr d'avoir?

Lorsque après s'être rencontrés aux mêmes cours, un hasard longtemps cherché mit face à face Pierre Korzof et Nicolas Stepline, celui-ci alla droit au jeune homme.

—Jamais, lui dit-il de but en blanc, je me serais figuré qu'un fils de seigneur pût être bon à quelque chose; vous démolissez une idée à laquelle je tenais.

—Laquelle? fit Pierre un peu blessé.

—Je croyais qu'une éducation recherchée, pourrie, comme votre éducation de fils de famille, ne pouvait produire que des fruits secs, et voilà que je trouve en vous l'honneur de notre école! J'avais des préjugés, c'est ennuyeux de les perdre, on tient à ses préjugés!

Le moyen de ne pas être flatté? La jeune cervelle de Pierre se sentit toute grisée de ce compliment inattendu.

—Vous souvenez-vous que je vous ai battu, une fois? continua Stepline avec aplomb. Vous m'en voulez toujours, dites? Cela nous a coûté cher; mon père a été ruiné du coup, en perdant la place qui le faisait vivre.

C'était un audacieux mensonge, mais Stepline jouait le tout pour le tout. La partie était assez belle pour valoir cet enjeu.

—Comment! s'écria Pierre, mû par ce sentiment de générosité juvénile, absolument irraisonné, ridicule et stupide, qui fait faire tant de sottises et qui rend pourtant la jeunesse si sympathique,—c'était vous!

—Oui, c'était moi. Ma famille a payé ma brutalité par dix années de misère. Enfin, mon père m'a fait donner de l'éducation quand même, et je l'en remercie doublement.

—Ah! que je regrette, que je regrette... s'écriait Pierre en lui serrant la main.

De ce jour ils furent amis intimes. Le jeune Korzof tenait à se montrer aussi dépourvu de sentiments aristocratiques que son ami lui-même; il rougissait toutes les fois que celui-ci faisait allusion à sa naissance supérieure, au luxe de son existence, à la condition subalterne occupée jadis par Féodor dans la maison du prince. C'étaient autant d'épines que le malin Nicolas enfonçait dans sa chair à l'endroit le plus sensible; plus Nicolas doutait des goûts démocratiques de son nouvel ami, plus celui-ci s'enfonçait dans les exagérations de la nouvelle doctrine, si bien qu'il finit par se montrer plus radical que les radicaux eux-mêmes.

C'est à ce moment que Stepline demanda à être introduit dans la famille Korzof. Il lui tardait d'être reçu en hôte, sur le pied de l'égalité, dans cette maison où son grand-père avait exercé les fonctions de la domesticité.

—Que penses-tu de ma sœur? demanda Pierre à son ami, quand ils se revirent le lendemain de cette présentation.

—Que veux-tu que j'en pense? répondit l'autre d'un ton bourru. Elle a l'air assez intelligent, mais ces demoiselles du grand monde sont toutes des mijaurées.

—Ma sœur n'est pas une mijaurée! s'écria Pierre, piqué au vif par cette supposition. Ne saurais-tu croire qu'une jeune fille élevée dans les principes qui ont porté mon père et ma mère à se dépouiller de leur fortune comme ils l'ont fait, puisse être aussi intelligente que nous et partager nos idées?

—Si elle partage nos idées, c'est différent, grommela Stepline en cachant sa satisfaction; mais il faudrait le voir autrement que sur ta parole.

—Qui t'empêche de causer avec elle? tu verras que je ne t'ai pas trompé.

L'année de deuil était révolue. Cédant aux instigations de son nouvel ami, Pierre pria sa mère de lui permettre de réunir chez lui, une fois par, semaine, quelques-uns de ses meilleurs camarades.

Madame Korzof n'y mit point obstacle: chez elle, au moins, elle était certaine que son fils ne serait entraîné dans aucune erreur répréhensible. Vers dix heures, elle envoyait le thé aux jeunes gens dans l'appartement de Pierre. Un soir, celui-ci demanda la permission d'amener ses amis à la salle à manger... Depuis lors, tous les jeudis, après la conférence qui servait de prétexte à ces réunions, les trois ou quatre amis de Pierre furent admis dans la société des jeunes filles.

Ils ne s'en montrèrent pas charmés; pour la plupart, ils préféraient le cabinet de travail de Pierre, où l'on pouvait fumer à son aise; mais Stepline avait son idée. Insensiblement, il glissa près de Sophie dans une de ces intimités fréquentes en Russie entre jeunes gens et jeunes filles, où l'on cause comme si l'on était des camarades du même sexe, sans que la conversation dépasse jamais les limites des plus strictes convenances.

Les convenances étaient observées en effet le plus rigoureusement du monde; mais l'esprit déjà exalté de Sophie se trouva entraîné vers des régions inaccessibles au vulgaire, c'est-à-dire au sens commun. Les idées de sacrifice et d'abnégation qui avaient jadis dominé sa mère réapparaissaient en elle sous une forme plus moderne et plus dangereuse, car elle n'avait pas le contre-poids qui avait autrefois sauvé Nadia.

Celle-ci partageait toutes ses impressions avec son père, dont l'esprit doucement railleur la retenait à tout moment sur une pente dangereuse; Sophie ne disait pas à sa mère la moitié de ce qu'elle pensait. Du vivant de son père, elle ne lui cachait pas une de ses réflexions; mais la longue année de réserve qui s'était écoulée depuis l'avait habituée à concentrer ses idées en elle-même. Et puis une crainte vague l'avertissait que Nadia n'approuverait pas certaines choses... Sophie était déjà très loin dans la voie de l'erreur.

Au moyen du même semblant de sincérité bourrue qui avait si fortement agi sur l'esprit du frère, Nicolas Stepline s'empara de celui de la sœur. Il sut jouer habilement des sentiments généreux de cette enfant enthousiaste. Il peignit un état social dans lequel les grandes fortunes considéreraient comme un devoir d'honneur de s'allier à des familles pauvres; il exprima un profond mépris pour les femmes du monde qui vivent dans le monde: c'était seulement en se mêlant au peuple qu'elles purifieraient leur richesse impure.

Plus rusé encore qu'on ne l'eût pu supposer, il se garda bien de parler d'amour, mais seulement de devoir.

Il savait que Sophie ne pouvait s'éprendre de lui: il savait que cette jeune fille, élevée dans l'élégance et le goût le plus raffinés, ne saurait trouver de charmes dans un paysan mal dégrossi; mais il sut lui présenter le sacrifice d'elle-même comme un apostolat.

Il trouvait d'autant moins d'obstacles dans l'exécution de son projet, que ne faisant d'aucune façon la cour à la jeune fille, il ne pouvait être considéré comme dangereux ni par elle-même, ni par sa mère. Il parlait toujours à un point de vue général et ne faisait point d'allusions personnelles.

Cependant, averti par un instinct secret, Volodia le regardait avec une méfiance qui était bien près de devenir de la haine. Il essayait, soit par lui-même, soit par Marthe, qui partageait ses craintes, de se tenir au courant du changement qui se produisait dans l'esprit de Sophie. Peine perdue; celle-ci était devenue un livre fermé.

Enfin elle parla, et ce jour fut pour la famille Korzof une date bien douloureuse.

XII

Le jour anniversaire de sa dix-neuvième année, en présence de son frère, de Marthe confondue et de Volodia atterré, Sophie dit tranquillement:

—Ma mère, je vous demande l'autorisation d'épouser Nicolas Stepline.

À cette demande, si imprévue et à tous les points de vue si absurde, madame Korzof resta stupéfaite et crut avoir mal entendu.

—Je n'ai pas compris, dit-elle à sa fille, qui attendait sa réponse avec l'apparence du calme.

—Je vous ai demandé, ma mère, l'autorisation d'épouser Nicolas Stepline.

—Tu l'aimes donc? s'écria Nadia, bouleversée. Sophie leva sur sa mère ses yeux purs et limpides.

—Non, dit-elle, pourquoi l'aimerais-je? Il s'agit de réparer une injustice de la destinée, je m'y efforcerai de mon mieux; il n'est pas besoin d'amour pour cela.

—Malheureuse enfant! dit madame Korzof en venant à elle et en la prenant dans ses bras, qui a pu te mettre de telles choses en l'esprit? Est-ce que l'exemple de ton père et le mien ont jamais pu permettre à ta pensée de concevoir l'idée d'un mariage sans sympathie, sans convenance, sans amour! Cet être grossier, brutal, mal élevé, à côté de toi, ma fille! Tu n'y as pas réfléchi un instant! Tu as subi une domination intéressée, et tu t'es laissé convaincre... C'est une folie passagère, mon enfant, n'est-ce pas? Nous en causerons à tête reposée, et tu comprendras...

