The Project Gutenberg EBook of Aventures Extraordinaires d'un Savant
Russe; III. Les Planètes Géantes et les Comètes, by Georges Le Faure and Henri de  Graffigny

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Title: Aventures Extraordinaires d'un Savant Russe; III. Les Planètes Géantes et les Comètes

Author: Georges Le Faure
        Henri de  Graffigny

Illustrator: J. Cayron et d'Henriot

Release Date: July 15, 2007 [EBook #22078]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK AVENTURES EXTRAORDINAIRES ***




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Note du transcripteur: l'orthographie de l'original est conservée.

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Et durant des semaines, Ossipoff s'enthousiasmait,
Fricoulet inventait, Farenheit rageait,
Gontran et Séléna causaient de leur mariage.

 


G. LE FAURE et H. DE GRAFFIGNY

Aventures Extraordinaires

D'UN

SAVANT RUSSE;


III. Les Planètes géantes et les comètes


500 Dessins de J. CAYRON et d'HENRIOT.

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PARIS

Edinger, ÉDITEUR, 34, RUE DE LA MONTAGNE SAINTE-GENEVIÈVE, 34,

1891
Tous droits de traduction et de reproduction réservés.


TABLE DES MATIÈRES

I.Les naufragés de Mars
II.Où le génie de Gontran sauve encore la situation
III.Où Fricoulet se souvient qu'il est mécanicien-constructeur
IV.Comme quoi sir Jonathan perdit la raison
V.À travers la zone 28
VI.Jonathan Farenheit fait encore des siennes
VII.À travers l'atmosphère jovienne
VIII.Dans lequel, grâce à Séléna, Gontran peut augmenter ses connaissances astronomiques
IX.En route pour Neptune
X.Où nos héros brûlent Saturne
XI.Fédor Sharp en vue
XII.Un abordage dans l'espace
XIII.Où Fédor Sharp a plus de chance qu'il ne mérite
XIV.Le Robinson cométaire
XV.Comme la lumière!
XVI.Dans lequel nos voyageurs, croyant revenir sur Terre, partent pour l'Infini

Notre pensée se sent en communication
latente avec ces mondes inaccessibles.

Camille Flammarion.
Les Terres du Ciel.


Aventures Extraordinaires

D'UN

SAVANT RUSSE


CHAPITRE PREMIER

LES NAUFRAGÉS DE MARS

Nuit épouvantable, terrifiante, que celle pendant laquelle Ossipoff et ses compagnons, cramponnés à l'épave qui les portait, roulèrent avec elle à travers les eaux en démence.

Inondés par les vagues, fouettés par le vent qui hurlait à travers l'espace, les malheureux sentaient trembler sous eux le sol fragile qui leur servait de radeau; leurs yeux, dont la frayeur pourtant décuplait l'acuité, ne pouvaient parvenir à percer l'ombre épaisse qui les enveloppait ainsi qu'un suaire noir; mais ils avaient conscience que les flots rongeaient l'île neigeuse, l'attaquaient avec rage, comme des monstres carnassiers attachés à un cadavre auquel chaque coup de dent arrache un lambeau.

À tout moment, ils s'attendaient à voir leur fragile radeau se disloquer, s'émietter et les livrer au gouffre.

Soudain, Farenheit, qui avait pu se traîner jusqu'à une anfractuosité de rocher dans laquelle il se tenait tapi, sentit une main se poser sur son bras.

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Il fit un brusque mouvement, pris de peur: cet homme flegmatique, imperturbable, que rien auparavant ne parvenait à émouvoir, avait les nerfs tellement surexcités par l'étrange aventure à laquelle il se trouvait mêlé, que cet attouchement le terrifia.

—Qui va là? grommela-t-il d'une voix étranglée.

—Eh! c'est moi, mon cher sir Jonathan! cria-t-on à son oreille.

—Qui ça, vous? hurla l'Américain qui ne reconnaissait pas l'accent de celui qui lui parlait.

—Moi, Fricoulet, pardieu! Qui voudriez-vous que ce fût?

—Je n'en sais, ma foi, rien, répliqua Farenheit dont les dents claquaient, en dépit des efforts qu'il faisait pour triompher de son inconsciente terreur.

Il ajouta:

—Je suis bien content que vous ne soyez pas mort, mon cher monsieur Fricoulet.

Sa main chercha dans l'ombre celle de l'ingénieur et la serra avec énergie.

—Merci du bon sentiment qui vous dicte ces paroles, riposta le jeune homme; j'aime à croire qu'il s'applique également à nos compagnons.

—Vivants aussi! s'écria l'Américain.

—Tout comme moi;... mais, pardon, au milieu de cette débâcle, avez-vous conservé votre chronomètre?

Farenheit se palpa avec anxiété: ce chronomètre était un merveilleux instrument indiquant, en même temps que les heures et les secondes, le jour de la semaine, le quantième du mois, les saisons, les changements de lune: il l'avait acheté, dès le début de ses opérations sur les suifs, avec les premiers bénéfices réalisés, et il ne l'avait pas payé moins de quatre cent cinquante dollars.

CARTE DE LA PLANÈTE MARS

La question de l'ingénieur lui avait causé une émotion bien naturelle, car il tenait à ce chronomètre duquel, depuis bien des années, il ne s'était jamais séparé et qu'il s'était accoutumé à considérer comme un fétiche.

Aussi, poussa-t-il un soupir de satisfaction en le sentant à sa place, dans la poche de son vêtement.

—Oui, répondit-il, je l'ai toujours;... mais en quoi cela peut-il bien vous intéresser?

—Vous allez comprendre... voudriez-vous bien faire sonner votre chronomètre?

L'Américain tira l'instrument de sa poche, l'approcha tout près de son oreille et pressa sur le ressort de la sonnerie.

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Un coup tinta faiblement.

—C'est le quart, dit-il.

—Le quart de quoi? bougonna Fricoulet.

—C'est juste,... j'ai la tête tellement perdue que je ne pensais plus à l'heure.

Il pressa sur un autre ressort et, cette fois, le chronomètre fit entendre trois petits coups à peine distincts.

—Trois heures, dit l'Américain.

—Trois heures et quart, murmura Fricoulet comme se parlant à lui-même... encore deux heures à attendre.

—À attendre quoi?

—Le jour, parbleu.

Et l'ingénieur ajouta d'un ton plein de satisfaction:

—Dans deux heures, nous y verrons clair.

—La belle avance! grommela Farenheit... Qu'il fasse jour ou qu'il fasse nuit, la situation ne changera pas.

—Assurément que le soleil ne peut avoir aucune influence sur le cataclysme qui bouleverse la planète,... cependant, comme il est inadmissible que les choses se poursuivent longtemps ainsi, peut-être y aura-t-il moyen d'aviser.

—Mais d'aviser à quoi?...

—Eh! vous en demandez trop! s'écria l'ingénieur impatienté,... le sais-je moi-même?... et quand la lumière du jour n'aurait d'autre conséquence que de nous permettre de nous voir les uns les autres, il me semble que ce serait là un résultat appréciable;... on se sentira moins seul.

Sur ces mots, Fricoulet, que le langage aigri de l'Américain énervait sensiblement, regagna, en rampant, la place qu'il occupait auparavant auprès de M. de Flammermont.

—Gontran! fit-il.

—Qu'y a-t-il? demanda le comte d'une voix morne.

—Il fera jour dans deux heures.

—Que m'importe! répliqua l'autre sur le même ton.

—Alors, toi aussi! bougonna l'ingénieur,... le jour ou la nuit te sont également indifférents!... tu ne réfléchis donc pas au parti que nous pouvons tirer du soleil?

Gontran riposta avec amertume:

—Penses-tu donc que le soleil puisse nous sortir d'ici?

—Qui sait?... peut-être!

M. de Flammermont eut un haussement d'épaules que l'obscurité déroba aux yeux de Fricoulet; à la suite de quoi, il retomba dans son mutisme désespéré. Serrée sur sa poitrine, il tenait la tête de Séléna.

L'épouvante avait fait tomber l'infortunée jeune fille dans un état comateux si complet, si absolu, que Gontran l'eût cru morte s'il n'eût senti, sous ses doigts, le faible battement du cœur; depuis de longues heures, elle n'avait ni fait un mouvement, ni prononcé une parole.

Quant à Ossipoff, toute la nuit M. de Flammermont et Fricoulet l'avaient entendu monologuer à haute voix.

Que disait le vieillard?

Ni l'ingénieur, ni son ami ne connaissaient le russe, et c'est dans sa langue natale que s'exprimait l'astronome.


Cependant, depuis quelque temps, la pluie torrentielle qui s'était mise à tomber dès le commencement de la tempête, avait cessé; le vent, ne hurlant plus d'aussi sinistre façon que précédemment, avait diminué de violence, et les vagues, plus douces, ne déferlaient plus voracement contre l'île qui servait de refuge aux naufragés.

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Ce pic, haut de plusieurs kilomètres, s'était effrité dans l'Océan.

Fricoulet constata, par contre, un mouvement de balancement assez comparable au roulis d'un bâtiment, mais dont il ne put s'expliquer la cause.

En admettant, en effet, que l'île neigeuse, arrachée des assises qui la reliaient primitivement au fond de l'Océan, s'en allât à la dérive, sa superficie était telle que, tout en glissant à la surface des eaux, celles-ci ne devaient avoir aucune influence sur son centre de gravité.

Au surplus, l'ingénieur ne s'arrêta pas longtemps à cette idée, se réservant d'élucider la question dès qu'il ferait jour.

Les deux heures qui séparaient encore les Terriens du lever du soleil leur parurent longues comme deux siècles; et cependant, sauf Fricoulet, nul d'entre eux n'espérait que la clarté du jour pût apporter quelque amélioration à leur situation.

Enfin, comme un voile de gaze qui se lève, l'épais brouillard qui les enveloppait se dissipa, faisant succéder à l'ombre de la nuit la lueur indécise et sale de l'aube.

Puis, là-bas, tout là-bas, une ligne d'un rose pâle raya l'horizon et, avec une rapidité surprenante, l'orient s'enflamma sous les feux d'un soleil étincelant.

Un profond soupir s'échappa des poitrines de nos amis; Séléna sembla, comme par enchantement, revenir à la vie en apercevant l'astre radieux qu'elle et ses compagnons désespéraient de revoir jamais.

Au-dessus de leur tête, le ciel arrondissait sa coupole bleue, pure et sans tache, piquée de mille étoiles blanchissantes à la lumière du soleil.

Tout autour d'eux, aussi loin que leur vue pouvait s'étendre, une mer, une mer immense étalait sa nappe liquide, subitement plane et unie comme un miroir; c'est à peine si le vent qui continuait de souffler, en ridait légèrement la surface.

En jetant alors un regard sur le sol qui les portait, Fricoulet eut l'explication de ce balancement que la superficie de l'île neigeuse rendait pour lui inexplicable...

En une nuit, l'île avait été presque entièrement dévorée par les vagues acharnées à sa destruction.

L'immense pic couvert de neiges éternelles qui la dominait et lui avait valu le nom dont l'avaient baptisée les astronomes terrestres, ce pic, haut de plusieurs kilomètres, s'était effondré dans l'Océan; les bords de l'île, déchiquetés, effrités, émiettés, s'en étaient allés en lambeaux, si bien que l'ingénieur et ses compagnons se trouvaient maintenant emportés sur un îlot d'une superficie d'à peine quelques cents mètres carrés.

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Seul de tous ses compagnons, Fricoulet avait conservé assez de sang-froid pour faire cette constatation qu'il conserva par devers lui, jugeant ses amis assez déprimés déjà, pour qu'il ne cherchât point à augmenter encore leur désespoir.

Farenheit, cependant, était sorti de son atonie et, s'approchant du vieux savant, lui demandait, la voix grondante d'une colère difficilement contenue:

—Eh bien! monsieur Ossipoff, depuis bientôt six mois que vous nous traînez à votre suite, avec l'espoir de nous mettre dans une situation inextricable, cette fois vous devez être satisfait,... car du diable si vous allez pouvoir nous tirer d'ici.

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Le vieillard se contenta de hausser les épaules et ne répondit pas.

—Si encore vous pouviez nous dire où nous sommes, bougonna l'Américain! mais à voir les regards interrogateurs que vous lancez de tous côtés, il est facile de deviner qu'à ce point de vue-là, vous êtes aussi ignorant que nous...

—Dame! ça manque de points de repère, ricana Gontran.

—Peuh!

Et il ajouta:

—Ce n'est point de savoir où nous sommes qui m'intéresse, mais de savoir où nous allons.

Fricoulet dit alors en s'adressant à l'Américain:

—Sir Jonathan, si ce peut être un adoucissement à votre chagrin que de connaître la contrée martienne en laquelle la fatalité vous condamne à terminer une existence consacrée jusqu'à présent au commerce des suifs, soyez satisfait: nous devons nous trouver, en ce moment, au milieu de l'Océan Kepler, appelé, par Schiaparelli, mer Erythrée et—voyez si je précise—dans l'endroit désigné par lui sous le nom de Région de Pyrrhus.

Séléna qui, avec les rayons du soleil, avait repris son courage et sa bonne humeur, sortit alors du silence dans lequel elle s'était renfermée jusque-là.

—Monsieur Fricoulet, demanda-t-elle, vous seriez bien aimable de résoudre pour moi un problème que je me pose inutilement depuis un quart d'heure.

—Parlez, mademoiselle; et s'il est en mon pouvoir de répondre, je répondrai; autrement, je vous renverrai aux lumières de mon ami Gontran.

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M. de Flammermont hocha la tête, d'un air mécontent, du côté d'Ossipoff.

Mais le vieillard était occupé à dévisser, pour la nettoyer, la lunette marine qu'il portait en bandoulière, et il était bien trop absorbé par ce travail pour songer à écouter ce qui se disait autour de lui.

—Monsieur Fricoulet, dit Séléna, le sol sur lequel reposent nos pieds en ce moment est, n'est-ce pas, de même composition que le sol terrestre?

—Absolument oui, mademoiselle, du moins c'est ce qu'il me semble à première vue.

—Cependant, il serait impossible, sur notre planète natale, de faire flotter à la surface de l'eau un carré de terre ou un quartier de roche.

—Effectivement.

—D'où vient alors que ce lambeau d'île puisse nous servir de radeau?

—De ceci, mademoiselle: que, dans le monde où nous sommes, la densité moyenne des matériaux est d'un tiers inférieure à celle des matériaux terrestres, et que la pesanteur y est trois fois plus faible... Il est donc à présumer que l'îlot qui nous porte a une densité un peu inférieure à celle de cet Océan,... tenez, peut-être une densité égale à celle de la glace...

En ce moment, le visage de la jeune fille se contracta péniblement, puis elle porta, dans un geste douloureux, les mains à sa poitrine, en même temps qu'elle devenait toute pâle.

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—Qu'avez-vous, ma chère Séléna? s'écria Gontran en avançant les bras pour la soutenir.

—Je ne sais, balbutia-t-elle, mais je ressens là... une souffrance intolérable,... c'est peut-être la faim.

À peine Mlle Ossipoff eût-elle prononcé ces mots que Farenheit poussa un formidable juron.

—Eh! by God! grommela-t-il,... c'est cela, c'est bien cela!... voilà un quart d'heure que, sans en rien dire, j'éprouve un malaise inexprimable, incompréhensible,... j'ai faim.

Et il promena autour de lui des regards avides, semblables à ceux que roule un fauve affamé.

Fricoulet fronça les sourcils.

—Mon pauvre sir Jonathan, répliqua-t-il, votre appétit tombe mal, car le garde-manger est vide... ou à peu près...

—Ou à peu près, répéta l'Américain en se rapprochant.

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L'ingénieur tira de sa poche une petite fiole.

—Mes amis, dit-il, il y a là-dedans douze doses de liquide nutritif que ma prévoyance m'avait fait emporter.

Farenheit fit mine de s'emparer de la bouteille; Gontran se jeta, menaçant, devant lui.

—Mlle Ossipoff, d'abord, déclara-t-il.

—Soit, riposta l'Américain; mais qu'elle se hâte, alors, car je défaille.

Comme M. de Flammermont tendait la main vers le précieux flacon.

—Un moment encore, dit l'ingénieur, entendons-nous bien pour qu'il n'y ait point ensuite de disputes entre nous: pour bien faire, il nous faudrait à chacun deux doses par jour; or, la fiole n'en contenant que douze, cela réduirait notre alimentation à vingt-quatre heures.

—Fort bien calculé, grommela Gontran, mais, de grâce, hâte-toi...

—Je propose, en conséquence, de nous contenter, pour aujourd'hui, d'une dose seulement,... de façon à pouvoir résister demain encore...

—La belle avance, gronda Farenheit,... cela ne servira qu'à prolonger notre agonie.

—En ce cas, ricana l'ingénieur, abandonnez dès à présent votre part aux autres, renoncez aux chances de sauvetage qui peuvent se présenter pendant quarante-huit heures, décidez-vous à trépasser de suite et fichez-nous la paix.

Ce langage logique, énergique, en même temps que peu parlementaire, produisit sur l'Américain un salutaire effet.

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—Mais, dit-il d'une voix radoucie, en nous réduisant à une dose par jour pendant quarante-huit heures, cela ne fait que dix doses et, tout à l'heure, vous avez dit que cette fiole en contenait douze, que faites-vous des deux autres?

—Permettez, reprit Fricoulet en tendant le flacon à Gontran, je ne compte pas dans la réduction Mlle Séléna qui, plus faible de constitution, doit, moins que nous, souffrir des privations que nous sommes obligés de nous imposer.

D'un coup d'œil reconnaissant, M. de Flammermont remercia l'ingénieur de cette bonne pensée; puis, après avoir versé dans un gobelet la ration de Mlle Ossipoff, il la lui fit boire avec mille difficultés; la jeune fille mourait littéralement de faim et, sous l'empire de la souffrance, ses dents contractées refusaient de livrer passage au liquide.

Enfin, il y parvint et, peu à peu, le visage pâle de Séléna reprit ses couleurs.

Quant à Farenheit, ses crampes d'estomac étaient telles qu'il se précipita vers Fricoulet dans le but de s'emparer du précieux flacon.

Mais l'ingénieur, qui n'avait dans la délicatesse de l'Américain affamé qu'une médiocre confiance et qui craignait de le voir engloutir d'une seule lampée la nourriture de tous ses compagnons, le repoussa, disant:

—Allons-y doucement, mon cher sir Jonathan, j'ai lu dans des relations de voyage que des malheureux étaient trépassés pour avoir, mourants de faim, absorbé trop gloutonnement la nourriture que leur donnait leur sauveur... Gare aux indigestions.

Farenheit eut un haussement d'épaules formidable et, se saisissant du gobelet que lui tendait l'ingénieur, en fit lestement disparaître le contenu dans son gosier.

Quelques secondes, il demeura immobile, semblant jouir des sensations agréables produites par l'absorption de ce liquide régénérateur; mais soudain, une grimace tordit sa bouche, sa face s'apoplectisa, ses yeux roulèrent désespérément dans leur orbite, et les veines de son cou se gonflèrent sous une poussée de sang.

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Ce que Fricoulet avait craint arrivait; la voracité de l'Américain produisait, non une indigestion, mais une mauvaise digestion.

—Marchez un peu, sir Jonathan, lui dit l'ingénieur, cela vous fera du bien.

Gontran prit Fricoulet à part.

—Qu'allons-nous faire, maintenant? demanda-t-il;... tout à l'heure tu as parlé des circonstances favorables qui pouvaient se présenter en quarante-huit heures,... comptes-tu véritablement que nous pouvons sortir d'ici?

Avant de répondre, l'ingénieur porta son index à sa bouche, l'y plongea tout entier et, ainsi humecté, l'éleva au-dessus de sa tête.

—Toujours du Nord, murmura-t-il.

Et son visage exprima une satisfaction profonde.

—Que fais-tu donc? demanda Gontran.

—Je vois d'où vient le vent.

—Et c'est cela qui paraît te causer un si sensible plaisir?

—Dame! je constate que le vent n'a pas changé et souffle toujours du Nord.

—Alors?

—Alors, le courant qui nous entraîne, se dirigeant toujours du même côté, je me dis que nous finirons bien par aborder quelque part.

—Raisonnement fort logique,... seulement tu oublies que dans quarante-huit heures, si nous n'avons pas rencontré quelque terre hospitalière, nous serons morts de faim...

Fricoulet fouilla dans ses poches, tira son inévitable petit carnet, l'ouvrit et, sur l'une des pages, traça à la hâte quelques calculs; ensuite, posant sa main sur l'épaule de son ami:

—Rassure-toi, dit-il en souriant, ce n'est pas encore cette fois-ci que nous irons dîner chez Pluton.

M. de Flammermont lui saisit les mains.

—En es-tu certain?

—À moins que quelque circonstance imprévue ne vienne nous barrer la route.

—Quelle route?

—Celle du continent de Secchi qui, ainsi que tu le sais, se trouve dans l'hémisphère austral de Mars et dont les rivages sont bordés par l'océan Kepler.

—L'océan qui nous porte! s'écria Gontran.

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—Lui-même... Or, en supposant au courant qui nous entraîne une force de 300 mètres à la minute, cela nous donne 18 kilomètres à l'heure.

—Eh bien?

—Eh bien! ne sais-tu pas que, de l'île Neigeuse au continent de Secchi ou Noachis de Schiaparelli, l'océan Kepler mesure neuf cents kilomètres; admettons que, par suite de l'invasion des eaux, une certaine portion de cette dernière contrée ait disparu, mettons, si tu veux, huit cents kilomètres; tu vois bien qu'en quarante-huit heures, nous pouvons être sauvés...

—Pour cela, il ne faut pas que le courant diminue de vitesse, ni que quelque avarie survienne à notre îlot.

—Quelque avarie, répéta Fricoulet en regardant curieusement M. de Flammermont, que veux-tu dire?

Et il ajouta, en frappant du talon le sol de l'île neigeuse:

—Nous ne sommes point, comme de vulgaires naufragés, sur un radeau de planches et de cordes que les vagues peuvent disloquer, mais sur un amas de terre et de rochers.

En ce moment, Farenheit revenait vers eux, après avoir fait, autour du fragment d'île qui les portait, une petite promenade hygiénique.

—Eh bien! sir Jonathan, demanda l'ingénieur, comment va?

—Mieux... beaucoup mieux, répondit l'Américain.

Il se remit en marche, disant:

—Je vais faire encore un tour... alors, ça ira tout à fait bien.

Et il avait fait déjà plusieurs enjambées, lorsqu'il s'arrêta et fit volte-face, en s'entendant appeler par Fricoulet.

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—Sir Jonathan, questionna celui-ci, quelle heure avez-vous?

L'Américain tira son chronomètre.

—Quatre heures, répondit-il.

L'ingénieur sursauta.

—Quatre heures! s'écria-t-il, quatre heures du matin ou du soir?

—Du matin... je pense...

Fricoulet parut pensif; puis, relevant la tête qu'il avait laissé tomber sur sa poitrine, il demanda encore:

—Quand avez-vous remonté votre chronomètre?

—À la Ville-Lumière; je l'ai remonté et mis à l'heure.

—C'est bien, sir Jonathan, je vous remercie.

L'Américain s'éloigna et les deux jeunes gens demeurèrent seuls, l'un en face de l'autre, Fricoulet réfléchissant, et Gontran le regardant avec curiosité.

Enfin, il entendit l'ingénieur, se parlant à lui-même, murmurer:

—Ville-Lumière... 270 degrés de longitude... quatre heures... hum!... hum!...

Il releva la tête et fixa un instant les yeux sur le soleil qui, déjà haut à l'horizon, laissait tomber sur les eaux resplendissantes, une pluie de rayons enflammés.

Ensuite, l'ingénieur reporta ses regards sur l'îlot.

Tout à coup, il dit à Gontran:

—Ne bouge pas.

L'autre s'immobilisa et Fricoulet le considéra attentivement.

—C'est bien cela, c'est bien cela, bougonna-t-il encore; les ombres, qui ont diminué depuis ce matin, deviennent stationnaires à présent... Il n'y aurait rien d'étonnant à ce que, pour la contrée où nous nous trouvons, il fût midi... ou à peu près...

Il saisit les mains de M. de Flammermont et s'écria:

—Comprends-tu... hein? Comprends-tu?

Le jeune comte secoua la tête et, jetant un regard défiant vers Ossipoff, il répondit à voix basse:

—Pas un mot.

—C'est bien simple, cependant: le chronomètre de sir Jonathan marque, pour la Ville-Lumière, quatre heures et, pour cette contrée, le soleil marque midi... C'est donc une différence de huit heures entre la contrée ou nous sommes et la Ville-Lumière... soit 120 degrés environ de longitude.

Il s'interrompit et demanda brusquement:

—À propos, n'est-ce pas à toi, qu'avant de partir, Ossipoff avait confié une carte de Mars?

—C'est bien possible... Je ne m'en souviens pas.

—Cherche dans tes poches, peut-être bien l'y auras-tu glissée au moment de la débâcle.

Le jeune comte suivit le conseil de son ami et tira en effet, de son vêtement, une feuille de papier fripée, mouillée, dans un pitoyable état.

—Baste! fit l'ingénieur pour répondre à la mine piteuse de son ami, telle qu'elle est, elle nous rendra encore bien des services.

Il déplia la carte avec mille précautions, l'étendit sur le sol et, s'agenouillant, promena son doigt sur les indications, un peu confuses et brouillées par l'eau, qu'elle contenait.

—Tu vois, dit-il à Gontran qui s'était agenouillé à côté de lui, tu vois qu'il nous est impossible de supposer que le courant nous ait entraînés à l'ouest de la Ville-Lumière.

—Non, je ne vois pas cela...

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—Comment! ne t'ai-je pas dit que nous nous trouvions à environ 120 degrés de longitude du 270 degré? et ne vois-tu pas qu'à cette distance, la carte de Mars ne porte trace d'aucun océan?

—Ah! si... je vois bien cela; seulement, permets-moi de te dire que cela ne prouve rien, car nous pouvons parfaitement bien naviguer, en ce moment, sur les terres tracées ici par Schiaparelli et inondées depuis.

Fricoulet réfléchit un moment et répondit:

—Si ton raisonnement, dont je reconnais la logique, était juste en l'espèce, nous aurions, depuis le temps que nous sommes entraînés à la dérive, abordé sur quelque terre; en outre, la violence du courant me pousse à supposer une grande profondeur à la masse liquide qui nous porte, profondeur non admissible si nous naviguions simplement sur des continents submergés... Je reprends donc mon raisonnement... ne pouvant nous trouver à l'ouest du 270° degré, c'est forcément à l'est que nous nous trouvons. Voilà pour la longitude; quant à la latitude, la hauteur du soleil, au-dessus de l'horizon, à midi, me la donne... malheureusement, je n'ai pas de sextant.

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—Un sextant! Qu'est-ce que cela?

—L'instrument qui sert à mesurer la hauteur du soleil...

Tout en parlant, il pivotait sur ses talons, cherchant évidemment, autour de lui, de quoi remplacer l'instrument qui lui manquait.

Tout à coup, il avisa Ossipoff qui, renversé sur le dos, étudiait dans le ciel bleu, des astres invisibles pour ses compagnons, mais que sa lunette lui permettait sans doute d'apercevoir.

L'ingénieur s'avança vers lui.

—Pardon, monsieur Ossipoff, dit-il d'un ton fort aimable, pourriez-vous me prêter votre lunette quelques instants?

—Pourquoi faire? grommela le vieillard, furieux d'être dérangé dans ses études.

—Monsieur de Flammermont en aurait besoin pour remplacer un sextant.

Et, répondant au regard interrogateur que le vieux savant attachait sur lui, l'ingénieur ajouta:

—Il désire mesurer la hauteur du soleil, pour être fixé sur la latitude.

Le visage d'Ossipoff se dérida, comme toutes les fois qu'il était admis à constater les connaissances scientifiques de son futur gendre.

—C'est très bien, dit-il en tendant à Fricoulet la lunette demandée.

L'ingénieur revint vers le jeune comte en lui disant, assez haut pour être entendu du vieillard:

—Voici ce que tu désires.

Gontran prit machinalement l'instrument.

—Qu'est-ce que tu yeux que je fasse de cela? demanda-t-il à voix basse.

—Que tu mesures le soleil, répondit Fricoulet sur le même ton.

—Comment cela?

—Vise le Soleil avec la lunette, et l'angle formé par l'instrument et par l'horizontale te donnera la hauteur du Soleil... tout simplement.

Docilement, le jeune comte braqua l'instrument sur l'astre du jour, pendant que Fricoulet, sans en rien laisser paraître, prenait les mesures nécessaires.

Enfin, il lui murmura à l'oreille:

—La hauteur du Soleil est de 65 degrés.

—C'est donc par le 65e degré de latitude que nous nous trouvons, fit Gontran.

L'ingénieur eut un tressaut formidable.

—Malheureux, dit-il, tu veux donc te faire étrangler par le digne monsieur Ossipoff.

M. de Flammermont fixa un regard tellement ahuri sur son ami, que celui-ci ne put s'empêcher de sourire.

—Voici notre situation exacte, dit-il: 20 degrés de latitude sud et 30 degrés de longitude ouest... en prenant, comme point de repère, le méridien de la Ville-Lumière... Si tu veux communiquer ces résultats à M. Ossipoff, cela lui fera certainement plaisir, en même temps que cela te permettra de faire parade de tes connaissances scientifiques.

Gontran accueillit la moquerie de son ami par un haussement d'épaules; il allait cependant se diriger vers le vieillard, lorsque, se ravisant, il demanda:

—S'il lui prenait fantaisie de me questionner au sujet de ce que je pense de la situation?

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—Tu lui répondrais que le vent souffle du Nord et que le Soleil semble indiquer que nous dérivons vers le Sud-Est.

—Alors, je puis dire hardiment que nous aborderons vers cette terre de Noachis dont tu parlais tout à l'heure.

—Absolument... à moins d'accidents imprévus.

—Et vous avez bien raison d'ajouter cela, monsieur Fricoulet, déclara Farenheit qui arrivait derrière les jeunes gens.

Tous les deux, d'un même mouvement, se retournèrent et poussèrent un cri de surprise.

Le visage de l'Américain exprimait une violente émotion, ses lèvres tremblaient et, sous les sourcils épais, hérissés, les yeux brillaient d'un éclat singulier.

—Qu'avez-vous, sir Jonathan, fit M. de Flammermont, et que signifient les paroles que vous venez de prononcer?

—Cela signifie que, si cela continue de la sorte, nous n'aurons bientôt plus rien sous la plante des pieds pour nous porter jusqu'à cette terre promise.

Fricoulet regarda l'Américain d'un air qui signifiait clairement qu'il commençait à concevoir des doutes sérieux sur le bon équilibre de sa cervelle.

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Quant à Gontran, il demanda:

—Si cela continue, venez-vous de dire..., de quoi parlez-vous?

—De l'île sur laquelle nous sommes et qui va diminuant de surface.

Les yeux du comte s'arrondirent, il considéra Farenheit un moment, puis, se penchant à l'oreille de Fricoulet:

—Je crois que le pauvre homme devient fou, murmura-t-il.

—C'est également mon avis, répondit l'ingénieur sur le même ton.

Ensuite, s'adressant à l'Américain:

—Alors, fit-il, l'île neigeuse diminue?

—On dirait qu'elle fond.

—Nous serions sur un iceberg que cela pourrait s'admettre; mais des pierres, des roches et de la terre, cela ne fond pas.

—Non,... mais ça s'effrite.

—Et sur quoi vous basez-vous pour parler ainsi?

—Tout à l'heure, lorsque m'a pris ce singulier malaise que vous m'avez conseillé de combattre par une promenade hygiénique, j'ai marché jusqu'à ce que j'aie fait le tour complet de l'île.

—Nous savons cela,... nous vous avons vu.

—Mais ce que vous ne savez pas... c'est que, tout en marchant, je comptais mes enjambées.

—C'est la preuve d'un esprit méticuleux, fit plaisamment M. de Flammermont... et combien d'enjambées vous a donné ce tour complet de l'île neigeuse?

—Cinq cent vingt enjambées... plus deux de mes pieds, le talon de l'un mis à la pointe de l'autre.

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Les Terriens finirent par se trouver serrés,
coude à coude, sur une sorte de promontoire.

—Eh bien?

—Comme vous l'avez vu également, j'ai fait un second tour; par curiosité, j'ai compté comme la première fois et...

—Vous avez trouvé moins d'enjambées?

—Non, j'ai trouvé le même nombre... cinq cents.

—Alors, qu'est-ce qui vous inquiète?

—Ce sont mes deux pieds qui manquent.

Fricoulet éclata de rire.

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—En vérité! s'écria-t-il, voilà bien de quoi vous mettre la cervelle à l'envers! Vous ayez fait les enjambées plus longues au second tour qu'au premier,... voilà tout.

Farenheit secoua gravement la tête.

—Monsieur Fricoulet, déclara-t-il, avant d'entreprendre le commerce des suifs, j'étais arpenteur dans le Far-West; c'est moi qui ai mesuré la plupart des terrains occupés actuellement, dans le Nouveau-Monde, par les émigrants que nous envoie chaque année l'Ancien continent,... c'est vous dire que mes jambes se sont, depuis longtemps, rompues à un écartement qui ne varie pas d'une ligne... quatre-vingt-quinze centimètres... d'un talon à l'autre, j'en donnerais ma tête à couper.

—Je ne dis pas le contraire, monsieur Farenheit, riposta l'ingénieur, et loin de moi la pensée de vouloir nier la longueur constante de vos enjambées; seulement il peut parfaitement y avoir erreur dans votre compte, étant donné que la différence consiste seulement dans une longueur de deux pieds.

L'Américain désigna ses jambes.

—Savez-vous, monsieur, dit-il d'un air digne, que chacun de mes pieds ne mesure pas moins de trente-sept centimètres, ce qui, en les mettant bout à bout, donne une longueur de soixante-quatorze centimètres. Eh bien! jamais!... vous entendez bien!... jamais, dans ma vie d'arpenteur, je n'ai fait une erreur si considérable,... donc, du moment où je n'admets pas m'être trompé, c'est la surface qui a diminué.

Gontran haussa les épaules.

—C'est très logique, comme raisonnement, dit-il; mais c'est votre infaillibilité que je ne puis admettre.

Farenheit devint rouge de colère.

—Contrôlez mon calcul, dit-il, vous déciderez ensuite; quant à moi, je veux en avoir le cœur net.

Sur ces mots, il tourna les talons et se remit en marche.

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Derrière lui, lui emboîtant exactement le pas, s'avança Gontran, puis Fricoulet; et tous les trois, à la queue leu leu, firent lentement le tour de l'île, s'ingéniant à faire les plus régulières possibles leurs enjambées qu'ils comptaient à voix basse.

Une fois arrivés à leur point de départ, ils s'arrêtèrent et l'Américain s'écria triomphalement:

—Quand je vous le disais! je n'en trouve plus que quatre cent quatre-vingt-dix-huit; c'est donc deux enjambées et deux pieds de moins qu'au tour précédent.

—Moi! j'en ai compté cinq cent trente-cinq, dit M. de Flammermont.

—Ah! moi! fit l'ingénieur en montrant ses petites jambes, si grand que j'aie pu ouvrir mon compas naturel, je n'ai pu faire moins de cinq cent soixante-dix enjambées...

Fricoulet avait tiré son carnet et inscrit sur une page blanche les chiffres fournis par ses deux compagnons et par lui-même; puis il dit:

—Maintenant, recommençons.

Et ils repartirent, mais en sens contraire; Gontran ayant affirmé qu'il devait en être de cette preuve comme de la preuve de l'addition qui se fait à rebours.

Au fur et à mesure que les deux amis avançaient dans cette seconde promenade, leur nez s'allongeait sensiblement et leurs traits exprimaient une inquiétude profonde.

Enfin, quand ils furent arrivés et qu'ils se regardèrent, Gontran s'écria:

—Toi aussi, hein!... tu as constaté une diminution.

Fricoulet répondit affirmativement par un signe de tête.

—Oui, dit-il, une diminution sensible; au lieu de cinq cent soixante-dix enjambées que me donnait le premier tour, je n'en trouve plus que cinq cent cinquante-neuf... et je suis certain de les avoir faites aussi longues que les autres.

—C'est comme moi, répondit Gontran, j'en ai compté seulement cinq cent vingt-huit.

—Et moi quatre cent quatre-vingt-dix-sept, dit Farenheit.

Les trois hommes se regardèrent longtemps en silence: leur face était grave et les plis profonds qui sillonnaient leur front prouvaient l'angoisse horrible qui leur étreignait le cœur.

La surface de l'île diminuait d'heure en heure; battu constamment par les vagues, ébranlé, disloqué par les horribles secousses de la tempête, le sol s'effritait peu à peu et il fallait envisager le moment où l'île neigeuse ne présenterait même plus assez de surface pour continuer à jouer ce rôle de radeau sauveur, grâce auquel les Terriens avaient échappé au cataclysme.

—Que faire? murmura Gontran dont, instinctivement, les yeux se dirigèrent vers Séléna pour l'envelopper d'un regard de tendresse.

—Rien, répondit Fricoulet; contre ce qui se passe, nous sommes impuissants; attendons et souhaitons que la rapidité du courant l'emporte sur l'émiettement de l'îlot.

—Mais plus le courant est fort et plus il me semble que les vagues doivent ronger le rivage avec violence.

—C'est parfaitement exact, riposta l'ingénieur; ne souhaitons donc rien et attendons... Mais surtout pas un mot de tout ceci à ce vieillard ni à cette jeune fille; il est inutile de les épouvanter à l'avance; il sera toujours temps de les prévenir lorsque le péril sera imminent.

Gontran et Farenheit indiquèrent, d'un mouvement de tête, qu'ils étaient d'accord sur ce point avec Fricoulet; puis chacun d'eux s'écarta pour se livrer en paix aux réflexions que lui suggérait son propre tempérament.

Fricoulet calculait, Farenheit rageait, Gontran se lamentait.

Et toute la journée se passa ainsi sans que rien vînt troubler la désespérante monotonie de cette navigation étrange; pas un être vivant ni dans l'air, ni dans l'eau; à l'horizon pas une voile, pas un vestige de terre qui pût donner espoir aux malheureux naufragés.

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Ces régions paraissaient complètement désertes et, lorsqu'au soir, le soleil se coucha à l'Occident, le radeau semblait immobile, figé au centre d'une circonférence liquide infinie.

Fricoulet, cependant, estima que l'on avait parcouru une cinquantaine de lieues vers le Sud-Est; mais une nouvelle promenade autour de l'îlot lui démontra également que le nombre des enjambées avait diminué de près de cent.

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—Fichtre! pensa-t-il, voilà qui devient inquiétant... Si cela continue dans les mêmes proportions, la journée de demain ne s'écoulera pas sans catastrophe.

Et il ajouta avec philosophie:

—Après tout, à quoi bon s'inquiéter? S'il est écrit là-haut que je ne dois point revoir le boulevard Montparnasse et que mes jours doivent se terminer au fond d'un océan martien... j'aurai beau dire et beau faire, il faudra bien que ma destinée s'accomplisse.

Et, sur cette belle pensée, il s'allongea aux côtés de Gontran et de Farenheit qui, accablés de fatigue, ronflaient déjà, insouciants du péril qui les menaçait.

D'ailleurs, n'était-il point sage à eux de mettre en pratique le proverbe d'après lequel «qui dort dîne»; la pénurie du garde-manger leur faisait un devoir de chercher dans le sommeil l'oubli de leurs tiraillements d'estomac.


Ils furent réveillés par un cri que poussa tout à coup Ossipoff.

—Terre! terre!

En un clin d'œil, ils furent sur pied et coururent au vieillard qui se tenait immobile, la lunette braquée sur l'horizon.

L'aube se levait et, au loin, à travers la brume légère qui flottait à la surface des eaux, une ligne grisâtre, indécise, barrait l'horizon.

—Sauvés!... nous sommes sauvés! hurla Farenheit en se jetant dans les bras de Fricoulet.

Celui-ci, peu sensible à l'étreinte formidable de l'Américain, le repoussa rudement, en disant d'un ton de mauvaise humeur:

—Vous me semblez vendre la peau de l'ours avant de l'avoir jeté à terre, mon cher sir Jonathan... la contrée que vous apercevez là-bas et qui ne peut être que le continent de Noachis, se trouve encore à une quarantaine de kilomètres d'ici.

—Et avant que nous ne l'ayons atteint, continua Gontran qui arrivait après s'être livré à un nouvel arpentage, l'îlot sera réduit à sa plus simple expression.

—Combien d'enjambées? demanda Fricoulet.

—Cent vingt-quatre, répondit le jeune comte.

—Et il n'est que cinq heures du matin, murmura l'ingénieur d'un ton accablé.

On absorba une dose de liquide nutritif, la dernière, puis on demeura immobile, figé dans une muette contemplation de cette terre vers laquelle on dérivait avec une désespérante lenteur.

Vers midi, on avait fait une vingtaine de kilomètres et déjà, à l'aide de la lunette d'Ossipoff, on distinguait vaguement la côte basse et déchiquetée du continent tant désiré.

—Il me semble que nous avançons plus rapidement, dit Farenheit.

—Preuve que notre îlot diminue de surface, répondit l'ingénieur.

Maintenant, en effet, les Terriens se trouvaient réunis sur une plate-forme rocailleuse qui ne mesurait pas plus de dix mètres de long sur quatre mètres de large.

—N'y aurait-il aucun moyen d'activer notre marche? demanda M. de Flammermont, une voile par exemple?

—Et avec quoi voudrais-tu fabriquer une voile? dit Fricoulet.

—Avec nos habits, notre linge...

—Il faudrait pouvoir les réunir les uns aux autres; et puis, le sol qui nous porte est encore trop lourd pour pouvoir obéir à l'impulsion du vent.

Farenheit frappa du pied avec fureur.

—Alors... quoi? gronda-t-il, il nous faut mourir, sans rien tenter pour nous sauver.

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Et il dressait son poing fermé vers cette terre qui représentait la vie et à laquelle il semblait impossible d'aborder.

Fricoulet, tout à coup, se toucha le front du doigt et dit tout bas en s'adressant à Gontran et à Farenheit:

—J'ai une idée.

Ils s'empressèrent autour de lui.

—Une idée!... une idée qui peut nous sauver? demandèrent-ils.

—Qui peut nous sauver, répondit l'ingénieur avec assurance.

—Laquelle?

—Laissez-moi réfléchir encore... attendez et, lorsque le moment sera venu, je vous ferai part de mon projet.

Trois heures s'écoulèrent encore pendant lesquelles l'Américain mesura l'îlot plus de dix fois.

—Vous savez qu'il diminue toujours, revenait-il dire à Fricoulet.

Celui-ci haussait les épaules et répondait avec calme:

—C'est bon, laissez-le diminuer.

Enfin, vers cinq heures du soir, les Terriens finirent par se trouver serrés, coude à coude, sur une sorte de promontoire en roche grise, de deux mètres carrés tout au plus.

Fricoulet alors se décida à parler.

—Mes amis, dit-il, j'ai pensé à un moyen qui, tout en imprimant à notre radeau une vitesse plus grande, l'allégerait en même temps.

Farenheit ouvrit des yeux énormes et Gontran s'écria:

—Songerais-tu à adapter à notre îlot un moteur de ton invention?

—Précisément.

—Est-ce que?...

Et le jeune comte appuya l'extrémité de son index sur le front de son ami.

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L'ingénieur secoua la tête en riant.

—Rassure-toi, répliqua-t-il, je ne suis pas fou.

—En ce cas, explique-toi... en quoi consiste ce moteur?

—Dans nos bras et dans nos jambes.

—Tu perds la tête!

—Non pas: Sir Jonathan, ainsi que nous en avons pu juger maintes fois, est un nageur émérite... moi-même, sans avoir la prétention d'égaler lord Byron, le plus fort nageur du siècle, je me tire d'affaire à mon honneur... Si donc, sir Jonathan n'y voit aucun inconvénient, il va se mettre à l'eau avec moi et tous les deux nous pousserons l'îlot.

—Mais c'est de l'insanité! s'écrièrent ensemble tous les Terriens...

—Une insanité qui diminuera de cinquante pour cent le poids du radeau et qui, par cela seul, augmentera sa rapidité dans les mêmes proportions, sans compter la vitesse que nous pourrons lui imprimer...

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Les voyageurs se regardaient, ne sachant à quoi se résoudre.

Voyant leur indécision, Fricoulet s'écria:

—Essayons toujours... la tentative ne nous fera courir aucun risque; quant à sir Jonathan, je crois qu'il se soucie autant que moi de prendre un bain.

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L'Américain examina d'un regard attristé ses vêtements que toute la journée précédente et toute la nuit avaient à peine suffi à sécher.

—Allons, bougonna-t-il enfin, si vous croyez que cela puisse être de quelque utilité...

Comme il achevait ces mots, un bruit se fit entendre derrière eux et, se retournant, ils constatèrent qu'un pan de l'îlot, miné sourdement par les vagues, venait de tomber à l'eau.

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En même temps, le sol sembla s'abaisser sous la surface liquide et les voyageurs se trouvèrent avoir de l'eau jusqu'aux chevilles.

Séléna jeta un cri d'épouvante, Gontran courut à elle pour la rassurer et la prendre dans ses bras; mais, dans le brusque mouvement qu'il fit, il imprima à l'épave un balancement tel qu'elle faillit chavirer.

—Eh bien! demanda Fricoulet narquoisement, il est temps, je crois, de jeter du lest... allons, sir Jonathan...

Sur ces mots, il allongea les bras au-dessus de sa tête et, les mains réunies, piqua une tête dans l'Océan.

L'eau rejaillit en écume argentée; puis, la tête de l'ingénieur reparut presque aussitôt à la surface.

—Eh bien! demanda-t-il, constatez-vous un allégement?

—Nous avons les pieds presque à sec, répondit Ossipoff.

Farenheit hésitait toujours, promenant ses regards de ses vêtements secs à la nappe liquide dans laquelle il lui fallait s'immerger.

Déjà Fricoulet avait passé à l'arrière de l'îlot et, nageant d'un bras, le poussait de l'autre.

Alors, l'Américain eut honte de ses hésitations et, tout en mâchonnant entre ses dents un juron de mauvaise humeur, il fit comme l'ingénieur et se jeta à l'eau.

—Hurrah! s'écria Gontran, nous remontons de deux pieds.

—Parbleu! riposta gaîment Fricoulet, juste le poids de ceux de sir Jonathan... des pieds de trente-huit centimètres!

On navigua ainsi pendant trois heures; les deux nageurs se reposaient alternativement, l'un faisant la planche et se laissant traîner à la remorque, pendant que l'autre faisait fonctionner ses moteurs naturels, ainsi que l'ingénieur appelait ses bras et ses jambes.

La nuit, heureusement, était claire, bien que de légers nuages flottant au ciel empêchassent d'apercevoir les étoiles; Phobos n'avait point encore paru à l'horizon; Deimos seul éclairait Mars.

Perdue dans la brume, à quelques kilomètres à peine, la terre de Noachis apparaissait vaguement.

Mais, maintenant, l'épave semblait ne plus avancer, Fricoulet et son compagnon étaient épuisés de fatigue et mouraient de faim; tout ce qu'ils pouvaient faire était de lutter contre un courant dans lequel ils étaient tombés et qui tendait à les faire dériver vers l'Ouest.

—Je crois bien que nous sommes perdus, murmura l'ingénieur à l'oreille de l'Américain.

—Perdus... grommela celui-ci,... perdus, lorsque la terre est là... si près de nous! C'est sombrer au port, By God!

Puis, tout à coup, il poussa un gémissement et balbutia:

—À moi!—Monsieur Fricoulet,—il me semble que je m'évanouis.

Mais avant que l'ingénieur eut pu le saisir par le bras pour le soutenir, la tête de l'Américain avait disparu.

—Fichtre! grommela Fricoulet, est-ce qu'il va tourner de l'œil ainsi, sans dire gare.

Et il s'apprêtait à plonger, lorsque, de l'autre côté de l'îlot, à l'avant, une voix s'écria, vibrante de joie.

—Sauvés! nous sommes sauvés!

Cette voix était celle de l'Américain.

—On a pied ici, continua-t-il... arrivez donc.

En quelques brasses, l'ingénieur eut rejoint son compagnon et le vit qui se tenait debout, avec de l'eau jusqu'à la poitrine; doucement il se laissa couler et fut fort surpris de sentir le sol sous ses pieds; par exemple, comme il était plus petit que l'Américain, l'eau lui venait jusqu'au menton.

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—Victoire!—victoire! s'écria-t-il.

Et s'adressant à Gontran et à Ossipoff.

—Si vous m'en croyez, vous ferez comme nous et vous vous mettrez à l'eau... c'est, je crois, le moyen d'arriver le plus tôt possible à la terre ferme.

Une discussion éclata entre le vieux savant et sa fille.

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Séléna voulait faire comme ses compagnons, et quitter, elle aussi, l'épave.

—Je suis honteuse, disait-elle, d'augmenter encore la fatigue de ces braves amis... Je ne suis pas en sucre et je ne fondrai certainement pas en suivant votre exemple.

Ossipoff ne voulait pas entendre de cette oreille-là et exigeait que la jeune fille demeurât sur l'îlot.

—Mon Dieu, monsieur Ossipoff, dit alors Fricoulet, nous perdons là un temps précieux; quant à moi, je trouve que mademoiselle a raison, non pas tant à cause du surcroît de fatigue que nous cause la traction de ce bloc de terre, qu'à cause du retard que cela nous occasionne.

—Vous voyez, cher père, que j'ai raison! fit la jeune fille.

—Possible, gronda le vieillard, mais je ne veux point que tu te mettes à l'eau quand je devrais, à moi tout seul, tirer cette épave.

—Eh! mon cher monsieur, s'exclama Fricoulet, qui vous parle de mettre Mlle Séléna à l'eau.

—Alors, je ne comprends plus.

—Donnez-moi votre redingote.

Bien que continuant à ne pas comprendre, Ossipoff se dépouilla docilement de son vêtement.

Alors, l'ingénieur s'écria:

—Vous, sir Jonathan, empoignez-moi cette redingote par ici, et toi, Gontran, prends-la par là... Eh bien! est-ce que cela ne forme pas un confortable hamac dans lequel Mlle Séléna va pouvoir s'asseoir commodément?

Malgré ses répugnances à augmenter la fatigue de ses compagnons, la jeune fille dut prendre place sur ce brancard improvisé et la petite caravane se mit en marche, précédée de Fricoulet qui sondait prudemment le terrain; Ossipoff suivait, prêt à relayer celui des porteurs qui se sentirait fatigué le premier.

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Ils avancèrent ainsi avec rapidité, pendant une demi-heure, le niveau de l'eau s'abaissant progressivement; tout à coup Fricoulet poussa un cri et s'arrêta, les autres, croyant à un accident, le rejoignirent au pas de course.

Ils aperçurent alors, dans l'espace, à quelque distance, noyés un peu dans les brumes de la nuit, une multitude d'astres brillants dont la lueur éclairait le sol.

—C'est à croire que la voie lactée tout entière s'est décrochée du ciel et est tombée sur Mars, ricana Gontran.

—Ne trouves-tu pas que cela donne la même impression que l'approche d'une grande ville terrestre? dit à son tour Fricoulet; si l'on ne jurerait pas voir là, à quelques centaines de mètres, le panorama nocturne de Paris, avec ses milliers de becs de gaz dont la réverbération fait rougeoyer le ciel sur une étendue de plusieurs lieues.

—Avec cette différence, fit Ossipoff, qu'ici la réverbération se produit de haut en bas.

—Allons! en route, reprit l'ingénieur; je ne sais pourquoi, mais un pressentiment me dit que cette grande lueur va être pour nous ce que fut, pour le petit Poucet, la lumière du charbonnier qu'il aperçut tout à coup dans la forêt.

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D'immenses caissons métalliques, remplis d'un gaz plus léger que l'air...


CHAPITRE II

OÙ LE GÉNIE DE GONTRAN SAUVE
ENCORE LA SITUATION

Les Terriens s'étaient remis en marche, foulant avec volupté ce sol martien sur lequel ils avaient désespéré, durant de si longues heures, de jamais poser le pied; ils avaient oublié leurs membres brisés par la fatigue, leur estomac détraqué par la faim, leur cerveau alourdi par l'angoisse.

Ils se sentaient revivre et aspiraient avec volupté l'air frais et vivifiant de la nuit.

Prenant comme phare, pour se diriger dans leur course, cette lueur énigmatique qui augmentait d'intensité à mesure qu'ils avançaient, ils suivaient le bord d'une nappe liquide qui s'enfonçait, ainsi qu'une baie étroite ou l'estuaire d'un fleuve, dans l'intérieur des terres.

—Penses-tu, réellement, que ce soit là une ville? demanda Gontran à l'oreille de son ami;... tout insipide que soit le mode d'alimentation en usage sur cette planète, j'ai hâte de me restaurer... voilà les tiraillements d'estomac qui recommencent.

—Que veux-tu que je te dise? mon pauvre vieux, répliqua l'ingénieur; sur ce sujet, je suis aussi ignorant que toi et j'en suis réduit à des suppositions.

Tout à coup Séléna s'écria:

—Tiens! une étoile filante!

Tous levèrent la tête et aperçurent, en effet, un point lumineux qui, d'un rayon enflammé, zébrait l'espace assombri.

Ce point paraissait s'être détaché de cette agglomération brillante que M. de Flammermont avait pris tout d'abord pour la voie lactée; en outre, on eût dit qu'il se dirigeait vers les Terriens.

En entendant l'exclamation de sa fille, Ossipoff haussa les épaules.

—Une étoile! grommela-t-il; mais ma pauvre enfant, tu n'aurais pas eu le temps de la signaler, que déjà elle aurait disparu.

—Et non seulement elle ne disparaît pas, mais encore elle devient de plus en plus brillante, déclara Farenheit.

—Ne vous semble-t-il pas apercevoir une masse sombre qui se meut dans le sillage de ce point lumineux? demanda Gontran.

Fricoulet frappa joyeusement ses mains l'une contre l'autre.

—Bravo! s'écria-t-il,—cette étoile n'est autre chose que la lampe électrique d'un Martien.

—Puissiez-vous dire vrai, Monsieur Fricoulet, fit Séléna, à laquelle il tardait, comme à ses compagnons, de se reposer enfin d'aussi longues fatigues.

Comme elle achevait ces mots, un sifflement se fit entendre, assez semblable à un bruit d'ailes fendant l'espace et, presque aussitôt, un corps s'abattit près des voyageurs.

Ainsi que l'avait pronostiqué Fricoulet, c'était, en effet, un Martien qui dirigeait sur eux la lumière de la minuscule, mais éclatante lanterne fixée à son front.

Quand il les eut considérés attentivement, il poussa deux ou trois sons gutturaux.

L'ingénieur qui, on se le rappelle, avait servi jusqu'alors d'interprète à ses compagnons, s'avança vers l'indigène et échangea avec lui quelques monosyllables rapides.

Puis, le Martien reprit son vol et disparut, léger comme une flèche, dans la nuit.

Gontran poussa une exclamation désappointée.

—Eh bien! quoi, fit-il, il s'en va, comme ça!... et nous?

—Tranquillise-toi, dit alors Fricoulet, il va revenir avec un véhicule qui, dans la situation où nous nous trouvons, sera, je pense, accueilli joyeusement...

—Mais ces lumières?... demanda Ossipoff.

—... Sont celles d'une ville aérienne où nous allons nous rendre.

—Une ville aérienne! répéta Gontran... ah ça! dans ce maudit pays, c'est de plus fort en plus fort... comme chez Nicolet.

—Vous ne savez pas de quelle façon est construite cette ville? demanda Ossipoff.

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—Je vous avouerai, mon cher Monsieur, répliqua l'ingénieur, que je n'ai point pris le temps de demander des explications à ce sujet,... d'autant plus que, pour le moment, cela m'intéresse fort peu.

—Pourvu que nous trouvions de quoi nous sustenter à notre suffisance et nous reposer en toute sécurité, le reste importe peu, déclara Farenheit.

Le vieux savant lui lança un regard de travers.

—Sauvage! grommela-t-il entre ses dents.

Sans doute la faim décuplait-elle les facultés acoustiques de l'Américain, car l'épithète lui frappa les oreilles et il allait la relever de façon certainement peu agréable pour Ossipoff, lorsqu'au-dessus de leur tête, l'ombre s'illumina soudain de lueurs vives et, presque aussitôt, tombant de l'espace aussi légèrement qu'un oiseau, vint se poser sur le sol, un appareil en tous points semblable à celui qui avait déjà transporté nos voyageurs à la Ville-Lumière.

À peine y eurent-ils pris place que cette sorte d'hélicoptère s'éleva avec une vélocité incroyable et, fendant les airs, vint, au bout de quelques minutes, s'arrêter sur une vaste plate-forme toute étincelante de lumières et autour de laquelle s'élevaient, assises sur des fondations invisibles, des habitations d'un type identique à celles que nos voyageurs avaient déjà rencontrées sur la planète.

Une fois débarqués, leur guide les conduisit dans un vaste bâtiment où, après leur avoir remis des fioles de liquide nutritif et leur avoir désigné un amas de duvet étendu sur le sol, leur souhaita le bonsoir et se retira.

À son réveil, qui fut bien étonné? ce fut Fricoulet en voyant Aotahà qui, debout auprès de son chevet, le considérait en souriant.

D'un bond il fut debout, enchanté de retrouver ce brave Martien qui s'était montré si complaisant pour lui et ses compagnons, depuis leur séjour sur la planète; et tout de suite il engagea la conversation.

Il apprit alors que la Ville-Lumière, entraînée par le grand courant équatorial, et après avoir traversé la mer Érythrée, avait abordé, deux jours auparavant, à l'endroit où les Terriens, emportés par le même courant, avaient atterri la veille.

Les habitants de Tôouh, la ville aérienne, prévenus par voie télégraphique du cataclysme qui s'était produit à la suite de la bataille dans les plaines de la Lybie et avisés de la route suivie par la Ville-Lumière, arrachée de ses fondations, avaient mis à la disposition de ses compatriotes les moteurs nécessaires pour les remorquer eux et leurs habitations jusqu'à l'emplacement qu'ils occupaient primitivement dans la région de l'Équateur.

—Mais vous, demanda Fricoulet à Aotahà, lorsque le récit de celui-ci fut terminé, comment se fait-il que vous soyez encore ici.

—Je me préparais à aller à votre recherche, répondit simplement le Martien.

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Après l'avoir remercié chaudement de cette bonne intention, Fricoulet demanda des explications sur le lieu singulier en lequel il se trouvait ainsi que ses amis; et le Martien lui fournit complaisamment tous les renseignements capables de satisfaire la curiosité du Terrien.

Cette terre de Noachis étant, plus que toutes les autres contrées de la planète, sujette à des inondations formidables susceptibles de durer pendant plusieurs années, les habitants avaient songé à utiliser les progrès étonnants réalisés par la science, pour se mettre à l'abri de ce fléau terrible.

Une seconde raison les empêchait d'asseoir les assises de leurs maisons sur le sol même: les miasmes pestilentiels qui se dégageaient des terrains marécageux de cette île immense.

Aussi avaient-ils suspendu leur ville dans l'espace par un moyen des plus simples: d'immenses caissons métalliques, remplis d'un gaz plus léger que l'air, jouaient le rôle de ballons et servaient de fondations aux maisons; quant aux matériaux employés à la construction, ils étaient, presque tous, composés de cellulose pure, rendue, par des procédés spéciaux, aussi dure que l'acier, quoique demeurant très mince et imperméable.

Le gaz qui remplissait les caissons était produit par la réaction de substances chimiques les unes sur les autres; au moyen des câbles rattachant la cité aérienne à la terre ferme et contenant intérieurement des fils métalliques, l'électricité produite à terre arrivait jusqu'aux habitations pour fournir la lumière, la chaleur et la force motrice, indispensables aux besoins journaliers.

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Les Terriens auxquels Fricoulet émerveillé transmettait les explications du Martien sur ces admirables travaux, demeuraient immobiles d'ébahissement.

Farenheit lui-même, qui écoutait sans comprendre grand chose, était stupéfait de tant d'ingéniosité; au fond, bien qu'il n'en laissât rien paraître, il était quelque peu humilié dans son amour-propre national; les Américains lui semblaient bien petits et bien arriérés auprès de ces gens-là.

Aussi se promit-il, si la Providence lui faisait remettre les pieds sur les États-Unis, de ne jamais toucher un mot de la planète Mars à ceux qui lui demanderaient le récit de ses extraordinaires voyages.

—Ce serait, assurément, le meilleur moyen de me faire blackbouler à la réélection présidentielle de l'Excentric-Club, pensait-il.

En ce moment, Aotahâ désigna de la main une machine singulière amarrée au ponton aérien sur lequel reposait l'habitation où se trouvaient les Terriens.

—Qu'est-ce que cela? demanda Fricoulet.

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—Le véhicule qui doit nous transporter dans les régions de l'Équateur.

—Ça? exclama Gontran auquel l'ingénieur venait de traduire la réponse du Martien.

L'exclamation stupéfaite et quelque peu méprisante du jeune comte, s'expliquait par la forme bizarre du véhicule?

C'était une sorte de cigare métallique, long d'environ trente mètres, terminé en pointe à chaque extrémité et paraissant avoir, à son plus fort renflement, un diamètre de quatre à cinq mètres.

À chacun de ses flancs et perpendiculairement à l'horizontale se dressait une manière de mât métallique lui aussi, servant de support à de vastes plans de toile et terminé par une double hélice; à l'avant et à l'arrière de ce véhicule se trouvaient des propulseurs actionnés par des moteurs invisibles.

Fricoulet s'était approché et examinait cet appareil avec un intérêt considérable.

—Singulière machine, hein! fit-il à Gontran.

—Si je n'avais déjà expérimenté la civilisation extraordinaire de ces gens-là, répondit M. de Flammermont, j'hésiterais à monter là-dedans, ma parole d'honneur.

Ossipoff, sa fille et Farenheit avaient déjà embarqué; l'ingénieur fit comme eux et, tout en bougonnant, le jeune comte suivit son ami.

Alors, une sorte de sonnerie électrique retentit, les attaches furent larguées, et les propulseurs furent mis en mouvement.

Après s'être élevé dans l'espace, droit comme une flèche, le bateau aérien fila un instant horizontalement; puis, à un signal, les deux mâts s'inclinèrent vers l'arrière, présentant à l'air une vaste surface de plans inclinés.

—Eh! parbleu! s'écria Fricoulet, c'est tout simplement une façon d'aéroplane à plusieurs plans superposés.

Ossipoff, en ce moment, serra énergiquement les mains de M. de Flammermont.

—Eh! qu'avez-vous donc, mon cher monsieur? demanda le jeune homme tout surpris de ce brusque attendrissement.

—Ce véhicule me rappelle mon évasion d'Ekaterimbourg, répondit le vieillard.

Et il ajouta:

—N'êtes-vous pas fier, mon cher enfant, de vous être rencontré, dans l'invention de cet ingénieux aéroplane auquel je dois ma liberté et peut-être ma vie, avec ces Martiens, les plus civilisés et les plus instruits de l'Univers.

Gontran eut un petit haussement d'épaules insouciant.

—Mon Dieu! répondit-il, pas plus fier que cela, je vous assure, monsieur Ossipoff.

Le vieux savant l'enveloppa d'un regard attendri.

—Quelle modestie, murmura-t-il.

Au-dessous d'eux, les nuages filaient avec une rapidité vertigineuse, laissant apercevoir, par leurs déchirures, le sol de Mars uniformément plat, avec ses canaux miroitant au soleil qui semblaient former autour de la planète une résille de métal étincelant.

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Par moments, des points sombres, d'inégale dimension, apparaissaient; c'étaient des villages, des bourgs, des villes; mais la hauteur à laquelle planait l'appareil empêchait de les distinguer bien nettement; Ossipoff, seul, pouvait en apercevoir les détails, grâce à la lunette de l'Américain qu'il avait accaparée et à laquelle son œil demeura vissé toute la journée.

Lorsque le Soleil se coucha, on arriva à une ville aérienne en tous points semblable à Tôouh et que Ossipoff déclara être située au centre de la Terre de Secchi, appelée aussi Hellade par Schiaparelli.

Au point du jour, on se remit en marche; on longea, pendant quelques heures, le canal Alphée, on s'engagea au-dessus de l'océan Newton, et l'on coupa l'Équateur à midi précis.

Le cap fut alors mis sur l'Est et les Terriens se trouvèrent au-dessus de la Lybie; mais de la mer du Sablier au lac Mœrjs, les eaux avaient envahi le continent, et jusqu'aux confins de l'horizon l'œil des voyageurs n'aperçut, pendant de longues heures, qu'une nappe liquide, étincelant au soleil comme un immense miroir d'acier.

Cependant, la marche du navire aérien avait été activée et Fricoulet calcula que l'on ne faisait pas moins de 200 kilomètres à l'heure—la vitesse de la tempête sur terre; mais, malgré le prodigieux déplacement d'air produit par cette course vertigineuse, ni lui, ni Gontran ne voulurent quitter le pont supérieur de l'appareil, ce qui leur permit d'apercevoir, à plusieurs centaines de mètres au-dessous d'eux, les quatorze canaux signalés par Schiaparelli entre le 200e et 250e degré de longitude.

Successivement, l'ingénieur les nommait à son ami qui, penché sur la rambarde, la tête entre ses deux mains, faisait d'incroyables efforts pour contraindre sa mémoire à retenir ces noms bizarres: Lethé, Amenthès, Aethiops, Fainestos, Cyclops, Hephaestis, Galaxias, Cerberus.

Arrivé à ce dernier, le navire dévia de sa route, suivant, dans l'espace, le tracé du canal jusqu'au Trivium Charontis; puis, brusquement au loin, un faisceau de feux étincelants illumina la nuit: c'était la Ville-Lumière.

—Eh bien! sir Jonathan, dit Fricoulet en débarquant, savez-vous quelle distance nous avons parcourue depuis hier?

L'Américain secoua négativement la tête.

—Deux mille cinq cents kilomètres; pas un de plus, pas un de moins; en quarante-huit heures, c'est assez gentil. Voilà qui laisse bien loin en arrière vos fameux railroad!... qu'en pensez-vous?

Farenheit répondit par un grognement; toutes les fois qu'il était obligé de convenir d'une infériorité des États-Unis, son amour-propre national ressentait une souffrance aiguë.

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Plusieurs jours s'étaient écoulés depuis le retour des Terriens à la Ville-Lumière: Ossipoff s'était plongé dans une suite d'études astronomiques, que lui facilitaient les merveilleux instruments d'optique réunis dans l'observatoire martien; Fricoulet suivait de près les travaux des indigènes, prenant des notes, enregistrant chaque jour, avec un surprise croissante, les progrès réalisés sur la planète, par l'art de la mécanique; Séléna et Gontran, livrés à eux-mêmes, passaient des heures entières à parler de l'avenir, à bâtir des châteaux en Espagne pour loger leur amour; et à cette occupation, les heures paraissaient fuir avec une vertigineuse rapidité: le soir arrivait qu'ils ne s'étaient point dit le quart de ce qu'ils avaient à se dire en se levant.

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LA RÉGION DES EAUX MARTIENS

Quand on s'aime, la conversation n'est qu'un continuel recommencement.

