Project Gutenberg's Physiologie de l'amour moderne, by Paul Bourget

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Title: Physiologie de l'amour moderne

Author: Paul Bourget

Release Date: October 8, 2005 [EBook #16815]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

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PHYSIOLOGIE DE L'AMOUR MODERNE

par

PAUL BOURGET

DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE

Édition définitive

TABLE DES MATIÈRES

PRÉFACE

Au mois de septembre 1888, la Vie Parisienne, ce curieux journal d'observation et de raillerie, d'élégance mondaine et de philosophie profonde, l'image en un mot de Marcelin,—ce dandy camarade de Taine,—et que son esprit anime encore, publiait la lettre suivante, adressée à son directeur par le signataire de la présente préface:

«Je vous envoie, cher monsieur, le manuscrit que mon pauvre ami Claude Larcher m'a légué avec mission de vous l'offrir sous ce titre: Physiologie de l'Amour moderne ou Méditations de philosophie parisienne sur les rapports des sexes entre civilisés dans les années de grâce 188-.... Je ne sais si vous trouverez dans ces pages, d'ailleurs inachevées, la légèreté de main qu'il eût fallu. Quand il commença cette Physiologie, Claude suivait déjà cette carrière d'homme très malheureux en amour, qui est celle de quelques jeunes gens à Paris. Il avait, certes, d'excellentes raisons pour ne pas croire à la fidélité de sa maîtresse, cette Colette Rigaud qu'il a trop affichée pour que ce soit une indiscrétion de la nommer. Mais, à force d'en parler, il était devenu un virtuose, presque un dilettante de sa propre infortune, au point qu'il eût été fort embarrassé si elle lui avait offert de l'aimer uniquement, fidèlement, et si elle avait tenu parole. Cette déception lui fut épargnée. Il continua de gémir sur les perfidies de cette fille avec une persévérance qui le rendit intolérable à ses meilleurs amis. Moi-même, dois-je l'avouer? je l'évitais dans les derniers temps pour ne plus subir le cinquantième récit de ses infortunes amoureuses. L'actrice partit pour la Russie, et nous espérâmes que la manie de Claude s'apaiserait. Elle grandit. Il allait au cercle des Mirlitons réciter la liste des amants de Colette, au tiers, au quart, à des gens qu'il connaissait de la veille, jusqu'à ce qu'un de nos camarades finit par lui dire: «Laisse-nous donc tranquilles, nous savions tout cela avant toi....» Sur ce mot, il prit le cercle en horreur, comme il avait déjà fait le théâtre, parce qu'elle avait joué la comédie; le monde et le demi-monde, parce qu'il s'y rencontrait avec des rivaux,—et des rivales;—les cafés, parce que nos confrères le plaisantaient sur ses doléances; son intérieur, parce qu'elle y était venue. Il fut la victime, comme il arrive, de cette comédie, aux trois quarts sincère, qu'il se jouait à lui-même et aux autres. Il crut, en effet, devoir à ses désillusions de se livrer à l'alcool. Il ne sortit plus de deux ou trois bars anglais où il s'intoxiquait de cocktails et de whisky en compagnie de jockeys et de bookmakers. Une dyspepsie, causée par ces absurdes excès, le força de quitter Paris au moment même où la reprise fructueuse de sa première pièce allait lui permettre de régler ses dettes les plus pressantes et de remonter le courant. Il se retira en Auvergne, chez une vieille parente. Il dut ébaucher là les derniers chapitres de sa Physiologie, avant la crise de foie, mal soignée dans cette campagne perdue, qui l'emporta en juin dernier. Vous voyez, cher monsieur, que les quelque vingt méditations, peu cohérentes par les dates et les endroits de travail, qui composent ce livre, sont l'œuvre d'un cerveau singulièrement morbide. Cela soit dit pour excuser de nombreux paradoxes et des allusions qui font songer au vers classique et regretter que le style de Claude

...se ressente des lieux et fréquentait l'auteur....

«Mon devoir d'exécuteur testamentaire m'interdisait de toucher même aux passages qui peuvent choquer le plus mon goût personnel. Voici donc le manuscrit intact avec son épigraphe: «Pas de pudeur devant le vrai pour qui se sent un savant.» Publiez ce que vos abonnés en pourront supporter sans trop d'ennui, et croyez-moi, etc.»

Elle était bien nette, semble-t-il, cette lettre. C'était avertir le lecteur dès la première page qu'il ne trouverait pas dans le livre,—ou les fragments de livre,—ainsi présenté, un traité de l'amour à la Beyle ou à la Michelet, avec un plan raisonné, avec des généralisations savantes, avec une doctrine enfin, bonne ou mauvaise. Cette Physiologie—dénommée de ce gros nom par naïf snobisme littéraire et ressouvenir d'un vieux genre démodé—ne pouvait être, dans ces conditions, qu'une mosaïque de notes écrites au jour la journée par un humoriste désenchanté. L'étiquette annonçait une œuvre sans suite, avec des pages sans lien, au ton inégal, heurtées, parfois justes, plus souvent excessives, quelque chose comme des propos de club ou de fumoir, entre voisins qui goûtent la malice des anecdotes sans trop y croire, qui ne peuvent se passer d'aimer et qui voudraient n'être pas trop dupes, tout en se résignant d'avance à l'être beaucoup. Ce ne serait pas du grand art, ce ne serait pas non plus de l'art très délicat, que la notation d'une causerie de ce genre. Pourtant, cela pourrait être de l'art encore, et tel fut évidemment le rêve de mon camarade tant regretté. J'avais cru devoir accomplir les dernières intentions en donnant au public ces débris d'un ouvrage qu'entre parenthèses je considère comme impossible à jamais mettre sur pied d'ensemble. Le cœur de chacun est un univers à part, et prétendre définir l'Amour, c'est-à-dire tous les Amours, constitue, pour quiconque a vécu, une insoutenable prétention, presque un enfantillage. Aussi craignais-je surtout, je le confesse, que cette Physiologie ne parût bien innocente avec ses allures à demi dogmatiques. Plusieurs écrivains en jugèrent ainsi. L'un d'eux, le plus raffiné des érotographes contemporains, me fit déclarer que Claude professait sur l'amour les idées d'un bourgeois du Marais. Que ne fût-ce l'avis universel? Je n'aurais pas reçu les lettres dont il est parlé dans la Méditation dernière et où mon pauvre alter ego des douloureuses années était traité de «Stendhal pour Alphonses». Je n'aurais pas provoqué l'indignation des vertueuses personnes du quartier Marbeuf qui ont déclaré à leurs protecteurs que j'étais un homme à ne plus recevoir. Je n'aurais pas subi les conseils attristés des amies qui me font le grand honneur de s'intéresser à la conduite de mon œuvre. Bref, ce fut un universel tolle qui m'eût, je le confesse encore, laissé cependant assez indifférent, car je le trouvais un peu conventionnel et très inique, au lieu que je me suis senti très troublé par des éloges qui me firent, eux, craindre vivement que mon cher Claude n'eût fait fausse route.

Mon vieil ami, à travers bien des défauts d'esprit et les égarements de ses sensualités, partageait ma conviction qu'un écrivain digne de tenir une plume a pour première et dernière loi d'être un moraliste. Seulement, c'est encore là un de ces mots qui paraissent simples et qui enferment en eux des mondes de significations. Quand nous discutions ensemble, jadis,—ce jadis qui me paraît si lointain, et il date d'hier!—Claude définissait ce mot par des phrases dont je retrouve la transcription dans mon journal:

—«Etre un moraliste,» disait-il, «ce n'est pas prêcher, l'hypocrite peut le faire, ni s'indigner. Molière a oublié ce trait dans son Alceste. Sur dix misanthropes professionnels, il y a neuf farceurs à qui leur indignation à froid sert d'honorabilité. Ce n'est pas conclure, le sophiste le peut. Ce n'est pas éviter les termes crus et les peintures libres; les pires des livres libertins, ceux du dix-huitième siècle, n'offrent pas une phrase brutale ni qui fasse image. Ce n'est pas davantage éviter les situations risquées; il n'y en a pas une dans les premiers romans de Mme Sand, et ce sont pour moi ceux d'entre les beaux livres que l'on appellerait le plus justement immoraux,—quoique encore ici cette beauté de la forme soit à sa manière une moralité. Non, le moraliste, vois-tu, c'est l'écrivain qui montre la vie telle qu'elle est, avec les leçons profondes d'expiation secrète qui s'y trouvent partout empreintes. Rendre visibles, comme palpables, les douleurs de la faute, l'amertume infinie du mal, la rancœur du vice, c'est avoir agi en moraliste, et c'est pourquoi la mélancolie des Fleurs du mal et celle d'Adolphe, la cruauté du dénouement des Liaisons et la sinistre atmosphère de la Cousine Bette font de ces livres des œuvres de haute moralité.»

—«Il faut pourtant prendre garde à l'audace des peintures,» l'interrompais-je, «trouverais-tu moral qu'un prédicateur te montrât une gravure obscène en te disant: Voilà ce qu'il ne faut pas imiter de peur de mourir d'une maladie de la moelle?...»

—«Oui,» reprenait-il, «je connais l'objection.... On l'a formulée d'une manière plus digne en disant qu'il faut parler de la chasteté chastement.... Et cependant interdire à l'artiste la franchise du pinceau sous le prétexte que des lecteurs dépravés ne voudront voir de son œuvre que les parties qui conviennent à leur fantaisie sensuelle, c'est lui interdire la sincérité, qui est, elle aussi, une vertu puissante d'un livre.—Mon avis est qu'il faut résoudre ce problème, quand il se présente, comme Napoléon résolvait ceux du Code. Il s'imaginait, avant de faire une loi, un certain paysan, un bourgeois, un noble, à qui cette loi devait s'appliquer. Imaginons-nous un lecteur de vingt-cinq ans et sincère, que pensera-t-il de notre livre en le fermant? S'il doit, après la dernière page, réfléchir aux questions de la vie morale avec plus de sérieux, le livre est moral. C'est aux pères, aux mères et aux maris d'en défendre la lecture aux jeunes garçons et aux jeunes femmes, pour qui un ouvrage de médecine pourrait être dangereux, lui aussi. Ce danger-là ne nous regarda plus. Nous n'avons, nous, qu'à penser juste si nous pouvons et à dire ce que nous pensons. Pour ma part, je m'en tiens à ce mot que me disait un saint prêtre:—«Il ne faut pas faire de mal aux âmes, et je suis sûr que la vérité ne leur en fait jamais....»

Je ne me charge pas de discuter les mille critiques qui peuvent être soulevées contre cette thèse. Je la crois juste, sans me dissimuler que la peinture de la passion offre toujours ce danger d'exercer une propagande. Rendre l'artiste responsable de cette propagande, c'est faire le procès non seulement à tel ou tel livre, mais à toute la littérature. Larcher, lui, me débitait ces arguments, si j'ai bonne mémoire, une nuit, et sur le seuil d'un de ces bars où il passait des heures d'une si étrange abjection à se griser systématiquement. C'était un peu, cette profession de foi, à cette heure et dans cet endroit, le symbole de toute cette Physiologie. Pour y revenir, ce même devoir d'exécuteur testamentaire m'imposait simplement de savoir si mon ami eût jugé conforme à ses idées, vraies ou fausses, l'impression produite par son livre. Je dois avouer que j'en ai douté quand je me suis trouvé en présence de ceux de ses lecteurs qui m'ont dit:—«Ça devait être un rude viveur que votre ami Claude!... Est-ce que vous n'avez pas encore de côté quelques petites polissonneries de sa façon?...» Ou encore:—«Vous savez, moi, j'aime les choses un peu montées. Et cette fois, ce n'est pas le poivre qui manque!...» Devant ces éloges d'une affreuse ironie pour un écrivain, chrétien d'inspiration et de pensée, sinon de pratique, je voyais la colère qui eût saisi mon névropathe d'ami, et je me demandais avec angoisse si j'avais eu raison d'obéir à son désir d'une publicité posthume. Ce scrupule vis-à-vis de sa pauvre mémoire m'a empêché deux ans de donner en volume ces morceaux épars dans les numéros divers de la Vie. A parler franc, il ne portait, ce scrupule, que sur certains détails des toutes premières méditations,—qui me paraissaient compromettre, comme à plaisir, par des partis pris de plaisanterie brutale, ce qu'il y a dans les autres d'analyse sérieuse et douloureuse. «Si Claude pouvait revoir ses épreuves,» me disais-je, «avec deux ou trois coups de crayon il mettrait ces vingt malheureuses pages au point, et je me moquerais du prudhommisme et de la tartuferie des critiques sur le reste....» Aussi quelle joyeuse surprise lorsque je reçus de Mlle Claudia Larcher, la tante de mon malheureux ami, un dernier paquet de notes, retrouvées dans un coin de secrétaire où Claude les avait sans doutes cachées et oubliées! C'était un nouveau projet des deux premières méditations. Il y reste trop d'inutile cynisme. Du moins ce texte-ci ne permettra plus au lecteur de bonne foi de se méprendre sur l'intention de l'écrivain. D'autre part, les curieux de variantes, s'il en est pour ce livre incomplet, retrouveront à travers la collection de la Vie Parisienne les pages remplacées dans le volume par une version plus conforme au ton général de l'œuvre. Sur la feuille de garde qui enveloppait les morceaux corrigés, Claude avait écrit: «Ces brutalités sont nécessaires pour amener la Méditation IV, d'un si essentiel enseignement.» On jugera de cet enseignement et de cette nécessité. Quant à moi, quoiqu'il me fût cruel de voir lancer à mon meilleur ami le reproche d'avoir spéculé sur le scandale, je n'aurais pas supprimé de mon chef une ligne d'un manuscrit qui m'était sacré. Je me réjouis qu'un hasard inattendu ait levé mes doutes, et je livre cet ouvrage, sans crainte, aujourd'hui, qu'on y voie autre chose—j'entends légitimement—qu'un recueil de remarques plus ou moins intéressantes sur un sujet dont les sages passent leur vie à dire: «Il n'y a pas que cela dans le monde,» et à prouver par leur conduite qu'il n'y a pourtant que cela. Car cela, ce mystérieux et fatal charme d'amour,—heureux, c'est le paradis,—malheureux, c'est l'enfer. J'ajouterai, pour ne pas manquer au goût de ce que mon ami appelait l'auto-ironie, qu'il en est de cet enfer comme de l'autre. «Ce grand roi,» disait le prince de Ligne de Frédéric II, «attachait beaucoup d'importance à sa damnation. Il en parlait trop....» J'ai souvent pensé à cette phrase en lisant les plaintes de Claude.—Que sa sincérité lui serve d'excuse!

P.B.
Rapallo, 3 octobre 1890.


PHYSIOLOGIE DE L'AMOUR MODERNE

FRAGMENTS POSTHUMES D'UN OUVRAGE DE CLAUDE LARCHER


MÉDITATION I

NUIT ÉTRANGE D'OÙ EST SORTI LE PRÉSENT LIVRE

J'avais dit beaucoup de mal de Colette dans la journée,—ce qui ne m'avait ni changé ni soulagé. Je rentrai mécontent de moi, comme un homme qui s'est abaissé à commettre l'action qu'il blâmerait le plus chez un autre, et malade d'elle comme je ne l'avais jamais été. Ces fins d'après-midi de février, avec leurs brumes aigres et cruelles, vous pincent les nerfs à vous les casser. Mon domestique alluma la lampe. Je m'assis au coin du feu dans mon «souffroir» de la rue de Varenne, qui fut autrefois mon «aimoir». Des baisers de cet autrefois me revinrent, un autrefois d'il y a pourtant deux ans, grande meretricii oevi spatium, eût dit le père Aubert, mon vieux maître de rhétorique.—Je sentis une amertume infinie noyer mon cœur, et, comme d'habitude, je me raisonnai:

—«Hé quoi! Claude Larcher, mon ami, tu souffres, et tu l'as quittée! Oui, c'est toi qui l'as quittée, et tu possèdes là, dans un tiroir à la portée de ton bras, des lettres où elle te supplie de revenir et auxquelles tu as répondu, comme il sied, par du persiflage. Ton imbécile amour-propre d'homme doit être satisfait, que diable!... Elle est bien jolie avec ses cheveux cendrés, ses yeux couleur d'eau et sa bouche à la Botticelli. Mais n'a-t-elle pas prostitué cette beauté à tous tes désirs? Y a-t-il une place de ce corps, si jeune et si frais, que tu n'aies profanée dans des heures de délire? Donc, avec cette femme, pas de recherche d'une sensation nouvelle. Quant à son cœur, c'est par horreur de lui que tu l'as quittée, ayant éprouvé qu'il n'en est pas de plus perfide, de plus gangrené par les vices de son métier de comédienne en vogue, de plus incapable d'aimer. Pourquoi donc, pensant tout cela, éprouves-tu cette brûlure affreuse à la seule idée de son existence, là, sous le sein gauche? Pourquoi cette étreinte de ton cerveau par ce souvenir que tout rappelle: une nuance du ciel, un mot entendu, un coin de rue tourné, un camarade rencontré? Pourquoi surtout ce cuisant et monstrueux désir de lui faire du mal?... Ah! si je pouvais aller jusqu'à l'extrémité de ce désir!...»

Je fermai les yeux. Je vis devant moi ce corps dont je connais chaque ligne, ces épaules pleines à la fois et minces, cette gorge souple, ces hanches sveltes, toute sa nudité, et moi, avec un couteau, déchirant cette chair, ensanglantant ces membres, et leur frémissement sous la pointe de l'acier,—et sa douleur.... Non, je ne ferai jamais cela, parce que chez moi, civilisé de décadence, l'action ne sera jamais la sœur du désir.... Dieu juste! que je l'ai rêvé de fois, et rien que de le rêver me soulage.—Ah! la hideuse chose!...


—«C'est positif pourtant que cet accès de fureur m'a soulagé,» me disais-je un peu plus tard, en vaquant aux soins de ma toilette de soirée. J'eus un moment de franche gaieté à répéter tout haut la phrase de Boisgommeux dans la Petite Marquise: «C'est ça, l'amour....» Ah! j'aurais cette gaieté-là, le soir, j'en suis sûr, je le sais, si j'avais tué Colette le matin, et puis, quel divin sommeil! Oui, comme je dormirais bien avec la certitude que personne ne possédera plus ce corps de femme, qu'aucune bouche ne la salira plus de ses baisers!... Si tout à l'heure, dans la maison où je vais dîner, un des hommes de cercle qui viendront là prononçait cette phrase, seulement cette petite phrase: «Vous vous rappelez Colette Rigaud?... Elle est morte hier, à Pétersbourg, subitement....» quel flot de délices inonderait mon cœur! Non, ce ne serait pas assez, je voudrais apprendre qu'elle a souffert.—Et je l'aime! Que lui souhaiterais-je donc si je la haïssais?...»

J'avais fini de m'habiller en dégustant cette absinthe amère de la rancune, qui a ceci de commun avec l'autre qu'elle ne donne guère d'appétit et qu'elle rend méchant et fou. Je continuai dans mon fiacre, et je me réveillai comme d'un songe quand j'entrai dans le vestibule de l'hôtel où je devais dîner,—en plein décor du luxe le plus moderne, le luxe du boursier qui peinait dans la coulisse, voilà dix ans, et que des chances extraordinaires ont porté à un degré invraisemblable de fortune. Simple remisier, Michel Mayence se donnait déjà les gants de frayer avec des artistes. Il ne manquait pas une première, pas une ouverture d'exposition. Avec son teint pâle et comme fané une fois pour toutes, avec ses yeux noirs qui trahissent l'origine sémitique et qui prennent dans cette face exsangue l'éclat des yeux d'un portrait, avec ses mains maigres où luisent quelques bagues, avec son élégance impersonnelle et irréprochable, sa moustache fine et son front dénudé,—il est le type de ce personnage nouveau qui peut être bookmaker ou grand seigneur, simple reporter ou grand financier, usurier ou emprunteur, diplomate habile ou mondain véreux,—on ne sait pas. Le krach, qui a ruiné tant de personnes, acheva de l'enrichir. Tout jeune, je ne lui ai connu que des maîtresses utiles, et qu'il lâchait—avec une légèreté!—comme le pied quitte une marche d'escalier pour se poser sur une autre. Voilà un homme dont j'envie le cœur. Une fois riche, il s'est marié dans les mêmes principes, à une femme laide comme la vertu, mais qui lui représentait quatre millions de plus et un parentage de choix. Et il l'a réduite en servitude avec les formes les plus courtoises, d'une manière si absolue que c'en est beau de travail. C'est une des rares maisons où je me plaise. Je m'y sens vengé de mes lâchetés devant le sexe. Aussi le dîner se passa-t-il pour moi sans trop de mélancolie, à voir l'esclave aux quatre millions, assise en face de son maître et seigneur, et médusée par lui, du regard, comme une négresse, dont elle a la bouche, par son négrier. Nous étions seize à table, en me comptant. Mais à quoi bon nommer ces personnages, figurants de la coterie dont je fais un peu partie? Toujours les mêmes, comme les soldats dans les pièces militaires, ils s'asseyent tous les soirs dans les mêmes maisons, devant le même dîner, pour dire les mêmes paroles. Il s'en trouve, de ces coteries, cinquante à Paris, chacune avec ses anecdotes, ses préjugés, ses exclusions. Et les anecdotes ne sont pas trop sottes ni les préjugés trop étroits. Car c'est encore une des naïves fatuités répandues parmi les gens de lettres que la croyance à la bêtise des gens du monde. C'est comme de prétendre que leurs dîners sont mauvais et que leur luxe sent le parvenu. Nous avons changé tout cela. Le dîner de Mayence était remarquable, son château-margaux 74 de premier ordre, et Raymond Casal, qui a consenti à parler, est, quand il le veut, un des plus jolis diseurs de mots que je connaisse. C'est lui qui répondait un jour, ou plutôt une nuit, à une drôlesse devenue sentimentale, et très occupée à regarder la lune après boire en soupirant: «Comme elle est pâle!...»—«Elle a passé bien des nuits.» Enfin la salle à manger, comme le service, comme le salon, comme le fumoir où nous nous retirâmes après le dîner, étaient du goût le plus exquis. Peu de tableaux dans cet hôtel, mais de choix, entre autres un Pietro della Francesca, un profil de femme aux cheveux blonds, presque blancs sous la coiffe roidie de perles, qui vaut celui du musée Poldi-Pezzoli à Milan. Peu de tapisseries, mais italiennes, celles qu'un duc de Ferrare fit exécuter sur les dessins de Raphaël. Aucun encombrement de bibelots. Rien qui sente le bric-à-brac. Il n'y a qu'un prince héritier ou un seigneur d'Israël qui puisse s'offrir les quelques objets d'art dont se décore cette demeure. Voilà encore un trait de nos mœurs contemporaines qui ne sera dans aucun livre avant vingt ans: l'enrichi intelligent, si bien conseillé ou de tant de flair qu'il cherche du coup la demi-teinte dans le luxe, cette coquetterie par laquelle les vrais patriciens humiliaient autrefois leurs rivaux.... Seulement,—il y a toujours un seulement au travail où l'homme essaie de se passer du temps,—c'est un peu trop réussi. On ne rencontre pas une fausse note, et de là une vague impression de factice. C'est comme la politesse de Mayenne, c'est trop égal, trop complet, trop soigné. On la croirait faite à la main, comme les cigarettes de contrebande. Il a trop bien réalisé le type idéal de l'homme du monde. Malgré moi, je songe, devant la perfection de ses manières, à ce personnage de comédie que l'on accuse d'avoir volé de l'argent dans la caisse, «Si c'est possible!» s'écrie-t-il; et, pour mieux attester son innocence: «J'en ai remis....»

Nous étions donc, après dîner, dans le fumoir, à digérer paresseusement et à prendre de la véritable eau-de-vie, de 1810, devant un Rubens enlevé à la vente d'un duc anglais.—D'ici à cinquante ans, tous les tableaux de valeur s'achèteront là-bas, à mesure que se dépècera cette vieille aristocratie britannique. Notre hôte a deviné le premier le coup à faire. Pour ma part, je regardais attentivement cette merveilleuse toile, la musculature de l'Hercule étouffant le lion et le coloris bleuâtre du paysage, tout en comparant ce faire au faire si différent du Pietro, et pensant paresseusement à ce problème insoluble: les conditions de la vie dans l'œuvre d'art.... Le nom d'une femme dont j'ai remarqué la beauté, à je ne sais quelle soirée, ayant frappé mon oreille, j'écoutai, et il me fut donné d'assister à une des plus aiguës et des plus complètes dissections de caractère que j'aie suivies. Je m'y connais, c'est mon gagne-pain. L'opérateur était un joli et mince jeune homme en gilet blanc, qui n'avait pas dit grand'chose à dîner. En ce moment ses moindres phrases portaient, ne laissant rien d'intact de la charmante femme, la montrant fausse dans sa nature plus encore que dans ses actes, toujours en train de se jouer un personnage à elle-même, incapable d'une émotion vraie, mais adroite en diable à se servir de ses moindres nuances de sentiment, comme d'une mouche que l'on se pose au coin de l'œul, et une description physique non moins évocatrice. Je voyais, tandis qu'il parlait, la créature fine et blonde, d'un blond d'ondine, toujours comme les cheveux du portrait de Pietro, avec des dents de jeune louve dans une bouche mince, avec un estomac d'acier sous des formes frêles, des nerfs invincibles dans une langueur de jeune saule.

—«Quel coup d'œul!» dis-je à Casal comme nous sortions du fumoir; «savez-vous qu'il aurait du talent s'il écrivait comme il parle, ce jeune homme?...»

Raymond mit son doigt sur sa bouche:

—«C'est bête, et bourgeois, et de dixième ordre....» dit-il. «Mais la haine ce soir l'a rendu étonnant.... Il a été son amant dix-huit mois, à ma connaissance.... C'est toujours drôle, n'est-ce pas?»


—«Casal a raison,» me disais-je en sortant de l'hôtel Mayence à pied, et tout seul, par cette belle et froide nuit. «C'est toujours drôle.... Hé bien! je ne suis donc pas le seul que l'amour conduise à la fureur. Faut-il que ce garçon déteste cette femme, pour en oublier ainsi les plus élémentaires principes de la délicatesse et diffamer devant dix personnes sa maîtresse d'hier, de demain peut-être? Et c'est ça l'amour!... Une haine féroce entre deux accouplements....» Cette définition m'amusa. Puis j'avais découvert un nouveau compagnon de bagne. Cela console toujours. Bref, je marchai allègrement jusqu'au boulevard, puis de là vers la place Vendôme. J'entrai au cercle, espérant rencontrer un camarade avec qui tuer un peu de nuit avant d'aller me coucher. Personne. Il était onze heures. L'idée me vint de pousser jusqu'aux bureaux du journal le Conservateur, où je me croyais sûr de trouver l'homme de Paris qui dit le plus volontiers du mal des femmes, mon vieux confrère Rodolphe Accard, le journaliste de ce temps qui a peut-être le plus écrit d'articles et qui en a le moins signé. Et quel original!... Accard a cinquante ans environ aujourd'hui. Il est sale, je dirais comme son peigne, s'il avait jamais peigné ses cheveux embroussaillés et sa barbe inculte. Des dents fortes à broyer des noyaux de pêche, mais jaunes comme le culot de sa pipe; des mains à croire qu'il en ferait de l'encre au besoin, rien qu'en les lavant; la taille d'un géant, une carrure de buveur de bière et l'œul bleu le plus fin derrière un lorgnon dont le cordon toujours cassé en vingt endroits a l'air d'une petite corde à nœuds pour bateau d'enfants. Voilà un homme aussi sage que Michel Mayence dans ses rapports avec le sexe. Ses mœurs sont simples et franches. Il proteste lui-même n'avoir jamais fréquenté que des «fenestrières». Pour s'expliquer ce goût particulier, il faut se rendre compte que ces dames sont des personnes de l'après-midi, qu'elles abondent rue Montmartre et dans le voisinage, que c'est là le quartier où sont établis les bureaux de beaucoup de journaux et que ledit Accard est le journaliste maniaque, le professionnel le plus enragé, celui qui n'a qu'une passion, qu'une idée, qu'un vice: le Journal. Le vieux Buloz était ainsi pour sa Revue. Depuis sa mort, je crois que personne n'a aimé l'odeur de l'imprimerie comme Accard.

Vers deux heures, il arrive à la rédaction. Remarquez qu'il est officiellement simple bulletinier. Mais ne faut-il pas lire les feuilles du matin? A quatre heures, il les connaît toutes. Puis vient le tour des dépêches, puis le compte rendu des commissions et de la Chambre. A six heures, il s'enferme dans un petit bureau qu'il s'est fait attribuer et que meuble une collection du journal depuis 1840, époque de sa fondation, par Montalembert, s.v.p.! Il écrit un premier article, quitte à en écrire un second, si l'actualité l'exige. Vers sept heures, il va dîner, dans un petit restaurant,—pas loin du Conservateur,—où il possède son rond de serviette. Vers huit heures, il fait sa promenade hygiénique,—cent pas de long en large pendant quelque cinquante minutes,—sur le trottoir du boulevard qui longe le journal. A neuf heures, il monte. Personne encore. Le directeur dîne en ville. Le rédacteur en chef est au théâtre. Les reporters courent les cafés. Le secrétaire lui-même est en retard, ayant accepté une invitation chez un romancier qui prépare le lançage de sa prochaine «Etude» psychologique, intuitiviste, naturaliste, symboliste, vériste,—ou rienologiste! Alors commence, pour le vrai, le pur ouvrier en journal, une petite angoisse quotidienne. Elle lui représente ce que peut être, pour le cuisinier de race, le dîner à ne pas manquer, le mat à donner pour le joueur d'échecs, un contre à tromper pour l'escrimeur, une bataille à livrer pour un général. Toutes les passions sont sœurs. Elles se ressemblent par l'intensité du paroxysme et sa spécialité. Accard revoit en détail toute la portion de la feuille déjà composée. Il s'agit de ne pas laisser passer quelques-unes de ces monstrueuses bourdes qui déshonorent notre presse: un lord Churchill au lieu d'un lord Randolph Churchill, un sir Dilke au lieu d'un sir Charles Dilke. Et puis il reste la place vide à remplir, et c'est au filet que notre ami s'attaque. Ah! le filet, les dix lignes où l'on rive son clou à tel ministre, où l'on donne sur les doigts à tel confrère, où on larde d'une savante épigramme un député!... Le filet! Voilà l'épreuve du journaliste! Avec quelle mélancolie Accard rappelle ceux du Français, il y a encore un an!... «Le moule en est perdu....» gémit-il. Vers minuit et demi, tout le monde est sur les dents, excepté lui. Le directeur va se coucher. Le rédacteur en chef aussi. Accard reste là, auprès du secrétaire, pour la morasse, l'épreuve dernière du journal. Il la voit. Il la corrige. Il rentre au logis, en chantonnant un air d'opéra que personne n'a jamais reconnu. Il consacrera le lendemain matin à son grand ouvrage toujours inachevé: «Du droit divin dans ses rapports avec le droit historique.» Il y établit cette thèse d'où dépend, d'après lui,—et d'après moi,—l'avenir du pays: l'identité entre la conception moderne et scientifique de l'évolution par hérédité et la monarchie, entre la loi de sélection et l'aristocratie, entre la réflexion et la coutume. Ce profond politicien, qui s'appelle lui-même un Bonaldiste Tainien, est l'homme le plus heureux que je sache. Quant aux femmes, son opinion est carrée sur elles: «Il n'y en a pas une qui ait su corriger une épreuve. Pas même la mère Sand.... Ah! sans Buloz!...»

—«M. Accard?» me dit le garçon de bureau. «Mais il est parti d'hier.... Sa mère est mourante....»

—«Ça n'arrive qu'à moi, ces choses-là....» murmurai-je dans un bel élan d'égoïsme qui me divertit à constater. J'entrai malgré tout dans la salle de rédaction, pour jeter un coup d'œul sur les journaux du soir, machinalement. J'y trouve deux jeunes gens, que je ne connais pas, en train de boire de la bière; un troisième, que je connais un peu, qui découpe des «échos»; un quatrième, que je ne connais plus depuis qu'il m'a diffamé après m'avoir emprunté de l'argent pour l'accouchement de sa maîtresse, qui joue au bilboquet. Je m'assieds sans trop savoir pourquoi, je parcours deux ou trois feuilles, et je tombe sur ce fait divers:

—«Un drame épouvantable vient de consterner la jolie petite commune de Saint-Sauve (Puy-de-Dôme). Un jeune cultivateur du nom de Pierre Trapenard était sur le point d'épouser une fille du village. Tout était préparé pour la noce, quand Trapenard reçut une lettre anonyme lui racontant que cette fille avait été la maîtresse d'un des grands propriétaires du pays. En proie à un accès de jalousie inexplicable autrement que par la fureur de la passion, Trapenard, ayant surpris sa fiancée en train de causer avec celui qu'il croyait son rival, les a tués tous les deux et s'est pendu ensuite. La jeune fille avait reçu plus de trente coups de couteau, dont vingt au visage, qui était comme déchiqueté et méconnaissable.»


J'étais de nouveau sur le boulevard, et je songeais: «A la campagne aussi, dans la libre nature, la haine toujours, comme dans le monde où a aimé le jeune homme de tout à l'heure, comme dans le demi-monde où j'ai aimé. Oui la haine, si l'on aime, et le désespoir;—et, si l'on n'aime pas, si l'on traite la femme en instrument d'ambition, comme Mayence, ou d'hygiène, comme Accard, c'est la paix absolue, la joie profonde. Et poussé par une bizarre association d'idées, me voici m'acheminant vers Phillips, le bar de la rue Godot-de-Mauroy, dans l'espérance, comme c'était minuit, d'y trouver quelque membre de la société d'intempérance mutuelle où je suis apprenti. Il y aura bien là toujours deux ou trois amis avec qui aller chercher quelque maison de débauche,—celle que nous appelons la maison-mère, ou une autre,

De l'amour sans scandale et de plaisir sans cœur.

Et voilà qu'à la porte même du bar je me heurte à Machault l'escrimeur et à La Môle, qui montent en voiture.

—«Venez-vous avec nous souper chez le petit Figon?» me dit ce dernier, qui se tenait à peine sur ses jambes; «il y aura là Saveuse, Jardes et Bohun avec quelques bébés. C'est moi qui invite....»

Et j'accepte, et qui trouvé-je parmi les cinq filles racolées au hasard de la soirée par les viveurs? Mme de Saint-Elme,—«de la meilleure noblesse de lit,» comme dit Gladys Harvey,—ou plus familièrement Léda-Canot, par allusion à ses goûts peu distingués pour Bougival et la Grenouillère. Mais elle s'appellerait d'un nom plus vulgaire encore: Léda-Bouffe-toujours ou Léda-la-Soif, qu'elle ferait frémir mon cœur malade, chaque fois que je la rencontre, d'un frisson presque sacré, tant cette mince et jolie fille ressemble à Colette,—une Colette plus usée, auprès de laquelle, depuis trois mois, je suis bien souvent allé oublier à la fois et me rappeler l'autre!... Et, ce soir encore, je la reconduisais chez elle vers les deux heures, dans le logement meublé qu'elle habite, comme une débutante, rue de Téhéran. Il y a là une maison qui sert au lançage des nouvelles recrues du Tout-Cythère. J'y ai connu depuis dix ans bien d'autres créatures, mais aucune que j'aie serrée contre moi avec la même sauvage ardeur que cette fausse Colette. Dieu! l'étrange sensation que d'avoir à soi, là, dans ses bras, une femme qui n'est pas celle que l'on aime, et sur la bouche de laquelle on cherche les baisers de celle que l'on aime, parce que c'est presque le même visage, les mêmes yeux, je ne sais quoi de si pareil! Et, pendant ce temps-là, on se met à se figurer celle que l'on aime, et qui n'est pas elle, dans les bras d'un homme, et qui n'est pas vous. Et il y a une minute, une seconde, où la douleur de cette pensée, l'amertume de cette substitution, l'ardeur de la chair, se fondent en une volupté si triste! Ah! le plaisir sans cœur! Il faudrait, pour le goûter, n'avoir pas l'âme malade que m'ont faite tant de souffrances. O folie! folie!...

J'étais assis sur une chaise, près du large lit de cette chambre de prostituée, à la fois riche et pauvre, où il traîne des bracelets de mille francs sur des tapis tachés de bougie, et nous fumions des cigarettes de caporal, Léda, couchée, ses cheveux dénoués, un de ses bras passé sous sa tête, et moi, rhabillé, la regardant avant de m'en aller. Je voyais son joli visage, le frère de celui qui m'a fait si mal, avec les profonds stigmates d'infinie fatigue dont l'a marquée son existence de fille à cinq louis. Que j'aurais pleuré facilement, en proie à l'inexprimable mélancolie de la débauche que je savais si bien devoir trouver là! Léda m'est devenue, depuis ces trois mois que je la connais, une espèce d'amie. Elle sait qui je suis, elle a vu mes pièces. Des camarades lui ont raconté mon histoire.

—«Et ta Colette?» me dit-elle en me voyant si triste. «Tu y penses toujours?»

—«Toujours....» fis-je en haussant les épaules.

—«Pauvre!» reprit-elle, «n'est-ce pas que ça fait mal d'aimer?»

Cette fille a une douceur infinie, quelque chose de vaincu, de lassé et de tendre dans le vice qui me fait comprendre les pires Rédemptoristes, ceux qui vont chercher leur maîtresse—leur femme quelquefois—dans des entresols comme celui-ci, ou dans la susdite maison-mère et ses succursales. Elle se dressa à demi pour me donner un baiser, par compassion. Le geste qu'elle fit déplaça un petit ruban de velours qu'elle portait au cou. Alors seulement je vis qu'elle y avait une place toute meurtrie, une tache jaune de la grandeur d'un écu de cinq francs. On avait dû la pincer avec une violence inouïe et tordre la peau exprès pour lui faire plus de mal.

—«Ce n'est rien,» répondit-elle à ma question: «Qu'as-tu là?» et elle ajouta avec son rire fanoché: «C'est Alfred!...»

—«Qui ça, Alfred?» lui demandai-je.

—«C'est mon amant,» dit-elle, «tu sais, pas comme toi, mais quelqu'un qui m'aime....»

—«Il te bat?...» lui demandai-je.

—«Quelquefois,» dit-elle simplement.

—«Et tu l'aimes?...»

—«Oh! oui,» fit-elle, «et lui aussi. Qu'est-ce que tu veux? Il est jaloux, c'est un pauvre employé. Il ne peut pas me prendre chez lui. C'est tout naturel si ça le rend méchant....»


Ce mot de fille—il n'y a qu'elles pour en trouver de si navrés dans leur naïveté—s'accordait tellement avec les pensées qui m'avaient hanté tout le soir, que je me le répétais encore, étendu dans mon lit, à moi, une heure plus tard, après avoir quitté Léda pour ne pas connaître l'horreur de la rentrée en habit à dix heures du matin. Je ne pouvais pas dormir. La misérable luxure d'où je sortais avait exaspéré mon énervement. Je pensais à Colette avec plus de malaise que jamais. C'était comme un jet de bile qui m'inondait toute l'âme. Et puis je reprenais: «C'est ça, l'amour....» mais, cette fois, sans les ironies de Boisgommeux. Machinalement, un vieux fonds d'homme de lettres, qui vit en moi et qui me suivra jusqu'à la mort, me faisait repasser en idée toutes les définitions qui ont été données de ce mot «amour», celles du moins que je me rappelais. Aucune ne correspondait à ce que je sentais si vivement. Je me souvins alors que mon maître Adrien Sixte parle quelque part avec admiration d'une phrase du dictionnaire de médecine de Nysten, citée déjà par Dumas dans une de ses belles préfaces. Je saute à bas de mon lit, et, à la lueur de la bougie, me voilà, dans ma bibliothèque, cherchant ce gros livre que j'ai acheté, il y a cinq ans, lorsque je croyais encore à cet autre mensonge: le travail, pour avoir du génie,—comme si Prévost avait travaillé Manon, Diderot le Neveu, Voltaire Candide, Benjamin Adolphe, tous chefs-d'œuvre griffonnés sans rature!—Et je découvre en effet dans ce dictionnaire les lignes suivantes: «Amour. En physiologie, ensemble des phénomènes cérébraux qui constituent l'instinct sexuel. Il devient le point de départ d'actes intellectuels et d'actions nombreuses, variant suivant les individus et les conditions,—et souvent il est la source d'aberrations que l'hygiéniste, le médecin légiste et le législateur sont appelés à prévenir ou à interpréter.... Chez la plupart des mammifères et même quelquefois chez l'homme, l'instinct de destruction entre en jeu en même temps que l'instinct sexuel....»

Le plaisir que me causa cette phrase fut si vif que je cessai de souffrir, pour quelques minutes. Je me remis au lit, je soufflai ma bougie. Nouvelle insomnie, nouvelles pensées, mais tout impersonnelles celles-là, les pensées d'un docteur qui voit dans sa maladie un cas curieux et qui l'étudié. Oui, cette phrase est vraie du mâle originel, je le sens, et de moi aussi, qui en suis si loin. Etait-elle vraie du temps de la chevalerie et de l'amour dantesque? Etait-elle vraie du temps de Pascal et de son discours, de Racine et de ses tragédies? Evidemment non, et pas même du temps de Beyle?... L'homme des arrière-fins de civilisation rejoindrait il donc la brute primitive? J'ai si souvent entrevu cette idée, quand je songeais à l'étrange Europe où nous sommes en train de recommencer les grandes guerres des barbares, avec la science en plus!... L'amour moderne et l'amour sauvage seraient-ils donc la même chose, avec l'adultère, la prostitution et le sadisme—par-dessus le marché?... L'amour moderne?... Je n'eus pas plus tôt prononcé mentalement ces quatre syllabes—tout l'écrivain est là dedans—que j'aperçus une couverture jaune, et en belles lettres:

PHYSIOLOGIE DE L'AMOUR MODERNE
PAR CLAUDE LARCHER

Ce titre me fascine, ma tête s'exalte. J'oublie le fenestrier Accard, le diplomatique Mayence, le jeune sycophante qui diffamait sa maîtresse devant le Rubens, l'assassin Fauchery. J'oublie Casal, Machault, La Môle!... J'oublie Colette! Je m'enveloppe de ma fourrure pour ne pas avoir froid. Je me mets à la table de ma chambre à coucher, et j'écris dare-dare ce premier chapitre,—sur l'envers d'une demi-douzaine de lettres de faire part de mariage ou de mort. Si les autres m'amusent autant à griffonner, cela vaudra bien autant que d'aller chez Phillips m'entonner du gin, ou chez une Léda quelconque me «friper la moelle», comme il est dit dans le Succube.—Nous verrons bien.


MÉDITATION II

LES EXCLUS

Je ne voudrais cependant pas ressembler au parasite prodigieux que nourrit si longtemps mon vieux camarade André Mareuil, et qui répondait au nom fatidique de M. Legrimaudet. Un jour qu'André, revenu de voyage, lui demandait:

—«Hé bien! monsieur Legrimaudet, comment vous êtes-vous porté durant mon absence?»

—«Mais, pas mal,» répondit l'autre; «sauf que j'ai eu une petite éruption, comme tout le monde.»

Et nous apprîmes par le docteur Noirot, qui soignait le malheureux gratis, que cette petite éruption avait été, tout simplement,—la gale! Chaque fois que je rencontre, dans un article ou dans un livre, quelqu'une de ces généralisations auxquelles les écrivains actuels se complaisent si volontiers,—prenant leur petite lèpre sentimentale pour une grande maladie humaine, et leur expérience de boulevard ou de brasserie pour de la vivante et large observation,—je me souviens du «comme tout le monde» de feu Legrimaudet. Ne serait-ce pas le cas, encore à présent?

Cet Amour cruel et si mêlé de haine que j'ai éprouvé, que j'éprouve; cette passion si voisine du meurtre dont la formule de Nysten détermine l'origine sauvage, ne serait-ce pas, même aujourd'hui, une maladie rare, ou bien, en racontant mon cœur, raconterai-je le cœur de beaucoup de mes frères? Ah! cette question, tout écrivain peut toujours se la poser, à la fin de chaque livre, et qui lui répondra? C'est le grand doute du métier, cela, et qui devrait à jamais nous démontrer la vanité de la gloire. Qu'un lecteur nous dise, devant une de nos pages: «Je n'ai jamais senti comme cela....» quelles raisons lui donner pour lui prouver qu'il est dans le faux de l'Ame humaine, et que nous sommes, nous, dans le vrai de cette même Ame? Le mieux est de rester simplement sincère et de nous attendre à déplaire à ceux qui ne sont pas de notre race. Je n'essaierai donc pas de savoir si, oui ou non, Nysten y a vu juste pour tous les hommes, ni même si, en croyant retrouver des émotions pareilles chez tant de mes contemporains, je suis la victime de ma jaunisse morale. Je ne discuterai pas un point de départ qui ne peut être légitime que pour mes collègues en sensibilité souffrante. Et pour ne pas manquer à la politesse que l'on doit au lecteur ami, je demanderai simplement à ce lecteur de ne pas aller plus avant dans ce livre, s'il n'admet pas comme vrai l'axiome suivant,—toutes excuses faites pour l'à-peu-près inévitable de la forme:

AXIOME

Il existe un certain état mental et physique durant lequel tout s'abolit en nous, dans notre pensée, dans notre cœur et dans nos sens: ambition, devoir, passé, avenir, habitudes, besoins,—à la seule idée d'un certain être, qui devient pour nous le bonheur. J'appelle cet état l'Amour.

Et je prie ce même lecteur de considérer les trois propositions suivantes comme démontrées par leur énoncé même:

I

Tout amant qui cherche dans l'amour autre chose que l'amour, depuis l'intérêt jusqu'à l'estime, n'est pas un amant.

II

L'amour complet suppose la possession, comme le courage suppose le danger. Un amoureux est à un amant ce qu'est un soldat en temps de paix à un soldat qui fait la guerre. Il ne connaît pas son cœur.

III

On n'est l'amant d'une maîtresse que si elle vous aime ou vous a aimé.

Ceci fait, nous nous trouverons à l'aise pour entrer aussitôt au plein de notre sujet en traitant le problème suivant, qui s'impose comme une conséquence immédiate de ces trois principes:

PROBLÈME

Tout homme peut-il être amant une fois dans sa vie?

Si l'on raisonne à priori, et en s'appuyant sur cette idée que la femme est par excellence l'être absurde, illogique, impossible à diriger comme à prévoir, on doit répondre que oui. Et l'observateur superficiel de triompher. Il énumère les divers cas de bonne fortune survenus à des manchots, des bossus, des boiteux, des borgnes, des crétins—et des malpropres! Il y a des proverbes là-dessus: «On trouve toujours chaussure à son pied,» «Tant va la cruche à l'eau qu'enfin elle se case,» et des anecdotes: celle du Chinois échoué à l'hôtel des Grands-Hommes, place du Panthéon. Lorsqu'il lui prenait fantaisie d'une bonne fortune, ce subtil fils du ciel montait en omnibus. Il n'avait même pas besoin de demander une correspondance. Il n'est jamais arrivé au bout de la ligne sans avoir été cueilli par quelque curieuse. Mais, avec un peu de réflexion, il est trop facile de reconnaître que ces cas variés prouvent seulement cette vérité banale:

IV

Les hommes ne sont jamais bons juges des qualités par lesquelles un autre homme plaît ou déplaît aux femmes.

Le succès du manchot, du bossu, du boiteux, du borgne, de l'imbécile, du malpropre et du Chinois démontre que ni la droiture de la taille, ni l'équilibre des bras, des jambes et des yeux, ni le brillant du jugement, ni l'habitude du tub quotidien, ni le blanc du visage, ne représentent cette qualité nécessaire qui fait la séduction,—qualité dont j'entendis un jour une vieille dame donner une formule simple, mais frappante. Nous nous trouvions dans un salon où je m'occupais beaucoup d'elle. Je faisais la cour à sa nièce, et, en galanterie, c'est comme au billard, il faut quelquefois viser la blanche pour toucher la rouge.

—«Quel est donc ce monsieur qui entre?» me demanda-t-elle en me montrant un visiteur qui venait de passer la porte. Je le lui nommai. Elle le dévisagea avec son lorgnon, que maniaient d'une façon si impertinente ses mains à mitaines, sèches et maigres, et elle me dit d'un air de satisfaction:

—«Ce doit être un bon amant.»

J'avais quelques années de moins alors, et je me souviens que je regardai la vieille dame avec stupeur et dégoût. J'avais interprété son mot dans un sens tout physique, et cela m'étonna. Car l'homme en question, robuste pourtant et bien planté, avec ses cheveux blonds et son teint un peu pâle, ne donnait pas l'impression d'un de ces fougueux payeurs d'arrérages qui font rêver certaines grosses femmes mariées à des gringalets. Je compris plus tard que cette phrase de ma tante du côté gauche signifiait autre chose, quand je vis en effet ce personnage, épris d'une femme infiniment séduisante, dépenser pour la conquérir des trésors d'énergie et de délicatesse, l'envelopper, l'emprisonner de sa cour, et l'emporter auprès d'elle sur des rivaux qu'il n'égalait ni en beauté, ni en fortune, ni en esprit, ni en audace. C'était un amant supérieur. Nous verrons plus tard ce qu'il convient d'entendre par ce mot. Pour en revenir au problème posé, j'ai repassé tous mes souvenirs, remué des centaines de notes prises autrefois, et ma conclusion est que les hommes, par rapport à cette qualité d'amants, se divisent en trois grandes classes: ceux qui ne seront jamais amants, ou les Exclus;—ceux qui le sont à une certaine époque de leur vie sous l'influence de certaines circonstances, et jamais avant, jamais depuis, ou les Temporaires;—ceux qui le sont, l'ont été, le seront toujours. Les derniers seuls méritent d'être appelés les Amants.


La monographie de l'Exclu mériterait seule un gros volume. Je me contenterai d'indiquer quelques-unes des raisons en vertu desquelles un homme traverse la vie sans arriver à cet incendie partagé du cœur qui s'appelle l'Amour. On peut être exclu pour toujours du nombre des amants:

Par timidité.—J'entends par là non point ce joli défaut dont les femmes raffolent et qui consiste à se demander, le cœur battant, devant une blanche main qui évente un blanc visage, comme Thomas Diafoirus: «Baiserai-je, papa?» Non, mais cette timidité presque sauvage qui n'est plus un ridicule, tant la douleur en est aiguë et paralysante. Rousseau paraît avoir été timide de cette timidité-là, comme d'ailleurs la plupart de ses confrères dans le triste péché de solitude qu'il a confessé,—ce Rousseau dont ses ennemis ont prétendu, non sans vraisemblance, qu'il s'était vanté d'avoir mis ses enfants à l'hôpital pour faire croire qu'il était capable d'en avoir. Ce timide obscur et farouche est souvent un homme qui adore les femmes, que son invincible accablement en leur présence précipite en de dégradantes débauches, et qui devient l'esclave de quelque bas et facile concubinage. La plupart des ancillaires (d'ancilla, servante), ceux dont la bourgeoise dit avec un envieux mépris qu'ils aiment les poches grasses, sont des exclus par timidité: ainsi le passionné et malheureux Sainte-Beuve, dont on n'a pas assez admiré le mot si profond, si révélateur, comme on lui demandait ce qu'il voudrait être: «Lieutenant de hussards!...» répondit-il.