—Ma mère, interrompit Sophie avec fermeté, je veux épouser Nicolas Stepline. À notre époque d'inégalités sociales, c'est un devoir pour tout être intelligent et de bonne volonté de réparer autant qu'il est en son pouvoir les injustices de la destinée. C'est aux femmes riches d'épouser des hommes pauvres et intelligents, afin de servir ainsi la cause de la civilisation et celle du peuple.

—Oh! fit Nadia en se cachant le visage dans les mains.

C'était le même langage qu'elle avait tenu jadis à son père, c'étaient presque identiquement les mêmes paroles; elle s'en souvenait maintenant. Des profondeurs de sa mémoire surgissait la scène du jardin de Péterhof, où elle avait fait ce vœu téméraire... Elle avait réalisé son rêve, et son rêve lui avait donné le bonheur; mais c'est qu'elle avait trouvé sur sa route un être noble et grand, un amour sans bornes; son rêve avait pris corps, sans qu'elle s'abaissât; au contraire, elle l'avait fait monter jusqu'à elle... Maintenant les mêmes chimères, les mêmes utopies allaient-elles condamner sa propre enfant?

—Ma fille, dit-elle, tu me châties cruellement de mon imprudence. Ou je n'ai pas rempli tout mon devoir envers toi, ou je l'ai mal rempli. Dans les deux cas, tu es l'instrument de ma punition; je ne croyais pas avoir mérité cela!

Sophie se jeta dans ses bras.

—Ma mère chérie, lui dit-elle, je t'aime et te vénère; mais ces principes sont ceux que tu as professés toute ta vie, tu ne peux pas les trouver mauvais aujourd'hui.

—Ce n'est pas le principe qui est répréhensible, Sophie, dit Volodia de sa voix grave, c'est l'application que vous en faites.

Jusque-là personne n'avait rien dit: tout le monde se mit à parler à la fois.

Seul, Pierre, embarrassé, restait muet. Cette scène n'avait pour lui rien d'imprévu: depuis trop longtemps il entendait émettre par son ami les idées auxquelles Sophie donnait aujourd'hui une consécration si douloureuse. Jusqu'alors ces idées ne l'avaient pas choqué. Tout à coup, à la pensée de voir sa sœur unie à Stepline, il reculait intérieurement et restait décontenancé.

—Mon frère, dit la jeune fille en se tournant vers lui, pourquoi ne viens-tu pas à mon aide?

Nadia regarda son fils d'un air sévère; c'était lui qui avait introduit Stepline dans la maison; il se trouvait être responsable en partie de ce qui arrivait.

—Eh bien, Pierre, continua Sophie, tu ne dis rien? Cent fois tu as approuvé ces idées; tu les trouvais alors grandes et généreuses: au moment où je les mets en pratique, vas-tu m'abandonner, toi aussi?

Madame Korzof regardait alternativement ses deux enfants avec une émotion douloureuse. Hélas! Marthe l'avait avertie trop tard. Pendant que, repliée sur elle-même, elle vivait dans ses souvenirs de veuve, elle avait laissé errer loin d'elle l'âme de son fils et de sa fille.

La bonne Marthe lut ses pensées sur son visage et s'approcha d'elle tout doucement. Nadia la comprit et lui serra la main sans parler.

—Je comprends, ma mère, reprit la jeune fille, que ma demande te surprenne; aussi je te demande de ne rien décider maintenant...

—Mais où prend-elle ce calme? s'écria madame Korzof, qui retrouva instantanément sa présence d'esprit; elle nous bouleverse avec ses idées insensées, et pendant que nous restons éperdus, elle raisonne tranquillement comme un général d'armée qui dispose ses troupes. Sophie, est-ce que je me serais trompée? est-ce que tu n'aurais pas de cœur?

Une rougeur subite, suivie d'une pâleur de cire, envahit le visage de Sophie; elle baissa les yeux et resta immobile.

De toutes les choses pénibles, sa mère venait de trouver celle qui lui était le plus sensible. La nature ardente et spontanée de cette enfant se faisait une violence extrême pour présenter l'apparence de calme qui choquait si fort les siens, mais ils ne pouvaient le comprendre.

—Madame, dit Volodia, au milieu de la consternation générale, voulez-vous me permettre d'avoir un entretien d'un instant avec Sophie?

Marthe regarda son frère avec surprise; qu'allait-il dire? Allait-il révéler son secret? Le moment semblait mal choisi. Madame Korzof ouvrait la bouche pour répondre, sa fille la prévint.

—Je n'ai rien à entendre de vous, Volodia, dit-elle au jeune homme d'un ton hautain; nous ne partageons pas les mêmes idées, nous ne saurions nous comprendre.

—C'est bien, dit Nadia, froissée de cette attitude; puisque vous avez oublié tout ce qui vous est proche et doit vous être cher, rentrez dans votre chambre, ma fille; plus tard, nous aurons un entretien.

Sophie passa la tête haute au milieu de la famille consternée et disparut sans se retourner.

—Voyons, Pierre, explique-moi cela! fit Nadia en réprimant un mouvement instinctif de violence. Tu avais charge d'âme, toi aussi! S'il est vrai que je vous aie négligés tous deux...

—Oh! ma mère! fit le jeune homme d'une voix suppliante.

Nadia l'interrompit du geste.

—S'il est vrai que je vous aie négligés, tu n'étais que plus responsable, toi! Tu as l'âge à présent, tu sais ce que c'est que la vie sociale, que le mariage! Ton père a parlé avec toi de ces questions de son vivant, il ne négligeait pas son devoir, lui! ajouta-t-elle avec amertume. Comment n'as-tu pas veillé sur ta sœur?

Pierre, confus, avait baissé la tête; il la releva avec un mouvement plein de dignité.

—Ma mère, dit-il avec confiance, je n'ai jamais cru que les principes généraux sur lesquels nous sommes tous d'accord pourraient, dans la pratique, avoir ces conséquences fâcheuses. Lorsque nous avons tous ici dit et répété que le seul moyen de réparer les inégalités du destin était de verser la richesse dans les mains de ceux qui, actifs et intelligents, mais dépourvus de fortune, étaient condamnés à rester dans l'obscurité, nous avons tous cru professer une doctrine grande et généreuse. Si Stepline était autre qu'il n'est, Sophie serait-elle si coupable?

Nadia fit un moment sans répondre. Un grand combat se livrait en elle. Toute sa vie elle s'était crue libre de préjugés aristocratiques; elle-même avait annoncé autrefois son intention d'épouser un homme sorti des rangs du peuple; mais cet homme, elle ne l'avait pas rencontré. Aujourd'hui que l'homme pauvre et intelligent prétendait à la main de sa fille, tout son orgueil se révoltait, quoi qu'elle en eût.

—Ma mère, reprit Pierre, du ton le plus respectueux, est-ce la personne de Stepline ou son origine qui te déplaît?

Madame Korzof fit un effort digne d'elle-même, et répondit avec fermeté:

—C'est sa personne. S'il était autre, fils d'intendant, tel qu'il est, s'il avait les mérites extérieurs qui proviennent des qualités morales, je l'appellerais mon gendre sans regret. Mais ce garçon m'est antipathique. Rien de noble ne peut venir de lui, c'est une nature intéressée.

Pierre se sentit battu. Plus d'une fois, lui-même, depuis six mois, il avait senti les côtés grossiers de la nature de son camarade le choquer avec l'âpreté d'une dissonance. Il s'était reproché de s'être lié trop facilement, d'avoir introduit trop facilement cet étranger dans un intérieur qui devait lui être sacré... Mais tout cela était de l'imprudence; et quand serait-on imprudent, si ce n'est quand on a vingt ans?

Il essaya cependant de défendre son ami.

—Intéressé, ma mère, je ne le crois point; ambitieux, je ne dis pas; qu'il désire atteindre une haute position, n'est-ce pas son droit? N'est-ce pas en quelque sorte son devoir?

—On a le droit et le devoir de chercher à se faire une haute position, répondit sévèrement Nadia, mais c'est à condition qu'on ne la devra qu'à soi-même. La fortune d'une femme ne peut pas être le marchepied de celui qui la recherche en mariage. Il doit avoir par lui-même quelque mérite, sans quoi il n'est pas ambitieux, il n'est qu'intéressé.

Pierre s'inclina silencieusement.