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Seul, Jonathan Farenheit ne savait à quoi employer ses journées et, à défaut d'autres occupations, il passait son temps à maugréer contre Mars et les explorateurs de planètes.

Ce retour vers la cinquième avenue, auquel il aspirait depuis si longtemps, devenait de plus en plus problématique et une fureur épouvantable s'emparait de lui à la pensée que, depuis le 31 août dernier, jour de la liquidation semestrielle, les actionnaires de la Moon's diamantal Company le considéraient comme un voleur.

Si ses regards eussent été des revolvers, Mickhaïl Ossipoff fût mort depuis longtemps, car, toutes les fois que l'Américain se rencontrait avec le savant, sa haine lui jaillissait par les yeux.

Mais heureusement pour le vieillard, le regard humain est inoffensif et Ossipoff continuait paisiblement ses études.

Restaient Fricoulet et Gontran, avec lesquels Farenheit eût pu s'entendre pour concerter un retour vers la Terre; mais le premier était presque tout le temps par monts et par vaux, à l'affût de quelque étrange application scientifique et il était peu facile de lui mettre la main dessus; en outre, au point de vue astronomique, l'Américain n'avait qu'une confiance limitée dans l'ingénieur.

Il n'y avait donc plus que M. de Flammermont, sur lequel sir Jonathan pût compter: celui-là était un savant véritable, et il offrait, sur ses autres compagnons, cet incomparable avantage d'avoir un intérêt direct à rejoindre sa planète natale.

Mais, avec celui-là non plus, il n'était guère commode d'avoir une conversation secrète: il ne lâchait pas d'une semelle Mlle Ossipoff et, sitôt qu'il s'éloignait un peu, tout de suite elle accourait lui prendre le bras pour continuer le duo interrompu, toujours le même et toujours plein de charme pour eux.

Un soir, cependant, que Séléna appelée brusquement par M. Ossipoff avait quitté Gontran, l'Américain, aux aguets, tomba sur sa proie.

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—Monsieur de Flammermont, dit-il à voix basse, j'aurais quelques mots à vous dire.

Surpris du ton tragique de Farenheit, le jeune homme s'écria:

—Eh! parlez, mon cher sir Jonathan, de quoi s'agit-il?

—Pas si haut, je vous prie, monsieur de Flammermont, fit l'autre en posant la main sur le bras du jeune comte, et tirons à l'écart, s'il vous plaît; nul ne doit entendre ce que j'ai à vous confier.

—Savez-vous que vous m'inquiétez véritablement, répliqua Gontran en suivant cependant, avec docilité, son compagnon.

Celui-ci enfin, s'arrêta et, plantant ses regards dans ceux du jeune homme, il demanda, de ce même ton tragique que prit don Diégue à demander à Rodrigue s'il avait du cœur:

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C'était une sorte de cigare métallique, long d'environ trente mètres.

—Monsieur le comte de Flammermont, quelle valeur a votre parole quand vous la donnez?

Gontran fixa sur l'Américain un regard stupéfait.

—Est-ce que vous parlez sérieusement? demanda-t-il, doutant encore qu'il eût bien entendu.

—Ai-je donc l'air de plaisanter? répliqua Farenheit.

Les sourcils du jeune comte se froncèrent.

—C'est que, dit-il lentement, votre question constitue, par elle-même, une insulte grave.

—N'y voyez point autre chose que ce que j'ai voulu y mettre, riposta l'Américain, et répondez-moi par un oui ou par un non...

—Si nous étions sur terre, gronda M. de Flammermont, je ne vous répondrais que par l'envoi d'une paire d'amis...

—Chargés de demander réparation ou rétractation, n'est-ce pas?... heureusement nous ne sommes pas sur terre, car le moyen dont vous parlez n'a jamais servi à élucider aucune question.

—Enfin, me direz-vous au moins où vous voulez en venir?

—À savoir, tout simplement, si vous vous rappelez certaine phrase prononcée par vous, dans un élan de reconnaissance, lorsque, croyant votre fiancée à jamais perdue, vous l'avez retrouvée, sur l'Île Neigeuse, saine et sauve par mes soins.

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—Je me souviens, sir Jonathan, que vous m'avez rendu le plus grand service qu'un homme puisse rendre à un autre et que ma reconnaissance sera éternelle.

—Je sais,... je sais... répliqua Farenheit, mais nous autres, fils du Nouveau-Monde, nous sommes gens pratiques et, comme vous m'avez promis que votre reconnaissance se traduirait par autre chose que par des paroles...

—Moi! s'écria le jeune homme surpris.

—«Sir Jonathan, m'avez-vous dit, vous avez sauvé la vie de ma fiancée et vous venez de sauver la mienne; c'est moi qui me chargerai d'acquitter la dette de reconnaissance de M. Ossipoff en même temps que la mienne...» vous rappelez-vous ces paroles?

Gontran prit la main de l'Américain et, la serrant avec énergie:

—Si je me les rappelle! s'écria-t-il,... elles sont gravées dans mon cœur.

—Vous souvenez-vous aussi que je vous répondis: «Si vous croyez me devoir un peu de reconnaissance, vous pourrez vous acquitter en me rendant, le plus tôt possible, à mon pays natal.»

Le visage de M. de Flammermont s'assombrit, car il prévoyait la suite, et il garda le silence.

—Ce à quoi, poursuivit Farenheit, vous répondîtes: «Je ferai tout ce qui dépendra de moi.»

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Le jeune homme inclina, à plusieurs reprises, la tête de haut en bas.

—Oui,... oui... je me souviens maintenant.

L'Américain poussa un profond soupir, en même temps, les traits de son visage se détendirent et exprimèrent une satisfaction très vive.

—En ce cas, dit-il, quand comptez-vous mettre votre promesse à exécution?

Gontran tressaillit.

—Ma promesse,... ma promesse,... grommela-t-il; ma promesse consiste à faire tout ce qui dépendra de moi.

Farenheit lui frappa amicalement sur l'épaule.

—En ce cas, dit-il avec un sourire aimable, je foulerai bientôt du pied le sol des États-Unis; car, du moment qu'un savant tel que vous...

—Permettez,... voulut dire le jeune homme.

—Du moment qu'un savant tel que vous se met en tête de réussir, il réussit.

Il ajouta en faisant claquer ses doigts d'un air de souverain mépris.

—D'ailleurs, si je me souviens bien de ce que j'ai entendu dire par M. Ossipoff, il n'y a pas plus, entre la Terre et Mars qu'une distance de 15 millions de lieues... et pour des gens comme nous...

—Pardon, fit Gontran,... c'était il y a deux mois que la distance entre les deux planètes n'était que de 15 millions de lieues, mais, depuis ce temps-là, chacune d'elle a couru sur son orbite, et maintenant... c'est une fière enjambée qu'il faudrait faire pour passer de l'une sur l'autre.

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C'est subitement que cet argument s'était présenté à l'esprit du jeune comte pour le tirer de la situation difficile où venait de le mettre Farenheit et il considérait, d'un air très satisfait, le nez visiblement allongé de l'Américain.

—Alors, grommela ce dernier, rien à faire?

—Pour le moment, pas grand chose, répondit M. de Flammermont en secouant la tête.

—Savez-vous bien que j'ai peur de devenir enragé! hurla Farenheit en secouant les bras de son compagnon à les lui briser.

Puis, soudain, se penchant vers lui et le regardant avec des yeux furieux.

—Savez-vous une chose? dit-il,... eh bien! je commence à croire que, vous aussi, vous n'êtes qu'un faux savant... comme votre ami Fricoulet.

Et il ajouta avec un soupir de regret.

—Ah! si Fédor Sharp était ici!

Gontran tressaillit et le regarda avec stupéfaction.

—C'était un savant, celui-là, un vrai savant, murmura Farenheit; d'ailleurs, pour être nommé secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences de Pétersbourg, il ne faut pas être un crétin... comme cet Ossipoff de malheur qui n'a jamais eu aucun titre.

—Excepté à votre ressentiment, dit M. de Flammermont en plaisantant.

—Oh! celui-là, rugit l'Américain, je l'étranglerai un jour ou l'autre.

—Est-ce de moi que vous parlez? demanda une voix joyeuse derrière les deux causeurs.

Ils se retournèrent et virent Fricoulet qui avait disparu depuis deux jours, pour aller, en compagnie de son ami Aotahâ, visiter des chantiers où l'on construisait des véhicules aériens d'un nouveau modèle et dans lesquels l'électricité jouait un rôle surprenant.

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Il répéta sa question; Farenheit lui répondit d'un ton bourru:

—Vous, je ne puis vous en vouloir,... car vous n'êtes point cause si je me trouve aujourd'hui si loin de mon pays natal.

—Je puis même vous apprendre, articula Fricoulet que, s'il n'avait tenu qu'à moi, vous seriez resté dans le Cotopaxi.

Farenheit le regarda d'un air interrogateur.

—Oui, répéta l'ingénieur, le matin même de notre départ, je suis venu trouver M. Ossipoff et l'ai vivement encouragé à ne point vous donner place dans notre obus... Je craignais que cette surcharge n'entraînât des difficultés... Il a traité mes craintes de puériles... et vous êtes parti.

—Ah! plût au ciel qu'il vous eût écouté! s'écria l'Américain, je ne serais pas ici à me morfondre, si loin de mon pays natal.

Fricoulet haussa les épaules pour indiquer qu'à cela il ne pouvait rien, et il allait rejoindre sa couchette, lorsque l'espace, assombri par les voiles de la nuit, se trouva soudain rayé d'une fusée lumineuse qui s'évanouit presque aussi rapidement qu'elle avait apparu.

—Une étoile filante! s'écria l'ingénieur.

Et, s'adressant à Séléna qui était accourue, il lui dit en plaisantant:

—Faites un vœu, mademoiselle.

—Un vœu, répéta-t-elle surprise.

—Les jeunes filles russes n'ont-elles donc point, comme nos jeunes filles françaises, cette charmante superstition qui leur fait former un vœu, lorsque brille au ciel une étoile filante... on prétend que le vœu se réalise rapidement.

Séléna répondit en souriant:

—Non, monsieur Fricoulet; nous ne connaissons point cela en Russie; mais ne suis-je pas, depuis longtemps, Française par le cœur?

—Formez donc vite un vœu, dit Gontran.

—C'est déjà fait, répondit-elle.

—Et sans indiscrétion, demanda le jeune homme, pourrais-je savoir?

La jeune fille le menaça du doigt:

—Ne vous en doutez-vous pas un peu? dit-elle.

—Monsieur Fricoulet, fit Farenheit en s'adressant à l'ingénieur, avez-vous entendu dire que des vœux formés, en de semblables circonstances par des hommes, se fussent réalisés.

—Je vous avouerai, mon cher sir Jonathan, que je ne possède aucun renseignement à ce sujet... mais, pour ce que cela coûte, vous pouvez toujours essayer.

Et il ajouta:

—Je n'ai pas besoin de vous demander...

—Certes non; je le dis bien haut: je souhaite de revoir les États-Unis le plus tôt possible.

Comme il achevait ces mots, l'ombre se trouva zébrée soudain d'une, véritable pluie de feu, sans cesse éteinte et sans cesse renaissante, qui dura plusieurs secondes.

—Eh! s'écria Fricoulet, ce doit être aujourd'hui, sur Terre, le 24 novembre.

Il tira de sa poche un vieux calendrier qu'il avait emporté dans son portefeuille, et, après l'avoir consulté, il murmura:

—Oui, c'est bien cela.

Alors, se tournant vers l'Américain.

—Mon cher sir Jonathan, votre vœu est exaucé.

Farenheit regarda l'ingénieur d'un air incrédule.

—Vous vous moquez de moi, murmurait-il.

—Non pas.

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Et, étendant la main vers un nouveau rayon lumineux qui venait de traverser l'espace.

—Enfourchez une de ces étoiles filantes et vous avez beaucoup de chance de revoir les États-Unis.

L'Américain haussa les épaules:

—Je pense à des choses sérieuses, maugréa-t-il, et vous me parlez de choses absurdes.

—Pas si absurdes que cela, répondit Fricoulet; ne savez-vous donc pas qu'un savant compatriote à vous, Simon Newcomb, a calculé que, par an, il ne tombe pas moins de quarante-six milliards d'étoiles filantes sur la Terre.

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L'ombre se trouva zébrée soudain d'une véritable pluie de feu.

—Quarante-six milliards! répétèrent les compagnons de l'ingénieur, véritablement ahuris par ce chiffre.

—Pour vous prouver que cela n'a rien d'exagéré, sachez qu'en 1883, un astronome qui observait, à Boston, une pluie d'étoiles, les a assimilées à la moitié du nombre de flocons qu'on aperçoit dans l'air pendant une averse de neige ordinaire; en un quart d'heure, et, bien qu'il eut limité son observation au dixième de l'horizon, il n'en compta pas moins de six cent cinquante, ce qui, pour tout l'hémisphère visible, donnait un total de huit mille six cent soixante, soit, pour une heure, trente-quatre mille six cent quarante étoiles... le phénomène ayant duré plus de sept heures, c'est donc deux cent quarante mille étoiles qui se montrèrent à Boston.

—Mais, monsieur Fricoulet, demanda Séléna, sait-on, au juste, ce que c'est qu'une étoile filante?

—Tout d'abord, on prétendait que c'était un corps gazeux, une sorte de nébuleuse; mais on a été amené à conclure que, pour avoir la force de pénétrer dans notre atmosphère, il fallait que ce corps fût solide.

By God! s'exclama l'Américain, et vous croyez que cent quarante-six milliards de corps solides peuvent ainsi tomber sur la terre sans occasionner aucun dégât?

—Permettez-moi de vous demander, sir Jonathan, ce qui arriverait d'un essaim de moucherons traversé par un boulet de canon?

Farenheit se contenta de rire en haussant les épaules.

—Il n'y aurait pas à craindre, n'est-ce pas, que le boulet de canon fût endommagé... de même, si un éléphant s'amusait à piétiner sur une fourmilière; ce n'est assurément pas la vie du pachyderme qui vous inspirerait aucune crainte... Eh bien! ces deux comparaisons sont la meilleure réponse que je puisse faire à ce que vous venez de dire.

—Cependant, objecta Gontran, sans vouloir pousser, comme sir Jonathan, les choses à l'extrême, la rencontre de la Terre avec une étoile filante doit lui occasionner un choc quelconque.

—Quand je parle de la Terre, j'entends la Terre et son atmosphère; or, lorsqu'une étoile pénètre dans notre atmosphère, sa vitesse est telle que, son mouvement se transformant en chaleur, elle s'enflamme, se volatilise pour ainsi dire, et n'arrive à la surface du sol que sous forme de poussière.

—Comment peut-on savoir alors, demanda Séléna, que les étoiles sont des corps solides?... car, tout à l'heure, vous m'avez dit que c'étaient des corps solides.

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—Et je ne m'en dédis pas, mademoiselle, car c'est la vérité; mais ce phénomène d'inflammation et de volatilisation se produit seulement pour les astéroïdes minuscules; ceux, au contraire, dont le poids varie de quelques hectogrammes jusqu'à des milliers de kilos, ceux-là résistent; mais sous l'influence de la chaleur, leur surface se fond et se couvre d'une couche de vernis et cette même chaleur les retardant dans leur course, ils n'arrivent sur Terre qu'avec une vitesse insignifiante.

—Mais cela doit finir par augmenter le volume de notre planète natale, fit observer Séléna.

—Oh! si peu et surtout si lentement; songez qu'en donnant à tous ces astéroïdes une dimension moyenne de un millimètre cube environ, nos quarante-six milliards d'étoiles annuels, représentent 146 mètres cubes et 8,760 kilos; en une série de cent siècles, cet accroissement de volume serait de 1,460,000 mètres cubes, lesquels, répandus à la surface de notre globe qui ne mesure pas moins de 510,000 kilomètres carrés, formeraient une couche de 1 centimètre d'épaisseur... vous voyez que ce n'est vraiment pas la peine d'en parler.

Il se tut et se prit à considérer les rayons lumineux qui recommençaient à zébrer le manteau sombre de la nuit.

Gontran, qui se trouvait à côté de lui, se pencha à son oreille.

—Pourquoi donc, tout à l'heure, en te frappant le front, t'es-tu écrié que ce devait être aujourd'hui, sur Terre, le 24 novembre?

—À cause de cette pluie d'étoiles...

—Elle se produit donc à dates fixes?

—Parbleu!... tu n'avais jamais remarqué cela?

—Je dois t'avouer que non... jusqu'à ce que je fisse la rencontre de M. Ossipoff, toute mon attention était portée vers la diplomatie, et le concert européen...

—... T'intéressait beaucoup plus que l'harmonie des mondes: je conçois cela. Mais, pour le moment, bénis Ossipoff que ses études astronomiques maintiennent cramponné à son télescope; autrement, tu peux être certain qu'il t'aurait déjà poussé une «colle».

—Au lieu de m'adresser ce petit discours, fit Gontran d'un ton maussade, tu ferais bien mieux de me donner quelques explications.

—Eh bien! en deux mots, voici la chose: jusqu'en ces dernières années, on attribuait aux étoiles filantes une origine planétaire; c'est-à-dire qu'on supposait qu'elles formaient des anneaux circulant autour du Soleil avec une vitesse presque égale à celle de la Terre et suivant des orbites à peu près circulaires... mais tout récemment, Schiaparelli, frappé de leur vitesse analogue à celle des comètes, soupçonna que, comme ces dernières, elles devaient avoir une vitesse parabolique et, conséquemment, appartenir à un système céleste étranger à notre système solaire; en outre,...

Gontran, qui écoutait son ami avec une profonde attention, l'interrompit brusquement.

—Si je te comprends bien, dit-il, ce serait une façon de comète dont le noyau, au lieu d'être comme celui de la comète de Halley, Biéla et autres, formé d'un corps unique, considérable, serait composé par la réunion d'infinités de corpuscules, détachés les uns des autres et circulant de conserve dans l'immensité?

Fricoulet secoua la tête.

—Tu n'y es pas, répondit-il; la théorie de Schiaparelli établit que cette agglomération de corpuscules forme une chaîne non interrompue qui court, suivant une forme parabolique, dans un plan perpendiculaire à celui dans lequel se meut la Terre...

—Mais alors, s'écria Gontran dont le visage exprima tout à coup une agitation extrême, il arrive un moment où la Terre traverse cette chaîne?

—Parfaitement logique; cette sorte de fleuve corpusculaire est même si considérable, que la Terre, bien que le traversant perpendiculairement, met quatre ou cinq jours à s'en dégager.

M. de Flammermont poussa un cri de joie qui fit accourir Farenheit et Séléna qui, voyant les deux jeunes gens causer à voix basse, s'étaient retirés un peu à l'écart.

—Ah! ma chère Séléna, dit le jeune comte en pressant dans les siennes, les mains de la jeune fille, le vœu que vous avez formé tout à l'heure va peut-être pouvoir se réaliser.

—Que voulez-vous dire? exclama Mlle Ossipoff en attachant sur son fiancé un regard plein de curiosité.

—Je veux dire que la Terre nous reverra sans doute plus tôt que nous le pensions.

L'Américain ne trouva pas d'autre moyen, pour manifester sa joie, que de jeter en l'air sa casquette de voyage.

—Hurrah! s'écria-t-il, hurrah pour le comte de Flammermont.

Séléna regarda Fricoulet pour lui demander s'il comprenait quelque chose au langage de son ami; mais le jeune ingénieur, secouant la tête, mit son index sur son front, pour indiquer qu'il n'était pas sans concevoir des doutes sérieux concernant la raison de Gontran.

Celui-ci aperçut le geste de l'ingénieur et souriant d'un sourire indéfinissable.

—Non, dit-il, je ne suis pas fêlé... mais avant de vous exposer le plan qui vient de se former soudainement dans mon cerveau, j'ai besoin de coordonner mes idées et c'est à quoi je vais employer la nuit.

Sur ce, il souhaita le bonsoir à Mlle Ossipoff, serra la main de Farenheit et se retira dans le logement qu'il partageait avec Fricoulet.

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CHAPITRE III

OÙ FRICOULET SE SOUVIENT QU'IL EST
MÉCANICIEN-CONSTRUCTEUR

Toute la nuit, l'ingénieur entendit Gontran qui se remuait, sur sa couchette, ainsi que font les gens obsédés par une idée fixe.

À l'aube, enfin, voyant son ami assis sur son séant, les yeux vagues et la mine pensive.

—À quoi songes-tu? demanda-t-il.

Comme sortant d'un rêve, M. de Flammermont tressaillit, passa la main sur son front et répondit:

—Je songe à quitter Mars et à rejoindre la Terre.

—Ah! c'est ton idée d'hier qui te reprend?

—Elle ne m'a pas quitté.

—C'est donc sérieux?

—Tout ce qu'il y a de plus sérieux.

—Et Ossipoff, tu le planteras là?

Gontran tressauta:

—Y penses-tu? demanda-t-il... n'aurai-je pas besoin de lui, une fois là-bas,... pour donner son consentement.

—Mais, jamais il ne consentira à interrompre sa circumnavigation céleste!

—Aussi, pour éviter toute discussion, toute récrimination, ne le préviendrons-nous pas; nous lui assurerons qu'il s'agit de continuer le voyage planétaire entrepris et, une fois en vue de la Terre...

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Gontran compléta sa phrase par un geste signifiant clairement qu'à ce moment-là il se soucierait peu de la colère du vieux savant.

—Mais, s'il se base sur cette trahison de ta part pour refuser son consentement.

—Baste! tu es assez mon ami pour prendre cette trahison à ton compte.

Fricoulet serra plaisamment la main de son ami.

—Merci d'avoir pensé à moi, répondit-il.

Puis, affectant un sérieux qui était loin de sa pensée:

—Alors, tu as réellement un moyen de nous emmener d'ici?

—Oui, un moyen merveilleux et cependant d'une simplicité... Je m'étonne qu'un garçon intelligent comme toi n'y ait pas pensé.

—On ne saurait penser à tout, répliqua l'ingénieur avec un petit sourire,... voyons ce moyen.

Gontran prit un air grave.

—Avant de te répondre, je te demanderai d'ajouter quelques explications à celles que tu m'as fournies hier au sujet de ce grand courant d'astéroïdes qui circule dans l'espace et que la Terre traverse, as-tu dit, à certaines époques déterminées.

—Parle.

—Ce sont ces «époques déterminées» que je ne puis concilier avec «la chaîne non interrompue» se déroulant dans l'espace... faut-il comprendre que, par moments, cette chaîne a des brisures?

—Pas le moins du monde; je me suis mal expliqué... Ce fleuve d'astéroïdes coule sans interruption... mais à certaines époques, il a, comme un véritable fleuve, des crues formidables et ce sont de celles-là que je parlais hier en disant que notre planète mettait plus de cinq jours à passer d'une rive à l'autre.

—Et quelle est la périodicité de ces crues?

—Trente-trois ans!

M. de Flammermont tressaillit.

—Oui, ajouta Fricoulet, tous les trente-trois ans, au mois de novembre, il y a une marée gigantesque d'étoiles...

Le visage de Gontran exprima un abattement profond.

—Qu'as-tu donc? demanda l'ingénieur surpris du changement subit survenu dans la physionomie de son ami.

—J'ai,... que ces trente-trois ans détruisent tout mon plan.

—Parce que?...

—Parce que c'est cette marée que je comptais utiliser pour regagner la Terre et que, maintenant, il va nous falloir attendre la prochaine.

—Pardon, répliqua Fricoulet, le phénomène qui se produit sur Terre au mois de novembre, ne se produit ici que plus tard; la pluie d'étoiles que nous avons aperçue hier n'est que l'avant-garde de la grande marée qui va envahir Mars prochainement.

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Gontran sauta au cou de son ami.

—Ah! mon cher Alcide, tu me sauves la vie, dit-il.

Après s'être dégagé de cette cordiale étreinte, l'ingénieur reprit:

—Tu sais que tu ne m'as encore rien dit et que je ne serais pas fâché de connaître ce plan merveilleux grâce auquel je cours chance de revoir enfin mon cher boulevard Montparnasse.

Tout en disant cela, il attachait sur Gontran ses petits yeux gris allumés d'une lueur un peu moqueuse.

—Mon cher ami, fit alors M. de Flammermont, j'ai lu, cette nuit, très attentivement les Continents célestes et j'y ai retrouvé, longuement détaillés, les quelques renseignements que tu m'as donnés hier. Une chose surtout m'a causé un plaisir extrême: c'est cette déclaration d'un certain Vorman Lockyer, astronome terrestre qui s'est beaucoup occupé des pierres météoriques: «Dans le plan où se meut l'anneau des astéroïdes du 20 novembre, le vide de l'espace a disparu et il est remplacé par le plein météorique.»

—Oui, répondit Fricoulet en approuvant d'un signe de tête, la densité de cet anneau est plus de mille fois supérieure à celle de l'espace intersidéral, je sais cela... et après?...

Gontran leva les bras au-dessus de sa tête et les agita désespérément.

—Comment! et après?... s'écria-t-il; ne comprends-tu donc pas que nous avons là, à notre disposition, un fleuve... un véritable fleuve et qu'il nous suffira de nous abandonner à son courant...

—Tu oublies une chose, c'est que ce fleuve coule de la Terre vers Mars, pour n'y revenir qu'après avoir passé par Saturne, Uranus et autres lieux...

—Eh bien! répondit le jeune comte nullement déconcerté, nous remonterons le courant,... ce sera un peu plus long, voilà tout.

—Tu parles sérieusement?

—Tout ce qu'il y a de plus sérieusement... que vois-tu d'impossible à cela?... qu'est-ce qui s'oppose à ce qu'on navigue dans l'espace? c'est le vide, n'est-ce pas, le vide absolu... eh bien! voilà une route dont la densité, dis-tu, est mille fois supérieure à celle de l'espace, le hasard veut que, précisément, cette route passe par la Terre, où nous voulons nous rendre...

Il suspendit sa phrase et regarda fixement Fricoulet, attendant son avis...

—Soit, dit l'ingénieur après un assez long silence, je t'accorde la praticabilité de cette route... en principe; mais tu n'as pas, que je pense, l'intention de t'y engager en touriste, la canne à la main et le sac sur l'épaule?

—Bien entendu,... il faut un véhicule,... mais cette partie-là te regarde.

—Moi! exclama Fricoulet en roulant des yeux énormes.

—Dame! répondit tranquillement M. de Flammermont, ce n'est pas mon affaire à moi... je suis inventeur, ce qui demande du génie;... je ne suis pas ingénieur, ce qui ne demande que des études spéciales.

Le pauvre Fricoulet était littéralement abasourdi par l'aplomb de son ami.

—Comment! murmura-t-il, tu veux que je construise...

—Quelle impossibilité vois-tu à cela? n'as-tu pas construit l'obus qui nous a emportés vers la Lune?... la sphère de sélénium grâce à laquelle nous avons abordé sur Mercure n'est-elle pas ton fait, comme aussi le ballon métallique qui nous a amenés ici?... ton effroi provient seulement de ta modestie extrême; moi j'ai le ferme espoir qu'en te torturant la cervelle, tu trouveras quelque chose...

—Ma parole d'honneur! s'écria l'ingénieur, il n'y a que les ignorants pour ne douter de rien.

—Et pour donner confiance aux savants, riposta Gontran.

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—Mais, malheureux! dit Fricoulet, tu ne sais donc pas que cette armée d'astéroïdes dont nous avons aperçu hier l'avant-garde, va défiler devant Mars dans trois semaines.

—Raison de plus pour mettre les bouchées doubles, répliqua le jeune comte, et ne pas perdre de temps;... je te laisse à tes calculs.

Et, tournant les talons, il s'en fut rejoindre Séléna, à laquelle Farenheit voulait absolument arracher des détails sur le plan de son fiancé.

La jeune fille avait beau lui assurer qu'elle n'était au courant de rien, l'Américain n'en persistait pas moins à l'interwiever.

—Ah! ma chère âme, dit Gontran en pressant la main de sa fiancée, je crois que nous touchons enfin au bonheur.

—Serait-il possible! murmura-t-elle en fixant sur lui des regards noyés de tendresse.

—C'est comme je vous l'affirme, répondit-il, dans quinze jours nous partons d'ici?

Un flot de sang empourpra le visage de Farenheit qui demanda:

—Et dans combien de temps pensez-vous que je serai à New-York?

M. de Flammermont parut réfléchir, puis enfin il répliqua:

—Un mois après notre départ.

—Mais, mon père? interrogea timidement Séléna.

—Ah! votre père, fit Gontran d'un ton plein de désinvolture,... nous lui ferons croire qu'on file sur Jupiter, Saturne et compagnie, tout en leur tournant le dos. Il se consolera de n'avoir pas vu les Mondes Géants, en contemplant le bonheur de ses enfants.


Aussitôt que M. de Flammermont l'eût quitté, Fricoulet tira son carnet et se mit à le noircir de chiffres et de croquis, pendant près d'une demi-journée; après avoir recommencé plus de vingt fois ses calculs et ses plans, il s'en fut trouver le complaisant Aotahâ avec lequel il eut une conférence qui dura jusqu'au soir.

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Le lendemain, au point du jour, nouvel entretien entre l'ingénieur et le Martien, dont la conséquence fut le plan de construction d'une sorte de navire destiné à transporter, sur le fleuve astéroïdal, Fricoulet et ses compagnons de voyage.

Suivant les conseils d'Aotahâ, le jeune ingénieur avait adopté, comme propulseur, l'hélice, et comme force motrice l'électricité, dont l'application était des plus communes à la surface de la planète Mars.

Mais l'hélice n'était pas destinée à agir directement sur les corpuscules cosmiques, c'est-à-dire à prendre sur eux son point d'appui, suivant le rôle joué par l'hélice dans un véritable navire.

Dans l'appareil de Fricoulet, elle devait agir seulement comme intermédiaire: c'est-à-dire qu'elle aspirait les astéroïdes par un tube de faible diamètre et les refoulait à l'arrière par une ouverture plus large.

La forme extérieure adoptée était celle d'un cylindre de cinq mètres de diamètre et de six mètres de long; ce cylindre était intérieurement traversé, dans le sens de sa longueur, par un tuyau concentrique d'un mètre et demi de diamètre et de longueur triple, dans lequel se mouvait la vis d'Archimède à trois filets, jouant le rôle d'hélice propulsive.

À l'extrémité antérieure, ce tuyau se terminait en tronc de cône; l'autre extrémité affectait la forme évasée d'un tuyau de cheminée de locomotive.

Le logement des voyageurs devait être formé par l'espace annulaire séparant le tuyau intérieur du grand cylindre qui constituait la coque même du navire. Cet espace fut divisé, en deux parties égales, dans le sens de la hauteur, par une cloison horizontale tenant lieu de plancher, et aussi dans le sens de la longueur, par une autre cloison percée d'une porte; de cette façon, l'appareil se trouvait composé de quatre cabines, accouplées deux par deux et superposées.

Celles du premier étage furent consacrées, l'une au carré, c'est-à-dire à la salle commune, et l'autre, divisée en deux parties, à Ossipoff et à sa fille; l'une des deux de l'étage inférieur devait être partagée entre Farenheit et Gontran; l'autre devait servir tout à la fois de cuisine, de logement pour le moteur, de réserve, de soute; en outre, Fricoulet se proposait de s'organiser une petite encoignure, tout contre le moteur, afin de le surveiller de plus près.

Une fois ce plan bien examiné et bien discuté entre Fricoulet et Aotahâ, ce dernier ce chargea de la mise en œuvre, et le jeune ingénieur eut le loisir de s'extasier à son aise sur les merveilles de l'industrie martienne.

Il avait été décidé que tout l'appareil serait en métal.

Le cylindre extérieur, d'abord fait en bois, fut moulé dans le sable, suivant les procédés métallurgiques en usage sur la Terre; puis, le moule une fois terminé, et l'âme mise en place, on fondit du même coup tout le cylindre.

Pendant que le métal refroidissait, une autre équipe de Martiens fabriquait, au moyen d'un immense tour fonctionnant à l'électricité, le tuyau du milieu destiné à servir d'enveloppe à la vis; quant à l'hélice, on la construisait en enfonçant, dans une rainure hélicoïdale tracée sur l'arbre du moteur, de minces tiges métalliques réunies ensuite les unes aux autres par des plaques également métalliques.

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Cependant, le cylindre refroidi avait été démoulé et tourné.

Alors, il fallut procéder à l'ajustage.

Plus de neuf jours avaient été employés à ces différents travaux; ce qui, avec trois jours consacrés à l'étude préparatoire de l'appareil, ne laissait plus que trois jours de répit avant l'arrivée, dans la région de Mars, de la grande armée d'astéroïdes avec laquelle devait coïncider le départ des Terriens.

Trois jours! et Fricoulet calculait qu'il faudrait au moins ce laps de temps rien que pour boulonner les planchers et les cloisons.

Mais cette méthode primitive n'était point celle en usage chez les Martiens, et la surprise du jeune ingénieur fut aussi grande que sa joie, lorsqu'il put se rendre compte du moyen expéditif employé par les habitants de la planète pour ajuster les pièces entre elles.

Aussitôt tournées, les pièces à rejoindre furent mises en contact, chauffées à blanc par un chalumeau voltaïque d'une puissance énorme et soudées, sans le secours d'aucune brasure; en moins de quelques heures, les différentes parties de l'appareil furent mises en place.

Plus de deux jours restaient pour l'installation du moteur électrique, et c'était largement suffisant.

Alors, on s'occupa de transporter l'appareil dans une des grandes sales de l'observatoire de la Ville-Lumière; c'est de là que les hardis voyageurs devaient s'élancer de nouveau à la conquête de l'espace, en présence de toutes les sommités scientifiques de la planète, convoquées à cette occasion.

D'un avis unanime, Ossipoff avait été laissé dans une ignorance absolue des projets de ses compagnons; on craignait de sa part une résistance basée sur ses observations astronomiques non terminées et que ce départ allait brusquement interrompre.

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En le prévenant seulement au dernier moment, on avait cet avantage d'empêcher d'abord que la lutte s'éternisât, ensuite, d'enlever le vieux savant en faisant miroiter à ses yeux la perspective de Jupiter, de Saturne, d'Uranus, de Neptune, qu'une occasion unique s'offrait de pouvoir visiter.

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Il était comme toujours, plongé dans ses études télescopiques, lorsque Gontran, lui touchant l'épaule, le força à quitter son instrument et à le regarder.

—Eh bien! mon cher monsieur, demanda le jeune homme, avancez-vous un peu et pensez-vous avoir fini bientôt vos observations?

Ossipoff secoua la tête d'un air désespéré.

—C'est véritablement effrayant, mon cher ami, répondit-il, plus je vais et plus je me rends compte de la tâche gigantesque que j'ai entreprise.

Il se fit un silence après lequel M. de Flammermont reprit:

—Mais, savez-vous bien que de ce train-là, nous risquons fort de nous éterniser ici.

—Vous y trouvez-vous donc mal? demanda le vieillard surpris.

—Non pas,... mais la vie est un peu monotone,... et puis...

—Et puis? questionna Ossipoff.

—Il avait été convenu que nous ne nous arrêterions, sur chaque planète, que le temps de reprendre haleine,... et dame, je ne serais pas fâché d'aller voir sur Jupiter ce qui s'y passe,... Vous n'oubliez pas que d'ici à Jupiter, nous avons un nombre respectable de lieues à parcourir.

Le vieux savant leva les bras en l'air.

—Jupiter! s'écria-t-il avec un éclair dans les yeux, le géant des mondes! oh! voir!... contempler!... étudier de près l'ossature de ce monstre!...

Mais l'éclair de son regard s'éteignit, et il murmura tristement:

—Malheureusement,... c'est un rêve, et Mars est bien notre dernière étape dans ce grand voyage que nous avons entrepris.

—Notre dernière étape! s'exclama M. de Flammermont, plaisantez-vous, monsieur Ossipoff? Vous nous avez promis de nous faire visiter tout le système solaire,... il faut tenir votre promesse... Voir Jupiter!... mais c'est notre rêve à tous, à Mlle Séléna, à Fricoulet, jusqu'à Farenheit lui-même...

Et il ajouta:

—Vous ne pouvez vous dérober ainsi à vos engagements...

—Mais le moyen de les tenir?... vous l'avez dit vous-même tout à l'heure,... ce sont des millions et des millions de lieues qui nous séparent de Jupiter!... comment franchir une si effroyable distance?...

—Retournons sur la Terre, en ce cas, insinua Gontran.

Le vieux savant tressaillit et répliqua d'une voix nette:

—Pour cela, rien ne presse,... nous avons, pour y songer, tout le temps qu'il nous plaira.

Le jeune comte dissimula le sourire qui, malgré lui, venait plisser ses lèvres, et répondit:

—Je plaisantais, mon cher monsieur Ossipoff;... ma devise, vous le savez bien, depuis que j'ai entrepris ce grand voyage, est «en avant toujours en avant»,... eh bien! je viens vous dire aujourd'hui, fidèle à cette devise: «monsieur Ossipoff, ne nous immobilisons pas ici,... en avant!»

Le jeune homme avait prononcé ces mots d'une voix vibrante qui parut faire sur Ossipoff une profonde impression; ses lèvres s'agitèrent dans un tremblement nerveux, et ses regards s'attachèrent avec curiosité sur Gontran.

Celui-ci ajouta:

—Savez-vous quel jour marque le calendrier terrestre, monsieur Ossipoff?

Le vieillard secoua la tête négativement.

—La Saint-Michel, repondit Gontran; c'est-à-dire, monsieur Ossipoff, que c'est aujourd'hui votre fête...

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—C'est ma foi vrai, murmura le savant, c'est ma fête; absorbé dans ces intéressantes études, je l'avais complètement oublié!

Puis, après un moment, il demanda, tout étonné:

—Pourquoi me dites-vous cela?

—Parce que, si vous l'aviez oublié, vous, nous nous en sommes souvenus... pour vous la souhaiter...

Un air de contentement se répandit sur le visage du vieillard.

—Ça, c'est gentil, dit-il.

Et il serra cordialement la main du jeune comte.

—Devinez un peu, fit celui-ci d'un ton mystérieux, ce que nous vous offrons?

—Vous êtes donc plusieurs?

—Pour le cadeau dont il s'agit, il a fallu nous cotiser; Mlle Séléna s'est rappelé que c'était aujourd'hui votre fête.

—Chère enfant, murmura le vieillard attendri.

—Farenheit a déclaré qu'il fallait vous la souhaiter.

—C'est un brave homme, au fond, cet Américain, quoique violent.

—Moi, j'ai trouvé le cadeau qu'il fallait vous faire.

Une nouvelle poignée de main remercia le jeune homme de ses paroles.

—Quant à Fricoulet, termina Gontran, il m'a aidé.

—Peuh!... aidé à quoi?

—À vous faire le cadeau en question.

Le vieillard hocha la tête d'un air qui montrait en quelle piètre estime il avait l'aide de Fricoulet; puis il demanda:

—Et ce cadeau, qu'est-ce que c'est?

—Jupiter!

Ossipoff fit un bond en arrière, fixant sur son futur gendre un regard un peu inquiet.

—Vous dites? s'écria-t-il.

—Je dis: Jupiter.

—Vous m'offrez Jupiter en cadeau?

—Mais oui,... Jupiter lui-même,... et ipse, comme disait le bon proviseur du lycée Henri IV.

—Vous perdez la tête, riposta le vieillard dont l'inquiétude allait croissant.

Comme Gontran allait répondre, une nuée de Martiens envahit l'observatoire au milieu d'un bruit d'ailes assourdissants: c'était l'appareil que l'on apportait sous la direction de Fricoulet.

Ossipoff examinait d'un œil ébahi ce singulier instrument.

—Qu'est-ce que cela? murmura-t-il.

—Le véhicule qui va nous transporter dans Jupiter.

—Est-ce possible? balbutia Ossipoff,... mais par quel moyen?

—Par le moyen du courant parabolique d'astéroïdes qui forme un fleuve naturel sur lequel nous allons naviguer...

Le vieillard poussa une exclamation indéfinissable et, se précipitant sur M. de Flammermont, le saisit dans ses bras et le tint longtemps serré sur sa poitrine.

—Ah! mon enfant!... mon cher enfant! balbutia-t-il tout ému, il y en a dont les statues de bronze se dressent sur les places publiques, qui l'ont moins mérité que vous.

Pendant que le jeune comte faisait visiter en détail l'appareil au vieux savant, Farenheit exprimait à Fricoulet la stupéfaction profonde en laquelle venait de le jeter la légèreté de l'appareil.

—Il est pourtant construit tout entier en métal? observa-t-il.

—Tout entier...

—Si je ne me trompe,... il y a là au moins quinze cents kilos de fonte?

Fricoulet se mit à rire.

—À peine six cents... sur terre; car ici, en vertu des lois particulières de la pesanteur, ces six cents kilos sont réduits à deux cents seulement.

L'Américain tournait et retournait autour de l'appareil, ne pouvant se convaincre que l'ingénieur lui disait la vérité.

—Quel est donc le métal dont le poids est si faible?

—Le lithium.

—Le lithium, répéta l'Américain,... je ne connais pas ça.

—Il y a bien d'autres choses que vous ne connaissez pas, répliqua plaisamment Fricoulet.

Puis, tout à coup, il se mit à rire.

—Qu'avez-vous donc? demanda Farenheit d'un ton sec, car il croyait que l'autre se moquait de lui.

—Je pense à votre quartier de diamant que j'ai été obligé de jeter comme un vulgaire sac de lest, lors de mon brusque départ de Phobos,... et dont la perte vous a tant désespéré.

—Et c'est cela qui vous fait rire? grommela l'Américain, il n'y a vraiment pas de quoi...

—Quand vous saurez ce qui m'égaye ainsi, vous partagerez mon hilarité,... j'en suis certain.

—En ce cas, hâtez-vous de parler...

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—Vous croyiez remporter une fortune, n'est-ce pas, avec votre morceau de carbone cristallisé?

—Dame! un million environ.

Les lèvres de Fricoulet s'allongèrent dans une moue dédaigneuse.

—Peuh! fit-il, un million, la belle affaire!

—Cela vaut toujours mieux que de revenir gueux comme Job.

D'un hochement de tête, l'ingénieur indiqua l'appareil.

—Savez-vous, dit-il, ce que vaut ceci?

—Ça... ça n'a pas d'autre valeur que le prix de la fonte.

—Quel prix, selon vous?

—Eh! comment voulez-vous que je sache cela? Je n'ai jamais été dans la ferraille, moi... je ne me connais que dans les suifs...

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Fricoulet insista, en riant.

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—Mais, enfin, à votre avis, quelle valeur cela peut-il avoir?

Farenheit réfléchit quelques secondes.

—Je crois, dit-il, être au-dessus de la vérité en estimant le kilog. à... à...

Et, se grattant le bout du nez, hésitant à citer un chiffre.

—Allons, s'écria l'ingénieur, dites-le donc... à soixante-dix-sept mille francs.

L'Américain fit un bond formidable.

—Soixante-dix-sept mille francs! répéta-t-il... le kilog!

—Oui,... le kilog... c'est le prix du lithium en Europe.

—Mais alors, il y a là une fortune gigantesque!

—Oui... à peu près quarante-six millions.

Farenheit n'en pouvait croire ses oreilles.

—Vous êtes bien sûr de ce que vous dites? demanda-t-il.

—Vous verrez là-bas à notre arrivée, répondit l'ingénieur que l'ahurissement de son compagnon amusait beaucoup.

L'Américain tournait autour de l'appareil, l'enveloppant d'un regard attendri, passant, avec la volupté d'un avare, sa main sur le métal poli et brillant.

Soudain une ombre inquiète assombrit son front.

—Savez-vous, dit-il en s'arrêtant devant Fricoulet, que c'est une belle chose que d'être savant.

—Pourquoi cela?

—Dame! c'est une véritable fortune que vous allez remporter en France...

—Je parie que, dans toute votre vie, répondit l'ingénieur en plaisantant, vous n'avez pas fait une seule opération sur les suifs aussi avantageuse.

—Quarante-six millions! répéta l'Américain sur un ton de regret.

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Fricoulet crut comprendre le sentiment qui attristait son compagnon, et il dit en lui frappant amicalement sur l'épaule.

—Bien que partagé en cinq morceaux, l'Éclair,—car c'est ainsi que j'ai baptisé l'appareil—l'Éclair représentera encore, pour chacun de nous, une jolie somme.

—En cinq morceaux! s'écria Farenheit... quoi! vous seriez assez généreux pour...

—Il n'y a, de ma part, aucune générosité, mais de la justice simplement... nous sommes ici cinq individus qui avons partagé et partagerons encore—c'est à craindre—bien de la mauvaise fortune; ne devons-nous pas partager la bonne?

L'Américain se précipita sur les mains de l'ingénieur.

—Mais quarante-six millions, divisés par cinq, cela donne pour chaque part un peu plus de neuf millions, dit-il d'une voix vibrante.

—Mon cher sir Jonathan, vous calculez à merveille, déclara Fricoulet.

Et se débarrassant de l'étreinte de son compagnon, il se dirigea vers Ossipoff qui sortait de l'Éclair suivi de Gontran et de Séléna.

—Eh bien! demanda l'ingénieur, êtes-vous satisfait, monsieur Ossipoff.

Le vieillard jeta sur son futur gendre un regard plein d'orgueil.

—Avouez, dit-il à Fricoulet, que c'est là un des cerveaux les plus admirablement organisés de notre époque... Cet appareil est un pur chef-d'œuvre.

Puis, tout à coup, se souvenant d'un détail qu'il avait négligé de demander.

—Pendant combien de temps, mon cher enfant, dit-il, ce moteur peut-il fonctionner?

Gontran, qui avait parfaitement bien entendu, mais qui était incapable de répondre à cette question, fit mine de redoubler d'animation dans sa conversation avec Séléna.

Fricoulet comprit l'embarras de son ami, et aussitôt:

—Le moteur peut fonctionner pendant six mois, sans interruption, dit-il; il y a également, dans les soutes, pour six mois d'air respirable et de vivres.

Le visage du vieux savant était radieux.

—Dans combien de temps le départ? interrogea-t-il.

Fricoulet se tourna vers Farenheit.

—Quelle heure a votre chronomètre, sir Jonathan? demanda-t-il.

—Onze heures quarante-cinq minutes.

—Monsieur Ossipoff, dit alors l'ingénieur, nous avons encore un quart d'heure à rester ici,... le départ est pour midi précis...

Depuis quelque temps l'espace était rayé en tous sens de longues traînées de Martiens qui, prévenus du départ des étranges voyageurs, accouraient de tous les points de la région de l'Équateur.

Déjà, la grande salle de l'Observatoire était pleine de notabilités scientifiques réunies en congrès et, au dehors, on entendait le bruissement d'ailes de la foule qui s'impatientait.

À un signal d'Aotahâ, la coupole de l'Observatoire se sépara en deux et se rabattit de chaque côté, formant ainsi une large baie par laquelle l'Éclair pût prendre son essor.

—Midi moins cinq, monsieur Fricoulet, dit Farenheit qui avait conservé son chronomètre à la main.

—Mes amis, dit l'ingénieur en se tournant vers ses compagnons, il est temps d'embarquer.

L'appareil avait été dressé verticalement, son extrémité conique pointée vers le ciel, en sorte que c'étaient les cloisons séparant les cabines qui servaient de plancher.

—Y sommes-nous? demanda Fricoulet après avoir jeté autour de lui un regard rapide pour s'assurer que tout était paré.

All right! répondit Farenheit d'une voix vibrante.

Et il ajouta, sans songer à Ossipoff qui pouvait l'entendre.

Go ahead for the United States!

En route, pour les États-Unis!

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CHAPITRE IV

COMME QUOI SIR JONATHAN PERDIT LA RAISON

A l'aide d'un sextant, Fricoulet mesurait exactement la hauteur du soleil, pendant que Gontran et Ossipoff s'empressaient de fermer le «trou d'homme» par lequel les voyageurs avaient pénétré dans l'appareil.

Tout à coup, l'ingénieur murmura:

—Midi!

En même temps un petit timbre argentin résonna dans le silence: c'était le chronomètre de Farenheit qui sonnait l'heure.

—Nous partons, dit simplement Fricoulet.

Il poussa un commutateur: aussitôt un crépitement se fit entendre, suivi presque immédiatement d'une légère vibration qui ébranla les parois intérieures du cylindre et l'ingénieur ajouta:

—Nous sommes partis.

—Farceur! s'exclama l'Américain en se précipitant à l'un des hublots.

Mais, aussitôt, il poussa un retentissant By God qui attira auprès de lui les autres voyageurs.

On était parti et l'Éclair justifiait à merveille le nom dont il avait été baptisé, car déjà, en moins de quelques secondes, il avait emporté ceux qui le montaient à plusieurs milliers de mètres au-dessus de la surface martienne qui s'étendait au-dessous de lui comme une immense carte géographique.

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Les canaux, dont les eaux miroitaient aux rayons du soleil, formaient comme une résille étincelante dont eût été enveloppée la planète tout entière et les océans semblaient de gigantesques miroirs d'argent bruni qui renvoyaient jusqu'aux voyageurs la lueur intense que dardait sur eux le soleil, alors au Zénith.

Et, de seconde en seconde, l'Éclair poursuivant sa marche rapide ainsi qu'une flèche lancée par un arc monstrueux, filait à travers l'espace, emportant ses voyageurs plus haut, toujours plus haut.

Farenheit, dont les enthousiasmes duraient peu et dont le caractère bougon trouvait toujours matière à récriminations, dit tout à coup:

—Savez-vous bien, mon cher monsieur Fricoulet, que cette position verticale de l'appareil n'a rien d'agréable,... l'homme n'est pas bâti pour marcher à la façon des mouches sur les cloisons,... les planchers ne sont pas faits pour les chiens...

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—Baste! répliqua Gontran, tout cela n'est qu'une question de principe... car, en ce moment, je voudrais bien savoir quelle différence vous trouvez entre les murs et le plancher?... une boîte carrée, parfaitement identique sur toutes les faces, n'a ni haut... ni bas...

—Au surplus, cher sir Jonathan, ce n'est qu'une question d'heures; du train dont marche l'Éclair, nous pourrons, avant dix heures, reprendre la position horizontale qui vous est si chère.

—Avant dix heures! répéta Ossipoff en fronçant légèrement les sourcils.

—Alcide a raison, mon cher monsieur, dit alors Gontran d'un ton dégagé... il ne nous faudra certainement pas plus pour atteindre le grand courant astéroïdal dont nous voulons nous servir pour rejoindre... pour atteindre, veux-je dire, les autres mondes vers lesquels nous entraîne notre curiosité.

Il avait prononcé ces mots avec un si imperturbable sérieux que l'Américain s'y laissa prendre et, tirant l'ingénieur à part, il lui grommela à l'oreille ces mots d'une voix menaçante:

By God! monsieur Fricoulet, il avait été convenu que nous tentions de regagner la Terre et voilà M. de Flammermont qui parle de continuer ce maudit voyage!—Qui trompe-t-on ici?

Fricoulet lui frappa amicalement sur l'épaule et répondit d'un ton gouailleur:

—Que vous importe, du moment que ce n'est pas vous?

Et il souligna sa phrase d'un coup d'œil à l'adresse du vieux savant.

Cette réponse dérida Farenheit qui laissa entendre un petit ricanement moqueur suivi bientôt d'un «pauvre homme» rempli de commisération.

—Et, dites-moi, mon cher monsieur Alcide—lorsqu'il était content, l'Américain appelait volontiers l'ingénieur par son petit nom—dites-moi, savez-vous avec quelle vitesse nous allons naviguer sur ce fleuve céleste vers lequel nous nous dirigeons, en ce moment?

—C'est là une question à laquelle il m'est impossible de répondre, en ce moment du moins, mon cher sir Jonathan, répliqua l'ingénieur; notre vitesse dépendra de la rapidité même de ce fleuve aérien; je vous ai dit qu'il nous fallait remonter le courant et vous comprendrez sans peine que, plus la vitesse en sera grande, plus lente sera notre marche puisque une partie de notre force sera employée à lutter contre ce courant qui tendra à nous emporter dans une direction opposée à celle dans laquelle nous voulons aller.

L'Américain hocha la tête d'un air approbatif.

—Je comprends, dit-il,... mais, encore une question,... cette force, dont vous venez de parler, êtes-vous certain de la posséder en quantité suffisante pour faire le voyage?... Cette hélice, qui nous pousse en avant, quel est le moteur qui la fait tourner? et ce moteur pourra-t-il la faire tourner jusqu'à ce que nous soyons arrivés?

Fricoulet se mit à rire.

—Votre question en contient plusieurs, dit-il; quoi qu'il en soit, je vais tenter d'y répondre... Vous avez remarqué, n'est-ce pas, ou tout au moins vous avez été, comme moi, à même de remarquer que les Martiens sont parvenus à un état intellectuel bien supérieur à celui auquel nous sommes arrivés nous-mêmes; ils ont perfectionné à un haut degré les moyens que nous connaissons d'utiliser la puissance presque infinie des forces naturelles... Bien plus, ils ont arraché leur secret à certaines de ces forces dont nous connaissons l'existence, tout en ignorant leur nature intime, par exemple la lumière, le son, l'électricité, les vents, les courants...

Se laissant emporter par ce sujet qui lui était si familier, Fricoulet menaçait de s'y étendre longuement et d'entrer dans des détails dont l'Américain bâillait à l'avance.

—Mais, en ce qui concerne plus particulièrement le véhicule qui nous transporte, dit-il pour couper court aux explications qu'il pressentait, quel procédé avez-vous appliqué?

—Le principe de l'électricité.

Farenheit parut étonné.

—J'ai cependant visité l'Éclair en détail, murmura-t-il, et je n'ai aperçu ni machines, ni piles...

Fricoulet sourit.

—C'est que les Martiens, répondit-il, gens expéditifs en toutes choses, au lieu de fabriquer le fluide, se contentent de recueillir l'électricité naturelle, toujours en action dans la nature, et de l'emmagasiner dans des sortes de réservoirs d'où ils la tirent à volonté, au fur et à mesure de leurs besoins...

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L'Américain secoua la tête.

—Je n'ai pas vu de réservoir semblable, ici, dit-il.

—L'électricité nous est fournie par une sorte de batterie d'accumulateurs,... c'est le seul nom que je puisse donner à cet appareil; seulement, au lieu de lames de plomb, plongeant dans des dissolutions acidulées, ce sont des sortes de cartouches qui se dissolvent par un effet moléculaire.

—Mais alors, c'est de l'électricité solidifiée.

—En quelque sorte;... ce qui nous permet de disposer, sous un fort petit volume, d'une formidable quantité de fluide... du reste, si vous voulez me suivre, vous allez vous rendre compte, par vos yeux, du fonctionnement de l'appareil.

—Vous suivre! ricana l'Américain... c'est fort joli à dire,... mais la porte se trouve au plafond et, pour y atteindre...

—Pour y atteindre, riposta Fricoulet, vous n'avez qu'à m'imiter...

Ce disant, il plia légèrement sur les jarrets et, sans effort apparent, s'éleva jusqu'à la porte qu'il ouvrit et par laquelle il disparut.

—Toujours l'effet de la pesanteur qui diminue à mesure qu'on s'éloigne du centre d'attraction, cria-t-il en passant sa tête par l'ouverture et en riant à la vue de la mine stupéfaite de l'Américain.

Celui-ci, revenu de sa surprise, imita l'ingénieur et, au bout de quelques minutes, tous les deux se trouvaient dans un compartiment spécial de l'Éclair, arrêtés devant une rangée de tubes établis dans un coffre et que l'ingénieur déclara être remplis d'électricité.

À la sortie du coffre, tous les courants produits étaient mesurés et régularisés pour, de là, être dirigés, par des conducteurs ordinaires, vers un moteur actionnant, au moyen d'une transmission de leviers, l'axe de l'hélice.

Ce moteur, réduit à la dernière puissance, comme volume et simplicité, était, en même temps, un transformateur, car il multipliait la puissance de l'électricité, à la manière d'une bobine d'induction de Rhumkorff, tout en utilisant cette électricité par l'attraction que des aimants artificiels d'une grande force—des électro-aimants, pour être juste—exerçaient sur des pièces disposées à cet effet.

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L'Américain écoutait en silence toutes les explications que lui fournissait l'ingénieur.

—Savez-vous bien, dit-il, quand Fricoulet eut terminé, qu'il y a toute une fortune dans ce système si simple et si puissant... By God! si nous sommes revenus à temps pour la grande Exposition de Philadelphie, le diable m'emporte si nous n'obtenons pas, avec ça, la grande médaille d'or...

Et, supputant à l'avance les sommes considérables que pouvait rapporter l'exploitation de ce moteur nouveau modèle, l'Américain se frottait les mains.

—Eh bien! sir Jonathan, lui dit Fricoulet, êtes-vous toujours fâché d'avoir entrepris cette petite pérégrination aérienne?

—Je vous répondrai lorsque j'aurai réintégré mon domicile de la cinquième avenue, répliqua Farenheit;... car, voyez-vous, je crains toujours un accident qui recule le moment où je mettrai le pied sur la libre Amérique...

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—J'aime à croire que, cette fois, vos craintes sont vaines, cher sir Jonathan, et qu'avant un mois vous pourrez être rendu aux douceurs du commerce des suifs et aux honneurs de l'Excentric-Club.

—Que le Seigneur vous entende! répondit gravement l'Américain en soulevant sa casquette.

Ils regagnèrent la grande salle où se trouvaient leurs compagnons: Ossipoff, installé à l'un des hublots, examinait, à l'aide d'un télescope, Mars dont la surface diminuait avec une étonnante rapidité; dans un coin, à l'écart, Gontran et Séléna, assis côte à côte, causaient à voix basse, la main dans la main.

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Séléna et Gontran, assis dans un coin, causaient à voix basse.

Fricoulet, une lunette à la main, alla se poster à un hublot vacant, pendant que, pour passer le temps, Farenheit rédigeait un projet d'acte de société entre lui et l'ingénieur, tendant à l'exploitation du fameux moteur.

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Les heures s'enfuirent ainsi, rapides pour les voyageurs, et l'Américain s'aperçut tout à coup que le temps avait marché, à sa tête lourde de sommeil et à ses yeux tout gonflés.

By God! grommela-t-il avec un bâillement sonore, est-ce qu'il n'est pas bientôt l'heure de se coucher.

—Pour se coucher, riposta Gontran, il faudrait pouvoir tendre les hamacs et tant que nous serons dans la position verticale...

—Un peu de patience, que diable! dit Fricoulet, nous approchons...

Et il désignait l'espace d'un noir intense que rayaient mille traits de feu.

—Le fameux anneau, n'est-ce pas? lui demanda Gontran tout bas à l'oreille.

—Que veux-tu que ce soit? répondit l'ingénieur sur le même ton.

Et, à l'Américain:

—Quelle heure avez-vous, sir Jonathan? demanda-t-il.

—Onze heure cinquante-cinq minutes, monsieur Fricoulet.

—C'est bien, dans cinq minutes vous pourrez dire deux mots à votre oreiller.

—Sommes-nous donc déjà dans le fleuve d'astéroïdes? questionna Mlle Ossipoff.

—Oui, mademoiselle,... mais j'attends que nous y soyons entrés plus avant pour nous laisser aller au courant et reprendre notre position normale...

Il s'élança vers la salle des machines et, la main sur le levier, attendit.

—Quelle heure? cria-t-il de nouveau à Farenheit.

—Minuit! répondit celui-ci.

Fricoulet arrêta le propulseur et l'Éclair, abandonné à la seule force du courant météorique, en travers duquel il se trouvait, évolua lentement sur lui-même, comme fait une barque placée en travers d'un fleuve et que le courant replace dans le fil de l'eau; l'effroyable distance, qui séparait maintenant de Mars le véhicule des Terriens, annulait toute pesanteur, si bien que l'Éclair était devenu un nouvel astre de l'infini, et non plus un appareil inerte comme l'était l'obus, au sortir du Cotopaxi.

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En quelques minutes, l'évolution fut accomplie et le moteur remis en action, l'Éclair fila avec le courant.

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—Sapristi, murmura Gontran à l'oreille de l'ingénieur, qu'est-ce que tu viens de faire là?

—Tu le vois bien, ce me semble.

—C'est précisément parce que je le vois que je te demande si tu n'es pas fou?

—Pourquoi cette question?

Le jeune comte amena son ami à l'arrière du bateau et lui montrant, par le hublot, un astre lumineux dont les rayons irradiaient l'espace.

—Qu'est-ce que c'est que cela? fit-il.

—Tiens,... cette question!... mais c'est le Soleil.

—Très bien, et ce petit point à peine perceptible qui semble une tache sur le disque solaire,... qu'est-ce que c'est?

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—La Terre.

—De mieux en mieux... et dans quel sens marchons-nous, je te prie?

Fricoulet étendit le bras vers l'avant du bateau.

—Dans ce sens-ci, répondit-il.

—C'est-à-dire qu'au lieu de nous diriger vers la Terre, comme il avait été convenu,... nous lui tournons le dos... Ai-je raison de te demander si tu sais ce que tu fais.

Fricoulet haussa les épaules et, enveloppant son ami d'un regard plein de commisération.

—Et voilà un garçon qui se prétend né pour la diplomatie! ricana-t-il.

—Réponds; tu te moqueras de moi après.

—Penses-tu, demanda l'ingénieur, que M. Ossipoff soit tellement absorbé par la contemplation des choses célestes, qu'il ne puisse se rendre compte de la direction que nous suivons? et penses-tu que, lui voulant se rendre sur Jupiter, il ne se serait pas aperçu que nous n'en prenons pas le chemin?

—Alors?...

—Alors, j'ai mis le cap sur Jupiter, mais en même temps j'ai mis le moteur en petite vitesse afin de ne pas faire trop de chemin inutile, et sitôt que l'honnête et crédule vieillard,—de la confiance duquel nous abusons outrageusement,—sera plongé dans les douceurs du sommeil, je vire de bord, donne au moteur toute sa force, nous nous élançons vers notre planète natale, et demain, à son réveil, lorsque ton futur beau-père s'apercevra de ce changement de route, il sera trop tard pour revenir sur nos pas...

Et, in petto, le jeune ingénieur ajouta:

—Si, après une farce semblable, Ossipoff persiste à vouloir donner la main de sa fille à Gontran, je veux que le diable me croque.

M. de Flammermont serra énergiquement la main de son ami.

—En effet, dit-il, voilà ce qui s'appelle de la diplomatie.

—Mais ce n'est pas tout, ajouta Fricoulet, tu vas voir.

Et quittant le petit coin dans lequel tous deux chuchotaient si mystérieusement depuis quelques minutes, l'ingénieur s'approcha des autres voyageurs.

—Mes amis, dit-il, nous allons, si vous le voulez bien, établir les quarts; nous avons tous besoin de repos et maintenant que nous voici dans la bonne route, nous pouvons, sans danger, prendre quelques heures de sommeil; donc, étendez-vous sur vos hamacs, quant à moi, je prends le quart immédiatement.

—Pourquoi vous plutôt que moi? demanda Ossipoff.

—Parce que j'ai besoin d'étudier le moteur, de voir s'il fonctionne avec régularité, de noter sa dépense de forces.

Ce disant, il adressait à Gontran un coup d'œil d'intelligence.

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—Je demande à prendre le quart après toi, fit le jeune comte.

—C'est entendu... à toi le numéro deux... le numéro trois sera pour sir Jonathan... Quant à M. Ossipoff, il prendra le quart avec la fin de la nuit.

Sur ce, l'ingénieur se retira dans la machinerie, tandis que Gontran et Farenheit, après avoir souhaité une bonne nuit à Ossipoff et à sa fille, regagnaient leur hamac respectif.

L'Américain n'eut pas plutôt la tête sur l'oreiller qu'il s'endormit profondément comme le témoigna un ronflement sonore et semblable à un soufflet de forge.

Fut-ce ce ronflement, fut-ce pas plutôt l'inquiétude qui empêcha le jeune comte d'imiter son compagnon; toujours est-il qu'il ne put fermer l'œil.

À la fin, lassé de se tourner sur son matelas comme une carpe dans une poêle à frire, furieux de voir le sommeil le fuir obstinément, M. de Flammermont se leva doucement et, sans bruit, se dirigea vers la machinerie.

—Puisque je ne dors pas, pensa-t-il, mieux vaut que je prenne le quart tout de suite, et que Fricoulet aille se coucher; sans doute aura-t-il plus de chance que moi.

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Il ouvrit la porte, mais l'ingénieur, penché sur une feuille de papier qu'il noircissait de chiffres, était tellement absorbé dans ses calculs qu'il n'entendit point entrer son ami.

Gontran s'avança jusqu'à lui et, sans mot dire, lui mit la main sur l'épaule.

Fricoulet tressaillit et, relevant la tête, montra au jeune comte son visage, qu'un voile d'inquiétude assombrissait.

—Ah! c'est toi! fit-il d'un ton singulier.

—Oui,... c'est moi... pas moyen de dormir... alors je viens te relever... mais qu'as-tu donc?... ce front plissé... ces sourcils froncés... qu'arrive-t-il?

L'ingénieur haussa furieusement les épaules.

—Il arrive, grommela-t-il entre ses dents, que le fleuve dans lequel nous sommes immergés, marche dans un sens tout à fait contraire à la direction que nous voulons suivre; au lieu de couler vers la Terre, il en vient.

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—Tu ne m'apprends rien de nouveau,... je sais cela tout comme toi; mais c'était prévu cela, il était convenu que nous remonterions le courant.

—Seulement il n'était pas prévu que la vitesse de ce courant serait égale à notre vitesse propre.

—En sorte?

—En sorte que, depuis plus d'une heure que l'Éclair a viré de bord, il est aussi immobile qu'une pierre... il ne recule pas, c'est vrai, mais il n'a pas avancé d'un millimètre.

—Je croyais cependant que ce moteur pouvait imprimer à notre bateau une vitesse considérable.

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—En effet, 42,570 mètres par seconde, ce n'est pas peu de chose, j'imagine, riposta l'ingénieur avec amertume.

—Mais quelle est donc la rapidité des corpuscules qui nous environnent?

—Elle est égale à la vitesse de la translation de la Terre multipliée par la racine carrée de 2.

—Pourquoi? demanda Gontran qui n'avait conservé que des réminiscences très vagues des cours de cosmographie suivis autrefois au Lycée Henri IV.

—Pourquoi?... pourquoi?... fit l'ingénieur impatienté; te l'expliquer nous entraînerait trop loin... Qu'il te suffise de savoir que la vitesse orbitale de la Terre est de 29 kilomètres et demi par seconde, que la racine carrée de 2 est 1,414 et que ces deux nombres, multipliés l'un par l'autre, donnent un total de 42,570 mètres par secondes... As-tu compris, maintenant?

Le jeune comte agita ses bras en l'air désespérément.

—Ah! dit-il, pourquoi ce maudit courant ne tourne-t-il pas aussi bien en sens contraire?

—Il nous aurait fallu quinze jours à peine pour gagner la Terre.

—Tu avais dit un mois?

—Oui, en nous abandonnant au courant, comme un train de bois; mais en ajoutant notre propre vitesse à celle du fleuve aérien dans lequel nous nous trouvons... la durée du voyage se trouvait diminuée de moitié.

