The Project Gutenberg EBook of Locus solus, by Raymond Roussel

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Title: Locus solus

Author: Raymond Roussel

Release Date: December 6, 2019 [EBook #19149]

Language: French

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RAYMOND ROUSSEL

LOCUS SOLUS

PARIS
LIBRAIRIE ALPHONSE LEMERRE
23-33, PASSAGE CHOISEUL, 23-33

M DCCCCXIV

LIBRAIRIE ALPHONSE LEMERRE

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Locus Solus

CHAPITRE PREMIER

Ce jeudi de commençant avril, mon savant ami le maître Martial Canterel m'avait convié, avec quelques autres de ses intimes, à visiter l'immense parc environnant sa belle villa de Montmorency.

Locus Solus—la propriété se nomme ainsi—est une calme retraite où Canterel aime poursuivre en toute tranquillité d'esprit ses multiples et féconds travaux. En ce lieu solitaire il est suffisamment à l'abri des agitations de Paris—et peut cependant gagner la capitale en un quart d'heure quand ses recherches nécessitent quelque station dans telle bibliothèque spéciale ou quand arrive l'instant de faire au monde scientifique, dans une conférence prodigieusement courue, telle communication sensationnelle.

C'est à Locus Solus que Canterel passe presque toute l'année, entouré de disciples qui, pleins d'une admiration passionnée pour ses continuelles découvertes, le secondent avec fanatisme dans l'accomplissement de son œuvre. La villa contient plusieurs pièces luxueusement aménagées en laboratoires modèles qu'entretiennent de nombreux aides, et le maître consacre sa vie entière à la science, aplanissant d'emblée, avec sa grande fortune de célibataire exempt de charges, toutes difficultés matérielles suscitées au cours de son labeur acharné par les divers buts qu'il s'assigne.

Trois heures venaient de sonner. Il faisait bon, et le soleil étincelait dans un ciel presque uniformément pur. Canterel nous avait reçus non loin de sa villa, en plein air, sous de vieux arbres dont l'ombrage enveloppait une confortable installation comprenant différents sièges d'osier.

Après l'arrivée du dernier convoqué, le maître se mit en marche, guidant notre groupe, qui l'accompagnait docilement. Grand, brun, la physionomie ouverte, les traits réguliers, Canterel, avec sa fine moustache et ses yeux vifs où brillait sa merveilleuse intelligence, accusait à peine ses quarante-quatre ans. Sa voix chaude et persuasive donnait beaucoup d'attrait à son élocution prenante, dont la séduction et la clarté faisaient de lui un des champions de la parole.

Nous cheminions depuis peu dans une allée en pente ascendante fort raide.

A mi-côte nous vîmes au bord du chemin, debout dans une niche de pierre assez profonde, une statue étrangement vieille, qui, paraissant formée de terre noirâtre, sèche et solidifiée, représentait, non sans charme, un souriant enfant nu. Les bras se tendaient en avant dans un geste d'offrande,—les deux mains s'ouvrant vers le plafond de la niche. Une petite plante morte, d'une extrême vétusté, s'élevait au milieu de la dextre, où jadis elle avait pris racine.

Canterel, qui poursuivait distraitement son chemin, dut répondre à nos questions unanimes.

«C'est le Fédéral à semen-contra vu au cœur de Tombouctou par Ibn Batouta,» dit-il en montrant la statue,—dont il nous dévoila ensuite l'origine.

*
*    *

Le maître avait connu intimement le célèbre voyageur Échenoz, qui lors d'une expédition africaine remontant à sa prime jeunesse était allé jusqu'à Tombouctou.

S'étant pénétré, avant le départ, de la complète bibliographie des régions qui l'attiraient, Échenoz avait lu plusieurs fois certaine relation du théologien arabe Ibn Batouta, considéré comme le plus grand explorateur du XIVe siècle après Marco Polo.

C'est à la fin de sa vie, féconde en mémorables découvertes géographiques, alors qu'il eût pu à bon droit goûter dans le repos la plénitude de sa gloire, qu'Ibn Batouta avait tenté une fois encore une reconnaissance lointaine et vu l'énigmatique Tombouctou.

Durant sa lecture Échenoz avait remarqué entre tous l'épisode suivant.

Quand Ibn Batouta entra seul à Tombouctou, une silencieuse consternation pesait sur la ville.

Le trône appartenait alors à une femme, la reine Duhl-Séroul, qui, à peine âgée de vingt ans, n'avait pas encore choisi d'époux.

Duhl-Séroul souffrait parfois de terribles crises d'aménorrhée, d'où résultait une congestion qui, atteignant le cerveau, provoquait des accès de folie furieuse.

Ces troubles causaient de graves préjudices aux naturels, vu le pouvoir absolu dont disposait la reine, prompte dès lors à distribuer des ordres insensés, en multipliant sans motif les condamnations capitales.

Une révolution eût pu éclater. Mais hors ces moments d'aberration c'était avec la plus sage bonté que Duhl-Séroul gouvernait son peuple, qui rarement avait goûté règne aussi fortuné. Au lieu de se lancer dans l'inconnu en renversant la souveraine, on supportait patiemment des maux passagers compensés par de longues périodes florissantes.

Parmi les médecins de la reine aucun jusqu'alors n'avait pu enrayer le mal.

Or à l'arrivée d'Ibn Batouta une crise plus forte que toutes les précédentes minait Duhl-Séroul. Sans cesse il fallait, sur un mot d'elle, exécuter de nombreux innocents et brûler des récoltes entières.

Sous le coup de la terreur et de la famine les habitants attendaient de jour en jour la fin de l'accès, qui, se prolongeant contre toute raison, rendait la situation intenable.

Sur la place publique de Tombouctou se dressait une sorte de fétiche auquel la croyance populaire prêtait une grande puissance.

C'était une statue d'enfant entièrement composée de terre sombre—et jadis fondée en de curieuses circonstances sous le roi Forukko, ancêtre de Duhl-Séroul.

Possédant les qualités de sens et de douceur retrouvées en temps normal chez la reine actuelle, Forukko, édictant des lois et payant de sa personne, avait porté haut la prospérité de son pays. Agronome éclairé, il surveillait lui-même les cultures, afin d'introduire maints fructueux perfectionnements dans les méthodes caduques touchant les semailles et la moisson.

Émerveillées de cet état de choses, les tribus limitrophes s'allièrent à Forukko pour profiter de ses décrets et avis, non sans garder chacune son autonomie avec le droit de reprendre à son gré une indépendance complète. Il s'agissait là d'un pacte d'amitié et non de soumission, par lequel on s'engagea en outre à se coaliser au besoin contre un ennemi commun.

Au milieu d'un fol enthousiasme déchaîné par la déclaration solennelle de l'immense union accomplie, on résolut de créer, en guise d'emblème commémoratif apte à immortaliser l'éclatant événement, une statue faite uniquement de terre prise au sol des diverses tribus conjointes.

Chaque peuplade envoya son lot, en choisissant de la terre végétale, symbole de l'abondance heureuse qu'annonçait la protection de Forukko.

Avec tous les humus mélangés et pétris ensemble, un artiste en renom, ingénieux dans le choix du sujet, érigea un gracieux enfant souriant, qui, véritable rejeton commun des nombreuses tribus confondues en une seule famille, semblait consolider encore les liens établis.

L'œuvre, installée sur la place publique de Tombouctou, reçut, en raison de son origine, une dénomination qui traduite en langage moderne donnerait ces mots: le Fédéral. Modelé avec un art charmant, l'enfant, nu, le dos de ses mains tourné à plat vers le sol, avançait les bras comme pour faire une offrande invisible, évoquant, au moyen de son geste emblématique, le don de richesse et de félicité promis par l'idée qu'il représentait. Bientôt séchée et durcie, la statue acquit une solidité persistante.

Suivant l'espérance générale, un âge d'or commença pour les peuplades fusionnées, qui, attribuant leur chance au Fédéral, vouèrent un culte passionné à ce tout-puissant fétiche, prompt à exaucer d'innombrables prières.

Sous le règne de Duhl-Séroul l'association des clans subsistait toujours et le Fédéral inspirait le même fanatisme.

La présente folie de la souveraine empirant sans cesse, on résolut d'aller en foule demander à la statue de terre l'immédiate conjuration du fléau.

Vue et décrite par Ibn Batouta, une grande procession, prêtres et dignitaires en tête, se rendit auprès du Fédéral pour lui adresser longuement, selon certains rites, de ferventes oraisons.

Le soir même, un furieux ouragan passa sur la contrée, sorte de tornade dévastatrice qui traversa rapidement Tombouctou, sans endommager le Fédéral, abrité par les constructions environnantes. Les jours suivants, de fréquentes averses résultèrent de la perturbation des éléments.

Cependant la vésanie aiguë de la reine s'accentuait, occasionnant à chaque heure de nouvelles calamités.

Déjà on désespérait du Fédéral, lorsqu'un matin le fétiche présenta, enracinée dans l'intérieur de sa main droite, une petite plante pressée d'éclore.

Sans hésiter, chacun vit là un remède miraculeusement offert par l'enfant vénéré pour guérir l'affection de Duhl-Séroul.

Promptement développé par des alternatives de pluie et d'ardent soleil, le végétal engendra de minuscules fleurs jaune pâle, qui, recueillies avec soin, furent, sitôt sèches, administrées à la souveraine, alors au paroxysme de l'égarement.

Le phénomène retardataire se produisit incontinent, et Duhl-Séroul, enfin soulagée, retrouva sa raison et son équitable bonté.

Ivre de joie, le peuple, par une imposante cérémonie, rendit grâce au Fédéral et, soucieux d'enrayer les crises prochaines, résolut de cultiver à l'aide d'un arrosage régulier, en la laissant par superstitieux respect dans la main de la statue sans oser semer ses germes nulle part, la plante mystérieuse qui jusqu'alors inconnue dans la contrée n'autorisait qu'une seule hypothèse: transportée dans les airs par l'ouragan depuis de lointaines régions, une graine, atteignant en sa chute la dextre de l'idole, avait mûri dans la terre végétale régénérée par la pluie.

Suivant la croyance unanime l'omnipotent Fédéral avait lui-même déchaîné le cyclone, conduit la semence jusqu'à sa main et provoqué chaque ondée germinatrice.


Tel était dans l'exposé d'Ibn Batouta le passage favori de l'explorateur Échenoz, qui, une fois à Tombouctou, s'enquit du Fédéral.

Une scission survenue entre les tribus solidaires l'ayant privé de toute signification, le fétiche, banni de la place publique et relégué comme simple curiosité parmi les reliques d'un temple, avait depuis longtemps sombré dans l'oubli.

Échenoz voulut le voir. Dans la main de l'enfant, intact et souriant, se dressait encore la fameuse plante, qui, maintenant sèche et rabougrie, avait jadis—l'explorateur réussit à l'apprendre—conjuré pendant plusieurs années, jusqu'à produire une complète guérison, chaque nouvelle crise de Duhl-Séroul. Possédant sur la botanique les notions qu'exigeait sa profession, Échenoz reconnut en l'antique débris horticole un pied d'artemisia maritima—et se rappela qu'absorbées en quantité minime, sous la forme d'un médicament jaunâtre nommé semen-contra, les fleurs séchées de cette radiée constituent, en effet, un très actif emménagogue. Pris à une source unique et pauvre, c'est justement à faible dose que le remède avait toujours agi sur Duhl-Séroul.

Pensant que le Fédéral, vu son présent délaissement, pouvait être acquis, Échenoz offrit un large prix aussitôt accepté—puis rapporta en Europe la singulière statue, dont l'historique éveilla fort l'attention de Canterel.

Or Échenoz était mort depuis peu, léguant le Fédéral à son ami, en souvenir de l'intérêt porté par celui-ci à l'ancien fétiche africain.

*
*    *

Nos regards, fixant le symbolique enfant, maintenant paré pour nous, ainsi que la vieille plante, de la plus attrayante gloire, furent bientôt sollicités par trois hauts reliefs rectangulaires, taillés, à même la pierre, dans la portion inférieure du bloc élevé où s'évidait la niche.

Devant nous, entre le sol et le niveau de la plate-forme que foulait le Fédéral, les trois œuvres, finement coloriées, s'allongeaient horizontalement l'une au-dessous de l'autre et, déjà très frustes par endroits, donnaient le sentiment, ainsi que le bloc pierreux entier, d'une fabuleuse antiquité.

Le premier haut relief représentait, debout sur une plaine gazonneuse, une jeune femme extasiée, qui, les bras alourdis par une moisson de fleurs, contemplait à l'horizon cette expression: D'ORES, esquissée dans le ciel par d'étroits cirrus que le vent recourbait mollement. Les teintes, bien que passées, subsistaient partout, délicates et multiples,—encore nettes sur les nuages, pleins de rouges reflets crépusculaires.

Plus bas le second tableau sculptural montrait la même inconnue, qui, assise dans une salle somptueuse, profitait d'une couture béante pour extraire d'un coussin bleu aux riches broderies certain fantoche costumé de rose et privé d'un de ses yeux.

Près de terre le troisième morceau mettait en scène un borgne en vêtements roses, qui, pendant vivant du fantoche, désignait à plusieurs curieux un bloc moyen de veineux marbre vert, dont la face supérieure, où s'enchâssait à demi un lingot d'or, portait le mot Ego très légèrement gravé avec paraphe et date. Au second plan un court tunnel, muni intérieurement d'une grille fermée, semblait conduire à quelque immense caverne, creusée dans les flancs d'une marmoréenne montagne verte.

Dans les deux derniers sujets telles couleurs gardaient une certaine force, notamment le bleu, le rose, le vert et l'or.


Interrogé, Canterel nous renseigna sur cette trilogie plastique.

Sept ans environ avant l'heure actuelle, ayant appris qu'une société se formait en vue de mettre au jour la ville bretonne de Gloannic, détruite et ensablée au XVe siècle par un formidable cyclone, le maître, sans nul esprit de lucre, avait souscrit de nombreuses actions, dans le seul but d'encourager une grandiose entreprise, apte à donner selon lui de passionnants résultats.

Par la voix de leurs représentants, les plus grands musées des deux mondes s'étaient bientôt disputé maintes choses précieuses, qui, dues à des fouilles habiles faites en bonne place, venaient sans retard subir à Paris le feu des enchères publiques.

Canterel, présent à chaque nouvel arrivage d'antiquités, s'était soudain rappelé un soir, à la vue de trois hauts reliefs peints ornant de face la base d'une grande niche vide récemment déterrée, cette légende armoricaine contenue dans le Cycle d'Arthur.


Au temps jadis, dans Gloannic, sa capitale, Kourmelen, roi de Kerlagouëzo,—contrée sauvage marquant l'extrême pointe occidentale de la France,—sentit, jeune encore, décliner rapidement sa santé dès longtemps précaire.

Kourmelen, depuis un lustre, était veuf de la reine Pléveneuc, morte en donnant le jour à son premier enfant, la petite princesse Hello.

Ayant plusieurs frères envieux qui briguaient le trône, Kourmelen, tendre père, songeait avec effroi qu'après son trépas, sans doute prochain, Hello, appelée par la loi du pays à lui succéder sans partage, serait, vu son jeune âge, en butte à maintes conspirations.

Dépourvue de joyaux, mais rachetant son défaut de luxe par une extrême ancienneté, la lourde couronne d'or de Kourmelen, ayant, sous le nom de la Massive, ceint de temps immémorial chaque front souverain de Kerlagouëzo, était devenue, à la longue, l'essence même de la royauté absolue, et privé d'elle nul prince n'eût pu régner un seul jour. Par suite d'un ardent fétichisme, apte à prévaloir contre toute légitimité, le peuple eût reconnu pour maître tel prétendant assez adroit pour s'emparer de l'objet, prudemment enfermé en un lieu sûr muni de sentinelles.

Un ancêtre de Kourmelen, Jouël le Grand, avait, en des âges lointains, fondé le royaume de Kerlagouëzo ainsi que sa capitale et porté le premier la Massive, fabriquée sur son ordre.

Mort presque centenaire après un règne glorieux, Jouël, divinisé par la légende, s'était changé en astre du ciel et continuait à veiller sur son peuple. Dans le pays, chacun savait le voir au milieu des constellations pour lui adresser vœux et prières.

Confiant en la surnaturelle puissance de son illustre aïeul, Kourmelen, miné par ses angoisses, l'adjura de lui envoyer en songe quelque salutaire inspiration. Pour ôter à ses frères jusqu'au moindre espoir de succès, il avait longuement songé à sceller hors de leurs atteintes, dans telle mystérieuse cachette, la couronne révérée, indispensable à toute intronisation. Mais il fallait qu'une fois en âge de défier ses ennemis Hello, pour se faire proclamer reine, pût retrouver l'antique cercle d'or,—et la prudence défendait de lui indiquer le repaire choisi, tant la force ou la ruse arrachent facilement un secret à l'enfance. Obligé de prendre un confident, le roi hésitait, ému par la gravité du cas.

Jouël entendit la prière de son descendant et le visita en rêve pour lui dicter une sage conduite.

Dès lors Kourmelen n'agit plus qu'en suivant les instructions reçues.

Faisant fondre sa couronne il obtint un lingot de banale forme oblongue et se rendit au Morne-Vert, montagne enchantée qu'avait illustrée autrefois un studieux voyage de Jouël.

Vers la fin de sa vie, parcourant son royaume avec sollicitude pour contrôler le bien-être populaire et l'honnêteté de ses gouverneurs, Jouël avait campé un soir dans une région solitaire entièrement nouvelle pour ses yeux.

On avait dressé la tente royale au pied du Morne-Vert, mont chaotique, surprenant par sa nuance glauque et ses reflets de marbre finement veiné. Jouël, intrigué, en tenta l'ascension pendant que le repos s'organisait, frappant sans cesse avec un pieu ferré, comme pour en reconnaître la nature, le sol partout résistant. Certain coup l'étonna en provoquant une vague résonance souterraine. Arrêté, il heurta fortement divers points de l'emplacement suspect et perçut un écho sourd, qui, se propageant dans les flancs de la montagne, dénotait la présence d'une importante caverne.

Sentant là un abri enviable pour la nuit, qui s'annonçait froide, Jouël, sans gravir davantage, fit chercher par ses gens quelque faille donnant accès dans l'antre imprévu.

Contrarié par l'échec de toute investigation, le roi, songeant à l'existence possible d'une ouverture ensablée, ordonna de déblayer, au-dessous de l'endroit sonore, la montagne dont un fin gravier envahissait la base.

Quelques travailleurs improvisés, s'armant d'instruments de fortune, mirent à nu, presque d'emblée, le sommet d'une voûte, qu'ils dégagèrent pour le passage strict d'un homme.

Jouël, pénétrant torche en main dans l'étroit couloir, eut vite connaissance d'une caverne splendide, tout en marbre vert garni par un étrange phénomène géologique d'énormes pépites d'or,—représentant à elles seules une incalculable fortune, susceptible d'être décuplée par celles que recélait à coup sûr l'épaisseur du massif.

Ébloui, Jouël voulut, en les réservant pour d'éventuelles époques de ruineux malheurs, garantir de toute cupidité ces richesses fabuleuses, présentement inutiles à un royaume heureux jouissant d'une calme prospérité due au génie de son fondateur.

Taisant ses pensées, le roi se fit rejoindre par sa suite, et la nuit s'écoula paisible dans l'hospitalière caverne.

Le lendemain, un va-et-vient s'établit avec le plus prochain village, et des ouvriers se mirent à l'œuvre sous la conduite de Jouël. Libéré par leurs soins de tout ensablement, l'étroit passage primitif devint un spacieux tunnel, à mi-chemin duquel, après évacuation de la grotte, on établit une importante grille à deux battants, dépourvue de serrure par ordre formel du roi.

Alors, devant tous, Jouël, qui pratiquait la magie, prononça deux solennelles incantations. Par la première, il rendait à jamais l'extérieur du mont invulnérable aux plus durs outils—et fermait impérieusement, par la seconde, l'épaisse et haute grille, immunisée en même temps contre le bris et le descellement.

Puis le monarque fit aux assistants de précieuses révélations. Actuellement ignorée de lui-même, impuissant à reconquérir, quand il l'eût voulu, les richesses interdites, certaine phrase magique, relatant un personnel événement surhumain appelé à illustrer sa mort, serait à même d'ouvrir momentanément la grille à chaque impeccable énoncé. Une seule fois au cours des siècles futurs, en cas de grands désastres publics dont le déchaînement ou l'expectative pourrait nécessiter l'appoint de ces trésors, Jouël aurait la faculté de dévoiler à l'un de ses successeurs, au moyen d'un songe, le propos cabalistique. Il livrait d'avance la substance du sésame pour que maints téméraires, par leurs essais périodiques, sauvassent l'important gisement de l'oubli forcé où l'eût plongé un emprisonnement absolu.

Un mois plus tard, rentré à Gloannic après l'achèvement de sa tournée, Jouël, par une nuit limpide, mourut chargé d'ans et de gloire,—et soudain un astre neuf brilla au firmament.

Prompt à reconnaître là cet incident surnaturel récemment prédit par Jouël pour l'heure de son trépas, le peuple, avec certitude, salua en l'étoile imprévue l'âme même du défunt, prête à veiller éternellement sur les destinées du royaume.

Sachant désormais quel fait devait exprimer la formule propre à livrer les immenses biens du Morne-Vert, le nouveau souverain, ambitieux fils de Jouël, prononça devant la grille ensorcelée force textes laconiques rapportant de mille façons diverses la transformation du feu roi en astre des cieux. Mais il n'atteignit pas le dire juste, car les battants restèrent clos. Et ce fut toujours en vain que, dans la suite, de semblables tentatives eurent lieu derechef.


Or, cette proposition rebelle, Kourmelen, pendant son rêve, l'avait reçue des lèvres de Jouël, autorisé à en faire l'aveu par le menaçant orage politique suspendu sur le royaume.

Au seuil du Morne-Vert, il l'émit en ces termes, dont les chercheurs, au cours des siècles, s'étaient seulement approchés:

«Jouël brûle, astre aux cieux.»

La grille s'ouvrit largement—puis se referma, franchie par le visiteur, qui pénétra dans la grotte verte.

Par ordre de Jouël, dont il comprenait le mobile, Kourmelen venait cacher là tout l'or de sa couronne. Où trouver une retraite plus sûre que cet antre, depuis si longtemps inviolé en dépit de mille efforts? Puis, au cas même où un intrigant eût à force d'essais déniché le sésame exact, la présence dans la caverne d'innombrables pépites, dont la Massive transformée par sa fonte ne se distinguait en rien, constituait une garantie contre l'usurpation redoutée. Seul, en effet, vu le fétichisme populaire, un front ceint de la couronne ancestrale reconstituée sans nul conteste avec son or primitif pourrait devenir royal. Et quel moyen aurait-on d'identifier le lingot vénérable parmi tant d'autres spécimens pareils à lui?

Extrayant sans trop de peine un long caillou à moitié pris dans la surface d'un bloc isolé de marbre vert, Kourmelen obtint une cavité parfaite où le précieux objet lourd entra juste, offrant dès lors le même aspect que les multiples échantillons d'or partout sertis dans l'ophite de la caverne.

Mais un trop strict anonymat du lingot eût enlevé toute possibilité de règne à Hello même, qui, un jour, avant de lui rendre pour son front la forme d'une couronne royale, serait forcée d'en prouver au peuple, grâce à une marque irréfutable, la provenance presque divine.

Avec la pointe de son poignard, Kourmelen, toujours sur injonction de Jouël, commença de signer sur la plate-forme du bloc vert en ne rayant que finement le marbre.

Depuis l'origine, les rois de Kerlagouëzo apposaient sur les actes importants, au lieu de leur nom, le mot Ego, qui renforçait leur prestige en faisant de chacun, pendant son règne, le moi suprême, à la fois source et aboutissement de tout. L'écriture et la date rachetaient cette uniformité syllabique en désignant doublement sur chaque pièce le souverain en cause.

N'hésitant pas, en pareille occurrence, à choisir sa griffe prédominante, Kourmelen grava son Ego habituel—puis data, non sans recouvrir aussitôt l'inscription entière d'une mince couche de sable. Par cette dernière précaution, le roi, qui en outre, à son entrée, avait pour agir gagné exprès la plus obscure région de la grotte, rendait presque impossible, pour tout chercheur non averti ayant par chance inouïe réussi à prononcer le vrai sésame, la découverte de l'indice inhérent à l'épigraphe.

Kourmelen, avec les cinq vocables puissants, rouvrit, pour sortir, la grille prompte à se refermer derrière lui.

Revenu de son expédition, il déclara publiquement, mais en taisant chaque détail, que la Massive, maintenant fondue, reposait par ses soins dans le Morne-Vert, dont Jouël, en songe, lui avait livré le magique mot de passe. Il importait que le peuple, pour garder foi en l'avenir, sût qu'enfoui en lieu sûr l'or sacré, dont la perte supposée l'eût réduit à un dangereux désespoir, était prêt à donner encore sa sanction à de futurs souverains.

Sentant déjà l'étreinte de la mort, Kourmelen, hâtivement, acheva d'exécuter les ordres de Jouël, qui, avec maintes recommandations annexes, lui avait enjoint de prendre sans crainte, pour remplir l'indispensable office de confident universel, un certain Le Quillec, bouffon de la cour.

Borgne et hideux, Le Quillec, pour outrer le grotesque de sa personne, objet de la risée générale, s'habillait toujours en rose comme le plus coquet damoiseau et, plein d'esprit dans la riposte, cachait sous son enveloppe comique une âme droite et bonne, sincèrement dévouée au roi.

D'abord étonné d'un tel choix, Kourmelen, à la réflexion, admira la sagesse de Jouël. Mandataire plus sûr que quiconque, Le Quillec, en tant qu'être vil et bafoué indigne à tous les yeux d'avoir pu être élu comme dépositaire d'un grand secret, serait en outre à l'abri de toute insistance ou menace tendant à le faire parler.

Le roi, sans restrictions, révéla au bouffon la formule introductrice, la place du lingot fameux et l'existence de la signature probante. Quand arriverait le moment propice d'agir, Hello, avertie comme fille de race souveraine et divine par un de ces signes célestes refusés aux simples humains tels que Le Quillec, viendrait de son propre mouvement trouver le borgne pour lui réclamer ses secrets. Ce jour-là seulement, afin qu'une involontaire marque d'intérêt ou de faveur ne pût éveiller prématurément les soupçons de l'entourage, l'étrange confident aurait été désigné à l'orpheline,—par un moyen que devait ignorer Le Quillec même, actuellement voué à une longue attente passive.

Congédiant le bouffon, Kourmelen prit dans une réserve de jouets destinés à sa fille un fantoche habillé de rose dont il ôta un œil.

La reine Pléveneuc, pendant sa grossesse, avait brodé sans nulle aide un luxueux coussin bleu, appelé dans sa pensée à soutenir près d'elle sur sa couche, jusqu'au jour des relevailles, l'enfant qu'elle attendait. Kourmelen s'était toujours efforcé d'inculquer à Hello le respect de cette relique, dont la pauvre mère, surprise par la mort, n'avait pu faire usage. Ouvrant une portion de surjet, il glissa le fantoche au plus profond de la plume puis enjoignit à une camérière de recoudre l'endroit béant, dû selon son dire à un accident.

Le roi apprit sans témoins à Hello, mise en demeure de garder le secret de l'entretien, qu'un présent l'attendait enfermé dans le coussin bleu, dont elle ne devrait explorer les flancs que sur un ordre céleste.

Jusqu'à la fin Kourmelen n'avait fait que suivre en tout les prescriptions de Jouël, dont il louait en lui-même la prévoyante pénétration. Destinée en effet à ne recevoir l'avertissement céleste qu'armée par l'âge contre ses antagonistes, Hello, en fouillant le coussin, qui vu sa provenance auguste ne risquait pas de se perdre, serait forcée de chercher quelque symbole dans l'insolite offrande faite à une adulte d'un simple jouet naïf. A la longue, l'habit rose et l'œil absent du fantoche évoqueraient fatalement dans sa pensée en travail le bouffon Le Quillec, qu'elle irait questionner. De plus, si, odieusement pressurants, les princes collatéraux arrachaient à Hello encore enfant et faible le secret du coussin bleu,—sans raison d'insister, vu l'intégralité apparente de l'aubaine, jusqu'au si essentiel aveu du signal céleste à attendre,—l'émersion hors de l'épais duvet, dépourvu du précieux document espéré, d'une bizarre poupée amusante si bien adaptée à l'âge de la destinataire, semblerait trahir uniquement le tendre caprice d'un père soucieux de doubler l'attrait de son cadeau par l'imprévu d'une ingénieuse cachette. L'objet, sans conséquence palpable, serait évidemment remis à Hello, qui, se bornant alors à l'employer pour ses jeux, se dirait brusquement plus tard, au jour de la manifestation céleste, que l'heure venait seulement de tinter où elle eût dû sonder le coussin. Aussitôt, voyant jurer la puérilité du don avec l'épanouissement de sa jeunesse, elle tomberait dans de fécondes réflexions et, se rappelant les deux saillantes particularités du jouet, ferait le rapprochement voulu, prompt à la conduire vers Le Quillec.


Bientôt Kourmelen mourut. Ses frères, profitant de la minorité d'Hello pour former des partis, déchaînèrent la guerre civile, chacun tâchant de conquérir le pouvoir. Mais, faute de l'or sacré apte à reconstituer la Massive, nul d'entre eux ne parvint à se faire admettre pour roi.

Vainement de nouvelles paroles furent essayées pour ouvrir l'inflexible grille du Morne-Vert, surtout fascinant désormais en tant qu'habitacle du lingot monarchique. Assaillie de questions par ses oncles comme dépositaire probable de quelque révélation paternelle devant conduire au but, Hello sut garder son secret tout entier.

L'anarchie, dès lors, mina le royaume, puisque Hello même, avant de posséder la Massive, ne pouvait être reine.

Toujours affublé de rose, Le Quillec, nanti d'une pension viagère léguée par Kourmelen, faisait rire à la promenade, en ripostant finement à leurs quolibets, tels anciens habitués de la cour.


Le temps passa, et Hello, à dix-huit ans, se prit à songer sans trêve au symptôme céleste prédit par son père, dans l'espoir qu'un moyen lui serait alors offert de sauver le pays, définitivement ruiné par un laps ininterrompu de chaos et de luttes intestines.

Un soir de juillet, comme la jeune princesse revenait seule, les bras chargés de fleurs, vers un château ancestral où elle résidait chaque été, maints somptueux reflets rouges, nés du soleil à peine disparu, incendièrent de longs nuages couchés à l'horizon.

S'arrêtant pour admirer la féerie crépusculaire, Hello vit certains flocons étroits se courber étrangement sous l'action de la brise jusqu'à former en lettres vagues cette locution:

D'ORES.

L'ensemble s'effiloqua bientôt dans les airs. Mais Hello, le cœur battant, avait reconnu, à sa nature céleste, le préavis annoncé. Maintenant elle devait agir.

Rentrée au château, elle ouvrit le coussin bleu, envers qui ne s'était démentie jamais sa plus dévotieuse sollicitude, trop justifiée par le contact sanctificateur des mains maternelles pour avoir pu sembler suspecte. D'abord désappointée en n'y trouvant que le fantoche, elle médita longuement, incitée aux recherches pénétrantes par la discordance établie entre le jouet et son âge.

Soudain, au ton de l'habit et à la vacuité de l'orbite, la jeune fille devina, en l'énigmatique poupée, une évocation de Le Quillec.

Elle manda le bouffon au château et l'instruisit de tout.

A son tour Le Quillec lui transmit les secrets confiés à son honneur, l'adjurant de gagner incontinent le Morne-Vert pour suivre avec un docile empressement l'ordre des nuages,—ordre impérieux envoyé à bon escient en un moment fort propice, où aucun des usurpateurs éventuels, qui tous venaient de s'affaiblir mutuellement par des luttes à outrance, n'eût pu entraver efficacement la marche de la reine légitime quand, détenant le lingot-fétiche, elle soulèverait sur ses pas l'enthousiasme universel.

Installée dans une vaste litière, Hello partit sur-le-champ, escortée du bouffon, qui, exposant partout à dessein le but réel du voyage, suscitait l'adjonction au cortège de maints fanatiques, impatients de voir l'événement mémorable appelé à faire cesser l'ère d'anarchie et de ruine.

La jeune princesse atteignit donc le Morne-Vert au sein d'une foule immense, qui réjouissait Le Quillec, avide de témoins pour sa scène d'identification.

Ouvrant la grille avec la phrase efficace prononcée secrètement à voix basse, le bouffon marcha dans la grotte vers la place indiquée, pendant qu'une portion de la multitude le suivait sur sa demande pour constater en ses moindres gestes une parfaite absence de complicité.

Désigné par Le Quillec puis soulevé à bras nombreux, le bloc marmoréen de Kourmelen fut transporté au dehors, et la grille, encore béante, ne se referma, vu l'extrême brièveté de la visite, qu'après la sortie du dernier envahisseur.

Le bouffon, ôtant la couche de sable dissimulatrice, fit voir à tous, dans la face haute du bloc, la signature du feu roi, proche le lingot dynastique, ainsi authentifié.

Hello se dirigea vers Gloannic, emportant le bloc vert, mis intact auprès d'elle en un coin de sa litière. Au milieu d'ovations fiévreuses déchaînées par le succès de l'expédition, son cortège populaire grossissait à chaque étape. Vainement les prétendants, pour l'arrêter en chemin, haranguèrent leurs soldats, qui, au su de l'insigne recouvrance, vinrent tous, fascinés par la gloire magique du lingot, se ranger d'eux-mêmes sous la bannière de l'heureuse princesse.

Portée en triomphe jusqu'à son palais, Hello, avec l'or reconquis, fit créer à nouveau la Massive, qu'elle ceignit un jour publiquement aux cris délirants de «Vive la reine!» Le soir venu, on vit l'astre Jouël briller plus encore que de coutume.

La souveraine voulut ensuite relever le pays avec les millions de la caverne, dont l'exploitation s'organisa promptement. Divulguée, la formule de la grille favorisa l'entrée ou la sortie d'ouvriers armés de pics, et bientôt, grâce à l'or extrait en masse des profondeurs internes du marbre vert, le royaume prospéra.

Souriante enfin et chérie par son peuple, Hello combla Le Quillec de bienfaits.

Dans un élan d'exaltation joyeuse, on fit exécuter une statue qui, représentant la jeune reine couronne au front, fut placée comme celle d'une sainte au fond de certaine spacieuse niche, sous laquelle trois hauts reliefs en couleurs commémoraient la sublime aventure.

*
*    *

Or, l'examen le prouvait, c'était cette niche même qu'avaient mise à nu les plus récentes fouilles accomplies par la société dont Canterel était actionnaire.

Une facile enquête démontra que la statue absente, brisée en mille fragments, gisait, au moment de la trouvaille, sous l'obscur abri de la niche, jadis projetée en avant par le lointain cataclysme enfouisseur.

Le maître convoita cette pièce vénérable, dont la seule existence décernait à la légende une curieuse part de réalité. Enchérissant ferme, il en fut, à la vente, l'heureux adjudicataire et, l'installant dans son parc, laissa vide pendant six ans la guérite de pierre, faute de trouver quelque statue digne par son âge et sa valeur d'un aussi précieux gîte,—mérité dernièrement par l'antique et glorieux Fédéral, qui reçut là un abri contre le vent et la pluie.


Après un dernier regard jeté sur la double curiosité, nous suivîmes Canterel, déjà prêt à nous distancer dans l'allée ascendante.

CHAPITRE II

A mesure que nous montions, la végétation devenait plus rare. Bientôt le sol acheva de se dénuder de toutes parts, et, au terme du trajet, nous eûmes connaissance d'une grande esplanade très unie et entièrement découverte.

Nous fîmes quelques pas vers un point où se dressait une sorte d'instrument de pavage, rappelant par sa structure les demoiselles—ou hies—qu'on emploie au nivellement des chaussées.

Légère d'apparence, bien qu'entièrement métallique, la demoiselle était suspendue à un petit aérostat jaune clair, qui, par sa partie inférieure, évasée circulairement, faisait songer à la silhouette d'une montgolfière.

En bas, le sol était garni de la plus étrange façon.

Sur une étendue assez vaste, des dents humaines s'espaçaient de tous côtés, offrant une grande variété de formes et de couleurs. Certaines, d'une blancheur éclatante, contrastaient avec des incisives de fumeurs fournissant la gamme intégrale des bruns et des marrons. Tous les jaunes figuraient dans le stock bizarre, depuis les plus vaporeux tons paille jusqu'aux pires nuances fauves. Des dents bleues, soit tendres, soit foncées, apportaient leur contingent dans cette riche polychromie, complétée par une foule de dents noires et par les rouges pâles ou criards de maintes racines sanguinolentes.

Les contours et les proportions différaient à l'infini,—molaires immenses et canines monstrueuses voisinant avec des dents de lait presque imperceptibles. Nombre de reflets métalliques s'épanouissaient çà et là, provenant de plombages ou d'aurifications.

A la place occupée actuellement par la hie, les dents, étroitement groupées, engendraient, par la seule alternance de leurs teintes, un véritable tableau encore inachevé. L'ensemble évoquait un reître sommeillant dans une crypte sombre, vautré mollement au bord d'un étang souterrain. Une fumée ténue, enfantée par le cerveau du dormeur, montrait, en manière de rêve, onze jeunes gens se courbant à demi sous l'empire d'une frayeur inspirée par certaine boule aérienne presque diaphane, qui, semblant servir de but à l'essor dominateur d'une blanche colombe, marquait sur le sol une ombre légère enveloppant un oiseau mort. Un vieux livre fermé gisait à côté du reître, qu'illuminait faiblement une torche plantée droite dans le sol de la crypte.

Le jaune et le brun régnaient dans cette singulière mosaïque dentaire. Les autres tons, plus rares, jetaient des notes vives et attirantes. La colombe, faite de superbes dents blanches, avait une pose de rapide et gracieux élan; participant à l'équipement du reître, des racines habilement agencées composaient d'une part certaine plume rouge ornant un chapeau sombre affalé près du livre, de l'autre un grand manteau pourpre agrafé par une boucle de cuivre due à d'ingénieux attroupements d'aurifications; un complexe amalgame de dents bleues créait une culotte azurée, qui s'enfonçait dans de larges bottes en dents noires; les semelles, très visibles, comprenaient un agrégat de dents noisette, parmi lesquelles de nombreux plombages figuraient des clous régulièrement espacés.

C'était sur la botte gauche que la demoiselle se trouvait présentement arrêtée.

En dehors du tableau, les dents gisaient de tous côtés avec la plus complète incohérence, plus ou moins clairsemées sans aucun résultat pictural. Autour de la limite fictive marquée à la ronde par les dents les plus distantes de la région centrale, s'étendait une zone vide, bordée elle-même par une corde grêle fixée de loin en loin au sommet de minces piquets hauts de quelques centimètres. Nous étions tous rangés devant cette barrière polygonale.


Soudain la hie s'enleva d'elle-même dans les airs et, poussée par un souffle modeste, se posa non loin de nous, après une directe et lente excursion de quinze à vingt pieds, sur une dent de fumeur brunie par le tabac.

Canterel, nous entraînant d'un signe, enjamba la corde, franchit la limite déserte et s'approcha de l'instrument aérien. Nous le suivîmes tous, très attentifs à ne pas déplacer les dents éparses, dont l'apparent désordre était sans nul doute le résultat laborieux d'études approfondies.

De près, l'oreille percevait plusieurs tic tac, émis par la demoiselle, qui brillait au soleil.

Sans nous marchander les plus séduisants commentaires, Canterel attira notre attention sur les divers organes de l'appareil.

Juste au sommet de l'aérostat, laissée à nu par le filet formant là une sorte de col sans relief, une soupape automatique d'aluminium comprenait une ouverture circulaire à obturateur voisine d'un petit chronomètre au cadran visible.

Sous le ballon, les cordages verticaux et ténus composant la partie inférieure du filet, entièrement fait de soie rouge fine et légère, agrippaient, en guise de nacelle, par des trous forés dans son bord droit et très bas, un plateau rond d'aluminium, qui, ressemblant à un couvercle renversé, contenait une substance jaune d'ocre étalée en couche mince sur son fond horizontal.

Le dessous du plateau était centralement rivé au sommet d'un étroit poteau d'aluminium cylindrique et vertical constituant le corps même de l'objet.

Une longue tige, pareillement en aluminium, plantée de côté dans la région supérieure du poteau, s'élevait obliquement vers le ciel, plus haut que le plateau circulaire, et finissait en se ramifiant triplement. Chacune de ses trois branches soutenait debout à son extrémité un chronomètre assez grand, auquel s'adossait un miroir rond de même circonférence; les trois cadrans, s'ignorant l'un l'autre, se trouvaient orientés extérieurement dans trois sens divergents, alors que les trois disques de verre étamé faisaient face à un commun espace médian et, respectivement, regardaient à peu près l'ouest, le sud et l'est. Actuellement le premier miroir recevait directement l'image du soleil et la dardait en plein sur le second, qui la renvoyait vers le plateau-nacelle, tandis que le troisième ne semblait jouer aucun rôle. Chaque miroir tenait à son chronomètre par quatre tiges horizontales délicatement dentées, fichées individuellement en haut, en bas, à droite et à gauche dans le revers de son pourtour; ces tiges, dans les trois cas, traversaient le chronomètre de part en part et pointaient de l'autre côté, en marge périphérique du cadran, un peu inférieur comme diamètre à l'ensemble du mouvement d'horlogerie.

Actionnées par d'invisibles roues dentées en rapport avec le mécanisme des chronomètres, les tiges, par une grande variété de progressions et de reculs, pouvaient donner aux miroirs toutes sortes d'inclinaisons; l'avant de chacune se composait d'une petite boule métallique emprisonnée aux deux tiers par une sphère creuse incomplète adaptée au dos du miroir en jeu; ce mode d'attache se prêtait facilement aux déplacements du disque réfléchissant dans les sens les plus divers.

Chaque jour le triple système suivait le soleil dans sa course, du lever au coucher. Pendant la matinée le miroir tourné à l'est recueillait en premier l'ensemble des feux étincelants; après le passage de l'astre au méridien il devenait inactif et son vis-à-vis prenait son rôle. Militant depuis l'aurore jusqu'au soir, le miroir contemplant le sud reflétait toujours en deuxième, pour les braquer dans une direction invariable, les effluves radieux que lui décochaient sans interruptions l'un ou l'autre des brillants disques voisins.

Sur le milieu de la tige oblique triplement ramifiée à sa fin s'élevait un court support droit, presque aussitôt divisé en deux branches courbes formant une moitié de circonférence aux cornes pointées vers le zénith. Ce demi-cercle, perpendiculaire à l'idéal plan vertical dans lequel se trouvait la tige oblique, pouvait servir de cadre partiel à une puissante lentille ronde qui, assimilant son diamètre horizontal au sien, était fixée intérieurement par deux pivots à la portion culminante des branches courbes.

Placée avec précision sur le chemin du faisceau lumineux répercuté en second par le plus lointain miroir, la lentille était couchée parallèlement aux rayons qui l'inondaient.

Un chronomètre de dimension minime, dont le cadran ornait extérieurement la partie haute d'une des branches courbes, avait pour mission de faire virer la lentille à tels moments strictement déterminés, grâce à une subtile accointance entre son mouvement et le pivot contigu.

Assurant la stabilité de l'ensemble, une tige métallique horizontale, terminée comme un demi-haltère par un contrepoids en boule, était vissée dans le poteau d'aluminium du côté juste opposé à la lentille et aux miroirs.

Une immense aiguille aimantée, semblant provenir de quelque géante boussole, traversait perpendiculairement le poteau à mi-hauteur et, présentant la même longueur de part et d'autre, servait, par son magnétisme, à toujours maintenir, durant les vols, l'ustensile aérien dans une orientation immuable. Sa pointe nord était placée droit au-dessous du miroir inspectant le sud, alors que son piquant méridional coïncidait de façon similaire, mais à moindre distance, avec le contrepoids sphérique.

Comme base, trois petites griffes d'aluminium, courbes et tout unies, rappelant en miniature les pieds d'un meuble, supportaient le bord inférieur du poteau; chacune appuyait son extrémité sur le sol, en donnant à la hie une assiette suffisante, et montrait extérieurement, tout au bas de sa courbe régulière et sortante, le cadran d'un chronomètre exigu à peine plus large qu'elle-même.

A mi-hauteur des trois griffes étaient respectivement ancrés, de façon interne et convergente, trois minces clous horizontaux, dont la pointe s'enfonçait très légèrement dans le pourtour d'une minuscule rondelle en métal bleu, ainsi campée isolément et à plat dans l'espace, juste sous l'axe du poteau. Une deuxième rondelle, de même format, mais dont le métal offrait une teinte gris clair, stationnait directement au-dessus de l'autre, à un millimètre d'intervalle, et se trouvait suspendue à une fine tige verticale, qui, tenant par un bout au centre de sa surface supérieure, disparaissait dans le poteau.

Un peu plus haut que le niveau d'attache des griffes, l'extrême portion inférieure du poteau enchâssait, en un point de sa périphérie, le cadran d'un dernier chronomètre.


Nous ayant laissé le temps nécessaire à un examen approfondi de la demoiselle, Canterel revint sur ses pas suivi de notre groupe, et quelques secondes plus tard nous étions tous postés comme précédemment au bord de la corde, que nous avions franchie de nouveau.

Le bruit d'un faible choc attira bientôt nos regards vers le bas de l'appareil; entre les trois griffes, la rondelle grise, s'abaissant sous une poussée de sa tige, avait rapidement rejoint l'autre, et toutes deux restaient maintenant collées étroitement. A l'instant précis de leur réunion, la dent brune placée au-dessous d'elles avait quitté le sol et, obéissant à quelque mystérieuse aimantation, s'était plaquée contre le verso de la rondelle bleue. Pour l'oreille, les deux heurts, semblant simultanés, s'étaient confondus en un seul.

Peu après, un éclair jaillit de la lentille, qui, ayant accompli brusquement un quart de tour en pivotant sur l'axe de son diamètre horizontal, coupait désormais perpendiculairement le faisceau lumineux émis, suivant une obliquité descendante, par le miroir braqué au sud. Par suite de cette manœuvre, les rayons, traversant le verre spécial, se concentraient avec puissance sur l'aire intégrale de la substance jaune étalée sous l'aérostat dans le plateau circulaire; quelques-uns des fins cordages inférieurs du filet rayaient d'une ombre imperceptible ce soudain miroitement. Sous l'effet d'intense chaleur ainsi produit la matière ocreuse devait dégager un gaz léger pénétrant dans le ballon par son ouverture évasée, car l'enveloppe se bombait graduellement. La force ascensionnelle fut bientôt suffisante pour enlever l'appareil entier, qui bondit doucement dans les airs, pendant que la lentille, effectuant un nouveau quart de tour dans le même sens, obscurcissait l'amalgame jaune en cessant d'y concentrer les rayons solaires.

Le vent avait changé pendant notre station par delà l'obstacle de la corde, et la demoiselle fut ramenée vers le tableau dentaire; mais ce second trajet formait un angle assez ouvert avec le premier, et c'était sur le plus sombre coin de la crypte où sommeillait le reître que l'instrument se dirigeait.

En bas, pendant le vol, une des griffes s'allongea d'elle-même grâce à une aiguille interne qui descendit d'un demi-centimètre.

Bientôt le ballon se dégonfla sensiblement, et l'appareil, s'abaissant, établit ses deux griffes sans rallonge sur un ensemble de dents foncées appartenant à l'une des berges de l'étang souterrain, tandis que l'aiguille révélée depuis peu s'installait à même le sol au milieu d'un espace resté vide. Au moment de l'atterrissage nous avions vu, sur le sommet de l'aérostat, la soupape encore béante, qui, ayant laissé fuir la quantité de gaz voulue, se refermait sans bruit à l'aide de son obturateur, simple disque d'aluminium capable tour à tour de se cacher puis de réapparaître en tournant, sans changer de plan, sur certain pivot intéressant un point de son bord extrême. Par déduction analogique nous comprenions maintenant comment le premier voyage de la hie s'était perpétré au moyen de la lentille et de la soupape, dont les agissements respectifs avaient alors échappé à nos yeux novices.

Entre les trois griffes la rondelle grise venait de se relever, entraînée par sa tige, et de nouveau un millimètre d'écart la séparait de la bleue. Aussitôt, prouvant que de ce fait l'aimantation était détruite, la dent chargée de nicotine qui avait suivi l'appareil dans les airs quitta le revers de la rondelle bleue et tomba sur le sol, où elle combla en partie un point inachevé de la mosaïque. La teinte de la nouvelle débarquée s'harmonisait avec celle des dents voisines, et le tableau se trouvait un peu avancé par ce minime apport remisé en bonne place.

La lentille exécuta un quart de tour dans le sens habituel, et les émanations de la substance ocreuse, lumineusement échauffée, enflèrent la baudruche. Le ballon s'enleva, pendant que la lentille pivotait derechef et que l'aiguille-rallonge réintégrait la griffe qui lui tenait lieu d'étui. La brise avait gardé son dernier cap, et la demoiselle poursuivit sa course en ligne droite jusqu'à une solitaire et lointaine racine rose, fine et pointue, sur laquelle une manœuvre de la soupape la fit descendre et se poser.

*
*    *

Canterel prit alors la parole pour nous expliquer la raison d'être de l'étrange véhicule aérien.

Le maître avait poussé jusqu'aux dernières limites du possible l'art de prédire le temps. L'examen d'une foule d'instruments prodigieusement sensibles et précis lui faisait connaître dix jours à l'avance, pour un endroit déterminé, la direction et la puissance de tout souffle d'air ainsi que la venue, les dimensions, l'opacité et le potentiel de condensation du moindre nuage.

Pour mettre en saisissant relief l'extrême perfection de ses pronostics, Canterel imagina un appareil capable de créer une œuvre esthétique due aux seuls efforts combinés du soleil et du vent.

Il construisit la demoiselle que nous avions sous les yeux et la pourvut des cinq chronomètres supérieurs chargés d'en régler toutes les évolutions,—le plus haut ouvrant ou refermant la soupape, tandis que les autres, en actionnant les miroirs et la lentille, s'occupaient de gonfler avec les feux solaires l'enveloppe de l'aérostat, grâce à la substance jaune, qui, due à une préparation spéciale, exhalait sous tout ascendant calorique une certaine quantité d'hydrogène. C'était le maître lui-même qui avait inventé la composition ocreuse, dont les effluences allégeantes se produisaient seulement quand la lentille concentrait sur elle les rayons de l'astre radieux.

De cette manière, Canterel avait un instrument qui, sans aucune autre aide que celle du soleil plus ou moins dégagé, pouvait, en profitant de tel courant atmosphérique prévu longtemps d'avance, accomplir un trajet précis.

Le maître chercha dès lors quelle matière employer pour l'enfantement de son œuvre d'art. Seule une fine mosaïque lui semblait apte à provoquer un difficultueux et fréquent va-et-vient de l'appareil. Or il fallait que les fragments multicolores, au moyen de quelque aimantation intermittente, pussent être tour à tour attirés puis laissés par la portion inférieure de la hie. Canterel, finalement, résolut d'utiliser une découverte qui, faite par lui seul quelques années auparavant, avait toujours donné dans la pratique d'excellents résultats.

Il s'agissait d'un curieux système permettant d'extraire les dents sans aucune souffrance, en évitant l'emploi dangereux et nocif de tout anesthésiant.

A la suite de longues recherches, Canterel avait obtenu deux métaux fort complexes, qui rapprochés l'un de l'autre créaient à l'instant même une aimantation irrésistible et spéciale, dont le pouvoir s'exerçait uniquement sur l'élément calcaire composant les dents humaines.

L'un de ces métaux était gris, l'autre avait des reflets bleu d'acier. Taillant dans chacun d'eux une rondelle d'un millimètre de rayon, il avait fixé la grise à un fin manche rigide un peu oblique à son plan—et enfoncé dans le pourtour de la bleue, à distances symétriquement égales, la pointe de trois courtes tiges horizontales divergentes, tenant par leur autre extrémité à la circonférence supérieure d'un petit cylindre pourvu d'une mince poignée. Le moment venu, employant séparément ses deux mains, il introduisait le cylindre dans la bouche du patient, appuyait ses bords inférieurs, épais et non coupants, sur les deux dents avoisinant de part et d'autre celle à enlever—puis amenait la rondelle grise, qu'il collait exactement sur la bleue. L'aimantation se produisait aussitôt, si brusque et si puissante que la dent malade, obéissant à l'appel, quittait son alvéole sans donner à l'intéressé le temps de percevoir la moindre secousse torturante—et se précipitait vers la rondelle bleue en pénétrant dans le cylindre, qui, entièrement de platine ainsi que les trois tiges, montrait une résistance à toute épreuve. Lorsqu'il s'agissait du maxillaire inférieur, le cylindre se posait normalement, la rondelle bleue en haut; dans le cas, au contraire, où la mâchoire dominatrice se trouvait en jeu, la manœuvre, bien que pareille, exigeait le renversement complet du cylindre et de la rondelle grise. Pour les bouches dégarnies, si d'un côté le soutien faisait défaut à cause d'une dent manquante, le maître, en vue d'un emploi fort simple, choisissait dans un lot varié de parallélipipèdes droits en ivoire plein celui qui, par sa hauteur, pouvait fournir la meilleure suppléance; le cylindre, s'installant d'une part sur une dent, de l'autre sur l'ivoire, offrait ainsi l'opposition voulue. Quand un vide complet environnait la dent morbide, doublement isolée, deux parallélipipèdes devenaient nécessaires. En présence de deux dents-supports d'inégale grandeur, Canterel recourait à un assortiment de petits carrés ivoirins d'épaisseurs diverses, dont un seul, mis sur la plus basse, établissait, pendant l'instant critique, une parfaite similitude de niveau.

Par une conséquence voulue de la combinaison atomique particulière qui l'engendrait, l'aimantation s'exerçait seulement du côté intérieurement assombri au début par le cylindre, dans le champ strict d'un impeccable tube imaginaire de longueur indéfinie, dont l'axe eût traversé le centre des deux rondelles et dont le diamètre eût égalé le leur. La rondelle grise ne risquait donc pas d'attirer jusqu'à elle une des dents de la mâchoire hors de cause, et la bleue ne projetait son action que sur une portion de la dent visée, sans troubler aucunement les voisines; cette action circonscrite, vu son extraordinaire intensité, suffisait à donner le résultat cherché, complètement indolore par le fait de sa soudaineté. La dent une fois extraite et adhérente à la rondelle bleue, Canterel décollait aussitôt la grise, craignant que l'aimantation, qui—expérimentalement il en avait acquis la certitude—eût persisté malgré l'obstacle, ne bouleversât par accident une partie saine de la denture à la suite d'un faux mouvement de l'opéré ou de lui-même.

Le procédé, bientôt connu, avait amené à Locus Solus une foule de visiteurs à fluxion, qui tous s'en retournaient ravis de la manière prompte et confortable dont on venait d'arracher la cause de leur mal sans qu'ils eussent ressenti le moindre à-coup pénible.

Pêle-mêle le maître entassait au rebut les dents descellées par son art, et l'occasion lui avait toujours manqué pour s'occuper de cette embarrassante réserve, dont la destruction s'était trouvée constamment ajournée.

Après l'éclosion de son nouveau projet il bénit ces retards successifs, qui mettaient à sa portée un élément utilisable et pratique.

Il prit le parti de consacrer son stock de dents à l'exécution de sa mosaïque. Leurs nuances et leurs contours différaient suffisamment pour se prêter à cette fantaisie, et un complexe enrichissement serait fourni par l'ensanglantement plus ou moins vif des racines joint aux reflets brillants des aurifications et des plombages.

Le maître fixa délicatement à la partie inférieure de sa hie, entre trois griffes servant de supports, deux nouvelles rondelles pareilles à celles qu'il employait pour ses opérations dentaires. Mais cette fois il avait réglé la composition des deux métaux de manière à fonder une aimantation beaucoup moins autoritaire; il ne s'agissait en effet que de cueillir des dents simplement jonchées à terre, sans avoir à les extirper de leurs alvéoles; en véhiculant leur léger butin d'un point à un autre, deux rondelles aussi fortes que les primitives auraient happé, pendant le trajet aérien, toutes les dents du sol qu'eût effleurées leur champ d'appel, chaque dernière venue sautant verticalement pour se coller sous la précédente; cet inconvénient capital n'était pas à craindre, les rondelles neuves, identiques aux premières comme taille et comme ton individuel, n'ayant que juste le pouvoir nécessaire pour héler de très près une dent exempte de résistance. Un chronomètre placé au bas du poteau d'aluminium devait, en actionnant certaine tige verticale, déterminer à tour de rôle, pour tels moments précis, le rapprochement ou l'écartement des deux métaux et rendre ainsi l'aimantation intermittente.

Canterel aurait acquis des résultats analogues en adoptant pour sa mosaïque des morceaux de fer doux diversement colorés, qu'un électro-aimant eût sans peine captés puis lâchés par l'effet d'un courant discontinu.

Mais ce procédé nécessitait dans la hie volante l'installation difficultueuse d'un alourdissant système de piles plein de graves inconvénients.

Le maître préféra donc sa première idée, qui, en exploitant de façon inédite la trouvaille ancienne dont il tirait un juste orgueil, le séduisait en outre par l'imprévu que donnerait au curieux tableau projeté l'emploi de fragments découpés et teintés par le hasard seul à l'exclusion de toute volonté artistique et préméditante.

Après avoir complété la demoiselle par l'adjonction de la géante aiguille de boussole, Canterel se vit encore en présence d'une condition indispensable à remplir. Il fallait que l'appareil nomade pût conserver une verticalité parfaite durant ses villégiatures sur les divers districts de l'œuvre future. Or, plus la mosaïque avancerait, plus les trois griffes-soutiens risqueraient de détruire l'équilibre général en rencontrant des dents comme points d'appui; la hie, en se penchant, compromettrait grièvement l'orientation si précise des miroirs à évolution régulière, et une nouvelle ascension deviendrait impossible.

Pour trancher cette question d'importance vitale, Canterel évida la portion basse des trois griffes et mit à chacune d'elles un chronomètre de petit module, dont les rouages, au moment voulu, mobiliseraient certaine aiguille interne à pointe arrondie en mesure de s'abaisser temporairement.

Quand une griffe porterait sur une dent faisant déjà partie intégrante de la mosaïque, les deux autres seraient d'avance rallongées par leur aiguille respective dont le bout atteindrait le sol; parfois deux griffes se poseraient sur des dents, l'autre se servant seule de son aiguille.

Les fines tiges annexées sortiraient plus ou moins suivant le niveau des dents, très variables d'épaisseur. En effet, molaires et palettes, dents d'adultes et dents de lait donneraient, une fois couchées, un nombre immense de hauteurs différentes, nombre accru par l'individualité de chaque mâchoire. Ce fait ne nuirait pas au résultat final, la vigueur picturale de la mosaïque n'ayant pas à souffrir d'une simple inégalité de surface; mais Canterel se verrait forcé d'en tenir un grand compte supplémentaire pour le réglage chronométrique des trois aiguilles; entre une mâchelière d'homme et une incisive d'enfant, pour prendre les deux extrêmes, le dénivellement serait relativement considérable, et, selon qu'une des griffes choisirait l'une ou l'autre, les deux restantes feraient accomplir à leur appendice intérieur un trajet long ou court pour gagner le sol; en outre, chaque fois que deux griffes viseraient simultanément deux dents de grosseur dissemblable, l'une d'elles aurait recours à son aiguille; pendant les derniers jours, quand les trois griffes ensemble, au moment de combler quelque lacune isolée, s'abattraient sur trois dents, on remarquerait souvent l'immixtion d'un ou deux des appendices mobiles malgré l'absence complète de tout contact avec la terre.