—La vérité, dit Nadia, la voici: c'est qu'il est dangereux de mettre des armes dans les mains des enfants. Vous jouez avec des sophismes, vous autres, et à un moment donné ils se retournent contre vous. En attendant que j'aie fait comprendre à Sophie de quelle folie elle veut se rendre coupable, tu diras à ton ami, mon fils, que je le prie de ne pas se présenter ici.

—Il ne viendra pas, ma mère, ne craignez rien, fit Pierre blessé; sa dignité...

—Ne me parle pas de la dignité d'un homme qui a exposé à la colère de sa mère la jeune fille qu'il prétend aimer, dit madame Korzof. S'il avait quelque noblesse de sentiments, il se serait présenté lui-même, au lieu de faire parler cette malheureuse enfant.

L'observation était d'une justesse si évidente, que Pierre en fut aussitôt convaincu. À vrai dire, il défendait Nicolas par générosité, par esprit chevaleresque; mais si madame Korzof avait tout à coup donné son consentement, il eût été le premier à faire des objections au mariage projeté.

Nadia rentra chez elle, Pierre sortit de son côté; la présence de Volodia lui faisait mal. Sans que jamais celui-ci eût rien témoigné de ses sentiments intérieurs, le jeune Korzof sentait que son véritable ami, le compagnon de son enfance et de sa jeunesse, était atteint dans le fond de son âme.

Restés seuls, Marthe et son frère s'entre-regardèrent tristement.

—Je m'en doutais, fit le jeune homme, répondant ainsi à la pensée de sa sœur, elle devait en arriver à quelque navrante folie; et puis, sais-tu, Marthe? elle ne nous aimait pas assez!

—Tu te trompes, s'écria Marthe, elle nous aime; mais depuis quelque temps, elle nous craint plus encore qu'elle ne nous aime, et c'est pour cela qu'elle s'écarte de nous. Elle sait bien, dans le fond de son esprit dévoyé, égaré, qu'elle a tort et que nous avons raison...

Après un silence, elle reprit:

—Tu l'as entendu, Volodia; cet homme, elle ne l'aime pas! Elle s'immole froidement à ce qu'elle considère comme un devoir. Pauvre tête enthousiaste et folle! Nous ne l'abandonnerons pas, n'est-ce pas, mon frère?

Volodia regarda sa sœur pour l'interroger; elle continua:

—Elle est obstinée, madame Korzof a une volonté de fer; ces deux entêtements vont se heurter d'une façon terrible. Si Sophie se sent aimée par nous, si nous lui témoignons la même affection, la même indulgente bonté, n'espères-tu pas que son âme s'ouvrira à notre tendresse, qu'elle comprendra enfin où est la famille, où est le devoir, où est l'amour?

Volodia porta à ses lèvres la main de sa sœur, si bonne et si maternelle, et ne répondit rien, car son âme était triste jusqu'à la mort.

La porte se rouvrit, et Sophie apparut sur le seuil.

—Vous vouliez me parler, dit-elle au jeune homme; que vouliez-vous me dire?

Marthe se retira discrètement; dans un tel entretien, sa présence ne pouvait qu'être nuisible.

Volodia fit deux pas en avant, prit la main de la jeune fille et la conduisit à une chaise où elle s'assit.

—Je voulais vous dire, fit-il, le cœur serré par une indicible angoisse, que vous n'avez pas regardé en vous-même, lorsque vous avez pris votre résolution...

—Ce n'est pas en soi qu'il faut regarder lorsqu'on veut faire le bien, interrompit Sophie; ceux qui s'occupent d'eux-mêmes sont des égoïstes.

—Il faut regarder en soi aussi, insista Volodia; nul être pensant n'a le droit de négliger volontairement une seule des choses qui peuvent peser dans la balance de ses propres conseils. Voulez-vous m'écouter, Sophie, sans m'interrompre? Vous répondrez à mes questions avec votre sincérité habituelle, et quand j'aurai fini, vous me direz ce qu'il vous plaira.

—Soit, fit-elle avec un signe de tête hautain.

Il resta debout devant elle, la couvrant de son regard honnête et lumineux, tout comme si elle eût été une étrangère, et non pas celle qu'il aimait plus que sa vie.

—Nous avons, dit-il de sa voix grave, des devoirs envers l'humanité, envers la société, envers la famille et envers nous-mêmes; en demandant à épouser M. Stepline, envers qui pensez-vous remplir un devoir?

Sophie hésita un instant, et répondit, soudain troublée:

—Envers l'humanité.

—Si telle est votre pensée, reprit Volodia, je ne puis que vous approuver. Vous n'ignorez pas, cependant, que vous blessez en même temps la société, la famille et vous-même?

—La société et ses préjugés m'importent peu, répondit la jeune fille; la famille m'aimera assez, je l'espère, pour me laisser remplir ce que je considère comme un devoir. Quant à moi-même...

Elle rougit, mais leva résolûment les yeux sur Volodia.

—Quant à moi-même, je trouve que c'est bien et cela me suffit.

Le jeune homme s'inclina.

—Nous parlerons d'autre chose, alors, dit-il. Savez-vous ce que c'est que le mariage?

Sophie répondit bravement:

—C'est l'union de deux volontés semblables qui tendent vers un même but.

—Fort bien; M. Stepline et vous avez deux volontés semblables qui tendent vers un même but; ce but, peut-on le connaître?

—Améliorer le sort des classes pauvres, appeler à la surface ceux qui sont dans les bas-fonds...

—Et quand vous aurez appelé ceux-là à la surface, qu'en ferez-vous?

Un instant interdite, Sophie répondit presque aussitôt:—Alors, nous verrons ce qu'il y aura à faire.

Volodia poussa un soupir.

—C'est cela, dit-il, commencez par démolir, sans savoir ce que vous mettrez à la place! Croyez-vous, Sophie, qu'on puisse ainsi faire table rase des habitudes, des mœurs, des principes d'une nation, sans rien lui donner en échange? Ne voyez-vous pas que ce que vous voulez faire en ce moment est l'ouvrage des siècles; que le défaut de notre pays, même dans ceux qu'il a de mieux intentionnés, est d'aller trop vite, et que vous voulez aller encore beaucoup plus vite que ceux-là? Mais je m'oublie; nous parlions du mariage tout à l'heure. Avez-vous regardé attentivement celui de vos parents? Non, sans doute. Élevée dans ce milieu, n'en connaissant point d'autre, vous n'avez point fait attention à ce qui vous entourait. Mais moi, venu tardivement à votre foyer de famille, j'ai observé, j'ai comparé cette union aux autres, et je me suis incliné avec vénération devant elle, parce qu'elle réalise l'idéal du devoir et du bonheur sur la terre.

Votre père aimait votre mère, Sophie, et si je vous parle de cela, moi qui ne suis qu'un étranger pour vous et pour eux, c'est que la sainteté de cette tendresse en faisait un idéal admirable à contempler. Savez-vous où était la grandeur de cette affection? Vous l'avez dit tout à l'heure. Deux volontés semblables tendant vers le même but. Mais ces volontés étaient semblables, remarquez-le. Le même esprit de sacrifice animait ces deux âmes, résignées d'avance au renoncement de tout ce qui ne serait pas beau, bien et utile. Ces deux êtres avaient les mêmes goûts, la même éducation; ils partageaient la sympathie égale de ceux qui les entouraient. Quand on les voyait, la noblesse de leur attitude n'était que le reflet de la noblesse de leur âme; ils n'avaient pas besoin de se parler pour se comprendre, un regard leur suffisait, souvent même le regard était inutile; ils faisaient au même moment la même chose, parce que leurs esprits étaient tellement semblables qu'ils pensaient de même, en même temps!

Le jeune homme ému s'arrêta, Sophie l'écoutait pensive. Non, elle n'avait jamais remarqué ce qu'il lui racontait maintenant de cette façon simple et grande, mais ses souvenirs disaient à la fille de Nadia qu'il avait vu juste, et que c'est bien ainsi que son père avait vécu près de sa mère.

—Votre père, reprit-il, était l'égal de votre mère par les goûts, par l'éducation, par le niveau moral enfin. C'est là la base de leur profonde et durable tendresse. Jamais, ni seuls, ni devant le monde, ils n'eurent à rougir l'un de l'autre, ni à se cacher réciproquement une pensée. Votre mère avait exigé le sacrifice de la fortune du docteur Korzof, mais elle apportait elle-même son patrimoine en offrande, et si vous êtes, malgré tout, Pierre et vous, de riches héritiers, c'est parce que votre grand-père, sage et prudent, avait réservé l'avenir, ne permettant pas de dépouiller d'avance les enfants à naître. L'égalité la plus parfaite se trouvait dans cette union, qui ne rencontra que des approbations... aussi fut-elle toujours comme une auréole qui planait sur les époux.