Par schlémylade.—C'est un mot d'origine juive, je crois, et qui mériterait droit de cité dans la langue. Les Juifs, esprits éminemment positifs et d'une analyse tout utilitaire, ont observé qu'il existe de par le monde une espèce d'hommes auxquels il suffit de remuer le petit doigt pour qu'ils fassent manquer l'affaire la mieux ajustée, la plus voisine de la réussite. Ils ont appelé ces hommes-là des Schlémyls. Le Schlémyl n'est pas exactement le «pas de chance»; il peut être né si riche, par exemple, que ses pires maladresses ne lui nuisent en rien. Ce n'est pas non plus le «gaffeur». Il y a des «gaffeurs» à qui leur «gaffe» sert de moyen de succès. Un exemple fera mieux comprendre la souplesse de ce terme, qui va d'un bout à l'autre des gaucheries et des défaites de la vie. Celui de mes camarades de collège auquel je dois cette révélation sur l'argot sémitique était atteint d'un rhumatisme articulaire, qui gagna le cœur et l'emporta. Son père, après de longues années de patient travail, avait réalisé une assez belle fortune et acheté du coup un hôtel, une terre avec un château et un titre. «Hein! papa,» disait Samuel à ce vieil homme dont il était le fils unique, «si je meurs, quelle Schlémylade!...» Qui n'a connu le Schlémyl en amour? Qui ne l'a été une heure? Qui n'a rencontré, à dix ans de distance, une femme passionnément désirée autrefois, et qui vous dit avec un malicieux sourire: Ah! tel jour, vous vous rappelez? Si vous aviez osé!...» Il y a des gens pour qui la Schlémylade galante est l'habitude, voilà tout: ceux qui choisissent, pour essayer de faire une déclaration à une femme, un jour où elle agonise de migraine;—ceux qui tentent de lui ravir un baiser quand le matin même elle est allée chez le dentiste et qu'elle a encore dans sa jolie bouche l'affreux arôme de l'acide phénique ou de la créosote;—ceux qui, à la campagne et pour se ménager une déclaration, l'entraînent dans des chemins caillouteux et détournés, l'après-midi où elle a aux pieds des bottines neuves qui lui écorchent la peau.... Ce sont des mille riens que le Schlémyl ne sait pas deviner, sur lesquels il marche comme il marcherait sur un cor, avec un sourire inconscient qui achève de rendre furieuse la femme la mieux disposée. Et le personnage reste bouche bée devant un accueil glacé, là où il avait d'abord rencontré le plus engageant des sourires.

Par donquichottisme.—Ici le cas est plus compliqué. Il se rencontre de par le monde une légion d'hommes toujours très délicats, souvent très intelligents, qui n'ont qu'une infirmité d'esprit, mais inguérissable, celle de prendre au sérieux les mystifications variées des fausses pudeurs. Jamais ces mousquetaires du Royal-gogo n'admettront qu'une femme qu'ils voient à cinq heures leur offrir du thé avec un profil de madone, de grands yeux candides et des frissons de sensitive lorsque l'on dit un mot léger, ait pu dans la journée monter en fiacre, entrer dans un grand magasin, sortir par une autre porte, prendre un autre fiacre, débarquer dans un appartement meublé et là....—«Mme une telle, un amant!» dit le donquichottiste, «vous ne l'avez donc pas regardée?» Comme vous êtes, par exemple, l'ami intime de l'amant de cette dame, qui vous a dit avec sa délicatesse de fat, à propos d'elle: «Ah! mon cher, il n'y a que les femmes du monde pour....» vous regardez, vous, le donquichottiste avec une certaine curiosité, et vous reconnaissez l'homme que les femmes estiment, par qui elles se font accompagner en voiture, auprès de qui elles pleurent sans donner d'autre raison qu'un: «C'est nerveux, mon ami, laissez-moi un peu, ça passera,»—avec qui elles sont en correspondance suivie, qui fait leurs menues commissions, dont elles disent avec sentiment: «En voilà un qui sait ce que c'est qu'une femme....» Mais elles ont, en attendant, un billet dans leur corsage qui leur fixe le prochain rendez-vous avec le don Juan, lequel n'est bien souvent qu'un don Jeannot. Seulement Juan ou Jeannot, celui-là sait que les robes des femmes galantes sont leur seul spiritualisme, vérité que le donquichottiste ignorera jusqu'à soixante-dix ans et qu'il ignore à vingt. Car il en est de tout âge, et le platonisme dans lequel les relèguent les femmes auxquelles ils ont consacré des années de ce culte ne sert qu'à prouver cet étrange mais indiscutable paradoxe: ces poétiques personnes ne méprisent rien tant au monde que le respect qu'on leur porte.

Par beauté.—Nous en avons tous connu, de ces trop jolis garçons, astiqués, cirés, lustrés, qui se regardent dans toutes les glaces, se sourient sans cesse en pensée, prennent des attitudes comme ils respirent, sans le vouloir, contemplent inconsciemment leurs ongles, les pointes de leurs bottines, la coupe de leurs pantalons. Nos ancêtres, qui avaient le verbe libre et autant d'observation que de franchise, les appelaient «des miroirs à donzelles».—C'est un mot plus cru qui tinte dans le texte.—Quand vous voyez un de ces jolis garçons-là, vous pouvez parier neuf fois sur dix, à coup sûr, que s'il est «l'amant d'Amanda»,—comme disait la stupide chanson, jadis si chère au spirituel Paris,—c'est à prix d'or, et qu'il traversera la vie sans jamais être aimé pour lui-même. Si un homme de cette sorte de beauté se marie, soyez certain que sa femme le trompera avec n'importe qui, fût-ce le Chinois dont j'ai raconté l'histoire. Comment et pourquoi une certaine beauté trop jolie et inexpressive de l'homme fait-elle horreur à la femme? En joignant le scalpel au microscope, je ne peux arriver à découvrir la fibre d'antipathie qui explique ce phénomène. Peut-être y a-t-il pour elle quelque chose de répugnant à rencontrer dans notre sexe le défaut le plus spécial au sien, cette sottise de la poupée en train de tourner à la devanture du coiffeur qui vient de la friser et de la pomponner. On objectera qu'elle aime le fat, mais le fat est fort différent du Narcisse. Il est enivré des succès qu'il a eus ou qu'il aura, au lieu que le Narcisse n'est enivré que de lui-même. Peut-être aussi le Narcisse est-il un triple sot, préoccupé de sa propre figure avec tant d'intensité qu'il néglige d'observer l'effet qu'il produit, ce qui le conduit à tomber de Schlémylade en Schlémylade? Quoi qu'il en soit, le pommadin est le plus exclu d'entre les exclus, et le plus ironiquement de tous, attendu que chacun dirait volontiers de lui ce que Figaro dit de Chérubin: «Si jamais celui-là manque de femmes!...»

Par laideur.—Ce triste motif a-t-il besoin de commentaires? Voici quelque quarante ans, un écrivain de beaucoup de talent, G—- F—-, était l'amant d'une très jolie femme,—une des chaussettes bleues les plus bleues et les plus ... chaussettes de l'époque. Un académicien, âgé mais passionné, faisait, prétend-on, la cour à cette dame. F—- aurait demandé à sa maîtresse d'assister à une des déclarations de l'Immortel en train d'essayer de transformer son fauteuil en canapé. La gueuse, qui n'avait guère de scrupules, cache un soir F—— et un poète de ses amis derrière les rideaux,—comme au théâtre. L'Immortel arrive. Le flirt commence,—un mélancolique flirt avec promesses d'articles dans les journaux officiels.—Enfin, à bout d'éloquence, le galantin se jette à genoux avec des sanglots: «Mais je suis si laid que j'aurais beau le raconter, on ne me croirait pas....» Sur quoi F——, avec sa voix de brigadier de dragons, aurait crié: «Allons-nous-en, ami, ce vieux est trop répugnant....» Et les deux jeunes gens de passer avec des attitudes de commandeurs indignés devant le pauvre Lovelace d'Institut, épouvanté de la perfidie féminine. Si l'anecdote était authentique,—il suffit, hélas! d'avoir subi la grande publicité pour savoir ce qu'elles valent,—elle prouverait à quel degré la nature, si prodigue pour lui d'autres dons avait refusé à F—— le sens psychologique. Le mot du vieillard était admirable. C'était l'homme avouant, sous l'influence de la passion, et cherchant à utiliser la conscience de sa laideur, le supplice secret de toute sa vie. Il y a en effet une laideur qui tue l'amour, et ceux qui en sont atteints s'en savent atteints dès leur première adolescence C'est la laideur malheureuse et malsaine, maladroite et chétive, pauvre et vieillie avant l'âge. Soyez bossu, mais ayez de jolies dents, on vous aimera peut être de votre infirmité. Soyez borgne, mais ayez un charmant profil. Soyez boiteux, avec un joli regard. Soyez hirsute et sale, avec une encolure d'hercule. Soyez un monstre même. Il y a des chercheuses qui vous désireront. Mais si votre glace à barbe vous révèle chaque matin sur votre visage et toute votre personne la laideur commune, n'attendez pas l'expérience pour suivre le conseil que la courtisane vénitienne donnait à Jean-Jacques: «Lascia le donne e studia la matematica.»

Par profession.—J'ai connu dans un hôpital de femmes un médecin qui avait le génie de la statistique. Il s'appliquait, entre autres curiosités, à dresser la liste des déflorateurs. Pas une malheureuse ne lui passait par les mains qu'il ne lui posât cette question: «Quel a été votre premier amant?» Il était devenu, de radical, réactionnaire outrageux, parce que cette enquête lui avait révélé que les déflorateurs appartiennent tous à la classe ouvrière. La profession qui en fournit le plus est, chose étrange, celle des maçons, environ cinquante pour cent. Puis viennent les domestiques et les autres corps de métier. Il y a de la logique dans ces chiffres. Le maçon, c'est celui qui passe, que l'on ne reverra plus. Le domestique, c'est celui qui est le voisin de la pauvre fille dans ce dortoir de mansardes qui règne en haut des maisons et où les maîtres chrétiens d'autrefois, ceux qui avaient, avec le souci de leur salut, celui du salut de leurs serviteurs,—quelle noble et sage vision du patronat!—n'auraient jamais laissé dormir une enfant de vingt ans. Le bourgeois, lui, ignore ce que c'est que la virginité d'une fille du peuple. Un des internes de ce docteur avait essayé autrefois, sur des données malheureusement très incomplètes et un peu pour mystifier son maître, de dresser un bilan des professions par rapport à l'amour. Les résultats qu'il avait obtenus, pour approximatifs qu'ils puissent être, contiennent une certaine philosophie sociale,—et cela vaut que l'on en consigne ici quelques-uns:

                                                  Amants.
Magistrats (juges, procureurs, notaires, etc.)5 sur    100
Médecins                                     10 sur    100
Universitaires { Maîtres d'étude             45 sur    100
               { Professeurs                  5 sur    100
Officiers { Jusqu'à capitaine                95 sur    100
          { Au delà de capitaine              5 sur    100
Peintres                                     80 sur    100
Sculpteurs                                   50 sur    100
Musiciens                                    25 sur    100
Architectes                                  50 sur    100
Acteurs { tragiques                          20 sur    100
        { ténors                             60 sur    100
        { comiques                           99 sur    100
Commerçants { Commis                         95 sur    100
            { Chefs de rayon                 25 sur    100
            { Patrons                         5 sur    100
Hommes de { Journalistes                     50 sur    100
lettres.  { Auteurs dramatiques              20 sur    100
          { Romanciers                       15 sur    100
          { Poètes                           30 sur    100
          { Académiciens                      1 sur    100
Agents de change                              2 sur    100
Banquiers                                     2 sur    100
Chefs d'État (rois, présidents, ministres)    1 sur 10.000
Etc., etc., etc.

Il y aurait à dresser une liste contraire, qui serait celle des hommes ayant possédé le plus de femmes, et l'on trouverait que les professions les plus rebelles à l'amour désintéressé sont inversement les plus propices à l'autre amour. Il est probable que les banquiers et les médecins sont, par exemple, ceux qui ont eu le plus d'aventures. Mais la femme du monde qui se donne au richissime Salomon Mosé, parce qu'elle a une forte note à payer, ou la bourgeoise qui se laisse prendre par son docteur parce qu'il est audacieux, discret, habile, et qu'elle a besoin de son aide pour la direction de sa vie conjugale, ne cèdent ni l'un ni l'autre à un sentiment qui, de loin ou de près, ressemble à l'amour. J'ajouterai que la liste dressée plus haut, en l'admettant comme à demi vraie, porterait avec elle son enseignement consolateur. Elle prouve en effet que l'homme est d'autant plus aimé qu'il est moins haut dans la société. Vous, magistrat ou professeur, vous avez voulu l'honorabilité, la sécurité, le droit de censurer, de régenter, juger, condamner, vous l'avez, mais pas l'amour.—Vous, homme d'affaires, vous avez voulu la grosse fortune, la magnifique sécurité des dix millions, et le somptueux décor que comporte un luxe princier. Vous avez tout cela, mais pas l'amour.—Vous, ambitieux, vous avez voulu le pouvoir, vous l'avez, mais pas l'amour.—Vous écrivain, vous avez voulu la renommée, le chiffre: quatre-vingtième mille, sur votre dernier roman, les mots: deux centième représentation, sur les affiches, au-dessous du titre de votre pièce. Mais vous vous apercevez que votre maîtresse, en entrant dans votre lit, vient coucher avec votre réputation ou votre influence, tandis que le petit reporter anonyme qui se fait deux cents pauvres francs au Conservateur est aimé pour lui-même, ainsi que le peintre, l'officier, le jeune employé de nouveautés, tous gens qui n'ont pas la poche garnie, dont l'avenir est problématique; mais ils sont jeunes, insouciants, et pour eux l'amour est la grande affaire, comme pour l'académicien unique qui se rencontre toujours parmi les Quarante.—Cherchez celui d'aujourd'hui.—Il y a soixante-dix ans, cet académicien était tout bonnement le premier écrivain du siècle, ce mystérieux et passionné Chateaubriand, qui désertait l'Abbaye-au-Bois, sa femme, Mme Récamier, les Mémoires d'outre-tombe et les commissions, pour aller dans un petit restaurant, près du jardin des Plantes, se faire chanter du Béranger par une personne aimable, qui raconta ces déjeuners plus tard, en ajoutant: «Le reste du jour, le culte de deux vieilles femmes m'était une garantie de sa fidélité!»—Laissons de côté l'acteur comique, le triomphateur de la liste. C'est du magnétisme, un inexplicable pouvoir de sorcellerie, un envoûtement J'entends encore une jeune Anglaise, blanche comme un lis, dont elle avait la taille, une bouche idéalement triste, des yeux de songe, me dire à la première représentation du Luthier de Crémone, après avoir applaudi Coquelin à en déchirer ses gants:

—«Si vous saviez comme je souffre, quand il joue un personnage où on rit de lui....»

Par scrupule.—Si bizarre que puisse paraître ce phénomène aux yeux d'un enfant du siècle, l'homme qui reste chaste pour obéir à l'Eglise se rencontre de nos jours,—et très fréquemment en province. C'est d'ordinaire, comme tous les solides croyants, un garçon de nature forte, que le tempérament tourmente, et qui, vers la vingt-cinquième année, est devenu chauve et très rouge. Il est à la fois usé et congestionné par la tentation. On le marie. Et si par hasard sa femme devient malade ou meurt, la congestion revient à la face du pauvre mari, qui reste pourtant fidèle à cette épouse, qu'elle soit simplement alitée ou morte. Il entre dans la politique et devient un merveilleux agent électoral. Au temps jadis il eût été un héros des Croisades ou des guerres religieuses, un chevalier de Malte comme celui que le Giorgione a peint aux Uffizi, tournant son chapelet noir entre ses doigts, si mélancolique de foi profonde et de passions vaincues. Nos sensations comprimées nourrissent notre sentiment. La chair, une fois domptée, ajoute à notre âme. Mais combien savent cette grande loi de la vie morale, aujourd'hui?

Par froideur....

Par mauvais goût....

Mais le détail de ces catégories d'exclus serait infini. Si vous voulez examiner maintenant, parmi les individus de votre entourage, ceux qui doivent être rangés dans l'une ou l'autre des neuf classes que nous nous sommes contenté d'indiquer, vous apercevrez cette triste mais indiscutable vérité, que le nombre des civilisés mis en dehors de l'amour tel que je l'ai défini est incalculable. Vous vous expliquerez, par la même occasion, quelques phénomènes sociaux inintelligibles sans cette analyse: par exemple, l'extraordinaire sottise avec laquelle la plupart des hommes jugent les femmes, leur basse jalousie contre ceux qu'elles ont l'air de distinguer, l'importance ridicule qu'ils attachent au moindre semblant d'aventure, la férocité de leur mépris, ou plutôt de leur rancune, contre les amoureuses, la joie profonde qu'ils éprouvent à se mêler des intrigues galantes pour les brouiller, la félicité avec laquelle ils voient vieillir une jolie femme et leur allégresse à dire: «Ça y est; elle a reçu le coup de lapin...;» la bassesse de leurs plaisirs, qui attesterait seule par sa voracité grossière le peu de souvenirs délicats qu'ils ont au cœur; l'excès d'indignation qu'ils déploient contre l'amant coupable de s'être fait aider par une maîtresse,—ce qui, étant donnée l'opinion commune sur les beaux mariages, constitue une des plus joyeuses hypocrisies de notre honnête société;—bref, une quantité de menus faits qui découlent tous de cette loi plus générale:

V

L'homme qui n'a jamais été ou qui n'est plus aimé vit à l'état de colère permanente contre tous les amants.


MÉDITATION III

LE VRAI ET LE FAUX HOMME A FEMMES

Entre cette tumultueuse armée des Exclus et le groupe étroit des vrais Amants, se range la légion de ceux que j'ai appelés les Temporaires, mais que l'on nommerait avec plus de justesse et de simplicité à la fois: les faux hommes à femmes. Vous en rencontrerez en grand nombre parmi les attachés et les secrétaires d'ambassade, les auditeurs au Conseil d'Etat, les jeunes gens frais échappés de l'Ecole de droit et qui viennent d'entrer au Cercle. Ils abondent encore, pour descendre de quelques degrés l'échelle des élégances, parmi les employés de nouveautés et les étudiants. Le faux homme à femmes compte d'ordinaire moins de trente-cinq ans, plutôt vingt-huit ou trente. Il est nécessairement joli garçon et très correct dans sa tenue Tout dans sa personne exhale cette je ne sais quelle demi-grâce indéfinissable qui se traduit par le mot vaguement banal de «gentil». Les femmes disent aussi de lui qu'il est «distingué». Plusieurs années durant, ses rapports avec elles ont été de ceux que résumait devant moi un bourgeois qui se croyait délicat. Il professait: «J'ai dit à mon fils: Amuse-toi, mon garçon, c'est de ton âge; mais ménage ta santé, et mets toujours dans tes plaisirs une pointe de sentiment: ça te fera des souvenirs!.... Le faux homme à femmes a donc eu de gentilles maîtresses,—il est à base de gentillesse comme un savon est à base de tel ou tel parfum, et les moindres détails de sa vie en sont imprégnés.—Il les payait gentiment, d'après sa position, et elles lui servaient un gentil semblant d'amour, quitte à le tromper à chaque tournant de porte, pour cette raison profonde que donnait carrément Christine Anroux, la pire amie de Colette,—avant Aline,—lorsque je lui reprochais de trahir Elie Laurence, le plus délicieux de nos jeunes diplomates, pour des cabotins infâmes et des rouleurs abjects, de ceux que les filles désignent du terme expressif de paillassons:

—«Que veux-tu?» disait Christine, «Elie est très gentil, mais il me faut du vice, à moi, et il n'en a pas pour deux sous!...»

N'importe, malgré cette regrettable absence de vice,—ou peut-être à cause d'elle,—le jeune homme «bien gentil» fait rêver un jour quelque femme du monde romanesque ou bien une bourgeoise sensationniste,—ou bien encore une camarade de rayon, s'il est employé; une grisette, s'il est étudiant, la dernière grisette.—Il y a toujours cinq ou six filles par an pour jouer ce personnage dans le quartier Latin.—Voilà notre jeune homme de peu de vice promu à la dignité d'amant, sans qu'il s'en doute plus qu'il ne se doutait autrefois du caractère peu amoureux de ses amours. Si cette bonne fortune inattendue a pour théâtre le monde et pour héros le diplomate ou l'auditeur, les étapes en seront réglées comme les mesures d'un quadrille, depuis le premier rendez-vous jusqu'à la rupture. Il y a une autre étiquette pour ces histoires-là dans les régions plus simples de l'étudiant et de l'employé. Là, il est de règle de se faire des scènes, de s'allonger des soufflets, de s'écrire des lettres d'outrage. Puis, toutes ces tempêtes dans un bock—la brasserie sert de cadre habituel à ces amours—se terminent alla buona, comme disent les sages Italiens. Ce qu'il y a d'ailleurs de commun entre le diplomate et l'employé, l'étudiant et l'auditeur, c'est que ni les uns ni les autres n'ont rien compris à leur propre aventure. C'est là le trait essentiel du faux homme à femmes. Il est aimé. Pourquoi? Il ne le sait pas. Il cesse d'être aimé. Pourquoi? Il ne le sait pas davantage. Il assiste à sa chance. Il ne la gouverne pas. Il en résulte que, s'il tombe sur une créature dangereuse, tout lui arrive, comme à un mauvais écuyer auquel on ferait cadeau d'un cheval de sang difficile et un peu en l'air. Le faux homme à femmes est député; il a besoin de considération. Un affreux scandale éclate sur lui qu'il n'a pas prévu, qu'il se trouve incapable d'empêcher. Il porte un des grands noms de France, avec de belles rentes, une existence bien simple, bien aisée. Il s'arrange pour recevoir de sa maîtresse un coup de couteau ou une potée de vitriol. Un procès a lieu, des brochures sont écrites pour ou contre le droit des femmes à la vengeance. Comme il a de l'honneur et de la délicatesse, le faux homme à femmes ne charge pas son ancienne amie: elle est acquittée, et lui, blessé, compromis, avec une vie bouleversée pour des années, et tout ce désastre parce qu'il n'a ni compris la créature devant laquelle il se trouvait, ni inspiré à cette créature des sentiments profonds, de ces sentiments que, même délaissée, une maîtresse garde au cœur et qui la rendent bonne pour toujours à celui qui sut la remuer ainsi. Vous rappelez-vous l'affaire Fenayrou? Il y avait là un excellent exemplaire du faux homme à femmes, ce malheureux pharmacien Aubert. Il avait été, durant des mois, l'amant de Mme Fenayrou. Le mari apprend que sa femme l'a trompé. La jalousie agit sur lui à l'état d'image impure. Elle l'exalte. Il revient à cette femme, il s'en empare avec une simplicité brutale de mâle primitif qui la dompte aussitôt. Il lui ordonne de fixer un rendez-vous à l'ancien amant, pour l'assassiner. Aubert accepte, sans défiance aucune, tant il connaissait peu cette maîtresse dont il avait pourtant reçu de l'argent.—Fiez-vous donc aux apparences!—On l'assomme et on le noie, ligoté dans du plomb, comme vous savez. Il avait si peu gravé son image dans le souvenir de la dame qu'à l'audience elle n'a pas trouvé une larme, pas un mot de regret pour sa victime. Et les exclus de s'écrier en chœur: «Voilà ce que c'est que d'être l'amant d'une femme mariée!» Sans ajouter: «Quand on n'est pas fait pour être un amant.»


Les choses se passent d'ordinaire avec plus de bonhomie. La vie ressemble à un volume de Labiche interfolié avec du Shakespeare. Fort heureusement, il y a cent pages de vaudeville pour une de drame. Et tout finit par des chansons, comme dans la Folle Journée,—ce qui veut dire simplement que le faux homme à femmes se marie le plus souvent vers sa trente-sixième année, quand l'âge des bonnes fortunes commence à passer, persuadé qu'il connaît les femmes, qu'il connaît la vie et que le sort d'un George Dandin n'est pas fait pour lui. Le diplomate est devenu premier secrétaire, l'auditeur, maître des requêtes. Ils épousent dans leur monde une jeune fille élégante et fine, car ils gardent dans leur mémoire un joli frémissement de dessous parfumés, et ils ont déjà trop goûté à la femme de plaisir pour ne pas caresser en imagination le rêve d'un mariage qui unisse le charme de la galanterie aux sécurités de la vertu, un pot-au-feu cantharidé! L'étudiant, lui, revenu dans sa ville natale, épouse n'importe qui, pour la dot, et l'employé de nouveautés fait de même. C'est alors, dans cette épreuve de mariage, qu'apparaît leur inexpérience foncière. Le souvenir de leur passé ne leur sert qu'à être un peu plus maladroits, un peu plus gauches que s'ils avaient gardé, avec leur fleur d'innocence, ce fonds de naïveté pure qui est une force puisqu'elle suppose une réserve sérieuse de forces! S'ils ont épousé une niaise, au lieu de la former, ils se laissent déformer par elle, et vous qui avez connu un célibataire pratiquant, fringant, froufroutant, aimé de celle-ci, aimé de celle-là, vous vous retrouvez en face d'un Prudhomme solennel qui vous dit: «Tu verras, quand tu seras marié!» avec une componction béate. Si c'est une femme de tête et honnête sur qui le Temporaire est tombé, elle le gouverne, et tout est pour le mieux. Mais si la destinée veut qu'il rencontre une personne qui ait dans son être le plus petit grain de bovarysme, avec quel soin jaloux il cultive ce grain et le fait lever! Comme il se sert des idées fausses acquises dans ses bonnes fortunes d'autrefois pour être avec certitude et célérité ... ce que vous savez!—J'ai suivi de près quelques-uns de ces ménages où le mari, ancien viveur de l'espèce des faux hommes à femmes, se donnait une peine du diable afin de ne pas manquer le Minotaure, et voici les conseils que je crois pouvoir soumettre au lecteur désireux d'étudier sur lui-même les sensations de Sganarelle,—comme nous le disait, pour excuser son mariage, après des serments sans fin de ne jamais se marier, un jeune romancier de l'école du document:—«Si ma femme me trompe, j'en profiterai pour peindre un mari trompé d'après nature....» C'est beau, la conscience littéraire!


Recette-pour l'être.

La première condition pour l'être est de vous marier avec la ferme volonté de ne pas l'être,—parce que vous en avez fait. Vous commencerez, à peine fiancé, par bien vous rappeler vos succès de jeune homme et par en tirer quelques enseignements pratiques, que vous appliquerez, dès les premiers jours, à votre jeune femme. Vous vous empresserez de lui apprendre tout,—afin qu'elle n'ait plus de curiosités. Vous la mènerez, suivant votre fortune, dans les petits théâtres ou au café chantant, dans les cabinets particuliers de restaurant, au bal de l'Opéra, ou dans les guinguettes de banlieue et aux Folies-Bergère. L'essentiel est que vous vous trouviez avec elle dans des endroits où vous êtes venu, comme garçon, et que vous le lui laissiez entendre très clairement. Vous profiterez de l'occasion, et vous lui raconterez quelques-unes de vos amours, arrangées pour la circonstance. Vous aurez soin par exemple d'indiquer que plusieurs de ces mystérieuses maîtresses étaient mariées. Il importe que votre jeune femme perde peu à peu ce préjugé de son éducation bourgeoise que prendre un amant est une chose rare, presque monstrueuse. Vous ne négligerez donc pas, ce qui fera d'ailleurs valoir votre connaissance de la vie, de lui dénoncer les intrigues galantes qui s'agitent autour de vous dans votre société, et qu'elle pourrait ne pas voir. Partant du principe que la mère et les amies d'enfance d'une femme sont ses alliées naturelles contre le mari, vous la séparerez le plus vite possible de son sage milieu de jeune fille. Vous ne négligerez pas de la détacher de l'Eglise, en vertu de cet axiome qu'un mari doit être le confesseur de sa femme, et d'ailleurs parce que vous êtes un esprit fort «qui ne donne pas dans ces godants-là». Vous vous séparerez vous-même de vos amis et de vos camarades de jeunesse, surtout des plus intimes. Ils n'auraient qu'à garder assez d'honneur pour respecter votre passé commun dans celle qui porte votre nom. Vous choisirez vos nouvelles relations parmi des ménages analogues au vôtre,—de très jeunes mariés que vous connaissez à peine, avec leurs très jeunes femmes que vous ne connaissez pas du tout. Vous serez bien sûr ainsi d'activer la anamorphose complète de la jeune fille que vous avez épousée. Vous ne manquerez pas de vous montrer goulûment amoureux d'elle pendant les premières années, ni de suivre, une fois obtenus le garçon et la fille réglementaires, les honnêtes préceptes de Malthus, ce qui vous amènera, vers quarante-quatre ou quarante-cinq ans, à un état de fatigue nerveuse très propice à la pleine réussite de votre œuvre. A votre première attaque de gastrite ou de rhumatisme, d'entérite ou d'anémie, vous vous laisserez simplement aller à votre instinct naturel et à cette préoccupation anxieuse de la santé qui décèle les égoïstes lâches. Si vous n'oubliez pas de choisir cette période pour transformer définitivement votre femme en lui montrant une humeur de dogue, un despotisme inégal et irraisonné, une jalousie insultante;—si vous avez soin aussi de resserrer les liens qui vous unissent aux jeunes ménages maintenant un peu mûrs, comme le vôtre, dont j'ai parlé;—si vous vous hâtez d'envoyer votre fils interne au collège, dès ses huit ans, «pour lui tremper le caractère;»—enfin si vous ne dédaignez pas quelques petits procédés accessoires, tels que de chicaner votre femme sur ses dépenses de toilette intime, maintenant que vous n'en profitez guère, d'ouvrir ses lettres, de l'interroger amèrement sur l'emploi de sa journée,—vous avez pour vous, comme on dit, quinte et quatorze en main au noble jeu du Ménélas. Et quand vous apprendrez que votre femme vous trompe depuis des années avec le mari de sa meilleure amie,—celle du premier ménage,—ou avec un des cousins de cette meilleure amie, ou avec un célibataire que vous avez vu trois fois, ou avec un autre que vous n'avez jamais vu, vous pourrez vous rendre cette justice que l'amant de votre femme vous doit son succès, et que vous triomphez dans sa personne, grâce à l'expérience acquise durant vos bonnes fortunes de garçon. Vous seul avez planté, greffé, cultivé, enrubanné le noble et fier appendice, comme eussent dit gaiement nos pères, dont s'orne votre front, et à l'ombre duquel vous pouvez reposer comme le héros du poème:

Il dormait quelquefois à l'ombre de sa lance,
Mais peu....

Je vous souhaite, moi, de dormir beaucoup à l'ombre de votre ramure, vous l'avez bien gagné après un si dur labeur.


Nous voici enfin face à face avec Lui, le vrai, l'unique, ce personnage incarné par la légende dans le type fascinant de don Juan,—l'Amant, pour l'appeler de son vrai et simple nom. Il y a deux sortes de traits à marquer dans cette figure:—ceux qui sont les siens aujourd'hui, comme ils l'étaient hier, comme ils le seront demain;—ceux qui datent, qui le constituent moderne et qui mériteront une méditation à part. Parmi les premiers de ces traits, il en est un très particulier,—mais on ne saurait trop y insister pour prouver combien l'amour est une force de la nature, incompréhensible et ingouvernable.—Le véritable homme à femmes est toujours aimé. Il l'est à quinze ans, et il s'appelle Chérubin. Il l'est à vingt, à trente, à quarante, et vous pouvez, suivant le cas, lui donner le nom de tous les jeunes premiers de tous les romans et de toutes les pièces. Il l'est sur le bord de la vieillesse, comme le baron Hulot. L'on en peut citer, entre autres exemples historiques, le premier Lauzun et Richelieu, ces deux héros de séduction de l'ancien régime. Ils furent bien réels, ceux-là, bien vivants, ils ne comptent point parmi les fantaisies des écrivains. Ce ne sont que deux types illustres de cette race Juanesque qui continue de se reproduire indéfiniment. Je me souviens d'avoir rencontré en Italie le prince Nicolas Wérékiew, un grand seigneur russe âgé d'au moins soixante ans qui aurait pu rivaliser avec ces deux célèbres vieillards. Il était blanc comme neige, avec de vagues reflets blonds qui doraient encore sa moustache, et il ne cherchait à dissimuler son âge par aucun artifice de toilette. Il faut ajouter qu'il n'avait pas perdu un pouce de sa taille de garde-noble, qu'il était mince et souple comme un jeune homme, que son rire montrait une rangée de dents très blanches, que ses yeux bleus y voyaient de tout près et de loin, sans aucune lunette, enfin qu'il donnait, même à son âge, l'impression d'un superbe animal humain. Sa première histoire datait de 1843,—elle fit assez de tapage à l'époque pour qu'il dût partir de Pétersbourg dans les vingt-quatre heures. Il avait été trouvé trop charmant en trop haut lieu. Je l'ai connu en 188-, à Pise, où l'avait appelé une mourante, la pauvre lady Florence Wadham, que je vois toujours, avec son idéal visage de poitrinaire blonde. Elle avait vingt-cinq ans, se savait condamnée, et elle n'avait pas voulu partir sans dire adieu au seul homme qu'elle eût jamais aimé. Il n'y avait pas huit jours que le prince était à Pise, et la marquise Branciforte y débarquait. C'était la maîtresse actuelle, une des plus belles Italiennes que j'aie rencontrées, le profil d'une médaille de Syracuse, avec des yeux noyés, une pâleur ambrée, une chevelure d'un noir mat et la stature d'une déesse. Folle de jalousie, elle venait se convaincre que sa rivale était bien mourante, et le prince n'éprouvait pas le moindre embarras entre ces deux femmes qui n'auraient pas osé se plaindre devant lui, ni l'une ni l'autre, de peur de lui déplaire. Il ne semblait pas soupçonner lui-même l'immoralité de sa propre conduite, ni qu'il était marié, quelque part, en Europe, ni que son fils aîné devait bien avoir trente ans. Mais c'est là un second trait de l'homme d'amour. Il ignore tout scrupule quand il s'agit d'aimer et d'être aimé. S'il est dans une carrière quelconque, il sera toujours prêt à sacrifier ses devoirs et ses intérêts à un rendez-vous avec la reine du moment. Il fera comme ce sous-officier qui, l'année dernière, offrait à un ministre étranger de lui vendre le secret de fabrication d'un nouveau fusil pour donner des bijoux à sa maîtresse. Il lui arrivera, comme à mon camarade André Mareuil, de bouleverser une situation acquise et tout son avenir pour une femme rencontrée il y a cinq minutes. André était chroniqueur dans un journal du boulevard,—ci quinze cents francs par mois pour deux articles par semaine. Il tenait le courrier dramatique dans une autre feuille,—ci huit cents francs. Il y avait seize mois déjà que durait cette situation, et André, que nous avions vu autrefois si fou, couvert de dettes, saisi, affolé de désordre, nous semblait définitivement classé parmi les bons ouvriers de lettres qui acceptent la copie comme un métier et se font une vie aussi facile que sûre. Le directeur de son premier journal le prie d'aller, pour un article à sensation, causer avec une célèbre Impure qui revenait d'Egypte. Elle pouvait donner quelques détails intéressants sur un personnage politique alors en vedette. André arrive chez la dame. Il dînait à sept heures avec deux confrères, puis tous les trois se rendaient à une première des Français. Quatre heures sonnaient. Notre ami dit à son fiacre de l'attendre. Une demi-heure de conversation,—une heure et demie pour la chronique,—le reste pour s'habiller et passer au journal, puis du journal chez lui. Ses minutes étaient comptées. On l'introduit dans un salon encore garni de ses housses, les murs presque nus. La maîtresse de la maison paraît. Ces deux êtres reçoivent à la fois le coup de foudre. André oublie son fiacre, son dîner, son article, la première représentation. Il envoie prendre, dans l'hôtel où il occupait un appartement, une valise, quelques chemises, un costume; et il part, le soir même, pour une campagne que la dame possédait près de Fontainebleau. Il y resta six mois sans même avertir ses deux journaux, qui le remplacèrent dans la semaine, sans écrire à un seul ami, sans régler sa note à son hôtel, où ses papiers, ses livres et sa garde-robe étaient demeurés en gages,—bref, sans penser à rien, sinon qu'il n'avait jamais été aimé comme cela. Et voici le plaisant, la veille au soir, nous avions causé ensemble longuement; il m'avait raconté son projet d'une installation nouvelle et définitive. Il avait un peu d'argent d'avance, du crédit chez un tapissier.

—«Que veux-tu,» me dit-il plus tard quand je lui rappelai ses sages résolutions, «je voulais me mettre dans mes meubles, je me suis mis dans les siens....»


Ce mot fut jeté avec une grâce qui en sauvait le cynisme, la grâce-fille des hommes trop aimés. Je n'eus pas le cœur de lui en faire honte. Je sentais si bien qu'il avait accepté de loger chez sa maîtresse, et d'y vivre une demi-année, comme il l'eût installée dans un hôtel en dépensant deux millions pour elle, s'il les avait eus, avec cet oubli de l'argent, avec cette insouciance absolue du tien et du mien qui fait absoudre ces bohémiens galants de tant de fautes. Aussi est-ce un grand malheur pour un de ces amants professionnels de n'être pas né riche. Les femmes ont vite fait de le corrompre. Elles, non plus, quand il s'agit d'amour, ne tiennent aucun compte de l'honneur et de la morale. Elles ne connaissent pas de plus profond, de plus intime plaisir que d'entretenir celui qu'elles aiment, non point, comme on l'a dit, pour avoir quelqu'un à mépriser, mais tout au contraire pour l'adorer davantage. On l'a bien vu, lors de l'affaire Pranzini, aux efforts désespérés que tenta sa vieille maîtresse pour sauver cette «tête charmante», comme disait Racine. Si abominable que fût ce scélérat, malgré son crime et son infamie, il était resté pour elle l'Amant. Que dis-je? pour elle? Il l'était resté pour d'autres femmes, témoignant ainsi par un exemple aussi saisissant que monstrueux du pouvoir que le mâle d'une certaine sorte exerce sur le féminin,—pouvoir que la pire ignominie dégrade sans le détruire! Je parlais tout à l'heure du pharmacien Aubert, cette victime. Comparez, pour mieux apprécier la différence entre le faux homme à femmes et le vrai, sa piteuse figure à la physionomie de l'assassin de la pauvre Marie Regnault. Quelle maestria dans ce dernier! Quelle certitude! Quel frémissement de curiosité autour de lui! Quelle fidélité dans le dévouement inspiré! A l'heure présente, je gagerais que cet ancien courrier de sleeping-car est pleuré dans plus d'un lit. On le revoit dans des rêves, on bénit les nuits où il est venu montrer au regard de ses veuves ce corps dont plusieurs journaux—c'est un respectable privilège que la liberté de la presse!—ont cru devoir donner la description pour satisfaire leurs lectrices, et qui lui avait valu ce nom prodigieux de «chéri magnifique ...» de la part d'une de ses inconnues! Car il a eu des inconnues, l'affreux égorgeur d'enfants, comme Mérimée, comme Balzac, comme lord Byron....—O ironie de la gloire qui confond dans les mêmes triomphes le pur génie et l'abjecte crapule!

N'exagérons rien et n'outrageons pas les femmes en prétendant que, pour les séduire, il suffit d'être un Alphonse doublé d'un Hercule. Pour ce qui est du dernier point, le contraire serait plus exact. Parmi les hommes à bonnes fortunes que j'ai bien étudiés physiologiquement, tantôt avec envie, tantôt avec dégoût, toujours avec curiosité, huit sur dix étaient plutôt nerveux que musclés, plutôt minces et souples que robustes et athlétiques. Mais ils avaient tous ce fond de tempérament où gît la force vitale. Ils mangeaient et digéraient supérieurement. Ils avaient aussi cette indéfinissable faculté d'adaptation du mouvement qui est l'adresse. Presque tous possédaient quelque talent tout physique: bien danser, bien monter à cheval, bien jouer à la paume, bien tirer des armes. En vertu de cette même agilité corporelle, ils étaient admirablement habillés, ou ils en avaient l'air, sans d'ailleurs s'en occuper davantage. L'élégance qui distingue l'Amant professionnel ne réside en effet ni dans la coupe d'un vêtement ni dans le choix d'une étoffe. Elle résulte d'une espèce de grâce animale qui ne s'apprend pas et que les années n'enlèvent guère, témoin le plus fameux des Amants de ce siècle, le seul peut-être qui ait cumulé une existence d'homme d'amour, d'homme de pensée et d'homme d'action: Lamartine, adorable séducteur qui demeura superbe d'allure jusqu'à la fin, et à travers quelles dégradations! Vous aurez beau être habillé, chemisé, botté par les meilleurs faiseurs, chapeauté, ganté, cravaté et blanchi à Londres, manicuré, massé, rasé et peigné par les artistes les plus en renom, les femmes diront de vous, si vous n'êtes pas né Amant, un simple: «M. X——, oui, il est très soigné.» Et ce sera tout. Voilà qui prouve la profondeur d'un mot naïf qui nous amusa tant, le spirituel poète François C—— et moi, quand nous l'entendîmes. Nous causions avec un secrétaire de théâtre d'une triste aventure: une comédienne distinguée, soudain ruinée, à quarante ans passés, pour avoir confié toutes ses économies à un jeune coulissier dont elle était folle. Il était parti avec les quatre cent mille francs, laissant là sa maîtresse, qui ne porta même pas plainte en justice. Nous admirions comment le personnage avait pu duper de la sorte une femme de cet âge et de cette expérience:

—«Ah!» dit le secrétaire avec conviction, il était doué!...»


Parmi ces dons, quelques-uns si dangereux, quelques-uns si séduisants, il en est un sans lequel tous les autres ne serviraient de rien. C'est le tact. Mais le tact de l'homme à femmes est quelque chose de très particulier,—presque un organe, comme les antennes chez les insectes,—presque un instinct, car l'éducation n'y ajoute guère. Cet homme, par exemple, du premier coup d'œul, juge exactement quel degré de chance il a auprès d'une femme à laquelle il est présenté. Il sait qu'il y a, de par le monde et la demi-monde, toute une classe à laquelle il doit plaire et toute une classe à laquelle il ne plaira jamais, quoi qu'il fasse. Il dira mentalement, ou tout haut, comme faisait le même André Mareuil quand nous nous promenions ensemble dans Paris: «Celle-ci est pour moi, celle-là, non....» Et, en pensant ou parlant ainsi, le véritable Amant se trompe rarement. Il procède par intuition et par analogie, un vertu de cet axiome:

VI

Chaque femme n'aime jamais qu'un seul et même homme.

Seulement ce type d'homme que cette femme porte dans le coin le plus mystérieux de sa rêverie, où donc en trouver la réalisation vivante et aimante? Et la femme cherche. Elle croit avoir trouvé et prend un amant. Cet amant ressemble bien à l'homme qu'elle rêve, par quelques côtés,—par d'autres, non. Le jour où la femme constate cette dissemblance, le charme est rompu. Elle cherche ailleurs. Mais son inconstance est une constance, son infidélité une fidélité. Elle croira voir dans son second amant l'homme idéal qu'elle a cru voir dans le premier,—exactement le même. Et cela va du moral au physique, si bien qu'en comparant les photographies des divers «caprices» d'une fille ou d'une grande dame,—j'entends les caprices vrais,—on demeure étonné de la fixité de ces âmes soi-disant mobiles. Elles ne sont qu'enthousiastes tour à tour et dégoûtées, mais toujours pour les mêmes raisons. Le véritable homme à femmes, qui sait l'histoire de presque toutes les personnes de son entourage,—ses maîtresses l'ont renseigné,—sait à un nom près quels amants la femme qu'il rencontre a eus avant lui, et, si elle n'en a pas eu, par qui elle se laisse plus volontiers approcher. Cela lui suffit pour savoir de même ce qu'il peut et doit espérer. Il voit cette femme deux fois, trois fois, et il devine avec une exactitude mathématique à quelle phase elle en est de son existence, si elle est heureuse ou malheureuse, occupée ailleurs et contente, lassée ou libre,—toutes observations qui nuancent à l'infini la direction, l'intensité, la forme et la marche de sa cour.

Dans cette cour même, le tact de l'Amant professionnel se manifeste par des nuances encore, mais qui le différencient radicalement du frôleur, du toucheur, du plongeur, toutes variétés de l'homme à prétentions qui n'est jamais aimé. Il ne se permettra pas volontiers, par exemple, une de ces indiscrétions de manières dont les personnages en question sont coutumiers: baiser un bras un peu trop au-dessus du coude, tapoter trop longuement une main qui s'abandonne, prendre un pied qui s'avance sur un tabouret dans son soulier brodé et son bas de soie à jour, guigner d'un œul allumé une poitrine charmante et pencher la tête pour en mieux saisir les contours. Qui de nous n'a vu de soi-disant hommes à succès se livrer à ces vagues et puériles délices, témoignant ainsi qu'ils n'avaient jamais eu une vraie maîtresse, par leur ignorance de ces deux axiomes élémentaires en amour:

VII

Toute caresse sans conséquence risque de diminuer votre pouvoir sur une femme.

VIII

Une femme passionnément éprise peut seule pardonner une familiarité physique devant témoins. Encore en est-elle toujours un peu blessée.

Si vous aimez et si vous tenez les yeux ouverts malgré cet amour, ne le redoutez pas, le familier, mais bien plutôt le personnage parfaitement élevé, qui s'approche de votre maîtresse avec un visible respect, et de vous avec des formes irréprochables. Observez son œul discret et fin, entre ses paupières un peu bridées. Remarquez comme votre maîtresse, qui plaisante si aisément, si gaiement, avec l'un et avec l'autre, prend une nuance de sérieux rien que pour offrir à celui-là une tasse de thé. Parlez de lui avec elle et voyez comme elle s'attache aussitôt à endormir votre jalousie, elle qui d'ordinaire s'amuse à l'éveiller. «Ce qu'il y a de charmant avec M. N——» vous dira-t-elle, «c'est qu'on voit si bien qu'il sait que je suis à vous....» Je l'ai entendu, ce mot, voici des années, et j'y ai cru! Deux ou trois phrases comme celle-là, et la présence de plus en plus fréquente de M. N—— chez votre amie, sans qu'il semble faire aucun progrès dans son intimité,—vous pourrez être convaincu que votre bonheur, ou ce que vous appelez de ce nom, court un très grand risque, et convaincu aussi que vous êtes en présence du véritable homme à femmes. C'est son procédé. Avec lui, un minimum de drame, de scandale et d'étalage. Il n'opère qu'à coup sûr et dans le tête-à-tête. Sur quoi, si vous appartenez à la catégorie des «combinaisons financières», ou «mondaines», ou «littéraires»,—il en est de tous ordres,—c'est-à-dire si vous n'êtes pas aimé pour vous-même, soyez raisonnable, on vous gardera. Votre rival a trop de tact pour demander qu'on vous sacrifie. Mais n'essayez pas de lutter contre lui. Si vous appartenez au groupe des faux hommes à femmes, ne luttez pas non plus. Passez la main avec grâce. C'est la seule manière de garder l'amitié d'une ancienne maîtresse, quand elle vaut la peine qu'on reste son ami. Si vous êtes vous-même un amant de la véritable espèce, passez la main encore. Vous devez savoir qu'aucun homme d'amour ne s'occupe d'une femme sans y avoir été encouragé. Concluez-en que votre maîtresse aguiche votre rival. Par conséquent il faut déménager, sous peine d'essuyer tous les plâtres de la petite maison où vous aviez niché votre cœur et qui est en train de s'écrouler. Malheureusement, ce passage de main est quelquefois difficile. L'amour-propre de l'homme s'y oppose, et, qui pis est, celui de la femme. Elle veut bien vous trahir et vous mettre à la porte. Elle ne veut pas que vous prévoyiez sa trahison et que vous la preniez de vous-même, cette porte. Et puis il arrive que l'on aime encore au moment où l'on n'est plus aimé. Tâchez cependant de partir, même amoureux, en vous souvenant de ce principe:

IX

Un bonheur qui a passé par la jalousie est comme un joli visage qui a passé par la petite vérole. Il reste grêlé.

Les amants supérieurs préféreront toujours le chagrin immédiat de l'abandon à cette avilissante et indéfinie douleur du soupçon. Mais toutes les supériorités sont rares, et la supériorité sentimentale plus que toutes les autres.


MÉDITATION IV

DE L'AMANT MODERNE

—«Tu ne peux pas comprendre ça, papa, tu n'es pas assez fin de siècle [1]

Cette phrase dédaigneuse se prononçait dans une salle à manger d'un délicieux appartement de la rue François-Ier, toute garnie de tapisseries à personnages représentant des scènes d'auberges, d'après Téniers. La mère du jeune homme qui parlait ainsi était absente. Nous achevions de déjeuner, le père, le fils et moi: le père, grand et fort, un vrai type d'homme du second Empire, fils d'un paysan, un self made man, comme disent les Anglais, avec de gros os, de larges mains, une immédiate hérédité de rudes travailleurs dans ses larges épaules et son teint rouge; le fils, long et maigriot, ayant déjà dans son torse étriqué, dans sa pâleur, dans ses muscles appauvris, cette espèce d'épuisement sans aristocratie qui se produit dès la troisième génération dans notre bourgeoisie issue de la glèbe.—Cela n'empêche pas nos politiciens, qui se soucient du problème de la race autant que de leur premier programme, de s'extasier sur la société contemporaine et de considérer comme un progrès l'universelle accession du peuple à cet épuisement. Ils n'ont jamais compris qu'en mettant quelques obstacles au passage des classes les unes dans les autres on ne fait arriver que les familles vraiment dignes de primer. C'est rendre service aux autres que de les maintenir dans la modestie de leurs habitudes.—Quand cette belle phrase fut tombée de cette jeune bouche, le père et moi, nous nous regardâmes, et nous devînmes tristes au lieu de sourire; lui, parce que ce gommeux, dévirilisé déjà, était son fils; et moi, parce que j'avais encore, en ces temps-là, l'observation amère, un des ridicules pédantismes de l'époque, dont je ne suis pas assez guéri. Nos, aïeux-y voyaient aussi avant que nous dans la sottise et l'infamie humaines. Seulement, ils savaient raconter gaiement leur misanthropie. Et elle était si gaie, je le comprends aujourd'hui, la mine de cet évidé à monocle, jetant par-dessus bord sa vieille baderne d'honnête homme de père,—lequel avait plus de jeunesse dans son petit doigt que l'autre dans toute sa personne! Puis la formule était excellente et digne de faire fortune. Elle marquait bien qu'il y a en France une nouvelle poussée depuis la funeste guerre, de nouveaux venus et qui s'installent dans la décadence nationale avec sérénité, presque avec verve. Et moi, sur le point de rechercher quelques-uns des traits qui, dans la grande espèce des amants, distinguent l'amant actuel, à la date du jour et de l'heure, je me souviens de l'aimable évidé, et je l'entends qui ricane: «Non, ce n'est pas encore assez fin de siècle....» Ce n'est pas faute, enfant dégénéré, d'avoir regardé à la loupe le progrès que le cancer parisien a fait dans ton cœur. Hélas! Je devrais ajouter, dans nos cœurs.