Puis, montrant à son ami les calculs au milieu desquels il venait d'être interrompu, il lui dit:

—Je viens de relever notre route depuis que nous avons quitté Mars; nous n'avons pas franchi plus de douze cents lieues... cent lieues à l'heure! quelle dérision!... Sais-tu combien de temps, de ce train-là, nous mettrions à gagner la Terre?... trois cent mille heures,... et sais-tu combien cela fait, trois cent mille heures?... Non, n'est-ce pas? eh bien! cela fait un peu plus de mille ans.

Un poids de mille kilos se serait soudainement abattu sur la tête du malheureux Gontran, qu'il n'eut certainement pas paru plus déprimé.

—Mille ans!... répéta-t-il, mille ans!... jamais je ne vivrai assez pour épouser Séléna.

—C'est peu probable, ricana Fricoulet, une semblable longévité n'est plus de nos jours, et Mathusalem lui-même n'a guère vécu plus de sept cents et quelques années.

—Mais alors, nous sommes perdus.

—Qui sait? peut-être y a-t-il un moyen de sauver la situation.

M. de Flammermont se jeta sur la main de son ami.

—Ah! ce moyen, supplia-t-il, trouve-le, Alcide, je t'en conjure.

—Pas en ce moment, par exemple, je tombe de sommeil et mes yeux papillotent tellement que tout danse devant moi;... demain, j'aurai la vue plus nette et les idées aussi.

—Mais d'ici demain, que va-t-il se passer?

—Absolument rien... La force du courant étant neutralisée exactement par notre propre force, l'Éclair va demeurer aussi immobile que s'il était à l'ancre.

Tout en parlant, l'ingénieur donnait un dernier coup d'œil au moteur, assujettissait solidement le levier qui correspondait avec le gouvernail; puis, souhaitant le bonsoir à son ami, gagna le petit logement qu'il s'était aménagé dans un coin de la machinerie.

Force fut bien à M. de Flammermont de rejoindre, lui aussi, son hamac où le sommeil se décida enfin à le visiter, en dépit des préoccupations terribles que venait de faire naître dans son esprit la révélation de Fricoulet.


Pénétrant par les hublots, les rayons du soleil emplissaient déjà la machinerie d'une lueur éclatante, lorsque l'ingénieur se réveilla en sursaut.

—Parbleu! fit-il en se frottant les paupières encore toutes gonflées de sommeil, voilà qui est singulier,... j'aurais juré que je venais d'entendre rire...

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Et il demeurait là, assis sur son séant, tout hébété de ce brusque réveil, lorsqu'en effet, derrière lui, un éclat de rire moqueur retentit.

Il se retourna et vit, à la tête de sa couchette, debout, les bras croisés sur la poitrine et le considérant d'un air railleur, Mickhaïl Ossipoff.

—Bonjour, monsieur Ossipoff, dit-il; il est tard, hein?

—Quelque chose comme neuf heures du matin.

En un bond, Fricoulet fut à bas de sa couchette murmurant:

—Je suis véritablement honteux de m'être attardé ainsi.

—Il est autre chose dont vous auriez plus raison d'être honteux, monsieur Fricoulet, répliqua railleusement le vieillard.

—Et de quoi donc, je vous prie? demanda le jeune homme.

—Mais... de votre étourderie inqualifiable.

L'ingénieur attacha sur Ossipoff un regard interrogateur.

—Pouvez-vous qualifier autrement, demanda le savant, l'action d'un pilote qui dirige le bâtiment, à lui confié, dans une direction diamétralement opposée à celle qu'il doit suivre.

Fricoulet eut un geste effaré:

—Que voulez-vous dire? murmura-t-il, tout en ayant cependant le pressentiment de ce qu'allait lui répondre le vieillard.

—Il avait été convenu hier soir, n'est-ce pas, que je prenais le quatrième quart, c'est-à-dire que je devais m'éveiller vers six heures du matin; or, vous savez, n'est-ce pas, que lorsqu'on s'endort avec l'idée bien arrêtée de s'éveiller à heure fixe, il est bien rare que le sommeil ne vous abandonne pas précisément vers cette heure-là... C'est ce qui m'est arrivé à moi;—il était cinq heures et demie environ lorsque je suis sorti de ma couchette.. et bien m'en a pris, car en passant par la cabine de nos amis, je les ai vus ronflant tous les deux, à qui mieux mieux,... quant à vous, vous dormiez non moins profondément qu'eux...

—Les forces humaines ont des limites, dit Fricoulet en manière d'excuse.

Ossipoff haussa les épaules et continua:

—Cela, d'ailleurs, n'avait pas une grande importance, et je pris la direction de la machine... mais, alors, savez-vous de quoi je m'aperçus?...

L'ingénieur ne répondit pas, mais il lança au vieillard un regard inquiet.

—Je m'aperçus, poursuivit Ossipoff triomphant, que la proue de notre appareil était dirigée vers la Terre... ah! pour un pilote, vous êtes un bon pilote, monsieur Fricoulet.

Et il se prit à ricaner.

—Alors, qu'avez-vous fait? demanda l'ingénieur d'une voix tremblante.

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—Vous le demandez!—mais ce que vous eussiez fait à ma place en vous apercevant d'une si complète méprise... J'ai changé notre direction, bord pour bord... j'ai forcé le moteur à donner toute sa puissance et, en quelques heures, nous avons regagné tout le temps que votre incurie nous avait fait perdre... en ce moment, nous sommes à plus d'un million de lieues de Mars... Fricoulet se croisa les bras sur la poitrine et, enveloppant le vieillard d'un regard mi-furieux, mi-railleur.

—Eh bien! dit-il, vous avez fait de la belle besogne.

Ces mots plongèrent Ossipoff dans un ahurissement profond.

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—Que voulez-vous dire par là? demanda-t-il.

À peine avait-il prononcé ces paroles que Fricoulet le regretta; mais il était trop tard.

Sans répondre à la question du vieillard, l'ingénieur s'écria:

—Alors, vous nous emmenez sur Jupiter?

—Assurément... et de là sur Saturne,... sur Uranus,... sur Neptune.

—C'est de la folie,... il nous faudra des années pour parvenir jusqu'aux dernières planètes du système solaire?

—Des années!... pourquoi cela?—nous franchissons 85,000 mètres par seconde, soit 76,620 lieues à l'heure, ou 1,850,000 lieues par 24 heures... Allez, dans deux mois, nous serons sur Jupiter et, avant cinq mois, nous atteindrons Saturne.

Comme il achevait ces mots, Farenheit apparut sur le seuil de la machinerie, il était tout pâle et ses joues tremblaient de colère.

—Monsieur Ossipoff, dit-il d'une voix où l'on devinait une colère difficilement contenue, j'aime à croire que ce que je viens d'entendre n'est qu'une plaisanterie.

—Une plaisanterie!... et pourquoi cela?

—Parce que je me moque de Saturne et de Jupiter autant qu'un poisson d'une pomme... s'écria-t-il;... parce que j'entends rejoindre au plus tôt la cinquième avenue... et que vos planètes du diable n'en sont nullement le chemin.

Ce disant, il s'était avancé et se tenait devant le vieillard, menaçant, les poings convulsivement serrés.

—Mon cher sir Jonathan, répliqua Ossipoff avec beaucoup de calme, je suis véritablement fâché de ce qui arrive; mais ce que vous demandez est de toute impossibilité.

L'Américain se tourna vers Fricoulet.

—Vous m'avez donc trompé? grommela-t-il furieusement.

L'ingénieur haussa les épaules.

—Pouvais-je prévoir, répondit-il, que la vitesse de l'Éclair serait égale à celle de ce maudit courant.

—On ne promet pas, quand on n'est pas sûr de tenir, répliqua Farenheit.

—Eh! je ne vous ai rien promis, moi, s'écria l'ingénieur, que l'entêtement de Farenheit commençait à énerver, adressez-vous à Gontran...

Celui-ci, attiré par les éclats de voix, entrait dans la machinerie.

—Pourquoi mon nom? demanda-t-il.

—Ah! vous voilà! hurla Farenheit en se précipitant vers lui,... m'avez-vous, oui ou non, promis de me faire rejoindre la Terre?

Stupéfait, le jeune comte demeura un moment sans répondre; puis, d'un coup d'œil il désigna Ossipoff à l'Américain.

Mais celui-ci s'écria:

—Eh! à quoi bon tant de mystère?... il sait tout maintenant; on peut parler devant lui.

Les sourcils du vieillard se froncèrent.

—Alors, c'était un complot? demanda-t-il, en promenant autour de lui un regard inquisiteur.

Gontran courba la tête.

—Nous voulions faire votre bonheur malgré vous, murmura-t-il; il ne faut pas nous en vouloir.

—Mon bonheur, à moi, c'est de satisfaire ma curiosité scientifique.

—Vous êtes un mauvais père... vous n'aimez pas votre fille, répliqua Gontran,... vous la sacrifiez froidement à votre égoïsme de savant.

—C'est-à-dire que si elle était votre complice en cette circonstance, c'est elle qui se conduirait comme une mauvaise fille;... elle a, pour être heureuse, toute sa vie devant elle: moi, quelques années à peine me restent,... je suis condamné à mourir bientôt.

Fricoulet que, même dans les cas graves, sa manie de plaisanter n'abandonnait jamais, ajouta:

—Et l'usage est d'accorder aux condamnés à mort tout ce qu'ils demandent... sauf la vie, bien entendu...

Séléna accourut, et, le visage tout en larmes, se jeta au cou du vieillard en murmurant:

—Pardon, père... mais je l'aime tant!

—L'aimes-tu donc plus que moi? répliqua Ossipoff dans le cœur duquel venait de se glisser subitement un sentiment de jalousie paternelle.

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Cependant Farenheit ne devait pas tenir Gontran quitte à si bon compte.

—Vous m'avez dit que vous étiez un homme d'honneur! gronda-t-il: ce serait, je crois, le moment de le prouver,... vous m'avez promis de me reconduire à la Terre—reconduisez-m'y et allez ensuite au diable... si cela vous convient.

—Mon cher sir Jonathan, répliqua le jeune comte, je vous ai fait, il est vrai, cette promesse... mais je l'ai faite un peu à la légère.

By God!... un homme de votre valeur ne s'engage pas à la légère—je vous somme de tenir votre promesse.

—Je ne m'y refuse pas, répliqua M. de Flammermont, mais je vous demande un délai.

L'Américain respira et demanda, d'un air un peu plus satisfait:

—Un délai de combien?

—De mille à douze cents ans.

À peine Gontran avait-il prononcé ces mots, que Farenheit poussant un rugissement terrible, se précipita sur lui, les mains grandes ouvertes, prêtes à la strangulation.

Mais, tout à coup, il s'arrêta net, fixa, sur le jeune homme, des yeux démesurément agrandis; puis l'expression farouche du visage disparut pour faire place à une expression niaise.

By God! dit-il, tandis que sa bouche se fendait dans un large éclat de rire,... Jupiter,... Saturne,... voilà de belles planètes,... des mondes nouveaux, où il doit y avoir beaucoup à faire au point de vue industriel et commercial,... qu'en pensez-vous, mon cher Gontran?...

Et il s'avançait, la main tendue vers M. de Flammermont qui ne comprenait rien à ce brusque revirement.

Fricoulet appuya le doigt sur son front, pour indiquer qu'à son avis l'équilibre cérébral de l'Américain venait de se déranger soudainement.

—Vous pourrez dire que celui-là est bien une de vos victimes, murmura-t-il à l'oreille d'Ossipoff.

—Pourquoi cela? demanda le vieillard.

—Parce que c'est assurément la rage qui lui a détraqué la cervelle.

Comme il achevait ces mots, Farenheit poussa un cri strident, et portant ses deux mains à son front, recula jusqu'à la cloison, avec tous les signes de la plus profonde terreur; en même temps, ses yeux, injectés de sang, paraissaient vouloir sortir de sa tête, une légère écume blanchâtre frangeait ses lèvres, et tous les muscles de sa face étaient agités de tressaillements convulsifs.

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Enfin, il s'affaissa sur le plancher où il demeura étendu sans connaissance.

—Vite, dit Fricoulet à Gontran, prenons-le, moi par les pieds, toi par les épaules et enfermons-le dans sa cabine,... qui sait si ce n'est point un cas de folie furieuse.

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Qui sait si ce n'est pas un cas de folie furieuse?


CHAPITRE V

À TRAVERS LA ZONE 28

Depuis la scène racontée dans le précédent chapitre, l'existence à bord avait subi une transformation complète: chacun vivait de son côté, n'adressant la parole à ses compagnons que dans les cas d'extrême nécessité et s'empressant, dès que cela se pouvait, de retomber dans son mutisme et de retourner à sa solitude.

L'échec de la tentative suprême faite par Fricoulet pour rejoindre la Terre, avait porté un coup terrible aux voyageurs qui, sans même se rendre un compte exact du pourquoi, se rejetaient réciproquement la responsabilité de cet échec, imputable à la seule fatalité.

Cependant, sans qu'ils eussent eu occasion de se communiquer leurs sentiments, il y avait, entre eux, communauté d'idée en ce qui concernait Ossipoff.

Le vieux savant était pour eux:


Le pelé, le galeux, d'où venait tout le mal.

Aussi vivait-il plus à l'écart encore que ses autres compagnons, dans une sorte de quarantaine rigoureusement observée, sauf par Séléna qui venait, de temps à autre, passer quelques minutes avec lui.

Mais, entre le père et la fille, aucune conversation, même pas l'échange du bonjour banal, seulement un baiser indifférent déposé par le vieillard sur le front de sa fille.

Puis, sans se soucier aucunement de sa présence, il se remettait à la besogne: depuis son départ de Mars, le vieillard avait entrepris de mettre au net les observations recueillies par lui, dès le jour où il avait mis le pied dans le cratère du Cotopaxi et il comptait employer à terminer cette lourde tâche les deux mois de captivité imposés par le voyage de Jupiter.

Au fond, il se rendait parfaitement compte de l'odieux du rôle qu'il jouait; il comprenait à merveille la haine qu'il avait inspirée à ses compagnons, il excusait même les reproches contenus dans l'attitude résignée et dans les regards navrés de Séléna.

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Oui, poussé par cet irrésistible vent de folie scientifique, il courait à sa perte, entraînant à sa suite sa fille qu'il adorait cependant, et trois hommes pour lesquels il n'avait d'autres sentiments que ceux de la sympathie.

Mais cet amour incommensurable pour la science, cette curiosité toujours inassouvie de l'inconnu, lui avaient desséché le cœur et chassé de son esprit toute autre idée que celle ayant trait à cet infini immense qu'il avait résolu de parcourir d'un bout à l'autre.

Il opposait donc un front serein et un calme imperturbable aux regards furieux de Gontran, aux sourires sarcastiques de Fricoulet et aux hurlements menaçants de Farenheit.

Celui-ci avait été définitivement déclaré, par Fricoulet, comme atteint d'une aliénation mentale parfaitement caractérisée: depuis de longs mois déjà, l'Américain ne dérageait pas; il vivait dans un état de surexcitation non interrompue, et ce dernier effondrement de ses espérances lui avait porté un coup si terrible, qu'une fissure cérébrale s'en était suivie.

Dans l'intérêt de tous les voyageurs, le sien y compris, on avait décidé, à l'unanimité, d'enfermer Farenheit dans sa cabine où il ne cessait de vociférer contre ses compagnons et contre Ossipoff, plus particulièrement, les plus terribles menaces.

Gontran, lui, boudait Séléna, la pauvre!

Mais la nature humaine est ainsi faite, que lorsque la désespérance s'empare de nous, les êtres les plus chers vous deviennent indifférents, odieux même, et que l'égoïsme, de sa griffe aiguë, transforme tous nos sentiments.

Certes, pour avoir fait ce qu'il avait fait, pour renoncer à sa carrière, dilapider sa fortune, abandonner sa famille et sa patrie, pour s'engager en d'aussi invraisemblables aventures que celles où il avait suivi Séléna, il fallait que M. de Flammermont eût pour la jeune fille une véritable, une profonde adoration.

Et cette adoration avait résisté à tous les déboires dont il était abreuvé depuis de si longs mois.

Mais, cette fois-ci, les choses dépassaient par trop la mesure: ce n'était plus par semaines ni par mois que se chiffrait le retard apporté au mariage! Il fallait compter par années; et combien d'années? Un minimum de trente ans?

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Mais dans trente ans, Gontran en aurait cinquante-sept et Séléna bien près de quarante-huit.

Cent cinq ans à eux deux! plus d'un siècle!

En vérité! cela serait du dernier grotesque!

Sans compter qu'il y avait quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent, pour que leur affection ne résistât pas à un stage d'aussi longue durée.

La prudence des parents restreint autant que possible la période pendant laquelle le fiancé fait la cour à sa fiancée; à s'étudier trop longtemps, on finit par s'apercevoir de ses défauts mutuels, on remarque que ce minois si frais, emprunte quelque agrément à la veloutine Fay, et que le corset de la célèbre faiseuse n'est peut-être pas pour rien dans la sveltesse de la taille; comme aussi, d'autre part, on constate que les cheveux laissent apercevoir le crâne, indice d'une calvitie prochaine, et que la patte d'oie, aux fils tout d'abord invisibles trahit une fatigue précoce. Au moral, il en va de même; mademoiselle est coquette, monsieur est joueur; mademoiselle est colère, monsieur est emporté, etc., etc.

Si quelques semaines suffisent pour porter atteinte à un amour, que restera-t-il donc, au bout de trente ans, d'une affection, si profonde soit-elle?

Voilà ce que s'était demandé tout d'abord M. de Flammermont.

Et puis, il y avait ce diable de siècle qu'il leur faudrait faire bénir à leur arrivée sur la terre.

Il est vrai qu'ils étaient deux pour le porter, ce siècle; mais, enfin, ce n'en était pas moins ridicule, et le ridicule tue, même l'amour.

Séléna, dont le cœur ne raisonnait pas, s'apercevait bien du changement survenu chez son fiancé, changement qui allait, chaque jour, s'accentuant et dont elle n'expliquait pas la cause.

Cette fois-ci, l'attitude de Gontran n'était plus la même, ce n'était pas de la tristesse, c'était une sorte d'indifférence, de détachement.

La pauvre enfant avait trop de dignité pour demander une explication, pour faire entendre une plainte; mais quand elle était seule, elle pleurait et maintenant elle avait constamment les paupières gonflées et rougies.

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Seul de toute la bande, Fricoulet conservait son inaltérable bonne humeur; en dehors de la grande dose de philosophie qui lui démontrait l'inutilité de se mettre en fureur contre la fatalité, il n'avait point les mêmes raisons que Farenheit et Gontran de pester contre les événements.

Rien ne le rappelait sur la Terre; il n'avait pas, comme l'Américain, des actionnaires auxquels il lui fallait rendre des comptes, ni comme Gontran, un bonheur sur lequel il avait hâte d'appeler les bénédictions d'un maire et d'un curé.

En outre, son propriétaire, un homme grincheux, avare et à cheval sur la question du terme, devait avoir, depuis longtemps, vendu son pauvre mobilier du boulevard Montparnasse.

Le cœur de l'ingénieur se serrait bien un peu à la pensée de ses beaux instruments et de ses chers bouquins dispersés, par autorité de justice, aux quatre coins de Paris.

Mais à cela quel remède? aucun; donc il était préférable de prendre le temps comme il venait et de ne point se faire sauter la cervelle.

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Enfin, à côté de cette incertitude de savoir où il irait reposer sa tête—les hospitalités de nuit ne lui souriant guère—il y avait encore une autre cause au peu d'enthousiasme qu'éprouvait Fricoulet de retourner sur la Terre.

Instruit par ses pérégrinations célestes, le jeune ingénieur comparait sa planète natale aux différents mondes qu'il venait de visiter, il la voyait reprendre, dans l'échelle des civilisations astrales, son rang infime et il rougissait presque pour elle, en songeant aux humanités de Vénus et de Mars.

Aussi, loin de maudire Mickjaïl Ossipoff, ce Christophe Colomb des Terres du Ciel, qui l'associait, malgré lui, à la réalisation de sa sublime chimère, lui était-il, au contraire, reconnaissant de l'arracher aux spectacles désolants qui l'attendaient sur la Terre, où la lutte pour la vie pousse le fort à triompher du faible, où l'injustice l'emporte, la plupart du temps, sur l'équité, où l'argent est tout, où la vertu compte si peu et où surtout la science de la mécanique est encore dans l'enfance...

Mais Fricoulet se contentait de penser ainsi; pour rien au monde, il n'eût fait part de ces sentiments à ses compagnons de voyage; au point de vue du principe, il trouvait que ceux-ci avaient raison d'en vouloir à Ossipoff, et que celui-ci, paternellement parlant, était d'un égoïsme épouvantable.

Néanmoins, il tentait de jouer le plus consciencieusement possible le rôle de conciliateur qu'il avait adopté; mais, jusqu'alors il n'avait obtenu aucun résultat, ce qui ne l'empêchait pas de conserver l'espoir de ramener, parmi les membres de la petite colonie, la concorde des beaux jours.

Telle était l'attitude réciproque des voyageurs, depuis le fameux jour où l'on avait dû s'incliner devant la terrible réalité qui emportait les Terriens vers Saturne, au lieu de les ramener vers leur planète natale, comme ils en avaient conçu l'espoir.

Depuis près de deux semaines qu'on avait quitté Mars, l'Éclair poursuivait sa marche rapide à travers l'espace et son propulseur fonctionnait sans arrêt, sous l'effort de l'électricité emmagasinée dans les accumulateurs.

Tout d'abord, la lumière perpétuelle au milieu de laquelle ils naviguaient avait fort incommodé les voyageurs et bouleversé toutes leurs habitudes.

Mais Fricoulet, qui s'était accaparé le chronomètre de Farenheit, s'était chargé de régler le temps à sa façon: toutes les douze heures, il fermait les hublots par lesquels pénétrait la lumière extérieure, allumait les lampes et effaçait un jour sur le vieux calendrier contenu dans son portefeuille.

De la sorte, les Terriens avaient une notion exacte du temps et pouvaient régler leurs occupations.

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Sa main droite brandissait l'oculaire d'une lunette, tandis que sa main gauche...

Un matin, comme l'ingénieur prenait le quart, pour remplacer Gontran qui venait de s'étendre sur son hamac, la porte du réduit dans lequel Ossipoff s'était enfermé avec ses papiers et ses instruments, s'ouvrit brusquement et le vieillard apparut sur le seuil; sa main droite brandissait l'oculaire d'une lunette, tandis que sa main gauche serrait fièvreusement un micromètre.

—Eh! parbleu, mon cher monsieur, s'écria Fricoulet, auriez-vous, par hasard, découvert un astre nouveau, que vous voilà si joyeux?

Le visage du vieillard était, en effet, radieux, et ses yeux brillaient d'un éclat singulier.

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—Nous pénétrons dans la zone des petites planètes, répondit-il d'une voix un peu étranglée par l'émotion.

—Déjà! fit l'ingénieur, tout d'abord surpris de cette nouvelle,... en êtes-vous bien certain?...

Le vieux savant frappa sur sa lunette.

—Voilà qui ne trompe pas, répliqua-t-il, et puis, pour peu que vous ayez enregistré le nombre de kilomètres parcourus depuis notre départ de Mars, il vous sera facile de constater que nous devons être parvenus à la distance 28, établie par la loi de Titius et de Bode.

—Je vous crois, monsieur Ossipoff, je vous crois, dit Fricoulet nullement soucieux d'entamer une discussion sur ce point qui, d'ailleurs, lui importait peu.

Voyant le vieillard qui s'apprêtait à poursuivre sa route dans la direction des cabines, il lui demanda:

—Mais où allez-vous ainsi?

—Trouver M. de Flammermont;... bien que son attitude, à mon égard, ne soit pas tout à fait ce que j'avais le droit d'espérer, je ne puis pas, cependant, le laisser dans l'ignorance d'un fait scientifique aussi important et qui doit avoir, pour lui, un intérêt capital.

—C'est que M. de Flammermont vient de se coucher seulement, insinua Fricoulet,... cette veille l'a, paraît-il, extrêmement fatigué et il m'a prié, tout à l'heure, en s'étendant sur son hamac, de le laisser reposer le plus longtemps possible.

—Cependant, riposta Ossipoff avec un peu d'humeur, un événement de cette nature mérite bien qu'on s'arrache au sommeil.

Fricoulet répondit.

—Je serais d'accord avec vous sur ce point, mon cher monsieur, si nous n'avions pas le temps devant nous pour étudier à loisir ces petits mondes; mais songez que la zone où gravitent les petites planètes ne mesure pas moins de soixante-sept millions de lieues de largeur et que nous couperons deux cent trente-quatre orbites de planètes;... donc, vous pouvez laisser reposer Gontran tout à son aise, sans aucun scrupule, puisqu'il aura tout un mois pour savourer ce régal astronomique.

Le vieillard allait se cabrer sous l'ironie que contenaient les dernières paroles du jeune ingénieur; mais celui-ci le calma aussitôt:

—À quoi avez-vous reconnu, demanda-t-il, que nous avions pénétré dans cette fameuse zone?... auriez-vous aperçu quelques-uns de ces mondicules?

—Non, ce sont les calculs seulement qui m'ont amené à cette conclusion que nous venions de couper l'orbite de la première des petites planètes, Méduse.

—Vous ne l'avez pas vue?

—Non... sans doute est-elle trop éloignée encore.

Le visage de Fricoulet exprima la plus profonde stupéfaction.

—En ce cas, dit-il, que vouliez-vous faire voir à M. de Flammermont?

—Rien, je voulais lui communiquer cette nouvelle et, en même temps, étudier l'espace avec lui.

L'ingénieur retint à grand peine un sourire moqueur et répliqua:

—Sans doute, cela eut-il été pour lui un maigre régal... attendez au moins que ce que vous voulez lui montrer soit visible.

Et il ajoutait in petto:

—De la sorte, ce cher Gontran aura le temps de repasser un peu ses Continents célestes.

Un peu déconcerté, M. Ossipoff avait tourné les talons pour rejoindre son réduit, lorsque l'ingénieur le rappela.

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—Dites-moi, fit-il, avec le plus grand sérieux, avez-vous l'intention d'aborder sur chacune des deux cent trente-quatre planètes que nous allons rencontrer en route?

Ossipoff examina attentivement l'ingénieur pour se bien persuader qu'il n'était pas le jouet d'une mauvaise plaisanterie; puis il répondit d'une voix bougonnante:

—Les lunettes ne sont pas, que je suppose, faites pour les chiens, et si vous n'y voyez pas d'inconvénient; nous nous contenterons d'examiner de loin ces petits mondes.

—Pour ma part, je n'y vois aucun inconvénient; c'est affaire à vous, répondit Fricoulet, à vous et à M. de Flammermont.

Il avait ajouté ces mots d'un ton grave qui fit hocher approbativement la tête de M. Ossipoff.

Après quoi, le vieillard rentra dans son réduit.

—Si je ne me trompe, murmura Fricoulet en souriant, voilà de la tablature qui se prépare pour ce cher Gontran.

Et il se frottait les mains, songeant que c'était peut-être là l'occasion tant attendue par lui qui ferait enfin rompre un mariage qu'il considérait comme devant être le malheur de son ami.

Puis il réfléchit qu'après tout un mariage remis à trente ans avait beaucoup de chance de ne jamais se faire et il estima qu'il serait plus habile de sa part de ne point contrecarrer Gontran dans ses projets matrimoniaux et de paraître, au contraire, lui aplanir le chemin conduisant à l'autel.

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Il attendit quelques heures et lorsqu'il lui sembla que M. de Flammermont s'était suffisamment reposé, il entra dans la cabine et, s'approchant du hamac, posa sa main sur l'épaule du dormeur.

Celui-ci ouvrit paresseusement les yeux, les referma, les ouvrit de nouveau, s'étira longuement les membres, bâilla, rebâilla et dit:

—Tiens! c'est toi!... tu m'as coupé en deux un bien joli rêve.

—Lequel! demanda Fricoulet.

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—C'était le jour de mon mariage et le maire du VIIIe arrondissement nous adressait, à Séléna et à moi, un petit discours fort bien réussi, ma foi, il nous appelait: «Les fiancés de l'espace.» Il allait conclure, lorsque tu l'as interrompu...

Il se redressa sur un coude.

—Au fait, dit-il, pourquoi m'as-tu éveillé?

—Après le rêve, la réalité, répondit gravement l'ingénieur.

Le jeune comte tressauta sur son hamac.

—Tu m'épouvantes, balbutia-t-il,... de quoi s'agit-il?

—Des Petites Planètes.

Gontran éclata de rire.

—Quelle est cette mauvaise plaisanterie?

Fricoulet secoua la tête.

—Ce n'est point une plaisanterie,... je parle très sérieusement.

Et, avec une gravité comique:

—Malheureux! s'écria-t-il, pendant que tu dors paisiblement, le flot astéroïdal qui nous emporte, pénètre dans la zone nº 28! nous avons déjà coupé l'orbite de Méduse.

—Eh bien! qu'est-ce que tu veux que cela me fasse? demanda placidement M. de Flammermont.

Fricoulet jeta les bras au plafond.

—Et ce digne Ossipoff qui voulait venir t'éveiller, il y a plusieurs heures, pour t'annoncer cette bonne nouvelle.

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—Je l'aurais bien reçu, gronda le jeune comte,... qu'il me laisse tranquille avec ses étoiles, ses planètes, ses soleils et tout le reste,... maintenant, je me moque de l'astronomie comme de ça...

Et il fit, bruyamment, claquer l'ongle de son pouce contre ses dents.

—Mais, malheureux, s'écria Fricoulet, oublies-tu donc que Séléna est à ce prix.

—Oh! Séléna!... murmura Gontran en hochant la tête,... d'ici trente ans, elle a le temps de mourir, et moi aussi.

L'ingénieur prit la main de son ami.

—Tu as tort de parler ainsi, dit-il,... trente ans, en l'espèce, n'est qu'un maximum... et le hasard est si grand.

—Que veux-tu dire?

—Qu'il serait prudent à toi de te garder à carreau, comme on dit, et de ne pas compromettre, par un coup de tête, la bonne opinion qu'a de toi M. Ossipoff.

—Que faut-il faire, alors?

—Jouer ton rôle en conscience et feindre, pour les Petites Planètes, un de ces enthousiasmes...

—Comment veux-tu que je m'enthousiasme pour une chose que je ne connais même pas?

—Je te renvoie aux Continents célestes.

Gontran fit entendre un bâillement sonore et prolongé.

—C'est bon, dit-il, on verra cela... plus tard.

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—C'est tout de suite, au contraire,... Ossipoff peut te tomber sur le dos d'un moment à l'autre.

—Mais nous sommes en froid!

—Les Petites Planètes l'ont réchauffé.

Gontran paraissait atterré.

—Eh! mon Dieu! s'écria Fricoulet, rappelle-toi la conversation que nous avons eue, à ce sujet, à l'observatoire de la Ville-Lumière: en 1801, l'astronome Piazzi découvre, à Palerme, la première petite planète, qu'il baptise du nom de Cérès... En 1802, un astronome de Brême, Olbers, découvre la seconde, Pallas... Puis, plusieurs années après, la quatrième, Vesta; la troisième, Junon, avait été trouvée, entre temps, par un nommé Harding;... Ensuite, on resta pendant trente-huit ans sans plus s'occuper de la zone nº 28, quand, tout à coup, le goût des recherches se réveilla, et l'on en découvrit 234.

M. de Flammermont écoutait attentivement.

—Je crois, dit-il enfin, que je ferai mieux de prendre les Continents célestes; tu me racontes cela trop en abrégé...

—C'est aussi mon avis, fit l'ingénieur.

Le jeune comte poussa un énorme soupir, attira à lui le précieux ouvrage, caché sous le matelas même de son hamac, et, après l'avoir feuilleté, l'ouvrit au chapitre des Petites Planètes.

—Va, dit-il d'une voix de victime à Fricoulet, ferme ma porte, et, si Ossipoff t'interroge à mon sujet, dis-lui que je continue de dormir.


Depuis le moment où l'Éclair avait franchi l'orbite de Méduse, le voyage se poursuivait sans encombre, n'offrant aux Terriens, pour rompre la désespérante monotonie des heures, que la constatation de la diminution quotidienne du disque solaire.

Déjà, sur Mars, les voyageurs avaient été à même de remarquer une différence notable entre la chaleur et la lumière reçues par la planète, et celles que reçoit la Terre; à ce moment, ils arrivaient, en droite ligne, du Soleil, aux abords duquel ils avaient eu à supporter une température colossale, dépassant celle de l'eau bouillante, et ils avaient vu cette chaleur et cette lumière décroître progressivement et d'une manière proportionnelle au disque même de l'astre.

Lorsque la comète qui les emportait avait passé à son périhélie, le diamètre solaire accusait plus d'un degré, exactement 1°,44; en coupant l'orbite terrestre, ce même diamètre ne mesurait plus que 32', et, sur Mars, il avait diminué encore et était descendu à 21'.

Maintenant, au centre de l'essaim des astéroïdes, il n'accusait plus que 15' de largeur, et allait se rétrécissant chaque jour davantage.

D'après les calculs d'Ossipoff, l'appareil avait franchi, à travers l'immensité stellaire, en un mois, 216 millions de kilomètres, et sa distance du Soleil pouvait s'évaluer à 110 millions de lieues.

Il traversait alors la région où se croisent le plus grand nombre des orbites des petites planètes, et le vieux savant estimait qu'avant quatre semaines, il couperait l'orbite de Jupiter; on serait alors arrivé à 198 millions de lieues de l'astre central.

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Il ne se passait guère de jour que l'œil vigilant d'Ossipoff ne signalât quelqu'astre nouveau, au sujet duquel il fallait que Gontran subît un interrogatoire, auquel il répondait victorieusement d'ailleurs.

Fricoulet connaissait l'ordre dans lequel les petites planètes se présentaient, et le jeune comte étudiait d'avance sa leçon dans les Continents célestes.

Après Méduse, on avait rencontré Flore, Ariane, Harmonia, Melpomène, Victoria, Zélia, Uranie, Athor, Baucis, Iris.

—Demain, dit un soir Gontran, nous apercevrons sans doute Barbara.

Il avait dit cela d'un ton si singulier, que Mlle Ossipoff ne put s'empêcher de demander:

—Et qu'est-ce que cette planète a de si remarquable, pour que vous nous la signaliez ainsi?... sans doute, est-elle plus importante que celles qu'il nous a été donné de voir jusqu'ici.

M. de Flammermont secoua la tête:

—Cette planète est une des plus petites du système, car elle ne mesure pas plus de 50 kilomètres de diamètre; mais elle a ce côté original d'avoir été découverte exprès...

—Exprès! s'écria la jeune fille en souriant.

—Oui, mademoiselle; généralement, lorsqu'un fiancé fait sa cour, il offre, à celle que son cœur a choisie, des fleurs comme emblème de son affection... L'astronome américain Peters trouva cela par trop banal. Il était, malgré ses soixante-dix-huit ans, tombé amoureux de la fille du célèbre opticien Merz, et, pour lui prouver combien son amour différait de celui des autres hommes, il chercha, pendant deux ans, un astre inédit assez brillant, qui fût digne d'être offert à celle qu'il aimait... Cet astre, il le baptisa de son nom, Barbara.

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—C'est là une attention délicate, murmura la jeune fille.

—Je regrette, croyez-le bien, répondit Gontran, de n'avoir encore rien découvert,... mais, pour une marraine telle que vous, ce serait trop peu d'une étoile, c'est un soleil qu'il faudrait...

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Après Barbara, on demeura près d'une semaine sans rencontrer aucun astéroïde, puis l'Éclair arriva à une région richement peuplée; il passa d'abord à 100 lieues à peine de Æthra, qui parut aux voyageurs n'être qu'un rocher de forme irrégulière, mesurant à peine 30 kilomètres suivant son plus grand diamètre, et qu'une légère atmosphère entourait.

Ensuite, ils aperçurent Ève, Maïa, Proserpine, Lumen, Frigga, Clotho et Junon; ces deux dernières planètes semblaient naviguer de conserve, et Ossipoff déclara qu'en vertu de la faible masse de ces astres, la pesanteur était si peu sensible à leur surface, que les matériaux d'un volcan de Clotho pouvaient parfaitement bien retomber sur Junon.

Successivement furent signalées Yanthe, Brunhilda, Rodope, Félicité, Érinice, Pompéïa et Dynamène.

Une nuit, la petite colonie eut une frayeur affreuse. L'Éclair avait failli heurter au passage la planète Lamberte, et, sans la présence d'esprit de Fricoulet qui, d'un violent coup de barre fit dévier l'appareil, c'en était fait des Terriens.

Quelques jours plus tard, on put constater que Cérès et Pallas, les deux premières petites planètes découvertes, étaient de véritables mondes, de forme sphérique et entourés d'une atmosphère, tout comme Lætitia et Bellonne, qu'on aperçut quelques jours plus tard.

On avait laissé en arrière les orbites enchevêtrées d'Isabelle, Eudora, Antigone, Aglaé, Calliope, Sylla, Psyché, Vindabona, Clytemnestre, Hespérie, Pallès et Europe, lorsque Gontran qui préparait, ainsi qu'il le disait plaisamment, sa leçon du lendemain, interpella Fricoulet:

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—Dis donc, fit-il, dans quelques heures, nous allons être en vue de deux planètes qui n'ont point de nom de baptême, je ne les trouve cataloguées que sous deux numéros d'ordre, 222 et 223; n'y a-t-il pas là une erreur ou un oubli?

L'ingénieur se mit à rire.

—Mon cher, répondit-il, si tu as des économies à placer dans les terrains et que tu aies le moins du monde le désir d'être propriétaire, ces deux planètes sont à vendre.

—Quelle est cette plaisanterie?

—Ce n'est point une plaisanterie, c'est l'exacte vérité; aussi, prenant comme exemple l'astronome américain dont tu parlais l'autre jour, tu devrais offrir ces deux planètes à ta fiancée, au lieu de lui acheter un petit hôtel entre cour et jardin.

—M'expliqueras-tu ce que cela signifie?

—Tout simplement que, pour vivre dans les étoiles, l'astronome Palisa, l'inventeur des deux planètes en question, n'en est pas moins un homme pratique, et qu'il a fixé à la somme de 1,250 francs l'honneur et le plaisir de tenir ces deux astres sur les fonts baptismaux. Si le cœur t'en dit...

Enfin, après quarante-huit jours de voyage, Hilda, la dernière planète du groupe, fut laissée en arrière; la zone, large de 67 millions de lieues, où gravitent ces mondicules, était traversée, et l'Éclair se trouvait maintenant à 90 millions de lieues de Mars qui, depuis longtemps, avait disparu dans l'infini.

Quarante-six millions de lieues restaient encore à franchir, avant d'arriver à l'orbite de Jupiter; d'après Fricoulet, cela représentait encore vingt-cinq jours de voyage.

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CHAPITRE VI

JONATHAN FARENHEIT FAIT ENCORE DES SIENNES

Gontran!... eh!... Gontran!

Depuis cinq minutes, Fricoulet secouait son ami qui, étendu sur son hamac, dormait à poings fermés.

—Il ne se réveillera donc pas... l'animal! maugréa l'ingénieur; ma foi, tant pis!

Il prit dans ses bras le dormeur, l'enleva de sa couchette et le planta sur ses pieds.

—Hein!... quoi!... qu'arrive-t-il? gronda M. de Flammermont, en écarquillant démesurément ses yeux, pleins de sommeil encore et tout vagues.

Puis, apercevant Fricoulet qui le regardait en riant:

—Ah!... c'est toi, Alcide... bégaya-t-il; qu'est-ce que tu fais là?

—Tu le vois, je viens de t'éveiller.

—C'est déjà mon tour? murmura le jeune comte avec un accent de regret.

—Minuit viennent de sonner... c'est à toi de prendre le quart.

Gontran haussa les épaules:

—Le quart,... le quart... bougonna-t-il; en vérité, quel intérêt vois-tu à morceler ainsi nos nuits, au détriment de notre santé, et sans aucun profit pour notre sécurité... laquelle ne court aucun risque...

—Tu crois cela, riposta l'ingénieur.

—Dame! depuis près de deux mois que dure notre voyage, ce qui n'est pas loin de faire une soixantaine de nuits, est-il survenu un incident, si petit fût-il, qui légitimât notre faction?

Fricoulet saisit la main de son ami:

—Mais, malheureux! en ce moment, plus que jamais, notre faction est utile... songe que nous ne sommes plus qu'à quinze cent mille lieues de Jupiter, et qu'il suffirait de la moindre fausse manœuvre, du moindre arrêt de la machine, pour nous jeter contre ce géant,... comme une chauve-souris contre un mur...

—Ah! à quinze cent mille lieues, tu exagères! si tu penses que Jupiter puisse exercer sur nous la moindre attraction...

Fricoulet fit entendre un petit ricanement plein de raillerie.

—Gontran, mon ami, dit-il, tu négliges ton vade mecum et tu as tort; les Continents célestes ont du bon.

M. de Flammermont eut un mouvement de tête découragé:

—À quoi bon, murmura-t-il, me casser la tête avec toutes ces machines-là?... tant que j'ai conservé quelque espoir de voir se réaliser le rêve de bonheur que j'avais formé, j'ai pu consentir à jouer cette comédie... mais, maintenant que j'ai comme perspective une attente de trente ans, avant de pouvoir épouser Séléna,... car c'est bien trente ans, n'est-ce pas, qu'il nous faudra pour atteindre la Terre, en suivant le cours de ce fleuve qui nous emporte?

—Oui, trente ans... à quelques mois près, répondit l'ingénieur.

Puis, ému malgré lui par l'accablement de son ami, il lui posa la main sur l'épaule:

—Corbleu! mon vieux... est-ce toi que je vois ainsi découragé?... un homme vraiment fort ne perd jamais espoir... qui sait? il peut se présenter telle circonstance...

Un éclair rapide brilla dans l'œil du comte.

—Vraiment, fit-il, penses-tu qu'il puisse y avoir un moyen quelconque d'abréger cette excursion?

L'ingénieur allongea les lèvres.

—Quand on navigue, comme nous, en plein inconnu, répondit-il, on ne sait jamais... je te conseille donc, si tu tiens toujours à Séléna de rouvrir les Continents célestes, et d'y lire, attentivement, ce qui concerne Jupiter.

—Pour en revenir à ce que tu disais tout à l'heure, dit M. de Flammermont, tu crois qu'à quinze cent mille lieues...

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—Ah! riposta Fricoulet, c'est Ossipoff qui ferait un nez, s'il t'entendait parler de la sorte... Mais, malheureux, ne te rappelles-tu donc plus cet axiome fondamental qui dit que l'attraction exercée par un corps est en raison directe de sa masse... or, Jupiter et la Terre sont de la même proportion qu'une orange et un pois... Si un géant pouvait pétrir ensemble une quantité considérable de Terres, il n'en faudrait pas moins de 1,230, pour égaler le volume de ce monde formidable; quant au poids, 800 Terres, placées dans le plateau d'une titanesque balance, équilibreraient à peine la masse jovienne... Songe que son diamètre surpasse de plus de onze fois celui de notre planète natale, il atteint 141,600 kilomètres, et la circonférence, à l'Équateur, n'est pas moins de 111,100 lieues.

—Tu viens de dire: à l'Équateur, objecta M. de Flammermont; la circonférence n'est donc pas la même partout?

—Pas précisément: l'axe vertical, qui passe par les pôles de Jupiter, est de 8,000 kilomètres plus court que le diamètre horizontal, ce qui correspond à un aplatissement de 1,17.

—Voilà qui est singulier,... et sait-on d'où provient cet aplatissement?

—Tout simplement de la rapidité avec laquelle Jupiter tourne sur son axe; tu sais que la durée de la rotation est de 9 heures, 55 minutes, 45 secondes, si bien que les jours et les nuits sont de moins de cinq heures; or, cette vitesse de rotation est telle qu'un point de l'Équateur court à raison de 12 kilomètres par seconde, vingt-quatre fois plus vite qu'un point de l'Équateur terrestre; en outre, la force centrifuge développée diminue d'un douzième la pesanteur à l'Équateur: un objet qui pèse 12 kilogrammes aux pôles n'en pèse pas plus de 11 à l'Équateur...

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En apercevant Farenheit, qui sortait avec précaution de la cabine dans laquelle on l'avait enfermé...

—Eh bien! riposta Gontran avec insouciance, si nous devons tomber, tâchons que ce soit sur l'Équateur, la chute sera moins rude.

L'ingénieur haussa les épaules avec pitié.

—Mon pauvre Gontran, murmura-t-il, tu ne sais rien de rien.

—Possible,... mais je me rappelle parfaitement que la densité des matériaux qui constituent Jupiter est le quart de celle des matériaux terrestres, donc...

—Donc, ricana Fricoulet, la pesanteur y est moindre, n'est-ce pas? c'est là ce que tu veux dire,... eh bien! tu es dans la plus complète erreur; sur Jupiter, la pesanteur est deux fois et demie plus considérable que sur la Terre,... un kilogramme terrestre pèse, là-bas, deux kilos cinq cents grammes,... si bien que toi, dont le poids est de 75 kilos, tu en pèseras 175, et qu'une pierre abandonnée à elle-même parcourra 12 mètres dans la première seconde, au lieu de 4m 90 comme sur Terre.

Et pour compléter l'ahurissement de son ami, il ajouta d'un ton fort naturel:

—Ceci étant posé, si tu multiplies notre poids total, qui serait sur Jupiter de six mille kilos, par la hauteur de notre chute, tu arriveras au joli total de 46,000 mètres qui est la rapidité avec laquelle nous rencontrerions le sol de Jupiter,... si cette rencontre, effectuée dans de semblables conditions, te convient, tu n'as qu'à te recoucher dans ton hamac et à reprendre le somme que j'ai si malencontreusement, à ton gré, interrompu;... quant à moi, je suis brisé,... je vais me coucher...

Et, sur ces mots, Fricoulet tourna les talons pour gagner la couchette de Farenheit, qu'il avait adoptée depuis que l'Américain vivait à part...

La perspective peu séduisante que les dernières paroles de l'ingénieur venaient d'évoquer aux yeux de Gontran le réveilla tout à fait, en même temps qu'elle chassa toute velléité de paresse.

Il gagna la machinerie et s'assit, la main sur le levier qui commandait le gouvernail, les regards fixés sur les batteries d'accumulateurs.

—Fichtre! murmura-t-il en plaisantant, une chute de quinze cent mille lieues de haut,... mais nous serions réduits en poussière, en vapeur, avant que d'arriver en bas...

Un léger grincement se fit entendre, en ce moment, derrière lui; il se retourna et poussa un cri de surprise en apercevant Farenheit qui sortait avec précaution de la cabine dans laquelle on l'avait enfermé.

—Vous! s'écria Gontran en se levant.

Se voyant découvert, l'Américain s'avança vers le jeune homme, et la lumière du falot, qui tombait en plein sur lui, éclaira un visage hâve, décharné, dans lequel les yeux, luisant d'un éclat fiévreux, mettaient deux points lumineux, farouches; l'arête du nez, amincie en lame de couteau, se recourbait sur la bouche aux lèvres décolorées; les cheveux et la barbe avaient crû prodigieusement et étaient presque entièrement blancs.

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La marche était hésitante et le jeu des articulations saccadé.

—Peste, pensa Gontran, la captivité ne lui est pas favorable,... mais comment diable a-t-il fait pour sortir de là?... c'est au moins cet animal de Fricoulet qui aura oublié de bien fermer la porte.

Du temps que le jeune comte monologuait ainsi mentalement, l'Américain, arrêté à deux pas de lui, les bras sur la poitrine et les paupières mi-closes, laissant filtrer un regard mauvais, le considérait en hochant la tête.

Enfin, comme s'il eût deviné les pensées de Gontran.

—Oui, c'est moi, monsieur de Flammermont, dit-il d'une voix rauque,... cela vous surprend de me voir en liberté,... mais avec de la patience, on arrive à tout... Depuis plus d'un mois que je vis enfermé là-dedans comme une bête malfaisante dans sa cage, je n'ai eu qu'un but: recouvrer ma liberté et me venger. Libre, je le suis; quant à la vengeance, tout à l'heure, je l'aurai...

—Allons, pensa Gontran, la solitude ne l'a pas calmé,... il est toujours sous le coup du même vent de folie qui a soufflé sur lui voici cinq semaines,... tâchons de le ramener par la douceur.

Et tout haut, avec un accent plein d'aménité:

—Vous venger, mon cher sir Jonathan, dit-il, mais de qui?

—De vous tous, misérables que vous êtes, qui me bernez depuis des mois et auxquels j'ai assez longtemps servi de jouet!

Le jeune homme comprit qu'il serait dangereux d'entamer une discussion à ce sujet;... il préféra dire comme l'Américain, espérant, de la sorte, l'amener à réintégrer en douceur la cabine qui lui servait de cabanon.

—Eh bien! dit-il en baissant la voix mystérieusement, vous avez raison,... oui, l'on vous a berné,... et moi avec;... il est certain que cet Ossipoff est un grand farceur et que l'on en a guillotiné sur terre qui ne le méritaient pas autant que lui,... mais, que voulez-vous?... pour le moment, il n'y a rien à faire... qu'à attendre patiemment l'heure de la vengeance.

Et il ajouta:

—Voyez moi,... est-ce que je n'ai pas, autant que vous, sujet de me plaindre?... est-ce que ce rôle d'éternel soupirant, auquel je suis condamné, ne devient pas affolant?... eh bien! mais cela ne m'empêche pas de conserver mon sang-froid et de dissimuler ma rage sous des sourires,... faites comme moi...

Il sembla au jeune homme que ce petit discours produisait un salutaire effet; les traits contractés de Farenheit se détendaient, l'œil perdait sa fixité farouche, et les lèvres crispées devenaient presque souriantes.

—Écoutez, dit-il quand le jeune homme eut fini de parler, c'est Dieu, sans doute, qui vous a fait veiller cette nuit, pendant votre quart,... si je vous avais trouvé endormi, comme la nuit dernière, c'en était fait de vous.

—Comme la nuit dernière! s'écria Gontran.

—Je vous ai dit tout à l'heure que, depuis ma captivité, toutes les forces vives de mon esprit s'étaient concentrées sur une seule idée: sortir de ma prison... Or, quand un Américain veut une chose, il est rare qu'il ne parvienne point à la conquérir,... je voulais ma liberté et je l'ai,... voici cinq nuits que je guette le moment où M. Fricoulet vous cède la place,... puis, lorsque je vous vois profondément endormi, je me glisse hors de ma cabine...

—Et que faites-vous, alors? demanda le jeune homme qui commençait à trouver que, pour un fou, Farenheit raisonnait à merveille.

—Je travaille à ma vengeance, répondit l'Américain dont les lèvres se tordirent dans un mauvais sourire.

—Votre vengeance! répéta Gontran,... mais vous êtes fou.

—Oui, gronda l'Américain, je suis fou,... mais non pas comme vous l'entendez,... je suis fou de rage,... car, non content de m'entraîner à votre suite, dans cette aventure chaque jour plus insensée, vous m'enfermez comme une bête malfaisante,... Eh bien! écoutez ceci.... vous êtes tous perdus,... le bateau est miné,... j'ai confectionné, avec la poudre que j'ai retiré des cartouches de mon revolver, une gargousse disposée de telle façon qu'en éclatant elle fera sauter en miettes l'Éclair et ceux qu'il contient.

—Mais, de ceux-là, vous en êtes aussi, répliqua M. de Flammermont qui ne pouvait se convaincre que Farenheit parlât sérieusement.

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—Mourir ainsi, rapidement et tout de suite, n'est-il pas cent fois préférable que languir, durant des années? non, voyez-vous, j'ai mûrement pesé le pour et le contre,... et le parti auquel je me suis arrêté est encore le plus raisonnable.

—Savez-vous bien qu'en agissant ainsi, vous léseriez les intérêts de vos actionnaires.

—Comment l'entendez-vous?

—Au dire de Fricoulet, ce bateau représente une fortune considérable sur laquelle une part vous revient et vous permet de combler le déficit creusé dans la caisse de votre compagnie par ce coquin de Sharp.

L'Américain secoua la tête.

—Dans trente ans, répondit-il, je serai mort et, par conséquent, dans l'impossibilité de faire usage de cette fortune; non, ma résolution est bien prise, et je la mettrai à exécution, à moins que...

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Gontran fixa sur lui un regard interrogateur.

—Tout à l'heure, je vous ai dit que la Providence veillait, sans doute, sur vous, puisqu'elle vous avait empêché de dormir cette nuit, comme les nuits précédentes.

—Pour me permettre de m'opposer à votre odieux projet! gronda le jeune homme,... car, pour qu'une gargousse éclate, il y faut mettre le feu, et, moi vivant, vous n'y réussirez pas...

Il s'avançait menaçant vers Farenheit.

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—N'ayez crainte, fit celui-ci, mes précautions sont prises et bien prises; vous aurez beau vous débattre, vous aurez beau me ligotter, m'enfermer, l'Éclair sautera, si je le veux,... Mais, écoutez-moi,... je vous tiens pour un homme supérieur et dont l'intelligence dépasse de cent coudées celle de ce misérable Ossipoff et de ce gringalet d'ingénieur; et avec vous, il y a de la ressource...

—En vérité, mon cher sir Jonathan, vous me flattez...

—Non pas,... bien qu'ayant passé la plus grande partie de mon existence dans le commerce des suifs, je sais, tout comme un autre, juger les hommes à leur juste valeur,... dites-moi, où sommes-nous, en ce moment?

—À proximité de la planète Jupiter.

—Votre réponse n'en est pas une,... Jupiter, je ne connais pas ça,... dites-moi si nous sommes loin de la Terre?

—À plus de cent cinquante millions de lieues.

—Et, quand on aura dépassé ce... Jupiter, où vous proposez-vous d'aller?

—Mais, on parle de pousser jusqu'à Saturne,... environ douze cent millions de kilomètres...

L'Américain se croisa les bras sur la poitrine et, d'une voix toute vibrante de rage difficilement contenue:

—Monsieur de Flammermont, dit-il, persistez-vous à ne point vouloir remplir vos engagements?... persistez-vous à nier la possibilité de regagner la Terre, ainsi que vous me l'aviez promis,... persistez-vous à vouloir continuer à jouer le rôle ridicule que vous jouez?

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—Sir Farenheit, répondit le jeune homme, l'impossible a été tenté,... c'est tout ce que je pouvais faire,... j'ai ma conscience pour moi.

—C'est votre dernier mot?

—Je n'ai rien de plus à vous dire.

—C'est bien,... je sais ce qui me reste à faire.

Et avant que Gontran eût pu s'y opposer, l'Américain s'approcha de la cloison et appuya le doigt sur un commutateur qui commandait aux fils du gouvernail; aussitôt, une étincelle jaillit qui se mit à courir le long du plancher comme un feu follet.

Seulement alors, M. de Flammermont remarqua une imperceptible mèche de mine qui serpentait sur le sol et semblait aboutir au moteur.

—Misérable! s'écria le jeune homme.

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En éclatant, elle fera sauter en miettes l'Éclair et ceux qu'il contient.

Et il se précipita vers la mèche pour l'éteindre.

Mais, d'un bond formidable, l'Américain se jeta sur lui, l'enlaça de ses deux bras avec une force que la rage décuplait et, le renversant sur le plancher, l'immobilisa.

—À moi! à moi! hurla Gontran... Fricoulet! Fricoulet!

Farenheit lui posa sur la bouche sa large main pour étouffer ses cris, en même temps qu'il lui écrasait la poitrine sous ses genoux.

Mais les appels du jeune homme avaient été cependant entendus; il se fit, dans l'intérieur du bateau, un remue-ménage au milieu duquel les voix d'Ossipoff, de Fricoulet, de Séléna se mêlaient dans des questions épeurées et des réponses brèves.

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En même temps, un bruit de pas précipités retentit.

By God! gronda Farenheit, auraient-ils donc le temps d'arriver avant que tout soit fini!

Et, l'oreille aux écoutes, il tenait ses yeux ardents fixés sur la mèche qui flambait.

Les marches de l'escalier de fer qui conduisaient à la machinerie gémirent sous une dégringolade de pas.

—Les voilà,... les voilà! rugit l'Américain d'une voix désespérée.

Mais au moment où la porte s'ouvrait, la flamme atteignait le moteur; une détonation sourde se fit entendre, un jet de flamme fusa jusqu'au plafond, en même temps que Farenheit et Gontran étaient projetés en avant au milieu d'une grêle de débris arrachés à la pièce par la force de l'explosion.

M. de Flammermont fut le premier qui revint à lui, grâce aux soins empressés que ses compagnons lui prodiguèrent.

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En quelques mots, il raconta ce qui s'était passé, et aussitôt l'on s'empressa de transporter l'Américain, encore évanoui, dans sa cellule où on l'enferma soigneusement, chargeant la Providence de veiller sur lui et de le rappeler à la vie.

On avait autre chose à faire, pour le moment, que de s'occuper de cet insensé criminel; il fallait soigner l'Éclair avant tout.

Après un examen minutieux de l'appareil en son entier, on reconnut que, en dépit de la secousse formidable qui l'avait ébranlé dans toute sa membrure, l'Éclair n'avait aucunement souffert.

Quant à la machinerie, les dégâts qu'y avait causés l'inflammation de la cartouche étaient moins grands que Fricoulet ne l'avait craint tout d'abord.

La cartouche ayant été placée sous le socle même du moteur, celui-ci avait été arraché, plusieurs bielles étaient tordues et deux batteries d'accumulateurs se trouvaient hors de service.

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Les parois de lithium avaient heureusement résisté, ainsi que les cloisons, et c'était là le principal, car par la moindre fissure, tout l'air contenu dans le wagon se fût échappé, et les voyageurs eussent été perdus sans rémission.

—Eh bien! monsieur le mécanicien? demanda Ossipoff à Fricoulet, quand celui-ci eut terminé entièrement son inspection.

—Eh bien! monsieur Ossipoff, il y a là pour dix heures de travail; après quoi, il n'y paraîtra plus.

—Dix heures de travail! s'écria le vieux savant, si j'entends bien, cela veut dire dix heures pendant lesquelles nous cesserons d'avancer.

—Non pas, nous continuerons à suivre le courant.

—Oui, mais notre véhicule n'aura plus aucune force propre.

—Bien entendu, puisque le moteur ne fonctionnera plus.

Un pli profond se creusa dans le front du vieillard qui sortit en courant de la pièce.

—Où va-t-il donc? demanda Gontran en l'entendant qui s'élançait dans l'escalier.

Fricoulet haussa les épaules, ce qui signifiait qu'il n'en savait pas plus que son ami.

—Voyons, ajouta-t-il en jetant autour de lui un regard circulaire, par où allons-nous commencer?

Comme il réfléchissait, Ossipoff rentra, les sourcils froncés sous l'empire d'une inquiétude grave.

—Qu'y a-t-il donc, père? demanda Séléna.

—Il y a que la situation est terrible.

—Pas plus terrible qu'il y a cinq minutes, reprit Fricoulet.

—Assurément si, car il y a cinq minutes, je ne savais pas ce que je sais.

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Et que savez-vous?

—Que Jupiter, dont nous ne sommes plus éloignés que de douze cent mille lieues, agit sur nous et nous attire!

—Il fallait s'y attendre, murmura Gontran; mais que résulte-t-il de cela?

—Si, avant deux heures, nous n'avons pas remis le propulseur en marche, la force attractive de la planète l'emportera sur la violence du courant d'astéroïdes qui nous soutient, nous arrachera au fleuve qui nous emporte, et, une fois que nous serons dans le vide, nous tomberons sur Jupiter, à la surface duquel un calcul très simple démontre que nous arriverons en vingt-deux heures trente-deux minutes.

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—Eh bien! dit Séléna, qu'y a-t-il là de si terrible, mon cher papa? Après la Lune, Vénus, Mercure et Mars, n'est-il pas tout naturel que nous visitions Jupiter.

—Mademoiselle a raison, dit à son tour l'ingénieur; tant qu'à faire le voyage, autant le faire complet,... négliger d'étudier Jupiter, dans les circonstances où nous nous trouvons, c'est comme si, parcourant l'Italie, nous négligions de visiter Rome.

M. Ossipoff eut un petit clappement de langue impatienté.

—Mon cher monsieur Fricoulet, répondit-il, en mécanique vous pouvez avoir une certaine compétence, mais, pour Dieu, je vous en conjure, abstenez-vous de parler des choses que vous ne connaissez pas. Or, les questions astronomiques vous sont à peu près étrangères... et, chose singulière, vous avez la manie d'en parler.

Tout étonné de cette apostrophe, l'ingénieur fixait sur le vieillard des yeux tout ronds.

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—Y aurait-il indiscrétion à vous demander, cher monsieur, fit-il, à propos de quoi vous me tenez ce langage?

Ossipoff croisa les bras:

—Vous parlez, comme d'une chose toute simple, d'une visite à Jupiter,... savez-vous seulement si Jupiter est habitable et si nous pourrons vivre à sa surface?

—Oh! ce n'est pas moi qui puis avoir là-dessus une opinion quelconque, répliqua l'ingénieur avec une feinte modestie; quoique vous en disiez, je ne me pose pas en savant et je me fie à vous pour savoir ce qu'il y a à faire.

Ce disant, il se courba vers le moteur dont il examina avec soin les parties détériorées.

Gontran, s'adressant à Ossipoff, s'écria:

—Mais pourquoi Jupiter ne serait-il pas habitable?... la base de toute atmosphère n'est-elle pas la vapeur d'eau?... or, n'a-t-on pas constaté, à la surface de la planète, des nuages,... et des nuages de cent soixante kilomètres d'épaisseur,... ce qui semblerait indiquer une atmosphère sérieuse?

—Trop sérieuse même, répliqua le vieillard; car, si vous admettez, comme il est logique de l'admettre, que cette atmosphère soit composée des mêmes éléments que l'atmosphère terrestre,—à la densité qu'elle a à dix kilomètres au-dessus du niveau de la mer,—un calcul des plus simples vous prouvera que la densité de l'air, à la surface de Jupiter, surpasserait de dix mille millions de millions de fois la densité du platine.

—Ce qui est absurde, déclara Fricoulet.

—Il faut donc supposer à cette atmosphère une composition toute autre, dit à son tour Gontran.

—À moins d'admettre, poursuivit l'ingénieur, une température très élevée, permettant de conserver, à l'état gazeux, une semblable atmosphère.

Il avait prononcé ces paroles sans y paraître attacher la moindre importance.

Mais Ossipoff avait tressailli et il le regarda curieusement.

—Où avez-vous appris cela? demanda-t-il.

—En causant, cette nuit, avec Gontran.

Le vieillard se tourna vers le jeune homme; mais Séléna devina, sans doute, que son père se disposait à poser à son fiancé quelque question embarrassante peut-être, car elle demanda:

—Cependant, d'où Jupiter tirerait-il une semblable chaleur?... pas du Soleil, assurément, puisqu'il en est cinq fois plus éloigné que la Terre... Ne m'avez-vous pas dit, mon père, que la surface du Soleil, vu de Jupiter,—étant vingt-sept fois plus petite—il s'ensuit que l'intensité de la chaleur et de la lumière reçue par la planète y est réduite au trente-six millième de l'intensité de la chaleur et de la lumière reçue par la Terre.

En écoutant parler sa fille, le visage du vieillard devint radieux.

—Ah! fillette, fillette, murmura-t-il d'une voix attendrie, tu es la joie et l'orgueil de mes vieux jours.

Il l'embrassa sur les deux joues, puis, emporté par son tempérament qui, malgré lui, le poussait à parler de cette science qu'il aimait par dessus tout, il ajouta d'un ton doctoral.

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—Non, ce n'est pas du Soleil que Jupiter pourrait recevoir cette chaleur,... autrement, il faudrait admettre que ce monde géant a ou n'a pas d'atmosphère, suivant qu'il est près ou loin de l'astre central... Songe, en effet, que son orbite est d'une excentricité telle qu'il est plus éloigné de 20 millions de lieues du Soleil à son aphélie qu'à son périhélie, où sa distance est de 183 millions de lieues.

—Peste! murmura Gontran, mais pour parcourir un orbite comme celui-là, il doit falloir des années d'une longueur prodigieuse.

—Vous dites? fit brusquement le vieillard, aux oreilles duquel les paroles de Gontran étaient arrivées, mais un peu confuses.

Le jeune homme ne répondit pas tout de suite, en sorte que Fricoulet eut le temps de prendre la parole.

—Gontran me disait, fit-il, que cette différence dans les distances de Jupiter au Soleil forme les véritables saisons de Jupiter, qui ne met pas moins,—paraît-il,—de onze ans, dix mois et dix-sept jours pour parcourir son orbite.

Ossipoff fit de la tête une approbation muette; néanmoins, son regard demeura un peu soupçonneux, et il s'apprêtait à poursuivre plus loin son investigation, lorsque Séléna, s'adressant à l'ingénieur, l'en empêcha.

—Ne venez-vous pas de dire: les véritables saisons, monsieur Fricoulet? demanda-t-elle.

—Oui, mademoiselle, vous avez bien entendu.

—Y a-t-il donc, sur Jupiter, deux sortes de saisons?

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Le visage grave, les sourcils froncés, il étudiait l'espace.

—Non, il n'y en a qu'une seule, celle dont j'ai parlé: car Jupiter a son axe presque perpendiculaire à l'écliptique, si bien qu'il parcourt son orbite, dans une position verticale, au lieu d'être incliné comme la Terre; si, au lieu de parcourir une ellipse autour du Soleil, Jupiter décrivait une circonférence parfaite, il n'y aurait aucune trace de saison, et la planète jouirait d'un printemps éternel. Malheureusement, cette différence de vingt millions entre les distances périhélie et aphélie est là, qui détruit l'harmonie résultant de la position même de la planète.

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Tout en parlant, Fricoulet n'avait pas cessé de travailler, et Gaston, qui comprenait combien son silence était dangereux, paraissait concentrer tous ses efforts et toute son attention sur l'une des bielles que l'ingénieur lui avait donné à réparer.

Mais Ossipoff s'était approché d'un hublot et, le visage grave, les sourcils froncés, il étudiait l'espace.

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Brusquement, il abandonna son poste d'observation, quitta la machinerie et on l'entendit qui montait quatre à quatre le petit escalier conduisant à la cabine où il avait installé tous ses instruments.

Aussitôt qu'il fût parti, M. de Flammermont abandonna sa besogne et, poussant un formidable soupir.

—Ouf! fit-il, encore un écueil de franchi... j'ai eu une peur terrible.

—Je t'avais conseillé de repasser tes Continents célestes, répliqua Fricoulet.

—Eh! l'ai-je pu?... avec cet animal de Farenheit...

Il s'approcha de l'ingénieur et, d'une voix calme.

—Voyons, dit-il, pendant que nous sommes seuls, donne-moi quelques détails... de manière à ce qu'à la première question, je ne demeure pas le bec dans l'eau.

—Des détails,... sur quoi?

—Sur Jupiter, parbleu!

—Mais tu sais déjà, à peu près, tout ce qu'il y a à savoir;... on ne t'en demanderait certainement pas plus si tu passais ton bachot.

—Tu crois?

—Feuillette le livre de ton homonyme... si tu doutes.

—Et les satellites, murmura Séléna en souriant...

Fricoulet se frappa le front.

—C'est ma foi vrai! s'exclama-t-il,... ce diable de moteur m'a fait perdre la tête... mais oui, il y a les satellites.

Gontran se croisa les bras avec une indignation comique.