—Il faudrait alors, dit Sophie, que mon futur mari fût aussi riche que moi? Je rétablirais l'égalité, je crois, en me faisant aussi pauvre que lui?

—La fortune n'est rien en comparaison des goûts et des habitudes, répliqua vivement Volodia. Pourriez-vous passer votre vie près d'un homme qui aurait les ongles noirs?

Sophie se sentit profondément blessée. Les ongles de Stepline étaient loin d'être irréprochables, et elle l'avait remarqué; mais avec la confiance de son âge, elle pensait n'avoir qu'un mot à lui dire, pour le corriger de cette négligence. Elle jeta sur Volodia un regard irrité, auquel il ne voulut point prendre garde.

—Mais il y a autre chose encore, Sophie, continua-t-il d'une voix grave et triste. Vous dites hautement que vous n'aimez pas cet homme, et pourtant vous voulez l'épouser. Vous vous croyez fort au-dessus des autres jeunes filles, qui cherchent dans le mariage la sanctification de leur amour... Prenez garde, Sophie; c'est un étrange langage dans la bouche d'un homme aussi jeune que moi, mais je suis vieux par la souffrance, sinon par les années; vous blâmez cruellement les jeunes filles qui épousent des hommes riches, parce qu'ils sont riches; vous dites qu'elles se vendent pour une fortune et un nom, mais vous qui voulez vous marier sans amour, pour la réalisation d'une utopie chimérique, ne vous vendez-vous pas par ambition?

—Moi! s'écria Sophie irritée en se levant, lorsque je me mets au-dessus de toutes les mesquineries de la société...

—Précisément, pour être au-dessus des autres, continua Volodia avec autorité. Le mariage tel que je le comprends, Sophie, ce n'est pas cela: c'est la joie incessante et sacrée de vivre avec l'être que l'on préfère, sans que rien ait le droit de vous en séparer; c'est le bonheur d'élever des enfants qui vous ressemblent dans le respect et l'amour de leurs parents, c'est la communion perpétuelle et toujours nouvelle des pensées et des sentiments... Je ne me marierai pas, moi, Sophie, continua-t-il d'une voix soudain brisée, mais j'avais rêvé pour vous le bonheur qui ne m'est pas destiné; j'aurais été heureux, oui, heureux, de vous voir la femme honorée d'un homme honorable et bon... L'avenir que vous vous préparez me navre, et je ne me sens pas le courage d'en être témoin.

—Vous voulez vous en aller? dit Sophie troublée; où donc?

—Je n'ai pas encore choisi la ville, mais je quitterai Pétersbourg... avec le regret éternel de voir malheureuse la compagne de ma jeunesse, mon amie, presque ma sœur.

Il se tut, et Sophie garda le silence. Quelque chose qu'il n'avait pas dit semblait vibrer aux oreilles de la jeune fille. Elle s'efforçait de le retrouver dans sa mémoire, et n'y pouvait ressaisir que l'écho des paroles réellement prononcées. Elle leva les yeux sur lui, il ne la regardait pas; les yeux perdus dans le vague, il semblait suivre quelque image flottante et lointaine.

—Je vous remercie, dit-elle, en s'efforçant de raffermir sa voix qui tremblait. Je rends justice au sentiment d'amitié qui inspire vos paroles.

—Mais vous n'êtes pas convaincue? dit-il tristement.

Elle baissa la tête. Convaincue, non; ébranlée, oui. Mais un amour-propre plus puissant que la voix de la raison même l'empêchait de l'avouer.

—Adieu, Sophie, dit-il en lui tendant la main.

Elle lui donna la sienne, en hésitant.

—Vous ne partez pas encore? dit-elle.

—Non; mais que je reste ou que je parte, c'est un adieu véritable que je vous dis ici. J'ai perdu une amie, vous conservez un frère en moi, ne l'oubliez pas, Sophie.

Il sortit si vite qu'elle n'eut pas le temps de lui dire un seul mot. Elle resta immobile un moment, puis rentra dans sa chambre, où elle pleura sans contrainte. Pourquoi? Elle n'en savait rien.

Une heure après, sa mère la fit appeler et eut avec elle un long entretien; comme Marthe l'avait prévu, l'autorité de madame Korzof rencontra un obstacle insurmontable dans l'entêtement de la jeune fille. Les paroles de Volodia l'avaient émue: peut-être avec le temps, sous l'influence de la douceur et du raisonnement, eussent-elles amené quelque bon résultat; dans la circonstance présente, leur effet fut détruit par les remontrances de Nadia.

—Je ne donnerai jamais mon consentement à ce mariage, finit-elle par dire, en voyant ses raisonnements inutiles.

—Ce sera comme vous voudrez, maman, répondit Sophie; pour ma part, je n'épouserai jamais un homme riche; mais au fond je ne tiens pas à me marier.

Sur ces paroles amères, Nadia quitta sa fille; elle était navrée au fond de son âme, et se faisait des reproches, qu'en réalité elle ne méritait guère. Pendant les jours qui suivirent, ce sujet de conversation fut soigneusement banni par toute la famille, mais on ne pensait pas à autre chose.

Pierre avait vu Stepline et lui avait raconté ce qui s'était passé, non sans lui faire des reproches, que Nicolas accepta d'un air sournois. Il ne se retrancha pas derrière l'excuse toute prête trouvée d'une passion soudaine et violente pour celle qu'il voulait épouser: de tels subterfuges étaient au-dessous des «idées» de ce nouveau genre de philanthropes. Il s'agissait bien d'amour, en vérité! Balivernes que tous ces grands sentiments! Il s'agissait uniquement de coopérer à l'œuvre de la libération morale du peuple par le peuple!

Pierre Korzof ne comprenait pas la vie tout à fait de la même façon; l'exemple et les principes de ses parents l'avaient sauvé de ce glorieux mépris pour les plus nobles sentiments de la nature humaine. Aussi éprouva-t-il une désillusion très-vive en écoutant les réponses que faisait son camarade aux objections dont il l'accablait. Quoi! pas une étincelle de sentiment? rien qu'un froid raisonnement!

—Mais enfin, lui dit-il tout à coup, tu ne comprends pas ce qui m'ennuie? C'est que tu as l'air de rechercher ma sœur uniquement pour sa fortune!

—Pas du tout, répondit froidement Nicolas; elle est très-intelligente et nous sera très utile.

Le cœur de Pierre se glaça: sa chère et charmante sœur épousée dans un but d'utilité! Son âme de vingt ans ne pouvait accepter cette façon d'envisager la vie. Il regarda autour de lui et vit que Stepline n'était pas seul à penser ainsi.

Déçue par un faux renoncement, par une menteuse apparence de grandeur, toute une classe de jeunes gens pensait et agissait de même dans ce milieu qui eût dû être intelligent, et qui devenait presque fou à force d'absurdité. Pierre s'aperçut que ce qu'il prenait pour des railleries inoffensives, adressées à son enthousiasme et à son exubérance, était en réalité une critique acerbe. Dans cette société de redoutables pince-sans-rire, qui avaient élevé l'indifférence à la hauteur d'une vertu, il se trouvait fourvoyé et malheureux. Il se retira peu à peu, et chercha à se rapprocher de Volodia.

Celui-ci lui fit bon accueil, mais il était devenu si triste et si grave que Pierre crut sentir là des reproches détournés. En réalité, Volodia n'y pensait pas, mais on ne fait pas le sacrifice des joies de sa vie sans qu'il vous en reste une ombre. Ainsi tout le monde se trouva malheureux dans cette maison, où tout semblait offrir à tous des garanties de bonheur.

Stepline banni ne renonçait point à ses projets. Avec une patience résignée qui ne lui imposait pas la moindre souffrance, Sophie au contraire supportait l'ajournement indéfini de ses projets; elle y eut même renoncé sans beaucoup de peine, si elle n'eût pensé que ce serait reculer devant la loi maternelle. Trop honnête et trop pure pour concevoir un instant la pensée de correspondre avec l'homme qu'on ne voulait pas lui laisser épouser, tout au plus regrettait-elle de ne pouvoir servir «l'idée» pour laquelle elle s'était jadis enflammée d'un si beau zèle.

Elle continuait avec Marthe ses promenades journalières, et de temps en temps rencontrait Nicolas Stepline, qui lui adressait un salut significatif. Elle y répondait par un bref signe de tête, car elle se sentait mal à l'aise et, à vrai dire, redoutait ces rencontres qui la laissaient mécontente d'elle-même.

Un jour, pendant qu'elle faisait avec Marthe des emplettes au Gostinnoï Dvor, celle-ci, ayant absolument affaire dans un magasin de parfumerie très encombré, la laissa au dehors, pendant qu'elle pénétrait au milieu de la foule.