Étant données ces diverses particularités, la mise au point des trois plus bas chronomètres ne manquerait pas d'exiger un travail exceptionnellement ardu. Par bonheur, le maître, sous le rapport des aiguilles-rallonges, n'aurait à s'inquiéter que de l'emplacement même de la future mosaïque et non des entours, où, l'espace ne lui étant pas ménagé, il sèmerait les dents de telle sorte que la demoiselle, pour ravir chacune, pût appliquer naturellement ses trois griffes sur le sol. Esclave de l'orientation des courants atmosphériques susceptibles d'être utilisés, Canterel, du moins, élirait à sa guise, sur une ligne droite indéfinie, le point d'arrivée de chaque migration aérienne tendant vers l'extérieur du tableau dentaire; il n'aurait pour cela qu'à faire agir plus ou moins tôt le chronomètre de la soupape. Cette latitude lui permettrait d'éviter, même pour le début de l'expérience, toute espèce de tassements sur le vaste champ appelé à se dégarnir peu à peu, et dans la partie préhensive de sa tâche la hie n'emploierait jamais les aiguilles de ses griffes.


Pour l'œuvre d'art à exécuter, Canterel voulut choisir un sujet tant soit peu fuligineux, à cause des tons bruns et jaunâtres qui domineraient forcément dans les matériaux de la mosaïque; une scène pittoresque au sein de quelque profonde crypte faiblement éclairée devait à son idée fournir l'élément le plus propice, et il se rappela certain conte scandinave qu'Ezaïas Tegner intitule den Rytter[1] dans sa Frithiofs Saga, conte populaire et moral qui, répondant parfaitement à ses vues par son principal épisode, a inspiré la traduction suivante au folkloriste français Fayot-Roquensie.

[1] Le Reître.


Vers 1650, un riche seigneur norvégien, le duc Gjörtz, s'était follement épris de la belle Christel, épouse d'un de ses vassaux, le baron Skjelderup.

Gjörtz manda auprès de lui le reître Aag, forban sans scrupules, qui, pourvu qu'on le payât bien, ne reculait devant aucune besogne.

En termes ardents, le suzerain exposa l'irrésistible amour qui lui étreignait le cœur—et promit une fortune au reître pour le jour béni où, grâce à un discret enlèvement, il lui amènerait seule et sans défense celle dont l'image le hantait jusque dans ses rêves.

Afin d'éviter toute compromission, Gjörtz se masquerait avec un loup pour assouvir son désir. Sachant qu'une plainte adressée au roi l'exposerait aux plus terribles représailles, il voulait priver Christel de preuves et même de soupçons.

Aag se mit en campagne et alla se loger proche la résidence du baron pour guetter l'occasion favorable.

Un soir, embusqué dans le parc du château qu'il épiait sans cesse, le reître vit Christel, que les hasards d'une promenade solitaire conduisaient de son côté. Au moment opportun, il s'élança d'un bond sur l'infortunée jeune femme, dont ses mains ne purent arrêter le premier cri. Skjelderup entendit cette exclamation de détresse et, appelant plusieurs serviteurs à son aide, arriva en temps voulu pour délivrer sa conjointe et s'emparer de l'agresseur.

Par ordre du châtelain, ivre de fureur, Aag fut à l'instant même entraîné au fond d'une crypte énorme qui, s'étendant sous le parc, avait précisément son entrée secrète au milieu d'un massif avoisinant le lieu de l'attentat.

Cette retraite, depuis longtemps inutilisée, communiquait jadis avec les souterrains du château pour pouvoir, en cas d'attaque victorieuse, servir de refuge ignoré à un personnel nombreux, en laissant toujours l'espoir de quelque fuite nocturne par l'issue du massif.

Parvenu au centre de la caverne avec ses gens et leur prisonnier, Skjelderup fit planter debout dans le sol, composé d'une terre glaise facilement pénétrable, certaine branche résineuse cueillie puis allumée au moment de la descente.

Un étang croupissait dans la grotte, saturée de gaz malsains et d'humidité.

Abandonnant le reître dans le repaire silencieux destiné à lui servir de tombe, le baron remonta par le même chemin, suivi de ses serviteurs, qui, devant lui, scellèrent l'entrée de la crypte à l'aide d'immenses pierres rouges, trop lourdes pour les bras d'un homme seul; ces matériaux provenaient de rocailles d'art presque en ruine qui bordaient non loin de là une des allées du parc. Depuis plus d'un demi-siècle la communication souterraine avec le château était comblée par des éboulis, et rien ne pouvait soustraire le condamné à la mort lente et cruelle qui l'attendait loin de tout secours humain.


Après avoir essayé vainement de remuer les pierres rouges entassées sur l'ouverture qui lui avait livré passage, le reître fit le tour de sa vaste prison, dont l'examen minutieux lui enleva d'emblée tout espoir d'évasion.

Au cours de son exploration il avait ramassé dans un coin obscur certain vieux livre pourri en maint endroit, seul vestige à peu près complet d'un stock de volumes lamentables jetés là au rebut et presque anéantis par la moisissure ou par les rats.

Revenu près de la torche, il examina l'ouvrage et vit l'en-tête suivant: Recueil des Kaempe Viser, publié pour la reine Sophie par Sorenzon Wedel.—1591.

Dans l'espoir de chasser un instant par la lecture les pensées lugubres qui l'assaillaient, Aag, s'étendant sur le sol, ouvrit le livre au hasard et tomba sur cette légende naïve, intitulée Conte de la Boule d'Eau.


Autrefois vivait près d'Eidsvold le prince Rolfsen, connu pour sa grandeur d'âme et sa loyauté.

Maître d'immenses richesses, Rolfsen chérissait sa fille Ulfra, pure adolescente aux vertus proverbiales; par contre il s'était vu forcé de répudier ses onze fils, jeunes gens perfides, remplis d'instincts vils et cruels.

A la mort de Rolfsen, la sage Ulfra, bien qu'elle fût la plus jeune, entra en possession de tous les biens de son père, qui l'avait nommée son héritière unique.

Les onze frères, fous de rage, allèrent trouver la fée malfaisante Gunvère et la prièrent de faire périr Ulfra au moyen de quelque sortilège.

Gagnée incontinent à la mauvaise cause des solliciteurs, la fée, avec regret, déclara sa puissance trop limitée pour provoquer directement le trépas de la jeune fille. Elle pouvait seulement la métamorphoser en colombe pendant l'espace d'une année, au cours de laquelle les onze frères lui donneraient facilement la mort s'ils réussissaient à la découvrir dans le Fuglekongerige—ou Royaume des Oiseaux,—lieu de retraite au sein duquel se passerait tout son temps d'exil.

Les jeunes gens acceptèrent l'offre de Gunvère, qui, après avoir nasillé une formule magique, leur annonça qu'Ulfra, soudainement changée en colombe, venait de prendre son vol en leur laissant le champ libre pour l'accaparement de ses trésors.

Avec mille recommandations la fée leur remit une cage contenant un linot qui, une fois lâché, devait les conduire, en voletant, jusqu'au royaume des oiseaux—puis leur apprit un mot cabalistique propre à les préserver d'un péril mortel au moment de toucher au but.

En effet, le Fuglekongerige était gardé par un génie terrible qui, sous la forme d'une sphère d'eau aérienne, de moyenne grosseur, en interdisait l'accès aux chasseurs aventureux.

Tout être vivant effleuré par l'ombre de l'étrange boule mourait à l'instant. Le danger persistait durant la nuit, où, dans le ciel toujours pur d'un climat privilégié, la lune ou les étoiles produisaient une clarté suffisamment brillante pour être occultée de façon appréciable.

Articulé à voix haute, le vocable magique livré par Gunvère forcerait le globe liquide à fuir au loin.

Les onze frères quittèrent la fée, qui leur recommanda de faire diligence, car, s'ils ne lui ôtaient l'archée, Ulfra, au bout d'une année, désertant le Fuglekongerige à tire-d'aile, retrouverait sa forme première pour occuper de nouveau son rang et jouir de sa fortune au détriment des spoliateurs.

Avant tout, les jeunes gens allèrent prendre possession des richesses paternelles, que la disparition de leur sœur venait de laisser vacantes.

Oubliant que Gunvère leur avait enjoint de se hâter, ils menèrent pendant près d'un an accompli une vie de folle bombance, jetant l'or à pleines mains et profitant du présent joyeux sans souci de l'avenir.

Quelques jours seulement avant la date fatale, se souvenant brusquement du danger qui les menaçait, ils se mirent en route en lâchant le linot, dont la cage, depuis la première heure, avait toujours été munie régulièrement de grains nourrissants et variés.

A la suite de l'oiseau, qui, sûr de son chemin, voletait dans une direction fixe, ils fournirent plusieurs longues étapes et eurent enfin connaissance d'un bois immense plein de bruissements de plumes et de pépiements. Le linot s'arrêta, leur indiquant ainsi qu'ils venaient d'atteindre le Fuglekongerige.

Il faisait grand jour, et le soleil étincelait dans un ciel radieux.

Tout à coup les onze frères, terrifiés, virent apparaître la sphère d'eau annoncée par la fée; ils cherchèrent vainement le mot préservateur, depuis longtemps oublié au milieu d'innombrables orgies.

La boule approchait, dessinant sur le sol une ombre pâle qui d'abord éclipsa le linot, réduit par la fatigue à sautiller péniblement sans faire usage de ses ailes. L'oiseau, comme foudroyé, tomba mort avant d'avoir pu exhaler une plainte.

Dès lors une chasse effroyable commença. Les jeunes gens, ployés par l'épouvante, cherchaient à fuir le fléau aérien qui les poursuivait avec acharnement. La lutte ne pouvait durer, tant le globe fluide mettait d'agilité à déjouer les feintes brusques tentées par les condamnés pour se soustraire à l'ombre mortelle.

Mais, depuis quelques instants, une colombe, s'élevant hors du Fuglekongerige, avait pris sa course à plein vol vers le lieu découvert où se jouait la scène angoissante.

Planant au-dessus de la sphère pour éviter l'obscurcissement meurtrier, la nouvelle venue, en baissant le bec, but avidement jusqu'à la dernière goutte l'eau vagabonde et terrible.

Les onze frères, comprenant qu'ils se trouvaient en présence d'Ulfra, mirent un genou en terre, émus et repentants.

La colombe, se faisant guide à la place du linot, les entraîna sur la route du retour, où ils la suivirent docilement.

Le domaine familial une fois en vue, les temps maléfiques étant révolus, la douce Ulfra reprit sa forme féminine—et prononça quelques paroles de touchante conciliation, en tendant les bras à ses frères, dont elle avait su pénétrer les ténébreux agissements.

Les jeunes gens, amendés, vécurent désormais auprès de leur sœur, qui, rentrée en possession de son immense avoir, les combla de tendresse et de libéralités.


Au fond de la grotte où le baron Skjelderup venait de l'enterrer vivant, Aag avait conquis un peu d'oubli dans sa lecture.

Se voyant gagné par le sommeil, il posa le volume auprès de lui et, le corps à l'abandon, ne tarda pas à s'endormir.

Un rêve, inspiré par le texte récemment assimilé, lui montra bientôt les onze frères de la légende fléchis de terreur par la sphère d'eau, dont l'ombre estompait mortellement le linot conducteur,—tandis qu'au loin une neigeuse colombe s'élançait pour porter secours à ses persécuteurs.

Peu à peu la colombe s'accentua davantage, et le reître se sentit frôlé par elle. Ouvrant les yeux, il vit à ses côtés Christel, qui lui pressait la main pour l'éveiller.

En quelques mots la jeune femme lui conta les événements qui avaient suivi l'apposition des pierres rouges sur l'orifice de la crypte.

Obsédée par la pensée de la mort affreuse réservée à son agresseur, Christel avait pris dans la bibliothèque du château puis transféré jusqu'à sa chambre une réunion de vieux manuscrits émaillés de plans et d'indications concernant la construction fort ancienne du domaine des Skjelderup.

Elle espérait trouver dans ces documents le signalement révélateur de quelque passage clandestin, suffisamment praticable pour lui permettre d'arriver seule jusqu'au reître, en évitant les risques d'indiscrétion que lui eût fait courir toute aide étrangère.

De minutieuses recherches lui apportèrent la réalisation de ses désirs.

Après avoir gravé dans sa mémoire chaque terme d'un long paragraphe complexe et précis, elle se rendit au milieu de la nuit dans les caves du château et, levant beaucoup la main, pressa un ressort invisible masqué par une des nombreuses aspérités de certain mur sombre et rugueux.

Bientôt une dalle du sol, sans pencher d'aucune manière, monta d'elle-même assez haut puis s'arrêta, soutenue au-dessus de son alvéole par quatre épaisses tiges verticales; l'ouverture mise à nu était comblée par une nappe d'eau.

Christel poussa un nouveau ressort, plus à droite, dans la même région du mur, et, dès lors, l'eau, en baissant, découvrit quelques marches aboutissant à un couloir souterrain. La jeune femme descendit et s'engagea dans le tunnel obscur, parmi les suintements de l'onde glacée qui, l'instant d'avant, en garnissait toute la longueur.

Elle déboucha ainsi dans la crypte du reître, juste sous l'affleurement habituel de l'étang, dont un décroissement initial, dû au second ressort manœuvré, avait amené le vidage du tunnel. En marchant avec précaution sur une saillie interne en pente douce elle atteignit le sol même de l'antre—et put s'approcher du prisonnier pour le tirer de son lourd sommeil.


Bouleversé par ce récit, Aag fut frappé, malgré lui, du rapport établi à la dernière seconde par son rêve entre Christel et cette blanche colombe dont il s'était cru effleuré en percevant l'attouchement libérateur qui l'avait éveillé. Dans les deux cas l'innocence lâchement persécutée venait victorieusement secourir l'instrument même de ses maux ou de ses périls.

Pendant qu'il se livrait à ces réflexions, Christel, non sans lui faire signe de la suivre, avait regagné, par la même saillie déclive, le passage souterrain ouvert dans la paroi humide de l'étang.

Après un trajet silencieux, tous deux sortirent par l'issue mystérieuse dissimulée dans les caves du château.

En faisant jouer successivement tout au bas du mur, à droite puis à gauche, deux ressorts encore inemployés coïncidant verticalement avec les deux premiers, Christel provoqua d'abord le retour des eaux, qui, atteignant leur ancien arasement, prouvèrent que l'étang de la grotte s'était de nouveau empli jusqu'au bord,—ensuite la descente de la dalle, dont la masse régulière combla hermétiquement l'étroite percée occulte. La jeune femme admirait la prévoyance avec laquelle l'architecte avait jadis ménagé ce passage secret, utile à quelque fuite désespérée même au temps où une simple porte—exempte d'éboulis mais susceptible d'être facilement condamnée par un envahisseur perspicace—séparait seule la crypte du château. En pensée elle voyait le mécanisme caché, dont les documents de la bibliothèque feuilletés quelques heures auparavant lui avaient montré le fonctionnement grâce à diverses coupes de sous-sol commentées par un texte précis: un boyau souterrain reliait l'étang de la caverne au lac Mjösen, qui s'étendait juste au même niveau à trois kilomètres à l'est; le second ressort, pendant tout le temps où on appuyait sur lui, lâchait le jet d'une conduite hydraulique dans l'intérieur d'un récipient qui, une fois alourdi, descendait en formant contrepoids; actionné par ce fait, un délicat système de bielles et de leviers obstruait le boyau, ouvrant en même temps un déversoir foré à deux mètres de profondeur dans une des parois de l'étang, qui aussitôt se vidait partiellement dans un puits naturel; c'est alors que la communication devenait praticable entre la crypte et le château, par suite de l'abaissement des eaux. Le troisième ressort, pressé avec vigueur, enfonçait de force et temporairement le résistant obturateur à refoulement automatique de certain orifice ménagé dans le bas du récipient, qui, promptement délesté de tout son liquide, remontait jusqu'à sa place primitive,—pendant que bielles et leviers, détruisant leur premier travail, bouchaient le déversoir du puits et libéraient le boyau, par lequel le lac Mjösen emplissait de nouveau l'étang. C'était d'ailleurs par un principe analogue de contrepoids à eau tour à tour gorgé puis tari que le premier et le quatrième ressort remuaient la dalle.

Entraînant le reître par d'obscurs escaliers, Christel, avec deux clés dont elle s'était munie d'avance, ouvrit la porte du perron puis celle du parc et accorda en même temps à son agresseur la liberté complète et le pardon.

Au lieu de saisir une occasion si tentante de perpétrer l'enlèvement qui devait lui rapporter une fortune, Aag, influencé par l'amendement des onze frères dépeints dans les Kaempe Viser, se jeta aux genoux de Christel pour lui exprimer son repentir et sa reconnaissance.

Puis il se sauva dans la nuit, pendant que la jeune femme réintégrait silencieusement ses appartements.


Adoptant ce sujet, qui lui fournissait la fuligineuse crypte souhaitée, Canterel choisit dans son parc une place très découverte, remarquable par l'instabilité de direction observée dans les souffles la parcourant. Ces changements continuels ne pouvaient que favoriser les nombreux va-et-vient que la demoiselle aurait à effectuer pour l'exécution du tableau. Il fit aplanir avec une rigoureuse perfection toute la région qu'il se promettait d'utiliser—puis attendit patiemment l'apparition dans ses pronostics d'une future période de deux cent quarante heures qui, partant de la fin d'un coucher de soleil, ne comportât ni pluie ni tempêtes. L'expérience ne pouvait en effet se concevoir par un vent excessif, et une averse plus ou moins fouettante eût dérangé maintes combinaisons en alourdissant l'enveloppe de l'aérostat et en ternissant miroirs et lentille.

Le moment venu, il amena sur la place ventilée la hie aérienne ainsi qu'une caisse volumineuse contenant les dents extraites par lui depuis la découverte de ses deux métaux attractifs.

Là, ses prévisions météorologiques sous les yeux, il se livra pendant une nuit complète à un terrible labeur, distinguant sans erreurs les multiples coloris subtils de ses matériaux dentaires grâce à l'étrange et prodigieuse lumière d'un phare spécial, qui, inventé par lui depuis peu, avait révolutionné le monde des ateliers et académies en permettant à n'importe quel peintre de travailler après l'apparition des étoiles avec la même sûreté qu'en plein jour. Exprès il s'était assigné le soir comme point de départ des vingt tours de cadran prophétiques, afin de ménager à ses complexes préparatifs de longues heures noires forcément nulles pour la demoiselle, qui, en commençant sa tâche dès l'aube subséquente pour la terminer au serein du dixième jour, emploierait sans en rien perdre toute la partie diurne et utilisable du laps de prédictions.

Attentif à ne pas gaspiller un instant, il s'appliquait à combiner l'éclosion de son œuvre d'art, les regards fixés de temps à autre sur un modèle exécuté à l'huile, d'après ses indications, par un portraitiste avisé, qui avait distribué chaque teinte en quantité plus ou moins grande suivant le nombre de dents ou de racines la représentant. Laissant libre l'emplacement de la future mosaïque, il semait sciemment aux alentours les éléments dentaires de toutes nuances, pour les rendre prêts à être happés aux différents pèlerinages de la hie.

D'avance, les dents étaient judicieusement orientées selon le sens exact que leur assignaient dans le tableau leurs divers contours, de même que les racines, toujours séparées de la couronne, séance tenante, par une section faite avec une petite scie ad hoc.

Conjointement à ces absorbantes semailles, Canterel établissait, au millième de seconde près, les futurs embrayages délicats de certain mécanisme supplémentaire et moteur dont il avait individuellement pourvu les neuf chronomètres, qui, une fois remontés, marcheraient deux cent trente-trois heures pleines, ère de précaution un peu supérieure—vu la phase solaire de l'année—au temps que vivrait l'aventure entre la première aube et le dernier crépuscule.

Une brise devant naître à telle fraction de minute et se diriger dans tel sens, la lentille, mue par son chronomètre spécial, concentrerait les rayons solaires sur la substance jaune—et garderait plus ou moins longtemps sa position calorifique suivant la pureté de l'atmosphère et la puissance thermique de l'astre radieux, proportionnelle à la courbe de son évolution, puis, surtout, suivant l'opacité relative et la durée d'occultation de tel nuage passant sur le disque flamboyant. Dans la partie de sa besogne concernant la lentille, le maître tint compte, une fois pour toutes, des ombres fines que marqueraient sur la matière ocreuse quelques-unes des soies du filet.

Le réglage chronométrique de la soupape demandait une grande application. Certains souffles violents auraient pu emporter la hie pendant ses temps de repos, et un dégonflement partiel serait parfois nécessaire indépendamment des pérégrinations aériennes, dans le seul but d'alourdir l'ensemble en vue d'une stabilité plus résistante. Cette particularité aurait un contre-coup direct sur le travail de la lentille, obligée d'éblouir ensuite plus longuement l'amalgame jaune pour compenser les pertes d'hydrogène.

En bas, la tâche des deux rondelles consacrées à l'attirance puis au lâchage des dents était plus facile à mettre au point. En revanche, l'arrangement des trois chronomètres dédiés aux rallonges internes des griffes astreignit Canterel à d'effrayants calculs. Quant aux miroirs, leurs déplacements, parfaitement réguliers, ne viseraient qu'à suivre le soleil dans sa course; mécaniquement leur orientation générale changerait un peu chaque jour, à cause de la modification quotidienne apportée dans l'apparente course de l'astre radieux par l'inclinaison du plan de l'équateur sur celui de l'écliptique.

L'appareil devait invariablement rester stationnaire du coucher au lever du soleil—et ne jamais recevoir aucun attouchement, car les chronomètres seraient ordonnés d'avance jusqu'au dernier jour inclus. Les cadrans, laissés visibles à dessein, permettraient de savoir constamment si les mouvements, exempts de la plus minime perturbation, continuaient bien tous à donner la même et vraie heure.

Canterel termina ses apprêts au chant du coq et emplit alors l'aérostat d'une provision équilibrante et fondamentale d'hydrogène, obtenue routinièrement sans rien emprunter à la substance ocreuse. En tirant parti de tous les caprices possibles du vent, la hie achèverait sa mosaïque à la brune du dixième jour, reproduisant strictement, en plus grand, le modèle fait à l'huile, sauf quatre minces bandes extérieures qui manqueraient individuellement à chacun des côtés, sans porter par leur insignifiante absence, choisie à bon escient de préférence à toute autre, nul préjudice à l'ensemble du sujet. Forcément inemployées, les dents d'abord destinées à l'extrême bordure du tableau furent supprimées en tant que déchet, et le maître, qui avait annoncé publiquement ses projets, fit ouvrir les portes de son domaine, pour que des témoins pussent venir à toute heure assister aux légères promenades de l'instrument et contrôler le défaut absolu de tricherie. Une corde tendue sur des piquets bas forma autour du lieu captivant un obstacle polygonal, propre à maintenir les visiteurs à une distance suffisante pour éviter aux souffles d'air la moindre gêne appréciable. Enfin la demoiselle fut posée au-dessus d'une œillère isabelle, où elle attendit le moment d'utiliser motu proprio la première haleine favorable.

L'expérience, touchant presque à sa fin, durait maintenant depuis sept jours, et jusqu'ici l'ustensile ambulant, grâce à la merveilleuse adaptation de ses chronomètres, avait toujours transféré dents ou racines aux places voulues. Les trajets, parfois, se succédaient assez vite par suite de l'allure continuellement fantasque du vent; souvent aussi, la brise s'éternisant dans une direction constante, l'appareil attendait pendant des heures l'occasion de reprendre son vol. De temps à autre, des étrangers se présentaient par petits groupes, et, depuis que Canterel parlait, plusieurs personnes s'étaient discrètement approchées pour épier la prochaine ascension de l'aérostat.

*
*    *

Comme le maître achevait sa conférence improvisée, un bruit sec, déjà connu de nous, attira notre attention vers les trois griffes supportant la demoiselle. Subissant la poussée de sa tige, actionnée par le mécanisme supplémentaire du chronomètre enchâssé dans le bas du poteau, la rondelle grise, descendant de nouveau, venait de se coller contre la bleue, sous laquelle adhérait maintenant, enlevée à l'instant par l'aimantation soudaine, la racine qui tout à l'heure avait servi de but à l'appareil.

La lentille pivota comme de coutume pour créer un supplément d'hydrogène—puis tourna une seconde fois pendant que la hie s'envolait, dérobant la racine.

Un souffle assez lent chassa la demoiselle vers la plume déployée sur le chapeau du reître; la soupape fonctionna juste à la seconde propice, et l'appareil, en se posant, lâcha par écartement des rondelles sa proie mince et légère, achevant ainsi une place rose pâle qui, subtilement dégradée, formait le bord de la plume, dont l'arête médiane était faite de racines écarlates. Les griffes ayant trouvé trois supports corallins de hauteur pareille, aucune des fines rallonges intérieures n'était sortie.

Presque aussitôt la lentille exécuta une nouvelle manœuvre génératrice de pouvoir ascensionnel—suivie d'un deuxième quart de tour; invariablement ses évolutions partielles avaient lieu dans le sens adopté pour les aiguilles de montre.

La hie, continuant en droite ligne dans l'axe de sa dernière traversée, alla tomber, grâce à la soupape, sur une merveilleuse canine plus blanche qu'une perle, qui, au dire de Canterel, provenait de l'éblouissante denture d'une ravissante Américaine.

Au moment où s'effectua l'aimantation due au rapprochement des rondelles, un nuage rapide couvrit le disque entier du soleil, amenant différentes perturbations dans les couches d'air, où circulèrent des courants nouveaux.

La lentille se remit vivement dans sa position active.

Le passage du voile de brume était prévu depuis l'origine par Canterel, qui avait réglé en conséquence les embrayages du chronomètre en jeu. La station militante du verre concentrateur se prolongea donc beaucoup plus que les deux fois précédentes, où, vu l'ardeur du soleil exempt de toutes vapeurs, quelques secondes avaient suffi pour faire naître une copieuse ration d'hydrogène.

La manœuvre allégeante terminée, la demoiselle prit un silencieux essor et, grâce à une saute de vent soudaine, s'abattit sur la colombe du rêve, dont l'extrémité d'une aile fut complétée par la blanche laniaire logée en bonne place. Cette fois, obéissant à son chronomètre, l'aiguille interne d'une des griffes s'était grandement abaissée à la fin du parcours pour appliquer sa pointe inoffensive sur le sol; grâce à elle l'équilibre se trouvait sauvegardé, les autres griffes s'appuyant, plus haut, sur deux dents de niveau pareil.

L'aérostat, que la soupape venait de dégonfler, fut rempli puis soulevé par une intervention durable de la lentille, et, pendant que l'aiguille-rallonge rentrait mécaniquement dans sa griffe, l'instrument, persévérant dans la même direction, alla s'emparer, au loin, d'une dent bleue fort régulière, semblable à celle qui, d'après les chroniques du second empire, déparait isolément le splendide appareil masticateur de la comtesse de Castiglione, constituant ainsi l'unique et sensationnelle imperfection de cette beauté sans égale.

A ce moment, le nuage, glissant assez vite, cessa de voiler le soleil, qui reconquit toute sa puissance.

Cette réapparition marqua la fin des courants contraires qui s'étaient manifestés pendant l'éclipse passagère, et la brise reprit à peu près son ancienne orientation.

La lentille n'eut pas besoin d'un long effort pour provoquer l'envol de l'errante machine, qui bondit gracieusement jusqu'à la culotte du reître, où la fit choir un brusque agissement de la soupape.

Ici les griffes trouvèrent trois points d'arrivée très étagés, qu'établissaient le sol et deux dents outremer d'épaisseur différente; mais, d'avance, sous l'influence respective de leurs chronomètres, deux aiguilles avaient plongé inégalement, et maintenant la plus longue touchait terre tandis que l'autre portait sur la dent de moindre cubage.

Le nouvel acompte indigo tomba juste où il fallait, et le ballon, promptement doué d'un supplément de force, poursuivit son trajet rectiligne jusqu'à une mâchelière noire, énorme et hideuse, autour de laquelle la demoiselle campa doucement ses griffes, toutes trois, depuis un instant, uniformément dépourvues d'aiguille visible.

Annonçant, d'après ses souvenirs, qu'une interminable attente serait nécessaire pour assister à la prochaine déambulation automatique, Canterel nous entraîna d'un pas lent vers une autre région de l'immense place.

CHAPITRE III

Comme point de direction le maître avait choisi une sorte de diamant géant qui, se dressant à l'extrémité de l'esplanade, avait déjà maintes fois attiré de loin nos regards par son éclat prodigieux.

Haut de deux mètres et large de trois, le monstrueux joyau, arrondi en forme d'ellipse, jetait sous les rayons du plein soleil des feux presque insoutenables qui le paraient d'éclairs dirigés en tous sens. Fixement soutenu par un rocher artificiel très peu élevé dans lequel s'encastrait sa base relativement minime, il était taillé à facettes comme une véritable pierre précieuse et semblait renfermer différents objets en mouvement. Peu à peu, en s'approchant de lui, on percevait une vague musique, merveilleuse comme effet, consistant en une série étrange de traits, d'arpèges ou de gammes montants et descendants.

En réalité, ainsi qu'on s'en rendait compte de tout près, le diamant n'était autre qu'un immense récipient rempli d'eau. Quelque élément exceptionnel entrait sans nul doute dans la composition de l'onde captive, car c'était d'elle et non des parois de verre que venait toute l'irradiation, qu'on sentait présente en chaque point de son épaisseur.

Les yeux appliqués contre l'une quelconque des facettes, on embrassait d'un seul regard circulaire tout l'intérieur du récipient.

Au milieu, une jeune femme gracieuse et fine, revêtue d'un maillot couleur chair, se tenait debout sur le fond et, complètement immergée, prenait maintes poses pleines de charme esthétique en balançant doucement la tête.

Un gai sourire aux lèvres, elle semblait respirer librement dans l'élément liquide l'enveloppant de toutes parts.

Entièrement éployée, sa chevelure, blonde et superbe, tendait à s'élever au-dessus d'elle, sans toutefois atteindre la surface. Au moindre mouvement, chaque cheveu, entouré d'une sorte de mince fourreau aqueux, vibrait sous le frottement des nappes fluides, et la corde ainsi formée engendrait, selon sa longueur, un son plus ou moins haut. Ce phénomène expliquait la séduisante musique entendue aux approches du diamant. L'habile jeune femme la produisait à dessein, réglant savamment ses crescendo ou diminuendo par le degré variable de force et de rapidité choisi pour les oscillations de son cou. Les gammes, traits ou arpèges, dans leurs ascensions et dégringolades mélodieuses, pouvaient s'égrener sur un champ d'au moins trois octaves. Souvent l'exécutante, se bornant à mollement accomplir de légers dandinements du crâne, restait confinée dans un registre fort restreint. Puis, se déhanchant pour imprimer à son buste un large et continuel mouvement de roulis, elle employait toutes les ressources de son curieux instrument, qui donnait alors son maximum d'étendue et de sonorité.

Cet accompagnement mystérieux convenait idéalement aux poses plastiques de la jeune femme, semblable à quelque troublante ondine. Le timbre avait une saveur singulière, due au milieu liquide où les sons se propageaient.

Passant parfois devant elle, un surprenant animal explorait l'énorme cuve en nageant allégrement,—sujet terrestre à coup sûr, comme en témoignait sa structure de quadrupède griffu. Rose et exempte de tout pelage, sa peau impressionnante déroutait l'observateur; mais un formel renseignement spécifique était fourni par ses yeux, qui sans conteste appartenaient à un chat.

A droite, un objet peu consistant, immergé à une profondeur de cinq décimètres, pendait au bout d'un fil. Ce ne pouvait être que le résidu interne d'une face humaine, sans nul vestige d'éléments osseux, charnels ou cutanés. Sous le cerveau, demeuré intact, les muscles et nerfs développaient de tous côtés leurs réseaux complexes. Grâce à une mince carcasse presque invisible soutenant délicatement ses moindres coins, l'ensemble conservait sa forme originelle, et rien qu'à la configuration de tel plexus on reconnaissait clairement la place des joues, de la bouche ou des yeux. Chaque fibre avait une enveloppe aqueuse rappelant, en plus épais, les fourreaux ténus mis aux cheveux de l'ondine. C'était par trois points périphériques de la carcasse, situés juste sous la cervelle, que le fil, se détriplant dans son extrême portion inférieure, supportait le tout.


En poursuivant l'examen vers la droite on apercevait un minuscule fût de colonne, qui, parfaitement vertical, se maintenait immobile entre deux eaux.


Sur le fond du vaste réservoir gisait un long cornet métallique très pointu, percé de plusieurs trous.


Attirés à gauche par Canterel et postés devant d'autres facettes, nous pûmes contempler de près une série de petits individus tantôt seuls, tantôt accouplés ou groupés, qui, pareils à des ludions, montaient verticalement dans l'eau puis, sans gagner la surface, retombaient jusqu'au fond, où un bref repos les séparait d'une nouvelle ascension.

Le maître, désignant en premier lieu deux personnages solidaires, nous donna cette explication:

«L'athlète Vyrlas entrave l'élan d'un oiseau robuste, qui, par l'effet de certain dressage criminel, tente d'étrangler Alexandre le Grand.»

L'objet en cause évoquait tout un drame. Héros inconscient d'une scène tragique, un homme était mollement endormi sur une somptueuse couche orientale. Fixé au mur près du chevet, un fil d'or s'enroulait en nœud coulant autour de son cou et tenait, par son extrémité libre, à la patte d'un gigantesque oiseau vert, qui, déployant ses ailes, semblait sur le point de resserrer la mortelle étreinte par une forte traction préparée dans le sens voulu. Debout et ferme, un sauveur à musculature d'athlète avançait les deux mains comme pour empoigner le volatile assassin, que le fil, par une évidente interversion de rôles, soutenait dans l'espace grâce à une secrète rigidité.

L'ensemble montait rapidement. A courte distance de la surface, une grosse bulle d'air s'enfuit soudain par une ouverture pratiquée dans le sommet du mur auquel se rattachait le fil d'or; son passage avait dû provoquer dans un mécanisme intérieur quelque déclenchement subtil, d'où résultèrent plusieurs mouvements; porté en avant par un battement d'ailes pendant que le nœud comprimait brusquement le cou du dormeur, l'oiseau tomba au pouvoir de l'athlète, dont les mains se rapprochèrent pour le saisir. Effet et non cause, l'essor du volateur provenait d'une poussée du fil, qui, se resserrant de lui-même, avait légèrement allongé sa portion de soutènement.

Après le départ de la bulle aérienne la descente commença, pendant que les mains de l'athlète s'écartaient et que le nœud, en se relâchant, ramenait l'oiseau à sa place primitive. Une fois posé sur le fond du récipient, l'objet demeura quelque temps stationnaire—puis effectua une nouvelle ascension qui, à la même hauteur, se termina par une récidive des mouvements déjà observés, coïncidant avec une forte expulsion d'air.


«Pilate ressentant la brûlure du sceau terrible marqué en traits de flamme sur son front,» dit Canterel en nous indiquant un autre ludion, qui se rapprochait verticalement de la surface.

Debout, les mains levées vers son visage crispé par la souffrance, Pilate fermait à demi les yeux avec une expression d'angoisse et de terreur. Au point culminant de la montée, un globule d'air s'évada par quelque ouverture occipitale, tandis qu'un signe lumineux, dû sans doute à une lampe électrique placée dans la tête, apparaissait, éblouissant, sur le front du personnage. C'était, rien qu'en lignes de feu, un dessin représentant le Christ à l'agonie; Canterel nous montra qu'au pied de la croix divine la Vierge d'un côté, Marie-Madeleine de l'autre étaient pieusement agenouillées et que chacune des deux robes, avec sa partie basse, marquait un linéament incandescent sur une paupière de Pilate.

Pendant la chute lente du bibelot le signe s'éteignit, prêt à se rallumer au faîte de la prochaine escalade.


Canterel, l'index braqué vers une nouvelle figurine, articula cette brève annonce:

«Gilbert agite sur les ruines de Balbek le fameux sistre impair du grand poète Missir.»

Une joie folle empreinte sur la face, Gilbert foulait un amas de pierres semblant provenir de décombres fort anciens. Dressant fièrement sa main droite armée d'un sistre à cinq tiges, il ouvrait la bouche comme pour déclamer quelque strophe.

Cette fois, à l'apogée du trajet ascendant, le départ d'une bulle d'air moyenne fusant hors de l'épaule droite détermina un geste du bras levé, qui agita gaiement le sistre comme pour le faire vibrer.


«A l'aide d'un couteau dissimulé dans son lit, le nain Pizzighini se fait sournoisement une série d'entailles sur le corps, pour que sa sueur de sang annuelle, guettée par trois observateurs, paraisse plus abondante.»

Ce commentaire de Canterel s'appliquait à un groupe actuellement immobile sur le fond de la vaste cuve. Très en vue, un être à figure d'avorton était couché, les draps jusqu'au menton, dans une sorte de berceau adapté à sa taille enfantine; une expression de fourberie animait ses yeux, fixés vers trois surveillants attentifs qui épiaient sur sa personne l'apparition de quelque phénomène. Bientôt le tout, s'enlevant légèrement, partit pour de grandes altitudes, et, au moment voulu, un brutal exeat que le plus haut coin de l'oreiller délivra par une secrète ouverture à un fort ballon d'air eut, par suite du déclenchement produit, un saisissant résultat. Une sueur sanglante fort minime perla sur l'affreux minois de l'avorton, tandis que, par contraste, les draps se teignaient d'immenses taches rouges semblant dues à une terrible hémorragie. Intense ou faible, cette coloration vermeille provenait partout d'une poudre légère sortie subitement par une masse de trous microscopiques. Pendant que les quatre quidams regagnaient leur profond point de départ, la poussière incarnate, en se dissolvant de façon parfaite, débarrassa l'eau de tous vestiges tinctoriaux.


«Atlas envoie dans la sphère céleste, dont il vient de décharger momentanément ses épaules, un coup de pied rageur qui atteint la constellation du Capricorne.»

Détaillé par ces paroles de Canterel, un nouveau ludion, en plein essor ascensionnel, subit notre examen. Pliant le genou et montrant la plante de son pied droit prêt à frapper, Atlas, aperçu de dos, tournait la tête pour décocher un furieux regard à un globe scintillant qui, tombé derrière lui, comprenait seulement une multitude de petites étoiles faites chacune d'un brillant et reliées par un imperceptible réseau de rigides fils d'argent les disposant suivant les véritables configurations cosmographiques. Parvenu en de hauts parages, où, d'un seul coup, s'effectua hors du sommet de son crâne la sortie de plusieurs centimètres cubes d'air, Atlas, lançant brusquement son talon dans le Capricorne, corrigea par un déplacement d'astres une légère et unique faute d'uranographie. A la descente la jambe percutrice reprit sa position initiale et la faute reparut.


Canterel, s'occupant d'un trio qui suivait de près Atlas dans sa chute, reprit succinctement:

«Voltaire doute un instant de ses doctrines athéistes à la vue d'une jeune fille extasiée par la prière.»

Crispant sa main sur le bras d'un compagnon de promenade, Voltaire, vu de profil perdu, contemplait avec angoisse une adolescente qui, agenouillée à quelques pas de lui, priait ardemment, la face tournée vers le ciel. Après un stage de repos sur l'appui solide trouvé au terme de sa plongée, la légère bagatelle s'envola doucement. Tout en haut, l'étrange assomption fut enrayée par le mot latin Dubito, qui s'échappa des lèvres de Voltaire sous forme de nombreux globules d'air dont le groupement créait six lettres parfaitement calligraphiées.


«Agé de cinq mois, Richard Wagner, dormant dans les bras de sa mère, inspire à un charlatan une prédiction caractéristique,» déclara le maître, passant à la dernière œuvre d'art sous-marine.

Là, une femme, dont le bras gauche supportait un enfant étendu, pointait l'index de sa main libre vers un vieillard aux allures de bateleur, qui lui présentait, au-dessus d'une petite table où reposait une écritoire dont l'encrier était ouvert, certaine coupe à fond plat contenant en couche uniforme une poudre grise pareille à l'ordinaire limaille de fer. Cette fois, proche l'affleurement de l'onde, la défection d'une masse d'air indivise, dégorgée par l'encrier de l'écritoire, fit osciller le poignet de la femme, dont l'index appliqua trois coups secs sur le bord de la coupe. Dès lors la limaille se creusa de sillons qui, rendus plus nets par chaque secousse, finirent par composer, en lettres bizarres mais suffisamment lisibles, ces deux mots: «Sera pillé», s'appliquant à souhait au futur auteur de Parsifal. Pendant le retour du groupe vers de plus grandes profondeurs, on vit s'aplanir la limaille, qui, factice et compacte, n'avait produit l'effet voulu que par trompe-l'œil, grâce à des fentes sinueuses préparées d'avance avec une triple phase d'épanouissement mécanique.


Les sept délicates pièces nautiques, effectuant leurs continuelles allées et venues verticales sans aucun ensemble, occupaient à chaque moment donné des hauteurs très diverses.


La revue des ludions terminée, Canterel nous fit reculer un peu, en désignant le haut du récipient. Les bords, qui étaient rentrants et horizontaux pour prêter au tout l'apparence complète d'une gemme démesurée, encadraient une ouverture centrale de forme circulaire, près de laquelle se dressaient côte à côte une bouteille de vin blanc dont l'étiquette portait le mot «Sauternes» et un grand bocal où évoluaient sept chevaux marins. Le poitrail de chaque hippocampe était finement traversé en sa partie la plus saillante par le milieu précis d'un long fil, dont les deux bouts pendants se réunissaient au sein d'un minuscule étui métallique. Chacun des sept fragiles sétons ainsi créés avait son coloris propre évoquant une des nuances de l'arc-en-ciel.

Une pêchette gisait auprès du bocal.


Le maître venait d'ouvrir avec précaution, après l'avoir sorti de sa poche, un drageoir contenant plusieurs grosses pilules rouge vif. Il en prit une et, faisant quelques pas, la lança fort adroitement dans l'orifice du grand diamant. Postés de nouveau contre les facettes, nous vîmes la légère muscade écarlate choir dans l'eau puis descendre lentement, pour être soudain avalée au passage par l'animal à peau rose et nue, que Canterel nous présenta, sous le nom de Khóng-dĕ̃k-lèn, comme un chat véritable entièrement épilé. L'aqua-micans—le maître appelait ainsi l'eau scintillante offerte à nos yeux—possédait, par suite d'une oxygénation spéciale, diverses propriétés exceptionnelles et permettait notamment aux êtres purement terrestres de respirer sans contrainte au sein de ses ondes. C'est pourquoi la femme à chevelure musicale, qui—nous l'apprîmes de la bouche de Canterel—n'était autre que la danseuse Faustine, pouvait supporter impunément, ainsi que le chat, une immersion prolongée.

Dirigeant d'un geste nos regards vers la droite, le maître désigna le chef humain composé uniquement de matière cérébrale, de muscles et de nerfs—et nous le donna pour tout ce qui restait de la tête de Danton, devenue sa propriété par suite de lointaines circonstances. Déposés par l'aqua-micans, les fourreaux revêtant les fibres sur toute leur longueur électrisaient puissamment l'ensemble; c'étaient d'ailleurs les gaines analogues présentées par la chevelure de Faustine qui provoquaient les vibrations mélodieuses servant en ce moment même d'accompagnement aux paroles de Canterel.

Celui-ci se tut et fit un signe à Khóng-dĕ̃k-lèn. Se laissant tomber au fond, le chat introduisit solidement jusqu'aux oreilles sa face dans le cornet de métal, qui appuyait sa pointe contre la paroi du récipient. Paré de la brillante annexe, dont les trous livraient de tous côtés passage à ses regards, il nagea vers la tête de Danton.

Canterel nous dit que, par l'effet d'une composition chimique particulière, la boulette rouge absorbée tout à l'heure sous nos yeux avait momentanément changé le corps entier du chat en une pile vivante extrêmement forte, dont le pouvoir électrique, concentré dans le cornet, était prêt à se manifester au moindre contact de la pointe avec une substance conductrice. Grâce à un dressage subtil, Khóng-dĕ̃k-lèn savait toucher délicatement le cerveau de Danton avec la partie effilée de son étrange masque; dès lors muscles et nerfs, déjà électrisés par leurs revêtements aqueux, subissaient une vigoureuse décharge qui les faisait agir comme sous l'influence mnémonique d'anciennes routines.

Arrivé au but, le chat mit légèrement le bout du cône métallique sur l'encéphale exposé devant lui, et les fibres exécutèrent soudain une impressionnante gymnastique. On eût dit que la vie animait de nouveau ce résidu de facies tout à l'heure immobile. Certains muscles semblaient faire tourner en tous sens les yeux absents, tandis que d'autres s'ébranlaient périodiquement comme pour lever, abaisser, crisper ou détendre la région sourcilière et frontale; mais ceux des lèvres surtout remuaient avec une agilité folle tenant sans nul doute aux prodigieuses facultés oratoires possédées jadis par Danton. Vu de profil, Khóng-dĕ̃k-lèn, par quelques mouvements de natation, se maintenait fixement à côté de la tête sans nous en rien cacher, interrompant parfois malgré lui le contact du cornet et de la dure-mère pour le rétablir presque aussitôt. Pendant la trêve l'agitation faciale cessait, pour reprendre dès que le courant circulait à nouveau. Et l'animal gardait tant de précautionneuse douceur dans ses attouchements que c'est à peine si la tête, en ses moments de liberté, tendait à se balancer quelque peu au bout de son fil, muni tout en haut d'une simple ventouse de caoutchouc adhérant au plafond transparent de l'immense gemme.

Canterel, qui précédemment, au cours d'expériences analogues, avait habitué ses regards à interpréter le manège des muscles buccaux, nous révélait, au fur et à mesure de leur apparition, les phrases passant sur les vestiges de lèvres du grand orateur. C'étaient d'incohérents fragments de discours empreints de vibrant patriotisme. Pêle-mêle, d'entraînantes périodes prononcées naguère en public surgissaient des cases du souvenir pour se reproduire automatiquement au bas du débris de masque. Provenant également de multiples réminiscences qu'envoyaient du fond des temps révolus certaines heures marquantes de pleine activité parlementaire, l'intense trémoussement du restant de la musculature physionomique montrait combien le hideux mufle de Danton devait se rendre expressif à la tribune.

Sur un mot de commandement crié par Canterel, le chat s'éloigna de la tête, soudain inerte, puis eut recours à son bipède antérieur pour se libérer du cornet, qui bientôt s'affala paresseusement sur le fond.


Tout en nous prescrivant l'immobilité, Canterel contourna le monstrueux diamant et, gravissant une fine échelle double qui, faite en métal luxueusement nickelé, se dressait du côté opposé au nôtre, finit par dominer l'ouverture circulaire.

A l'aide de la pêchette, il souleva un par un les chevaux marins hors du bocal pour les plonger dans l'aqua-micans, où se produisit un spectacle imprévu. A droite et à gauche de chaque poitrail, les bords des deux ouvertures artificielles, s'écartant parfois sous l'action d'une poussée interne, livraient passage à une bulle d'air puis se recollaient d'eux-mêmes sur le séton. Lentement périodique au début, le phénomène acquit avant longtemps une extrême fréquence. Les hippocampes—le maître nous l'affirma—n'auraient pu vivre dans le grand diamant sans leur double exutoire, par où s'échappait le trop-plein d'oxygène que l'onde éblouissante, bien adaptée à la respiration des êtres terrestres, livrait forcément aux animaux aquatiques.

Une plate couche de cire, de la même couleur qu'eux, recouvrait le côté gauche de chacun des sept lophobranches.

Canterel, débouchant la bouteille de sauternes, se mit à verser un mince filet de son contenu dans l'étrange réservoir. Or le vin, sans nulle velléité de mélange, se solidifiait au contact de l'aqua-micans et, soudain revêtu d'un éclat magique emprunté à l'ambiance, tombait superbement sous forme de blocs jaunes pareils à des morceaux de soleil. Les chevaux marins, qui, à la vue de ce phénomène, s'étaient spontanément groupés en un cercle étroit placé à souhait, recevaient au milieu d'eux les flamboyantes avalanches, qu'ils malaxaient avec le côté aplani de leurs corps pour en faire un seul conglomérat. Le maître, continuant à pencher le goulot, envoyait sans cesse de nouveaux matériaux à la horde attentive, qui les arrêtait dans leur chute sans en laisser rien perdre.

Enfin, jugeant la dose suffisante, le strict échanson rangea près du bocal la bouteille vivement rebouchée.

Les hippocampes détenaient alors, formée par leur pétrissage continuel, une étincelante boule jaune dont le rayon mesurait à peine trois centimètres. Assiégeants pleins d'adresse, ils la faisaient tourner sur place en tous sens et, par un modelage soigneux uniquement effectué aussi avec leur côté revêtu de cire, s'efforçaient de lui donner une rotondité sans défauts.

Avant peu ils furent possesseurs d'une sphère absolument parfaite et homogène, dont aucune marque de soudure ne déparait la surface ou l'intérieur. L'abandonnant brusquement d'un commun accord, ils se placèrent côte à côte sur un seul rang, dans l'ordre que réclamaient leurs sétons pour constituer un arc-en-ciel exact.

Derrière eux la sphère descendait librement. Arrivée au niveau marqué par l'extrémité double de chaque séton, elle attira comme un aimant le métal des sept courts étuis marieurs. L'attelage s'étant mis en marche les traits se tendirent horizontalement, grâce au poids résistant du globe magnétique, entraîné dans le brusque élan général.

Un cri de surprise nous jaillit des lèvres: l'ensemble évoquait le char d'Apollon. Vu son ardente participation à l'éclat de l'aqua-micans, la boule, jaune et diaphane, s'environnait en effet d'aveuglants rayons la transformant en astre du jour.

A la surface de l'eau venaient continuellement éclore de nombreuses bulles d'air expulsées par le poitrail des coursiers, qui, bientôt, contournèrent le petit fût de colonne à immersion fixe. La tension des sétons laissait le fond seul des étuis de métal en contact avec la sphère solaire, dont la masse décrivit passivement une impeccable courbe. Filant à gauche, l'équipage, après avoir masqué successivement Danton et Faustine, doubla le royaume des ludions puis marcha vers la droite pour passer devant nous.

Canterel annonça une course, en nous priant de choisir nos candidats, puis déclara qu'aux hippocampes—handicapés par leurs places, plus ou moins proches d'une corde imaginaire—il donnait en guise de noms, visant ainsi au plus simple, leurs chiffres latins ordinaux, en partant du séton violet, possédé par Primus, le plus privilégié. Chacun de nous désigna tout haut son élu, en se bornant à parier pour l'honneur.

Au moment où le rang vagabond, parfaitement aligné, gagnait le fût de colonne, Canterel, fixant d'avance à trois complets tours de piste la longueur de la course, fit du bras un grand signal impérieux, fort bien compris des intelligentes bêtes, qui, mues délicatement par leurs trois nageoires pectorales et dorsale, s'empressèrent à l'envi d'accélérer leur marche.

Après un élégant virage, les concurrents s'élancèrent fougueusement vers la gauche; Tertius menait le train, suivi de près par Sextus, Primus et Quintus; malgré le trouble apporté dans la rectitude initiale de l'escouade, les sétons, doués d'une certaine élasticité, demeuraient tous absolument rigides, sans que la sphère, exempte d'avances et de retards, eût à subir le plus léger cahot.

Faustine balançait toujours mélodieusement sa chevelure, qui servait d'orchestre accompagnateur à la mythologique chevauchée.

L'attelage évolua autour de Pilate, dont le front venait de s'illuminer, puis détala devant nos yeux, Quartus en tête.

Lorsque après une souple manœuvre autour du fût de colonne l'équipage occulta Danton impassible, Septimus, peinant impétueusement, dépassa Quartus.

Le poste des ludions fut serré de trop près, et la boule solaire frôla quelque peu la sphère céleste au moment où le pied d'Atlas y décochait son coup périodique.

Septimus fut salué par maints vivats de ses parieurs puis garda sans cesse l'avantage autour de la colonnette.

Les sept poitrails créaient maintenant une masse de perles gazeuses, qui prouvaient par leur nombre combien l'excitation de la course activait les échanges respiratoires; quelques-unes se mélangèrent, au tournant des ludions, avec un nouveau «Dubito» aérien échappé aux lèvres de Voltaire.

Canterel quitta le sommet de l'échelle et, revenant parmi nous, prit position, à droite, devant une facette spéciale, au milieu de laquelle un cercle fort exigu était marqué en noir. Reculant de trois pas, il bornoya pour apercevoir nettement dans la minime circonférence foncée le fût de colonne, maintenant converti en poteau d'arrivée.

Sur la ligne droite, les chevaux, semblant conscients du terme prochain de la lutte, fournirent un suprême effort, et Secundus prit soudain un avantage définitif, aux applaudissements de ceux qui avaient parié juste. Canterel le proclama vainqueur puis décréta la fin de l'épreuve par un cri net à l'adresse du peloton docile, dont l'allure se changea en flânerie de parade.

Resté à l'écart pendant la fougueuse randonnée, Khóng-dĕ̃k-lèn, voyant le calme rétabli, se mit à poursuivre comme une balle fugace la resplendissante sphère solaire, qu'en joueur espiègle et doux il gratifiait incessamment de gracieux coups de pattes.

Pendant que nos yeux captivés allaient de Faustine aux ludions, du chat folâtre aux hippocampes, le maître nous parlait du diamant et de son contenu.

*
*    *

Canterel avait trouvé le moyen de composer une eau dans laquelle, grâce à une oxygénation spéciale et très puissante qu'il renouvelait de temps à autre, n'importe quel être terrestre, homme ou animal, pouvait vivre complètement immergé sans interrompre ses fonctions respiratoires.

Le maître voulut construire un immense récipient de verre, pour rendre bien visibles certaines expériences qu'il projetait touchant plusieurs partis à tirer de l'étrange liquide.

La plus frappante particularité de l'onde en question résidait de prime abord dans son éclat prodigieux; la moindre goutte brillait de façon aveuglante et, même dans la pénombre, étincelait d'un feu qui lui semblait propre. Soucieux de mettre en valeur ce don attrayant, Canterel adopta une forme caractéristique à multiples facettes pour l'édification de son récipient, qui, une fois terminé puis rempli de l'eau fulgurante, ressembla servilement à un diamant gigantesque. C'était sur l'endroit le plus ensoleillé de son domaine que le maître avait placé l'éblouissante cuve, dont la base étroite reposait presque à ras de terre dans un rocher factice; dès que l'astre luisait, l'ensemble se parait d'une irradiation presque insoutenable. Certain couvercle métallique pouvait au besoin, en bouchant un orifice rond ménagé dans la partie plafonnante du joyau colossal, empêcher la pluie de se mélanger avec l'eau précieuse, qui reçut de Canterel le nom d'aqua-micans.

Pour jouer l'indispensable rôle d'ondine, le maître, tenant à choisir une femme séduisante et gracieuse, manda par une lettre prodigue d'instructions précises la svelte Faustine, danseuse réputée pour l'harmonie et la beauté de ses attitudes.

Arborant un maillot couleur chair et laissant tomber naturellement, comme l'exigeait son personnage, tous ses immenses et magnifiques cheveux blonds, Faustine monta sur une luxueuse et délicate échelle double en métal nickelé, installée près du grand diamant, puis pénétra dans l'onde photogène.

Malgré les encouragements de Canterel, qui en s'immergeant lui-même avait souvent expérimenté la facile respiration sous-marine que procurait l'oxygénation particulière de son eau, Faustine n'enfonça qu'avec précaution, s'agrippant des deux mains au bord surplombant de la cuve et ressortant plusieurs fois la tête avant de plonger définitivement. Enfin, divers essais, toujours plus prolongés, l'ayant pleinement rassurée, elle se laissa choir et prit pied sur le fond du récipient.

Ses cheveux touffus ondulaient doucement avec une tendance à monter, pendant qu'elle esquissait maintes poses plastiques, embellies et facilitées par l'extrême légèreté que lui donnait la pression liquide.

Peu à peu une riante griserie s'empara d'elle, due à une trop grande absorption d'oxygène. Puis, à la longue, une résonance vague s'exhala de sa chevelure, enflant ou diminuant selon que sa tête remuait plus ou moins. L'étrange musique prit bientôt plus de corps et d'intensité; chaque cheveu vibrait comme une corde instrumentale, et, au moindre mouvement de Faustine, l'ensemble, pareil à quelque harpe éolienne, engendrait, avec une infinie variété, de longues enfilades de sons. Les soyeux fils blonds, suivant leur longueur, émettaient des notes différentes, et le registre s'étendait sur plus de trois octaves.

Au bout d'une demi-heure, le maître, perché sur l'échelle double, aida Faustine, en l'agrippant d'une main par la nuque, à se hisser près de lui sur le haut du récipient afin de redescendre jusqu'au sol.

Canterel, qui avait assisté à toute la séance, examina la splendide crinière musicale et découvrit autour de chaque cheveu une sorte de fourreau aqueux excessivement mince, provenant d'un dépôt subtil occasionné par certains sels chimiques en dissolution dans l'aqua-micans. Violemment électrisée par la présence de ces imperceptibles enveloppes, la tignasse entière s'était mise à vibrer sous le frottement de l'eau brillante, qui—le maître l'avait constaté antérieurement—joignait une grande puissance acoustique à ses incomparables propriétés lumineuses.

Dès lors Canterel se demanda quel effet produirait un pareil phénomène sur une toison de chat, déjà si facilement électrisable par elle-même.

Il possédait un matou blanc du Siam nommé Khóng-dĕ̃k-lèn[2], remarquable par son intelligence; l'ayant fait quérir sur l'heure, il l'immergea dans le récipient.

[2] Mot siamois qui signifie joujou.

Khóng-dĕ̃k-lèn s'enfonça doucement en continuant à respirer de façon normale et, d'abord effrayé, s'habitua vite à la nouvelle ambiance. Il toucha le fond et se mit à errer curieusement.

Bientôt, se sentant plus léger que de coutume, il exécuta de grands sauts qui le divertirent fort; peu à peu il parvint, après s'être élevé brusquement, à ralentir sa chute par d'adroits mouvements de pattes, s'essayant ainsi dans l'art de la natation, qui parut appelé à lui devenir promptement familier.

L'électrisation de la toison s'accomplit selon l'attente, et les poils, un peu hérissés, commencèrent à vibrer; mais, courts et presque uniformes de longueur, ils ne donnèrent qu'un bourdonnement faible et confus. Par contre,—phénomène nouveau que la chevelure de Faustine n'avait pas connu,—le tégument se couvrit d'une phosphorescence crue et blanchâtre, assez intense pour poindre en plein jour et trancher violemment sur l'éclat déjà si vif de l'eau elle-même. D'éblouissantes flammes blafardes semblaient environner Khóng-dĕ̃k-lèn, sans le gêner ni troubler ses évolutions natatoires, désormais faciles et continuelles.

Constatant chez le chat l'inévitable éréthisme provoqué par l'intense oxygénation de l'eau, Canterel voulut arrêter l'expérience et, gagnant le haut de l'échelle, appela Khóng-dĕ̃k-lèn, qui nagea jusqu'à la surface. Il agrippa le félin en lui pinçant la peau derrière le cou et descendit pour le déposer sur le sol. Mais, pendant le court trajet, d'incessantes décharges électriques l'avaient ébranlé, dues au contact de sa main avec la fourrure blanche, dont chaque poil était ceint d'un mince fourreau aqueux transparent.

Encore endolori, Canterel conçut une idée soudaine, qui, directement issue de la violence même des commotions éprouvées, reposait sur un curieux fait familial.