—Comment, s'écria-t-il, Jupiter a des satellites et tu ne le disais pas! après tout, sans doute, sont-ils tellement minuscules qu'on peut les considérer comme négligeables.

L'ingénieur leva les bras au plafond.

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—Négligeables!... des mondes qui ont des diamètres de 3,800, 3,400, 5,800, 4,400 kilomètres... peste! mais que te faut-il donc à toi?... songe que le plus gros égale le double de Mercure, une véritable planète... Ah bien! si Ossipoff t'entendait parler de la sorte... En vérité, l'ignorance est une belle chose!

—Voyons... voyons, dit Gontran impatienté, au lieu de m'objurguer ainsi, tu ferais mieux de me donner quelques détails sur ces mondes intéressants... et, d'abord, comment se nomment-ils? importants tels que tu les présentes, ils n'ont pas été en peine de trouver des parrains pour les tenir sur les fonts baptismaux...

—Nous avons d'abord Io, à 107,500 lieues du centre de la planète; ensuite Europe à 470,700, puis Ganymède à 270,000 et enfin Callisto à 478,500; maintenant tu connaîtras leur état civil en son entier, quand tu sauras que ces satellites tournent respectivement autour de leur planète en un jour et dix-huit heures terrestres, trois jours et treize heures, sept jours et trois heures, seize jours et seize heures; enfin leur densité et la pesanteur à leur surface sont à peu près semblables à ce qui existe sur Mars; on sait encore que ces satellites paraissent animés d'un mouvement de rotation sur leur axe, en sorte qu'ils ne présentent pas toujours la même face à la planète, comme font les satellites de la Terre et de Mars... Quant à leur constitution physique et à leur géographie, on n'en connaît encore rien.

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—Tant mieux! fit Gontran.

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—Pourquoi, tant mieux?

—Parce que c'est un effort de mémoire de moins pour moi... ainsi pas de montagnes, pas de cratères, pas de canaux?

—Non,... rien de rien.

—Oh! les charmants satellites!

Séléna et Fricoulet riaient encore du contentement de M. de Flammermont, lorsque Ossipoff apparut.

—Nous avons abandonné le milieu du courant, dit-il, nous nous en allons à la dérive.

—Qu'y voulez-vous faire? riposta l'ingénieur... au lieu de passer votre temps l'œil vissé à vos lunettes, vous feriez bien mieux d'empoigner une pince et de nous aider vous aussi.

Sans relever le ton un peu énervé dont étaient prononcées ces paroles, justes au fond, le vieillard se joignit à ses compagnons et tous les trois, pendant des heures, ne cessèrent de clouer, de visser, de limer.

Enfin, lorsque le chronomètre du bord marqua midi, les transmissions étaient rétablies, le moteur réparé, les accumulateurs remis en charge et Fricoulet déclara qu'on pouvait de nouveau essayer de marcher.

Mais alors, comme l'avait prévu Ossipoff, il était trop tard.

Sous l'influence de l'attraction jovienne, le wagon avait franchi plus de cinq cent mille lieues; il venait d'abandonner le courant de corpuscules cosmiques qui l'avait entraîné jusqu'à ce moment et il tombait en droite ligne, à travers le vide, vers la planète dont le disque immense s'étendait jusqu'à l'horizon.

—Monsieur Fricoulet, dit alors le vieillard, avez-vous une idée de la vitesse avec laquelle s'opérera notre atterrissage sur Jupiter.

—Oh! mon Dieu, monsieur Ossipoff, répondit l'ingénieur avec un calme étonnant, ce doit être quelque chose comme vingt-neuf mille mètres dans les dernières secondes... je ne crois pas,—si je me trompe,—me tromper de beaucoup...

—En effet, nous tombons à raison de 27,650 lieues à l'heure.

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Gontran et Séléna eurent un geste effaré.

Fricoulet, lui, haussa légèrement les épaules avec une indifférence superbe.

—Baste! fit-il, au point où nous en sommes, quelques milliers de lieues en plus ou en moins...

—Je crois, balbutia le vieillard en courbant la tête, que nous sommes perdus...

Il attira à lui sa fille qu'il serra contre sa poitrine.

—Ma pauvre enfant, murmura-t-il.

Et à Gontran, en lui tendant la main.

—Me pardonnerez-vous?

—Minute, s'écria Fricoulet dont le visage s'éclaira d'un sourire énigmatique, minute,... monsieur Ossipoff; réservez votre émotion pour plus tard et toi, Gontran, attends, pour pardonner, que notre perte soit irrévocable.

Et comme ils le regardaient tous avec stupéfaction.

—J'ai idée, ajouta-t-il, que cette fois-ci, encore, nous nous en tirerons.

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CHAPITRE VII

À TRAVERS L'ATMOSPHÈRE JOVIENNE

Ossipoff avait rejoint sa lunette et repris ses observations astronomiques; du moment que tout danger immédiat était écarté, le vieillard jugeait inutile de perdre, dans l'angoisse, un temps qu'il pouvait employer à satisfaire l'ardente curiosité qui le dévorait.

Fricoulet avait dit qu'on pouvait être sauvé, c'était là, pour lui, le principal. Quant aux moyens employés pour cela, il s'en rapportait entièrement à M. de Flammermont du soin de les examiner, de les discuter, d'en vérifier la valeur.

Pour le moment, Gontran se tenait à côté de Séléna, et tous les deux considéraient, avec une curiosité inquiète, l'ingénieur occupé à aligner des chiffres.

Enfin Fricoulet suspendit son crayon, ferma son carnet et poussa un ouf! de satisfaction.

—Eh bien? demandèrent d'une même voix les deux jeunes gens.

—Eh bien!... ça marchera comme ça... du moins, il y a tout lieu de l'espérer.

Et, en faisant cette réponse encourageante, l'ingénieur se frottait énergiquement les mains.

—Y aurait-il indiscrétion à te demander quelques explications? fit Gontran.

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Le diamètre de Jupiter est de 142,000 kilomètres plus grand que le diamètre terrestre.

—Aucune indiscrétion... mais tu ne comprendrais pas.

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—Je suis si bête... riposta le jeune comte avec aigreur.

—Je ne dis pas ça,... loin de là,... fichtre! Pour soutenir, depuis de si longs mois, un rôle aussi difficile que le tien, il ne faut pas être le premier venu... mais, quand on ne sait pas...

—Dites tout de même, insinua Séléna avec un petit sourire, à nous deux, nous comprendrons... ou, du moins, nous ferons tout ce qu'il faudra pour cela.

Fricoulet eut un mouvement de tête qui indiquait combien sa confiance était limitée; cependant, il se leva, s'approcha d'un hublot et appela les deux jeunes gens auprès de lui.

—Tenez, dit-il en étendant la main vers le disque énorme de Jupiter qui apparaissait au loin, rayonnant dans l'immensité sombre des cieux; nous sommes, en ce moment, à environ six cent mille lieues de la planète sur laquelle nous allons arriver, à la façon d'un aérolithe pesant dix mille livres, avec une vitesse de trente mille mètres dans la dernière seconde.

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Séléna joignit les mains avec un geste d'épouvante, et Gontran poussa un «oh!» qui indiquait une certaine émotion.

—Et c'est de là, balbutia-t-il, que tu espères nous sauver?

L'ingénieur se frappa le front, rouvrit son carnet, vérifia ses calculs, refit quelques chiffres, et dit avec un sourire railleur:

—Je fais erreur... notre vitesse, dans la première seconde, sera supérieure... ou inférieure à trente mille mètres.

—Supérieure!... s'exclama Gontran; mais nous n'arriverons même pas à Jupiter... nous serons volatilisés avant.

—Tu dis juste... à moins que l'on ne parvienne à réduire à son minimum la vitesse de notre chute.

Gontran leva les bras au plafond:

—Résister à la puissance d'attraction d'un semblable géant!... s'écria-t-il; mais c'est de la folie.

—Dites-nous toujours votre projet, monsieur Fricoulet, fit Séléna.

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—Voici en quoi il consiste: mais, d'abord, il faut que vous sachiez que Jupiter roule sur son orbite avec une rapidité de 12,600 mètres par seconde, et tourne sur lui-même de telle façon qu'un point de son équateur parcourt, dans le même temps, une distance presque égale;... il en résulte qu'à minuit, à l'opposé du Soleil, un point situé à son équateur se déplace avec une vitesse de 12,600 + 12,500, soit 25,100 mètres par seconde, tandis que le point situé dans un sens diamétralement contraire, à midi, en face le Soleil, ne vogue qu'à raison de 12,600-12,500 ou 100 mètres seulement par seconde, c'est-à-dire qu'il est presque stationnaire.

Fricoulet fit une pause, regardant ses auditeurs pour leur demander s'ils le suivaient bien dans son raisonnement.

Tous deux inclinèrent la tête affirmativement, alors l'ingénieur poursuivit:

—Dans le premier cas, cette vitesse de 25,000 kilomètres est à ajouter à celle du mobile qui nous porte, si bien que nous arriverions à toucher le sol jovien avec une rapidité de 53,250 mètres dans la dernière seconde.

Séléna poussa un cri d'effroi.

—En sorte, continua Fricoulet, que nous serions non seulement réduits en poussière, mais volatilisés comme une simple étoile filante, un semblable mouvement se transformant instantanément en chaleur... Dans le second cas, au contraire, nous n'avons plus qu'à considérer notre vitesse propre, et non celle de Jupiter, laquelle n'est plus que de 100 mètres par seconde; si bien qu'en faisant machine en arrière, au moment où nous arriverions dans l'épaisse atmosphère jovienne, nous pourrions annuler, ou à peu près, notre vitesse propre, et parvenir, sans secousse, jusqu'au sol qui nous attire.

D'un mouvement spontané, les mains de Séléna saisirent celles de Fricoulet et les pressèrent avec énergie.

—Ah! mon ami, dit-elle, vous nous sauvez encore une fois...

Gontran ne disait rien, mais un certain hochement de tête trahissait des préoccupations qu'accentuait encore un énergique froncement des sourcils.

—Qu'as-tu donc? demanda l'ingénieur, tu ne parais pas tout à fait convaincu?

—À parler franchement, répondit le comte, je t'avouerai que je ne le suis pas.

—Ah! bah! Et pourquoi?

—Parce que tout ton raisonnement est basé sur la rapidité de rotation de Jupiter, et que c'est là un point sur lequel il me semble impossible que l'on soit fixé.

Fricoulet haussa les épaules:

—Ah! ces ignorants! bougonna-t-il, tous plus incrédules les uns que les autres!

Il prit Gontran par le bras et le contraignit à coller son visage au hublot.

—Tu vois, dit-il, cette tache blanchâtre que l'on distingue sur le disque de la planète?

—Parfaitement, je l'ai déjà remarquée tout à l'heure; seulement, je constate qu'elle a changé de place... car, du bord du disque, elle est allée vers le centre.

—Eh bien! mon cher ami, c'est en étudiant la marche de cette tache que les astronomes sont parvenus à établir la vitesse de rotation de la planète.

M. de Flammermont fit entendre un petit ricanement railleur, puis se croisant les bras:

—En ce cas, dit-il d'une voix amère, mes craintes étaient fondées, et je félicite les astronomes terrestres de la justesse de leurs travaux, si c'est ainsi qu'ils procèdent.

—Je déclare, fit l'ingénieur, ne pas comprendre un mot à ce que tu dis.

—Cette tache, répliqua Gontran, fait partie, n'est-ce pas, de l'atmosphère de Jupiter?... or, qui dit atmosphère dit vent,... conséquemment, comme la marche du vent ne peut être réglée comme celle d'un train ou d'un omnibus, il me semble que l'on doit être réduit, en ce qui concerne la durée de rotation de Jupiter, à de simples conjectures, puisqu'on n'a, sous les yeux, que des masses nuageuses allant plus ou moins vite, suivant qu'elles sont poussées par un vent d'est ou un vent d'ouest...

L'ingénieur avait écouté, avec le plus grand sérieux, parler le comte de Flammermont; lorsque celui-ci eut fini, il répondit:

—En l'espèce, ton raisonnement ne manque pas de justesse, mais, où tu te trompes, c'est lorsque tu attribues au corps scientifique une semblable légèreté; plus que qui que ce soit, les astronomes savent qu'il ne faut pas se fier aux apparences, et les phénomènes que tu signales, ils en ont tenu compte... Ah! cela n'a pas été facile de déterminer exactement la durée du jour jovien, et cette étude, commencée au xviie siècle, a été terminée il y a quelques années seulement.

—Au xviie siècle! s'exclama Gontran.

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—Oui, mon cher; c'est en 1665 que, pour la première fois, Dominique Cassini a songé à s'occuper de la durée de rotation du Jupiter; ses premières observations lui donnèrent une période de 9 heures, 56 minutes et quelques secondes; mais, ayant recommencé ses études en 1691 et en 1692, en prenant toujours pour base une des taches caractéristiques du disque jovien, il ne trouva plus que 9 heures 50 minutes, soit une différence de 6 minutes, différence énorme que nul ne put expliquer.

M. de Flammermont haussa les épaules.

—Six minutes! dit-il railleusement; en vérité, cela valait-il la peine que le pauvre Cassini se mit la tête à l'envers.

—Pendant plus de cent ans, on délaissa un peu Jupiter; puis, en 1773, Jacques de Sylvabelle commença une série d'observations qu'il poursuivit pendant plusieurs mois, et qui le conduisit au chiffre de 9 heures 56 minutes; en 1778, Herschel trouve une période variant de 9 heures 50 à 9 heures 54 minutes; en 1785, Schrœter de Lilienthal se prononce pour une période de 9 heures 55.

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—Tous ces gens n'avaient donc rien à faire pour ergoter ainsi sur quelques secondes de différence? demanda Gontran.

—Il faut croire, mon cher, que ces quelques secondes avaient, au point de vue astronomique, une importance capitale, puisque de célèbres savants tels que Beer et Mædler, Airy de Greenwich, Jules Schmidt, Marth, Hough, et bien d'autres encore, consacrèrent à cette question de longues études.

—Et ont-ils fini par obtenir un résultat qui les satisfît tous?

—Ils ont fini par conclure que Cassini avait raison et que l'équateur de l'immense planète jovienne accomplit son tour complet en 9 heures 54 minutes 30 secondes, et les pôles en 9 heures 56 minutes environ.

L'éloignement du malheureux Gontran, pour tout ce qui avait une allure scientifique, était tel que ces explications de Fricoulet l'ennuyaient fortement, quelque importance qu'il y dût attacher cependant.

—En ce cas, dit-il, lorsque l'ingénieur eut fini, souhaitons que toute cette kyrielle d'astronomes ne se soient pas trompés en déclarant que Cassini avait raison, puisque c'est sur cette donnée que tu as basé notre sauvetage problématique.

Tout en parlant, il s'était approché d'un hublot, le regard invinciblement attiré vers ce monde géant où la mort les attendait peut-être, lui et ses compagnons.

Mais, aussitôt, il poussa un cri d'effroi et fit un léger bond en arrière.

—Qu'y a-t-il donc? demanda Fricoulet en le rejoignant.

—Il y a qu'au lieu de tomber sur Jupiter, nous nous en éloignons!

—Quelle bonne plaisanterie.

—Le disque est plus petit maintenant que tout à l'heure.

L'ingénieur haussa imperceptiblement les épaules, jeta un coup d'œil à travers le hublot et se mit à rire.

—Ça, Jupiter! déclara-t-il... Eh! mon pauvre ami, ce n'est que Callisto, le satellite le plus éloigné de la planète.

—Mais alors, c'est sur lui que nous allons tomber...

—Peuh!... Que nous ayons dans notre chute dévié de la ligne perpendiculaire, soit... l'attraction de Callisto peut être assez grande pour cela,... mais, sois tranquille, nous passerons à plus de vingt mille lieues de ce satellite.

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Gontran eut une moue d'incrédulité.

—Tiens, fit l'ingénieur pour le convaincre, veux-tu que je te dise dans combien de temps nous aborderons sur le sol jovien?...

Il aligna quelques chiffres sur son carnet.

—Sachant que Callisto trace son orbite à 478,500 lieues du centre mathématique de Jupiter, dont le rayon est de 17,750 lieues, je sais conséquemment qu'actuellement, nous nous trouvons à 460,750 lieues du sol de la planète... c'est-à-dire que notre chute, qui va croissant de vitesse à chaque seconde, prendra fin dans douze heures ou à peu près.

L'assurance de l'ingénieur impressionna vivement Séléna.

—Ne pourriez-vous nous dire également, cher monsieur Fricoulet, demanda-t-elle, en quel point de la planète nous aborderons.

Gontran, croyant à une plaisanterie, se mit à rire; mais l'ingénieur répondit avec un imperturbable sérieux.

—Tout à l'heure, dit-il, je vous eusse répondu et je me serais trompé, car je n'aurais pas tenu compte des perturbations que nous feront subir les quatre satellites joviens; actuellement, je vous demanderai de réserver ma réponse jusqu'à ce que quelques calculs m'aient renseigné à ce sujet;... en tout cas, si les circonstances dans lesquelles va s'opérer notre descente le permettent, je ferai tout mon possible pour que le point de contact entre notre véhicule et Jupiter ait lieu par le 45° parallèle nord. Et alors...

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L'appareil venait de pénétrer dans le cône d'ombre que Callisto projette derrière lui.

Cependant Callisto avait énormément grossi et son disque, violemment éclairé par les rayons solaires, remplissait une grande partie de l'horizon.

Pour passer le temps, M. de Flammermont avait pris une lunette et examinait le satellite.

Tout à coup il poussa une légère exclamation de surprise.

—Parbleu! dit-il à Fricoulet qui l'interrogeait, voilà qui est bizarre; la nuit vient de se faire brusquement pendant une seconde à peine et le disque s'est fondu dans le noir de l'espace pour reparaître ensuite aussi brillant.

Tout en parlant, son œil ne quittait pas l'objectif et un nouveau cri annonça la constatation d'un nouveau phénomène.

—Voilà que ça recommence, dit-il, mais moins violemment; cela ressemble aux fluctuations d'éclat de l'éclairage électrique; sait-on à quoi attribuer cette bizarrerie?

Fricoulet haussa les épaules:

—Sur ce sujet comme sur bien d'autres, répondit-il, on se perd en conjectures; non seulement Callisto paraît quelquefois absolument noir, lorsqu'il passe devant la planète, mais il semble parfois perdre sa forme sphérique pour offrir une figure polyédrique.

—Un monde caméléon, alors, murmura Gontran.

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—Pour te donner une idée de la brusquerie de ces transformations inexplicables, le 30 décembre 1871, l'astronome anglais Burton, qui avait remarqué une fois ou deux Callisto comme irrégulièrement sombre et bordé au sud par un croissant brillant, le trouva tout à fait rond; par contre, le 8 avril 1872, il le trouva allongé dans le sens des bandes de Jupiter et plus aigu du côté de l'est qu'à l'ouest; en outre, il était entièrement noir. M. Erch fit la même remarque le 4 février 1872; il aperçut Callisto allongé dans la direction des bandes joviennes et d'une couleur gris foncé, tandis que son ombre était ronde et noire; le 26 mars 1873, l'astre était très sombre, mais pourtant plus clair que l'ombre et offrait une forme polyédrique.

—Et comment explique-t-on ces transformations? demanda Séléna.

—On ne les explique pas, Mademoiselle, on se contente de les constater.

—Ce qui est infiniment plus commode, ricana Gontran.

—Ce même 26 mars 1873, poursuivit l'ingénieur, un autre astronome, M. W. Roberts, qui examinait, lui aussi, le satellite jovien, mais d'un autre observatoire, fut frappé de son obscurité et de sa forme. Il le dessina également; ce n'est pas exactement la forme vue par l'observateur précédent, mais elle concorde cependant par ce fait capital que le côté oriental de Callisto était plus aigu que le côté occidental. Je pourrais encore...

L'ingénieur s'arrêta brusquement; sans transition aucune, l'obscurité la plus profonde venait d'envelopper le véhicule qui, jusqu'alors, avait flotté dans l'espace irradié.

—Sapristi! grommela Gontran, encore quelque chose de cassé!

À tâtons, l'ingénieur se dirigea vers le commutateur et aussitôt l'éclairage électrique fonctionna.

En voyant la mine déconfite de M. de Flammermont et de Séléna, Fricoulet partit d'un large éclat de rire.

—Au lieu de te moquer de nous, grommela le jeune comte, tu ferais bien de nous expliquer...

—... Que nous venons, tout simplement, de pénétrer dans le cône d'ombre que Callisto projette à 500,000 lieues derrière lui, à l'opposé du Soleil.

—Une ombre de cinq cent mille lieues!

—Eh! il faut bien qu'elle ait cette dimension pour que les astronomes terrestres aient pu constater sa projection sur le disque même de Jupiter.

—Comme j'ignorais ce détail... murmura Gontran.

Mlle Ossipoff demanda:

—Combien allons-nous mettre de temps à traverser cette ombre?

—Dix minutes environ.

Ce laps de temps écoulé, l'Éclair navigua de nouveau en pleine lumière; mais Gontran constata que Callisto diminuait de volume rapidement, tandis que le disque de Jupiter croissait formidablement.

—Tiens! Ganymède! fit tout à coup Fricoulet.

Et son bras étendu vers l'Orient indiquait à ses compagnons un point brillant qui roulait dans l'espace.

—Ganymède... murmura M. de Flammermont, en se grattant le front d'un doigt préoccupé, Ganymède... voilà un nom que je connais...

—Parbleu! c'est celui du troisième satellite de Jupiter.

—Ce point à peine perceptible!... là-bas... tout là-bas!... je veux que le diable me croque si cela ressemble à un satellite.

—Eh! c'est précisément parce qu'il est là-bas... tout là-bas, qu'on ne peut le distinguer... ce qui n'empêche pas Ganymède d'être presque aussi gros que Mars et de dépasser, de près du double, le volume de Mercure.

—Mais alors, observa Séléna, cet astre-là doit être habité.

—Pourquoi ne le serait-il pas, Mademoiselle? La Lune l'est bien et ces mondes que vous avez sous les yeux sont autrement organisés que le satellite terrestre pour recevoir la vie.

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—Qu'en sais-tu? demanda narquoisement Gontran.

—Je ne fais qu'émettre l'opinion de ton célèbre homonyme.

—En tout cas, dit Mlle Ossipoff, les habitants de ces satellites, en admettant qu'il en existe, doivent jouir d'un spectacle féerique. Jupiter doit être, pour eux, un astre bien autrement magnifique que n'est le Soleil pour nous autres Terriens.

—En cela, vos suppositions sont absolument justes, répliqua Fricoulet, songez que cette planète présente un disque dont la grandeur surpasse de 35,000 fois celle du Soleil et qui paraît aux habitants de ces satellites 1,400 fois plus énorme que ne paraît la leur aux Terriens. Mais, en dehors même de ses dimensions véritablement gigantesques, Jupiter offre encore une multiplicité réellement magique de colorations ardentes, depuis l'orange et le rouge jusqu'au violet et à la pourpre, sans compter les variations rapides d'aspect dues à son mouvement de rotation.

Et s'adressant à Gontran:

—L'expression de caméléon s'adresse bien plus exactement à Jupiter qu'à son satellite... qu'en penses-tu?

Le jeune comte ne répondit pas—et pour cause; il s'était endormi.

—Ah! mademoiselle, murmura comiquement l'ingénieur, j'ai bien peur que notre ami ne morde jamais aux choses astronomiques.

Séléna eut un sourire qui semblait indiquer que de cela elle se souciait peu; puis elle s'assit près d'un hublot par lequel elle regarda curieusement l'espace, pendant que Fricoulet reprenait ses calculs.


—Eh! Gontran!

Le jeune homme sursauta et regarda autour de lui de l'air effaré qu'a tout dormeur brusquement éveillé.

Il parut tout surpris en apercevant ses compagnons de voyage groupés à ses côtés.

Il se redressa vivement, honteux de s'être laissé dompter par la fatigue et demanda:

—Qu'arrive-t-il?

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—Que l'instant critique approche, répondit Fricoulet avec une pointe de raillerie dans la voix et que je me serais fait un cas de conscience de te laisser passer sans transition du sommeil à la mort.

M. de Flammermont eut un prodigieux haussement de sourcils.

—À la mort! balbutia-t-il, mais je croyais que tu avais trouvé un moyen...

—Certainement... cependant comme nul n'est infaillible, il faut tout prévoir, aussi ai-je préféré que tu mourusses debout—si tu dois mourir—pour pouvoir serrer la main à tes amis.

—Tu plaisantes, n'est-ce pas? demanda le jeune comte.

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—Eh! oui... du moins, je l'espère; je n'ai qu'à rétablir le courant et le propulseur se mettra en marche à toute vitesse... mieux que cela, j'ai déjà choisi le point où nous atterrirons et, si mes nouveaux calculs sont justes, je crois que nous pourrons toucher le sol avec une vitesse de mille mètres à peine dans la dernière seconde.

Gontran étouffa, derrière sa main, un bâillement formidable.

—Ai-je donc dormi aussi longtemps que cela? murmura-t-il à voix basse.

—Regarde, dit simplement Fricoulet.

L'espace s'était assombri; Europe et Ganymède, en quadrature, ne jetaient qu'une faible lueur et sous le véhicule le disque immense de Jupiter avait envahi tout l'horizon, se creusant comme un entonnoir formidable, prêt à engloutir les voyageurs.

—Je crois, dit Ossipoff qui étudiait la planète avec sa lunette, je crois que c'est le moment.

Le vieillard avait prononcé ces paroles d'une voix grave et solennelle, et il ajouta en se tournant vers le jeune comte.

—N'est-ce point votre avis, monsieur de Flammermont?

Celui-ci regarda Fricoulet lequel lui fit, de la tête, un imperceptible signe affirmatif.

—Je pense exactement comme vous, monsieur Ossipoff, répondit-il.

Comme il achevait ces mots, l'ingénieur poussa la tige du commutateur; aussitôt une violente trépidation ébranla l'appareil, prouvant que le propulseur fonctionnait à toute vitesse.

—Pensez-vous que nous soyons déjà dans l'atmosphère jovienne? demanda Fricoulet.

—Nous y pénétrons en cet instant même, répliqua le vieillard, et si vous m'en croyez, nous prendrons nos précautions.

Les hamacs furent dressés côte à côte, par les soins de Fricoulet et de Gontran, et chaque voyageur, s'étendant sur le sien, attendit, immobile et silencieux, que le choc d'atterrissage se produisit.


—Monsieur Ossipoff, dit tout à coup Fricoulet, combien de temps doit durer la chute, d'après vous?

—Une vingtaine de minutes.

—Savez-vous bien que voici une demi-heure que nous avons pénétré dans l'atmosphère de Jupiter...

—En êtes-vous certain? fit brusquement le vieux savant.

—Je n'ai pas quitté de l'œil mon chronomètre... voici dix minutes que nous devrions être arrivés.

—Ou volatilisés, murmura Séléna.

—Mais, fit observer Gontran, je crois que nous en prenons le chemin, de la volatilisation;... il fait ici une chaleur étouffante, je parie que le thermomètre marque au moins 60 degrés...

—Et même moins, répéta Fricoulet.

—Cela me rappelle la température que nous avons subie aux abords du Soleil, dit à son tour Séléna.

—Je vous réponds, mademoiselle, fit l'ingénieur, que vous et Gontran exagérez beaucoup;... il fait chaud,... même très chaud; mais de là à la chaleur de la zone solaire... d'ailleurs, nous allons en avoir le cœur net...

Et, avant qu'on n'eut pu le retenir, il avait sauté hors de son hamac.

—Imprudent! s'écria Ossipoff, si le choc avait lieu...

Sans écouter le vieillard, l'ingénieur avait couru au thermomètre...

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L'Éclair fut pris dans un vertigineux tourbillon et, pirouettant comme un tonton...

—Quand je vous le disais! s'écria-t-il d'une voix triomphante, 40 degrés seulement!

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—Seulement! bougonna Gontran, tu trouves que ce n'est pas suffisant!

Il s'élança par les degrés qui conduisaient à la machinerie: le moteur fonctionnait à merveille et l'hélice tournait à toute vitesse.

Il remonta dans la chambre commune, jeta un coup d'œil par l'un des hublots et poussa un cri:

—Nous sommes arrêtés! fit-il d'une voix sourde.

Ses compagnons furent debout aussitôt.

—Où cela, demanda Séléna, sur une montagne... dans un fleuve?

—Mais nous aurions ressenti un choc, dit Gontran.

—Et puis, nous ne pouvons être arrêtés, fit à son tour Ossipoff, puisque le moteur fonctionne toujours.

—Je vous affirme que nous sommes immobiles dans le sens perpendiculaire.

Les voyageurs avaient collé leur visage aux hublots, mais ils étaient enveloppés d'un brouillard tellement épais qu'il était impossible de rien distinguer; les instruments qu'avait consulté Fricoulet indiquaient seuls la façon dont se comportait le véhicule.

L'Éclair ne tombait plus; il allait de l'avant avec une surprenante rapidité, comme si, au lieu de peser des milliers de kilogrammes, il eut été rempli de gaz et eut possédé la légèreté d'un ballon; il flottait véritablement dans l'atmosphère.

Ossipoff, immobile devant son hublot, les sourcils contractés et les lèvres froncées dans une moue soucieuse, regardait au dehors avec une persistante attention.

Quant à Gontran et à Séléna, les mains unies, ils attendaient.

Quoi? la catastrophe finale que leur ignorance leur faisait redouter.

—Ah! elle est bien bonne! s'écria tout à coup Fricoulet.

Tous se retournèrent et fixèrent sur l'ingénieur leurs yeux pleins d'interrogations muettes.

—Ce phénomène inexplicable, dit-il, voulez-vous que je vous l'explique? eh bien! comme vous le savez d'ailleurs, l'atmosphère de Jupiter est d'une prodigieuse densité, si prodigieuse même que notre véhicule, malgré son poids, joue en ce moment, le rôle d'un véritable aérostat.

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Puis, à Gaston:

—N'as-tu jamais fait, demanda-t-il, une expérience qui consiste à jeter, dans un vase d'eau, un bouchon lesté d'un clou.

—Non, répondit M. de Flammermont, j'avoue, en toute sincérité, n'avoir jamais fait cette expérience.

—Tant pis, parce que tu aurais compris tout de suite ce qui nous arrive... le bouchon, ainsi lesté, descend jusqu'à ce qu'il soit parvenu à une profondeur qui équilibre son poids; alors il s'arrête et il flotte... Il en est de même pour l'Éclair qui navigue dans une zone de densité égale à la sienne...

—Alors?...

—Alors, il nous sera impossible d'atteindre jamais le sol de Jupiter.

Ossipoff asséna, sur le plancher, un coup de talon violent.

—Que faire, alors? gronda-t-il.

Il vint vers Gontran, lui prit les mains et, d'une voix suppliante:

—Mon cher ami, dit-il, mon cher enfant, il faut que vous trouviez un moyen de nous faire aborder...

—Mon pauvre monsieur Ossipoff, répondit le jeune homme, contre les lois de la nature, le génie de l'homme est impuissant.

Le vieillard s'était laissé tomber sur un siège et, le visage enfoui dans ses mains, il paraissait en proie à un désespoir profond.

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—Bien répondu, chuchota Fricoulet à l'oreille de son ami: c'est vrai d'abord, et ensuite, c'est peu compromettant.

En ce moment, en dehors du véhicule, un brusque changement se produisit.

Le voile lourd que faisaient les nuages autour de l'Éclair s'était déchiré soudain, sous l'effort d'une brise titanesque qui en emportait les effilochures par delà l'horizon, et à quelques kilomètres à peine, le sol jovien apparaissait dans toute son horreur et toute sa terrible splendeur.

C'était comme un immense océan de fer en fusion, envoyant, dans l'espace, des lueurs d'incendie et des vapeurs d'une chaleur étouffante; par moments, une poussée se produisait du centre même de la planète; les vagues se gonflaient, montaient, s'élevaient dans l'atmosphère en jets formidables, pour retomber en une pluie d'étincelles.

Puis, comme soufflées par le cratère de quelque invisible volcan, des volutes noirâtres se tordaient, ainsi que d'immenses fumées volcaniques, pour se condenser en stries liquides, qui tantôt s'élevaient dans l'espace, volatilisées par la chaleur, tantôt retombaient en torrents d'eau sous lesquels, durant quelques secondes, l'océan métallique en ignition, bouillonnait formidablement.

Les Terriens, muets de stupeur et d'admiration, assistaient à cette lutte titanesque des forces naturelles.

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Puis soudain, les nuées accourant de l'horizon, comme un escadron formidable de chevaux au galop, envahirent de nouveau l'espace et, se réunissant, s'enchevêtrant, se soudant les unes aux autres, s'étendirent comme un impénétrable rideau sur la genèse grandiose de ce monde en formation.

L'Éclair, jusque-là bien en équilibre, fut pris dans un vertigineux tourbillon et, pirouettant comme un tonton autour de son axe vertical, fut entraîné par l'ouragan.

—Une tempête! dit Fricoulet avec un calme imperturbable.

Sa voix se perdit au milieu du fracas des éléments déchaînés.

Aussi impassible qu'il l'était sur la plate-forme de son aéroplane, le jeune ingénieur suivait, par un hublot, la marche du cataclysme, la main sur les manettes commandant le moteur et le gouvernail, l'œil sur la boussole.

Ossipoff étudiait l'espace et prenait des notes.

Gontran et Séléna, assis l'un près de l'autre, se taisaient.

Profitant d'une accalmie, Fricoulet leur jeta ces mots:

—Nous faisons plus de dix mille lieues à l'heure,... dans vingt minutes, nous serons dans la nuit.

—Qu'y a-t-il à faire? demanda le comte.

—Rien; on ne peut lutter contre un ouragan 1,100 fois plus rapide que les plus violents cyclones terrestres... Nous n'avons qu'à obéir, en nous estimant heureux de n'avoir pas à craindre la rencontre de quelque montagne contre laquelle nous nous briserions comme verre.

Ossipoff, en ce moment, quitta sa lunette, et s'adressant à M. de Flammermont.

—Je me rappelle, dit-il, que l'un de vos compatriotes, l'astronome français Trouvelot, a assisté, en 1856, à un bouleversement semblable à celui-ci; depuis l'Équateur jusqu'aux pôles, Jupiter était en proie à une révolution générale: les bandes et les taches que, de la Terre, l'on aperçoit sur son disque, se transportaient de l'Est à l'Ouest, parcourant le diamètre entier en l'espace d'une heure, tandis que la bande équatoriale, dont l'existence est constante, s'étendait vers le Sud, de deux fois sa largeur primitive. En analysant ces mouvements si rapides, Trouvelot arriva à ce résultat, à peine croyable, que ces nuages emportés par l'ouragan couraient avec la vitesse de 178,000 kilomètres par heure.

—Allons! s'écria Gontran, qu'arrive-t-il encore.

Brusquement, l'obscurité s'était faite, et c'est ce qui avait provoqué cette exclamation surprise du jeune comte.

—Ce n'est rien, répondit Fricoulet, nous venons d'entrer sur le côté obscur du disque.

Alors, le spectacle auquel, pendant plusieurs heures, assistèrent les Terriens, emportés par la course vertigineuse de leur véhicule, fut véritablement merveilleux et terrifiant tout à la fois.

Au milieu de l'obscurité, la lueur rougeoyante des continents en formation crevaient les nuages, et l'on apercevait des volcans aux cratères immenses, vomissant des fleuves incandescents, des océans d'eau bouillante et des geysers aux jets brûlants, empanachés de vapeurs sanglantes.

Par moments, des éclairs rayaient l'ombre sur une étendue de plusieurs milliers de kilomètres; puis, tout retombait dans une obscurité plus épouvantable encore, au milieu de laquelle retentissait le fracas non interrompu de la lutte des éléments; parfois lugubre, assourdissante, la foudre éclatait.

À l'intérieur de l'appareil, la chaleur avait encore augmenté, et les voyageurs avaient dû quitter, l'un après l'autre, toutes les pièces de leurs vêtements, ne conservant que le strict nécessaire.

Le thermomètre marquait 58 degrés centigrade et Fricoulet déclarait qu'il ne s'en tiendrait pas là.

À la réverbération de ces foyers, qui rayonnaient leurs flammes de sang à travers l'atmosphère embrasée, les parois de lithium s'étaient échauffées terriblement et une vapeur épaisse emplissait la cabine où les Terriens étaient réunis.

Séléna, étendue sur son hamac, semblait évanouie; assis à son chevet, Gontran, anéanti, les yeux sanglants, la gorge sèche, la poitrine en feu, lui tenait la main pour lui donner du courage.

Ossipoff, auquel son amour de la science, faisait oublier les souffrances physiques comme les douleurs morales, continuait ses études télescopiques, et l'ingénieur surveillait la marche de l'appareil.

Tout à coup, un cri d'horrible souffrance retentit: c'était Farenheit qui, oublié dans la cabine qui lui servait de prison, était en train de rôtir, ni plus ni moins qu'un simple gigot.

Mais chacun était trop préoccupé de lui-même pour songer à porter secours au malheureux Américain, qui continua de hurler pendant toute la nuit.

Enfin, on revit le jour, après avoir fait, en deux heures, les trois quarts du tour de Jupiter, soit 25,000 lieues environ.

Les voyageurs saluèrent par un hurrah! la réapparition du Soleil; comme si les rayons de l'astre central avaient pu apporter un remède à leur situation.

Le thermomètre marquait 70 degrés.

Ossipoff, vaincu lui aussi, avait abandonné ses instruments, et se traînant jusqu'à son hamac, s'était étendu sur ses matelas brûlants.

Fricoulet, le visage en feu, les veines du cou gonflées à éclater, la respiration sifflante, les yeux voilés de sang, ne tenait plus que d'une main vacillante le levier du gouvernail.

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Quant à Séléna et à Gontran, ils ne donnaient plus signe de vie.

En quelques minutes, le thermomètre avait encore monté, et marquait 80 degrés.

Quelques degrés encore et c'était la mort.

On sait qu'il est possible à l'organisme humain de résister à des températures qui paraissent excessives; le nombre est grand des personnes qui endurent impunément la chaleur d'un four ordinaire c'est-à-dire plus de 100 degrés, et la chronique a enregistré les hauts faits de plusieurs prétendus hommes incombustibles prenant place dans un four et y demeurant jusqu'à la cuisson complète de la viande placée à côté d'eux.

À ceux de nos lecteurs qui trouveraient surprenant que Ossipoff et ses compagnons eussent pu s'acclimater à la grande variété des températures rencontrées par eux, depuis la banlieue du Soleil jusqu'à près de deux cent mille lieues de cet astre, nous ferons remarquer que l'on a, sur Terre, de continuels exemples de cette élasticité de l'organisme.

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Ainsi, en Afrique, les températures maxima observées, sont de 55° centigrades au-dessus de la glace; en Sibérie, le plus grand froid remarqué est de 60° au-dessous de zéro. C'est donc une différence de 115°, et cependant quantité d'individus se plient à ces énormes variations de climats et de température.

C'est ce qui explique comment, en dépit de la proximité de Jupiter, Ossipoff et ses compagnons ne devaient pas encore périr.

Cependant, la position devenait critique, et l'ingénieur prévoyait l'instant où l'intérieur de l'appareil serait à la température de l'eau bouillante... et même la dépasserait.

Tout à coup, rapide comme l'éclair, une pensée lui traversa l'esprit; il se précipita vers les leviers de la machine sur lesquels il pesa de toutes ses forces.

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—Au diable! murmura-t-il en même temps, mourir ainsi ou autrement...

Une vibration intense secoua l'appareil par toute sa charpente, les parois intérieures craquèrent, le plancher gémit, il sembla que tout allait voler en éclats.

Une poussée énergique parut se produire.

Plusieurs minutes se passèrent, pendant lesquelles, penché sur le thermomètre, l'ingénieur étudiait, avec angoisse, la marche du mercure dans le tube de verre.

Bientôt, il poussa un cri de joie: le mercure descendait.

—Victoire!... victoire!... nous sommes sauvés!

Ces mots firent sortir Ossipoff et Gontran de la prostration dans laquelle ils étaient tombés.

—Sauvés!!! articula péniblement le vieillard en tournant, vers l'ingénieur, un regard atone.

—Oui, sauvés!... répéta Fricoulet, nous nous éloignons de Jupiter.

À ces mots, le savant secoua entièrement sa torpeur et se précipitant vers le jeune homme.

—Nous nous éloignons de Jupiter! gronda-t-il.

—Nous sommes déjà sortis de son atmosphère.

Ossipoff leva les bras au plafond.

—Sans essayer d'y atterrir.

—Nous y serions arrivés complètement calcinés...

—Mais tout au moins, y aurait-il eu moyen de compléter nos études...

Fricoulet haussa les épaules.

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—Quelques minutes de plus, ricana-t-il, et vous n'auriez plus eu besoin de l'Éclair pour vous transporter sur Jupiter—votre âme s'y fût envolée toute seule.

Le vieillard parut accablé.

Ce fut au tour de Gontran d'interroger son ami.

—Nous sommes sortis de l'atmosphère jovienne? as-tu dit tout à l'heure.

—Effectivement.

—Mais nous ne pouvons flotter dans le vide, et nous allons infailliblement retomber.

—Pas le moins du monde! j'ai imprimé à notre véhicule, une vitesse initiale telle que, de ce seul élan, nous pouvons rejoindre l'anneau cosmique et continuer notre voyage.

M. de Flammermont fixait sur l'ingénieur des regards incrédules.

—Tu ne me crois pas, dit Fricoulet, regarde le thermomètre.

Le mercure, en effet, était descendu à 45°.

—Si cela ne te suffit pas, poursuivit l'ingénieur, jette un regard au dehors.

Le disque de la planète diminuait à vue d'œil.

—Hurrah! pour Fricoulet s'écria Gontran en se jetant sur les mains de son ami.

—Peuh! fit celui-ci avec modestie, je n'ai guère de mérite à ce sauvetage; et si tu n'avais eu la tête toute remplie du danger que courait ta fiancée, tu aurais certainement songé à cela.

—À quoi?...

—Ne sais-tu pas, tout comme moi, répondit l'ingénieur, que la chaleur diminue la résistance intérieure des piles primaires et secondaires, augmentant, par suite, dans une notable proportion, le débit électrique... Le souvenir de cette loi physique m'est revenu soudain à l'esprit, et j'ai songé à utiliser, pour décupler notre force motrice, cette chaleur mortelle... je risquais de faire sauter l'appareil, c'est vrai, mais la mort était là qui nous guettait, alors, j'ai préféré donner à l'Éclair la plus grande vitesse possible et, prenant comme point d'appui l'atmosphère même de la planète, j'ai gouverné droit sur le courant astéroïdal, échappant par la tangente à l'attraction jovienne.

Gontran considérait son ami avec une admiration sincère.

—C'est merveilleux! balbutia-t-il.

—Mais non, c'est de la physique, tout simplement.

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CHAPITRE VIII

DANS LEQUEL, GRÂCE À SÉLENA, GONTRAN PEUT AUGMENTER SES CONNAISSANCES ASTRONOMIQUES

UUn mois s'était écoulé depuis que l'ingéniosité de Fricoulet avait, une fois encore, sauvé la petite colonie.

Emporté par le courant astéroïdal, l'Éclair avait repris sa vitesse initiale de dix-huit cent mille lieues par jour.

Là-bas, tout là-bas, le Soleil apparaissait avec son disque, dont le diamètre diminuait de plus en plus sensiblement, absorbant dans son rayonnement, très pâle cependant, la Terre, Vénus et Mercure.

On distinguait encore, à l'œil nu, Mars qui, semblable à une étoile de première grandeur, oscillait de droite à gauche du disque solaire, jouant alternativement le rôle d'étoile du matin et du soir.

À l'avant apparaissait déjà au-dessus de l'horizon, Saturne, lune d'un bleu pâle, auréolée d'argent.

Et dans le noir de l'infini, étincelant comme des diamants sur un écrin de velours, brillaient Orion, la Grande-Ourse, Pégase, Andromède, la Petite-Ourse, les Gémeaux.

Cet aspect du ciel, semblable à celui qu'elle avait eu de la Terre, n'était pas pour peu dans l'étonnement non interrompu de Mlle Ossipoff.

—Cependant, dit-elle un jour à Fricoulet, nous nous trouvons à près de deux cent cinquante millions de lieues de l'observatoire de Poulkowa.

—Ce qui vous prouve, mademoiselle, répondit le jeune ingénieur, que lorsqu'il s'agit d'infini, la distance ne compte pas plus que le temps, lorsqu'il s'agit d'éternité.

—La belle phrase! fit Gontran avec un petit ricanement moqueur.

—Je ne m'en attribue nullement la paternité, répliqua en riant Fricoulet; je l'ai trouvée dans les Continents célestes... que,—soit dit entre nous,—tu m'as l'air de joliment négliger.

M. de Flammermont eut un mouvement d'épaules plein de mauvaise humeur.

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—Parlons-en des Continents, bougonna-t-il.

—Qu'as-tu contre eux?

—J'ai, qu'ils sont cause d'une scène épouvantable entre M. Ossipoff et moi.

—Hier soir, n'est-ce pas? fit l'ingénieur en souriant; je vous ai entendus, la conversation paraissait vive.

—Ce n'était point une conversation,... c'était une discussion.

Fricoulet haussa les épaules.

—Toujours à propos de notre retour, n'est-ce pas?

—Erreur!... il s'agissait de Jupiter.

L'ingénieur regarda son ami avec des yeux pleins d'ébahissement.

—Oui, poursuivit Gontran, je faisais mon quart, bien tranquillement, sans songer à mal, lorsque, tout à coup, la porte de la machinerie s'entr'ouvrant, je vis paraître Ossipoff.

—«C'était pendant l'horreur d'une profonde nuit», déclama narquoisement Fricoulet.

—Si tu m'interromps à chaque instant, grommela Gontran, je n'arriverai jamais à la fin de mon récit; donc, je vis apparaître Ossipoff, il tenait à la main un rouleau de papier, et son visage portait toutes les traces d'une évidente satisfaction.

—Qu'est-ce que c'était que ce rouleau de papier? demanda l'ingénieur,... un projet de contrat de mariage, je parie.

M. de Flammermont frappa du pied avec impatience.

—Alcide, déclara-t-il, tu es assommant,... ce que M. Ossipoff m'apportait, c'était des notes écrites par lui sur la planète Jupiter,... tu vois cela d'ici!

—Que voulait-il que tu fisses de cela?

—Il voulait que je lui donne mon avis.

—Eh bien! tu n'avais qu'à approuver.

—C'est ce que j'aurais fait, s'il avait commencé par me faire connaître son opinion; malheureusement, il a débuté en me demandant la mienne...

—Aïe!... voilà qui était dangereux!

—Parbleu!... je me suis emballé sur une fausse piste; pour lui faire plaisir, pour flatter son amour-propre national, je lui ai déclaré que je partageais entièrement l'opinion émise sur Jupiter par M. Brédichin, directeur de l'Observatoire de Moscou; d'après M. Brédichin, la planète serait déjà solidifiée; il y aurait, près de l'Équateur, une zone solide très élevée, ne dépassant cependant pas les limites de l'atmosphère et l'écorce de l'hémisphère austral transmettrait dans l'atmosphère plus de chaleur que celle de l'hémisphère boréal. Cet état de choses exercerait une grande influence sur la direction des courants d'air et de vapeur qui passent d'un hémisphère sur l'autre. Quant à la tache rouge, elle ne serait autre chose que la surface même de la planète, vue à travers l'atmosphère brumeuse, tracée par un courant ascendant d'air chaud...

—Tu as une mémoire prodigieuse, déclara Fricoulet; eh bien! qu'a-t-il répondu à cela?

—Il est entré dans une colère épouvantable, déclarant que Brédichin était un âne et que je ne valais guère mieux que lui, que la vérité, c'était M. Hough, directeur de l'Observatoire de Dearborn (Chicago) qui l'avait proclamée: que la surface jovienne est couverte d'une masse liquide semi-incandescente; que les bandes, la tache rouge et les autres endroits foncés sont composés d'une matière relativement refroidie, que les calottes polaires blanchâtres sont des ouvertures dans la croûte semi-fluide, et que les taches blanches équatoriales sont des nuages en suspension dans l'atmosphère, que,... bref, il m'a accablé, pendant une demi-heure, sous une avalanche d'arguments, de preuves irréfutables selon lui.

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—Et toi, que disais-tu?

—Moi! je paraphrasais les théories du directeur de l'Observatoire de Moscou, les augmentant de mes observations personnelles; mais il soutenait que Hough et lui avaient seuls raison.

Fricoulet haussa les épaules.

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—Il est fâcheux, dit-il, que je n'aie point assisté à cette discussion; car j'aurais pu prétendre avec Russell, directeur de l'Observatoire de Sidney, que Jupiter, en dépit de ses zones nuageuses et de sa tache rouge, est une planète analogue à la Terre qui, vue de loin dans l'espace, doit offrir le même aspect que Jupiter, avec des zones éclairées et vides atmosphériques plus ou moins sombres...

Séléna qui, jusqu'alors n'avait rien dit, demanda:

—Comment se fait-il que vous ne puissiez tomber d'accord, après vous être approchés si près de la planète? n'avez-vous donc rien vu?

—À vous dire vrai, ma chère Séléna, répondit Gontran, je n'y ai vu que du feu...

Il ajouta, en s'adressant à Fricoulet:

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—Cependant, je crois que la théorie que tu viens d'exposer doit être écartée; il est impossible, en effet, que notre planète natale offre, à celui qui l'examinerait de quelques kilomètres de haut, le spectacle fantastique auquel nous avons assisté.

—Crois-tu, répliqua Fricoulet, que l'observateur qui aurait plané au-dessus de l'Amérique centrale, au moment de notre départ du Cotopaxi, n'aurait pas vu quelque chose d'approchant?

—Je te l'accorde; mais il est peu probable que Jupiter ait, jusqu'à présent, donné naissance à des êtres assez hardis pour faire ce que nous avons fait.

—D'abord, dit Séléna, Jupiter n'est pas habité.

—Ce n'est pas l'opinion de l'astronome autrichien Litrow, dit Fricoulet.

—Il croit à l'habitabilité de Jupiter? s'écria la jeune fille.

—Non seulement, il y croyait, mais il avait supputé quelles différences profondes devaient exister entre leur vie et la nôtre, par suite de la succession rapide des jours et des nuits. Selon lui, les Joviens devaient posséder une singulière élasticité d'esprit et de corps. «Combien peu de nous, dit-il, seraient satisfaits si les nuits ne duraient que cinq heures et si nous devions nous éveiller aussi rapidement. Les gourmets, surtout, doivent être fort embarrassés si, dans l'espace de cinq heures, ils sont obligés de prendre trois à quatre repas. Et nos femmes, donc, combien n'auraient-elles pas à se plaindre de ces nuits si courtes, et des bals plus courts encore! elles qui demandent, pour les préparatifs de leur toilette, presque le double d'une nuit de Jupiter! Mais, par contre, les astronomes officiels des observatoires de ce monde doivent être enchantés—si même l'atmosphère jovienne leur permet de travailler;—ils ne doivent jamais être fatigués!»

—Est-ce que vous croyez à cela? demanda naïvement Mlle Ossipoff.

—Non, mademoiselle, s'empressa de répondre en riant le jeune ingénieur; et Litrow lui-même, s'il vivait de nos jours, ne l'écrirait plus; car depuis lui, la science astronomique a fait des progrès et l'on sait aujourd'hui bien des choses que l'on ignorait il y a quelques années.

—Ce qui n'empêche pas M. Victorien Sardou d'avoir décrit les habitants de Jupiter! riposta Gontran.

—L'auteur de Patrie a non seulement dépeint l'humanité jovienne, dit Fricoulet avec un sérieux imperturbable, mais en neuf heures, bien que ne sachant pas dessiner, il a gravé, à l'eau-forte, une vue de la planète avec ses habitants et ses animaux.

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Séléna regardait fixement l'ingénieur, doutant qu'il parlât sérieusement.

—Voilà ce que c'est que d'être médium, ajouta-t-il.

Il se fit un silence; puis Gontran s'écria:

—En tout cas, si la planète elle-même est inhabitée, ses satellites doivent être peuplés!... des globes aussi gros que Mars et Mercure.

—Leur dimension ne serait pas une raison suffisante, répondit Fricoulet, et tu devrais faire attention à la différence énorme de situation qui existe entre les planètes que tu cites et les quatre satellites joviens,... songe que ces derniers sont dix fois plus éloignés du Soleil que ne l'est Mercure.

—Je te prends en flagrant délit de contradiction! riposta M. de Flammermont; ne m'as-tu pas dit, récemment, qu'il y a une analogie indéniable entre les distances et les volumes relatifs de Jupiter et de ses quatre satellites d'une part, et les quatre premières planètes et le Soleil?... tu m'as bien dit aussi—et je ne l'ai pas rêvé—que Jupiter est le véritable Soleil de ses quatre satellites, lesquels reçoivent de lui un supplément de chaleur non à dédaigner, vu le peu de calorique que leur envoie le Soleil?

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—Assurément, répondit l'ingénieur, je t'ai dit cela, et, en le disant, je n'ai fait que t'exposer les théories de la plupart des savants. Il n'est pas douteux que Jupiter est beaucoup plus utile à ses satellites que ceux-ci ne peuvent lui être utiles à lui-même, en raison du peu de lumière qu'ils lui envoient. D'ailleurs, les conjonctions supérieures de ces trois astres s'opérant dans le cône d'ombre que Jupiter projette derrière lui, sont entièrement perdues pour lui; en outre, comme les lunes tournent dans le plan de l'Équateur, les régions polaires qui auraient le plus besoin de lumière, ne les voient jamais, et jusqu'au 80e degré parallèle Nord et Sud, on ne peut voir ni le lever, ni le coucher de ces satellites.

Gontran haussa les épaules.

—Alors, que voit-on? ricana-t-il,... rien!

Et il ajouta, bougonnant:

—C'était bien la peine que Galilée se donnât tant de mal pour découvrir des mondes qui ne servent à rien.

—Pardon, répondit en riant Fricoulet, ils servent tout au moins à ceux qui les habitent.

Séléna s'était levée et avait pris dans un tiroir un carton qu'elle apporta mystérieusement aux jeunes gens.

—Je vais vous montrer quelque chose d'intéressant, dit-elle.

Elle défit les cordons qui fermaient le carton et en tira une feuille parcheminée qu'elle déplia soigneusement; alors apparut une épreuve photographique jaunie, passée, qu'elle prit du bout des doigts, avec mille précautions.

—Qu'est-ce que c'est que ça? demanda Gontran.

—Ça, répliqua la jeune fille en appuyant à dessein sur cette syllabe prononcée trop dédaigneusement à son avis, par le comte, ça fait partie du petit musée de mon père. C'est dans ce carton, qu'avant de quitter notre petite maison de Pétersbourg, j'ai serré toutes les choses auxquelles il tient plus qu'à sa vie peut-être.

—Mais ceci, plus particulièrement, fit M. de Flammermont, qu'est-ce que ça représente?

—Ça a l'air d'une lunette, dit Fricoulet; oh! mais par exemple, d'une lunette primitive.

La jeune fille sourit.

—Mon père a acheté cette épreuve très cher, à un Anglais qui visitait en même temps que lui le musée de Venise et qui, à l'insu des gardiens, avec un appareil de dimensions microscopiques, photographiait tous les objets dignes d'attention.

—Et ceci, répéta Gontran, sans prendre la peine de dissimuler sa surprise, ceci représente quelque chose digne d'attention?

—Mon Dieu! répondit la jeune fille d'un ton d'indifférence très affecté,... il paraît que c'est la première lunette dont usa Galilée, et qu'il se fabriqua lui-même...

M. de Flammermont hocha la tête d'un air entendu.

—En ce cas, murmura-t-il avec un sérieux imperturbable, je comprends que cette épreuve ait un intérêt considérable aux yeux de votre père.

—Je ne sais comment l'Anglais qui lui servait de compagnon de voyage s'y est pris,... mais il paraît qu'il avait réussi à gratter avec son canif une petite parcelle de la lunette et qu'il l'avait mise dans le médaillon pendu à sa chaîne de montre.

Les deux jeunes gens ouvraient des yeux énormes.

—C'était un fou, cet Anglais...

—Non, c'était simplement un astronome qui avait fait le voyage, de Londres à Venise, dans l'unique but de venir contempler la lunette de Galilée... Mon père lui a proposé des sommes relativement considérables pour partager avec lui la parcelle de plomb qu'il avait dérobée... L'autre n'a jamais voulu y consentir.

—Une parcelle de plomb! avez-vous dit, s'écria Gontran; c'était donc une lunette en plomb?

—Mais oui, dit Fricoulet; c'était un tube de plomb au bout duquel il adapta une lentille plano-convexe et une lentille plano-concave;... c'était rudimentaire, mais il faut songer que Galilée fabriqua cet instrument sur le simple ouï-dire d'une invention faite par un Belge tendant à rapprocher les objets.

—Mais comment arriva-t-il à ce résultat?

—Il supposa que ce rapprochement devait résulter de l'agrandissement causé par la réfraction de l'image à travers la lentille.

Et Fricoulet ajouta, en examinant d'un œil attendri l'épreuve photographique qu'il avait prise des mains de Séléna.

—Dire que c'est avec cet instrument informe que ce grand savant a fait la plupart des découvertes célestes!

—Parbleu! riposta Gontran quelque peu narquois,... tout était à découvrir dans le ciel.

Puis se penchant vers l'épreuve:

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—Qu'est-ce que c'est que cette date que je vois là, dans un coin, inscrite à l'encre: 7 janvier 1610.

—C'est la date à laquelle Galilée, grâce à cette lunette rudimentaire, aperçut, pour la première fois, les satellites de Jupiter.

—Comment! murmura Gontran, les satellites de Jupiter datent de cette époque-là?

Voyant Fricoulet sourire, il reprit:

—Je veux dire que je croyais leur découverte plus récente.

—Non pas, le 7 janvier 1610 Galilée remarqua, à gauche de Jupiter, deux petites étoiles et une à droite; il crut, tout d'abord, qu'il s'agissait simplement là d'étoiles fixes; mais, le lendemain, les trois étoiles étaient passées à droite; le surlendemain, il n'en vit plus que deux, et toutes les deux à gauche; enfin, le 13, c'est-à-dire six jours après sa première observation, il fut donné à Galilée d'apercevoir les quatre satellites. À partir de ce moment, ses études marchèrent rapidement, et bientôt après, les mouvements des satellites joviens étaient réglés et leurs orbites calculés... Hein! qu'en penses-tu?

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M. de Flammermont répliqua:

—Je pense, tout simplement, que si Galilée n'avait point fait ce que tu dis là,... il ne serait pas Galilée.

Fricoulet leva les épaules.

—Et s'il n'avait fait que cela, s'écria-t-il.

Puis, frappant de la main le carton dans lequel Séléna avait déjà resserré la précieuse relique.

—Dire que c'est grâce à ce bout de plomb que la science astronomique fit si soudainement et si rapidement un pas de géant;... car, dans cette même année, Galilée, après avoir découvert les satellites de Jupiter, découvrit également les anneaux de Saturne.

Séléna se prit à sourire.

—Je crois, dit-elle doucement, que vous faites erreur, monsieur Fricoulet.

L'ingénieur regarda la jeune fille avec surprise.

—Comment, répéta-t-il, ce n'est pas pendant l'été de cette même année de 1610 que Galilée...

D'un geste de la main, Mlle Ossipoff l'arrêta:

—Excusez-moi, fit-elle, si je me permets de vous interrompre, mais c'est dans l'intérêt de mon bonheur que je vous parle.

—Mon Dieu! mademoiselle, répliqua Fricoulet de plus en plus ébahi, je vous serais très reconnaissant de vouloir bien me dire quelle relation il peut bien y avoir entre Saturne et votre bonheur.

—C'est bien simple, mon bonheur est tout entier suspendu aux lèvres de M. de Flammermont; que mon père ait seulement des soupçons sur les connaissances scientifiques de mon fiancé, et voilà tout mon rêve détruit;... il importe donc que ce cher Gontran n'entende rien qui puisse l'induire en erreur et, précisément, il me semble que vous vous trompez lorsque vous attribuez à Galilée la découverte des anneaux de Saturne...

Fricoulet fit un bond sur lui-même.

—Comment! s'exclama-t-il.

—Vous comprenez, reprenait Séléna souriant toujours avec son même calme, que j'ai maintes fois entendu mon père parler de Saturne. À son retour d'Italie, il a même fait une conférence sur Galilée et ses découvertes... cette conférence, c'est moi qui en ai mis les notes au net... il a même fallu que je serve d'auditoire à mon père avant qu'il se décide à parler en public... car il est aussi timide que savant...

—Mademoiselle, répondit respectueusement Fricoulet, tout ceci est fort bien, mais...

—Vous ne vous rappelez donc plus ceci?

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Et Mlle Ossipoff, prenant sur la table un carré de papier, y inscrivit rapidement la ligne suivante.

Smaismrmilmepoetaleumibunenugttaoiras.

Et elle tendit le papier à l'ingénieur qui s'écria:

—Vous avez raison... ou, du moins, c'est moi qui me suis mal expliqué; j'ai voulu dire simplement que Galilée avait, le premier, découvert que Saturne n'était point une planète ordinaire et isolée, comme on l'avait cru jusqu'alors.

—En ce cas, nous sommes d'accord, murmura la jeune fille.

Cependant Gontran avait jeté les yeux, lui aussi, sur le papier.

—Qu'est-ce que c'est que ce galimatias? demanda-t-il, on dirait un logogriphe.

—C'en est un aussi... Galilée était de nature cachotière et lorsqu'il n'avait pas l'explication bien nette d'un phénomène scientifique, il en prenait note de façon à ce que personne ne pût se servir de ses premiers travaux pour marcher sur ses brisées.

—Tout cela ne me dit pas ce que signifie ce chaos de lettres, fit M. de Flammermont.

—Dans la pensée de leur auteur, il signifiait que la planète lui était apparue ayant, de chaque côté, un appendice lumineux; c'est pourquoi il la désignait sous la dénomination de tricorbs... Après avoir, pendant fort longtemps, cherché à découvrir le secret caché sous cette énigme, Kepler crut avoir trouvé et assembla les lettres brouillées de la manière suivante: Salve umbistineum geminatum Martia Proles! Ce qui veut dire: Saluez les Gémeaux qui sont la progéniture de Mars... et il annonça urbi et orbi que Galilée venait de découvrir à Mars deux satellites.

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Aussitôt l'astronome de Florence démentit cette fausse nouvelle en donnant à ce chaos alphabétique sa forme véritable: altissimum planetam tergeminum observavi. Traduction: j'ai observé que la planète la plus élevée est trijumelle.

—Ce qui est faux, déclara Gontran; je m'étonne qu'un grand savant comme Galilée...

—Mon cher, répondit l'ingénieur, il ne faut pas accuser les hommes sans bien connaître les faits. Or, tu ne sais sans doute pas que, par suite des mouvements de Saturne et de la Terre, les anneaux se présentent à nous par la tranche, tous les 15 ans et deviennent invisibles. C'est ce qui arriva en l'année 1612, où Galilée vit soudainement disparaître ses deux étoiles... il en chercha vainement l'explication, et, découragé, cessa de s'occuper de ce problème.

—Il n'avait qu'à supposer, dit plaisamment Gontran, que Saturne, fidèle aux traditions mythologiques, avait dévoré ses enfants.

Et il ajouta:

—Tu m'induisais donc en erreur, tout à l'heure, en prétendant que Galilée était l'inventeur des anneaux de Saturne.

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—Je l'ai reconnu, répondit sèchement l'ingénieur; tu ne contestes pas, je suppose, l'errare humanum est?

—Bref,... quel est le véritable inventeur?

—C'est Huygens qui, en 1659, publia la vérité sur les mystères de Saturne; mais, trouvant sans doute que Galilée avait été trop clair dans son mode de publication, il adopta celui-ci.

Et Fricoulet traça, sur le même papier où se trouvait déjà l'anagramme de Galilée, les bizarres assemblages de lettres qui suivent:

aaaaaaa, ccccc, d, eeeee, g, h, iiiiiiii, llll, mm, nnnnnnnnn; oooo, pp, q, rr, s, ttttt, uuuuu.

Les yeux de Gontran s'agrandirent, épouvantés:

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—Et cela veut dire? balbutia-t-il.

Annulo cingitur, tenui, plano, nusquam cohœrente, ad eclipticam inclinato,... tu saisis?

M. de Flammermont ricana:

—Je n'ai pas encore tellement perdu le souvenir de Molière que je ne puisse comprendre son latin! ton galimatias signifie simplement: il est entouré d'un anneau léger, n'adhérant à l'astre en aucun point et incliné sur l'écliptique.

—Mon cher Gontran, dit alors Séléna, voulez-vous me permettre de vous donner un conseil?

—Parlez fit le jeune homme avec empressement.

—Vous devriez vous mettre un peu au courant de la question, de façon à pouvoir soutenir victorieusement, avec mon père, la conversation qui, d'un moment à l'autre, ne peut tarder à tomber sur Saturne.

M. de Flammermont regarda sa fiancée d'un air piteux.

—Vous croyez, balbutia-t-il, que c'est bien utile?

—C'est plus qu'utile, c'est indispensable.

Le jeune comte ne put retenir un formidable bâillement.

Fricoulet se mit à rire et s'adressant à Mlle Ossipoff.

—Vous le rendrez fou, ce pauvre Gontran, dit-il, avec toutes ces planètes et tous ces satellites.

—Sans compter, riposta le fiancé de Séléna, que mon vade mecum—les Continents célestes—s'étend longuement sur ce sujet et que, d'un moment à l'autre, votre père peut arriver, me pousser une colle, et alors...

Il eut un geste qui signifiait qu'alors c'était le rêve de bonheur détruit.

La jeune fille demeura un moment pensive; puis un sourire effleura ses lèvres, et elle dit:

—Attendez un moment.

Légère comme un oiseau, elle sortit de la machinerie, gravit les degrés qui conduisaient aux cabines supérieures et revint, au bout de cinq minutes, tenant à la main un mince rouleau de papier qu'elle tendit à M. de Flammermont, avec ces mots:

—Voici votre affaire.

—Qu'est-ce que cela? demanda le jeune homme en détachant une faveur bleue, fanée, fripée, qui servait d'attache aux papiers. À peine y eût-il jeté les yeux qu'il s'écria:

—Votre écriture.

Et aussitôt, lisant les lignes écrites en tête des premiers feuillets.


CONFÉRENCE FAITE PAR M. MICKHAIL OSSIPOFF

sur le système de saturne

le 15 février 1878.

—Oui, dit Séléna, c'est la fameuse conférence dont je vous parlais tout à l'heure, et que mon père a faite à son retour d'Italie: leurs Altesses Impériales, les grands-ducs, y assistaient. C'est même à cette occasion que mon père a été décoré de l'ordre de l'Aigle rouge.

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Et elle ajouta:

—Vous trouverez là-dedans tout ce qu'il est indispensable de savoir: car mon père ne m'y a fait écrire que les points principaux qui devaient lui servir de points de repère dans ses développements scientifiques et philosophiques;... en moins de vingt minutes, vous pouvez avoir lu et relu ces quelques feuillets suffisamment pour vous en assimiler le contenu.

Docilement, M. de Flammermont était allé s'asseoir dans un coin de la machinerie; puis il ouvrit le registre et commença sa lecture.