C'était la semaine des Rameaux; on se pressait de faire les achats pour les cadeaux de Pâques, et à l'intérieur comme à l'extérieur des boutiques, on avait grand'peine à circuler.

Les petits commerçants ambulants assourdissaient les acheteurs de l'éloge et du prix de leurs marchandises; les marchands d'oranges étalaient leurs éventaires encombrés de fruits dorés; les Grecs pesaient avec un sourire aussi doux que leurs friandises, les pâtes diverses venues de Constantinople; les jouets à bon marché roulaient des trottoirs jusque sur la chaussée; partout c'était un brouhaha joyeux, au milieu duquel on distinguait les appels des isvochtchiks se disputant les clients.

Pensive, étonnée de ce tumulte qui ne se produit qu'une fois l'an, à cette époque consacrée qui précède le recueillement de la semaine sainte, Sophie regardait d'un œil distrait les étalages des boutiques d'orfèvrerie, lorsqu'elle se sentit toucher le bras. Elle leva les yeux; Stepline était devant elle.

—Eh bien? lui dit-il brusquement.

—Quoi? répondit-elle, avec une sorte de révolte contre cette façon cavalière de l'interpeller.

—On ne vous permet pas? Et vous vous laissez faire?

—Ma mère me refuse son consentement, dit-elle sans émotion.

—Et vous ne pouvez pas passer outre? fit-il d'un ton mécontent.

Elle le regarda, et tout à coup le vit laid, vulgaire et mesquin.

—Non, répondit-elle. C'est ma mère, je l'aime et ne veux point l'affliger.

—Est-ce qu'elle peut vous déshériter? demanda-t-il avec une hâte soudaine et comme effrayé. Je croyais que le prince, votre grand-père, vous avait légué directement sa fortune?

—C'est vrai, dit-elle, toute surprise de ce qu'elle sentait en elle-même.

Stepline poussa un gros soupir de soulagement.

—Eh bien, alors, qu'attendez-vous? dit-il avec un sourire que Sophie trouva écœurant. Voilà assez longtemps que je vous suis sans trouver une occasion favorable. Allons-nous-en.

—Comment? fit Sophie avec un mouvement de recul qui lui fit heurter un passant.

—Allons-nous-en ensemble! on nous mariera après Pâques. Nous ne retrouverons jamais une occasion pareille... Allons.

Il avait mis sur le bras de la jeune fille sa main rougeaude et pataude; elle frissonna d'horreur.

—Marthe! cria-t-elle en se rapprochant instinctivement de la boutique où sa compagne était entrée.

—Voyons, ne faites pas de bêtises, grommela Stepline sans la lâcher; on vous regarde.

La pensée qu'en effet elle était protégée par toute cette foule qui l'entourait, rendit à Sophie le sang-froid qu'elle avait un instant perdu; elle se détourna sans hâte, et posa la main qu'elle avait de libre sur le bec-de-cane de la porte vitrée, qui s'ouvrit doucement; les yeux, fixés sur ceux de Stepline, qu'elle couvrait d'un regard écrasant, elle entra à reculons dans la boutique, et saisie par l'odeur pénétrante de la parfumerie, vaincue par l'émotion qu'elle venait d'éprouver, elle chancela... Marthe la reçut dans ses bras.

—Qu'y a-t-il? lui dit-elle effrayée.

—Retournons à la maison, vite, vite! dit Sophie en revenant à elle.

Elles envoyèrent chercher leur voiture, qui aborda, non sans peine, en face du magasin. Escortées par un des commis, elles y montèrent.

Sophie eut beau regarder autour d'elle, Stepline avait disparu.

XIII

En rentrant à l'hôpital, le premier mouvement de Sophie fut de courir à sa mère. Celle-ci, un peu souffrante, gardait la chambre, et sommeillait sur sa chaise longue lorsque sa fille entra. Sophie s'approcha tout doucement, et resta immobile devant la chère endormie.

Les traits purs de Nadia s'étaient transformés peu à peu dans la lutte des années; le visage souriant s'était fait sérieux, un grand pli creusé par la douleur allait maintenant des yeux à la bouche, et bien des larmes avaient coulé par là; les cheveux bruns toujours lourds et magnifiques s'étaient presque par moitié marbrés de fils d'argent. Ce n'était plus Nadia Roubine, c'était madame Korzof, veuve, épuisée par la vie, et peut-être aussi en ces derniers temps par le chagrin d'avoir à souffrir dans ses enfants...

Sophie en la regardant sentit mille émotions passer dans son âme. Elle se ressouvint de sa mère au temps de sa jeunesse, et de sa joie lorsque, toute jeune femme encore, elle jouait avec son fils et sa fille dans les allées de Spask, lorsqu'elle les conduisait à ces bals d'enfants fréquents en Russie, où les mères jouissent de plaisirs si frais et si délicats, en voyant se développer sous leurs yeux les grâces enfantines de leurs chers petits. Nadia était tout autre, dans ce temps-là...

Un souvenir plus récent lui vint à la mémoire: peu de jours avant que l'épidémie meurtrière se déclarât à Pétersbourg, M. et madame Korzof étaient allés à une grande réception chez un haut personnage; Sophie voyait encore devant elle l'apparition radieuse de sa mère, vêtue d'une somptueuse étoffe de soie blanche aux plis magnifiques, parée de tous ses diamants, qui brillaient à son cou et dans ses cheveux, dont rien à cette époque n'altérait la couleur riche et sombre.

Trois ans à peine s'étaient écoulés depuis lors, et c'était une autre femme qui dormait sous les yeux de Sophie... La douleur avait fait son œuvre, et Nadia porterait à jamais la marque indélébile de la souffrance, plus impitoyable encore que celle du fer rouge.

La jeune fille, pénétrée d'un respect profond, d'un indicible regret, se laissa glisser à genoux près de la chaise longue, la tête entre ses mains, en disant tout bas:

—Ô ma mère!

Nadia fit un léger mouvement et ouvrit les yeux; le regard de sa fille, chargé de larmes, rencontra le sien.

—Tu étais là? fit-elle en se soulevant sur le coude.

—Je vous regardais dormir. Ô maman! j'ai été folle et bien coupable... Je vous ai fait de la peine, mais si vous pouviez voir dans mon cœur combien je le regrette!...

Nadia fut prise de frayeur. Qu'avait-il pu se passer pour que sa fille fût ainsi domptée et soumise? Aucun malheur, au moins? Sophie répondit, non à ses paroles, mais à l'interrogation contenue dans son regard:

—Il n'est rien arrivé, maman; seulement, au Gostinnoï Dvor, pendant que j'attendais Marthe, qui faisait une emplette, ce... cet homme s'est approché de moi.

Nadia s'assit sur la chaise longue et se pencha vers sa fille pour la mieux voir:

—Il m'a demandé si j'étais l'héritière directe de mon grand-père; j'ai répondu que oui, naturellement; alors...

—Alors? répéta Nadia, qui ne respirait plus.

—Alors, il m'a dit de m'en aller avec lui, et il m'a mis la main sur le bras... Ô maman! fit la jeune fille avec un cri d'horreur, je ne sais pas ce qui s'est passé en moi; j'ai senti un tel dégoût, une telle humiliation, que je ne croyais pas pouvoir me tenir debout; je suis entrée dans le magasin, où j'ai trouvé Marthe...

—C'est tout? demanda Nadia, qui tenait les deux mains de sa fille.

—C'est tout. Non, maman, je ne pourrai jamais vous dire ce que j'ai ressenti. Quelle honte! quelle chute! Moi qui croyais planer si haut! Il est donc possible que des hommes veulent épouser une femme rien que pour son argent? Et puis, me proposer de m'en aller avec lui! Il croyait donc vraiment que je pouvais le faire? Il y a des femmes qui s'en vont, comme cela, avec un homme qu'elles ne connaissent pas, qui quittent leur famille et leur maison?...

—Tout cela existe, mon enfant, dit Nadia avec douleur; cela existe même dans le monde où nous vivons; mais, chez nous, un vernis de politesse et de bienséance recouvre les vices et les fautes; tu dois trouver que c'est un mal, et moi, je te dis que c'est un bien. Un homme de notre monde, si intéressé qu'il fût, aurait pris la peine de se faire bien venir de toi, il eût été prudent dans ses questions et eût semblé délicat dans sa manière de te parler, et jamais il ne t'aurait infligé l'outrage que tu as si vivement senti. La société est pleine de coureurs de dot, et la moitié des mariages se fait ainsi; mais quand on aime, il n'y a que demi-mal, parce que l'on pardonne tout à celui qu'on aime... Te souviens-tu que ce que je blâmais en toi, c'était précisément de vouloir épouser cet homme sans l'aimer, par suite de ta fausse notion du devoir?