Philibert Canterel, le propre trisaïeul du maître, avait grandi fraternellement auprès de Danton, né en même temps que lui dans la petite ville d'Arcis-sur-Aube. Plus tard, au cours de sa brillante carrière politique, Danton n'oublia jamais son ami d'enfance, qui, devenu financier, menait à Paris une vie active mais obscure, en évitant soigneusement la publicité dont il se sentait menacé en tant qu'alter ego du célèbre tribun.

Quand Danton fut condamné à mort, Philibert put pénétrer jusqu'à lui et reçut ses dernières volontés.

Ayant eu vent de certains propos tenus par ses ennemis, qui semblaient décidés à jeter ses restes à la fosse commune sans aucune indication apte à les faire jamais reconnaître, Danton supplia son camarade fidèle de tenter l'impossible pour s'approprier au moins sa tête en recueillant diverses complicités.

Aussitôt Philibert alla trouver Sanson pour lui exposer le vœu suprême du prisonnier.

Admirateur fanatique de l'illustre orateur, Sanson résolut de commettre, pour un pareil cas, une infraction à sa consigne et donna les instructions suivantes à Philibert, en le chargeant de les communiquer au condamné. Juste à l'instant fatal, Danton, par une sorte de bravade emphatiquement éloquente qui n'étonnerait personne de la part d'un tel improvisateur, prierait Sanson de montrer sa tête au peuple, en prenant pour prétexte ironique la laideur proverbiale de son facies. Après la chute du couperet, Sanson, obéissant aux injonctions du supplicié, prendrait dans le panier la tête sanglante et l'exposerait pendant une fraction de minute à l'avide regard de la foule. Au moment de la lâcher, d'un adroit coup de main il l'enverrait dans un second panier qui, toujours placé non loin du premier, contenait les linges destinés à essuyer le couteau ainsi que divers outils pour affûter la lame ou faire à l'appareil telle réparation urgente. Exprès les deux paniers seraient, ce jour-là, plus contigus encore que de coutume, et le subterfuge ne pourrait manquer de s'accomplir à l'insu de tous.

Heureux du résultat de sa mission, Philibert parvint de nouveau jusqu'à Danton et lui notifia les recommandations du bourreau.

Le tribun émit alors un souhait touchant: il voulait que, si le complot réussissait, sa tête fût embaumée—puis transmise de père en fils dans la famille de son ami en souvenir de l'héroïque dévouement qui n'allait pas sans être entouré de risques mortels. Philibert promit à Danton d'exaucer ponctuellement ses désirs et lui fit en pleurant de longs adieux, car l'exécution était imminente.

Le lendemain, avant de s'incliner sous le couperet, Danton, se conformant aux ordres reçus, dit à Sanson la célèbre phrase: «Tu montreras ma tête au peuple, elle en vaut la peine.» Quelques instants plus tard la lame accomplissait son œuvre, et Sanson extrayait la tête du panier pour la présenter à la foule frissonnante. Ensuite, en la lâchant de haut, il n'eut qu'à lui donner légèrement un certain élan oblique pour la faire tomber dans le panier aux outils, strictement adjacent à l'autre. Seul Philibert, placé au premier rang des curieux, s'était rendu compte de la fraude, en spectateur averti et attentif.

Le soir même Philibert alla chez Sanson, qui lui remit sous forme de paquet nullement suspect le chef précieux, facile à emporter sans éveiller aucun soupçon.

Rentré chez lui, le financier chercha le moyen d'embaumer la tête sans courir le risque de voir son secret divulgué.

Certain que, s'il confiait la besogne à des gens du métier, les traits populaires de Danton seraient immédiatement reconnus, Philibert résolut de tout faire lui-même et acheta dans ce but plusieurs traités d'embaumement dont il se pénétra de son mieux.

Une fois au courant de la méthode la plus communément usitée, il fit subir à la tête les multiples bains chimiques et préparations de toute nature qui devaient en assurer la conservation.

Depuis lors, suivant le vœu du grand patriote, l'étrange reste, veillé tour à tour par cinq générations, s'était maintenu dans la famille Canterel.

Mais Philibert, trop novice dans la spécialité d'embaumeur, avait sans doute accompli sa tâche de façon imparfaite, car la putréfaction s'était peu à peu attaquée aux tissus, respectant toutefois le cerveau et les fibres faciales, qui, après plus de cent ans, se trouvaient encore intacts, sans qu'on pût découvrir nulle part le moindre vestige de chair ou de peau.

Voyant la complexion irréprochable de cette matière cérébrale et de ces fibres, Canterel, entraîné par son esprit chercheur, s'était longuement employé, en essayant maints procédés électriques, à obtenir de l'ensemble quelque mouvement réflexe; la réussite eût présenté un merveilleux intérêt, tant par l'époque lointaine de la mort que par l'importance du rôle historique départi au sujet.

Mais toutes ses tentatives étaient restées infructueuses.

Or, en subissant au simple toucher du félin humide une série de fortes secousses, le maître s'était demandé si une immersion durable de la tête fameuse dans l'eau diamantaire n'amènerait pas une électrisation assez puissante pour rendre accessible, sous l'influence passagère d'un courant quelconque, la production du réflexe désiré.

Il détacha soigneusement du chef légendaire cerveau, muscles et nerfs, en laissant de côté comme encombrement inutile toute la partie osseuse, puis tailla dans une matière légère et mauvaise conductrice une mince carcasse ingénieuse qui soutint l'ensemble flasque en lui conservant sa forme primitive.

Le tout fut plongé dans l'eau splendide au bout d'un fin câble à suspension pneumatique, dont l'extrémité basse, en se ramifiant, attrapait, au-dessous du cerveau, trois points extérieurs de la carcasse.

Après un jour entier volontairement consacré à l'attente, les moindres filaments étaient recouverts de fourreaux aqueux, pareils, en plus épais, à ceux déjà récoltés par la chevelure de Faustine et par les poils de Khóng-dĕ̃k-lèn.

Canterel sortit le bizarre objet et, l'emportant dans un de ses laboratoires, électrisa fortement le cerveau; à sa vive joie il obtint quelques imperceptibles sursauts dans les nerfs qui mouvaient jadis la lèvre inférieure.

Sûr de s'être engagé dans une bonne voie, il fit, mais en vain, des efforts suivis pour acquérir de plus grands résultats. Le réflexe, changeant de place, ne consistait qu'en un frisson à peine appréciable agitant furtivement l'une ou l'autre région de la face.

Ne pouvant se contenter d'une aussi faible victoire, Canterel voulut envoyer un courant dans la tête pendant son immersion même au sein de l'onde aveuglante, songeant, avec raison, que les effluves électriques emmagasinés à une haute tension dans le surprenant liquide s'emploieraient sûrement, en les enveloppant de toutes parts, à augmenter la puissance magnétique des fibres et du cerveau.

Il noya de nouveau le chef dans le grand diamant puis, installé au bout de l'échelle, posa sur le bord rentrant une pile en activité, dont les fils plongèrent profondément pour se mettre en contact avec les lobes cérébraux.

Les conséquences furent de beaucoup supérieures aux précédentes; les nerfs labiaux semblèrent ébaucher certains mots, pendant que les muscles des yeux et des sourcils remuaient timidement.

Le maître, enthousiasmé, recommença maintes fois de suite l'expérience; c'était toujours dans la région buccale que la mise en branle s'effectuait le plus vivement; selon toute évidence, le cerveau, par une sorte de routine, agissait de préférence sur les lèvres grâce à l'étonnante faconde qui pendant la vie entière avait constitué la particularité dominante du glorieux orateur.

Voyant la réserve d'énergie latente que gardait malgré le temps l'étrange agglomérat de cellules, Canterel, acharné, tâcha d'en extraire, avec leur maximum d'intensité, les plus nombreux effets possibles.

Mais il eut beau mettre à l'épreuve divers genres de courants et accroître sans cesse la force des piles employées, le sous-facies, toujours immergé, ne donna que les mêmes tressaillements oculaires et vagues esquisses de paroles constatés lors du premier essai fait au sein de l'aqua-micans.

Le maître se mit à chercher ailleurs une puissance propre à tirer quelque parti plus complet de la précieuse relique humaine qu'il avait le bonheur de posséder.

D'anciens travaux personnels sur le magnétisme animal lui revinrent dès lors à la pensée. Il se rappela une substance rouge de son invention, baptisée par lui érythrite, qui, absorbée sous le volume d'une tête d'épingle, électrisait en s'y répandant tous les tissus d'un sujet au point de le transformer en véritable pile vivante; il suffisait d'introduire, après assimilation, le visage du patient dans la partie évasée d'un grand cornet métallique spécial, percé de quelques trous d'aérage, pour obtenir une concentration de toute l'électricité emmagasinée dans le corps; aussitôt la pointe du cône pouvait, par un simple contact, créer tel courant ou actionner un moteur. La découverte ne s'étant prêtée à nulle application pratique, le maître l'avait promptement laissée de côté,—non sans conserver toutefois la formule de l'érythrite, qu'il songeait à utiliser désormais pour ses nouvelles recherches.

En effet le magnétisme animal semblait désigné pour l'accomplissement d'une expérience mi-biologique visant à une sorte de résurrection artificielle.

Mais la médiocrité des réflexes physionomiques fournis jusque-là par les plus fortes piles prouvait que seule une dose énorme d'érythrite agirait efficacement. Or une consommation exagérée du médicament rouge entraînerait des dangers graves, et l'essai n'en pourrait être fait que sur un animal.

Canterel, évoquant la façon aisée dont Khóng-dĕ̃k-lèn avait appris seul à se mouvoir dans l'onde respiratoire, voulut exploiter l'intelligence du chat et ses évidentes aptitudes pour une prompte initiation quelconque. Mais avant de rien tenter il fallait supprimer l'épaisse toison blanche, qui, par ses trop intenses facultés d'électrisation, eût fatalement produit de multiples contre-courants préjudiciables au but poursuivi. Un enduit très actif, dont l'animal entier fut recouvert, détermina une radicale et indolore chute de tous les poils.

Le maître fabriqua ensuite, dans le métal voulu, un cornet s'adaptant juste au museau du chat. Forés çà et là, plusieurs trous, qui en même temps donneraient au félin la faculté de voir, favoriseraient le continuel va-et-vient de l'aqua-micans dans l'intérieur du cône, où circulerait ainsi un oxygène toujours neuf.

Khóng-dĕ̃k-lèn, désormais rose et bizarre, fut de nouveau englouti dans le grand diamant, le museau ceint du cornet métallique; sans lui donner encore aucun atome d'érythrite, Canterel le dressa patiemment à frôler le cerveau de Danton avec la pointe du cône. Comprenant vite ce qu'on exigeait de lui, le siamois, qui, à l'aide de quelques mouvements de pattes, se maintenait sans peine entre deux eaux, sut, avant peu, effectuer le contact avec une telle délicatesse que la tête fragilement pendue n'en subissait, pour ainsi dire, aucun élan oscillatoire. Le maître lui apprit aussi à se délivrer seul du cornet avec ses pattes de devant—puis à le ramasser au fond du récipient en y mettant son museau pendant que la pointe portait sur le revers d'une des facettes.

Après l'obtention de ces divers résultats, Canterel composa une provision d'érythrite. Mais, au lieu de diviser la substance en fractions infinitésimales comme jadis, il en fit de fortes pilules. La dose ancienne se trouvant dès lors centuplée, de sérieux risques menaçaient Khóng-dĕ̃k-lèn. Par prudence, le maître, morcelant la première perle, soumit l'animal à un entraînement progressif, lui donnant d'abord de minimes parcelles puis augmentant chaque jour la ration.

Quand pour la première fois le chat eut ingurgité une pilule entière, Canterel le plongea dans l'irradiant aquarium puis, accordant quelques minutes à l'érythrite pour agir, fit un certain signe de commandement. Aussitôt Khóng-dĕ̃k-lèn, parfaitement dressé, alla jusqu'au fond se masquer du cornet pour nager ensuite vers la cervelle de Danton, qu'il effleura doucement avec la pointe de l'appendice métallique. Le maître, joyeux, vit son espoir se réaliser pleinement. Sous l'influence du puissant magnétisme animal que dégageait le cône, les muscles faciaux tressaillirent, et les lèvres sans enveloppe charnue remuèrent distinctement, prononçant avec énergie une foule de mots dépourvus de résonance. Employant l'adminicule des sourds, Canterel parvint à comprendre différentes syllabes par l'articulation; il découvrit alors de chaotiques bribes de discours se succédant sans lien ou se répétant parfois à satiété avec une singulière insistance.

Ébloui par un tel succès, Canterel, à divers intervalles, recommença l'expérience, immergeant le chat d'avance et l'habituant à engouler dans l'eau même, après l'avoir happée au passage, une perle d'érythrite lancée au hasard.

*
*    *

Rêvant quelque nouvelle utilisation de l'aqua-micans, le maître eut la pensée de fabriquer pour l'intérieur du grand diamant une collection de ludions capables de s'élever automatiquement vers la surface par l'effet d'une poche respective où s'accumulerait peu à peu une portion de l'oxygène si abondamment répandu dans l'ambiance—puis de redescendre jusqu'au fond grâce à la désertion subite du gaz amassé.

Adapté à chaque figurine aquatique, un mécanisme subtil serait mû par la fuite brusque de l'oxygène, afin d'engendrer un mouvement ou un phénomène quelconques—ou encore une phrase typique et brève qui s'écrirait en fines bulles d'air disposées graphiquement.

Cherchant dans sa mémoire, Canterel choisit différentes choses susceptibles de lui fournir des sujets curieux à exécuter:


1o Une aventure d'Alexandre le Grand rapportée par Flavius Arrien.

En 331, lors de son passage victorieux en Babylonie, Alexandre avait beaucoup admiré un immense et magnifique oiseau de plumage vert appartenant au satrape Séodyr, qui le gardait toujours auprès de lui dans sa chambre, la patte emprisonnée par un long fil doré fixé au mur. Le roi s'appropria le merveilleux volateur et lui conserva son nom d'Asnorius, qu'il connaissait fort bien. Guzil, jeune esclave encore adolescent, fut spécialement affecté au service de l'oiseau, qu'il dut nourrir et soigner avec sollicitude.

Peu après, pendant le séjour de l'armée conquérante à Suse, l'animal fut installé dans l'appartement d'Alexandre, qui appréciait fort l'effet décoratif de son splendide plumage; l'extrémité du fil d'or fut assujettie à la muraille non loin de la couche royale, et Asnorius, errant tout le jour à travers la pièce dans les limites que lui assignaient les dimensions de son entrave, dormait la nuit sur un perchoir à quelques pas de son maître.

Cependant l'oiseau, apathique et froid, ne témoignait aucune affection au roi, qui ne le conservait que pour sa resplendissante beauté.

Il y avait à ce moment, parmi les chefs perses qu'Alexandre avait admis dans son entourage, un certain Brucès, qui haïssait profondément son nouveau maître tout en lui donnant d'hypocrites marques d'attachement.

Entraîné par son patriotisme, Brucès songeait à soudoyer un des serviteurs d'Alexandre dans le but d'arrêter, par un assassinat auquel il ne prendrait qu'une part indirecte, la marche triomphante de l'envahisseur.

Il jeta son dévolu sur Guzil, qui, vu le poste qu'il occupait auprès d'Asnorius, pénétrait librement à toute heure dans la chambre royale, et promit au jeune esclave de l'enrichir pour jamais s'il faisait périr l'oppresseur de l'Asie.

Ayant accepté le marché, Guzil chercha un moyen de gagner sa prime sans se compromettre.

L'adolescent avait remarqué, depuis de nombreux jours qu'il s'en occupait sans cesse, qu'Asnorius, très docile, semblait remarquablement doué pour toute espèce de dressage. Il imagina un plan d'éducation qui devait amener l'oiseau à tuer Alexandre, dont le trépas n'incomberait ainsi à personne.

Chaque fois qu'il fut seul dans la chambre souveraine, Guzil se coucha sur le lit du roi et habitua patiemment Asnorius à faire lui-même, en s'aidant de son bec, un vaste nœud coulant avec le fil d'or qui lui tenait la patte.

Quand l'obéissante bête sut accomplir ce tour de force, l'esclave, toujours étendu, l'entraîna, durant de multiples séances, à lui ceindre largement la figure avec l'énorme boucle, en la faisant reposer d'une part sur son cou, de l'autre contre le sommet de sa tête; puis, imitant les divers retournements d'un dormeur, il lui apprit à saisir toute occasion de glisser peu à peu jusque sous sa nuque le dangereux fil d'or, suffisamment grêle pour s'immiscer sans peine entre les cheveux et le coussin. Alexandre, notoirement, avait un sommeil agité, qui, le moment venu, faciliterait la tâche d'Asnorius.

Arrivé à cette phase de l'éducation entreprise, Guzil, agrippant à deux mains son terrible collier pour éviter sa propre strangulation, accoutuma l'oiseau à s'enfuir brusquement dans la direction propice puis à tirer sur le fil en utilisant l'entière vigueur de ses ailes immenses. Étant donnée la force exceptionnelle représentée par l'effrayante envergure d'Asnorius, le procédé, mis en pratique, amènerait infailliblement la mort immédiate d'Alexandre; en outre, tout se passerait dans des conditions de silence que rendrait nécessaires la présence de l'athlète Vyrlas, défenseur invincible et dévoué qui, chaque nuit, veillait dans la pièce voisine pour garder le repos du roi.

Guzil avait pleine confiance en la résistance du fil, tressé fort solidement pour empêcher toute évasion du volateur aux puissantes rémiges.

Quand tout fut au point, le jeune esclave s'empressa de réaliser son projet.

Exprès il s'était chaque fois mis à plat sur le lit depuis le commencement du dressage, afin que la seule vue d'un homme allongé devînt pour Asnorius un signal d'action. Jusqu'alors il n'avait pas eu lieu de craindre une exécution même partielle de la tâche confiée à l'oiseau, celui-ci dormant toujours profondément pendant la durée complète de la nuit. A la date voulue l'adolescent lui administra simplement une drogue pour le tenir éveillé, certain qu'en présence d'Alexandre endormi sur sa couche il finirait par manœuvrer suivant les plans secrètement conçus.

Ainsi qu'on put s'en rendre compte plus tard, tout s'accomplit selon les prévisions de Guzil. Durant le premier assoupissement du roi, Asnorius fit adroitement son nœud coulant, parvint à le passer au cou du dormeur et prit à souhait son essor, halant puissamment le fil en battant des ailes. Mais, dans un sursaut d'agonie, Alexandre, inconsciemment, frappa d'un revers de main une proche coupe en métal, qui, pleine encore d'un breuvage qu'on lui préparait pour chaque nuit, rendit au choc une note vibrante.

Aussitôt l'athlète Vyrlas se précipita dans la chambre, faiblement éclairée par une lampe nocturne, et vit la face violacée du roi, dont les membres s'arquaient au cours d'une suprême convulsion. Il fonça droit sur Asnorius, promptement maîtrisé, puis élargit de ses doigts robustes le nœud mortel qui étreignait Alexandre, auquel des soins immédiats furent efficacement prodigués.

Une enquête amena l'arrestation de Guzil, qui seul avait pu enseigner à l'oiseau les finesses d'un pareil manège.

L'esclave, pressé de questions, fit des aveux et nomma l'instigateur du meurtre. Mais Brucès, ayant appris l'échec de la tentative homicide, s'était hâté de fuir sans laisser aucune trace.

Par ordre d'Alexandre on mit Guzil à mort ainsi que le dangereux Asnorius, qui dans l'avenir eût toujours été capable d'essais criminels sur la personne d'un dormeur quelconque.


2o Une assertion de saint Jean suivant laquelle Pilate, après le crucifiement de Jésus, aurait, pendant toute sa vie, enduré un tourment terrible, sans pouvoir goûter les bienfaits de l'ombre apaisante et soporifère.

Selon l'évangéliste, Pilate, quand tombait le soir, sentait sur son front une affreuse cuisson, qui, empirant à mesure que s'évanouissait la lumière, provenait d'un signe phosphorescent représentant le Christ en croix entre la Vierge et Madeleine agenouillées auprès de lui. L'éclat des contours croissait progressivement, et, à la nuit noire, l'étrange attribut, intense et aveuglant, semblait tracé avec du soleil, pendant que le patient subissait une véritable torture, pareille à quelque brûlure infernale sans cesse renouvelée.

Le supplice moral s'adjoignait à la douleur physique, Pilate ayant exactement conscience de l'image flamboyante, analogue à l'obsession d'un remords. La marque de feu, occupant le milieu du front, s'étendait jusqu'aux paupières, où aboutissaient, avec symétrie, d'une part la robe de Madeleine, de l'autre celle de la Vierge.

La seule ressource qui restât dès lors au malheureux était de s'exposer à une vive illumination; aussitôt l'emblème phosphorescent disparaissait ainsi que la brûlure.

Mais cette perpétuelle clarté constituait par elle-même un atroce martyre, et Pilate pouvait à peine trouver quelques instants d'un assoupissement fiévreux et incomplet. Quand, pendant ces repos fugitifs, il essayait inconsciemment de se soustraire à la fatigante irradiation en couvrant de sa main son front et ses yeux, l'effroyable motif ignescent revenait sur-le-champ à cause de l'ombre formée, amenant de nouveau sa cuisson aiguë.

Dans la journée même, le maudit devait affronter sans cesse la grande lumière; lorsqu'il se tournait par hasard vers le coin obscur d'une chambre, la frappe rutilante surgissait incontinent, lui infligeant, aux yeux de tous, un véritable sceau d'infamie.

La situation finit par devenir intolérable. Ignorant presque le sommeil, Pilate, les yeux abîmés par l'ininterruption de l'étincellement subi, eût tout donné pour pouvoir se plonger un moment dans d'épaisses ténèbres. Mais, quand, cédant à son irrésistible désir, il faisait le noir autour de lui, le stigmate, brillant soudain de la plus somptueuse coruscation, le brûlait de telle manière qu'il se hâtait de rappeler à son aide l'intense éclairage détesté.

Jusqu'à sa dernière heure, le réprouvé endura sans trêve le même mal inguérissable.


3o Un épisode noté par le poète Gilbert dans ses Rêves d'Orient vécus.

Vers 1778, Gilbert, en dilettante curieux et noblement avide de sensations artistiques, effectuait en Asie Mineure un important voyage, en vue duquel, pendant de longs mois, il s'était livré à de fortes études sur l'arabe.

Après avoir visité divers sites et villes secondaires, il arriva sur les ruines de Balbek, but essentiel de ses pérégrinations.

Le principal attrait que l'illustre cité morte exerçait sur son esprit résidait dans le souvenir du grand poète satirique Missir, dont les œuvres, parvenues en partie jusqu'à nous, avaient jadis coïncidé par leur apparition avec l'apogée de Balbek.

Satirique lui-même, Gilbert admirait fanatiquement Missir, qu'il considérait à juste titre comme son aïeul spirituel.

Dès le premier jour, le voyageur se fit conduire sur la place publique où, d'après la tradition, Missir venait à certaines dates fixes réciter devant la foule, religieusement attentive, ses vers nouvellement éclos, en scandant sa déclamation un peu chantante par les tintements continuels d'un sistre impair.

Gilbert avait lu maintes pages contradictoires et pleines de passion véhémente, inspirées aux divers commentateurs de Missir par cette assertion populaire, qui, fort accréditée, prêtait au grand poète un sistre exceptionnel. Certains déclaraient le fait impossible, en s'appuyant sur ce que les vibrantes tiges métalliques transversales de tous les sistres antiques représentés sur les dessins et documents se trouvaient au nombre de quatre ou de six; ceux-là invoquaient en outre le témoignage des fouilles, qui jamais n'avaient mis au jour un sistre impair. Selon d'autres, il fallait, en s'inclinant malgré tout devant des dires autorisés, admettre que Missir avait voulu se distinguer par l'emploi d'un instrument unique dans son genre.

Envoyant ses guides l'attendre à distance, Gilbert était resté seul, pour méditer sur les lieux sanctifiés par l'ombre vénérée de son maître lointain. Dans les ruines qui l'entouraient il cherchait à retrouver l'ancienne cité populeuse et splendide, en songeant avec émotion qu'il foulait sans doute l'empreinte des pas de Missir.

Le soir tombait, et Gilbert, oubliant l'heure, prolongeait sa rêverie, maintenant assis, immobile, au milieu des vieilles pierres éparses qui jadis faisaient partie des édifices.

Ce fut seulement à la nuit close qu'il songea enfin à quitter l'endroit captivant. Comme il se levait, une lumière peu éloignée brilla devant ses yeux, mince rais mouvant qui, prenant sa source dans quelque profonde cave, s'immisçait verticalement par un interstice.

Gilbert s'en approcha et fit plusieurs pas sur le vieux dallage d'un palais détruit. C'était par l'écart de deux dalles un peu disjointes que passait la clarté mobile.

Le poète, plongeant ses regards dans la fente éclairée, vit une vaste salle où deux inconnus, dont l'un tenait une lampe allumée, erraient parmi de curieux amas d'objets, d'étoffes et de parures.

Écoutant les deux compagnons, hommes du pays l'un et l'autre, Gilbert démêla tout un complot dans leur conversation. Le plus jeune des interlocuteurs avait découvert, au sein d'appartements souterrains jusqu'alors insoupçonnés, toutes sortes d'antiquités, qui se trouvaient maintenant réunies grâce à lui dans la présente salle, rendue très sûre par son entrée spécialement difficultueuse. Le plus âgé, marin de son état, comptait venir chaque année prendre une partie de ces richesses, qu'il transporterait nuitamment en chariot jusqu'à la mer; là, il les embarquerait sur son navire—puis irait au loin les vendre à prix d'or; les deux compères partageraient le bénéfice, en tenant la besogne secrète pour éviter les justes revendications de leurs compatriotes, qui possédaient les mêmes droits qu'eux sur ce trésor commun.

Tout en parcourant la galerie, les deux hommes choisissaient différentes pièces qu'ils voulaient enlever au milieu de la nuit pour les diriger vers la mer. Ce classement fait, ils s'éloignèrent et sortirent par une issue dont Gilbert ne put deviner l'emplacement ni la disposition; ce fut en vain qu'attentivement il s'efforça de les voir surgir en quelque point des ruines.

N'entendant plus rien, le poète, envahi par une folle curiosité, eut l'idée de toucher et d'admirer, seul avant tous, les merveilles inconnues accumulées si près de lui. La lune, apparue depuis peu, inondait de rayons les deux dalles séparées. Gilbert découvrit que l'une d'elles semblait dépouillée de tout vestige cimentaire; ses mains, trouvant une certaine prise dans l'intervalle, parvinrent à soulever la lourde pierre et à la rejeter de côté.

Les doigts cramponnés au bord de la nouvelle ouverture, dans laquelle son corps s'était facilement immiscé, Gilbert allongea les bras pour diminuer sa chute de toute leur longueur puis se laissa tomber légèrement.

A flots, la clarté lunaire entrait par l'alvéole de la dalle, et, fureteur enthousiaste, le poète contemplait avec ravissement bijoux, tissus, instruments de musique et statuettes entassés dans le captivant musée.

Soudain il s'arrêta, tremblant de surprise et d'émotion. Devant lui, en pleine lumière blafarde, se dressait, parmi divers bibelots, un sistre à cinq tiges! Il le saisit hâtivement pour l'examiner de près et, discernant sur le manche le nom de Missir gravé en caractères authentiques, fut certain d'avoir dans la main le fameux sistre impair qui avait soulevé tant de discussions.

Ébloui par sa trouvaille, Gilbert, en échafaudant plusieurs meubles, put se faire un chemin jusqu'à l'orifice créé par lui.

Foulant de nouveau le sol de la place, il regagna l'endroit où sa rêverie s'était prolongée si tardivement et là, ivre de joie, déclama de mémoire, dans leur langue originale, les plus beaux vers de Missir, en agitant doucement le sistre manié jadis par le grand poète.

Sous l'intense clair de lune, Gilbert, exalté, croyait sentir le souffle de Missir revivre en sa poitrine. Il occupait l'emplacement exact où son dieu, au temps passé, récitait mélodieusement à la foule ses strophes nouvelles, scandées par l'instrument même dont les tintements ébranlaient maintenant l'air nocturne!

Après s'être longuement grisé de poésie et de souvenirs, Gilbert alla rejoindre ses guides, qui apprirent de sa bouche l'existence des trésors groupés dans la salle souterraine et les termes de la conversation captée. Un piège fut tendu aux deux complices, qu'on surprit la nuit même dans leur travail clandestin et accapareur.

En témoignage de gratitude pour l'important service rendu, le sistre de Missir fut offert à Gilbert, qui, toujours, conserva pieusement cette inappréciable relique.


4o Cette légende lombarde, qui offre un saisissant rapport avec l'apologue de la Poule aux œufs d'or.

A Bergame vivait jadis un nain appelé Pizzighini.

Chaque année, au premier jour du printemps, Pizzighini voyait ses pores se dilater sous l'influence climatérique du renouveau, et son corps entier suait du sang.

D'après la croyance populaire, cette hématidrose, quand elle se produisait avec force, annonçait une saison propice et assurait d'avance une abondante moisson; faible et restreinte, elle prédisait au contraire une grande sécheresse suivie de disette et de ruine. Or les faits avaient toujours donné raison à ce credo.

Au moment de son étrange maladie, qui n'allait pas sans être accompagnée d'un accès de fièvre dont l'intensité le forçait de s'aliter, Pizzighini était toujours épié par un groupe de cultivateurs, et, suivant la quantité de sang exsudé, l'allégresse ou la consternation se répandait de proche en proche dans toutes les plaines de la contrée.

Quand le pronostic était satisfaisant, les campagnards, certains qu'une superbe récolte leur donnerait de longs jours de repos et de joie, remerciaient le nain en lui envoyant maintes offrandes. Leur superstition faisait de lui une sorte de dieu. Prenant un effet purement météorique pour une cause, ils pensaient que de son plein gré Pizzighini décrétait la bonne ou mauvaise moisson et, en cas de prédiction heureuse, l'incitaient, par la richesse intéressée de leurs dons, à les contenter encore l'année suivante. Par contre, une suée minime ne provoquait aucun présent.

Pizzighini, paresseux et débauché, appréciait fort des bénéfices qui lui coûtaient si peu de peine. Toutes les fois que le sang mouillait à souhait son linge et sa couche, les largesses venant à lui des divers points de la région le faisaient vivre un an dans une plantureuse et sereine oisiveté. Mais, trop lâchement imprévoyant pour épargner, il tombait dans la misère après chaque sudation médiocre.

Une année, à l'habituelle date printanière, avant de se mettre au lit pour subir sa fiévreuse transpiration périodique, il cacha un couteau sous ses draps dans le but d'aider le phénomène en cas de besoin.

Justement l'avorton n'eut ce jour-là qu'une moiteur fort pauvre; quelques rares gouttelettes rouges perlaient à peine sur son visage. Effrayé par la perspective des longs mois d'indigence qui l'attendaient, il saisit le couteau et, sous prétexte de mouvements nerveux dus à la fièvre, réussit à se faire aux membres et au torse une série d'entailles profondes sans éveiller les soupçons des observateurs groupés autour de lui.

Le sang, dès lors, inonda les linges, à la grande joie de tous. Mais le nain blessé n'était plus maître d'arrêter l'hémorragie; c'est en le laissant exsangue et à demi mort que les assistants se retirèrent, émerveillés, pour annoncer au peuple que jamais, à beaucoup près, la sueur rouge n'avait coulé avec une telle profusion.

Des offrandes particulièrement belles et nombreuses parvinrent à Pizzighini, qui, faible et anémié, ne se traînant qu'avec peine, effrayait chacun par l'affreuse blancheur de son teint.

Or une terrible sécheresse ne cessa de régner pendant cette saison-là, et partout la famine sévit cruellement. Pour la première fois les événements contredisaient les présages de la suette.

Ceux qui avaient épié le nain pendant sa crise sudatoire flairèrent quelque supercherie et tinrent désormais pour suspects ses prétendus gestes fiévreux; en le forçant à montrer son corps on découvrit les cicatrices laissées par les entailles volontaires qu'il s'était faites.

La divulgation du subterfuge déchaîna un immense tollé contre l'imposteur, qui, en extorquant de magnifiques dons, avait d'avance rendu plus cruelle la misère présente des masses.

Mais la superstition préservait Pizzighini de toutes représailles, et l'on ne tenta rien contre celui qui, pareil à un fétiche, pouvait encore, suivant la conviction unanime, provoquer à l'avenir quantité de beaux rendements agricoles. On se promit seulement de faire espionner de plus près dorénavant la venue du suintement vermeil.

Le nain, riant sous cape, continua donc de dilapider effrontément au grand jour, pendant que tout le pays agonisait, les biens acquis par sa fourberie.

Cependant sa pâleur et son épuisement demeuraient extrêmes, et c'est avec l'apparence d'un spectre qu'il se livrait, selon sa coutume, à de continuelles orgies.

L'année suivante, à l'ordinaire échéance vernale, Pizzighini, étroitement guetté cette fois, s'étendit sur sa couche. Mais on attendit vainement l'humectation purpurine. Resté exsangue depuis son effroyable hémorragie, l'avorton n'était plus apte au curieux enfantement du phénomène cutané qui jusqu'alors, à des degrés divers, s'était produit si régulièrement.

Il ne reçut aucunes libéralités.

Or, au bout de quatre mois, un engrangement surabondant et splendide vint prouver l'incapacité prophétique du nain.

Voué à la solitude et au mépris, Pizzighini, tueur contrit de la poule aux œufs d'or, connut dès lors le dénuement sans remède, car son sang ne se reforma point et, dans la suite, jamais la diaphorèse annuelle ne fit de nouvelle apparition.


5o Un passage de la mythologie, suivant lequel Atlas, épuisé de fatigue, aurait un jour laissé choir la sphère céleste du haut de ses épaules, pour assener ensuite, comme un enfant rageur, un terrible coup de pied au fardeau importun qu'il était condamné à porter éternellement. Le talon eût donné en plein dans le Capricorne, expliquant, par son intervention perturbatrice, l'extraordinaire incohérence de figure présentée depuis lors par les étoiles de cette constellation.


6o Une anecdote sur Voltaire, puisée dans la Correspondance de Frédéric le Grand.

Durant l'automne de 1775, Voltaire, alors octogénaire et saturé de gloire, était l'hôte de Frédéric au château de Sans-Souci.

Un jour les deux amis cheminaient aux environs de la résidence royale, et Frédéric se laissait charmer par les entraînants discours de son illustre compagnon, qui, fort en verve, exposait avec esprit et feu ses intransigeantes doctrines antireligieuses.

Oubliant l'heure en causant, les deux promeneurs, quand vint le coucher du soleil, se trouvèrent en pleine campagne.

A ce moment Voltaire était lancé dans une période particulièrement virulente contre les vieux dogmes qu'il combattait depuis si longtemps.

Tout à coup il se tut au milieu d'une phrase et resta sur place, gagné par un trouble profond.

Non loin de lui, une jeune fille à peine adolescente venait de s'agenouiller au tintement d'une cloche reculée, qui, du sommet d'une petite chapelle catholique, sonnait l'angélus. Récitant haut avec ferveur une prière latine, les mains jointes et la face tournée vers les cieux, elle ignorait la présence des deux étrangers, tant son extase l'emportait rapidement vers des régions de rêve et de lumière.

Voltaire la regardait avec une angoisse indicible, qui répandit sur sa face jaune et parcheminée une teinte plus terreuse encore que de coutume. Une émotion terrible crispa ses traits, tandis qu'influencé par l'idiome sacré de la prière entendue il laissait échapper inconsciemment, ainsi qu'un répons, ce mot latin: «Dubito».

Son doute s'appliquait manifestement à ses propres théories sur l'athéisme. On eût dit qu'une révélation de l'au-delà s'opérait en lui à la vue de l'expression extra-humaine prise par la jeune fille en prière et qu'aux approches de la mort, forcément imminente à son âge, une terreur des châtiments éternels s'emparait de tout son être.

Cette crise ne dura qu'un instant. L'ironie crispa de nouveau les lèvres du grand sceptique, et la phrase commencée s'acheva sur un ton mordant.

Mais la secousse avait eu lieu, et Frédéric n'oublia jamais sa courte et précieuse vision d'un Voltaire éprouvant une émotion mystique.


7o Un fait se rapportant directement au génie de Richard Wagner.

Le 17 octobre 1813, à Leipzig, une trêve observée entre les Français et les troupes alliées interrompait la terrible lutte qui, engagée la veille, devait se continuer avec tant d'acharnement pendant les deux jours subséquents.

Sur un boulevard extérieur on voyait une foule de ces bateleurs et marchands nomades que les armées traînent toujours à leur suite. Nombre d'habitants de la ville erraient là parmi les soldats, et l'ensemble, d'aspect très animé, donnait un peu l'impression d'une foire.

Dans la cohue circulait joyeusement un essaim de quelques jeunes femmes, qu'amusaient fort le clinquant des étalages et l'extravagance des boniments; l'une d'elles portait son fils, qui, presque âgé de cinq mois, n'était autre que Richard Wagner, né à Leipzig le 22 mai précédent.

Tout à coup un vieillard à longue chevelure, debout derrière une petite table, interpella de loin la jeune mère pour l'inviter à se faire prédire l'avenir de son enfant. Purement Français d'allure et d'accent, l'homme s'exprimait dans un allemand comiquement pénible qui fit rire les gaies promeneuses; dès lors, sentant sa cause gagnée, il n'eut qu'à insister légèrement pour amener leur groupe devant lui.

D'un air mystérieux, le vieillard, après avoir examiné l'enfant, prit sur sa table une coupe à fond plat, dans laquelle s'étalait régulièrement une mince couche d'éclatante limaille de fer.

Tenant lui-même l'objet par le pied, il pria la jeune mère d'en frapper trois fois le bord avec un doigt en pensant au destin de son fils. Passivement obéissante, elle donna du bout de l'index, sans lâcher son vivant fardeau, les trois chocs demandés.

Le charlatan, avec précaution, reposa la coupe et, chaussant d'énormes lunettes, examina les remous et perturbations que le triple coup avait produits dans la limaille, tout à l'heure parfaitement lisse.

Soudain il fit un grand geste d'ébahissement et, avisant une écritoire placée devant lui, prit une feuille blanche pour y copier à l'encre la figure tracée dans la poussière métallique.

Puis il tendit le papier à la jeune femme, qui put y voir ces deux mots français: «Sera pillé», assez lisibles malgré les contours incohérents des lettres, penchées en tous sens et fort inégales.

En même temps, le charlatan, désignant la coupe, faisait constater l'entière similitude du modèle et de la reproduction. Effectivement un grêle ravin très contourné s'était creusé dans la limaille à la suite des heurts et formait les deux mots transcrits.

Donnant à sa cliente la traduction germanique de la courte phrase, le vieillard s'efforça, dans son mauvais allemand, de lui en montrer la portée. D'après lui les plus hautes destinées artistiques résidaient en germe dans cette laconique formule, exclusivement applicable à quelque puissant novateur en mesure de susciter, comme chef d'école, une pléiade d'imitateurs.

L'heureuse mère, tant soit peu fétichiste, paya généreusement le devin et emporta le papier, qu'elle conserva comme un précieux document. Plus tard elle en fit don à son fils, en lui contant l'aventure dont on l'avait vu, jadis, être le héros inconscient.

Sur la fin de sa vie, Wagner, dont l'œuvre enfin connue et comprise devenait déjà la proie d'une foule de plagiaires sans scrupules, se plaisait à narrer l'anecdote,—avouant que la prédiction, alors si bien réalisée, avait eu sur toute sa carrière une influence bienfaisante, en lui fournissant un encouragement superstitieux durant les interminables années de déconvenues et de luttes stériles où le désespoir s'était souvent emparé de lui.


Son choix arrêté sur ces divers matériaux, Canterel fit exécuter les ludions suivant certaines indications précises.

Muni d'une base judicieusement lestée en vue d'un constant équilibre, chacun d'eux devait avoir une petite cavité intérieure, garnie d'un métal spécial fait pour capter et isoler chimiquement, en son voisinage immédiat, la dose supplémentaire d'oxygène éparse dans l'aqua-micans. Peu à peu l'excavation, en se remplissant de gaz, allégerait le ludion, qui, du fond, monterait de lui-même vers la surface. Mais, à une certaine tension, l'oxygène, dix secondes juste après le début calculé de la phase ascensionnelle, forcerait l'antre minuscule,—dont la partie supérieure, en se soulevant momentanément comme un couvercle pour livrer passage vers le dehors à la bulle tout entière, ébranlerait certain mécanisme déterminant un agissement quelconque du ludion en rapport avec le fait inspirateur. L'alvéole une fois dépourvu d'air, le sujet descendrait par l'effet de son propre poids, et l'oxygène, prompt à se reformer intérieurement, provoquerait avant peu un nouvel envolement.

Quelques-unes des manifestations automatiques à obtenir réclamaient un agencement particulièrement délicat. Ainsi, pour l'apparition du signe lumineux sur le front de Pilate, l'allumage passager d'une petite lampe électrique interne devenait nécessaire. Le mot «Dubito», en qui se concentrait toute l'importance du récit touchant Voltaire, se trouverait projeté hors des lèvres entr'ouvertes du grand penseur sous l'aspect de nombreux globules d'air, qui, habilement groupés dans un ordre calligraphique, ne seraient autres que la bulle elle-même très divisée. Pour imiter une sueur sanglante, le mécanisme adapté au nain Pizzighini expulserait à chaque manœuvre, par une foule d'exutoires, telle quantité minime de certaine poudre rouge, qui, prise à une abondante provision intérieure, colorerait l'eau pendant un moment, pour disparaître aussitôt grâce à un phénomène de complète dissolution. Dans la coupe du charlatan de Leipzig, une fausse limaille de fer se sillonnerait suivant la figure voulue, aux trois secousses du doigt percuteur.

*
*    *

Ces différents points élucidés, Canterel songea qu'il n'avait pas encore goûté son eau. Il en fabriqua donc une petite réserve spéciale destinée à une ingurgitation attentive.

Une fois versée, l'aqua-micans, pareille à du diamant fluide, semblait faite pour réjouir un gosier altéré; le maître, dès les premières gorgées, lui découvrit une légèreté remarquable et une saveur très fine; avidement il absorba trois verres consécutifs de l'étincelant breuvage, dont l'oxygénation excessive lui procura une griserie particulière.

Canterel voulut alors savoir quel genre de sensations il éprouverait en ajoutant l'ivresse du vin à son ébriété présente.

Il se fit apporter un sauternes très capiteux et commença d'en remplir le verre qui venait de lui servir; mais un peu d'eau restait au fond, et le maître s'arrêta en voyant le premier flot de vin blanc s'y changer immédiatement en un bloc compact; l'onde bizarre prêtait son prodigieux éclat au nouveau solide immergé, qui, vu sa teinte, prenait une fulguration de soleil. La composition de l'aqua-micans empêchait tout mélange des deux liquides, et une soudaine oxygénation déterminait le durcissement du bordeaux.

Canterel, maniant le bloc avec ses doigts, le trouva fort malléable.

Oubliant l'expérience de double enivrement récemment conçue, il forma un projet basé sur la souplesse docile et sur l'irradiation solaire du vin massif.

Il se livrait depuis peu à de multiples essais d'acclimatation, s'efforçant notamment d'habituer certains poissons de mer à vivre dans l'eau douce.

Une très lente dessalaison progressive du liquide natal, momentanément suspendue au moindre trouble organique remarqué chez les sujets en cause, constituait son seul procédé, qui pour réussir exigeait beaucoup de patience et de doigté.

Canterel avait d'abord triomphé avec un groupe d'hippocampes, dont l'adaptation était déjà complète. Trois sur dix avaient succombé au cours de la périlleuse accoutumance, mais désormais les sept survivants occupaient définitivement, sans malaise ni révolte, un bocal d'eau naturelle.

Le maître se proposa de les immerger dans le grand diamant, pour leur faire traîner une sphère qui, faite en sauternes solidifié, aurait, grâce aux feux que lui prêterait l'aqua-micans, l'apparence exacte d'un soleil en miniature; l'ensemble évoquerait ainsi une espèce de char d'Apollon aquatique.

Tout d'abord il plongea seuls, à titre d'essai, les hippocampes dans le récipient facetté, pour voir si quelque particularité de l'eau nouvelle n'était pas préjudiciable à leur nature.

Or, au bout d'un moment, les gracieux animaux, manifestant de grandes souffrances, cherchèrent à fuir de tous côtés l'aqua-micans.

Canterel comprit soudain la cause très simple de leur angoisse, tout en se reprochant de n'avoir pas prévu l'incident; convenant à la respiration d'êtres purement terrestres, le liquide spéculaire était forcément trop oxygéné pour des créatures aquatiques, et les hippocampes n'y couraient pas moins de dangers qu'à l'air libre.

Au moyen d'une pêchette, le maître se hâta de les réintégrer dans leur bocal.

Puis, cherchant quelque remède contre l'énorme inconvénient destructeur de tous ses projets, il voulut traverser chaque poitrail avec une sorte de séton, qui, en maintenant toujours deux ouvertures praticables, laisserait échapper l'excès d'oxygène formé dans l'organisme des chevaux marins.

D'abord tentée sur un seul hippocampe muni d'un séton provisoire, l'expérience eut le plus entier succès; des bulles légères se frayaient de force un passage par les deux orifices nouveaux dès qu'on plongeait dans l'aqua-micans l'animal opéré, qui, n'éprouvant aucune gêne, se mouvait paisiblement parmi l'étincellement des reflets. Dans l'eau ordinaire, les bords du double exutoire, cessant d'être expulsés par un trop-plein d'air intérieur, adhéraient complètement au séton, et, de chaque côté, la fermeture devenait hermétique.

Canterel, qui cherchait un mode d'attelage pour l'emblème mythologique projeté, résolut d'utiliser chaque séton à deux fins, en lui donnant la longueur nécessaire à l'agrippement de la sphère vineuse.

L'équipage devant, dans sa pensée, faire gracieusement le tour intérieur du diamant, il se proposa de corser le spectacle en instituant la première course de chevaux marins. Une élasticité relative conférée aux sétons permettrait aux plus agiles concurrents de prendre telle victorieuse avance, qui ne serait jamais que fort minime, vu les piètres moyens de locomotion dont disposent les hippocampes.

Pour que les parieurs pussent reconnaître sans peine leur candidat, le maître donna ingénieusement à chacun des sept longs sétons en cause une des sept teintes du prisme, remplaçant ainsi le guide visuel fourni sur le turf par les couleurs des jockeys. Il avait au préalable étudié par une série d'épreuves la vitesse des sept coursiers, qui, échelonnés du plus mauvais au meilleur, avaient reçu pour leurs sétons, du violet au rouge, les nuances de l'arc-en-ciel dans l'ordre exact.

Songeant au moyen de souder les traits bizarres à la sphère jaune, Canterel se demanda si l'électricité transmise par l'aqua-micans à tout ce qu'elle enveloppait ne suffirait pas à créer une certaine aimantation entre le vin solide et quelque substance conductrice pouvant se fixer à leurs bouts. Après divers tâtonnements plus ou moins affirmatifs, il réunit les deux extrémités de chaque séton dans une fine enveloppe brillante, qui, faite d'un métal choisi entre tous pour les résultats donnés, ne manquerait pas d'aller spontanément, dès qu'elle en serait tant soit peu voisine dans l'aqua-micans, se coller au minuscule phébus.

Soucieux de créer un parcours nettement défini, Canterel immergea, non loin du chef de Danton, un simple petit fût de colonne, qui, vu sa densité calculée avec soin, devait rester fixe à une faible profondeur sans nulle velléité d'ascension ni de descente. Pour exécuter un tour de piste, l'attelage contournerait, en ayant constamment le centre du parcours à sa gauche, d'une part le fût immobile, de l'autre le groupe des ludions, qui fonctionneraient à l'opposite; ces derniers, grâce à leur nombre et à des manques d'ensemble inévitables dans leurs mouvements alternatifs de chute et de montée, marqueraient toujours, au moins par l'un d'eux, quelque point de la région supérieure où la course aurait lieu.

Jugeant digne d'intérêt le spectacle du sauternes brusquement solidifié par le contact de l'aqua-micans, le maître décida de verser au dernier moment la ration intruse—et de dresser les hippocampes à former eux-mêmes le globe solaire en malaxant tous à la fois, avec leur côté gauche qu'il aplanit au moyen d'une couche de cire offrant la même teinte qu'eux, les blocs bruts qui leur seraient livrés.

L'éducation ayant réussi à souhait, ainsi que le soudage des blocs, qui ne laissait aucune trace, il habitua ses élèves à lâcher tout à coup leur sphère puis à se placer aussitôt sur un seul rang, pour que les enveloppes métalliques des sétons, en se collant côte à côte contre l'astre minime arrêté au passage pendant sa chute lente, pussent former un attelage correct et régulier.

Enfin il leur apprit à effectuer sur un signal le parcours voulu en s'efforçant de se dépasser mutuellement. Le but devait être le fût de colonne, regardé d'un seul œil très reculé à travers un cercle étroit qu'on traça en noir sur une facette du grand diamant.

C'est suivant la disposition réelle des sept nuances du prisme que Canterel avait accoutumé les porteurs de sétons colorés à s'aligner esthétiquement de front au moment de composer leur curieux attelage. Des chevaux de course ne pouvant se passer de noms, le maître, pour éviter à quiconque toute fatigue de mémoire, donna en latin aux sept champions, en se basant du violet jusqu'au rouge sur la diaprure de l'arc-en-ciel, un simple baptême numérique. Détenant le séton violet, Primus, le moins rapide de tous, marquait l'extrémité gauche du rang et bénéficiait ainsi d'un constant avantage,—alors que Septimus, le plus alerte, avait au contraire en partage, étant le dernier à droite avec le séton rouge, le plus long des sept parcours. Et le parfait rapport existant entre la somme de privilège attachée à chacune des cinq places intermédiaires et les capacités de son occupant achevait de rendre absolument équitable le subtil handicapage, basé sur l'inhabituelle obligation où se trouvaient les concurrents, attelés à un fardeau unique, de conserver éternellement les mêmes numéros de rangée.

*
*    *

Pendant que le maître parlait, Khóng-dĕ̃k-lèn n'avait cessé de lutiner la boule solaire, traînée avec lenteur par les chevaux marins.

Ayant terminé, Canterel contourna la gemme en retroussant haut sa manche droite puis, faisant un signe à Faustine qui aussitôt plaça Khóng-dĕ̃k-lèn sur son épaule, monta de nouveau à l'échelle.

Agrippé au passage par ses doigts, qui rompirent l'adhérence des fourreaux métalliques, le soleil nain reposa bientôt contre la bouteille de sauternes.

A tour de rôle, les hippocampes, enlevés dans la pêchette, réintégrèrent le bocal, où cessa toute élaboration pectorale de bulles d'air.

Canterel mit sa main sous l'occiput de Faustine, qui, face à lui rejeta la tête en arrière non sans saisir le bord de l'ouverture circulaire, tandis que Khóng-dĕ̃k-lèn se frottait contre sa joue. Soulevée par la nuque, elle put, grâce à un prompt rétablissement, s'agenouiller sur le plafond de verre puis descendre l'échelle nickelée à la suite du maître, qui, ayant avec son mouchoir séché son bras et sa main, rabattit lestement sa manche.

Sautant jusqu'à terre, le chat s'enfuit du côté de la villa, et notre groupe, augmenté de Faustine, reprit sa marche paisible. A nos observations sur les chances de refroidissement qu'elle courait, la danseuse répondit que celles-ci se trouvaient complètement écartées par une intense et durable réaction qui toujours se produisait dans son être entier au sortir de l'aqua-micans.

CHAPITRE IV

Achevant, à la suite de Canterel, la traversée de l'esplanade, nous descendîmes, au milieu de riches pelouses, une rectiligne allée de sable jaune en pente douce, qui, devenant avant peu horizontale, s'élargissait tout à coup pour entourer, ainsi qu'un fleuve une île, certaine haute cage de verre géante, pouvant recouvrir rectangulairement dix mètres sur quarante.

Uniquement constituée d'immenses vitres que supportait une solide et fine carcasse de fer, la transparente construction, où la ligne droite régnait seule, ressemblait, avec la simplicité géométrique de ses quatre parois et de son plafond, à quelque monstrueuse boîte sans couvercle posée à l'envers sur le sol, de manière à faire coïncider son axe principal avec celui de l'allée.

Parvenu à l'espèce de large estuaire que formaient, en obliquant avec divergence, les bords de celle-ci, Canterel, nous entraînant du regard, appuya vers la droite et fit halte après avoir contourné l'angle du fragile édifice.

Debout, des gens s'échelonnaient au long de la paroi de verre que nous avions maintenant près de nous et vers laquelle se tourna tout notre groupe.

A nos regards s'offrait, isolément établie sur le sol même, derrière le vitrage, dont la séparait moins d'un mètre, une sorte de chambre carrée, où manquaient, pour qu'on pût bien et clairement la voir, le plafond et celui des quatre murs qui nous eût fait face de tout près en nous montrant son côté extérieur. Elle avait l'aspect de quelque chapelle en ruines, utilisée comme lieu de détention. Munie de deux traverses courbes horizontales très distantes, fixant une rangée de barreaux terminés par de fins piquants, une fenêtre s'ouvrait à mi-longueur de la paroi dressée à notre droite, et deux grabats, un grand et un petit, traînaient sur un dallage effrité, ainsi qu'une table basse et un escabeau. Au fond s'élevaient contre la muraille les restes d'un autel, d'où était tombée, en se cassant, une grande Vierge de pierre,—des bras de laquelle l'accident avait, sans d'ailleurs l'abîmer, arraché l'Enfant Jésus.

Un homme portant paletot et bonnet fourrés, que de loin nous avions vu errer à l'intérieur de l'énorme cage et qu'en deux mots Canterel nous donna pour l'un de ses aides, s'était, à notre approche, introduit par le côté béant dans la chapelle, d'où il venait de ressortir, allant vers la droite.

Allongé sur le plus important grabat, un inconnu, aux cheveux grisonnants, semblait réfléchir.

Bientôt, comme prenant une décision, il se leva pour marcher vers l'autel, ne posant qu'avec précaution sa jambe gauche, manifestement douloureuse.

A côté de nous des sanglots éclatèrent alors, poussés par une femme en voile de crêpe, qui, appuyée au bras d'un jeune garçon, cria: «Gérard… Gérard…», la main désespérément tendue vers la chapelle.

Arrivé près de l'autel, celui qu'elle nommait ainsi ramassa l'Enfant Jésus, qu'il coucha sur ses genoux après s'être assis sur l'escabeau.

Sortie de sa poche du bout de ses doigts, une boîte ronde en métal, quand son couvercle à charnière fut soulevé, laissa paraître une sorte d'onguent rose, dont il se mit à étaler une fine couche sur l'enfantin visage de la statue.

Aussitôt, la spectatrice au voile noir, comme faisant allusion à l'étrange maquillage, dit au jeune garçon, qui hochait affirmativement la tête en pleurant:

«C'était pour toi… pour te sauver…»

Sans cesse aux écoutes, Gérard, semblant talonné par la crainte de quelque surprise, allait vite en besogne, et, avant peu, toute la figure de pierre fut rose d'onguent, ainsi que le cou et les oreilles.

Couchant la statue dans le petit grabat, qui s'allongeait contre le mur de gauche, il l'examina un moment et, remettant dans sa poche la boîte d'onguent refermée, se dirigea vers la fenêtre.

A la faveur de la forme un peu ventrue adoptée, vers l'espace, par l'ensemble des barreaux, il se pencha pour regarder en bas au dehors.

Accomplissant avec curiosité quelques pas à droite, nous vîmes la face opposée du mur. Un peu en retrait, la fenêtre était située entre deux encoignures, dont la plus éloignée servait de réceptacle et d'appui à un amas varié de détritus, comprenant notamment d'innombrables reliefs de poires, parmi lesquels, négligeant les pelures, Gérard, le bras allongé entre deux barreaux, ramassa tous les groupes de filaments intérieurs faisant corps avec les pépins et les queues.

Sa récolte achevée, il rentra, et nous regagnâmes, à gauche, notre ancien poste d'observation.

Prestement ses doigts séparèrent des queues puis des parties à pépins les filaments recueillis, obtenant ainsi de grossiers cordons blanchâtres, qu'ils divisèrent ensuite, avec patience, en un grand nombre de fils ténus.

A l'aide de ces brins, qu'il nouait finement à plusieurs, bout à bout, pour combattre leur défaut de longueur, Gérard, plein d'une ardeur tenace propre à triompher d'une évidente absence de capacités professionnelles, entreprit un curieux travail simultané de tissage et de confection.

Finalement, à force d'enchevêtrements étroits visant sans cesse à une sorte de bombage général de l'article enfanté, il eut en mains un passable bonnet de nourrisson pouvant donner une illusion de linge. Il en coiffa la statue au teint rose, qui, tournée vers la muraille, les couvertures au cou, prit, maintenant que sa chevelure de pierre était cachée, l'aspect d'un poupon réel.

Avec soin il ramassa sur le sol, pour le jeter aussitôt par la fenêtre vers sa gauche, tout le déchet de son travail.

Après quoi, son attitude, pendant un bref instant, sembla trahir un peu de vague et d'absence.

Sa lucidité retrouvée, il abaissa brusquement sa main gauche, le coude haut et les doigts allongés en groupe serré, pour laisser glisser de son poignet jusque dans le creux de sa dextre un bracelet d'or fait d'une chaînette à laquelle pendait un vieil écu.

Rayant longtemps l'antique pièce de monnaie après la pointe inférieure d'un des barreaux de la fenêtre, Gérard obtint, recueillie continuellement sur le plat de sa main gauche inoccupée, une dose conséquente de poudre d'or.

Sur la table, où il contrastait avec quatre in-octavo modernes, un livre ancien, très gros, portant au dos de sa reliure, en larges lettres, ce titre net et lisible: Erebi Glossarium a Ludovico Toljano, voisinait avec une cruche pleine d'eau et une tige de fleur.

Enfouissant le bracelet dans sa poche, Gérard approcha l'escabeau de la table, appuyée, assez près de nous, contre le mur où béait la fenêtre, et s'assit devant le Dictionnaire de l'Érèbe, qu'il plaça convenablement, pour l'ouvrir ensuite à son début strict, en ne faisant, vers sa gauche, pivoter autour de son axe horizontal que le carton de la reliure, prompt à entraîner la garde, exempte de tout gondolement.

Bien à plat, la première feuille ou fausse garde montra son recto entièrement blanc.

Gérard, saisissant ainsi qu'un porte-plume la tige sans fleur entre trois doigts, en trempa légèrement l'un des bouts, encore armé d'une longue épine, dans l'eau presque débordante de la cruche.

Puis, avec la pointe de l'épine, il se mit à écrire sur la feuille blanche du dictionnaire en manifestant toujours une sorte de hâte inquiète.

Au bout de quelques lignes, posant la tige, il prit, sur sa main gauche toujours étendue, une pincée de poudre d'or et la répandit peu à peu, en remuant le pouce et l'index, sur sa fraîche écriture invisible, qui aussitôt se colora.

Sous le mot «ODE», tracé en gros caractères de titre, venait une strophe de six alexandrins.

Laissant, après l'accomplissement de sa courte besogne, retomber sur la réserve de sa main gauche ce qui lui restait de sa pincée de poudre, Gérard retrempa dans la cruche la bonne extrémité de la tige et continua d'écrire avec l'épine.

Une seconde strophe fut bientôt couchée sur la feuille puis saupoudrée d'or.

Le même travail alternatif de griffonnage et de poudrement se poursuivit ainsi, et jusqu'au bas de la page des strophes s'étagèrent.