Ce sont toujours les mêmes qui sont Amants, disais-je ou à peu près dans la Méditation III, pour faire pendant au mot célèbre: «A la guerre, ce sont toujours les mêmes qui se font tuer.» Or, ce qui constitue l'Amant, par-dessous l'enguirlandage des théories romanesques ou cyniques,—c'est le Sexe. Pour bien définir la nuance des sentiments que les hommes dont l'amour est l'unique affaire éprouvent auprès d'une femme, c'est leur histoire sexuelle qu'il faudrait établir. Un laboureur, nourri de lard, de fromage et de pommes de terre, qui peine tout le jour, qui n'ouvre jamais un livre, quand il est assailli par la puberté, comme une bête, vers ses dix-huit ans, peut-il être comparé à ce que nous étions, vous ou moi, à cet âge où notre innocence valait à peu près celle d'un capitaine de hussards? J'ai parlé du lard, du fromage et des pommes de terre, car ce n'est pas seulement le plus ou moins de pratiques amoureuses qui modifie l'instinct sexuel, c'est la nourriture et c'est la boisson, c'est les occupations et c'est l'air respiré. L'ouvrier qui travaille le caoutchouc perd sa virilité par la seule influence du sulfure de carbone, et celui qui fabrique des allumettes, par celle du phosphore. Voilà deux cas extrêmes d'un fait constant. L'hérédité apparaît aussi comme un puissant modificateur de cet instinct. Entre la fille d'un père chaste et celle d'un père qui a vécu, entre le fils d'une honnête femme et le fils d'une femme galante; il y a la même différence qu'entre les enfants d'un goutteux et ceux d'un phtisique.... Imaginons maintenant le jeune homme d'aujourd'hui, que la nature destine à jouer le rôle d'Amant, et suivons les étapes de sa sensualité, en tenant compte de ces quelques réflexions qui ne sont qu'un commentaire du vieil adage: «Totus homo semen est....» lequel correspond à cet autre: «Tota mulier in utero....» Je laisse au lecteur le soin de traduire ces deux petites formules à mes lectrices, s'il en est qui aient pu supporter l'atmosphère de laboratoire répandue à dessein sur ces Méditations, pour en écarter le public à qui elles pourraient nuire.

Le futur Amant vient d'entrer dans sa dixième année. Des deux animaux qui vivent en nous, celui qui se nourrit, celui qui se reproduit, le premier seul fonctionne en plein travail. Le second sommeille. C'est le moment où d'ordinaire les parents mettent le petit garçon interne au lycée. Si le père est occupé, il a trop de soucis en tête pour suivre l'éducation du fils. S'il n'est pas occupé, il a trop de soucis encore, entre le cercle et le théâtre, les visites et ses maîtresses. Et puis, où prendrait-il les éléments d'une éducation qu'il n'a pas reçue lui-même? Quant à la mère, elle doit tenir sa maison, ou, pour peu qu'elle soit riche, elle est, elle aussi, huit fois sur dix, très «fin de siècle»; et du jour où l'enfant cesse d'être un joli objet qui marche, une poupée à parer, pomponner, friser, déshabiller, rhabiller, à quoi lui servirait-il, d'autant plus qu'il n'est pas toujours commode à faire taire? L'autre jour, un monsieur aux yeux de qui elle se pose en madone arrive à la maison, s'assied sur une chaise, et, la trouvant peu solide, change de siège: «C'est Seldron qui l'a cassée,» s'écrie l'enfant. «Pourquoi ne vient-il plus, dis, maman?...» Ledit Seldron est un grand et gros homme de quarante ans, taillé en portefaix, qui a été l'amant de la dame pendant plusieurs années, et dont le postulant actuel a la naïveté d'être jaloux,—dans le passé. C'est des paroles à la suite desquelles une Parisienne de 1885, 6, 7 ou 8 sent en elle pour son fils les entrailles de Médée. Et voilà pourquoi l'ex-enfant-bibelot, comme un humoriste appelle les garçonnets riches dont la vitrine est un coussin de coupé ou un fauteuil de salon, se trouve soudain transformé en un potache qui, à dix ans, se lave à peine et mange ses ongles, à onze, fume dans les cabinets des cigarettes de copeaux, chante à douze des chansons de corps de garde, et, vers treize ou quatorze, entreprend sur lui-même et sur ses camarades quelques études pratiques de physiologie comparée.

Je ne voudrais pas les exagérer, ces vices du potache, ni leur donner une importance plus grande que les intéressés eux-mêmes. Tous les pères les connaissent, sinon toutes les mères, et comme ils continuent d'envoyer leurs fils dans les internats de l'Université,—réservons toujours les maisons religieuses, où la confession corrige tout,—ils ont accepté cela, comme la coqueluche, la rougeole et le vaccin. D'ailleurs, j'ai vu comment furent accueillis par la critique ceux de mes confrères qui, dans leurs livres, ont paru s'intéresser avec passion à ce problème évidemment grotesque:—la pudeur des enfants. Soit, le potache perdra toute pudeur. Dès seize ans, il soignera quelque maladie honteuse, de celles qui fournissent l'occasion à un concours de réclames en plusieurs langues, sur certaines murailles, ce qui donne, entre parenthèses, une étonnante idée du cosmopolitisme galant des Parisiennes, et il en sera fier comme d'une belle action. Cela l'initiera de meilleure heure à la vie. Il verra s'établir autour de lui des liaisons entre grands et petits, les unes légères, d'autres sérieuses, avec cadeaux et demi-entretien; d'autres avec accompagnement de vers et de prose. Cela ne le préparera-t-il pas aux liaisons d'un autre ordre qu'il trouvera dans le monde? Il chantera des chansons obscènes. Tant mieux, il est mûr pour la caserne et le service obligatoire, cette initiation que le patriotisme parlementaire impose à toute la jeunesse, les futurs prêtres y compris; et nos législateurs ont oublié de se demander ce que représente de destruction sociale la promiscuité militaire sans foi religieuse ni morale d'aucune sorte. Il s'agit d'abord de n'avoir pas une armée de prétoriens, n'est-ce pas? Le collégien se livrera sur lui-même à de vilaines pratiques. Ce sont de petites malpropretés qui passent, et puis, êtes-vous sûr que ce soit même vrai? La surveillance du collège est excellente, les maîtres d'étude choisis avec soin; le proviseur est officier de la Légion d'honneur. On a fait beaucoup depuis quelques années pour assainir les internats....

Comme c'est beau, l'optimisme; et quelle force! Elle m'a toujours manqué, et je le déplore. Ainsi, quand je vois passer un troupeau de collégiens en tunique, au lieu de me féliciter sur la bonne organisation de notre démocratie qui assure à ces tendres élèves un enseignement vraiment rationnel, j'ai la malheureuse idée de voir leur père en train de s'amuser avec une catin, leur mère en train de rouler en fiacre avec un amant, le pion qui les conduit en train de penser à une drôlesse. Eux-mêmes, je les regarde, ils n'ont pas le teint très frais ni les yeux très nets, malgré l'introduction des sports d'outre-Manche dans les lycées, et au lieu d'attribuer la pâleur de certains visages, la grêle structure de certains corps, à des excès de travail, au surmenage, je me souviens d'une conversation que j'eus autrefois avec le docteur Ch——, mort aujourd'hui. Un affreux scandale venait d'éclater dans la presse, au sujet d'un grave magistrat, marié, père de famille, et qui vers cinquante-cinq ans, s'était déshonoré par une de ces fantaisies contre nature dont parlent les livres médico-légaux. «Voilà ce que c'est que d'avoir été un polisson au collège....» me dit le docteur, ancien camarade d'enfance du personnage, et il insista, m'expliquant que les mauvaises habitudes de l'adolescence reparaissent parfois sous forme de vices abominables chez l'homme qui vieillit. Il affirmait que l'ébranlement nerveux qui en résulte n'est, en tout cas, jamais inoffensif, et tend à produire la cérébration;—il appelait ainsi cette espèce de décomposition du cerveau et des sens qui, poussée très loin, aboutit à des troubles étranges. L'homme ne peut plus ressentir la volupté que dans des conditions imaginatives d'un certain ordre, comme ce vieillard, très «fin de siècle», qui exigeait de ses maîtresses qu'elles fissent les mortes sur un lit, immobiles, livides de céruse et de poudre de riz, la bouche ouverte, les yeux clos, tandis que lui-même, costumé en officier des pompes funèbres, venait constater le décès! Enfin ce docteur pessimiste considérait les internats comme le poison de notre classe moyenne française. Il me conjurait d'écrire contre eux un livre fondé sur cette thèse que presque toutes les névroses ont leur principe dans les désordres érotiques, et presque tous ces désordres leur principe dans une mauvaise hygiène morale à l'époque de la puberté. Ce vieux docteur, par exemple, n'était pas du tout «fin de siècle». Il me citait, avec une naïve admiration, cette phrase des Idées de madame Aubray: «Il faut reconstituer l'Amour en France, ou nous sommes perdus.» Il croyait à la mission de la littérature, à notre devoir, à nous, écrivains, de dire, plaisamment oui sérieusement, ce que nous pensons des maladies de l'époque, brutalement même, s'il faut crier pour être entendu;—un tas de sornettes qui ne mènent ni à l'Académie du pont des Arts, ni à celle des Goncourt, ni à la députation, ni à l'enthousiasme des jeunes, ni au culte des cénacles épris de l'art pour l'art, ni à l'estime des républicains ou des réactionnaires, des hommes du monde ou de la bohème, ni à rien enfin qu'à faire réfléchir les gens de bonne foi. Il y a une amusante chanson du poète et philosophe Raoul Ponchon pour laquelle ce titre conviendrait à merveille:

Quand nous partîmes de Melun
Nous étions un.
En arrivant à Carcassonne,
N'y avait plus personne....

Il y a une grâce d'état pour les futurs amants,—et ils traversent le lupanar scolaire sans trop s'y souiller,—parce qu'ils rêvent de femmes aussitôt que l'instinct sexuel s'éveille en eux. Mettons donc que l'énervement de l'internat n'exerce sur eux qu'un faible ravage, et suivons-les, ces beaux jeunes gens, qui feront plus tard pleurer tant de beaux yeux, dans leur première rencontre avec la Vénus naturelle. Avouons-le tout de suite. Si la statistique des déflorateurs offre quelques difficultés à l'observation consciencieuse, celle des défloratrices est plus simple à dresser, et c'est dans les couvents de plaisir, sous l'œul protecteur de la police, que se fait la cueillette de presque toutes ces jeunes virginités, si l'on peut donner ce nom à des innocences déjà fort entamées;—des marguerites auxquelles il ne reste plus qu'un pétale! Je revois en ce moment la cour des moyens, dans le lycée de province où j'ai grandi, et le coin près de la vieille porte condamnée, où nous nous complaisions par les heures de soleil. Les vendredis matin,—nous sortions le jeudi,—il y avait toujours dans ce coin un de nos camarades que nous regardions comme les Alpes,—celui qui y était allé!... Où? Là-bas dans le faubourg. Nous nous montrions la ruelle quand nous défilons en promenade. Plus tard, je suis venu achever mes études dans un lycée de Paris, et les confidences des Richelieus à venir sur leurs premières armes étaient exactement les mêmes. Ce qui différait, c'étaient les secondes. Tandis que les pauvres provinciaux continuaient de pèleriner vers l'unique endroit de leur ville où ils pussent trouver de la belle femme pas trop cher, les Parisiens, eux, commençaient à courir l'aventure. Durant l'année de ma rhétorique, j'avais trois amis en compagnie desquels je me promenais indéfiniment dans un préau planté d'arbres si maigres. Un d'eux entretenait une passion dans le quartier, une fille de brasserie qui répondait au nom gracieux de Maria la Soulote! Par littérature et byronisme, notre ami l'appelait la Souliote. Elle était maigre et pâle comme lui, et venait parfois le voir au parloir, costumée en homme.—Le second était l'amant d'une veuve équivoque, rencontrée à une des matinées organisées par feu M. Ballande pour l'instruction dramatique des collégiens....—Le troisième, le plus fortuné, suivait une intrigue poussée aussi avant qu'il est possible avec la fille d'une des amies de sa mère. Et son honorable travail consistait à me ménager à moi-même une aventure parallèle avec une des cousines de cette jeune fille. Ce plan échoua, parce que nous découvrîmes que ladite cousine feuilletait déjà son roman sous la forme d'une amie trop intime. Tel était le vertueux objet de nos causeries tandis que, bras dessus bras dessous, et mordant à même un pain doublé d'un peu de chocolat, nous tournions sous les yeux des pions et des inspecteurs chargés de nous surveiller. Je viens de lire dans un grave journal, qu' «aujourd'hui, dans les internats, l'hygiène morale n'est pas aussi imparfaite ni aussi menacée qu'on le dit....» Ils sont souvent gais, les journaux graves.

Pour rétablir l'équilibre, soyons graves cinq minutes dans cette œuvre de gaieté voulue, j'en conviens, où j'essaie de rire, comme dit l'autre, afin de ne pas pleurer. Rien que de penser à tant de misère humaine fait si mal. Mais pourquoi la taire? L'hypocrisie de certaines décences est une lâcheté. Marquons plutôt les conséquences de l'hygiène sentimentale et sensuelle que nous venons de décrire sur le futur papillon d'amour qui n'en est encore qu'à la chenille. Il les oubliera, croyez-vous, ces premières expériences? Lui, peut-être, mais non pas ses sens. Il y a une mémoire du sexe bien connue de tous les libertins, et si indélébile que le souvenir de nos débauches nous suit dans nos plus idéales amours. C'est même une des terribles formes de cette mystérieuse justice qui veut que tout se paie tôt ou tard, comme dans les banques bien tenues, à un centime près.—Comment nier Dieu quand on a constaté cette loi qui ne comporte pas d'exceptions?—Les conséquences? C'est d'abord une atteinte portée au bon équilibre du système nerveux, dans l'âge de la formation complète, atteinte d'autant plus profonde que le régime sédentaire, la respiration comprimée, le travail forcé, y ajoutent leur influence, sans parler de la nourriture médiocre et des lassitudes de l'estomac. De mon temps, la punition ordinaire, celle qui nous était distribuée pour un mot dit en étude, un retard, un geste maladroit, était la retenue durant la récréation après le repas de midi. Le jeune homme sortira donc du collège avec des nerfs ébranlés, et cet énervement sera pour sa vie entière ce qu'est la première préparation de couleur pour un tableau. Il donnera le ton à toutes ses sensations, et à la fin c'est lui qui reparaîtra, dominant tout. Le jeune homme emportera encore, de cette adolescence singulière, une flétrissure inévitable de l'idée de la femme, une perception très précise qu'elle est très souvent une bête de proie, et plus souvent encore une bête tout court. Il oscille en effet de la fille qui l'exploite bassement à celle qui le corrompt par gaminerie de vice, sans parler de la femme plus âgée qui fait de ce jeune corps un docile et souple instrument de luxure. Le jeune homme grandit, malgré ces causes diverses d'épuisement, et il ne cesse pas d'être en effet un jeune homme avec les puissances d'enthousiasme et d'illusion, de désir et de naïveté propres à son âge. Mais il en est de l'âme comme du corps. Ayez à dix-huit ans une maladie infectieuse, de celles qui firent la gloire et la fortune du vieux Ricord. Ses successeurs vous blanchiront,—comme ils disent. Vous n'en aurez pas moins le virus dans le sang, malgré vos apparences conservées d'adolescent à peine épanoui. Il y a des virus aussi pour le cœur, et contre lesquels on cherche en vain cette liqueur et ces pilules que célébrait une autre chanson composée par un étudiant sans préjugés. Elle donnera, celle-là, une idée de ce que le jeune homme trouve d'aliment de vie morale dans l'atmosphère de sa vingtième année. Nous l'entendîmes, Mareuil et moi, débitée par cet étudiant à une table d'hôte de la rue Monsieur-le-Prince. Il s'agissait d'un carabin et de sa maîtresse. Et le carabin roucoulait:

Nous buvons dans le même verre
La liqueur de Van Swieten,
Et nous nous partageons en frères
Les pilules de Dupuytren....

Et la table de reprendre en chœur:

Les pilules de Dupuytren!

Résumons cette longue et médicale analyse par un aphorisme très simple:

X

Le cœur d'un homme a toujours l'âge de son sexe.


Admettons que le cœur de l'amant moderne a d'ordinaire trente ans au sortir des secousses de la Vénus scolaire. Quel âge a-t-il, ce cœur, dix ans plus tard? C'est la question que je vous pose, à vous tous qui constituez, à Paris, la légion des hommes vraiment aimés,—à vous, clubman délicieux qui avez déshabillé des duchesses, inspiré des caprices aux plus élégantes des impures et goûté le charme du raffinement le plus exquis dans le plus nouveau décor de la grâce féminine;—à vous, artiste déjà célèbre, qui avez profité du libre asile de l'atelier pour comparer les baisers de vos plus jolis modèles à ceux des grandes et des petites dames qui venaient chez vous faire faire leur buste ou leur portrait;—à vous, écrivain connu, qui avez passé vos années d'apprentissage à mettre en sonnets ou en nouvelles des filles de brasserie et des bourgeoises, des actrices et des soi-disant mondaines;—à vous, avocat, plus tendre que retors, et qui avez manié plus de billets doux que de dossiers;—mais les divers corps de métiers qui composent la classe moyenne figureraient pour une part ou pour une autre dans le dénombrement de ladite légion. Et je la sais d'avance, la réponse du légionnaire. Les campagnes de la galanterie comptent double, celles de la passion, quadruple. L'homme a trente ans d'âge, mais son cœur, lui, touche à la cinquantaine. La fameuse cérébration prédite par le docteur, et qui avait pour point de départ l'énervement de l'adolescence, est installée chez cet homme fait. Il peut avoir et il a un estomac excellent, des muscles agiles, tous ses cheveux, toutes ses dents; c'est l'expérience qui date, et c'est les impressions reçues. Celui-ci a fait le tour de tant de femmes, tant de plaisirs l'ont travaillé, qu'il lui faut, pour que son système nerveux soit vraiment excité, le piquant des sensations, les sentiments complexes, les drames intimes, un âcre ragoût de romanesque scélératesse qui morde sur son imagination. Cet autre est très fier que son cerveau ait acquis une maîtrise complète de ses sens, si bien qu'il peut enivrer sa maîtresse longuement sans perdre lui-même la tête. Mais ce pouvoir, qui fait de l'homme un virtuose de volupté, capable de mieux s'emparer de l'âme et du corps d'une femme, a son cruel revers: celui qui le possède a besoin pour arriver au plaisir complet, même s'il est amoureux, de quelque chose d'à côté qui est, suivant le cas, une corruption effrénée ou une innocence entière,—une idée enfin. Il faut que cette idée fouette les sens, à demi blasés dans ce qu'ils éprouvent, quoiqu'ils soient demeurés intacts dans leur puissance de faire éprouver,—anomalie singulière et qui crée cette variété d'amants presque contre nature: des amoureux avec libertinage.

Mais l'amant moderne n'est pas seulement un cérébral, il est aussi, en vertu de son expérience acquise, une espèce d'analyseur inconscient; autant dire qu'il présente cette seconde anomalie d'être un passionné sans illusion. Aimer, pour lui, c'est involontairement épier dans le geste par lequel on l'accueille, dans le regard qu'on lui jette, dans le baiser qu'on lui donne, la fourberie possible, probable, certaine. Il a trop vu le fonds et le tréfonds de la femme pour ne pas savoir de quelle étonnante nouveauté dans le mensonge cette créature dangereuse et féline est toujours capable. Chez l'homme naturel, et qui sent comme il agit, dans la franchise de l'instinct premier, la défiance tue l'amour, et l'amour crée la confiance. C'est le vieux mythe du petit dieu antique avec un bandeau sur les yeux, et c'est la comédie fameuse: les Jocrisses de l'amour. L'amant moderne pourrait presque fournir matière à une autre comédie qui s'appellerait les Jocrisses du soupçon; car il aime avec une partie de son être, et il se défie avec une autre, ce qui l'amène souvent à des états de malheur aussi compliqués que lui-même. Je me rappellerai toute ma vie un dîner chez Voisin, en tête à tête avec ce Raymond Casal dont j'ai déjà parlé. Après une histoire assez mystérieuse avec une certaine Mme de T——,—et qui dut lui faire du mal, car il changea de caractère en un an,—il s'était lancé à cœur perdu dans une liaison avec la terrible comtesse V——, et il en était, de cette liaison, à une période affreuse. Il se savait trompé pour un parfait drôle, et il savait que nous le savions, nous tous, depuis ses camarades de la rue Royale jusqu'à moi, une simple connaissance du monde. Nous nous étions rencontrés l'un et l'autre, autour d'une table à thé, à cinq heures, chez la comtesse. Nous étions sortis ensemble. Il m'avait demandé: «Où dînez-vous ce soir?...» d'un ton que je connais trop bien, celui d'un homme qui a peur de s'asseoir seul à table, l'horrible peur de l'épileptique pensant à l'accès prochain. Bref, nous nous étions retrouvés au cabaret. Je n'avais pas manqué de lui parler de Colette, et il en était venu à me parler de la comtesse, sans la nommer, et en déguisant, dans la conversation, la couleur de ses cheveux. Il me l'avait dépeinte blonde, au lieu qu'elle est brune—comme les blés noirs. Il prenait aussi, vis-à-vis de sa délicatesse à lui-même, le soin de mettre au passé toute une histoire que sa voix amère, ses yeux aigus, la fébrilité de ses mains, attestaient actuelle et présente. «Et elle m'a trompé,» disait-il, «et pour qui!... Mais est-ce que je ne devais pas le prévoir?... J'ai une théorie, voyez-vous, c'est qu'une femme mariée qui prend un amant ne cherche pas dans cet amant un second mari.... Elle veut quelqu'un qui lui donne ce que son mari ne lui donne pas, non plus la popote du cœur et des sens, mais de la cuisine de restaurant, du relevé, de l'épicé, du poivré en diable. Et ce que je lui en avais servi, de cette cuisine-là! Si vous aviez vu ce qu'elle était à son début avec moi?... Mais voilà, il y a un chercheur dans tout savant, et j'en avais fait une savante. Pouvait-elle ne pas me trahir?... Hé bien! le cœur est si bête que je m'en suis étonné quand je l'ai su. Et je me suis donné ma parole de la quitter, et puis j'y suis retourné. J'avais une espèce d'atroce plaisir à penser aux caresses de l'autre en la possédant, et surtout à la regarder me mentir.... Vous voyez que nous nous ressemblons tous....»

Je l'écoutais me raconter presque mon histoire, avec la curiosité particulière qu'éveillent les analogies d'âme. Elles sont si rares! Il m'apparaissait comme le type, en effet, de l'Amant de nos jours:—quarante-deux ans, entraîné à tous les sports, bon escrimeur et meilleur paumier, cavalier hors ligne, un joli nom très parisien, celui d'un des plus fidèles sénateurs de l'Empire, de la fortune, célibataire, des yeux, des dents et une voix charmants. De l'esprit, avec cela, de cet esprit qui va du mot profond à l'à-peu-près, il venait de me dire cinq minutes avant, à propos de Mme Moraines et du baron qui la payait: «Tout était pour le vieux dans le meilleur des demi-mondes....» Et en a-t-il eu, des maîtresses! En a-t-il charmé et quitté, et peut-être aimé!... Mais ce viveur comblé est au fond un déséquilibré, un malade,—et, à lui aussi, comme a tous ses confrères en amour, on pourrait appliquer le mot qu'un des grands philosophes de ce temps disait sur un romancier de génie, fanfaron de débauche, qui devait finir tragiquement: «C'est un taureau triste.»—«Cela vaut toujours mieux que d'être un bœuf,» dit le romancier quand je lui répétai cette épigramme. Mais les mots sont les mots, et on n'en est pas moins triste.


MÉDITATION V

DE LA MAITRESSE

Mettons-le sous le microscope, ce mot maîtresse, comme nous avons fait pour le mot amant, en essayant de ne pas pleurer sur le verre dudit microscope, ce qui n'a jamais été le moyen d'y voir clair, et commençons par oublier les heures ou je disais à Colette: «Ah! chère, chère maîtresse!» C'est qu'au premier regard il est si joli, si tendre, ce mot de maîtresse, et comme on comprend que ses inventeurs ont voulu signifier par lui la plus gracieuse des servitudes volontaires! La maîtresse? C'est la Dame du chevaleresque moyen âge, mais descendue de sa tour féodale. Elle vous sourit. Elle vous tend sa blanche et fine main; elle daigne vous accepter comme esclave. C'est bien de la sorte que l'entendaient les amoureux du temps jadis, et de quel air aussi, orgueilleux, sentimental et fringant, les gentilshommes des premières comédies de Corneille—ces scènes trop peu connues de la Vie parisienne sous Louis XIII—prononcent ces deux syllabes:

Ma maîtresse m'attend pour faire une visite!...

Et notre Desgrieux, quand il rencontre sa Manon pour la première fois dans une cour d'auberge: «Je m'avançai, dit-il, «vers la maîtresse de mon cœur....» Ils ne s'avisaient pas, ces naïfs jeunes premiers, qu'une femme fût moins digne de leur respect pour leur avoir cédé. Ils désignaient du même terme soumis et passionné celle dont ils ne baisaient que le gant parfumé d'ambre et celle qui se donnait à eux tout entière. Ah! temps de jadis en effet et plus loin de nous que les paniers, les mouches, les chapeaux à plumes—et la courtoisie!... Si vous voulez mesurer la route parcourue depuis ces jours romanesques jusqu'au «parbleu» du brutal Camors, pratiquez un peu la simple expérience suivante. Parlez à dix de vos amis ou camarades d'une femme du monde soupçonnée d'avoir une liaison, et vantez-leur ses qualités, si elle en a,—ce qui arrive,—son esprit et sa droiture, la sûreté de son commerce et sa bonté, sa fidélité dans les amitiés et sa grâce dans l'obligeance, enfin les rares vertus qui constituent ce que j'appelle «un honnête homme de femme», et, sur les dix fois, vous obtiendrez la réponse suivante:

—«Ça n'empêche pas qu'elle est la maîtresse de M. Un Tel....»

Et ce mot de maîtresse aura des sifflements de crachat sur cette bouche de moraliste. Il est vrai, si le démon de l'ironie vous possède, que vous pourrez aussitôt vous offrir un petit spectacle assez piquant en mettant le même moraliste sur ses amours à lui, et ses lèvres prendront des sourires de victoire pour laisser tomber la phrase suivante:

—«Oui, mon cher, à cette époque-là, j'étais l'amant d'une très jolie femme, mariée, et qui....»

Moi, qui n'ai gardé de mes anciens succès de mathématicien au lycée qu'une habitude, mais incorrigible, celle de la logique, j'ai trop souvent recueilli ces deux phrases ou d'autres analogues, et j'en ai déduit cette évidente conclusion: dans notre société contemporaine, avoir une femme hors du mariage est un des plus grands honneurs dont puisse s'enorgueillir un homme, et, inversement, appartenir à un homme hors du mariage est la pire honte pour une femme. Ce généreux sophisme de la vanité et de l'égoïsme masculin me rappelle toujours le dialogue échangé entre Casanova, qui avait acheté le titre de Seingalt, et l'empereur Joseph II:

—«Je méprise ceux qui achètent la noblesse, monsieur Casanova....» dit l'empereur.

—«Et ceux qui la vendent, sire?» répliqua l'audacieux Aventuros,—comme l'appelait le prince de Ligne,—en s'inclinant.

Quand un Parisien de 1888 soupire à une femme: «Je vous aime,» c'est donc à peu près comme s'il lui disait en termes précis: «Madame, je vous invite à faire avec moi un acte que nous ne pouvons faire qu'à deux, mais qui présente, outre ses agréments intrinsèques, cette particularité qu'il me donnera le droit de nous considérer, moi avec la plus béate satisfaction d'amour-propre, et vous avec le plus mérité des mépris....» Et voilà une première définition du mot maîtresse à inscrire dans le dictionnaire galant:

DÉFINITION A (côté des hommes).

Maîtresse, s.f., terme d'outrage par lequel un homme flétrit la conduite d'une femme qui a eu l'imprudence de se donner à lui ou à quelqu'un de ses semblables.


Les optimistes qui croient au progrès pourront voir dans ce sentiment la preuve d'une équité supérieure. «En pensant ainsi,» diront-ils, «l'homme moderne se rend justice....» Quant à moi qui suis ici poux faire mon métier d'analyste, je n'apprécie pas, je constate,—suivant la formule consacrée.—Je continue à tenir ce mot de maîtresse sous le microscope, et, après y avoir reconnu cet absolu mépris de l'homme pour la femme qui aime, j'y constate un mépris égal de la femme ... vous croiriez pour l'homme?... Pas du tout, pour la femme encore, si bien que la bouche de la Parisienne se fait aussi dédaigneuse, aussi insultante pour prononcer la même petite phrase....

—«Mme X...? Ah! oui, la maîtresse de M. Un Tel....»

Les deux sexes ennemis se rencontrent, semble-t-il, dans une commune sévérité à l'égard des amours illégales. Mais, quand un homme et une femme affirment la même idée dans les mêmes termes, on peut tenir pour certain que ce touchant accord n'est qu'apparent. Et, de fait, tandis que chez l'homme le mépris pour la maîtresse—pour la sienne et surtout pour celle des autres—suppose comme arrière-fonds cette haine sauvage du mâle primitif retrouvée chez le civilisé de décadence,—le mépris de la femme n'est presque toujours qu'une comédie d'envie, des plus divertissantes à regarder. Commençons, pour bien en comprendre l'origine, par reconnaître cette vérité que, si l'Exclu mâle est à l'état de colère permanente contre tous les amants, cette colère devient, chez l'Exclue femelle, de la fureur, du délire, quelque chose d'innomé qui n'a d'analogue que le sentiment d'un auteur sifflé pour un auteur applaudi, ou la rancune d'un romancier sans articles contre le vingtième «mille» d'un conteur en vogue. L'Exclu mâle, à quelque catégorie qu'il appartienne, même hideux, même pauvre, trouve toujours de quoi offrir de temps à autre une lippée de chair fraîche à sa sensualité, et, s'il a quelque argent, c'est par centaines que se présentent les aimables menteuses prêtes à lui jouer la comédie de «Semblant d'amour»,—féerie-vaudeville en autant d'actes que l'Exclu offrira de billets de banque, avec trucs et apothéose.... Mais l'Exclue femelle, que lui reste-t-il pour tromper son appétit d'être aimée, si cet appétit la consume? La laide, par exemple, la vraie laide, celle qui ne peut pas dire comme une drôlesse méridionale que j'entendais crier dans le jardin des Folies-Bergère, avec un accent de Marseille: «Pour la tête, je ne dis pas, mais pour le corps,» elle prononçait corpsse, «à moi la pige!...» la laide absolue et qui se sait laide, où trouvera-t-elle l'homme disposé à lui mentir, à roucouler avec elle ce duo de Roméo et de Juliette vers lequel la pauvre bâille comme un pharmacien sans clientèle vers la prochaine épidémie? Il ne se tient pas marché de mâles à tant la séance comme il se tient marché de femelles au tournant de toutes les rues sombres, et si l'homme entretenu existe aussi bien que la fille, avouons qu'il est rare dans les hautes classes, plus rare encore dans la bourgeoisie. Oui, que reste-t-il à l'Exclue? Si elle n'a pas de dot, sa meilleure chance est un mariage de hasard, espèce d'association froide et triste, avec tromperie assurée dès la première grossesse. Est-elle fortunée? Elle se payera le luxe d'un mari joli garçon qui, lui, s'offrira aussitôt de belles filles avec l'argent de la communauté. De quel regard une femme, ainsi épousée pour son argent, caressée à peine, par devoir, négligée des années durant, et jamais, jamais courtisée, peut-elle bien accueillir l'entrée dans un salon d'une autre femme, rayonnante de jeunesse, de beauté, de bonheur, et qui a dans son sourire, dans sa langueur triomphante, dans la grâce de ses yeux lassés et celle de sa parure, dans son port de tête et dans ses gestes, cet «air aimée» si perceptible à toute la gent féminine? Là-dessus un indiscret montre à l'Exclue un homme jeune, élégant et robuste.... «C'est l'amant de cette dame,» insinue-t-il. Si l'envie, cette passion faite avec le résidu de nos espérances déçues, de nos égoïsmes froissés, de nos ambitions rentrées, n'inondait pas de fiel le cœur de la laide, ce serait à se prosterner devant elle comme devant une sainte.—N'ayons pas peur d'user nos genoux à ces hommages!—La frénésie de l'Exclue n'a de supérieure à cette minute que celle de la femme, jadis galante, aujourd'hui vieillie, qui voit son passé ironiquement évoqué devant elle dans la personne de la nouvelle arrivée. Et ces deux rages en grande toilette en coudoient une troisième, celle de la femme que le beau jeune homme a délaissée il y a un an. Et voici les petits sifflements qui partent de ces trois bouches:

—«Si vous croyez que les honnêtes femmes n'ont pas eu, elles aussi, leurs tentations?» dit l'Exclue après avoir exprimé son horreur profonde pour la maîtresse en question. Et l'Exclue se croit, en effet, honnête femme, n'ayant à se reprocher que la calomnie, la méchanceté, l'avarice, la paresse, la gourmandise, l'envie, le mensonge, enfin les divers péchés mortels qui n'ont pas besoin de complice.

—«Je ne sais ce que peuvent avoir dans la tête les hommes d'aujourd'hui, à aimer des créatures qui s'habillent et s'affichent comme des cocottes?...» C'est la beauté vieillie qui parle. Elle a fini par se croire sentimentale, tant elle est triste du regret de ne pouvoir plus être franchement sensuelle.

—«Avec cela que c'est difficile d'avoir tous les hommes autour de soi quand on se permet tout?...» glapit la supplantée, qui oublie de bonne foi à quelles étranges complaisances elle a consenti pour retenir son ancien amant.

Ces scènes et des milliers d'autres pareilles ne justifient-elles pas cette seconde définition du mot maîtresse:

DÉFINITION B (côté des dames).

Maîtresse, s.f., terme d'outrage par lequel une femme flétrit les personnes de son sexe avec qui un homme fait ce qu'il ne voudra jamais ou ne veut plus faire avec elle....


et ne sommes-nous pas en droit d'y joindre ces deux notules?

XI

Sur cent femmes vertueuses, il n'y a que cinq ou six honnêtes femmes. Les quatre-vingt-quinze autres ne pardonneront jamais leur vertu au reste de la corporation.

XII

Les femmes les plus galantes deviennent sincèrement vertueuses quand il s'agit de condamner leurs rivales.


Sincère ou hypocrite, rancunier ou jaloux, ce mépris combiné du sexe fort et du sexe faible pour la femme qui se donne, croyez-vous que cette dernière l'ignore? Pas le moins du monde. Mais elle est femme, et l'amour lui représente, malgré tout, ce pourquoi elle est faite,—ou se croit faite. Ce qui revient au même. Comme les lois ne lui permettent cet amour que dans le mariage, tandis que d'autre part les mœurs se chargent d'empêcher le plus possible cette rencontre de l'amour et du mariage, elle passe outre. Nous verrons pour quelles raisons d'ordre—ou de désordre—très diverses, dans les Méditations VI et VII. Avant d'aborder ce problème: Pourquoi la femme moderne prend un amant? nous en sommes à la considérer, cette femme moderne, dans ce qui précède la faute, c'est-à-dire dans l'idée qu'elle s'en forme. Or, comme cette idée est en grande partie le produit de l'éducation, nous arrivons à un chapitre délicat et qui devrait faire pendant à notre étude sur le développement de l'instinct sexuel chez l'homme moderne:—Du développement de ce même instinct chez la jeune fille actuelle. Mais ici c'est, pour l'analyste consciencieux, la nuit et l'abîme. Un médecin doublé d'un confesseur n'arriverait pas à bien définir les causes de toutes les modifications intimes chez celle que le chaste Vigny appelait:

...l'enfant malade et douze fois impure....

tant la vie d'une fille de dix-huit à vingt ans, de nos jours et à Paris, comporte de contrastes indéchiffrables. C'est un mélange déconcertant d'ignorances réelles et de divinations anticipées, de virginité intacte et de précoce connaissance du mal. Et il n'y a pas une jeune fille moderne, il y en a deux cents, depuis la sournoise dont sa mère soupire: «C'est un ange,» et qui lit Faublas à l'insu de cette mère béate, jusqu'à la fille très fast, comme disent les Anglais, la gavrochine si finement dessinée par Gyp, et cette gavrochine est quelquefois une Agnès avec un bagout de cocodette Pour ma part, j'ai là non pas vingt, non pas trente, mais deux cents observations, recueillies un peu partout et classées dans un portefeuille sous ce titre bizarre: Bocaux,—par une irrévérencieuse allusion aux très réels bocaux où les naturalistes conservent des reptiles dans de l'esprit-de-vin. J'avoue qu'en passant la revue de cette collection très incomplète j'y rencontre fort peu d'orvets désarmés ou d'innocentes couleuvres, mais un grand nombre de redoutables vipères, si bien qu'après avoir plaint sincèrement les femmes en songeant à l'Amant que leur fabrique cette usine à névroses qui est la civilisation actuelle, je me prends à plaindre cet Amant en considérant la femme que lui prépare la même usine. Henri Heine disait du chevalier aimée de la fée Mélusine: «Heureux homme, dont la maîtresse n'était serpent qu'à moitié ...»—mot de circonstance s'il en fut et qui me ramène à mes bocaux. Voici, au hasard quelques échantillons de ce musée contemporain:

Peuple.—Eugénie V——, dix-sept ans, ouvrière. Rencontrée rue Rousselet, dans le fond du faubourg Saint-Germain. C'est une vieille rue que borne d'un côté le long mur du jardin des frères Saint-Jean de Dieu,—les frères sergents de Dieu, dit mon domestique Ferdinand. De l'autre côté, c'est des maisons antiques, tassées, comme ventrues, avec des boutiques de revendeurs, de savetiers, de blanchisseurs et de marchands de vins au rez-de-chaussée. Eugénie, en cheveux, court sur le trottoir. J'étais avec un de mes amis à causer de Stuart Mill.... Elle ne nous voit pas. Nous ne la voyons pas. Elle nous heurte. Son rire éclate, si engageant que nous lui parlons. Elle s'arrête pour nous répondre, et, appuyée contre le mur, elle tire de sa poche un papier, de ce papier, une côtelette de porc avec des cornichons, et la voilà qui commence de déjeuner, toujours riant, avec ses cheveux blonds qui luisent au soleil comme de la soie d'or, avec son visage à la fois délicat, fané et crapuleux. Elle nous conte qu'elle travaille dans un atelier, à deux pas, dans la rue Vaneau. Comme elle a une demi-heure devant elle, nous l'emmenons, pour la faire causer, dans un café du boulevard des Invalides, où mangeaient autrefois des confrères, employés à l'Instruction publique. Je lui avais trouvé cette enseigne: Aux Affres du célibat. Eugénie demande des escargots et du vin blanc, et elle entame ses mémoires, comme Maria la sage-femme, dans le Journal des Goncourt. Elle est née à deux pas, rue Saint-Romain, d'un père menuisier et d'une mère repasseuse. Cinq enfants. Le père battait le tout: mère, fils et fille, quand il avait bu. Elle nous dit cela gaiement, et aussi que ce père est mort, qu'elle est maintenant avec sa mère, et qu'elle a un petit amant. Elle nous le nomme: un garçon de sa maison qui l'a attirée dans sa chambre, un dimanche que la mère et les sœurs étaient absentes.—«Et voilà comme ça s'est fait....»—ajoute-t-elle; et de rire encore et de boire. Elle a des mains piquées aux doigts, des bottines éculées, les plus jolies dents du monde.—«Quand j'aurai un chapeau,» dit-elle, «j'irai à Bullier ...»—et ses yeux brillent. Je vois d'avance le commis de nouveautés ou l'étudiant qui la ramassera là. Je tire un louis et je le lui donne pour s'acheter le chapeau. Ses yeux brillent davantage, puis un éclair de défiance y passe.—«C'est une pièce fausse?»—dit-elle, moitié figue et moitié raisin. Elle la mord pour éprouver le métal, puis elle ajoute: «C'est que les hommes, voyez-vous, je sais, c'est tous des mufles ...!» Et elle repart pour son atelier en gémissant:—«Ce que j'aimerais louper ...»—puis, avec son sourire gamin: «—Au revoir....» nous dit-elle en courant le long du trottoir de nouveau, sans plus se soucier de nous que de ses escargots vidés, du vin de Saumur avalé et de son histoire racontée.... Et voilà le point de départ d'une Fille. Dans six mois, le quartier Latin; dans un an, la Brasserie; dans cinq ou six, les Folies-Bergère ou un Eden quelconque.... Ensuite?... C'est l'inconnu, qui va du petit hôtel à la maison de prostitution. Mais point n'est besoin de lui dire, à celle-là, que le mâle, c'est l'ennemi. Et tout en la regardant se sauver, déjà perverse et encore si enfant, je ne sais pourquoi je songe au mot par lequel une Fille aussi, mais de vingt-cinq ans près, résuma son opinion sur l'homme en ma présence. Elle était avec une de ses camarades devant la cage des singes au jardin des Plantes, et elle dit cette phrase profonde: «Après tout, il ne leur manque que de l'argent!...»


Petite bourgeoisie.—Mathilde M——, dix-huit ans, assez grande, très mince, brune, un peu trop pâle, avec un lorgnon sur ses yeux, qu'elle a très noirs. Le père est sous-chef dans un bureau. Environ huit mille francs à dépenser par année dans le ménage. Deux enfants: cette fille et un fils qui est boursier dans un lycée de province. La petite a étudié pour être institutrice. Elle a suivi tout ce qui peut se suivre de cours nouvellement fondés, et passé tout ce qui peut se passer d'examens. Ils sont un peu mes parents, de très loin, et je vais dans la maison à cause d'elle, qui me présente un produit curieux des nouvelles idées sur l'éducation des filles.—Je la crois typique, sans en être absolument sûr. Mais c'est l'écueil de toutes les observations. Où finit le cas? Où commence la classe?—Elle a beaucoup lu, sans méthode, juste de quoi se munir d'un tas de paradoxes au service de ses mauvais instincts. Son père est un dégustateur assidu des journaux socialistes et un ennemi juré des prêtres. Il prend pour des convictions la rancune, d'ailleurs sincère, que lui laisse au cœur une destinée manquée de fonctionnaire pauvre. La mère, faible et veule, se cache pour aller à la messe. Quant à Mathilde, voici le dialogue que j'ai eu avec elle l'autre jour:

—«Vous croyez en Dieu, vous, monsieur Larcher?»

—«Ma foi, oui, mademoiselle, tout simplement, comme le charbonnier du coin,» lui répondis-je. «J'ai fini par trouver que c'était l'hypothèse la moins absurde qu'on ait encore imaginée pour expliquer le monde.»

—«Vous vous moquez de moi?» fit-elle en riant.

—«Pourquoi cela?»

—«Voyons,» ajouta-t-elle en haussant les épaules, «est-ce que je ne sais pas qu'il n'y a pas un homme intelligent qui croie en Dieu?...»

Telle est sa logique. Avec cela quelques petits mots d'argot qui lui échappent dans la conversation, et qui sentent le potache d'une lieue, me prouvent qu'elle et son frère ont ensemble des causeries au moins singulières. Quand je parle avec elle un peu longuement, je constate que toutes ses associations d'idées se rapportent au faux Paris des journaux du boulevard. Du fond de cet appartement des Ternes qui pue la médiocrité, elle rêve «premières» et «monde». Elle a des anecdotes sur tous les hommes connus, recueillies au hasard de ses lectures ou de quelques conversations, et inexactes comme toutes les anecdotes. C'est pour cela que les pédants de la jeune critique, naturaliste ou autre, les appellent des documents? En attendant, Mathilde doit songer à donner des leçons, ou prendre un mari dans le goût de son père. Mais ses toilettes, déjà prétentieuses, ses yeux sans innocence, son menton volontaire, annoncent que, dans dix ans, leçons et mariage seront très loin, et elle, tout simplement une femme entretenue,—de la pire espèce, celle qui veut rentrer dans la bourgeoisie régulière. Une fois le luxe atteint, ces femmes-là vont à la chasse de l'homme qui les épousera, avec la férocité du sauvage qui veut cueillir une chevelure. N'ont-elles pas, elles, un nom honorable à scalper et à pendre à leur mocassin,—un tout petit soulier verni qui luit si joliment sur le bas de soie?


Bourgeoisie riche.—Marthe et Juliette R——, deux sœurs, dix-huit et dix-neuf ans. Il y avait autrefois dans la maison cent mille livres de rente. Mais les R—— sont atteints de la maladie de la réception, et ils ont tant dépensé que, s'ils liquidaient, ils se trouveraient réduits d'une fière moitié. Pour le moment, ils font comme les joueurs qui courent après l'argent perdu. Ils continuent de recevoir dans leur petit hôtel de la rue Rembrandt, et aussi de mener leurs filles de dîners en soirées et de visites en sauteries. A ce régime, les deux petites, qui avaient déjà le tempérament chétif de Parisiennes issues de Parisiens, sont devenues maigriotes, avec ce teint à demi fané qui joue la fraîcheur aux lumières. Et une conversation! Leurs parents et les amis de leurs parents se sont permis tant d'allusions devant elles à des liaisons mondaines, réelles ou imaginées;—le cercle des dames, autour de la table à thé de leur mère, a tant de fois oublié qu'elles étaient là;—leurs compagnes de jeunesse déjà mariées leur ont détaillé tant de confidences, qu'il ne leur reste plus rien à savoir de l'amour que sa brutalité physiologique. C'est des estomacs aussi usés déjà que leur innocence, des tempéraments tout en nerfs à qui le médecin défendra la maternité dès le second enfant. De la religion? Elles en ont comme du papier à leur chiffre et de la maroquinerie du bon faiseur. Cela fait partie d'une vie élégante. Des principes? Elles ont celui qu'une fille se marie pour aller dans les petits théâtres, dépenser de l'argent sans compter, sortir seule et lire de dangereux livres,—nos livres, hélas!—«Ça, c'est pour quand je serai mariée....» m'a dit Marthe l'autre jour en me parlant d'un roman à scandale. Elles savent ce qu'il faut croire des sévérités du monde pour l'adultère, étant donné qu'elles ont passé leur adolescence à voir leurs parents accueillir d'un sourire et inviter ensemble des messieurs et des dames unis par la chronique, mais aussi peu mariés que possible. L'autre jour, comme une visiteuse entrait chez la mère avec son petit garçon, qui passe pour être le fils d'un de mes meilleurs amis, involontairement le nom de cet ami vint aux lèvres de Juliette, qui bavardait avec moi. Elle connaissait toute cette histoire, je le vis à son sourire lorsque je la regardai, et qu'elle comprit que je démêlais le fil de sa pensée. Toutes deux auront une très petite dot. On les mariera richement à des parvenus en mal de relations.—Dans dix ans, si le dégoût d'observer de pareilles misères ne m'a pas chassé à jamais du monde parisien, je nettoierai le verre du fameux microscope pour lire dans leur jeu.... Et dire qu'il y a dans Paris quelque garçon de vingt à trente ans qui dort tranquille et dont la destinée est d'être l'amant d'une de ces deux rossinettes-là. —Pauvre diable!


Grand monde.—Charlotte de Jussat-Randon....—Ici j'ai un renseignement tout contraire, mais il est moins direct et moins précis. D'ailleurs, c'est l'exception, tandis qu'Eugénie, Mathilde, Marthe et Juliette sont ou me paraissent plus normales. Est-il besoin de tant d'exemples pour démontrer que d'élever des enfants sans Dieu, sans milieu de famille, parmi les exemples et dans l'atmosphère du monde actuel, équivaut à préparer des prostituées implacables, des adultères déséquilibrées, des séparées dangereuses, enfin le formidable déchet de vertus féminines auquel nous assistons et assisterons de plus en plus avec les internats de filles? On n'avait pas assez de ceux des garçons. Et je préfère achever cette analyse par quelques réflexions que je soumets aux commentaires du lecteur:

XIII

Quand une femme se donne à un homme, ce dernier, s'il était poli, enverrait ses cartes au père et à la mère de sa nouvelle maîtresse, en écrivant au-dessous de son nom, comme il sied: «Avec mille remerciements.» Quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, il la leur doit.

XIV

Lorsqu'une femme qui est mère prend un amant, c'est presque toujours comme si elle en donnait un à sa fille.

N.B.—Cet amant n'est pas toujours le même.

XV

La moralité d'une femme de trente ans, c'est la moralité de ses dix-huit ans, moins ce que la vie lui a enlevé: o-x (zéro moins quelque chose). Il y a des formules d'algèbre dans ce goût-là.

XVI

Un père est ravi: «Ma fille,» dit-il, «n'a jamais lu un roman.» Mais il la laisse causer sans contrôle avec son frère qui arrive du lycée, ou s'enfermer dans sa chambre avec ses petites amies. Les plus mauvais livres ne sont pas sur les rayons de la bibliothèque. Ils vont et viennent dans les rues, reliés en tunique ou en robe demi-longue.

XVII

Des virginités sans innocence,—c'est le tour de force de notre civilisation. Les barbares qui violaient dans les villes prises laissaient derrière eux des innocences sans virginité. Il y a progrès indiscutable dans la délicatesse des procédés.

XVIII

Quand la société moderne a bien convaincu une femme, par le théâtre et par le livre, par la musique et par la conversation, par les exemples et par les conseils, qu'il n'y a, pour elle, de bonheur ici-bas que dans l'amour, elle lui enjoint, par la voix d'un monsieur, ceint d'une écharpe, de sacrifier cet unique bonheur ... à quoi? A la commodité d'un homme qui a traîné quinze ans chez des drôlesses; aux hypocrisies d'une coterie de femmes dont quelques-unes ont rôti tous les balais et la plupart des autres regretté de n'avoir ni balai ni feu;—le tout pour obéir aux injonctions d'une loi fabriquée, entre deux pots-de-vin, par des législateurs, qui représentent une majorité d'inconscients et dont neuf sur dix ont passé leur vie à renier leur programme. Tel est le mariage civil dans toute sa noblesse, gâtée jusqu'ici par le mariage à l'église qui lui succède. Mais cette tache tend à disparaître. Les loges veillent.