Sophie inclina la tête en signe d'affirmation.

—Vois-tu, ma fille, continua madame Korzof, le devoir est ce qu'il y a de plus sacré au monde; nul ne lui a fait plus de sacrifices que moi...

Elle s'arrêta; les yeux perdus devant elle, elle voyait sans doute flotter l'image de Dmitri, qu'elle avait sacrifié d'avance au grand devoir d'humanité. Elle reprit presque aussitôt:

—Le devoir, je lui ai tout donné: ma position, ma fortune, mon mari, jusqu'à l'amour de ma fille; car je te l'affirme, Sophie, je n'aurais jamais fléchi, ni devant tes prières, ni devant ta froideur. Le cœur déchiré, j'aurais résisté toujours.

Sophie baisa pieusement la main de sa mère.

—Et maintenant, je vais te dire le fond de ma pensée, reprit madame Korzof. Je n'ai pas rêvé pour toi un mariage aristocratique: ce serait en désaccord avec les principes de toute ma vie; mais je voudrais te voir heureuse, aimée, appréciée par un homme digne de toi. Regarde autour de toi, ma fille; je n'imposerai jamais personne à ta préférence; mais si tu regardes attentivement, dans notre milieu intelligent, honnête et bien élevé, tu trouveras certainement celui qui t'est destiné. Je ne désire pas qu'il soit riche, Sophie, je préfère qu'il soit pauvre, mais je voudrais qu'il eût l'amour du travail et le respect de l'honneur.

Elle se tut; Sophie attendait un nom... elle ne le dit pas. Prenant dans ses bras cette fille chérie qui lui était rendue, elle la couvrit de caresses, que celle-ci reçut avec un mélange de reconnaissance, de tendresse et de regret.

Pendant bien des mois, cette pensée de regret pour le chagrin qu'elle avait causé à sa mère se mêla à son existence et assombrit sa jeune gaieté. De ce jour, Sophie fut une autre personne. Elle avait reçu la première grande leçon du destin, et on n'oublie jamais celle-là.

Marthe n'avait fait aucune question, Sophie ne fit aucune confidence; le nom de Stepline lui paraissait désormais impossible à prononcer. Il y a des choses qui vous affligent, et si douloureux qu'en soit le souvenir, on peut s'y reporter par la pensée; mais il y en a d'autres qui vous humilient, et celles-là, on ne peut y songer sans une souffrance aiguë plus pénible que le chagrin même.

Mais madame Korzof avait instruit sa jeune amie de ce qui s'était passé; pleine de pitié pour Sophie, presque reconnaissante à Stepline de s'être montré si à propos sous son véritable jour, Marthe était redevenue gaie comme autrefois. C'est elle qui animait de sa paisible joie les repas de famille, où la gêne avait présidé si longtemps, et chacun dans son cœur lui savait gré de sa bonté souriante.

Volodia ne parlait plus de partir; avait-il causé avec Marthe? lui avait-elle révélé le secret du changement de Sophie? C'était un secret entre le frère et la sœur. Mais, tout en montrant la plus grande prudence vis-à-vis de la jeune fille, dont il craignait de blesser l'ombrageuse fierté, il avait repris près d'elle l'attitude d'affectueuse confiance qui avait fait si longtemps la joie de leur vie. Cependant, il lui parlait peu et évitait de se trouver seul avec elle.

Les jours allongeaient sensiblement; déjà l'on avait cessé de dîner à la lumière des lampes, et bien que le mois d'avril fût, comme toujours en Russie, le mois des aigres bises et des tourbillons de poussière, une certaine joie se faisait sentir dans ces longues journées de soleil et de ciel bleu.

Pierre remontait un jour, vers six heures, la Perspective Nevsky; il rentrait à l'hôpital, après une journée de travail à la Bibliothèque, couronnée d'une petite flânerie, et marchait d'un pas élastique, car il se sentait le cœur léger. Tout à coup, levant la tête, il aperçut devant lui, à quelque distance, la silhouette un peu massive de Nicolas Stepline. Pierre eût voulu l'éviter; mais son camarade l'attendait d'une façon si évidente que reculer semblait impossible. Il fit donc quelques pas en avant. Stepline ne bougea pas. Quand ils furent l'un près de l'autre, ils se saluèrent sans se toucher la main. Pierre était embarrassé, l'autre ne broncha pas. Peu de gens passaient à cette heure.

—Comment vas-tu? dit l'honnête Korzof, ne sachant quelle conduite tenir. Au fond de lui-même, il méprisait son ancien ami, mais sa bonne éducation lui imposait le devoir de le cacher.

—Je vais parfaitement bien, répondit Nicolas d'un air très-calme. Vous autres aristocrates, vous êtes gens de parole, en vérité!

Pierre se sentit comme un cheval généreux enveloppé d'un coup de fouet.

—Et vous autres roturiers, dit-il en se maîtrisant, vous avez une singulière manière de comprendre l'honneur.

—Moi? Je n'ai rien à me reprocher; c'est ta sœur qui avait promis?...

—Je vous défends de prononcer le nom de ma sœur, entendez-vous? s'écria Pierre hors de lui. Ma sœur est une honnête et pure enfant; vous êtes un misérable à l'âme vile et intéressée; vous n'avez pour elle aucun sentiment généreux, mais seulement la soif de l'argent.

—Faux frère, dit Stepline entre ses dents, faux, frère qui trahis ses croyances...

Pierre mesura du regard l'homme qu'il avait devant lui, et soudain se calma.

—Je ne trahis rien, dit-il avec dédain. Vous avez voulu m'initier à je ne sais quels principes que vous n'êtes même pas en état de comprendre. Il y a des hommes qui y croient, qui se font tuer pour eux: fausses ou vraies, ils se sacrifient pour leurs idées; mais vous n'êtes pas de ceux-là. Vous avez abusé de mon amitié pour vous introduire chez nous; pour tourner la tête—non le cœur, Dieu merci! d'une pauvre enfant dont les pensées généreuses se faisaient vos complices. Vous êtes un misérable. Si nous avions été pauvres, vous n'auriez eu aucune amitié pour nous. C'est vous qui êtes un faux frère, et je vous renie.

—Très-bien, fit Stepline en tournant les talons. Pierre l'arrêta par la manche de son paletot.

—Tenez-vous à l'écart, lui dit-il, ne vous présentez pas sur notre route: j'ai une vieille dette à vous payer. Il y a bien des années, abusant de ce que j'étais un honnête enfant bien élevé, vous m'avez frappé sans provocation, pour le méchant plaisir de faire le mal; ce coup de baguette, je ne vous l'ai pas rendu... Ne passez jamais sur mon chemin, car je vous payerais à la fois ma vieille offense et la nouvelle!

Stepline lui jeta un regard haineux. Si c'eût été la nuit, dans un endroit désert, peut-être Pierre eût-il payé cher cette imprudente sortie; mais le soleil envoyait ses rayons dorés par-dessus les maisons, quelques équipages roulaient sur le pavé, les boutiques étaient ouvertes; un agent de police, les mains derrière le dos, regardait à quelques pas de là deux chiens qui jouaient ensemble...

—Adieu, dit Stepline, en tournant le dos à son ancien ami.

Pierre marchait déjà à grands pas vers l'hôpital. Sur le seuil il rencontra Volodia, qui rentrait de son côté.

—Je viens de dire son fait à Stepline, fit-il, les yeux encore brillants de sa récente colère.

—Ah! fit Volodia, dont les joues se colorèrent, c'est très-bien. Pas de querelle?

—Non, des vérités tout simplement. Ah! mon cher ami, je me sens mieux! J'avais cela sur le cœur depuis trop longtemps.

Ils passèrent paisiblement ensemble sous la grande porte qui accueillait toutes les misères; ils entrèrent dans cette demeure, construite par Nadia et Dmitri, dans le généreux épanchement de leurs jeunes années, et tout à coup Pierre se sentit saisi de respect.

—C'est pourtant mon père qui a fait cela, dit-il à Volodia, parlant à voix basse comme dans une église.