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Ossipoff débutait par un résumé historique; il établissait que, des cinq planètes connues des anciens, Saturne était celle qui avait dû être découverte une des dernières à cause de son éclat inférieur à celui de Vénus, de Jupiter et de Mars. Mercure venait après; il passait ensuite en revue le rôle joué par cet astre chez les différents peuples de l'antiquité suivant leur religion, il répétait l'opinion de l'astronome Purtos, d'après lequel l'anneau de Saturne était connu des anciens, parce qu'on aurait retrouvé dans les ruines de Ninive le dieu assyrien Nisroch (Saturne) enveloppé d'un anneau.

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Gontran passa rapidement là-dessus pour arriver à ce qui avait pour lui un intérêt immédiat.

«Saturne, disaient les notes du savant russe, constitue, avec ses anneaux multiples et ses huit lunes tournant autour de lui en des périodes diverses, un véritable univers.

Cette planète se meut autour du Soleil, suivant un orbite de 720 millions de lieues de diamètre et de 2 milliards 215 millions de tour, c'est-à-dire presque dix fois plus longue que l'orbite terrestre. Pour parcourir cette distance immense, Saturne, qui ne franchit que 9,500 mettes à la seconde, met 29 années terrestres et 67 jours; quant à l'orbite parcourue, elle est d'une excentricité telle qu'à son périhélie, Saturne est plus rapproché du Soleil de quarante millions de lieues qu'à son aphélie.

«De l'observatoire de Poulkowa, poursuivait Ossipoff, j'ai mesuré l'arc sous-tendu par Saturne et cet arc, suivant les distances de la planète, varie de quinze à vingt secondes, ce qui me permet d'attribuer à Saturne un diamètre dix fois plus long que celui de la Terre, soit 30,000 lieues. Saturne est donc d'un volume à peu près égal à celui de Jupiter: sa circonférence, à l'équateur, est de 100,000 lieues, ce qui constitue une surface quatre-vingt-dix fois plus considérable et un volume sept cent vingt fois plus grand que la surface et le volume terrestres.

«Mais, tandis que le diamètre équatorial est de 30,500 lieues, l'axe vertical n'en mesure que 27,450, si bien que la planète est encore plus aplatie aux pôles que Jupiter; et l'on peut établir, en ce qui concerne l'aplatissement polaire, la proportion suivante:

Terre: 1/289.—Jupiter: 1/15.—Saturne: 1/10.

«De tout ce qui précède, il résulte que les conditions physiques, à la surface de Saturne, sont totalement différentes de ce qu'elles sont sur la Terre; elles se rapprochent plutôt de celles de Jupiter. Ainsi, non seulement la pesanteur y est plus faible que sur notre planète, mais encore cette pesanteur varie du pôle à l'équateur par suite de la force centrifuge développée par le mouvement rapide de rotation, dans de telles proportions que, si la planète tournait seulement deux fois plus vite, les objets ne pèseraient plus rien dans les régions équatoriales.»

Gontran suspendit sa lecture et s'adressant à Fricoulet, lui dit:

—Voilà une chose que je ne comprends pas.

Et il lui répéta le paragraphe précédent.

—Tu as dû voir, répondit-il, qu'il y a une grande différence entre le diamètre équatorial et le diamètre polaire?

—Oui, quelque chose comme 3,000 lieues.

—Eh bien! c'est ce qui produit cette différence dans la pesanteur; ajoute à cela l'attraction contraire de l'anneau qui contribue encore à diminuer la pesanteur; d'ailleurs, si tu veux en avoir une preuve...

Il prit Gontran par le bras, l'amena devant le télescope braqué sur le disque saturnien et lui dit:

—Aperçois-tu des bandes nuageuses analogues à celles de Jupiter qui coupent le disque, parallèlement à l'équateur.

—Oui, répondit le comte après quelques secondes d'observation.

—Maintenant, aperçois-tu, le long de l'équateur même, une bande un peu plus forte et un peu plus foncée?

Sur un grognement affirmatif de M. de Flammermont, l'ingénieur ajouta:

—Ceci est une preuve de l'attraction considérable exercée par l'anneau sur la planète, car on suppose fortement cette bande de n'être pas autre chose qu'un bourrelet, un gonflement nuageux énorme,... il doit exister, sur ce monde étrange, des marées atmosphériques et maritimes prodigieuses.

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—Mais, objecta M. de Flammermont, je viens de voir que la rotation de Saturne était extrêmement rapide; comment le sait-on?

—Ossipoff n'en parle-t-il donc pas?

—Il a mis simplement, souligné au crayon rouge: durée de rotation 10 heures 16 minutes... et c'est tout.

—On a opéré pour Saturne comme pour d'autres planètes, en suivant, d'un bord à l'autre du diamètre, une tache de l'atmosphère. Cette durée de 10 heures 16 minutes a été établie en 1793 par Herschell et confirmée plus récemment, en 1877, par l'astronome Hall, de Washington.

—Mais, fit observer M. de Flammermont, s'il existe des Saturniens, ils doivent avoir un nombre considérable de saints et de saintes.

—Pourquoi?

—Dame! avec un calendrier comme le leur: 25,215 jours par an.

—C'est juste, dit en souriant Fricoulet.

Séléna demanda:

—Eh bien! avancez-vous?

—Cela ne va pas vite, répondit Gontran; si ce que je lis n'était pas écrit de votre charmante écriture, je crois bien que je m'endormirais.

—Où en êtes-vous? fit la jeune fille.

—Aux saisons.

Il allait reprendre sa lecture; l'ingénieur lui dit:

—Tu peux passer les feuillets qui traitent de cela, si tu veux te rappeler ceci: axe de rotation incliné sur le plan de l'orbite de 64° 18' ce qui donne à l'obliquité de Saturne sur l'écliptique 25° 42', à peu près la même chose que pour la Terre: saisons saturniennes et saisons terrestres se ressemblent donc quant à la division des zones; pour ce qui est de la durée, c'est une autre paire de manches. Sur Saturne, le printemps, l'été, l'automne et l'hiver durent chacun sept ans: chaque pôle et chaque côté de l'anneau restent, durant quatorze ans et huit mois, sans soleil!

—Eh bien! s'écria M. de Flammermont, voilà des latitudes qui ne me plairaient guère à habiter.

—Parce que?...

—Parce qu'il me faut la chaleur à moi... et que...

L'ingénieur se mit à sourire..

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—Ce n'est pas le Soleil qu'aperçoivent les habitants de l'équateur saturnien, répondit-il, qui doit leur brûler la peau... étant quatre-vingt-dix fois moins étendu en surface, il envoie forcément à Saturne quatre-vingt-dix fois moins de chaleur.

—Alors,... on doit grelotter...

—Non, car il faut supposer que la planète dont l'énorme volume a retardé le refroidissement, tire d'elle-même la chaleur qui lui est nécessaire...

—Ça, ricana M. de Flammermont, c'est une supposition due à ton imagination fertile.

—Non pas, c'est une déduction logique des faits scientifiques reconnus.

—Et ces faits scientifiques sont?...

—L'existence indubitablement constatée de la vapeur d'eau dans l'atmosphère saturnienne.

—Eh bien! en quoi cela prouve-t-il qu'il fasse là-bas une température supportable?

—Crois-tu donc que, si le monde de Saturne ne recevait que la chaleur solaire, l'eau pourrait y subsister autrement qu'à l'état solide de la glace? partant, plus de vapeur d'eau, plus de nuages, conséquemment plus de ces variations météorologiques remarquées dans Saturne et semblables à celles observées sur Jupiter, quoique moins intenses.

—Et dans l'anneau, demande Séléna, existe-t-il aussi de la vapeur d'eau?

—Jusqu'à présent, la spectroscopie n'en a relevé aucune trace, ce qui fait supposer que les anneaux n'ont point d'atmosphère, ou du moins une si faible qu'elle n'impressionne pas les instruments terrestres.

—Ce qui n'empêchera pas Ossipoff, bougonna le jeune comte, de nous proposer—et au besoin—de nous imposer une promenade dans les anneaux, si la fantaisie lui en prend.

Et il retourna dans son coin, reprendre sa lecture interrompue.

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CHAPITRE IX

EN ROUTE POUR SATURNE

D ix-huit millions de lieues restaient à franchir avant d'arriver à Saturne dont le disque, à présent, ne mesurait pas moins de quatre degrés, et allait grossissant, d'heure en heure, détachant sa face d'un bleu pâle sur l'obscurité veloutée de la voûte céleste.

C'était encore une dizaine de jours de navigation, et Gontran s'amusait, comme un enfant, à effacer d'une sorte d'horaire qu'il s'était fabriqué, chaque centaine de mille lieues parcourues, qui le rapprochaient d'autant du moment où il lui serait possible de sortir de sa cage en lithium et de s'étirer un peu les membres.

—Il me semble que je me racornis! disait-il en plaisantant à Fricoulet,... j'ai même une crainte sérieuse, c'est de ne plus savoir me servir de mes membres—songe donc, cinq mois de captivité!... il n'en faut pas davantage pour perdre l'usage des bras et des jambes.

—Tu plaisantes, n'est-ce pas? répondit l'ingénieur.

—Non pas; je parle sérieusement. Est-ce que tu ne penses pas, toi aussi...

—Je pense que l'histoire est là pour nous prouver que des individus, après avoir pourri durant, non des mois, mais des années à la Bastille, au Châtelet ou en tout autre lieu de délices de même nature, en sont sortis aussi ingambes que lorsqu'ils y étaient entrés.

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M. de Flammermont se frappa la poitrine.

—Et mes poumons, dit-il, penses-tu que cela leur fera du mal de respirer un peu d'air naturel? depuis si longtemps qu'ils se nourrissent d'air frelaté.

Fricoulet fronça comiquement les sourcils.

—Eh! dis donc, répliqua-t-il,... tu me la bailles belle avec ton air frelaté! tu oublies que je suis le fabricant de cet air-là!... ensuite, depuis cinq mois que tu l'absorbes, tu me parais te porter à merveille.

Le jeune comte hocha la tête.

—Oui, murmura-t-il, le coffre est bon... mais c'est ceci qui est malade.

Et son doigt se posait sur le côté gauche de la poitrine.

—Le cœur! ricana l'ingénieur.

Gontran poussa un soupir formidable.

—C'est long,... diablement long ces fiançailles.

—Mon cher, répondit gravement l'ingénieur, il est des nations chez lesquelles les fiançailles durent des années...

—Mais c'est que voilà précisément des années que Séléna et moi sommes fiancés... et moi je n'appartiens pas aux nations dont tu parles,... si bien que j'endure le supplice de Tantale.

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Il prit la main de l'ingénieur, et, la serrant avec énergie:

—Voyons, dit-il avec un accent navrant, mets-toi à ma place; crois-tu que ce soit gai de vivre côte à côte avec une jeune fille aussi adorable que Mlle Ossipoff, dont la main vous est promise, qui doit être un jour votre femme, et de n'avoir pas même le droit de la baiser au front!...

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Le globe des Saturniens est très vieux, puisque sa création se perd dans la nuit des temps.

Et s'animant soudain:

—Ah! non, fit-il d'une voix courroucée, j'en ai assez, moi, de cette existence-là... il faut que ça cesse ou, sinon...

Fricoulet haussa philosophiquement les épaules.

—Mon cher, répondit-il, ce n'est pas à moi qu'il faut dire cela,... c'est à M. Ossipoff.

—Eh! je le sais bien... Mais, voyons, toi qui connais tant de choses, ne peux-tu trouver un moyen d'abréger ce voyage,... de me faire entrevoir, à plus brève échéance, cette conclusion à laquelle j'aspire si ardemment?

—Mon cher, répliqua l'ingénieur, je ne suis pas sorcier et ne puis faire que ce que me permettent les faibles connaissances scientifiques que j'ai acquises. Or, nous sommes dans une impasse; ou bien nous arrêter sur Saturne pour nous ravitailler, c'est-à-dire voir l'usage que l'on peut tirer des forces physiques existant à la surface de ce monde; ou bien, passer outre et continuer le voyage. Dans le premier cas, nous perdons du temps, mais nous avons de fortes probabilités pour trouver là-bas des moyens de satisfaire nos poumons et notre estomac. Dans le second cas, nous abrégeons la durée du voyage, c'est vrai, mais alors, c'est la mort, la mort certaine, la mort par l'asphyxie qui nous attend.

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Et alors l'ingénieur mit Gontran au courant de la situation: Pour ce qui concernait les vivres, il restait une provision d'azote liquéfié et de liquides martiens suffisante pour nourrir et abreuver les cinq voyageurs pendant cinq mois encore.

Les matières pour la fabrication de l'air respirable étaient en assez grande quantité pour permettre de n'envisager les probabilités d'asphyxie qu'après une période de temps semblable.

Mais ce dont on pouvait manquer, d'un jour à l'autre, c'était d'électricité.

Les accumulateurs ne cessaient de fonctionner; depuis quelque temps, on leur demandait non seulement la force nécessaire pour actionner le propulseur, mais encore de la lumière et de la chaleur, cette dernière, indispensable pour compenser l'abaissement de la température: à la distance à laquelle ils se trouvaient du Soleil, les rayons qu'ils en recevaient ne leur apportaient plus qu'une lueur douce, assez semblable à un clair de lune affaibli; quand au calorique, il n'existait pour ainsi dire pas.

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Si bien que les accumulateurs, surmenés, ne contenaient plus que pour quinze jours de fluide, en admettant que des circonstances imprévues n'obligeassent pas les voyageurs à leur demander un nouvel effort.

—Tu le vois, mon cher, dit Fricoulet après avoir terminé cet exposé, la situation est fort nette: ou nous arrêter pour nous ravitailler, et Dieu sait quand nous serons de retour, ou continuer à aller de l'avant, et alors chaque lieue nous rapproche de la famine et de l'asphyxie.

—Oh! c'est à se casser la tête, grommela Gontran.

Et il ajouta:

—En ce qui me concerne, je préférerais continuer le voyage sans arrêt.

—Sans arrêt! répéta derrière les deux jeunes gens une voix courroucée.

Ils se retournèrent: Ossipoff était là, immobile, les bras croisés, les couvant d'un regard plein d'indignation.

—Ainsi, dit-il, nous nous serons proposé un but grandiose: parcourir l'immensité céleste! Ce but, nous l'avons atteint en partie, et nous nous arrêterions en si beau chemin!... Ah ça! monsieur de Flammermont, êtes-vous bien certain d'avoir toute votre raison? Comment! vous renonceriez de gaieté de cœur à toutes les merveilles que nous promet la visite de ce monde étrange que l'on appelle Saturne?... Mais songez donc que tout ce que vous avez vu jusqu'à présent n'est rien en comparaison de ce que nous promet l'avenir.

—De gaieté de cœur! repartit Gontran, non, monsieur Ossipoff. Vous vous trompez, si vous croyez que j'abandonne ainsi les rêves merveilleux qui m'avaient hanté... Cependant, il est un autre rêve, bien antérieur à tous ceux-là, dont la réalisation est le but de ma vie...

Ossipoff, devinant que le jeune homme allait lui parler de son mariage, lui coupa la parole.

—D'ailleurs, M. Fricoulet a dû vous démontrer qu'un arrêt sur Saturne était indispensable pour nous permettre de continuer notre voyage.

Gontran, irrité de n'avoir pu achever sa phrase, haussa légèrement les épaules.

—Sérieusement! monsieur Ossipoff, s'écria-t-il, comptez-vous trouver, sur Saturne, tout ce dont vous aurez besoin?

—En douteriez-vous? demanda le vieillard qui tressaillit.

—Oui, j'en doute,... et il me semble imprudent de spéculer sur des probabilités aussi hasardeuses que celles-là.

Le vieux savant poussa un petit ricanement railleur.

—En vérité!... eh bien! moi, vous m'entendez bien, je vous affirme que l'univers de Saturne est habité et habité par une race probablement beaucoup mieux conformée et beaucoup plus intelligente que la nôtre. C'est dans cette sphère supérieure que doit exister le vrai bonheur.

—Ce n'est pas une raison pour qu'il y existe les éléments,... qui nous sont indispensables. Ce n'est pas au vrai bonheur que nous aspirons,... c'est à de l'électricité et à de l'air respirable.

Ces paroles parurent suffoquer Ossipoff qui, dans un geste de stupéfaction indignée, jeta ses bras au plafond.

Puis il se pencha vers Fricoulet et lui murmura à l'oreille:

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—Le pauvre garçon n'a pas sa raison.

—Pourquoi cela? répondit à haute voix l'ingénieur; je trouve, au contraire, qu'il raisonne fort juste; et, quant à moi, je ne cache pas que je serais curieux de savoir si, en effet, ces messieurs les Saturniens répondent au portrait que vous nous en faites, s'ils sont, en réalité, autant supérieurs aux Martiens que les Martiens sont supérieurs à la majeure partie de l'humanité terrestre.

—À en croire M. Ossipoff, ricana irrévérencieusement M. de Flammermont, ce serait, dans l'Univers céleste, comme chez Nicolet: toujours de plus fort en plus fort!

—Vous me direz, continua l'ingénieur, que le globe des Saturniens est très vieux; c'est très vrai, puisque l'époque de sa création se perd dans la nuit des temps, époque à laquelle notre planète, pas plus que Jupiter ni Mars n'existaient encore... Reste à savoir comment nous parviendrons à nous entendre avec ces philosophes extra-humains.

Ossipoff secoua la tête d'un air confiant.

—Ce qui nous est arrivé sur la Lune, Vénus et Mars devrait vous donner espoir pour la manière dont nous nous tirerons d'affaire en ces circonstances nouvelles, répondit-il.

Gontran haussa les sourcils d'un air effaré.

—Mais réfléchissez-vous, répliqua-t-il, au temps qu'il nous a fallu pour surprendre la clef du langage des Sélénites, des Vénusiens et des habitants de Mars, et avez-vous l'intention de prolonger votre séjour indéfiniment?

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—Non pas... Le chemin que nous avons parcouru depuis le Soleil n'est rien en comparaison de celui qui nous reste à parcourir pour accomplir, en son entier, notre voyage interplanétaire!... Songez qu'il nous faut visiter, après Saturne, les trois derniers mondes de notre système solaire: Uranus, Neptune et la planète transneptunienne de Babinet. Il faut donc nous hâter...

—Si nous ne voulons pas mourir en route, acheva Fricoulet avec un rire ironique.

Et comme le vieillard s'était brusquement tourné vers lui avec un regard interrogateur:

—Avez-vous réfléchi à ceci, mon cher monsieur Ossipoff? demanda tranquillement l'ingénieur: En donnant à notre appareil toute la vitesse dont il est capable, et en utilisant le courant cosmique qui nous sert de point d'appui, nous pouvons obtenir une rapidité de 81,000 mètres par seconde, soit 72,000 lieues à l'heure ou, en nombre rond, 1,800,000 lieues par jour. Or, je ne vous apprendrai rien de nouveau en vous disant que, si Saturne gravite à une distance moyenne de 355 millions de lieues du Soleil, Uranus se trouve à 700 millions de lieues, Neptune à un milliard cent millions et la planète transneptunienne à un milliard 850 millions de lieues du centre du système planétaire...

—Après? après? bougonna le vieillard,... vous n'avez pas, que je pense, l'intention de nous faire un cours d'astronomie, à M. de Flammermont et à moi?

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—À Dieu ne plaise! riposta Fricoulet avec un imperturbable sérieux; seulement, vous autres savants, qui vivez continuellement dans les nuages, vous vous emballez sur la théorie, sans vous préoccuper le moins du monde de la pratique. Voilà pourquoi je me permets, moi, humble mécanicien-constructeur, qui ne connais rien aux étoiles, mais auquel ces questions terre à terre de la pratique sont familières, d'attirer votre attention sur certains détails.

M. Ossipoff donnait des marques non équivoques d'impatience.

—Au fait, dit-il.

—Si donc, poursuivit l'ingénieur, nous avons mis 166 jours ou cinq mois et demi pour venir de Mars à Saturne, il est facile de calculer et de se rendre compte que, pour atteindre Uranus—et en raison de la situation astronomique de cette planète,—il nous faudra 300 jours, c'est-à-dire dix mois entiers; reste Neptune à laquelle nous arriverons en 218 jours ou sept autres mois. Quant à la planète transneptunienne, je n'en parle pas, et pour cause; sa situation étant absolument inconnue.

Gontran paraissait positivement atterré.

—Pour me résumer, continua Fricoulet, et pour récapituler tout ce voyage, nous avons mis vingt mois pour visiter les planètes inférieures et atteindre Mars; voici cinq mois que nous sommes enfermés dans ce véhicule pour atteindre la zone saturnienne; cela fait un peu plus de deux ans que nous avons quitté la Terre... Eh bien! franchement, monsieur Ossipoff, croyez-vous qu'il soit possible de demeurer dix-huit mois encore cloîtrés dans ces cloisons de métal, surtout si vous voulez bien réfléchir à ceci: c'est que, dans dix-huit mois, nous serons à plus d'un milliard de lieues de la Terre et qu'il nous faudra encore nous résigner à une existence semblable pendant 611 jours, soit un an et huit mois, pour regagner notre planète natale.

—Cela fera un total de cinq années et plus! gémit Gontran.

Ossipoff haussa les épaules, et, jetant sur son futur gendre un regard de pitié:

—En vérité! dit-il, est-ce bien vous que je vois en un semblable état d'abattement, vous, mon collaborateur de la première heure, vous qui devez partager avec moi la gloire de ce voyage merveilleux... Cinq ans!

Il se croisa les bras, et, d'une voix vibrante:

—Qu'est-ce que cela, en comparaison de ce que nous avons déjà vu, de tout ce que nous verrons encore!... Combien de savants envieraient notre situation et passeraient sur les légers inconvénients qu'elle comporte, pour avoir l'ineffable joie de soulever, ainsi que nous le faisons, le voile mystérieux qui dérobe à la vue et à la compréhension terrestres, les secrets impénétrables des mondes et des humanités célestes...

Le vieillard s'animait au fur et à mesure qu'il parlait:

—Vous citerai-je un exemple? Voyez Sharp qui a été jusqu'au vol, jusqu'à la trahison, jusqu'au crime pour pouvoir entreprendre et poursuivre ce voyage! et vous êtes là à vous désoler, vous qui avez la chance d'exécuter, le premier et le seul d'entre les humains, ce voyage prodigieux, de planète en planète.

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—Eh! riposta M. de Flammermont, si j'avais rencontré seulement sur l'une de ces planètes un officier de l'état civil, ou même un consul de ma nationalité, qui pût m'unir à votre fille vous me verriez rire au contraire, et je serais le premier à souhaiter que cette excursion s'éternisât... Un voyage de noces ne dure jamais assez longtemps,... mais pour un voyage de fiançailles... c'est trop, monsieur Ossipoff, je vous le dis,... c'est trop... Et puis, avez-vous réfléchi qu'à notre retour sur la Terre, mademoiselle Ossipoff, que j'espérais épouser jeune fille, aura coiffé sainte Catherine... Eh bien! voyons, je vous le demande, est-ce drôle?

Le vieillard avait baissé la tête, comme écrasé sous la logique de ces paroles.

—Mon Dieu! dit Fricoulet, il faut convenir que mon ami Gontran n'a pas tout à fait tort. S'il ne s'agissait que de moi,—bien que, comme vous le répétez souvent, je ne sois pas un savant, un initié aux beautés astronomiques,—je ne me plaindrais pas...

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De ma nature, je suis curieux, et il me semble que le plaisir de rendre visite à tous ces mondes et de constater de visu toutes les bêtises que savants et philosophes ont écrit à leur sujet, que ce plaisir-là n'est point trop payé par quelques mois de réclusion. D'ailleurs, moi, je suis seul, je n'ai ni parents qui me pleurent, ni fiancée qui soupire, ni carrière qui me réclame, et je ne sens aucune hâte de retourner sur cette misérable planète où j'ai vu le jour, où j'ai vécu vingt années durant, et où la première carte de visite que je recevrai, à mon retour, sera celle de mon propriétaire, transformée en papier timbré, me réclamant quinze termes échus et impayés.

—À la bonne heure, murmura Ossipoff, voilà qui est parlé.

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—Malheureusement, poursuivit l'ingénieur, je ne suis pas seul, ou plutôt, nous ne sommes pas seuls, mon cher monsieur Ossipoff, et nous n'avons pas le droit d'enchaîner à notre existence celles de nos compagnons de voyage. Gontran et Farenheit ont leurs raisons—raisons qui sont, en somme, assez plausibles pour vouloir, au plus tôt, rentrer dans leurs foyers;—et en ce qui me concerne, je vous le déclare très net, ma conscience ne serait pas tranquille si, étant chef de l'expédition, j'avais réduit, par mon entêtement, un de mes compagnons à la folie, et l'autre au désespoir!

Fricoulet avait prononcé ces derniers mots d'une voix ferme; M. de Flammermont lui prit la main et, la secouant avec énergie:

—À la bonne heure! dit-il à son tour, voilà qui est parlé!

Ossipoff s'écria, en frappant du pied avec impatience:

—Et puis, à quoi aboutit ce beau langage? Quelle conclusion donnez-vous à ce beau raisonnement? Proposez-vous de reconduire M. de Flammermont et l'Américain sur la Terre avant que nous ayons terminé notre voyage?

Il marchait à longues enjambées, à travers la machinerie, en proie à une perplexité profonde; on sentait qu'un violent combat se livrait en lui.

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Tout à coup il s'arrêta net, et jetant sur Gontran un regard courroucé:

—Monsieur de Flammermont, dit-il, je ne vous cacherai pas combien je suis navré de votre attitude et de votre langage; votre seule excuse, à mes yeux, est la passion à laquelle vous obéissez.

Et il ajouta d'une voix sourde:

—Fatale passion!

Gontran haussa prodigieusement les sourcils.

—Eh! quoi, monsieur Ossipoff, est-ce vous qui me reprochez l'affection que je porte à votre fille?

—À Dieu ne plaise! riposta vivement le vieillard; mais, en moi, voyez-vous, il y a deux êtres bien distincts: le père qui s'applaudit du choix qu'il a fait d'un gendre tel que vous, et le savant qui déplore de s'être adjoint un collaborateur dont le feu sacré va s'éteignant de jour en jour, un collaborateur qui se transforme en obstacle,... un collaborateur...

D'un geste énergique de la main, M. de Flammermont l'interrompit:

—Un collaborateur, reprit-il d'un air peiné, dont vous me paraissez par trop oublier les services... À la fin du compte, si vous êtes ici, c'est grâce à moi, mon cher monsieur—sans moi, sans mon imagination si prodigieusement féconde, jamais vous n'auriez trouvé le moyen de remplacer le système de locomotion que vous avait dérobé ce gredin de Sharp, pour vous rendre de la Terre à la Lune. Et pour gagner Vénus, qui donc a pu améliorer le système de locomotion sélénite? moi. C'est encore grâce à moi que nous avons pu nous élancer de Vénus dans la direction de Mercure et, toujours grâce à moi, que nous avons voyagé sur la planète mercurienne.—Dois-je vous rappeler que, sans moi, qui, le premier ai songé à utiliser notre sphère de sélénium, vous seriez encore sur la comète de Tuttle? enfin que si présentement vous naviguez dans ce fleuve cosmique qui vous a porté dans l'atmosphère de Jupiter et vous porte vers Saturne, c'est parce que j'ai trouvé, dans ma cervelle, le moyen de locomotion dont nous usons depuis plus de cinq mois?...

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Et après avoir prononcé tout cela d'une seule traite, Gontran, à bout de souffle, eut cependant la force d'ajouter:

—Décidément, vous n'êtes qu'un ingrat.

Sous cette accusation, qu'au fond il savait méritée, le vieillard bondit comme s'il eut été soudainement cinglé par la lanière d'un fouet.

—Eh bien! vous vous trompez, répliqua-t-il; non, je ne suis pas un ingrat, et la preuve, c'est qu'en considération de tous les services que vous venez d'énumérer, je me résigne à ne point aborder sur Saturne ni sur aucun de ses satellites, je me contenterai de les étudier au passage, et, après avoir vu Neptune, je prends l'engagement solennel de virer de bord et de revenir à toute vitesse.

Attendri par ce sacrifice dont il sentait toute l'étendue, M. de Flammermont se précipita vers les mains du vieillard.

—Vous êtes bon! murmura-t-il.

—Mais peu sérieux, reprit Fricoulet; vous-même, tout à l'heure, avez reconnu qu'il était indispensable d'aborder sur Saturne pour nous ravitailler, et voilà que, maintenant, vous venez dire tout le contraire... Quant à moi, je le déclare, je ne prends plus la responsabilité de la manœuvre du bateau si l'on ne me fournit pas l'électricité nécessaire au moteur...

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—À quoi voulez-vous en venir? demanda Ossipoff, non sans aigreur.

—À ceci: Que votre combinaison, tout en étant inspirée par un bon naturel, n'est cependant pas suffisante.

—Que concluez-vous donc?

—Je conclus qu'il faut aborder sur Saturne, y remplir nos soutes d'électricité, d'air respirable, d'aliments, liquides ou solides, à votre choix, et ensuite de reprendre directement la route de notre patrie terrestre...

À mesure que l'ingénieur parlait, le visage d'Ossipoff s'empourprait sous le coup d'une violente colère; ses lèvres tremblaient, blêmissantes, et, dans ses yeux, brillaient de fulgurants éclairs.

Il marcha droit à Fricoulet, les poings serrés, comme s'il le voulait battre:

—Arrêter mon voyage interplanétaire en son milieu! s'écria-t-il d'une voix rauque, voir les espérances de toute ma vie près de se réaliser, et y renoncer de moi-même, briser en plein essor mon rêve sublime pour revenir sur ce mondicule grotesque que je méprise! Mais vous êtes fou, monsieur Fricoulet, oui, vous êtes fou!... Demandez-moi tout ce que vous voudrez, demandez-moi ma vie,... mais un pareil renoncement!... jamais,... tuez-moi plutôt!

—Vous m'accusez de folie! riposta l'ingénieur; n'est-ce pas plutôt vous qu'il en faut accuser?... La lumière et la chaleur solaires vont sans cesse diminuant, et bientôt nous serons soumis à la température même de l'espace, c'est-à-dire quelque chose comme cent trente ou cent quarante degrés au-dessous de zéro... Poursuivre cette exploration, c'est courir au devant d'une mort aussi certaine qu'épouvantable,... je sais que votre âme de savant est assez vaillante pour tout supporter; aussi, est-ce à votre cœur de père que je fais appel, et je vous demande si vous aurez la cruauté de voir votre fille expirer dans ces terribles souffrances que vous-même aurez provoquées?

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Ossipoff ne répondit pas: il avait caché son visage dans ses mains, et, à certains mouvements convulsifs, on pouvait deviner qu'il pleurait.

Fricoulet poursuivit:

—En outre, le fleuve cosmique dans lequel nous naviguons ne s'étend pas jusqu'à Neptune, vous le savez bien; son aphélie correspond seulement à l'orbite d'Uranus, et son appui nous fera défaut bien avant que vous n'ayez atteint le but vers lequel vous tendez... C'est encore une considération—toute matérielle, celle-là—et qui vaut bien les considérations morales.

Nouveau silence de la part d'Ossipoff.

L'ingénieur lança à Gontran un regard qui signifiait:

—Nous le tenons!

Le jeune comte remercia d'un coup d'œil son ami, pour le fier coup de main qu'il venait de lui donner.

Le vieillard s'écria soudain, montrant aux deux jeunes gens son visage sillonné par les larmes qu'il avait versées, mais animé d'une volonté indomptable:

—Messieurs, vous pouvez avoir raison; aussi, je ne discute pas vos arguments,... mais je crois n'avoir pas tort. Ne me demandez pas sur quoi je base ma croyance, je ne saurais vous répondre,—il s'agit de pressentiments.

Et comme il voyait Gontran hausser légèrement les épaules, tandis qu'il surprenait sur les lèvres de Fricoulet un sourire railleur, il ajouta:

—Des pressentiments!... oui, moi, l'homme des sciences exactes, je crois aux pressentiments... Oh! vous pouvez vous moquer, vous pouvez me traiter de fou, rien n'ébranlera ma résolution; je suis décidé à pousser de l'avant, toujours et quand même.

Sur ces mots, il tourna les talons et quitta la machinerie, en fermant avec violence la porte derrière lui.

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Une fois seuls, Gontran et Fricoulet se regardèrent un moment silencieux, littéralement abasourdis.

—Eh bien? fit le premier.

—Eh bien? répéta le second.

—Je trouve qu'il nous traite un peu trop par dessous la jambe.

—Il nous considère absolument comme des zéros.

—Libre à lui, grommela le comte de Flammermont; mais, comme je trouve que, dans le plateau de la balance, ma peau a le même poids que la sienne, nous nous passerons de sa permission pour faire ce que la raison nous commande de faire...

—Si je ne me retenais, ajouta Fricoulet, je l'enfermerais avec ce fou de Farenheit.

Et il ajouta:

—Alors, que décidons-nous?

—Ce que nous avons décidé tout d'abord; aborder sur Saturne, et ensuite mettre le cap sur la Terre.

—Sur Saturne, ce sera bien le diable si je ne trouve pas moyen de tirer parti des forces naturelles qui doivent exister sur cette planète comme sur les autres mondes,... et, une fois ravitaillés...

Gontran paraissait pensif.

—À quoi songes-tu? demanda l'ingénieur.

—Je me demande en ce moment si l'atmosphère de Saturne est de la même composition chimique que l'atmosphère terrestre... Je t'avoue qu'il me serait fort pénible d'être obligé, pour aller et venir sur cette planète, d'endosser nos maudits respirols.

Fricoulet leva les bras au ciel dans un geste de complète ignorance.

—Je ne pourrai te renseigner à ce sujet, répondit-il, que lorsque nous y serons.... tout ce que je puis te dire, c'est que je soupçonne fort ce monde annulaire de nous réserver bien des surprises.

—Le fait est, ajouta M. de Flammermont, qu'avec une densité semblable et une atmosphère aussi épaisse que celle de Jupiter, nous allons encore en voir de grises...

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Il haussa les épaules.

—Enfin! murmura-t-il sur un ton rempli de philosophie, à la grâce de Dieu!

Ce fut sur ce mot que se termina la conversation.

Fricoulet retourna à son moteur et Gontran s'en fut sur son hamac où il se mit à feuilleter avec ardeur les Continents célestes, cherchant à lire entre les lignes et à deviner ce que le célèbre astronome, son homonyme, pensait du monde nouveau où la nécessité de la situation les contraignait d'aborder.


Plusieurs jours s'étaient écoulés depuis la scène regrettable que nous avons rapportée plus haut.

Saturne, qui grossissait, pour ainsi dire, à vue d'œil, présentait maintenant un disque énorme.

Gontran l'ayant mesuré au micromètre, lui trouva un diamètre double de celui qu'offre le disque lunaire aux regards des Terriens.

Bien que ce rôle de savant, imposé par les circonstances, lui pesât fort et l'eût dégoûté entièrement du penchant qu'il eût pu avoir pour l'astronomie, il ne pouvait cependant, malgré toutes ses préoccupations, malgré tous ses déboires, se désintéresser tout à fait des merveilles célestes qui l'entouraient.

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Et de toutes ces merveilles, Saturne, sur lequel il venait de lire, dans les Continents, des détails surprenants, Saturne l'intriguait beaucoup; il lui était possible de distinguer maintenant, avec assez de netteté, les anneaux qui entourent la planète, et à chaque instant il interrogeait Fricoulet.

Celui-ci lui ayant dit, un jour, que ces anneaux présentaient tour à tour l'une et l'autre face aux rayons solaires, le jeune comte, ébahi, demanda:

—Comment entends-tu cela?... je dois t'avouer que je ne comprends pas très bien.

—C'est fort simple, cependant; l'année saturnienne est égale à vingt-neuf années terrestres, il en résulte que chaque face de l'anneau se trouve plongée dans la nuit durant quatorze ans et six mois.

Séléna, qui était occupée à un travail de couture, dit alors:

—Monsieur Fricoulet, ces anneaux ne sont pas transparents, n'est-ce pas?

—Non, mademoiselle; on suppose,—car le monde scientifique n'a jusqu'à présent, à ce sujet, que des données fort vagues—on suppose que ces anneaux sont formés d'une infinité de corpuscules, peu séparés les uns des autres et arrivant, vu leur éloignement, à former, aux yeux des habitants de la planète, une masse compacte.

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La face obscure de l'anneau venait de paraître phosphorescente; on eût dit un gigantesque incendie.

Et l'ingénieur ajouta avec un sourire:

—Mais cela vous intéresse-t-il beaucoup, mademoiselle?

—Oh! seulement à ce point de vue: du moment que ces anneaux sont compactes, ils doivent intercepter la lumière du soleil aux contrées qui se trouvent au-dessous d'eux.

—Vous avez parfaitement raison, et non seulement ils empêchent les rayons solaires de parvenir jusqu'à ces contrées, mais encore ils projettent derrière eux une ombre portée telle que ces contrées se trouvent plongées dans la nuit.

—Ce doit être une nuit d'une certaine durée? fit Gontran qui réfléchissait.

—Cela dépend des latitudes, car l'ombre projetée sur la planète est d'autant plus large que la latitude est plus élevée; ainsi, les contrées saturniennes dont la latitude correspond à celle de Madrid subissent une éclipse totale de Soleil qui dure plus de sept ans, tandis que celles dont la latitude correspond à celle de Paris, la subissent pendant cinq ans seulement... Pour l'Équateur, cette éclipse est moins longue et ne se renouvelle que tous les quinze ans. Mais il y a, toutes les nuits, des éclipses de lunes les unes par les autres et par les anneaux, si bien que ces étranges pays demeurent plongés dans une obscurité profonde et de laquelle il nous est impossible, à nous autres Terriens, de nous faire la moindre idée.

Pour passer le temps, M. de Flammermont avait entrepris de se livrer à une étude approfondie des huit satellites saturniens qui scintillaient avec une clarté douce et mystérieuse sur le fond obscur du ciel.

Fricoulet, auquel le jeune comte fit part de son projet, sourit imperceptiblement, le regardant d'un air sceptique faire ses préparatifs d'observation; lorsque Gontran eut descendu, de la chambre du haut dans la machinerie, le télescope qui lui était nécessaire, ajusté ce télescope dans l'embrasure de l'un des hublots, apporté un siège, disposé, sur une table, une plume et du papier pour jeter ses impressions, l'ingénieur lui dit d'un ton narquois:

—Te voici bien avancé!

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—Que veux-tu dire?

—Que tu agis toujours avant de réfléchir;... il en faudrait de plus malins que toi, pour arriver à débrouiller quelque chose dans l'impénétrable mystère qui enveloppe ces mondes.

—S'ils sont aussi considérables que tu l'as prétendu, qu'ils le veuillent ou non, il faudra bien qu'ils se laissent prendre, de profil ou de face, dans l'objectif.

Fricoulet haussa les épaules.

—Mon pauvre ami, dit-il, tu parles comme un étourneau! ce n'est cependant pas la première fois que pareil cas se présente, et toujours je t'ai donné la même explication: la visibilité d'un corps dépend non pas tant de sa dimension que de la manière plus ou moins vive dont sa face est éclairée; or, les satellites saturniens ne reçoivent, à surface égale, que la quatre-vingt-dixième partie de la lumière solaire reçue par notre lune à nous; il en résulte que tous ces satellites étant aussi voisins que possible de la pleine phase, et tous au-dessus d'un même horizon, ne reçoivent pas la centième partie de la lumière lunaire.

Gontran fit la grimace.

—En effet, murmura-t-il, pour distinguer quoi que ce soit, il faudrait avoir des yeux de lynx.

—Ou suppléer à l'acuité de la vue par la profondeur des connaissances.

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—Mon cher, bougonna M. de Flammermont, à chacun son métier; tu es savant, moi je suis diplomate, et permets-moi de croire, sans aucune fatuité d'ailleurs, que si les circonstances s'étaient présentées pour toi comme elles se sont présentées pour moi, tu n'aurais peut-être pas joué ton personnage avec autant de désinvolture que j'ai joué le mien.

—Parbleu! riposta l'ingénieur, avec un souffleur tel que moi!

Il ajouta sur un ton comiquement inspiré:

—Et puis, l'amour est un divin maître, grâce auquel on acquiert rapidement l'omniscience!

Gontran était resté debout, près de son télescope qu'il considérait d'un air indécis.

—Tu aurais bien dû me dire tout cela, fit-il, avant mon aménagement... M. Ossipoff m'a vu, m'a interrogé sur mes intentions...

—Tu lui as répondu que tu voulais étudier les anneaux de Saturne?...

—Et il s'est frotté les mains, ajouta Gontran, en disant: «Bonne affaire... je descendrai, dans la journée, voir où vous en êtes».

Fricoulet frappa impatiemment du pied.

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—Tu es toujours le même, gronda-t-il; tu ne sais pas nager, tu te lances à l'aveuglette dans un fleuve que tu ne connais pas, et, lorsque tu perds pied, lorsque tu barbotes, il faut que je fasse le terre-neuve et que je me jette à l'eau pour te tirer de là...

Gontran lui serra énergiquement les mains.

—Cher ami, dit-il.

—Oui,... oui,... je sais bien, dit l'ingénieur en hochant la tête.

Puis, brusquement:

—Allons, retire-toi, fit-il en poussant de côté M. de Flammermont; va rejoindre ton hamac... pendant ce temps-là, j'observerai à ta place.

—Et si Ossipoff arrive?...

—Je lui dirai que tu m'as chargé de quelques études préliminaires sans importance.

Gontran fit la moue.

—Si cela t'es égal, dit-il, je préfère rester ici.

—À ton aise.

Et, pendant que le jeune comte allait s'étendre dans un coin, rêvassant, la paupière baissée, mais l'oreille au guet, afin de ne point se laisser surprendre par le vieux savant, Fricoulet s'apprêtait à jouer en conscience son rôle de sauveteur.

De temps en temps, il abandonnait l'oculaire de la lunette, jetait quelques notes sur le papier et reprenait son poste d'observation, silencieusement, sans prononcer une syllabe.

De temps en temps aussi, Gontran demandait:

—Eh bien?

—Ça marche, répondait laconiquement l'ingénieur.

Cependant l'heure du repos arrivait, et Fricoulet ne faisait pas mine de gagner son hamac.

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—Dis donc, demanda M. de Flammermont, est-ce que tu n'as pas l'intention de te coucher?

—Nullement, il faut que j'achève mes observations sur la seconde lune,... j'ai encore deux heures à attendre.

—Deux heures! murmura Gontran avec un formidable bâillement.

—Tu n'es pas obligé d'attendre,... au contraire; puisque je travaille pour toi, le moins que tu puisses faire est d'aller dormir pour moi...

Le jeune comte s'était levé.

—Où en es-tu? demanda-t-il.

—J'ai déjà constaté, d'une façon générale, que les satellites saturniens sont, comme les satellites joviens, animés d'un rapide mouvement de rotation autour de leur planète et présentent, en peu de temps, des phases successives... Comme je te le disais à l'instant, j'ai achevé d'étudier le mouvement de Mimas...

—Mimas, répéta Gontran d'un air profondément étonné, qu'est-ce que c'est que cela?

—La lune la plus rapprochée de Saturne; eh bien! sais-tu combien elle a mis de temps pour passer de l'état de croissant le plus faible à celui de demi-lune?... non, n'est-ce pas?... eh bien! elle a mis cinq heures et demie.

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Il ajouta:

—Tu as eu bien tort de me céder ta place, rien n'est curieux comme de suivre cette transformation, aussi visible que la marche de l'aiguille sur un cadran.

—Baste! ce n'est pas mon métier.

—Mais c'est le tien, maintenant, puisque tu as abandonné la diplomatie, répliqua en riant l'ingénieur.

—Abandonné,... abandonné... bougonna M. de Flammermont, ce n'est point l'expression exacte;... j'ai demandé un congé...

—Comptes-tu donc réendosser jamais l'habit brodé des ambassadeurs?

Le jeune comte hocha la tête.

—Qui peut se vanter de connaître l'avenir? murmura-t-il.

Puis, changeant de ton:

—Alors, tu ne viens pas te coucher?

—Non... pas encore; dans deux heures...

—Pourquoi, dans deux heures?

—Parce que, si mes calculs sont exacts, j'aurai achevé mon étude sur la seconde lune, laquelle doit arriver à la quadrature en huit heures...

—Trois heures de plus que la première.

—Du moment que son éloignement de la planète est plus grand, sa rapidité est moindre... comprends-tu?

—Oui, je comprends;... mais, as-tu l'intention d'étudier, successivement, les huit satellites de Saturne?

—Nullement,... les deux premiers me serviront de bases pour établir une proportion entre l'éloignement et la rapidité des six autres, voilà tout...

—Eh bien! je te laisse, murmura Gontran,... à demain.

—À demain, répondit l'ingénieur, en retournant à son télescope.


En s'éveillant, M. de Flammermont trouva passé, dans une des mailles de son hamac, un petit papier soigneusement roulé, sur lequel il s'empressa de jeter les yeux.

Il haussa les épaules en riant.

—Satané Fricoulet! murmura-t-il.

—Voici ce qu'avait lu le jeune comte:

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«Résultats des études astronomiques de M. de Flammermont sur les satellites de Saturne.

«Ces satellites, au nombre de huit, arrivent à la pleine lune respectivement, en 5, 8, 22, 32, 53 heures, et 8, 11 et 40 jours terrestres.

«Mais les éclipses ne doivent pas être aussi fréquentes que dans Jupiter, car l'équateur de Saturne s'inclinant sur son orbite de manière à former un angle de 27 degrés, il s'ensuit qu'aux solstices, le Soleil doit paraître s'éloigner de l'Équateur, où est confiné le mouvement des satellites, sauf pour le huitième, et que les Lunes s'éloignent du cône d'ombre projeté par leur planète, au lieu d'y pénétrer et de s'y éclipser.

«S'il existe une humanité saturnienne, ce mouvement des satellites doit engendrer pour elle huit espèces de mois, variant depuis onze heures jusqu'à soixante-dix-neuf jours, c'est-à-dire depuis un jour saturnien environ, jusqu'à 167... C'est assurément ce dernier qui doit être le plus employé comme division du temps, car l'année saturnienne, qui se compose de 25,217 jours, ne compte pas moins de 151 mois de cette longueur.»

Fricoulet ajoutait:

«Nota bene.—Ne pas oublier que ces satellites tournent, autour de la planète, de la même façon que la Lune, c'est-à-dire lui présentent toujours la même face.

«Deuxième nota bene.—Si M. le comte de Flammermont constatait, un jour, la disparition soudaine des satellites saturniens, qu'il n'en manifeste aucun étonnement, surtout en présence de M. Ossipoff; par suite de la position occupée dans le ciel par notre véhicule, les satellites doivent s'éclipser en perspective.

«Troisième nota bene.—Prière à M. de Flammermont de déchirer le présent billet, après en avoir digéré le contenu.»

Est-il utile de dire que Gontran, après avoir, de point en point suivi les recommandations de son ami, transcrivit, de sa propre main, la note ci-dessus, et que cette note augmenta davantage encore, si possible, l'estime scientifique en laquelle Ossipoff tenait son futur gendre.


Cependant l'Éclair poursuivait impassiblement sa route à travers l'espace, dévorant des milliers de lieues avec une vertigineuse rapidité, déchirant, d'heure en heure, le voile mystérieux qui masquait aux Terriens l'univers merveilleux vers lequel ils couraient.

Un soir,—on se trouvait alors à deux millions de lieues à peine de Saturne—Fricoulet, l'œil au télescope, s'amusait à regarder tomber, à travers l'atmosphère saturnienne, où ils s'enflammaient, suivant la loi qui veut que le mouvement se transforme en chaleur, les corpuscules composant le courant astéroïdal dans lequel l'Éclair naviguait.

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Et c'était d'un merveilleux effet, cette pluie d'étoiles filantes sur cette Lune gigantesque, dont le bleu pâle se distinguait à peine du noir velouté de l'espace.

Tout à coup, l'ingénieur poussa une exclamation de surprise telle, que ses compagnons accoururent.

Ossipoff lui-même abandonna son observatoire et descendit quatre à quatre l'escalier qui conduisait à la machinerie, balbutiant, tout ému:

—Qu'arrive-t-il?

En entrant, il aperçut le visage bouleversé de Fricoulet, et, croyant à un malheur, s'élança vers lui, demandant:

—Par grâce, parlez!... que voyez-vous?

—La face obscure de l'anneau vient de me paraître toute phosphorescente,... répondit l'ingénieur; on dirait un formidable incendie.

Le vieux savant asséna sur le plancher un coup de talon furieux.

—En vérité, mon pauvre monsieur Fricoulet, dit-il, on voit bien que, malgré toutes vos prétentions scientifiques, vous n'entendez pas un traître mot à cette belle science de l'astronomie; autrement vous ne trouveriez nullement extraordinaire un phénomène aussi simple et ne resteriez pas, bouche bée, devant des aérolithes qui rayent l'atmosphère saturnienne.

Et il ajouta, en haussant les épaules avec mépris:

—Il y a beau temps que l'on a vu cette phosphorescence que vous croyez avoir découverte.

L'ingénieur se permit de ricaner.

—En vérité, dit-il... et pourriez-vous me citer le nom de l'astronome à qui est due cette trouvaille?

—Mais, intervint timidement Gontran, n'est-ce point l'avis de l'auteur des Continents célestes?

—Précisément, répliqua le vieillard; c'est à votre célèbre homonyme que je faisais allusion.

—Pardon, pardon... fit l'ingénieur, l'auteur des Continents célestes n'est point aussi affirmatif que vous le prétendez... et, quoique vous en puissiez dire, je demeure convaincu que je suis le premier à avoir aperçu, de visu, cette phosphorescence.

—Parbleu! bougonna le vieillard, si mon télescope eût été dirigé de ce côté, je l'eusse aperçue tout comme vous.

—D'accord... aussi, je n'en tire pas autrement de vanité, mais seulement cette conséquence que la chaleur qui règne à la surface de Saturne est tout simplement due à l'anneau qui, exposé pendant quinze années consécutives à la chaleur solaire, doit, alors même que ses particules constitutives tourneraient sur elles-mêmes, s'échauffer sensiblement et renvoyer, sur la planète voisine, une partie de cette chaleur emmagasinée.

—Possible,... possible... bougonna le vieux savant;... du reste, à quoi bon pronostiquer, nous le verrons bien quand nous y serons.

Et sur ces mots, prononcés d'une voix rageuse, il quitta la machinerie.

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CHAPITRE X

OÙ NOS HÉROS BRÛLENT SATURNE

Chaque jour, la distance qui séparait l'Éclair de la planète saturnienne allait diminuant et les voyageurs, Gontran lui-même, empoignés par la majesté du spectacle qui s'offrait à eux, s'immobilisaient, durant des heures entières, devant les télescopes.

Ossipoff ne pouvait contenir son admiration qui se trahissait par des exclamations brusques lancées d'une voix brève au milieu du silence.

Par prudence et pour tenter d'esquiver les questions dangereuses, M. de Flammermont s'était installé tout à l'autre bout de la pièce, le plus loin possible du vieux savant, à côté de son ami Fricoulet, sur l'aide duquel il comptait pour sortir d'embarras.

Les heures cependant s'écoulaient et Ossipoff, absorbé dans sa contemplation, semblait avoir oublié la présence de ses compagnons lorsque, tout à coup, repoussant son télescope il se leva et jetant ses bras au plafond dans un geste de satisfaction profonde.

—Parbleu! s'écria-t-il, cela, je le savais bien.

Gontran eut un serrement de cœur et baissa la tête; Fricoulet, au contraire, redressa la sienne et demanda:

—Qu'est-ce que vous saviez bien, monsieur Ossipoff?

Celui-ci jeta, sur l'ingénieur, un regard méprisant et répondit, s'adressant à M. de Flammermont:

—Mon cher Gontran, vous rendez-vous compte exactement de la constitution des anneaux?

—Mais ils me semblent être gazeux, répliqua le jeune comte avec une certaine hésitation dans la voix.

Ossipoff tressaillit et ses sourcils eurent un froncement significatif, tandis qu'il prononçait ces deux mots d'un ton agressif:

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—Pourquoi, gazeux?

—Parce que le dernier anneau permet d'apercevoir le disque de la planète.

—D'abord, qu'appelez-vous le dernier anneau?

Gontran jeta un regard suppliant sur Fricoulet qui arriva à la rescousse.

—Le dernier anneau, dit-il, est l'anneau intérieur, celui qui est le plus rapproché de la planète et qui a été découvert par l'astronome américain Bond en 1850.

—Je suis fâché de vous donner un démenti sur ce dernier point, repliqua sèchement Ossipoff, l'anneau intérieur de Saturne, obscur et transparent tout à la fois, a été découvert par un astronome allemand, Galle, de Berlin; et ce, en 1838.

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—Cela se peut, répondit Fricoulet énervé par cet acharnement du vieillard à le prendre en défaut.

—Comment! cela se peut... je vous dis, moi, que cela est.

L'ingénieur haussa les épaules.

—Pardon, nous ne sommes pas ici pour faire un cours d'histoire astronomique; donc, que cet anneau ait été découvert en 1850 ou en 1838, cela ne change rien à sa transparence.

Ossipoff eut un ricanement railleur.

—Eh bien! voyez comme vous êtes dans l'erreur, dit-il, depuis sa découverte, l'anneau a changé d'aspect; au lieu d'être entièrement transparent comme en 1850, il ne l'est plus que dans sa moitié intérieure.

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—Peut-être, objecta Gontran, sont-ce les premiers observateurs qui se sont trompés.

Ossipoff sursauta.

—Pourquoi supposer cela, fit-il, alors que tous les observateurs constatent dans le système saturnien des changements surprenants... Ne vous rappelez-vous plus cette analyse faite en 1852 par M. O. Strune, d'après laquelle le bord intérieur des anneaux paraît s'approcher peu à peu de la planète, tandis que leur largeur totale s'accroît...

—Dites donc, monsieur Ossipoff, s'écria Gontran, il n'y aurait rien d'impossible à ce que nous assistassions, un de ses jours, à la dislocation des anneaux et à leur chute sur la planète.

Le vieillard fit la moue.

—Un de ces jours!... comme vous y allez!...

—C'est une façon de parler... il est certain qu'un semblable spectacle ne pourra avoir pour spectateurs que nos arrière-petits-neveux.

—En admettant que notre mondicule existe encore à cette époque, grommela Ossipoff, avec le pessimisme qui lui était habituel. Puis, changeant de ton:

—Mais pour en revenir à notre point de départ, dit-il, vous supposez que ces anneaux sont gazeux.

—Je suppose... oui,... c'est-à-dire qu'il me semblait, à cause de la transparence de ce dernier...

—Et c'est précisément parce que ce dernier seul est transparent que vous ne pouvez attribuer cette transparence à un état gazeux, car les autres sont assurément de la même matière que celui-là et ils sont opaques.

—Les croyez-vous donc liquides? murmura M. de Flammermont.

—Vous oubliez que le mouvement se transformerait en chaleur et que, le mouvement venant à diminuer, les anneaux ne tarderaient pas à tomber sur la planète.

Séléna qui, jusqu'alors n'avait pas pris part à la discussion, demanda:

—Mais, pourquoi chercher si loin?... n'est-il pas plus naturel de supposer ces anneaux de la même constitution que la planète même,... c'est-à-dire solides.

Pour le coup, Ossipoff éclata.

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—Comment! s'écria-t-il, c'est toi qui parles ainsi, toi que j'ai élevée au milieu de mon laboratoire, entourée de mes livres, de mes instruments, toi qui m'as entendu traiter toutes ces questions, vingt, cinquante, cent fois peut-être!... tu as donc perdu la mémoire?

Séléna courba la tête, honteuse; le vieillard poursuivit:

—Mais, malheureuse enfant, si ces anneaux étaient solides, il y a beau jour que les variations constantes de l'attraction de la planète combinées avec celle des huit satellites, les auraient disloqués, pulvérisés, jetés aux quatre coins de l'espace;... et d'abord, elles auraient commencé par les empêcher de se former... Non, ces anneaux sont élastiques—ou ils ne seraient pas.

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M. Ossipoff, muni d'une paire d'ailes, comme les anges, et armé d'un télescope.

—Dame! grommela Fricoulet, à moins de les supposer en caoutchouc, je ne vois pas trop comment...

Le vieillard haussa les épaules.

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—Vous ne voyez pas comment! répliqua-t-il, cela prouve que la nature ne vous a pas doué d'une grande dose d'observation et de réflexion... Et si ces anneaux étaient composés d'un nombre infini de particules distinctes, tournant autour de la planète avec des vitesses différentes, selon leurs distances respectives—verriez-vous comment?...

—Oui, je verrais comment ces anneaux ont assez d'élasticité pour se prêter aux exigences des attractions diverses qui les sollicitent,... mais je ne verrais pas comment l'un d'eux peut permettre d'apercevoir le disque de la planète, alors que les autres s'y opposent.

Ossipoff eut un sourire de pitié.

—Pour une raison toute simple: c'est que les deux anneaux extérieurs sont composés de particules en assez grand nombre pour que, serrées les unes contre les autres, ces particules empêchent toute transparence.

—Vous avez réponse à tout, monsieur Ossipoff, déclara Fricoulet, et je me déclare satisfait.

—Si j'ai bien compris, dit Séléna, ces anneaux seraient comparables, par leur composition, au courant astéroïdal dans lequel nous naviguons?

—Absolument.

—Sauf, fit la jeune fille, que notre agglomération des molécules est toujours en mouvement... tandis que les anneaux...

Ossipoff bondit, la main en avant:

—Pas un mot de plus! s'écria-t-il, tu vas dire une énormité!

Et comme Séléna le regardait stupéfaite...

—Comment! petite malheureuse! s'écria-t-il, comment voudrais-tu que ces anneaux se tinssent en équilibre s'ils étaient immobiles?... mais, ce n'est qu'à condition de tourner, et même de tourner plus vite que la planète elle-même, que tous ces astéroïdes dont sont formés les anneaux, arrivent à lutter victorieusement contre l'attraction saturnienne.

—Or, commença Gontran, le globe de Saturne tourne sur lui-même en 10 heures 16 minutes.

—L'anneau intérieur, poursuivit le vieillard, tourne donc sur lui-même en une période qui varie de 5 heures 50 à 7 heures 11; la rotation de l'anneau central s'effectue entre 7 heures 11 et 11 heures 9 et celle de l'anneau extérieur entre 11 heures 36 et 12 heures 5.

Séléna, qui avait baissé la tête, pensive, la releva tout à coup, demandant:

—Mais ces anneaux, quelle est leur origine?

—La planète même; ils se sont échappés de l'équateur saturnien comme s'en sont échappés les satellites... et à proprement parler, ils nous sont une image de la formation des mondes.

—Alors interrogea Séléna, d'où vient que ces corpuscules ont conservé cette forme annulaire, au lieu de se condenser en des globes comme les satellites?

—Parce que les huit satellites, déjà formés avant eux, changent à chaque instant, par leurs révolutions, l'équilibre de ces corpuscules, et s'opposent à tout travail continu d'agrégation.

Ossipoff se tut un moment, attendant de Gontran une approbation quelconque; mais le jeune comte, qui fuyait à dessein ce terrain de discussion, avait repris position devant sa lunette et paraissait absorbé dans sa contemplation.

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Ce que voyant, le vieillard rejoignit son télescope et reprit la suite de ses études.

Alors M. de Flammermont se pencha à l'oreille de Fricoulet:

—Il est toujours convenu, n'est-ce pas, que nous nous arrêtons sur Saturne? lui dit-il tout bas.

—Avant quarante-huit heures nous foulerons le sol saturnien, répondit l'ingénieur.

—Et, dis-moi, crois-tu que nous ayons chance de rencontrer sur ce monde une humanité quelconque?

—Mon cher ami, répondit l'ingénieur, mes principes, en matière de philosophie générale, me poussent à croire que toute création a été faite dans un seul but: la vie. Supposer que l'Univers céleste soit peuplé d'astres qui sont autant de mondes et que ces mondes soient déserts, est aussi éloigné de mon esprit que l'Éclair est, en ce moment-ci, éloigné de notre planète natale.

—Alors, tu crois à une humanité saturnienne?

—Certes, oui; mais ne va pas augurer de ma réponse que nous nous trouverons, là-bas, face à face avec des êtres similaires aux Terriens,... la constitution de Saturne est tellement différente de celle de la Terre que les êtres auxquels cette merveilleuse planète a donné naissance,—que ce soit dans le règne animal ou dans le règne végétal,—que ces êtres doivent n'avoir, avec nous, aucun point de ressemblance; pour moi, je considère la légèreté spécifique des substances saturniennes et la densité de l'atmosphère comme deux causes primordiales pour que l'organisation vitale se soit faite dans des conditions extra-terrestres; c'est pourquoi je ne crois pas possible à l'esprit humain d'imaginer les formes sous lesquelles la vie se sera manifestée.

—Il se pourrait alors, fit observer Gontran, que nous nous trouvions, sans nous en douter, en présence de spécimen de l'humanité saturnienne.

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—Cette supposition est absolument logique; admets, pour un moment, que la loi qui régit cette planète soit l'instabilité, qu'à sa surface il n'y ait rien de fixe, que cette surface soit liquide, que la planète elle-même n'ait pas de squelette, et que toutes les manifestations de vie soient gélatineuses...

—Cette supposition est du domaine de la fantaisie pure, répondit Gontran.

—Pas autant que tu pourrais le croire, mon cher ami; considère, en effet, que sur ce monde étrange, non seulement les conditions de pesanteur sont tout autres que sur la Terre, mais encore qu'elles varient d'une latitude à l'autre.

—J'ai lu, dans les Continents célestes, certains détails sur les Saturniens et leur mode d'existence.

Fricoulet se prit à sourire.

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—Ah! oui, dit-il, je me rappelle: les Saturniens seraient des êtres à corps transparents, au travers duquel on voit circuler la vie; ils ne sentiraient pas le poids de la matière et voleraient, sans air, au sein d'une atmosphère nutritive qui les dispenserait de la grossièreté de l'alimentation terrestre et de ses grossières conséquences.

—Ô poésie! s'écria plaisamment M. de Flammermont, l'auteur ne suppose-t-il pas aussi que les Saturniens jouiraient, dans un état quasi angélique, d'une longévité qui rendrait des points à celle de Mathusalem, naissant avec la science infuse et passant leur temps à étudier les mystères des mondes et des cieux.

—Tu as une mémoire excellente, risposta l'ingénieur.

Puis, tout à coup:

—Crois-tu à la métempsycose?

—C'est selon la façon dont tu la comprends.

—Je la comprends comme l'existence sur un nouveau monde, d'un être qui a déjà vécu sur une autre planète...

—Eh bien?

—Eh bien! j'imagine que, si le Créateur est juste, il doit envoyer dans Saturne l'âme de tous les humains férus d'astronomie...

Et, éclatant de rire:

—Vois-tu d'ici M. Ossipoff, muni d'une paire d'ailes comme les anges et armé d'un télescope.

—Sans compter que de là-bas, on doit jouir d'un panorama féerique... les Continents célestes contiennent des détails qui vous font venir l'eau à la bouche.

Fricoulet hocha la tête.

—Eh! eh! fit-il, je ne sais si l'ensemble des suppositions de ton célèbre homonyme est exact, en ce qui concerne le spectacle céleste auquel assistent les Saturniens; mais je sais que je me métempsycoserais volontiers pour en voir seulement la moitié...

Le jeune comte regarda son ami, doutant qu'il parlât sérieusement.

—Oui, oui, fit l'ingénieur, c'est comme je te le dis.

Puis changeant de ton.

—Mais, malheureux ignorant que tu es, fit-il, songe donc que là-bas durant l'été, l'anneau apparaît sous la forme d'un gigantesque arc-en-ciel dont le sommet est sur le méridien et dont les extrémités reposent sur l'horizon, à des points également distants du méridien.

—Ce doit ressembler à un gigantesque pont suspendu, dit M. de Flammermont.

—Oui, quelque chose comme le pont jeté par l'ingénieur Eiffel sur le Douro; seulement le pont saturnien, au lieu de mesurer, comme le pont portugais, 166 mètres d'écartement, mesure plusieurs centaines de kilomètres; en outre, au lieu d'être construit en fer, il paraît être bâti en argent, puisqu'il offre, aux yeux saturniens, une teinte assez semblable à celle de la face lunaire.

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M. de Flammermont se passa, d'un air gourmand, la langue sur les lèvres.

—Et dire que c'est grâce à nous que M. Ossipoff jouira d'un semblable spectacle; après avoir vu cela, il pourra se consoler de ne pas visiter Uranus et Neptune.

L'ingénieur eut un petit claquement de langue.

—Reste à savoir, murmura-t-il, si nous pourrons le lui faire voir ce merveilleux spectacle.

Gontran regarda son ami tout ébahi.

—Mais, puisqu'il est convenu que nous abordons sur Saturne, objecta-t-il.

—Tout dépend du point où aura lieu notre descente.

—Qu'importe?

—Il importe tellement que si, au lieu d'aborder sur l'équateur, nous abordons dans les parages de l'un ou de l'autre pôle, par exemple, vers le 63e degré de latitude nord ou sud, bonsoir le pont suspendu!

—Ah! bah!... et pourquoi cela?

—Parce que c'est à l'équateur seulement que les anneaux apparaissent ainsi, semblables à un arc gigantesque, ayant son point culminant le plus large au zénith, et s'abaissant vers l'est et vers l'ouest, en diminuant progressivement de largeur, suivant les lois de la perspective.

Si tu quittes l'Équateur pour aller vers l'un ou l'autre pôle, tu sors du plan des anneaux dont le sommet s'abaisse vers l'horizon progressivement jusqu'à ce qu'il se trouve au même niveau et disparaisse totalement du ciel. Comprends-tu?

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—À merveille, c'est simple comme tout; mais alors, ceux des Saturniens qui habitent les régions polaires et que la nature n'a pas doués du goût des voyages, ignorent jusqu'à l'existence de cette merveille?

—Bien entendu, et ils se trouvent en savoir moins sur leur propre planète que nous n'en savons nous, placés à un million de lieues de Saturne.

L'entretien se termina là; Fricoulet reprit ses observations télescopiques et Gontran alla s'étendre sur son hamac où maintenant il passait la plus grande partie de son temps.

Quand il s'éveilla, quelques heures plus tard, il vit l'ingénieur debout à côté de lui.

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L'anneau apparaît sous la forme d'un gigantesque arc-en-ciel.

Surpris, il s'élança hors de sa couchette, mais, à sa grande surprise, il tomba lourdement sur le plancher, et son étonnement fut si considérable, qu'il demeura dans la position où il se trouvait, sans même songer à se relever.

—T'es-tu fait mal? demanda Fricoulet.

—Non, balbutia-t-il, mais je me sens lourd comme du plomb, et puis cette chute... mais d'où cela vient-il?

—Tout simplement que pendant ton sommeil nous avons pénétré dans la zone d'attraction de Saturne et que la puissance de cette planète géante se fait sentir sur le fleuve cosmique dans lequel nous naviguons, et sur le morceau de métal qui nous porte. Voilà pourquoi la pesanteur qui était nulle depuis notre départ de Jupiter, est redevenue subitement aussi forte qu'à la surface de la Terre.