Donnant à l'asséchement le temps de se produire, Gérard souleva momentanément la feuille en la roulant à demi et conduisit de la sorte sur la marge de gauche tous les grains de poudre non captés par l'eau, qui glissèrent sur le tas d'or encore gros de sa main passive prête à les recevoir, quand il eut, en l'agrippant par le haut, dressé le dictionnaire presque verticalement.

Libéré de tous préjudiciables entours déroutants pour l'œil, le fragile texte d'or, jusqu'alors flou, apparut dans son entière pureté.

Gérard laissa, en le retenant, doucement retomber le dictionnaire sur la table et, d'une seule main, mit en pile les quatre in-octavo sous le premier plat de la reliure, pour qu'au lieu d'être en pente il reposât horizontalement sur eux.

Tournée, la fausse garde montra son verso blanc, que Gérard, sans changer de procédés, couvrit de strophes en caractères d'or bientôt secs jusqu'au dernier.

Ici ce fut sur la marge de droite qu'un précautionneux ploiement de la feuille amena les grains d'or restés libres, qui, en fine cascatelle, firent retour à la réserve, grâce à un nouveau redressement momentané du pesant livre.

Au terme d'une manœuvre exécutée par Gérard à la façon d'un manchot, les in-octavo empilés se trouvèrent soutenir, à sa droite, l'autre plat de la reliure, sur lequel s'étalaient parfaitement une garde et une fausse garde, celle-ci montrant à côté de la page ultime du dictionnaire—ouvert maintenant, avec tous ses feuillets bien horizontalement tassés, comme un volume qu'on est en train d'achever—son recto vierge qui peu à peu se remplit de strophes nouvelles, une par une écrites à l'eau avec l'épine puis dorées.

Après constat de siccité et routinière récupération de grains d'or, Gérard tourna la fausse garde, sur le verso de laquelle, fidèle jusqu'au bout à ses artifices de scribe étrange, il termina et signa son ode, dont toutes les strophes offraient le même type.

Seuls quelques grains de la poudre précieuse restaient alors dans sa main gauche, qu'il secoua pour les faire tomber.

Quand la signature d'or, située au bas de la page, eut elle-même séché complètement, Gérard laissa cette fois choir au hasard sur la table toute la râpure métallique étrangère au texte, en mettant debout d'emblée l'opulent volume,—pour le fermer ensuite et le poser.


Après un long moment pendant lequel il avait paru se livrer à d'intenses réflexions, Gérard, avisant la pile d'in-octavo, prit le volume du dessus, qui, simplement broché, portait sur sa couverture ce titre: «L'Éocène».

Le plaçant devant lui sur la table après avoir repoussé le dictionnaire, il le feuilleta vers la fin et s'arrêta bientôt à la première page d'un index à deux colonnes. Là se succédaient sous forme de nomenclature, chacun suivi d'une série de chiffres, des mots qu'il toucha rapidement du doigt l'un après l'autre pour les compter.

Puis, sur les pages suivantes, où se continuait l'index, Gérard, sans rien sauter, se livra aux mêmes prompts attouchements numératifs, qu'il cessa, tout en se levant, au dernier mot de l'une d'elles.

S'éloignant de nous en marchant vers la fenêtre, il sortit momentanément de sa poche le bracelet d'or et, rayant de nouveau l'écu à la pointe de barreau déjà utilisée, recueillit dans sa main gauche une dose, minime cette fois, de poudre brillante, pour venir aussitôt se réinstaller devant l'Éocène.

Sur la page où son comptage avait pris fin il écrivit à son habituelle manière, mais uniquement en majuscules d'imprimerie, au milieu tout en haut: «Jours de cellule»,—au-dessus de la colonne gauche: «Actif»,—au-dessous de la droite: «Passif». Ce dernier nom fut directement tracé à l'envers, sans nulle peine grâce à la simplicité géométrique des caractères adoptés.

Ensuite Gérard biffa le mot réellement imprimé par lequel débutait la première colonne.

La provision de poudre avait juste suffi à dorer l'eau des lettres et de la rature. Quand toute humidité eut disparu du papier, Gérard rendit un moment le volume perpendiculaire à la table, où dégringolèrent avec légèreté les grains ayant échappé au fragile engluement.

Après avoir posé son doigt sous le chiffre qui suivait immédiatement le mot biffé, il feuilleta l'ouvrage à son début, semblant chercher une page déterminée.

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*    *

Canterel nous fit à ce moment marcher un peu vers la droite, au long de l'immense cage transparente, et nous arrêta devant un autel catholique bien décoré, se présentant de face derrière la paroi de verre, avec un prêtre en chasuble devant son tabernacle. L'aide au chaud équipement, qui s'éloignait de là après l'accomplissement de quelque besogne, se dirigea vers la retraite de Gérard, où il entra un instant.

Sur la table sacrée, à droite, un luxueux coffret métallique, d'aspect fort ancien, portait sur sa face principale, au-dessous de la serrure, ces mots: «Étau indu des Noces d'Or», en lettres formées de grenats.

Le prêtre marcha vers lui et, soulevant le couvercle, en retira un étau assez grand, qui, de modèle très simple, fonctionnait au moyen d'un écrou à oreilles.

Descendant les marches de l'autel, il s'arrêta devant un très vieux couple, qui s'était levé à son approche, laissant vides deux fauteuils d'apparat posés côte à côte, dont les dossiers nous présentaient leur envers. L'homme, sans chapeau, était simplement vêtu d'un frac, alors qu'à sa gauche, la tête enveloppée d'un châle noir, la femme, en grand deuil, portait frileusement un lourd manteau bien qu'ayant, comme lui, les mains nues.

Mettant les deux vieilles gens face à face, le prêtre unit leurs mains droites, qu'il plaça bien agrippées entre les mâchoires écartées de l'étau, puis commença de tourner doucement l'écrou, ostensiblement orienté vers nous.

Mais l'homme, en souriant, intervint au moyen de sa main gauche et força le prêtre de lui abandonner les oreilles métalliques, qu'il tourna gaîment lui-même à plusieurs reprises avec une espiègle vigueur intentionnée, tandis que la femme sanglotait en s'attendrissant.

Les mâchoires devaient être faites en quelque souple imitation de fer, car elles cédaient sans infliger aucune torture aux deux dextres entrelacées.

Redevenu libre, l'écrou fut longuement détourné par le prêtre, qui bientôt, emportant l'étau, remonta les marches de l'autel pour se diriger vers le coffret, tandis que se rasseyait le couple, dont la longue et solennelle poignée de main avait pris fin.

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*    *

Côtoyant la cage géante, Canterel nous conduisit alors, à quelques mètres plus loin, devant un somptueux local, d'où nous vîmes s'échapper, allant avec empressement vers le couple âgé, l'aide aux fourrures, qui tout à l'heure s'était rendu là discrètement par voie indirecte, en passant derrière l'autel.

A très courte distance du mur de verre séparateur, s'offrait de face une scène de théâtre non surélevée, évoquant par son décor quelque luxueuse salle d'un château moyen âge. L'absence de toute rampe avait permis à l'aide d'entrer et de sortir sans peine par devant.

Vers le fond, un peu à gauche, assis à une table placée en biais, un seigneur au cou nu, vu de profil perdu, annotait un ouvrage, vis-à-vis un pan coupé où s'ouvrait une large fenêtre.

Sur sa nuque apparaissait, en gris foncé, un monogramme gothique formé de ces trois lettres: B, T, G.

Au milieu, tout au fond, porteur d'un parchemin, un homme debout, que nous voyions de face devant une porte close, était à la droite précise du seigneur, dont le séparaient quelques pas.

Les costumes des deux acteurs cadraient bien, comme époque, avec le décor.

Sans interrompre ses annotations ni rien changer à son attitude, le seigneur dit, sur un ton nettement ironique:

«Vraiment… une cédule?… Qu'offre-t-elle comme signature?…»

La voix nous atteignait par une ouverture ronde, qui, grande comme une assiette et simplement garnie d'un disque en papier de soie dont les bords, en les dépassant, se collaient extérieurement sur les siens, était ménagée dans la paroi de verre, à deux mètres du sol.

Postée, pour bien entendre, juste au-dessous de cet œil-de-bœuf, une jeune fille en noir dévorait sans cesse du regard, à travers le vitrage, celui qui venait de parler.

A la question posée l'homme au parchemin fit cette brève réponse:

«Un cob.»

Juste à l'instant où résonnait le dernier mot, le seigneur, ouvrant les doigts, tourna la tête à droite avec une prodigieuse brusquerie et porta aussitôt ses deux mains vers sa nuque, comme par l'effet d'une douleur d'ailleurs vite oubliée.

Puis, se mettant debout, il alla en chancelant jusqu'à l'homme, qui lui dressa devant les yeux son parchemin, où le mot «Cédule» servait de titre à quelques lignes suivies d'un nom sous lequel était grossièrement dessiné un cheval à courte encolure épaisse.

Sur un ton de suprême angoisse le seigneur répétait, le doigt tendu vers le croquis équestre:

«Le cob!… le cob!…»

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*    *

Mais déjà Canterel nous faisait franchir, dans le sens habituel, une brève étape et s'arrêtait devant un enfant de sept ans environ, qui, tête et jambes nues, était assis, en simple costume bleu d'intérieur, sur les genoux d'une jeune femme en deuil très couverte, installée sur une chaise posant à même le sol.

L'aide, par un détour fait derrière la scène, s'était un instant approché de l'enfant et se dirigeait maintenant à grands pas vers l'acteur au cou dégagé.

Un second œil-de-bœuf, en tout semblable au premier, nous permit d'entendre clairement le garçonnet, d'ailleurs peu éloigné de nous derrière le mur transparent, énoncer ce titre: «Virelai cousu de Ronsard» puis réciter avec justesse toute une pièce de vers, pendant que son regard se mêlait à celui de la jeune femme et que ses gestes, pleins d'à-propos, soulignaient chaque intention contenue dans le texte.

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*    *

Quand l'enfantine voix se fut tue, nous parcourûmes, dans la direction coutumière, un court espace avec Canterel et stationnâmes bientôt, aux côtés d'un jeune observateur, devant un homme en blouse beige, assis à une table collée intérieurement contre la paroi de verre, à laquelle il faisait face. L'aide s'éloignait de lui pour aller vers le garçonnet, derrière lequel, pendant la récitation, il était passé non sans décrire humblement, afin de ne rien troubler, une courbe assez prononcée.

Montrant une noble tête d'artiste aux longs cheveux gris, l'homme en blouse, penché sur une feuille de papier entièrement noircie d'encre bien sèche, commença d'y faire apparaître du blanc à l'aide d'un fin grattoir, non sans évincer de temps à autre, avec l'extrémité latérale de son auriculaire, la légère râpure produite.

Peu à peu, sous la lame, qu'il maniait avec une suprême habileté, s'indiqua, blanc sur fond noir, le portrait de face d'un pierrot—ou mieux d'un Gilles, vu tels détails imités de Watteau.

Au milieu de nous, le jeune observateur, appuyant presque son front au vitrage, épiait avec grande attention les subtils agissements de l'artiste, qui prononçait parfois, en riant malgré lui, cette phrase: «Une grosse dito», qu'un troisième œil-de-bœuf, identique aux autres, laissait porter au dehors.

Le travail marcha rapidement, et le Gilles, très poussé comme exécution malgré l'étrangeté du procédé purement éliminatoire, se montra finalement plein de vie exubérante, les mains aux hanches et le visage épanoui par le rire.

Les délicats traits d'encre savamment laissés par l'acier constituaient un vrai chef-d'œuvre de grâce et de charme, dont nous pouvions apprécier la valeur, bien qu'obligés, de notre place, à l'apercevoir sens dessus dessous.

Quand tout y fut achevé, le grattoir, prouvant à nouveau la maîtrise de la main qui le tenait, campa plus bas, toujours en blanc sur la feuille préalablement noircie, le même Gilles vu de dos; l'absolue similitude de pose, d'allure et de proportions des deux résultats rendait indubitable le fait d'unicité touchant la conception de l'artiste.

Ici encore, les volontaires oublis de l'astucieuse lame suppressive composaient un admirable ensemble, qui, même contemplé à rebours, nous séduisait par l'élégance de son fini.

La dernière retouche accomplie, l'artiste, lâchant son grattoir, se leva en emportant la feuille, qu'il étendit, un peu plus loin de nous, sur la plate-forme à pivot d'une selle de sculpteur,—où une petite armature en fil de fer, à structure humaine, se dressait près d'une foule d'ébauchoirs et d'une boîte de carton blanc sans couvercle, sur laquelle se lisaient de face, en grosses lettres, ces mots écrits à l'encre: «Cire nocturne».

Manipulant l'armature, fixée par le dos à une solide tige métallique verticale, dont la base, épanouie en rondelle, était assujettie au moyen de vis à une tablette de bois posée sur la plate-forme pivotante, l'artiste lui donna aisément, grâce à la souplesse du fil de fer, l'attitude exacte du Gilles que son grattoir venait de créer.

Puis sa main, plongeant dans la boîte, en sortit un épais bâton de certaine cire noire mouchetée de minuscules grains blancs, qui, faisant penser à une nuit étoilée, justifiait le nom tracé sur le carton.

Avec cette cire nocturne il enveloppa successivement la tête, le tronc et les membres de l'armature et remit ensuite dans la boîte toute la portion restante du bâton.

A l'œuvre ainsi préparée il commença de donner, au moyen de ses doigts seuls, une forme assez précise et continua son travail avec un ébauchoir, qui, choisi dans sa provision nombreuse, était fait évidemment, vu sa teinte blanchâtre, son grain spécial, son aspect de sécheresse et de dureté, en mie de pain pétrie puis rassise.

A mesure que l'ouvrage avançait, nous reconnaissions sans cesse mieux, en la figurine, le Gilles de tout à l'heure, dont elle était la servile copie sculpturale, comme en témoignaient, au reste, de continuels coups d'œil interrogateurs jetés par l'artiste sur la feuille à fond noir.

Les ébauchoirs, de formes variées et très particulières, servaient tous à tour de rôle, constitués, sans exception, uniquement de mie dure.

La cire qu'ôtait l'artiste en modelant s'accumulait entre les doigts de sa main gauche en une boule exiguë, à laquelle il puisait parfois pour divers rajoutages.

Parallèlement à sa besogne de statuaire, l'actif créateur en accomplissait une autre, qui, pure superfétation en soi, semblait lui être, par l'effet de quelque impérieuse routine, d'un indispensable secours; sur la surface de la statuette il cueillait puis alignait, avec chaque ébauchoir, tels grains blancs de la cire nocturne, pour en former des traits reproduisant strictement ceux à l'encre du modèle qui le guidait; même quand vint le tour du visage rieur il s'acquitta de cette tâche singulière, là plus délicate que partout ailleurs.

Parfois il faisait pivoter plus ou moins la plate-forme de la selle, afin de s'attaquer à un autre côté de l'œuvre, déplaçant alors la feuille indicatrice pour avoir toujours bien devant son regard les deux images qui lui servaient tour à tour—et repoussant la boîte de cire en cas de gêne.

Le Gilles avançait vite, acquérant une finesse incomparable. Ici, l'artiste cachait sous la cire des grains blancs de rebut faisant tache; là, au contraire, insuffisamment fourni par la surface, il creusait légèrement pour s'en procurer.

A la fin nous eûmes sous les yeux une exquise figurine noire, parfait négatif en somme, grâce à son discret rehaussement blanc, du Gilles espiègle dont la feuille offrait le positif.

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*    *

Après une nouvelle pointe faite en même direction sur un signe de Canterel, notre groupe se posta devant une grille de fer circulaire presque haute de deux mètres, formant, à faible distance du mur transparent qui nous séparait d'elle, une étroite cage baignée de lumière bleue, dont le diamètre pouvait égaler un pas.

Deux cercles de fer horizontaux, l'un en haut, l'autre en bas, servaient de liens à l'ensemble, paraissant complètement traversés par tous les barreaux, dont quatre, d'une grosseur particulière, placés aux quatre angles d'un carré imaginaire ayant deux côtés parallèles à la paroi de verre, entraient dans un assez vaste plancher que n'atteignaient pas les autres.

S'éloignant d'un étique malade couché en peignoir et sandales sur un brancard avec une sorte de casque bizarre comme coiffure, l'aide, qui, selon la coutume adoptée, nous avait précédés par un détour, sortit de sa poche une forte clé, qu'il alla introduire dans une serrure établie à mi-hauteur d'un des quatre gros barreaux, celui de gauche le plus distant de nous.

Après fonctionnement de la clé, il ouvrit grande, en tirant vers sa droite, une porte courbe, qui, simplement constituée par le quart de la grille circulaire et jouant grâce à deux charnières mises chacune à l'un des cercles horizontaux, présenta dès lors à nos yeux ces mots désignatifs: «Geôle focale», gravés, pour être lus de l'extérieur, dans une plaque de fer recourbée, tenant assez haut, par son revers, à trois barreaux voisins.

Le malade, à gauche, venait de se dresser devant le brancard, en ôtant son peignoir, pour apparaître en caleçon de bain. Son casque retenait l'attention. Une petite calotte métallique, posée sur le sommet de la tête et solidement fixée par une jugulaire de cuir passant sous le maxillaire inférieur, était surmontée d'un court pivot, sur lequel s'emmanchait, en son milieu, une mobile et ronde aiguille horizontale, qui, puissamment aimantée suivant Canterel, devait mesurer près de cinq décimètres. Au-dessus de l'épaule droite du malade, un vieux cadre carré se trouvait suspendu par deux petits crochets distants, vissés verticalement dans la portion extrême de son bord supérieur et passés dans deux trous horizontaux qu'offrait l'aiguille perpendiculairement à elle-même. Dans le cadre se présentait, dépourvue de verre protecteur, une gravure sur soie, manifestement très ancienne, montrant, identifié par ces trois mots: «Plan de Lutèce» établis sur trois lignes dans le coin gauche du haut, le tracé détaillé de l'ancien Paris; une large ligne noire, parfaitement droite, traversait le quartier le plus nord-ouest et, véritable sécante, dépassait à chaque bout la courbe, très régulière, formée là par l'enceinte. Également sans verre, un cadre neuf carré, suspendu, identiquement comme le vieux, à l'autre partie de l'aiguille, au-dessus de l'épaule gauche du sujet, offrait aux regards une gravure caricaturale sur papier, qui, soulignée par cette légende: «Nourrit dans le rôle d'Énée», représentait de profil, au milieu de l'espace sans bornes, un chanteur en costume de prince troyen, debout sur le globe terrestre isolé, la figure tournée vers le centre et le cou congestionné par un violent effort vocal; ses pieds foulaient l'Italie, placée au sommet de la sphère, très penchée sur son axe; de sa bouche, colossalement ouverte, partait une verticale ligne de points, qui, après avoir traversé diamétralement la terre, en demeurant sans cesse visible parmi de vagues indications géographiques, descendait longuement sans dévier, pour se terminer, au milieu d'un groupe d'astres où se lisait le mot «Nadir», par une portée à clé de sol montrant un ut aigu accompagné de trois f.

Faisant quelques pas, le malade entra, non sans crainte patente, dans la prison de forme cylindrique s'offrant à lui.

La porte fut fermée à double tour, et le barreau à serrure, auquel, pendant un moment, avait manqué dans le sens de la longueur, d'un cercle de fer à l'autre, une portion de lui-même, se retrouva complet.

Emportant la clé, l'aide, au pas de course, alla vers l'artiste, encore occupé à sa statuette.

En franchissant directement du regard, à partir du malade emprisonné, un espace de trois mètres environ vers la droite, parallèlement au mur de verre, on trouvait, dressée verticalement suivant un plan perpendiculaire au parcours effectué, une immense lentille ronde, qui, juste aussi haute que la grille circulaire, avait son bord entier pris dans un cercle de cuivre soudé en bas au point central d'un disque de même métal solidement appliqué au plancher par de fortes vis.

Intrigués par une source lumineuse existant derrière elle, nous reculâmes de deux pas et pûmes dès lors examiner sans obstacle un cylindre noir, lourd d'apparence, qui, debout sur le plancher, était surmonté d'une grosse ampoule sphérique en verre, d'où émanait une clarté bleue, visible malgré le plein jour.

L'ampoule, en s'éteignant accidentellement pendant une fraction de seconde, montra que son verre n'avait aucune couleur et que la lumière était bleue par elle-même.

Les trois centres respectifs de l'ampoule, de la lentille et de la geôle se trouvaient horizontalement en ligne droite.

Portant lourde pelisse et douillette coiffure, le célèbre docteur Sirhugues, dont les traits populaires s'identifiaient d'eux-mêmes, manœuvrait sur la plate-forme du cylindre noir divers boutons cliquetants, disposés derrière l'ampoule eu égard à la lentille, à laquelle lui-même faisait face. Sans cesse il regardait un miroir rond à orientation spéciale et inchangeable, établi un peu en avant de lui, à sa droite, au sommet d'une verticale tige de métal fixée au plancher.

Ramenés par une progression de deux pas jusqu'à la paroi de verre, nous vîmes le malade donner les signes d'une extrême surexcitation, sans doute causée par l'action de la lumière bleue,—plus intense que partout ailleurs au lieu qu'il occupait, car c'était au centre de la geôle focale, judicieusement nommée, que tombait de façon flagrante le foyer de la lentille.

Derrière la geôle, par rapport à nous qu'il avait pour vis-à-vis, un homme, ganté de laine et frileusement boutonné dans une forte capote dont le capuchon lui enveloppait le chef, tenait horizontalement dans sa main droite levée une courte barre de fer, que, par un mot de Canterel, nous sûmes être un aimant. Épiant le casque du malade, il s'arrangeait pour que les deux gravures fissent constamment face à la source lumineuse, n'ayant pour cela, les pôles étant combinés en conséquence, qu'à toujours tendre de près son aimant à la pointe voulue de l'aiguille pivotante, de telle sorte que celle-ci fût, à n'importe quel moment, dans une ligne perpendiculaire à notre paroi de verre.

Canterel nous fit appuyer un peu sur notre droite, en nous conseillant d'observer la gravure dont Nourrit était le héros. Déjà très pâlie depuis l'incarcération du malade, elle s'effaçait à vue d'œil. C'était, nous apprit le maître, sur la plus ou moins grande rapidité de son abolition graduelle que le docteur Sirhugues, apercevant parfaitement dans son miroir la geôle dont le séparait la lentille, se basait uniquement pour se livrer, sur les boutons du cylindre, à ses manœuvres, qui, paraissait-il, créaient dans l'intensité de la lumière bleue des fluctuations sérieuses bien qu'inappréciables pour le regard. Entendu un certain temps encore, le cliquettement des boutons, à l'instant où le cadre neuf ne montra plus que du papier blanc, prouva, en cessant, que la mise au point de la clarté se trouvait définitivement effectuée. Quant au plan de Lutèce, il gardait sa vigueur primitive.

Atteignant peu à peu au comble de l'agitation, le malade ne se possédait plus. Pressé de fuir quelque souffrance, il cherchait, des pieds et des mains, à ébranler divers barreaux de la geôle; puis il sautait, tournait sur lui-même, s'agenouillait, se relevait, visiblement en proie à d'insupportables angoisses.

En dépit de ces trémoussements et pirouettes, les deux cadres ne cessaient pas de faire face, de loin, à la lentille, grâce à l'homme encapuchonné, qui, portant vers sa droite ou sa gauche sa vigilante main qu'il élevait ou baissait, ne manquait à aucun moment d'amener où il fallait l'impérieux aimant dont l'aiguille pivotante était l'esclave, sans jamais l'entrer dans la geôle ni le laisser accidentellement se coller aux barreaux.

Quelque temps nous regardâmes le malade se démener ainsi en forcené. Sans attendre la fin de l'épreuve, Canterel nous fit reprendre notre marche. En passant à proximité du cylindre noir, nous vîmes le docteur Sirhugues qui, les mains au-dessus des boutons de la plate-forme, fixait toujours son miroir sans avoir changé de posture; le maître nous révéla que depuis la disparition de la gravure-charge il y surveillait le plan de Lutèce, qui, doué d'une grande résistance, lui eût prouvé, s'il se fût mis à pâlir, que son appareil photogène, tout à coup déréglé, fonctionnait avec une force exorbitante réclamant sa brusque intervention.

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Continuant d'aller, nous aperçûmes, derrière le docteur Sirhugues, l'envers d'une sorte de décor, que nous dépassâmes avant de nous arrêter et dont l'endroit nous apparut alors sous l'aspect partiel d'une riche façade de plâtre peinte et moulurée,—perpendiculaire au mur de verre, touché par elle un peu à notre gauche.

Tout près de nous, dans cette façade, s'ouvraient grands vers l'intérieur les deux battants véritables d'une porte d'entrée, qui, surmontée de ces mots: «Hôtel de l'Europe», donnait sur une espèce de hall dallé, dont de simples toiles peintes établies sur châssis figuraient les murs.

En haut de l'entrée, juste au-dessus du milieu de la partie horizontale du chambranle, pointait vers l'extérieur, perpendiculairement à la façade, une courte tige en fer forgé, au bout de laquelle pendait une vaste lanterne fixe, montrant, peinte sur celui de ses quatre verres qui s'offrait de face à quiconque marchait droit vers le seuil, une carte toute rouge de l'Europe.

S'avançant, réelle, au-dessus de l'entrée,—non sans contraster avec les fenêtres du soi-disant édifice, simplement peintes en trompe-l'œil,—une grande marquise vitrée laissait passer un vif rais de lumière, qui, parti d'une lampe électrique à réflecteur, fixée, tout en haut, à l'une des traverses en fer du plafond transparent de l'immense cage, tombait obliquement sur la voyante carte géographique. On eût dit que le soleil dardait là un rayon, malgré un nuage qui le cachait en ce moment.

Un homme en grand noir, couvert comme pour sortir par le gel, stationnait devant l'entrée à quelques pas du seuil, auprès d'un très jeune groom ayant, par contraste, une livrée d'été.

L'aide, que tout à l'heure, pendant notre halte devant le malade, nous avions vu passer, assez loin, se dirigeant vers la droite, sortit soudain du hall dallé puis, avançant vite, le dos tourné vers nous dont il s'éloignait directement, longea la façade jusqu'à son extrémité pour s'éclipser à gauche. En reculant la tête nous pûmes l'apercevoir comme il atteignait en courant la geôle focale.

Portant une élégante et légère tenue de plage, une belle jeune femme, dont les ongles, fascinants, étincelaient ainsi que des miroirs à chaque mouvement de doigts, sortit à son tour du hall, poursuivie par un vieillard en livrée d'hôtel, qui, le seuil à peine franchi, l'arrêta par la remise d'un pli.

Malgré une rose-thé qu'elle y tenait par le milieu de la tige, ce fut avec sa main droite, moins encombrée que l'autre où se réunissaient ombrelle et gants, que la jeune femme prit la lettre, sur laquelle, grâce à notre proximité, nous remarquâmes le mot «pairesse» écrit, seul entre tous, à l'encre rouge.

Visiblement troublée par quelque détail de la suscription, la séduisante personne, semblant soudain prendre racine, eut un tressaillement qui la fit se piquer à une épine subsistant sur la tige, placée alors entre l'enveloppe et son pouce.

Comme si la vue de son sang, qui macula subitement tige et papier, l'eût, pour une cause secrète, impressionnée plus que de raison, elle lâcha, horrifiée, les deux objets humectés de rouge—puis, immobile, hypnotisée, se prit à fixer son pouce, maintenant dressé à demi.

Dites par elle, ces paroles: «Dans la lunule… l'Europe entière… rouge… tout entière…» nous parvinrent grâce à un œil-de-bœuf, qui, ne différant en rien des précédents, était, ici encore, ménagé dans la paroi transparente; elles provenaient de ce que la carte sur verre, étincelant en l'air derrière son dos sous le pseudo-rayon de soleil, s'offrait à sa vue dans la lunule de son ongle, si prodigieusement réfléchissant.

Immédiatement après leur chute, le vieillard avait essayé de saisir à terre le pli et la fleur ensanglantés. Or, au moins octogénaire d'aspect, il ne put, faute d'élasticité, se baisser suffisamment pour les atteindre. Braquant alors ses regards sur le groom, il jeta ce romantique mot d'appel: «Tigre», en désignant le trottoir du doigt.

Docilement l'adolescent vint ramasser les deux choses légères, qu'il voulut rendre à l'intéressée.

Mais cette dernière, après avoir frémi à l'audition du terme, suranné dans l'acception en jeu, dont s'était servi le vieillard, exécutait maintenant, sous l'empire de quelque hallucination, une série de gestes d'épouvante, en prononçant des phrases entrecoupées, où ces trois mots: père, tigre et sang revenaient sans cesse.

Puis elle versa manifestement dans l'absolue démence, tandis que, volant à son secours, l'homme aux vêtements noirs, qui, depuis le début, avait suivi la scène avec émotion, l'entraînait à petits pas vers l'intérieur de l'hôtel.

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Ébranlé une fois encore par Canterel dans le sens accoutumé, notre groupe, après quelques secondes de cheminement, s'immobilisa, près d'un homme et d'une femme du peuple, devant une chambre rectangulaire sans plafond, dont l'un des deux plus longs murs, totalement absent, se trouvait remplacé par la paroi de verre, à travers laquelle nous étions à même de l'observer facilement tout entière. On y voyait l'aide, qui, à la fin de notre précédente halte, était passé au loin sous nos regards, se dirigeant vers elle. Allant au mur dressé à notre droite, il ouvrit une porte, sortit et la referma. Presque aussitôt, en rejetant légèrement le corps en arrière, nous pouvions l'aviser à gauche, au moment où, se lançant, après le contournement de la chambre suivi d'une course oblique, sur les traces de la jeune démente à peine disparue, il s'engouffrait dans le hall dallé de l'hôtel.

La pièce livrée à nos regards avait l'aspect d'un cabinet de travail.

Au mur du fond s'adossaient, à droite, une grande bibliothèque pleine, à gauche, une spacieuse étagère noire dont chaque tablette portait une rangée de têtes de morts. Sur une cheminée sans feu située entre ces deux meubles, un globe de verre abritait une tête de mort supplémentaire, coiffée d'une sorte de toque d'avocat taillée dans quelque vieux journal.

Dans le mur se trouvant à notre gauche, une large fenêtre faisait face à la porte qu'avait franchie l'aide. Installé à une grande table rectangulaire dont l'un des deux plus étroits côtés se collait entièrement à ce mur, un homme, tournant le dos de tout près à la paroi de verre, classait des paperasses.

Bientôt, comme lassé de cette occupation, il se leva, en mettant à sa bouche une cigarette prise dans un étui de cuir sorti un moment de sa poche.

En quelques pas il atteignit la cheminée, sur laquelle une boîte partiellement garnie de papier de verre offrait, tout ouverte, son contenu à son présent désir. Un moment après, voluptueusement environné de fumée, il éteignait, en l'agitant, une allumette que ses doigts projetèrent dans l'âtre.

Mais, au cours de ses derniers agissements, quelque particularité du crâne à curieuse coiffure avait, son attitude l'indiquait, frappé puis retenu son regard.

Sous l'empire d'un soudain intérêt, il souleva haut le globe de verre pour le reposer plus à droite et, s'emparant du macabre objet, dont ses mains ne dérangèrent pas la toque, revint vers la table,—non sans se révéler, en s'offrant à nous de face pour la première fois, comme ayant environ vingt-cinq ans.

L'homme et la femme du peuple qui se trouvaient mêlés à notre groupe—un gars avec sa mère, on le devinait de suite à la ressemblance et aux âges—l'observaient avidement à travers la paroi de verre.

Le fumeur, réinstallé à la table, nous tournait le dos de nouveau et regardait longuement le crâne, qu'il avait placé de face devant lui. Sur toute la portion visible du front squelettique, une sorte d'entre-croisement de fines raies, creusées légèrement dans l'os même avec quelque pointe de métal, imitait, comme avec une enfantine maladresse, les mailles d'un fragment de résille.

Canterel appela notre attention sur des lettres runiques de manuscrit, fac-similées sur certain bord vertical en papier faisant partie de la toque d'avocat, confectionnée, dit-il, avec des morceaux du Times. Puis il nous montra qu'une ressemblance existait entre elles et les réticulaires marques frontales, qui, on le découvrait en les examinant bien, constituaient toutes, sauf les dernières d'en bas, à droite, des runes de forme bizarre, inclinées de maintes façons et jointes les unes aux autres; deux mots du texte sans espaces créé ainsi par les pseudo-mailles étaient placés chacun entre des guillemets gravés de la même manière que le reste.

La chose qu'avait remarquée subitement tout à l'heure le jeune homme épié par nous n'était autre, évidemment, que le rapport mystérieux associant les signes du front et ceux du bord de la coiffure.

Maintenant il avisait sur la table une petite ardoise, pourvue d'un crayon à mine blanche, et s'en servait pour transcrire en lettres de notre alphabet le texte frontal, constamment effleuré par son index gauche, qui lui en désignait tour à tour chaque morceau.

Lorsqu'il eut fini, nous ne pûmes guère, de notre poste, distinguer sur l'ardoise que deux mots: «BIS» et «RECTO», qui, plus lisibles que les autres pour être exclusivement composés de majuscules, devaient correspondre, vu les places respectives qu'ils occupaient dans l'ensemble, aux deux termes que des guillemets signalaient dans l'original.

Se conformant à quelque injonction contenue dans les lignes qu'il avait écrites à l'instant, le jeune homme, traversant la pièce, prit dans la bibliothèque un important volume, dont le dos montrait, à la suite d'un titre fort long, ce sous-titre: «Tome XXIV—Roture».

Après être venu se rasseoir à la table, en face du crâne, que sa main recula pour faire du champ libre, il posa le livre devant lui et l'ouvrit à la première page, constituée par plusieurs alinéas bien distincts, imprimés sur du riche papier de couleur bise. Ensuite il se mit à compter les lettres d'un d'entre eux, en les touchant légèrement l'une après l'autre avec la pointe du crayon blanc. Parfois, arrivant à quelque nombre déterminé, il reproduisait sur le bas de l'ardoise la lettre touchée en dernier lieu—puis continuait l'opération, après s'être un instant, comme pour y puiser une indication nécessaire, désigné à lui-même, du bout fraîchement utilisé de son crayon blanc, tel point de la transcription du texte frontal.

On remarquait à l'endroit choisi par lui dans le livre, imprimés avec du caractère très gras qui les faisait trancher sur le reste de l'alinéa en jeu, d'une part ce fragment: «…cédille figurant un aspic…» et d'autre part celui-ci: «…évêque portant la subtunique…»

Quand le jeune homme eut terminé son nouveau travail, une série de lettres blanches, qui, ayant été moulées une à une, se montraient toutes fort nettes, composait, au bas de l'ardoise, ces trois mots: «Vedette en rubis», qui se suivaient sans que les deux espaces voulus existassent entre eux.

Sur la table, un écrin tout ouvert contenait un curieux objet d'art, un peu plus haut que large, qui n'était autre qu'un fac-similé d'affiche théâtrale, grand comme les cartes de visite du plus important modèle. Il consistait en une plaque d'or dans laquelle s'incrustaient d'innombrables petites pierres précieuses qui en garnissaient toute la surface. Des émeraudes claires formaient le fond, alors que le texte était fait d'émeraudes sombres. Douze noms de grosseurs variées, en caractères de saphirs, ressortaient chacun sur un partiel fond rectangulaire en diamants, dont les dimensions s'appropriaient aux siennes. Au-dessus d'eux flamboyait un nom fait de maints rubis, qui, se détachant sur une bande en diamants suffisamment spacieuse pour lui, les écrasait tous par sa taille prédominante. On lisait, avant d'atteindre le titre, qu'il s'agissait d'une centième.

Bientôt, l'objet d'art dans la main gauche, le jeune homme examinait avec minutie, à travers une loupe prise sur la table, la vedette en rubis.

Au bout d'un temps assez long, semblant avoir fait une remarque, il enfonça, par une pesée risquée avec l'ongle, un des innombrables rubis, qui se releva aussitôt lâché.

Ne conservant plus entre les doigts que l'objet d'art, il essaya, l'ongle appuyé de nouveau sur le rubis à ressort, diverses manœuvres,—dont une aboutit soudain au glissement, vers la droite, de la surface aux pierreries, mince couvercle à coulisses qui laissa voir, dans l'intérieur de la plaque, très évidée, quelques feuilles de papier presque impalpables formant une liasse pliée en quatre.

Il prit et déploya ces feuilles, couvertes de fin texte manuscrit, puis en commença la lecture, après avoir, de sa place même, lancé dans la cheminée sa cigarette finie.

Aux manières qu'il eut bientôt on put deviner que chaque ligne le faisait pénétrer plus avant dans les profondeurs de quelque hideux secret insoupçonné.

C'était avec difficulté, en tremblant, qu'il tournait les pages, sans cesse plus avidement dévorées par lui.

Parvenu au bout de l'écrit, il s'immobilisa, en proie à une inconsciente stupeur.

Puis une réaction se produisit, et, se tordant les mains, il parut envahi par un flot de pensées effroyables.

Enfin, reconquérant son calme, il se prit, les coudes sur le bord de la table, à réfléchir longuement, le front appuyé dans ses paumes.

Il sortit de sa méditation avec la froide assurance que donne la possession d'un plan immuablement arrêté.

Le verso de la dernière feuille manuscrite portait en son milieu, tracée fort gros sous la ligne finale du texte, cette signature: «François-Jules Cortier», que ne suivait aucun post-scriptum.

Trempant une plume dans l'encre, le jeune homme se mit, en serrant, à écrire sur la demi-page blanche que ce verso lui offrait. Après l'avoir noircie presque entièrement, il signa ce nom: «François-Charles Cortier» en forçant son écriture—puis, sous le premier c, non pourvu encore d'annexe, dessina vite dans la position voulue, avec l'aisance que procure une longue routine, un serpent recourbé qui servit de cédille.

En reportant, avec un brusque soupçon, les yeux sur l'autre signature, on découvrait que celui qui en était l'auteur avait aussi, en guise de cédille, exécuté avec sa plume un serpent exigu.

L'encre une fois sèche, le jeune homme, après en avoir refait une liasse, replia en quatre toutes les feuilles ensemble puis les serra dans leur cachette d'or, dont le couvercle à pierreries, toujours engagé dans ses coulisses, fut refermé par un soigneux effort de son pouce—jusqu'au probant bruit sec final, que nous perçûmes un peu malgré l'absence de tout nouvel œil-de-bœuf.

Bientôt la mignonne affiche précieuse, exactement remise en place, brilla comme au début dans son écrin ouvert.

Après être allé ranger dans la bibliothèque le livre dont il s'était servi, le jeune homme, revenant à la table, frotta du bout de l'index, pour n'y rien laisser subsister, la surface entière de l'ardoise—puis retransporta la tête de mort, qui, par ses soins, finit, toujours coiffée de sa toque, par faire derechef, sous son globe de verre, le principal ornement de la cheminée.

Un instant plus tard, sa main droite, fouillant une de ses poches, en ressortait armée d'un revolver, tandis que l'autre défaisait promptement tous les boutons de son gilet.

Appuyant, à l'endroit du cœur, le canon sur la chemise, il pressa la détente, et, saisis par le bruit du coup de feu qui retentit incontinent, nous le vîmes tomber raide sur le dos.

A ce moment Canterel nous emmena, pendant que l'aide, ouvrant brusquement la porte, pénétrait dans la chambre.

La femme du peuple et son fils, qui n'avaient pas perdu un détail de la scène, se tenaient maintenant embrassés avec émotion.

*
*    *

Nous continuâmes, dans le sens ordinaire, à longer le mur transparent, derrière lequel n'apparaissait plus que du terrain libre, qui semblait attendre de nouveaux personnages.

Parvenu à l'extrémité de l'immense cage, Canterel tourna une première fois à gauche—puis une deuxième, après avoir suivi d'un bout à l'autre la paroi de verre, longue d'une dizaine de mètres, qui formait là un angle droit avec chacun des deux murs principaux; maintenant, nous marchions lentement auprès du maître, dans la direction de l'esplanade, contre celui de ces deux derniers murs en vitres qui, pour nous, était encore nouveau.

S'arrêtant bientôt, Canterel, le doigt tendu vers l'intérieur de la cage, nous désigna, dressée à trois pas du vitrage qui nous empêchait de l'atteindre et garnie de diverses manettes, une importante masse cylindrique en métal sombre, pouvant mesurer deux pieds de diamètre sur cinq d'élévation. Le maître nous apprit que c'était là un appareil électrique de sa façon, dont la mission consistait à rayonner, sitôt qu'il fonctionnait, un froid d'une grande intensité. Six autres appareils, identiques à ce dernier, constituaient avec lui, sur toute la longueur intérieurement disponible et suivant une symétrie parfaite, une rangée parallèle au nouveau mur fragile, dont le milieu était marqué par une vaste porte vitrée à deux battants, actuellement close, montrant une structure exactement conforme à celle du restant de la cage.

Après nous avoir révélé que le concours des sept grands appareils cylindriques suffisait à établir dans la cage entière une basse température continuelle, Canterel revint un moment sur ses pas—puis, laissant en arrière la transparente encoignure contournée en dernier lieu, se mit, avec notre groupe, à continuer de suivre l'allée de sable jaune, qui, rigoureusement rectiligne jusqu'à certain coude obtus assez lointain, faisait, à l'endroit que nous foulions, obliquer régulièrement ses deux bords l'un vers l'autre afin de reprendre sa largeur normale.

Pendant que chaque pas nous éloignait davantage de la géante cage de verre et de l'esplanade, le maître éclairait notre esprit par ses paroles sur tout ce que nos yeux et nos oreilles venaient de percevoir.

*
*    *

Voyant quels réflexes merveilleux il obtenait avec les nerfs faciaux de Danton, immobilisés dans la mort depuis plus d'un siècle, Canterel avait conçu l'espoir de donner une complète illusion de la vie en agissant sur de récents cadavres, garantis par un froid vif contre la moindre altération.

Mais la nécessité d'une basse température empêchait d'utiliser l'intense pouvoir électrisant de l'aqua-micans, qui, se congelant rapidement, eût emprisonné chaque trépassé, dès lors impuissant à se mouvoir.

S'essayant longuement sur des cadavres soumis à temps au froid voulu, le maître, après maints tâtonnements, finit par composer d'une part du vitalium, d'autre part de la résurrectine, matière rougeâtre à base d'érythrite, qui, injectée liquide dans le crâne de tel sujet défunt, par une ouverture percée latéralement, se solidifiait d'elle-même autour du cerveau étreint de tous côtés. Il suffisait alors de mettre un point de l'enveloppe intérieure ainsi créée en contact avec du vitalium, métal brun facile à introduire sous la forme d'une tige courte dans l'orifice d'injection, pour que les deux nouveaux corps, inactifs l'un sans l'autre, dégageassent à l'instant une électricité puissante, qui, pénétrant le cerveau, triomphait de la rigidité cadavérique et douait le sujet d'une impressionnante vie factice. Par suite d'un curieux éveil de mémoire, ce dernier reproduisait aussitôt, avec une stricte exactitude, les moindres mouvements accomplis par lui durant telles minutes marquantes de son existence; puis, sans temps de repos, il répétait indéfiniment la même invariable série de faits et gestes choisie une fois pour toutes. Et l'illusion de la vie était absolue: mobilité du regard, jeu continuel des poumons, parole, agissements divers, marche, rien n'y manquait.

Quand la découverte fut connue, Canterel reçut maintes lettres émanant de familles alarmées, tendrement désireuses de voir quelqu'un des leurs, condamné sans espoir, revivre sous leurs yeux après l'instant fatal. Le maître fit édifier dans son parc, en élargissant partiellement certaine allée rectiligne afin de se fournir un emplacement favorable, une sorte d'immense salle rectangulaire, simplement formée d'une charpente métallique supportant un plafond et des parois de verre. Il la garnit d'appareils électriques réfrigérants destinés à y créer un froid constant, qui, suffisant pour préserver les corps de toute putréfaction, ne risquait cependant pas de durcir leurs tissus. Chaudement couverts, Canterel et ses aides pouvaient sans peine passer là de longs moments.

Transporté dans cette vaste glacière, chaque sujet défunt agréé par le maître subissait une injection crânienne de résurrectine. L'introduction de la substance avait lieu par un trou mince, qui, pratiqué au-dessus de l'oreille droite, recevait bientôt un étroit bouchon de vitalium.

Résurrectine et vitalium une fois en contact, le sujet agissait, tandis qu'auprès de lui un témoin de sa vie, emmitouflé à souhait, s'employait à reconnaître, aux gestes ou aux paroles, la scène reproduite,—qui pouvait se composer d'un faisceau de plusieurs épisodes distincts.

Durant cette phase investigatrice, Canterel et ses aides entouraient de près le cadavre animé, dont ils épiaient tous les mouvements afin de lui porter parfois un secours nécessaire. En effet la réédition exacte de tel effort musculaire fait pendant la vie pour soulever quelque lourd objet—alors absent—entraînait une rupture d'équilibre qui, faute d'intervention immédiate, eût provoqué une chute. En outre, au cas où les jambes, n'ayant qu'un sol plat devant elles, se fussent mises à monter ou à descendre un escalier imaginaire, il eût fallu empêcher le corps de tomber soit en avant, soit en arrière. Une main prompte devait se tenir prête à remplacer tel mur inexistant où fût venue s'appuyer l'épaule du sujet, disposé par moments à s'asseoir dans le vide si des bras ne l'eussent reçu.

Après identification de la scène, Canterel, se documentant soigneusement, effectuait en un point de la salle de verre une reconstitution fidèle du cadre voulu, en se servant le plus souvent possible des objets originaux eux-mêmes. Dans les cas où il y avait des paroles à entendre, le maître faisait pratiquer, à un endroit favorable du vitrage, un très petit œil-de-bœuf, simplement fermé à la colle par un disque en papier de soie.

Livré à lui-même et habillé conformément à l'esprit de son rôle, le cadavre, trouvant en place meubles, points d'appui, résistances diverses, affaires à soulever, s'exécutait sans chutes ni gestes faussés. On le ramenait à son point de départ après l'achèvement de son cycle d'opérations, qu'il recommençait indéfiniment sans nulle variante. Il retrouvait l'immobilité de la mort dès qu'on lui retirait, en la saisissant par un minuscule anneau mauvais conducteur, la tige de vitalium, qui, introduite à nouveau dans son crâne, sous l'abri dissimulateur des cheveux, lui faisait toujours reprendre son rôle au point initial.

Quand les scènes l'exigeaient, le maître payait des figurants pour y tenir tels emplois. Le corps enveloppé de forts tricots sous le costume réclamé par leur personnage et le chef garanti par une épaisse perruque, ils étaient à même de séjourner dans la glacière.

Tour à tour les huit morts suivants, amenés à Locus Solus, subirent le traitement nouveau et revécurent des scènes qui résumaient divers enchaînements de faits.

*
*    *

1o Le poète Gérard Lauwerys, conduit par sa veuve, que soutenait seul, dans sa folle douleur, l'espoir de la résurrection factice promise par Canterel.

Pendant les quinze dernières années écoulées, Gérard avait publié avec succès à Paris une série de remarquables poèmes, où il excellait à rendre la couleur locale des contrées les plus diverses.

La nature de son talent le contraignant à voyager sans cesse, le poète emmenait à ses côtés par le monde, pour éviter de continuelles séparations déchirantes, sa jeune femme Clotilde—qui, ainsi que lui, maniait passablement chacune des principales langues européennes—et son fils Florent, enfant robuste que ne fatiguait nullement la vie errante.

Traversant un jour en berline les sauvages défilés calabrais de l'Aspromonte, Gérard subit l'attaque d'une troupe de brigands, menés par le fameux chef Grocco, dont on citait les coups d'audace envers maints voyageurs qu'il rançonnait chèrement.

Atteint d'un coup de poignard à la jambe gauche dès son premier essai de résistance, Gérard fut capturé ainsi que Florent, alors âgé de deux ans.

Grocco avertit aussitôt Clotilde, laissée libre, qu'elle ne pouvait sauver les deux captifs de la mort qu'en lui apportant, avant une date qu'il fixa pour leur exécution capitale, une somme de cinquante mille francs. Puis il prit dans sa ceinture une écritoire munie de feuilles timbrées et força le poète, auquel pas un mot de la sentence n'avait échappé, d'établir en faveur de Clotilde une procuration apte à faciliter tous déplacements de fonds.

Conduits avec leurs bagages sur le sommet d'un mont abrupt, Gérard et Florent furent écroués dans une ancienne chapelle faisant partie d'une vieille forteresse abandonnée où Grocco campait tant bien que mal.

Le poète, à la réflexion, n'entrevit aucune chance de salut. Grocco, le prenant à grand tort pour un oisif riche en train de voyager par goût, avait fixé bien trop haut le prix de la rançon, dont le cinquième à peine se trouvait susceptible d'être réalisé par Clotilde. Et, quand l'argent n'arrivait pas, jamais le fameux bandit ne retardait d'un seul instant l'heure d'une exécution.

Pourtant, après de longues méditations, Gérard découvrit un moyen hasardeux de sauver au moins la vie de Florent. Par la promesse de quelques milliers de francs, que Clotilde, il le savait, était à même de réunir sans peine, le poète gagna son geôlier, un certain Piancastelli, qui, passant pour le plus astucieux de la bande, résolut de tenter un coup hardi avec la seule aide de sa concubine Marta.

Plusieurs bandits avaient ainsi au camp une amante qui, étrangère à toute discipline, allait à son gré aux villes proches pour y effectuer divers achats. Marta, libre comme ses compagnes, enlèverait secrètement Florent pour le rendre à Clotilde en échange de la somme convenue, qu'elle rapporterait à Piancastelli. Dès lors, les deux complices, pour éviter toutes représailles, quitteraient promptement le repaire de Grocco.

Le poète renonçait à sa propre évasion pour assurer celle de son fils. Fréquemment Grocco passait devant la chapelle, située au niveau du sol, et, par la fenêtre, apercevait Gérard, dont le départ eût à l'instant provoqué une poursuite acharnée. Au contraire, en demeurant à son poste, le père ne pouvait manquer de protéger la fuite de l'enfant, fuite chanceuse que la nature du pays promettait de rendre longue et difficile.

Craignant de voir ceux qu'il faisait prisonniers établir, en vue de lui échapper, des communications avec le dehors, Grocco, toujours, leur interdisait formellement la possession de plumes ou de crayons.

Piancastelli, bravant pour quelques moments ce décret, mit le reclus en mesure de prescrire par lettre à Clotilde la remise d'une somme déterminée à l'inconnue qui lui rendrait Florent.

Le lendemain, avant l'aube, Marta, munie de la lettre, partit avec l'enfant dissimulé sous son manteau.

Mais, ce jour-là, Grocco, apprenant soudain l'imminent passage d'un groupe de riches voyageurs bons à capturer, emmena en expédition Piancastelli, dont il prisait fort, pour toute occasion d'importance, l'aide et les conseils.

Un nouveau geôlier, Luzzatto, fut donné à Gérard, qui trembla dès lors à la pensée de voir l'évasion de Florent découverte et comprise,—car il était grand temps de rattraper Marta.

En apportant le premier repas, Luzzatto, par bonheur, ne s'était pas soucié de Florent, qu'il devait croire endormi encore dans certain petit grabat mis en un coin de pénombre. Mais le père songeait que ce remplaçant, à sa prochaine visite, remarquerait sûrement l'absence de l'enfant et que tout se saurait, hélas! avant que Marta ne fût à l'abri des poursuites.

Gérard chercha un subterfuge propre à conjurer le danger.

Contre un des murs de la chapelle où on le détenait, gisait en plusieurs morceaux, parmi les vestiges d'un autel, une statue grandeur nature de la Vierge, près de laquelle, séparé des bras maternels qui le soutenaient jadis, l'Enfant Jésus était demeuré intact.

Le poète résolut d'utiliser cet enfant de pierre pour donner le change à Luzzatto.

Afin d'adoucir la plaie que sa jambe gauche offrait depuis l'attaque de la berline, il avait reçu de Grocco un onguent dont la teinte se confondait sans heurt avec celle de la chair.

Il prit l'enfant divin et, recouvrant d'une couche d'onguent visage, oreilles et cou, l'étendit dans le grabat de Florent. Satisfait de l'illusion obtenue, il ne songea plus qu'à dissimuler entièrement les cheveux de pierre. Seul un petit bonnet blanc pouvait sembler naturel. Mais comment fabriquer un pareil article? Gérard, suivant une habitude adoptée pour tous ses voyages, n'avait sur lui que du linge de couleur, qui, assez voyant, eût fourni un bonnet suspect.

Une fenêtre seulement éclairait la chapelle. Munie d'une forte grille mise là jadis contre les envahisseurs nocturnes, elle marquait le fond d'une étroite alcôve extérieure créée par un enfoncement de la façade. Contre un des coins de ce retrait s'entassaient maintes bribes de rebut,—rognures, croûtes, trognons ou épluchures.

A tout hasard, le détenu, en vue de son projet, chercha quelque élément propice dans cette réserve, que la grille, formant un peu ventre vers le dehors, lui permettait d'examiner.

Apercevant au sommet du tas force épluchures de poires, il se souvint que, la veille, un des bandits avait volé dans une charrette de paysan un plein panier de crassanes dont tout le camp s'était régalé. Il tenait le fait de Piancastelli, qui lui avait servi un de ces fruits à souper.

Gérard, traversé par une idée soudaine, recueillit, en passant le bras entre deux barreaux, tous les filaments blancs constituant le prolongement des queues, dont il les sépara. Otant les pépins et leur entourage, il eut d'épais cordons primitifs, bientôt divisés soigneusement en de nombreux fils minces, dont ses doigts novices, tissant et nouant sans relâche, firent, à force de persévérance, un bonnet acceptable. Parée de cette coiffure et couverte jusqu'au cou, le visage vers le mur, la statue donna l'illusion d'un enfant véritable. L'onguent imitait bien la chair, et le bonnet semblait être en linge.

Le poète eut soin de restituer au tas mis par lui à contribution tout le compromettant résidu tombé de ses mains pendant sa tâche.

Quand Luzzatto vint avec le repas de midi, Gérard, domptant une terrible émotion, le pria de faire silence, pour respecter, dit-il, le sommeil de Florent, souffrant depuis le matin. Le geôlier, jetant un coup d'œil vers le coin sombre du grabat, fut dupe du stratagème. La même scène se renouvela le soir avec succès à l'entrée du souper.

Dans la première partie de la nuit, des bruits de serrure éveillèrent Gérard. La nouvelle expédition de Grocco avait dû réussir, car on enfermait des prisonniers dans les salles voisines.

Le lendemain, Piancastelli, reprenant ses fonctions de geôlier, admira l'expédient du poète, dont le récit calma en lui d'obsédantes inquiétudes éprouvées depuis le précédent matin. Par prudence la statue fut maintenue intacte à sa place, pour leurrer, le cas échéant, tels visiteurs inattendus.

Marta revint après cinq jours d'absence. Clotilde, découverte sans peine, lui avait remis, en échange de Florent, la somme stipulée—plus une tendre lettre pour Gérard, parlant de mille audacieux projets de délivrance.

Un matin, chargé par Grocco de se renseigner sur la prochaine présence dans l'Aspromonte d'une opulente voyageuse, Piancastelli, dont la mission devait durer deux jours, vit là une occasion de quitter le camp pour jamais avec Marta et l'argent.

Gérard approuva son dessein et lui fit de reconnaissants adieux.

Grâce à l'habileté du poète, soucieux d'assurer à Piancastelli une désertion sans entraves, Luzzatto, redevenu geôlier, prit pour Florent, pendant un jour encore, la statue du grabat; mais ses soupçons s'éveillèrent le lendemain, et, s'approchant de la couchette, il comprit tout. Grocco, averti, fit une enquête et devina le rôle joué par Piancastelli et Marta, qui, maintenant hors d'atteinte sans idée de retour, échappaient à ses représailles.


Voulant tromper par le travail son attente d'une mort proche et certaine, Gérard chercha quelque moyen d'écrire malgré la défense de Grocco.

Le jour même du drame, comme la berline, au sortir d'un village, montait une côte en compagnie d'enfants pauvres tendant tous à l'envi leurs mains pleines de fleurs fraîches cueillies, Gérard avait acheté un bouquet pour Clotilde, qui, prenant aussitôt une rose dans l'ensemble, s'était plu à la passer au revers du donateur. Prisonnier, le poète avait pieusement conservé ce doux souvenir de celle qu'il n'espérait plus revoir.

Gérard, songeant maintenant à employer comme plume une des épines de cette rose, les arracha toutes sauf la plus longue, au-dessus de laquelle, avec son ongle, il trancha la tige, se trouvant ainsi en possession d'un instrument commode.

On lui accorda, sur sa demande, la jouissance de quelques livres trouvés dans son bagage; parmi eux, un grand dictionnaire fort ancien commençait et finissait par une feuille blanche qu'avait ajoutée le relieur—et offrait ainsi quatre vastes pages intactes, prêtes à recevoir un travail important.

Gérard savait que son sang, amené par une piqûre de l'épine, eût pu lui servir d'encre; mais il craignait de faire deviner sa ruse en tachant malgré lui son linge ou ses habits.

Il se dit que, réduite en poudre, une matière durable, telle qu'un métal par exemple, pourrait, en colorant des caractères tracés à l'eau, seul liquide disponible, donner, après asséchement naturel, un texte lisible et stable.

Mais quel métal pulvériser?

Tout en acier, les barreaux de la fenêtre étaient inattaquables, et la chapelle, dont seuls des verrous extérieurs fermaient la porte, montrait une complète nudité. Par bonheur, lorsque avant de l'incarcérer on avait pris à Gérard bijoux et monnaies, une antique pièce d'or de touchante provenance était restée inaperçue.

Pendant un été passé jadis en Auvergne, Clotilde, enfant, jouait souvent, non loin d'une ruine féodale, sous d'épais ombrages constituant un classique but de promenade. Un jour, en creusant le sol avec sa bêche pour entourer de fossés une forteresse de sable due à son labeur, elle fit sauter une pièce d'or, qui fut reconnue, à l'examen, pour un écu à la chaise du XIVe siècle. Fière de sa trouvaille, Clotilde voulut porter en bracelet l'écu pendu à une chaînette d'or. Jeune fille, elle continua de mettre le frêle bijou, dont on allongea la chaînette. En recevant sa bague de fiançailles elle en fit présent à Gérard, pour qu'il ceignît à son poignet cet objet qui, depuis l'enfance, ne l'avait pas quittée. Nuit et jour le poète garda au bras l'émotionnante relique, dont les bandits, en le fouillant, n'avaient pu deviner la présence, grâce à l'abri de la manchette.

Tenus par deux traverses courbes scellées dans le mur, les barreaux de la fenêtre se terminaient par des piquants, dont l'acier pouvait, en usant l'écu, fournir une poudre d'or.

Cet écu, si précieux pour le couple au point de vue affectif, serait ainsi détérioré. Mais plus tard, aux yeux de Clotilde veuve, la valeur spéciale en jeu ne pourrait qu'être accrue par des marques intimement liées au chant du cygne de son poète, dont elle rachèterait sans nul doute à Grocco les bijoux et le bagage complet.

Vu la fragilité présumable des futurs caractères, que le moindre frottement devait suffire à brouiller, Gérard, pour profiter du solide abri de la reliure, se promit de remplir les deux feuilles blanches sans les détacher du volume. Son œuvre, en outre, parviendrait plus sûrement ainsi à Clotilde, qui, son rachat de souvenirs conclu, vérifierait à coup sûr la présence de chaque chose, celle d'un livre ancien plus que toute autre.