XIX

Un des plus étonnants cynismes de l'homme consiste à prétendre que la faute de la femme est pire que la sienne,—parce qu'il peut en résulter des enfants,—comme si, entre une maîtresse qui devient enceinte et l'amant qui l'engrosse, il y avait la plus légère différence de responsabilité. Notons pourtant cette différence que pas un amant sur cent n'irait à un rendez-vous, s'il avait une chance contre mille de subir la grossesse, l'accouchement et le reste.... Patience! L'éducation nouvelle et «sincèrement laïque», comme disent les programmes électoraux, nous promet une génération de femmes qui, à vingt ans, sauront cela et quelques autres choses. En ces temps-là, il ne restera plus qu'à trouver un troisième sexe,—pour faire des enfants.

XX

La rencontre de deux dégoûts et le duel de deux dépravations, voilà ce que les progrès de notre époque, si étrangement ignorante des lois de la vie intérieure, sont en train de faire de l'Amour, haussé par le Christianisme jusqu'aux sublimités de la religion! Il en sera de cela comme du bordeaux moderne, où il entre de tout, excepté du vin. Il entrera aussi de tout dans cet amour,—excepté de l'amour.


MÉDITATION VI

DE LA MAITRESSE (suite)

Pour quelles raisons, sachant à quels dangers elle s'expose, à quelles déceptions probables, à quelles angoisses certaines, une femme de nos jours prend-elle un amant? Ce problème, posé dans la méditation précédente, m'apparaît à cette minute comme aussi insoluble que celui de la quadrature du cercle. Une femme? Quelle femme?... Un amant? Quel amant?... A mesure que j'avance dans cette œuvre d'analyse, commencée un peu au hasard, je sens de plus en plus la difficulté d'arriver à la découverte de la loi générale dans le plus individuel des sujets. Et je me souviens d'un proverbe espagnol qui me fut enseigné par un philosophe andalou dans des circonstances particulières. Ce philosophe exerçait la profession de cocher et de guide tout à la fois. Il nous montrait, à un de mes amis anglais, lord Herbert Bohun, et à moi, les Murillos de la cathédrale de Séville. Il était de noir vêtu, fort malpropre, avec un teint de cigare, des bottes éculées, peu de linge; mais quelle bouche, d'une ironie et d'un désenchantement incomparables! Lord Herbert savait l'espagnol, et comme nous achevions notre visite, le guide lui dit quelques mots qui le firent sourire, étant à jeun et lucide, ce jour-là, par exception.

—«Devinez ce que le drôle nous offre? Il voudrait, puisqu'il nous voit amateurs de beauté, nous présenter à quelque beauté vivante, notamment à une jeune fille qui est là, près du quatrième pilier à gauche, avec sa mère.»

Je regardai dans cette direction, et j'aperçus deux formes de femmes en train de prier, ou de s'éventer sous la mantille, deux types dignes de Goya:—la fille avec de grands yeux noirs dans un teint d'une pâleur chaude, et la mère, si maigre, la bouche rentrée, les prunelles flambantes de cupidité. Le métier habituel de ces deux créatures et de notre cocher-guide était trop évident. Mais j'avais dès lors un sinistre goût à voir l'infamie humaine épanouir devant moi sa hideuse fleur; et je dis à mon compagnon, qui se préparait à congédier le ruffian avec les honneurs dus à son rang:

—«Causons plutôt avec lui. Demandez-lui s'il n'a pas honte de nous faire une proposition pareille dans une église.»

—«Il dit que ça vaut mieux que dans la rue,» me répondit l'Anglais, traduisant la réplique du personnage et souriant de nouveau,—malgré lui;—car le pire des mauvais sujets d'outre-Manche garde un arrière-fonds de respectabilité.

—«Demandez-lui quel âge a sa protégée et si elle est vierge,» insistai-je, espérant une réponse singulière.

—«Il dit qu'elle a dix-sept ans,» rapporta de nouveau mon ami, «mais, pour la virginité, il dit qu'il ne mettrait pas son doigt dans le feu que la Giralda est vierge....»

Cette étonnante image empruntée à cette gigantesque figure de métal, girouette mobile à la cime du beffroi de la cathédrale, nous donna cette fois, à tous deux, un franc accès de fou rire, d'autant plus que le scélérat continuait de conserver sur son visage un sérieux d'ambassadeur. Ses yeux exprimaient, en nous étudiant, la profonde attention du chasseur qui guette le gibier.

—«Dites-lui,» repris-je, «que la mère ne consentira certainement pas au marché; elle a une physionomie bien sévère.»

—«Il répond qu'avec une clef d'argent on ouvre toutes les portes.»

—«Demandez-lui quel genre de vie mène la fille.»

—«Il dit qu'elle a une petite aisance, qu'elle est très honnête, et que si nous n'étions pas des étrangers, nous n'arriverions seulement pas à lui baiser la main....»

—«Voilà une singulière moralité,» m'écriai-je, découvrant le fonds de Prudhomme que, nous autres Français, nous portons tous dans le cœur. Et comme l'Anglais traduisait aussi, et flegmatiquement, cette exclamation, le guide laissa tomber cette sentence que je n'ai jamais oubliée:

—«Cada persona es un mundo.... Chaque personne est un monde.»

Mon Dieu! que c'est loin, ce voyage en Espagne, et mon retour à l'hôtel, avec le silencieux Herbert, le long de la rue des Serpents toute pleine de toreros à la veste courte, à la cadenette relevée, au menton rasé et verdâtre, aux breloques énormes, et nos griseries de la nuit, où nous mangions de la pescadilla, en buvant de l'amontillado, avec des filles, des procureuses et des guitaristes, dans des coupe-gorge de gitanes! Mais l'aphorisme du psychologue pratique de Séville m'est revenu très souvent au cours de mes travaux, pour me décourager des classifications précipitées. Essayons pourtant celle des maîtresses, en écartant d'une manière absolue les distinctions tirées de l'ordre social, en supprimant bien entendu le côté pécuniaire et intéressé, en accordant enfin que les classes dont il s'agit sont sans cesse bouleversées par les hasards et les complexités de la vie, et posons cette hypothèse que les femmes se distribuent, par rapport à l'amant, en trois groupes: celles qui se donnent par tempérament, celles qui se donnent pour des raisons de cœur, celles qui se donnent pour des raisons de tête. Bien des contradictions restent possibles: telle femme aura été comédienne et cérébrale avec vous, qui sera dans cinq ans amoureuse de quelqu'un par le cœur ou par les sens, quelquefois par les deux. Telle autre aura calculé avec tel homme au point de lui dire le mot presque naïf de Mme Ethorel à mon ami Casal, à propos du péril que la jalousie du mari leur faisait courir: «Si tout se découvre, au moins que je ne le sache pas!...» et, avec vous, elle aura tous les abandons, tous les courages de la passion sincère. Mais c'est comme dans la nature: de ce que certaines plantes insectivores sont à la fois des animaux et des végétaux, il ne s'ensuit pas que le monde végétal et le monde animal ne soient pas distincts, et de ce que les diverses espèces de maîtresses se mélangent parfois dans la même créature, il ne s'ensuit pas que ces espèces ne soient pas diverses. Voici donc quelques traits qui me semblent caractériser cette diversité dans ces trois domaines du tempérament, du cœur et de la tête.


§ 1.—Le tempérament.

La femme à tempérament est beaucoup plus rare dans nos races fatiguées que notre fatuité masculine n'en veut convenir, ou que notre niaiserie ne l'imagine. Il est vrai que l'observation habituelle la confond souvent avec la femme nerveuse, au lieu que cette dernière devrait être rangée parmi les cérébrales, s'il en fut. Il y a un dialogue légendaire entre deux filles dont il est toujours sage de se souvenir, quand des camarades vous vantent les félicités dont ils enivrent leurs maîtresses:

PREMIÈRE FILLE.—«Un homme, ça te fait plaisir, à toi?»

SECONDE FILLE.—«Toujours au moins deux fois.... (Silence.) Quand il me paye et quand il s'en va.»

Mais, rare ou fréquente, elle existe, cette femme à tempérament, et elle peut se définir d'un mot: elle a, pour tout ce qui regarde les choses de l'amour, la nature d'un homme. N'avez-vous pas entendu des vingtaines de fois un monsieur vous dire: «Moi, quand j'ai été huit jours sage, j'ai mes idées toutes brouillées.» Mettons quinze jours, mettons un mois, mettons-en deux, pour n'être pas trop dupes des vantardises. La femme à tempérament est ainsi. Les sexes vivent, chez elle, d'une vie inférieure et comme séparée, à côté de la tête, en dehors du cœur. Elle se présente d'ordinaire sous deux types très différents: la plantureuse et la consumée.... Vous voyez dans ce salon cette femme de vingt-cinq ans, presque trop grande, déjà un peu forte, avec beaucoup de gorge, des épaules de zouave et des bras charnus, facilement rouges. Si vous l'avez observée à table, vous aurez constaté qu'elle est sobre, quoiqu'elle mange avec un réel appétit, mais seulement les plats très sains. Elle a dans ses yeux plutôt petits, dans son nez droit à base large, dans sa bouche plutôt épaisse, dans son menton carré, quelque chose de la faunesse, et un rire qui découvre des dents serrées, blanches et solides comme des dents de bête. C'est une très grande dame, avec un blason qui remonte aux croisades, et vous sentez pourtant que n'importe où, à une table d'auberge comme dans la foule d'un port, dans un théâtre borgne ou dans un tripot élégant, elle saurait être à son aise, et, pour peu qu'elle s'amuse, toujours bonne enfant. Si vous l'avez rencontrée au moment d'une grande peine, après une mort, par exemple, vous aurez observé en elle une sensibilité analogue à celle des gens du peuple, simple, vraie, mais qui n'empêche pas la forte poussée animale de continuer. C'est le paysan qui, au retour de l'enterrement de son père, s'assied à dîner et mange de grand appétit, les yeux en larmes, le cœur gros, tout en redemandant de la viande. Chez la femme à tempérament, rien ne fait plaie, ni douleurs ni joies. Elle pleure un perfide qui l'a trahie et fait comme une charmante bourgeoise qui, ayant pris le petit René Vincy pour confident de ses chagrins, l'entraîne un jour dans sa chambre à coucher, pousse le verrou et lui dit: «René, nous avons un quart d'heure....» Le pauvre René, qui aimait toujours ailleurs et qui avait la naïveté d'être fidèle, se conduisit comme le légendaire Joseph, ce dont la dame ne lui en voulut pas. Elle dit seulement: «Ça m'aurait pourtant fait bien plaisir....» Signe particulier, en effet, ces femmes-là n'ont jamais de rancune. Elles n'ont guère de dépravations non plus, et Lesbos demeure, pour elles, un port lointain où elles n'abordent que par hasard et sans s'y arrêter.

Avec la seconde espèce de femme à tempérament, celle que j'ai appelée la consumée, les pires dépravations sont au contraire possibles. Celle-ci est mince d'ordinaire et de mine délicate, avec un visage dont le haut est parfois idéal; mais la bouche, renflée, ourlée, aux coins tombants et volontiers triste, contraste d'une façon inquiétante avec ce haut de visage. Tandis que chez la plantureuse il y a plein accord entre la force vitale et la sensualité, il semble que chez la consumée la passion soit trop forte pour la machine physique. Elle est quelquefois une femme romanesque et quelquefois une femme à principes, mais que les sens tourmentent et qui devient alors silencieuse et sombre. Même honnête, elle a du goût pour les beaux hommes, très grands et très athlétiques, comme la plantureuse a du goût pour une certaine espèce de personnages très bruns et très maigres, aux poignets velus, et noirs de barbe jusqu'au coin des yeux. Le plus remarquable exemplaire de consumée vertueuse que j'aie connu était la patronne d'un café de peintres, situé pas trop loin du Luxembourg, et décoré par les habitués de pochades rembranesquement enfumées. Elle se tenait, mince, immobile et pâle, derrière le marbre de son comptoir, tandis que son mari causait avec ses clients, dont plusieurs portent aujourd'hui des noms illustres. Les garçons de café étaient toujours des hercules, dignes de prendre place dans la collection de grenadiers du second roi de Prusse. Je m'amusais, en feuilletant la Gazette des Beaux-Arts, à observer les yeux dont la jeune femme suivait les allées et venues de ces géants, en train de servir des bocks ou des absinthes. A de certains moments, sa plume en tremblait sur les additions. C'était le brûlant trépied de la sibylle, que la banquette de cuir où se tenait la pauvre enfant, qui finit, devenue veuve, par épouser un des géants. Elle fut ruinée par le bel homme, en deux temps trois mouvements. Le coup fait, le drôle la lâcha; elle roula dans l'ivrognerie, et je la retrouvai, misérable, cette année-ci, qui vint me demander l'adresse d'un confrère, resté débiteur de quelque trente francs au petit café. Nous causâmes, et, me parlant de ce second mari, qui l'avait mise sur le pavé:

—«Ah!» dit-elle, «si seulement j'avais eu un enfant de cette canaille!»

Cette constance est rare chez la femme à tempérament, et très fréquent au contraire le coup de foudre sensuel, qui n'a rien de commun que la soudaineté avec l'autre coup de foudre, celui du cœur. Voici une anecdote que j'aimerais, celle-là, à croire authentique, car elle serait très significative de cet égarement subit et irrésistible où le caprice physique peut jeter cette sorte de femmes. D'ailleurs voici ma référence: elle me fut contée par André Mareuil à l'époque même, et pourquoi suspecter sa véracité? Il était allé, vers la fin de mai, dîner à la campagne chez un musicien très connu. Il se trouve à table à côté d'une très jolie femme de vingt-sept ans, pastelliste d'une rare distinction de facture, et notoirement liée avec un des bons sculpteurs d'aujourd'hui. André, qui savait cette histoire, ne pense même pas à faire la cour à sa voisine. Il lui avait été présenté dix minutes avant le dîner. C'était une frêle et gracieuse personne, avec des cheveux châtains, des yeux bruns et doux, quelque chose de profondément correct et convenable, n'eût été la bouche très rouge, très large et très sensuelle. Il passait sur cette bouche, tandis qu'André lui parlait, un trouble si étrange, les yeux se faisaient si fixes quand ils se posaient sur le jeune homme, que ce dernier, très habitué aux aventures rapides, osa parler à cette femme, d'abord avec familiarité, puis avec audace. Le soir même, en rentrant à Paris, elle venait chez lui. A une heure du matin, il la reconduisait en voiture chez le sculpteur, et il ne put s'empêcher de mentionner à sa nouvelle maîtresse l'amant en titre. Cette curiosité absurde était inévitable.

—«Depuis combien de temps as-tu cessé de l'aimer?» lui demanda-t-il.

—«Mais je l'aime toujours....» répondit-elle.

—«Pas d'amour, en tout cas?...» insista André.

—«Si, d'amour,» fit-elle, «et profondément.»

—«Hé bien! Et moi, alors?» interrogea-t-il avec la brutalité de l'homme qui vient d'enlever une femme et qui la méprise. (Voir Méditation V.)

—«Ah! tais-toi,» dit-elle, «tu ne comprends pas.... Tu me fais du mal....»

Il eut un second rendez-vous avec cette fille, un troisième, un quatrième. Bref, ce caprice d'un soir devint entre eux une espèce de liaison où elle apportait une sorte de fougue taciturne et presque affolée. Et à chaque rendez-vous il en arrivait, un peu par cette même curiosité, un peu par une inconsciente jalousie,—car elle lui plaisait infiniment,—à parler de l'autre, et toujours la jeune femme répondait comme la première fois:

—«Je l'aime.»

—«Et moi?» recommençait-il.

—«Toi, ce n'est pas la même chose,» répliquait-elle avec cette tristesse qui semblait démentir l'emportement des caresses de tout à l'heure.

—«Mais s'il te fallait choisir?...»

—«Ah! je le choisirais, lui, cent fois, mais je t'aime aussi, autrement....»

—«Sais-tu que tu as un cœur monstrueux?» lui disait-il.

—«Je ne sais pas,» faisait-elle en haussant les épaules, «c'est mon cœur....»

—«Evidemment,» concluait Mareuil après m'avoir rapporté ce bizarre dialogue, «je n'ai d'elle que les sens, rien de plus. Et il faut croire que les sens tout seuls ont par eux-mêmes quelque chose de hideux,» ajouta-t-il après un silence et d'une voix devenue sérieuse, «car elle finit par me faire peur, comme un monstre, en effet....»

Cette sensation du plus vivant d'entre les viveurs que j'ai connus est celle que la femme à tempérament doit produire presque toujours sur le civilisé de nos jours, tel que nous l'avons étudié. Il est trop loin de la santé pour comprendre le naturel de certaines ardeurs païennes, trop fatigué pour les partager, trop affiné pour ne pas répugner à la sensualité simple et franche. Ce même Mareuil, qui a le mot empoisonné, disait d'une autre femme à tempérament, une comédienne un peu forte et qui venait de partir pour Madrid: «Elle est allée chercher un Vachéador....» Plantureuses ou consumées, ce qu'il faut à ces femmes, restées toutes voisines de ce que Baudelaire appelle quelque part «la candeur de l'antique animal ...» c'est le François I aux larges épaules, à la bouche humide, au nez gourmand, aux appétits joyeux comme son rire. Au lieu de cela, on la marie, la tendre Faunesse, à l'énervé dont j'ai raconté l'histoire sexuelle. Si elle est honnête et qu'elle ne soit pas mère, la voilà qui sèche dans la solitude d'un demi-veuvage. Elle grisonne avant le temps, ses dents se gâtent, son teint se congestionne. Celle qui était née pour devenir une adorable bacchante se fane dans la fièvre inutile de ses instincts comprimés. C'est une malade et c'est une victime. Si elle se laisse aller à ses instincts, la voilà devenue un bourreau:—bourreau physique d'abord, parce qu'elle veut être aimée au sens réel du mot, ce qui représente un sport un peu dur pour un homme déjà entamé par une hérédité douteuse et des expériences trop certaines;—bourreau moral ensuite, parce que c'est la femme qui vous trahit au sortir de vos bras, avec vos baisers sur la bouche et votre image dans le cœur, pour le monsieur qui passe ou celui qui reste, comme Mme de Sauves a trompé, dit-on, ce délicieux Hubert Liauran avec ce goujat de La Croix-Firmin. Lequel est le plus douloureux pour l'amant, surtout s'il se trouve, comme l'homme de nos jours, aussi merveilleusement outillé pour la jalousie qu'il l'est peu pour la tendresse? Heureuse encore la pauvre Faunesse, si elle ne tombe pas sur un de ces forbans en jaquette, du monde ou de la bourgeoisie, pour qui la cristallisation à propos d'une femme se dessine par un: «Que va-t-elle me rapporter?...» En est-ce assez pour conclure que la théorie posée au début de ce livre sur le duel forcé entre les deux sexes se trouve vérifiée avec cette première classe d'amoureuses,—celles qui pourtant ne demandent à l'homme et ne lui offrent que le plaisir des sens, ce plaisir qui rend l'âme si bonne, dit le proverbe,—si cruelle, dit l'observation?


§ II.—Le cœur.

Parmi les mensonges que les femmes servent aux hommes et auxquels ces derniers ont cru et croiront toujours, le plus habituel est celui qu'il faut appeler, faute d'un meilleur mot, le mensonge de la virginité sensationnelle. Il consiste à soutenir qu'elles étaient, à l'époque où elles ne vous connaissaient pas, la Galatée d'avant Pygmalion, la statue de marbre où rien ne palpitait. C'est vous qui les avez éveillées, vous à qui elles doivent la révélation d'elles-mêmes. Comme la plupart des mensonges débités par ces fines et subtiles personnes, cette allégation repose sur une vérité, à savoir que ce phénomène du réveil par l'amour se rencontre en effet, sans que ce miracle physiologique puisse bien s'expliquer. Un beau jour, et cela peut arriver à toutes les espèces de femmes, celle qui n'avait jamais éprouvé le moindre frisson de volupté a le cœur pris, et elle subit une métamorphose absolue de tout son être. C'est même là ce qui distingue la maîtresse chez qui le don de sa personne a pour principe le cœur, de la femme à tempérament. La sensation voluptueuse se produit chez la seconde, qu'elle aime ou qu'elle n'aime pas; la première ne sent que si elle aime. Empressons-nous d'ajouter que ce phénomène est rare et que la crédulité masculine doit en rabattre singulièrement. Il y a beaucoup de Galatées, au moins par l'indifférence, mais elles demeurent telles d'ordinaire, et l'Esther de Balzac, la fille insensible et dégradée qui s'élève, par la vertu de l'exaltation sentimentale, aux plus brûlantes hauteurs de l'amour, reste une exception aussi étonnante que le génie de son père spirituel. Vous vous rappelez la lettre qu'elle écrit avant de mourir? Elle va se tuer parce qu'elle s'est livrée à Nucingen pour Rubempré; elle laisse à son poète sept cent cinquante mille francs, prix de ce marché, et, gaminant au bord de la fosse pour qu'il ne soit pas trop triste, elle lui dit: «Qui est-ce qui te fera, comme moi, ta raie dans les cheveux?...» On raconte que Balzac, lisant cette lettre à haute voix dans un salon, s'interrompit pour fondre en larmes en s'écriant: «Comme c'est beau!...»—Aussi beau, hélas! que peu vraisemblable. Pour une de ces métamorphoses possibles, que de comédies! On ne passe pas aussi facilement d'un domaine dans l'autre. Pourtant le cas existe, quoique peu commun. Le plus souvent la femme destinée à aimer de cet amour complet qui absorbe dans un seul être, pour des années, pour la vie quelquefois, les forces les plus secrètes de l'âme est une femme qui, dès son enfance, a commencé de vivre beaucoup, de vivre uniquement par ce cœur. Il est rare qu'elle soit belle, de cette beauté éclatante qui constitue une sorte de royauté absolue, et qui, à ce seul titre, corrompt ses dépositaires. La femme qui vit par le cœur n'est pas non plus la laide. Laideur est presque toujours synonyme d'envie. Elle est gracieuse plutôt que brillante, et son charme est un peu journalier. Elle aura un joli regard que la passion rendra sublime, et un visage dont la pleine éloquence ne se révélera que dans les moments d'émotion suprême. Il est probable que l'esprit de conversation lui manque. Dans un salon, elle se tient à une place volontiers modeste. Elle n'a ni la dureté d'âme qu'il faut pour jouer au fleuret démoucheté avec des phrases aiguës, ni la sécheresse vaniteuse qui se dissimule sous les plus innocentes coquetteries. Deux analystes ont étudié ce type spécial, Laclos et Beyle. Ils ont ainsi créé, le premier, la céleste Présidente des Liaisons; l'autre, la Mme de Rénal de Rouge et Noir. Tous deux ont indiqué soigneusement que la femme de cœur est d'ordinaire pieuse, comme elle est timide, par une délicatesse de sa sensibilité qui fait d'elle, quand elle a le malheur d'apparaître dans notre société contemporaine, une proie aussi certainement vouée à la férocité de l'homme que l'Andromède de la fable antique, enchaînée au rocher. C'est la mondaine par qui un amant implacable se fait payer cent mille francs de dettes, et qu'il trahit, le soir même, avec la première venue. C'est la maîtresse qui balaie l'appartement et porte des robes de quatre sous pour que l'homme qui vit avec elle ait le droit d'aller au jeu et de rentrer ivre mort. C'est la femme abandonnée, compromise, outragée, qui franchit des lieues et des lieues pour aller soigner celui qu'elle a aimé et qu'elle sait malade à deux jours et deux nuits de Paris. J'ai vu ces actions s'accomplir et d'autres pareilles, à l'époque où j'étais le plus cruellement trompé par Colette et où j'agonisais de douleur. Je constatais que ceux pour qui ces grandes amoureuses marchaient au martyre ne les aimaient pas, et que moi, j'aimais d'autant plus mon infâme maîtresse qu'elle me trahissait davantage. J'ai tiré de ce contraste les quelques vérités suivantes, à joindre aux autres tas de ces cailloux psychologiques, régulièrement cassés le long du chemin de calvaire que décrit cette Physiologie:

XXI

Dix-neuf fois sur vingt, pour une femme, mettre de son cœur au jeu de l'amour, c'est jouer aux cartes avec un filou et des pièces d'or contre des pièces fausses.

XXII

L'homme se venge sur les femmes tendres de n'avoir pas été aimé des coquines. Il appelle cela être devenu très fort.

XXIII

Par une affreuse loi de la nature masculine, être aimé d'une femme sans l'aimer nous rend méchants, et nos remords ensuite, quand nous l'avons lassée, ressemblent au regret du paysan qui, ayant tué son chien de garde à coups de pied, se repent—d'être moins défendu.

XXIV

Un poète de ma connaissance perdit sa maîtresse, une veuve avec de petites rentes, qui l'avait fait vivre dix ans, en vue d'un chef-d'œuvre jamais commencé. Il l'avait abreuvée de vilenies sous prétexte qu'il faut à l'artiste les expériences de la passion. «Je suis très malheureux,» me dit-il, «je vais profiter de ma douleur pour écrire un petit Intermezzo très éloquent.» La pauvre femme a dû en frémir de joie dans sa tombe. Elle l'entretenait après sa mort.

XXV

J'ai renoncé à plaindre les femmes qui aiment, depuis que j'ai entendu cette même personne, la plus maltraitée de celles que j' aie connues, me dire: «Il est bien dur, mais si je n'étais pas là, qui est-ce qui s'occuperait de son linge?» Et elle eut un sourire d'ineffable ravissement. Recoudre des boutons de chemise—pour lui—était son bonheur. Je l'envie quand j'y songe, et je me rappelle avoir lu dans une lettre adressée à Raymond Casal par une inconnue—sans doute cette Mme de Corcieux qui faillit mourir par lui—cette étrange phrase. Elle le faisait rire, et elle me donne après des années envie de pleurer: «Ne te reproche pas mes chagrins. Si tu ne m'avais pas fait souffrir, tu ne m'aurais pas connue.»


MÉDITATION VII

DE LA MAITRESSE (suite et fin)

§ III.—La tête.

Des mots, de tout petits mots jetés d'homme à homme, sur un canapé du club,—d'un coin à l'autre d'une table de restaurant,—entre deux bouffées de cigare, la nuit, revenant de quelque soirée,—en disent plus long sur l'âme contemporaine que des pages et des pages de dissertation. Combien de fois, causant ainsi d'une femme soupçonnée d'avoir des caprices de tempérament, avez-vous dit ou entendu dire: «C'est une malade ...» et d'une autre, précipitée par son cœur dans quelque dangereuse et noble imprudence: «C'est une emballée ...» ou: «C'est une gobeuse....» Pauvres femmes, quel cours de morale plus efficace pour elles que tous les sermons de tous les carêmes, si elles pouvaient entendre l'accent dont sont prononcées ces phrases-là, et se rendre compte de l'effet que produisent, sur leurs soupirants en habit noir, les franches ardeurs de la nature, comme les dangereux enthousiasmes du sentiment? Il existe, en revanche, une troisième espèce de femmes, que j'ai appelées de tête, faute d'un terme plus précis, et que ce même langage masculin étiquète d'un terme aussi mérité que les deux autres sont durs: les détraquées. C'est ici que je devrais—en véritable physiologiste littéraire à prétentions plus ou moins justifiées de physiologie scientifique—faire intervenir la Grande Névrose pour décrire avec plus d'autorité professionnelle cette créature, suspecte d'hystérie, qui ne connaîtra jamais ni les ivresses de la volupté physique, ni les magnificences du profond amour, et qui pourtant est la vraie maîtresse moderne, celle que l'Amant d'aujourd'hui rencontre quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, comme l'attestent les comptes rendus de la Gazette des Tribunaux et les faits divers des autres feuilles,—ces instructifs procès-verbaux de la moralité contemporaine. Dans ces drames multipliés de l'adultère ou de la jalousie auxquels vous assistez chaque matin, commodément assis devant la table de votre déjeuner en lisant votre journal, essayez donc de découvrir le moindre élément d'une émotion vraie—ou sensuelle ou sentimentale.... (Pour plus de détails, voir Méditation XVI.) Voilà une femme qui a tiré sur son amant comme sur une bête fauve et qui arrive devant le tribunal, fière de son action, heureuse du frisson de curiosité qu'elle soulève, en toilette soignée et la bouche hautaine. Croyez-vous que si jamais son cœur ou seulement ses sens avaient vibré une minute auprès de cet homme qu'elle a tué, elle se pavanerait dans le cabotinage de sa vengeance avec cette absolue sérénité? Et cette autre qui, elle, a vu hier son amant assassiné par son mari et qui se laisse aujourd'hui interviewer par un reporter, comme un auteur au lendemain d'une «première», que pensez-vous des émotions que lui faisait éprouver cet amant vivant? Et celle-ci qui s'est associée avec cet amant pour étrangler un malheureux et le dévaliser, et qui à présent charge son complice de toute la responsabilité du crime?... Fermez le journal ensuite et rappelez-vous ces autres drames, sans dénouement sanglant, que colporte la chronique des salons ou des coulisses: les implacabilités de certaines rancunes, les perfidies froidement accomplies, les oublis et les froideurs des lendemains de liaison. Autant de signes qui attestent qu'une femme peut avoir suivi une longue intrigue, accepté des rendez-vous, compromis son nom, donné sa personne, sans plus de palpitation intérieure que la feuille de papier sur laquelle j'écris ces lignes. Ces amoureuses sans amour, ces dévergondées sans jouissance, sont pourtant poussées à commettre des folies. Par quoi?—Par une idée. Ce sont des cérébrales, et en cela les vraies femelles du mâle déséquilibré qu'elles ont presque toujours pour complice. Mais l'analyse de quelques types de l'espèce précisera mieux cette thèse si contraire aux préjugés reçus: à savoir qu'en galanterie les pires égarements viennent de la tête, et que, plus une femme est froide du cœur, froide des sens, plus elle ira dans la faute, du côté de la perversité. Et voici un léger croquis des divers aspects sous lesquels se présente le plus souvent la cérébrale.


La chercheuse.—Est-il besoin de la définir, celle-ci, et qui ne l'a rencontrée, ou dans sa vie ou dans celle d'un ami? C'est l'affolée qui va poursuivant, à travers les expériences successives, et d'aventures légères en aventures monstrueuses, une sensation dont elle rêve et qui la fuit toujours. Et c'est aussi la romanesque à faux qui multiplie autour d'elle les complications sentimentales, afin d'éveiller dans son être intime un frémissement d'âme qu'elle ne connaîtra jamais, malgré toutes les raisons de palpiter que son imagination donne à son cœur.... Vous avez entendu parler de la première et raconter ses audaces de libertinage. Le hasard vous met en sa présence, et vous demeurez étonné de son masque presque tragique, qui semble démentir toute son histoire, de son regard, aigu à la fois et fatigué, où se devine la tristesse d'une déception éternelle. Elle cause, et son cynisme sans gaieté, flétrissant comme celui d'un viveur blasé, vous serre le cœur. Vous entrevoyez, dans cette femme qui passe pour une assoiffée de plaisirs, et qui parfois a tout quitté, mari, famille et société, afin de vivre en pleine fantaisie, des abîmes d'ennui, des gouffres de détresse. Dans quelques années, c'est à la morphine qu'elle demandera cette sensation vainement poursuivie dans la souillure de toutes les pudeurs.—La romanesque, elle, a des chances de finir dans une dévotion qui ressemble à la vraie piété comme ses folies volontaires de jeunesse ressemblaient à l'amour. C'est cette figure, indéfinissable par le mélange de corruption et d'angoisse, d'insensibilité foncière et de frénétique démence, qui remplit les romans français modernes depuis la Madame Bovary de Flaubert. Ce grand prosateur fut le premier, avec sa dureté chirurgicale d'ancien carabin, à déshabiller la chercheuse de ses oripeaux poétiques. Qu'il a bien montré l'impuissance du cœur et celle des sens dans l'arrière-fond de cette créature qui vous poussera au crime, comme Emma y pousse Léon dans le célèbre roman, prête qu'elle est elle-même à tout oser pour vibrer, ne fût-ce qu'une minute,—et elle ne vibrera jamais!


La comédienne.—Vous est-il arrivé de raconter une histoire à laquelle vous aviez été mêlé, devant un camarade, témoin lui aussi de cette histoire, qui vous a interrompu par un «mais non, mais non ...» et il vous a prouvé, clair comme le jour, que vous veniez de fausser la vérité—sans vous en apercevoir? Avez-vous réfléchi ensuite au petit travail qui s'était accompli dans votre esprit, à la touche d'inexactitude ajoutée ici, ajoutée là, et constaté combien il est aisé de se duper soi-même, avec la plus naïve inconscience? Je me souviens que nous assistions ensemble, Barbey d'Aurevilly et moi, voici des années, à un spectacle d'acrobates. Nous vîmes là un trapéziste mutilé—il ne lui restait qu'une jambe—qui exécutait d'incroyables voltiges, à tour de poignet, sur une barre fixe. Cette agilité rendait plus navrant le sautellement d'insecte blessé avec lequel, son exercice fini, le malheureux gymnaste regagnait sa place, sur son pied unique. Trois ans plus tard, mon grand ami m'interpelle d'un bout à l'autre de la table d'un dîner: «Vous vous rappelez,» me dit-il, «ce danseur de corde qui n'avait qu'une jambe?...» J'ai vainement essayé de lui prouver qu'il se trompait. Sa mémoire de puissant artiste avait travaillé comme un vin qui fermente, et il voyait son souvenir, tel qu'il le disait.—Ce phénomène du mensonge de bonne foi, très commun chez les enfants, dont le faux témoignage en justice a fait condamner tant d'innocents, devient chez certaines femmes une habitude constante. Il s'établit réellement chez elles une seconde nature, factice et pourtant sincère, à côté de l'autre. C'est alors un extraordinaire désordre mental dans lequel cette femme elle-même ne se reconnaît plus. Et la comédienne apparaît, non pas celle qui vous joue un rôle par intérêt, mais celle qui se le joue d'abord, ce rôle, à elle et pour elle. Malheur à vous si vous lui servez de prétexte, si, par exemple, elle se met en tête d'avoir pour vous ce que le langage des modistes appelle encore une «grande passion»! Il lui faut étaler du sentiment, et tous les moyens lui seront bons pour y arriver: elle vous bouleversera votre vie, vous traînera de scène en scène, vous trompera pour revenir vous le raconter, s'empoisonnera et en échappera pour crier son suicide à toute la terre. Et le pire de cette mise en scène éternelle sera que vous n'aurez même pas eu, durant cette infernale liaison, cinq minutes de vraie douceur, celle que le petit employé de nouveautés goûte le dimanche, sur la Marne, avec sa maîtresse d'une après-midi, qui ne lui jure pas qu'elle l'aime, qui ne sait que rire et que chanter en se balançant au fond du canot.... Mais cette enfant possède ce charme incomparable hors duquel il n'y a ni joie des baisers ni bonheur des larmes:—le Naturel.


La littéraire.—Vous trouverez cette variété surtout en province. Elle se rencontre aussi à Paris, en particulier depuis que le goût des auteurs étrangers a commencé de se répandre et que la maladie du roman russe a fait ses premiers ravages. La littéraire ressemble à la comédienne par certains côtés, elle s'en distingue par un trait essentiel: la véritable comédienne s'est créé à elle-même le type qu'elle entreprend de réaliser, et elle en change parfois au cours de sa vie, insinuante et rêveuse avec celui-ci, sceptique avec celui-là, spirituelle avec un troisième, au demeurant géniale et très supérieure à la liseuse qui copie servilement un poète ou un romancier, et dont toutes les démarches, tous les billets, toutes les caresses pourraient porter un renvoi comme les illustrations: page 25, colonne 2. Pendant de longues années, la littéraire était presque toujours une Sandiste, en train de Valentiniser d'après la formule. De nos jours, vous risquez de vous heurter à la Feuillettiste, qui rêvera, rue Belle-chasse, de rendez-vous dans le pavillon d'un parc, au clair de la lune, comme dans la Petite Comtesse ou Camors;—à la Sully-Prudhommiste, qui vous dira sur la plage de Dieppe, entre deux parties de petits chevaux:

Il faut tenir des mains de femme
Quand on rêve au bord de la mer....

—à la Coppéienne, qui ne manquera jamais d'arriver chez vous avec le fameux vers sur sa jolie bouche, même si elle n'a pas trace de voile à sa toque de fourrure:

Oh! les premiers baisers à travers la voilette....

—à la Goncourtiste, qui vous écrit avec des néologismes qu'elle ne comprend pas et prépare pour vous recevoir une robe de chambre japonaise achetée au Bon Marché;—à la Tolstoïenne, qui vous décompose ses «états d'âme», tout en vous offrant une tasse de thé;—à la Shelleyienne, qui vous parle, à table, en dégustant une truffe au Champagne, «d'un monde où le clair de lune, la musique et le sentiment ne font qu'un»....—Pauvres grands écrivains! Il faut cependant leur pardonner les misérables sottises auxquelles leur génie sert de prétexte. Et tous y passent. J'ai lu une lettre adressée à un jeune étudiant de ma connaissance, dans laquelle une femme de trente-sept ans lui proposait de mourir avec lui: «Notre mort,» disait-elle, «sera celle des Amants de Montmorency d'Alfred de Vigny!...» Cette vieille folle avait trois petits garçons en bas âge et un honnête homme de mari, qui peinait dans une maison de commerce dix heures par jour, afin de lui gagner de quoi avoir du papier à lettres moyen âge, le temps de lire des romans et du vague à l'âme! Le jeune étudiant me déclamait cette phrase en pleurant, et il ne me pardonna point de lui avoir cité la réponse de Casal à une fille qui se précipitait dans ses bras en lui disant: «O mon beau Rolla, tu me grises....»—«Non,» répondit Raymond, «je ne te grise pas, je te claque ...» et il la souffleta bravement, exaspéré de ce surnom. «C'est la seule fois que j'ai battu une femme,» me disait-il, mais aussi la littérature mêlée à l'amour est certes la plus écœurante mixture qu'ait inventée la sottise humaine. Vous croyiez entendre un soupir, c'est une citation;—serrer une femme sur votre cœur, c'est un volume. Sans compter que la littéraire enferme toujours en elle un bas bleu possible. Elle plane, suspendue sur votre front, la menace du réel volume où vous serez peint avec votre nom à peine défiguré:—Rasal pour Casal, Barcher pour Larcher,—votre maison photographiée, le tout enguirlandé des mille et une calomnies qu'une maîtresse lâchée possède à son service.—(Voir pour plus amples renseignements le livre de Mme Collet où figure un certain Léonce qui de son vrai nom s'appelait tout simplement Flaubert!)—C'est de quoi justifier à jamais la boutade prêtée à Gautier.... «Je ne crois au mot: je t'aime, que lorsqu'il est écrit t'h-é


La vaniteuse.—C'est là une personne trop facile à classer pour qu'il y faille une longue définition. Il existe de par le monde un très grand nombre de ces paons-femelles que l'on pourrait appeler les snobinettes de l'amour et auprès desquelles l'homme dont on parle a seul des chances de réussir. Elles se spécialisent d'ordinaire sur une catégorie de célébrités: il y en a pour politiciens et il y en a pour peintres. L'Institut fascine les unes, et d'autres le Théâtre. Les gens de lettres ont les leurs, et les leurs aussi les gens titrés, les leurs enfin les princes de la mode, ceux qui sont cités dans les feuilles pour des smokings, et qui méritent, après leur mort, l'oraison funèbre qu'un journal élégant consacrait à ce pauvre d'Avançon: «M. d'Avançon vient d'être emporté hier.... C'était un homme mûr du meilleur style.» J'ai connu une cantatrice, très jolie femme et très spirituelle, qui avait ce snobisme de l'alcôve. Elle faisait collection, dans sa chambre à coucher et dans son album, de personnages en vue. Quand elle avait dit de quelqu'un: «C'est une tête,» j'étais sûr qu'avant huit jours elle s'en croirait amoureuse, et qu'avant un mois la photographie de ladite tête figurerait dans la galerie des souvenirs de cette doña Juana pour Tout-Paris, qui avait elle-même une rivale préoccupée de lui souffler successivement toutes ces têtes; et ce trait nous amène à....


L'imitatrice.—qui est, elle aussi, une vaniteuse, mais d'une vanité circonscrite à la lutte contre une autre femme. L'imitatrice a pris comme modèle tout ensemble et comme rivale une personne de son entourage ordinairement, quelquefois d'une société supérieure; et alors commence un steeple-chase quotidien, avec ceci de plaisant que l'enviée parfois ne s'en doute même pas. Cette enviée a un hôtel, l'imitatrice aura un hôtel;—des chevaux, l'imitatrice en aura;—des tableaux, et l'imitatrice en achète. L'enviée reçoit le lundi, l'imitatrice prend le même jour. Si vous voulez, vous qui faites la cour à cette imitatrice, la mener très loin et très vite, persuadez-lui que l'enviée vous a distingué. Vous pourrez vous engager dans cette liaison sans crainte. Vous aurez toujours un moyen assuré d'en sortir. Ce sera de laisser croire à votre maîtresse par ricochet que cette enviée vous dédaigne et en distingue un autre. Vous n'existerez plus pour l'imitatrice, qui vous aura, par-dessus le marché, donné le comique spectacle de la plus charmante inconscience, car elle ne manquera jamais au gentil ridicule de vous dire, en parlant de l'autre: «Mme X——, qui fait toujours tout ce que je fais....» Et elle le croira.


La voyageuse.—C'est un joli mot d'argot mondain, que je n'ai encore vu écrit nulle part. Il mériterait droit de cité dans la langue, pour désigner ces ambitieuses, en train de voyager en effet de salon en salon et de groupe en groupe; et chaque nouveau groupe où elles s'introduisent est plus aristocratique ou plus élégant que celui dont elles partent, chaque nouveau salon plus choisi. Parmi les procédés que ces adroites intrigantes emploient volontiers, un des plus simples consiste à découvrir l'homme influent de la coterie qu'elles visent et à se l'attacher par des liens qui lui fassent un devoir—et un orgueil—d'ouvrir devant sa maîtresse toutes les portes, d'abaisser toutes les barrières. L'homme ainsi choisi devient en effet le pilote de la voyageuse, et un pilote d'autant plus passionné qu'il tient à étaler devant sa conquête les preuves de sa supériorité. Mais une fois introduite dans le port, la voyageuse ne manque pas de témoigner au naïf amant qui s'est cru aimé pour lui-même une ingratitude digne de celle dont un nouveau roi gratifie les conspirateurs auxquels il doit son trône. Elle a déjà mis le cap sur un autre îlot et confié le gouvernail à un autre timonier. Il y a des voyageuses de tout ordre, depuis la roturière qui veut entrer dans le faubourg Saint-Germain, grâce à l'appui d'un grand seigneur, jusqu'à la femme d'employé qui se sert d'un député pour procurer à son mari la place de sous-chef, sans parler de la petite cocotte qui flatte un viveur sénile pour être invitée à des dîners avec de grandes impures. Faut-il plaindre les échelons sur lesquels ces industrieuses friponnes posent leur joli pied d'avoir été quittés comme de simples échelons?... Cela dépend du pied, dirait un sage, et de la jambe à laquelle appartient ce pied.


La dominatrice.—L'orgueil est la seule flamme dont celle-ci ait jamais brûlé; mais c'est une flamme inextinguible et qui la consumera jusqu'à sa vieillesse. Vous la verrez plus tard tenir un salon, et elle suffira au travail d'Hercule que ce métier-là représente en correspondance, diplomatie, visites, dîners en ville, conversation, etc., pour avoir la satisfaction de faire des académiciens ou des ambassadeurs,—en un mot, pour régner. En attendant, comme elle est jeune et jolie, c'est à inspirer des passions que se dépense tout cet orgueil. Qu'un homme échappe à son pouvoir, et la voilà devenue aussi malheureuse que Napoléon lorsqu'il pensait à Saint-Pétersbourg, la seule capitale de l'Europe où il ne fût pas entré en vainqueur. Le plus souvent, la dominatrice est une coquette. Elle sait que la fatuité naturelle à l'homme en fait un esclave tout enchaîné pour celle qui promet, promet toujours,—et ne donne rien. Mais elle sait aussi qu'avec d'autres hommes ce jeu-là est inutile, et, changeant sa politique, elle se donne juste assez pour accrocher celui dont elle veut être aimée. Elle se donne une fois, deux fois,—et puis plus jamais.... Avez-vous vu un poisson goulu avaler un appât dont il compte se régaler? Comme il nageait gaiement vers sa proie! Et il se tord maintenant au bout de l'hameçon; puis, tandis qu'il râle dans un coin du bateau, le pêcheur continue de jeter sa ligne en supputant de combien de douzaines il pourra se vanter demain.... De quoi vous plaignez-vous? La dominatrice vous a couru après—comme ce pêcheur court après le poisson, tant qu'il ne l'a pas pris,—dans la pleine sincérité du plus spontané désir....


Et il faudrait encore énumérer, parmi les cérébrales, l'Ennuyée, celle qui prend un amant pour avoir quelqu'un là sur qui elle passe ses nerfs et avec qui elle trompe ... son temps;—la Dépitée, celle qui vous ramasse, comme un enfant rageur fait un caillou, pour vous jeter à la tête d'un homme qui la vexe;—la Méchante, qui ne peut pas supporter le bonheur de ses semblables et vole leurs maris ou leurs amants aux autres femmes, afin de détruire ce bonheur.... Pour peu que vous rassembliez vos souvenirs, vous vous rendrez compte de ce que devient un homme de cœur qui aime une de ces femmes-là, et de ce qui l'attend, depuis l'abandon le plus brutal jusqu'à la plus cruelle perfidie, suivant le cas, sans parler de la lettre anonyme et de la calomnie. Vous comprendrez contre quelle monnaie de singe cet homme de cœur est en tout cas assuré de donner ses vraies larmes, ses vraies douleurs, son vrai sang, et peut-être ne trouverez-vous pas trop sévères les trois remarques suivantes:

XXVI

Le cœur fait de la femme un être sublime, les sens dans leur brutalité en font un être vrai. Le monstre commence avec la froideur morale et physique,—dans le cerveau.

XXVII

Dalila a dû trahir Samson avec l'espérance d'éprouver une sensation entre ces bras qu'elle allait livrer aux chaînes.

XXVIII

On estimerait certaines femmes d'avoir un amant par plaisir.


MÉDITATION VIII

DU FLIRT ET DES COQUETTES

Si une liaison d'amour entre l'amant et la maîtresse tels que j'ai tenté de les décrire est le plus souvent une guerre, avec marches et contremarches, batailles livrées et perdues, déroute finale et massacre,—il existe aussi, comme pour les armées véritables, la petite guerre entre les deux sexes, celle où tout n'est que jeu et que simulacre. Cette petite guerre s'appelle le Flirt. Qui reconnaîtrait dans ce monosyllabe britannique, sec et cinglant comme un coup de fouet, le délicieux verbe du français d'autrefois: Fleureter ou conter fleurette? Et je me souviens d'une petite scène où j'eus par le contraste la sensation si vive de la différence réelle entre les mœurs, qui a produit la différence entre les deux mots. Voici de cela combien de jours? J'avais découvert chez un marchand une boîte d'ivoire que j'achetai pour Colette. C'était une boîte du dix-huitième siècle, ornée d'une miniature qui représentait deux amoureux en train de danser un pas de menuet, gaiement, tendrement, au son d'une espèce de musette tenue par un nain, dans un paysage de rêve.... C'est presque l'automne, car le feuillage des arbres prend par places des nuances blondes, comme on en devine sous le rien de poudre qui blanchit les cheveux de la danseuse. C'est encore l'été, car entre les branches luit un ciel d'un bleu doux et pâle comme la soie du justaucorps du danseur. Il est de face, et il rit en levant sa main restée libre, tandis qu'elle se montre, elle, en profil perdu, et qu'elle tourne dans sa robe couleur de rose, un rose à demi fané, un rose sur le point de passer, comme l'heure charmante....—Mon Dieu! que j'étais peu né pour vivre dans ce Paris de décadence où j'ai tant usé de mon cœur, peu né pour aimer la perverse enfant à qui j'apportais cette miniature, par une nuit glacée d'hiver! Je me vois encore montant l'escalier du Théâtre-Français et tirant la boîte de ma poche pour regarder une fois de plus ces deux amants. Il faut tout dire. Le jeune homme me ressemblait un peu, et la jeune femme avait tant de Colette, par la ligne fine de la taille, par la grâce triste dans le demi-sourire! L'idée que c'était, ce songe d'un peintre mort, l'image de deux êtres jadis pareils à nous, mais heureux, me jetait dans cette mélancolie presque folle qui ne fait que rendre si sensibles les places les plus malades de l'âme. Et cela se passait dans un couloir de théâtre, devant des portes de loges derrière lesquelles des acteurs et des actrices s'habillaient pour le «deux» ou le «trois»!... Quand j'entrai chez Colette, elle était assise devant sa glace, occupée à faire sa figure. Je vis à son regard deux choses: d'abord que je la gênais, et puis qu'elle traversait une de ses minutes de blague sans esprit. Il y avait, vautré sur un des fauteuils de cette loge, un élégant à mine de cocher, avec qui elle devait me tromper un jour,—si ce n'était pas déjà fait? Je lui donnai la petite boîte cependant, je ne sais pourquoi. Elle la prit, elle regarda la miniature, puis la passant au monsieur: «Voyez donc, Salvaney,» dit-elle, «en voilà une drôle de manière de flirter....» Pouvais-je lui répondre que la danseuse en robe rose et le danseur en justaucorps bleu ne flirtaient pas, mais qu'ils fleuretaient, et cette cuistrerie sentimentale m'eût-elle empêché d'avoir le cœur navré, une fois de plus, en la voyant, sitôt ma pauvre boîte posée parmi les pots de fard et les pattes de lièvre, aguicher de nouveau ce Salvaney, devant moi, comme si je n'eusse pas été là? Et voici que je me demande ce qu'elle a fait de la pauvre miniature. Oui, devant quels flirts de cette cruelle fille le nain continue-t-il de jouer sa musique, les astres de blondir, le ciel de bleuir, l'homme qui me ressemble de sourire et celle qui lui ressemble, à elle, de tourner dans sa robe couleur de bonheur fini?... Allons, allons, monsieur le docteur Claude, analyste professionnel, misogyne patenté, prétendu connaisseur de l'âme de la femme, ramassez votre scalpel et votre microscope, et montrez à l'honorable assemblée les petites expériences que vous savez faire. Vous n'êtes pas là pour cueillir des roses, mais pour étaler des fibres et pour disséquer des morceaux de cœur humain.... Ah! que les roses ont un plus doux parfum!...