—Ah! dit Gontran, encore tout étourdi de sa chute, nous avons pénétré dans la zone d'attraction de Saturne?

—Oui, répondit flegmatiquement l'ingénieur; c'est même à ce sujet que je t'ai éveillé;... nous allons probablement toucher le sol saturnien avec une vitesse de quatorze kilomètres dans la dernière seconde.

—Tu dis! s'exclama Gontran en tressaillant.

—Je dis: quatorze kilomètres dans la dernière seconde.

Ces mots firent, sur le jeune comte, l'effet d'un coup de fouet. Il bondit et considérant son ami avec une inquiétude visible:

—J'espère, dit-il, que tu trouveras le moyen d'atténuer le choc.

L'ingénieur ne put s'empêcher de rire de la mine effarée de M. de Flammermont.

—Tu oublies que nous pouvons faire machine en arrière, répondit-il, et, par conséquent, ralentir notre chute jusqu'à ce qu'elle devienne presque insensible.

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Et il ajouta:

—Encore l'espace d'un jour et nous respirerons l'air pur des campagnes saturniennes.

—Campagnes liquides, à t'en croire, riposta Gontran; mais peu m'importe,... du moment que c'est le point terminus de notre voyage, je suis décidé à tout trouver charmant.

Fricoulet lui posa la main sur le bras.

—Parle moins haut, lui murmura-t-il à l'oreille; si ce pauvre Ossipoff t'entendait...

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—C'est juste,... mais ne m'as-tu pas éveillé parce que tu avais besoin de moi?

—En effet; il devient indispensable, vu notre proximité de la planète, de surveiller attentivement la marche de l'appareil.

—Alors, tu veux que je prenne le quart?

—Dame! tu viens de te reposer,... tandis que moi, je ne te cacherai pas que je me sens très fatigué.

En prononçant ces mots, l'ingénieur se dirigea droit vers le hamac que venait de quitter son ami, tandis que celui-ci, sortant de la cabine, gagnait la machinerie.

Une fois installé devant le moteur, il appliqua son œil au télescope de vigie, saisit d'une main les commutateurs de la machine, et se mit à surveiller attentivement le fleuve blanchâtre au sein duquel l'Éclair naviguait depuis tant de mois.

Devant l'appareil, circulant à travers l'espace assombri comme une gigantesque coulée de lave, le fleuve coupait au loin l'orbite de Saturne, pour s'enfoncer ensuite dans les noires profondeurs de l'infini.

N'ayant rien de mieux à faire, et pour se tenir éveillé, Gontran remarqua que le courant astéroïdal englobait tout entière la planète géante, ses multiples anneaux et jusqu'à sa constellation de satellites.

Saturne, maintenant, avait envahi la moitié du ciel de son disque aux teintes bleuâtres, et, malgré lui, le jeune comte ne pouvait s'empêcher d'admirer les évolutions multiples et variées des huit satellites qui passaient et repassaient à l'horizon saturnien, enchevêtrant leurs routes, ainsi que les balles avec lesquelles jouent les jongleurs, pour le grand ébahissement des badauds.

Et l'admiration de M. de Flammermont était si profonde qu'il en oubliait et l'Éclair et la mission qui lui était confiée.

Subitement, et sans qu'il s'en aperçût, le ciel s'obscurcit, ou plutôt prit une apparence laiteuse qu'il n'avait pas eu jusqu'alors, une pluie de feu zébra l'atmosphère saturnienne, en même temps que le courant cosmique parut avoir doublé de compacité.

Le soleil avait encore diminué d'éclat et ses rayons ne donnaient plus qu'une faible lueur que combattait l'irradiation de la planète elle-même.

Mais, tout à son étude des satellites saturniens, Gontran ne remarquait aucun de ces changements surprenants. Autrement, en dépit de son ignorance, il eût eu le pressentiment que quelque chose d'anormal venait de se passer.

—Déjà, fit-il, en entendant entrer dans la machinerie Fricoulet qui venait le remplacer.

—C'est donc bien intéressant? demanda l'ingénieur.

—Tu vas en juger toi-même, répondit le jeune comte, en abandonnant à regret son télescope.

—Et rien de nouveau? fit Fricoulet, qui s'approcha pour appliquer son œil à l'oculaire.

—Absolument rien.

Il achevait à peine cette réponse que l'ingénieur, jetant une exclamation stupéfaite, bondit en arrière:

Un coup d'œil lui avait suffi pour constater la brusque transformation de l'horizon sidéral.

—Les anneaux! s'écria-t-il en secouant M. de Flammermont, où sont les anneaux?

Tout interloqué par cette brusque et brutale interrogation, le jeune comte riposta:

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—Tu me la bailles belle avec tes anneaux!—est-ce que tu me les avais donnés à garder?

—Non, répondit d'une voix ferme l'ingénieur, mais ce sont nos existences à nous que je t'avais donné à garder!

—Eh bien?

—Eh bien! Dieu veuille que par ta coupable négligence, elles ne se trouvent sérieusement compromises.

Gontran pâlit.

—Que veux-tu dire?

—Que tu t'es endormi et que, pendant ton sommeil, le wagon s'est égaré.

—Je le jure sur ce que j'ai de plus sacré, riposta gravement Gontran, que mon œil n'a pas quitté un seul instant l'oculaire du télescope.

—Alors, tu n'as pas remarqué ce qui se passait autour de nous?

Le jeune comte secoua négativement la tête.

Fricoulet se croisa les bras.

—Sais-tu ou nous sommes?

—Ma foi!... je n'en sais rien.

—Eh bien! tu as laissé tout simplement l'Éclair dévier de la route qu'il devait suivre.

—C'est-à-dire?...

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—Que nous ne sommes plus dans le courant cosmique.

Gontran jeta un cri d'effroi.

—Grand Dieu! fit-il,... et où sommes-nous donc?

—Dans les anneaux de Saturne! cria l'ingénieur d'une voix furieuse.

Au moment où il prononçait ces mots, Ossipoff apparut sur le seuil de la machinerie.

Il avait le visage tout pâle, tout bouleversé; ses yeux brillaient d'un feu étrange, et ses lèvres tremblantes balbutiaient d'incompréhensibles exclamations...

—Ah! mes amis, dit-il, mes enfants!

Les deux jeunes gens s'approchèrent du vieux savant, ne comprenant rien à ces paroles.

Il saisit les mains de Fricoulet et les serra avec énergie, en disant:

—Quel bien vous venez de me faire!

—Moi? riposta l'ingénieur, ébahi.

—Ne venez-vous pas de dire que nous étions dans les anneaux de Saturne? demanda le vieillard.

—En effet,... mais je ne comprends pas...

—Comment! vous ne comprenez pas que de la sorte nous allons pouvoir étudier, dans son ensemble, la configuration de la planète, bien mieux que nous n'eussions pu le faire, en demeurant dans le courant astéroïdal.

L'ingénieur lança à Gontran un regard d'intelligence.

—Eh bien! monsieur Ossipoff, dit-il, ce n'est pas moi qu'il faut remercier.

Et désignant Gontran.

—C'est lui,... oui, c'est lui qui, étant de quart cette nuit, a eu cette excellente idée.

Ossipoff se précipita, prit le jeune homme entre ses bras et le pressa sur sa poitrine, en disant:

—Oh! mon fils,... mon fils!... seul, un savant tel que vous pouvait avoir cette sublime inspiration et l'audace nécessaire pour l'exécuter...

Tout confus, Gontran se dérobait aux remerciements chaleureux du vieillard.

Celui-ci, enthousiasmé, s'écria:

—Ne trouvez-vous pas que ce serait un crime que de passer ainsi à portée de ce monde merveilleux et de n'y point aborder?

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Gontran jeta à Fricoulet un regard qui voulait dire:

«Eh! eh! ma bévue n'est déjà pas si blâmable, puisqu'elle a pour résultat de faire changer d'avis ce vieil entêté.»

Mais, comprenant que pour mieux engager le vieux savant dans cette voie, le mieux était de lui faire un peu d'opposition, le jeune homme répliqua:

—Certes, mon cher monsieur Ossipoff, ce serait mon plus ardent désir; mais comment ferions-nous pour gagner le sol saturnien, entre les anneaux et la planète?...

—Il existe une atmosphère dans laquelle nous pourrons naviguer à notre fantaisie, répondit triomphalement le vieillard; ainsi donc rien ne s'oppose à ce que nous mettions un si beau projet à exécution.

—Rien, en effet, répondit Fricoulet, rien, excepté votre propre parole...

Le savant se recula.

—Ma parole! dit-il.

—Oui, répondit l'ingénieur; avez-vous oublié déjà notre dernière discussion au sujet de notre voyage, discussion qui s'est terminée par l'engagement formel, pris par vous, de ne plus nous arrêter sur aucun monde nouveau et de revenir vers notre planète natale en suivant le courant cosmique...

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—À moins, dit M. de Flammermont, que vous ne préfériez faire une halte sur Saturne et regagner la Terre immédiatement après...

—Sans avoir vu ni Uranus ni Neptune? gémit le vieillard.

Fricoulet leva les bras au plafond.

—Ce sont les termes mêmes de votre engagement, répondit-il.

—Mais, puisque nous avons abandonné le fleuve cosmique...

—Baste! dit l'ingénieur, ne vous tourmentez pas outre mesure;... du train dont nous marchons, nous aurons fait le tour de la planète en cinq heures; c'est-à-dire que dans une vingtaine de minutes nous arriverons au point d'intersection des anneaux et du fleuve cosmique...

Il ajouta:

—Au lieu de gémir, vous auriez mieux fait d'employer votre temps à étudier la configuration de la planète.

—Malheureusement, fit Gontran, qui regardait par un hublot, il y a une telle épaisseur de nuages qu'il est impossible de rien distinguer.

Ossipoff, en proie à un désespoir profond, s'arrachait véritablement les cheveux.

—Père, implora Séléna, je vous en supplie, ne vous chagrinez pas ainsi.

—Eh! gémit le vieillard, tu ne peux comprendre cela, toi!... passer si près...

Et se tournant vers Gontran, auquel il lança un regard chargé de reproche.

—Mais vous, un savant! oh! c'est un crime!

M. de Flammermont prit la main de Séléna.

—Voici près de quatre ans que je la délaisse pour l'astronomie... Je trouve juste qu'aujourd'hui l'astronomie cède le pas à l'amour.

Ossipoff courba la tête.

—Allons, dit Fricoulet, qui, l'œil au télescope de vigie, surveillait l'espace, il faut prendre une décision, monsieur Ossipoff: ou brûler Saturne et continuer notre voyage par le fleuve cosmique,... ou bien aborder sur Saturne et nous en retourner directement vers la Terre.

Et il ajouta en consultant sa montre.

—Vous avez cinq minutes pour vous décider.

Le vieux savant hésita, puis, à voix basse, avec un accent plein de regret, il répondit:

—Continuons le voyage!

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CHAPITRE XI

FÉDOR SHARP EN VUE

Alors, fit l'ingénieur en jetant sur ceux qui l'entouraient un regard circulaire, alors c'est bien décidé, nous «brûlons» Saturne?

—Oui, déclara Gontran avec fermeté.

—Oui, répéta Séléna d'une voix plus douce, mais non moins assurée.

—Oui, dit à son tour Ossipoff en poussant un profond soupir.

—Et il courut s'enfermer dans sa cabine pour cacher sa rage et son désespoir.

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—Pauvre père, murmura la jeune fille en le suivant d'un œil attendri.

M. de Flammermont eut un haussement d'épaules significatif.

—Il est encore temps, dit Fricoulet, de revenir sur notre décision.

—Et sur nos pas, bougonna Gontran.

—C'est ce que je voulais dire.

Séléna secoua la tête.

—Non, monsieur Fricoulet, répondit-elle, poursuivons notre route... puisque c'est la volonté du plus grand nombre. Elle soupira et s'en fut s'asseoir, toute triste, dans un coin de la machinerie.

—Allons, c'est fait, déclara l'ingénieur en pesant de toutes ses forces sur les commutateurs.

Le véhicule frémit dans toute son ossature et sembla bondir en avant.

—Tu ne crains pas de tout faire sauter? demanda le jeune comte, un peu ému de la trépidation terrible qui agitait l'Éclair.

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—Baste! nous en avons vu bien d'autres, lorsqu'il s'est agi de sortir de l'atmosphère jovienne, riposta insoucieusement l'ingénieur.

Il avait ses regards attachés sur la boussole, tenant d'une main ferme la barre du gouvernail.

—Nous quittons les anneaux, déclara-t-il au bout d'un quart d'heure de silence.

—Alors, tout va bien? nous sommes en bonne route? demanda le jeune comte.

Fricoulet ne répondit pas; penché sur les accumulateurs, il les considérait attentivement, les sourcils froncés et les lèvres contractées d'une façon qui lui était familière lorsque se produisait un incident incompréhensible.

—Gontran! fit-il d'une voix brève.

Le jeune comte s'approcha.

—Tiens un moment la barre du gouvernail.

Et il alla rapidement vers l'arrière, colla son visage à un hublot et demeura quelques minutes, examinant attentivement le fonctionnement de l'hélice.

Il revint ensuite et pesa de nouveau sur les leviers des accumulateurs.

—Que fais-tu donc? demanda M. de Flammermont.

—Je cherche à parer aux conséquences de ton erreur d'hier, répondit sèchement l'ingénieur.

—Et ces conséquences... quelles sont-elles?

—Pendant que nous faisions le tour de Saturne, le gros du bataillon des astéroïdes défilait avec sa rapidité ordinaire,... si bien que les corpuscules, qui nous servent de point d'appui se font plus rares et que, si nous avions tardé seulement de quelques heures, nous nous trouvions dans le vide.

—Alors? demanda Gontran.

—Alors, tu le vois; je force d'électricité pour rattraper le temps perdu et rejoindre, si possible, le centre du fleuve cosmique dans lequel nous avons navigué jusqu'à présent.

Puis, voyant que son ami dissimulait avec peine sa formidable envie de dormir.

—Tiens! tu me fais de la peine, dit-il... va-t-en te coucher.

—Mais, c'est mon tour de quart.

Fricoulet, malgré son inquiétude, se mit à rire.

—Merci bien, fit-il, pour que tu commettes quelque nouvelle erreur, ou que tu t'endormes, le nez sur le levier du gouvernail; non, je préfère veiller toute cette nuit s'il le faut; comme cela, je serai certain de la marche de l'Éclair.

—Si tu préfères cela, bougonna le jeune comte d'un ton un peu piqué, moi aussi.

Et, sans serrer la main de son ami, il tourna les talons et fut s'étendre sur son hamac où le sommeil ne tarda pas à s'emparer de lui.


Lorsque M. de Flammermont s'éveilla le lendemain, son chronomètre marquait dix heures.

Il se précipita hors de sa cabine, honteux de sa paresse, mais espérant que les émotions et les fatigues de la veille avaient prolongé dans les mêmes proportions, le sommeil de ses compagnons de voyage.

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Quand il entra dans la machinerie, il trouva Ossipoff et Fricoulet, debout devant l'un des hublots et discutant avec animation.

—Je vous affirme que si, disait le vieillard.

—Je ne nie point la chose, ripostait l'ingénieur, mais je ne puis, en conscience, vous dire que je vois, lorsque je ne vois pas.

À cette réponse, le vieux savant frappa du pied avec impatience et s'écria, en apercevant Gontran.

—Ah! monsieur de Flammermont, vous ne pouvez arriver plus à propos!

Et lui tendant la lunette qu'il tenait à la main.

—Examinez avec soin la constellation de Cassiopée!

Une légère grimace crispa les lèvres du jeune comte.

—Vous voulez, balbutia-t-il, que je...

—Que vous vérifiiez, lequel a raison, de M. Fricoulet ou de moi?

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L'ingénieur se récria.

—Permettez, mon cher monsieur, fit-il, je ne prétends point que vous ayez tort; je dis seulement que je ne vois pas... Et s'adressant au jeune comte:

—M. Ossipoff, dit-il, prétend apercevoir, dans la constellation de Cassiopée, un astre nouveau, non marqué sur les cartes célestes, et dont il ignore la nature.

—Je ne prétends pas, monsieur, gronda le vieillard, tout rouge de colère, j'affirme...

—En ce cas, murmura Gontran, il n'est nullement besoin que je contrôle le bien fondé de votre affirmation.

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Et il rendait la lunette à Ossipoff qui la repoussa en disant:

—Permettez: de savant à savant, ces choses-là se font, surtout en astronomie, où l'on est si souvent victime d'illusions d'optique.

Force fut bien au jeune homme d'obéir à l'injonction du vieux savant; il prit la lunette et, absolument ignorant de la situation occupée dans le ciel par Cassiopée, il braqua son instrument sur un point quelconque de l'espace.

—Je ne vois rien, déclara-t-il hardiment, après quelques instants d'examen.

Ossipoff se mit à ricaner.

—Cela ne m'étonne pas, dit-il, je vous parle de Cassiopée et vous cherchez dans le baudrier d'Orion.

Gontran se frappa le front.

—Je ne sais vraiment où j'ai la tête, murmura-t-il.

Et, tout de suite, il ajouta:

—D'ailleurs, l'oculaire n'est pas à mon point, et je ne distingue que très vaguement.

Fricoulet, une fois encore, se dévoua.

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—Eusses-tu le grand télescope de l'observatoire de Nice, dit-il en riant, que cela ne t'avancerait pas beaucoup; là où il n'y a rien, les lunettes les plus puissantes ne peuvent rien faire apercevoir.

Ossipoff lança au jeune ingénieur un regard furieux et, arrachant l'instrument des mains du comte:

—Nous verrons dans quelques heures, grommela-t-il.

Et il reprit sa place au hublot, duquel il lui était permis de contempler, en toute facilité, la fameuse constellation.

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Fricoulet retourna à son gouvernail.

—Eh bien! lui demanda Gontran à voix basse, où en sommes-nous? Nous avons marché un train d'enfer toute cette nuit et nous avons rejoint la grande marée astéroïdale; aussi, tu le vois, l'Éclair a repris son allure normale.

Le jeune comte se pencha à l'oreille de son ami.

—Et cet astre nouveau qu'il prétend avoir découvert, qu'y a-t-il de vrai là-dedans?

Fricoulet hocha la tête.

—Je n'en sais trop rien, répondit-il; on a de si singulières surprises avec ces satanées étoiles.

—Si vous, des savants, vous vous laissez surprendre, comment voulez-vous qu'un ignorant comme moi...

Fricoulet se mit à rire:

—Il y a une chose très simple à faire, dit-il; rends à Ossipoff ton tablier astronomique.

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—Et il me répondra, comme dans le Chapeau de paille d'Italie: «Mon gendre, reprenez votre myrte, tout est rompu.»

L'ingénieur fixa sur son ami un regard singulier.

—Franchement, cela te ferait-il grand peine, s'il te rendait ton myrte?

Gontran coula vers Séléna un regard rapide; puis, se penchant encore davantage à l'oreille de son ami.

—Ce que c'est que la nature humaine, murmura-t-il; il y a quelques mois, tu m'eusses posé cette question que, pour toute réponse, je t'aurais sauté à la gorge!

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—Tandis qu'aujourd'hui... répliqua l'ingénieur avec un petit sourire.

—Tandis qu'aujourd'hui, sans être affirmatif...

—Tu es dubitatif, n'est-ce pas? continua Fricoulet.

Et posant sa main sur l'épaule de son ami.

—Mais sois tranquille, ajouta-t-il, avant quelques semaines, tu ne conserveras plus aucun doute à ce sujet et, de toi-même, si cela est possible, tu restitueras ton myrte...

Gontran prit un air offensé.

—Alcide, déclara-t-il, c'est là une chose que je ne ferai jamais; j'ai engagé ma parole et, à moins qu'on ne me la rende... Je suis gentilhomme, mon cher...

—Tu ferais bien mieux d'être astronome, mon vieux, riposta l'ingénieur, car, si je ne me trompe, voici Ossipoff qui va te retomber sur le dos.

Le vieillard, en effet, qui, depuis quelques secondes, donnait toutes les marques d'une agitation extrême, quitta tout à coup le hublot auprès duquel il était installé et, brandissant triomphalement sa lunette, s'écria d'une voix vibrante:

—Victoire... Victoire!... je la tiens!

—Qui ça? demanda Fricoulet.

—Eh! mon étoile, parbleu!... ma planète nouvelle!... celle que j'avais aperçue tout à l'heure, déjà, dans la constellation de Cassiopée et dont vous avez nié l'existence.

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—Permettez, dit l'ingénieur, je n'ai rien nié,... j'ai déclaré, simplement, que je ne voyais pas...

Et s'emparant de la lunette que le vieux savant offrait à M. de Flammermont, il la braqua dans l'espace.

—Quelle est sa situation? demanda-t-il.

—Par XII heures d'ascension droite et 30 degrés de déclinaison boréale, répliqua l'astronome.

Tout aussitôt Fricoulet s'orienta.

Mais, après quelques instants d'observation, il eut un brusque haut-le-corps et murmura:

—Certes, voilà quelque chose de très curieux.

Il quitta le hublot, et courut à une carte céleste pendue à l'une des cloisons de la machinerie; puis, après l'avoir consultée attentivement, il revint au hublot et, de nouveau, examina le ciel.

—Eh bien! avais-je raison? demanda Ossipoff en se croisant les bras et en laissant tomber sur l'ingénieur un regard dédaigneux.

—Assurément, répondit Fricoulet, il y a quelque chose, mais quoi?

—Eh! que voulez-vous que ce soit, sinon une étoile?

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—Ce pourrait être une planète, déclara Gontran, qui crut prudent de placer son mot dans la conversation.

Le vieillard hocha la tête.

—C'est douteux, murmura-t-il.

—Parce que?...

—Parce qu'il ne me paraît pas qu'une planète puisse exister au point de l'espace où nous nous trouvons, à une si grande proximité de Saturne.

Ossipoff regardait M. de Flammermont.

Celui-ci crut bien faire en paraissant ne pas partager l'opinion du vieux savant, sans doute pour lui faire supposer qu'il en avait une personnelle.

Il allongea les lèvres dans une moue dubitative.

—Peuh! fit-il laconiquement.

—Vous en penserez ce que vous voudrez, répondit le vieillard d'un ton un peu sec, comme toutes les fois qu'il rencontrait une contradiction; quant à moi, je persiste à croire que Saturne eût empêché la formation d'un semblable monde; en outre, en admettant même qu'il ne s'y fût pas opposé, il y a longtemps que les astronomes connaîtraient cette planète.

—En ce cas, que supposez-vous?

Ossipoff leva les bras au plafond.

—Jusqu'à présent, je ne suppose rien,... j'attends...

—Vous attendez! quoi?

—Que nous nous soyons assez rapprochés de cet astre pour pouvoir l'étudier plus en détail.

—Voici une idée sage, déclara Fricoulet, et si tous les savants de la Terre raisonnaient ainsi, il y aurait bien moins de temps perdu en discussions oiseuses.

—Avant quelques heures, nous saurons à quoi nous en tenir, monsieur Ossipoff.

-Si nous les consacrions à baptiser cet astre nouveau, proposa Gontran.

—Voilà une bonne idée, dit Séléna en intervenant.

—Eh bien! demanda Fricoulet, puisque tu as eu l'idée, c'est à toi que doit revenir l'honneur de désigner le nom dont on va affubler le nouveau-né...

—Ce nom ne doit-il pas être celui du savant qui l'a découvert?

Ossipoff, tout ému, serra les mains du jeune homme.

—Merci, mon cher Gontran, balbutia le vieillard, mais je n'accepte pas le grand honneur que vous me faites...

Il ajouta avec un sourire:

—Il y a déjà, sur les cartes du ciel, une quantité assez grande de noms difficiles à écrire et à retenir, sans en mettre un de plus; désignons tout simplement cet astre, et jusqu'à plus ample informé, par une lettre de l'alphabet grec.

—Soit, dit Gontran, va pour Omicron.

—Ou Oméga, ajouta Fricoulet.

Le vieux savant secoua la tête.

—Cela n'est pas possible, répondit-il; vous oubliez que des étoiles de cette même constellation de Cassiopée portent déjà ces noms sur les cartes astronomiques.

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—C'est juste, observa l'ingénieur.

—Mais rien ne prouve que ce corps brillant appartienne à la constellation de Cassiopée, fit observer Gontran qui en revenait à son idée première.

Ossipoff haussa les épaules et retourna à son hublot; Fricoulet rejoignit ses leviers; quant à Gontran, il fut s'étendre dans un coin et les yeux mi-clos, il se mit à rêvasser, tout en sifflotant une réminiscence de la dernière opérette à laquelle il avait assisté avant son départ de la Terre.

Un cri poussé par Ossipoff l'arracha aux douceurs de son farniente; il bondit sur ses pieds et se précipita vers le savant.

Celui-ci avait le visage tout bouleversé.

—Vous aviez raison, dit-il d'une voix rauque au jeune comte.

—Raison!... moi!... à quel sujet?

—Au sujet de ce corps nouveau découvert par moi dans la constellation de Cassiopée.

—Il n'existe pas?... une illusion d'optique?

—Il existe parfaitement, seulement...

—Seulement?

—Il n'appartient pas à la constellation.

Le jeune comte eut un sourire victorieux.

—Quand je vous le disais? s'écria-t-il,... c'est une planète!

—Jamais de la vie...

—Alors... quoi?

—C'est un bolide.

Fricoulet et Séléna accoururent et s'écrièrent en même temps.

—Un bolide!

—Qui traverse l'infini et se dirige vers le Soleil.

—Eh bien! demanda M. de Flammermont, je ne vois là rien qui vous puisse causer une semblable émotion.

—Mais songez donc que c'est la première fois, depuis nos voyages successifs, qu'il nous est donné d'étudier ces corps étranges.

Gontran sentit qu'il pourrait, par une trop grande indifférence, éveiller les soupçons de son futur beau-père: il étendit donc la main vers la lunette en disant:

—Puis-je voir aussi?

Ossipoff changea l'oculaire de l'instrument.

—Regardez, dit-il après avoir terminé cette petite opération.

L'ancien diplomate commençait à avoir l'habitude des instruments, il régla donc la lunette suivant sa vue et augmenta le grossissement de l'objet encadré dans l'oculaire jusqu'à ce qu'il en distinguât nettement les contours.

Alors, intéressé malgré lui, par le spectacle qui s'offrait à sa vue, il poussa un cri de surprise.

—En effet, murmura-t-il; ce n'est pas une étoile,... mais pas une planète non plus,... c'est un morceau, un débris,... tiens, vois plutôt.

Et il s'apprêtait à se retirer pour céder sa place à Fricoulet; mais la main d'Ossipoff, s'appuyant sur son épaule, le maintint immobile.

—Attendez quelques instants encore, dit le vieux savant.

Le bloc rocheux, qui scintillait comme une étoile, sur le fond noir du ciel, pivotait rapidement autour d'un axe qui paraissait fortement incliné et le jeune homme distinguait à merveille les irrégularités de ce polyèdre lancé dans l'infini, comme une flèche.

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—Si j'ai bien vu, disait Ossipoff, cet astéroïde doit mesurer, suivant son grand axe, près d'un kilomètre et demi de large et un kilomètre suivant sa plus petite dimension... n'est-ce pas votre avis?

—Cela dépend de sa rotation sur lui-même, répondit Gontran.

—Elle est d'une heure et demie,... je l'ai calculée grâce à une tache extrêmement lumineuse qui s'aperçoit presque au pôle boréal.

—Une tache lumineuse? murmura M. de Flammermont qui écarquillait vainement les yeux.

—Ne la cherchez pas inutilement, répondit Ossipoff,... elle se trouve sur la face actuellement invisible.

—Avez-vous remarqué la rapidité avec laquelle marche ce corpuscule? demanda Gontran au bout de quelques minutes.

—J'ai calculé que nous nous précipitions au devant l'un de l'autre avec une vitesse de 130,000 mètres par seconde.

—130,000 mètres! s'écria Séléna.

—Dame! ma chère enfant, le calcul est simple à faire; notre vitesse à nous est de 85,000 mètres, la sienne est de 45,000,... cela nous donne plus de 40,000 lieues à l'heure.

M. de Flammermont s'étant écarté, Fricoulet prit sa place à l'oculaire de la lunette pour examiner, lui aussi, ce monde étrange.

Tout à coup, il poussa une exclamation étouffée.

Ossipoff, qui rédigeait ses observations, releva la tête et demanda d'un ton narquois:

—Auriez-vous fait, par hasard, quelque constatation intéressante?

L'ingénieur ne répondit pas tout de suite; il était plongé dans une attentive contemplation.

—Il se pourrait, dit-il enfin avec une légère émotion dans la voix.

—Et quel est votre avis? fit Ossipoff, toujours narquois... sommes-nous en présence d'une étoile,... d'une planète,... ou d'un bolide?

—D'un bolide, assurément.

—Ah! vous me voyez tout joyeux de me rencontrer avec vous,... et, sur la nature de ce bolide, avez-vous quelque opinion?

L'ingénieur, qui feignait de ne pas s'apercevoir du ton de persifflage qu'employait, pour lui parler, le vieux savant, répondit avec un grand calme.

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—D'une nature cométaire.

Le vieillard éclata de rire.

—En vérité,... et pourriez-vous préciser, s'il vous plaît?

—Qu'entendez-vous par préciser?

—Mais... indiquer, par exemple, à quelle comète appartiendrait, selon vous, ce fragment?

—À la comète de Tuttle, répondit l'ingénieur sans hésiter.

Ossipoff haussa les épaules.

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—Quoi d'impossible à cela? riposta Fricoulet; serait-ce le premier exemple que nous aurions d'une fragmentation cométaire?... pareille aventure n'est-elle pas arrivée, en 1846, à la comète de Biéla? la comète se brisa en deux parties qui naviguèrent pendant quelques temps de conserve, mais qui ne revinrent jamais au périhélie, depuis l'époque de la catastrophe;... il n'y aurait rien d'extraordinaire à ce que semblable accident fût survenu à la comète de Tuttle.

Le vieux savant frappa du pied avec impatience.

—L'imagination vous emporte, mon cher monsieur Fricoulet, dit-il,... en admettant que votre supposition fût exacte, comment expliqueriez-vous que nous rencontrions ici un fragment de Tuttle?

—Mais de la manière la plus simple du monde, mon cher monsieur Ossipoff!... l'aphélie de Tuttle ne se trouve-t-il pas précisément au delà de Saturne et juste au point de l'espace où nous sommes actuellement?

—D'accord, vous oubliez seulement que la comète n'y parviendra que dans plusieurs années, la durée de sa révolution étant de treize ans,... elle ne passera à son aphélie qu'en 1890; ce ne peut donc être elle...

Et, certain d'avoir écrasé l'ingénieur sous cet argument sans réplique, Ossipoff enveloppait Fricoulet d'un regard triomphant.

Fricoulet se redressa et regardant le vieillard bien en face.

—Quant à moi, dit-il, sans avoir la prétention de vouloir vous expliquer comment, ni à quel point de l'espace a pu avoir lieu la fragmentation, je vous affirme que c'est bien un fragment de la comète Tuttle que nous avons là sous les yeux.

Ossipoff ricana.

—Une affirmation de vous ou rien, dit-il, c'est à peu près la même chose.

—Et si je vous donnais une preuve?

—Une preuve! fit le vieux savant en écarquillant les yeux,... et laquelle?

—Ce point brillant qui vous a servi à établir la durée de rotation de ce mondicule, savez-vous ce que c'est?

—Quelque pic neigeux, sans doute!...

Fricoulet secoua la tête.

—Erreur, monsieur Ossipoff, erreur, répondit-il, c'est... l'obus que nous avait volé Sharp sur la Lune.

—L'obus! s'écrièrent plusieurs voix.

—Oui, répéta l'ingénieur, l'obus qui nous a servi d'habitation pendant les longs mois que nous avons vécus sur la planète.

Ossipoff s'était précipité vers la lunette et l'avait braquée sur le bolide.

Longtemps il demeura immobile, comme pétrifié, le visage collé à l'oculaire, les membres agités d'un tremblement nerveux.

—C'est vrai, murmura-t-il enfin.

Puis, après un nouveau silence.

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—Mais comment se peut-il faire?

Fricoulet leva les bras au plafond, en signe d'ignorance complète.

—Il suffit que cela soit, répondit-il.

Gontran poussa un cri.

—Mais si l'obus se trouve là, dit-il, il n'y aurait aucune impossibilité à ce que Fédor Sharp s'y trouvât également.

Ossipoff eut un haussement d'épaules significatif.

—Il doit être mort depuis longtemps, répondit-il.

L'ingénieur avait sorti son carnet de sa poche et, rapidement, sur une page blanche, avait jeté quelques calculs.

—Je ne sais, dit-il en s'adressant à Ossipoff, si vous avez raison en ce qui concerne le décès—probable, en effet—de Fédor Sharp; mais, en tout cas, vos calculs sont exacts.

—Avaient-ils donc besoin d'être vérifiés? demanda railleusement le vieillard.

—Je ne pense pas,... en tout cas, j'ai pensé, moi, à une chose à laquelle vous n'avez pas pensé, vous!

—Laquelle?

—C'est que ce bolide coupe notre route en biais.

—Et après?

—Après!... mais que diriez-vous, s'il nous heurtait au passage?

—Peuh!... c'est improbable...

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—Si peu improbable, mon cher monsieur, que nous sommes, en ce moment, éloignés de lui de six cent mille lieues et que, comme nous courons l'un sur l'autre, à raison de 460,000 lieues à l'heure, le choc aura lieu dans une heure vingt minutes.

Gontran étouffa un juron, Séléna poussa une exclamation et Ossipoff pâlit légèrement.

—Mais nous serons réduits en miettes! murmura M. de Flammermont.

L'ingénieur secoua la tête.

—Je crois, plutôt, répondit-il avec un imperturbable sang-froid, que nous nous en irons en fumée, tout simplement.

Il se frotta les mains et ajouta, avec une satisfaction admirablement simulée:

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L'Américain avait entrebâillé la porte de sa cabine.

—Le mouvement brusquement anéanti et transformé en chaleur fera de nous un petit soleil.

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Gontran se tourna vers Ossipoff dont le visage avait repris sa placidité accoutumée:

—Vous avez entendu, monsieur? demanda-t-il.

—M. Fricoulet a parfaitement raison, répondit le vieillard; mais il oublie que nous avons un moyen bien simple d'éviter la mort.

—Et ce moyen, dit le comte, c'est?...

—C'est de ne pas aller au devant d'elle; répondit l'ingénieur, nous n'avons qu'à stopper et à laisser passer devant nous ce train express dont la rencontre ne laisserait pas que de nous endommager radicalement!

—On peut encore forcer d'électricité et devancer l'astéroïde, suggéra Ossipoff.

—Ce serait dangereux; les accumulateurs débitent le maximum d'électricité, et nous ne pouvons aller plus vite, déclara l'ingénieur. Le propulseur est lancé à toute vitesse, nous franchissons 80 kilomètres par seconde, soit la largeur de l'Atlantique en une minute, 72,000 lieues à l'heure.

—En ce cas, s'écria Gontran, nous n'avons qu'à faire ce que tu disais tout à l'heure,... c'est-à-dire à stopper.

Ossipoff murmura d'un air résigné:

—Stoppons, quoique, cependant, cela m'eût fait un sensible plaisir de m'approcher de ce bolide le plus près possible.

—Au risque de nous casser le nez,... comme une chauve-souris qui s'aplatit contre un mur.

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—Ou encore de nous transformer en Soleil, reprit gaiement Fricoulet.

—Je ne sais si Mlle Séléna aspire beaucoup au rôle d'étoile, dit le comte, quant à moi, je n'ai aucun goût pour celui que me réserve une rencontre avec Fédor Sharp.

—Alors, dit l'ingénieur,... c'est bien décidé, nous stoppons?

Il promena un regard circulaire autour de lui, pour interroger ses compagnons.

--- Une fois,... deux fois,... trois fois,... ajouta-t-il,... rien ne va plus?... Eh bien! stoppons.

Et pendant qu'Ossipoff, suivi de Séléna et de Gontran, quittaient la machinerie et remontaient sur le carré, Fricoulet se dirigea vers le moteur.

—C'est dommage, dit-il à mi-voix, j'eusse éprouvé un grand plaisir à revoir ce coquin de Sharp,... seulement pour savoir comment il faisait pour vivre...

Penché sur l'appareil, le jeune ingénieur ne s'apercevait pas que, derrière lui, une porte s'entr'ouvrait imperceptiblement.

Cette porte était celle de la cabine dans laquelle était enfermé Jonathan Farenheit.

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CHAPITRE XII

UN ABORDAGE DANS L'ESPACE

Depuis plus d'un mois, c'est-à-dire depuis sa tentative folle et criminelle pour faire sauter l'Éclair et ceux qu'il portait, l'Américain vivait enfermé dans une cabine de l'arrière, où ses compagnons lui portaient régulièrement la dose de liquide nutritif indispensable à sa misérable existence. Misérable, en effet, que la vie de cet homme, encagé ainsi qu'une bête fauve, respirant à peine, et condamné à ne revoir jamais, avant sa mort, la lumière du Soleil et l'espace étoilé.

En souffrait-il? C'était peu probable.

Il était tombé dans un état physique quasi-comateux, et il semblait que son intelligence eût sombré dans un anéantissement complet, où ne survivraient que les seuls instincts de la brute.

La plupart du temps, il demeurait accroupi dans un coin—le plus sombre de sa cellule,—il y demeurait des journées entières sans faire un mouvement, comme s'il était mort.

Puis, brusquement, il se levait et arpentait sa cabine à grandes enjambées, marchant sans discontinuer durant de longues heures en poussant des cris rauques et des gémissements; après quoi, épuisé par la fatigue de cet exercice inaccoutumé, il se jetait sur son hamac où il restait étendu plusieurs jours de suite, sans faire un geste, sans proférer une parole.

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La veille du jour où Ossipoff croyait avoir découvert une nouvelle étoile dans la constellation de Cassiopée, Farenheit avait fait, autour de son logement, une promenade acharnée qui l'avait jeté, au bout de quelques heures, harassé sur son hamac, et il somnolait, lorsque tout à coup le nom de Fédor Sharp, prononcé à quelques pas de lui, derrière la porte de sa cellule, l'avait fait tressaillir.

Il sembla que le nom de son ennemi, frappant soudainement ses oreilles, eût galvanisé son intelligence. Il passa la main sur son front d'un air égaré.

—Sharp! balbutia-t-il. Sharp!

Ce nom évoquait, dans son esprit, tout un monde de souvenirs; peu à peu son visage perdit l'expression de bestialité qu'il avait depuis plusieurs semaines, le regard devint moins fixe, moins terne, la bouche, continuellement tordue dans un tiraillement nerveux, reprit son immobilité première.

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Il se redressa sur son coude et prêta l'oreille. Pour la première fois, depuis longtemps, il écoutait et il comprenait.

By God! grommela-t-il, que se passe-t-il donc?... il me semble que je m'éveille d'un long sommeil... Si je n'ai point été fou, je n'ai pas dû en être loin.

Les voix, dans la cabine à côté, s'élevaient un peu, et maintenant le bruit de la conversation parvenait presque distinctement à l'Américain.

Tout à coup, il se coula hors de son hamac et rampant sur le plancher, vint coller son oreille contre la porte.

—Oui, murmura-t-il au bout d'un instant, je ne m'étais pas trompé, ils parlent de Sharp,... mais à quel sujet?

Tout à coup un rire muet lui fendit largement la bouche.

—Eh! eh! fit-il, ils le voient... il est près de nous.

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Et il se frottait les mains l'une contre l'autre avec une évidente satisfaction.

Mais presque aussitôt son visage se rembrunit subitement et ses sourcils se froncèrent.

By God! grommela-t-il, le laisser passer devant!... Nous arrêter! Mais ces gens de l'Ancien continent n'ont décidément pas de sang dans les veines!...

Ses joues tremblaient de colère et un feu sombre brûlait au fond de ses prunelles.

—Ah! by God! ajouta-t-il avec un hochement de tête furieux, ils ont peur de mourir!... Comme si l'existence que nous menons depuis plusieurs mois était une existence... Comme si la mort n'était pas cent fois préférable à cette réclusion idiotisante!... et puis mourir en se vengeant... mais c'est vivre en quelques instants tout ce qui vous reste à vivre... Ah! by God! non, il ne s'échappera pas, et, dussions-nous...

De nouveau, il se mit à ricaner.

—Oui, oui... continua-t-il d'une voix sifflante, stoppez tant que vous voudrez, de peur de culbuter cet honorable coquin!... Vous le culbuterez quand même, et que vous le veuillez ou non, je vengerai, sur la peau de ce misérable, toutes mes tribulations, tous mes déboires...

Il prêta l'oreille, et ses joues, hâves et décavées, se colorèrent d'un flot de sang.

—En Soleil, murmura-t-il, ce Fricoulet dit que nous pourrions nous transformer en Soleil.

Il fit claquer ses doigts avec impatience et grommela:

—C'est cela qui assurerait mon élection à la présidence de l'Excentric-Club, si l'on savait, à New-York, que sir Farenheit est un de ces astres devant lesquels les savants de la Terre se pâment d'admiration! En ce moment, la conversation avait cessé entre les voyageurs, puis Ossipoff ayant quitté la machinerie avec Séléna et Gontran, le silence s'était fait.

C'est alors que l'Américain avait entrebâillé la porte de sa cabine, que l'on négligeait de fermer depuis qu'il était tombé dans cet état comateux qui le rendait inoffensif, et, sans que l'ingénieur s'en doutât, il surveilla tous ses mouvements.

Il le vit s'approcher des appareils producteurs de l'électricité et du système qui composait le moteur, puis consulter attentivement les indications de débit du générateur, calculer la vitesse du propulseur, examiner les divers instruments de précision; après quoi, il se dirigea vers l'appareil moteur.

Contre des tablettes se trouvaient disposées une série de poignées, se mouvant à la façon de leviers ordinaires.

L'ingénieur repoussa une de ces poignées et abaissa verticalement un levier horizontal qui commandait la distribution de force motrice.

Aussitôt la vibration continue du propulseur dans son tambour diminua d'intensité, alors Fricoulet repoussa successivement toutes les poignées et progressivement le moteur se ralentit jusqu'au moment où il s'arrêta tout à fait.

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Après quoi, l'ingénieur donna à l'ensemble de l'appareil un dernier coup d'œil et sortit de la machinerie.

En haut, Ossipoff, l'œil de nouveau vissé à sa lunette, examinait l'astéroïde qui s'avançait dans l'espace avec une rapidité vertigineuse.

—Eh bien! mon cher monsieur, demanda Fricoulet, avez-vous fait d'intéressantes découvertes? demanda l'ingénieur.

—Mon père cherche Sharp, dit Séléna.

L'ingénieur eut un petit sourire.

—Cette recherche est peut-être prématurée, répondit-il; songez que nous sommes à quatre cent mille lieues...

—D'autant plus, dit à son tour Gontran, que la présence de notre obus sur ce caillou n'implique nullement la présence de ce coquin!

—En tout cas, observa Fricoulet, ce doit être un séjour bien singulier que cet astéroïde dont l'équateur mesure à peine trois quarts de lieues de tour...

Il ajouta:

—Si j'ai bien calculé, les méridiens ne doivent pas avoir plus de cinq kilomètres d'un pôle à l'autre.

—Un caillou, quoi! ajouta M. de Flammermont avec dédain.

—Eh! eh! riposta Ossipoff en se retournant vers eux, un caillou qui a une surface de vingt kilomètres carrés et cube plusieurs centaines de mille mètres, est un caillou encore fort respectable.

—Peuh! répliqua le jeune comte avec une moue fort accentuée, la dixième partie de Phobos.

—La millionnième de la Lune, ajouta Fricoulet.

—Pour un homme seul, cela me paraît suffisant, répliqua le vieillard.

Et il reprit ses observations.

—Une chose qu'il m'intéresserait de savoir, dit Séléna, ce sont les moyens employés par Sharp pour prolonger sa misérable existence.

—Au moment où nous avons abandonné la Comète, poursuivit Fricoulet, les soutes du wagon étaient à peu près vides; quant aux réserves d'air respirable, il s'en fallait de peu qu'elles ne fussent épuisées.

—Eh! répliqua le comte, Sharp n'est pas un imbécile, et s'il est là-dessus, c'est qu'il a certainement trouvé le moyen d'y subsister.

Fricoulet éclata de rire.

—Voilà, où je ne m'y connais pas, une vérité de La Palisse: si Sharp n'est pas mort, c'est qu'il a réussi à vivre.

L'hilarité devint générale; l'ingénieur ajouta:

—En ce qui concerne Sharp, je suis entièrement de l'avis de Gontran. Je vais même plus loin, je déclare que c'est un homme supérieur. Malheureusement, si son intelligence est vaste, sa conscience est nulle et ses scrupules sont en raison absolument inverse de ses capacités. Aussi, si dans le cataclysme qui a engendré la fragmentation cométaire de Tuttle, il n'a pas péri, je parierais ma tête qu'il vit encore,... C'est un gaillard énergique et d'un entêtement dont rien n'approche, comme nous avons pu le constater d'ailleurs... S'il a mis dans sa tête de rejoindre la Terre et de déposer, avant M. Ossipoff, sur le bureau de l'Académie des sciences de Pétersbourg, la relation de ses voyages, rien ne l'en empêchera...

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À ces dernières paroles prononcées par l'ingénieur, le vieux savant se redressa et, faisant brusquement volte-face, montra à ses compagnons son visage tout pâle et tout bouleversé.

—Je n'avais point songé à cela, dit-il d'une voix rauque.

—À quoi n'aviez-vous pas songé, père? demanda Séléna qui, la première, fut frappée de l'altération des traits du vieillard.

—Que le bolide que nous apercevons et qui, dans moins d'une heure, va couper notre route, atteindra l'atmosphère terrestre avant cinq mois, en sorte que si Fédor Sharp a trouvé le moyen d'échapper à la mort...

—Il sera le premier à recueillir la gloire de ce voyage merveilleux dont j'ai eu la pensée, et dont il m'a volé les moyens d'exécution...

Fricoulet haussa les épaules.

—À cela il n'y avait qu'un remède, dit-il.

—Lequel?

—Risquer le tout pour le tout et poursuivre notre route; nous heurtions le bolide, c'est vrai, et nous courrions la chance d'être mis en pièces, volatilisé même, mais nous risquions aussi de disloquer le monticule sur lequel nous supposons notre ennemi, et peut-être la Providence eût-elle permis le triomphe de la justice...

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Gontran hocha la tête.

—Tu es bon, toi! murmura-t-il, j'estime ma vie un peu plus que la vaine gloriole terrestre, et je ne donnerais pas le bout de mon petit doigt pour le rapport d'un secrétaire, fut-il aussi perpétuel que tu voudras...

—Cependant, murmura Séléna avec un regard suppliant du côté du jeune comte.

Ossipoff saisit la main de sa fille.

—Brave petite, dit-il, tu te dévouerais, toi, tu te sacrifierais;... mais je serais un monstre d'ingratitude si j'acceptais...

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Il poussa un profond soupir, et, se retournant, remit son œil à l'oculaire de la lunette.

—Dévouement filial et abnégation paternelle tout platoniques murmura Fricoulet gouailleur, le voulût-on que, maintenant, il serait trop tard pour tenter de rencontrer ce fragment de Tuttle.

Et il ajouta, après un instant de silence:

—Il n'y a plus qu'une chose à souhaiter.

—Laquelle?

—Que Sharp ait rendu sa vilaine âme au diable.

Amen, dit Gontran.

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—D'ailleurs, poursuivit l'ingénieur, le bolide va passer à une assez courte distance, pour que rien de ce qui se trouvera à sa surface n'échappe aux investigations de M. Ossipoff.

Il tira sa montre.

—Dans quatre heures et vingt minutes, il coupera exactement notre route, dit-il.

—À combien de kilomètres sera-t-il alors? demanda Séléna.

—À huit cents environ, mademoiselle, soit deux cents lieues; la lunette de votre père ramènera cette distance à moins de deux kilomètres.

—Pensez-vous que, si Sharp existe, interrogea Mlle Ossipoff, il puisse nous apercevoir?

L'ingénieur allongea les lèvres dans une moue dubitative.

—Voilà qui est moins que certain, répondit-il; nous marchons à l'opposé du Soleil et nous nous en éloignons, tandis que le bolide s'en rapproche en suivant une direction absolument contraire. Si nous le distinguons aussi parfaitement, c'est parce qu'il est éclairé en plein par la lumière solaire: pour lui, au contraire, notre appareil se confond avec l'obscurité de l'espace, puisque la face éclairée n'est pas tournée de son côté: Si Sharp est là-bas, il est probable, il est même certain qu'il ne s'est aucunement aperçu de la présence de notre wagon.

—C'est égal, répliqua Gontran en secouant la tête, j'aurai bien de la peine à admettre qu'un être humain puisse exister à la surface d'un corps aussi microscopique.

—Il est certain, fit l'ingénieur, que ce doit être là, pour un être humain, un séjour des plus singuliers et que la vie, sur un si petit monde, ne doit pas marcher sans des particularités étranges. La pesanteur y doit être infiniment plus faible que sur les satellites de Mars; et tu sais cependant si elle s'y fait peu sentir. Sharp ne doit pas peser, là-dessus, plus de quelques grammes et il doit s'abstenir du moindre mouvement un peu trop brusque, qui l'enverrait en dehors de la zone d'attraction de sa planète. Au besoin, si cette fantaisie le prenait, il pourrait jongler avec le wagon-obus qui lui sert d'habitation.

—Mais pour vivre, il faut respirer, et un morceau de roche tel que celui-là doit manquer totalement d'atmosphère.

—Totalement! non, mais il doit y en avoir fort peu, aussi, s'il s'aventure hors de l'obus, ne peut-il le faire que casqué d'un respirol.

—Par exemple, dit Séléna, une chose à laquelle je ne pourrais m'habituer, c'est à la courte durée des jours et des nuits.

—En effet, leur durée est à peu près dix fois moindre de celle qu'elle est sur Terre, mais, s'il veut se donner le luxe des nuits et des jours terrestres, rien n'est plus facile à Sharp.

—Ah bah! et de quelle façon?

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—En habitant près du pôle, et en se déplaçant au fur et à mesure que la rotation s'accomplit; il a même ce grand avantage de pouvoir régler, à sa fantaisie, la longueur de ses jours et de ses nuits.

Pendant cet entretien, Ossipoff avait gardé le plus profond silence.

—Eh bien! lui demanda tout à coup Gontran, apercevez-vous quelque vestige humain?

Le vieillard secoua négativement la tête.

—Tu es par trop impatient, fit alors Fricoulet; nous ne sommes point encore assez près;... songe, qu'à cette distance, le bolide ne doit pas mesurer plus de 15 à 20'.

Comme si ces mots l'eussent rappelé à la réalité, le vieux savant s'écria:

—Vous êtes dans l'erreur, monsieur Fricoulet, l'arc sous-tendu mesure au moins le double.

—Ce n'est pas possible!

—Si vous voulez vous en convaincre par vous-même, murmura le vieillard, un peu piqué que l'on se permît de mettre en doute une affirmation de lui.

Et il s'écarta de la lunette pour donner sa place au jeune ingénieur.

À peine celui-ci eut-il appliqué son œil à l'oculaire, qu'il fit un bond en arrière, en poussant une exclamation de surprise.

—Fichtre! dit-il, voilà qui est singulier.

—Si singulier que cela? demanda Gontran...

—Dame! à moins que je n'aie la berlue... et M. Ossipoff également!

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Il fouilla dans sa poche, prit un micromètre qu'il ajusta à l'instrument et dit à M. de Flammermont:

—Mets-toi là, vise le bolide, et fais jouer la vis du micromètre.

Au bout de quelques minutes, Gontran s'écarta en disant:

—C'est fait...

Fricoulet examina le micromètre et son visage, soucieux déjà, se rembrunit davantage encore.

—Trente-trois minutes, dit-il.

—Eh bien! demandèrent ses compagnons?

—Je n'y comprends rien, j'ai fait machine en arrière, et la force du moteur neutralisant la force du courant, nous maintient immobile dans l'espace, en sorte que ce bolide, marchant avec une vitesse normale devrait être à 200 kilomètres encore de nous,... or, le micromètre marquant 31', il en faut conclure que nous ne sommes séparés que par une distance moitié moindre de celle qui devrait exister.

Il réfléchit quelques secondes et murmura:

—C'est absolument comme si le moteur fonctionnait à toute vitesse.

—Peut-être, insinua Mlle Ossipoff, vos calculs sont-ils faux?

—Qu'entendez-vous par là, mademoiselle?

—J'entends que, peut-être, le bolide marche plus rapidement que vous ne l'aviez établi tout d'abord.

Le vieux savant secoua la tête.

—Si les calculs avaient été faits par M. Fricoulet seulement, dit-il, on pourrait mettre en doute leur exactitude...

—Mais du moment que vous les avez contrôlés,... ajouta l'ingénieur aucune erreur ne peut s'y être glissée; l'errare humanum est ne vous est pas applicable.

Alors, Gontran qui, de nouveau, avait appliqué son œil à l'oculaire s'écria:

—Si les calculs sont exacts et si l'on fait bien machine en arrière, il se produit un phénomène inexplicable.

Et il ajouta d'une voix un peu émue:

—Le bolide a grossi prodigieusement depuis cinq minutes, il semble que nous nous précipitions dessus.

Un éclair de joie passa dans la prunelle d'Ossipoff.

—Si cela pouvait être vrai! murmura-t-il entre ses dents, nous aurions au moins la chance d'empêcher ce misérable Sharp d'arriver avant nous sur Terre et de déflorer la gloire qui nous attend...

Mais secouant la tête:

—Hélas! ajouta-t-il avec un accent de regret dans la voix; nous sommes certainement victimes d'une illusion d'optique.

—Vous êtes, en vérité, d'un égoïsme féroce, mon cher monsieur Ossipoff, gronda Gontran;... pour satisfaire votre futile amour-propre de savant, vous préférez nous briser les os!...

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Séléna, qui s'était approchée d'un hublot, joignit les mains dans un geste terrifié.

—Messieurs, implora-t-elle, c'est effrayant!... monsieur Fricoulet,... mon père,... je vous en supplie, sauvez-nous, sauvez-moi!..

Et se précipitant vers son père, elle l'enlaça de ses bras, gémissante et tremblante.

—J'ai peur,... j'ai peur de mourir!...

M. de Flammermont, ému par cet appel désespéré de sa fiancée, s'élança hors de la cabine et, se précipitant par la petite échelle qui reliait l'un à l'autre les deux étages du véhicule, arriva à la porte de la machinerie.

Il voulut l'ouvrir, elle résista.

—Morbleu! gronda-t-il, que se passe-t-il donc?

Il fit un nouvel effort qui rencontra la même résistance.

Alors, comme un éclair rapide, une idée subite traversa la cervelle du jeune homme.

—C'est ce damné Américain, murmura-t-il.

Puis se ruant contre la porte avec toute la violence du désespoir, il tenta de l'enfoncer.

Mais la cloison de lithium ne bougea pas; Gontran ne fit que se meurtrir inutilement.

—Farenheit! rugit-il, Farenheit.

De l'autre côté de la porte, une voix calme demanda.

—Que me voulez-vous?

—Ouvrez... au nom de Dieu!... ouvrez sans perdre un instant.

Farenheit eut un sourire moqueur.

—En vérité! fit-il, vous êtes si pressé que cela?

—Sir Jonathan, je vous en supplie, écoutez-moi!... comprenez-moi, il y va de votre vie,... de notre vie à tous... ouvrez, ouvrez! vous ne savez pas que chaque minute de retard nous rapproche de la mort!

Gontran eut un cri de désespoir.

—Je ne sais qu'une chose, c'est que chaque minute nous rapproche de ce gredin de Sharp!

—Ah! gronda-t-il,... nous sommes perdus!... sa folie n'a pas cessé!

—Pardon, riposta très flegmatiquement Farenheit, je ne suis plus fou,... j'ai parfaitement compris que ce misérable qui, après m'avoir volé, a tenté de m'assommer, que ce gredin de Sharp est près de nous et je veux le rejoindre...

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—Mais vous n'y pensez pas,... si vous avez entendu cela, vous avez entendu également que nous serions brisés, si l'Éclair venait à se rencontrer avec ce bolide! et d'ailleurs, rien ne prouve que Sharp s'y trouve,... vous risquez donc votre vie,... la nôtre, pour une vengeance chimérique... et d'ailleurs, cette vengeance, vous n'avez plus le droit de l'exercer, nous avons pardonné...

—Vous peut-être, répliqua Farenheit,... mais moi, non pas...

Gontran ne savait plus quel argument invoquer.

—Sir Jonathan! implora-t-il, sir Jonathan,... ouvrez, je vous en conjure,... le bolide est à moins de quarante lieues de nous,... chaque minute écoulée nous rapproche de deux lieues, au nom du ciel, ouvrez...

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même instant, un craquement formidable se fit entendre, secouant, à le briser, le wagon de lithium.

—Ce serait au nom du diable que je n'ouvrirais pas, répondit l'Américain.

En ce moment, Fricoulet et Ossipoff, étonnés de la longue absence de M. de Flammermont, apparurent en haut de l'escalier.

—À moi, Fricoulet! à moi! cria Gontran... Farenheit a fermé la porte de la machinerie.

—C'est lui qui a touché aux leviers! hurla l'ingénieur.

Et, en deux bonds il fut près de son ami.

—Mais il faut enfoncer la porte, dit-il.

—Enfoncer, riposta Gontran... je l'ai tenté.

L'ingénieur regardait autour de lui, semblant chercher un instrument quelconque,... un outil,... mais rien.

Tout à coup, il poussa un cri de joie, tira son revolver et, ajustant les gonds, fit feu successivement trois fois...

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—À nous, maintenant, cria-t-il.

Et il se rua, en même temps que Gontran, sur la porte qui, cédant sous le choc, se rabattit brusquement dans l'intérieur de la pièce.

Farenheit avait bondi en arrière et se tenait devant le moteur, replié sur lui-même, les poings en avant, prêt à repousser celui qui oserait s'avancer.

—Gontran!... monsieur Fricoulet, cria Mlle Ossipoff, restée seule dans la pièce du haut,... hâtez-vous!... hâtez-vous!... le bolide se précipite sur nous!...

Et, véritablement affolée, elle cria d'une voix étranglée:

—Au secours!... au secours!...

Il est, dans la vie, certains moments critiques, où la parole est inutile pour communiquer la pensée, un regard suffit.

Ce regard, Fricoulet le jeta sur Gontran et sur Ossipoff; puis, il se précipita sur l'Américain.

Celui-ci l'attendait et, tandis que sa main gauche empoignait l'ingénieur par le collet de son vêtement, le poing droit se levait et terrible comme un maillet, s'abattait. Mais Fricoulet, entre autres qualités physiques, possédait une étonnante souplesse; d'un mouvement du torse, il évitait le coup qui allait lui fracasser le crâne et aussitôt, avant que le poing se fût relevé, il s'y cramponnait des deux mains.

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À ce moment, Ossipoff arriva à la rescousse et se suspendit au bras gauche, pendant que Gontran, passant lestement derrière l'Américain, lui jetait au cou sa ceinture de cuir et lui faisait le «coup du père François» si connu des voleurs à la tire; c'est-à-dire qu'il se suspendait de tout son poids au licol improvisé.

L'effet fut instantané, un flot de sang empourpra le visage de Farenheit, les yeux semblèrent sortir de l'orbite, la bouche se tordit, écumante.

D'un effort surhumain, il envoya rouler, à l'autre bout de la pièce, Ossipoff et Fricoulet; mais étranglé, à demi asphyxié, il dressa ses bras au-dessus de sa tête, battit l'air désespérément, comme cherchant quelque point d'appui auquel se raccrocher, puis ses genoux se dérobant sous lui, il s'abattit en arrière, râlant.

Fricoulet, qui s'était relevé, enjamba le corps de l'Américain, arriva au moteur et abattit les leviers; toute trépidation cessa aussitôt.

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—Il était temps, dit-il.

Gontran et Ossipoff avaient étendu Farenheit sur son hamac, et, après lui avoir enlevé la courroie qui l'étranglait, s'occupaient à lui faire reprendre connaissance.

—Mon cher Gontran, dit l'ingénieur en souriant, toutes mes félicitations... ton coup du père François nous a sauvés!

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En ce moment Séléna arriva toute défaillante:

—Nous sommes perdus, gémit-elle,... le bolide est sur nous!

Gontran se précipita vers un hublot.

—Tonnerre! gronda-t-il.

En ce moment, par les hublots, la lumière que reflétait l'astéroïde entrait à flots dans la machinerie, jetant des panaches bleuâtres, d'un sublime, mais sinistre effet.

Le rocher semblait se précipiter avec une rapidité vertigineuse sur l'Éclair qui, bien qu'ayant son moteur arrêté, tremblait dans toute son ossature, comme aspiré par un souffle de géant.

Fricoulet ne perdit pas la tête: il bondit vers le moteur et mit les leviers sur la marche en arrière, forçant d'électricité pour que le véhicule pût tenir tête un instant au courant astéroïdal qui l'emportait.

—Si nous pouvons demeurer immobiles pendant deux minutes, cria-t-il, nous sommes sauvés!

Anxieux, immobiles à leur place, se regardant avec des regards pleins de terreur, les Terriens attendaient.

Mais l'élan du véhicule était trop grand pour pouvoir être enrayé par la manœuvre désespérée de l'ingénieur.

Comme ces papillons qui, pendant les soirées d'été, pénètrent par les fenêtres dans les appartements éclairés et viennent, dans une course folle, se brûler les ailes à la flamme des bougies et des lampes, l'Éclair, emporté dans une vitesse vertigineuse, se précipitait à travers l'espace, sur la masse rocheuse qui l'attirait.

—Perdus! dit Fricoulet, qui avait jeté un rapide coup d'œil au dehors.

Au même instant, un craquement formidable se fit entendre, secouant à le briser, le wagon de lithium: les ferrures des cloisons volèrent en éclats, le moteur et le générateur furent projetés dans toutes les directions et les Terriens, renversés par la violence du choc, demeurèrent étendus sur le plancher métallique, sans mouvements, peut-être bien sans vie.

Pendant une seconde, une lumière étrange, totalement différente de celle rayonnée par le bolide éclaira le wagon; puis, brusquement, sans transition, comme un rideau qui s'abaisse, la nuit se fit, intense, absolue, la nuit de la mort et du néant, en même temps qu'une odeur singulière envahissait la machinerie.

Durant plusieurs minutes, un silence profond régna dans la cabine; puis, un bruit imperceptible se fit entendre: c'était comme le grattement d'une allumette que l'on frotte contre un corps dur; enfin, une faible lueur rompit l'obscurité et Fricoulet apparut, étendu sur le sol, le buste relevé sur une main, l'autre main dressée au-dessus de sa tête et brandissant un bâton de magnésium.

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—Ah! ah!... balbutia-t-il d'une voix pâteuse, après avoir jeté autour de lui un regard circulaire, tous ces gens-là paraissent bien malades!

Il fit un effort et réussit à se mettre sur ses pieds.

—Pourvu, ajouta-t-il, en se traînant le long des cloisons, que l'Éclair ait pu résister!... mais, d'abord, où sommes-nous?

Il s'approcha d'un hublot, mais il eut beau écarquiller les yeux, il ne vit que du noir... rien que du noir... le noir le plus prodigieux qu'il eût jamais aperçu...

—Étrange! murmura-t-il laconiquement.

Il porta les mains à son front, chancela, s'appuya contre une paroi.

—On étouffe ici,... balbutia-t-il... l'air ne manque pas,... mais on se croirait dans un four...

Intrigué et poussé par son naturel investigateur, il revint au hublot, fit flamber une nouvelle allumette, l'approcha tout contre la vitre et recula tout surpris en constatant, au dehors, une sorte de scintillement produit par la lumière sur des corps paraissant appartenir au règne minéral ou végétal.

Quelques secondes de réflexions suffirent à l'ingénieur pour approfondir ce mystère.

—Parbleu! fit-il, l'Éclair, emporté par sa prodigieuse vitesse, aura donné de l'avant contre le bolide et aura perforé sa masse friable, sans doute, comme une aiguille pénètre dans une motte de beurre, seulement...

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Fricoulet n'acheva pas sa phrase: mais il fit entendre un Brrr! singulier qui eut certainement communiqué quelques appréhensions à M. de Flammermont, s'il eût été en mesure d'entendre quoi que ce fût.

L'ingénieur hocha la tête.

—Malheureusement, murmura-t-il, notre force n'a pas été suffisante pour nous faire traverser de part en part le bolide sur lequel chevauche ce coquin de Sharp et nous nous trouvons ensevelis dans sa masse, ni plus ni moins qu'un fossile antédiluvien.

Il eut un ricanement qui n'avait rien d'humain, et ajouta:

—Cette fois, nous sommes bien perdus.

Il se reprit et poursuivit, avec un regard jeté sur ses compagnons:

—Quand je dis nous, j'ai tort, car ceux-là me paraissent avoir déjà accompli le grand voyage... donc, je suis...

Il s'interrompit, se toucha le front du doigt et murmura:

—Mais comment se fait-il que je n'aie pas suivi leur exemple?... un méchant génie m'aurait-il condamné à vivre éternellement ici, en compagnie de ces cadavres?... que je suis bête!... est-ce que ça existe, les génies?... non, il n'y a pas de miracles, il n'y a que les conséquences naturelles de faits...

Il s'interrompit, se traîna jusqu'à Ossipoff qui se trouvait être le plus près de lui, posa la main sur sa poitrine; le cœur du vieux savant battait d'une façon normale.

L'ingénieur examina successivement Gontran, Séléna, Farenheit.

Tous les trois semblaient, comme le vieillard, dormir d'un sommeil calme et paisible.

—Ça, c'est trop fort! s'exclama Fricoulet,... mais comment font-ils pour respirer?

Alors, seulement, il constata la singulière odeur qui régnait dans la machinerie.

—Ah! ah! fit-il, voilà qui est bizarre!

Il frotta une troisième allumette, la dernière, et inspecta minutieusement les parois de la cabine.

L'une de ces parois, celle de la soute où se trouvait emmagasiné le liquide nutritif emporté de la planète Mars, avait, dans sa partie supérieure, une large fissure qui faisait communiquer cette soute avec le réservoir d'air respirable.

L'ingénieur laissa échapper un petit rire.

—Parbleu! fit-il, nous sommes dans une atmosphère nutritive, et nous allons vivre, respirer et manger par la peau, jusqu'à ce que...

Il s'arrêta, se saisit la tête à deux mains et balbutia:

—Eh! eh! que me prend-il donc?... on dirait que j'étouffe!... est-ce que je m'en vais faire comme ces braves amis?... est-ce que...

La voix lui manqua, il tomba sur les genoux, la face légèrement convulsée, les membres agités dans un tremblement nerveux.

Néanmoins, par l'horreur instinctive des moribonds pour les ténèbres, il tenait, dans ses doigts crispés, l'allumette de magnésium, dont la lueur vacillante jetait une clarté sinistre.

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Au milieu de plaines, dont le sol moins aride se veloute en une mousse d'un vert sombre.

Mais, bientôt, Fricoulet n'eut même plus la force de se tenir sur les genoux, il tomba à la renverse et lâcha l'allumette qui continua de brûler sur le plancher, éclairant, comme un cierge funéraire, la machinerie de l'Éclair, semblable à un caveau emportant, dans les profondeurs sidérales, les cadavres des hardis explorateurs des contrées planétaires.