Pour éviter de dégrader le volume, qui, représentant un prix élevé, méritait mieux que de simplement servir à procurer quelques pages vierges, le prisonnier résolut d'associer étroitement ses vers à la prose de l'auteur. Étranger à l'ouvrage, le futur poème eût déparé l'ensemble, qu'il enrichirait, au contraire, si son sujet en découlait. Constituant pour les deux feuilles en cause une garantie contre le déchirement expulseur, cette intimité substantielle donnerait aux strophes autographes des chances d'infinie durée en assurant à l'écriture précaire l'éternelle protection de la reliure. De plus, le poète embellirait ainsi son œuvre, tant le livre, intitulé Erebi Glossarium a Ludovico Toljano, était fait pour alimenter et conduire la plainte suprême d'un condamné.

Après toute une vie consacrée à l'étude profonde et spéciale de la mythologie, Louis Toljan, fameux érudit du XVIe siècle, avait clairement réuni en deux remarquables dictionnaires, nommés l'un Olympi Glossarium, l'autre Erebi Glossarium, les innombrables matériaux sans cesse accumulés par lui durant trente années de patientes recherches.

Là, classés par ordre alphabétique, dieux, animaux, sites ou objets touchant aux deux surnaturels séjours ont leur nom escorté d'un texte copieux, où documents et anecdotes, citations et détails s'entassent judicieusement.

Tout mot étranger à l'Olympe d'une part et de l'autre à l'Érèbe est exclu de la nomenclature.

Imprimés en latin et tenus aujourd'hui encore pour un précieux monument, ces deux ouvrages, fort rares, ne subsistent plus guère que dans telles illustres bibliothèques publiques. Mais depuis longtemps chez les Lauwerys, écrivains de père en fils, on se transmettait un exemplaire du deuxième,—exemplaire intact que Gérard, avec admiration, feuilletait quotidiennement. Pris dans son plus large sens, le mot «Érèbe» se rapporte là au complet ensemble des Enfers.

Or, pour jeter un dernier cri sur le seuil de la tombe, où donc puiser mieux qu'à cette source, dont le seul séjour des morts avait fourni les éléments?

Gérard traça le plan d'une ode, où, poétiquement dotée de survie païenne, son âme, arrivant dans l'Érèbe, aurait maintes visions, qui toutes, en vue de la fusion souhaitée, seraient inspirées par tels passages du livre.

Pour produire, le poète, rebelle à tout travail méthodiquement régulier, procédait toujours par efforts intenses mais éphémères, se privant de repos, de sommeil et de nourriture jusqu'à l'achèvement de sa tâche; après quoi un terrible épuisement le contraignait à s'interdire pour longtemps la moindre pensée créatrice. Doué d'une infaillible mémoire, il terminait tout mentalement avant de prendre la plume.

En soixante heures consécutives, dont chaque seconde fut employée, Gérard composa, suivant les règles adoptées, son ode, qu'il termina au début d'une aurore.

Il recueillit alors soigneusement, à la fenêtre, une dose de poudre d'or que lui donna l'écu, rayé longuement par le piquant inférieur d'un des barreaux d'acier.

Puis, avec l'épine trempée dans l'eau de sa cruche, il commença d'écrire son ode sur la blancheur convenue, saupoudrant de poussière d'or, après chaque strophe, tous les caractères, encore frais.

Peu à peu couverte jusqu'en bas, la véritable première page du dictionnaire, bientôt sèche, montra un clair texte doré, quand Gérard eut, en économe, récupéré, au moyen de deux glissades bien conduites, les grains de poudre non captés par l'eau.

Remplissant de la même façon le verso de la feuille liminaire puis les deux faces de la dernière, le poète acheva son ode et signa.


Jaloux de puiser encore, dans quelque autre absorbante occupation, l'oubli de pensées cruelles qu'il sentait prêtes à l'assaillir de nouveau, Gérard, incapable pour longtemps, après son gigantesque effort, de toute besogne productrice, résolut de se rejeter sur de ternes exercices mnémoniques.

Le dictionnaire de l'Érèbe offrait maints récits attachants bons à se mettre en mémoire, mais dangereux pour le cerveau surmené de Gérard, qui, après chaque formidable accès de travail, allait jusqu'à se défendre tout contact avec les livres imprégnés d'imagination.

Avide, plutôt, de texte froidement scientifique, il choisit dans son stock d'ouvrages l'Éocène, étude savante concernant la seule période géologique désignée par le titre. Poète, il aimait feuilleter souvent cette œuvre, à cause d'une remarquable série de planches en couleurs qui transportaient dans les abîmes du passé planétaire l'esprit saisi de vertige enivrant. Il songea qu'apprendre là, en se cachant les gravures, des alinéas sans étincelle lui octroierait contre ses obsessions un dérivatif exempt de péril.

Mais Gérard sentait bien que, pour triompher d'une tâche aussi ardue, il lui fallait une règle fixe et sévère, sachant le contraindre, jusqu'au dernier jour, à un irrémissible labeur quotidien.

A la fin du livre s'éternisait, partout sur deux colonnes, une fine nomenclature alphabétique de tous les sujets traités,—animaux, végétaux ou minéraux,—chacun fournissant, à la suite de son nom, l'indication des pages qui l'étudiaient.

Cinquante journées, en comptant la présente, le séparant encore de la date immuable de sa mort, Gérard chercha si une page de l'index n'offrait pas juste le même nombre de mots cités. Sur le haut de la quinzième, qui répondait à ses désirs, il écrivit, avec son habile procédé, ces mots: «Jours de cellule», dont le dernier était justifié par la rigueur de son incarcération.

Deux mots nouveaux, «Actif» et «Passif», furent tracés, pour servir de titres, l'un, à l'endroit, au-dessus de la première colonne, l'autre, à l'envers, au-dessous de la seconde. En effaçant quotidiennement à partir du début de la page, toujours avec l'épine, l'eau et la poudre d'or, un des cinquante noms appelés désormais à représenter ses cinquante dernières journées de réclusion, Gérard verrait à la fois augmenter son actif, constitué par le nombre de jours accomplis, et diminuer son passif, ou somme des jours encore à faire.

Il s'imposerait, à chaque rature, la tâche d'apprendre par cœur, entre son lever et son coucher, tout ce qui traiterait du nom biffé dans les pages désignées par l'index.

Ainsi mis par lui-même, de façon saisissante, en possession de la stricte obligation voulue, le prisonnier, commençant sur l'heure, se conforma, sans fléchir, à sa ligne de conduite, trouvant à souhait l'oubli dans ses arides exercices de mémoire.

Trois semaines avant la date fatale, il crut rêver, en recevant dans ses bras Clotilde, qui folle de joie, apportait au camp la somme libératrice. Jadis fort liée avec elle au couvent, une certaine Éveline Bréger, d'origine modeste, avait, grâce à sa grande beauté, fait un splendide mariage. Perdue de vue par Clotilde, qui était restée dans l'ignorance de son changement de fortune, Éveline, en feuilletant un périodique, avait lu les détails du drame de la berline, suivis de notes biographiques sur Gérard—et sur sa femme, dont on nommait la famille. Son cœur s'était ému des angoisses qu'endurait son ancienne camarade, à qui généreusement elle avait envoyé le montant de la rançon exigée.

Remis en liberté sur-le-champ, le poète obtint de Grocco, qui se montra bon prince, la permission de prendre avec lui, en tant que poignants souvenirs de sa captivité, l'enfant de pierre à l'étrange bonnet, les deux livres parés d'écriture d'or et la tige à unique épine. Quant à l'écu, toujours ignoré, il pendait ainsi qu'auparavant à son poignet.


Or, c'étaient les principaux épisodes de cette réclusion, si marquante dans son existence, que Gérard Lauwerys, mort, revivait sous l'influence de la résurrectine et du vitalium.

Le décor voulu fut édifié dans la glacière et complété par les accessoires-souvenirs, que le poète avait religieusement gardés jusqu'à sa fin, provoquée par une affection rénale. On n'oublia pas d'établir un autel en ruines et une gisante statue cassée de la Vierge ayant les bras posés à souhait.

Pour donner le champ libre au défunt, on dut enlever à l'Enfant Jésus l'onguent et le bonnet qui le paraient depuis si longtemps puis effacer des deux livres les fragiles caractères d'or.

Dès lors, le cadavre agit de temps à autre devant Clotilde en larmes. Adolescent déjà, Florent assistait près de sa mère à la troublante résurrection, qui procurait aux deux affligés quelques instants de douce illusion.

On ôtait de nouveau, après chaque séance, à la tête de pierre son enduit rose et sa coiffure, aux deux livres leur texte doré.

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2o Mériadec Le Mao, décédé à quatre-vingts ans.

Vite reconnue par Rozik Le Mao, sa veuve, la scène qu'il accomplit était de fort touchant caractère.

Les époux Le Mao avaient passé toute leur vie en Bretagne, dans leur ville natale, Plomeur, qui, pleine encore de couleur locale et fidèle aux vieilles traditions, garde notamment en vigueur une curieuse coutume concernant la célébration des noces d'or.

Là, tout couple arrivant à compter cinquante années de chaîne conjugale va en cérémonie, au jour anniversaire de son lointain hymen, entendre une messe à Sainte-Ursule, la plus ancienne église de la localité.

Au milieu de l'office, le prêtre, après une courte allocution, extrayant d'un précieux coffret de métal un grand et vieil étau en feutre couleur fer du plus simple modèle, descend vers les deux époux, qui se lèvent, puis, les postant l'un en face de l'autre, fait s'étreindre leurs mains droites, pour mettre aussitôt le tout bien uni qu'elles composent entre les mâchoires ouvertes du faux outil.

Tous trois en fer véritable, l'écrou, la vis et le ressort, celui-ci très faible, assurent le fonctionnement de l'ensemble.

Tourné par le prêtre, l'écrou, attirant la vis, rapproche les mâchoires, qui, formant en bas, par l'effet d'une jointure à chape, un angle variable, viennent dès lors, sans douleur vu leur mollesse, infliger aux deux patients une pression symbolisant leur solide union cinquantenaire. Libérés au bout d'un moment, les conjoints se rassoient, et la messe s'achève.

Servant de temps immémorial à chaque célébration de noces d'or, l'objet s'appelle «Étau indu», à cause de l'insolite caractère amoureux de son immixtion si tardive dans la vie des vieilles gens. Son nom complet brille explicitement, en lettres de grenats, sur une des faces du coffret qui le renferme.


Mariés jeunes, les Le Mao, avec tout le cérémonial d'usage, avaient récemment fêté leurs noces d'or à Plomeur, et Mériadec s'était permis, par tendre espièglerie, de tourner lui-même à l'aide de sa main gauche, avec une force et une insistance inusitées, l'écrou du faux étau, semblant vouloir par là resserrer encore ses liens conjugaux.

Peu après, atteint de péricardite, Mériadec, venu à Paris pour consulter, était mort entre les bras de Rozik.

Et les moments revécus par lui à Locus Solus étaient ceux où l'étau avait rempli son rôle.

Sur demande circonstanciée, la vieille église de Plomeur consentit à prêter l'étau et son coffret. Rozik, touchée de voir quelle scène entre toutes prédominait, à chaque réveil factice, dans la mémoire du mort, voulut braver malgré son âge le froid de la glacière et jouer elle-même son personnage, pour sentir à nouveau sa main pressée par la main aimée. Un figurant à perruque tonsurée fit le prêtre.

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3o L'acteur Lauze, mort à cinquante ans de congestion pulmonaire—et amené par sa fille Antonine, encore presque enfant.

Poussée par un culte fervent pour le talent de son père vers le désir d'une résurrection momentanée qu'elle considérait, avec raison, comme ayant maintes chances d'être uniquement inspirée par les planches, Antonine vit bientôt le cadavre jouer de nouveau pendant un instant, comblant ainsi ses désirs, le premier rôle d'un drame retentissant intitulé Roland de Mendebourg, nom d'un personnage historique dont la vie, bien choisie pour remplir cinq actes, est à bon droit illustre.

Roland de Mendebourg naquit en 1148 d'une noble famille du Bourbonnais, province où, à cette époque, suivant un singulier usage, tout enfant de marque passait à son apparition entre les mains d'un astrologue, qui, cherchant quelle étoile présidait à sa venue au monde, employait un procédé spécial pour lui en graver le nom dans la nuque sous forme de monogramme. Usant de précautionneuse douceur, l'homme de science, avec des instruments ad hoc, introduisait une à une très avant dans la peau de l'arrière-cou, perpendiculairement à celle-ci, de minuscules aiguilles prodigieusement fines, longues d'une ligne à peine et aimantées à leur pointe,—en s'arrangeant pour qu'à la fin leur masse touffue, visible sous l'épiderme, constituât la figure voulue, dès lors fixée à jamais. Le but de l'opération était de mettre le sujet en contact incessant, pendant sa vie entière, avec l'astre désigné, qui, au moyen de ses effluves magnétiques, attirés par les pointes aimantées, devait le protéger et le guider.

On choisissait la nuque comme emplacement pour qu'en la grande majorité des cas les effluves, tombant du ciel, eussent à traverser le cerveau avant d'aboutir aux aiguilles—et versassent ainsi de précieuses clartés dans le siège de la pensée.


Roland de Mendebourg, dès ses premiers vagissements, fut conduit chez l'astrologue Oberthur, qui, le déclarant né sous l'influence de Bételgeuse, lui grava comme monogramme dans la nuque, en se servant de l'alphabet gothique, un signe réunissant ces trois lettres: B, T, G.

Des relations s'étant créées, à l'occasion de cet événement, entre les Mendebourg et Oberthur, celui-ci fut, plus tard, chargé d'instruire Roland, qui acquit auprès de lui un goût marqué pour les sciences.

A vingt-cinq ans, maître de ses biens, Roland, marié selon son cœur et père de deux garçons, goûtait un calme bonheur dans le château fort de ses aïeux, lorsqu'un événement grave amena sa ruine.

Sans contrôle il confiait la gérance de son domaine à son vieil intendant Dourtois, qui, depuis près d'un demi-siècle, servait sa famille avec la plus stricte honnêteté. Pour toutes sommes à régler ou dispositions à prendre, Dourtois recevait de Roland des blancs-seings à remplir librement.

Toujours, à l'heure du coucher, Dourtois faisait dans le château une tournée d'inspection, afin de vérifier la fermeture de chaque issue. Un soir, après l'accomplissement de ce devoir, il découvrit, en réintégrant sa chambre, les traces d'un incendie restreint, dont la cause lui parut claire. Campée sur une hauteur, l'imposante demeure des Mendebourg subissait parfois de violents coups de vent; une cire allumée, mise sur une table de chêne devant la fenêtre, avait dû enflammer les rideaux, gonflés jusqu'à elle par quelque souffle brusque, assez puissant pour s'immiscer par les joints des battants vitrés; des rideaux, le feu avait gagné la table, vite brûlée, puis, ne rencontrant que des murs de pierre et un sol en dallage, s'était de lui-même éteint.

Or Roland avait, ce jour-là, donné un blanc-seing à Dourtois, qui s'était hâté de mettre la pièce sous clé dans un tiroir de la table en chêne.

Convaincu que le précieux parchemin s'était consumé avant d'avoir pu tomber en des mains étrangères, l'intendant s'inquiéta peu de l'événement et, le lendemain, narra tout à Roland, qui lui remit un nouveau blanc-seing.

En fait, l'embrasement était l'œuvre d'un valet paresseux et vil nommé Quentin, spécialement préposé au service de Dourtois. Ayant, un jour, vu l'intendant remplir un blanc-seing du maître, Quentin s'était dit qu'une pièce de ce genre, dérobée intacte, pourrait le conduire à la fortune. Sans cesse aux aguets depuis lors, il avait aperçu, la veille, Dourtois en train de serrer dans la table un parchemin d'aspect reconnaissable. Forçant le tiroir à la première absence de l'intendant, il s'était saisi du blanc-seing, non sans allumer ensuite, pour assurer sa paix en dissimulant le vol, un incendie rationnellement imputable à quelque attaque du vent.

Pour toute signature le parchemin portait un cob dessiné par Roland.

Au IXe siècle, beaucoup de seigneurs, ne sachant lire ni écrire, apprenaient tant bien que mal à camper un grossier dessin, qui leur servait à signer les actes importants. Ils parvenaient plus facilement, en effet, à créer avec la plume telle forme familière à leur vue que le froid assemblage de lettres composant leur nom. Si pauvre qu'il fût, le croquis identifiait, mieux encore que ne l'eût fait un fragment d'écriture, la main exécutrice. Choisis par ces illettrés à blason que guidaient leurs goûts respectifs, les sujets de vignettes variaient à l'infini: personnages, bêtes ou choses concernant la guerre ou la vénerie, les arts, les sciences ou la nature. Tel sujet, une fois adopté puis officiellement enregistré, constituait à jamais pour toute la famille du seigneur en jeu, dans la suite des générations, une typique signature que les filles conservaient immuable au delà du mariage,—chaque membre se distinguant par son faire personnel dans l'accomplissement du dessin, dont le tracé, même s'il savait écrire, lui était imposé au bas de tous les actes marquants, auxquels l'apposition de son nom dûment paraphé n'eût octroyé aucune valeur.

Plus tard, l'usage de l'écriture se généralisant peu à peu, les familles en cause, à diverses époques, obtinrent chacune la suppression de son seing spécial; certaines, fort rares,—notamment celle des Mendebourg, que le cas en question concernait,—étaient pourvues encore du leur au XIIe siècle.

Or le lointain Mendebourg illettré auquel on devait le choix du sujet de vignette brillait, entre tous, comme cavalier hors ligne rempli de gracieuse maîtrise en selle—et, fort petit, ne montait jamais que certains chevaux moyens de race anglaise déjà nommés cobs de son temps. D'emblée, sa préférence, pour l'adoption d'une signature, s'était portée sur le type de ses montures favorites. Roland, après tant d'autres Mendebourg, ne pouvait donc valider un acte qu'en dessinant un cob au-dessous du texte.

Ce détail était connu de Quentin, qui voulait transformer à son profit la précieuse feuille volée en une donation entièrement autographe des biens globaux de Roland, car il savait qu'en justice une écriture étrangère eût servi de base à de dangereuses plaidoiries invoquant un abus de blanc-seing.

Le valet acheta, moyennant la moitié des futurs bénéfices, le concours d'un certain Ruscassier, chef d'un groupe de maraudeurs qui depuis peu saccageaient le pays. Il s'agissait de capturer Roland, qui faisait chaque jour, en lisant quelque ouvrage de science, une solitaire promenade en forêt, puis de l'amener, par un subterfuge, à écrire en bonne place le texte convoité. On eût pu tenter, même sans le vol préalable, de s'emparer ainsi de lui pour le contraindre, sous menace de torture et de mort, à rédiger l'acte voulu en signant de son cob; mais, sachant que Roland eût enduré supplices et trépas plutôt que de ruiner ses enfants en abandonnant tous ses biens, Quentin avait tenu à user de ruse.

Le cob du blanc-seing se trouvait juste sous le milieu de la feuille, que Quentin plia en deux de façon très coupante, afin de fixer ensuite l'une contre l'autre, avec une colle transparente, les deux moitiés haute et basse du verso.

L'ensemble offrait, dès lors, l'aspect d'une épaisse et courte feuille simple, sur le vierge côté bien offert de laquelle, pour sauver sa vie, Roland écrirait docilement, en le signant de son nom, un acte qu'il croirait nul. En séparant ensuite avec une lame les deux parties collées, facilement lavables, on aurait, en redressant le parchemin, une pièce en règle, grâce au cob favorablement situé,—pièce dont Roland, proverbialement plein de scrupuleuse loyauté, ne songerait pas un instant, Quentin en était sûr, à contester la valeur.

Appréhendé au cours d'une de ses studieuses marches sous bois, Roland fut conduit au campement des maraudeurs. Quentin se garda de paraître, car le captif, songeant qu'un de ses familiers ne pouvait ignorer la particularité du cob, eût, en le voyant, flairé le piège véritable.

S'adressant à Roland en le nommant, Ruscassier lui donna le choix entre la mort et l'immédiate autoruine, désignant le fameux parchemin, préparé avec une écritoire sur un ballot servant de table.

Comme on s'y attendait, le prisonnier, pour avoir la vie sauve, subit sans peine des exigences qu'il jugeait sans portée réelle et, s'agenouillant devant le ballot, se dit prêt à écrire.

Sur une injonction précise, dont Quentin était l'instigateur, Roland, qui, ayant des enfants, ne pouvait légalement faire abandon de ses richesses, reconnut, par cédule, devoir à Ruscassier huit cent mille livres, somme représentant, selon des dires autorisés, la totalité de son avoir. D'avance, dans un écrit en bonne forme, Ruscassier avait déclaré que Quentin possédait moitié de la créance.

Roland signa son nom au bas de l'acte, en tête duquel, guetté par Ruscassier, il avait dû, pour se soumettre à une catégorique prescription de la loi, tracer, en manière de titre, le mot «Cédule».

Après avoir juré, par contrainte, qu'il s'abstiendrait du moindre essai de représailles contre les auteurs du complot, Roland recouvra sa liberté.

Le lendemain, assis à sa table de travail, il annotait un de ses auteurs scientifiques préférés, lorsqu'on lui annonça Ruscassier. Introduit sur son ordre, celui-ci réclama son dû, en parlant de la cédule, qu'il tenait à la main.

Roland voulut, pour prendre une innocente revanche, faire avec quelque moquerie à son oppresseur de la veille, dont il escomptait joyeusement la déconvenue, les révélations concernant le cob traditionnel.

Continuant ses annotations sans même tourner la tête vers Ruscassier, qui, debout devant la porte refermée, se trouvait juste à sa droite, il dit ironiquement:

«Vraiment… une cédule?… Qu'offre-t-elle comme signature?…

—Un cob,» répondit Ruscassier.

Sur ce dernier mot, qui lui notifiait sa ruine complète et celle des siens, Roland tourna la tête vers son interlocuteur avec une formidable violence et ressentit aussitôt, accompagnée d'un rapide et instinctif geste de secours, une fugitive douleur dans la nuque à l'endroit précis de la triple lettre aimantée. Sans en faire cas, il se leva pour marcher, livide, jusqu'à Ruscassier et vit son cob authentique sur le terrible parchemin, qui, bien redressé sans traces de pli ni de colle, lui apparut clairement comme l'un des blancs-seings confiés à Dourtois.

Quoi qu'il en fût, mise sous un texte écrit de sa main, cette signature—que depuis sa fondation, vieille de trois cents ans, aucun des siens n'avait jamais reniée—constituait à son gré un engagement formel, auquel, selon les prévisions de Quentin, il comptait faire aveuglément honneur, sans même invoquer le cas d'obtention par violence.

Congédiant Ruscassier avec promesse de paiement rapide, il manda Dourtois.

Une fois instruit des événements, l'intendant, resongeant à l'incendie d'abord attribué au hasard, soupçonna Quentin, qui, interrogé, avoua tout cyniquement et, rappelant avec arrogance qu'un serment obligeait Roland à rester neutre vis-à-vis des coupables, fut simplement chassé sur l'heure.

Roland, anéanti, réalisa tous ses biens et paya les huit cent mille livres à Ruscassier, forcé de partager avec Quentin.


Retiré avec les siens dans la ville de Souvigny, Roland, pauvre, se livra plus ardemment que jamais à l'étude des sciences et donna, pour vivre, des leçons de physique ou de chimie.

Souvent, intrigué, l'ex-châtelain repensait, non sans en chercher la cause, à cette douleur qu'il avait, pour la première fois de sa vie, éprouvée à la nuque dans la seconde terrible où le mot cob était tombé des lèvres de Ruscassier. En recommençant, avec la même brusquerie fabuleuse, le mouvement de tête effectué alors, il parvenait parfois à s'infliger la mystérieuse souffrance en jeu. Mais nombreux étaient les cas où le tic, malgré toute la violence mise, demeurait indolore. A la longue, Roland découvrit que la venue ou le défaut du mal dépendait du point de l'espace auquel il faisait face. Multipliant dès lors les expériences, il fut contraint d'admettre finalement, malgré les révoltes opiniâtres de sa raison, cette conclusion incroyable: en n'importe quel lieu clos ou découvert, quand, se trouvant vis-à-vis le nord, il tournait subitement la tête soit à l'est, soit à l'ouest, la sensation apparaissait,—alors qu'une orientation initiale de sa personne vers tous autres points cardinaux laissait sans nul effet ses plus prestes pivotements céphaliques.

Roland se rappela qu'effectivement il avait juste devant lui certaine fenêtre en pan coupé donnant au nord, lors de la fatale visite de Ruscassier, debout à sa droite.

Consistant en de nombreux picotements nettement localisés, la douleur provenait évidemment des multitudes de pointes aimantées qu'offrait le monogramme de la nuque. Roland, songeant au mode d'introduction jadis employé par Oberthur, savait que les minuscules aiguilles, quand il se tenait droit, étaient placées dans sa peau perpendiculairement à un plan vertical qui eût touché ses deux épaules. La connaissance de ce fait, jointe à ses observations sans nombre, le conduisit, à force de méditations investigatrices, aux termes de cette hypothèse, qui, bien qu'obstinément rejetée par lui pour son étrangeté inadmissible, s'imposait victorieusement comme cadrant seule avec toutes choses: la pointe aimantée des aiguilles subissait une mystérieuse attirance vers le nord. Quand Roland se postait de manière à fixer le septentrion, toutes les pointes, directement sollicitées en avant, opposaient, dès qu'un brutal mouvement du cou les entraînait ailleurs, une certaine résistance d'où naissait le picotement pénible,—logiquement absent dans chaque autre cas.

Roland avait bien démêlé la cause réelle de sa capricieuse douleur. Ses notions d'homme du XIIe siècle, toutefois, le forçaient à se débattre craintivement contre la nouveauté trop hardie d'une vérité à ce point inouïe, qui le pénétrait d'une secrète joie en s'affermissant de plus en plus dans son esprit, enivré par le pressentiment d'une prodigieuse trouvaille.

Pour éprouver la justesse de sa théorie, il emplit d'eau un récipient—et posa transversalement sur deux petits fétus de paille parallèles, flottant à la surface, une longue aiguille aimantée, dès lors pourvue d'une parfaite liberté d'évolutions.

Et Roland, ébloui par la grandeur de sa découverte, dont il entrevoyait les sublimes conséquences maritimes, put constater, le cœur palpitant, que l'aiguille, déplacée en n'importe quel sens, ramenait toujours, pour l'y maintenir fixement, sa pointe vers le nord.

Il porta au roi Louis VII son invention gigantesque, apte à faire réaliser tant de progrès à la navigation, à sauver des flots tant de vies humaines, à conduire au relèvement de tant d'étonnantes terres encore inconnues. Enthousiasmé, le souverain, en récompense, lui donna une fortune.

On eut dès lors, à bord de chaque navire, une aiguille aimantée qui montrait le nord, soutenue par deux fétus de paille sur l'eau d'une fiole à demi pleine. Appelé marinette[3], cet instrument primitif était l'ancêtre du compas véritable, qui n'apparut, muni d'une rose des vents, que trois siècles plus tard.

[3] Marinette,—compagne du marin.

Ayant racheté son château, Roland, riche à nouveau, se mit à bénir les étranges circonstances de son désastre, sans lesquelles jamais il n'eût fait sa découverte immortelle. Seul, en effet, un mouvement de tête d'une fantastique brusquerie parvenait à provoquer la douleur de nuque. Or, pour déterminer fortuitement pareille fougue, il ne fallait rien moins que l'annonce brutale, faite à une âme sereine, d'une ruine complète et sans recours. Par un bizarre enchaînement de faits, la perception du monosyllabe cob avait, d'un seul coup, plongé Roland, confiant et ironique, jusqu'au fond du plus sombre abîme. Un mot plus long eût peut-être amené moins d'instantanéité dans le phénomène psychique et, partant, dans le fameux pivotement de tête, dès lors incapable d'engendrer le mal révélateur.

Quant aux deux complices, Ruscassier et Quentin, bientôt réduits à rien par le jeu et les bombances, ils s'étaient fait incarcérer pour de nouveaux délits.


Sur ce sujet, le dramaturge Eustache Miécaze avait bâti une vivante pièce. Dans un prologue, le savant Oberthur tirait l'horoscope de Roland nouveau-né tenu par son père—puis préparait, non sans en expliquer les secrets et le but, l'opération sous-occipitale, qui ne commençait qu'au baisser du rideau. Cinq actes, situés un quart de siècle plus tard, évoquaient ensuite, dans leurs moindres détails, la tragique aventure du blanc-seing et ses conséquences d'abord funestes, mais finalement radieuses.

Revêtu d'un costume à col bas, laissant voir en gris foncé dans sa nuque l'interne monogramme stellaire, dû en réalité à un faible maquillage extérieur, Lauze avait maintes fois joué avec grand succès le rôle de Roland,—personnage complexe, tour à tour saturé de calme bonheur familial auprès de son épouse et de ses fils, effondré sous le coup de ses revers, courageux dans le malheur, hanté par la gestation de sa noble découverte,—enfin, ivre de légitime gloire.

Mort, il rejouait facticement le plus marquant épisode du drame, celui où le mot cob, jeté par Ruscassier tenant la cédule, devenait la cause indirecte de certaine douleur postérieure du cou, si grosse d'éternelles conséquences mondiales.

Attentif à jeter juste au moment voulu, pour que l'illustre mouvement de tête eût bien l'air d'en résulter, la dernière des deux syllabes composant sa réponse, un figurant se chargea du rôle de Ruscassier, et tout fut mis en œuvre—accessoires et décor, costumes exacts et maquillage spécial de la nuque du cadavre—pour donner à la fille de l'acteur, pleine de fanatisme dans sa piété admirative, la parfaite illusion de revoir son père en scène.

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4o Un enfant de sept ans emporté par la typhoïde, Hubert Scellos, dont la mère, jeune veuve désormais seule au monde et assaillie d'idées de suicide, ne différait l'exécution de ses tragiques projets que pour s'accorder la cruelle joie de voir une existence mensongère déroidir un moment le corps de son fils.

Une émotion poignante s'empara de la malheureuse quand elle comprit que l'enfant revivait les minutes où, pour lui souhaiter sa dernière fête, il avait, assis sur ses genoux, récité, en la fixant tendrement, le Virelai cousu de Ronsard.

En cette œuvre qui atteint l'absolue perfection—touchant hymne d'amour filial qu'un oiselet, exaltant les bienfaits reçus à toute heure, est censé adresser à sa mère—le poète obtient d'intensives expressions de pensées, dues à une précision lapidaire dans l'agencement des mots. Or, au XVIe siècle, les termes cousu et décousu s'appliquaient tous deux au style, soit marmoréen, soit relâché, alors que le dernier seul, de nos jours, garde encore son sens figuré. De là le surnom admiratif spontanément décerné par les masses, dès son apparition, au célèbre virelai en cause, chef-d'œuvre de cohérente concision.

Tant de recherche et de densité rendant les vers durs à retenir, Hubert Scellos, pour tout se mettre en tête, avait fourni de violents efforts préoccupants, qui expliquaient la réminiscence post vitam.

Cette récitation, dont le gracieux défunt s'acquittait sans faute en joignant à l'intonation juste des gestes montrés et bien compris, n'avait demandé, comme mise en scène, qu'une simple chaise,—sur laquelle, sans admettre la pensée de se faire remplacer, la pauvre mère, chaudement couverte, venait s'asseoir, pour prêter l'asile de ses genoux et goûter ainsi un plus complet bonheur illusoire.

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5o Le sculpteur Jerjeck, qui, décédé subitement sans famille, était conduit par un jeune homme, Jacques Polge, son assidu élève et chaud admirateur.

Songeant aux dix grandes heures que Jerjeck avait, de temps immémorial, consacrées chaque jour au travail, son unique et obsédante passion, Polge, fort de maintes probabilités, espérait à bon droit voir revivre au cadavre, de préférence à toutes autres, des minutes productives. Curieux, il voulait savoir, au cas où l'événement lui donnerait raison, si son maître, dont tout le talent reposait dans les plus minutieuses finesses de détails, réaliserait une fois mort les mêmes miracles que de son vivant.

Canterel aperçut là un intéressant moyen de montrer, d'une façon particulièrement écrasante, avec quelle rigueur absolue les tranches de vie reconstituées ressemblaient à leurs modèles.

Ce furent bien, comme tout portait à le prévoir, des instants de labeur que revécut le cadavre, efficacement épié par Polge, dès lors amené à instruire Canterel de différents faits.

Six mois avant, Jerjeck avait reçu à Paris la visite d'un nommé Barioulet, commerçant enrichi de Toulouse, qui, resté garçon jusqu'à la cinquantaine, devait épouser, dans un délai encore vague, une jeune fille de chez lui, séduite par sa grosse fortune.

Terriblement épris, comme tout quinquagénaire que trouble une adolescente, le commerçant voulait, à l'occasion de son mariage, donner à chacun de ses amis quelque précieux souvenir, qui, susceptible de rester, perpétuerait indéfiniment la mémoire d'une date suprême dont s'illuminait toute sa vie. Un bijou, s'il ne se perd pas, se démode, s'abîme,—et las de sa vue on s'en défait. Seule, aux yeux de Barioulet, une œuvre d'art signée d'un nom illustre avait chance, même petite et, partant, abordable, de tenir bon dans telle famille à travers maintes générations.

Spécialisé dans l'unique production de Gilles en marbre hauts de quelques centimètres, Jerjeck, éminemment célèbre, lui parut désigné pour recevoir sa commande.

Il fut convenu que l'artiste exécuterait comme échantillons trois différents Gilles de marbre, qui, joyeux et rieurs à l'excès en tant qu'évocateurs d'un jour d'ardente félicité, seraient, s'ils agréaient à Barioulet, suivis d'une foule d'autres du même genre,—en attendant que la grande date fût, sitôt fixée, explicitement gravée sur chaque socle.

Le Toulousain parti, Jerjeck se mit à l'œuvre, employant de bizarres procédés dont il avait, dans son enfance, contracté l'habitude.

Orphelin pauvre, auquel des oncles chargés de famille payaient collectivement, au prix de lourds sacrifices, l'internat dans un lycée parisien, Jerjeck avait grandi loin de tout foyer.

Les plus belles joies de sa vie d'enfant étaient les longues visites faites en troupe aux musées par les dimanches pluvieux. Aux lendemains de ces journées bénies, il s'essayait de mémoire à reproduire tel tableau en dessinant sur ses cahiers ou telle statue en pétrissant un bloc de mie distrait de son pain.

Au Louvre, un jour, ses regards furent médusés par le Gilles de Watteau, qu'il s'acharna, par la suite, à copier d'après son souvenir. Mais nul croquis ne le contentait. Attribuant avec raison ses déboires à la gênante pénurie de traits de plume qui, exigée par la totale blancheur du personnage enfariné, créait une grave difficulté, il imagina un subterfuge propre à lui donner au moins l'illusion d'une besogne plus copieuse.

Il noircit d'encre une page entière—puis, à l'aide d'un grattoir, quand tout fut sec, fit, dans un coin, apparaître son Gilles par élimination.

D'emblée ce procédé le conduisit au succès, tant l'inspirait la venue progressive sur fond sombre des fascinantes blancheurs constitutives de son héros.

S'écartant alors du modèle, il parsema la page noire de nombreux Gilles en ratures, variant selon sa fantaisie la pose et l'expression.

Averti par son instinct qu'une voie fertile venait de s'ouvrir sous ses pas, il s'ingénia fort assidûment, dans la suite, à confectionner, grattoir en main, sur papier largement maculé, une foule d'esquisses du même personnage, vu sous divers aspects. Il obtenait, avec les rares vestiges d'encre laissés au laiteux visage par sa lame, d'étonnants jeux de physionomie.

Ayant tenté de modeler des Gilles en mie de pain, il crut voir une clarté brusque s'épandre sur sa vie. La statuaire, qu'il avait de tout temps préférée au dessin, faisait mieux encore s'épanouir les mystérieuses facilités que lui donnait son sujet favori. Sculpter des Gilles, cela, il le sentait, lui procurerait gloire et fortune.

Mais comment progresser avec sa mie pour toute argile et ses doigts comme outils—sans un centime pour s'offrir mieux?

Il avait chaque semaine une classe de botanique du professeur Brothelande, qui, célibataire économe fixé dans la banlieue et très épris de sa science, consacrait tout le produit superflu de son traitement et de ses leçons à la culture en serre de végétaux curieux.

Trouvant pour ses démonstrations les meilleures planches insuffisamment claires, souvent Brothelande, sans souci de l'embarras, transportait en personne, de chez lui au lycée, tel spécimen rare sur lequel devait rouler sa classe.

Il dépaqueta un jour devant Jerjeck et ses camarades, pour leur en parler longuement, une pridiana vidua (veuve de la veille), grande fleur annamite qui, ressemblant de forme à la tulipe, doit son nom triste, évocateur de deuil, à ses étamines blanches et à ses pétales noirs.

La pridiana vidua est surtout remarquable par le fond de sa corolle, qui sécrète une cire noire à nombreux granules blancs—appelée cire nocturne pour son aspect de firmament étoilé.

Ayant, du haut de sa chaire, montré cette cire à toute la classe en penchant la fleur en avant, Brothelande, annonçant qu'elle se reformait lentement après chaque soustraction, en prit une faible dose avec la pointe d'un coupe-papier, qui, passant de main en main, permit aux élèves d'étudier de près, en la palpant, l'attrayante substance molle,—douée d'une rare malléabilité, dont Jerjeck, quand vint son tour, fut subitement frappé.

Heureux de constater que la pridiana vidua avait fort captivé son jeune auditoire, Brothelande promit de donner l'exotique fleur, facile à cultiver longtemps dans son pot, au vainqueur de la plus prochaine composition.

Pensant aux pas de géant qu'un bloc de cire nocturne lui permettrait de faire dans son art, Jerjeck n'eut plus qu'un but: gagner la fleur. A force de travailler sans relâche son cours de botanique, en négligeant au risque de maintes punitions tous autres devoirs ou leçons, il conquit la première place dans l'épreuve désignée—et reçut des mains de Brothelande la pridiana vidua.

Exact dispensateur de soins et d'eau, Jerjeck s'appliqua, jusqu'à la mort de la fleur, à recueillir par intervalles dans la corolle, où elle renaissait toujours, la cire fuligineuse, dont il eut finalement une masse importante, prompte à combler ses vœux, dès le premier essai, par son obéissante souplesse.

Visant à une extrême finesse d'exécution, que ne pouvaient lui donner tels instruments de fortune provenant de son plumier, il songea que sa mie de pain, insuffisante comme argile, lui servirait excellemment, du moins, à façonner avec ses doigts des ébauchoirs de formes infinies et précises, bons à étrenner une fois durs.

Mise en pratique, son idée triompha. Pourvu d'outils conçus par lui et bien rassis, il fit avec son paquet de cire, d'après le dernier dessin dû à son bizarre procédé, un Gilles spirituel et vivace. Se sentant le pied à l'étrier, il passa tout son temps libre à sculpter son héros sous mille formes, commençant par établir—à l'aide d'une silhouette blanche qui, faite au grattoir sur fond d'encre, lui inspirait de fécondes trouvailles—l'attitude, les traits et l'expression de chaque statuette.

Sitôt une œuvre finie, la cire, roulée entre ses mains, devenait une boule unie prête à resservir.

Jerjeck attacha bientôt une importance grandissante à son étrange travail préalable sur papier, voyant qu'il en tirait décidément ses plus lumineuses conceptions. Il fit de chaque Gilles, face et revers, deux études très poussées qui le guidaient pas à pas pour le modelage—et prit même, presque sans le vouloir, trouvant là instinctivement une aide singulière pour sa tâche de sculpteur, l'habitude de reproduire à la surface de la molle statuette noire, en alignant finement tels granules blancs de la cire nocturne, les évocateurs traits d'encre laissés avec tant de talent sur la feuille par son prestigieux grattoir. Ainsi l'œuvre, après achèvement, formait en quelque sorte le négatif exact du Gilles dont le double dessin fournissait le positif. Quand venaient à manquer les granules superficiels, Jerjeck en puisait de sous-jacents dans l'épaisseur même de la cire, enfonçant au contraire en cas de pléthore, pour les recouvrir ensuite, ceux qui l'eussent, inutilisables, empêché d'établir telle vierge unité noire.

Cette tactique plastico-linéaire fut pour Jerjeck féconde en immenses résultats—et l'amena finalement à produire d'exquis chefs-d'œuvre, qui, sans elle, l'artiste le sentait, n'eussent pas atteint le même degré de perfection.

Ainsi, sans maîtres, Jerjeck se fit, dès l'adolescence, un splendide talent, auquel, ses études terminées, il dut un prompt succès.

Or jamais il ne put, malgré diverses tentatives, changer ses originelles façons de travailler. Seul un double dessin au grattoir éclairait bien la genèse de chacun de ses Gilles, et il préférait à l'invariable série d'ébauchoirs offerte par les marchands ses outils en mie de pain, qui, du moins, pouvaient recevoir de lui, suivant tels besoins, mille formes toujours nouvelles aptes à contenter ses plus subtils désirs,—non sans parvenir vite à une dureté suffisante; quant à la cire nocturne, qu'un horticulteur lui fournissait sur commande, elle se prêtait plus commodément que toute autre matière, par la présence naturelle de ses grains blancs dans sa masse noire, au marquage net et saisissant des traits copiés sur le modèle.

Une fois un Gilles achevé, il en faisait exécuter, pour le commerce, des reproductions en marbre où ne figurait nullement le tracé linéaire, qui ne constituait en somme qu'un auxiliaire pour le modelage. Mais cet auxiliaire était puissant et, par son importance, faisait dire à Jerjeck qu'il n'eût, sans lui, jamais conquis une complète maîtrise. L'artiste remerciait donc le hasard grâce auquel était venu jadis jusqu'en ses mains un peu de cette cire nocturne, dont le neigeux mouchetage rare sur fond noir l'avait irrésistiblement incité à sculpter avec traits le négatif exact du dessin justement très blanc qui le guidait; son nom devait un rayonnement supplémentaire à la pridiana vidua présentée, certain jour mémorable, en classe de botanique.


Jerjeck envoya bientôt à Barioulet trois exultants Gilles de marbre, faits par phases suivant sa méthode habituelle. La réponse l'amusa par son style, où éclatait l'esprit fruste et pratique de l'ancien commerçant non affiné par la fortune. Barioulet lui écrivait naïvement: «Je suis content de vos trois Gilles et vous commande une grosse dito, chacun dans une pose différente.»

Ces mots: «une grosse dito», visant des œuvres d'art citées pour leur délicate perfection, provoquèrent le rire de Jerjeck, qui, la lettre sitôt achevée, se mit à la tâche pour le premier des cent quarante-quatre Gilles requis. Polge, alors en train de modeler à quelques pas, entendait son maître, qui lui avait communiqué l'épître, dire par moments, secoué d'une brusque hilarité: «Une grosse dito!»


Gaîment lancée par le cadavre, cette courte phrase surtout avait permis à Polge de reconnaître la scène reproduite, qui n'était autre, en effet, que celle amenée par la lettre de Barioulet.

Pourvu de son matériel exact des derniers temps, Jerjeck, mort, fit, en ratures d'abord, en cire nocturne ensuite, un Gilles identique à celui qui, de son vivant, avait paru dans les minutes en cause. L'expérience, renouvelée, fut chaque fois concluante, touchant l'extraordinaire finesse de l'œuvre ainsi créée.

*
*    *

6o Le sensitif écrivain Claude Le Calvez, qui, peu de temps avant sa fin, atteint à son su d'une affection d'estomac sans recours et nerveusement terrifié par l'approche de la mort, avait demandé lui-même à être, dès son dernier soupir, accommodé à souhait dans la glacière de Locus Solus, trouvant un peu d'adoucissement à ses angoisses devant le néant dans la pensée d'agir encore après le grand moment redouté.

L'heure venue, on s'aperçut que les façons du défunt se rapportaient à un traitement médical récemment suivi par lui.

L'année précédente, un illustre praticien, le docteur Sirhugues, avait trouvé le moyen d'émettre certaine lumière bleue qui, bien que très faible d'éclat, contenait une merveilleuse puissance thérapeutique et se chargeait, intensifiée par une immense lentille, de rendre promptement de la vigueur à tout valétudinaire soumis après dévêtement, soit de jour, soit de nuit, à ses mystérieux rayons.

Placé au foyer de la lentille, le sujet, en proie à une folle surexcitation et souffrant d'une cruelle brûlure générale, s'efforçait de fuir. Aussi l'enfermait-on étroitement dans une sorte de cage cylindrique à forts barreaux, qui, établie juste au lieu indiqué, avait reçu le nom de geôle focale.

D'un maniement encore précaire la rendant souverainement dangereuse, l'étrange lumière, à peine agissante sur la vue et rebelle à toute photométrie, eût pu tuer le turbulent détenu, en cas de soudaine prodigalité fortuite et insoupçonnée de l'appareil qui la créait; comme toute marque tracée sur une surface quelconque mise près du foyer de la lentille s'effaçait vite à son terrible contact, Sirhugues songea que, par sa contenance dans la geôle aux moments voulus, quelque gravure déjà ancienne ayant fait preuve d'exceptionnelle résistance pourrait jouer le rôle d'avertisseur.

Grâce à d'actives recherches, il trouva chez un antiquaire, en réponse à ses désirs, un plan de Lutèce gravé sur soie, qui, remontant au roi Charles III le Simple, était le fruit d'un fait émouvant.

Visitant un jour, proche la partie nord-ouest de l'enceinte, un des plus pauvres quartiers de Lutèce, Charles III avait frémi de dégoût devant d'inextricables dédales de petites ruelles sombres et puantes.

Rentré dans son palais, il demanda un plan de la ville puis, avec un large trait de plume, traversa le quartier en cause d'une ligne strictement droite, qui, dépassant de ses deux bouts, afin de mieux attirer l'attention, l'enceinte, régulièrement courbe à cet endroit, avait l'aspect d'une sécante.

Ordre fut donné de percer une spacieuse avenue suivant l'exacte indication fournie par la portion intra-muros de la ligne, pour assainir le triste coin où, faute d'air et de clarté, sévissaient de nombreuses maladies.

Le lendemain, Charles III fit exposer au centre du quartier intéressé le plan à la marque prometteuse, pour que les habitants pussent d'avance se réjouir.

On indemnisa ceux que lésaient les démolitions, et l'œuvre s'accomplit.

Vers le premier tiers des travaux, un pauvre ouvrier graveur nommé Yvikel, habitant une ruelle obscure et infecte entre toutes, avait vu soudain la brise et le soleil entrer à flots dans sa maison, dont la façade, par chance, était sur l'alignement de la nouvelle avenue.

Or Yvikel, veuf, n'avait au monde que sa fille unique Blandine, adolescente de fragile nature, qui, depuis un an, pâle et secouée par la toux, déclinait de jour en jour, clouée en son lit par la faiblesse.

S'épuisant de travail pour payer soins et remèdes, Yvikel avait résolu de se tuer après le décès de son enfant, qui seule l'attachait à la vie,—quand l'enivrante transformation de son logis lui fit concevoir l'espoir d'une guérison.

Le printemps commençait. Blandine, de son lit, traîné contre la fenêtre ouverte, se grisa éperdument d'oxygène et de rayons. Pleurant de bonheur, son père la vit reprendre des forces et du teint, tandis que les quintes s'espaçaient. La victoire était complète au moment où s'achevait l'avenue.

Dans son délire de joie, Yvikel voulut témoigner par un hommage divin sa reconnaissance au roi, dont l'œuvre louable était la cause de son ardente félicité.

C'était l'usage alors, quand par des prières à telle adresse on obtenait quelque merveilleuse guérison, de faire graver sur soie, en réservant le parchemin aux seuls textes religieux, un sujet naïf où l'auteur du miracle, auréole au front, tendait sa main puissante vers le chevet occupé par l'être cher sauvé de la mort. L'œuvre, encadrée, servait d'ex-voto et venait accroître tel groupe de ses pareilles, qui partout ornaient en foule les autels de Jésus, de la Vierge et des saints.

Yvikel, qui, fort habile en son art, avait plusieurs fois, sur commande, exécuté des ex-voto de ce genre, projetait d'en offrir un au roi.

Or, tel que ceux qui, le front nimbé, allongeaient le bras, sur les soyeuses gravures, vers le lit de souffrance, Charles III avait eu nettement, en créant d'un rigide trait de plume la fameuse artère, son geste guérisseur, qu'il fallait évoquer pour obéir à la coutume.

Avec sa meilleure encre, Yvikel, prodigue de temps et de soins, grava sur soie, en s'inspirant de l'original toujours exposé au cœur même du quartier, un plan de Lutèce traversé, en place voulue, par une large sécante—puis fit encadrer l'œuvre pour l'envoyer au roi, expliquant son action dans une lettre enthousiaste, où, non sans en montrer longuement la cause, il relatait la guérison de sa fille.

Touché, Charles III pensionna Yvikel et fit mettre au dos de l'ex-voto l'épître lisible en partie derrière une vitre.

Or, après tant de siècles, le plan et la sécante avaient encore une surprenante vigueur, due aux mille soins exceptionnels apportés dans l'exécution de la gravure ainsi qu'au choix spécial de l'encre et à la présence de la soie, plus apte que toute autre matière à garder sans altération une effigie reçue.

Retirant la lettre de l'objet pour la lire toute, Sirhugues avait appris l'anecdote puis complété ses informations par des recherches.

Il mit à diverses reprises le plan dans la geôle focale—et le vit résister victorieusement aux attaques de la lumière bleue.

Comme chaque fois un léger affaiblissement des lignes, inexistant pour l'œil nu, se produisait néanmoins, prouvant que les puissants effluves avaient quand même une certaine prise sur elles, on pouvait être sûr qu'en cas d'effervescence subite de la source lumineuse l'œuvre pâlirait vite, annonçant ainsi le danger.

Sirhugues tirait grand profit de l'aventure d'Yvikel, dans laquelle tout s'était allié pour inciter l'honnête graveur, armé de procédés perdus depuis, à établir sur soie, avec des soins inusités dont sa lettre au roi faisait mention, cette gravure prodigieusement durable, si utile maintenant pour l'emploi de la geôle focale.


Il fallait en outre à Sirhugues, pour chaque séance, une gravure moins solide, dont l'effacement progressif dans la geôle lui permît de régler son courant.

Seuls ceux restés bons, après l'épreuve d'un grand demi-siècle au moins, parmi des exemplaires quelconques, tirés en un stock unique le même jour et de même façon, pouvaient lui donner des indications fixes.

Fort en peine pour trouver dans le passé quelque abondante édition ni dispersée ni détruite, Sirhugues fit paraître en note, dans divers périodiques spéciaux, son desideratum—et reçut bientôt la visite du grand éditeur de gravures Louis-Jean Soum, qui lui apportait mille exemplaires d'une caricature de Nourrit datée de 1834.

Au début de cette année-là, l'éminent chanteur s'était couvert de gloire en prodiguant généreusement sa voix au timbre énorme dans sa belle création d'Énée à l'Opéra.

Au troisième acte, penché, parmi des roches, sur une sorte de puits qui devait le conduire aux enfers, Énée appelait Caron par plusieurs «hôô» sans cesse plus élevés et plus forts. Le dernier, très perché, fournissait à Nourrit, par une habile attention du compositeur, l'occasion d'émettre, avec sa puissance maxima, son fameux ut aigu, cité dans toute l'Europe. Or cette note, suivie d'une explosion d'enthousiasme, était le clou de chaque représentation et faisait beaucoup parler d'elle.

Josolyne, l'un des premiers caricaturistes de l'époque, résolut d'exploiter la vogue de ce son transcendant.

Il fit une charge où l'on voyait le célèbre do sortir de la bouche de Nourrit, penché vers les enfers, et parvenir au nadir, après s'être propagé à travers toute la terre.

Par là, Josolyne voulait indiquer que la note renommée, sans se soucier d'aucun obstacle, résonnait jusqu'aux régions stellaires.

La maison Soum, alors tenue par le bisaïeul de Louis-Jean, tira de l'œuvre mille exemplaires, dont la vente devait, à chaque représentation d'Énée, accompagner celle du programme.

Josolyne offrit l'original même à Nourrit, en lui exposant ses projets, certain de le voir flatté par une telle glorification de sa voix.

Mais le ténor, connu d'ailleurs pour son esprit lunatique et violent, vit seulement le côté burlesque de l'œuvre, qu'il déchira nerveusement, révolté d'être ainsi tourné en ridicule. Il s'opposa formellement, en outre, à la sortie des mille reproductions.

Josolyne, nature indulgente, prit en philosophe son parti de la chose et régla le graveur, en le priant de garder chez lui l'édition malchanceuse, pour le cas où il serait un jour possible de la mettre en circulation.

Peu après, Josolyne disparut subitement un soir, sans donner prise à aucune recherche.

Au bout de trente-cinq ans, il fut légalement considéré comme mort et on exécuta ses volontés testamentaires.

Alors octogénaire, le bisaïeul de Louis-Jean Soum apprit officiellement que la fatale édition jadis invendue lui était léguée sans réserve—mais, par délicatesse, décréta péremptoirement que ni lui ni ses successeurs, tant que manquerait la preuve certaine du trépas de l'illustre caricaturiste, ne se permettraient de toucher à ce qui, en somme, pouvait continuer à n'être qu'un dépôt.

Sous l'aïeul puis sous le père de Louis-Jean, nul incident ne survint.

Or, dernièrement, en démolissant une vieille maison dans un des bas quartiers de Paris, on avait trouvé, muré dans un retrait de la cave, un cadavre non dévêtu, facile à identifier grâce au nom inscrit par le tailleur dans chaque pièce d'habillement.

C'était le corps de Josolyne, qui, artiste névropathe et bohème, grand amateur de crapuleuses orgies, auxquelles imprudemment il se livrait paré de bijoux et portefeuille en poche, avait dû, le soir de sa disparition, se laisser entraîner par une fille dans un repaire où l'attendaient la mort et le dépouillement.

La prescription couvrant le crime, on n'ouvrit pas d'enquête.

Désormais Louis-Jean Soum pouvait, sans arrière-pensée, disposer de l'édition si longtemps inutilisée.

Il se demandait encore quel parti en tirer, quand la note de Sirhugues avait frappé son regard et déterminé sa démarche.

Sirhugues acheta le stock sans marchander, ébloui par la rare aubaine qu'il devait à la fois au caractère ombrageux de Nourrit, au mystère qui si longtemps avait plané sur la disparition de Josolyne et au scrupuleux excès de probité des Soum.

Huit cent seize exemplaires de ton identique lui restèrent, après élimination de ceux dont le temps irremplaçable, se chargeant d'accomplir un indispensable office, avait, en les altérant, dévoilé l'infériorité, originairement inconnaissable.

Il fut décidé qu'une caricature de Nourrit, mise en la geôle focale, serait sacrifiée, pendant le début de chaque séance, au difficile réglage du courant, que Sirhugues modérerait ou pousserait tour à tour suivant telles manifestations de hâte ou de paresse observées par lui dans l'escamotage de l'œuvre.

Dès lors, Sirhugues chercha quel était le meilleur subterfuge à employer pour que, durant chaque emprisonnement de malade dans la grille cylindrique, le plan de Lutèce et la charge astronomique fissent avec continuité, comme il importait, rigoureusement face à la lumière bleue, sans pouvoir, même passagèrement, recevoir de l'ombre du sujet, au détriment de leur mission, ni lui en donner, au préjudice du traitement,—malgré la turbulente mobilité qui, là, s'emparait des plus calmes.

Après de longues réflexions, il fit exécuter, en le destinant au patient, un casque étrange, surmonté d'une pivotante aiguille aimantée après laquelle devaient pendre les deux gravures,—qu'on exposerait à nu, sans même admettre l'obstacle d'un verre protecteur. Offrant juste, pour avoir été fabriqué sur commande bien déterminée, le poids nécessaire au parfait équilibre de l'aiguille, un cadre neuf, dans lequel chaque fois le fortuit élu des exemplaires caricaturaux viendrait prendre place pour garder la tension voulue, fut, ainsi que celui du plan de Lutèce, muni de deux crochets suspenseurs. Un aimant, intelligemment manié à côté de la geôle par un homme attentif, forcerait l'aiguille, sans même la toucher, à conserver, en dépit de tout, la bonne orientation. Grâce à cet ensemble d'artifices, les deux gravures demeureraient toujours vis-à-vis le rayonnement bleu, sans que le malade et elles courussent le risque réciproque de se faire de l'ombre.

Un miroir, convenablement situé et tourné, permettrait au manipulateur de l'appareil photogène d'épier chacune des deux gravures malgré l'obstacle de la lentille.

C'est alors qu'on avait amené à Sirhugues l'infortuné Claude Le Calvez, dans l'espoir qu'un énergique reconstituant externe suppléerait quelque temps à l'alimentation, déjà devenue, dans son cas, à peu près impossible.

De quotidiens séjours dans la geôle focale rendirent en effet du nerf au pauvre condamné, dont ils retardèrent la mort de plusieurs semaines.

Or Le Calvez, pendant sa première incarcération, avait donné les signes d'une exaltation terrible, qui s'était peu à peu atténuée au cours des épreuves suivantes. Et c'étaient les minutes angoissantes de cette séance initiale—à partir de l'instant où, sur un brancard, on l'avait conduit, plein d'appréhension, devant la geôle focale—qui, vu l'ébranlement profond qu'elles avaient causé en lui, revenaient facticement au jour depuis sa mort.

Sirhugues apprit ce fait, qui lui suggéra une idée. Il voulut voir si sa lumière bleue pourrait avoir quelque effet régénérateur sur un corps maladif doué par Canterel de vie artificielle—et vint pour cela, à l'intention de son défunt client, tout agencé lui-même en lieu désigné comme s'il se fût agi d'un sujet ordinaire,—en maintenant même la précaution relative au plan de Lutèce, pour supprimer toute chance de détérioration photogénique du cadavre. A son point de vue spécial l'événement fut négatif, mais, dans l'espoir d'un résultat futur, il tint à multiplier les essais.

*
*    *

7o Une jeune beauté d'outre-Manche, accompagnée de son mari le riche lord Alban Exley, pair d'Angleterre, qui, tendrement impatient de voir la trépassée renaître un moment auprès de lui, eut le cœur serré, à la réalisation de son rêve, par certains côtés tragiques du moment revécu.

Épousée pauvre par amour et devenue ainsi lady et pairesse, Ethelfleda Exley, esprit léger grisé par l'argent et les titres, n'avait jamais songé, depuis son mariage, qu'à sa parure et à la perfection vantée de sa personne physique.

Elle avait notamment adopté, à l'instar des premières élégantes de Londres, une mode récente concernant certain étamage des ongles, qui, supérieur à tous systèmes de polissage, créait au bout de chaque doigt une sorte d'étincelant petit miroir.

Opérateur adroit, l'inventeur du procédé, après complète insensibilisation locale, séparait avec une drogue spéciale la chair et l'ongle, dont il étamait la face interne, avant de le recoller solidement à l'aide d'un second produit de sa façon. L'étain employé, savamment doué d'une demi-transparence, laissait, non sans atténuation, à la lunule sa blancheur et à tout le reste, moins la portion réservée aux ciseaux, sa discrète nuance rosée.

A mesure que l'ongle poussait, il fallait, de temps à autre, que l'inventeur le décollât de nouveau, pour étamer, à sa base, la mince bande neuve.

Cerveau naturellement vain et fragile, Ethelfleda se montrait en outre faible de raison depuis une grave émotion ressentie en son enfance au fond de l'Inde, où son père, jeune colonel, était mort sous ses yeux au cours d'une excursion, la gorge broyée par la mâchoire d'un tigre dont l'attaque subite n'avait pu être prévenue. D'intarissables flots vermeils coulant de la carotide ouverte avaient, pour jamais, donné à Ethelfleda l'horreur nerveuse du sang et, jusqu'à un certain point, des objets de couleur rouge. Incapable d'habiter une chambre tendue de rouge ou de revêtir une robe rouge, elle avait toujours, depuis lors, incliné vers la bizarrerie.