Il est donc bien mort, ce vieux verbe français, aussi mort que les fleurettes blanches ou mauves de la saison où il fut inventé, et le dur mot anglais triomphe. Il désigne: la chose d'abord, et votre maîtresse vous dit: «Le flirt m'amuse;»—l'habitude ensuite: «Je suis un peu flirt,» dit-elle encore;—enfin le monsieur ou la dame avec laquelle se pratique cette habitude: «Un tel,» dit toujours la même maîtresse, «vous n'allez pas en être jaloux, c'est mon flirt,» et vous comprenez qu'elle entend par là une cour légère et sans conséquence. Le bon Littré, que je viens d'avoir la curiosité de consulter sur ce mot nouveau, est de l'avis des femmes, et il le définit: «Mot anglais qui signifie le petit manège des jeunes filles auprès des hommes et des hommes auprès des jeunes filles....» Oh! ces philologues, quels discrets personnages! Moi qui ne suis pas un philologue, mais qui ai été, suis et serai jusqu'à la mort un jaloux,—un de ces insensés qui veulent à tout prix savoir ce qui leur sera si dur ensuite à connaître,—c'était justement le «petit manège» qui m'intriguait jusqu'à me torturer. Où commençait-il? Où finissait-il?... Encore aujourd'hui que je suis, comme on dit dans le bon peuple, retiré des voitures, je voudrais deviner au moins ce que les femmes signifient au juste par ce terme à la fois si clair et si indéfinissable. Un jour que je visitais Florence en compagnie d'une dame américaine rencontrée par hasard, nous nous arrêtâmes devant un tableau de l'Angelico qui représentait une résurrection. Des religieux sortaient de leur fosse ouverte, et des séraphins auréolés d'or les embrassaient tendrement sur la bouche.

—«Regardez donc, monsieur Larcher,» me dit ma compagne avec la plus aimable candeur, «ces petits moines qui flirtent avec les anges....»

Cette phrase me rendit rêveur, et le «petit manège» serait resté à jamais flétri aux yeux de mon imagination troublée, si, à quelque temps de la, ayant fait usage de ce terme flirt devant une autre dame, Anglaise celle-là, elle ne m'eût interrompu avec un mépris anglo-saxon,—profond comme la mer qui sépare l'île vertueuse du continent corrompu:

—«Pardon, monsieur, mais c'est un mot que je n'ai jamais entendu qu'en France....»

Je me sentis, à cette phrase, couvert du flot de l'infamie gallo-romaine, mais je n'en fus pas plus avancé dans la définition de ce périlleux badinage, ou de cet amour sans amour, qui ressemble au vrai duel des sexes comme un assaut d'escrime à une séance sur le terrain.—Dans fleureter, il y a fleuret, aurait dit Victor Hugo.—C'est vrai pourtant, qu'il est quelquefois innocent, ce badinage. Avez-vous vu, dans un salon, une jeune femme entraîner un homme vieux ou jeune vers quelque coin un peu à l'écart, divan drapé ou fauteuil adossé? De son bras nu elle frôle la manche de l'habit noir. Son pied chaussé de soie ajourée frémit nerveusement sur le coussin de vieille étoffe. A chaque mouvement de l'éventail garni de plumes soyeuses, l'homme sent venir à lui la douceur du parfum qui émane d'elle, de ses épaules délicates, de sa robe frissonnante, de ses cheveux où chatoient des pierreries. Elle lui parle, dans l'intimité de cet angle de salon, avec une voix de tête-à-tête. Que lui dit-elle? Et que répond-il? Elle rit, et ses dents apparaissent, si joliment blanches. Ses yeux, à lui, brillent et traduisent la petite griserie d'amour-propre et aussi de délice physique qui envahit un homme «distingué»—encore un mot exquis du vieux français—par une jolie femme. Quand, une demi-heure après, le couple se sépare, il se trouve toujours quelqu'un pour s'approcher de la dame, d'un air ou mécontent, ou ironique, ou indulgent, ou léger:

—«Avez-vous assez flirté, ce soir?...»

—«Que voulez-vous?» me répondit une aimable personne à qui je servais ce reproche obligatoire,—amicalement,—le flirt, c'est le péché des honnêtes femmes.»

C'est encore une définition, celle-là, dont le seul malheur est de ne convenir qu'au flirt des honnêtes femmes, justement, et pas du tout au flirt des autres. Or, il faut croire que ces autres considèrent comme licite tout ce qui n'est pas l'essentiel de la possession, depuis les serrements de main jusqu'aux serrements de taille, en passant par les baisers sur la nuque et les baisers sur les lèvres. Du moins, d'étranges confidences faites par plusieurs de mes jeunes amis m'amènent à le croire. J'en avais un qui venait chez moi de temps à autre m'apporter des sonnets qu'il écrivait pour une fine marquise, séparée ou veuve, je ne sais plus. Il me racontait, avec la discrétion naturelle à la jeunesse,—qui est généralement celle des tambours,—ses rendez-vous avec la dame, leurs promenades en fiacre, leurs courses dans les bois près de Paris, le tout accompagné de menues privautés qui affolaient ce garçon, et il ajoutait:

—«Elle est loyale.... Elle m'a prévenu qu'elle voulait bien flirter, mais qu'elle n'aurait jamais d'amant....»

Dans ce cas-là, et si le flirt est le péché des honnêtes femmes, il serait l'honnêteté des pécheresses. Il conviendrait donc, si l'on dessinait une carte moderne du Tendre, de distribuer cette province spéciale en deux départements: celui de Flirt et Vertu, et l'autre, celui de Flirt inférieur. Les amants, eux, ne font pas cette distinction, et, en conservant un terme unique pour l'une et l'autre sorte de familiarité, ils démontrent que cette funeste et trop lucide jalousie est le vrai microscope de l'analyste. Pour ces logiciens de douleur, la femme honnête et l'autre recherchent dans le flirt la même sensation; celle du désir de l'homme, ici respectueux, inavoué, poétique comme un hommage; là provoqué, presque brutal et repoussé brutalement, mais toujours le désir. C'est bien cela, c'est cette joie, ici naïve, là corrompue, que la femme éprouve à se sentir souhaitée par un homme, dont souffrent tous ceux qui aiment cette femme, car ces gêneurs admettraient volontiers cet axiome:

XXIX

Il n'y a pas de demi-pudeurs ni de demi-impudeurs.

Ont-ils raison? J'ai toujours pensé: oui, quand il s'agissait de ma maîtresse, et: non, quand il s'agissait des maîtresses des autres.—Ce n'est pas là ma plus grande originalité.


Lorsqu'on parle de relations qui vont ainsi du moins appuyé des marivaudages à la plus raffinée indiscrétion de caresses, tout est nuance; par suite on s'y trompe bien aisément. C'est ainsi que la femme qui flirte est souvent confondue avec la coquette. Un abîme les sépare pourtant. La première a le goût du frémissement qu'elle éveille chez l'homme; elle veut être convoitée, déguster l'hommage que cette convoitise rend à son charme, s'y prêter, s'en amuser,—et c'est fini. La seconde veut être aimée sans aimer, et provoquer des passions qu'elle ne partage pas. Aussi la première peut-elle être une délicieuse créature, qui garde, sous des dehors de légèreté, les plus vraies délicatesses, au lieu que la vraie coquette est toujours une cruelle, qui, dans le fond du fond de ce qui lui sert de cœur, veut se procurer la sensation de faire souffrir. Voyez aussi comme elles procèdent l'une et l'autre, de manière diverse. Il y a de la plaisanterie, du rire, un peu de gaminerie même dans le début du flirt de la vraie flirteuse,—le pétillement d'un vin de Champagne qui ne serait que de la mousse, sans la moindre goutte d'alcool au fond du verre. La coquette, elle, a toujours soin de vous prouver d'abord que vous avez produit sur elle une impression profonde et surtout sérieuse. Elle veut vous entraîner sur le chemin de la passion tragique, et la familiarité piquante est un mauvais guide pour ce chemin-là. Il s'agit de vous persuader que l'on vous a remarqué,—mais sérieusement. La coquette aura donc l'art d'interroger ceux qui vous connaissent et de savoir les idées qui vous plaisent: vos goûts particuliers en livres, en tableaux, en pièces de théâtre, par exemple. Elle vous en parlera de manière à vous convaincre que lorsque vous n'êtes pas là elle pense à vous longuement. Entre sa façon de vous accueillir et ses relations habituelles avec les autres hommes, elle mettra une différence dont votre vanité sera chatouillée jusqu'à la pâmoison. Si elle est enjouée avec tout le monde, avec vous elle sera grave, presque triste, et vous croirez découvrir en elle une femme que personne ne connaît. Si elle est réservée d'habitude, avec vous elle aura de l'abandon, comme une détente et une confiance que vous vous imaginerez avoir provoquées. Si elle est musicienne, elle choisira certains morceaux de piano qu'elle ne jouera que pour vous, et de quel geste religieux elle fermera ce piano en se levant, comme si entre vous et elle il venait de passer, pour vous bénir, l'Ame de Chopin! Est-elle bibeloteuse? Elle vous consultera sur ses achats, prête à renvoyer l'adorable éventail ancien que le marchand lui offre et qui vous déplaît. Elle ne voudra plus lire que d'après vos conseils. Si par bonheur elle n'est ni musicienne, ni artiste, ni littéraire, elle vous soumettra sa toilette, et elle vous interrogera sur sa robe, avec un air de mettre son destin à vos pieds. C'est l'A B C du traité de la coquetterie que ces fines manœuvres, traité écrit dans une langue dont aucun homme n'a jamais pu déchiffrer plus de cinq lignes. Le volume a cinq cents pages!—Quand la coquette vous a bien convaincu de la sorte que vous êtes entré dans son cœur très avant, c'est elle qui se trouve, vous ne savez comment, s'être installée dans le vôtre, et, votre vanité aidant, elle se met à vous torturer avec le plus féroce plaisir, au lieu que la vraie flirteuse, du jour où elle s'aperçoit que le badinage tourne au sérieux, n'a qu'une seule idée, celle de l'interrompre. A celle-ci, inspirer une passion cause une véritable répugnance. Ajoutons tout de suite que, pareille aux grands capitaines qui changent de tactique selon les terrains, la coquette sait employer le flirt avec certains hommes, ceux-là précisément qui ont la faiblesse de se croire très forts et qui se défieraient de la grande impression produite par eux. La coquette spécule alors sur cette loi, que le flirt est un état d'équilibre instable, toujours à la veille d'une culbute d'un côté ou de l'autre. C'est d'ordinaire dans le néant que le flirt verse, mais quelquefois aussi la nature reprend ses droits. Elle se moque bien, elle, la sauvage et l'indomptable, de nos petites combinaisons de salon, «Je ferai joujou avec les sens....» dit la vertu qui ne veut pas leur céder, ou le vice qui ne veut plus. Et voilà que l'animal s'éveille chez l'homme et chez la femme, que toutes les colères de l'orgueil et de la sensualité grondent d'un coup. Enfin, pour reprendre la comparaison de tout à l'heure, c'est comme à l'assaut, lorsque le fleuret casse et que l'escrimeur qui se sent touché jette un cri. Le fer a fait plaie. Le sang coule, et le tireur tout pâle tombe à terre, frappé à mort.


Suivons-les, une par une, les étapes que le flirt peut et doit franchir ainsi pour aboutir à la crise qui transforme en opéra séria la musiquette, et en passion, parfois si douloureuse, l'innocent, le léger badinage.—Première période: un après-midi vous allez en visite chez une dame que vous rencontrez rarement. Vous vous abandonnez à un accès de jolie humeur, et vous vous montrez plus aimable compagnon que de coutume. Habituée qu'elle est à vous ranger parmi les visiteurs de devoir et d'ennui, elle se surprend à s'amuser de votre causerie. Vous le sentez aussitôt, et vous la quittez, content de vous, autant dire content d'elle, l'ayant découverte, comme elle vous a découvert. Vous retournez dans la maison peu après. Vous la trouvez seule, vaguement désœuvrée et qui s'égaie de votre présence. Elle vous taquine sur un ton qu'elle ne prenait jamais avec vous auparavant. Vous lui répondez de même, et rien que ce ton-là, c'est déjà du flirt. Il peut se faire qu'à cette époque vous soyez, vous, en puissance de maîtresse. Alors cette espèce d'amitié gaie avec une autre femme vous offre la petite saveur piquante d'une infidélité inoffensive et permise, sans compter qu'il s'y cache un délassement très doux de la corvée sentimentale. Vous contractez donc la charmante habitude d'aller chez votre flirt le cœur tranquille, vous croyant bien sûr que vous n'en serez jamais amoureux, ni peu ni prou. Elle, de son côté, si elle n'a dans sa vie que des devoirs, trouve à frôler le danger de ce quart d'intrigue juste le même plaisir qu'à dîner au cabaret, puis à finir la soirée dans un mauvais théâtre. C'est comme la tartine de caviar, à l'heure du thé. La grignoter, ce n'est pas plus manger que flirter, ce n'est aimer. Si la dame est en puissance d'amant,—chè! Chè! comme on dit en Toscane,—cet amant aura bien mérité qu'on le rende un peu jaloux. Il faut toujours leur prouver, aux hommes, que la fidélité qu'on leur garde a son prix, et que si on voulait.... Mais on ne veut pas. Vous ne comptez pas, vous, puisque vous n'êtes qu'en flirt avec elle, un flirt qui en est à sa lune de miel. Vaut-il la peine de passer à l'aphorisme et à l'italique,—comme dans les sonates on passe au mineur, ou comme dans leurs lettres certaines femmes passent à l'anglais, par élégance,—pour insinuer que les lunes de miel ressemblent aux blondes qui se teignent. Elles deviennent rousses en vieillissant.


Seconde période: un des deux flirteurs commence à éprouver les premières atteintes d'une vague irritation, et ce pour des motifs de l'ordre le plus divers. Elle découvre, elle, ce qu'elle ne savait pas à ce degré, que vous aimez très profondément ailleurs, et la voilà qui se trouve aussi froissée que si vous l'aviez trahie. Pourquoi? Elle n'en sait rien, puisqu'elle ne vous aime pas, et que, si vous l'aimiez, vous l'embarrasseriez beaucoup. L'amour-propre a de ces paradoxes. Vous découvrez, vous, ce que vous ne soupçonniez guère, qu'il se cache un homme dans la vie de cette femme, avec qui elle est engagée, aussi sérieusement qu'elle l'est peu avec vous. Vous acceptiez avec joie d'être la friandise, le goûter, la bouchée au caviar, quand vous pensiez qu'il n'y avait pas de dîner. Vous voilà mécontent jusqu'à la fureur de savoir qu'il y a un dîner véritable, et que vous n'êtes pas sur le menu. Vous vous jugez un peu naïf, un peu jeunet, tranchons le mot, un peu ridicule. Elle se réveille donc, elle, de son côté, un beau matin....—entre parenthèses, pourquoi cette formule, comme si, sur mille matins, neuf cent quatre-vingt-dix-neuf ne méritaient pas l'épithète contraire?—bref, un matin, laid ou beau, elle se réveille toute piquée de ce que vous observez avec bonne foi le contrat tacite passé entre vous. Et vous vous réveillez, vous, décidé à lui prouver que vous valez la peine que l'on ait un peu peur de vous. C'est l'époque des inégalités volontaires d'accueil, de sa part, à elle; des discours presque amers, de votre part, à vous. Elle se moque de vous, avec ces justesses dans la raillerie qui transforment un mot dit plaisamment en un mot qui fait mal. Vous avez avec elle des inquisitions de jaloux et des duretés de mari. L'orage flotte dans l'air à chacune de vos visites, et, s'il n'éclate pas, vous le pressentez tous les deux, comme des nerfs malades souffrent de l'électricité de l'atmosphère, quand il n'y a pas encore de nuages. Soyez tranquille, ils arrivent vers vous, ces nuages, et avec eux les éclairs, le tonnerre, la grêle, de quoi couper sur pied les jolies marguerites que vous étiez en train d'effeuiller, en espérant toujours rester sur le pas du tout du pétale consolateur!


Troisième période: il n'y a plus de lune, ni emmiellée, ni rousse, mais le ciel est devenu noir comme mon encre, ou comme le cœur de Colette.—En cas de match, je parierais pour le cœur.—L'homme s'est juré qu'il aurait cette femme dont il connaît parfois les beautés les plus secrètes, comme on connaît un livre dont on a feuilleté, tourné toutes les pages, vu toutes les gravures, manié la couverture en tous sens, sans en lire le texte. Elle, étonnée autant qu'inquiète de voir transformées en instruments d'attaque des privautés auxquelles elle n'attachait pas de conséquence, montre soudain une indignation qui n'est pas jouée. Ou bien c'est elle qui, jalouse de savoir jusqu'où irait sa puissance sur vous, transforme en devoirs les assiduités que vous lui rendiez. Vous vous rebellez, et la guerre commence, mais aussi un autre chapitre de cette Physiologie, car, une fois là, vous sortez l'un et l'autre de cette équivoque passagère et charmante de flirt sur laquelle je voudrais encore, cédant, comme dans les fables, au souci de la Moralité, formuler quelques aphorismes.

XXX

Femme qui flirte, homme qui s'y complaît, signe de peu de tempérament, comme le goût de l'aquarelle chez un peintre. Je réserve cette préciosité pour une feuille d'album: «Le flirt, c'est l'aquarelle de l'amour.»

XXXI

Une femme qui a vraiment aimé, autant dire souffert, regarde flirter les autres avec les yeux d'une mère qui a perdu un enfant et qui voit des petites filles jouer à la poupée.

XXXII

Certains flirts salissent une femme plus que la possession. La rose coupée sur sa tige peut rester fraîche et pure. La rose, même en bouton, même sur le rosier,—mais tripotée,—est pire que fanée.

XXXIII

Le seul flirt absolument innocent serait celui d'une jeune fille qui ne saurait rien des réalités physiques de l'amour. On en a connu quelques-unes vers 1820, à l'époque où paraissaient d'autres Méditations.

XXXIV

On badinerait avec l'amour, quoi qu'en dise le fameux proverbe, s'il n'était mélangé ni d'amour-propre, ni de bestialité. Ce n'est pas le cœur qui colore en tragique le marivaudage à demi souriant, à demi tendre. On est jaloux et on désire. Cela suffit pour métamorphoser le gentil caprice en passion cruelle. On se croit sincère, et le pire est qu'on le devient, en sorte que la femme qui vous aura fait le plus souffrir est quelquefois une femme que vous n'aurez jamais aimée.

XXXV

Un joueur qui s'assoirait à une table et devant des cartes sous la condition que, s'il gagne, il ne gagnera rien, et que, s'il perd, il perdra toute sa fortune, passerait pour un fou. C'est pourtant ce que font les hommes et les femmes qui s'engagent dans un flirt régulier, puisque ce flirt ne peut finir que par le néant, s'il reste flirt, ou par la douleur de la passion, s'il change de nature. Mais lequel de nous ne mourrait pas désolé s'il n'avait pas connu la passion, ou du moins s'il ne pouvait pas dire qu'il l'a connue?

XXXVI

«Les femmes qui flirtent, je les appelle des maîtresses sèches....» C'est le mot d'une très honnête femme qui prétendait n'avoir jamais flirté. Elle avait trop de mépris dans les yeux en le prononçant. Le mépris trop intense a trop songé aux choses méprisées, et trop y songer, c'est toujours les regretter.


Ou le néant ou la passion, ai-je écrit tout à l'heure, et j'avais tort. Le flirt peut finir d'autre manière, par un sentiment assez rare, mais qui existe. C'est même la nouveauté la plus heureuse qu'ait inventée la civilisation dans les rapports entre les sexes: l'amitié. Il arrive en effet que la femme qui a flirté avec vous,—il faut, par exemple, que ce flirt ait été du plus pur gris perle, sans la moindre nuance trop forte,—il arrive donc que cette femme possède des qualités réelles d'esprit et de cœur. Elle a de l'âme, pour tout dire, sous la frivolité de ses dehors. Un hasard vous le révèle. Dans cet esprit vous apercevez la plus délicieuse finesse, dans ce cœur la plus vraie droiture. C'était par une fin d'après-midi, cette fois. Vous vous sentiez un peu trop triste, et, au lieu de verser dans le papotage d'habitude, vous lui avez parlé comme vous vous parlez à vous-même, et elle vous a compris. Le crépuscule tombait. Le domestique tardait à installer les lampes. Elle aussi s'est laissée aller à vous découvrir un peu de cet arrière-fonds mélancolique sur lequel vivent toutes les femmes, dignes de ce nom, passé vingt-cinq ans, et lorsqu'elles se trouvent ne pas avoir la destinée de leur cœur.—Si elles méritaient cette destinée, soyez assuré qu'elles ne l'ont pas eue!—Vous étiez venu «potiner» en prenant une tasse de thé; vous sortez, ayant rencontré une amie que vous ne traiterez plus jamais comme auparavant, avec la légèreté d'un indifférent qui jette une heure de son après-midi à lui dans le vide d'une après-midi de femme, et qui l'oublie, sitôt la porte fermée. Hier, si vous aviez appris que la chronique du monde accolait son nom au vôtre dans une de ces calomnies qui sont le régal quotidien des conversations parisiennes, vous auriez souri, passablement heureux au fond, avouez-le, dans les coins scélérats de votre vanité d'homme. Aujourd'hui, cette calomnie vous blesserait, et cruellement. Que cette impression de sympathie et de confiance, éprouvée une fois, se renouvelle, et vous connaîtrez la douceur de cette camaraderie féminine qui possède toutes les grâces de l'amour sans aucune de ses terribles rancœurs. Votre amie se montrera dans sa vérité, puisqu'elle n'aura pas besoin de vous mentir. Elle vous saura gré des diverses souffrances que les autres, ceux qui l'ont aimée ou qui l'aiment d'amour, lui ont infligées et que vous lui épargnez, vous, en ne la désirant pas. Elle déploiera pour vous ce charmant esprit de la femme, qui seule sait observer et dire son observation sans formules apprises. Les autres auront eu d'elle, si elle est galante, la courtisane astucieuse et dépravée; si elle ne l'est pas, ses sécheresses et ses défiances. Vous aurez, vous, les jolis abandons de l'intimité la plus délicate,—pourvu que vous soyez de bonne foi, et qu'elle, de son côté, appartienne au groupe des femmes qui peuvent garder un ami. Il faut croire que ces deux conditions sont bien rarement remplies, puisque ces adorables amitiés-là, ces amitiés voluptueuses, comme disait finement un grand écrivain, sont très rares, aussi rares que la poésie dans la galanterie, cette poésie qui teintait de rêve la danse de l'homme en justaucorps bleu pâle et de la dame en robe couleur de rose passée, sur la petite boîte d'ivoire donnée autrefois à Colette....—Il fut un temps où je me disais: «Mon Dieu! que je voudrais connaître le cœur humain!» Je suis devenu plus modeste, et voici que j'oublie jusqu'au sujet de ces pages d'analyse plus ou moins justes et que je soupire: si seulement je pouvais savoir les yeux qu'elle prend pour regarder la miniature et se souvenir de moi? Et si elle lit ces feuilles un jour, saura-t-elle que je les lui aurais données avec ivresse pour en faire des papillotes, jusques et y compris l'aphorisme final:

XXXVII

Apprendre à connaître les femmes, c'est apprendre à connaître par avance le détail du mal qu'elles vous feront, sans aucun moyen de vous en garantir. Cette science-là consiste à augmenter la misère de l'amour par la prévision lucide de cette misère.


MÉDITATION IX

BONHEURS CONTEMPORAINS

I

LES DRAWBACKS

Il y a une providence pour les analystes. Je croyais bien ne venir jamais à bout de ce chapitre sur «la rencontre des amants» qu'a célébrée en vers subtils le poète Auguste Dorchain. Vous vous rappelez:

...Ni les pères ni leurs serments
N'empêchent que tout aboutisse
A la rencontre des amants....

J'avais décrit les deux animaux, le mâle et la femelle, chacun à part. Puis, sur le point de les évoquer, s'affrontant, s'étreignant, se dévorant, je me perdais. Voilà que l'autre soir, ayant esquissé un vingtième plan de cette méditation fatale, dans le chiffre de laquelle le X m'apparaissait comme un chevalet de torture, et déchiré ce plan après dix-neuf autres, je sors de ma maison sans but de promenade. J'arrive devant le Théâtre-Français. On donnait: On ne badine pas avec l'amour. J'entre dans la salle pour entendre cette prose divine, sans Colette, hélas! cette Colette qui jouait Camille, pour moi, comme aucune comédienne ne la jouera jamais. Elle me rendait si bien cette fille étrange qui sait tout de la vie et qui ne sait rien de son propre cœur, qui se veut raisonnable et qu'un sourire de son cousin à Rosette affole, qui repousse Perdican sincère et qui court après Perdican perfide! Naïve coquette qui brise trois existences: la sienne, celle de son fiancé et celle de Rosette ... pour rien, pas même pour le plaisir! Oui, Colette était adorable de charme incertain, mélancolique et dangereux dans ce rôle; aussi adorable que l'actrice de l'autre soir y était médiocre. Et le Perdican! Et le Baron! Et le Bridaine! Tous des doublures!... Et moi!... Mes souvenirs se firent si précis, les phrases du drame me touchaient à une place si blessée de mon cœur, qu'après le deuxième acte je n'y pus résister, et je quittai mon fauteuil. Dans le péristyle, et devant le buste de Balzac, je me heurte au baron Desforges:

—«Où allez-vous?» me demande-t-il.

—«Où je n'entendrai plus ces comédiens,» lui répliqué-je.

Il sourit de ma boutade et sort avec moi. Il me prend le bras et nous marchons ensemble. Je ne l'avais pas vu depuis des mois. Il ne vieillit guère. La moustache blonde est devenue tout à fait blanche. Le teint s'empourpre un peu. Mais l'œul demeure bien vif entre les paupières qui le brident, et quoique le baron ait soixante ans sonnés, ses muscles, grâce au massage quotidien du docteur Noirot, sont demeurés souples, comme l'attestent ses moindres mouvements. Seulement plus de cigares, plus de porto rouge,—et plus de Mme Moraines. Il a fort sagement utilisé une nouvelle infidélité de cette charmante coquine pour fermer les volets de sa boutique, comme il dit. Et il a dû très bien faire les choses, car il continue d'aller dans la maison et d'y avoir son couvert à côté de son successeur, un des jeunes barons Mosé. Desforges, depuis cette rupture, a repris du goût pour moi,—sans doute parce que Suzanne Moraines lui a dit jadis beaucoup de mal de ma pauvre personne. Et puis, je l'écoute si complaisamment et je l'admire si sincèrement! Un homme d'affaires qui s'est donné la peine de vivre, quel meilleur maître pour un écrivain d'observation? Desforges m'entraîne sous les arcades de la rue de Rivoli et me questionne sur mes travaux. Je lui détaille ma Physiologie, le point où j'en suis et mon embarras.

—«Voilà une belle difficulté,» me dit-il. «Avez-vous la prétention de donner une théorie complète de l'amour?...»

—«Je ne suis pas si nigaud,» répondis-je.

—«Alors, au lieu de vous perdre dans les généralités, prenez donc un cas bien net, bien connu de vous, une histoire très simple et qui soit dans la moyenne des intrigues galantes de ce temps-ci.... Qu'est-ce que vous voulez savoir? Si l'affaire est bonne ou mauvaise?... Faites comme pour une vraie affaire. Dressez un bilan: une colonne pour l'actif, une pour le passif. Chiffrez le détail des bonheurs et des malheurs, des plaisirs et de ce que les Anglais appellent les drawbacks,—les inconvénients à subir pour chaque avantage.—Deux additions et une soustraction, vous saurez à quoi vous en tenir sur ce que les gens d'aujourd'hui ont fait de l'amour. C'est comme la politique. On ne parle que de cela à Paris, et on s'y entend comme les acteurs que nous venons de voir à dire du Musset.... Tenez, voulez-vous que nous établissions le bilan, à nous deux, du bonheur de Mainterne dans sa liaison avec Mme de Hacqueville? C'est un excellent exemple, cela.... Lui, trente-six ans, trente mille livres de rente, du tact, dû goût, joli garçon, toutes ses dents, tous ses cheveux, pas de rhumatismes. Elle, vingt-huit ans, grande, élégante, beaucoup de branche, cent mille francs de rente dans la maison, un seul enfant. Hacqueville, un trésor de mari, vous le connaissez.... Ça a bien duré quatre ans. Vous voyez, pas de chaîne.... On en a parlé, mais pas trop.... Enfin, un joli souvenir, à première vue; ce que souhaite un père raisonnable à son fils quand ce garçon entre dans la vie, une de ces liaisons qui vous préparent au mariage.... Vous n'êtes pas pressé de rentrer?...»

—«Laissez-moi seulement allumer un cigare....»

Nous étions devant la porte d'un bureau de tabac.

—«Prenez plutôt un des miens,» dit le baron, en tirant un étui de sa poche. «Je ne fume plus, mais j'ai toujours à offrir un de mes bons cigares d'autrefois.... C'est tout l'art de vieillir, cela....»


Le havane de cet homme aimable était réellement exquis, et, tout en aspirant la fumée avec délice, je l'écoutais me mettre à nu l'envers d'un de ces coquets romans mondains qui font rêver les petits jeunes gens et soupirer les vieillards.

—«Commençons par le commencement,» disait le baron. «J'y ai assisté, moi qui vous parle.... Lucie et Mainterne se connaissaient depuis dix ans, sans jamais avoir pris garde l'un à l'autre.... Là-dessus, ils se trouvent tous deux assis à une table de souper chez Mme de Hère, vers la fin d'un bal costumé.... Elle était en pierrette et lui en arlequin.... Je la vois, leur petite table, et, dans ses yeux à lui, une flamme de désir et d'espérance, celle d'un homme qui a du torse et du mollet, qui les montre, qui sent qu'on les regarde et qui se dit: «Tiens? tiens?» Et Mme de Hacqueville riait, riait.... Vers six heures, Mainterne rentrait chez lui. Il a dû avoir un bon moment, en coupé, à se tenir à peu près ce discours: «Mais, c'est qu'elle m'irait comme un gant, cette jolie femme-là; c'est fin, c'est distingué, c'est jeune, ça n'a pas roulé.... Je serais le premier.... La maison est bien tenue.... On dit la table excellente....»

—«Oh! baron!...» fis-je avec un peu de révolte.

—«Mais oui, mais oui,» insista-t-il, «ça entre en ligne de compte, ces choses-là. On ne se l'avoue pas toujours: c'est la seule différence entre les gens romanesques et les autres.... Voyez-vous, à Paris, pour un homme qui a vécu et qui sait compter, comme Mainterne,—je vous répète qu'il avait alors trente mille francs de rente, au plus juste,—le chariot de Vénus doit porter à son fronton la devise du wagon de déménagement! «Je suis capitonné.» La voiture Hacqueville était capitonnée, voilà tout, et Mainterne a eu la cristallisation confortable. Ça le ravissait, ce garçon, en revenant vers sa garçonnière, de sentir que Lucie l'avait trouvé charmant, et ça le ravissait deux fois parce qu'il n'avait, en songeant à une liaison possible avec cette femme, que des perspectives de dîners choisis, et de soirées dans un décor bien entendu.... Allez, mettons vingt à l'actif de Mainterne, pour les idées qui lui ont papillonné dans le cerveau ce matin-là et les matins suivants.»

—«N'avait-il pas,» interrompis-je, «une maîtresse à liquider, cette Léona d'Asti qu'il partageait avec Audry, le banquier?...»

—«Parfaitement,» reprit Desforges. «Ah! il s'était organisé là une combinaison idéale.... Léona avait cinquante mille livres de rente à elle et un petit hôtel. Audry donnait six mille francs par mois; et Mainterne était ce que j'appelle de demi-cœur, c'est-à-dire qu'il représentait les loges au théâtre, les dîners au cabaret, un cadeau par-ci, un cadeau par-là, et puis la gaieté. Il aimait la fête, à cette époque; il amenait des amis et on s'amusait!... Seulement Léona n'était plus jeune, elle était à l'âge où les petits coquins, comme disait je ne sais plus qui, deviennent de grands pendards. Puis ça tournait entre eux à la pantoufle et à la robe de chambre. Ils se parlaient de leur santé, des plats qu'ils ne digéraient pas, des médecines qu'ils allaient prendre, et Mainterne avait sa crise, celle où l'on veut connaître l'Amour,—avec le plus grand des A——.—Bref, au souper chez Mme de Hère succèdent les visites chez Lucie. Il fait sa cour, il se déclare, elle se défend. Et un beau jour, patatras, elle lui parle de Léona. Le scélérat avait bien espéré les garder toutes deux. C'eût été possible,—s'il avait avoué. La franchise trouve toujours les femmes désarmées. Elles ne s'y attendent jamais, et pour cause. Au lieu de cela, Mainterne s'était cru rusé, comme l'autruche. Il avait compté sans cette chronique de papotages qui fait la navette entre le monde et le demi-monde. Lucie exige la rupture. Elle savait tout. Léona aussi, d'ailleurs. Mais notre ami ne le comprit qu'au moment où il vint apporter à cette dernière un chèque de dix mille francs comme cadeau d'adieu. Léona prit ce papier, le roula entre ses jolis doigts, et elle le lui jeta en ricanant: «Ramasse ta boulette; ça et ta femme du monde, ça t'en fait deux....» Le pauvre garçon eut peur de quelque vengeance. Il s'en alla droit vers la rue de la Paix acheter à Mme d'Asti un rang de perles, un souvenir de plus de deux mille louis! C'est une somme, pour le capital qu'il avait alors.... Passons-la aux profits et pertes. Léona, renseignée par Audry, lui avait donné quelques heureux conseils de placements.... Mais perdre une maîtresse comme celle-là, spirituelle, bonne enfant, avec une installation piochée et définitive, un cabinet de toilette dans le goût du mien, pas un embarras, pas un tracas! Nous pouvons bien lui marquer quarante à son passif, pour cette sottise-là.»

—«J'inscris,» dis-je en riant: «avoir Mainterne, vingt; doit, quarante.... Total, vingt de perte, au bilan.»


—«Soyons justes,» continua Desforges, «cette rupture avec Léona fut suivie de bonnes journées. Lucie et Mainterne en étaient à cette période délicieuse où une femme s'est à peu près promise et ne s'est pas donnée. C'est pour l'amoureux tous les plaisirs de la chasse et du voyage, avec cette différence qu'à la chasse il y a toujours quelque boscard maladroit pour vous flanquer du plomb dans le gras de la jambe et quelque tompin pour vous cirer au retour, dans le wagon. Quant aux voyages, je ne les comprends qu'en Belgique et pour les caissiers infortunés. Le vrai voyage, c'est celui que vous entreprenez autour de la personne d'une femme aimée que vous n'avez pas encore, que vous allez avoir demain, après-demain, dans une semaine.... Et vous découvrez un univers de jolies choses dans son esprit, cet adorable esprit qui fait que chaque matin les gavroches du télégraphe portent d'un bout à l'autre de Paris de vrais chefs-d'œuvre de grâce, de malice et de coquetterie, sous la forme de petites dépêches bleues.... Plus tard, la dame se servira de cet esprit contre vous. Elle l'emploie, en ce moment, tout entier à vous séduire. Et puis c'est des nuances de son goût que vous ne soupçonniez pas, c'est des façons de vous refuser ou de vous donner un baiser, d'avancer ou de retirer son pied, sa main, de hocher ou de pencher sa tête, qui vous font demeurer bouche bée devant cet être, pour vous unique.... Quand elle vous propose une tasse de thé, elle a une manière si à elle de prendre le sucre entre les pincettes, que vous la regardez comme un boursier en voyage regarde la cote en constatant que ses valeurs ont monté et qu'il a gagné deux cent mille francs rien qu'à se promener.... Et puis chaque visite vous apprend à deviner mieux ses beautés cachées. Vous explorez des pays inconnus, un peu davantage,—votre futur royaume.... Enfin, c'est du désir, ce qu'il y a de plus difficile à se procurer pour nous autres qui nous sommes assis à tant de tables et qui nous en sommes toujours fourré jusque-là, comme disait la chanson.... Du désir! J'ai connu autrefois un juif allemand, cinquante fois millionnaire, devant qui un de nos amis se plaignait d'être moins brillant avec les femmes, et le vieux banquier de répondre, avec un accent que je ne peux pas vous imiter: «Moins brillant!... Vous êtes bien heureux. Moi, je ne connais même plus les douceurs de l'incertitude....»

—«J'inscris donc cinquante, n'est-ce pas? à l'actif de Mainterne,» interrompis-je; «cinquante moins vingt....»

—«Pas si vite, jeune homme,» reprit le baron; «il faut décompter quelques autres drawbacks, et d'abord la nécessité de retourner dans le monde.... Quand Mainterne était l'amant de Léona, il choisissait ses salons. Il ne faisait pas une visite. C'était un de ses axiomes, à lui: «Si les gens sont assez susceptibles pour se formaliser d'un petit manque d'égards, il vaut mieux se brouiller tout de suite ...» et il pratiquait. Il arrivait au cercle vers les cinq heures, potinait, cartonnait ou billardait jusqu'à sept. Il s'habillait là, neuf fois sur dix, et tantôt il y dînait, tantôt il allait dîner dans quelque maison où il était sûr de se plaire et de plaire. Il avait toujours quelques invitations auxquelles il se rendait ou ne se rendait pas, suivant son caprice. Quand il lui convenait de faire un tour à l'Opéra, il entrait dans une loge à son goût ou n'y entrait pas. Enfin, c'était un Parisien indépendant, l'espèce la plus rare, les seuls qui jouissent vraiment de cette incomparable ville.... Du jour où il eut la petite Mme de Hacqueville, là, dans sa tête, et là, dans son cœur, il l'eut aussi dans sa vie.... Voyez-vous la scène? Elle, assise au coin du feu, après avoir échangé les confidences des âmes sœurs: «Je vous verrai chez les Taraval, mercredi?...» Lui, hypnotisé par un bas de soie gris perle, aperçu au bord de petits souliers brodés: «Non. Ils ne m'invitent plus, je n'y ai pas mis de cartes depuis si longtemps....»—«Hé bien! il faut en mettre et faire votre paix avec Mme Taraval quand vous la rencontrerez ici.... Elle est si bonne!» Et voilà Mainterne obligé d'avaler les Taraval, qu'il ne peut pas supporter, et les Ethorel, et les Sermoises, et les Donvé.... On le voit à des cinq heures.... On l'invite à de grands dîners.... Vous savez? Ce drawback-là, pour moi, c'est cinquante.»

—«Pauvre Mainterne!» dis-je à mon tour. «Toujours vingt à son passif. Il est vrai qu'il n'en est encore qu'aux menus suffrages.»

—«Hé! pas si menus!» reprit Desforges en esquissant un geste qui pouvait passer pour un commentaire de la formule de nos pères sur ce qu'une jolie femme doit avoir de gorge: de quoi remplir la main d'un honnête homme.


Nous avions traversé la place de la Concorde, et nous remontions le trottoir de gauche des Champs-Elysées. Je n'eus pas de peine à comprendre qu'en me prodiguant ainsi les trésors de son expérience le baron avait surtout pour motif le désir d'être reconduit jusqu'à sa porte. Cela l'ennuyait de rentrée seul. Mais je l'aurais accompagné jusqu'au pont de Neuilly pour l'entendre qui m'imitait Lucie d'une voix ironique:

—«Enfin la minute solennelle arrive, celle où Mme de Hacqueville lui soupire: «Hé bien! oui, mon ami, je ne veux pas que vous souffriez ... je serai à vous ...» et le jour et l'heure, ce qui signifie en bon français que l'heureux Mainterne dut recommencer à courir les rez-de-chaussée meublés pour trouver un asile à son bonheur. Avec Léona, il n'avait pas besoin d'aimoir,—c'est bien là un mot de votre nouvelle écriture, n'est-ce pas?—et il avait compté que Lucie viendrait chez lui. Elle avait eu le bon sens de ne jamais y consentir. C'est très amusant, à vingt-cinq ans, ces courses-là, à la recherche des Paradis en garni. A trente-six, c'est beaucoup moins drôle. Les mobiliers paraissent flétris, fanés, fripés, inhabitables. Les gens vous dévisagent avec des physionomies de maîtres-chanteurs. On se souvient de Léona, de son large lit avec ses draps en fine toile de Hollande, du fameux cabinet de toilette. Mettons vingt au passif pour ces misères-là, ce qui fait quarante, et arrivons au rendez-vous.... Une femme du monde, du meilleur monde, et qui en est à sa première faute, c'est très flatteur pour l'amour-propre,—vingt à l'actif pour cette flatterie-là,—mais, dans un lit, ce sont d'autres qualités qu'on apprécie, et les trois quarts du temps vous avez là une ignorante qui ne comprend rien et qui vous fait penser à des amours avec ces statues de reines couchées sur les tombeaux. Et les quatre quarts cette ignorante est une prudente qui a commencé par vous demander votre parole que vous lui éviterez une grossesse parfaitement inopportune.... Et alors, avec l'ignorance et la prudence combinées, pas un bon moment, ce que j'appelle un bon moment.... C'est comme les repas dans les gares: quinze minutes d'arrêt, buffet. Dîner exécrable, et il vous faut vous lever de table avant d'avoir fini!... Et puis c'est un tas de petits drawbacks de détail. Elle ne veut pas s'habiller devant vous. Elle ne sait plus comment remettre ses bottines, car elle est venue en bottines pour ne pas se compromettre. Et si son mari l'avait fait suivre? Et si on la rencontrait? Ah! elle aimerait mieux cela. Elle serait à vous pour la vie.... Voyez-vous la tête du Mainterne qui boutonne les bottines tant bien que mal, qui vient d'avoir le triste plaisir que je vous ai décrit et qui songe à cette belle perspective de la solitude à deux.... Il en a la petite mort en y pensant.... Cinquante au passif pour ce premier rendez-vous.»

—«Cinquante au passif ... plus quarante. Doit Mainterne quatre-vingt-dix,» calculai-je; «mais il y a le second rendez-vous, le troisième, le quatrième, et pour combien comptez-vous le plaisir d'éveiller justement cette innocence, d'instruire cette ignorance, de triompher de toutes ces pudeurs, afin d'avoir d'elle cette ingénuité de sensations?...»

—«Hé là! Hé là!» fit Desforges avec l'intonation d'un cavalier qui veut arrêter sa monture. «Ne nous emballons pas. Je vous accorde cinquante, soixante, soixante-dix à l'actif de Mainterne pour ces félicités-là, quoiqu'on amour, voyez-vous, les éducations ne m'aient jamais beaucoup tenté. On travaille toujours pour d'autres. Quatre-vingt-dix moins soixante-dix. Le passif redescend à vingt. Et puis passons au quinzième de ces rendez-vous. Encore un drawback, et un terrible, celui-là! C'est le jour et c'est l'heure fixes. Quand Mainterne était l'amant de Léona, il allait chez elle, il n'y allait pas. Ça lui était incommode? Il déplaçait son moment, voilà tout. Avec une femme surveillée comme Mme de Hacqueville, qui arrivait à lui donner une heure sur vingt-quatre chaque trente et un du mois, il n'y a pas à dire, il faut y aller, là, comme chez le dentiste:—«On vous arrachera votre dent à quatre heures et demie....»—«Mais ma dent ne me fait pas mal.»—«On vous l'arrachera tout de même....» Ce bonheur sur commande, pour moi, c'est le plus grand des drawbacks dans ces liaisons avec les femmes du monde. Mais soyons modérés: estimons à vingt-cinq cet ennui-là; nous avions vingt au passif de Mainterne, va pour quarante-cinq, et nous mollissons.»

—«Et l'argent?» lui demandai-je triomphalement. «Au moins les femmes du monde ne coûtent rien.»

—«J'y arrive,» répondit avec calme l'ancien protecteur de Mme Moraines, sans être le moins du monde troublé par ma gaffe, dont je m'apercevais, moi, en rougissant. «Ecoutez cette petite anecdote: Mme de Hacqueville a un frère, le petit Seldron, le jeune, celui qui s'est marié l'année dernière. Notre Mainterne s'était cru très habile en se liant avec toute la famille. Il faisait le bésigue d'une vieille tante qui le trichait! Il s'aplatissait devant trois vieux adorateurs platoniques dont Lucie lui avait dit: «Ceux-là, ce sont mes amis, mes vrais amis, d'excellents amis.... Vous serez gentil pour eux!» Et Mainterne était gentil, gentil ... si gentil qu'après l'avoir détesté, les trois vieux l'aimaient. Ils l'aimaient trop, surtout le plus raseur. Mainterne ne pouvait plus monter à cheval sans être accompagné de celui-là. Vous pensez s'il était à tu et à toi avec le frère. Un matin, ce frère débarque chez son meilleur ami, à neuf heures: «Ah! mon cher Mainterne, tu vois un grand misérable.»—«Que se passe-t-il?» répond l'autre, flairant la carotte.—«J'ai joué au cercle hier, j'ai perdu.... Si je n'ai pas payé avant midi, je suis affiché....» Je vous passe le discours, qui peut se résumer ainsi: «Cinq cents louis, ou je me brûle la cervelle.» La cervelle du frère d'une femme à qui l'on jurait la veille un éternel amour dans un rez-de-chaussée clandestin, c'est sacré, n'est-ce pas? Mainterne a payé. «Surtout pas un mot à ma sœur....»—«Pas un mot....» Il n'en a jamais parlé, en effet. C'est à sa tête que j'ai tout deviné, moi qui savais l'embarras du frère et que ce garçon était brûlé partout, y compris sa famille et les usuriers.... Ces petits embêtements-là, et d'autres semblables que je vous passe sous silence: tels que l'obligation de la correspondance d'été, lui qui tenait en sainte horreur le papier, la plume et l'encre,—tels que les innombrables cadeaux du jour de l'An chez tous les Taraval, Ethorel, Donvé, enfin les vingt-cinq maisons solennelles où il faisait tapisserie le reste de l'année,—c'est bien cinquante ou quarante de drawback, cela.»

—«Mettons trente?» interrompis-je.


—«Soit; nous voilà à soixante-quinze,» reprit Desforges. «Je vais vous étonner,» fit-il en prenant un temps: «je les lui passe à son actif, ces soixante-quinze, pour l'amitié de Hacqueville. Mainterne n'avait pas triomphé depuis six mois, qu'il était, bien entendu, le camarade intime du mari. C'est classique, mais voici l'étonnant:—les deux hommes étaient réellement faits l'un pour l'autre. Même âge, même genre d'esprit, mêmes occupations, mêmes idées, mêmes goûts. Hacqueville est réactionnaire comme trente-six gendarmes; Mainterne comme trente-sept. Hacqueville abomine les voyages; Mainterne ne peut pas se supporter hors de Paris. Hacqueville raffole de sport; vous savez l'allure de Mainterne à cheval, et son coup de fusil. Ils aiment les mêmes vins, les mêmes cigares, les mêmes pièces. Enfin, ils avaient le même tailleur, sans le savoir, et choisissaient instinctivement les mêmes étoffes.... Vous me demanderez alors: pourquoi Lucie a-t-elle pris Mainterne, ayant déjà Hacqueville? Cruelle énigme, vous répondrai-je, monsieur le psychologue. Mais y a-t-il jamais un pourquoi à la conduite des femmes? Ce sont des charades sans mot. Que dites-vous de cette seconde énigme? Savez-vous ce qui était le plus insupportable à Mainterne? C'était d'entendre Lucie parler de Hacqueville, de cet autre lui-même, avec aigreur. «Ah! quel homme! quel homme!» s'écriait-elle, «que je suis malheureuse!...»—«Mais non,» répondait-il, «vous le méconnaissez....» Il le défendait. Elle insistait, et elle finissait par lui reprocher de ne tenir à elle qu'à cause de son mari. J'en appelle à tous les hommes de goût. Avoir un excellent ami, envers qui l'on se sent des torts, que l'on chérit d'autant plus, et se voir obligé d'écouter une femme qui ne le comprend pas et qui en dit du mal toute la journée, c'est dur, c'est très dur. Mettons vingt au passif de Mainterne....»

—«C'est comme au jeu de l'oie,» repris-je; «il revient toujours à cette case....»

—«Patience,» reprit Desforges. «Ce mari-là nous mène à Laverdin, le nouvel amant. Mainterne servit si souvent à Lucie l'éloge de Hacqueville, et Hacqueville celui de Mainterne, qu'elle finit par les prendre en une horreur égale tous les deux, et elle les trompa avec le bellâtre en question. C'est ici que le passif de Mainterne grandit, grandit. Attaques de jalousite aiguë, coup sur coup, soupçons, scènes, etc., cinquante,—certitude, cinquante,—ridicule au vu et su de tout Paris, cinquante.—Brouille avec Hacqueville, que sa femme trouva le moyen de reprendre quand elle eut mis Mainterne à la porte, cinquante.—C'est deux cents au passif, plus les vingt de fondation, et zéro à l'actif. Comment voulez-vous que Mainterne n'ait pas, quand on parle de Lucie devant lui, le mauvais sourire de l'homme blessé qui ne veut rien dire, et qu'elle ne lui porte pas, elle, une haine profonde? Il n'y a que Hacqueville qui le regrette et qui dit: «Ce garçon-là a déraillé.... Il s'est bien mal conduit avec nous, et pourtant je vous assure qu'il valait mieux que ça....»


Nous étions devant l'hôtel du cours la Reine. Le baron me tendait la main pour me dire adieu.

—«Mais ce n'est qu'un cas,» fis-je, «et très spécial.»

—«Parce que Lucie était mariée?» répondit le baron. «Essayez donc d'appliquer la même méthode du chiffre à tous les autres bonheurs de votre connaissance, depuis celui qu'on goûte auprès de la grande actrice jusqu'à la félicité que vous sert la femme entretenue, quand on l'aime, sans parler de la veuve, de la séparée ou du demi-castor. Dressez vos deux colonnes par doit et avoir.... Vous me direz des nouvelles du résultat....»

—«Pourtant vous-même,» repris-je, «vous conveniez que Léona rendait Mainterne très heureux?»

—«Oui,» dit le baron, «mais Léona ce n'était pas l'amour. C'était l'habitude....»

Et il me dit adieu tout de bon sur ce mot,—qu'il avait un peu trop souligné,—pour ne pas gâter son effet.