—Oui, c'est ton père, et ceci n'est que la preuve visible de son œuvre, mais son œuvre est autrement grande et durable. Ces pierres s'écrouleront un jour, mon ami, car tout s'en va en ruine, sous la main du temps: l'œuvre impérissable, c'est le bien que nous faisons, ce sont les malades guéris, les cœurs consolés, la lumière du devoir et du sacrifice répandue à flots dans les âmes. Voilà ce qui survit à nos corps, ce qui plane au-dessus des siècles. Le nom de tes parents sera oublié depuis longtemps, Pierre, que la semence immortelle de reconnaissance et d'amour déposée dans les esprits qui ont subi leur influence, portera pourtant à jamais des fruits magnifiques.

Moi aussi, je suis le fils de leur pensée, je leur dois tout ce qui est bon et élevé dans mon âme, et le fardeau de ma reconnaissance m'est doux à porter!

La lumière du soir inondait le porche où ils se tenaient debout. Derrière eux le vaste escalier paraissait sombre.

—Vois-tu, Pierre, c'est la vie, reprit le jeune homme en franchissant le seuil; d'un côté tout est noir, si nous le comparons à la lumière du bonheur qui nous aveugle; lorsque nous avons rêvé ou cru atteindre quelque joie, lorsque l'enthousiasme de la vertu nous a illuminés de sa flamme et qu'après ces moments-là nous nous retournons vers l'existence ordinaire, nous nous sentons glacés et assombris, car la vie est faite de luttes et de soucis. Mais peu à peu nos yeux s'accoutument, et nous nous apercevons que nous y voyons clair; c'est la même lumière qui pénètre partout; seulement au lieu d'y venir comme un rayon qui illumine et réchauffe, elle y pénètre tamisée et mesurée... Hélas! on ne peut pas toujours vivre en plein soleil! Heureuses les âmes qui se contentent de ce jour paisible, auquel on peut travailler et remplir son devoir. Remplir son devoir, n'est-ce pas là le but et le moyen de l'existence?

Ils montaient lentement l'escalier, et s'étaient arrêtés devant un large vitrage situé au nord qui éclairait la vaste enceinte d'un jour égal et paisible. Pierre tendit à Volodia ses bras pleins de force et de vie:

—Mon frère! lui dit-il en l'étreignant.

Au-dessus d'eux, à l'étage supérieur, se dessina la forme élégante de Sophie. Le bruit contenu des voix l'avait avertie de leur présence, et surprise de les entendre parler si longtemps sans les voir, elle venait à leur rencontre. Légèrement penchée en avant, elle les regardait, avec une émotion étrange.

Lorsque Pierre tendit les bras à son ami, elle sentit son cœur bondir dans sa poitrine comme si elle avait voulu partager cette effusion de tendresse. Les paroles de Volodia étaient allées jusqu'au fond de son âme; oui, ce jeune homme avait été leur frère, le frère aîné, celui qui conseille, soutient, parfois réprimande. Que de fois, pendant qu'elle se révoltait sous le blâme pourtant si mesuré de ce jeune censeur, n'avait-elle pas senti en elle-même qu'il avait raison, et que la sagesse la plus désintéressée dictait seule ses paroles!

—Tu étais là? fit Pierre en abordant sa sœur.

—Oui, dit-elle, pendant que son regard se reposait sur Volodia, qui s'était détourné.

—Tu as entendu ce qu'il disait?

—Oui.

Pierre regarda Sophie, et lui serra la main. L'âme encore trop pleine de l'émotion qu'il venait d'éprouver, il ne pouvait s'épancher en paroles.

Quand ils entrèrent dans la salle à manger, Nadia les accueillit avec ce doux reproche:

—Comme vous rentrez tard, mes enfants!

—Nous n'avons pas perdu notre temps, ma mère! répondit Pierre en lui baisant la main.

Une joie divine et paisible semblait flotter sur eux; depuis la mort du père, jamais la famille ne s'était sentie si étroitement unie dans tous ses membres. Pour la première fois, Nadia, en regardant ces quatre têtes groupées sous sa protection, comprit que malgré son deuil éternel, elle pouvait encore être heureuse.

Les jours passaient, calmes et doux, sous l'influence salutaire de cette paix retrouvée. Par sa tendresse et sa soumission, Sophie s'efforçait de prouver à sa mère combien elle était loin de ses anciennes erreurs, et elle y parvenait sans peine, car madame Korzof lisait désormais dans l'âme de sa fille comme en un livre ouvert. Volodia n'avait plus fait d'allusions à son départ, et personne ne lui en avait reparlé. Marthe elle-même n'osait aborder ce sujet, bien qu'elle vît souvent son frère silencieux et concentré.

Aux premiers jours de l'hiver, cependant, il annonça tout à coup son intention d'aller passer un an à l'étranger. C'était un soir, Sophie venait de quitter le piano, qui vibrait encore, et Nadia, assise dans l'ombre, pour ménager ses yeux qui avaient tant pleuré, se reposait en rêvant des fatigues du jour.

—Vous voulez partir? dit-elle, soudain ramenée à la réalité.

—Oui, j'ai été trop heureux ici; vous m'avez épargné les peines et les luttes de la vie, répondit-il, en portant à ses lèvres la main de sa bienfaitrice. Je ne connais ni la solitude, ni le travail acharné, qu'on prend corps à corps, pour l'obliger à vous servir... Je ne serai vraiment un homme que lorsque j'aurai goûté de ce pain-là!

—Je ne puis vous blâmer, fit lentement Nadia, en posant sa main sur la tête encore inclinée du jeune homme, comme si elle voulait le bénir; vous avez raison, sans doute; mais vous allez laisser un grand vide parmi nous... Je m'étais figuré que vous seriez toujours là... Enfin, la consolation, c'est de penser que vous reviendrez. N'oubliez jamais, Volodia, que votre place est ici, près de mon fils, près de moi...

Le regard de madame Korzof erra autour du salon. Marthe ne disait rien; prévenue par son frère dans le courant de la journée, elle avait eu le temps de laisser s'épancher le premier flot de son chagrin. Sophie s'était assise devant un livre et ne semblait pas avoir entendu.

—Vous reviendrez, j'espère, répéta Nadia, et pour ne plus nous quitter.

Pierre se mit à faire des châteaux en Espagne. Il attendait le retour de son ami pour innover un système d'aération inventé par lui, et supérieur, disait-il, à tout ce que l'on avait vu jusqu'à ce jour. Le salon fut bientôt plein de demandes et de réponses qui s'entre-croisaient.

Quand on se fut retiré pour la nuit, Volodia entra dans la chambre de sa sœur.

—Madame Korzof vient de me dire, fit celle-ci, que tu trouveras un crédit à ton nom chez Rothschild, à Paris, à Londres et à Francfort, de manière que tu puisses compléter tes études sans le moindre souci matériel.

—Je la reconnais bien là! dit Volodia avec une profonde reconnaissance. Elle est et sera toujours la même; mais Marthe, je ne veux pas me servir de son argent. J'ai fait quelques économies en donnant des répétitions...

—Moi aussi, interrompit la bonne sœur; tiens, je les comptais justement. Voilà cinq ans que je mets de côté pour ce jour!

Elle lui montrait avec orgueil le trésor amassé par elle, au prix des heures de leçons si souvent ennuyeuses et toujours fatigantes.

—J'accepte, ma sœur chérie, mon autre mère, répondit Volodia, les yeux pleins de larmes. C'est toi qui m'as fait ce que je suis, par ta vigilance d'abord, par ta tendresse ensuite...

—C'est moi, soit, et puis nos protecteurs, fit remarquer doucement la modeste Marthe.

—Ah! certes, soupira le jeune homme; mais si madame Korzof n'avait pas admiré ton courage et ta patience, quand tu jouais du piano pour faire danser, afin de pouvoir payer mes dépenses, je ne sais trop ce que nous serions à présent l'un et l'autre. Laisse-moi dire et penser, ma sœur chérie, que je dois à tes vertus la carrière qui est ouverte devant moi!

Marthe avait bien envie de dire encore quelque chose, mais elle se tut, après mûre réflexion.

Le départ de Volodia ne se fit pas attendre; quelques jours après, il quitta l'hôpital, où la vie s'était jusque-là concentrée pour lui. Sophie lui dit adieu comme les autres, avec la même sollicitude affectueuse, et il partit le cœur lourd, comme quelqu'un qui laisse derrière lui le meilleur de sa vie.

L'année se prolongea, et finit par faire dix-huit mois. Lorsqu'il revint, Volodia n'était plus le jeune homme frêle qui avait quitté jadis si tristement ses amis; pendant son absence, il avait appris à connaître le prix de la vie, celui du temps, et mille autres choses qu'on n'acquiert qu'à ses propres dépens. Il rapportait les matériaux d'un livre, où il espérait poser les bases d'une expérimentation nouvelle. C'était un homme, maintenant, un homme capable de remplir un rôle sérieux dans la vie.