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CHAPITRE XIII

OÙ FÉDOR SHARP A PLUS DE CHANCE QU'IL NE MÉRITE

A la surface du bolide, dans l'ombre vague qui enveloppe ce mondicule, un être étrange se meut, lentement, péniblement, rampant sur le sol qu'il inspecte minutieusement.

Courbé en deux, difforme, gonflé comme ces bonshommes de baudruche que lâchent les aéronautes, pour la plus grande joie des badauds de fêtes foraines, cet être paraît avoir des formes humaines: ses jambes, longues, sont couvertes de guenilles; les bras, longs également, sont terminés par des mains aux doigts osseux; l'une tient une lampe bizarre—petite ampoule de verre dans laquelle brille une blanche, étincelante lumière, semblable à une étoile—l'autre se crispe sur un levier d'acier, qui paraît servir à assurer la marche de cet être innommable.

Est-ce un homme?... fait-il partie de cette humanité bizarre dont l'imagination des poètes et la philosophie des penseurs se sont plues à peupler ces mondes étincelants qui parsèment l'azur profond des cieux?

Il va, vient, s'arrête, repart, pour s'arrêter plus loin encore, il se meut sans bruit et ses pieds, qui semblent ne pas toucher le sol, n'éveillent aucun écho dans le froid silence de la nuit.

Par moments, il se courbe, penchant vers le sol, comme pour l'examiner plus attentivement, sa tête énorme, monstrueuse, faite d'un cuir rugueux, et dont la face s'éclaire de deux points scintillants à la lueur de la lampe; il brandit le levier métallique qu'il tient à la main, en frappe vigoureusement le sol qui s'écaille sous le choc, s'effrite en impalpable poussière ou jaillit dans l'espace en blocs énormes, qui semblent aussi légers que des flocons de neige.

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L'être secoue la tête, et, se traînant, va plus loin faire une nouvelle halte et recommencer le même manège.

L'astéroïde qui lui sert d'habitation est nu, désert, morne, désolé; pas un souffle de vent ne court à travers son atmosphère raréfiée; pas un animal n'anime du bruit de ses pas ou de son vol cette solitude plus sombre, plus désespérante que celle dont sont enveloppées les plaines lunaires.

Par moments, cependant, l'être traverse des contrées couvertes d'une végétation luxuriante, et au milieu de plaines dont le sol, moins aride, se veloute en une mousse d'un vert sombre, des arbres majestueux, d'une essence inconnue et d'un aspect bizarre, dressent vers le ciel noir leur tête chevelue, d'où tombent des rameaux flexibles.

Mais, chose singulière, incompréhensible, cette apparence de vie est plus attristante, plus terrifiante encore que les contrées désolées de tout à l'heure, car elle semble avoir été frappée de mort par la main d'un malfaisant génie.

Ces arbres, dont les troncs paraissent de marbre, répandent sur le sol une ombre glacée, et leur feuillage immobile a une rigidité métallique.

Un ruisseau a tracé son lit à travers la plaine, mais aucun susurrement ne s'élève de ses rives, on dirait que ses eaux ont été soudain pétrifiées au milieu de leur course.

Peu à peu, cependant, le soleil a émergé de l'horizon, dissipant, sous ses rayons empourprés, les ténèbres de la nuit; en quelques minutes, le jour a fait place à l'aube, et, maintenant, le sol entier de l'astéroïde est baigné d'une clarté douce et lumineuse.

L'être a éteint sa lampe; à présent, on distingue à merveille les moindres détails de son costume et de son individu.

Il paraît de haute taille, mais aucune proportion n'existe entre les différentes parties de son corps: le buste, énorme, comme boursouflé, est monté sur des jambes, longues il est vrai, mais sèches et grêles; aux épaules, monstrueuses, sont attachés des bras qui ressemblent, par leur maigreur, aux pattes d'un gigantesque faucheux; ce qui, dans l'ombre, semblait être sa tête, apparaît maintenant comme un casque de peau dans lequel, à la partie faciale, se trouvent encastrées deux plaques transparentes.

Il va toujours, s'arrêtant à chaque protubérance du sol, creusant avec acharnement et reprenant chaque fois sa course, avec des marques évidentes de découragement.

Sa marche est de plus en plus lente, ses haltes de plus en plus fréquentes et de plus en plus longues, il semble ne se traîner qu'avec peine, et, par moments, ses mains s'appuient sur sa poitrine, dans un geste d'indicible souffrance.

Tout à coup, au sommet d'une sorte de colline boisée, apparaît, étincelant sous les rayons du soleil, élevé dans le ciel maintenant, une chose étrange: c'est un cône métallique, haut de plusieurs mètres et brillant comme de l'argent.

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C'est le point lumineux dont s'est servi Mickhaïl Ossipoff pour établir les coordonnées du bolide, et sur la présence duquel Fricoulet s'est basé pour affirmer audit bolide une origine cométaire.

Ce point brillant, ce cône métallique, c'est l'obus qui a transporté, de la Terre à la Lune, Ossipoff et ses compagnons, celui-là même que Fédor Sharp leur a volé et dans lequel il a abordé sur la comète de Tuttle, après ses pérégrinations autour du Soleil.

En l'apercevant, l'être a eu comme un mouvement de joie, il a dressé ses bras dans l'espace et sa marche a paru se précipiter.

Il fait cinq cents pas encore, il est à mi-chemin du faîte de la colline; mais il s'arrête brusquement, chancelle et tombe sur les genoux.

Alors, s'aidant des pieds et des mains, il se traîne encore, s'arrêtant, presque à chaque pas, égratignant le sol de ses doigts qui s'écorchent, s'ensanglantent, mais se rapprochant avec une incroyable énergie du but de sa course.

Soudain, il tombe sur le flanc et demeure étendu, sans mouvements.

Dans cette lutte de la vie contre la mort, cette dernière l'a-t-elle donc emporté?

Mais non, l'instinct de la conservation, soutenu par une indomptable énergie, triomphe.

L'être rampe de nouveau—oh! lentement, bien lentement; le soleil, maintenant, a décrit dans l'espace sa course presque entière, son disque touche presque à l'horizon et, dans quelques minutes, la nuit va demeurer seule maîtresse du mondicule.

Dix mètres encore séparent l'être de l'obus dont le rayonnement s'est éteint et dont les contours s'estompent déjà dans les brouillards du soir.

L'être râle, il se tord dans d'épouvantables convulsions, il pousse des gémissements désespérés, mais il avance, il avance toujours—la mort le tient déjà—il avance encore.

Enfin, il touche à l'obus, ses doigts, dans une convulsion suprême, se crispent sur le levier qui commande au «trou d'homme» qui sert d'entrée.

Le trou d'homme s'entr'ouvre, d'un élan désespéré, l'être se précipite à l'intérieur et, d'un coup de pied violent, referme la porte.

Il est là sur le plancher, agonisant, terrassé par l'asphysie; il retrouve, dans son indomptable volonté, la force suffisante pour dévisser, de ses doigts tremblants, le casque de cuir qui emprisonne sa tête.

Le casque roule à terre et la tête de Sharp apparaît, pâle, d'une pâleur mortelle, les yeux sanguinolants et hors de la tête, mais aspirant par ses lèvres violettes déjà, le bienfaisant oxygène dont est plein l'obus.

Cette fois encore, le Terrien l'emporte; la mort est vaincue.

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Pour que le lecteur puisse comprendre comment se trouvaient si exactement justes les déductions d'Alcide Fricoulet concernant le bolide cométaire, contre lequel était venu se briser l'Éclair, il faut qu'il consente à revenir de quelques mois en arrière, c'est-à-dire au moment où Farenheit, coupant à l'improviste le câble qui retenait le ballon métallique à la comète Tuttle, abandonnait sur cette dernière son ennemi Fédor Sharp.

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Le secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences avait roulé comme une boule jusqu'en bas de la colline mercurienne, où un tronc d'arbre avait mis fin à sa dégringolade, un peu rudement, peut-être, car il demeura un bon moment, étendu sur le dos, les paupières closes et la bouche grande ouverte.

Heureusement pour lui, ce Slave mélangé de tudesque, était d'une complexion robuste et, après un évanouissement un peu long, il revint à lui, fort contusionné sans doute, mais les membres intacts et la cervelle bien en équilibre.

Tout d'abord, il fut fort étonné de se trouver là, couché dans la poussière charbonneuse de la comète, il regarda tout autour de lui, cherchant ses compagnons pour leur demander l'explication de cette situation étrange.

Puis, soudain, ses idées, un peu brouillées par la chute qu'il venait de faire, se remirent en ordre et le souvenir de ce qui s'était passé lui revint.

Alors, surexcité par la colère, il se redressa d'un bond et, toujours courant, gravit la pente douce de la colline jusqu'au faîte que couronnait l'obus.

Quatre à quatre, il monta les marches du petit escalier qui conduisait à la partie ogivale du véhicule et, une fois-là, braqua sur l'espace la grande lunette qu'Ossipoff y avait installé.

Le cœur battant à coups précipités, la poitrine écrasée sous une anxiété profonde, il fouilla, d'un œil ardent, l'immensité radieuse, espérant y découvrir quelque trace de ses compagnons.

Mais rien, absolument rien que le bleu désespérément uniforme des profondeurs célestes dans lequel le soleil mettait un embrasement magique.

Là-bas, cependant, tout là-bas, à des milliers de lieues déjà, un point, un simple point étincelait, tout blanc dans l'irradiation dorée.

—Ce sont eux! gronda Sharp.

Et, fou de rage, il lança, vers le ciel, son poing fermé, menaçant, mais impuissant aussi, heureusement pour nos amis.

Pendant près d'une heure, l'ex-secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences s'abandonna à sa rage, allant et venant à travers l'obus, montant, descendant, ne cessant de proférer les plus horribles blasphèmes et de faire les plus terribles serments.

Ah! si jamais Ossipoff et ses amis lui tombaient sous la main!

Étrange chose que la nature humaine!

Cet homme abandonné, seul et sans ressources, sur ce monde vagabond, errant dans l'espace, soumis à toutes les perturbations des grosses planètes, ne suivant même pas de route régulière, cet homme, que la mort guettait à chaque minute de son existence, cet homme ne songeait qu'à une seule chose: la vengeance.

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Peu lui importaient les millions de lieues qui le séparaient de la Terre; qu'il ne dût jamais revoir sa planète natale, voilà qui ne le préoccupait aucunement.

Ce que son âme mauvaise souhaitait de toutes ses forces, ce à quoi il aspirait, c'était qu'un jour, dans des semaines, dans des mois, dans des années mêmes, en quelque endroit de l'infini que ce fût, il se trouvât face à face avec ces misérables traîtres qui l'avaient indignement joué et abandonné sans pitié.

Et ce malheureux, dont l'existence n'avait été, jusqu'à présent, qu'une suite non interrompue de fourberie et de trahison, trouvait, dans son cœur, des épithètes épouvantables pour qualifier la conduite des autres à son égard.

Cependant, quand il eut bien juré, bien tempêté, bien crié, la nature réclama ses droits et, brisé de fatigue et d'émotion, il s'assit sur le divan circulaire qui courait autour du wagon.

Peu à peu, le calme revint dans son esprit et il comprit la nécessité d'aviser, le plus tôt possible, aux moyens de vivre sur cette parcelle de terre mercurienne où le hasard l'avait jeté.

Son premier soin fut de dresser l'inventaire des ressources sur lesquelles il pouvait compter.

On se rappelle que Gontran et Fricoulet avaient fait un dénombrement très exact de l'humanité comestible qui les avait suivis de la planète Mercure sur la comète; cette humanité était de deux sortes ou, du moins, appartenait à deux espèces: volatiles et léporoïdes.

Il suffit à Sharp de jeter un coup d'œil sur une sorte de tableau où Séléna enregistrait chaque hécatombe de ces êtres intéressants, pour se savoir à la tête de 53 représentants de la race à poils, et 29 représentants de la race à plumes.

C'était peu... mais cela lui représentait toujours quelques mois de vivres assurés, sans compter les cas de reproduction qui auraient pu se produire et augmenter, à l'insu même des Terriens, la colonie mercurienne.

À cela, il fallait ajouter une bonbonne entière de la pâte nutritive fabriquée par Ossipoff, avant son départ de la Lune, et une soute presque pleine d'eau distillée.

Les voyageurs, comme on le sait, n'avaient emporté avec eux que le strict nécessaire en vêtements, armes, instruments, de peur de surcharger par trop la sphère métallique qui les véhiculait; Sharp trouva donc une garde-robe des plus complètes et des plus variées, un laboratoire de physique et de chimie très bien monté; seuls, tous les objets ayant trait à l'astronomie avaient été emportés par Ossipoff, à l'exception de la grosse lunette de la partie supérieure du wagon, trop lourde et trop embarrassante pour avoir pu pouvoir prendre place dans la nacelle du ballon, une jumelle marine, un sextant, un micromètre; dans la bibliothèque, une collection complète de tous les ouvrages traitant d'astronomie que Mickhaïl Ossipoff connaissait par cœur et qui eussent alourdi inutilement le ballon.

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Jusqu'à ce jour, Fédor Sharp avait vécu sans se préoccuper grandement de tous ces détails; maintenant, chaque objet nouveau qu'il découvrait lui arrachait un cri de joie; il le prenait, l'examinait comme s'il ne l'eut jamais vu, s'attendrissait même en le plaçant avec soin en un endroit où il ne pût ni se gâter, ni se détériorer.

—Allons! Allons! murmura-t-il en se frottant les mains avec satisfaction, si aucun incident nouveau ne se produit, je pourrai vivre encore passablement.

Cependant, une vive déception l'attendait au réservoir à air, et il poussa une exclamation presque terrifiée, lorsque, consultant le manomètre indicateur, il constata que le réservoir était à peu près vide.

Il courut aux soutes, espérant y découvrir quelques-uns de ces petits barils d'acier remplis d'oxygène liquide qu'Ossipoff avait emportés de la Terre; il en restait exactement une demi-douzaine.

C'était une quinzaine de jours à vivre et encore fallait-il ne point faire de prodigalités, c'est-à-dire n'exécuter aucun travail fatigant exigeant une respiration plus abondante et, conséquemment, une surabondance d'oxygène.

À la grande rigueur, Sharp eût pu, avec cette provision, vivre pendant un mois, six semaines peut-être, mais à la condition de demeurer étendu sur son hamac et d'employer son temps à des lectures, sorte de travail qui ne fatigue pas les poumons et ne les force pas à une consommation extraordinaire.

Mais l'immobilité ne pouvait convenir à un tempérament comme Sharp dont l'esprit, toujours en mouvement, exigeait une activité corporelle que condamnait la minime réserve d'air sur laquelle il pouvait compter.

Il secoua la tête pour chasser jusqu'à la pensée de cette existence de moine que venaient de lui suggérer les six bidons d'oxygène liquide.

—Il faudra trouver autre chose, murmura-t-il d'une voix ferme,... car je veux vivre...

Oh! oui, il voulait vivre, il le voulait ardemment, et cela pour satisfaire les deux seules passions que se partageassent son âme; la vengeance et la gloire.

Vivre assez pour mettre la main sur Ossipoff!

Vivre assez pour revenir sur Terre et être, ne fût-ce que durant quelques heures, l'objet de l'admiration de ses contemporains.

Il se coucha et s'endormit profondément, l'esprit aussi calme, aussi dispos que s'il eût été dans le petit appartement qu'il occupait sous les combles, à l'institut de Saint-Pétersbourg.

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Quand il se réveilla, le lendemain, sa première pensée fut pour cette question d'air qui était, pour lui, une question de vie ou de mort, et qui l'avait tourmenté pendant son sommeil.

Il se munit d'éprouvettes dans lesquelles il avait fait le vide, endossa son respirole, et descendit la colline mercurienne.

Arrivé sur le sol même de la comète, il s'agenouilla, déboucha l'une des éprouvettes et la reboucha aussitôt; puis, se relevant, il fit la même opération, et ainsi cinq fois de suite, en gravissant la croupe de la colline, à différentes hauteurs.

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Après quoi, regagnant l'obus, il s'enferma dans le laboratoire et analysa, avec le plus grand soin, les échantillons d'air récoltés par lui; il constata alors, comme l'avait fait Ossipoff, avant lui, qu'il régnait au niveau du sol cométaire, et jusqu'à une hauteur de quatre à cinq mètres, une couche dense de gaz acide carbonique irrespirable; au-dessus de cinq mètres, l'oxygène pur, plus léger, surnageait.

Il s'agissait donc d'emmagasiner cet oxygène pur, de façon à pouvoir s'en faire une réserve et constituer une atmosphère artificielle.

Heureusement, Sharp avait à sa disposition la pompe à compression et tous les ustensiles dont on s'était servi pour remplir de gaz la sphère métallique.

Il prit les longs tuyaux qui avaient fait communiquer entre eux, pour la fabrication du gaz, les énormes tonneaux construits par Gontran et par Farenheit, et les conduisit à la couche d'oxygène pur qui flottait à une vingtaine de mètres au-dessous du wagon; leur extrémité aboutissait à la soute inférieure, dans laquelle il avait résolu d'emmagasiner cet oxygène en aussi grande quantité que possible.

À l'aide de la pompe, il poussa la compression aussi loin que la prudence le lui permettait; du reste, il ne s'arrêta que lorsque ses forces musculaires devinrent insuffisantes pour vaincre la résistance de l'air comprimé. Tout ce qu'il avait pu obtenir était une pression d'environ vingt atmosphères et il jugea qu'il avait dû emmagasiner une centaine de mètres cubes: c'était une provision d'air qui pouvait, étant économisée très parcimonieusement, durer plusieurs mois.

Cette réserve constituée pour parer aux éventualités les plus improbables, il établit, communiquant avec la partie ogivale de l'obus, un conduit qui, plongeant dans la couche d'oxygène pur, fournissait, grâce à un système de ventilation des plus simples, l'air respirable nécessaire à son existence.

Mais ce n'était pas suffisant que d'assurer le bon fonctionnement des poumons au moyen de cet air pur, il fallait encore se débarrasser des résidus méphitiques de la respiration et de la combustion pulmonaire; or, le wagon était pauvre en soude caustique; c'est à peine si, dans le laboratoire, il en restait un demi-sac. Force fut donc à Sharp de s'en contenter et, pour cela, il dut se résoudre à n'épurer son air de l'acide carbonique qu'il contenait, que lorsque la dose devenant trop forte en constituait un toxique véritablement mortel.

Peu à peu, il s'habitua à respirer impunément un mélange de 90 parties d'oxygène pour 10 d'acide carbonique, au lieu d'un air composé, comme sur Terre, de 79 parties d'azote pour 21 d'oxygène.

À ce singulier régime, lorsqu'il s'y fut acclimaté, Fédor Sharp constata, non sans un certain étonnement, que sa santé s'améliorait, loin de se détraquer, comme il l'avait craint tout d'abord.

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Il engraissa rapidement, il devint même bouffi, gonflé d'une graisse jaunâtre et molle, lui dont les os crevaient les pommettes et dont on eut pu compter les côtes. Chose singulière, par exemple, son visage et son buste seuls subirent cette transformation; les bras et les jambes conservaient la sécheresse de squelette qui leur était naturelle.

Sans s'expliquer cette différence de transformation entre les parties de son corps, Sharp attribua la transformation graisseuse de son visage et de son buste à son mode de respiration.

Pendant que l'ex-secrétaire de l'Académie des sciences de Pétersbourg se livrait à ces travaux d'installation, la comète qui le portait poursuivait invariablement, mais avec une vitesse décroissante, son chemin vers l'aphélie.

Mars s'était perdu au fond des cieux et n'était plus, pour l'unique habitant du noyau cométaire, qu'une belle étoile du soir et du matin; la Terre, Vénus, Mercure n'existaient plus pour lui, noyés qu'ils étaient dans l'irradiation solaire; quant à l'astre central, l'arc sous-tendu par son disque allait diminuant de jour en jour.

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Au moment même où Ossipoff et ses compagnons étaient emportés vers le pôle austral de Mars, par l'épouvantable tempête qui ravageait la planète rouge, Fédor Sharp traversait la zone des petites planètes et se dirigeait sur Jupiter dont la masse titanesque perturbait la marche de la comète de Tuttle.

Et, loin de s'épouvanter de la déviation formidable exercée sur l'ellipse de Tuttle par l'attraction de la planète géante, Sharp en conçut, au contraire, une satisfaction intense.

—Eh! eh! dit-il en se frottant les mains, un soir que son micromètre accusait une augmentation prodigieuse du disque jovien, encore quelques jours et je saurai à quoi m'en tenir sur les mystères du titan de notre univers.

Et son contentement se doublait de cette pensée qu'Ossipoff et ses compagnons, si toutefois ils avaient pu atteindre le but de leur voyage, étaient enchaînés sur le sol de Mars, sans aucun espoir de retour vers leur planète natale.

Lui, au contraire, allait, dans peu de temps, arriver à l'aphélie de la comète, contourner, à quelques millions de lieues à peine, Saturne, et reprendre, avec une vitesse croissante, le chemin du Soleil... et de la Terre.

La Terre!... atteindre la Terre!... voilà quel était l'objet de toutes ses pensées, le sujet de tous les rêves qui, durant ses longues nuits, troublaient son sommeil.

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Quel moyen emploierait-il pour quitter le noyau cométaire qui lui servait de monture?

Cela, il ne le savait pas, il ne pouvait le savoir; tout dépendrait des circonstances dans lesquelles sa planète natale passerait à proximité; mais il était, dès à présent, résolu à tout tenter pour aller jouir, ne fût-ce que quelques mois, quelques heures même, de la grande auréole de gloire dont devait l'entourer le merveilleux voyage qu'il avait entrepris.

Une seule chose l'inquiétait, c'était le temps que mettrait la comète à parcourir dans l'espace les millions de lieues qui la séparaient de l'orbite terrestre.

Près de dix ans, Sharp devait demeurer sur le noyau de Tuttle, avant d'arriver en vue de la Terre!

Dix ans! Trouverait-il le moyen de prolonger son existence pendant aussi longtemps? Aurait-il la patience d'attendre?

Un moment, un projet insensé lui avait traversé la cervelle: augmenter la rapidité de sa course en diminuant le volume du corps qui le portait.

C'était risquer le tout pour le tout.

Mais ce moyen, admissible en théorie, était impraticable, vu que Sharp n'avait, à sa disposition, aucun explosif capable de disloquer le noyau cométaire.

Ah! s'il avait eu à sa disposition son laboratoire de Pétersbourg, il n'eût pas été embarrassé pour fabriquer, en quelques jours, une centaine de kilogr. de cette poudre dont il avait dérobé la formule à Ossipoff et qui lui avait permis d'exécuter son voyage céleste!

En désespoir de cause, il avait abandonné cette idée, remettant à une époque ultérieure le soin de chercher quelque autre combinaison.

Pendant qu'il se creusait ainsi la tête, il ne se doutait pas que Jupiter se chargeait de mettre à exécution ce projet que lui-même taxait d'impossibilité.

Desséché par l'intense chaleur qu'il avait reçue lors de son passage à l'aphélie, pierreux jusqu'à son centre, le noyau cométaire de Tuttle n'était plus qu'un sphéroïde composé d'éléments simplement juxtaposés et reliés les uns aux autres par la simple attraction du centre.

Peu à peu, par une attraction continue, augmentant lentement, au fur et à mesure que la comète de Tuttle se rapprochait d'elle, la planète géante exerçait sur ces éléments une action de dissociation; c'était comme un craquellement général dont Sharp se fût certainement aperçu s'il n'eut passé son temps enfermé dans la partie ogivale de l'obus qui lui servait de cabinet de travail: là, il rédigeait ses notes, il observait les astres.

Bientôt l'attraction de Jupiter fut telle que les différents éléments constitutifs de Tuttle ne furent plus reliés entre eux que par un miracle d'équilibre, équilibre que devait détruire un rapprochement, si petit fut-il, de la planète géante.

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Là, où la veille encore se dressaient des arbres géants, un ravin profond se creusait.

Ce fut un soir, pendant que Sharp reposait tranquillement dans son hamac, que se produisit une catastrophe, semblable à celle qui amena, il y a quelques années, la dislocation de la comète de Biéla.

Tout à coup il se fit un déchirement épouvantable dans l'enveloppe extérieure, et des craquements stridents ébranlèrent les lourdes couches atmosphériques.

Le noyau cométaire, semblable à l'enveloppe métallique d'une bombe qui éclate sous la poussée violente de l'explosif qu'elle renferme, fendu, disloqué, se disséminait dans toutes les directions et, tandis qu'une partie de ses débris tombait avec une rapidité vertigineuse sur le disque jovien, le fragment qui portait Sharp était repoussé, avec une force inimaginable vers les noires profondeurs de l'espace.

Fédor Sharp, à la première secousse de ce tremblement de comète, avait été jeté hors de son hamac sur le plancher du laboratoire; une fois là, il roula, pendant quelques secondes, de droite et de gauche, sous l'impulsion d'un roulis semblable à celui d'un navire que battent les flots furieux.

Il réussit enfin à s'accrocher à une paroi et, durant près d'un quart d'heure il demeura dans la même position, à genoux sur le plancher, la tête courbée, meurtri par le choc des meubles et des instruments qui roulaient sur lui, l'âme remplie d'un indicible effroi, ayant à peine assez de présence d'esprit pour se recommander à saint Serge, son patron.

Enfin, tout redevint calme, les convulsions qui agitaient le sol cessèrent en même temps que les sifflements qui remplissaient l'espace, et, peu à peu, Sharp reprit son sang-froid.

Avec mille précautions, il se mit sur ses jambes et, d'un pas prudent se dirigea vers l'un des hublots; malheureusement, au dehors, il faisait noir comme dans un four et il lui fut impossible de se faire aucune idée de ce qui avait pu se produire.

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Il tira sa montre: elle marquait trois heures.

—Dans cinq minutes il fera jour, murmura-t-il, attendons.

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Tout à coup, en effet, les rayons du soleil pénétrèrent dans le wagon et, de nouveau, Sharp se précipita au hublot.

Rien n'avait changé autour de lui; l'obus se dressait toujours au sommet de la colline mercurienne dont la croupe boisée descendait, en pente inclinée, jusqu'au sol même de la comète.

Alors, pris de curiosité, il endossa son respirole et sortit, décidé à aller à la découverte.

Il n'avait pas atteint le bas de la colline, sur la rive du petit ruisseau qui roulait ses eaux noires et charbonneuses, qu'il s'arrêta stupéfait, terrifié, une sueur froide au front et les cheveux hérissés sur la tête.

La lisière de la forêt mercurienne avait disparu: là, où la veille encore se dressaient des arbres géants, un ravin profond se creusait; Sharp se pencha sur le bord et se rejeta en arrière, frappé de vertige; son regard aigu, pénétrant, n'avait pu sonder la profondeur de l'abîme; il semblait qu'une hache de géant eut entamé le sol cométaire, si complètement, que le fragment sur lequel il se trouvait, fut prêt à se détacher du noyau lui-même.

Bien que cette crevasse mesurât près de quinze mètres, Sharp la traversa d'un bond, d'un simple appel de pied, aussi légèrement qu'un oiseau.

Cette légèreté même lui sembla surprenante et il y trouva l'indice d'une transformation radicale du monde qui le portait.

En effet, lorsqu'il eut marché pendant une heure à peine, constatant à chaque pas les changements produits sur la surface de la planète par le cataclysme de la nuit, il s'arrêta de nouveau et poussa un cri de terreur.

Là-bas, miroitant au soleil, un point brillant lui apparut, et bien qu'il fût trop loin pour le distinguer nettement, il eut cependant le pressentiment que c'était l'obus qu'il voyait.

L'obus qu'il avait quitté depuis une heure et qu'il retrouvait déjà! il avait donc mis, à parcourir le noyau cométaire, une heure, alors que, précédemment, ses compagnons et lui avaient mis plus de deux jours à en faire le tour!

Qu'est-ce que cela signifiait?

Il revint toujours courant au wagon, monta quatre à quatre l'escalier du laboratoire et se jeta sur la lunette qu'il braqua sur Jupiter: le micromètre accusait une diminution sensible du disque jovien.

Donc, la comète s'éloignait: Sharp était de plus en plus perplexe.

Pendant qu'il examinait l'espace, voilà qu'il aperçut comme une pluie de corpuscules qui tombait sur Jupiter et tout de suite il songea que c'étaient peut-être des fragments cométaires qu'attirait la planète.

Il se livra alors, sur plusieurs de ces astéroïdes, à des observations spectrales qui le convainquirent de la justesse de ses pressentiments.

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Oui, ces atomes infinis qu'il avait là devant les yeux étaient bien des fragments de la comète de Tuttle.

Mais alors, la comète elle-même, qu'était-elle devenue?

Brisée, pulvérisée, anéantie sans doute.

Et l'épave qui le portait, cette épave d'une lieue de tour, sans force attractive sensible et qui pirouettait sur elle-même avec une extraordinaire rapidité, quel allait être son sort?

Elle s'éloignait de Jupiter, ainsi que le démontrait le micromètre; mais où allait-elle être jetée, quel chemin allait-elle suivre?

Plusieurs jours se passèrent,—et pour l'habitant de l'obus, le jour comptait seulement deux heures—pendant lesquels Sharp vécut en proie à une angoisse terrible.

S'il n'eût été d'une nature lâche et pusillanime, il eût renoncé à cette existence, pleine d'incertitudes et de périls, où la mort, une mort effroyable, le menaçait à tous moments.

Mais il avait trop peur de la mort, pour se la donner lui-même.

Il attendit.

Un soir, comme il scrutait la profondeur noire de l'espace, un rayonnement passa soudain dans le champ de sa lunette et, à sa grande surprise, ce rayonnement lui parut être celui de la comète.

Tout d'abord, il n'en crut pas ses yeux; dans sa pensée, l'épave qui le portait était tout ce qui restait du noyau cométaire de Tuttle; force lui fut cependant de se rendre à l'évidence, lorsqu'un examen attentif lui eut fait reconnaître que cette tête empanachée suivie d'une queue lumineuse qui zébrait l'espace, occupait bien, à angle droit avec le Soleil, la place que devait occuper la comète de Tuttle.

Plusieurs jours et plusieurs nuits, il demeura l'œil soudé à sa lunette, étudiant l'astre errant avec une attention profonde, relevant minutieusement sa marche dans le ciel, et bientôt il acquit la persuation que le bloc qui le portait, lancé en avant de la comète avec une vertigineuse rapidité, suivait avec une précision mathématique l'orbite tracé par elle au milieu des espaces célestes.

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Quand il eut constaté, puis contrôlé à diverses reprises cette circonstance, Sharp fut pris d'une fièvre délirante, folle, il se mit à danser au milieu de son laboratoire, criant, chantant, pleurant, adressant à saint Serge, son patron, les remerciements les plus chaleureux, les plus extravagants.

Songez donc: ce plan que son imagination affolée par le désir qu'il avait de revoir la Terre, ce plan, Jupiter venait de le mettre à exécution: le fragment cométaire qui le portait filait dans l'espace à raison de mille lieues à la seconde, ce qui ajournait à six mois seulement, l'époque à laquelle il couperait l'orbite terrestre. Six mois! mais c'était la vie assurée, c'était la perspective, à brève échéance, de récolter cette moisson glorieuse que lui promettaient ses extraordinaires aventures.

Oh! oui, Sharp était bien en délire.

Et pour donner à sa joie une manifestation en rapport avec certaine passion qu'il n'avait pu satisfaire depuis longtemps, il alla chercher, dans la soute aux provisions, une bouteille de rhum, avec laquelle il confectionna un punch gigantesque, qu'il absorba.

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Lorsque, après plusieurs jours employés à cuver son ivresse, Sharp revint à lui, son premier soin fut de chercher la comète.

Elle avait disparu.

Alors il se frotta les mains avec énergie: cette disparition était la meilleure preuve qu'il pût avoir de la rapidité avec laquelle roulait, dans l'espace, l'épave qui le portait.

En quelques semaines, cette épave parvint à l'orbite de Saturne; alors Sharp s'apprêta à examiner avec soin et dans tous ses détails, ce monde que l'on a pu, sans exagération, qualifier de merveille céleste.

Malheureusement, il avait sans doute oublié de donner rendez-vous à Saturne, qui se trouvait précisément à 30 millions de lieues de celui qui le voulait observer, si bien que celui-ci, même à l'aide de son télescope, n'en pût distinguer autre chose que ce que les astronomes terrestres en peuvent voir, sans quitter leurs observatoires.

Une chose vint faire diversion à la mauvaise humeur du savant: la route suivie par l'épave cométaire s'arrondissait autour d'un foyer invisible, tout en se rapprochant d'Uranus qui apparaissait, maintenant, comme un disque bleuâtre, d'une minute de diamètre environ.

Le froid était devenu très vif; au dehors, le thermomètre à déversement de Walferdin indiquait dix degrés centigrades au-dessous de glace au soleil, et 75 degrés à l'ombre. L'atmosphère semblait se condenser, se solidifier et se troublait, comme envahie par des vapeurs laiteuses se dégageant des fissures du sol.

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Sharp, en dépit de la rigueur excessive de la température, se contraignait à faire, tous les jours, le tour entier du monde qui le portait; un peu d'exercice lui paraissait indispensable à maintenir sa santé dans un état à peu près satisfaisant, il endossait par dessus son respirol, toutes les fourrures qu'il avait trouvées dans la garde-robe du véhicule et marchant lentement, pas à pas, il donnait à ses membres l'élasticité suffisante à les empêcher de s'ankyloser.

De même, pris de la crainte terrible de devenir muet, à force de vivre dans la solitude, il s'astreignait, chaque jour, à une lecture à haute voix.

Triste existence, en somme, que celle de ce malheureux.

Dans son laboratoire, il lui était impossible de se chauffer, l'atmosphère torrifiéene contenait plus que de l'acide carbonique impropre à entretenir la combustion.

Bientôt même, il dut renoncer à ses promenades quotidiennes, qui avaient le grave inconvénient de donner trop de jeu à ses poumons, et, par suite, épuisaient plus rapidement sa provision d'oxygène.

Pendant trois semaines il demeura donc étendu sur son hamac, tapis sous ses fourrures, dans un état comateux assez semblable à celui des Lapons pendant les longues nuits boréales, aspirant au moment où l'astéroïde qui le portait reprendrait le chemin du périhélie.

Enfin, ce moment arriva, et Sharp, oubliant dans sa joie, et l'intensité du froid et la raréfaction de l'air, sauta à bas de son hamac pour suivre, dans l'espace, le changement de direction du fragment cométaire.

En moins de cent heures, le bolide s'inclina, décrivit une courbe accentuée et reprit le chemin du Soleil.

Pour la seconde fois, depuis qu'il avait été abandonné par ses compagnons, Fédor Sharp tira de la soute aux vivres un flacon d'eau-de-vie à l'aide duquel il se livra à de copieuses libations; il but au Soleil, source de vie et de lumière, à la Terre, sa planète natale, que bientôt il reverrait sans doute, à la gloire qui l'attendait et,... ivre-mort, il roula sur le plancher.

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CHAPITRE XIV

LE ROBINSON COMÉTAIRE

Quelle que fut sa joie de reprendre enfin le chemin du bercail, c'est-à-dire de sa planète natale, Fédor Sharp était inconsolable de n'avoir pu se livrer, sur le monde de Saturne, à l'étude approfondie qu'il méditait; c'était là une lacune profonde dans la série d'observations qu'il rapportait de son voyage intersidéral et il sentait, par avance, la rougeur lui monter au front en pensant que dans l'ouvrage qu'il se proposait de publier, il lui faudrait mettre, à la place du chapitre relatif à la merveille céleste, Saturne, ces simples mots:

«L'auteur ayant passé à trente millions de lieues, n'a rien pu distinguer.»

Quelle honte!

Et ces regrets, le poursuivant dans son sommeil, lui occasionnaient d'épouvantables cauchemars, toujours les mêmes, dans lesquels il se voyait, revenu sur la Terre, reçu triomphalement par un Congrès de toutes les gloires scientifiques du globe; il parlait, et chacune de ses phrases soulevait des tonnerres d'applaudissements.

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Tout à coup, devant lui, se dressait une sorte de spectre, aux formes d'abord indécises mais s'accusant peu à peu pour devenir bientôt Mickhaïl Ossipoff.

Et son ennemi lui disait ces simples mots:

—Fédor Sharp, parle-nous de Saturne?

Alors, il balbutiait, se troublait, demeurait muet et quittait le Congrès couvert de honte, accompagné jusqu'à la porte par les huées des assistants.

Invariablement, c'est à ce moment de son cauchemar que l'ex-secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences s'éveillait, les membres tremblants et couverts d'une sueur glacée. Il se dressait sur son séant, regardait autour de lui d'un air vague, l'oreille encore bourdonnante des rires satiriques et des sifflets moqueurs; puis, il reconnaissait son wagon et poussait un profond soupir de satisfaction, souriant à chacun des objets qui lui étaient familiers, heureux de ce grand silence qui l'enveloppait.

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Bientôt à cette hallucination vint s'en ajouter une autre; après le regret de n'avoir pu étudier Saturne, la terreur le prit de ne pouvoir étudier Uranus.

Alors, bien que plusieurs jours dussent s'écouler avant que le bolide qui le portait pût couper l'orbite de la planète, Sharp se livra à de fantastiques calculs pour savoir, par avance, à quelle distance il passerait d'Uranus.

Cette distance il parvint à l'évaluer à trois cents millions de lieues environ et, comme son télescope grossissait trois cents fois, c'était donc à un million de lieues seulement qu'il se trouverait pour faire ses études.

Ce résultat le combla de joie et, dès lors, ses nuits furent plus calmes. Cependant il se produisait en lui une singulière transformation: lui, jadis si froid, si indifférent, si impassible, il devenait enthousiaste, s'émotionnant au souvenir des grandes découvertes scientifiques dont s'enorgueillissent les siècles passés, vibrant à la pensée des choses sublimes que réservent aux générations qui viendront après nous, les siècles futurs.

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Un soir que, pour passer le temps, il feuilletait un des traités philosophiques qui se trouvaient dans la bibliothèque parmi les livres d'astronomie, il ferma violemment le bouquin, l'envoya rouler dans un coin de la salle, en proie à une colère froide.

—Les insensés! s'écria-t-il en haussant furieusement les épaules, prétendre assigner des limites à l'Univers! n'ont-ils donc jamais lu l'histoire de la science pour poser, comme principe, que telle ou telle planète sert de borne au système solaire? Borne mobile alors, et provisoire, puisque chaque année qui s'écoule emporte une partie des errements de la précédente année, étendant plus loin encore le champ des connaissances humaines!

Il eut un ricanement strident, se leva et arpenta à grandes enjambées, l'étroit laboratoire dans lequel il se trouvait; sa fureur, loin de se calmer, allait grandissant; au point que, passant à proximité du malheureux bouquin, il lui envoya un coup de pied qui le fit voltiger jusqu'à plafond.

—Écrire des choses semblables en 1880, à la fin de ce xixe siècle qui a vu se déchirer un si large pan du voile qui cache la nature à l'esprit humain!... les misérables! mais s'ils eussent vécu au siècle dernier, ils eussent fait brûler Herschell pour avoir reculé de 320 millions de lieues les limites du système solaire.

Il s'arrêta, croisa les bras et s'adressant à un auditoire invisible.

—Oui, messieurs, depuis l'antiquité jusqu'à la fin du xviiie siècle, Saturne était resté, pour le monde des astronomes, ce qu'étaient les colonnes d'Hercule pour les premiers navigateurs, la limite extrême de l'Univers céleste; c'est à peine si au delà de cette distance vertigineuse, déjà dix fois supérieure à celle qui sépare la Terre du Soleil, quelques esprits audacieux osaient placer des étoiles... Tout à coup, cette quiétude au milieu de laquelle vivait le monde savant convaincu de la non-existence d'un au delà, est troublée, bouleversée... les routines astronomiques sont démolies... une planète nouvelle vient d'être découverte à 733 millions de lieues du Soleil.

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«Ah! ne croyez pas, messieurs, que le premier mouvement des savants fut un mouvement d'admiration et d'enthousiasme pour celui dont le persistant travail et le génie hardi venaient de révolutionner ainsi le monde; loin de là, William Herschell dut lutter et publier rapport sur rapport concernant la petite étoile qu'il avait découverte et qui, selon lui, présentait un disque planétaire sensible.

«De leur côté, tous les astronomes cherchèrent et observèrent le nouveau corps. Chose singulière, tous, ils voulurent que ce corps nouveau fût une comète et qu'en cette qualité, il suivît une courbe très allongée dont le sommet arrivait près du Soleil.

«Mais tous les calculs faits à cet égard étaient sans cesse à recommencer; on ne parvenait jamais à représenter l'ensemble de ses positions, quoique l'astre marchât avec une grande lenteur.

«Les observations d'un mois se trouvaient en contradiction flagrante avec celles du mois précédent.

«C'était à devenir fou.

«Et cette situation dura plusieurs mois, durant lesquels personne ne se douta qu'il s'agissait là, non pas d'une comète mais d'une véritable planète.

«Enfin, lorsqu'on eut reconnu que toutes les orbites ellipsoïdales, déterminées comme suivies par la comète, étaient toutes aussi fausses les unes que les autres, lorsqu'il fut dûment constaté qu'on avait sous les yeux une orbite circulaire beaucoup plus éloignée du Soleil que celle de Saturne, alors il fallut bien se rendre à l'évidence et consentir—encore, ne fut-ce que provisoirement et en attendant mieux,—à regarder cette étoile comme une véritable planète, tournant, à l'instar de la Terre, autour du foyer central du système.

«Le provisoire, sur Terre, est ce qui dure le plus;—c'est pourquoi, messieurs, plus d'un siècle après la découverte sublime de William Herschell, la planète Uranus est toujours de ce monde.»

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Fédor Sharp s'arrêta net, passa d'un mouvement nerveux la main sur ses yeux, regarda autour de lui, se regarda lui-même, parut tout étonné de se voir là, debout, appuyé au dossier de son fauteuil, pérorant à haute voix.

Alors, il eut conscience de son égarement, eut un petit rire sec et continua sa promenade en murmurant:

—Les philosophes ont bien raison d'appeler l'imagination: la folle du logis.—Je me croyais déjà à Pétersbourg, faisant, au monde savant, la conférence préliminaire sur l'historique des planètes, qui doit précéder le récit de mes voyages.

Il s'arrêta près de son télescope, colla son visage à l'oculaire et anxieusement fouilla l'espace, cherchant la planète tant désirée.

—Oh! Uranus!... Uranus! répéta-t-il par deux fois.

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Mais l'astre en quadrature demeurait invisible, alors l'ex-secrétaire perpétuel regagna son fauteuil et, le coude sur sa table de travail, le front dans la main, il se laissa emporter au courant de ses souvenirs.

Il se vit à l'observatoire de Poulkowa, passant des jours, des semaines, des mois, à la recherche de cette incompréhensible planète, toujours sur le point de l'atteindre et toujours la manquant d'une minute, même d'une seconde.

Enfin, il avait pu la saisir, grâce à un équatorial grossissant quatre-vingt-dix fois et il se rappelait, encore maintenant, l'émotion profonde qui s'était emparée de lui, lorsque son âme, glissant dans le rayon visuel, s'était envolée à travers l'espace jusqu'à sept cent millions de lieues du Soleil, sur le confin de cet infini peuplé d'astres étincelants, mille fois plus considérables et plus resplendissants encore que ceux de notre système solaire.

Et quand il songeait que cette planète merveilleuse, il allait dans quelques jours dans quelques heures, peut-être, la voir là, à sa portée, dans toute sa splendeur mystérieuse, il lui semblait, tellement sa joie était grande, que son cœur cessait de battre et que son sang s'arrêtait dans ses veines.

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Pendant plusieurs jours, accroupi contre un hublot, l'œil à l'oculaire de son télescope, il demeura aux aguets, surveillant l'espace comme le chat qui, tapi dans un coin, guette la souris qu'il sait être dans le voisinage et que son instinct lui indique comme devant passer à portée de sa griffe.

De temps en temps, pour se délasser, il lisait les ouvrages traitant plus spécialement d'Uranus et prenait des notes en vue de cette grande conférence sur l'histoire des mondes célestes qu'il se proposait de donner comme prologue au récit de ses propres aventures et à l'exposé des nouvelles théories basées sur ses constatations personnelles.

C'est ainsi qu'il trouva, en feuilletant un ouvrage hindou traitant de l'astronomie, la mention d'une huitième planète nommée Rahu et qu'il établit que cette huitième planète, connue dans les temps les plus reculés, ne pouvait être autre chose que celle découverte par Herschell; seulement, pour les savants hindous, ce Rahu n'était nullement une planète lointaine, mais bien un monstre céleste qui avait pour mission de produire les éclipses.

Il nota encore le nom des astronomes qui, suivant les errements hindous concernant la nature planétaire d'Uranus, en avaient cependant, à une époque plus rapprochée, constaté l'existence et trouva que de 1690 à 1771, l'intéressante planète avait occupé la vie de quatre astronomes.

Peu s'en fallut même que le dernier, Lemonnier, n'enlevât à William Herschell la gloire de sa découverte; cela eût même été, si l'astronome eût eu un caractère plus ordonné, et s'il eût transcrit régulièrement ses observations; mais il avait une si singulière façon de tenir ses écritures que l'on retrouva, à l'Observatoire, une de ses observations écrite sur un sac en papier qui avait contenu auparavant de la poudre de riz.

Sic transit gloria mundi!

Un matin, Fédor Sharp ayant, suivant sa coutume en sautant en bas du divan qui lui servait de couchette, couru à son télescope, poussa un cri de joie.

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Uranus était là, à la place que lui-même, par ses calculs, lui avait assignée, offrant à l'œil ravi du savant son disque auquel le micromètre accusait un diamètre de 58 secondes, près d'une minute.

Connaissant la distance exacte qui le séparait de l'astre, ce diamètre apparent lui suffit pour obtenir les dimensions du diamètre réel et il nota sur son carnet le chiffre de 53,000 qui se trouva être exactement celui de Herschell et de ses successeurs.

Pour évaluer la distance du fragment cométaire à Uranus, il lui avait suffi d'établir un rapport proportionnel entre le diamètre visible de la Terre qui est de 4", la distance de la planète à la Terre et ce diamètre de 58" sous lequel lui apparaissait maintenant le disque d'Uranus.

Rien de plus simple, comme on voit.

Un diamètre de 53,000 kilomètres.

Uranus, bien que la plus petite des planètes extérieures, avait cependant bien droit de prendre place parmi les mondes géants, puisqu'à elle seule, elle l'emportait sur le diamètre qu'on eut obtenu en mettant côte à côte les quatre planètes intérieures: Vénus, Mars, Mercure et la Terre.

De la place qu'il occupait dans le ciel, Sharp ne pouvait apercevoir Neptune; il lui fut donc impossible de déterminer, d'après les perturbations exercées sur cette planète par Uranus, la masse de cette dernière.

Mais une ressource lui restait, c'était d'étudier la vitesse de rotation imprimée à ses quatre satellites par la planète elle-même.

D'abord quatre, était-il bien le nombre des satellites uraniens?

Herschell, en effet, en avait découvert six et, plus récemment, en 1851, Lassell en avait découvert deux autres, plus rapprochés que ceux de Herschell; cela en faisait donc huit.

Il est vrai que, sur les six de Herschell, Lassell, en dépit de ses recherches les plus assidues, n'avait pu en découvrir que deux, ce qui, avec les deux siens propres, portait à quatre seulement les satellites d'Uranus.

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...S'il avait là, sous les yeux, des chaînes de montagnes ou bien des océans.

Ce nombre avait été confirmé, en 1875, par les astronomes de Washington; mais, bien que cette confirmation eut été adoptée par la suite comme l'expression de la vérité, Sharp, comme saint Thomas, ne croyait que ce qu'il voyait de ses propres yeux.

Cependant, après de longues heures d'examen, il dut se rendre à l'évidence et reconnaître que les astronomes de Washington avaient vu juste dans leur grand équatorial de 66 centimètres.

Il inscrivit donc sur son carnet l'état civil de ces quatre satellites, leur conservant le nom, à eux donné, par les astronomes terrestres et établit leur distance à la planète en prenant, comme points extrêmes, leur centre propre et celui d'Uranus. Ariel: 49,000 lieues—Umbriel: 69,000—Titania: 112,500—Obéron: 150,000.

Cela fait, rien ne lui fut plus facile que de calculer la durée de leur révolution autour de la planète, et voici les résultats qu'il obtint en jours terrestres de vingt-quatre heures:

Ariel2jours12heures29min.21secondes.
Umbriel  4 3 28 7
Titania8 16 56 26
Obéron13 11 6 55

Un des côtés nouveaux et surtout intéressants que présenta cette étude fut la dimension de ces satellites.

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Si Sharp, de l'observatoire de Poulkowa, avait éprouvé de réelles difficultés à saisir, dans le champ de sa lunette, la planète elle-même, à plus forte raison lui avait-il été, pour ainsi dire impossible, d'avoir la perception exacte des quatre points mathématiques que représentaient ces satellites.

Ce n'avait été qu'après des mois entiers d'observation patiente, acharnée, entêtée, qu'il avait pu parvenir à établir les données précédentes contrôlées à coup sûr, de son fragment cométaire.

Une folie l'avait prise ensuite; augmenter ces données de la dimension et du poids des satellites uraniens.

Mais à cette tâche insensée, il avait perdu son temps et usé ses yeux vainement.

Rapproché comme il l'était du système uranien, cette besogne ne devenait plus qu'un jeu d'enfant et il lui fallut dix minutes à peine pour reconnaître à Ariel un diamètre de 500 kilomètres; quant au dernier, qui lui parut être aussi le plus gros, il sous-tendait un arc de 1,200 kilomètres: sans être de dimensions phénoménales, ces quatre globes l'emportaient donc encore sur un grand nombre de petites planètes gravitant entre Mars et Jupiter.

Était-ce grâce à sa grosseur ou grâce à sa construction spéciale, Obéron lui parut présenter une topographie particulière, parsemée, de ci, de là, de points lumineux dont il s'efforça de reconnaître la nature.

Pendant des jours, il demeura les yeux fixés, avec une intense curiosité, sur le satellite uranien; mais le fragment cométaire qui le portait, filait avec une telle rapidité, que l'observation était des plus difficiles et que Sharp ne put arriver à distinguer s'il avait là, sous les yeux, des chaînes de montagnes ou bien des océans.

Quand Sharp eut irréfutablement établi ces données concernant les satellites d'Uranus: distance, rotation et poids, il revint à la planète elle-même pour continuer l'étude qu'il en avait commencée.

Allant du connu à l'inconnu, il put alors, se servant comme bases de ce qu'il connaissait sur les satellites, établir rigoureusement la masse de la planète qui lui parut être de quinze fois supérieure à celle de la Terre, ce qui donne aux matériaux constituant son écorce une densité cinq fois moindre de celle des matériaux terrestres.

Après avoir vérifié les calculs des astronomes relatifs à l'orbite parcouru par Uranus dans l'espace et avoir reconnu l'exactitude de ces calculs, il posa les chiffres suivants:

Plus petite distance du Soleil (ou périhélie).675millions delieues.
Distance moyenne710
Plus grand éloignement (ou aphélie)742

Et, bien que ces observations récentes ne lui apprissent rien de nouveau, confirment seulement ce qu'il savait déjà de la planète, ces chiffres le plongèrent en un étonnement profond.

Ainsi Uranus était bien de 67 millions de lieues plus près du Soleil, à son périhélie qu'à son aphélie, ce qui faisait varier sa distance à la Terre de 638 à 705 millions de lieues.

67 millions de lieues de différence! quelle existence singulière devait être celle de l'humanité uranienne, en admettant que la planète d'Herschell en fût arrivée au point suffisant pour être le séjour d'une humanité quelconque!

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Et l'ex-secrétaire perpétuel supputait, en de longues rêveries, la bizarre conformation de ces imaginaires habitants d'Uranus, contraints de passer par de si terribles et de si profonds changements de température.

Il est vrai que ces changements ne s'opèrent pas sans transition, comme sur la Lune; bien au contraire.

Sharp constata, avec une surprise toujours croissante—bien qu'il sût déjà à quoi s'en tenir sur ce sujet—la lenteur du mouvement d'Uranus sur son orbite.

Quelques minutes d'observation lui suffirent pour établir que la marche de la planète s'effectue à raison de 7,500 mètres par seconde, soit 144,700 lieues par jour.

Si bien que, pour parcourir son orbite dont le diamètre égale 1,500 millions de lieues et la longueur 400 millions, la planète n'emploie pas moins de 40,668 jours terrestres, soit quatre-vingt-quatre de nos années.

Quatre-vingt-quatre années pour passer de 675 millions de lieues à 742 millions!

En vérité, les Uraniens ont largement le temps de s'acclimater aux nouvelles saisons!

Et puis, existe-t-il réellement des saisons sur Uranus? ou, du moins, si elles existent, est-ce bien véritablement la chaleur solaire qui les produit?

La chaleur solaire! Que doit-elle être à une semblable distance?

Il prit fantaisie à Sharp de résoudre cette question plus intéressante pour sa curiosité propre que pour la science.

C'était fort simple à résoudre, d'ailleurs; Uranus se trouvant, dix-neuf fois plus que la Terre, éloigné du Soleil, il s'ensuit logiquement que le diamètre du Soleil, vu d'Uranus, est dix-neuf fois plus petit que vu de la Terre, en sorte que l'astre central offre à la première de ces planètes un disque 390 fois plus petit qu'à la seconde.

Il en résulte forcément que la chaleur solaire est 390 fois plus faible.

Mesuré au micromètre par Fédor Sharp, le disque solaire offrit un diamètre de 1'40" et l'ex-secrétaire perpétuel inscrivit sur son cahier de notes que les Uraniens recevraient de l'astre central une lumière égale à celle que leur eussent envoyée 1,584 lunes.

Cette chaleur est-elle suffisante pour développer et entretenir la vie à la surface de la planète? tel est le problème, à la fois scientifique et philosophique que se posait Sharp.

N'est-il pas plus logique d'admettre qu'Uranus, ainsi que d'autres contrées célestes, tire de lui-même la chaleur nécessaire à son humanité? Pour élucider ce point, l'ex-secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences se livra à une étude approfondie sur l'atmosphère uranienne.

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Au moyen de son spectroscope, il tenta d'analyser cette atmosphère et, tout d'abord, ses observations marchèrent à merveille: successivement il trouva la trace de certains éléments constitutifs reconnus par lui dans l'atmosphère de Jupiter.

Mais, tout à coup, alors qu'il croyait toucher au but, il découvrit des raies qu'il lui fut impossible d'assimiler à aucune de celles fournies par la spectroscopie terrestre.

C'étaient des nuances inconnues, résultant de combinaisons nouvelles que ses connaissances, approfondies cependant en physique, ne le mettaient pas à même d'élucider.

Il pensa tout d'abord que les études acharnées auxquelles il venait de se livrer, durant plusieurs jours consécutifs, lui avaient affaibli la vue; et il se condamna à un repos absolu de plusieurs heures.

Il lui en coûta assurément de perdre ainsi, de gaieté de cœur, un temps aussi précieux; mais il se résigna, songeant combien il serait récompensé de ce sacrifice, s'il parvenait à élucider une question aussi intéressante pour l'astronomie.

Il laissa passer plusieurs jours—plusieurs jours des siens s'entend, qui, on se le rappelle, ne mesuraient que deux heures vingt-six minutes.

Ensuite, se sentant l'esprit plus calme et les yeux bien reposés, il recommença ses observations, mais sans plus de succès, hélas! que précédemment.

Toujours, dans le spectre uranien, les mêmes raies déconcertantes.

Cinq fois, dix fois, vingt fois, il recommença et toujours le même résultat.

De dépit, alors, il renonça à ses études spectroscopiques, et inscrivit sur son carnet que l'atmosphère d'Uranus contient des gaz qui n'existent pas sur notre planète.

Il était temps d'ailleurs qu'il passât à d'autres observations, s'il voulait remporter un travail à peu près complet concernant la planète.

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Le fragment cométaire qui le portait poursuivait, à travers l'espace, sa course rapide, semblable à une pierre lancée par la fronde de quelque géant, et, de son côté, Uranus courait sur son orbite dans un sens opposé à celui du bolide; si bien que chaque jour le micromètre accusait une diminution sensible du diamètre de la planète et qu'avant peu celle-ci se serait perdue au fond des cieux.

À force de ténacité patiente et d'attention scrupuleuse, l'ex-secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences de Pétersbourg avait réussi à découvrir, sur le disque uranien, quelques petites taches.

Tout d'abord, il avait cru à des nuages flottant dans l'atmosphère, mais bientôt il put se convaincre que ce qu'il apercevait appartenait au sol même de la planète.

Et sa joie fut grande; car, grâce à cette circonstance, il allait lui être possible d'établir exactement la durée du jour uranien; et, ce calcul n'ayant pu être fait avec exactitude ni avec précision par aucun astronome terrestre, il pensait devoir en retirer, une fois de retour sur sa planète natale, grand profit et grande gloire.

Deux jours d'observations non interrompues lui permirent d'ajouter à ses notes que le jour uranien comptait 10 heures 40 minutes 58 secondes.

Avons-nous dit qu'entre temps, Sharp avait contrôlé l'exactitude de la donnée scientifique concernant l'orbite d'Uranus, qui se confond avec le plan de l'écliptique suivant lequel la Terre se meut elle-même?

Les deux grandes singularités d'Uranus, singularités qui distinguent cette planète de toutes ses sœurs du ciel, sont l'inclinaison de son axe de rotation et la marche de ses satellites.

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L'axe autour duquel se meut Uranus n'est pas incliné sur le plan de l'écliptique de moins de 76 degrés, alors que celui de la Terre n'est incliné que de 29 degrés et celui de Vénus de 55.

Et dans une page véritablement bien inspirée, Fédor Sharp partit de cette constatation pour se lancer dans des considérations astronomiques et philosophiques, remplies de profondeur sur ce qu'il appelait «un monde renversé».

Le lecteur nous saura gré de ne point le faire descendre dans les profondeurs de la philosophie de Fédor Sharp; mieux vaudrait pour lui, descendre sans lampe dans un puits de mine; il s'y reconnaîtrait certainement avec plus de facilité qu'au milieu du pathos alambiqué et incompréhensible de l'ex-secrétaire de l'Académie des Sciences.

Mais, nous qui avons le don d'ubiquité, nous lisons par dessus l'épaule du savant et, dans les lignes dont il noircit son carnet, nous choisissons celles dont la substance scientifique peut intéresser le lecteur:

«75 degrés d'inclinaison!... que de choses étranges contenues dans ces quelques mots!... Aspect singulier que celui du Soleil, vu de la planète!... Pour l'humanité uranienne, l'astre central paraît tourner d'Occident en Orient, au lieu de tourner d'Orient en Occident...»

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Si le Soleil abandonnait les tropiques pour aller fondre les glaces du Groënland.

Plusieurs lignes consacrées aux conséquences morales d'un semblable état de choses; puis:

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«Le Soleil, pendant le cours de la longue année uranienne, doit s'éloigner jusqu'à la latitude du 76e degré... Que diraient les Terriens si le Soleil abandonnait subitement l'Afrique et les Tropiques pour aller fondre les glaces du Groënland!... et vous, Parisiens, seriez-vous assez étonnés, si le Soleil désertant vos régions tempérées, émigrait vers le pôle pour y tourner sans se coucher jamais; pendant un été de 21 ans, et demeurer ensuite invisible, pendant un hiver de même durée?»

Passant ensuite aux Satellites, Fédor Sharp écrivit:

«Ils tournent dans le sens de l'Équateur; mais en raison de l'inclinaison de cet Équateur sur le plan de l'orbite, ils voguent dans un plan à peu près perpendiculaire à celui où se meut la planète, et, contrairement à tous les autres satellites du système planétaire, tournent de l'Est à l'Ouest.»

Et emporté par l'enthousiasme, Sharp ajoutait:

«Ah! pourquoi n'existe-t-il plus de génies,... bons ou mauvais, qui puissent m'enlever sur leurs ailes et me faire aborder sur ce monde étrange!»

Certes, dans cette invocation, il entrait pour une bonne partie de curiosité.

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Sharp, nous l'avons dit, était un savant, et ses actes avaient, en grande partie, pour but de soulever le voile mystérieux enveloppant les mondes.

Mais tandis que, chez Ossipoff, cette curiosité était sans mélange, purement scientifique et que le père de Séléna eut donné volontiers sa vie pour la possession, durant cinq minutes seulement, de l'omniscience, chez Sharp, au contraire, cette curiosité avait un but pratique.

Il ne se serait pas écrié, comme son collègue de l'Académie des Sciences.

—Savoir et mourir après s'il le faut!

Il pensait qu'il était préférable de savoir, parce que de la science découlent le profit et la gloire.

Aussi, après avoir tracé le vœu enthousiaste dont nous avons parlé plus haut, posa-t-il sa plume et, se croisant les bras, la tête renversée sur le dossier de son fauteuil, se prit-il à réfléchir.

Ses réflexions ne furent pas longues et leur résultat se traduisit par une grimace.

Non, décidément, le séjour d'Uranus ne lui souriait qu'à moitié: un calendrier de soixante mille jours, un soleil presque invisible et marchant à rebours à travers les épais nuages d'une atmosphère inconnue, des lunes d'allure étrange et incorrecte, non, décidément, tout cela ne ferait pas son bonheur.

Mieux valait la Terre, avec le triomphe qui l'y attendait.

Et sous l'empire de cette pensée, il se leva, prit son télescope, le changea de place et le braqua sur l'espace pour y chercher sa planète natale.

Cela, il l'avait fait machinalement; aussi haussa-t-il les épaules en souriant de cet oubli.

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Pouvait-il apercevoir la Terre, si petite qu'elle était forcément invisible, et ensuite, si rapprochée du Soleil, qu'elle était perdue dans son rayonnement?

De même pour Mercure, Vénus et Mars; quant à Jupiter, après bien des recherches, Sharp le découvrit, mais il eut peine à le reconnaître, tellement son disque était petit et faible sa clarté!...

Il en fut de même pour Saturne qu'il distingua des autres étoiles, uniquement à cause de sa pâleur; car, ne présentant qu'un demi-disque, la «merveille céleste» n'envoyait aux Uraniens que le huitième de la clarté que lui connaît la Terre.

Neptune lui-même, si l'astronome ne fût arrivé par une série de calculs à établir mathématiquement sa place, ne se fût en rien distingué des autres étoiles dont scintillait l'espace.

Quand Sharp braqua de nouveau son télescope sur Uranus, la planète avait disparu.

Alors il poussa un profond soupir, songeant avec effroi au voyage plein de monotonie qui lui restait à accomplir, car maintenant il allait sillonner le désert sidéral sans côtoyer la moindre oasis stellaire où rafraîchir et reposer sa pensée.

Les jours s'écoulaient pour lui en une lenteur désespérante; il partageait son temps entre la lecture de volumes qu'il savait par cœur, la rédaction de ses notes de voyage et des promenades que l'exiguité du mondicule sur lequel il vivait rendait nécessairement fort courtes.

La nuit, il dormait peu et encore était-il contraint, pour forcer le sommeil à engourdir ses membres et sa pensée, d'user d'une boisson opiacée.

Et il appelait, de toutes ses forces, un événement quelconque, fût-il dangereux, qui pût l'arracher à l'espèce de catalepsie cérébrale et morale dans laquelle menaçait de sombrer son intelligence.

Comme si Dieu eut écouté son appel, il fit tomber sous la main du savant une Revue astronomique qu'il avait négligée jusque-là et qu'un soir, par désœuvrement, il se mit à feuilleter.

Tout à coup, il poussa un cri et se redressa, le visage animé, l'œil vibrant, la pommette enflammée.

Cette revue contenait un long article sur le courant astéroïdal qui trace dans l'espace son immense orbite touchant à Neptune et à la Terre.

Mais ce courant, il fallait que le fragment cométaire le traversât pour gagner la Terre et dans cette traversée, quelque chose pouvait se produire. C'était un danger,... c'était la mort peut-être!

Mais en même temps, pour Fédor Sharp, c'était un motif de sortir de cette léthargie dans laquelle il s'endormait; et, à partir de ce moment-là, il se plongea dans des calculs fantastiques pour arriver à prévoir le moment exact où il pénétrerait dans le courant.

Et c'est au milieu même de ses calculs qu'un choc formidable avait eu lieu, faisant osciller l'obus sur le sommet de la colline mercurienne qui lui servait de base.

Une seconde, Sharp avait eu la sensation d'une catastrophe finale résultant de la rencontre du mondicule qui le portait avec l'un des corpuscules du fleuve astéroïdal; puis, presque aussitôt, sous l'influence du choc en retour, il avait été arraché de son fauteuil et projeté sur le plancher où il était demeuré étourdi pendant plusieurs minutes.

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Revenu à lui, son premier mouvement fut de courir au hublot pour constater les désastres occasionnés par ce tamponnement formidable.

Rien ne lui parut changé.

Il consulta ses instruments: l'épave cométaire poursuivait invariablement sa route vers l'orbite terrestre: elle n'avait pas dévié d'une ligne.

Cela parut prodigieux à Fédor Sharp, qui se frotta énergiquement les yeux pour se bien convaincre qu'il n'avait pas rêvé.

Son fauteuil renversé, sa table bousculée, la bibliothèque sens dessus dessous étaient là pour lui prouver qu'il n'était pas le jouet d'une hallucination.

Certainement, un choc s'était produit, et peut-être, en parcourant le fragment cométaire, en aurait-il une preuve évidente.

C'est alors que, bien qu'il fît nuit encore, il avait endossé son respirole et était parti en toute hâte à la découverte.

Nous avons vu, dans le chapitre précédent, quel avait été le résultat absolument négatif de ses recherches, et comment, presque asphyxié, Fédor Sharp avait pu, à grand'peine, regagner son habitation métallique.

Quand il eut repris ses sens, l'ex-secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences tomba en une méditation profonde, absorbé par ce problème insoluble tout d'abord:

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Un choc avait eu lieu, cela était indéniable; comment avait-il pu se produire sans laisser aucune trace?

Depuis le temps qu'il vivait sur cette minuscule épave, il l'avait assez parcourue pour en connaître tous les coins et recoins, et si un changement, quelque petit fût-il, s'était produit à sa surface, il s'en serait aussitôt aperçu.

Mais, rien,... rien,... absolument rien.

Et il arpentait rageusement son étroit laboratoire, tournant et retournant sur lui-même, comme il tournait et retournait dans son esprit cette question:

Comment cela se peut-il faire?

Soudain, il s'arrêta net dans sa course, poussa une sourde exclamation, se frappa le front et s'écria:

—Eurêka!

Il venait de se rappeler ce principe de physique d'après lequel l'arrêt instantané du mouvement engendre la chaleur.

Il courut à sa table de travail et inscrivit, sur son carnet de notes, ces lignes tracées d'une main fébrile:

«Aujourd'hui, 5 février du calendrier terrestre: réveillé par forte secousse résultant d'un abordage contre l'un des corpuscules du courant astéroïdal.—Recherches sur épave complètement inutiles.—Présume que le bolide rencontré a pénétré assez profondément dans le fragment qui me porte pour que l'écorce cométaire, vitrifiée par la chaleur, se soit refermée sur lui ainsi que le vernis qui enduit les aérolithes.»