MÉDITATION X

BONHEURS CONTEMPORAINS

II

LES DÉSASTRES

—«Desforges est Desforges,» me disais-je, au lendemain de cette conversation sur les drawbacks du bonheur. Ce philosophe en habit noir y voit très clair dans les faits; mais quand on a énuméré, classé, étiqueté, chiffré les faits qui constituent l'histoire visible d'une passion, on n'a rien dit sur cette passion. La preuve en est qu'un homme exploité par une femme, trahi, moqué, déshonoré par elle, y retourne en sachant très bien qu'il sera de nouveau tout cela et pire encore. C'est que le simple contact physique de cette femme, de lui prendre la main seulement, représente pour lui une intensité de sensation que rien d'autre au monde ne lui procure. L'homme moderne est un animal qui s'ennuie. Une émotion qui lui morde sur le cœur, voilà ce qu'il ne saurait payer trop cher. Oui, que d'ennuis nous subirions tous, allégrement,—pour éviter l'ennui! Mais il arrive aussi que cette émotion cherchée nous échappe, que cet ennui, cette torpeur de la sensibilité fatiguée reparaît au milieu même d'une vie consacrée à la poursuite de la sensation ou du sentiment. Les tracas dénombrés par le baron sont des contrariétés. Les vrais désastres du bonheur commencent avec les désordres intimes dont ce bonheur est l'occasion. Ces désastres, c'est la jalousie, ce sont les déceptions du cœur qui s'est imaginé rajeunir et qui se retrouve vieux, c'est l'impuissance à sentir,—maladie des âges de décadence, qui n'a rien de commun avec l'affaiblissement physiologique. Je ne sais pourquoi un exemple me revient à la mémoire d'un de ces désastres-là, que j'ai envie d'évoquer en regard du tableau dressé par Desforges, comme antithèse. Cette anecdote, presque sans incidents, me fut contée par Berthe Vigneau, une actrice camarade de Colette,—la seule dont l'influence ait été bonne sur cette mauvaise fille. Aussi Colette cessa-t-elle de la voir, parce que je lui conseillais de la garder comme amie. On le sait pourtant, qu'il suffit de critiquer devant une femme quelqu'un qu'elle fréquente pour qu'elle le fréquente davantage et de le louer pour qu'elle ne veuille plus en entendre parler, puis l'on retombe toujours dans le même chemin banal où tous les amants ont trébuché. Mais ce n'est pas sur l'art de choisir les amis et les amies d'une maîtresse que je me suis promis de méditer aujourd'hui. C'est sur une confidence faite par Berthe, petit roman dont l'épigraphe pourrait être:

XXXVIII

En amour, les grands malheurs et les grands bonheurs ont pour cause des nuances de sentiment.


Berthe Vigneau était de ces femmes qui ne sont jolies qu'au second regard. Elle avait, à l'époque où je l'ai connue,—voici sept ans,—un charme délicat d'effacement, de douceur, de «comme il faut», qui contrastait pour moi d'une manière cruelle avec les côtés canailles de ma maîtresse. Celle-là me donnait si souvent l'horrible spectacle d'un Botticelli disant des gueulées! Berthe était alors pensionnaire au Théâtre-Français, et pensionnaire peu remarquée. Quoique les journaux de Saint-Pétersbourg, où elle est engagée avec Colette, la vantent beaucoup,—je doute que son jeu correct, mais froid et presque terne, ait gagné ce je ne sais quoi de personnel qui ne s'apprend pas au Conservatoire et que ma dangereuse maîtresse possédait. Est-ce une assez triste chose encore, quand on aime une actrice, de se dire que le plus original de son talent est fait quelquefois des vices qui la rendent si méprisable comme femme? Sans la cruauté triste de son libertinage, Colette aurait-elle jamais eu cet attrait moderne qui faisait d'elle, dans certaines pièces de Musset ou de Dumas fils, une incarnation unique du rêve de l'artiste? La pauvre Berthe, elle, n'était pas plus née comédienne que je ne suis né musicien. Son corps frêle, la délicatesse de son teint souffrant, la grâce menue de ses gestes, la rêverie triste de ses yeux, laissaient deviner un de ces passés parisiens dans lesquels il y a de tout: de la misère physique et morale, de la prostitution précoce et d'innombrables déjeuners de pauvres, de l'infamie maternelle et du travail acharné. Seulement, la nature est quelquefois plus forte que les circonstances. A travers les hasards meurtriers d'une jeunesse affreuse, Berthe était demeurée romanesque, et—comment dire?—non pas pure, mais honnête de cœur, mais incapable d'une perfidie, et capable d'un dévouement absolu, entier, silencieux. C'était une de ces femmes timides, repliées, un peu farouches, qui cachent sous une enveloppe discrète des abîmes de sensibilité frémissante. Comme toutes les personnes de ce genre, elle avait mal aimé. Après avoir été vendue—ou à peu près—par sa mère, elle s'était éprise follement d'un clubman dont le seul talent consistait à s'habiller comme à Londres, avec une telle perfection que les garçons de restaurant hésitaient à lui parler français. Colette et moi, nous appelions ce mannequin ambulant «Bas-de-plafond», à cause de ses cheveux plantés en effet très bas, et de son extraordinaire stupidité. Ajoutez à cela qu'il se grisait au whisky et au porto,—afin d'imiter mon noble ami lord Herbert Bohun,—et alors il battait la pauvre Berthe à coups de canne jusqu'à la rendre malade pour des semaines. Il l'entraînait dans les pires sociétés, la forçant de fréquenter des filles de dernier ordre avec lesquelles il la trompait, presque devant elle. Enfin ce fut une de ces liaisons dont on reste stupéfié lorsqu'on y assiste du dehors et que l'on voit une créature fine hypnotisée à la lettre par un drôle dont on ne voudrait pas pour son valet de chambre. «Bas-de-plafond» lui en avait tant et tant fait, qu'à la fin elle s'était révoltée, et qu'elle avait rompu. Le seul avantage de cette horrible aventure fut de lui assurer environ dix mille francs de rente. Car elle avait eu une fille de cet indigne amant, et ce dernier, très heureux à la Bourse à cette époque, s'était retrouvé en un jour d'aberration assez de cœur pour assurer l'avenir de cette enfant et de la mère. Cet argent, joint à celui que Berthe gagnait par son travail,—étant très courageuse,—lui permettait de vivre indépendante. Elle avait gardé de ces cruelles amours une douloureuse appréhension d'un sentiment nouveau, et une pitié profonde pour les chagrins des autres. C'est cette pitié qui fit d'elle ma confidente dans les plus tristes jours de ma vie.... Mon Dieu! En ai-je passé des heures auprès d'elle, dans son petit salon, au second étage d'une maison de la rue de l'Echelle,—un salon d'une bourgeoisie décente, à peine relevé de minces brimborions, ici une aquarelle, là une figurine de saxe, qui indiquaient l'artiste. Sous la lumière d'une lampe voilée de dentelles, et par les mornes fins des après-midi d'hiver, je lui disais mes agonies. Et elle m'écoutait si patiemment! C'est la plus forte épreuve de la bonté d'une femme, cela:—se plaindre à elle du mal que vous fait une autre. Il lui est si facile alors de vous répondre des mots qui s'enfoncent dans votre plaie comme une aiguille empoisonnée. Mais il en est d'adorables, et Berthe était du nombre, qui savent poser avec une charité si tendre leur main sur votre main, leur doux esprit sur votre esprit, leur sympathie consolante sur votre peine. Il faut tout avouer: lorsqu'un amant outrage sa maîtresse et qu'il l'aime, comme j'aimais la mienne, avec le délire de la passion et les amertumes du mépris, ce dont il a besoin, c'est d'une voix qui plaide auprès de lui la cause de l'infâme, qui le fasse douter de l'évidence, croire, espérer du moins. Ah! ce salon bleu pâle de la rue de l'Echelle! Je n'en suis jamais sorti sans avoir puisé dans les paroles de Berthe Vigneau de quoi supporter l'insupportable angoisse. Elle avait cette sorte de délicatesse qui est comme un toucher léger du cœur, et quel art divin de ne pas se lasser d'une si monotone élégie! Enfin, causer avec elle dans ces temps-là, c'était pour moi, comme par les nuits d'insomnie, verser dans le verre tout préparé les gouttes noires du laudanum. Demain on retrouvera sa douleur sur l'oreiller. Pour quelques heures on va l'oublier.


Un beau jour, je cessai d'aller chez Berthe. Pourquoi? Les amoureux ont de ces ingratitudes. Je voyageai. Ma maîtresse quitta Paris. Je me plongeai dans ce tourbillon de sensations incohérentes par lesquelles on essaie de tromper sa souffrance intime, quand on la sait inguérissable comme un cancer. Puis, un soir que je me trouvais dans un petit théâtre, j'aperçois dans une loge un visage de femme que je reconnais. C'est Berthe avec une camarade.... Je vais la saluer. Elle me reproche de l'avoir abandonnée. Le lendemain, j'étais chez elle. Et cette fois, ce fut à mon tour de l'écouter, qui se plaignait, comme moi jadis, dans ce même petit salon bleu. Seulement, elle trouvait, elle, dans mes douleurs de ce jadis, des mots pour me consoler, et moi, je ne trouvais que de la pitié silencieuse pour le drame moral qu'elle me raconta et qui me parut si contemporain par l'état de l'âme qu'il révélait chez le héros! De cet homme pourtant, je ne sus rien ce premier jour, sinon qu'il était du monde, qu'il s'appelait Armand, et que Berthe s'était prise à l'aimer, comme elle avait aimé «Bas-de-plafond», malgré ses serments de ne plus donner son cœur,—à la folie; et voici la conversation que j'eus avec elle, recopiée dans mon journal à la date du 6 février 1884:


—«Ainsi, vous aimez de nouveau?» lui dis-je, tout attendri par son pauvre visage, que je retrouvais comme je l'avais connu, consumé de passion souffrante.

—«Oui,» fit-elle, «et je suis très malheureuse.»

—«Il est dur pour vous, lui aussi?» demandai-je avec une grande tristesse.

—«Non,» dit-elle, «Il ne lui ressemble pas.... Il est si bon....»

—«Alors, il vous trompe?» demandai-je encore.

—«Non,» répondit-elle. «Il est très loyal.»

—«Il n'est pas libre; vous ne le voyez pas tant que vous voulez?»

—«Tant que je veux....» reprit-elle.

—«Il est souffrant? Vous avez peur pour sa santé? Ou ses affaires vont mal? Il a quelque grand ennui?»

—«Non,» fit-elle de nouveau en secouant sa jolie tête.

—«Alors,» repris-je en riant, «je jette ma langue aux chats, comme on dit. Un homme libre, jeune, riche, que vous voyez tant que vous voulez, loyal, tendre, qui ne vous trompe pas.... Mais, c'est le bonheur, ma chère amie!»

—«Ah!» dit-elle, «s'il m'aimait!...» Et songeuse, avec cette voix qui vient de l'arrière-fond de nous-même, la voix que nous avons quand nous nous parlons seul à seul, elle continua:—«Mais je vous paraîtrais folle, si je vous disais tout, mon pauvre Claude. Et cependant, qui me comprendra si ce n'est vous?... Rappelez-vous dans quelle disposition j'étais quand vous veniez ici, et comme j'avais peur d'aimer. Ma destinée voulut qu'avant de rencontrer Armand j'apprisse par un de ses amis l'histoire de sa vie, que je vous dirai, en détail, un jour. Il y a un roman à écrire dans ce roman réel. Imaginez-vous que, trompé par les calomnies du monde, il se crut joué par une femme qui était la vérité même. Il la chassa de chez lui en l'insultant. Dans la folie de la vengeance, cette femme prit le plus indigne amant, pour venir lui crier qu'il l'avait perdue. Et il acquit la preuve qu'en effet il avait jeté au vice le plus noble cœur.... Il ne put ni la revoir ni se consoler de ce qu'il appelait, Quand il en parlait à son ami: un crime d'amour. Depuis, il vivait sur un fonds d'affreuse mélancolie. Ils sont si rares, les hommes capables de ces remords-là, que je le plaignis sans le connaître, et, quand je le vis, je l'aimai.... Nous nous étions trouvés à dîner justement chez cet ami par lequel je savais son histoire. Il était tellement l'homme de cette aventure, il avait une voix si prenante, des manières si fines, quelque chose de si mâle à la fois et de si brisé! Et puis, je vous le répète, c'était ma destinée.... Je passai les heures qui suivirent ce dîner dans une anxiété inexprimable. Il ne m'avait pas demandé la permission de venir chez moi. Mais je jouais tous les soirs de cette semaine, et il lui était facile de me revoir, s'il le voulait. Le voudrait-il?... Vous savez, nous autres, nous fouillons la salle entière d'un coup d'œul quand nous entrons en scène. Vous devinez mon émotion, au lendemain de cette soirée, lorsque j'aperçus Armand dans l'orchestre. Je faillis en manquer ma réplique. Je me dis qu'il viendrait peut-être me saluer au foyer. Je devais changer de costume entre les deux actes. Ah! vous auriez ri de me voir qui montais l'escalier en courant pour être prête plus tôt. Quand j'y revins, dans ce foyer, et que je le vis qui causait avec un des habitués, je crus que j'allais tomber, tant mes jambes tremblaient sous moi.... L'étrange chose pourtant que les pressentiments! Je ne me fis pas beaucoup d'illusion. Je savais, à ce moment même, que cet homme me ferait beaucoup souffrir. Je le savais, et un mois plus tard, j'étais à lui....»


Elle reprit, après un silence, en appuyant son menton amaigri sur ses deux mains jointes,—ces deux petites mains nerveuses qui se serraient fiévreusement l'une contre l'autre,—et ses prunelles regardaient le feu, comme agrandies par les visions qu'elle évoquait:—«Je ne peux pas bien vous rendre le charme de ces premiers temps de nos amours.... Nous n'étions plus très jeunes ni l'un ni l'autre, puisque j'allais avoir trente ans et qu'il en avait bien trente-cinq. Nous avions aimé déjà, et nous connaissions les chagrins l'un de l'autre. Cela faisait un sentiment tendre, triste, comme un peu craintif.... Nous avions l'air de ne pas oser espérer.... La saison était en harmonie avec l'espèce de gravité qui pesait sur notre passion naissante. C'était en novembre,—un novembre tiède, bleu et doré. Notre plaisir était d'aller dans les bois et de nous promener indéfiniment dans le grand silence. Pas un oiseau ne chantait dans les branches sèches, pas une fleur ne s'ouvrait dans l'herbe fanée.... Ces bois sans oiseaux et sans fleurs, c'était bien le cadre qu'il fallait à la mélancolie de notre tendresse.... Et cela était doux, ah! très doux!... Je m'abandonnais tout entière à cette sensation, pour moi nouvelle, d'avoir enfin rencontré un homme devant qui je pouvais être moi-même, qui ne se moquait pas de mes idées, qui comprenait à demi-mot ce que je lui disais, enfin, qui avait l'air de sentir comme moi.... Vous voyez, je dis: qui avait l'air.... Pour moi, cette langueur dans l'amour, cette tristesse dans le bonheur, c'était bien de l'amour, c'était du bonheur. Je m'enivrais durant ces promenades, d'une ivresse sans gaieté, sans chanson,—puisqu'il n'y avait ni fleurs ni oiseaux,—mais d'une ivresse si profonde! J'en avais le cœur plein à pleurer. Lorsque nous revenions à Paris et que, seuls dans le wagon, je mettais ma tête sur son épaule, il me semblait que je rêvais, qu'une telle félicité, après tant d'années de misère, n'était pas humaine.... Je lui prenais les mains quelquefois, et je les lui baisais, comme une esclave, mais sans pouvoir lui dire la reconnaissance infinie qui me débordait de l'âme pour ce qu'il me donnait. Il lui arrivait alors, à lui aussi, d'avoir dans les yeux des larmes que je buvais de mes lèvres.... Non, malgré tout, je ne payerai jamais assez cher les sensations qu'il m'a données dans ces premiers mois. On peut mourir quand on a goûté cette douceur-là. On a tant vécu!...»

—«Je devine,» lui dis-je, «vous êtes devenue jalouse de son passé, de cette femme dont il portait l'ombre sur son cœur....»

—«Oui,» dit-elle, «mais pas longtemps.... Plût à Dieu que ce fût là mon malheur!... Je lutterais, au moins. J'aurais quelque chose à combattre de précis, de positif. Je ne m'agiterais pas dans le vide.... Après quelques semaines de cette ivresse que j'ai essayé de vous décrire, et quand je commençais à faire avec mon bonheur comme on fait dans une maison où l'on s'installe et où l'on range tous les petits objets, je me mis involontairement à observer Armand. Je fus frappée de voir qu'avec notre intimité grandissante il subissait des heures de plus en plus tristes, mornes, presque sombres, tandis que moi, je vivais dans une extase toujours plus profonde, plus enveloppante, et qui ne me permettait de m'apercevoir ni des ennuis de la vie, ni des petites piqûres du théâtre, ni de rien, sinon qu'il était à moi et que je l'aimais.... C'était surtout quand je lui prodiguais les marques de ma passion, quand je lui disais combien il me rendait heureuse, que cette tristesse inexplicable paraissait l'envahir. Il m'écoutait sans me répondre. Ses yeux exprimaient non pas la félicité émue de l'amant à qui sa maîtresse montre son amour, mais comme une pitié pour moi qui, au lieu de m'être bienfaisante, me faisait mal. De quoi pouvait-il me plaindre, puisque je l'avais là, lui que j'aimais tant?... D'autres fois, cet être si bon, et que je savais si juste pour tout le monde dans le fond de sa pensée, changeait soudain devant moi, comme si un démon se fût emparé de lui.... Il était secoué par une folie d'ironie. A sa conversation, d'ordinaire indulgente et volontiers câline, succédait un persiflage qui m'était intolérable, quoique jamais il ne l'exerçât contre moi.... Et je ne sais pas cependant si je ne préférais pas encore ces heures de moquerie à d'autres où il roulait dans un silence de torpeur. Je lui parlais. Il ne me répondait pas. Il s'asseyait au coin du feu, là où vous êtes, et il semblait m'avoir oubliée. Ou bien il prenait son chapeau, et il s'en allait, en me disant:—«J'ai besoin de marcher....» Et un billet m'arrivait ces soirs-là, m'annonçant qu'il avait trouvé un ami, qu'il ne pourrait pas me revoir avant le lendemain, quelquefois qu'il était obligé de s'absenter pour deux jours.... Je me rendais trop compte qu'il y avait en lui un principe de chagrin qu'il ne m'avouait pas, une peine inconnue qui le rongeait.... Je suis toute simple, moi. Je crus donc, comme vous l'avez supposé, comme c'était naturel, qu'il pensait encore à cette femme autrefois méconnue, et qui sait? qu'il l'aimait peut-être? Et je le lui dis, un jour, comme je le croyais. Il m'aurait répondu qu'il ne pouvait pas s'en guérir tout à fait, j'en aurais moins souffert que de cette obscure, de cette étrange maladie de son âme que je constatai alors sans plus la comprendre qu'aujourd'hui et contre laquelle je suis aussi désarmée que je le serais devant une attaque mortelle dont il agoniserait devant moi. Je me vois donc, au commencement d'une de ces crises de tristesse, lui disant, osant lui dire:

—«Tu n'oublieras jamais cette femme?»

—«Quelle femme?» me répondit-il.

—«Celle que tu as aimée avant moi,» repris-je, et je la lui nommai.

—«On t'a raconté cette histoire?» fit-il en hochant la tête. «Ah! j'en suis bien guéri. Elle est redevenue une honnête femme maintenant et ne vit plus que pour son fils. La maternité l'a sauvée. Elle m'a pardonné; et je me suis pardonné. Tout s'use, même le remords....»

—«Oh! mon Armand,» repris-je, «qu'as-tu, alors? Explique-moi comment tu souffres, et auprès de moi!»

«Il commença par se défendre de me répondre. J'insistai. Je trouvai des mots qui le touchèrent. Pensez donc. Je défendais mon seul bonheur. C'est alors qu'il me dit sur lui-même des phrases qui me parurent presque insensées en ce moment, et dont je sais aujourd'hui qu'elles n'étaient que la simple expression de la vérité. Il me confessa que, dès sa jeunesse, il y avait eu en lui quelque chose de lassé et de dégoûté, même avant d'avoir vécu, qui le faisait rencontrer l'ennui dans les plaisirs qu'il avait le plus désirés. Il me dit qu'il s'était cru, dans cette jeunesse, incapable d'aimer complètement; qu'il était tombé, pour tromper la sensation de vide que tout lui laissait, dans les pires excès du libertinage; qu'il en était sorti en voyant le tort atroce dont un débauché pouvait frapper des femmes comme cette maîtresse dont je venais de lui parler. Il ajouta que depuis sa rupture avec elle, il avait été victime de deux peurs égales et constantes: celle de faire du mal de nouveau à un cœur sincère, et celle de retomber dans cette sorte d'atonie intime, d'insensibilité invincible.... Il m'avoua qu'il s'était engagé dans notre amour avec cette double défiance, qu'il était sûr maintenant de ne jamais être cruel pour moi, mais qu'à de certains moments, même auprès de moi, ce mal incompréhensible de la mort intérieure s'emparait de lui. «Il me semble alors,» me disait-il, que mon âme est usée, que je ne peux plus, que je ne pourrai jamais plus sentir....» Je l'écoutais avec une impression que je ne saurais vous décrire.... Ce qu'il me disait me paraissait si bizarre à la fois et si amer! J'avais trop connu la vie déjà pour ne pas savoir qu'il existe des hommes et des femmes d'une dureté que rien ne touche, et qui paraissent, en effet, ne rien sentir. Mais cette insensibilité-là, c'était pour moi de l'égoïsme, et qu'elle fût unie à la délicatesse d'âme d'un être comme Armand, qui me montrait, à la même minute, cette bonté, voilà ce que je ne pouvais pas admettre. Je me souviens que je me jetai dans ses bras en lui disant avec frénésie: «Tais-toi, tais-toi; tu es fou.... Aime-moi simplement....» Et tout de suite, au regard qui passa dans ses yeux, à l'espèce d'effort imperceptible par lequel il me rendit mon baiser, je compris....—qu'il ne m'aimait pas!

«Mon bon Claude, vous qui avez tant pensé à la vie du cœur, m'expliquerez-vous ce que j'éprouve depuis ce jour, ce supplice qui n'est que dans ma pensée et qui pourtant me martyrise? Ce qu'Armand fait pour moi de si gentil, de si doux, de si tendre même, les attentions dont il m'entoure, ses sourires, ses mots, ses caresses, son amour enfin, tout m'est empoisonné par cette idée qu'il est ainsi par respect de mon sentiment, qu'il m'aime pour moi et non pour lui, autant dire qu'il ne m'aime pas. Si je le quittais, vous m'entendez, et s'il acquérait la certitude que je ne souffrirais pas de son abandon, peut-être regretterait-il la chaleur du dévouement que j'ai pour lui. Mais rien ne manquerait à son bonheur. J'ai l'horrible sensation qu'il s'est trompé en s'attachant à moi, qu'il a espéré m'aimer, qu'il sait aujourd'hui qu'il s'est trompé et que, s'il me garde, c'est pour ne pas recommencer son ancienne histoire, et avec elle ses anciens remords. Je le vois, depuis cette fatale confidence, lutter contre des mélancolies qui le saisissent auprès de moi,—et qu'il veut me cacher. Mais il a dit vrai, jamais, jamais je n'arrive à le faire sentir vraiment, jamais à le rendre heureux!... C'est une angoisse presque inintelligible, quand on ne l'a pas traversée, et à laquelle je n'aurais pas cru autrefois, si on me l'avait contée. Il est indulgent, il est gracieux, il est parfait pour moi, et cette bonté, cette tendresse, cette douceur cruelle, ne servent qu'à me prouver toujours et toujours cette affreuse vérité: il ne m'aime pas.... J'en arrive à être injuste pour lui, à le tourmenter, pour me rejeter ensuite sur sa poitrine, avec démence.... Je voudrais, par instants, le quitter en effet, renoncer à cette liaison dans laquelle, au fond, c'est moi qui fais preuve d'un égoïsme horrible, puisque j'exploite la sympathie dévouée de cet homme au profit de ma passion.... Je me sens incapable de me passer de ce que je sens n'être qu'une comédie d'amour. Et puis, à d'autres minutes, je me dis que je suis vraiment une folle et lui un fou, qu'il croit ne pas m'aimer et qu'il m'aime, ne rien sentir et que c'est la chimère d'un esprit malade, fatigué par une mauvaise jeunesse et par des douleurs trop longues.... Dites, vous qui comprenez tout, est-ce que cela finira?...»


Tout finit, même le remords, comme disait Armand,—même des passions comme celle de Berthe, puisqu'elle joue en Russie, et que cet Armand, avec lequel j'ai voulu à tout prix me lier, vit à Paris. C'est un homme beaucoup plus simple que sa pauvre maîtresse ne se l'imaginait, qui a tout uniment été très libertin dans sa jeunesse, puis très coupable, et qui est blasé, pour employer un vieux mot bien ridicule, le seul juste pourtant. Seulement c'est un blasé devenu tendre, depuis son histoire avec sa maîtresse martyrisée. C'est la pire espèce qui soit. Et Berthe Vigneau, malgré ses rudes années de bohème et de théâtre, était une âme d'une jeunesse intacte, en qui la vie n'avait rien entamé. J'ai souvent vu se produire le phénomène inverse, et des hommes restés tout jeunes de cœur aimer des femmes dont l'âme était aussi usée que leur visage était frais et charmant. Ne fut-ce pas mon cas, hélas! Et quelles conclusions en tirer sinon celles-ci:

XXXIX

On n'aime jamais comme l'on est aimé; aussi l'art d'être heureux en amour consiste-t-il à tout donner sans rien demander. C'est le mot profond de Philine à Wilhelm, dans Goethe: «Si je t'aime, est-ce que cela te regarde?...»

XL

Les vrais drames du cœur n'ont pas d'événements.

XLI

Pour un cœur passionné, la pire douleur est de ne pas suffire au cœur qu'il aime.

XLII

On trahit un cœur qui aime vraiment, on ne le trompe jamais.

XLIII

Il n'y a probablement rien de plus vieux que la vieille âme d'un jeune homme ou d'une jeune femme moderne.

XLIV

A Paris, sur cent hommes d'amour pris au hasard, voici les chances qu'une femme de cœur a d'être heureuse si elle en aime un: vingt l'exploiteront, vingt la compromettront, vingt la corrompront, trente la méconnaîtront. Restent dix amants dignes de ce nom, mais, sur ces dix, neuf ont déjà vécu leur vie. Ils sont usés. Et le centième aime presque toujours ailleurs.


MÉDITATION XI

BONHEURS CONTEMPORAINS

III

LES DÉSASTRES (suite).—LES JALOUSIES

Des désastres de cœur, comme celui dont gémissait Berthe Vigneau, comme ceux que tout amant peut connaître et qui résultent d'un irréparable malentendu, c'est triste, c'est amer, c'est mortel, mais rendons pour une fois hommage au bourgeois rencontré en chemin de fer: «ça vous fait des souvenirs,» de bons souvenirs. Certains fruits sont ainsi, âcres au goût dans leur fraîcheur, et très doux en confiture. J'arrive maintenant au plus cruel de ces désastres, à celui qui empoisonne jusqu'aux bonheurs du passé, parce qu'il vous en fait douter; jusqu'aux espérances de l'avenir, parce qu'il montre en elles une duperie probable: la jalousie. Certes, je n'ai pas la naïveté de croire que cette affreuse maladie soit moderne et que nous l'ayons inventée comme le symbolisme, le brutalisme, le décadentisme, le féminisme, le nervosisme, le zutisme, l'impressionnisme, et autres ismes qui pourraient bien n'être que des formes de ce que Flaubert appelait énergiquement le panmuflisme de la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Il est probable que la jalousie a commencé dans le paradis terrestre, du jour où Adam a vu la curieuse Eve pencher son front voilé de ses longs cheveux et prêter sa mignonne oreille aux sifflements du serpent, enlacé à l'arbre et avançant sa tête plate. Peut-être même ce pauvre Adam n'a-t-il mangé la pomme que pour égaler en audace sacrilège son étrange rival aux yeux immobiles, métalliques et tentateurs? Voici pourtant quelques raisons qui m'amènent à supposer que la jalousie occupe dans l'amour moderne plus de place que dans l'amour naturel, ou simplement robuste et bien équilibré. Je formulerai la première de ces raisons dans un axiome qui a des physionomies de paradoxe. Je le crois si vrai, pourtant.

XLV

Dans un cœur qui aime vraiment, ou la jalousie tue l'amour, ou bien l'amour tue la jalousie. C'est le contraire dans la passion.

Or, c'est dans la passion que l'amant moderne s'agite presque toujours. Il y est par l'ardeur souffrante avec laquelle il poursuit l'émotion. Il y est par la demi-hystérie qu'il apporte dans ses ivresses, par les inguérissables blessures de déception et de libertinage qui saignent en lui au point de lui rendre cuisante même la légèreté du plaisir. Jugez-en par la surcharge et la tristesse de ses débauches. Il y est par le fond de haine sur lequel il roule et retombe sans fin, soupirant après la tendresse et rencontrant la rancune, après le bonheur et rencontrant le dégoût. Et puis, on aime comme on vit. Lorsqu'une société ressemble à celle du Paris d'aujourd'hui, où, d'un bout à l'autre et du haut jusqu'en bas, ce n'est que conflit, combat pour l'existence, défiance à droite, par devant, par derrière, à gauche, défiance des camarades et des inconnus, défiance de la famille et de l'étranger, —lorsque les pièces de théâtre et les romans, les journaux et la conversation ne sont qu'une école d'ironie et de misanthropie, —pourquoi un homme dressé à cet enseignement découvrirait-il soudain en lui une source de candeur confiante, et cela dans le sentiment qui remue le mieux les bas-fonds de l'animal? Ajoutez que sur vingt amants de nos jours, pour peu qu'ils appartiennent à la dure espèce des hommes à femmes, il y en a dix-neuf qui n'ont pas le souvenir d'une seule maîtresse à laquelle ils aient été fidèles. Et je poserai en passant cet autre axiome:

XLVI

Ce ne sont pas les trahisons des femmes qui nous apprennent le plus à nous défier d'elles. Ce sont les nôtres.

J'en conclus que nous pouvons tous, plus ou moins, fredonner comme dans la chanson populaire:

Le bouquet de jalousie
Fleurira toute la vie....

Que de choses évoquent en moi ces deux vers si simples! Je les ai entendus pour la première fois de la bouche d'une fille, morte depuis de la poitrine, et qui venait de débarquer de son pays au quartier Latin. Elle était, comme tant de créatures que j'ai connues là, fraîche encore d'une fraîcheur d'églantine des haies, avec un délicieux et maladroit à peu près d'élégance parisienne autour de sa rustique personne Ses bas de soie moulaient une jambe musclée à courir les chemins caillouteux de la montagne. Elle couvrait de poudre de riz un visage encore hâlé de dix-huit ans de grand air. Elle écrivait, sur du papier honteusement parfumé, des lettres d'une orthographe sauvage. Ses ongles, quoique limés et soignés par une manicure,—établie rue Soufflot!—disaient encore le travail des champs, et l'expression de ses yeux, qu'elle passait au noir avec férocité, gardait un arrière-fonds de bête tranquille. Enfin, c'était chez la Grande Gosse, comme nous l'appelions, un joli charme de paysannerie maquillée, dans un décor de fêtes d'étudiants. Je revois d'ici la chambre mal meublée, au troisième étage d'une haute et mince maison de la rue Monsieur-le-Prince.... Il traîne sur la table un quartier de brie qui n'est pas fini, et des bouteilles vides, et du café dans des verres. Un garçon de marchand de vin dessert le tout. Les pipes et les cigarettes s'allument, et avec son clair et grêle filet de voix, une voix de fermière en train de plonger dans les foins le râteau de bois,—la Gosse chante:

Le bouquet de jalousie
Fleurira toute la vie.
J'aimerai qui m'aimera....

J'étais bien jeune alors et un peu amoureux, très peu, de la gaie chanteuse, qui était la maîtresse de Jacques Molan, le propriétaire de la chambre.—Il est aujourd'hui célèbre par ses romans de high-life!—Il y avait là des poètes, des peintres, des musiciens, un cénacle de bohémiens qui s'appelaient les vivants, et qui croyaient inventer le monde, suivant la formule de tous les nouveaux venus. Mais quand cette fille chantait ces trois vers, je devenais, pour vivant que je fusse, stupidement sentimental, comme si je pressentais que cette chanson me racontait d'avance la mélancolie de mes amours futures. C'est pourtant vrai, que j'ai passé toutes mes journées, depuis lors, à les respirer une par une, les fleurs du mortel bouquet. De ces trois vers, il n'y a que le dernier qui m'ait menti!... Hélas! c'est la tristesse des tristesses que ce mensonge du dernier vers. Mais cette tristesse-là, quand je commence a vouloir la raconter, ma plume se met à trembler entre mes doigts, mes larmes à tomber sur mon encre, les mots à s'en aller de ma tête. On ne peut pas écrire le cœur de son cœur....


Le bouquet de jalousie....

Elles sont très nombreuses et de nuances aussi variées que des fleurs cueillies dans la campagne, les renoncules de ce fatal bouquet,—ou, pour parler sans métaphores, il y a beaucoup de manières très différentes d'être jaloux. Aussi cette méditation porte-t-elle pour titre un pluriel et non pas un singulier. Il semble que les observateurs aient négligé de distinguer et de classer ces diverses jalousies. Le langage vulgaire, lui non plus, n'admet pas de distinction entre l'une et l'autre. «Il est jaloux....» dit une femme en parlant de son mari, de son amant ou de son ami; et puis, comme glapissait l'incomparable Paulin Ménier dans le Courrier de Lyon: «Enlevez, c'est pesé....» Examinons, pourtant, quelques cas au hasard, et voyons s'il n'y a pas jaloux et jaloux, comme il y a coquines et coquines.... Un jeune homme est l'amant d'une femme, mariée elle-même à un homme jeune, ou simplement entretenue. L'amant sait très bien que sa maîtresse se donne au mari ou à l'entreteneur. Il ne lui est jamais venu à l'idée de lui reprocher ce partage, qui fait même partie des petites combinaisons infâmes dont l'amour libre a la spécialité. L'amant trouve cette communauté plus sûre, et si, par hasard, il ouvre la fameuse Fanny de Feydeau, il hausse les épaules, et avec l'élégance que les jeunes gens d'aujourd'hui apportent à leur appréciation de la vie, il marmonne: «En voilà un gêneur!...» J'ai fait l'expérience et recueilli le mot. Hé bien! que demain ce même amant constate les assiduités auprès de sa maîtresse d'un nouveau venu, et le voilà inscrit d'office à l'Othello-club. C'est comme dans une autre chanson: «Ah! quand on est deux, quand on est deux, mamz'elle Thèrèse....» Ce délicat personnage veut bien partager avec un. A trois, son indignation commence. Il n'y a pas besoin de microscope ni de scalpel pour constater que celui-là est un jaloux par amour-propre. C'est la tête qui travaille chez lui.—Soit dit sans mauvais jeu de mots.—...En voici un autre qui se prend à aimer une honnête femme, sans aucun espoir. Il sait qu'elle n'aura jamais d'amant, et il en arrive à ne plus même désirer cette femme. Il lui semble que, si elle se donnait à lui, il l'aimerait moins. En nature masculine, tout est vrai, même ce subtil platonisme. Leurs relations deviennent quelque chose de plus en plus spiritualisé, de plus en plus flottant et nuancé. Elle ne lit plus que les livres qu'il lui désigne. Il n'aime plus que la musique qu'elle lui joue. C'est entre eux une de ces liaisons indéfinissables où il ne se prononce jamais un mot trop tendre, et tout y est tendresse, où il ne se hasarde jamais un geste caressant, et tout y est caresse. Que cette femme se mette à s'intéresser, avec un platonisme semblable, à un autre ami, qu'elle se laisse aller à subir une autre influence d'homme, cet amoureux sans espoir et sans droits réels sera transformé du coup en un jaloux, tyrannique, violent, presque cruel, quoiqu'il ne doute pas une minute de la vertu de son amie. Cette dernière s'en aperçoit trop tard, et aussitôt elle lui offre de lui sacrifier le second. Le jaloux refuse parce qu'il a l'âme généreuse, et il continue d'être jaloux. Ce n'est pas l'amour-propre qui saigne chez celui-là, c'est le cœur.—...Cet autre est marié depuis cinq ans, et il adore sa femme comme au premier jour. Ils ont dîné en tête à tête. Elle s'est habillée, et ils partent pour le bal. Dans le coupé qui les emporte, elle le regarde avec des yeux noyés de félicité. Sa tête sort de la fourrure, petite et souriante, et elle lui murmure en lui prenant la main: «Je voudrais être la plus belle pour te faire honneur, mon doux maître....» Ah! Quel enivrant parfum emplit ce coupé rapide! Ils sont dans le bal maintenant. Elle a des épaules dignes de la femme qui puise de l'eau à la fontaine, dans le Concert de Giorgione, et elle les montre. Elle tourne dans les bras de celui-ci, de celui-là. Elle est la plus belle, comme elle l'avait dit, et aussi, comme elle l'avait dit, elle ne pense qu'à son doux maître. Elle trouve le moyen de lui jeter un mot de temps à autre sans en avoir l'air, de lui couler un regard sans qu'on le remarque. Mais pourquoi ses yeux, à lui, se font-ils durs? Pourquoi, en causant, a-t-il de ces distractions qui révèlent un souci caché, au moment même où la fête rayonne du plus vif éclat? Pourquoi enfin l'emmène-t-il avant le souper, et ne trouve-t-il rien à répondre, dans la voiture qui les reconduit, aux questions anxieuses qu'elle lui pose? Comment lui avouerait-il qu'à voir les regards des autres hommes se poser sur sa gorge nue, à penser que ses épaules étaient près de leurs lèvres, dans la valse; à sentir que d'autres la sentaient belle et la désiraient, il a été saisi par un accès furieux d'une jalousie toute physique?... Ne sont-ce pas là trois types divers du douloureux martyre: la jalousie des sens, la jalousie du cœur, la jalousie de la tête? Elles se mélangent quelquefois. Elles se succèdent souvent. Leurs caractères sont pourtant un peu différents. Je voudrais essayer d'en fixer quelques-uns.


§ I.—La jalousie des sens.

C'est la plus simple de toutes et, je crois, la plus généralement connue. Je trouve une ironie délicieuse à ce fait que la meilleure définition de cette brutale folie ait été rédigée, par qui?... Je vous le donnerais en dix, en cent, en dix mille.... Mais ne cherchez pas, madame; où auriez-vous appris à connaître le nom de Baruch de Spinoza? Cet homme, madame, était un petit juif qui écrivait, il y a un peu plus de cent ans, en Hollande. Vous avez bien, accroché dans un coin de votre hall ou de votre petit salon, un tableautin flamand, quelque intérieur de nuance rembrunie, quelque paysage noyé de vapeur, avec des pesées de nuages sur l'horizon? A une fenêtre d'une de ces chambres paisibles et devant un de ces horizons brouillés, évoquez la pâle, la chétive figure d'un bonhomme, phtisique, au long nez chargé de besicles, et travaillant pour gagner sa vie. Il polit des verres destinés à des astronomes. Ce pauvre diable de solitaire s'interrompt de son labeur afin de manger une soupe au lait que lui apporte une grosse fille de Flandre qui le regarde avec la compassion d'une plantureuse servante pour un moribond de trente-cinq ans. Le bonhomme s'amuse quelquefois à chercher une toile d'araignée dans un coin de sa chambre, puis une autre. Il prend l'araignée de la première toile et la jette dans le piège tendu par sa voisine. Les deux bestioles se poursuivent, elles s'affrontent, agrippées de leurs pattes velues aux mailles du réseau qui tremble. Une d'elles triomphe et enveloppe sa rivale encore vivante d'un linceul qu'elle tisse en quelques secondes. Sur quoi l'homme éclate de rire. Il passe à son bureau, et, là, se met à écrire sur Dieu, sur l'Ame, sur les passions humaines. Or, voici en quels termes il parle de cette jalousie qui nous occupe: «Celui qui imagine que la femme qu'il aime se prostitue à un autre ne s'attriste pas seulement de l'obstacle que cette infidélité peut dresser contre sa passion, à lui, mais il est forcé d'unir à l'image de ce qu'il aime l'image du sexe et des excrétions de cet autre. A cette vue il prend cette femme en haine, et c'est la jalousie qui consiste dans un trouble de l'âme, obligée d'aimer et de haïr à la fois le même objet....» Oui, madame, cette phrase du juif Spinoza se trouve dans son grand traité de l'Ethique, partie III, proposition XXXV, Scolie....—«N'oublions pas que nous sommes des cuistres,» disait un jour avec orgueil le philosophe Cousin, qui a été ministre, académicien, grand-croix de beaucoup d'ordres, et qui n'a pas écrit de sa vie une ligne de la force de celles qu'a tracées ce jour-là l'homme aux araignées.

Cette image de souillure, cette vision de notre rival en train de salir un corps adoré n'a pas la même intensité si ce corps de femme a été à nous, ou si nous ne l'avons jamais possédé, cela est trop évident. Notons donc aussitôt deux sortes de jalousie des sens. Dans le cas où nous sommes jaloux physiquement d'une femme qui ne nous a jamais appartenu, il y a de grandes chances pour que cette jalousie aboutisse au dégoût et diminue notre désir. Si, au contraire, nous avons possédé nous-même cette femme, l'image des caresses qu'elle prodigue à notre rival réveille en nous avec une extraordinaire acuité le souvenir des caresses semblables qu'elle nous a données. Par un détour singulier, ce souvenir agit sur nous à l'état de vision luxurieuse et cette jalousie des sens nous mène au désir. Les femmes le savent si bien que c'est un de leurs procédés pour ramener un amant lassé.—Mais, direz-vous, dans ce retour honteux d'un homme vers une maîtresse qui s'est donnée à un autre, ne rentre-t-il pas aussi de l'amour-propre, la frénésie de la reprendre à cet autre?—J'ai une anecdote sur cette sorte de retour qui répond à cette question. Elle me fut contée à l'époque par Raymond Casal, un soir ou plutôt une nuit que nous revenions ensemble le long des Champs-Elysées, après avoir dîné et passé la soirée dans une même maison. Elle me frappa tellement que je lui demandai la permission de la noter, et lui, très galamment, le lendemain matin, m'envoyait les pages que voici, écrites au crayon sur l'envers de formes de télégrammes. J'y ai à peine changé quelques mots.


«...Elle était,» m'écrivait donc Casal, «remarquablement belle et sa beauté était tout son bonheur. Elle s'était donnée à moi, quoiqu'elle fût une très grande dame, avec une impudeur qui venait justement de ce que l'orgueil de sa chair dominait tout chez elle. Ce fut entre nous aussi un amour tout physique et d'une volupté si entièrement dépourvue d'âme que nous nous parlions à peine, entre des caresses que la brièveté de non entrevues rendait plus ardentes encore. Par un hasard particulier, l'absence de liberté, résultat de sa position, qui aurait dû, semble-t-il, alléger pour moi les obligations de cette liaison, la rendait très lourde. Voici comment. Pour des raisons qui tenaient au genre de vie de son mari, elle ne pouvait jamais savoir à l'avance si elle aurait quelques heures à elle ou non, et il me fallait attendre tous les jours, chez moi, de deux heures à six heures, un mot qui souvent n'arrivait pas, puis, le soir, ne pas bouger du cercle jusqu'à dix heures, si bien que c'était toute ma vie prise. Le jour, par prudence, nous changions sans cesse le lieu de nos rendez-vous. Le soir, nous nous rencontrions toujours chez un ami intime que j'avais alors, Robert de N——. Il habitait, rue Dumont-d'Urville, une maison qui avait une porte de sortie sur la rue la Pérouse. C'était Robert lui-même qui avait mis ainsi son appartement à ma disposition, pour ce moment-là. Il était grand joueur, grand soupeur, et ne rentrait guère avant l'aube. Ma maîtresse et moi, nous sortions toujours de chez lui avant les onze heures.

«Cette liaison durait depuis huit mois à peine, et j'en étais arrivé à une lassitude absolue, presque à un dégoût de cette femme. Pourquoi? A cause de cet esclavage sans doute, et aussi à cause d'une indéfinissable tristesse qui me serrait le cœur au sortir de ces rendez-vous, où il n'y avait que de la sensualité brûlante, partagée, raffinée, mais jamais, jamais une émotion. Je voulais rompre, et je ne savais comment m'y prendre, parce qu'avec cela ma maîtresse était parfaite avec moi, et que je n'ai jamais su avoir un procédé brutal avec une femme. Bref, un soir que j'avais dîné au cercle et que je causais avec Robert, en attendant le moment d'aller au rendez-vous, rue Dumont-d'Urville, je reçois un billet d'elle qui me priait de remettre ce rendez-vous au lendemain. A la dernière minute un contretemps l'avait empêchée. Je jetai ce billet au feu, avec une si visible satisfaction sur ma figure, que Robert le remarqua, et, ma foi, je lui en dis la cause.

—«Tu ne l'aimes donc plus?» me demanda-t-il.

—«Plus du tout,» lui répondis-je en riant, «et je crois que, dans huit jours, je la détesterai. Ah! Ces fins de bonne fortune, c'est comme les fins de voyage, c'est bien long!...»

Après un silence, Robert reprit:

—«Une simple question: As-tu jamais conduit chez moi une autre femme que celle qui vient de t'écrire?»

—«Jamais d'autre,» répondis-je, «mais où veux-tu en venir?»

—«Hé bien!» dit-il, «puisque tu ne l'aimes plus?... J'ai un aveu, là, sur le cœur; j'aime mieux te le faire franchement.... Il y a juste quinze jours, tu avais ton rendez-vous chez moi, tu m'avais prévenu, et j'étais ici, vers onze heures, à tailler de détestables banques. J'avais perdu déjà avant dîner. Mon crédit était épuisé, et pas un ami à moi dans le cercle. L'idée me vint de rentrer rue Dumont-d'Urville pour y prendre de l'argent, afin surtout de couper la veine. «Raymond sera parti,» me dis-je. J'arrive. Je vois sur la table du salon un éventail, un boa et une fourrure. Vous étiez là encore. Que veux-tu? Une curiosité folle me saisit, je marche à pas de loup vers la porte de la chambre à coucher. Je regarde par le trou de la serrure, comme un Bartholo de comédie. Elle venait de sortir du lit et se préparait à se rhabiller. Elle se tenait devant la glace, dévêtue, tordant ses cheveux, et la pleine lumière portait sur elle.... Ah! mon ami, pardon, mais quelle femme! Quelle femme! Je n'ai pas vu le visage, mais le corps!... Non, je n'aurais jamais dû te dire cela.... Ce n'est pas possible que tu ne l'aimes plus....»

—«Pas possible,» fis-je en éclatant de rire; «tu n'as qu'à voir l'effet que me produit ta confession.»

«Il me regarda très sérieusement, puis, d'une voix un peu sourde:

—«Alors, si tu ne l'aimes plus, présente-moi.»

—«Comme tu y vas!...» répondis-je en riant plus fort encore. «Te présenter? Mais c'est impossible. Moi-même, je ne vais pas chez elle....»

«Tout d'un coup, et tandis que je lui parlais, une idée traversa mon cerveau; elle me parut si bouffonne, que je la lui dis tout de suite. Je le tenais, le moyen de rupture si désiré.

—«Tu la trouves vraiment si belle?...» repris-je....

—«Pour que je t'aie parlé comme je t'ai parlé!...»

—«J'ai rendez-vous demain chez toi avec elle. Veux-tu y être à ma place?»

—«Moi?» s'écria-t-il, «tu plaisantes. Et que lui dirais-je?»

—«Ça,» continuai-je en riant toujours, «ce n'est pas mon affaire, tu lui expliqueras ta présence et mon absence comme tu voudras.... Tu auras deux heures devant toi pour la convaincre de ta passion ou ne pas la convaincre.... Moi, j'arrive à onze heures tapantes. Je vous surprends. Je fais la scène de rigueur. J'ai l'air de me croire trahi sur toute la ligne, même s'il n'y a rien eu.... Ce sera un peu canaille, mais je serai libre!... Je ne te demande qu'une chose, ta parole de ne jamais raconter à personne ce pacte de mauvais sujet, pas même à elle.»

«Et il accepta cette immorale combinaison renouvelée des Marrons du feu de Musset. J'employai la journée du lendemain à des préparatifs de départ. J'avais justement l'envie de tuer cette fin d'hiver sur la Corniche, et l'idée que j'allais en finir avec cette sujétion de ces derniers mois me ravissait. A mesure que je me rapprochais du moment où je devais apparaître comme la statue du Commandeur, deux craintes m'angoissaient: celle de ne pas être capable de jouer mon rôle de jaloux, tant je trouvais plaisante cette manière de rompre,—et celle que ma maîtresse n'eût chassé Robert comme un domestique. Me voici donc entrant dans l'appartement et traversant le salon, comme lui, l'autre jour, sans faire de bruit. J'arrive à la porte de la chambre à coucher. Je tourne le bouton. Le verrou était mis en dedans.... Je ne peux pas mieux comparer la soudaineté de ce qui se passa en moi à cette minute qu'à l'impression que j'ai ressentie aux Indes lors d'un tremblement de terre, où Bohun ivre-mort me dit, en tombant, son fameux mot: «I did'nt believe I was so full....» Ce fut quelque chose de si subit, un accès si rapide et si violent de douleur et de colère, que je ne me souviens pas en avoir jamais éprouvé un semblable. J'appelai Robert d'une voix d'abord basse, puis impérieuse.... «Robert!»—Rien ne répondit. Je frappai, même silence. Alors, ivre de rage, j'appuyai de l'épaule sur cette porte fermée, avec une telle force que je l'enfonçai. J'allai droit au lit. Ma maîtresse y était, qui me regardait avec des yeux égarés. Je la saisis par le bras et je le lui serrai d'une manière si cruelle, que mon ami, qui avait cru d'abord à une fureur simulée, dut me repousser. Il sauta du lit et nous nous trouvâmes face à face.

—«Es-tu fou?» me dit-il tout bas, et très pâle, car il me voyait en proie à une espèce de délire. J'eus alors, devant son costume, une perception si nette du ridicule de cette scène après notre conversation de la veille, et une telle peur de moi-même, que je me sauvai de cette chambre comme un insensé. Mais, le lendemain matin, j'écrivais à ma maîtresse une lettre de l'amour le plus effréné. Deux jours après je me battais avec Robert, que je blessai, par bonheur, très légèrement. Nous sommes sortis de cette affaire brouillés à mort, et j'ai gardé cette femme trois ans!»


Ce très authentique document ne permet-il pas d'établir, sur la jalousie physique, un certain nombre de vérités au moins probables?

XLVII

Nous avons beau connaître tout notre esprit et tout notre cœur, notre bête ne nous est jamais connue tout entière, aussi ne faut-il jamais dire: «Cette femme ne peut rien sur moi.» En amour, la seule victoire est la fuite. C'est un mot du plus grand des psychologues modernes: Napoléon.