Il trouva madame Korzof telle qu'il l'avait quittée; elle continuait désormais une carrière de devoirs, où elle avait fini par trouver des joies.

Son cher absent n'était jamais loin de sa pensée; à toute heure du jour, on la voyait s'arrêter comme si elle écoutait ou regardait un être invisible, qu'elle seule discernait.

—Maman parle avec mon père! disait tout bas Sophie, en posant un doigt sur ses lèvres. Et c'était vrai. Nadia interrogeait dans ses perplexités celui qui avait eu pendant si longtemps le secret de toutes ses pensées, et il lui répondait, car jamais ils n'avaient différé d'avis sur le devoir et la conscience; elle n'avait qu'à chercher au fond d'elle-même pour y trouver la réponse de son mari.

Pierre était devenu un garçon sérieux, quoiqu'il eût besoin à son tour de cette discipline indispensable de la vie solitaire; il n'avait pas voulu quitter l'hôpital avant le retour de Volodia, craignant de laisser prendre en son absence trop de liberté aux jeunes gens qui s'y trouvaient employés.

—À mon tour! dit-il joyeusement, lorsque le premier feu croisé des demandes et des réponses se fut un peu calmé. Je vais prendre aussi mon vol, et vous verrez si je ne vous rapporte pas des idées, des idées, à les remuer à la pelle!

—À propos, fit Volodia, et ton système d'aération?

—Je t'ai attendu un an et un jour, mon cher ami, comme on fait pour les objets perdus, et puis je l'ai essayé tout seul.

—Il va?

—Pas le moins du monde! Ça ne vaut rien du tout!

Il riait de si bon cœur que tout le monde fit chorus.

Le lendemain, comme Volodia entrait dans la salle à manger, pour le thé du matin, il trouva Sophie seule devant le plateau. La veille, ils avaient à peine échangé quelques paroles affectueuses, et il ressentait l'impression étrange que, bien que lui ayant parlé, il ne l'avait pas vue. Elle l'accueillit avec un sourire, et il s'assit près d'elle.

Pendant qu'elle lui préparait son verre de thé, il la regardait attentivement. Elle était peut-être moins jolie qu'elle n'avait été quelques années auparavant, dans la fleur de la seizième année, mais combien son visage avait pris de gravité douce! Elle aussi avait eu sa part de trouble et de chagrin; elle était sortie de la lutte avec elle-même triomphante et reposée, comme ceux qui connaissent le prix des joies du devoir.

—Enfin, dit-elle, vous voilà revenu! J'espère bien que vous ne nous quitterez plus!

Elle lui présentait le verre, et la cuiller d'argent fit entendre un léger cliquetis. Il le prit de sa main, et le posa devant lui.

—J'ai beaucoup débattu cette question avec moi-même, dit-il gravement; pendant que Pierre sera absent, je ne peux évidemment pas songer à abandonner l'hôpital; mais quand il sera revenu...

Le visage de Sophie s'était couvert de rougeur. Il la regarda, et vit qu'il s'était cru plus fort qu'il ne l'était en réalité. Il avait pu vivre loin d'elle, avec l'espoir, de la revoir, mais s'il fallait s'exiler maintenant... Voilà donc à quoi avait servi son sacrifice! Il se retrouvait au même point exactement que dix-huit mois plutôt! Elle prit la parole, et sa voix émue avait quelque chose de particulièrement touchant.

—Les absences ont du bon, dit-elle, parce qu'elles vous font apprécier les absents... Est-ce vrai?

Volodia s'inclina en signe d'assentiment.

—Par exemple, continua-t-elle, quand vous étiez là, je ne voyais en vous que le mentor sévère; quand vous avez été parti, je ne saurais dire combien l'ami m'a manqué...

Elle se tut. Il attendait qu'elle continuât; après un léger effort, elle reprit:

—J'ai eu de grands torts envers vous, reprit-elle, et pendant de longues années: c'est pendant votre absence que j'ai fait toutes ces découvertes; j'attendais votre retour avec impatience pour...

Elle s'arrêta encore une fois.

—Pour...? répéta Volodia avec un sourire encourageant.

—Pour vous prier de me le pardonner, fit-elle en baissant la tête.

—Je ne vous en ai jamais voulu, dit-il gravement, et vos paroles d'aujourd'hui me remplissent d'une joie profonde. Vous êtes maintenant ce que vous deviez être, la digne fille de vos parents...

—Oh! non, fit tristement la jeune fille. Je sais combien je suis différente de ma mère... Vous souvenez-vous du temps où je la méconnaissais?

—Je m'en souviens, dit Volodia.

Sophie rougit. Elle ne pouvait plus songer à l'erreur de sa vie sans un sentiment de honte douloureuse, plus fort en présence du jeune homme que devant tout autre. Il s'en aperçut, et avec sa délicatesse ordinaire, il lui vint en aide.

—Vous n'étiez qu'un enfant dans ce temps-là, dit-il; vous aviez les ténacités irraisonnées de l'enfance. Tout cela est bien loin maintenant; l'avenir est plein de joies pour vous.

—La meilleure joie, dit Sophie sans le regarder, c'est l'estime de ceux qu'on aime.

—Vous l'avez, répondit Volodia en détournant les yeux.

Sophie se pencha sur le plateau, comme si elle était devenue soudain myope.

En ce moment, Pierre entra, et l'on parla de tout autre chose.

Quinze jours plus tard, au moment où le jeune homme fermait sa malle, pour son départ fixé au lendemain, il vit entrer dans sa chambre Volodia, très-pâle et visiblement troublé.

—Qu'as-tu? lui demanda Korzof avec un calme qui l'étonna lui-même.

—J'ai que... je n'avais pas suffisamment réfléchi quand je t'ai promis de rester ici en ton absence, dit le jeune médecin; je viens te demander de me libérer de ma promesse. Il ne s'agit pas de quitter mon service à l'hôpital, tu le comprends bien, mais seulement de demeurer ailleurs. En ton absence, seul sous ce toit avec ta mère et ta sœur...

—Ah! fit Pierre toujours très-tranquille; tu n'as pensé à cela qu'aujourd'hui?

Volodia se troublait de plus en plus.

—J'y avais pensé, dit-il, mais je n'ai reconnu l'urgence que...

—C'est très-bien; tu nous prends un peu à l'improviste, mais je pense que je vais arranger cela; ferme ma malle en attendant, voici la clef.

Il sortit, laissant son ami s'escrimer de son mieux contre un couvercle récalcitrant, et quelques instants après il rentra, tout aussi tranquille.

—Va dans la salle à manger, dit-il, j'ai prévenu ma mère, tu l'y trouveras.

Ce n'était pas Nadia que Volodia aperçut en ouvrant la porte, ce fut Sophie, qui l'attendait, debout près de la fenêtre. Il allait se retirer, tout confus, lorsque la jeune fille l'appela.

—Venez ici, Volodia, lui dit-elle; vous voulez nous quitter?

Il la regarda avec des yeux pleins de tristesse et de reproche, puis se détourna.

—Je ne puis faire autrement, dit-il.

—Si pourtant je vous priais de rester? fit-elle timidement.

Il leva sur elle un regard hésitant, et rencontra celui de Sophie, plein de tendresse virginale.

—Je vous ai bien fait souffrir par mes défauts, dit-elle en rougissant; il n'est que juste de vous offrir une compensation... restez ici, mais restez-y en maître...

Nadia parut sur le seuil. Elle embrassa du regard les jeunes gens, et son cœur ressentit une joie profonde, longtemps désirée, longtemps attendue.

—Enfin! fit-elle. Il y a bien des années, Volodia, que je vous nomme mon fils!

Le départ de Pierre fut retardé, car il voulait assister au mariage de sa sœur. Enfin, un beau jour d'hiver, il partit joyeux, laissant près de sa mère les jeunes gens mariés la veille. Marthe restait auprès de Nadia, pour la distraire un peu de sa solitude relative pendant la lune de miel.

—Je suis née tante, dit-elle; je l'ai répété toute ma vie; la Providence le sait trop bien pour ne pas m'accorder des nièces et des neveux.

L'hôpital a rendu à leurs familles cette année deux cents malades qui bénissent le nom de Korzof.

FIN

PARIS.—TYPOGRAPHIE DE E. PLON ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8.

[*] Tille, sorte d'étoupe extraite de l'écorce de tilleul.






End of the Project Gutenberg EBook of Mon oncle et mon curé; Le voeu de Nadia, by 
Alice Cherbonelle (aka Jean de la Brčte)

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Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
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Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
business@pglaf.org.  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     gbnewby@pglaf.org


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


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