Lord Alban Exley, fils affectueux autant que prévenant époux, ne se séparait jamais de sa vieille mère, dont la santé précaire l'inquiétait. C'était avec elle et Ethelfleda qu'il avait passé en France le précédent mois d'août, dans un vaste Hôtel de l'Europe dominant une des brillantes plages de la côte normande.

Sportsman accompli, fervent d'équitation et de menage, Alban s'était fait suivre là d'une partie de ses écuries.

Une après-midi, devançant sa femme qui achevait de s'apprêter, il venait de s'installer, guides en mains, dans son spider—ou léger phaéton de campagne. Ambrose, son jeune groom, attendait à la tête des chevaux le moment de gravir, au départ, l'étroit siège de derrière.

Bientôt Ethelfleda, confuse de son retard, parut, pleine de hâte, ses gants encore pliés, tenant en main, par tendre attention conjugale, une rose-thé distraite d'un bouquet exempt de toute nuance voisine du rouge, dont son mari, le matin même, lui avait fait hommage.

Interrompant son élan, un certain Casimir, vieillard octogénaire portant la livrée de l'hôtel, la rattrapa pour lui présenter un pli.

Depuis soixante ans en service dans l'établissement, Casimir, maintenant gratifié d'une sinécure, ne s'occupait plus que du classement et de la remise des lettres.

L'enveloppe offerte par lui montrait, dans sa suscription noire, le mot pairesse tracé à l'encre rouge au-dessous du nom: Lady Alban Exley.

Mort un an avant un frère aîné célibataire, le père d'Alban—nommé Alban aussi—n'avait jamais été que lord de courtoisie étranger à la pairie. Aussi, pour distinguer les deux ladies Alban Exley, avait-on respectivement recours aux termes douairière et pairesse.

Or l'épître en question émanait d'une jeune femme qui, demandant à regret un secours d'argent, suppliait Ethelfleda, son amie d'enfance, de lui garder le plus grand secret. La crainte spéciale d'une confusion entre belle-mère et bru avait amené la signataire, en quête de tel voyant soulignement, à un emploi partiel d'encre rouge.

Son ombrelle et ses gants dans la main gauche, Ethelfleda tendit, pour prendre la lettre, sa main droite armée de la rose, dont la tige, pressée par son pouce, s'appliqua sur l'enveloppe.

Voyant ressortir, en cette couleur rouge redoutée, le mot qui entre tous, justement, servait à la désigner de façon sûre, elle se fixa sur place, impressionnée, et, ne pouvant réprimer une crispation nerveuse, se piqua le pouce à une épine oubliée par le fleuriste.

Par sa vue abhorrée, le sang tachant la tige et le papier accrut son trouble, et, prise de répulsion, elle ouvrit instinctivement les doigts pour laisser choir hors de son regard les deux objets rougis.

Mais son ongle de pouce, depuis que le mouvement accompli en avait changé l'orientation, lui dardait dans la prunelle, par sa large et claire lunule dont la blancheur était particulièrement favorable, un reflet rouge crûment lumineux provenant de certaine vieille lanterne célèbre dans le pays.

C'est à la fin du XVIIIe siècle qu'un Normand, Guillaume Cassigneul, avait fondé sous le nom d'Hôtel de l'Europe l'établissement en jeu, encore exploité de nos jours par ses descendants.

Au-dessus de l'entrée il avait fait suspendre, en guise d'enseigne diurne et nocturne, une lanterne large et haute, dont le côté en façade portait, peinte sur verre, une carte de l'Europe où chaque pays offrait une nuance spéciale, le rouge, couleur attirante, se trouvant réservé à la patrie.

Quand vinrent les campagnes de l'Empire, Cassigneul, rempli d'enthousiasme et très occupé de sa lanterne, fit, date par date, mettre en un rouge identique à celui de la France chaque contrée subjuguée, sans excepter l'Angleterre, qu'il jugea réduite par le blocus continental.

Dès la nouvelle de l'entrée dans Moscou, la Russie, à son tour, subit l'unifiante opération, et l'Europe entière fut alors gagnée par la pourpre de l'état suzerain.

Orgueilleusement, Cassigneul, inspiré par la monochromie de cette partie du monde sans frontières, nomma sa maison, par l'addition d'un seul mot: Hôtel de l'Europe française.

Il dut reprendre, à l'heure des revers, l'appellation primitive—mais garda intacte la carte unicolore, comme un précieux et parlant souvenir de l'apogée napoléonienne.

Lors d'une récente reconstruction de l'hôtel, on avait soigneusement remis à son ancien poste la lanterne légendaire, dont l'histoire, de tout temps répétée de bouche en bouche, constituait une efficace réclame.

Ethelfleda, qui, à son arrivée, avait remarqué cette provocante rougeur, s'était contentée depuis lors, chaque fois qu'elle passait là, d'en détourner ses regards.

Or, c'est illuminée par un ardent rayon de soleil, en train de luire à travers une vaste marquise abritant le seuil, que l'Europe se reflétait maintenant dans la lunule de son ongle.

Cruellement bouleversée déjà, la jeune femme resta hypnotisée par cette brillante tache rouge, dont la forme caractéristique était pour elle nettement reconnaissable malgré l'interversion de l'occident et de l'orient.

Immobile, angoissée, elle dit, sans accent, choisissant d'instinct, sous l'empire de l'ambiance, le français, qu'elle parlait comme sa langue maternelle:

«Dans la lunule… l'Europe entière… rouge… tout entière…»

Dur d'oreille vu son âge, Casimir ne l'entendit pas.

N'ayant rien remarqué de ce qui se passait d'insolite, il s'était mis en devoir de ramasser lettre et rose-thé. Mais la raideur de ses vieux reins arrêta ses doigts à mi-chemin, et, d'une voix forte et brève qui intimait la hâte, il appela, pour être suppléé, le groom de lord Exley.

Casimir, qui, dans sa lointaine adolescence, avait servi comme tigre chez un dandy parisien de l'époque romantique, ne s'était jamais déshabitué, pour s'adresser aux valets de pied jouvenceaux, du terme, caduc depuis longtemps, auquel tant de fois il avait répondu.

Ce fut donc ce seul mot: «Tigre» qu'alors il prononça le verbe haut, en fixant le jeune domestique, son doigt tendu vers le trottoir.

Obéissant au regard et au geste plutôt qu'au substantif, pour lui dénué de sens, le groom, quittant la tête des chevaux, vint agripper fleur et missive pour les tendre à Ethelfleda.

Mais celle-ci, ayant, du fond de son hypnose douloureuse, perçu, non sans un frémissement, le vocable émis par Casimir avec une sèche puissance, crut à un cri d'alarme et, soudain hallucinée, vit devant elle—ainsi qu'en témoignèrent ses attitudes hagardes et ses paroles, françaises comme les précédentes—son père aux prises avec le fauve qui l'avait jadis égorgé.

Ajoutée aux trois secousses déséquilibrantes qui s'étaient si vite succédé, la sanglante réapparition maladive de la scène même d'où découlait sa faiblesse mentale assena le coup de grâce à la malheureuse.

Elle se prit à donner des signes de complète folie, sans reconnaître Alban, éperdu d'inquiétude, qui, accourant aussitôt, tandis qu'Ambrose retournait devant les chevaux, la reconduisit doucement à leur appartement.

A dater de ce jour, son état ne fit qu'empirer. Dans son délire tout lui apparaissait revêtu d'une couleur rouge sang.

Transportée à Paris, elle fut examinée par un grand spécialiste, qui, bien documenté par Alban, trouva la cause de la forme spéciale prise par sa vésanie. Rencontrant, à une minute d'ébranlement aigu, un terrain depuis si longtemps mauvais sous certains rapports déterminés, la fameuse tache pourpre ensoleillée contenue en un reflet d'ongle avait, par ses contours évocateurs, conduit la fragile Ethelfleda à la vision démesurée d'une Europe réelle totalement rouge. Ainsi engagée sur une dangereuse pente, elle avait, en sombrant quelques secondes plus tard dans la folie, franchi brusquement d'elle-même une série d'étapes extensives, jusqu'au moment où l'univers entier était devenu rouge à ses yeux.

Combinée avec son érythrophobie, cette absolue généralisation de la couleur qui, pour elle, s'associait si douloureusement avec l'idée du sang fit de sa vie un perpétuel enfer.

Tous traitements échouèrent, et, minée par le martyre qu'elle endurait, la pauvre folle dépérit et mourut.

Accablé de chagrin et songeant à l'immense part qu'avaient prise dans le drame, au fatal instant, la puissance et la netteté du reflet hypnotiseur, Alban exécra l'étameur d'ongles, dont l'invention était en somme la principale cause de son deuil.


Or Ethelfleda, morte, accomplissait à nouveau la funeste et frappante sortie durant laquelle, si brusquement, elle avait perdu le sens.

Instruit des faits en cause, Canterel reconstitua tout servilement.

Les ongles de la jeune femme ayant poussé depuis le décès, il fit venir de Londres, à prix d'or, l'inventeur-manucure, qui, sur sa demande, effectua, sans insensibilisation cette fois, le supplémentaire étamage requis—d'abord au pouce droit, appelé à se mettre si en vue, puis même aux neuf autres doigts pour éviter un choquant défaut d'unité. Le maître s'arrangea pour qu'Alban ne vît pas celui qui, depuis son malheur, lui inspirait tant d'aversion.

Amoureusement détenue comme souvenir par le veuf, la rose-thé, dont on eût pu laver la tige encore tachée du sang d'Ethelfleda, était trop fanée pour paraître. Canterel en fit donc exécuter un certain nombre de copies artificielles, ayant chacune son épine en bonne place.

Puis on se procura, pour les utiliser une à une, des enveloppes identiques à celle du jour néfaste, indélébilement maculée, dont la suscription fut, sur toutes, exactement reproduite à la main. Chacune, au moment de servir, recevrait, avant d'être cachetée, une lettre en papier blanc qui lui donnerait à souhait de l'épaisseur et de la consistance.

Dès lors, Alban, heureux surtout de revoir Ethelfleda en pleine raison pendant les rapides instants qui précédaient la remise du pli, ne put se lasser du court spectacle renouvelable offert à son avidité. Il y jouait lui-même son rôle en compagnie de deux figurants, l'un très vieux, l'autre adolescent, qui remplaçaient Casimir et le groom. Un rayon factice était projeté sur la lanterne par une lampe électrique, qu'on s'abstenait d'allumer quand, l'heure et la pureté du ciel s'y prêtant à la fois, le soleil lui-même éclairait de façon satisfaisante et stable la rouge carte géographique. Avant chaque séance on collait soigneusement, par tous les points d'une de ses deux faces, une fragile petite outre neuve de couleur chair, plate et ronde, sur l'endroit le plus charnu qu'offrait la première phalange du pouce droit d'Ethelfleda. A l'heure dite, l'épine d'une des roses-thé artificielles, la crevant sans peine, en faisait couler un liquide rouge imitant le sang.

La tige d'une fleur fausse n'étant guère lavable, chaque rose ne servait qu'une fois—de même que chaque enveloppe, bonne à jeter après le maculage rouge.

*
*    *

8o Un jeune homme, François-Charles Cortier,—suicidé mystérieux introduit à Locus Solus dans des conditions très spéciales.

Les actes que Canterel obtint du cadavre provoquèrent la découverte d'une précieuse confession manuscrite, qui permit de rebâtir clairement en pensée un drame retentissant, jusqu'alors environné d'ombre.

A une date lointaine déjà, un homme de lettres, François-Jules Cortier, veuf depuis peu et père de deux jeunes enfants, François-Charles et Lydie, avait acquis près de Meaux, pour y vivre toute l'année en travailleur profond dont l'absorbant labeur exigeait une calme ambiance, une villa s'élevant solitaire au milieu d'un vaste jardin.

Doté d'un front remarquablement saillant dont il tirait orgueil, François-Jules préconisait au profit de sa gloire la science phrénologique. Dans son cabinet, une large étagère noire était pleine de crânes bien rangés, sur les curiosités desquels il pouvait savamment discourir.

Une après-midi de janvier, comme l'écrivain se mettait à la tâche, Lydie, alors âgée de neuf ans, vint demander affectueusement la faveur de jouer auprès de lui, en montrant par la vitre des flocons de neige qui, tombant dru, la cloîtraient au logis. Elle tenait une poupée-avocate, jouet qui, forme palpable d'un propos à l'ordre du jour, faisait fureur cette année-là, où pour la première fois on voyait des femmes au barreau.

François-Jules adorait sa fille et redoublait de tendresse envers elle depuis qu'il s'était, à regret, privé de François-Charles, placé récemment à onze ans, en vue de fortes études, interne dans un lycée de Paris.

Il dit «oui» en embrassant l'enfant, non sans lui faire promettre la plus silencieuse sagesse.

Soucieuse de ne pas devenir une cause de distractions, Lydie alla s'asseoir à terre, derrière la table, grande et chargée, où s'accoudait son père, qui dès lors ne pouvait la voir.

Jouant sans bruit avec sa poupée, elle fut apitoyée, en songeant à la neige, par l'impression de fraîcheur que donnait à ses doigts la figure de porcelaine—et, vite, comme s'il se fût agi de quelque personne transie, coucha l'avocate sur le dos devant l'âtre tout proche où flambait un grand feu.

Mais bientôt, la chaleur faisant fondre leur colle, les deux yeux de verre, presque en même temps, tombèrent au fond de la tête.

L'enfant, chagrinée, ressaisit la poupée, qu'elle dressa devant ses regards pour examiner de près les effets de l'accident.

L'avocate se détachait alors sur le mur paré de l'étagère noire, et Lydie, malgré elle, fut soudain frappée du rapport d'expression établi entre les têtes de morts exposées et le rose visage artificiel par la commune vacuité des orbites.

Elle prit un des crânes et, tout heureuse d'avoir trouvé un jeu nouveau, s'imposa la tâche attrayante de compléter une fois, par tous les moyens inventables, la ressemblance observée.

Ainsi que l'exigeaient l'austérité de la tenue et le sérieux de la profession, toute la chevelure de l'avocate se tassait en arrière, sans apprêt, dans une résille sévère, excluant frisure et chignon.

Fabriqué, vu l'ordre secondaire de sa destination, à l'aide de quelque méthode économique trop sommaire pour atteindre à la précision, le léger filet, non exempt de raideur, dépassait en avant sous la toque, en s'appliquant sur le front nu.

Lydie jugea que son premier devoir était de copier sur le crâne cet entre-croisement de lignes ténues, qui, au point de vue de l'identification entreprise, tirait une grave importance de sa proximité si grande avec les deux vides orbitaires, où siégeaient les fondements de l'analogie en cause.

La fillette, qui, sous la direction de sa gouvernante, s'exerçait à de fins travaux d'aiguille, avait en poche un petit nécessaire à broderie. Elle en tira le poinçon, dont la pointe, guidée avec force par sa main, traça en divers sens, dans l'os frontal du crâne, de fines et courtes raies obliques. Maille par maille, une sorte de filet finit par se graver ainsi sur toute la région voulue, non sans trahir, par l'imperfection de ses étranges zigzags, l'amusante maladresse de l'enfance.

Il fallait maintenant au crâne une toque pareille à celle de l'avocate.

Sous la table de travail, une corbeille à papier regorgeait de vieux journaux anglais.

Esprit curieux et enthousiaste, avide d'approfondir toutes les littératures dans leur texte original, François-Jules avait poussé fort loin l'étude de maintes langues vivantes ou mortes.

Pendant le cours presque entier du mois précédent, il s'était chaque jour procuré le Times, où abondaient alors les plus sérieux commentaires sur un événement qui le passionnait.

Un voyageur anglais, Dunstan Ashurst, venait de rentrer à Londres après une longue exploration polaire, remarquable, à défaut du moindre pas gagné vers le nord, par la glorieuse découverte de plusieurs terres nouvelles.

Notamment, lors d'une reconnaissance pédestre tentée à travers la banquise loin de son navire pris par les glaces, Ashurst, sur son chemin hasardeux, avait trouvé une île absente de toutes les cartes.

Près du rivage, sur le sommet d'un monticule, une caisse de fer gisait au pied d'un mât rouge, planté là pour en signaler la présence. Forcée, elle livra uniquement un grand parchemin vieux et obscur, couvert d'étranges caractères manuscrits.

A peine réinstallé dans la capitale anglaise, Ashurst montra le document à de savants linguistes qui en tentèrent la traduction.

Rédigée en vieux norois avec signature et date encore nettes, l'antique pièce, tout en runes, émanait du navigateur norvégien Gundersen, qui, parti pour le pôle vers l'an 860, n'avait jamais reparu. Comme il était remarquable qu'à une époque aussi reculée on eût pu fouler déjà l'île au mât rouge,—perchée à une latitude qui, pour être atteinte de nouveau, avait exigé par la suite plusieurs siècles d'efforts,—le monde entier s'enthousiasma soudain pour le document, d'autant plus apte à semer partout l'effervescence que beaucoup de ses lignes, presque effacées, donnaient lieu à des interprétations contradictoires.

Tous les journaux du globe s'appesantirent sur l'abstruse question du jour, surtout ceux d'outre-Manche. Le Times, en plus des versions multiples proposées par de compétents esprits, réussit même à donner quotidiennement de fac-similaires passages du parchemin, sous la forme—voulue par les mesures du texte original—de quelques lignes très étendues, dominant, sous un titre d'article large d'une demi-page, les trois colonnes invariablement consacrées au célèbre sujet. François-Jules, qui, très versé dans la connaissance du vieux norois et des runes, s'était vite enflammé pour le problème, découpait toutes ces reproductions fidèles pour les porter sur lui et y pâlir à chaque moment perdu,—écrivant au dos de chacune, afin d'éviter toute confusion, ses remarques la concernant, dont il surchargeait à l'encre les lignes imprimées quelconques s'y trouvant échues.

Le grimoire finit par s'élucider entièrement et révéla en détails, sans toutefois en éclaircir le dénouement tragique, un voyage boréal qui, vu le temps lointain de son accomplissement, semblait miraculeux.

L'incident étant clos, François-Jules, le matin même, avait, au cours d'un rangement, jeté pêle-mêle au panier coupures et exemplaires du Times.


Lydie prit au hasard, dans la corbeille, un numéro du célèbre journal, attirant en même temps, sans le vouloir, trois coupures runiques, à demi engagées dans l'intérieur de l'épais dernier pli.

Détachant une feuille intacte, elle la fronça partout perpendiculairement à une circulaire portion lisse ménagée en son milieu—puis eut recours aux ciseaux de son nécessaire pour ne laisser que la hauteur voulue à la toque ainsi ébauchée.

Pour l'étroit bord vertical indispensable au parachèvement de l'objet, Lydie utilisa les trois bandes à runes, qui, l'ayant frappée par leur forme allongée, semblaient s'offrir à elle comme pour lui éviter un surcroît de découpage.

Armée, grâce au nécessaire, d'un dé puis d'une aiguille que traversait un long fil blanc, elle put, en cousant, ceindre entièrement le bas extrême de la toque avec le bord supérieur, choisi par instinct, des trois minces rubans de papier bien juxtaposés,—non sans dissimuler chaque fois, en lui octroyant la vue intérieure, le côté gribouillé par les annotations de son père.

Le travail terminé, elle posa la fragile coiffure sur le crâne et, satisfaite de la ressemblance obtenue, entreprit de réparer le désordre du tapis. Le nécessaire, peu à peu, recouvra son contenu, partout éparpillé, puis fut remis en poche,—et le journal mutilé, bientôt replié naturellement, réintégra le panier. Quant à l'encombrant et chaotique résidu plissé de la toque tombé sous l'effort de ses ciseaux, Lydie jugea plus décent de le brûler et, prenant soin, vu la petitesse de ses bras, de se glisser derrière le garde-feu pour pouvoir viser juste, en jeta l'inutile masse au milieu de l'âtre.

Voyant, après une brève attente, que tout prenait à souhait, elle se tourna légèrement pour sortir de son torride enclos.

Mais à cet instant, par suite d'un déploiement dû à la combustion, tout un coin enflammé du papier, après avoir pointé en l'air, s'inclina obliquement hors du brasier, en imitant le mouvement de quelque vasistas en train de s'ouvrir grâce aux charnières de sa base horizontale.

Le feu de ce brandon avancé se communiqua, par derrière, aux courtes jupes de Lydie, qui ne découvrit l'accident qu'au bout de plusieurs secondes, alors que de larges flammes commençaient à l'environner.

A ses cris, François-Jules dressa la tête puis se mit debout, livide. Embrassant la pièce du regard pour y trouver le meilleur élément de sauvetage, il bondit sur la fillette et, l'enlevant à deux mains sans souci de ses propres brûlures, courut l'envelopper étroitement dans un des gros rideaux de la fenêtre. Mais, attisées au vent de l'indispensable course, les flammes grondèrent pendant un long moment, malgré les efforts insensés du malheureux père, qui, les yeux hors des orbites, s'acharnait à rendre de tous côtés l'emmaillotement plus hermétique.

Après l'extinction, enfin obtenue, Lydie, transportée dans son lit, fut condamnée par deux médecins mandés en hâte.

Prise de délire, la fillette contait sans cesse, en les commentant, les moindres choses faites par elle entre l'affectueux «oui» de son père et le fatal embrasement.

Elle succomba le soir même.

François-Jules, fou de douleur, mit pieusement, pour toujours, sur la cheminée de son cabinet,—non sans l'abri d'un globe de verre,—le crâne aux marques frontales, coiffé de sa toque fragile. Symbolisant la dernière belle heure de son enfant bien-aimée, ces deux objets étaient devenus pour lui des reliques inestimables.


Peu après ce drame horrible, François-Jules, avec de nouveaux pleurs, vit mourir poitrinaire—contaminé par sa femme, décédée un an avant lui—son meilleur ami, le poète Raoul Aparicio, auquel le liait, depuis les bancs du lycée, la plus fraternelle affection.

Aparicio, que la maladie avait endetté, laissait une fille, Andrée, qui, exacte contemporaine et grande camarade de la pauvre Lydie, ne conservait de proche qu'un oncle sans fortune ayant femme et enfants.

Père encore pantelant de chagrin, François-Jules, pour pouvoir en s'illusionnant croire au retour de la disparue, prit chez lui l'indigente orpheline, qui, douce et ravissante, lui inspirait une vive tendresse. Nature aimante, François-Charles, que de fréquents sanglots secouaient encore à la pensée de Lydie, apprit avec joie la venue de cette sœur nouvelle.


Les ans passèrent, développant la beauté d'Andrée Aparicio, devenue à seize ans une merveilleuse adolescente au corps souple, avec de lourds cheveux d'or illuminant un fin visage éclatant, paré d'admirables yeux verts immenses et candides.

Et François-Jules vit alors, avec effroi, son affection paternelle pour l'orpheline faire place à une passion dévorante, insensée.

Malgré l'absence de tout lien de parenté, sa conscience le blâmait d'aimer cette enfant qui, élevée par lui, l'appelait père, et il garda secret son nouveau sentiment.

Maîtrisant ses désirs, il goûtait le profond bonheur de vivre sous le même toit qu'Andrée, de la voir et de l'entendre chaque jour—et de se sentir, matin et soir, chancelant d'ivresse en la baisant au front.

A dix-huit ans, par l'épanouissement complet de sa jeunesse, Andrée mit le comble au trouble de François-Jules, qui, ne pouvant se contenir davantage, projeta une immédiate démarche matrimoniale.

Rien, en somme, n'allait matériellement à l'encontre de l'union rêvée. A défaut de tout amour, un élan de gratitude envers l'homme qui l'avait recueillie ferait acquiescer Andrée, sans doute heureuse, d'ailleurs, de voir une situation venir au-devant de sa pauvreté.

Choisissant pour lui-même la carrière suivie par son père, qui lui avait transmis ses dons d'écrivain, François-Charles travaillait alors tout le jour en vue de la licence ès lettres. Après le dîner, quittant François-Jules et Andrée, il consacrait, seul dans sa chambre, une grande heure encore à l'étude—puis allait par le dernier train coucher en plein Paris pour se rendre de bon matin dans les bibliothèques, ne regagnant ensuite Meaux qu'à la brune.

Un soir, pendant le labeur de son fils, non sans d'effrayants battements de cœur, François-Jules dit, balbutiant presque:

«Andrée… chère enfant… te voici d'âge à te marier… Je veux te parler d'un projet… renfermant le bonheur de ma vie… Mais, hélas!… je ne sais… si tu accepteras…»

Rougissante, la jeune fille tressaillait de joie, se méprenant à ses paroles.

Elle et François-Charles s'étaient de tout temps réciproquement adorés. Enfants, par les jours de vacances, ils égayaient la maison ou le jardin du bruit de leurs jeux mêlés de purs baisers. Adolescents, ils se confiaient leurs rêves, discutaient de communes lectures. Et dernièrement, se sentant tout l'un pour l'autre, ils s'étaient juré de s'unir, n'attendant qu'un moment propice pour s'ouvrir à François-Jules, dont l'enthousiaste approbation ne leur semblait pas douteuse.

Andrée, pensant que l'allusion contenue dans la phrase énoncée pouvait seulement viser son hymen avec François-Charles, répondit sur-le-champ:

«Père, soyez heureux, car d'avance vos désirs s'étaient réalisés. Aimée de François-Charles que j'aime, je me suis promise à lui, qui déjà m'a choisie.»

Selon François-Jules, jusqu'alors sans ombrage, François-Charles et Andrée, grandis ensemble, ne s'accordaient mutuellement que la chaste tendresse habituée à régner entre le frère et la sœur.

Foudroyé, il vit accourir son fils à un prompt appel explicite lancé joyeusement par Andrée—puis reçut sans perdre contenance les remerciements de l'heureux couple.

Bientôt le jeune homme partit pour la gare, et, béni encore par Andrée jusqu'au seuil de sa chambre, François-Jules, une fois seul, subit une crise terrible.

Souligné par une complète ressemblance de traits et d'allure, le contraste que formait avec son déclin propre l'écrasante jeunesse de son fils exaspérait ses tortures jalouses.

«Elle l'aime!…» râlait-il, rendu fou par l'image de François-Charles prenant Andrée.

Durant de longues heures, il arpenta sa chambre, crispant les mains et gémissant tout bas.

Tout à coup la conception d'un plan téméraire lui rendit l'espoir. Malgré son fils désormais dressé entre eux deux, avouant humblement son amour il supplierait Andrée de devenir sa femme, en lui montrant que de sa réponse dépendait la vie ou la mort du bienfaiteur de son enfance. Par pitié, elle consentirait…

Sa résolution prise, une indomptable envie lui vint de tenter à l'instant la démarche. Oh! mettre fin à ses tourments atroces… vite… vite… sentir un seul mot d'elle changer son enfer en indicible félicité!

Et livide, chancelant, hagard, il gravit un étage puis entra chez Andrée.

Il faisait petit jour. La jeune fille dormait, angéliquement belle, ses cheveux d'or épars autour de son cou nu.

Éveillée par les pas de François-Jules s'approchant, elle lui sourit d'abord.

Mais, se rendant compte soudain de l'excentricité de l'heure et de l'anomalie de la visite, elle conçut une intense frayeur, qu'augmentèrent l'aspect terrifiant et les traits décomposés de l'insomniaque.

«Père, qu'avez-vous?…» dit-elle. «D'où vient votre pâleur?

—Ce que j'ai?» bégaya le malheureux.

Et, par mots entrecoupés, il lui dépeignit son irréfrénable amour.

«Tu seras ma femme, Andrée,» dit-il, joignant les mains, «sinon… oh!… je mourrai, moi… moi… ton bienfaiteur.»

Anéantie, la pauvre enfant se croyait la proie d'un cauchemar.

«J'aime François-Charles,» murmura-t-elle; «je ne veux être qu'à lui…»

Ces paroles, rencontrant la sensibilité à vif de François-Jules, furent pareilles au fer rouge appliqué sur la plaie.

«Oh! non… non… pas à lui… à moi… à moi…» s'écria-t-il, le geste et le regard suppliants.

Elle répéta, d'une voix plus ferme:

«J'aime François-Charles; je ne veux être qu'à lui.»

Cette phrase maudite sonnant de nouveau à ses oreilles acheva d'égarer François-Jules, qui eut plus nettement que jamais la vision, si effroyable pour lui, de son fils possédant Andrée.

Il dit, les lèvres tremblantes: «Non… pas à lui… non… non… à moi… à moi…» et tâcha d'étreindre la jeune fille, affolé par le cou nu et les formes exquises devinées sous une fine batiste.

La malheureuse tenta un cri. Mais à deux mains il lui saisit la gorge, répétant, sur un ton terrible:

«Non… pas à lui… à moi… à moi…»

Ses doigts, serrant longtemps, ne se détendirent qu'après la mort.

Puis il se rua sur le cadavre.


Une heure après, réintégrant sa chambre, François-Jules, redevenu lui-même, fut terrifié par l'horreur de son crime. Au torturant chagrin d'avoir tué son idole se mêlaient, dans son esprit, l'effroi du châtiment et l'angoisse de voir la pire des hontes souiller son nom et rejaillir sur son fils.

Puis l'infortuné s'apaisa, en songeant que, tout s'étant passé en silence, aucun témoignage ne pourrait surgir—et que, n'ayant jamais rien laissé transpirer de son amour, il défierait aisément le soupçon derrière sa vie entière d'irréprochable honneur.

A huit heures, la servante habituée à réveiller chaque jour Andrée donna l'alarme, et François-Jules fit lui-même appeler la justice.

L'examen attentif des lieux fournit l'absolue certitude que nul pendant la nuit ne s'était immiscé dans la demeure,—où deux hommes seulement avaient couché, François-Jules d'une part, de l'autre Thierry Foucqueteau, jeune domestique engagé depuis peu.

François-Jules semblant hors de cause, on suspecta unanimement Thierry, qui, malgré ses ardentes révoltes, fut arrêté sous prévention d'assassinat suivi de viol.

Accouru de Paris à un pressant appel de son père, François-Charles, devant le cadavre outragé de celle qui devait ensoleiller sa vie, hurla de douleur comme un dément.

L'affaire suivit son cours, et aux assises, où l'on admit l'absence de préméditation, Thierry, contre lequel conspiraient toutes les apparences, fut, en dépit de ses véhémentes dénégations, condamné au bagne perpétuel.

Convaincue de son innocence, sa mère, Pascaline Foucqueteau, honnête fermière des environs de Meaux, lui jura, lorsqu'il partit, d'avoir pour seul but désormais sa réhabilitation.

Miné par le remords, François-Jules, qu'obsédait nuit et jour l'image du pauvre forçat subissant mille tourments à sa place, perdit le sommeil et la santé; son foie, que de tout temps il avait eu pour organe faible, s'attaqua dès lors grièvement et le conduisit en peu d'années jusqu'au seuil du tombeau.

Se voyant perdu, il voulut rédiger une confession qui pût, après sa mort, faire innocenter Thierry, dont jamais les atroces maux immérités n'avaient cessé de le hanter.

Forcé à se taire de son vivant par l'épouvante des suites judiciaires et pénales qu'aurait eues pour lui son aveu et par la perspective du trop complet éclaboussement qu'eût octroyé à François-Charles l'odieux scandale de son procès, il acceptait l'idée d'un franc mea-culpa posthume.

Mais il résolut d'enfermer son écrit, afin de pallier la honte appelée à s'en dégager, dans quelque sûre cachette qui, célébrant elle-même sa gloire, ne pût se découvrir qu'au terme d'une série de manœuvres propres à faire sans cesse toucher du doigt des particularités honorifiques pour lui.

Il avait jadis remporté le plus grand succès de sa carrière avec une alerte comédie jouée toute une saison à Paris.

Au début de son souper de centième, il avait ouvert, en le sortant des plis de sa serviette, un écrin où, montrant une largeur égale aux deux tiers de sa hauteur, brillait à plat, tout en pierres précieuses serties dans une plaque d'or, un petit fac-similé de son affiche du jour même, commandé à un joaillier d'art par tous ses amis cotisés. Grâce à une dense multitude d'émeraudes offrant deux tons distincts, le texte se détachait nettement en vert foncé sur fond vert pâle. Dans treize blancs emplacements rectangulaires de tailles diverses dus à de la poussière de diamant, apparaissaient treize noms d'acteurs, dont douze en lettres bleues plus ou moins grosses, faites de saphirs assemblés,—et un, le premier et le plus énorme, en voyants caractères rouges comprenant des masses de rubis. Cette formule enviée «100e représentation de» trônait dans le haut.

François-Jules pensa que, choisi pour cachette, cet objet, commémorant le plus triomphal jour de sa vie, pourrait, mieux que tout autre, envelopper de gloire la boue de sa confession.

Sur ses ordres longs et précis, un habile orfèvre parisien, par un complet évidage, changea invisiblement en une sorte de boîte plate à l'extrême l'élégante plaque d'or,—dont le dessus chargé de pierreries devint un couvercle à glissières ne pouvant se manœuvrer qu'après le jeu de certain système d'arrêt actionnable par une pression de l'ongle sur un rubis à ressort de la grande vedette.

Le coupable se jura d'enfouir là ses terribles aveux.

Quant aux agissements devant peu à peu conduire à la trouvaille de l'écrit, François-Jules décida qu'en partie ils auraient trait à certaines conséquences d'un lointain fait historique.

En 1347, peu après le fameux siège de Calais, Philippe VI de Valois voulut récompenser l'héroïsme des six bourgeois qui, pieds nus et la corde au cou, étaient volontairement allés vers Édouard III en croyant marcher à la mort et, satisfaisant ainsi aux exigences du monarque ennemi, avaient sauvé la ville d'une destruction certaine, pour ne devoir ensuite leur grâce imprévue qu'à l'intercession de Philippine de Hainaut.

D'abord disposé à leur conférer la noblesse, Philippe VI jugea le don exagéré en songeant que l'aventure, tout en plaçant haut leur courage puisqu'ils pensaient livrer leur vie, avait en somme bien tourné, sans leur causer le moindre dommage.

Or, à une prouesse d'un pareil genre, accomplie au surplus par des notables de condition aisée, ne pouvait convenir qu'un prix honorifique, vu l'exclusion forcée de toute pensée ayant pour objet quelque rémunération pécuniaire.

Choisissant un moyen terme, le roi se promit de décerner aux six héros, tout en les maintenant dans leur roture, certains privilèges nobiliaires.

Il existait plusieurs grandes familles dans chacune desquelles tous les aînés de la branche primordiale prenaient invariablement le même prénom, inscrit sur les parchemins officiels avec tel aspect évocateur dévolu à l'une de ses lettres; il s'agissait, suivant les cas, soit d'un t affectant la forme d'une épée debout sur sa pointe, soit d'un o changé en bouclier par des fioritures intérieures,—tantôt d'un z qu'une subtile dislocation métamorphosait en éclair d'orage, tantôt d'un i figurant un cierge allumé,—ici d'un c devenu faucille, là d'un s créant un cours d'eau. L'intéressé, en signant, savait avec routine exécuter promptement la lettre-vignette. Celle-ci, sorte de complément aux divers attributs du blason, constituait une distinction d'un genre particulièrement rare et apprécié, à laquelle s'ajoutait toujours la très insigne prérogative d'être admis à recevoir le sacrement du mariage des mains d'un évêque portant la subtunique,—rouge vêtement qui, ostensiblement plus long que la tunique pontificale le recouvrant, était réservé aux plus hautes solennités ecclésiastiques.

Recourant à cette double institution, le roi fit partiellement illustrer, suivant sa propre fantaisie, le principal prénom de chacun des six Calaisiens, en le déclarant transmissible sous son nouvel aspect par voie de primogéniture, avec l'habituelle conséquence matrimoniale touchant la subtunique.

Or, dans le groupe fameux comptait un certain François Cortier, qui, ancêtre direct de François-Jules, avait vu sa cédille changée par Philippe VI en aspic infléchi. Depuis lors, dans sa descendance, tous les aînés, appelés François avec adjonction fréquente d'un second prénom distinctif, avaient, en signant gros, donné à l'annexe du premier c l'apparence animale requise,—et jusqu'au milieu du grand siècle, d'où date sa suppression, la subtunique épiscopale avait présidé au mariage de chacun.

L'exemple de Philippe VI fut suivi par ses successeurs, et, au cours de l'histoire, des bourgeois, à maintes reprises, après différents hauts faits, reçurent, sans pour cela changer de caste, d'aristocratiques avantages.

Aussi, quand sous Louis XV il écrivit son colossal ouvrage sur les Armoiries, prérogatives et distinctions des grandes familles françaises, Saint-Marc de Laumon, sur vingt-cinq tomes, n'en consacra que vingt-trois à la noblesse, réservant l'avant-dernier à la plus marquante portion de la roture à privilèges et le dernier au restant. Puis l'auteur projeta d'établir une disparité au tirage en réservant aux tomes de la noblesse un luxueux papier bis refusé à ceux de la roture; mais, à la réflexion, il ne condamna finalement que le dernier seul au banal papier blanc, jugeant le pénultième digne encore d'un riche porte-texte. Dans les vingt-trois premiers volumes, aux meilleures maisons, dont les armoiries donnaient lieu aux reproductions les plus belles, fut réservé, comme plus avantageux et commode pour le regard, l'endroit des feuillets, qui, paginés d'un seul côté, exigeaient, pour la désignation de l'une ou l'autre de leurs deux faces, l'adjonction à leur numéro d'ordre d'un des mots recto et verso,—par lesquels s'établissait avec netteté pour les noms, ainsi classés utilement en deux catégories, une marque de prépondérance ou d'infériorité. Après une courte hésitation de Saint-Marc de Laumon, les deux tomes sur la roture, pour l'unité de l'ouvrage, reçurent une entière application de l'inhabituelle méthode, bien qu'étrangers à la cause première de son adoption,—cause purement esthétique basée sur la beauté plus ou moins grande promise aux images héraldiques; toutefois le vingt-quatrième garda sur le dernier son avantage complet, les noms occupant les rectos de celui-ci valant moins que ceux portés aux versos de celui-là. Vu leur importance et surtout leur insurpassable ancienneté d'inaugurateurs, ce fut page 1, recto, tome XXIV, en un paragraphe explicite, que figurèrent, avec le déterminant trait d'héroïsme de l'aïeul, les deux privilèges de la famille Cortier, dont le chef d'alors, flatté de la circonstance, acquit un exemplaire global de l'encombrant ouvrage, qui, accaparant à lui seul tout un rayon de bibliothèque, s'était depuis lors soigneusement transmis de père en fils jusqu'à François-Jules.

Celui-ci, très fier de son origine, si vieille et illustre, tenait à s'en servir comme correctif d'opprobre, en rendant nécessaire à la rencontre du pot aux roses un examen copieux du rehaussant paragraphe,—qu'il plaça sous ses yeux pour rédiger ainsi, sur feuille volante, une limpide formule, non sans souligner deux termes spécialement honorifiques:

«Prendre dans l'ouvrage de Saint-Marc de Laumon le tome bis de la roture et choisir au recto de la page 1, dans l'alinéa des Cortier, les lettres 17,—30,—43,—51,—74,—102,—120,—173,—219,—250,—303,—348,—360—et 412.»

Empruntées à bon escient aux mots les plus saillants du glorieux texte à remémorer, ces lettres, juxtaposées, constituaient cette courte sentence si clairement désignative: «Vedette en rubis»—qui, incitant à scruter obstinément le provocant nom rouge de l'affiche-bijou, déterminerait à coup sûr la découverte du ressort, suivie de près par celle de la cachette.

Exprès, François-Jules avait ordonné à l'orfèvre de situer, au cours de son travail, l'initial point de manœuvre dans le gros nom aux reflets pourpres, qui, prédominant et seul de sa couleur, était facile à indiquer laconiquement sans équivoque possible.

Mais, de la formule même, François-Jules voulait que la trouvaille atténuât son infamie, en faisant une réclame forcée à certain objet éminemment palliateur, qui n'était autre que le crâne sous globe dont le front aux marques bizarres et la toque légère lui rappelaient de manière si tragique les suprêmes agissements de sa fille Lydie.

Le fait, presque enfantin, d'avoir pieusement conservé cette relique ne trahissait-il pas en effet, à sa haute louange, un touchant amour paternel appelant la sympathie?

Examinant l'émouvant souvenir, il chercha un moyen de faire participer du même coup à la révélation de la formule l'étrange toque et le réseau frontal, qui, en tant que créés par Lydie, devaient plus que le reste, vu l'esprit du projet, être signalés à l'attention.

Bientôt, son idée fixe d'associer réseau et toque pour une tâche commune lui fit apercevoir une sorte de ressemblance entre les mailles gauchement gravées sur os et les runes parant le bord vertical du couvre-chef improvisé.

Inspiré par cette remarque, François-Jules, déplaçant le globe, approcha la tête de mort—puis, s'armant d'un couteau dont la pointe lui servit de burin et le tranchant de grattoir, se livra sur le rets grossier à un long travail transformateur, ajoutant ici, effaçant là, non sans utiliser le plus possible les traits anciens. Il parvint ainsi à camper sur le front du crâne, tout en la gardant française, la formule entière en caractères runiques, lisibles quoique penchés en tous sens, déformés et soudés. Chacun des deux mots soulignés dans le modèle, qu'il eut soin de brûler, fut habilement mis entre guillemets, et, vu l'inexistence du moindre chiffre runique, les numéros figurèrent en toutes lettres. La besogne achevée, il restait encore quelques mailles, qui simplement se passèrent d'emploi.

Réinstallé à son poste, le crâne, toujours coiffé de la toque, reçut de nouveau l'abri du globe. Tout en conservant un aspect général de filet délié, les signes du front offraient avec les avoisinantes runes sur papier un rapport assez frappant pour rendre presque sûr un futur éveil d'attention et, partant, mettre en repos la conscience du coupable,—non sans laisser cependant flotter autour du monstrueux secret de rassérénantes chances d'éternelle irrévélation.

D'une fine écriture serrée qui recouvrit plusieurs feuilles, François-Jules écrivit alors sa confession sur du colombophile, papier ultra-mince réservé aux messages qu'emportent les pigeons. Véridiquement il exposa tout ab ovo, sans omettre finalement le pourquoi des curieuses étapes destinées à précéder la palpation de son manuscrit, qui, bien plié, fut enseveli sans peine dans son étroite cachette d'or à pierreries.

Ne supportant depuis longtemps qu'une alimentation dérisoire, François-Jules venait d'atteindre à un degré de faiblesse qui le contraignit à prendre le lit. Il garda auprès de lui la clef de son cabinet fermé, pour préserver le front modifié du crâne-relique de toute remarque prématurée propre à faire découvrir son secret avant sa mort,—qui survint au bout de deux semaines.

Quand arriva le moment des classements qui suivent tout décès, François-Charles, entrant un soir, après son repas, dans le cabinet de son père, s'assit à la table de travail, encombrée de paperasses qu'il commença de voir une à une.

Après deux heures de triage ininterrompu, il s'accorda un temps de repos et, se levant, non sans porter une cigarette à ses lèvres, marcha, en quête de feu, vers une boîte de la régie ouverte sur la cheminée. La première bouffée obtenue, comme il secouait l'allumette pour l'éteindre et la jeter ensuite dans les cendres, ses yeux tombèrent distraitement sur le crâne à la toque, bien éclairé par certain lustre électrique suspendu au milieu du plafond.

Apte à être saisi par le moindre aspect insolite d'un objet familier à ses regards depuis son enfance, François-Charles sentit soudain son attention éveillée par les marques frontales, qui, jadis quelconques, formaient maintenant une série de signes étranges, ressemblant, il le remarqua de suite, à ceux du bord de la légère coiffure.

Intrigué, il mit l'abri de verre à l'écart et, emportant le crâne avec sa toque, vint se rasseoir à la table.

Là, pouvant commodément, de près, examiner le front à loisir, il s'aperçut qu'en effet le réseau, par suite de modifications subtiles, constituait plusieurs lignes de texte runique.

Se sentant sur la voie de quelque révélation émanant sans nul doute de celui qu'il pleurait, François-Charles éprouva une impatiente curiosité, d'ailleurs pure de toute appréhension, car son père avait toujours incarné à ses yeux la droiture et l'honneur.

Lettré trop accompli pour ignorer les runes, il eut vite fait de transcrire en caractères français, sur une petite ardoise à crayon blanc ornant la table, l'énoncé mystérieux,—non sans mettre entièrement en majuscules attirantes les deux mots que des guillemets recommandaient à l'attention. Il alla prendre alors, dans une grande bibliothèque voisine de la cheminée, le volume désigné—puis, une fois réinstallé, obtint au bas de l'ardoise, en faisant dans le paragraphe des Cortier la sélection de lettres voulue, la brève sentence: «Vedette en rubis».

Devant lui brillait l'affiche-bijou, qui, de tout temps, couchée dans un écrin ouvert, avait orné la table de François-Jules.

Il s'en saisit—puis, au moyen d'une loupe qui traînait à portée de sa main parmi plumes et crayons, éplucha le marquant nom rouge.

A la longue, il découvrit dans la plaque d'or une imperceptible entaille circulaire entourant de très près l'un des rubis, qui, sous un léger effort aussitôt tenté par lui du bout de l'ongle, s'enfonça pour se relever une fois libre.

Dès lors, posant la loupe, il n'eut besoin que de quelques tâtonnements pour trouver le restant du secret, et la plaque, doucement ouverte, livra son contenu.

Jetant de loin dans l'âtre sa cigarette achevée, François-Charles, très intéressé au vu de l'écriture paternelle, se mit à lire l'atroce confession.

Peu à peu sa face se décomposa, tandis que ses membres tremblaient. Andrée, sa compagne chérie, sa fiancée, aimée de son père, tuée puis violée par lui!…

Une sorte d'hébétude suivit chez lui l'achèvement de la lecture.

Puis d'infernales angoisses l'étreignirent. Fils d'assassin! Ces mots, il croyait les sentir stigmatiser son front.

Incapable de survivre à sa honte, il décida de mourir dans la nuit même.

Mais quel parti adopter touchant la confession? Propre dénonciateur de son père s'il abandonnait au grand jour ce document trouvé par lui, auteur, s'il l'anéantissait, d'une éternisation de tortures à l'endroit d'un innocent, François-Charles semblait, de toutes manières, condamné à un rôle odieux.

Seule lui restait la ressource de tout remettre en l'état primitif. Ainsi passif, il laisserait l'exacte somme de hasard acceptée par son père présider au déterrement du secret, qui demeurerait ouaté par les divers remparts d'honneur,—dont la pensée l'attendrissait au milieu de ses affres.

Sur une demi-page blanche subsistant au bout de la confession, François-Charles, voulant, par scrupule de conscience, qu'on pût un jour connaître et juger sa conduite, consigna d'abord les faits de sa terrible soirée puis, non sans leurs motifs, ses projets immédiats concernant le ré-ensevelissement des aveux et son suicide.

Complété de la sorte, le document réintégra l'affiche-bijou, bientôt fermée et remise à plat sur l'interne velours de son écrin.

Puis, ayant replacé dans la bibliothèque le volume de Saint-Marc de Laumon—et tout effacé sur l'ardoise, François-Charles rétablit sous son globe, au milieu de la cheminée, le crâne toujours paré de sa fragile coiffure.

Dès lors, sortant de sa poche un revolver chargé, que la prudence, vu l'isolement de son habitation, lui prescrivait de porter toujours, il ouvrit son gilet et tomba mort, une balle dans le cœur, tandis qu'on accourait au bruit de la détonation.

Le lendemain, la nouvelle fit grand fracas dans les environs.

Pascaline Foucqueteau, cramponnée à l'idée de la réhabilitation de son fils, soupçonna l'existence de quelque mystérieux rapport entre l'assassinat d'Andrée et ce suicide qu'aucun ne pouvait expliquer.

Sachant, par des articles de presse, tout ce que Canterel tirait des morts, elle songea que, facticement ranimé, François-Charles devrait logiquement revivre, comme ayant été plus frappantes pour lui que nulles autres, les minutes, sans doute grosses de révélations précieuses pour la cause de Thierry, durant lesquelles tels faits l'avaient poussé à se détruire.

Grâce à de fiévreuses démarches, publiant partout son idée, elle obtint de la justice que le corps, en vue d'un supplément d'instruction, fût transporté d'office de la maison de Meaux, où l'on mit les scellés, jusqu'à Locus Solus,—malgré la résistance de la famille, composée de proches cousins qu'effrayait, par ses menaces de scandale, la troublante éventualité d'une revision de l'affaire Foucqueteau.

François-Charles, apprêté par Canterel, choisit pour renaître, comme l'indiquait certain tragique geste final suivi de brusque chute, les derniers moments de sa vie, durant lesquels, tout le prouvait dans son attitude, il avait, à coup sûr, été constamment solitaire, fait qui, défendant d'espérer sur eux la moindre source verbale de renseignements directs,—alors qu'ultérieurement nul récit, et pour cause, ne pouvait en avoir été tracé à quiconque par le suicidé,—rendait fort difficile leur complète reconstitution.

Apprenant du moins sans peine, par ceux qui avaient trouvé le cadavre, en quel lieu précis s'était déroulée la scène intrigante, Canterel, notant mathématiquement tous les pas et mouvements de son sujet, se rendit à la maison meldoise, où on leva pour lui les scellés.

Parvenu au cabinet de travail, il comprit, avec ses notes et un peu de raisonnement, que François-Charles avait d'abord marché vers la cheminée, où il s'était saisi de la tête-de-mort-avocate.

L'attention attirée vers cet objet, Canterel, dont le savoir immense n'était pas sans embrasser les runes, reconnut de suite les signes couvrant le bord de la toque, auxquels lui parurent étrangement ressembler ceux du front.

Otant le globe à son tour, il vit, de près, que c'étaient bien des caractères runiques qu'offrait l'osseuse surface rayée—et bientôt eut clairement sous les yeux, copiée de sa main en lettres françaises sur son calepin de poche, la formule conductrice.

Par la même subtile filière que François-Charles, sur les cadavériques manigances duquel ses notes précises, sans cesse consultées, lui facilitaient sa tâche, Canterel finit par atteindre la confession, qu'il remit à la justice, après avoir lu en entier à Pascaline Foucqueteau rayonnante les longs aveux du père et le sombre post-scriptum du fils.

Ramené du bagne, Thierry, dont le procès fut succinctement revisé pour la forme, reconquit, avec lustre, la liberté en même temps que l'honneur.

Pascaline manquait de paroles pour remercier Canterel de l'artificielle résurrection de François-Charles, sans laquelle les fameuses runes crâniennes, dont le déchiffrage constituait pour son fils-martyr la seule porte vers le relèvement, eussent peut-être passé inaperçues longtemps encore, sinon toujours.

Prenant en horreur tout ce qui se rapportait au crime révoltant dont l'auteur était de leur sang, les cousins-héritiers, se gardant bien de réclamer à Canterel le cadavre méprisé du fils de l'assassin, vendirent à l'encan le contenu de la villa de Meaux, qui fut—d'ailleurs vieille et indigne de regrets—ignominieusement vouée par eux à une complète démolition.

Désireux de mettre au point la scène qui avait attiré, comme étant évidemment la plus saillante en effet de toute son existence, le choix du suicidé, Canterel acquit à la vente presque tout le contenu du cabinet de François-Jules et put ainsi reconstituer les lieux dans la glacière.

D'après un journal qui en fac-similé l'avait publiée in extenso, il fit, en prescrivant l'imitation de l'écriture et de la signature, copier sans post-scriptum la terrible confession sur des feuilles de papier colombophile destinées à prendre place dans l'affiche-bijou,—non sans exiger, pour les utiliser successivement, maints exemplaires de la dernière, forcée de présenter à chaque expérience une vierge demi-page que le mort remplirait.

Dès lors il contraignit souvent feu François-Charles à recommencer son dramatique soir suprême, sur la prière de Pascaline et de Thierry, qui ne pouvaient se lasser de venir contempler les agissements auxquels, somme toute, ils devaient leur bonheur. C'était le fatal revolver lui-même qui servait, chaque fois chargé à blanc.

*
*    *

Enveloppé de fourrures, un aide de Canterel mettait ou enlevait aux huit morts leur autoritaire bouchon de vitalium—et faisait au besoin se succéder les scènes sans interruption en ayant régulièrement soin d'animer tel sujet un peu avant de réengourdir tel autre.

CHAPITRE V

Le crépuscule était venu pendant que nous écoutions le maître, qui, à ce moment, nous entraîna dans un sentier escarpé.

Dix minutes de montée nous amenèrent jusqu'à une petite construction de pierres, dont la façade, tournée de haut vers un immense développement de forêts, comprenait exclusivement les deux battants fermés d'une large grille très rouillée à gonds d'or massif. Entre les murs, sans issues ni jours, s'étendait une vaste chambre unique, sommairement meublée.

Sur un chevalet, une toile inachevée présentait, nette allégorie de l'aurore, une femme au corps de lumière qu'entraînait derrière un pâle horizon une foule de liens à bout ailé.

Avec de brefs commentaires, Canterel nous désigna, au milieu de la chambre, un certain Lucius Égroizard, qui, devenu subitement fou en voyant sa fille âgée d'un an odieusement piétinée jusqu'à la mort par un groupe d'assassins dansant la gigue, était depuis plusieurs semaines en traitement à Locus Solus.

Au fond, un gardien se tenait immobile.

Très chauve, Lucius, montrant son côté gauche, était assis de profil devant le bout d'une table de marbre, sur laquelle une sorte d'âtre orienté vers nous comptait deux chenets exempts de saillies, parallèlement vissés, sans en rien dépasser, sur les bords d'une plaque de tôle carrée garnie de charbons ardents.

Jetant comme un pont sur les chenets un morceau de reps gris long d'un mètre, large de moitié, le fou, évitant bien tout brûlant contact, en glissa face à face les deux extrémités sous la plaque, jusqu'à tension parfaite de l'aire supérieure, bordée devant et derrière, par rapport à nous, d'une étroite marge tombant en pente douce.

Merveilleusement peints et modelés, douze personnages en baudruche, hauts de quelques centimètres, évoquant sur un coin de la table une bande de sinistres rôdeurs, furent déposés par Lucius sur le reps, dont la plate-forme carrée laissait passer l'air chaud par une infinité de trous fins et serrés. Enlevés sans peine, ils se tinrent debout dans l'espace grâce à quelque lest mis dans leurs pieds et, bientôt, circulèrent suivant le caprice du fou, dont les doigts erraient sur le tissu-crible. Privée un instant de tous courants verticaux sauf de ceux qui, lui frôlant le dos ou l'abdomen, la chassaient dès lors loin de leur axe, telle figurine avançait ou reculait en plongeant puis, toute obstruction cessant au-dessous d'elle, rebondissait jusqu'à son premier niveau, empruntant à la répétition de ce manège un alerte sautillement de gigue. Telle autre pivotait sous l'action de certains courants effleurant tangentiellement, après suppression de toutes contre-parties, quelque portion saillante, main ou coude.

Une fois rangées vis-à-vis sur deux files parallèles de six, dont la plus proche nous tournait le dos, les poupées aériennes dansèrent classiquement l'entraînante gigue célèbre sous le nom de sir Roger de Coverly. Seul Lucius actionnait tout, en promenant ses doigts sur le reps, clavier subtil dont il usait en grand virtuose façonné par de patientes études.

Partant des deux bouts d'une même diagonale, deux danseurs sautillaient l'un vers l'autre puis, avant de se toucher, regagnaient leurs places à reculons, strictement imités aussitôt par les détenteurs des deux autres postes extrêmes. Plusieurs fois le manège alternatif recommençait, différencié par un jeu de tournoiements effectués centralement deux à deux au moment de la rencontre. Lucius glissait en biais ses mains sur le reps, en courbant fortement un poignet pour ne pas rompre les courants soutenant les poupées inactives.

Ensuite le fou amenait peu à peu jusqu'à lui les deux plus lointains vis-à-vis, en les faisant alternativement tourner ensemble sur la ligne médiane du quadrille puis chacun avec un danseur de la file opposée à la sienne, non sans les contraindre chaque fois à gagner un cran de son côté. Tout reprenait dès lors comme avant.

La danse continua ainsi. Grâce à la seconde figure suivant toujours la première, un incessant roulement conférait tour à tour aux douze compagnons le privilège des places d'angles.

Par la sûreté de son talent, exempt de gaucherie, Lucius donnait une vie intense à la gigue sans parquet, dont l'allure calme devint graduellement rapide puis impétueuse.

Soudain les évolutions cessèrent. Retirant ses mains du reps, au-dessus duquel les danseurs flottèrent sans but, Lucius, hagard, l'épouvante aux yeux, s'était tourné de face sans nous voir, tout prêt, nous dit Canterel, à subir une étrange crise capillaire de réflexes hallucinatoires, dus au terrifiant spectacle évocateur qu'il venait de s'offrir en obéissant malgré lui à une cruelle obsession.

Sous l'empire de la frayeur, six cheveux se hérissèrent à la lisière de chacune des deux régions touffues bordant de droite et de gauche la calvitie du fou—puis se déplacèrent d'eux-mêmes en sautant d'un pore à l'autre. Déraciné par quelque relâchement profond des tissus, chaque cheveu, que le pore expulseur semblait lancer en l'air par une compression de ses bords supérieurs, décrivait une minuscule trajectoire en demeurant sans cesse vertical et retombait dans un pore voisin qui, s'ouvrant pour le recevoir, le chassait aussitôt vers un nouvel asile béant prompt à le rejeter à son tour.

Bientôt rangés face à face au brillant sommet du crâne, à force de bonds successifs, sur deux files égales parallèles à l'axe d'une raie imaginaire, les douze cheveux, fidèles à leur mode de locomotion, dansèrent spontanément une gigue identique à celle des figurines de baudruche. Même alternance observée par les quatre occupants des places extrêmes dans de multiples demi-traversées diagonales d'abord simples puis accompagnées de différents tournoiements au centre, même seconde figure d'ensemble, durant laquelle deux vis-à-vis passaient, par d'ondulantes étapes, d'un bout du quadrille à l'autre.

Crispé par la souffrance et pareil à certains nerveux qu'exaspère un tic irréfrénable, Lucius, comme pour arrêter l'odieux manège, portait les mains vers son crâne, qu'une sorte de terreur l'empêchait de toucher. Et, malgré lui, la gigue, sautillante à souhait, se poursuivait, continuelle, implacable, les douze cheveux conquérant tour à tour les quatre postes importants. Canterel nous signala très bas l'énorme intérêt anatomique présenté par cet effet réflexe d'une obsession issue d'un choc mental.

Douloureusement conscient de la danse maudite, qui, toujours aussi précise et impeccable, s'accélérait fougueusement comme celle des légères poupées, Lucius, pris de tremblements convulsifs, poussait des gémissements d'angoisse.

Après un moment de paroxysme aigu la crise parut enfin décroître, et, pendant que le fou s'apaisait, les cheveux, regagnant de part et d'autre leurs gîtes primitifs à la lisière des places garnies, s'affalèrent normalement. Alors Lucius éclata en longs sanglots, la face dans ses mains, versant un flot de larmes amenées par sa détente nerveuse.


Bientôt, se levant avec un rayonnant sourire, il fit quelques pas vers la gauche et s'assit, en face du mur latéral, devant une large table, où plusieurs flacons de cristal sans bouchons, dans chacun desquels un pinceau trempait en un liquide incolore, voisinaient avec maintes pièces de toile taillées d'avance et clairement destinées par leurs dimensions à composer les divers articles d'une layette.

Il sortit de sa poche et planta droit dans un imperceptible trou de la table une tige blanche longue d'un décimètre, qui, aussi mince qu'un fragment de fil à coudre, semblait rigide comme de l'acier.