XLVIII

La jalousie des sens survit à l'amour. Ce devrait être la consolation de toutes les femmes abandonnées, lorsqu'elles sont sans cœur et qu'elles souffrent seulement dans leur vanité. Elles n'ont, pour se venger, qu'à prendre un amant. Elles ne ramèneront peut-être pas l'infidèle, mais elles sont sûres de lui faire du mal. Voilà une grande misère de l'animal homme.

XLIX

Ce n'est jamais ni l'honneur ni l'amour qui font qu'un homme trahi pense à tuer une femme. Le meurtre vient des sens. La volupté, qui n'est que physique, est toujours près d'être féroce.

L

Les coquettes vraiment savantes ne se refusent pas. Elles se donnent. Elles savent que posséder une maîtresse, pour un homme passionné, c'est être possédé par elle. Une femme qui ne nous aime pas et qui nous tient par la jalousie des sens nous mène où elle veut. Le plus irrésistible désir est fait avec la mémoire de la brute qui sommeille chez nous tout.

LI

J'ai vu toute une salle de théâtre prise du fou rire quand Othello entre chez Desdémone pour la tuer. Ce rire avait sa philosophie. Il n'est jamais certain qu'un jaloux de cette espèce, venu pour assassiner celle qu'il aime, ne va pas la réveiller et lui demander pardon. On devrait broder la devise du bouclier spartiate sur cet oreiller vengeur du Maure: «Ou dessous ou dessus.» L'un est si près de l'autre!

LII

La jalousie des sens se distingue des autres par ce signe qu'elle procède par accès, comme les images qui la suscitent. C'est une aliénation intermittente que nous infligent de sang-froid certaines femmes très perverses. Nous aurions cette arme contre elles de mépriser leur bassesse. Par malheur, ce mépris-là ne fait qu'activer le désir; et leur bassesse, elles ne la sentent pas.

LIII

«On n'est jamais ni le premier ni le dernier amant d'une femme, c'est ce qui m'a guéri de ma jalousie....» disait un de nos amis. Un autre lui répondit: «Et moi, c'est ce qui m'a fait tant souffrir....» Le premier parlait avec sa tête, le second avec ses sens.


MÉDITATION XII

BONHEURS CONTEMPORAINS

IV

LES DÉSASTRES (suite.)—- LES JALOUSIES

§ II.—La jalousie du cœur.

Pour distinguer aussitôt la jalousie du cœur de la jalousie des sens, qui a fait l'objet de la Méditation XI et des diverses jalousies de tête, qui feront l'objet de la Méditation XIII, je demande au lecteur de ces notes, forcément incomplètes, de vouloir bien admettre comme démontrée cette proposition:

LIV

Aimer par le cœur, c'est avoir d'avance tout pardonné à ce qu'on aime.

Théorème auquel peut servir de commentaire la phrase que nous disait Berthe Vigneau, à Colette et à moi, quand elle nous racontait les infamies de son amant: «Je lui serai toujours reconnaissante de m'avoir laissée l'aimer....» La raison de cette inépuisable bonté propre au grand amour est aussi facile à donner que la raison de l'inépuisable méchanceté propre aux sens. Aimer d'un amour où les sens dominent, c'est désirer toujours et toujours souffrir de l'inassouvi. Aimer avec le cœur, c'est trouver la volupté suprême dans le don absolu, dans l'abdication de soi complète. Alors, même les douleurs que l'être aimé vous inflige deviennent des joies. Mais vous voudriez en même temps que personne n'eût aimé ainsi avant vous ce que vous aimez, que personne ne l'aimât ainsi après vous, et c'est en quoi consiste exactement la jalousie du cœur. J'ajoute bien vite, pour ne pas manquer au premier devoir de l'observateur moderne,—la misanthropie,—que cette jalousie du cœur, dégagée entièrement de celle des sens et de celle de tête, est aussi rare qu'une femme qui n'a pas de second amant ou qu'un écrivain sans envie. Tout se rencontre, même à Paris, surtout à Paris, et j'ai là, dans mes notes, plusieurs cas singuliers de cette jalousie, nourrie uniquement de tendresse, qui peut vous faire agoniser de désespoir, ravager votre vie, consumer votre volonté, mais vous amener à la férocité, à la haine, seulement à la rancune?—Jamais.


Premier cas.—Roger Valentin, un de mes amis de première jeunesse, avait eu, quelques mois après notre sortie du collège, un innocent roman avec une jeune fille plus riche que lui. Ils s'étaient rencontrés durant une saison à Pierrefonds. Je me rappelle la visite que je fis là cette année même, en 1872, à mon camarade, nos courses au bord des étangs bleuâtres, et dans cette forêt profonde, ses confidences, avec son accent lorrain,—il était de Lunéville,—sous les branches, que remuait un vent aussi doux que nos rêves de ces temps-là. Dieu! Comme à travers les feuilles vertes de ces branches le ciel apparaissait lointain et pur! Revenu à Paris, Valentin continua d'aimer sa compagne de ces quelques semaines d'été. Il l'aima un an, il l'aima deux ans, il l'aima trois ans, devenu rebelle à toutes les tentations de notre libre existence. J'oubliais de dire qu'il était alors élève à l'Ecole centrale. Ses examens de sortie passés, et brillamment, il demande la main de la jeune fille. Les parents, qui ne s'étaient, comme de juste, aperçus de rien, la lui refusent, d'abord parce qu'il avait à peine six mois de plus qu'elle, ensuite parce qu'il ne possédait aucune espèce de fortune. Je le vois arriver chez moi un matin, le visage rongé de chagrin, mais l'air résolu.

—«Je viens te dire adieu,» fait-il.

—«Tu pars?»

—«Oui,» répondit-il. «Elle ne peut pas m'épouser maintenant.... Mais dans dix ans je serai riche, je l'aimerai toujours, et alors qui sait?...»

Il venait de signer un contrat pour Buenos-Ayres. Il n'avait pas quitté Paris depuis dix mois que la jeune fille, objet de son culte, se mariait. Je dois ajouter qu'il n'avait jamais osé lui parler ouvertement de son amour. Je tremblais d'apprendre qu'à cette nouvelle Valentin se fût tué. Mais non. Je sus qu'il travaillait et réussissait de mieux en mieux. Une fois de plus, je me frottai les mains. J'avais trouvé un cœur humain en flagrant délit de contradiction,—enfantin plaisir de la cuistrerie pessimiste dont j'étais alors infecté.—Des années se passent, la jeune femme devient veuve. Elle avait bien près de trente ans alors, et, de son mariage, une petite fille. Valentin débarque d'Amérique. Il avait gagné une grosse aisance, et, comme il me l'avait dit en partant, il aimait toujours celle qu'il avait aimée à dix-neuf ans, dans l'ombre des arbres de la forêt, «en robe claire, au bord de l'eau.» Vous vous rappelez ces vers divins de Sully:

L'épouse, la compagne à mon cœur destinée,
Promise à mon jeune tourment....

Bref, il demande la main de cette femme, qui, touchée d'une pareille fidélité, répond: oui. Le mariage a lieu. J'ai reçu depuis les confidences de cet homme, qui se trouve avoir épousé la seule femme à laquelle il ait jamais pensé. Il serait absolument, complètement heureux, s'il n'y avait pas cette fille du premier lit et qui ressemble à son père. «Ah!» m'a-t-il dit un jour en me parlant de cette enfant, «je n'ai jamais pu l'embrasser sans avoir là comme une pointe aiguë qui s'enfonçait dans mon cœur....» C'est que cette enfant, qui va et qui vient, avec son rire gai, ses yeux purs, ses cheveux blonds, est la preuve sans cesse renouvelée, la preuve vivante et parlante, au regard de Valentin, que sa femme d'aujourd'hui a été, des années durant, la femme d'un autre. Jamais cette femme ni l'enfant n'ont soupçonné cette jalousie du passé chez cet homme qui, n'ayant pas d'enfant lui-même, adore cette petite fille autant qu'il en souffre. «Explique-moi cela,» me demandait-il avec des larmes au bord des paupières; et il ajoutait: «Je ne suis pourtant pas jaloux.» Il l'était cependant, mais pas avec les sens,—il eût détesté l'enfant,—pas avec la tête,—il l'eût détestée encore, et la blessure de l'amour-propre eût saigné en lui. Cette douleur, à la fois résignée et persistante, tendre dans sa tristesse, et sans une pensée de reproche ou d'amertume, mais cette douleur tout de même et inguérissable, qu'il y eût eu dans la vie de sa femme un autre que lui, avant lui; qu'elle eût donné à cet autre sa virginité, et qu'elle lui dût aussi la maternité, c'était la jalousie du cœur dans toute sa misère et sa noblesse. Il me disait encore: «Non, je ne suis pas jaloux. J'aime cette petite comme si elle était ma fille, et quand je pense qu'elle ne l'est pas, c'est ce regret qui me fait si mal....»


Deuxième cas.—Celui-ci, je le copie exactement sur mon journal à une date qui n'est pas lointaine: «...Mercredi, 16 mars 188-.... La vie, qui dépasse l'imagination en brutalités, la dépasse aussi en délicatesses. Eté aujourd'hui chez Mme R——, l'ancienne maîtresse de S—— B——. L'ai trouvée seule, au coin de son feu, et causé avec elle du mariage de son amant, mariage auquel elle a eu le courage d'assister après l'avoir fait elle-même. Elle me raconte ses sentiments, l'horreur qu'elle a toujours eue de voir la pitié remplacer chez lui l'amour. «Je n'ai pas voulu qu'il me vît vieillir,» dit-elle. Le fait est que cette femme a donné un des plus étonnants exemples que je sache du romanesque dans la coquetterie. Quand elle eut décidé S—— B—— à ce mariage, elle lui accorda un dernier rendez-vous, et, le lendemain matin, elle ordonnait au coiffeur de lui poudrer tous les cheveux. «Ils commençaient à blanchir,» a-t-elle dit à ses amies. C'était sa manière de lui prouver, à lui, que, l'ayant perdu, elle devenait une vieille femme. Elle venait d'avoir trente-huit ans.... Je la regardais donc, ce soir, assise dans un fauteuil, au coin de ce feu paisible, et avec sa jeune physionomie rendue plus jeune encore par cette gracieuse blancheur de sa chevelure, et elle m'expliquait comment, le jour du mariage, elle avait beaucoup pleuré. «...Mais de douces larmes. Je connaissais cette jeune fille. Je le connaissais si bien lui-même, je savais qu'il serait heureux par elle, et je trouvais une espèce de sauvage douceur, dans mon isolement volontaire, à me dire que ce bonheur de chaque minute, il me le devrait. Vous ne comprenez pas cela, cette ivresse du sacrifice, cette preuve donnée à quelqu'un que personne, personne ne l'aimera comme vous l'avez aimé?...»

—«Et vous n'avez jamais été jalouse?» lui demandai-je.

—«Si,» dit-elle après un silence, «quand j'ai su que, durant son voyage de noces, il s'était arrêté dans une ville où nous avions passé quatre jours ensemble, cachés, la première année de notre amour.... Il n'aurait pas dû me faire cela.... Et puis, je le lui ai pardonné.... Mais moi, je ne pourrais jamais retourner dans cette ville, maintenant.... Il y a là, dans ce coin d'Allemagne, un paysage de fleuve que nous avons regardé tous deux et tant aimé.... Comment a-t-il pu le regarder avec une autre?»

Puis après un silence:—«Est-ce assez ridicule, pourtant? N'être pas jalouse de toute la vie d'un homme puisqu'on la donne à une autre, et être jalouse d'une impression qu'il a eue avec vous autrefois, et dont on voudrait qu'il ne l'eût eue depuis avec personne!...»


Troisième cas.—C'est une petite comédie, ou plutôt le scénario d'une saynète à deux personnages qui pourrait porter comme titre le mot du révolutionnaire: «Il n'y a que les morts qui ne reviennent point.» Les pauvres morts! C'est affreux d'en médire, mais c'est quelquefois si commode, en amour comme en politique et en littérature!

SCÈNE PREMIÈRE

Le théâtre représente un petit salon d'une femme à la mode, dans un hôtel de l'avenue du Bois-de-Boulogne, pas bien loin de l'Arc. Ameublement réglementaire: paravents, bibelots, vieilles étoffes, divans avec coussins, lampes anglaises, etc., etc., (Voir pour plus amples renseignements les romans mondains de cette année de grâce 188-.)—Une table à thé de chez Leuchars. (Voir les mêmes romans.) La lampe brûle sous la théière. Mme de Gesvres—Jeanne, de son petit nom—est seule dans ce salon: trente ans, très blonde, avec des yeux noirs très doux. Toilette de chez ——. (Voir comme plus haut.) Elle se promène de long en large et regarde de temps à autre une montre microscopique enchâssée dans son bracelet. (Toujours comme plus haut.) Elle se parle à elle-même, tout bas.

Cinq heures.... Dans quelques minutes il sera là. Que va-t-il me dire?... La dernière fois qu'il est venu dans ce salon, il y a quinze mois,—quinze petits mois,—Marthe était là! Pauvre Marthe!... Comme elle l'aimait!... Il partait pour l'Amérique le soir même.... Et ils se disaient adieu chez moi, encore une fois, après l'adieu de la journée.... Oui, comme elle l'aimait!... Jusqu'au martyre, puisqu'elle avait exigé qu'il acceptât de s'en aller, pour ne pas nuire à sa carrière. On ne devrait jamais s'attacher à un diplomate quand on a le cœur qu'elle avait, cette femme-là.... Et lui, comme il avait l'air de l'aimer!... Et deux mois après, elle était morte.... Et depuis, il ne m'a pas écrit trois fois, à moi qui lui représente pourtant tout ce qui lui reste de cet amour, puisque j'ai été leur confidente, que je me suis chargée de lui renvoyer tous ses souvenirs.... Allons, il l'aura oubliée.... Ah! les hommes! Tous les mêmes.... Je suis curieuse de savoir comment il se justifiera.... Ce silence de plus d'un an, et, aussitôt de retour à Paris, ce billet pour me demander un rendez-vous,—chez moi?... Ça ne me dit rien de bon.... Ce serait assez canaille, mais bien dans la note, de vouloir profiter de nos anciennes relations pour me faire la cour.... Il me regardait autrefois avec des yeux!... Par exemple, si c'est avec ces intentions que ce monsieur revient, il trouvera à qui parler....—Longue rêverie.—Et ce doit être avec ces intentions-là. Une femme ne se trompe pas à cet instinct. Nous verrons bien, et ce qu'il sera remis à sa place!... Elle tend l'oreille.... Une voiture.... Elle s'arrête.... Deux coups de cloche.... C'est lui....—Elle s'assied sur le divan, à côté duquel est une petite table garnie d'étuis anciens, de boites à miniature, de flacons ciselés et de portraits. Elle prend un livre vêtu d'une gaine de soie brochée, un des romans cités ci-dessus, et fait semblant de lire.

SCÈNE DEUXIÈME

La porte s'ouvre. Le domestique introduit M Raoul Garnier: trente-cinq ans, tournure élégante, physionomie mâle et fine. Les tempes grisonnantes, les yeux bridés, l'expression de tout le visage, révèlent de grands chagrins. Il est visiblement ému. Il s'avance vers Mme de Gesvres et lui baise la main en disant simplement d'une voix étouffée: Madame!...

JEANNE.—Mon ami!... Elle lui prend les deux mains et les lui serre, franchement, fraternellement.... Mon pauvre ami....

Un silence. Robert s'assied sur un fauteuil un peu bas, près du divan. On entend le bruit de la théière sur la petite flamme et le craquement du bois dans la cheminée. (Ici, longues banalités de conversation, petits potins de société, nouvelles de celui-ci, de celui-là.) Tous deux sont gênés. Silence.

JEANNE, après le troisième ou le quatrième de ces silences, prenant une photographie sur la table et la tendant à Raoul.—Avez-vous vu le portrait de notre pauvre amie, que j'ai retrouvé depuis le malheur?... N'est-ce pas, que c'est bien elle et tout son charme?...

RAOUL.—Oui, c'est bien elle!... Nouveau silence; puis, comme se parlant à lui-même: Il me semble que c'était hier. Nous étions là tous les trois: vous, juste où vous êtes; elle, ici, à côté de vous, sur ce divan; moi, à cette même place ... à cette même heure.... Vous nous disiez d'espérer.... Moi, j'avais un pressentiment que cette séparation nous serait fatale.... J'avais la promesse d'être rappelé au ministère au bout de six mois.... Six mois! En voici quinze que je suis parti, et je ne la reverrai plus jamais, jamais....

JEANNE. Elle a froncé imperceptiblement le sourcil en écoutant le jeune homme, mais elle secoue la tète avec émotion.—Comme c'est bon de vous entendre parler ainsi! Il y a donc des sentiments vrais dans ce monde. Vous me pardonnerez de vous dire cela.... En ne recevant pas de lettres de vous depuis des mois et des mois, j'ai cru que vous aviez oublié notre chère morte, et moi, qui sais ce que vous avez été pour elle, j'en avais le cœur tout serré.... Je vois que je m'étais trompée....

RAOUL.—C'est vrai, madame, j'ai eu tort.... Mais que vous aurais-je écrit?... J'ai été, pendant des semaines et des semaines, à la suite de cette fatale nouvelle, dans un désespoir à ne pas trouver l'énergie de quoi que ce fût.... Ç'a été d'abord une stupeur, presque une folie. Je ne pouvais croire que ce fût vrai, que cette femme que j'avais connue si tendre, si aimante, ne me regarderait plus avec ses yeux, ne me parlerait plus avec sa voix, ne m'aimerait plus avec son cœur.... Ensuite, quand j'ai reçu, par vos soins, le paquet de mes lettres qu'elle vous avait légué pour moi, j'ai voulu tromper ma douleur en revivant tout ce passé.... Savez-vous comment?... Chaque jour, je cherchais, dans cette correspondance, la trace de ce que nous faisions, de ce que nous pensions, l'année précédente, à pareille date, et l'autre année, celle d'auparavant, la première.... J'arrivais ainsi à me donner une hallucination rétrospective qui me rendait Marthe vivante pour quelques minutes, pour une heure quelquefois.... Le croiriez-vous? En même temps que je me plongeais ainsi dans mon passé avec ce délire, j'en avais peur, de ce passé.... Oui, j'avais peur de revoir Paris, de revoir mon appartement où elle est venue, de vous revoir vous-même.... Quel battement de cœur quand j'ai reçu votre billet m'accordant le rendez-vous que je vous demandais!... J'allais donc, pour la première fois depuis sa mort, parler d'elle.... Ah! j'avais tort d'avoir peur! Cela fait tant de bien de souffrir tout haut!... Vous voyez, je l'aime comme je l'ai aimée au premier jour.... Depuis la minute où je l'ai rencontrée, elle a aboli toutes les femmes. Aucune n'a plus existé pour moi. Aucune.... Il y a plus d'un an qu'elle est morte, et c'est la même chose encore, et je sens que ce sera ainsi longtemps, bien longtemps....

JEANNE. Elle a de nouveau froncé le sourcil, et elle s'est mordu la lèvre tandis que Robert parlait. Son pied, qu'elle avançait sur un coussin, s'est crispé dans le petit soulier verni, puis s'est retiré. Lui n'a rien vu de ce manège.—Mon Dieu! que n'est-elle là pour vous entendre!... Elle aussi, elle me disait, en me parlant de vous: «Il m'a tout fait oublier....» Hélas! elle n'avait pas été gâtée avant de vous connaître....

RAOUL.—Mariée à dix-huit ans, presque par force, et à quel homme!... Ah! si elle n'avait pas eu son fils, comme je l'aurais arrachée à cette vie!...

JEANNE.—Oui, ce sont ces mariages-là qui nous perdent, nous autres femmes.... On ne se sent pas comprise. On est malheureuse, et on fait comme notre pauvre amie: on est la dupe de quelque libertin sans cœur qui vous joue la comédie du grand sentiment, et c'est pire qu'avant, on a le mépris de soi par-dessus le marché.... Et puis, quand, après ces affreuses déceptions, on a la chance de rencontrer un vrai, un sincère amour, qui vous panse toutes vos blessures, qui vous guérit de toutes vos douleurs, il faut mourir....—Un silence.—Mais voilà que je renouvelle encore vos peines ... et les miennes.... Allons! causons plutôt de vous maintenant, dites-moi ce que vous allez devenir, et d'abord laissez-moi vous offrir une tasse de thé.—Elle se lève et marche vers le plateau.—Très fort ou léger? Deux morceaux de sucre ou trois?...

RAOUL. Les phrases que Jeanne vient de prononcer lui ont fait fixer les yeux sur elle avec stupeur. Il s'est levé aussi et paraît embarrassé de parler.—Très léger, un morceau.—Il trempe ses lèvres dans sa tasse et cause de nouveau de choses indifférentes, puis avec timidité: En effet, elle avait l'air d'avoir traversé de bien dures épreuves....

JEANNE, toujours debout en préparant sa tasse à elle.—De bien dures....

RAOUL.—Que de fois, quand je la voyais trop triste, j'ai été tenté de l'interroger! Vous avouerai-je que je n'ai jamais osé?...

JEANNE.—Je reconnais bien là votre délicatesse.... Mais, soyez-en sûr, elle ne vous a jamais menti. Du jour où elle a été à vous, elle n'a plus rien eu à vous cacher dans sa vie....

RAOUL. Ses mains tremblent et il a posé sa tasse. Nouveau silence.—Madame?...

JEANNE.—Qu'avez-vous? Vous tremblez?... Vous me faites peur!...

RAOUL.—Pardonnez-moi.... Mais je ne peux pas croire que tout à l'heure je vous aie bien comprise.... Ainsi Marthe....

JEANNE. Une stupeur supérieurement jouée; deux soupçons de larmes dans ses yeux, puis quelques phrases comme:—Ah! je devine.... Mais qu'ai-je fait?... Comment? Vous n'en saviez rien?... Et c'est moi qui?... Ah! malheureuse!...

RAOUL, d'une voix sourde.—C'est donc vrai? Elle avait eu un amant avant moi?...

JEANNE.—Ne me demandez plus rien. Je ne répondrai pas.... Si j'avais pu soupçonner!...

RAOUL.—Avant moi!... Quelqu'un que je connais sans doute, que je rencontrais chez elle, à qui je serrais la main.... Ah! mon Dieu! mon Dieu!... Il se laisse tomber sur le fauteuil et appuie sa tête sur ses mains. Jeanne le regarde et veut parler. Il ne l'écoute pas et ne lui en laisse d'ailleurs guère le temps. Prenant son chapeau et se levant:—Vous avez raison, madame, je n'ai rien à vous demander de plus.... Excusez-moi, si je ne me sens pas la force de continuer à causer avec vous aujourd'hui. Vous ne pouvez pas savoir le mal que vous m'avez fait.... Ce n'est pas votre faute.... Je vous demanderai la permission de revenir ... bientôt.... Adieu, madame, adieu....—Il s'incline sans qu'elle lui tende la main, comme quelqu'un qui ne veut pas éclater en sanglots. Il sort.

SCÈNE TROISIÈME

JEANNE. Pendant tout le temps que Raoul a parlé, elle est demeurée immobile, tris émue. Elle entend le roulement de la voiture et passe les doigts sur son front, comme se réveillant d'un mauvais songe.—Non, non, non.... Je ne veux pas avoir fait cela, c'est trop horrible.... Vite du papier, une plume, de l'encre.—Elle s'assied à un mignon bureau, derrière un paravent de cristal.—Que je lui écrive pour lui demander pardon!... Ah! ce que l'on a de mauvais en soi!... Cette douleur ... cet amour.... J'ai été jalouse, atrocement jalouse. Est-ce que je l'aimerais, par hasard?... Et puis cette idée de tout lui apprendre de ce qu'elle avait mis tant de soin à lui cacher m'a traversé l'esprit, là, subitement.... Et puis!... Je vais lui demander pardon de cette infâme révélation, lui jurer que ce n'est pas vrai....—Elle commence une lettre, puis la déchire; une seconde, la déchire; une troisième, la déchire.—Non, je ne peux pas....—Elle mord distraitement la perle qui termine son porte-plume d'or.—Et il a cru cela tout de suite, sans un mot, sans une preuve?... Sans une preuve!... Pauvre Marthe!...—Elle se lève, et, refermant le buvard:—Décidément, il n'a que ce qu'il mérite. Sans une preuve!... Non, les hommes sont vraiment par trop canailles....

Rideau.


...Comment ai-je deviné le secret de la petite infamie commise par l'ange blond aux yeux bruns de l'avenue du Bois contre la mémoire de la pauvre morte, c'est mon secret, à moi, qui ne fut jamais celui de Raoul. On voit que ce garçon n'avait jamais médité sur l'observation suivante:

LV

On rencontre des femmes qui ne prendraient à une amie ni un mari ni un amant. C'est leur honneur professionnel, cela. On en rencontre peu qui supportent sans mauvaise humeur le sentiment absolu d'un homme pour cette amie. On n'en rencontre pas qui aime ce sentiment.

Toujours est-il qu'à partir de cette conversation l'amoureux de Marthe tomba dans le plus étrange état de douleur imaginative que j'aie constaté. Il était jaloux du passé d'une morte, et il me décrivait ainsi cet état dans une lettre que j'ai relue bien souvent: «...J'aurais dû,» m'y disait-il, «ne pas quitter Paris comme j'ai fait aussitôt après cette affreuse révélation, revoir Mme de Gesvres, savoir le nom de cet homme, et aussi les raisons de cette femme pour m'avoir ainsi empoisonné un si doux souvenir.... A quoi bon?... J'ai tout compris de ma pauvre maîtresse, et je lui ai tout pardonné. L'espèce de jalousie sans nom dont je souffre réside en ceci, que je n'ai pas eu le premier l'éveil spontané et volontaire de son cœur. Mais n'est-ce pas une forme de mon égoïsme? Vois-tu, ce que je lui envie, profondément, à cet inconnu, ce sont les années qu'il a eues pour l'aimer, pour lui faire oublier les tristesses de sa vie, et, ces années, il les a employées à la tourmenter, à lui faire du mal, et moi, que le temps où j'aurais pu la rendre heureuse m'a été avidement mesuré!...» Cette confession,—en ai-je reçu de pareilles, et provoqué, par le goût passionné que j'ai toujours eu de sentir sentir!—cette confession, qui se prolonge durant des pages, m'a servi, avec les deux premiers cas que j'ai cités et d'autres analogues, à établir comme probablement exact le parallèle que voici entre la jalousie des sens et celle du cœur. Cette dernière a pour cause la pensée des sentiments éprouvés pour un autre cœur par le cœur que l'on aime, tandis que la jalousie des sens a pour principe l'image des sensations procurées par une autre chair à la chair que l'on aime. Aussi la jalousie du cœur ne s'apaise-t-elle pas, comme la jalousie des sens, par la présence et par la possession. Elle porte sur le passé et sur l'avenir, précisément parce que la vie du cœur se compose de souvenirs. Nous voudrions que le cœur dont nous sommes épris nous dût toute la mémoire de ses bonheurs, dans ce passé et dans cet avenir.—C'est pour la même raison que la jalousie du cœur ne procède point par intermittences, comme la jalousie des sens. La pensée tourne à l'idée fixe, tandis que l'image va et vient, changeante. La jalousie physique s'exalte donc dans des crises, la jalousie du cœur s'épuise dans la mélancolie continue. C'est de la dernière que l'on meurt.—La jalousie des sens s'exagère de plus en plus dans la brutalité, celle du cœur s'affine de plus en plus dans la nuance. La première est donc plutôt masculine, la seconde, féminine.—La jalousie des sens présente cette anomalie qu'elle peut être déloyale avec sincérité. Un homme est souvent jaloux jusqu'à la fureur d'une femme qu'il trompe sans aucun scrupule. Combien n'avons-nous pas vu de femmes, jalouses par le cœur, surtout dans le mariage, refuser de se venger, même par la plus légère coquetterie? «Si je me laissais faire la cour,» me disait une d'elles, «je lui ressemblerais....» C'est que la vie du cœur est celle des subtilités infinies, des susceptibilités intimes de plus en plus maladives.—Enfin, si la jalousie des sens a pour résultat d'exciter le désir, la jalousie du cœur a pour effet de l'éteindre quelquefois à jamais. Une maîtresse jalouse, par exemple, de cette jalousie-là peut devenir incapable d'éprouver une volupté quelconque entre les bras de celui qu'elle aime.... Mais, pour épuiser la différence entre ces deux sortes de maladies morales, il faudrait écrire un volume entier. Les pages en seraient inintelligibles à ceux qui n'ont jamais aimé qu'avec leurs sens, et à quoi bon convaincre les autres? Je préfère conclure par cette réflexion qui, vraie pour toutes les jalousies, l'est surtout pour celle qui fait la matière de ces quelques pages:

LVI

La raison dit: «Une femme qui vous rend jaloux ne mérite pas que vous l'aimiez. Toute jalousie est donc absurde.» Le cœur répond: «C'est justement parce qu'elle ne mérite pas d'être aimée que je suis jaloux....» Il ajoute souvent tout bas: «et que je l'aime!...»


MÉDITATION XIII

BONHEURS CONTEMPORAINS

V

LES DÉSASTRES (suite).—LES JALOUSIES

§ III.—Les jalousies de tête.

Condamneriez-vous Othello, si vous étiez juré?—Moi, certainement, parce que le crime passionnel, considéré du point de vue de la défense sociale, me paraît plus redoutable que tout autre. Mais si j'étais son ami, peut-être le serais-je davantage encore après son crime, parce que je croirais plus que jamais en sa sincérité, surtout s'il avait essayé sérieusement de se tuer lui-même après....—Quel original, alors!—C'est surtout que je le plaindrais. Autant dire que les jaloux des sens me paraissent des maniaques, capables des folies les plus dangereuses, mais aussi des malheureux qui ne sont ni méprisables ni ridicules. Quant aux jaloux du cœur, ce sont les martyrs de la religion d'amour. Qui ne les envierait d'aimer jusqu'à l'agonie? Maintenant vont défiler les grotesques de la bande, les jaloux qui ne désirent pas la femme dont ils sont jaloux, qui ne l'aiment pas de cœur; mais la vanité ou la sottise les pousse à tourmenter cette pauvre femme, et à se tourmenter eux-mêmes sans l'excuse d'une sincérité de passion, sans la grâce d'une sincérité de tendresse. Au premier abord cela paraît insensé qu'il y ait de par le monde des hommes qui se fassent tout à la fois bourreaux et victimes, qui s'engagent dans des aventures de drame quelquefois, de chagrin toujours, simplement parce qu'ils se montent la tête, à froid et à vide. Et cependant rien de plus fréquent, et pour ne pas discuter cette thèse dans le vague, je choisis aussitôt quelques échantillons de ce que j'appelle les jaloux de tête, pour faire pendant aux maîtresses du même genre, et voici par quelles raisons diverses cette maladie singulière peut naître:


Par amour-propre simple.—C'est ici le cas le plus fréquent; il se produit surtout dans les ruptures et au lendemain des ruptures. Cette jalousie-là consiste à ne pas pouvoir supporter qu'une femme abandonnée par vous continue sa vie. Vous avez accablé une maîtresse de mauvais procédés. Vous avez répété à tous vos amis, à tous vos camarades, voire à de simples connaissances: «Quelle corvée! mon Dieu! quelle corvée!... Qui me débarrassera de ce crampon?...» Ou encore: «Ne souhaitez pas d'être aimé, allez, ce n'est pas amusant!...» Ou encore: «Si je la quittais, elle en ferait une maladie; c'est ce qui me retient....» Et puis votre égoïsme l'a emporté, vous avez quitté la pauvre femme. Elle a beaucoup pleuré. Elle a été malade. Pourtant elle a commis l'infamie de ne pas mourir. Vous apprenez qu'elle reçoit les visites d'un consolateur, qu'elle devient moins triste, qu'elle se remet, qu'elle est heureuse, et voilà que vous ne parlez plus d'elle qu'avec une âcreté de langage qui n'a d'égale que la fatuité de votre pitié hypocrite quand vous vous lamentiez sur l'excès de ses sentiments. Cette jalousie par amour-propre simple confine à celle que nous avons étudiée dans la Méditation XI; elle s'en distingue par ce trait que le jaloux de tête n'est pas tourmenté par des visions physiques. L'irritation ne le mène pas au désir. Il méprise la femme qui a cessé de le pleurer,—et il la méprise ingénument,—parce que l'idée de la douleur qu'il causait lui constituait une délicieuse flatterie d'amour-propre, et il la hait d'en être privé.

—«Je n'aurais jamais cru ça d'elle,» me disait un camarade, qui venait d'apprendre qu'une ancienne maîtresse à lui s'était mise en ménage avec un de nos amis communs, «moi qui ai hésité trois mois à la lâcher!...»

—«Ah! les femmes!...» lui dis-je sans lui laisser voir que son exclamation me semblait d'un comique à réveiller un mort.

—«Je commence à croire que tu as raison,» me répondit-il avec un air profond, «et que la meilleure ne vaut pas cher....»

Notez que le camarade qui me débitait cette colossale sottise était une façon d'homme à bonnes fortunes, lequel continuait, quoique marié, à courir les diverses sous-préfectures du département de la Haute-Noce (à inscrire sur la carte du Tendre à côté des départements déjà signalés dans la Méditation VIII). Il est assez curieux, en effet, de constater que cette vanité grotesque de l'homme qui ne veut pas être remplacé se rencontre surtout chez l'homme qui a beaucoup remplacé. Petit trait de psychologie masculine à joindre à cet autre, que le mépris pour le sexe féminin abonde spécialement chez ceux qui ont commis le plus de coquineries galantes, bouffon détour du cœur qui peut se résumer paradoxalement ainsi:

LVII

Ce que certains hommes pardonnent le moins à une femme, c'est qu'elle se console d'avoir été trahie par eux.

Par amour-propre composé.—J'ai entendu un homme d'Etat, intelligent,—aussi fait-il une merveilleuse carrière politique devant le suffrage universel et vient-il d'échouer aux élections de son Conseil général après avoir été tour à tour éliminé des ministères et de la Chambre,—discuter entre intimes une loi sur le duel. «Il n'y a,» disait ce sage, qu'un article à inscrire dans cette loi: Les comptes rendus des rencontres sont rigoureusement interdits....» Hé bien! celui que j'appelle le jaloux par amour-propre composé est le frère du duelliste qui va sur le terrain pour la galerie, cette invisible galerie constituée, suivant le cas, par les vagues lecteurs d'un journal, par quelques membres d'une coterie, d'autres fois par les quatre habitués d'un café. Vous souvenez-vous de ces deux étudiants qui faillirent se tuer dans un combat, en chambre, au fleuret démoucheté, parce que la maîtresse d'un d'entre eux avait parlé familièrement à l'autre «en plein restaurant»? Un des témoins déposa gravement en ces termes à l'audience, et il nomma le restaurant, qui était,—ô innocence!—connu dans le quartier Latin sous le nom significatif de Vacherie! Le jaloux par amour-propre composé est donc celui dont la jalousie commence à la pensée de ce que l'on dit. Cet on si fuyant et si vain, toujours mal renseigné et encore plus indifférent, que de sacrifices lui avons-nous faits, tous tant que nous sommes! Et moi, le premier, aurais-je eu contre ma maîtresse cette implacable rancune, si je n'avais songé au foyer de la Comédie et aux discours que pouvaient, que devaient tenir sur mon compte tel et tel pensionnaires dont je n'aurais pas voulu pour jouer une panne dans une saynète en un acte? Cette jalousie par amour-propre composé est certainement la plus misérable de toutes. N'empêche que c'est elle qui pousse l'amant aux plus terribles éclats. On pourrait presque affirmer qu'elle représente le moyen le plus sûr, pour une femme, de savoir si elle n'est pas aimée. Au regard du véritable amoureux, en effet, le public n'existe pas. S'il songe au ridicule, c'est pour se réjouir que ce ridicule lui permette de montrer à celle qu'il aime la profondeur de sa passion. Et nous arrivons aux deux nouveaux aphorismes:

LVIII

Pour un amant qui aime avec tout son cœur, une infidélité connue de sa maîtresse offre encore cette douceur qu'il peut lui prouver son amour en lui pardonnant.

LIX

L'amant pour qui la galerie existe ne voit dans sa maîtresse qu'une occasion d'étonner cette galerie. C'est le moment pour cette femme d'avoir vraiment peur.

Par suggestion.—On a tant abusé de ce mot depuis quelques années, qu'un écrivain qui se respecte éprouve quelque pudeur à l'employer,—Eppùre si muove, disait le vieux Florentin.—Il existe un certain nombre d'êtres de reflets et qui vont quêtant, si l'on peut dire, les idées, les goûts, les émotions qu'ils devraient avoir. Vous les connaissez, ces miroirs ambulants dans la littérature et dans l'art. C'est le Monsieur qui veut à tout prix être dans le mouvement. Il applaudit aujourd'hui aux pièces dégoûtées et pessimistes, comme il eût applaudi, voici cinquante ans, aux pièces romantiques. Il aime pêle-mêle Degas et Wagner, les poètes anglais et les romanciers russes, parce qu'il sait qu'il faut penser ainsi, et il est sincère, comme il le sera plus tard dans son dégoût pour ces mêmes artistes. Une affirmation très décidée de tel ou tel personnage suffira. En politique, cette suggestion se fait plus visible encore, parce qu'elle peut s'étendre d'un individu à toute une foule. Napoléon a suggestionné la France; il lui a persuadé qu'elle avait envie de conquérir l'Europe, et cette folle de nation l'a cru! Dans un ordre d'idées tout simple, tout modeste, tout bourgeois, celui qui nous occupe, où il semble bien que chacun devrait penser et sentir par lui-même, rien de plus commun que la suggestion. La preuve en est dans ce besoin de confidence qui tourmente tant de soi-disant amoureux, quoique ce soit une vérité, connue comme le carré de l'hypoténuse, que faire une confidence à un ami, c'est: 1° la faire à deux, à trois, à dix, puisque votre ami n'a pas plus de raison de garder votre secret que vous-même; 2° vous aliéner cet ami, qui sera certainement un peu envieux de vous; 3° vous préparer bon nombre de chances d'être trompé, si votre maîtresse et cet ami arrivent à se connaître et à se parler.—Osons le dire, neuf fois sur dix, ce n'est point parce que l'on aime que l'on fait ces imprudentes confidences. C'est parce que on a fait ces confidences que l'on aime, ou que l'on croit aimer, et on commence de subir la suggestion de l'ami choisi. «Que penserais-tu à ma place?... Que dois-je croire?...» lui demande-t-on, ce qui équivaut à lui demander: «Que dois-je sentir?...» Il se rencontre des camarades qui répliquent à ces étranges questions par des conseils de sentiments délicats et tendres. Ce sont ceux qui vous aiment vraiment et qui vous souhaitent heureux.—La plupart du temps, l'ami nourrit, sans même s'en douter, le secret désir que votre bonheur tourne mal. Et entre parenthèses, c'est ici l'occasion de remarquer le profond bon sens avec lequel les femmes pratiquent d'instinct l'aphorisme suivant:

LX

Une maîtresse voit dans l'ami intime de son amant presque toujours son pire ennemi,—à moins qu'elle n'y trouve un nouvel amant.

Et alors s'ouvre la série des conseils perfides qui transforment le confident en un Yago de bonne foi. «Moi, je ne supporterais pas cela....» Avec cette petite phrase, dite d'un certain ton, le confident fait sortir de votre tête l'Arnolphe extravagant qui reposait là, comme les diablotins que l'on donne aux enfants reposent dans leur boîte, et vous vous mettez à faire le jaloux que vous n'êtes pas, et, ce faisant, à le devenir. D'autres fois c'est la femme elle-même qui vous suggère d'être jaloux de celui-ci ou de celui-là, pour que vous négligiez de l'être du rival qui a seul de l'importance à ses yeux, à elle. Ces espèces de jalousies factices, qui ont fourni matière à tant de comédies, sont bien voisines des jalousies d'amour-propre. Elles s'en distinguent par ce trait que le jaloux de cette espèce ne pense pas à la moquerie possible de son confident. C'est un jaloux à la suite, voilà tout, et qui emboîte le pas aux conseils d'un autre, par esprit d'imitation. Qui l'étudierait et le définirait bien, cet esprit, expliquerait tant d'existences humaines, particulièrement dans ce Paris où il est si malaisé d'être personnel, que les trois quarts des bipèdes couchés à Montmartre, à Montparnasse ou au Père-Lachaise mériteraient pour épitaphe: «Ci-gît X..., Y..., Z... , mort le.... C'est la première fois qu'il n'a pris l'avis de personne.»—On avait déjà trouvé cette autre à un politicien intrigant: «C'est ici la première place qu'il n'ait pas sollicitée.»

Par snobisme.—Nos ancêtres, qui n'avaient pas le mot, avaient si bien la chose, que la liste des maris ou des amants trompés par les rois, et qui s'en sont réjouis, est, à la liste de ceux qui s'en sont fâchés, dans les proportions de trois cents à un. Et je jurerais sur les mânes réunis de Stendhal et de Benjamin Constant, ces deux grands prêtres de la Sainte Analyse, que cette joie était presque toujours désintéressée. La vanité du Snob est si totale, elle envahit si complètement le champ rétréci de son âme! Je me rappelle ce mot du jeune Figon, le fils d'un marchand d'habits devenu riche et qui jouait au grand seigneur. Il s'était établi par chic, et pour succéder à des princes, l'amant sérieux de la célèbre Gladys Harvey. Elle venait de le quitter pour un employé de nouveautés dont elle s'engoua au point de renoncer à son luxe, à son hôtel, à ses chevaux,—enfin une de ces invraisemblables toquades comme il s'en rencontre une par génération dans le demi-monde.

—«Si seulement,» gémissait Figon, «ç'avait été quelqu'un du Cercle!...»

C'était le jaloux par Snobisme dans toute sa candeur. A ce degré de simplicité grandiose, cette jalousie est exceptionnelle, comme toutes les supériorités. Mais rappelez vos souvenirs de vie galante, et dites si vous n'avez pas connu bon nombre de vos compagnons qui toléraient avec la plus singulière indifférence, presque avec plaisir, auprès de leur maîtresse, les assiduités de tel ou tel personnage notable à un titre quelconque, au lieu qu'ils professaient des exclusions féroces pour celui dont la présence n'eût pas flatté leur amour-propre. Expliquez ces faits comme vous voudrez, et je passe au jaloux de tête, qui est le contraire de celui-là, je veux dire le jaloux

Par envie.—Un des types les plus saisissants que je connaisse de cette jalousie envieuse a été donné, lors d'un procès célèbre, par ce Fenayrou dont j'ai déjà parlé et qui tua si tragiquement le malheureux Aubert. Dans la haine furieuse et tardive que le premier de ces deux hommes avait vouée à l'autre, il entrait une part de jalousie physique et une part aussi de cette envie professionnelle qui remue les pires fanges de l'être. Fenayrou avait échoué dans son commerce de pharmacie. Les affaires de l'ancien amant de sa femme prospéraient au contraire, et chaque jour davantage. Il dut se produire alors dans l'âme du mari jadis outragé un de ces précipités moraux dont le dosage reste presque impossible et que je formulerais à peu près ainsi:—il devint jaloux de l'autre avec toute la force de son envie....—Au cours de mon existence d'artiste, j'ai observé le même phénomène à l'occasion d'une femme très rusée qui avait été la maîtresse d'un des plus délicats d'entre les musiciens de cette époque. Il faut croire que cette femme portait dans le cœur une pédale de piano et qu'elle aimait volontiers en musique, car, ayant rompu avec le jeune maëstro, elle eut une aventure avec un des confrères de ce premier amant. Ce second maëstro avait eu un ballet joué à l'Opéra, tandis que l'autre tournait de plus en plus à l'opérette et au «flon flon». Entre les deux, la dame avait donné place à un aimable boursier. Je me trouvais à dîner un jour, chez elle, avec les trois hommes, et je ne crois pas avoir vu souvent un spectacle plus bouffon que l'extrême amabilité des deux musiciens pour le boursier et leur aigreur l'un à l'égard de l'autre. J'oubliais de dire que les trois histoires ayant été à peu près publiques, comme la dame, ils savaient tous trois à quoi s'en tenir. Le boursier, qui avait son grain de Snobisme, se montrait visiblement enchanté de la compagnie. Il eût dit volontiers merci à ses collègues de la pédale; et chacun de ces deux artistes était enchanté que l'autre eût été obligé de partager avec l'homme de finance. Mais quand ils se regardaient, les deux croque-notes se croquaient du regard, s'en dévoraient plutôt. Il y avait entre eux, non pas la femme, puisqu'ils la pardonnaient au troisième, mais la fatale, la furieuse passion qui fait qu'à certains hommes, et quelquefois de grande valeur, le succès, ou simplement le talent d'un confrère procure l'impression d'un calcul qui se retourne dans leur foie. Et le plus piquant fut que, les connaissant tous doux, je reçus leurs confidences.

—«Ce que je ne pardonnerai jamais à X..., dont j'adore le talent,» me dit l'un d'eux, «c'est d'avoir été bien avec Madeleine.»

—«Vous savez le cas que je fais d'Y...,» me dit l'autre, «mais après l'histoire de Madeleine, vous comprenez que toute amitié est finie entre nous.»

Et tous les deux étaient de bonne foi!

Par littérature.—Cette anecdote sur deux compositeurs très habiles pour qui j'ai écrit quelques mauvais vers m'amène à une autre jalousie assez commune parmi les jeunes gens nourris de romans et parmi les écrivains qui veulent «faire vécu», comme on dit à l'heure actuelle.—Pauvre langue française, sur quel chevalet achèverons-nous de te déformer?—Ces bons jeunes gens et ces honnêtes Trissotins abordent l'amour avec un programme dans la tête, qu'il s'agit pour eux de réaliser. Etre heureux, tranquillement, avec une aimable maîtresse; aller avec elle à la campagne quand le ciel est joli, s'asseoir à ses pieds, se sentir le cœur content, comme dit la chanson, à la bonne et vieille manière, de ce qu'elle est jeune et caressante, de ce qu'il y a des fleurs dans l'herbe, des oiseaux dans les branches, de l'eau mouvante parmi les prairies, du printemps épars dans l'air et de la volupté flottante dans ses yeux,—voilà qui ne ressemble guère au susdit programme. On n'est pas pour rien né dans un âge de décadence, de complexité, d'analyse à outrance, de dédoublement et de joies morbides! Ceux dont on a lu les livres, qu'ils s'appelassent Baudelaire, Poe, Flaubert, ont peut-être soupiré toute leur vie après la santé perdue du corps et du cœur, après la simplicité de l'âme, après la joie douce et pure. La fatalité d'un sort cruel a fait d'eux des malades involontaires. La cuistrerie sentimentale du jeune homme moderne ou du preneur de notes fait de ces deux personnages les plus volontaires des malades, et les plus cocasses.—Hélas! J'ai connu moi-même tant d'heures stupides où je cabotinais avec des chagrins pourtant trop réels, où je pratiquais la coquetterie de mes rancunes, où j'étais presque fier, pour tout dire, d'avoir été trahi si indignement, que j'ai presque mauvaise grâce à railler ces candidats au Dalilaïsme, et leur passionné désir de rencontrer une femme bien scélérate,—pour le raconter. On les voit alors s'attacher aux pires drôlesses, par choix. Ils arrosent la fleur de la jalousie dans leur cœur comme la grisette de jadis arrosait ses volubilis. J'en ai connu un qui, me détaillant ainsi les perfidies dont il avait été la victime, s'écriait d'un air de triomphe, après avoir dénombré ses heureux rivaux, ainsi que le vieil Homère fait ses guerriers:—«A la fin il y en avait un nouveau tous les jours!...» D'habitude ces jalousies-là se terminent par de la prose ou des vers,—avec néologismes, sensitivités, mourances, et dans l'entre-temps une généreuse indignation sous forme de basses insultes pour les confrères en vogue, bref, cette froide rhétorique de névrose volontaire qui finira par nous ramener au style télégraphique, tant est écœurante cette monotone parodie de style. Mais il arrive aussi que ces amoureux qui ont de «l'écriture artiste» plein le cœur poussent le cabotinage jusqu'au drame. Quelle pitié alors que de rencontrer dans les faits divers d'un journal une de ces tragédies où il n'y a de vrai que le sang versé, et, comme dit l'autre: «tout le reste est littérature!»

Par méchanceté.—C'est la plus sincère des jalousies de tête et pourtant la plus méprisable. La méchanceté dans l'amour—dont le marquis de Sade a donné la théorie la plus complète—représente un phénomène trop constant pour qu'il soit besoin d'en expliquer la cause, déjà indiquée par l'auteur du présent livre dans la Méditation I. Mais le divin marquis—ainsi que l'appellent ses fidèles—n'a étudié que le cas extrême de cette méchanceté. Son Dolmancé incarne une espèce de Néron philosophe qui dogmatise parmi les appareils de supplice mêlés à un décor de plaisir. Ses rêves sanguinaires, d'une complication à la fois tragique et imbécile, épouvanteraient les jaloux dont je veux parler. Ces derniers ne vont pas sur ce chemin de la cruauté jusqu'à la petite maison de la Philosophie dans le boudoir, où l'on torture le corps dont on abuse. Ils se contentent de tourmenter l'âme. Leur joie lâche et cruelle se borne à vouloir des pleurs dans les yeux qui les aiment, et ils se font jaloux pour avoir le droit de faire verser ces larmes. Comprennent-ils même toujours leur cœur et l'instinct pervers, caché dans ce martyre du soupçon qu'ils infligent à leur maîtresse? Ces jaloux par méchanceté ne laissent point passer l'occasion d'une défiance qui leur permette un reproche. Leur maîtresse a parlé avec amitié d'un homme qu'elle a rencontré autrefois,—cet homme a été son amant. Elle en a parlé avec antipathie,—il a été son amant. Elle n'en parle pas,—il a été son amant. Elle reçoit un monsieur avec un visible plaisir,—il lui fait la cour. Elle déclare ne pas vouloir recevoir cet autre,—elle cache une intrigue. Enfin, c'est pour la pauvre femme une flagellation continue d'outrageantes phrases, de dures enquêtes, d'atroces reproches. Et elle soupire, en parlant de cet amant détestable, un plaintif: «Que lui ai-je fait?...» sans se douter que cette jalousie a pour cause la monstrueuse infirmité propre à certains êtres: ne pouvoir aimer que ce qui souffre, et qui souffre par eux....