Et il ajoutait ces mots qui prouvaient combien était enraciné, dans son âme, l'espoir de regagner sain et sauf sa planète natale.

«À vérifier dès mon retour sur la Terre.»

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Lorsque, du fond de l'espace est accouru un corps énorme, monstrueux.


CHAPITRE XV

COMME LA LUMIÈRE

Ah!

À cette exclamation, poussée d'une voix angoissée, déchirante, Fricoulet se redressa sur son hamac et aperçut le comte de Flammermont assis sur le bord du sien. L'œil hagard, la face pâle et inondée de sueur, les membres tout frémissants.

—Qu'y a-t-il? demanda l'ingénieur pris d'inquiétude, en accourant au chevet de son ami,... es-tu malade?

Le jeune comte secoua la tête, regarda Fricoulet comme s'il ne le reconnaissait pas dès l'abord, puis son regard se promena autour de lui, examinant chaque chose avec un étonnement croissant.

Enfin, il passa ses deux mains sur son front, comme pour rassembler ses souvenirs, et partit d'un large éclat de rire.

—Dieu! fit-il en sautant sur les planches, quel bête de rêve je viens de faire!

La face soucieuse de Fricoulet se dérida.

—Alors, ce cri?... fit-il.

—J'ai crié? demanda Gontran... cela ne m'étonne pas,... j'ai eu assez peur pour cela.

Et il ajouta:

—C'est si bête... les rêves...

—Je ne suis pas de ton avis,... il en est de fort agréables;... ainsi, durant que tu t'encauchemardais, moi, de mon côté, je rêvais,... mais d'une façon pas désagréable du tout,... et tu m'as interrompu au plus beau moment.


Ici, nous demandons la permission d'ouvrir une parenthèse indispensable à la compréhension du présent chapitre.

Qu'est-ce que le rêve?

C'est la faculté que possède l'esprit humain de se dédoubler, pour ainsi dire, et de vivre d'une vie spéciale, la véritable vie spirituelle, dégagée de l'enveloppe charnelle, débarrassée des liens de la matière qui l'alourdit.

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Pendant le sommeil, l'esprit continue le travail commencé à l'état de veille, ou reprend la suite des idées dont le cours a été momentanément interrompu par l'assoupissement du corps. C'est l'existence qui se poursuit véritablement, sans solution de continuité, et le dormeur, dont le cerveau dégagé de toute préoccupation physique, est, en quelque sorte, affiné, ou, pour mieux dire, a sa force et son acuité poussées jusqu'à l'ultime puissance, trouve parfois, à l'état de sommeil, la solution d'importantes questions insolubles à l'état de veille, et met aussi à exécution d'irréalisables projets conçus et déclarés par lui impossibles, quelques heures auparavant.

C'est sous l'empire de ce phénomène mystérieux et magique du rêve que nos héros étaient tombés, alors qu'ils demeuraient étendus côte à côte sur le plancher de leur véhicule, dans un état léthargique voisin de la mort.

Et tandis que, sans qu'ils pussent en avoir conscience, leur catalepsie charnelle reprenait, avec le fragment cométaire dans lequel elle était pour ainsi dire ensevelie, le chemin de la planète natale, leur esprit, dégagé des liens de la matière, poursuivait le voyage tel qu'il se fût logiquement accompli sans l'accident qui avait, d'une façon si inattendue, arrêté dans sa course le wagon l'Éclair.

Cela une fois bien établi, nous fermons la parenthèse ouverte quelques lignes plus haut, et nous reprenons le dialogue des deux voyageurs endormis, là où nous l'avions interrompu.


—Ma foi! mon cher Alcide, dit le comte de Flammermont, je te dois mille excuses; l'existence que nous menons dans cette cage de lithium est si désespérément triste et monotone, qu'en vérité, lorsque la Providence vous envoie un rêve quelque peu réjouissant...

—Plus que réjouissant, mon cher, merveilleux, réellement merveilleux...

—Tu ne m'en veux pas?

—Tu plaisantes,... mais, tu m'as fait une fière peur avec ton cri...

—Si tu avais été à ma place, tu aurais crié sans doute, tout comme moi.

Et, secouant les épaules:

—Brrr,... fit-il, je frissonne encore en y pensant.

—Mais, enfin, qu'est-il arrivé?

—Figure-toi que j'étais de quart et que, pour me distraire, je regardais par l'un des hublots de la machinerie, lorsque tout à coup, du fond de l'espace, arrivant sur nous avec la rapidité de la foudre, est accouru un corps énorme, monstrueux... Alors, je me précipitai vers le levier du gouvernail sur lequel je pesai de toutes mes forces;... mais j'avais beau faire, le véhicule suivait la droite ligne, refusant d'obéir, filant, avec la rapidité d'une flèche, dans la direction de ce bolide, comme s'il eût été attiré par un aimant invisible.

En faisant ce récit, le jeune comte repassait de nouveau par toutes les angoisses de son épouvantable cauchemar, car ses traits étaient contractés et une légère sueur perlait sur son front.

—Ce qu'il y avait de plus horrible, poursuivit-il, c'est qu'en dépit de tous mes efforts, je ne pouvais sortir de la machinerie; j'étais comme cloué près des appareils, incapable de faire un pas; je voulais appeler au secours,... mes lèvres s'ouvraient, mais ma gorge était tellement contractée par la terreur, qu'aucun cri n'en pouvait sortir,... et nous avancions,... nous avancions toujours... Soudain, le contact eut lieu avec un bruit épouvantable,... l'appareil s'aplatit contre le bolide, comme un hanneton qui, dans son vol affolé, s'écrase contre un arbre,... puis tout devint noir... C'est alors, sans doute, que j'ai poussé le cri qui t'a éveillé.

Fricoulet se mit à rire en voyant M. de Flammermont se palper avec inquiétude et murmurer:

—J'ai tellement eu l'impression de la catastrophe, que je me sens courbaturé par tout le corps et que je suis stupéfait de trouver mes membres au complet.

—Eh bien! moi, dit à son tour l'ingénieur, j'ai rêvé tout le contraire de toi; pendant que tu assistais à la destruction de l'Éclair, je trouvais le moyen d'accélérer sa marche.

—La mécanique!... toujours la mécanique! dit Gontran en plaisantant.

—La mécanique, mon cher, est la plus belle conquête de l'homme.

Et comme le jeune comte haussait les épaules.

—En tout cas, poursuivit-il, si quelqu'un doit la dédaigner, ce n'est pas toi.

M. de Flammermont répondit avec un ricanement:

—Je doute que tu sois d'accord sur ce point avec M. Ossipoff, aux yeux duquel l'astronomie l'emporte sur toutes les autres connaissances humaines.

—Peu m'importe l'opinion de M. Ossipoff; mais, en ce qui te concerne, je te ferai remarquer que ton dédain pour la mécanique me paraît résulter d'un caractère enclin à l'ingratitude.

—Parce que?...

—Parce que c'est la mécanique qui t'a tiré de tous les mauvais pas où t'a mis, jusqu'à présent, l'astronomie, parce que c'est encore la mécanique qui va te sauver...

—Comment cela?

—En me permettant, comme je te l'ai dit tout à l'heure, d'augmenter dans des proportions notables la marche de notre appareil.

—Mais, mon pauvre ami, fit Gontran incrédule, tu oublies que ce système merveilleux, tu l'as rêvé.

—Mon cher, répliqua l'ingénieur, le rêve confine, plus que tu ne crois, à la réalité,... et la preuve...

Fricoulet s'interrompit pour jeter rapidement sur son carnet quelques calculs, qu'il tendit ensuite narquoisement à son ami.

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—Qu'est-ce que c'est que ça? bougonna M. de Flammermont, en repoussant de la main le carnet de l'ingénieur.

Celui-ci répondit:

—C'est la preuve que les quatre-vingt mille mètres que nous parcourons par seconde—soit soixante-quinze mille lieues à l'heure—peuvent se transformer en soixante-quinze mille lieues... par seconde...

—Mais c'est de la folie pure! s'écria une voix derrière Fricoulet.

Celui-ci se retourna et se trouva nez à nez avec M. Ossipoff, qui sortait de sa cabine.

—C'est de la folie! répéta le vieux savant.

Fricoulet le regarda d'un air gouailleur.

—Vous êtes bien certain de ce que vous avancez là? demanda-t-il.

—Il me semble que nous avons atteint le maximum de vitesse que pouvait nous donner l'électricité.

—Il vous semble bien, mon cher monsieur, répliqua l'ingénieur, et cela pour deux raisons: la première, c'est que, comme vous venez de le dire fort justement, l'électricité nous a donné le maximum de rapidité qu'il lui est possible de nous donner; la seconde raison,... c'est que notre provision d'électricité est épuisée.

Ces mots furent accueillis par la même exclamation terrifiée, sortie en même temps de la bouche de M. Ossipoff et de Gontran.

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—Mais nous sommes perdus!

—C'est-à-dire que nous le serions, si je n'avais trouvé ce moyen.

Le vieux savant enveloppa l'ingénieur d'un regard incrédule.

—Et ce moyen merveilleux vous permet de vous passer d'électricité?

—Absolument.

—En ce cas, quelle force actionne votre moteur?

—Je supprime le moteur.

—Mais l'hélice?...

—Je supprime l'hélice...

Ossipoff recula d'un pas en poussant un «oh!» d'ahurissement. Quant à Gontran, il n'avait pas les yeux assez grands pour considérer son ami.

—J'avais bien raison, murmura le vieillard, c'est de la folie!

—C'est de la folie, en effet, ne put s'empêcher de dire à son tour M. de Flammermont.

—Si vous me laissiez m'expliquer, riposta l'ingénieur avec calme, alors, vous pourriez me qualifier en toute connaissance de cause. En deux mots, voici la chose: je mets en communication, avec le tube central dans lequel tourne actuellement l'hélice, un de nos réservoirs à air comprimé, dont la détente nous procurera une rapidité supérieure à celle de la foudre.

Gontran étirait ses moustaches d'un air pensif et Ossipoff caressait sa barbe avec énergie, ce qui était, chez lui, l'indice d'une méditation profonde.

—Alors, murmura-t-il à mi-voix, comme se parlant à lui-même, nous avancerions par la force de réaction.

—Précisément... Eh bien! que pensez-vous de mon moyen?...

Avant que le vieillard eut eu le temps de répondre, M. de Flammermont s'écria:

—Je pense, moi, qu'il est impraticable.

—Parce que?

—Parce que, avant de songer à aller de l'avant, il faut songer à vivre.

—Eh bien?

—Eh bien! si l'on emploie à actionner notre véhicule notre provision d'air, qu'est-ce qui actionnera nos poumons?

L'ingénieur sourit d'un air triomphant, et, posant sa main sur l'épaule du jeune comte:

—Ne crains rien, fit-il, tes poumons auront, quand même, de quoi se sustenter largement. Je vais plus loin, je veux qu'une fois revenus sur Terre, nous puissions faire respirer, à raison d'un mètre cube par personne, tous les auditeurs curieux de nous entendre raconter nos aventures.

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Ossipoff avait pris le carnet de Fricoulet et s'était enfoncé dans une longue série de calculs où les équations s'entassaient les unes sur les autres.

—Si je ne me trompe pas, dit-il, nous pourrions, en deux heures, atteindre Uranus.

—Dame!... à raison de soixante-quinze mille lieues à la seconde...

—Et nous serions en quatre heures à Neptune.

Voyant que le vieux savant examinait sérieusement l'inexécutable projet que faisait entrevoir l'ingénieur, M. de Flammermont ouvrait de grands yeux.

—Mais, en ce cas, demanda-t-il, combien, dans ces conditions, nous faudra-t-il de temps pour regagner la Terre?

Avant que Fricoulet n'eut ouvert la bouche, Ossipoff répondit:

—Pas plus de sept heures.

M. de Flammermont jeta sur le vieillard un regard ahuri, se demandant s'il était subitement devenu fou... ou s'il se moquait de lui.

Mais, au visage grave d'Ossipoff, il fut bien obligé de se rendre à l'évidence et de se persuader que l'autre parlait sérieusement.

—Sept heures!... murmura-t-il, sept heures...

Fricoulet avait repris son carnet des mains du vieux savant, et, après y avoir jeté un coup d'œil:

—Je crois que vous faites erreur, monsieur Ossipoff, dit-il.

—Comment cela?

—C'est cinq heures seulement qu'il nous faudrait, car la distance de Neptune à la Terre n'est que de plus d'un milliard de lieues... or, à raison de soixante-quinze mille lieues à la seconde...

—D'accord; mais, dans les sept heures dont je parle, je compte le temps nécessaire à la recherche et à l'étude d'Hypérion.

À ce nom, Gontran ouvrit de grands yeux, et, malgré lui, il allait pousser une exclamation étonnée, lorsqu'une voix lui chuchota doucement à l'oreille:

—C'est la dernière planète du système solaire.

La dernière planète du système solaire!

En entendant ces mots, Gontran fut sur le point de se récrier; de ses lectures rapides et distraites des Continents célestes, il avait retenu que les limites du système solaire étaient tracées par l'orbite de Neptune, et voilà que, maintenant, on lui parlait d'Hypérion!

Mais, en vérité, il s'agissait bien d'astronomie!

Foin d'Hypérion et du reste!

Dans douze jours, il allait revoir la Terre, dans douze jours il ferait afficher, à la mairie du VIIIe arrondissement, la publication des bans, et, deux semaines plus tard...

Et cette perspective si proche d'un bonheur qui, depuis si longtemps, s'évanouissait au moment où il croyait le toucher du doigt, chassait, loin de son esprit, tous les découragements, tous les déboires, tous les dépits, toutes les amertumes dont sa vie avait été pleine depuis quelques mois.

Il ne songeait plus qu'à une seule chose: c'est que ces éternelles fiançailles allaient prendre fin, c'est que le jour du mariage était proche, c'est qu'il aimait Séléna plus que jamais, et que Séléna allait enfin devenir sa femme. Il s'était retourné, avait saisi entre les siennes les mains de la jeune fille, et, l'enveloppant d'un regard plein de tendresse:

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—Oh! mon aimée! murmura-t-il.

Ce furent les seuls mots que son émotion lui permit de prononcer tout d'abord.

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Mlle Ossipoff, qui n'avait point entendu les révélations de Fricoulet, ne comprenait nécessairement rien au trouble de son fiancé, et le considérait avec un étonnement d'autant plus grand que,—comme nous l'avons dit dans les précédents chapitres,—l'humeur du jeune comte s'aigrissait de chaque nouveau retard apporté au retour par la curiosité sans cesse inassouvie d'Ossipoff, et, irrité contre le père, se détachait peu à peu de la fille.

Elle était donc très étonnée, mais, au fond, une grande joie gonflait son cœur; il y avait si longtemps que son fiancé ne lui avait si tendrement serré les mains, si longtemps que sa voix n'avait eu de si affectueuses intonations.

Même, une larme perla à la pointe de ses longs cils, larme de bonheur dont M. de Flammermont surprit le scintillement, dont il comprit la cause, et qui fit naître, en son âme, un cruel remords de son attitude sèche et rancuneuse, depuis plusieurs semaines.

—Qu'arrive-t-il donc, Gontran? demanda Mlle Ossipoff avec un sourire qui trahissait sa joie et pardonnait à l'ingrat.

Il lui pressa les mains avec plus d'émotion encore, et murmura:

—Il arrive, ma chère Séléna, que le bonheur, qui nous fuit depuis si longtemps, veut bien enfin se laisser atteindre.

—Que voulez-vous dire?

-Je veux dire qu'avant un mois vous serez comtesse de Flammermont.

La jeune fille regarda son fiancé comme elle eut regardé un fou, puis ses yeux se portèrent sur son père pour l'interroger.

Mais M. Ossipoff était, en ce moment, bien trop occupé à vérifier les calculs de Fricoulet pour faire attention à sa fille.

Alors Séléna, s'adressant à l'ingénieur lui-même, qui considérait les deux fiancés d'un air narquois:

—Que me dit Gontran, fit-elle, que nous allons revoir la Terre?...

—Gontran a raison, mademoiselle, répondit Fricoulet d'un ton gouailleur. Tout comme Jeanne d'Arc, j'ai eu, cette nuit, une vision,... et c'est cette vision qui nous sauvera.

Mlle Ossipoff tendit gentiment sa main à l'ingénieur:

—Monsieur Fricoulet, dit-elle, c'est à vous que nous devrons notre bonheur.

Le jeune homme fronça légèrement les sourcils.

—Si c'est à ce point de vue-là que vous me remerciez, répondit-il d'un ton bourru, vous avez bien tort, mademoiselle,... car j'ai bien peur que vous ne me reprochiez, plus tard, de vous avoir arrachée au désert sidéral pour vous ramener sur votre planète natale...

—Toujours tes idées sur le mariage? riposta le comte.

Fricoulet secoua la tête.

—Le bonheur, en matière conjugale, prononça-t-il sentencieusement, ne peut résulter que d'un absolu assortiment des époux.

—Mais,... s'écria M. de Flammermont, que nous manque-t-il donc?

—Mon cher, l'astronomie et la diplomatie ne pourront jamais marcher du même pas.

Et, se penchant à l'oreille de Gontran, il lui désigna, d'un geste tragico-comique, Ossipoff qui griffonnait toujours.

—Mais regarde-le donc, malheureux, dit-il; crois-tu, franchement, que tu sois le gendre qu'il faut à un homme comme celui-là?

Gontran se mit à rire.

—Comme gendre, répondit-il, je suis peut-être défectueux; mais j'ai la prétention d'avoir en moi l'étoffe d'un époux admirable.

Fricoulet haussa les épaules.

—Théories dangereuses, grommela-t-il; imprudent celui qui, dans une loterie comme celle du mariage, fait la part de l'imprévu;... si j'étais un véritable ami...

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Il s'arrêta et fixa sur le comte un regard singulier.

—Eh bien! dit Gontran, si tu étais un véritable ami, que ferais-tu?

—J'exigerais, avant de mettre à exécution ma combinaison, que tu fisses vœu de célibat;... comme cela, je n'aurais pas à me reprocher, plus tard, d'être la cause de ton malheur.

M. de Flammermont haussa les épaules.

—Tu es fou! dit-il.

L'ingénieur allait sans doute répliquer, lorsqu'un vacarme épouvantable se fit entendre dans la cabine qui servait de cellule à Farenheit.

—Allons, bon! gronda le jeune comte, voilà ce Yankee du diable qui va recommencer à faire des siennes.

Et il s'approcha de la porte pour imposer silence au prisonnier par le procédé qui lui était familier, c'est-à-dire à grands coups de pied appliqués dans la porte.

Mais, à sa grande surprise, le vacarme cessa tout à coup, et la voix de l'Américain s'éleva, demandant avec douceur:

—Est-ce vous, monsieur Fricoulet?

Gontran se tourna vers son ami:

—Entends-tu? chuchota-t-il, il te parle.

L'ingénieur s'avança à son tour.

—C'est à moi que vous en avez, sir Jonathan? fit-il.

—Oui, je voudrais vous dire un mot.

—Parlez,... je vous écoute...

—Non... je ne puis parler comme cela,... ouvrez la porte.

—Jamais de la vie, s'écria M. de Flammermont, pour que vous recommenciez vos bêtises...

—Je ne suis plus malade, riposta l'Américain d'une voix douce; je vous jure que je serai raisonnable.

Gontran se pencha à l'oreille de Fricoulet:

—Il n'y a de pires fous, chuchota-t-il, que ceux qui prétendent ne pas l'être.

—Cependant, s'il était guéri, murmura Mlle Ossipoff prise de pitié... c'est bien triste d'être enfermé là-dedans, comme une bête féroce dans sa cage...

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—Je ne dis pas le contraire,... mais songez que notre apitoiement pourrait nous coûter la vie...

—Baste!... quand on est prévenu, dit l'ingénieur.

Et, faisant signe aux deux jeunes gens de s'écarter un peu, il ouvrit la porte.

Aussitôt, le prisonnier s'élança hors de la cabine, se précipita sur Fricoulet qui, surpris par le choc, roula à terre, l'entraînant dans sa chute.

N'écoutant que son courage, M. de Flammermont sauta sur l'Américain, et avec l'aide de Fricoulet qui, d'un bond, s'était relevé, le maintint en respect.

Ils n'eurent, d'ailleurs, aucune peine à cela, Farenheit ne faisait pas un mouvement, leur abandonnant, sans résistance, ses deux poignets auxquels ils se cramponnaient.

—C'est cela que vous appelez être raisonnable! grommela Fricoulet.

—Je ne voulais pas vous faire de mal, répondit l'Américain d'un air tout confus.

—Au contraire, n'est-ce pas? riposta gouailleusement l'ingénieur.

—Je voulais vous embrasser.

Fricoulet eut un haut-le-corps de surprise, tandis que, s'adressant à Séléna, Gontran mettait son index sur son front pour montrer que, selon lui, le Yankee avait toujours la cervelle déséquilibrée.

D'un clignement d'yeux, Fricoulet recommanda la douceur au comte, qui s'apprêtait à réintégrer l'Américain dans son cabanon.

—Certainement, dit-il, je suis très touché de cette manifestation de tendresse, mon cher sir Jonathan; mais pour quelle raison vouliez-vous m'embrasser?

—Parce que vous êtes un grand homme...

—Un grand homme!... moi!...

—Oui, un grand homme... le plus grand que je connaisse, non seulement dans le monde entier, mais dans les États-Unis! s'écria Farenheit en s'animant.

—Expliquez-moi au moins pourquoi?...

—Parce que vous avez trouvé le moyen de me faire revoir New-York, alors que celui-là voulait me faire traîner mes misérables os à travers ses planètes du diable!...

Et, d'un hochement de tête expressif, il désignait Ossipoff.

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Puis, se dégageant brusquement de l'étreinte de Gontran, il sauta au cou de l'ingénieur qu'il embrassa sur les deux joues, avant qu'il eût le temps de se reconnaître.

Ensuite, d'une voix vibrante et attendrie.

—Quand je pense, dit-il, que grâce à vous je m'en vais voir les trottoirs de la cinquième avenue, et mes actionnaires, et l'Excentric club, et...—ah! je vous jure bien que mon premier soin sera de vous élever une statue en bronze sur la principale place de New-York...

—Vous êtes trop bon, sir Jonathan... un aussi mince service que celui-là ne vaut pas la peine que vous vous lanciez dans des dépenses.

—Quel malheur! poursuivit l'Américain, que le ciel n'ait point béni mon union avec mistress Farenheit!

Fricoulet haussa les sourcils en signe de stupéfaction.

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—Si j'avais une fille, ajouta le Yankee, c'est avec la joie la plus grande que je vous donnerais sa main.

L'ingénieur fit la grimace.

—Et c'est avec la joie la plus grande que je la refuserais, pensa-t-il.

Puis, tout haut:

—Vous avez donc entendu notre conversation de tout à l'heure? demanda-t-il à Farenheit.

—Tout d'abord, je n'ai fait que de l'entendre; depuis plusieurs jours je me sentais moins mal... ma tête me semblait plus libre, les idées plus nettes, s'enchaînaient avec plus de logique, en même temps, la mémoire me revenait;... puis, soudain, certains mots de votre conversation ont frappé mes oreilles d'une façon singulière, le brouillard qui obscurcissait mon cerveau s'est dissipé comme par enchantement et j'ai compris... Vous parliez de la possibilité de revoir la Terre dans quelques jours et la lucidité m'est complètement revenue.

Puis, saisissant de nouveau les mains de l'ingénieur, il les secoua avec force, en répétant:

—Vous êtes un grand homme!...

Fricoulet hocha la tête.

—C'est bon... c'est bon, dit-il en riant, vous me direz cela à New-York; pour le moment, il faudrait agir.

Et s'approchant d'Ossipoff, toujours enfoncé dans la vérification des calculs de l'ingénieur.

—Eh bien! demanda-t-il, ça va-t-il ainsi?

—À mon avis, oui... voulez-vous voir, mon cher Gontran?

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L'Éclair semble s'élancer dans l'espace d'un bond formidable.

Et il tendit le carnet au jeune comte, qui le repoussa avec un geste très digne en disant:

—Je ne me permettrai certainement pas de contrôler après vous.

—En ce cas, s'écria l'ingénieur, à la besogne.

—Que faut-il faire?

—Nous débarrasser de l'hélice et du moteur; ensuite, nous installerons les conduites d'air comprimé.

Ossipoff hocha la tête.

—Nous débarrasser de l'hélice, bougonna-t-il, c'est fort facile à dire, mais le moyen.

—Très simple, répondit l'ingénieur.

Il alla au levier qui commandait le gouvernail.

—Attention, dit-il, je vais manœuvrer de façon à dresser verticalement l'appareil; donc, préparez-vous à changer de position.

Peu à peu, il manœuvrait le levier et l'Éclair, quittant la position horizontale, se levait sur son arrière, comme un cheval qui se cabre.

—Là, dit l'ingénieur au bout de quelques instants, voilà qui est fait; maintenant, au moyen de cet autre levier qui communique avec le tube central, je vais dévisser les pivots de l'arbre du propulseur, et l'hélice tombera tout d'une pièce dans le vide... Quant au moteur, il nous suffira d'entr'ouvrir le trou d'homme pour le jeter hors du wagon—ce sera une perte d'air de quelques mètres cubes... mais nous les rattraperons largement par la légèreté que nous acquerrons.

—Et ensuite?

—Ensuite, nous ajusterons les tuyaux qui conduiront l'air comprimé jusqu'au tube central.

Tout en parlant, Fricoulet manœuvrait un levier placé dans un coin de la machinerie, et les voyageurs entendaient distinctement une sorte de grincement dans le centre même du véhicule.

Tout à coup, l'Éclair frémit dans sa coque et sembla s'élancer dans l'espace d'un bond formidable.

By God! grommela Farenheit en se cramponnant à la cloison, qu'arrive-t-il donc?

—Tout simplement ce qui arrive à un ballon délesté.

—Quoi!... l'hélice?...

—L'hélice s'est transformée déjà en corpuscule nouveau modèle; maintenant, passons au moteur.

Et Fricoulet s'armant d'un levier allait attaquer l'appareil, lorsque Gontran lui posa la main sur le bras.

—As-tu pensé à une chose?

—Laquelle?

—C'est que cette surprenante vitesse dont tu parles pourrait bien être impossible au sein de l'anneau corpusculaire où nous sommes; les astéroïdes vont nous opposer peut-être une résistance considérable,... qui sait même si cette résistance ne sera pas suffisante pour annuler notre élan?

Fricoulet allongea les lèvres dans une moue dubitative.

—C'est douteux, murmura-t-il.

—Mais, enfin, si cela se produisait?...

—Eh bien! si cela se produisait, nous en serions quittes tout simplement pour abandonner le courant astéroïdal qui deviendrait plus nuisible qu'utile.

Gontran jeta les bras au plafond.

—Et naviguer dans le vide!... mais ce n'est pas possible!...

—Il faudra cependant que cela le devienne... possible; au surplus, avec une aussi grande vitesse, l'espace sera assez dense pour nous fournir un point d'appui.

Et voyant que le jeune comte paraissait ne pas comprendre.

—Tu sais bien, poursuivit-il, que le vide des espaces n'est pas le vide absolu, lequel, d'ailleurs, impossible à produire, n'est qu'un vain mot; l'espace est sillonné en tous sens, par une quantité d'atomes cosmiques, débris de mondes détruits, et ces atomes peuvent devenir un point d'appui efficace... mais, à condition que notre vitesse soit excessive...

Ossipoff, en entendant ces mots, tressaillit, et s'approchant de l'ingénieur:

—Ainsi, demanda-t-il avec une certaine anxiété dans la voix, vous croyez que l'Éclair pourrait filer assez rapidement pour pouvoir quitter le fleuve corpusculaire?

—Je ne le crois pas... j'en suis certain.

Le visage du vieux savant s'illumina.

—Alors, s'écria-t-il, tout à l'heure, lorsque je parlais d'aller visiter Hypérion, je disais la vérité—sans m'en douter.

Fricoulet ricana.

—Assurément, répondit-il, rien ne serait plus facile que d'aller visiter Hypérion; mais de même que pour faire un civet il faut un lièvre, de même, pour visiter une planète il faut qu'elle existe.

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Un flot de sang empourpra les joues du vieillard qui, croisant les bras sur sa poitrine, demanda d'une voix indignée:

—Oseriez-vous prétendre que Neptune soit le point extrême du système solaire?

—Je ne prétends rien, s'empressa de répliquer Fricoulet, je suis ingénieur, moi, et non astronome;... seulement j'avais entendu dire que Neptune était la dernière planète qu'il avait été donné à l'homme d'apercevoir.

—Alors, à quoi attribuez-vous les perturbations remarquées dans la marche de Neptune, si ce n'est à la présence d'un autre monde, invisible pour nous, qui retarde ou avance la course de la planète suivant qu'il est en avant ou en arrière et que son attraction s'exerce d'un côté ou de l'autre?

—Je vous répète, répondit encore l'ingénieur, que je ne puis entamer une discussion à ce sujet; seulement je vous serais très obligé de me dire sur quel point du ciel vous vous dirigerez pour la trouver... cette fameuse planète transneptunienne.

Le vieillard hésita avant de répondre.

—La vérité, dit-il après quelques secondes de silence, c'est que, jusqu'à présent, on n'a, sur Hypérion, que des données très vagues.

L'ingénieur dissimula un sourire moqueur.

—Cela étant, au moment où il s'agira de mettre le cap sur Hypérion, je vous confierai la barre et vous dirigerez l'Éclair où bon vous semblera;... on ne peut pas mieux faire.

Ossipoff ne répondit pas, mais fixa sur l'ingénieur un regard furieux.

M. de Flammermont qui, jusque-là, était demeuré silencieux, prit la parole:

—Il me semble, dit-il, que cette discussion est tout à fait platonique.

—Parce que? interrogea Fricoulet.

—Parce que le fleuve corpusculaire dont nous descendons le courant ne va pas au delà de la sphère d'Uranus.

—Mais, puisque M. Fricoulet prétend qu'en imprimant au véhicule une vitesse spéciale, on pourra se passer du fleuve d'astéroïdes et trouver un point d'appui dans le vide, rien ne nous empêche de dépasser l'orbite de Neptune et de chercher à percer le voile mystérieux qui enveloppe la planète transneptunienne.

Et, d'une voix vibrante:

—Songez, mon fils, quelle gloire serait la nôtre si nous parvenions à résoudre ce grand problème scientifique,... à répondre à ce point d'interrogation énorme qui se dresse devant tous les astronomes terrestres!

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—Je ne dis pas non,... je ne dis pas non,... balbutia M. de Flammermont d'un ton qui laissait supposer combien peu il partageait l'enthousiasme du vieux savant.

Celui-ci continua:

—Et par delà Hypérion, ne sentez-vous pas l'infini qui vous attire? ne désirez-vous pas?...

Ce fut Séléna qui l'interrompit.

—Mais, cher père, dit-elle, l'infini n'était point inscrit sur notre itinéraire...

—Eh! quoi! s'écria Ossipoff, pourrions-nous passer indifférents à côté de toutes ces merveilles qui remplissent l'infini? et les étoiles, les systèmes stellaires, doubles, triples, les nébuleuses...

Farenheit eut un haut-le-corps véritablement épouvanté; Fricoulet secoua les épaules.

Gontran répliqua:

—Mais, mon cher monsieur, votre soif de curiosité vous fait oublier la réalité des choses... Mon ami Alcide vous a dit tout à l'heure qu'il lui était possible de communiquer à notre wagon une vitesse de soixante-quinze mille lieues par seconde; or, c'est précisément là l'espace franchi, dans le même laps de temps, par un rayon de lumière...

—Je sais cela tout aussi bien que vous, mon cher enfant, répondit le vieillard d'un ton un peu sec; où voulez-vous en venir?

—Tout simplement à ceci: que l'étoile la plus rapprochée de nous est située à une distance 7,400 fois plus grande que celle qui sépare Neptune du Soleil; or, le rayon de lumière parti de cette même étoile et voguant avec une vélocité de soixante-quinze mille lieues par seconde...

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—Mettrait, pour nous parvenir, trois ans et six mois, dit Fricoulet en achevant la phrase de son ami.

—Quant aux autres étoiles, nébuleuses, etc., elles sont incomparablement plus éloignées encore... C'est donc, selon moi, de la folie que de songer à les atteindre.

Les lèvres d'Ossipoff se pincèrent dans une grimace de mauvaise humeur.

—Ce ne serait pas une folie, grommela-t-il, si M. Fricoulet pouvait—comme il s'en est vanté tout à l'heure—nous donner une vitesse infinie.

—Infinie!... permettez, se récria l'ingénieur, je n'ai point parlé de cela; j'ai dit que je pensais pouvoir arriver, dans le vide, à cinq cent mille lieues par seconde; avec une vitesse semblable, il ne nous faudrait pas plus de temps pour nous rendre à Alpha de Centaure que nous n'en avons mis pour aller de Mars à Saturne.

—Ce serait prodigieux! murmura Ossipoff, qui fut s'asseoir dans un coin, où il ne tarda pas à tomber en de profondes méditations.

—Belle idée que tu lui as fourrée en tête, avec tes vitesses insensées, grommela Gontran à l'oreille de Fricoulet;... tu vas voir qu'il nous emmènera au diable.

—Baste! nous ne sommes pas des enfants, riposta l'ingénieur, et il ne fera que ce que nous voudrons.

—Que le Ciel t'entende, riposta M. de Flammermont en hochant la tête d'un air peu convaincu.

Cependant, tout en causant et en discutant, on avait travaillé; le moteur et ses appareils, une fois lancés dans le vide par l'entrebâillement du «trou d'homme», on avait mis en place les tuyaux destinés à faire parvenir l'air comprimé dans le tube central, qui servait primitivement d'enveloppe à l'hélice.

—Puis, Fricoulet avait replacé le véhicule dans la position horizontale; ensuite de quoi il avait ouvert tout grand le robinet du réservoir à air comprimé.

Comme un cheval de course auquel le jockey applique un coup de cravache, l'Éclair s'élança.

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—Eh bien? demanda Ossipoff très anxieux.

—Eh bien! mes prévisions étaient justes; nous avons nos soixante-quinze mille lieues à la seconde;... si vous m'en croyez, maintenant, tout le monde ira prendre un peu de repos.

Tout le monde, y compris Ossipoff, s'empressa de suivre ce conseil et, quelques minutes après, chacun, étendu sur son hamac, ronflait à poings fermés,—même Séléna.

Le lendemain, les voyageurs furent éveillés par un cri de désespoir; croyant à un malheur, ils sautèrent à bas de leur hamac et coururent à la machinerie.

Debout devant son télescope, Ossipoff s'arrachait les cheveux.

—Père! cher père, qu'avez-vous? demanda Séléna tout anxieuse.

—Uranus,... répondit le vieillard.

—Eh bien! quoi!... Uranus? fit Farenheit.

—Disparue, répliqua Ossipoff.

Durant les quelques heures que les Terriens étaient demeurés étendus sur leur hamac, l'orbite de la planète avait été franchie, et c'est cette constatation qui plongeait le vieux savant dans une si profonde douleur.

C'était le malheur irréparable, et Ossipoff se fût arraché tous les cheveux qui lui restaient, que les choses n'eussent point changé d'un iota.

D'ailleurs, un incident important vint faire diversion à sa désolation.

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Les corpuscules devenaient de plus en plus rares et disséminés dans le grand courant météorique qui allait, obliquant d'une manière considérable. Avant peu, ou bien l'Éclair serait sorti du courant, ou bien celui-ci, tari, n'aurait pas plus la force de jouer un rôle de point d'appui que ne l'avait le vide ambiant.

—Mes amis, dit tout à coup Fricoulet qui, depuis quelques heures, suivait avec attention la marche de l'appareil, le moment est venu de prendre une décision.

—Qu'arrive-t-il donc? demandèrent à la fois les Terriens réunis autour de l'ingénieur.

—Le courant météorique a des interruptions;... dans quelques instants, nous aurons atteint son aphélie.

Farenheit jeta en l'air sa casquette de voyage.

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—En route pour la Terre, alors! s'écria-t-il.

Le visage d'Ossipoff s'assombrit.

—À l'aphélie, murmura-t-il.

—Je puis même ajouter, déclara Fricoulet, qui avait marché vers un hublot, au travers duquel il examinait l'espace, que nous arrivons dans une solution de continuité de l'anneau cosmique, mais que nous sommes sur le bord confinant au désert stellaire... Que décidons-nous?

—Allons de l'avant, implora Ossipoff.

—Droit sur la Terre! dirent ensemble Gontran et Farenheit.

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—Hâtons-nous! insista l'ingénieur; dans notre situation, les secondes valent des années.

—Mes amis, mes chers amis, fit le vieux savant d'une voix suppliante, aurez-vous le courage de vous en retourner sans avoir vu Neptune et Hypérion... Gontran, mon ami, mon fils, faites-moi encore ce sacrifice;... et vous, cher sir Jonathan, voulez-vous qu'il soit dit, à votre retour, qu'un Américain a reculé devant la perspective d'un voyage à travers le vide?

—Reculé! s'écria Farenheit piqué au vif dans son amour-propre.

—Et vous, monsieur Fricoulet, ne tiendrez-vous pas à faire la preuve de la théorie de votre air comprimé sur l'espace?

—Hâtons-nous! hâtons-nous,... grommela l'ingénieur pour toute réponse.

—C'est un retard, fit Gontran.

—Oh! de quelques jours à peine.

—C'est un détour, dit à son tour l'Américain.

—D'environ quinze cents millions de lieues, riposta le vieillard, une misère.

Fricoulet frappa du pied.

—Eh bien! demanda-t-il, que décidez-vous?

Il promena autour de lui un regard circulaire, vit toutes les physionomies indécises, excepté celle d'Ossipoff, qui portait les traces de la plus grande anxiété.

Il eut pitié du vieillard et s'écria:

—En avant!

Il pesa sur le levier du gouvernail, le wagon vibra une seconde, puis, évoluant, sortit du fleuve astéroïdal.

Une seconde encore, il flottait dans le vide, en route pour Neptune!

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CHAPITRE XVI

DANS LEQUEL NOS VOYAGEURS, CROYANT REVENIR SUR TERRE, PARTENT POUR L'INFINI

Eh! je te répète, moi, que ce n'est plus de l'astronomie.

Fricoulet regarda son ami avec stupéfaction.

—Alors, comment appelles-tu cela?

—De tous les noms qu'il te plaira, hormis de celui-là; l'astronomie consiste à examiner l'univers céleste, à étudier les mondes dont il est rempli,... au besoin, à fouiller l'espace pour y découvrir des terres inconnues.

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—Eh bien! Leverrier n'a pas fait autre chose.

—Jamais de la vie!... je ne sais même pas s'il a mis son œil au télescope pour chercher Neptune... Quelqu'un a dit de lui qu'il avait trouvé Neptune «au bout de sa plume»... c'est là une expression des plus heureuses...

L'ingénieur répliqua:

—Il n'en a eu que plus de mérite.

—Comme mathématicien peut-être, mais comme astronome, c'est différent.

Fricoulet se mit à rire.

—Alors, selon toi, n'est astronome que celui qui passe toute son existence avec l'œil vissé à l'oculaire d'une méridienne ou d'un équatorial?

—Dame! si dans ce fait de rechercher sur le papier la place exacte d'une planète, tu trouves quoique ce soit qui ait trait à l'astronomie!... cela prouve que Leverrier était d'une force remarquable en mathématiques,... qu'il jonglait avec les chiffres d'une manière étonnante...

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—C'est bien heureux que tu lui concèdes cela, riposta narquoisement l'ingénieur.

—Mais, poursuivit Gontran; il n'était nullement besoin qu'il fût astronome pour se livrer à ses prodigieuses déductions mathématiques... Tout autre savant, assez patient pour demeurer, comme lui, quinze années durant en équilibre sur des colonnes de chiffres, en eût fait autant.

—Alors, pour toi, Leverrier n'est pas un astronome?

—Je ne veux pas te chicaner là-dessus,... ni enlever au docte corps auquel appartient M. Ossipoff, une gloire dont il s'enorgueillit;... je trouve, quant à moi, que le véritable inventeur de Neptune est, non pas celui qui lui a assigné une place dans le ciel, mais bien celui qui affirma son existence.

L'ingénieur eut un petit mouvement d'épaules qui prouvait que, tout en ne partageant pas cette opinion, il ne la trouvait cependant pas déraisonnable.

—Il est certain, répondit-il, qu'une bonne partie de la paternité de Neptune revient à Bouvard qui, le premier, en 1821, remarqua dans le mouvement d'Uranus certaines irrégularités.

—Et, de même que les irrégularités de Saturne avaient fait conclure à l'existence d'Uranus, de même, la marche singulière de cette dernière planète amena Bouvard à décréter qu'au delà des 733 millions de lieues où gravite Uranus, il y avait encore autre chose.

Ces mots avaient été prononcés par Ossipoff, qui avait quitté sa cabine, attiré par la discussion des deux jeunes gens.

—Oui, déclara Gontran, poursuivant toujours son idée, ce Bouvard était un grand homme, et je m'étonne que les astronomes lui aient fait l'injustice flagrante d'attribuer à Leverrier la gloire qui lui revenait.

Ossipoff releva ses lunettes sur son front, geste qui, chez lui, était l'indice d'une grande surprise.

—Un grand homme,... fit-il, pour avoir déduit, des irrégularités d'Uranus, que Neptune devait exister! Peuh!

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—Mais, répliqua Gontran, ces irrégularités pouvaient parfaitement provenir d'une autre cause que de Neptune.

Le vieux savant secoua la tête.

—Impossible, déclara-t-il.

—Parce que?

—Vous oubliez la loi de Titius, mon cher ami.

—La loi de Titius, balbutia Gontran,... la loi de Titius!...

Fricoulet lui chuchota à l'oreille.

—Tu sais bien: la théorie des petites planètes, 4, 7, 10, 16, etc.

M. de Flammermont fit un brusque mouvement.

—Parbleu! répondit-il aussitôt avec un sang-froid merveilleux, la besogne de Leverrier était, en ce cas, simplifiée de beaucoup, puisqu'il lui suffisait de chercher la planète vers la région correspondant à la distance 36 de la progression.

—C'est ce qu'il fit, répondit Fricoulet; mais bien que sa besogne ait été peut-être simplifiée par cette circonstance, elle n'en est pas moins effrayante, tellement effrayante que, lorsque le 31 août 1846 il en annonça le résultat à l'Académie des Sciences de Paris, les doctes académiciens hésitèrent tout d'abord à ajouter foi à cette déclaration.

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—Un mois après, poursuivit Ossipoff, le docteur Galle, de l'observatoire de Berlin, invité par Leverrier lui-même à rechercher sa fameuse planète, trouvait, à la place indiquée, une étoile qui offrait à l'œil un disque planétaire sensible, et qui n'était pas marquée sur la carte: c'était Neptune.

—Je me permettrai, dit l'ingénieur, une petite rectification à ce que vous venez de dire.

Le masque d'Ossipoff se fronça.

—Laquelle? demanda-t-il sèchement.

—En prenant pour base de ses calculs la distance 36 de la loi de Titius, Leverrier s'était trompé; ce qui lui fit assigner à la planète un emplacement qui n'est pas le sien; Galle le constata à ses dépens, car après avoir cherché durant un mois Neptune par le 326e degré de longitude, il l'aperçut par le 327e ce qui la mettait, en réalité, à la distance de 30°.

—Peuh! fit Gontran en levant les épaules, c'est là une erreur de peu d'importance.

Les yeux d'Ossipoff s'arrondirent derrière les verres de ses lunettes.

—Mon cher Gontran, répliqua-t-il sur un ton un peu nerveux, je comprends que les aventures par lesquelles vous êtes passé vous aient, peu à peu, fait perdre la notion des temps et des distances; cependant, une différence de près de soixante ans dans la période d'une planète...

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—Soixante ans!

—Assurément; les calculs de Leverrier, basés sur la distance 36, donnaient à Neptune un orbite tel qu'il lui fallait 217 ans terrestres pour le parcourir;... se trouvant à la distance 30, la planète ne met plus que 165 ans à effectuer sa révolution. Ce qui est encore une jolie période.

Farenheit, qui dormait étendu sur un divan, se souleva sur son coude.

—Neptune n'est pas une planète française, mais bien anglaise.

Fricoulet se redressa.

—Pourquoi pas américaine, pendant que vous y êtes? grommela-t-il.

—Parce qu'elle est anglaise, ayant été découverte par un Anglais.

—Lequel, s'il vous plaît? demanda l'ingénieur.

Farenheit haussa les épaules.

—Vous m'en demandez trop, répondit-il.

Fricoulet se mit à rire.

—Vous voyez bien, fit-il, vous ne savez même pas le nom de l'inventeur.

—Sir Jonathan a raison, dit alors Ossipoff, pendant que Leverrier travaillait à la recherche de Neptune, de l'autre côté de la Manche, à Cambridge, un étudiant de l'Université, Adams, travaillait aussi à la solution du même problème et, huit mois avant que l'astronome français fît sa déclaration à l'Académie des Sciences, l'étudiant anglais écrivit au directeur de l'Observatoire national de Londres, pour lui faire part de sa découverte.

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—Et pourquoi donc, demanda Fricoulet, le directeur de l'Observatoire national ne s'empressa-t-il pas d'annoncer une si importante nouvelle au monde savant?

Ossipoff leva les bras au ciel pour déclarer qu'il lui était impossible de répondre à cette question.

L'ingénieur fit entendre un petit claquement de langue significatif.

—J'ai idée, dit-il, que la lumière ne devait pas être fort brillante pour avoir été ainsi tenue sous le boisseau...

La conversation que nous venons de rapporter avait lieu dans la machinerie, où Fricoulet faisait son quart, l'œil à l'oculaire du télescope de vigie, la main sur la roue qui commandait le gouvernail.

L'Éclair courait toujours dans l'espace avec sa rapidité vertigineuse et, d'heure en heure, les voyageurs pouvaient constater un agrandissement du disque neptunien qui barrait, de sa masse énorme, l'horizon céleste.

Maintenant, on pouvait apercevoir, bien que vaguement encore, estompés dans une atmosphère laiteuse et fort épaisse, un nombre assez considérable de corpuscules se mouvant autour de la planète, suivant un plan extrêmement incliné sur l'écliptique et dans un sens rétrograde, tout comme les satellites d'Uranus.

Ossipoff, qui avait signalé depuis longtemps ces corpuscules—grâce à son télescope qui était le plus fort du bord—avait déclaré que c'étaient là les satellites de Neptune.

—Les satellites de Neptune! s'écria Fricoulet, auquel le vieux savant fit part de cette découverte... mais je n'en connaissais qu'un, celui que Lassell a découvert et que l'on aperçoit de la Terre sous l'aspect d'une étoile de 14e grandeur.

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—Rien ne servirait d'avoir fait un pareil voyage, bougonna le vieillard, si nous ne devions pas, en avançant, soulever de plus en plus le voile qui cache aux yeux terrestres les merveilles mystérieuses de l'infini... Songez que Neptune est éloigné du Soleil d'une distance égale à trente fois celle de la Terre au Soleil, c'est-à-dire d'un milliard 112 millions de lieues; or, nous sommes maintenant à moins de vingt millions de lieues de la planète... donc...

Fricoulet l'interrompit.

—Vous êtes bien certain de cette distance?

Ossipoff le prit par le bras et l'amena près d'un télescope braqué, à l'arrière, sur le système solaire que les voyageurs venaient de mettre tant de mois à traverser.

—J'ai mesuré le Soleil tout à l'heure, dit-il, et j'ai trouvé 64" de diamètre. Voyez si je me suis trompé; vous vérifierez ensuite si mes calculs sont exacts.

Le jeune homme appliqua son œil à l'oculaire et aperçut alors là-bas, tout là-bas, perdu dans l'obscurité de l'infini, un astre scintillant avec un éclat prodigieux, éclipsant celui de tous les astres environnants: c'était le Soleil.

Un moment, il se sentit singulièrement ému à l'aspect de cet astre merveilleux qui s'offrait à lui sous un disque trente fois plus petit que celui sous lequel, dans le même instant, il apparaissait à ses compatriotes, et en sondant, par la pensée, l'abîme titanesque qui le séparait de sa planète natale, et qui représentait cet amoindrissement.

Involontairement, avant de s'éloigner, il jeta les yeux sur le cahier de notes posé tout ouvert sur une tablette à côté du télescope, et y lut ces lignes:

«Vu de Neptune, disque solaire offre surface 900 fois plus petite que celle apparente pour la Terre—lumière correspondante à l'intensité de 687 pleines lunes—ou encore à celle de quarante millions d'étoiles, égales en éclat au brillant Sirius.»

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Le disque neptunien qui barrait, de sa masse énorme, l'horizon céleste.

L'ingénieur haussa imperceptiblement les épaules.

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—À quoi servent de semblables calculs? pensa-t-il.

Et il alla rejoindre Gontran qu'il voyait assis dans un coin, ayant à la main un papier qu'il paraissait fort occupé à noircir de calculs.

—Que fais-tu donc là? demanda Fricoulet.

Le jeune comte étouffa un bâillement.

—Je m'ennuie tellement, dit-il, que je cherche à me distraire.

—En faisant des chiffres? s'écria l'ingénieur ébahi.

—Je cherche à résoudre une devinette que je me suis posée.

—Laquelle?

—Sachant que l'orbite de Neptune est de 6,987 millions de lieues et que, cet orbite, il met 165 ans à le parcourir, je cherche quelle est la rapidité de sa marche.

Fricoulet se mit à rire.

—C'est une simple division à faire, dit-il.

—Oui, répondit le jeune comte; mais une division où il y a des milliards, ça fait joliment de chiffres au quotient.

—Et alors?

—Alors, je n'ai pas encore fini.

—Eh bien! dit l'ingénieur, sache tout de suite que Neptune marche à raison de 5,370 mètres par seconde, 322 kilomètres par minute, 5,000 lieues par heure, 115,000 par jour, ce qui fait qu'au bout de 60,151 de nos jours, il a accompli sa révolution tout entière.

Et il ajouta:

—C'est le plus lent des mondes connus;... il se meut, ou plutôt il se traîne sur son orbite comme une colossale tortue; par contre, il tourne sur lui-même avec une rapidité considérable.

—Comment sait-on cela? demanda M. de Flammermont.

Puis, aussitôt il ajouta:

—Il est vrai que peut-être on a calculé sa vitesse de rotation au moyen de quelque observation faite sur son disque...

L'ingénieur hocha la tête.

—Mon cher, aux yeux des astronomes terrestres, qui savent le trouver là où il est, Neptune offre tout au plus l'aspect d'une étoile de huitième grandeur, dont le disque, légèrement teinté de bleu, n'a pas plus de 3 secondes de diamètre. Comment, diable! veux-tu que l'on fasse des observations là-dessus?

—Alors, riposta Gontran, comment s'y est-on pris pour évaluer cette vitesse?

—De la manière la plus simple du monde; Lassell, après avoir découvert le satellite neptunien, établit que sa distance moyenne à la planète est de 13 rayons neptuniens, ou 100,000 lieues environ, et que sa révolution s'effectue en une période de cinq jours terrestres plus 21 heures. La conséquence logique de cette rapidité du satellite est la rapidité de la planète elle-même, dont la rotation doit être assimilable à la rotation de Jupiter, de Saturne, d'Uranus... Ce n'est pas d'ailleurs le seul point de ressemblance que Neptune ait avec Uranus; outre encore cette similitude de vitesse de rotation et celle de l'inclinaison de l'orbite des satellites et de la marche rétrograde de ceux-ci, les deux dernières planètes connues de notre système solaire ont encore, ou à peu de chose près, la même masse, la même densité, la même intensité de pesanteur et leurs atmosphères sont chimiquement de même composition, ainsi que l'a démontré l'analyse spectrale.

—Ce sont des jumeaux, alors? ricana Gontran.

—Sans t'en douter, tu viens de leur donner le même nom dont plusieurs astronomes se servent pour les désigner;... de plus,—tu peux t'en convaincre en le regardant un moment dans le télescope,—Neptune a, comme Uranus, son axe fortement incliné et ses deux pôles très aplatis.

En ce moment, Séléna, qui avait quitté la machinerie à la suite de son père, rentra dans la salle.

Son visage paraissait tout bouleversé et ses joues portaient les traces de larmes récentes.

Gontran alla vers elle.

—Qu'arrive-t-il, ma chère Séléna, demanda-t-il, que vous voici toute contristée?

Elle baissa la tête et répondit tout bas, comme honteuse.

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—Je quitte mon père!

—Eh bien?

La jeune fille étouffa un gros soupir.

—Si vous l'aviez vu pleurer, balbutia-t-elle.

Le comte eut un mouvement de surprise.

—Pleurer, répéta-t-il... et pourquoi?

—Parce qu'il va en être de Neptune comme d'Uranus, et qu'il n'en pourra rien connaître—n'en pouvant rien voir.

Fricoulet eut un hochement de tête.

—À cela, répondit-il, nous ne pouvons rien, mais, en vérité, M. Ossipoff n'est pas raisonnable.

Séléna jeta à l'ingénieur un regard chargé de reproches.

—Il est vrai, dit-elle, que M. Ossipoff ne vous est rien; monsieur Fricoulet, mais, vraiment, vous avez le cœur bien dur.

—Oui, répéta machinalement Gontran qui, fasciné par la présence de la jeune fille, n'avait même pas conscience de ce qu'il disait, oui, tu as le cœur bien dur.

L'ingénieur promena de l'un à l'autre ses regards pleins d'ahurissement.

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—Eh! s'écria-t-il, énervé, que voulez-vous faire à cela? dépend-il de moi, ou de Gontran, ou de vous, mademoiselle, que l'atmosphère opaque de Neptune devienne transparente soudainement? non, n'est-ce pas... alors?

Et il les considérait, presque furieux.

—J'avais pensé, murmura Séléna en s'adressant à Gontran, que peut-être serait-il possible de s'approcher plus près encore de la planète.

Fricoulet secoua les épaules.

—Eh! pour distinguer quelque chose du sol neptunien, s'approcher ne serait pas suffisant.

—En ce cas, dit à son tour M. de Flammermont, ému de l'attitude navrée de sa fiancée, ne pourrait-on tenter d'aborder?

—Oh! Gontran.

Ces deux mots s'échappèrent des lèvres de Mlle Ossipoff avec un accent si profond de reconnaissance et de remerciements, que Fricoulet lui-même ne put s'empêcher de tressaillir.

Cependant il s'écria:

—Mais ce serait de la folie!

—Ah! mon cher, riposta le comte, combien n'en avons-nous déjà pas faites, de folies.

—Je croyais que la série était close, fit l'ingénieur.

Il y avait sans doute, dans la voix de Fricoulet, quelque chose qui trahissait son émotion, car Séléna s'approcha de lui et lui prenant la main:

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—Monsieur Fricoulet! implora-t-elle.

L'ingénieur haussa les épaules.

—Soit! grommela-t-il.

Et il se dirigea vers les leviers qui commandaient le gouvernail.

Séléna courut à la porte de la machinerie.

—Père! père! cria-t-elle, descendez vite... nous abordons sur Neptune...

Les marches grincèrent sous les pas dégringolants d'Ossipoff, qui entra dans la pièce comme une bombe.

—Est-il possible! balbutia-t-il, n'en pouvant croire ses oreilles.

—Regardez, dit simplement Fricoulet.

Le vieillard se précipita vers un hublot.

—Nous arrivons!... nous arrivons!... cria-t-il... attention au choc.

Farenheit courut à son hamac et s'y étendit.

Gontran saisit Séléna par la taille.

Quant à Fricoulet, immobile à son poste, les mains rivées aux leviers, les muscles tendus à se rompre, il attendait le moment où l'attraction neptunienne se ferait sentir pour virer de bord et amortir la chute, grâce au refoulement de l'air comprimé.

Mais le vieux savant poussa soudain un cri de détresse.

—Nous nous éloignons! dit-il d'une voix rauque.

—Ce n'est pas possible, riposta l'ingénieur.

—Je vous jure que nous nous éloignons, répéta le vieillard.

Fricoulet consulta sa montre et son visage exprima un indicible étonnement.

—Depuis le temps que nous tombons, murmura-t-il, le contact aurait dû avoir lieu.

—Ah! dit Ossipoff qui ne quittait pas des yeux le disque de la planète, voici que nous nous rapprochons.

Et, quelques secondes après:

—Nous nous éloignons de nouveau.

Les sourcils froncés, la face violemment contractée, les bras croisés sur la poitrine, le savant cherchait à résoudre ce stupéfiant problème.

On eut dit qu'un phénomène de répulsion chassait loin de la planète le wagon métallique et l'empêchait, malgré son poids, d'arriver jusqu'au sol.

Soudain il poussa une exclamation et, secouant la tête:

—Monsieur Fricoulet, dit-il, cessez vos efforts; ils sont inutiles.

—Parce que?

—Parce que nous sommes sous le coup de la loi qui régit, assurément, dans ce monde inconnu, le mouvement rétrograde des satellites.

—Et cette loi?

—Est une loi d'électricité qui, agissant par la répulsion, sur les satellites de Neptune, les maintient à la distance qu'ils occupent, contre-balançant la force attractive monstrueuse de la planète.

Farenheit se frottait les mains.

—Qu'avez-vous donc à paraître si satisfait? lui demanda à voix basse M. de Flammermont... on dirait que cette impossibilité où l'on est d'aborder Neptune vous fait plaisir?

—Et l'on ne se tromperait pas;... je suis, en effet, fort content; car le temps que l'on eût passé sur ce monde peu intéressant, peut être plus utilement employé à revenir sur Terre; n'est-ce pas votre avis?

—En doutez-vous? répliqua le comte.

Fricoulet demanda, en s'adressant à Ossipoff.

—Maintenant, que faisons-nous?

By God! s'exclama l'Américain, vous le demandez!... mais ce qui a été convenu, c'est-à-dire que nous mettons le cap sur New-York... et sans escales... n'est-ce pas, papa Ossipoff?

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Et, dans la joie du retour, sir Jonathan s'oublia jusqu'à frapper familièrement sur le ventre du vieux savant.

Celui-ci, plongé déjà dans ses réflexions, tressaillit comme fait le dormeur que l'on réveille en sursaut:

—Pardon, murmura-t-il, je n'ai pas entendu.

—M. Fricoulet vous demandait ce qu'il fallait faire et je lui répondais qu'il n'y avait qu'une chose à faire: virer de bord.

Ossipoff poussa un profond soupir.

—Hélas! dit-il d'un ton navré, puisque vous le voulez...

—Pardon, riposta sèchement Fricoulet, c'est convenu.

—Oui... oui... balbutia le savant.

Et, faisant un effort sur lui-même, il ajouta avec un sourire à l'adresse de sa fille.

—Et puis, il est temps que le père remplace le savant... n'est-ce pas, fillette?

La jeune fille sauta au cou du vieillard.

Fricoulet déclama railleusement:


Et vous aurez bientôt des petits-fils ingambes
Pour vous tirer la barbe et vous grimper aux jambes.

—Cet animal d'Alcide sait tout, grommela M. de Flammermont; les vers de Victor Hugo lui sont aussi familiers que les Continents célestes, de mon célèbre homonyme, ou les traités de mécanique de M. X.

Le visage d'Ossipoff s'était fait soudainement grave.

—Gontran, dit-il d'une voix pénétrée, en prenant entre les siennes les mains du jeune homme, il faut que vous me fassiez une promesse.

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Et vous aurez bientôt des petits-fils ingambes
Pour vous tirer la barbe et vous grimper aux jambes.

—S'il est en mon pouvoir de tenir ce que vous voulez que je vous promette, balbutia le jeune homme.

—Écoutez-moi bien, mon cher enfant, poursuivit le vieillard... je ne vous cacherai pas que c'est la mort dans l'âme que je consens à retourner en arrière... Au fur et à mesure que j'ai appris toutes ces choses merveilleuses que j'ignorais, une âpre curiosité s'est emparée de moi de savoir ce que j'ignore encore... Je serais seul que j'irais de l'avant, toujours de l'avant... l'infini m'attire et je m'arrache à lui avec douleur, avec désespoir...

—Père, murmura Séléna, navrée de ces paroles...

Un geste bref du vieillard imposa silence à la jeune fille.

—Songez que, par delà cet horizon mystérieux qui borne notre vue, à des millions de millions de lieues, gravite assurément, indubitablement, un autre monde, invisible aux astronomes terrestres, mais dont l'existence s'affirme indubitablement par les perturbations observées dans la marche de Neptune...

—Eh! interrompit Fricoulet, nous revoici au fameux Hypérion, dont nous parlions l'autre jour.

Le savant laissa tomber sur l'ingénieur un regard de pitié.

—Oui, continua-t-il, c'est d'Hypérion qu'il s'agit, d'Hypérion, sur lequel j'aurais voulu rapporter à terre des renseignements certains... Mais ce que ne peuvent faire les instruments humains, le génie de l'homme le peut accomplir. Témoin Leverrier qui, par le simple calcul et la force du raisonnement, arrive à trouver dans le ciel la place d'une planète invisible. Eh bien! j'ai consacré de longues années de ma vie aux études préliminaires concernant Hypérion;... mais le peu de temps qu'il me reste à vivre ne suffira pas à me permettre de mener à bien ce grand et important travail.

—Mais, mon cher monsieur, s'empressa de dire Gontran, vous êtes bien portant et Dieu vous conservera longtemps à l'affection de votre famille.

Le vieillard secoua la tête.

—Dussé-je vivre cent ans, répondit-il, que cela ne suffirait pas; songez que la marche d'Hypérion dans l'espace doit être si lente qu'elle ne doit pas employer, à parcourir son orbite, moins de trois à quatre siècles.

Les sourcils de M. de Flammermont se haussèrent prodigieusement.

—Je vous lègue donc, mon cher enfant, poursuivit le vieillard avec émotion, les études que j'ai faites pendant ma vie au sujet de cette planète; vous les continuerez durant votre existence.

—Oh! cher père, interrompit Séléna éplorée, craignez-vous donc de mourir?

—Non, mon enfant, répondit le vieux savant, mais en ce moment solennel, moment où, arrivés au point terminus de notre voyage, nous allons nous diriger vers notre planète natale, j'estime que la promesse de ton fiancé sera plus solennelle encore... Et cette promesse, mon cher Gontran, c'est de léguer à votre premier fils, lequel sera lui aussi astronome, comme son père, comme son grand-père—bon sang ne peut mentir—de lui léguer, dis-je, la charge d'achever les travaux sur Hypérion, travaux commencés par moi, continués par vous, et auxquels il attachera, lui troisième, son nom, comme nous y aurons attaché les nôtres... Ce ne sera pas trop de trois vies humaines pour arriver à soulever ce voile derrière lequel se cache l'Inconnu.

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Après avoir prononcé ces dernières paroles d'une voix vibrante et pleine d'émotion, le vieillard se tut, attendant la réponse qu'il demandait.

M. de Flammermont hésita deux ou trois secondes; le rôle qu'il jouait depuis si longtemps commençait à lui peser fort et il se demandait s'il ne vaudrait pas mieux jeter le masque et avouer franchement au vieux savant ce qui en était.

C'eût été briser à tout jamais le rêve de bonheur qu'il avait formé; mais, outre que la réalisation sans cesse reculée de ce rêve en avait diminué la valeur, maintenant qu'il était plus de sang-froid, le jeune homme commençait à trouver que son affection pour Séléna l'avait peut-être entraîné au delà des bornes permises par la franchise et par la loyauté.

Sans doute allait-il parler, tout avouer; mais ses regards se portèrent vers Séléna et le visage de la jeune fille lui apparut si gracieux, si charmant, si adorable que Gontran, oubliant tous ses déboires, tous ses tourments, rejeta bien loin de son esprit les velléités de franchise qu'il venait d'avoir, et, reconquis tout entier par son amour, s'écria:

—Je vous le promets!

En même temps il eut un imperceptible mouvement de tête que Fricoulet interpréta ainsi «Baste! qu'est-ce que je risque?»

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Les mains du futur gendre et du futur beau-père s'unirent dans une cordiale étreinte.

Après quoi, Séléna se jeta dans les bras de son père, qui l'embrassa avec effusion.

—Et maintenant, déclara Fricoulet, je propose que tout le monde aille faire un somme. Après tant d'émotions, nous avons tous besoin de repos. D'ailleurs, sir Jonathan nous a donné l'exemple.

L'Américain, homme pratique, voyant poindre à l'horizon une scène d'attendrissement, avait quitté furtivement la machinerie et l'on entendait, dans la cabine voisine, ses ronflements sonores qui faisaient trembler les parois de lithium.

Le conseil de l'ingénieur fut jugé bon et l'on s'empressa de le suivre; cinq minutes ne s'étaient pas écoulées que Fricoulet et Gontran, retirés dans leur cabine, dormaient à poings fermés et que le sommeil était venu clore les paupières de Séléna, étendue sur sa couchette.

Seul, Ossipoff veillait encore.

Seul, dans la cabine qui lui servait de laboratoire, la face collée à un hublot, il tenait ses regards attachés sur l'insondable infini dont il avait rêvé l'exploration et qu'il lui fallait abandonner.

Ses mains se crispaient nerveusement contre la paroi du véhicule où ses ongles s'ensanglantaient et, sur son visage bouleversé se lisaient les traces de l'épouvantable combat qui se livrait dans son âme.

Abandonner ce rêve, ce rêve insensé, mais sublime!

Certes, tout à l'heure, il était de bonne foi, quand il s'était résigné, sacrifiant à son amour pour sa fille, sa curiosité folle.

Mais, maintenant...

Ah! non, maintenant qu'il était seul, délivré de toute émotion, de toute influence, sa passion de l'Inconnu l'emportait, et, il le sentait, il était inutile qu'il luttât; il était vaincu à l'avance.

Longtemps, cependant, il résista; mais, à la fin, il n'y put tenir.

Pour gagner l'escalier conduisant à la machinerie, il lui fallait traverser la pièce où sa fille dormait.

Un moment, il s'arrêta, la contemplant dans son repos calme et souriant; puis une larme roula de sa paupière et, se baissant, il effleura de ses lèvres le front de la jeune fille.

—Pardon! murmura-t-il.

Ensuite, sans bruit, il se glissa hors de la pièce, descendit, léger comme une ombre, les marches de l'escalier et entra dans la machinerie.

S'il se fût vu, en ce moment, le vieillard eut reculé: son visage était livide, ses lèvres se tordaient dans une grimace douloureuse et, dans son masque convulsé, les yeux luisaient d'un éclat fiévreux, diabolique.

Comme dans un accès de somnambulisme, Ossipoff marcha droit aux leviers qui commandaient au gouvernail, les saisit et les rabattit brusquement.

Docile à cet ordre, l'Éclair évolua dans l'espace et vira bord pour bord.

Mickhaïl Ossipoff et ses compagnons étaient en route pour l'Infini.

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Achevé d'imprimer

le dix décembre mil huit cent quatre-vingt-dix

PAR CH. UNSINGER

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34, rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, 34,

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Russe; III. Les Planètes Géantes et les Comètes, by Georges Le Faure and Henri de  Graffigny

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electronic work or group of works on different terms than are set
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both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

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effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
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property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
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Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
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in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
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If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
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that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
business@pglaf.org.  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     gbnewby@pglaf.org


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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