Avec un des pinceaux il en humecta le bout supérieur puis, sans attendre, plaça verticalement juste au-dessus d'elle—une main basse, l'autre élevée—les bords confondus de deux morceaux de toile appliqués l'un contre l'autre.

Soudain, grêle serpent de Pharaon, le fil dur, s'allongeant de lui-même avec de rapides ondulations serrées, ne cessa de trouer successivement dans chaque sens les deux épaisseurs de linge, exécutant de bas en haut une couture fine et parfaite, merveilleux point devant achevé en moins d'une seconde sur tout le champ disponible. Le phénomène prit fin, et Lucius cassa le fil, dont la portion prisonnière, formant spontanément au ras du tissu, à chacune de ses deux extrémités, une petite boule rappelant un nœud d'arrêt, acquit sur-le-champ une absolue souplesse.

Canterel nous montra la tige blanche, privée seulement de son minuscule fragment humidifié, qu'une combustion sans flamme, déterminée par certaines propriétés chimiques du liquide incolore, avait transformé en fusée.

Lucius, mouillant le nouveau sommet de la tige avec le pinceau d'une autre fiole, tint debout à la place voulue un bord replié de l'ouvrage en train.

S'élevant en spire étroitement tassée, une rapide fusée blanche effectua un point d'ourlet, en perçant deux fois par tour le linge alternativement simple et double.

La cassure faite, les deux boules-obstacles apparurent et la couture s'amollit.

Le maître nous souligna le joyeux empressement du fou, qui travaillait avec hâte à la layette de sa fille, dont il croyait par moments la naissance prochaine, grâce à une déviation de sa pensée lancinante; tous différents, les liquides incolores provoquaient chacun sa fusée propre, génératrice d'un point de couture spécial étiqueté sur le flacon.

Prompte comme l'éclair malgré sa complication relative, la fusée suivante, produite par l'intervention d'un troisième pinceau, exécuta un point arrière, en redescendant sans cesse pour percer un peu au-dessous du dernier trou le double tissu placé sur son parcours—et regrimper aussitôt plus haut qu'avant.

Presque pareille, la quatrième fusée, par l'effet d'un liquide encore inemployé, réussit dans la toile offerte un point piqué, en traversant derechef le premier trou rencontré à chacune de ses descentes, toujours suivies d'une montée de longueur double.

Une cinquième fusée, due à un nouveau flacon, donna un point de surjet, en enfermant de côté sans espace, dans ses spires assez larges, la ligne extérieure marquée par deux bords de toile exactement collés l'un à l'autre.

La formation des deux boules d'arrêt et le phénomène d'assouplissement ne manquaient jamais de s'accomplir.

Le coup d'œil infaillible, Lucius, observant chaque fois de subtiles différences, imbibait le haut de la tige sur une minuscule fraction, en se basant, sans erreur, d'après un calcul de proportions, sur le parcours perforant dévolu à telle fusée plus ou moins directe.

Une fusée issue d'une sixième fiole réalisa dans le linge un point de chausson, en rappelant, par ses prodigieux zigzags, ces folles élucubrations pyrotechniques déroutantes par leurs chaotiques montées largement oscillatoires effectuées dans les airs parmi les détonations. Toutes les fusées, d'ailleurs, ressemblaient, en extrême réduction, à certaines pièces d'artifice compliquées, génératrices de courbes multiples, de spires ou de lignes brisées.

L'instantanéité de chaque couture montrait l'excellence écrasante de cette méthode, qui eût permis à une ouvrière de centupler la besogne quotidienne obtenue avec la meilleure machine à coudre.


Après avoir poursuivi un moment son travail en recourant aux six mêmes flacons, Lucius, pris de lassitude, s'arrêta devant la tige blanche maintenant très raccourcie.

En se tournant par hasard, il sembla nous apercevoir pour la première fois et, s'approchant, dit à travers la grille ce seul mot:

«Chantez.»

Le maître pria aussitôt la cantatrice Malvina, mêlée à notre groupe, d'exécuter une phrase lyrique pour satisfaire le caprice du fou. Créatrice d'un rôle de confidente dans Abimélech, récent opéra biblique, Malvina commença presque au sommet du registre aigu: «O Rébecca…»

L'interrompant brusquement, Lucius lui fit longtemps répéter le même fragment, prêtant surtout l'oreille aux vibrations très pures de la dernière note.

Puis il alla s'asseoir à droite, face à nous, devant un guéridon supportant ces divers objets:

1o Une lampe actuellement sans lumière.

2o Un étroit poinçon à aiguille d'or prodigieusement ténue.

3o Une petite règle de quelques centimètres, tout en lard, montrant sur un de ses côtés six divisions principales, qui, marquées par de forts traits numérotés, contenaient chacune douze subdivisions indiquées en lignes plus fines et plus courtes. Raies et chiffres tranchaient par leur couleur rouge vif sur le gris blanchâtre du lard. L'ustensile, délicatement exécuté, reproduisait en miniature l'ancienne toise, divisée en six pieds et soixante-douze pouces.

4o Une mince tablette verte et carrée faite en quelque cire durcie.

5o Un appareil acoustique fort simple consistant en une courte aiguille d'or adaptée à une membrane ronde pourvue d'un cornet.

6o Une petite feuille rectangulaire de carton blanc, dont une ouverture centrale enserrait juste, dans ses bords imperceptiblement dédoublés, un grenat plat et facetté, qui, taillé en losange, donnait à l'ensemble une apparence d'as de carreau.

Lucius appuya sur le milieu de la tablette verte, posée à plat devant lui, la petite toise prise par les deux extrémités entre le pouce et l'index de sa main gauche—et comprimée dans le sens de la longueur de manière à froncer, en les raccourcissant, les divisions et subdivisions, directement offertes à ses regards.

Choisissant avec grand soin, par l'examen des traits rouges, différentes places sur une même ligne, il fit avec le poinçon, tenu verticalement dans sa main droite, sept marques superficielles dans la cire, en accotant l'aiguille contre le lard.

Ces jalons établis, Lucius détendit légèrement la crispation de ses deux doigts, laissant la toise élastique donner, en s'allongeant d'elle-même, un peu plus d'ampleur à ses mesures. Puis il interposa dans la surface verte de nouvelles marques parmi les premières, en procédant de façon identique.

Longtemps encore, serrant chaque fois à des degrés divers la toise souvent très rapetissée, le fou poursuivit sa tâche, interrogeant les subdivisions rouges pour attaquer faiblement la cire au poinçon en des portions vierges de la même zone rectiligne, non sans variantes subtiles dans les genres d'attouchements.

Finalement la tablette verte présenta une courte et mince raie droite, formée de piqûres minuscules rappelant celles des rouleaux de phonographe impressionnés par une voix.

Sur un désir manifesté par Lucius, prompt à ranger toise et poinçon, le gardien flamba une allumette, en s'approchant de la lampe.


Pendant que la flamme envahissait la mèche, Canterel, le bras glissé entre deux barreaux, prit à gauche contre la paroi, pour le ramener jusqu'à lui, un fourreau de soie fanée, long et plat, dont un côté portait, en vieille broderie, le mot latin «Mens» entouré d'emblèmes religieux et de fleurs.

Il en tira un ais fort ancien et nous montra, couvrant les deux faces du bois, le texte complet de la messe finement gravé en caractères coptes.

Bientôt, remis dans sa gaine et repassé à travers la grille, l'ais s'accotait de nouveau contre le mur.


Par un simple déclenchement, le gardien ébranla certain mécanisme dans la lampe allumée, qui dès lors jeta de violents éclats fugitifs, régulièrement séparés par trois secondes de quasi-extinction.

La tablette verte dans sa main gauche, très éloignée, le bas de l'as de carreau entre les doigts de l'autre, plus proche, Lucius, le dos à la lampe, leva les bras, en se tournant un peu vers la droite.

Vu par nous de profil perdu, il dressa parallèlement les deux objets l'un derrière l'autre, l'as formant écran entre la flamme et la tablette.

Au premier éclat, dans le jour baissant, le grenat projeta vers le fond de la chambre de microscopiques points de lumière rouge fort écartés, qui, dus aux facettes et mis en valeur par l'ombre environnante du carton, offraient, grâce à la plus ou moins grande pureté des diverses régions du joyau, de notables différences d'intensité.

Bougeant l'étrange carte, Lucius braqua un de ces points, vite choisi, sur la plus haute marque de la tablette, pour l'y maintenir pendant les trois éclats suivants.

Les points s'escamotaient sans trace entre les éclats.

Toutes les marques provenant du poinçon furent ainsi éclairées tour à tour par Lucius, qui, élisant pour chacune tel point lumineux plus ou moins puissant, variait de un à quinze le nombre d'éclats utilisés. Parfois deux ou plusieurs points servaient successivement pour la même marque.

Canterel commenta la besogne du fou.

Chargé d'un minutieux modelage favorisé par l'amalgame voulu du rouge et du vert, chaque point ardent, par sa légère chaleur, amollissait imperceptiblement la cire de la marque visée, parachevant ainsi le premier travail en perfectionnant la qualité future de sonorités en germe.

Se retournant vers nous pour ranger son as, Lucius, posant la tablette verte à plat sur le guéridon, saisit l'appareil acoustique, dont il promena doucement l'aiguille d'or presque verticale sur la ligne que formaient les marques. La pointe, remuant sur ce chemin rugueux, transmit maintes vibrations à la membrane, et, s'échappant du cornet, une voix de femme, pareille à celle de Malvina, chanta clairement sur les notes demandées: «O Rébecca…»

Par le procédé soumis à nos yeux, le fou, paraissait-il, créait artificiellement toutes sortes de voix humaines. Cherchant à retrouver celle émise par sa fille dans de premières ébauches oratoires, il multipliait les épreuves, comptant découvrir par hasard quelque timbre qui, se rapprochant de son idéal, l'aiguillerait vers la réussite. C'est pourquoi, prononçant ce mot: «Chantez», il s'était hâté de reproduire le modèle fourni par Malvina.

Pilotant derechef l'aiguille d'or sur la ligne, Lucius fit réentendre plusieurs fois la phrase: «O Rébecca…», dont la dernière note le plongeait dans une agitation angoissée. S'en tenant à la fin du parcours, il s'offrit à satiété la seconde moitié du son ultime et, violemment ému, nous chassa d'un signe.


Canterel nous entraîna hors de la vue de Lucius, qui désirait sans nul doute poursuivre attentivement dans la solitude ses recherches obsédantes, en utilisant comme nouvelle base les vibrations ressassées l'instant d'avant.

Voulant rester à portée de la voix du gardien pour le cas d'une alerte rendue plausible par la présente exaltation du fou, le maître, errant avec nous derrière la chambre grillée, narra de pénibles événements.

*
*    *

Une jeune visiteuse, Florine Égroizard, suppliant un jour Canterel d'employer sa science illustre à sauver son mari, qui, devenu fou à la suite d'un malheur brusque, lassait depuis deux ans les plus grands spécialistes, avait fait en pleurant un émouvant récit.

Membre fanatique d'une société italienne vouée exclusivement au culte de Léonard de Vinci, le malade, Lucius Égroizard, s'occupait simultanément jadis d'art et de science, afin de suivre, fût-ce de très loin, l'exemple, unique dans l'histoire, fourni par son idole. Peintre et sculpteur de talent, il avait, comme savant, fait de précieuses découvertes.

Tendres époux, Florine et Lucius connurent l'absolu bonheur lorsque après dix années de cruelle attente la naissance de leur fille Gillette combla leurs vœux les plus ardents. Négligeant ses travaux, le père, durant des heures, épiait les sourires joyeux et les premiers murmures de l'enfant si longtemps désirée.

Un an plus tard, Lucius emmena Florine et Gillette à Londres, où l'appelait une intéressante commande de portraits et de bustes.

Deux fois la semaine il se rendait dans une somptueuse résidence du comté de Kent, afin de peindre une jeune châtelaine, lady Rashleigh. Un jour, sur un souhait que celle-ci avait gracieusement formulé, il se fit accompagner de Florine portant Gillette qu'elle nourrissait de son propre lait.

Objet d'un affectueux accueil, Florine, guidée par lord Rashleigh, admira en détail le parc et le château, pendant que Lucius travaillait, son modèle sous les yeux.

Retenus à dîner, les visiteurs, qu'une quinzaine de kilomètres séparaient de la plus proche gare de village, montèrent vers dix heures dans un coupé de leurs hôtes.

A mi-route, durant la traversée d'un bois épais, on entendit maintes voix avinées hurler en chœur, à l'apparition de la voiture, le chant de ralliement de la Red-Gang[4], et les chevaux furent arrêtés par une troupe de rôdeurs plus ou moins ivres.

[4] Célèbre association de bandits qui infeste le comté de Kent.

Impulsif et nerveux, Lucius mit pied à terre en invectivant les assaillants, qui le réduisirent à l'impuissance et firent descendre Florine, occupée à serrer craintivement Gillette endormie.

A ce moment, après avoir blessé deux fois le chef de la bande à coups de revolver, le cocher s'enfonça dans la nuit, en s'efforçant vainement de retenir ses chevaux, emportés au bruit des détonations.

Atteint légèrement, mais exaspéré par la vue de son sang, le chef se jeta sur Lucius pour le dévaliser brutalement puis arracha Gillette des bras de Florine, qu'il fit fouiller par ses hommes.

Voyant le bandit assommer de coups de poing, pour la faire taire, l'enfant qui, éveillée par un contact étranger, s'était mise à pleurer, Lucius se libéra de toute étreinte par un bond d'une telle violence qu'un poignard échappa aux doigts d'un de ses gardiens. Il fondit sur l'arme et en frappa furieusement le tortionnaire, en visant la figure à défaut de la poitrine garantie par Gillette. Entaillant la joue de bas en haut, la lame pénétra profondément dans l'œil gauche.

Éborgné, sanglant, le chef, en regardant Lucius vite appréhendé de nouveau, eut un cri de bête fauve. Fou de douleur, il avait laissé tomber Gillette, maintenant hurlante sur le sol, et devinait, à mille indices, qu'il fallait s'en prendre à l'enfant pour bien supplicier le couple.

D'une voix étranglée il commanda en désignant Gillette:

«Sir Roger de Coverly.»

Tous les bandits, sauf trois qui maintenaient Florine et Lucius, formèrent deux files se faisant face et commencèrent une gigue infernale dont l'enfant marquait le point central. Quittant deux coins opposés, le chef et un comparse vinrent diagonalement, en sautillant, à la rencontre l'un de l'autre et frappèrent férocement Gillette du talon avant de regagner leurs postes à reculons. Étrennant la diagonale contraire, les titulaires des deux autres places extrêmes accomplirent une manœuvre identique. Les deux mêmes couples alternèrent plusieurs fois, exécutant au milieu divers tournoiements ou saluts, dont le premier donnait un exemple servilement copié par le second; et les monstres, à chaque voyage, meurtrissaient la victime—ou la piétinaient rageusement en l'écrasant sous le poids entier de leur corps. Par surcroît de cruauté, le chef, avec acharnement, visait à la tête ou au ventre.

Après quoi, deux vis-à-vis, pris chacun dans un des couples précédents, passèrent par étapes d'une extrémité à l'autre du quadrille, grâce à une série de pivotements alternatifs faits en dedans à eux deux puis séparément avec chaque danseur des deux files. Cette seconde figure avait, à certain moment, fourni une nouvelle occasion de fouler aux pieds la martyre.

Tout recommença dès lors comme au début, et l'effrayante gigue se poursuivit longtemps, sous les yeux hagards des parents. A la faveur du roulement établi par le retour périodique de la seconde figure, tous les danseurs occupaient successivement les places de militants et torturaient Gillette à l'envi sous leur sautillement perpétuel.

C'était bien la classique gigue de sir Roger de Coverly, transformée en un célèbre supplice que la Red-Gang inflige à ses traîtres.

Accélérant et enfiévrant leur ballet de cauchemar, les forcenés s'applaudissaient mutuellement quand le sang giclait de quelque nouvelle entaille due aux clous de leurs souliers.

Brusquement, à la vue du cocher ramenant à grands coups de fouet son coupé surchargé d'hommes armés de revolvers, toute la bande s'enfuit.

Florine, en se précipitant sur sa fille, ne ramassa, hélas! qu'un affreux cadavre défiguré, couvert d'ecchymoses et de plaies. Touchant et regardant l'enfant, Lucius, frappé de folie, éclata de rire et imita en divaguant l'allure des odieux danseurs. Atterrée, Florine l'entraîna dans le coupé, qui reprit la route du château pendant que les nouveaux venus suivaient la trace des bandits.

Dévoués et compatissants, les Rashleigh, durant toute la nuit, veillèrent avec Florine le corps de Gillette et firent face aux terribles accès du pauvre dément.

Après l'enterrement de l'enfant, Florine, signant une déposition contre les assassins, habilement capturés, quitta ses hôtes avec de tendres effusions et reconduisit Lucius à Paris, où maints traitements furent tentés.

Se croyant Léonard de Vinci, l'infortuné rattachait à sa fille, dont la pensée l'obsédait, ses universelles spéculations sur l'art et la science.

Pendant deux ans, soigné tour à tour sans résultat dans cinq asiles réputés, Lucius, qu'une recherche assidue eût pu exalter, s'était vu refuser, malgré ses demandes réitérées, toutes fournitures de travail.

Extrayant du récit une certitude de curabilité, Canterel, ennemi en pareil cas de la plus légère contrariété, résolut, au contraire, d'accéder servilement aux plus extravagants désirs du malade.

Pour ménager à Lucius un profond calme silencieux, il fit rapidement construire, en un point surélevé de son parc, une simple chambre à mobilier sommaire, sans nulle autre issue qu'une large grille dont les deux battants, formant façade, regardaient une vaste étendue de forêts, unique et reposant horizon grandiosement vert à perte de vue.

On y transféra l'intéressé, qui, attentivement couvert aux heures nocturnes, devait absorber sans cesse les tonifiants effluves du plein air.

Le lendemain, de nombreux éléments disparates, dont il avait laborieusement dressé une liste, lui furent donnés avec empressement.

Non sans traces de son talent passé, il commença un tableau dont le sujet, empreint de démence, comportait maintes ailes déployées, entraînant par des liens une personnification de l'aube. Comme Canterel l'apprit au cours d'une série entamée de conversations curatives, le malade évoquait ainsi Gillette enlevée au matin de la vie.

Avec ses outils de sculpture, il confectionna ensuite de légers petits personnages dans divers fragments d'une mince baudruche, qui, travaillée à rebours comme le métal repoussé, gardait telle forme délicate patiemment obtenue, grâce à son élasticité, par une succession d'efforts précautionneux. Gommant les bords afin de les souder, sans omettre de lester chaque pied avec du sable fin, il soufflait en dernier lieu, avant de le fermer rapidement à son tour, dans un suprême interstice ménagé à bon escient et facile à rouvrir un instant pour un regonflement périodique—puis se livrait à un merveilleux travail de complet coloriage plein de recherche dans l'intensité de l'expression et dans le détail du costume. Il eut bientôt douze sujets presque impondérables, évoquant tous de néfastes rôdeurs.

Établissant alors, sur une table de marbre, une foule de courants de chaleur verticaux,—à l'aide d'une plaque de tôle que garnissaient des charbons rouges, de deux chenets sans aspérités et d'un morceau de reps gris judicieusement percé sur place de nombreux trous d'épingles,—il fit exécuter à ses poupées, par un habile manège de ses doigts, une sir Roger aérienne, qui, s'animant progressivement, éclaira l'esprit de Canterel: assiégé par la double idée de son chagrin et de son universalité, le pseudo-Léonard, comme sculpteur et peintre, avait créé de typiques personnages aptes à reproduire la gigue fatale,—en imaginant, comme savant, un genre de danse physiquement basé sur la légèreté de l'air chaud.

En réclamant sur sa liste un morceau de reps pour son expérience, non sans spécifier ingénieusement la teinte grise, indifférente aux souillures des cendres voltigeantes, Lucius, faisant preuve d'un curieux bon sens considéré par le maître comme un pas vers la guérison, avait choisi un tissu qui, pouvant braver par sa résistance la chaleur proche des braises, l'emportait sur tout crible de métal,—sa souplesse permettant au doigt vagabond d'imprimer à tel courant, par une douce pesée de la chair sur un point voisin du trou d'échappement, une faible et trichante obliquité favorable au déplacement des figurines.

Soudain, lâchant le reps, Lucius subit une crise terrible durant laquelle, par suite d'effets réflexes qu'engendraient de puissantes hallucinations dues à la précédente scène évocatrice, douze de ses cheveux, dressés verticalement, dansèrent sur son crâne dénudé une gigue irréfrénable qui s'enfiévra peu à peu, semblable en tous points à celle des assassins.

Dès lors, à chaque baisser du jour, sous l'influence d'une rêverie causée par l'heure troublante, Lucius, progressant virtuose, voulut de la braise ardente pour une nouvelle gigue dans l'espace, infailliblement suivie de la même crise capillaire.

*
*    *

Un matin le fou exigea, outre une pièce de toile et des ciseaux, un choix complexe de substances chimiques, et d'instruments de laboratoire. Se livrant à de nombreuses manipulations, il créa, d'une part, plusieurs mixtures incolores, de l'autre, un rigide et blanc serpent de Pharaon qui, aussi délié qu'un fil et capable d'effectuer, après telles humectations déterminées, des coutures prodigieusement rapides, lui permit de réussir maints féeriques travaux de lingerie.

Habilement questionneur, le maître eut le mot de l'énigme. Croyant parfois à la naissance imminente de sa fille, par le fait d'un trouble établi dans son obsession, Lucius confectionnait une layette avec certaine idée d'indispensable hâte qui, agissant sur le côté scientifique de sa personnalité supposée, avait engendré une invention remarquable.

Provoquant, malgré soins et huilage, un phénomène d'intense oxydation, la continuelle fabrication chimique de fils rigides initiaux, vite usés, rouilla la grille, y compris les gonds, dès lors paralysés.

Essayés tour à tour sous forme de gonds neufs, différents métaux finirent tous par s'altérer, sauf l'or massif, que Canterel adopta vu son fonctionnement parfait.

Lucius reçut, pour tailler sa toile, des ciseaux d'or bien affilés.

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*    *

Florine venait aux nouvelles sans visiter le malade, sévèrement isolé. Un jour, sur injonction du maître, elle apporta d'étranges ustensiles, qui, revendiqués la veille par Lucius et souvent vus entre ses mains avant le fatal départ pour l'Angleterre, avaient eu pour but une création artificielle de langage ou de chant.

Non satisfait à la réception du ballot, le fou, avec insistance, prononça plusieurs fois le mot «toise».

Instruite de ce détail, Florine se rappela qu'au temps où il maniait assidûment les fournitures en question Lucius projetait de fabriquer, dans une matière élastique dont le choix l'embarrassait, une mesure de longueur qui, pour certaines subtiles raisons phono-arithmétiques, aurait eu, en très petite réduction, le même sectionnement que l'ancienne toise.

Le lendemain, avec un tranchant de ses ciseaux, le fou tailla dans un morceau de lard gras, apporté sur sa demande et bien asséché, une petite règle qu'il transforma en toise de poupée par des divisions rouges faites au pinceau sur une de ses faces.

Avec cette toise et les derniers articles reçus il se livra laborieusement à des pratiques délicates qui, basées sur d'effrayants calculs de distance et de chaleur, tendaient à imprimer dans certaine cire verte des marques génératrices de verbe déclamatoire ou musical.

Objet d'une préférence judicieuse qui fournissait un nouvel indice d'acheminement vers la raison, le lard, vu son élasticité un peu résistante, possédait, plus que toute autre matière, les qualités présentement souhaitables.

Le seul but de l'infortuné, ainsi qu'en témoignaient ses incohérents soliloques, était de reproduire la voix de sa fille telle que l'avaient révélée à son oreille attentive les efforts qu'aux derniers temps de sa vie elle faisait déjà pour parler. Avec une infinie variété de timbres et d'intonations, il créait toutes sortes d'organes dans des fragments de discours ou de mélodies, espérant trouver fortuitement, parmi tant d'éléments, une sonorité indicatrice apte à le mettre en bon chemin.

Là encore intervenait, en se combinant avec son idée fixe, le génie scientifique du personnage qu'il croyait être.

Comme entre temps il travaillait à sa layette, le métal rouillé de deux aiguilles dissemblables, ornant respectivement un fin manche de bois et une membrane vibrante, dut faire place à de l'or inaltérable.


Un soir, Lucius décrivit et réclama certain lourd bibelot ancien, associé dans sa pensée au baptême de son enfant.

Jadis, en Égypte, les prêtres coptes, pour officier, avaient, en guise d'aide-mémoire facile à retourner à un moment donné, un ais de sycomore qui, dressé sur le côté de l'autel, portait sur ses deux faces le texte de la messe gravé dans leur langue.

Pieusement considéré comme l'esprit du saint sacrifice parce qu'en puissance il en contenait le verbe, l'ais, après avoir servi, était glissé avec soin dans un fourreau de soie orné du mot «Mens» gracieusement brodé parmi différentes enjolivures.

Lucius avait donné à Florine, en souvenir du baptême de Gillette, un ais de ce genre, découvert, avec son fourreau intact, dans la montre d'un antiquaire.

Ais et fourreau furent remis au malade, qui souvent les mania, souriant à ces objets de prix, évocateurs d'un jour de fête consacré à sa fille.


Glorifiant la méthode de Canterel, des phases de parfait entendement sans cesse plus fréquentes vouaient le fou à une sûre et complète guérison.

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*    *

A ce moment un cri de Lucius nous attira vers la chambre, et bientôt nous étions tous, derechef, rangés devant la grille rouillée aux gonds d'or.

Sur la tablette verte on voyait une nouvelle ligne de marques, évidemment dues comme les autres, d'après leur aspect et leur fondu, au poinçon et à la petite toise aidés de la lampe et de l'as de carreau.

Très agité, Lucius fit glisser sur la ligne récente la pointe de l'aiguille reproductrice, et de l'extrême fond du cornet sortit sur la voyelle «a» une longue syllabe joviale, qui, rappelant les débuts souriants des très jeunes enfants avides de parler, ressemblait fort au modèle fourni par la fin du motif: «O Rébecca…»

Le dément poussa un second cri, pareil à celui qu'avait sans doute provoqué tout à l'heure une première audition du joyeux accent. Éperdu à la pensée d'avoir touché au but, il murmura:

«Sa voix… c'est sa voix… la voix de ma fille!…»

Puis, haletant, il adressa comme à une présente ces paroles de tendresse:

«C'est toi, ma Gillette… Ils ne t'ont pas tuée… Tu es là… près de moi… Dis, ma chérie…»

Et, entre ces phrases entrecoupées, l'ébauche de mot, qu'il reproduisait sans cesse, revenait ainsi qu'une réponse.

Canterel, parlant bas, nous emmena au loin sans bruit pour laisser en paix s'accomplir cette crise salutaire. Il félicita Malvina d'avoir déterminé, par son chant, un heureux événement susceptible de hâter le rétablissement du malade—puis nous fit accomplir, par un nouveau sentier, une assez longue descente.

CHAPITRE VI

La nuit s'était faite, et la lune, presque ronde, brillait magnifiquement dans un ciel sans nuages.

Foulant derechef les régions basses du parc, nous aperçûmes, à quelque distance d'une rivière bordée de rochers, une vieille pauvresse à tignasse grise, travaillant, assise à une table encombrée, entre une svelte négresse aux bras nus et un bel enfant de douze ans vêtu de haillons.

Canterel nous présenta de loin les trois personnages.

Un dimanche soir, à Marseille, au terme d'une traversée récente, le maître avait remarqué, au milieu d'un rassemblement, une certaine Félicité, sibylle fameuse, en train d'exercer en plein vent, avec l'aide de son petit-fils Luc, l'art de la divination.

Faisant la part du charlatanisme, Canterel, durant la séance, fut souvent frappé par des pratiques vraiment curieuses, qu'il rêva d'utiliser pour divers travaux personnels.

La foule dispersée, il conclut un marché avec la devineresse, pour s'assurer momentanément, sans réserve, son concours et celui de l'enfant.

Amenés à Locus Solus, Félicité et Luc, par leurs bons offices, réalisèrent les espérances du maître, qui leur avait enjoint, en notre honneur, de se tenir aujourd'hui sous les armes.

La négresse était une jeune Soudanaise nommée Siléis.

*
*    *

Nous voyant arriver, Félicité rangea une page qu'elle couvrait mystérieusement de figures et de chiffres.

Ensuite, prenant dans une corbeille, pour les aligner sur la table, quatre œufs de grosseur moyenne dont la coquille, très opaque, semblait épaisse et dure, elle ouvrit la porte d'une grande cage d'où sortit un oiseau à plumage multicolore.

Ayant vaguement, en plus menu, l'apparence majestueuse d'un paon, l'animal nous fut donné par Canterel comme une iriselle,—femelle de l'iriseau, gallinacé bornéen qui, appartenant à une espèce mal étudiée, tire son nom des mille tons variés de son tégument.

Prodigieusement développé, l'appareil caudal, sorte de solide armature cartilagineuse, s'élevait d'abord verticalement, pour s'épanouir vers l'avant à sa région supérieure, créant au-dessus du volatile un véritable dais horizontal. La partie interne était nue, alors que, de l'extérieur, partaient de longues plumes touffues rejetées en arrière ainsi qu'une fabuleuse chevelure. Très affûtée, l'extrême portion antérieure de l'armature formait, parallèlement à la table, un solide couteau un peu arqué. Horizontalement fixée contre le revers du dais par plusieurs vis perçant ses bords, une plaque d'or retenait ballante sous elle, par quelque déroutante aimantation, une lourde masse d'eau qui, pouvant représenter un demi-litre, se comportait, malgré son volume, comme une simple goutte au bout d'un doigt quand approche l'instant de la chute.

Arrêtée en face du premier œuf, l'iriselle, s'inclinant comme pour un salut excessif, attaqua doucement la coquille avec le tranchant de sa queue puissante, qu'elle plongeait en avant bien au delà de sa tête. Rencontrant de la résistance, elle recommença plus sec, sans approcher toutefois de son pouvoir maximum,—exécutant d'effarantes contorsions pour faire glisser avec pénétration, sur la solide carapace qu'elle prétendait couper, l'arête courbe du couteau. Ces incohérents brimbalements perturbaient la masse d'eau, qui, furieusement ballottée en tous sens, enveloppait l'œuf puis s'étalait sur la table,—ne désertant jamais la plaque d'or, qu'elle suivait en l'air, sans laisser aucune trace humide, chaque fois que la queue reprenait de l'élan.

Après une série d'efforts, d'ailleurs savamment mesurés, la coquille, enfin entamée, montra une légère fissure.

Faisant quelques pas, l'iriselle s'en prit de la même façon au second œuf, dont la coque se coupa d'emblée. Le troisième ayant triomphé de tentatives similaires et toujours prudentes, elle éprouva le dernier, bientôt doté d'une mince entaille due à l'engin habituel. Durant l'équipée entière, l'eau, malgré de fantastiques trémoussements, était restée fidèlement collée à la plaque d'or.

Placé dans la cage par Félicité, le seul œuf demeuré intact fut rejoint par l'iriselle, qui se mit à le couver, pendant que Luc allait jeter dans la rivière les trois autres, maintenant sans valeur.

Canterel nous parla du surprenant volatile, qui, derrière les barreaux, attirait encore nos regards intrigués.

*
*    *

A Marseille, Luc, pour un minime salaire, aidait parfois au déchargement des navires, sous l'inquiète surveillance de Félicité.

Contribuant un jour, parmi le halètement des grues, à vider les flancs d'un paquebot venu d'Océanie, l'enfant, à son dixième trajet, reparut, au bout de la passerelle, portant sur l'épaule une caisse à claire-voie dont l'intérieur le fascinait.

Comme il courait vers sa grand'mère pour lui faire partager son étonnement admiratif, une fente de la claire-voie livra passage à deux œufs, qui, tombant sans se briser, furent ramassés par Félicité.

Luc montra dans la caisse, garnie d'eau et de grains, deux oiseaux d'éclatant plumage, ornés d'une queue insolite formant dais au-dessus d'eux. Quelques œufs, entaillés finement, gisaient sous leurs pas; d'autres, intacts, composaient, moins les deux récoltés par la devineresse, un étroit groupe régulier, qu'un des captifs alla couver, semblant se remettre avec hâte et satisfaction à une besogne interrompue depuis peu.

Songeant à l'appoint que donnerait à ses séances l'exhibition simple ou complexe d'oiseaux semblables aux deux reclus, Félicité fit couver par une poule les œufs recueillis, dont la coquille, dure et solide, avait si bien résisté à la chute. Un mâle et une femelle naquirent, destinés par la vieille femme à une active reproduction.

Sitôt adultes, les deux volatiles, spacieusement encagés et identiques à leurs auteurs, furent avec succès présentés aux curieux.

Un matin, Félicité vit la femelle, qui venait de se révéler bonne pondeuse, attaquer étrangement un groupe de sept œufs avec certain couteau naturel dont le tranchant, constituant la partie antérieure de sa queue, incisa quatre coquilles.

Trois œufs ayant tenu bon malgré une série d'agressions furent couvés par l'originale bête et ne tardèrent pas à éclore.

La sibylle voulut tirer parti, pour son art, du manège bizarre qu'elle avait enregistré sans en deviner le but.

A toutes les pontes, elle réserva, pour le public chaque fois confondu, le bris partiel des coquilles, prêtant d'avance, à l'occasion de telle anxieuse demande, une signification prophétique au nombre d'œufs appelés à demeurer saufs.

Canterel chercha la cause d'une pareille manœuvre instinctive, accomplie sous ses regards stupéfiés le soir de sa première entrevue avec Félicité.

Patient observateur, il découvrit que les petits, au lieu d'utiliser leur bec, toujours fragile, brisaient la coque, au moment de l'éclosion, avec l'audacieuse lame antérieure de leur queue. D'ailleurs, chez les adultes même, le bec, très court, contrastait par sa faiblesse atrophique avec l'extrême vigueur de l'engin caudal.

En présence du maître, un des iriseaux, ayant une fois à lutter contre un chien, s'était servi de son couteau surplombant comme arme de défense et d'attaque, sans employer ses mandibules. C'est ainsi que devaient agir contre chaque ennemi, dans leurs forêts océaniennes, tous les représentants de l'excentrique espèce en cause.

Canterel comprit que la femelle, pour empêcher des naissances prématurées, éliminait les coquilles relativement frêles, qui se fussent laissé rompre avant l'heure par des petits encore insuffisamment développés et voués dès lors à une vie de rachitisme et de souffrance.

Faisant artificiellement couver, avant l'attrayante défalcation maternelle, tous les œufs d'une ponte, il vit qu'en effet, parvenant à s'évader trop tôt de leur prison, des petits naissaient à jamais grêles et maladifs, alors que d'autres, notablement retardataires, apparaissaient pleins d'exubérante robustesse. Les coquilles de ceux-ci, douées d'une ferme épaisseur, fussent à coup sûr restées intactes sous les heurts judicieusement calculés de la mère, qui, au contraire, eût fatalement coupé celles des premiers, délicates et fines.

Plus que tout, les remuements extravagants de la femelle provoquant ses œufs avaient impressionné Canterel dans son étude des iriseaux. Persuadé que la nature ne présentait nulle part ailleurs semblable mélange indécomposable de déhanchements et de soubresauts, le maître voulut profiter de l'aubaine pour mettre en complète valeur certaine propriété troublante possédée par l'objet d'une récente découverte—dont ce passage d'Hérodote lui avait suggéré la poursuite:


En l'an 550, après avoir conquis la Médie, Cyrus, visitant Ecbatane en vainqueur, aperçut dans les palais et les temples, sous mille aspects divers, une frappante profusion d'or.

Désirant connaître la provenance de tant de métal précieux, il apprit l'existence, sous le mont Arouastou, d'une opulente mine alors épuisée.

Comme on pouvait, par haine de l'envahisseur, avoir mensongèrement donné le gisement pour actuellement stérile, Cyrus—songeant qu'au reste, bonne foi admise, une veine jadis si riche était en mesure de recéler encore quelque filon ignoré—se rendit aux lieux indiqués avec une foule de travailleurs.

Trouvant effectivement la mine dépouillée jusqu'en ses plus secrètes impasses, il fit creuser de nouvelles galeries—et admira un jour certain pesant bloc d'or capturé à de grandes profondeurs par une de ses équipes.

Mais les recherches subséquentes, dirigées en tous sens, furent infructueuses, et le monarque revint à Ecbatane avec son unique spécimen.

Fidèle à une antique tradition, Cyrus, lorsqu'il forçait une capitale, recevait avec magnificence, du haut d'un trône improvisé sur la place publique, l'humble hommage des grands du royaume en présence du peuple assemblé—puis, d'un seul trait, vidait un vase précieux empli d'eau puisée à la plus marquante artère fluviale de la contrée; le conquérant, en assimilant à sa personne même cette onde nationale, prenait symboliquement possession du pays dompté.

Impatient de fouiller la mine du mont Arouastou, susceptible, en cas de non-épuisement, d'être méchamment soustraite en hâte à son exploitation future par inondation ou ravage, Cyrus avait quitté Ecbatane en renvoyant à son retour l'habituelle solennité, où devait servir l'eau du Choaspes, grand affluent du Tigre.

Cette fois, au lieu d'adopter n'importe quel cratère pour son emblématique rasade, il fit forger une coupe dans le bloc d'or ramené de la mine. Le conquérant boirait ainsi l'eau du Choaspes dans une matière déterminée qui, récemment extraite par lui-même du sol de la région asservie, renforcerait la signification de son acte.

Au jour dit, devant une foule immense, un trône drapé de riches étoffes brillait au soleil en plein cœur d'Ecbatane. Cyrus y prit place auprès d'une table de marbre où se dressait la coupe d'or, remplie d'avance d'eau du Choaspes, et tous les dignitaires mèdes vinrent tour à tour faire leur soumission au nouveau maître.

Le défilé terminé, Cyrus, au milieu d'un grand silence, porta la coupe jusqu'à ses lèvres.

Mais il eut beau la renverser au-dessus de sa tête rejetée en arrière, l'eau, retenue par une force étrange, ne put franchir son gosier.

Troublé, il écarta l'objet et perçut aussitôt un cri de surprise proféré par tous: l'eau, sans tomber, pendait au-dessous de la coupe, qui, lancée au loin par Cyrus effrayé, atteignit la foule, où elle passa de main en main; le liquide l'avait suivie dans sa chute et, glissant extérieurement au long du métal, se balançait maintenant sous le pied sans séparation possible. L'or exerçait sur la masse d'eau une invincible et mystérieuse attraction.

Convaincus dès lors que, par décret des dieux, Cyrus, n'ayant pu boire l'eau du Choaspes, ne devait pas posséder leur sol, les Mèdes, enhardis, esquissèrent un mouvement de révolte. Ce fut à grand'peine que les soldats perses rangés autour du trône protégèrent Cyrus contre les attaques de la multitude.

Fâcheusement impressionné par l'événement, le conquérant partit le lendemain vers d'autres contrées, laissant en Médie une forte garnison apte à maîtriser la rébellion naissante.

Et jamais, dans la suite, Cyrus ne parvint à soumettre entièrement les Mèdes, qui, regardant chaque jour avec confiance, vu l'incident de la coupe, leur délivrance comme prochaine, travaillaient sourdement sans relâche à secouer le joug des Perses.


Hérodote présente le fait comme une légende. Mais, suivant Canterel, rien, au point de vue scientifique, ne s'opposait à ce qu'un or géologiquement doté de tels éléments chimiques spéciaux exerçât sur une masse liquide un sérieux pouvoir attractif. Considérant donc l'aventure comme plausible, toujours le maître avait nourri le projet—hasardeux certes, mais défendable—de faire chercher dans les plus secrets replis de la fameuse mine quelque second lingot ravisseur d'eau.

Il avait un jour exposé son plan à l'archéologue Derocquigny, prêt à partir pour entreprendre une série de fouilles non loin du mont Elvend, qui n'est autre que l'ancien Arouastou.

Enthousiasmé par l'idée, Derocquigny, une fois sur les lieux, creusa le sol juste à l'endroit—nettement déterminé par Hérodote—d'où les gens de Cyrus avaient extirpé leur bloc massif.

Après de longs et actifs sondages, l'archéologue trouva une lourde pépite qui, donnant raison à Canterel, auquel il s'empressa de l'expédier, attirait l'eau avec force.

Le maître, essayant de secouer vigoureusement le précieux spécimen au sortir d'une bassine pleine, vit la masse d'eau captée se projeter au loin en tous sens puis revenir fidèlement à l'or qui la subjuguait.

Des mouvements continuels et baroques étant nécessaires pour bien mettre en relief les vertus attractives du curieux métal, Canterel tâchait de faire exécuter à sa main les plus capricieux et fréquents sursauts.

Mais ses gestes, par leur côté conscient et volontaire, lui semblaient inférieurs, sous le rapport de l'effet rendu, à l'agitation imprévue qu'eût provoquée sans arrière-pensée quelque être ignorant du but poursuivi.

Or toute personne, même bornée ou folle, eût, à un degré quelconque, agi en connaissance de cause, et, d'avance, n'importe quelle machine, à travail forcément invariable et précis, allait au rebours de ses désirs.

Seul un animal, vivant et incompréhensif à la fois, pouvait donner à la manœuvre tout l'inattendu exigé.

Ayant reçu la pépite peu de temps après son retour de Marseille, au moment de ses études sur les iriseaux, Canterel jugea que les folles évolutions caudales de la femelle éprouvant ses œufs lui donneraient des résultats inespérés, en portant jusqu'à l'anxiété les sentiments de ceux qui guetteraient les cabrioles de l'eau.

Il fit transformer la pépite en une plaque spéciale qui, fixée sous le dais naturel d'une iriselle, happa le contenu presque entier d'un récipient d'eau placé dans sa zone d'appel au moment d'une sélection d'œufs. L'étrange queue, trop puissante pour souffrir de sa double surcharge, assaillit les coquilles en imprimant à la vague suspendue au-dessous d'elle les effarants brimbalements fortuits ardemment souhaités par le maître.

Séduit par cette scène rapide, Canterel nous en avait réservé pour aujourd'hui une fidèle reprise.


Calme dans sa cage, l'iriselle couvait son œuf si posément que l'eau accrochée bougeait à peine sous la plaque d'or.

*
*    *

A deux mains Félicité saisit sur sa table une gerbe d'orties dont chaque tige, comme celle d'une fleur montée, s'unissait par l'étreinte d'un fil de fer en spires à une mince baguette la prolongeant.

La vieille femme, s'engageant à deviner nos caractères au moyen de ces plantes, données pour magiques, tendit au poète Lelutour, l'un des plus captivés de notre groupe, le bout libre des frêles badines,—qu'elle tenait toutes ensemble par leur milieu, non sans les faire constamment glisser les unes entre les autres avec une rare dextérité.

En ayant pris une suivant son choix, Lelutour, sur injonction de Félicité, frappa sèchement, avec l'ortie fixée à l'opposite, le bras nu de Luc, qui venait de s'approcher, la manche relevée.

La sibylle nous montra que les rougeurs promptes à paraître sur la peau formaient, en petites majuscules inégales mais lisibles, cette figure:

HOCHE
COUARD.

Ensuite, par une sentencieuse tirade accusatrice, elle traita Lelutour d'esprit paradoxal.

L'apophtegme tombait si juste qu'un rire unanime s'éleva, gagnant Lelutour lui-même, conscient de son défaut.

Le poète en effet, sémillant causeur ennemi des clichés, passait pour soutenir froidement, avec un charme plein d'imprévu, mille thèses abracadabrantes.

Un mystère enveloppait l'apparition des lettres sur la peau, car l'ortie, même vue de près, n'offrait rien d'anormal.

Sur nos instances, dictées par la pitié que nous inspirait Luc, en train de se gratter nerveusement l'endroit meurtri, Canterel, du geste, arrêta Félicité, disposée à poursuivre son enquête en présentant la gerbe à de nouveaux amateurs, puis nous révéla le secret de la cuisante inscription cutanée.

La sibylle, étudiant son public pendant ses premières manigances, discernait vite, à l'attitude et aux reparties, le trait dominant de chaque flâneur. Ses remarques faites, elle approchait la gerbe piquante avec des remuements si habiles que certaine tige, élue par elle et munie d'une ortie contenant en puissance un dire opportun, atteignait infailliblement, telle qu'une carte forcée, la main du preneur.

Laissant libres différentes places formant des lettres majuscules pareilles à celles des clichés typographiques, Félicité, préalablement, avait badigeonné chaque ortie au pinceau avec une mystérieuse drogue incolore, propre à ôter aux feuilles les propriétés envenimantes dues à une sécrétion de leurs poils. Toutes fort plates grâce à un tri soigneux, les plantes, pour le coup à porter, ne donnaient le choix qu'entre deux côtés, préparés chacun de même. Fustigée, la peau de Luc, subissant l'effet irritant des seuls endroits géométriquement épargnés par l'enduit, offrait aux yeux, dans un bref délai, une rouge formule incisive semblant conçue par le cerveau de l'inoffensif tortionnaire, dont elle trahissait la mentalité.

Force indices de défauts et de qualités figuraient ainsi dans la gerbe.

Or on ne pouvait mieux symboliser le paradoxe qu'en entachant de couardise la plus intangible gloire militaire de l'histoire.

Plusieurs traits déconcertants, lancés sur l'iriselle par Lelutour imperturbable, avaient guidé Félicité pour la nomination mentale de l'ortie fatidique.

*
*    *

Rangeant sa gerbe, la sibylle sortit d'une étroite et haute boîte de vieux cuir au couvercle absent un grand jeu de tarots—et posa l'un d'eux à plat, le dos touchant la table. Avant peu une musique argentine s'échappa de la carte, bien que nulle épaisseur anormale n'autorisât la présence d'un mécanisme intérieur. Adagio incohérent, semblant dû au caprice improvisateur de créatures vivantes, l'air, empreint d'une bizarrerie exempte de toutes fautes harmoniques, se déroulait avec mollesse.

Un second tarot, prenant place près du premier, engendra un motif plus alerte. D'autres, mis successivement sur table, jouèrent tous leur morceau discret aux sons purs et métalliques. Pareil à un orchestre indépendant, chacun, une fois couché, attaquait tôt ou tard sa symphonie, traînante ou vive, sombre ou joyeuse, dont l'imprévu, presque hésitant, trahissait le faire personnel de sujets animés.

Jamais aucune infraction aux règles ne froissait l'oreille, déroutée seulement par la multiplicité de ces ensembles divers, trop faibles au reste pour provoquer par leur simultanéité un gênant charivari.

La flagrante localisation des sons mettait l'esprit en demeure d'admettre, contre toute vraisemblance, l'emprisonnement dans chaque tarot d'un appareil musical miraculeusement plat.

Pendant que Félicité continuait son manège, étalant côte à côte au hasard, la face principale en vue, l'ermite et le soleil, la lune et le diable, le bateleur et le jugement, la papesse et la roue de fortune, Canterel ouvrait, après l'avoir prise sur la table non loin d'une spatule d'ivoire, certaine boîte ronde en métal, pleine d'une poudre blanche qu'il nous donna pour la reproduction fidèle d'un des fameux placets de Paracelse, préparations imaginées pour obtenir par sécrétion des sortes de remèdes opothérapiques.

La spatule lui servit à prélever dans la boîte puis à étendre en couche légère sur l'avant-bras de la négresse Siléis une dose de poudre qui recouvrit une importante surface de peau.

Puis le maître attendit l'effet de sa médication externe, pendant que Luc ramassait une gaine de serge noire, contenant un grand objet plat jusqu'alors debout sur le sol contre un des pieds de la table.

Les tarots, exhalant à l'envi force notes cristallines et charmeuses, donnaient un ample concert hétéroclite, tous abattus maintenant par Félicité, qui, tendant l'oreille pour comparer le talent de chacun, entreprit d'éliminer ceux dont le rythme trahissait de l'apathie,—les réduisant brusquement au silence par la simple action de les remettre debout dans sa main. Bientôt les plus délurés seuls restèrent actifs—puis, ramassés un par un à leur tour, laissèrent la place entière à la maison-Dieu, tarot dont l'allegro vivace primait tout par son brio joyeux.

Douée d'une étrange puissance de pénétration, la poudre s'insinuait rapidement dans la peau de la Soudanaise. Quand le dernier grain fut absorbé, Canterel fit un signe à Félicité, qui, penchée vers la table, chanta tout près de la maison-Dieu un tendre motif mélancolique. Interrompant aussitôt son allégro, le tarot, délaissant toute combinaison harmonique, joua sans faute en pleine sonorité, à la fois dans l'aigu et dans le grave à deux octaves d'intervalle, l'air qu'on lui soufflait,—lente mélodie plaintive qui, empreinte d'un grand charme nostalgique, pouvait se noter ainsi:

[Musique: Andante con grande espressione]

Dès les premières notes, huit cercles lumineux vert émeraude, plus petits que des bagues, étaient apparus, horizontalement, au-dessus du tarot, privé de tout lien visible avec eux. Sortes de minces halos dominant de trois millimètres la surface coloriée, ils marquaient les centres de huit pareils carrés imaginaires qui, allant deux par deux, eussent servi à morceler symétriquement l'aire entière de la carte.

Indéfiniment Félicité répéta ses seize mesures, entraînant à sa suite les mystérieux et dociles exécutants tapis dans le tarot. Les halos, très intenses, engendraient un puissant éclairage vert; il semblait que la mélodie même attisât sans cesse leur feu énigmatique allumé par elle seule.

Luc, sur un mot brusque de Canterel, sortit du souple sac de serge un tableau luxueusement encadré, qu'il offrit directement aux regards de Siléis.

La lune éclairait splendidement la toile, signée Vollon et frappante de relief. Dans un décor africain, une jeune danseuse de race noire, en train d'exécuter un pas tendant vers quelque monarque sauvage installé à droite au milieu de ses principaux chefs, portait séparément en périlleux équilibre au sommet de sa tête et sur le plat de ses mains trois corbeilles simples, contenant chacune un lourd stock de fruits indigènes disposés en pyramide élancée. Une grosse baie rouge, en quittant par accident le monceau de la main gauche, terrifiait la ballerine, vers qui fonçaient, l'arme au poing, deux exécuteurs nègres au geste léthifère. L'œuvre entière avait une rare énergie, et l'expression de frayeur donnée aux yeux de l'almée atteignait un suprême degré d'intensité; mais les fruits surtout faisaient valoir les dons spéciaux du créateur fameux de tant de natures mortes; ils sortaient de la toile, et, à mi-chemin du sol, la baie fugitive était d'un pourpre éblouissant.

Tout à coup, attirant nos regards par un sourd gémissement, Siléis subit une terrible crise. Fixant assidûment sur le tableau ses yeux agrandis par l'horreur, elle râlait d'épouvante, la respiration courte et le visage convulsé. Canterel, épiant avec une joie visible ces symptômes brusques, nous montra que, sous l'empire de l'effroi, la Soudanaise, dont il soulevait le bras nu, avait très fortement la chair de poule.

Les mains à demi fermées, Félicité portait maintenant la maison-Dieu bien à plat sur l'extrême bout de ses dix doigts, groupés et un peu arrondis. Appliquée à rechanter sans trêve la même cantilène tout contre le tarot musical, qui en continuel fortissimo la ressassait avec elle, la vieille femme maintenait les halos dans leur étincelante vigueur.

Baissant la tête pour regarder par en dessous, non sans le tenir avec ses deux mains horizontalement distantes, le bras de Siléis toujours médusée au même point par le tableau, Canterel, au moyen d'une lente descente, approcha d'un halo d'angle, jusqu'à effleurement, la portion d'épiderme tout à l'heure cachée par la poudre blanche.

En observant à sa manière, nous vîmes se creuser dans la peau, sans douleur apparente ni effusion de sang, une cavité profonde affectant la forme d'un cône dont le brillant cercle vert eût constitué la base.

Bientôt, du sommet de cette forure, un globule rouge tomba sur la maison-Dieu, salué par une triomphante exclamation de Canterel, qui leva un peu le bras de la Soudanaise, pour l'abaisser derechef après un léger déplacement horizontal. Au-dessus du même halo, une nouvelle cavité béa, qui, faiblement distante de la première, déjà contractée à demi, fournit à son tour un globule rouge. De nombreuses manœuvres semblables se succédèrent prestement. Sans franchir les limites du champ qu'avait recouvert le placet de Paracelse, le maître, fidèle à son énigmatique stratagème, ouvrait, de-ci, de-là, des cavités dans la peau de Siléis, procédant toujours, avec le bras noir maintenu sans cesse parallèle au tarot, par montées ou descentes rigoureusement verticales. Toutes identiques, les enfonçures coniques se refermaient doucement sans laisser de trace, après avoir libéré chacune un globule rouge, qui s'affalait sur la carte en passant par le centre exact du même halo vert. Canterel agissait avec hâte, comme pour mettre à profit le fugace phénomène de petite mort dû à la peur mortelle qu'inspirait encore à la Soudanaise l'aspect du tableau de Vollon. Les globules, en tas allongé, se réunissaient au milieu de la maison-Dieu, toujours aussi ardente à lancer crânement aux échos, pendant que luisaient de plus belle ses huit halos verts, le thème éternellement repris par Félicité.

Enfin Canterel marqua le terme de l'expérience en écartant, pour l'abandonner aussitôt, le bras de Siléis, qui, ne voyant plus la toile tragique, vivement rengainée par Luc, retrouva son calme au moment où une attaque nerveuse paraissait imminente.

Comme Félicité avait soudain cessé de chanter, le tarot, désemparé, cherchait vainement à poursuivre sans guide l'exécution de la cantilène. Après d'infructueux efforts pour ressaisir le fil de la phrase musicale entamée, il retomba dans son ancienne étrangeté symphonique, et les halos s'éteignirent.

Canterel, marchant vers la rivière, nous pria de ne pas quitter un instant des yeux, en vue d'un futur témoignage, l'ensemble des globules rouges. Nous le suivîmes, entraînés par Félicité, qui, avec précaution, tenait toujours horizontalement, sur le bout de ses dix doigts, la maison-Dieu, vers laquelle convergeaient nos regards dociles.

Arrivés, au bout d'une cinquantaine de pas, devant les rochers de la berge, nous dûmes, sur injonction du maître, constater chacun à tour de rôle, pendant que les autres continuaient d'épier les globules, l'absolue vacuité d'une petite excavation artificielle, qui, point d'aboutissement d'une mèche d'amadou assez longue, était disposée en trou de mine.

Penchant en bonne place, dans le sens voulu, la maison-Dieu dès lors silencieuse, Félicité laissa rouler tous les globules jusqu'au fond de l'antre minuscule, et Canterel, après avoir mis le feu au bout libre de la mèche, nous ramena prudemment, en nous annonçant une explosion prochaine, jusqu'à la table récemment quittée.

Là, pendant la lente combustion de l'amadou, le maître, pour nous faire prendre patience, nous mit au fait des événements suivants.

*
*    *

Voyant un matin, dans une des belles rues de Marseille, une montre plate exposée de profil derrière la vitre du grand horloger Frenkel, l'inventive Félicité, stupéfiée par l'évidente présence d'un mécanisme complexe dans un boîtier d'épaisseur nulle, avait voulu enrichir ses séances d'un mystérieux attrait, basé sur une application outrancière du procédé compresseur: une fois pourvus tous intérieurement d'un mince appareil musical impossible à deviner, certains vieux tarots, dont elle usait chaque jour, fourniraient à ses périodes prophétiques de précieux éléments nouveaux, subordonnés à la nature et au rythme des airs.

Mais, pour qu'on pût l'attribuer, comme l'exigeait le but poursuivi, à une intervention magique de puissances extra-terrestres, il fallait que, partant d'elle-même pour éviter une manœuvre de ressort qu'éventeraient vite des yeux forcément en éveil, la musique affectât une espèce d'incohérence fortuite excluant tout morceau normal. La sibylle songea que seules des créatures vivantes, enfermées dans la carte même, lui donneraient, selon son vœu, un continuel imprévu dans l'exécution, joint à une absolue spontanéité d'attaque.

Cinq étages au-dessous de sa mansarde, logeait dans une boutique poudreuse le vieux bouquiniste Bazire, acheteur d'innombrables livres de rebut qu'il revendait aux prix d'occasion.

Se rendant chez Bazire, qui voisinait parfois avec elle, Félicité s'enquit, en vue de son projet, d'un ouvrage concernant les insectes.

Le vieillard lui remit plusieurs traités d'entomologie bien illustrés, qu'elle put feuilleter à loisir.

Après diverses recherches, elle tomba sur le portrait de l'émeraud, qui retint son attention par l'extrême platitude de son corps.

Selon un texte succinct encadrant le dessin, l'émeraud, aphaniptère parasite de la pyrole calédonienne, plante particulière au centre de l'Écosse, était doué parfois la nuit d'une phosphorescence intermittente qui, ne le touchant en aucun point, créait plus haut que lui, parallèlement à l'ensemble de son individu, une sorte de halo vert. Tant que durait le phénomène lumineux, l'insecte, blanc à l'état naturel, se parait, grâce au reflet de son nimbe, d'une riche nuance émeraude qui justifiait son nom.

Séduite par l'idée de cette auréole, qui, apte sans doute à briller malgré un mince obstacle, lui fournirait, par sa venue miraculeuse au-dessus de tel tarot, une matière à saisissantes conclusions augurales, Félicité fixa son choix sur l'émeraud, dont la forme répondait juste à ses vues.

Sachant que Bazire, en vue de son commerce, avait dans chaque grand centre son pourvoyeur de bouquins, Félicité, désemparée, eut recours à lui pour se procurer ses insectes. Il écrivit à son correspondant d'Édimbourg, qui, après d'obligeantes démarches, lui envoya six pots de terre contenant chacun une pyrole calédonienne cueillie dans la vallée du Tay et pourvue d'une colonie d'émerauds.

Pressenti par Félicité, qui, anxieuse, jugeait que maître en l'art de la fine mécanique il pouvait seul réaliser le prodige rêvé, l'horloger Frenkel, enthousiasmé, offrit son concours gratuit contre l'exclusive propriété de l'idée, qu'il voulait ensuite exploiter lui-même.

Le marché fut conclu, et Frenkel, réclamant des émerauds pour guider son travail, reçut une des six pyroles calédoniennes.

Étudiant les insectes des cinq autres plantes, Félicité vit apparaître un soir le halo annoncé. Ardent cercle vert, il étincelait au-dessus d'un aphaniptère, en l'accompagnant dans toute évolution. Peu à peu, chaque émeraud se para d'une semblable auréole, dont le milieu dominait sa tête. Il semblait qu'une cause unique eût provoqué cette illumination générale.

Là sibylle, cachant sa lampe, admira le spectacle de ces ronds éblouissants, qui, se croisant de divers côtés, produisaient un éclairage discret, en transmettant leur propre nuance au corps blanc des bestioles.

Quelques minutes plus tard, tous les nimbes s'éteignaient un à un.


Frenkel, avec succès, acheva, comme premier modèle, un rectangle entièrement métallique d'épaisseur inappréciable, symétriquement divisé en huit carrés pareils, qui, se suivant deux par deux, avaient tous un émeraud installé à leur centre. Chaque patte, tendant à se mouvoir, subissait l'étreinte d'une minuscule guêtre de métal, soudée à une bielle actionnant un ensemble de roues couchées à plat dans le sens général de l'objet. Finement dentés, moyeux et pourtours s'emboîtaient à la file, contraignant chaque roue à gagner en vigueur ce qu'elle perdait en vitesse; la première, mue directement par la bielle, tournait sans peine grâce aux remuements de la patte en détresse, alors que, lente et robuste, la dernière, avec une série de piquants plantés dans son moyeu, poussait périodiquement l'extrémité d'une lamelle effilée qui, une fois lâchée, vibrait en rendant un son pur. Individuellement pourvus de six pattes donnant chacune sa note, les huit émerauds couvraient chromatiquement à eux tous cette étendue comprenant quatre septièmes majeures:

[Musique]

En outre, édifié avec le concours d'un harmoniste éclairé, un prodigieux système frénateur de rouages inextricables, régentant les huit zones séparément et dans leur ensemble, s'opposait à la production de toute cacophonie sans exclure aucune combinaison rationnelle et analysable.

L'instrument rappelait en miniature le componium[5] du Conservatoire de Bruxelles.

[5] Machine à composer.

D'avance réclamé par Félicité, intéressée à préserver ses séances de toute musique anticipée venant des tarots debout dans leur boîte, un infime poids mobile paralysait tous les organes de l'appareil au moindre abandon de l'horizontalité.

Transformé en poche au moyen d'une lame mince qui fouilla toute son épaisseur en s'immisçant par un des bords étroits, un tarot enferma aisément le rectangle métallique, sans que son aspect se modifiât ni que le côté servant de passage ébauchât le moindre bâillement.

Frenkel reproduisit son modèle, et bientôt les tarots, gaines insoupçonnables, eurent tous leur plaque musicale, qui, nantie de huit émerauds, entrait ou sortait sans efforts.

Les résultats artistiques, dans leur pureté inattaquable, avaient l'imprévu souhaité; souvent, sans souci de l'obstacle, des halos brillaient au-dessus de telle surface de carton, soulignant toujours par leur présence, due manifestement à quelque intime volupté auditive des exécutants, les meilleures périodes du concert.

Par les soins de Félicité, tous les insectes étaient réquisitionnés à tour de rôle—puis relâchés dans les six plantes, où ils trouvaient leurs éléments de vie.

La sibylle eut de grands succès avec ses tarots harmonieux, qu'elle employait durant ses séances du soir, pour avoir l'appoint des nimbes verts. Quel que fût le genre musical adopté par les émerauds, la vieille femme, avec sa faconde, en extrayait d'ingénieux corollaires à telle prédiction déjà fournie par la figure même de la carte. Quand les auréoles survenaient, elle s'emparait avec avidité du nouveau thème fertile subitement offert à sa verve prophétique.

Joint à l'aspect entièrement normal des tarots, le mystère de ces symphonies spontanées et de ces flamboyantes couronnes aériennes impressionnait les curieux, dont le nombre allait croissant.


Au cours de leurs improvisations, les émerauds, comme sous l'empire d'une hantise, ébauchaient souvent, dans le ton de fa majeur, en s'efforçant vainement de la continuer, certaine mélodie caractéristique remarquée par Félicité. Un touriste anglais, mêlé un soir à l'attroupement habituel, entendit et reconnut—le premier tarot à peine abattu—l'étrange motif tracassant, début d'une cantilène d'outre-Manche qu'il chanta dès lors intégralement. Les émerauds, suivant sa voix pour exécuter avec lui—simultanément dans le registre du soprano et dans celui de la basse, à une distance de deux octaves—l'air tant de fois cherché, créèrent des halos vifs, qui paraissaient trahir, par leur intensité jamais atteinte encore, l'allégresse que procure une suppression d'angoisse. Surpris d'être ainsi copié, l'Anglais, sans se taire, pencha contre la carte son conduit auditif, pour mieux percevoir les sons. Quand il se releva, Félicité, interdite, vit dans la peau de son oreille et de sa joue huit cavités en entonnoir, qui, semblant d'après leur disposition symétrique être le fait des halos, se refermèrent, ignorées de lui, sans laisser aucune trace.

L'Anglais, questionné par la foule, donna l'air pour un chant populaire écossais, intitulé: The Blue-Bells of Scotland[6].

[6] Les Campanules d'Écosse.

Se rappelant que les émerauds provenaient de l'Écosse, Félicité, la curiosité en éveil, retint l'attestation, qu'elle transmit le lendemain à Bazire, en lui narrant toute l'aventure.

Sur sa prière, le bouquiniste adressa certain questionnaire spécial à son compère d'Édimbourg, dont il reçut bientôt, joints à un exemplaire demandé des Campanules d'Écosse, maints renseignements circonstanciés. On avait cueilli, au bord même du Tay, les six pyroles calédoniennes en un lieu plein de gras pâturages, à proximité d'un banc de pierre où souvent un jeune pâtre allait s'asseoir pour jouer du bagpipe en surveillant de loin ses troupeaux. Refrain favori du jouvenceau, les Campanules d'Écosse—dans leur ton original de fa majeur—revenaient sans cesse, imprégnant les émerauds, qui, dotés plus tard d'un pouvoir musical, s'étaient efforcés d'ébaucher le motif sommeillant dans leur mémoire, jusqu'au jour où, grâce à un guide, ils avaient retrouvé l'œuvre entière. La joie dénoncée alors par l'excessive accentuation de chaque auréole devait s'attribuer à l'enivrante évocation fugitive de leur froid climat natal, qui, dans une atmosphère nouvelle, trop douce pour eux, leur inspirait sans doute quelque regret nostalgique.

Hantée par le plus impressionnant détail de l'aventure du touriste anglais, Félicité, chantant elle-même en fa aux émerauds—prompts à le jouer dès lors à sa suite dans le bas en même temps que dans le haut—l'air des Campanules d'Écosse appris par cœur, obtint à volonté des halos aveuglants, qui creusaient mystérieusement sans douleur la peau de ses mains exposées au-dessus d'eux. Le ton original était favorable à l'unanime resplendissement des halos, en permettant aux huit émerauds d'un même tarot d'être tous militants.

A ses séances, entonnant la mélodie sous forme d'incantation, elle utilisait pour ses prophéties, outre la vigueur lumineuse des nimbes, l'énigmatique et passagère apparition de ses cavités manuelles, vaticinant d'après leur profondeur ou leur façon de se refermer.

Seuls les halos provoqués par l'exécution des Campanules d'Écosse, pour lesquelles jamais les insectes ne purent se passer de guide, avaient la force d'entamer un épiderme.


Intrigué par la présence même des nimbes et surtout par leur secrète faculté perforatrice, Canterel se promit d'étudier de près les émerauds, qui, mentionnés brièvement dans les livres, avaient échappé jusqu'alors aux sérieuses investigations des naturalistes.

Un soir, examinant un halo à travers une sorte de loupe d'horloger fixée à son orbite,—pendant que, pour lui seul, Félicité, de sa vieille voix, soufflait efficacement les Campanules d'Écosse aux huit émerauds d'un rectangle musical dégainé,—il découvrit, tournant rapidement en sens contraires, deux cônes lumineux presque inexistants, qui, joints par leurs bases, se tenaient debout en équilibre,—une pointe sur la tête d'un des insectes, l'autre en l'air. Le cône inférieur était uniformément bleu, le plus haut entièrement jaune.

Engendrée sans dégradation par les deux cercles se frôlant à rebours et douée de sa riche nuance verte par l'amalgame du jaune et du bleu, l'auréole, qui, mince et définie, restait fixe vu la neutralisation des deux mouvements, contrastait par son éclat superbe avec la faiblesse des cônes, totalement absents pour l'œil nu.

Prenant un émeraud mort pour le disséquer, Canterel trouva dans la tête, debout aussi et base contre base, deux imperceptibles cônes blancs en matière sèche et dure, adhérant par leurs pointes respectives aux deux pôles d'un minuscule réduit sphérique, dans le haut duquel son scalpel venait d'ouvrir une fenêtre latérale.

Le maître, devinant tout, lança en place voulue un fort courant électrique, et les cônes blancs, suivant ses prévisions, pivotèrent en sens opposés. En même temps, un halo d'ardeur moyenne se forma juste au-dessus d'eux, provenant de deux cônes radiants que la loupe révéla.

L'énigme, dès lors, était résolue. Sous l'empire d'un contentement momentané, les émerauds, par l'effet de quelque subtile innervation, élançaient les cônes blancs, qui aussitôt projetaient en l'air, non sans l'amplifier fortement, une rayonnante image d'eux-mêmes. C'était grâce à une certaine grosseur débordante de l'aérienne substance brillante que les deux bases factices se frôlaient,—celles des cônes réels demeurant seulement proches voisines.

Pour Canterel, l'apparition des halos, tout en servant à manifester, à la manière du ronron des chats, un bien-être quelconque, devait avoir en principe, comme la phosphorescence des vers luisants, une signification amoureuse et constituer une sorte d'appel en vue de l'accouplement.

Le maître poussa plus loin ses investigations anatomiques. La pointe de chaque cône réel, franchissant une ouverture du réduit sphérique, tenait au centre d'un libre petit disque blanc extérieur, parallèle au plan du halo et enceint d'une haie circulaire de filaments nerveux qui, courtes ramifications d'une seule fibre, déterminaient, au moyen de leur influence magnétique, un mouvement giratoire rappelant, par son origine, celui des moteurs électriques. Le disque, dès qu'il tournait, transmettait son élan au cône, qui ne faisait qu'un avec lui.

Rayant avec intention—l'orbite toujours garnie—le cône inférieur à l'aide d'une pointe d'acier, Canterel, comme il s'y attendait, vit briller au-dessus de l'émeraud mort une raie bleue photogène, pareille, en plus grand, à la brusque éraflure. Éprouvé de même, le cône supérieur donna plus haut, en jaune, un résultat identique.

Traçant alors des stries en sens divers, le maître obtint subitement sous forme de minces clartés dans l'espace—en bleu ou en jaune suivant le cône attaqué—des reproductions de tous ses primitifs dessins, exactes dans leur augmentation.

Confirmant d'intimes conjectures, ces apparitions linéaires lui montrèrent comment les cônes, livrant en pleine rotation leur surface entière au frottement de l'air enfermé dans le réduit sphérique, engendraient lumineusement leurs doubles nets et complets, prompts à s'éteindre au premier temps de repos.

Attribuant à quelque différence de matière le contraste des deux nuances enfantées, Canterel, avec un fin pinceau, déposa une goutte de certaine préparation sur chaque cône—et eut en effet deux réactions chimiques dissemblables.


Chaque émeraud, mis droit ou obliquement, de côté ou à l'envers, portait toujours son halo de même, comme une auréole parant le sommet de sa tête,—les deux doubles cônes semblant se mouvoir autour d'un seul long pivot idéal.

Le maître, cherchant la cause de cette constance dans l'orientation relative de la figure phosphorescente, perçut un léger écart de tons différenciant les deux hémisphères du réduit, faits de deux substances blanches distinctes. Il les sépara au moyen de son scalpel puis en arracha les cônes et les nerfs, possédant, dès lors, deux calottes finement percées aux pôles, dont l'une montrait toujours la délicate fenêtre pratiquée en vue des précédentes observations.

Promenant tour à tour les deux légers objets à travers les cônes de lumière créés, aux sons des Campanules d'Écosse, par un émeraud vivant, Canterel, à l'aide de sa loupe, vit que, doué d'une transparence particulière dont jouissaient d'ailleurs maints autres corps déjà essayés, l'hémisphère supérieur ne troublait en rien la figure, aussi insoucieusement immuable qu'un rais de soleil où l'on agite une lame de verre. Par contre, l'hémisphère inférieur portait le désarroi partout, obstacle infranchissable contre lequel butaient pêle-mêle les atomes lumineux, qui trouvaient là non pas seulement l'étanchéité parfaite mais l'antipathie et le refoulement. Ainsi s'expliquait comment, jouant dans la tête de l'insecte un rôle de réflecteur, la moitié basse du réduit sphérique, légèrement douée au reste d'une courbure spéciale très amplificatrice, dardait sans cesse loin d'elle l'ensemble de la figure brillante.


Les divulgations du verre grossissant mettaient en relief la raison, mystérieuse pour l'œil nu, de l'apparition des cavités dermiques: rendu perforant par la giration, le cône aérien supérieur enfonçait sa pointe dans un pore, qu'il distendait impérieusement.

Étonné d'abord qu'une simple luminosité impalpable eût la force d'entamer une peau, Canterel se souvint qu'en Amérique, suivant de sérieux témoignages, certain fétu de paille, doué par un terrible ouragan d'un vif mouvement de rotation, s'était de lui-même fiché profondément dans le bois d'un poteau télégraphique.

Un rapide tournoiement pouvait donc permettre à un corps fragile de vaincre plus dur que lui, et le fait, dans le cas présent, frappait d'autant plus qu'en l'effleurant de côté la peau, comme une foule d'autres substances, demeurait transparente à la luminosité.

Constatant que les cavités ne saignaient jamais grâce à la délicatesse inimitable du procédé perforateur, Canterel évoqua soudain une particularité touchant les célèbres placets de l'alchimiste Paracelse, qu'il regardait avec admiration, charlatanisme à part, comme l'un des plus puissants esprits du XVIe siècle.

La théorie des placets, si proche, malgré sa grossière base métaphysique, des modernes thèses scientifiques sur les vaccins et l'opothérapie, lui apparaissait surtout comme un génial aperçu prodigieusement précurseur.

Paracelse considérait chaque composant du corps humain comme une individualité pensante, qui, ayant en propre une âme observatrice lui permettant de se connaître mieux que quiconque, savait, en cas de maladie, quel remède pouvait la guérir, n'attendant, pour faire des révélations sans prix, que des questions habilement posées par un pénétrant médecin bornant sagement là son vrai rôle.

Partant de cette idée, l'alchimiste avait élaboré, sous le nom de «placets», un certain nombre de poudres blanches, douées de différents effets définis.

Chacune, chargée d'une mission interrogative, agissait spécialement sur tel organe, prompt à sécréter alors une substance inconnue qui, facile à recueillir, constituait, sous forme de réponse, le remède réclamé.

L'appellation, prise dans le sens latin strict «Plaise à…», trahissait à elle seule l'essence métaphysique de la conception. C'était en humble solliciteur que Paracelse, avec conviction, s'adressait aux organes, envisagés comme de mystérieuses puissances voulant être amadouées.

Tel placet influençait le foie, qui, dès lors, versait dans le sang, où l'on pouvait s'en emparer, une substance apte à vaincre les troubles hépatiques; tel autre incitait l'estomac à livrer, par la même voie, une drogue efficace contre toute dyspepsie; un troisième adjurait le cœur de fournir l'essence souveraine à donner aux cardiaques.

Exhorté de la sorte par son placet particulier, chaque élément corporel d'un sujet sain fabriquait certain ingrédient, que Paracelse captait pour l'administrer aux malades.

Exceptionnellement, au lieu de s'avaler, plusieurs placets jouissaient d'un mode d'application direct. C'est ainsi qu'étendue sur l'œil même, tenu pour une personnalité sagace, une des poudres-suppliques procurait, en flux lacrymal, un collyre universel—et qu'une autre, en recouvrant la peau, entité clairvoyante, suscitait par suppuration un baume radical pour toute affection cutanée.

En fait, cette méthode ne portait sûrement aucun fruit, vu les spéculations toutes dogmatiques de Paracelse, qui, de bonne foi, pensait consulter de sages intelligences et récolter leurs instructions. Nulle vertu curative ne pouvait échoir aux sécrétions provoquées par les fameuses poudres,—inoffensifs excitants, effectivement topiques, dont les formules nous sont parvenues. Malgré sa stérilité, l'idée offrait un suprême intérêt en tant qu'avant-courrière du système qui, plus tard, avec Jenner puis avec Pasteur, devait révolutionner la thérapeutique. Paracelse, d'après Comte, eût représenté l'époque théologique du principe des vaccins, arrivé dans la suite, après une insensible transition métaphysique, à sa période positive.

L'assurance, studieusement acquise, que le mot «placet», au XVIe siècle déjà, servait à désigner une requête confirma, pour Canterel, la croyance de Paracelse au libre arbitre des souveraines puissances qu'il implorait.


Or, dans son De vero medici mandato, volumineuse monographie de ses placets, Paracelse, entre cent exemples, cite ce fait marquant.

Spécialement intéressé, au seul point de vue dialectal, par une tribu nègre de l'Ouest-Africain, l'explorateur Lethias, ami de l'alchimiste, en avait ramené, sous le nom de Milnéo, le plus intelligent sujet, qui, apte à lui permettre de continuer à domicile des études idiomatiques entamées sur place, ne s'était résigné à le suivre que sous condition de s'adjoindre sa compagne noire Docenn.

Depuis longtemps, Milnéo souffrait de certaine dermatose endémique dans sa contrée natale. Revenu en Europe, Lethias, en vue d'un traitement, conduisit son protégé à Paracelse, qui, strictement esclave de sa doctrine, estima qu'une peau nègre ne pouvait guérir que sous l'action d'un remède livré par une de ses pareilles.

Il appliqua sur le bras de Docenn, toute désignée pour l'expérience en tant qu'issue de la même tribu que Milnéo, une dose du placet ad hoc.

Bientôt commença une suppuration dont le coloris inusité justifia le choix d'un sujet de race noire en dénotant une réaction autre que celle des peaux européennes. Dans l'humeur, Paracelse remarqua pour la première fois des globules rouges qui, soumis à l'analyse, lui donnèrent principalement, à sa grande surprise, «charbon, soufre et salpêtre», éléments de la poudre à canon, telle que Roger Bacon l'avait inventée trois siècles avant. Mais, détrempés par la sécrétion qui les avait amenés, les minuscules grains restèrent privés de tout pouvoir détonant, même après diverses tentatives de dessiccation.

Estimant que l'obtention d'une retentissante explosion donnerait un vif relief à sa découverte, dont l'imprévu l'enorgueillissait, l'alchimiste voulut savoir si la formation du pulvérin précédait la venue du suintement humidifiant. Une conclusion affirmative s'imposa quand, au cours d'une nouvelle expérience, il recueillit plusieurs globules vierges de toute humeur, en fouillant avec de délicats instruments d'acier, peu après la pose du placet, la peau de Docenn, qui, dure au mal, se laissa faire sans plaintes. Mais ce mode d'extirpation entraînait une effusion de sang dont Paracelse, malgré d'infinies précautions, ne put jamais garantir les globules, dès lors inondés et perdus.

Entre temps, l'alchimiste, employant l'humeur comme calmant telle que la fournissait la peau sollicitée, avait guéri Milnéo,—dont le mal évidemment s'était apaisé de lui-même.


Méditant l'anecdote, Canterel avait composé le placet en cause, dont la formule, prise dans la monographie, indiquait à doses précises, comme substances fondamentales: hydrate de sodium, anhydride arsénieux, chlorure d'ammonium, silicate de calcium et nitrate de potassium.

Par curiosité il l'étendit sur la peau d'un noir—et trouva, dans la suppuration prévue, maints globules donnant essentiellement, à l'analyse, les trois substances nommées par l'alchimiste.

Songeant que l'organisme humain recèle du carbone et du soufre, le maître comprit vite le phénomène.

Éléments du placet, qui riche en nitrate de potassium fournissait directement le salpêtre, l'hydrate de sodium et l'anhydride arsénieux, extrêmement avides l'un de carbone, l'autre de soufre, captaient les parcelles de ces deux corps éparses dans le derme.

Or le pigment spécial qui colore les peaux nègres, doué de nombreuses affinités chimiques, attire sept corps divers, dont l'hydrate de sodium, l'anhydride arsénieux et le nitrate de potassium. Subjugués par lui en même temps que le salpêtre, l'hydrate de sodium et l'anhydride arsénieux apportaient leur récente réserve de carbone et de soufre,—et de ces accointances fortuites naissaient les globules, grâce à quelque interne mouvement pétrisseur de la peau en travail préparant sa suppuration.

Le rôle capital que jouait le pigment expliquait l'absence, vérifiée par Canterel, de tout globule mystérieux dans les réactions analogues des sujets de race blanche.

Trouvant, lui aussi, un intérêt puissant à faire exploser un pulvérin de pareille provenance, le maître, employant à son tour de fins outils d'acier, se buta, comme Paracelse, à l'impossibilité d'aller prématurément chercher fort avant dans la peau, sans les tremper d'un sang dû à d'inévitables coupures, les globules sensationnels,—mouillés irrémédiablement quand on les recueillait dans l'humeur.

Or voici que l'appareil lumineux des émerauds, par sa façon délicate d'explorer le derme sans ruptures de vaisseaux, pouvait lui permettre d'atteindre son but.

La peau d'un noir, après application du placet habituel, fut attaquée un soir, avant toute suppuration, par huit invisibles pointes lumineuses, aux sons des Campanules d'Écosse doublement exécutées par un rectangle à musique sous la conduite vocale de Félicité, qui employait ainsi, à la demande de Canterel, le seul moyen d'obtenir des émerauds une irradiation intensément perforatrice.

Mais le maître, sa loupe dans l'orbite, vit les cônes éthérés, exempts de trouble, traverser la peau sans l'ouvrir, comme des rayons errant dans du verre. Notoirement moins souple que le nôtre, l'épiderme nègre offrait des pores trop résistants à l'aérienne pointe pivotante, qui dès lors agissait comme avec toute matière transparente à son élément.

D'autres sujets noirs, hommes ou femmes, fournirent les mêmes résultats négatifs.

Refusant de s'avouer vaincu, le maître espéra que, dilatés par le phénomène d'horripilation,—dit chair de poule ou petite mort,—les pores deviendraient pénétrables.

Le froid n'ayant pu suffire, Canterel voulut mettre à l'épreuve les effets de quelque vive terreur,—qu'il n'essaya pas d'inspirer à des noirs dès longtemps transplantés en Europe et trop confiants en nos lois, prohibitives de toutes violences.

Il se rappela une profonde impression personnelle ressentie, lors d'une récente exposition des œuvres de Vollon, devant la fameuse Danseuse aux fruits, considérée comme le chef-d'œuvre du grand peintre. Le catalogue formulait ainsi l'argument, inspiré par une coutume soudanaise:

«Chaque année, à Kouka, suivant une tradition quasi religieuse, quand les arbres nourriciers laissent ployer leurs branches surchargées, une première sélection de fruits, apportée par une danseuse, doit, à l'issue d'un pas difficultueux, être solennellement déposée en offrande aux pieds du souverain entouré de sa cour; si un seul fruit tombe durant la danse, la ballerine est mise à mort sur-le-champ, et une autre, qu'attend la même peine capitale en cas de brusque déficit analogue, recommence la figure. Selon une croyance superstitieuse qui explique une telle rigueur, si ce premier lot n'est pas remis intact au souverain, un passage de sauterelles ne peut manquer de détruire le restant de la récolte, non sans ravager en même temps toutes les cultures; or la chute d'un des fruits présentés constitue de suite une menace qui, se rapportant au fléau dévastateur, exige, pour être conjurée, le trépas immédiat de la délinquante. Dans l'effroi continuel qu'inspire en ces pays la fréquente famine due aux sauterelles, on n'hésite pas à immoler quelques danseuses, croyant sauver ainsi des vies par milliers. Exigeant forcément un suprême luxe, l'offrande au souverain comporte toujours un grand nombre de fruits, échafaudés en hautes pyramides dans trois corbeilles primitives, que l'almée, durant sa danse complexe et assez vive, tient en menaçant équilibre au faîte de son chef et sur la face charnue de ses mains bien déployées. Ces conditions rendant le problème ardu, plusieurs victimes, souvent, sont sacrifiées sur l'heure pour allégement accidentel de leur charge, avant qu'une ait enfin la chance d'atteindre victorieusement le but. Aussi la plus cruelle frayeur étreint-elle les malheureuses pendant l'accomplissement de leur tâche.»

Joignant à son célèbre don de traiter prodigieusement les fruits une maîtrise incontestée dans l'exécution de ses personnages, Vollon avait trouvé là, pour son genre, un merveilleux sujet. Assez avisé pour adopter, de préférence à tout autre, le moment tragique où s'échappait un fruit,—non sans choisir pour jouer le rôle de ce dernier une grosse baie rouge attirante,—il avait imprégné d'une dramatique épouvante les traits de son héroïne, qui, voyant fondre sur elle deux exécuteurs prêts à frapper, gardait encore ses pieds gracieux croisés par un pas chorégraphique,—nettement orienté vers le souverain, assis à droite parmi ses dignitaires. Les fruits des trois corbeilles instables avaient un miraculeux relief, et la pourpre de la baie fatale rutilait; tous les noirs personnages vivaient,—et l'ensemble, stupéfiant de vérité, forçait l'admiration des moins connaisseurs. Canterel avait longuement contemplé l'illustre toile, étonné de voir certaines superstitions s'éterniser en dépit de tout chez les peuplades primitives. Souvent, en effet, les sauterelles, survenant malgré le plein succès de la danse, auraient dû détruire le credo,—qui pourtant subsistait, comme par exemple la foi en l'immédiat pouvoir des faiseurs de pluie, dont les pratiques ne donnent assurément que de bien rares résultats, d'ailleurs fortuits.

Le maître songeait maintenant qu'à la vue d'une telle œuvre, appelée à frapper spécialement un œil barbare ignorant tout artifice pictural, quelque Soudanaise sortie victorieuse, après mille angoisses, de la terrible épreuve annuelle ressentirait, par contre-coup, un effroi subit, capable de provoquer à la seconde opportune un violent phénomène d'horripilation.

Jugeant toute reproduction insuffisante, Canterel s'enquit de l'original, en vente chez un grand marchand qui, moyennant arrangement, lui en assura pour une imprécise date à venir la possession momentanée.

Par une correspondance explicite échangée avec le consul de France au Bornou, il apprit l'existence de la danseuse Siléis, qui, ayant cinq ans de suite mené à bien l'effrayant tour de force, non sans transes chaque fois grandissantes, était, la sixième fois, tombée, au moment de commencer, en de telles convulsions qu'on avait dû l'exempter à jamais du pas comminatoire; depuis lors, impressionnable à l'excès, Siléis évitait par un détour—n'en pouvant supporter même la vue, trop infestée pour elle de torturants souvenirs—le lieu réservé à la danse des fruits.

Muni par Canterel d'instructions pressantes jointes à un crédit illimité, le consul, taisant par ordre tout renseignement déflorateur pouvant nuire à l'intensité future du choc mental attendu, décida Siléis, alléchée par une forte prime, à partir vers Locus Solus, sous l'égide obligeante d'un trafiquant de coton prêt à quitter le Bornou pour Paris.

Après l'arrivée de Siléis, le maître, en vue d'un captivant procès-verbal à signatures nombreuses, se promit d'illustrer de son mieux l'expérience, qui, basée sur un effet non renouvelable de surprise et d'illusion, serait forcément unique. Il importait que le pulvérin, pour agir de manière frappante, fît sauter quelque fragment de rocher, après s'être immiscé devant témoins, sans préparation intermédiaire dispensatrice de pouvoir explosif, du tréfonds de la peau noire jusqu'au trou de mine.

Comptant sur nos attestations et paraphes, Canterel, adoptant les abords d'une rivière aux berges rocheuses, prépara tout pour la fin d'une séance que nous donnerait Félicité,—chargée de choisir au moment voulu, entre divers tarots, celui dont les émerauds, par l'entrain de leur musique spontanée, lui sembleraient le plus dispos; nu, un rectangle musical n'eût pas commodément recueilli les globules. A Luc devait échoir la tâche de dévoiler brusquement, sur un ordre, le tableau de Vollon.

*
*    *

Depuis un moment, voyant que la mèche tirait à sa fin, Canterel avait accéléré son débit. Quand il se tut, le feu gagnait déjà l'intérieur du trou de mine.

Après une anxieuse attente, l'explosion espérée se produisit, forte et bruyante, disloquant le rocher, dont les éclats, lancés en tous sens, proclamèrent la réussite de l'expérience, pleinement concluante.

Le maître, avec une écritoire fournie par Félicité, rédigea sur une large feuille un strict et rapide procès-verbal de l'événement, en appuyant sur l'irréfutable identité des globules, transportés directement sous nos yeux, sans substitution ni apprêt chimique, du fond de la peau béante jusqu'à l'excavation rocheuse. Tous nous signâmes sur sa demande.

Offert à notre attention par Canterel, le bras de Siléis, réagissant au placet, commençait à sécréter le pseudo-remède pour maladies cutanées.

CHAPITRE VII

Tournant le dos à la rivière, le maître nous entraîna jusqu'à la lisière d'un admirable bois touffu, sous le couvert duquel nous pénétrâmes à sa suite.

Bientôt nous atteignîmes une vaste clairière poétique, où flânait un adolescent au teint aduste, pauvrement vêtu de façon assez voyante, comme ceux qui veulent capter les regards et grouper la foule autour d'eux afin de dérouler un spectacle en pleine rue.

Canterel nous l'annonça, sous le nom de Noël, comme un diseur de bonne aventure parcourant le pays depuis peu.

Ayant eu vent de la présence de Félicité à Locus Solus, Noël, par émulation, était venu la veille donner une séance fort curieuse au maître, qui l'avait prié d'exercer aujourd'hui son art devant nous dans cette clairière enchanteresse, saisissant avec joie l'attrayante occasion de nous faire comparer le talent de ces deux augures de grand chemin, si différents par l'âge et par le sexe.

Sac aux épaules comme un soldat, Noël surveillait, en l'appelant doucement «Mopsus», un coq alerte qui, marchant auprès de lui, portait sur le dos son bagage personnel dans une hotte exiguë, fixée par deux lanières embrassant respectivement son cou et ses plumes caudales. Les parois de l'objet, dont la carcasse, légèrement courbe, épousait le corps de l'oiseau, étaient finement faites en un filet très élastique, distendu par l'entassement de maints articles prisonniers, chargés çà et là de métalliques reflets de lune.

Noël mit le coq debout sur une légère table pliante, qu'à notre approche il venait d'installer sur le sol, puis, lui enlevant sa hotte, nous proposa des horoscopes.

Faustine s'avança et, questionnée par l'adolescent, dit l'année de sa naissance, en précisant le jour et l'heure.

Sortant le contenu de la hotte afin de le ranger sur la table, en nous prévenant que pour tous ses agissements il puiserait uniquement à cette réserve spéciale, Noël, consultant un petit livre d'éphémérides trouvé dans le tas, reconnut que la constellation d'Hercule avait présidé avec Saturne aux premiers souffles de la jeune femme.

Il tendit alors à Mopsus, qui la prit dans son bec, une longue tige d'acier unie et pointue.

Le coq, gagnant le milieu de la table, se coucha sur le dos, non sans froisser les plumes de son panache, puis saisit dans sa patte droite le fort bout de la tige, dont il dressa verticalement la pointe vers le ciel. Levant à chaque instant les yeux, Noël fit légèrement obliquer la petite lance, qu'il braqua juste sur Saturne, astre éclatant placé presque au zénith. Dès lors, mis par l'acier en communication magnétique avec la planète, l'oiseau devenait clairvoyant pour déchiffrer la destinée de Faustine.

Strictement immobile, Mopsus, repliant sa patte gauche, appuyait sur le milieu de son corps la tige inondée de rayons de lune et tenue fixement sans frissons. Avec une conviction manifeste, il s'imprégna longuement des effluves initiateurs émanant de l'astre visé.

Le coq se releva enfin, après avoir pincé de nouveau avec son bec la tige qu'il rangea dans la réserve d'objets.

Là il s'empara d'un chapelet et l'étendit devant Faustine, en lui désignant clairement un ave.

Apprenant de Noël que Mopsus l'incitait de la sorte à conjurer par une pieuse récitation quelque prochain malheur, Faustine, superstitieuse et visiblement troublée par les manœuvres de l'oiseau, prit l'ave dans ses doigts et murmura la prière prescrite.


Dans le butin de la hotte, près d'une longue boîte en verre contenant une provision de pailles rendues spongieuses, nous dit-on, par une habile préparation, brillait une petite sphère de cristal presque pleine d'un liquide rouge vif—et pourvue, en guise de goulot, d'un mince tube droit de même matière. Ouvrant la boîte, Noël prit une paille et, sans laisser de jeu, l'enfonça légèrement dans l'extrémité du tube, à la place d'un étroit bouchon de liège qu'il venait d'enlever.

Mopsus, penchant la tête pour saisir le tube dans ses mandibules, offrit le tout à Faustine, qui, sur l'ordre du jouvenceau, agrippa la sphère à pleine main.

Bouillonnant sous l'action de la chaleur, le liquide monta dans le tube—puis dans la paille, qui, peu à peu, s'imprégna entièrement de rouge à son contact jusqu'aux deux tiers de sa hauteur. L'ascension terminée, le coq reprit l'objet et vint le rendre à Noël, qui, attendant un moment le retour du liquide, vite refroidi, enleva la paille pour replacer le bouchon.


Mise en demeure par l'adolescent de penser, sous forme de question, à quelque événement propice ou néfaste qui, intéressant ses jours passés, présents ou futurs, lui suggérât, même accompli, un doute angoissant, Faustine, s'avouant insuffisamment éclairée, voulut et obtint des exemples nettement explicatifs.

Dans le temps révolu, elle pouvait choisir comme fait heureux: Ai-je eu ainsi que je le crois, venant de telle part, un amour réciproque et sincère?—et comme incident funeste: Ai-je eu selon mes craintes, en certaine occurrence, le blâme inavoué de tel cœur attaché au mien? L'heure actuelle comportait des demandes analogues, et l'avenir offrait une aire sans limites aux formules interrogatives.

Ayant réfléchi un moment, Faustine dit que sa question était mentalement posée.

Le jeune garçon prit à deux doigts, pour le jeter en l'air presque aussitôt, un dé à jouer de vieil ivoire, qui monta haut en tournoyant et retomba au milieu de la table. La face supérieure portait en rouge, outre le chiffre 1 marqué dans un angle, cette phrase brève: L'ai-je eu? tracée en fins caractères d'écriture semblant formés par des veines de l'ivoire.

Noël dit à Faustine que d'après la révélation du dé elle avait évoqué interrogativement dans le passé une circonstance avantageuse. Inclinant le visage en signe d'affirmation, la jeune femme, anxieuse et désappointée, demanda vainement la réponse à l'adolescent, qui d'ailleurs n'avait jamais prétendu la donner. L'intime nature de la question émise par l'esprit du sujet ayant une profonde importance, que nous devions comprendre sous peu, le but du dé, essentiellement magique suivant Noël, était seulement de pénétrer la pensée en jeu avec une sûreté infaillible, sans laisser le champ libre, comme l'eût fait une information directe, à quelque mensonge taquin propre à déjouer exprès les combinaisons de l'opérateur.

En parlant, Noël nous mettait le dé sous les yeux. Paraissant veiné par les lettres, l'ensemble des six faces, numérotées en angle de 1 à 6, montrait isolément ces trois formules: L'ai-je eu? l'ai-je? l'aurai-je? une fois en rouge, l'autre en noir, chacune occupant la plate antipode de sa pareille. Le choix d'un incident fortuné ou contraire était révélé au jouvenceau par la présence sur la face gagnante d'une inscription rouge ou noire,—le côté chronologique du renseignement se trouvant subordonné au temps du verbe. Partout le chiffre suivait la teinte de la formule.

Noël ouvrit un long volume étroit à luxueuse reliure bleue, vieille et usagée, sorte de code cabalistique dont il nous donna le secret. Le livre entier se divisait en groupes de six pages qui, se rapportant chacun à telle constellation, n'offraient que des paragraphes indépendants et courts, dont les quelques lignes renfermaient, sous forme de parabole plus ou moins obscure, une destinée humaine. Ces chapitres égaux avaient tous leur pagination individuelle.

Rapidement l'adolescent parcourait le livre, fait de magnifique vélin maintenant sale et usé comme la reliure. Tous les trois feuillets, à droite, un nom de constellation inscrit de biais, en haut, dans le coin extérieur, tranchait par ses grosses capitales avec le texte même, prodigieux de finesse. Noël, lisant ces titres, s'arrêta sur HERCULE, dont les étoiles avaient, d'après ses recherches, signalé, en compagnie de Saturne, la naissance de Faustine,—et déclara que sur les six pages du chapitre en cause la première seule pouvait contenir la sentence cherchée, selon le dé, qui, ayant achevé sa mission par cette désignation due au gain de la face 1, fournissait un mode d'investigations fort juste. Un examen sérieux du livre eût en effet montré six différents genres d'esprit régentant respectivement les pages correspondantes de chaque chapitre; une frappante analogie de pensée mariait donc entre elles toutes les pages 1; dans l'ouvrage entier les pages 2 également constituaient une sorte de famille homogène, et il en allait de même, sans lacune, jusqu'à l'ensemble des pages 6. En préférant le passé, le présent ou l'avenir pour situer son interrogation secrète, le sujet projetait sur son caractère intime une précieuse lumière, complétée par son choix d'un événement bon ou défavorable. Optimisme, timidité, hypocondrie, défiance, témérité, scrupule, prévoyance transparaissaient finement dans la question intérieure que devinait le magique dé infaillible. Imposant, vu le moyen d'enquête adopté, le sextuple assortiment des pages, l'étude approfondie de ces sentiments multiples avait servi de base à la composition du texte cabalistique. Le chapitre une fois désigné par les astres, le numéro de la face d'ivoire gagnante devenait celui du folio à scruter.

Noël posa en ligne bissectrice sur la page 1 du chapitre d'Hercule la paille récemment rougie aux deux tiers par le liquide sensitif de la sphère en cristal. Exactement aussi long que la portion imprimée, le mince fétu aboutissait sans empiétement aux deux marges haute et basse; partant de la première ligne, sa section rouge finissait vers le milieu d'un paragraphe que le jeune garçon toucha du doigt. Là résidait le destin de Faustine.

Le procédé indicateur, cette fois encore, était rationnel. De la vitalité du sujet et de son tempérament dépendait en effet l'ascension plus ou moins hardie, au sein de la paille neuve, du liquide rouge dont la trace culminante désignait l'alinéa fatidique. Or, du début à la fin de chaque page, la rédaction des paragraphes comportait un crescendo régulier, concernant l'exaltation artistique, patriotique ou amoureuse enclose dans les récits paraboliques. C'est pourquoi, dans son geste investigateur, Noël plaçait en haut le côté rouge du fétu. Après chaque séance, le jouvenceau, pour remplacer la dose bue par la paille, reversait dans la sphère, en nombre voulu, des gouttes de liquide rouge, sans lesquelles l'enquête subséquente se fût trouvée faussée.

A l'aide d'une loupe, Noël nous lut ainsi le mystérieux passage, que Mopsus parut écouter attentivement:

«Dans la cour de son palais de Byzance, la courtisane Chrysomallo se fit hisser par ses gens sur son fier cheval noir Barsymès, qui piaffait d'impatience sous un royal harnachement. Puis elle sortit, radieuse, pour une libre course à travers plaines et forêts. Vers le soir, presque au moment de tourner bride pour regagner sa demeure, elle sentit son éperon qui, de lui-même, piquait régulièrement à coups pressés le flanc de sa monture. Barsymès s'élança au galop sans que rien pût l'arrêter. Quand vint la nuit, le chemin s'éclaira d'une lueur verdâtre suivant partout l'amazone. Cherchant le point d'où rayonnaient ces feux, Chrysomallo aperçut son éperon qui, luisant d'un éclat glauque, illuminait les alentours, entraînant toujours son pied malgré elle pour creuser chaque fois davantage la plaie sanglante du cheval. Cette fuite éperdue se prolongea des années. L'éperon, qui frappait sans trêve, gardait pendant le jour sa clarté blafarde, que la nuit rendait fulgurante. Et à Byzance nul ne revit jamais Chrysomallo.»

L'adolescent interpréta clairement le récit.

Pareille à Chrysomallo partant gaîment en promenade, Faustine commencerait, joyeuse, une intrigue pleine de promesses avenantes. Mais son amour, jugé d'abord par elle-même frivolement superficiel, deviendrait avant peu tenace et tyrannique, en s'imprégnant de torturante jalousie. Symbole de ce talonnant amour qui, en dépit de nombreux efforts refrénateurs, entraînerait à jamais sa victime dans de fatales voies inconnues, l'éperon, par son glauque rayonnement éclairant la route aux heures noires, figurait la lumière tragique et pénétrante qu'une grande passion répand malgré tout sur les pages sombres d'une vie.

Maintes folies faites dans le passé, au cours de retentissantes idylles, par Faustine, citée pour la légèreté de ses mœurs, donnaient à la prédiction un singulier à-propos.

Impressionnée, la jeune femme, sous l'empire de sa brûlante nature, accueillit avec ivresse l'idée d'une puissante flamme unique l'accaparant tout entière et dardant sur son existence, fût-ce au prix de mille tourments, les clartés qu'annonçait l'éperon.


Noël ne put s'empêcher de rire en voyant le coq offrir avec insistance à Faustine, par de comiques mouvements de bec, une fleur de sauge prise à une petite branche provenant de la hotte. L'intéressée accepta le talisman, destiné, d'après l'adolescent, à restreindre un peu les conséquences douloureuses de son futur penchant.


Articulant nettement pour son coq le nom de Faustine, le jeune garçon mit debout sur la table un frêle chevalet métallique puis y plaça, comme une toile, certaine feuille d'ivoire mince et haute. Mopsus se posta devant, à courte distance, et, pris d'un tic étrange, remua plusieurs fois la tête brusquement, non sans tordre et congestionner son cou. Après un moment d'immobilité, il ouvrit largement le bec et projeta en avant, par une vigoureuse toux volontaire, une minime dose de sang qui, venue du fond de son gosier, atteignit à gauche le haut de la plaque d'ivoire, où parut un petit F rouge majuscule.

Toussant exprès de nouveau, mais en visant plus bas, le coq, par un second envoi de sang, traça un A juste au-dessous de l'F. Sortant toutes formées du gosier, les lettres s'imprimaient d'un coup.

Le même manège réitéré six fois encore créa d'autres majuscules sous les précédentes, et finalement ce nom: FAUSTINE se trouva inscrit verticalement contre le bord gauche de la feuille d'ivoire.

Noël satisfit alors notre curiosité visiblement éveillée.

Frappé par l'intelligence de son coq savant, qu'il avait longuement éduqué, l'adolescent s'était dit qu'au lieu des paroles purement mécaniques habituelles aux perroquets on eût obtenu des phrases pensées et voulues si Mopsus avait pu s'exprimer.

Mais, privé de certaine particularité anatomique dévolue aux oiseaux parleurs, l'animal était resté rebelle à toute instruction oratoire, et sa patte s'était refusée à manier le crayon quand Noël, à bout de ressources, avait songé à l'écriture.

Le jouvenceau avait donc abandonné son projet,—lorsqu'une circonstance fortuite lui indiqua un singulier moyen de réussir.

Un matin, suspendant ses continuelles déambulations, Noël, installé dans une auberge de village, déjeunait en silence, pendant que Mopsus errait auprès de lui. Brusquement deux garçonnets, fils de l'hôte, firent irruption en se poursuivant avec des rires, tout entiers à la passion de leur jeu. Le premier, en courant, heurta violemment la table de Noël, renversant une salière à compartiment double posée juste au bord. Pendant que le sel tombait en cascade jusqu'au plancher, le poivre, plus ténu, formait à côté un nuage léger qui, en descendant, enveloppa la tête de Mopsus, secoué aussitôt par une toux violente. Quittant sa place, l'adolescent, inquiet et prodigue de soins, découvrit que le coq, lançant au loin à tous ses spasmes une faible quantité de sang, teignait le parquet d'étranges dessins géométriques toujours différents.

L'alerte passée, Noël, voulant connaître la cause des curieux crachements rouges, vit, en ouvrant le bec de l'oiseau, que la membrane d'arrière-gorge, fort congestionnée, devait saigner sans peine. Puissamment innervée, la surface était parcourue de frémissements passagers l'ornant de figures multiples, dont les minces traits en relief, plus injectés encore que le reste en raison de l'inconscient effort accompli, se couvraient d'une visible sueur purpurine. Soudain le jouvenceau, s'étant rejeté de côté pour éviter l'effet d'une toux tardive qui ébranla encore le coq, reconnut en la nouvelle marque sanglante dont le plancher se macula aussitôt le dispositif exact vu au dernier moment sur la membrane.

Repris par son ancienne idée, Noël, songeant à utiliser le phénomène pour enseigner l'écriture au gallinacé, commanda un complet alphabet de vingt-six petits cachets dotés chacun d'une seule majuscule creuse. Contre l'usage, les lettres non symétriques étaient mises dans le sens normal en vue d'une reproduction au second degré.

La surface métallique du premier cachet, appuyée quelques instants sur la membrane sensitive, y laissa, une fois ôtée, un A tracé en relief. Bientôt, grâce à un entraînement provenant d'une fréquente répétition de l'expérience, la lettre se constitua d'elle-même en excluant tout autre modèle; puis les nerfs, au lieu de remuer fortuitement, obéirent à Mopsus, qui put à sa fantaisie créer ou effacer la voyelle,—sans cesse émise par Noël durant ces diverses phases pour marier dans l'esprit de l'oiseau le son et la forme.

Lorsque à tour de rôle tous les cachets eurent servi au même travail, le coq sut amener sur sa membrane telle lettre quelconque prononcée par l'adolescent, qui lui apprit dès lors à tousser volontairement pendant l'instant propice. La congestion se portant surtout aux parties saillantes, moites de sang, le jaillissement campait toujours la lettre en cause sur le lieu atteint. Puis Mopsus s'habitua, grâce à un complément d'éducation, à déterminer au besoin par un tic du cou un afflux sanguin vers la membrane.

Noël, en quête d'une rigide et lavable surface blanche presque verticale, acquit une feuille d'ivoire qui, dressée sur un petit chevalet, offrit aux lettres rouges un parfait réceptacle.

Entraîné progressivement à syllaber ses lettres puis à composer des mots, Mopsus, en possession d'un langage écrit, exprima ses pensées propres, suivant l'espoir du jeune garçon, qui, enhardi, lui inculqua maintes règles de prosodie, en s'attardant sur l'acrostiche. Désormais, à chaque séance divinatoire, le coq établit une pièce de vers sur le nom du personnage occupant la sellette.


Entre temps, Mopsus avait travaillé sans relâche, et six alexandrins s'alignaient maintenant sur la plaque ivoirine, formés de petites majuscules rouges égales aux huit premières et projetées une à une. Il avait parfois renouvelé son tic pour entretenir sa congestion gutturale. Deux derniers vers, dus à la même toux fréquente génératrice de lettres sanglantes, finirent un acrostiche mystérieux, commentant avec une étrange profondeur obscure la parabole de Chrysomallo…

Nous le lûmes tous plusieurs fois en même temps que Faustine, qui demeura saisie et rêveuse.

*
*    *

Pendant qu'elle méditait, Noël, rangeant plaque et chevalet, nous présenta un objet léger, formé d'un petit plateau rectangulaire en tulle d'amiante, soutenu par le métal très délié d'une carcasse succincte et de quatre pieds. A côté il posa une transparente boîte en mica soigneusement fermée, dans laquelle apparaissait, enroulée maintes fois sur elle-même, une feuille métallique d'épaisseur presque nulle, ajourée avec une finesse telle que seul un fort microscope en eût révélé chaque détail. A l'œil nu on ne pouvait que deviner les contours aériens de cet ouvrage de fée, minuscule cylindre occupant à peine la vingtième partie de son contenant.

Le jouvenceau ouvrit un sac de toile haut de quelques centimètres, d'où il fit choir dans le plateau de tulle, en couche uniforme, du charbon de bois concassé en menus fragments. Puis, frottant une allumette, dont la flamme, promenée sous le plateau, envahit le combustible entier, il établit sur le brasier improvisé la boîte diaphane, qui ne surplomba nulle part.

Après nous avoir enjoint d'épier assidûment le délicat rouleau métallique, prêt à subir une merveilleuse transformation, l'adolescent évoqua tout haut de lointains souvenirs.

Dès sa petite enfance, Noël avait fait l'apprentissage de la vie errante avec un vieil artiste nommé Vascody, qui, s'accompagnant sur la guitare, utilisait pour chanter en plein vent les restes d'une admirable voix de ténor. A la fin de chaque séance, Noël dansait et quêtait.

Pendant les haltes, Vascody charmait l'enfant en lui parlant de sa jeunesse, revenant souvent à certaine période glorieuse où, de vingt à trente ans, il avait triomphé au théâtre. L'apogée de sa courte carrière était, marquée par la Vendetta, dont il avait, en 1839, créé à l'Opéra le rôle principal. L'auteur, le comte de Ruolz-Montchal, avait précédemment donné à l'Opéra-Comique un petit ouvrage: Attendre et courir, composé en collaboration avec Fromental Halévy; Vascody, qui, simple débutant, y tenait un modeste rôle, avait alors frappé par sa belle voix le comte de Ruolz, prompt à le choisir plus tard entre tous comme protagoniste de la Vendetta.

En interprétant cette dernière œuvre, Vascody connut de rayonnants succès. Son organe pur et généreux déchaînait chaque soir l'enthousiasme.

Mais, à la suite d'un accident de larynx, il dut, en plein épanouissement, quitter le théâtre et vivre d'enseignement vocal. Dans l'extrême vieillesse, privé d'élèves, il chanta dans les rues, guitare en main, et recueillit quelques aumônes grâce à de belles notes persistantes.

Conduit un jour à Neuilly par les hasards de son existence nomade, il franchit la grille ouverte d'un jardin et entonna au pied d'une tranquille maisonnette le grand air de la Vendetta.

Au bout de quelques mesures, un vieillard parut sur le seuil en murmurant avec émotion:

«Oh! cette voix… cette voix… Seigneur, est-ce possible?…»

Puis, s'avançant, le nouveau venu s'écria soudain en joignant les mains:

«Vascody!… C'est lui, c'est bien lui!…»

Vascody, s'arrêtant court, dit alors tout tremblant:

«Le comte de Ruolz-Montchal!…»

Les deux hommes, en pleurant, tombèrent aux bras l'un de l'autre, bouleversés par les réminiscences de jeunesse qu'éveillait en eux leur vue réciproque.

Introduit dans la maison, Vascody narra sa lamentable histoire à son ami, qui le renseigna ensuite sur sa propre vie.

Poussé vers la chimie par des revers de fortune, à une époque où son œuvre musicale était déjà nombreuse, le comte de Ruolz avait trouvé sa célèbre méthode pour argenter et dorer les métaux puis son procédé pour fondre l'acier. Plus tard il avait inventé son métal phosphoré, aussitôt employé dans la fabrication des canons français.

Actuellement Ruolz venait de réaliser, après plusieurs années de recherches, une nouvelle découverte gardée secrète. Il résolut d'en offrir la primeur à son vieil ami, dont le chant imprévu, avec un charme qui le grisait encore, lui avait joyeusement rappelé l'ancien temps. Le conduisant à son laboratoire, il étala devant lui une couche de fine braise ardente sur un petit plateau en tulle d'amiante muni de quatre pieds—et posa sur ce lit de feu une légère boîte en mica, au fond de laquelle brillait, sous forme de minuscule rouleau, une rigide et féerique dentelle de métal inappréciable pour l'œil nu. La transparence du tulle d'amiante visait à exclure des esprits tout soupçon concernant le stratagème des doubles fonds.

Sous l'action de la chaleur, l'étrange dentelle s'accrut peu à peu en tous sens, gagnant ostensiblement en largeur et en épaisseur pendant que ses surfaces internes, par suite de son allongement, glissaient les unes sur les autres. En outre le métal s'assouplissait et le grossissement rendait visible chaque minime contour de l'ouvrage. Finalement une longue bande de dentelle étincelante, enroulée sans jeu sur elle-même, occupa l'entière capacité disponible, en touchant partout les parois de mica.

Déposant loin du fragile foyer la boîte prise par deux petites anses latérales et inconductrices, Ruolz laissa l'ensemble se refroidir puis, soulevant le couvercle, sortit la dentelle, prompte à se dérouler. Manié par Vascody, le fabuleux réseau offrait plus de souplesse et de délicate beauté que les points de luxe les plus recherchés, malgré son essence métallique, trahie par un restant de chaleur et un poids surprenant joints à d'ardents reflets.

La troublante finesse des mailles et du dessin, même après leur forte amplification, prouvait la minutie féerique du travail primitif, d'ailleurs exécuté par Ruolz à l'aide d'un puissant microscope désigné à Vascody. Mais le mérite inhérent à l'accomplissement d'une telle tâche importait peu au comte, fier seulement d'avoir trouvé un métal sensationnel qui, en se dilatant follement à la chaleur, devenait, sans changer de nature, aussi maniable que les plus mousseux tissus.

Seyant ornement de robe appelé à exciter la convoitise féminine par son éclat splendide, la fastueuse dentelle annonçait de gros profits, auxquels Ruolz résolut d'intéresser Vascody. Il lui remit, avec la boîte diaphane et le plateau de tulle promptement vidé, quatre nouveaux rouleaux de métal identiques au premier et prêts pour la métamorphose, seuls spécimens de ce genre existant alors. Étrennant avant sa grande extension prochaine l'exploitation du précieux arcane, Vascody, bénéficiant d'une lucrative primeur, pourrait donner en coûteux spectacle chacune des quatre expériences transformatrices, non sans en vendre à haut prix le résultat.

Ébloui par ce don magnifique, Vascody quitta son bienfaiteur avec des larmes de reconnaissance.

En revenant le lendemain, 30 septembre 1887, il apprit avec douleur que le comte de Ruolz, emportant pour jamais le secret de sa dernière invention, était mort subitement d'une affection au cœur déjà ancienne.

Vascody publia un récit de sa suprême entrevue avec le défunt et, devant une assemblée choisie, donna pour un cachet élevé une séance d'extension métallique dans le salon d'un riche amateur de science, qui, ensuite, lui paya cher l'éblouissante dentelle formée sous ses yeux, dans la boîte en mica, par les tisons du plateau de tulle.

Pour ménager son pécule, apte seulement à lui fournir une aide passagère, l'ancien artiste continua sa vie de chanteur nomade, en accordant à son corps usé par l'âge plus de repos et de bien-être.

Cinq ans après, son magot s'épuisant, il se procura de nouvelles ressources en exploitant ailleurs le même moyen—et ne posséda plus dès lors que deux spécimens métalliques.

Plusieurs années passèrent, adoucies par l'appoint que fournissait à ses gains, sans cesse plus précaires, son abondante réserve. Il bénissait chaque jour la mémoire de Ruolz, sans lequel sa vieillesse n'eût connu que privations et tortures.

Au cours de ses pérégrinations, Vascody eut pour voisin de chambre certain ouvrier brutal et ivrogne, qui, veuf depuis peu, vivait seul avec un fils de six ans nommé Noël. A travers le mur on entendait crier l'enfant sous les coups du monstre, qui lui reprochait sa nourriture.

Le gamin, bien souvent, allait pleurer dans les bras du vieux musicien, prodigue de tendres consolations.

Révolté, Vascody offrit de s'adjoindre Noël, dont la grâce naïve pouvait l'aider à capter la foule.

Acceptant joyeusement, la brute, sans une larme, se sépara du garçonnet, qui partit le jour même avec son sauveur.

Émerveillé de sa nouvelle vie, qu'il comparait à son enfer passé, Noël apprit du vieillard, dont la guitare lui donnait le rythme, quelques danses alertes qui firent croître les recettes chancelantes.

Plus tard, Vascody observa chez l'enfant, qu'il tentait d'orienter vers le chant, une complète absence de moyens vocaux. Poussé dans une autre voie, Noël fut initié par un bateleur aux principes de la vaticination, art qu'il perfectionna ensuite à sa manière.

Vascody vit un jour la fin de son second magot, dispersé peu à peu. Une troisième fois l'expérience coutumière lui octroya pour un laps important une aisance relative.

Mais, peu de temps après, le vieillard, dont la voix avait toujours gardé de claires notes émotionnantes, mourut presque centenaire aux premiers froids d'un hiver précoce, léguant à Noël, outre la somme récemment acquise, le dernier des quatre précieux rouleaux métalliques donnés par le comte de Ruolz.

Noël, atterré, vit avec effroi partir son bienfaiteur et unique ami. Secoué par les sanglots, il suivit seul, absolument seul, le corps du vieux musicien jusqu'au cimetière…

Puis il revint, tout chancelant, dans la chambre où avait agonisé son cher compagnon.

Désormais, Noël était maître de sa personne. L'année précédente, en repassant avec Vascody par la ville de leur première rencontre, il avait appris le décès de son père, peu à peu miné par l'alcool.

Il continua d'errer sans trêve en disant la bonne aventure et, pour égayer sa solitude, prit des bêtes qui, dressées par lui, corsèrent son répertoire. Tour à tour un chien, un chat et un singe, morts depuis, étonnèrent les curieux par leurs manigances divinatoires. En dernier lieu, Mopsus, ingénieusement éduqué, dépassa l'art de ses trois devanciers.

Noël tenait toujours en réserve le dernier spécimen métallique du comte de Ruolz.

En attendant l'occasion d'en tirer grandement profit, l'adolescent, avec un bref historique, l'exhibait à chaque séance ainsi que le plateau et la boîte, afin d'enrichir son programme.

Canterel ayant royalement payé à notre intention le spectacle de l'étrange mue et le prix de la future dentelle, Noël s'était muni pour aujourd'hui d'une petite provision de charbon.


Pendant l'exposé du jeune garçon, le spécimen métallique, échauffé par la braise, avait grossi progressivement dans la boîte, qu'à présent il remplissait presque de son rouleau mobile aux continuels glissements intérieurs.

Noël, jugeant l'épanouissement insuffisant, attendit que la dentelle, en se développant encore, touchât les six parois de mica.

Mettant, pour parer les brûlures, des gants d'hiver épaissement tricotés, il ouvrit et vida la boîte sans recourir aux anses non conductrices puis étendit la dentelle sur la table en vue d'un refroidissement plus rapide.

Un cri d'extase nous échappa devant cet ouvrage merveilleux, comparable aux plus ruineuses valenciennes. Malgré l'infinie ténuité du résultat, la matière composante restait métal et scintillait au clair de lune.

Le pesant réseau, qu'on put avant peu tâter sans crainte, nous stupéfia par sa parfaite souplesse, égale à celle des gazes vaporeuses.

Canterel prit la dentelle pour la remettre à Faustine, qui, rendue confuse par ce présent superbe, en essaya de suite l'effet sur sa poitrine. Le point fit merveille sur le fond rose du maillot, et chacun voulut palper de nouveau le miroitant volant, qui, refroidi entièrement, donna cette fois au toucher une impression de fraîcheur métallique.

Par les soins de Noël, tous les objets de la séance—livre d'éphémérides, tige d'acier, chapelet, boîte de fétus, sphère de cristal, paille rougie, dé, code stellaire, loupe, branche de sauge, feuille d'ivoire, chevalet, boîte en mica, sac de charbon et plateau de tulle dégarni de braise—réintégrèrent la hotte extensible, bientôt remise au dos de Mopsus, qui fut posé à terre.

Pliant sa table pour l'emporter, l'adolescent prit congé, non sans récolter à la ronde un lot spontané de pièces blanches et de paroles amicales.

Pendant qu'il s'éloignait, suivi du coq, le maître, qui avait obtenu de lui certaines confidences, nous renseigna sur le dé magique, dont la sagacité semblait inexplicable. Déchiffrant dans les yeux du sujet, empreints d'une dose subtile de précision ou de vague, de joie ou de tristesse, la double énigme concernant l'interrogation mentale, Noël savait, en manœuvrant par secousses furtives un poids intérieur, obliger le dé à retomber juste.

*
*    *

Puis Canterel, annonçant que tous les secrets de son parc nous étaient maintenant connus, reprit le chemin de la villa, où bientôt un gai dîner nous réunit tous.

Achevé
le vingt-quatre octobre mil neuf cent treize
PAR
L'IMPRIMERIE ALPHONSE LEMERRE
6, RUE DES BERGERS, 6
A PARIS






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trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
business@pglaf.org.  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     gbnewby@pglaf.org


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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