Il serait aisé de multiplier les subdivisions et de nuancer à l'infini cette analyse. Ces notes suffiront pour permettre de conclure, comme à la fin de la Méditation VII, consacrée à la Cérébrale, que, dans toutes les circonstances où la tête domine le cœur et les sens, l'amour disparaît pour laisser la place à l'égoïsme, et à un égoïsme d'autant plus détestable qu'il est souvent masqué de sentimentalité, gangrené de vanité, pourri de cabotinage.—Seulement, et c'est là ce qui rend de telles études un peu puériles, même quand elles sont justes, cet état cérébral, une fois constaté, dure-t-il avec constance? N'y a-t-il pas des moments où le jaloux de tête se transforme en un jaloux des sens et en un jaloux du cœur? La nature humaine, si fragile, si instable dans ce qu'elle a de meilleur, est-elle plus solide, plus fixe dans ce qu'elle a de pire?... Evidemment non. Il reste cependant que l'on peut demander à un homme de ne pas croire qu'il lui suffise de dire: «Je suis jaloux,» pour avoir tous les droits de supplicier la femme qu'il aime. Ces trois méditations sur les jalousies ont été écrites dans l'intention de démontrer cette vérité: s'il y a des jalousies qui prouvent l'amour, il y en a qui prouvent précisément le contraire de l'amour. Ni ces pauvres pages ni des comédies comme l'Ami des femmes ou la Visite de noces n'empêcheront d'ailleurs les femmes, tant que le monde ira son train, de considérer la jalousie comme une preuve irréfutable de tendresse, les jurés imbéciles d'acquitter les assassins qui se poseront en bourreaux passionnels, et la badaude opinion de s'extasier devant les Othellos de contrebande, aussi bien que devant les vrais, ce qui me permet de conclure assez mélancoliquement:

LXI

En amour, les actions ne montrent pas le fond du cœur. Le cabotinage sentimental a fait commettre plus de meurtres et de suicides que la passion vraie. D'autre part, les paroles ne prouvent rien non plus. Ici donc, comme en religion, il n'y a qu'une sagesse: croire,—et cette sagesse est une folie.


MÉDITATION XIV

BONHEURS CONTEMPORAINS

VI

LES DÉSASTRES (fin.)—UNE ANECDOTE

Cette longue étude sur les Jalousies ne serait pas complète si je n'y ajoutais un des «cas» les plus singuliers que j'aie connus et que je transcris du mémorandum où je l'ai noté à l'époque. C'est la preuve qu'il y a dans le monde, comme disait l'autre, plus de choses que n'en voit notre philosophie et que le cabotinage sentimental ne doit jamais nous faire oublier que l'animal féroce est toujours près du civilisé. Voici donc le fait, tout nu et sans commentaire.


...Il existe à Paris, et surtout dans un certain monde, des traditions de plaisir auxquelles nous nous obstinons tous, vous comme moi, même quand les traditions nous représentent presque avec certitude la pire des corvées: celle de l'amusement avorté. C'est ainsi que je me trouvais cette nuit-là, qui était celle de Noël, réveillonner en nombreuse compagnie dans un salon d'un restaurant à la mode. Je désignerai assez l'endroit aux connaisseurs en géographie boulevardière, quand j'aurai dit qu'un petit groupe de monarchistes intransigeants s'y réunit d'habitude. Aussi le propriétaire du restaurant ne cède-t-il que rarement, et aux personnes de sa clientèle préférée, cette pièce, d'ailleurs étroite, et tour à tour étouffante ou glacée, que préside un buste de Monseigneur le Comte de Chambord placé en permanence sur la cheminée. Durant la nuit dont je parle, et qui ne remonte pas à beaucoup d'années, ce marbre, sculpté à l'effigie mélancolique du plus pur et du plus méconnu des princes, contemplait un spectacle moins pur, mais aussi mélancolique, certes, que lui:—un souper triste! Nous avions tous été priés par une excellente fille, la petite Marguerite Percy, qui gagne aujourd'hui ses quarante mille francs par mois à courir les théâtres des Etats-Unis. Elle se contentait alors d'être au Palais-Royal la plus gamine des divettes, une vraie comédienne, capable tenir tous les rôles, et tous avec un je ne sais quoi très à elle, et les tendres et les moqueurs et les spirituels et les bouffons. Elle venait de remporter un de ces triomphes, comme on en remporte à Paris, aussitôt oubliés, mais retentissants comme un scandale, en mimant, dans une revue de fin d'année, l'Armée du Salut. Vous la rappelez-vous, avec son visage où il y avait du gavroche et du songe triste, et l'ombre d'un grand chapeau fermé sur ce visage, et sa robe blanche de souple étoffe qui moulait son corps d'éphèbe, et sur cette robe blanche l'effet des gants noirs et de ses fines jambes prises dans leurs bas noirs, et la sveltesse de ses pieds dans leurs souliers vernis,—et cette gigue qu'elle dansait avec une espèce de furie froide? C'était bien la plus délicieuse parodie de l'Anglaise que l'on ait jamais vue. Il y avait foule dans la petite loge où elle rentrait au sortir de ce frénétique exercice, morte de fatigue, trempée de sueur, le cœur défaillant, pâle sous son rouge, à effrayer. La vanité de la comédienne la soutenait, et elle répondait par un sourire aux compliments, par une malice aux épigrammes. Voilà pourquoi elle avait, dans les derniers huit jours, prié à ce réveillon non pas vingt personnes, mais cinquante, cent peut-être, elle n'en savait plus rien elle-même, à peu près toutes celles qui étaient venues dans cette loge depuis la minute où elle avait dit à son amant:

—«Veux-tu, mon vieux Gustave? Si nous faisions une fête avec les camarades, pour Noël? On mangerait du boudin blanc, ça porte bonheur pour toute l'année, et on rirait!»

L'a-t-elle prononcée de fois durant la semaine, cette dernière phrase! Les camarades? C'est d'abord pour elle, la rivale, la petite comédienne des Variétés, des Bouffes ou des Nouveautés, qui n'a pu y tenir et qui s'est échappée de son théâtre, entre le un où elle joue et le quatre où elle reparaît, pour venir voir Percy danser son pas.

—«Etonnante, Margot, tu es étonnante.... Tu sais, moi, je suis franche, je ne t'aimais pas dans la pièce d'avant.... Mais cette fois, ça y est, et en plein....»

—«Tu es gentille, toi,» répond Marguerite, d'un air moitié figue et moitié raisin. Puis un coup de griffe pour ne pas être en retard: «Est-ce que c'est vrai qu'Alfred se marie?»—Alfred est l'ancien amant, toujours aimé, de la petite actrice.—Puis un remords de cette question méchante: «Qu'est-ce que tu fais de ton soir de Noël? Viens donc réveillonner avec nous. On mangera du boudin blanc et on rira avec les camarades!...»

Les camarades? C'est encore le clubman, plus ou moins lié avec Gustave, qui débarque dans la loge, le bouquet à la boutonnière, astiqué, lustré, cosmétique, mais le chapeau en arrière et roulant un peu pour avoir bu à dîner une bouteille de Léoville en trop. C'est le journaliste auquel on sourit pour obtenir un nouvel «écho» très aimable. C'est un écrivain auquel on voudrait beaucoup extorquer un rôle. C'est un ancien «caprice». C'est un véritable ami, de ceux qui demeurent, comment? pourquoi? dévoués à ces bohémiennes sans leur avoir jamais baisé le bout du doigt. Et c'est la connaissance de hasard, comme moi. Et c'est l'amant possible de demain, quand Gustave n'aura plus assez d'argent pour suffire à la maison.—«Il faut bien vivre, n'est-ce pas?...»—Et à tous, elle débite la même phrase modulée avec d'autres nuances, ici gaiement, là coquettement: «...le soir de Noël ... du boudin blanc.... On rira....» Sur les cinquante qui ont promis, vingt ont eu la naïveté ou la faiblesse de tenir. On mange bien du boudin blanc, mais de rire, c'est une autre affaire! Les bougies électriques qui simulent d'étranges pistils, dans les calices de cristal du lustre, éclairent d'un jour dur les physionomies rongées de ces forçats de Paris, pressés autour de cette table où les fleurs trop ouvertes vont se faner, où les bouteilles d'eau minérale montrent leur étiquette pharmaceutique à côté des carafes de tisane frappée—Truffe et Vichy, c'est la vraie devise du soupeur moderne.—Marguerite Percy, elle, est de la couleur de la nappe. Elle a joué deux fois depuis vingt-quatre heures, en matinée d'abord, puis le soir, et joué, comme elle joue, avec tous ses nerfs. Elle tient bon pourtant, mais on dirait qu'il ne lui coule plus une goutte de sang dans les veines, tant elle reste pâle, même en se versant verres de champagne sur verres de Champagne. Gustave Verdet, qui lui fait face, mordille sa moustache noire, défrisée d'un côté, avec l'air d'un homme qui a subi, avant le souper, un gros coup de perte au poker. Cinq ou six petites grues d'actrices, venues dans l'espérance d'une rencontre fructueuse, ne cachent guère leur déception. Elles n'ont autour d'elles que des vétérans de la presse ou des coulisses, ou des messieurs aussi peu lancés dans la fête que le père Ebstein, le changeur; pourquoi diable est-il ici, celui-là?—Noirot, le médecin de Marguerite; pourquoi encore?—Machault, l'escrimeur; pourquoi toujours?... C'est, autour de ce repas, des silences glacés où partent des rires faux, presque un souper de théâtre, tant c'est lugubre, jusqu'à ce qu'un des convives, le musicien Rochette, a l'idée charitable de se mettre au piano et d'entonner une chanson de rapins:

«Dans l'courant d'la s'main' prochaine,
Si le temps est beau,
Nous partirons pour Fontaine-
bleau....»

Le bruit de la musique supprime du moins les inutiles efforts vers une conversation générale, et elle permet aux apartés de naître. Le souper s'anime un peu, tous commençant de causer à mi-voix de leurs affaires particulières. On n'entend plus la voix fatiguée de Marguerite interpeller tour à tour les convives. «Dis donc, Machault, raconte-nous donc ton duel avec Figon, c'était si drôle....—Dites donc, père Ebstein, racontez-nous l'histoire de l'Alsacien qui avait mal à l'estomac, c'est à mourir....» Et puis l'interpellé s'exécute et personne ne rit.... Avec l'accompagnement tour à tour tintamarresque et sentimental du piano et de la voix qui chante, les soupeurs fatigués se raniment. D'autres femmes arrivent, des comédiennes qui réveillonnaient, elles aussi, dans un autre salon. Ayant appris que Percy est là, elles: ont quitté une table où elles s'ennuyaient sans doute autant que nous. Il n'est pas jusqu'à la fumée des cigarettes et des cigares enfin allumés qui ne contribue à réchauffer la fin de cette fête mal commencée, en ouatant d'une atmosphère bleuâtre et transparente la clarté crue de l'électricité. Malheureusement, il est plus d'une heure, et les gens qui ont à travailler le lendemain matin—je serai du nombre, pauvre manœuvre littéraire, jusqu'à ma mort—profitent du petit tumulte produit par l'entrée des nouvelles venues, et je m'esquive sans être aperçu de Marguerite. Au vestiaire, et tandis que j'attends mon pardessus, je me heurte au docteur Noirot, qui s'échappe aussi, et, comme nous descendons l'escalier de compagnie, je ne peux me retenir de soulager ma mauvaise humeur:

—«Ah! docteur,» lui dis-je, «penser que c'est vous la cause de cet absurde souper! Etait-il assez raté, l'était-il?»

—«Moi? La cause?» demanda-t-il, étonné.

—«Mais oui. Mais oui.... Voyons vous êtes le médecin de la petite Percy, et vous lui permettez de passer les nuits, et vous vous faites son complice en venant souper à côté d'elle, avec la mine qu'elle a!... C'était une morte ce soir, positivement une morte....»

—«C'est vrai,» répondit Noirot en hochant la tête «Je n'étais guère à ma place, mais elle avait l'air de tant y tenir! Elle me l'a demandé si gentiment; et puis, elle est malade, c'est encore vrai, mais si on changeait quoi que ce soit à son existence actuelle, savez-vous le résultat? Elle mourrait du coup. Ces habitudes parisiennes, c'est comme la morphine. Cela tue à la longue, mais supprimez-les, et crac, c'est la fin tout de suite.... Etre malade, c'est encore une façon de vivre.»

—«Je vous vois venir,» repris-je en riant, «vous êtes le médecin qui conseille l'eau-de-vie à l'ivrogne, le tabac au fumeur, les femmes au débauché....»

—«Pas tout à fait,» répondit-il sérieusement, «mais presque.... Le proverbe n'a pas si tort: une habitude est ce qui ressemble le plus à une nature.... Il en vaudrait mieux de bonnes. Les mauvaises sont pourtant une force qui soutient la bête.»

—«Au moins, vous êtes un original, vous,» lui dis-je. «J'ai mis du temps à m'en apercevoir, mais aujourd'hui j'aime beaucoup à causer avec vous.»

Nous étions sur le boulevard, comme je lui servais ce maladroit compliment, exprimé, pour comble de gaucherie, avec une brusquerie équivoque. Ni ma phrase ni mon ton ne parurent lui plaire, car, à la lumière du bec de gaz sous lequel nous nous préparions à prendre congé l'un de l'autre, je vis un froissement de susceptibilité courir sur son visage: ses sourcils trop fournis se contractèrent un peu, sa bouche rasée aux lèvres longues se serra, et ses yeux d'un gris si vif me fixèrent. Ce ne fut qu'un passage, mais, pour ne pas quitter cet homme, que j'estime vraiment de toutes manières, sur une aussi déplaisante impression, je lui pris le bras, et, marchant avec lui, le long des boutiques maintenant fermées, dont le 1er janvier tout proche garnissait le boulevard:—«Oui,» insistai-je, «vous êtes un original. Voyons, un médecin qui n'a jamais voulu être décoré, qui n'essaie les remèdes nouveaux que lorsqu'il en est sûr, qui soigne des comédiennes sans jamais accepter un coupon de loge, ni toucher ses honoraires en nature, et qui ose proférer devant un profane les théories que vous venez d'énoncer!... C'est-à-dire que vous êtes une bonne fortune pour un romancier.... Vous n'y échapperez pas, je vous le promets....» Et, par un retour involontaire sur la fête manquée de laquelle nous sortions: «Savez-vous, docteur, que c'est là ce qui nous manque aujourd'hui, des êtres vraiment personnels à peindre, des individus qui soient des individus, de petits univers à part?... On trouve encore du tempérament de-ci de-là, de la grosse fougue instinctive qui se prend pour de la nature. Mais des caractères qui aient une saveur intense, c'est comme du bordeaux authentique, on n'en fait plus.... Tout se banalise, jusqu'à la débauche. Les viveurs, tous les mêmes. Les filles, toutes les mêmes. Les amours d'aujourd'hui, toutes les mêmes. Voyez les joujoux que l'on vendra demain dans ces baraques. La veille du jour de l'An, vingt mille petits Parisiens s'amuseront avec le même pantin.... Ce monde contemporain, quelle usine à médiocrités!...»

—«Vous avez eu tort de manger du foie gras,» répondit le docteur avec flegme: «Vous ne le digérez pas.... Au lieu de rentrer chez vous en voiture, voulez-vous que nous marchions, puisque nous sommes à peu près voisins?... Cela vous permettra de dormir sans trop de cauchemars.... D'ailleurs vous venez de toucher là, chez moi, une corde sensible.... J'ai le regret d'être d'un avis absolument contraire au vôtre et de croire que les passions fortes sont tout aussi fortes, davantage peut-être, j'irai jusque-là, dans nos races soi-disant épuisées, les caractères tranchés aussi tranchés, les personnalités vives aussi vives, les tragédies privées aussi fréquentes qu'aux temps préconisés par votre romantisme et celui de vos amis. Seulement, il y a plus de tenue et plus de silence sur tout ce qui s'étalait autrefois au grand jour.... Si vous saviez combien vous en coudoyez de ces drames vivants auprès desquels vos drames imaginés sont des enfantillages, et vous ne les soupçonnez pas....»


Quand un homme qui n'est pas de la profession laisse tomber une phrase pareille devant un écrivain, gare à l'anecdote et au sujet de roman! Il se ménage d'ordinaire son petit récit, lequel est, quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, d'une redoutable insignifiance. Mais avec son masque de sorcier à lunettes, tout en os, en maxillaires, en menton et en nez, le docteur Noirot est un de ces physiologistes qui savent voir l'animal humain tel qu'il est. Je lui ai dû, à diverses reprises, des notes précieuses, et je l'encourageai au «document».

—«Vous n'êtes pas le premier médecin à qui j'entends tenir un pareil discours,» insinuai-je; «puis, quand il s'agit de vous détailler un de ces drames extraordinaires, plus personne....»

—«Et le secret professionnel?» dit Noirot. «Pourtant,» ajouta-t-il après une pause dont je ne devinai pas si elle était sincère et s'il réfléchissait, ou jouée et s'il amorçait ma curiosité, «il y en a une, parmi ces tragédies de la vie réelle, que j'ai l'envie de vous conter. C'est sans doute l'anniversaire qui veut cela. Je n'ai que cette histoire dans la tête depuis quelques heures. C'est un peu pour ne pas y penser que j'étais venu à ce souper. Et voilà que je vous en parle. Vous souriez de cette logique.... Après, vous sourirez moins.... N'avez-vous jamais rencontré de par le monde un certain baron de Corsègues?»

—«Comment donc!» répondis-je, «un petit, l'air mauvais, couleur de cigare, toujours rageur.... Un pilier de tripot avec cela.... Nous avons même failli nous brouiller parce qu'à une partie au cercle, où je me trouvais auprès de lui, je me permis de plaisanter à haute voix. Il prétendit que j'avais porté la guigne au tableau. Nous échangeâmes quelques mots aigres, et puis Machault justement m'expliqua qu'il était devenu tout à fait braque depuis une atroce aventure: une jeune femme qu'il adorait, dont la robe de bal avait pris feu et qui fut brûlée toute vive.... Je suis renseigné, vous voyez....»

—«En effet,» reprit le docteur avec ironie; «et vous n'avez rien déchiffré d'autre dans le personnage, ô psychologue?... Peut-être savez-vous aussi que Corsègues est mort l'an dernier d'une maladie du foie—une cirrhose? Et voilà enterré un des hommes les plus sinistrement passionnés que j'aie connus et dont je suis sûr, vous entendez, sûr, comme vous êtes là, qu'il avait deux meurtres sur la conscience, pas un de moins.»

—«Vous n'allez pas me raconter qu'il avait mis le feu lui-même à la robe de bal de sa femme,» m'écriai-je.

—«Vous en jugerez,» dit Noirot, sans répondre directement à ma question. «Il y a de cela quinze années. C'est long, quinze années de clientèle, à Paris, et l'on en voit, des misères!... Pourtant, je n'oublierai jamais comme j'eus le cœur serré lorsque, par une nuit pareille à celle-ci, et à cette date, un domestique vint de l'hôtel Corsègues pour m'emmener tout de suite et qu'il me raconta le terrible accident. La jeune baronne avait donné ce soir-là une fête à ses deux petites filles et à leurs amies. Vers onze heures, et son monde parti, elle avait distraitement passé près de l'arbre de Noël, dressé au milieu du grand salon. Sa robe de dentelles avait effleuré une des bougies qui descendaient jusqu'à terre et s'y était enflammée. En une minute, le feu l'avait enveloppée. Maintenant elle était à l'agonie. Oui, voilà ce que me raconta ce domestique dans le coupé qui nous emportait. Je l'avais fait monter avec moi pour avoir ces détails. Vous auriez pu les lire dans les journaux de l'époque. A cet instant, il ne me vint pas un doute sur leur exactitude.—«Et les enfants?» demandai-je.—«Ils dorment.» répondit le domestique.—«Et M. de Corsègues?»—«Monsieur ne quitte pas la chambre de Madame. Il est debout à la cheminée. Il ne dit pas un mot. Je ne serait pas étonné s'il devenait fou....» Pour vous faire comprendre quelles émotions soulevaient en moi ces quelques phrases, il faut vous avertir que j'avais toujours été un peu amoureux de la baronne Alice,—c'était son nom,—depuis le jour où le professeur Salvan, mon maître, m'avait envoyé chez eux, comme tout jeune médecin.... Quand je dis amoureux! Ce sentiment d'un ex-interne à peine sorti de la salle de garde avait surtout consisté dans une admiration intimidée pour cette grande dame aux yeux d'un bleu si clair dans un visage si fin, et joli, et des mains comme fragiles, et une grâce même dans cette demi-familiarité des indispositions, si peu propice à la grâce! Et puis, je l'avais plainte, la pauvre femme, d'être mariée à ce mari. Non qu'il fût mauvais pour elle. Au contraire, il semblait l'aimer.... Vous me comprendrez, trop l'aimer, et c'est justement le genre d'hommes qu'il ne faut pas unir à ce genre de femmes. Lui, vous l'avez connu, brun, velu comme un ours, l'haleine âcre, un fauve. Elle, vous allez rire de mon vieux mot: une sensitive. Je ne sais pas, entre parenthèses, de comparaison plus scientifiquement exacte que celle de cette plante, qui frémit au moindre contact, et de ces créatures si nerveuses, qu'un geste brusque, un son de voix dur, une brutalité quelconque, remuent des pieds à la tête. Les paupières battent, les lèvres tressaillent, une pâleur subite décolore le visage. Le mari ne le remarque même pas, mais nous autres médecins, nous savons qu'en ce moment la circulation de la pauvre femme est arrêtée, que son cœur lui fait mal, que sa gorge se serre à l'étouffer; et il a suffi pour ce choc de cette interpellation du même mari: «Ah! docteur, vous arrivez bien.... Vous allez me gronder cette malade-là....»

—«C'est délicieux à fréquenter, des femmes de cette espèce,» dis-je en riant....

—«Ah! si vous aviez connu la baronne Alice!» reprit Noirot. «Si vous l'aviez vue marcher légère dans la chambre d'une de ses petites filles quand l'enfant était malade, et si vous l'aviez retrouvée, comme je la retrouvai, par la nuit de Noël dont je vous parle, tordant son pauvre corps dans les souffrances de la plus atroce des agonies! Cette chambre, où les moindres détails attestaient le raffinement d'une existence comblée, étalait maintenant le désordre des heures de panique. Les lambeaux de la toilette que la mourante avait portée dans la soirée gisaient çà et là, arrachés par des mains affolées. Une odeur d'étoffe brûlée me saisit à la gorge aussitôt entré. Plus rien des pudeurs coquettes dont la femme élégante entourait ses moindres bobos. Le corset coupé avec des ciseaux traînait dans un coin, les bas de soie déchirés dans un autre. On avait enveloppé la malheureuse de linges pour étouffer l'incendie, puis aussitôt dévêtue au milieu des cris terribles que l'atrocité des brûlures dont elle était couverte avait dû lui arracher. Ses heures étaient comptées. On ne pouvait que lui adoucir sa mort.... Tandis que je vaquais à ce devoir avec l'espèce de tremblement intérieur qui nous remue plus souvent que vous ne le croiriez, devant certaines extrémités de douleur humaine, je fus saisi d'une seconde impression, très différente de la première, mais peut-être aussi tragique. Je sentis que le drame matériel et visible, ce drame d'agonie où j'étais acteur, se doublait d'un autre, et que cette femme si effroyablement atteinte dans sa chair était la victime d'une épouvantable crise intérieure. C'est l'a b c du diagnostic, de discerner dans un malade la force de réaction morale. Mme de Corsègues était secrètement en proie à une lutte de sentiments si violente que même l'angoisse physique la plus affreuse qui soit n'en triomphait pas. Quelle lutte? Quels sentiments? Que son mari s'y trouvât mêlé, je n'en pouvais douter à voir l'expression de ses regards lorsqu'elle rencontrait les yeux du baron, qui, debout contre la cheminée, et tel que l'avait décrit le domestique, semblait immobilisé dans une attitude de sombre attente. Il m'avait dit à peine deux mots quand j'étais arrivé, d'une voix si sourde qu'elle n'avait plus d'accent. Il continuait de se taire, les bras croisés, la face comme durcie et serrée. Non, ce n'était pas l'homme que j'avais vu à mes autres visites, lorsqu'il me faisait venir pour une simple migraine de la jeune femme, toujours brusque, toujours quinteux, mais montrant une sollicitude bonasse et grondeuse, et si inquiet qu'il en était gênant. Il voulait, il exigeait que je lui expliquasse l'effet des moindres remèdes. La foudroyante soudaineté de la catastrophe l'avait-elle en effet bouleversé au point de lui donner un de ces accès de stupeur? Ce coma momentané s'observe dans certaines crises. J'ai ainsi entendu un de mes amis,—vous l'avez bien connu, ce pauvre Chazel, le grand mathématicien,—qui avait perdu en trois jours une femme idolâtrée, ne prononcer qu'une phrase, toujours la même: «On enterre Hélène demain matin.... C'est extraordinaire....» Mais non, les prunelles de Corsègues, ces prunelles si noires dans ce teint bistré que vous vous rappelez, brillaient d'un sauvage éclat qui, à de certaines secondes, ressemblait à du défi, à du triomphe. La baronne avait demandé un prêtre qui tardait à venir. Par instants elle le nommait encore. A la première de ces demandes, Corsègues avait rompu le silence dont il était comme enveloppé pour me dire, de sa même voix sourde: «Il a fait répondre qu'il venait....» Et il n'avait pas bougé, lui que je savais pratiquant, presque dévot. Cela me parut prodigieux qu'il vît sa femme si mal et qu'il ne se souciât pas davantage de lui assurer ces derniers secours.... Cependant, l'agitation de la mourante augmentait à mesure que les narcotiques dont j'avais fait usage pour la calmer commençaient leur œuvre. Elle luttait contre eux, je le sentais. Je sentais aussi qu'elle voulait parler, qu'elle avait besoin de crier une certaine phrase, et je l'entendais qui retombait sur son lit en disant: «Je ne peux pas....» Ce que je vous raconte aujourd'hui dans ce détail, je ne le saisis pas ainsi dans cette sinistre veillée. J'étais trop occupé par des soins immédiats pour que ma sensation aboutît à un raisonnement très net. Les anesthésiques, d'ailleurs, gagnaient du terrain. L'anxiété affolée de cette âme cédait comme la douleur du corps, et la pauvre femme s'assoupissait peu à peu. Je vous passe la description de ses dernières heures, durant lesquelles elle ne reprit pas connaissance. Je lui évitai du moins le retour des tortures auxquelles je l'avais trouvée en proie. J'aimerais mon métier, voyez-vous, quand il n'aurait pour lui que cela, d'adoucir l'horreur du suprême passage, dans les circonstances désespérées....»

—«Je comprends,» lui dis-je. Comme de raison, ce que j'apercevais surtout dans son histoire, c'était l'acte, cet acte féroce qu'il avait prêté au baron, et je l'y ramenais pour qu'il ne s'en écartât pas, sous l'influence d'une crise de sentimentalisme professionnel, «dans son délire, elle a dénoncé son mari, qui l'avait brûlée par vengeance....»

—«Vous n'y êtes pas,» reprit Noirot «Lorsque je quittai l'hôtel, cette nuit-là, et que je passai dans le grand salon devant l'arbre de Noël, maintenant éteint, auquel la robe de la malheureuse femme avait pris feu, pas un seul mot ne s'était échappé de sa bouche qui pût me mettre sur la voie de la vérité. Je ne la soupçonnais même pas, cette vérité. Je me disais:—Ce ménage allait mal. Elle aimait sans doute quelqu'un. Elle avait un amant, le baron le savait et le supportait à cause des petites filles. Il s'est vengé en empêchant qu'elle ne revît cet homme avant de mourir ou qu'elle ne lui fît tenir un adieu....—Puis, je repoussais même cette idée. Bien qu'on ancien carabin ne doive guère nourrir de préjugés sur la vertu des femmes, j'avais trop profondément respecté Mme de Corsègues pour admettre ainsi, sans preuves, qu'elle se fût donnée à quelqu'un. Que voulez-vous? Précisément, parce que nous ne nous payons pas de phrases, nous autres, et que ce grand mot: l'Amour, nous représente l'acte physiologique dans sa simplicité animale, mous éprouvons devant ce que vous appelez, vous, du nom magnifique de passion, de ces dégoûts qui vous étonnent. Mais ce que j'ai pensé ou senti pendant et après cette cruelle agonie n'intéresse point la suite de mon histoire. Soyez patient. J'y arrive.... Pas beaucoup de temps après la mort tragique de Mme de Corsègues, je commençai de voir venir assez assidument à mes consultations un client qui m'avait été envoyé par le baron lui-même, six ou sept mois auparavant. Il n'eut pas besoin de me rappeler ce détail. Son nom m'avait frappé, par un air de rareté. Vous savez, on dit: Tiens, un nom de héros de roman ... et puis, neuf fois sur dix, on se trouve en présence d'un gros et lourd garçon, qui vous fait penser à une bouchère affublée du prénom d'Yseult....»

—«J'ai bien connu,» l'interrompis-je, «chez un sculpteur, une bonne à tout faire qui s'appelait Yolande Rosemonde, et une patronne de brasserie, au quartier Latin, qui répondait au nom de Paule Meure....»

—«Mon client était moins poétiquement baptisé,» reprit le docteur. «Il s'appelait Pierre de Créance. Quoiqu'il ne portât pas de titre, il appartenait à une assez vieille famille dont Montluc parle dans ses mémoires. C'est lui-même qui me raconta cela, je ne me souviens plus dans quelle occasion, au cours des causeries que nous commençâmes aussitôt d'avoir ensemble. Voici comment. M. de Créance arriva donc un jour, dans mon cabinet, le dernier de toute ma consultation. Je vous le répète, il n'y avait pas deux semaines que Mme de Corsègues était morte. Il ne me fallut pas un grand effort pour reconnaître que sa visite était presque inutile. Il venait m'interroger sur des troubles nerveux que je jugeai imaginaires d'abord, puis simulés, quand je le vis traîner un peu, une fois la consultation finie.... J'étais pressé cet après-midi-là, et je me rappelle mon impatience devant son obstination à rester, jusqu'au moment où il prononça le nom de la baronne Alice. Dans l'éclair d'une intuition irrésistible, je compris alors qu'il n'était venu que pour cela, poussé par quel sentiments? Toutes les imaginations qui m'avaient traversé la tête depuis ma veillée au chevet de la mourante me saisirent de nouveau devant la curiosité de ce jeune homme. Je le regardais tandis qu'il me parlait de cette tragédie où je m'étais trouvé mêlé,—comme les chœurs du théâtre antique,—mais mêlé tout de même. Avec sa nature si évidemment fine et presque appauvrie, avec ses manières délicates, sa voix douce; avec le charme féminin qui émanait de tout son être; avec ses yeux bleus dans un visage au teint anémié, à la barbe rare, il aurait presque pu être un frère, un cousin au moins, de la pauvre morte. C'était physiquement le mâle de cette femelle, une créature qu'elle devait aimer d'instinct, comme elle devait d'instinct haïr Corsègues. A des systèmes nerveux comme avait été le sien, il faut plus de caresse que de force, plus de tendresse que de désir, enfin, un mari ou un amant doit être un peu un ami, j'allais dire une amie. Mme de Corsègues avait-elle eu un sentiment pour M. de Créance? Ce sentiment avait-il été innocent ou coupable? La première visite du jeune homme et surtout celles qui suivirent n'étaient explicables que s'il l'avait, lui, aimée? Je me heurtai tout de suite à un fait qui ne me permettait pas de mettre ensemble mes diverses hypothèses. J'avais diagnostiqué, dans la chambre de l'agonisante, un mystère de vengeance entre elle et son mari. Puis ce que je savais des éléments de divorce cachés dans l'animalité de ce ménage m'avait conduit à supposer un amour défendu chez la jeune femme et la connaissance de cet amour chez le mari. M. de Créance venait de m'apparaître comme le troisième personnage de ce drame,—et tel que mon induction l'eût supposé si j'avais dû dépeindre l'amant de Mme de Corsègues. Je comprenais qu'il avait besoin, oui, besoin, comme on a faim et comme on a soif, de savoir jusqu'aux plus petites circonstances de cette mort affreuse. Mais s'il y avait eu un véritable drame, s'il avait été, lui, soit l'amant, soit l'ami passionnément aimé de la morte, et si le mari l'avait su, comment continuait-il, la femme morte, d'être le familier de la maison, l'ami intime de ce mari? Je le constatais à chacun de nos entretiens. Car je vous répète que, tantôt sous un prétexte, tantôt sous un autre, il arrivait sans cesse à mon cabinet. Sans cesse aussi il essayait de m'attirer, par quelque politesse que mon existence de travail ne me permettait guère d'accepter: c'était une invitation à dîner, une loge au théâtre, des gracieusetés à ma vieille mère qui vivait encore, enfin tout le manège d'un homme qui rêve de s'introduire dans l'amitié d'un autre, et vous pensez bien que je n'avais pas la naïveté de croire ces gentillesses d'attentions désintéressées....»

—«Vous aviez peut-être tort,» lui dis-je; «un homme qui a aimé une femme et qui l'a perdue est quelquefois sincère dans ses effusions pour ceux qui la lui rappellent. Et ç'aurait pu être là une explication encore de l'amitié qui unissait ce Pierre de Créance à Corsègues. Un de mes confrères, le plus sensitif des humoristes, Henri Lavedan, a fait une nouvelle délicieuse avec ce culte de deux hommes pour la même morte. Cela s'appelle, je crois, les Inconsolables....»

—«Soit,» dit le docteur, «mais un de ces deux inconsolables-là n'était pas Corsègues. J'ai su depuis que cette face noire ne mentait pas. Il y avait du Maure dans son affaire. Son grand-père, officier de l'Empereur, avait épousé une Andalouse, d'une famille originaire de Grenade, et l'atavisme, voyez-vous, n'est pas un mensonge, quoique les romanciers en aient abusé au point que vous-même vous n'oseriez plus vous en servir. La nature aura toujours ceci de supérieur à l'art, qu'elle ne raffine pas sur les moyens et qu'elle emploie les mêmes, indéfiniment.... Un matin donc, je reçois un mot de M. de Créance qui me disait qu'étant souffrant il me priait de passer chez lui le plus tôt possible. L'écriture très tremblée du billet me donna une appréhension. Je m'intéressais à ce jeune homme. Son amitié pour moi, quoiqu'elle eût un mobile autre que moi-même, m'avait touché. Il avait su être gracieux pour ma pauvre maman. J'aimais aussi le culte discret et douloureux que je sentais si vivant en lui pour la baronne Alice. Mettez qu'il y eût, par-dessus le marché, dans mon cas, un intérêt d'observateur. Il me représentait ma seule chance d'avoir le fin mot de cette triste énigme. Bref, je commence mes visites par lui. J'arrive, et je le trouve couché dans son lit, et pâle, pâle!... Vous parliez de la pâleur de la petite Percy, tout à l'heure. Vous n'avez pas vu ce visage. Nous ne fûmes pas plus tôt seuls qu'il rejeta son drap sans rien me dire. Il avait là, entre les deux côtes, une affreuse blessure. Il avait reçu une balle tirée dans la direction du cœur et qui l'aurait tué sur place si, par bonheur, ou par malheur, un tout petit détail ne l'avait sauvé, qui ne ferait pas bien dans un livre, mais c'est ainsi. Le jeune homme portait des bretelles anglaises d'un cuir assez épais qui avait légèrement détourné le coup. L'hémorragie avait dû être extrêmement abondante, car le pauvre garçon gardait à peine la force de me parler. On a beau avoir été, pendant la guerre, aide-major dans une ambulance, comme les camarades, et servi de médecin dans quelques duels, dont un suivi de mort, celui de Paul Durieu,—je vous le raconterai un autre jour,—on ne peut pas voir sans émotion une plaie comme celle-là, et sans une demande que vous devinez:—«Qu'est-il arrivé? Expliquez-moi....»—Le jeune homme mit son doigt sur sa bouche par un mouvement qui lui fut très pénible, car son visage se contracta plus douloureusement encore. Ses yeux se tournèrent vers la porte, pour m'indiquer qu'il avait peur d'être écouté:—«Plus près.... Venez plus près....»—dit-il; et c'est là, penché sur son lit, que je l'entendis me parler d'une voix qui n'était presque qu'un souffle:—«Pour tout le monde, je dois être simplement malade.... Pour mon valet de chambre, j'ai été blessé en duel.... Pouvez-vous me donner votre parole que si je vous dis la vérité, à vous, vous ne dénoncerez personne?...»—«S'il y a assassinat, c'est impossible,» lui dis-je.—«Ah!» fit-il, avec un râle que j'entends encore, «impossible.... Je mourrai donc sans avoir pu confier l'enfant au seul homme qui l'aurait défendue....»—Vous pensez si cette étrange phrase, prononcée d'un accent de douleur, me remua jusqu'aux entrailles. Je voulus, en ce moment, donner un dérivatif à l'état d'exaltation où je le voyais et procéder au pansement de sa blessure. Il eut l'énergie de me repousser:—«Non,» gémissait-il, «laissez-moi mourir....»—Il fallait tout essayer pour le sauver; je lui donnai cette parole qu'il m'avait demandée....—«Tenez,» ajouta, le docteur, «permettez-moi cette parenthèse. Voilà un des cas de conscience de notre métier. Qu'auriez-vous fait à ma place?»

—«Comme vous,» lui dis-je. «Mais c'est ensuite que la difficulté morale aurait commencé pour moi. Doit-on tenir une parole ainsi donnée, quand il s'agit d'un crime? Et si c'est Corsègues qui, après avoir brûlé sa femme, avait encore voulu tuer le jeune homme, franchement, cette bête sauvage de jaloux méritait les assises....»

—«Oui,» répondit le docteur avec un accent qui me prouva combien, en me racontant cette histoire, sous un prétexte plus ou moins philosophique, il avait surtout cédé au besoin de soulager d'anciennes et toujours douloureuses anxiétés de scrupule. «Oui,» répéta-t-il, «Corsègues méritait les assises. Mais les enfants? Pensez qu'il y avait deux filles, deux petites filles que j'avais vues hautes comme cela. Pensez que leurs jolis yeux bleus, de la couleur de ceux de la mère, m'avaient regardé tour à tour avec tristesse, avec sympathie, avec malice, quand elles étaient malades, convalescentes ou guéries. Pensez que je les savais si frêles de santé, si peu capables de vivre parmi des soins mercenaires. Et cette bête sauvage les aimait à la passion, comme un barbare qu'il était sous sa redingote de civilisé. Que de fois il m'avait répondu, lorsque je lui reprochais de trop les gâter:—«Je suis jaloux de ceux qui les épouseront; je veux qu'elles regrettent toujours la maison....» Si vous vous les étiez représentées comme moi, couchées dans leur lit de bois de rose; si vous aviez vu en pensée leur chambre à coucher tendue d'une étoffe de nuance bleu pâle, qui était déjà une chambre à coucher de jeunes filles, avec mille brimborions épars et les pièces d'argent de leur toilette qui attestaient cette gâterie;—enfin, si vous les aviez senties si heureuses, je vous le jure, vous auriez tenu votre parole à ce bonheur-là, comme j'ai tenu la mienne.... Songez aux révélations irréparables que de parler seulement faisait éclater sur ces deux pauvres têtes innocentes. Oui, Pierre de Créance avait été l'amant de leur mère. Oui, mes divinations avaient eu raison, une tragédie effroyable se jouait au chevet du lit de la baronne mourante. Corsègues avait acquis la preuve de la trahison de sa femme, comment? Par une lettre surprise? Par une dénonciation de domestique ou d'envieux? Par un hasard? Par un espionnage? L'amant l'ignorait lui-même. Tant il y a que, décidé à se venger et ne voulant à aucun prix que les enfants soupçonnassent la vérité, cet homme à face d'Arabe avait imaginé cette infernale combinaison: au sortir de cette fête de Noël, et après s'être montré à tous, à l'amant lui-même, qui y avait assisté, père joyeux, époux attentif, hôte empressé, il avait en quelques mots écrasé sa femme devant l'évidence de sa faute, puis, avec sa force de torero,—c'était un de ces corps noués de muscles sur des os où il n'y a pas un kilo de chair,—il l'avait saisie et portée vers cet arbre de Noël jusqu'à ce que la robe de dentelles de la malheureuse fût tout en flammes, et puis il lui avait dit:—«Dénoncez-moi, maintenant, que vos filles sachent qui vous êtes....»—«Mais comment Créance a-t-il su cette scène, car ce n'est que de lui que vous la tenez?» interrogeai-je, empoigné par ce récit, pour employer ce mot si banal, mais si juste, au point de ne pouvoir supporter le silence où le docteur était tombé tout d'un coup. Il ne cherchait point à piquer mon intérêt par cette suspension, je le sentis. L'image de la baronne Alice, comme il l'appelait avec une tendresse cachée, venait sans doute de s'emparer de lui, et elle lui faisait mal.

—«Comment?» répondit-il. «Ne devinez-vous pas que la vengeance de Corsègues n'était pas complète, tant qu'il ne l'avait pas dite à l'amant de sa femme? Voilà le mot du problème auquel je m'étais heurté naïvement, niaisement: pourquoi ces deux hommes se fréquentent-ils? Je manquais de la donnée première. On n'imagine pas des férocités de cet ordre chez un personnage que l'on voit aller et venir dans les rues, vêtu comme vous et comme moi, parlant de la politique, des valeurs étrangères, de la pièce en vogue, du froid ou du chaud qu'il fait, comme vous et moi. On a tort, je vous le répète, il n'y a ni de comme vous ni de comme moi qui tiennent. Il y a des passions, aussi violentes, aussi effrénées, aussi implacables, qu'aux temps où les grands singes des cavernes dont nous descendons se faisaient sauter la cervelle les uns aux autres à coups de troncs d'arbres pour les beaux yeux d'une guenuche en train de sucer une noix de coco en haut d'un arbre....»

—«Oh! docteur, vous redevenez par trop docteur....» fis-je en riant.

—«Enfin,» reprit-il sans me répondre, «les six mois qui suivirent la mort de sa femme furent soigneusement employés par Corsègues à bien convaincre le pauvre Créance de son parfait aveuglement. Il avait son idée, le sombre personnage. L'hiver avait passé, puis le printemps. On était au milieu de l'été. Le veuf était venu prendre l'autre pour dîner ensemble à la campagne dans un coin quelconque. La nuit était divinement belle. Il propose à son compagnon de revenir à pied. Il fallait traverser tout le bois de Boulogne pour rentrer. Et là, dans une allée perdue, il saisit à la gorge ce garçon sans défense, et, acculé contre un tronc d'arbre, il le força d'entendre le récit de tout ce que je viens de vous dire avant de lui tirer en pleine poitrine le coup de pistolet qui devait l'étendre raide mort et faire croire à une agression de rôdeurs. Et voulez-vous savoir ce que c'est que la race tout de même, le pouvoir d'un sang de gentilhomme transmis par des ancêtres qui ont été des soldats? Ce frêle Pierre de Créance, ce jeune homme qui n'était qu'un souffle, trouva l'énergie, n'étant pas mort sur place et revenu à lui, de se relever, de gagner une allée d'où il pût héler un fiacre, et il se fit conduire à son appartement, où il raconta cette histoire de duel, pour que même l'ombre d'un soupçon ne pût atteindre son assassin et, à travers cet assassin, la morte qu'il avait aimée.»

—«Permettez,» lui dis-je, «pourquoi vous a-t-il parlé, alors?»

—«Pourquoi?» fit Noirot «Parce que la seconde des petites filles était la sienne, et il voulait lui léguer un protecteur au cas où le mari étendrait la cruauté de sa vengeance jusqu'à l'enfant. Il est mort tranquille sur ma promesse que j'ouvrirais les yeux et qu'au moindre signe j'agirais.... Et je suis resté le médecin de cet assassin quand je savais son double crime, et je suis retourné dans cette maison, et c'est moi qui étais là quand il a passé.—Dieu, souffrait-il!—Mais je n'ai pas eu à m'acquitter de la mission que m'avait donnée le jeune homme. Jamais Corsègues n'a soupçonné le secret de la naissance de cette enfant; il la préférait à l'autre. Quelle ironie!»

—«Mais,» fis-je à mon tour, «peut-être l'a-t-il soupçonné, ce secret, et a-t-il considéré sa bonté pour cette fille qui n'était pas la sienne comme une expiation? Car, enfin, il avait bel et bien commis deux crimes, comme vous dites, et si la vengeance d'une heure d'affolement a son excuse, cette vengeance-là, si féroce et si calculée, est une scélératesse tout simplement.»

—«Lui, des remords?» reprit Noirot «S'il avait pensé que la fille fût de Créance, il aurait plutôt coupé cette petite en morceaux que de lui pardonner.... Je vous répète qu'il ne s'est pas défié. Par quelle contradiction singulière?... Je n'en sais rien. Vous le regretterez peut-être pour la beauté du drame, mais, tel qu'il est, ce drame, direz-vous encore que les docteurs vous promettent toujours des récits tragiques et qu'ils ne tiennent pas leur engagement?...»


Qu'ajouter à ce récit, sinon d'en ramasser la moralité dans cette pensée:

LXII

Du civilisé au sauvage, il y a tout juste la distance qu'il y a de l'amour à la jalousie. On trouvera un jour des instruments pour mesurer ces infiniment petits.


MÉDITATION XV

DE LA RUPTURE

I

AVANT

J'ai, dans ma chambre de la rue de Varenne, dans mon souffroir, ouvert sur des jardins, que ma Colette déshonorait autrefois de sa présence, un groupe du statuaire Rodin,—fragment détaché de sa Porte de l'Enfer, que je ne regarde jamais sans une infinie mélancolie. C'est tout le symbole, ce morceau de marbre, des luttes terribles dont s'accompagnent les fins d'amour.... La femme est nue. Couchée sur le ventre, elle se cambre en un suprême effort qu'attestent sa bouche serrée, ses jambes tendues, ses mains crispées dans sa chevelure. Quel effort? Celui de s'arracher à l'étreinte de l'homme qui, nu lui-même, se trouve couché sur ce dos de femme comme sur une claie, épaules contre épaules, reins contre reins. Et lui aussi voudrait arracher sa chair à cette chair, mais il est le prisonnier de ces beaux seins que ses doigts affolés serrent d'une prise farouche. Jamais, jamais il ne pourra s'en aller de cette gorge torturante, et son visage exprime comme un halètement de douleur. Comme ils se haïssent, ces deux êtres,—presque autant qu'ils se sont aimés! Car ils se sont aimés, et jusqu'à la folie, on le devine à l'épuisement de leurs corps consumés, au frémissement de leurs muscles raidis. Ils ne se fuiraient pas de cette fuite sauvage s'ils ne s'étaient enlacés en d'enivrantes caresses. Et maintenant que leurs regards ne se rencontrent plus, que leurs lèvres s'évitent, que leurs âmes se maudissent, la chaîne de luxure les tient encore serrés de ses imbrisables anneaux. Ah! que le sculpteur, élève du sombre Florentin, a su donner une figure d'une effrayante poésie à ce vulgaire dernier acte du drame de l'amour que l'on appelle la rupture! Et je me souviens, durant des mois et des mois que j'ai mis à quitter ma perfide maîtresse, en proie aux mortelles hésitations d'une âme vaincue par son corps, cela me faisait mal physiquement de regarder ce groupe étrange. Et puis, pour demeurer fidèle à la consigne, je cherchais à m'analyser, et j'écrivais, devant ce marbre, des poèmes en prose et des dissertations, des pages de nouvelles et des scènes de comédie,—tristes essais que j'ai tous jetés au feu, voyant qu'ils ne faisaient guère que commenter cette idée:

LXIII

Pour deux amants, s'aimer du même amour est le premier bonheur, le second est de cesser de s'aimer en même temps.


En même temps! Quand votre main se retire, que celle de votre maîtresse se retire aussi! Quand vos yeux laissent transparaître auprès d'elle ce désir d'être ailleurs qui décèle la satiété, que les siens deviennent distraits de la même distraction! Quand vous en avez assez de ses baisers, qu'elle-même n'ait plus envie des vôtres! Sinon c'est un supplice à faire tenir dans un coin d'appartement parisien, garni de bibelots et de peluches, tout un cycle de cet enfer du Dante, illustré par le ciseau tourmenté de Rodin. Mais cet «en même temps» exige, pour se produire, une absence totale d'amour-propre dans l'amour, et, comme cette absence-là suppose une beauté d'âme presque héroïque, neuf cent quatre-vingt-dix-neuf fois sur mille, toute passion s'achève dans un déchirement aussi meurtrier que mesquin. Ni l'un ni l'autre des deux amants ne veut en effet être quitté, et, comme il y en a toujours un qui manifeste le premier l'intention de quitter l'autre, la rupture dégénère en une odieuse bataille intime. C'est ce qui faisait dire à André Mareuil, le plus réfléchi et le plus spirituel des mauvais sujets que j'aie connus, cette phrase profonde:

—«L'Art d'aimer vraiment moderne et nouveau s'appellera l'Art de rompre....»

Et la preuve que Mareuil avait raison de vouloir l'écrire, ce traité si nécessaire, c'est que la rupture à l'amiable, et qui laisse après elle des rapports encore possibles, est aussi rare qu'une amitié d'homme de lettres sans trahisons ou qu'une séance de parlement sans gros mots. Que ce soit dans le monde ou dans le demi-monde, dans les coulisses d'un théâtre ou dans un salon de la bourgeoisie, ce cinquième acte de la comédie amoureuse se fait toujours amer. Le pire est qu'il dure en général à lui tout seul autant que les quatre autres. On s'est aimé six semaines, deux mois; on met deux ans à se lâcher. L'amour-propre n'est pas seul coupable dans cette difficulté des ruptures. Si la passion comportait uniquement cette rencontre de deux fantaisies et ce contact de deux épidémies dont parle Chamfort, ce serait vite fait de chercher fortune—et bonne fortune—ailleurs, pour l'amant et la maîtresse. La vanité s'en mêle, et c'est déjà plus long de dénouer le nœud coulant qu'elle excelle à passer au cou de ses victimes. Et il y a, outre la vanité, tant d'autres attaches qui unissent les deux complices l'un à l'autre et qu'il faut briser! L'amour, quand il s'agit d'amants parisiens, ne compte que pour un dixième dans une liaison; les neuf autres dixièmes sont remplis par l'oisiveté, par la commodité, par l'intérêt, par l'habitude. Voilà le réseau hors duquel il est malaisé de s'échapper et qu'il faut ronger comme le rat de la fable, maille par maille et fil par fil....


Premier fil: l'emploi du temps.—Quelle est la maîtresse dont le grand travail, aussitôt qu'elle se laisse aimer, ne consiste pas à prendre, sous un prétexte ou sous un autre, sinon toute la vie, au moins toutes les heures de son amant? Et quel est l'amant qui ne se réjouit pas de les donner, ces heures, minute par minute, avec délices, à celle qu'il aime....—tant qu'il l'aime?... C'est une femme du demi-monde, et elle vous demande aujourd'hui de dîner avec elle, demain de la conduire au spectacle, après-demain de la mener à la campagne, ensuite de la rejoindre chez une amie, puis de venir chez elle, puis de venir chez vous. Elle a trop de tact pour vous forcer à l'afficher; mais, de menues corvées clandestines en autres menues corvées, elle s'arrange pour que toute la portion disponible de vos journées lui appartienne. Vous trouvez cela délicieux, aussi délicieux que l'amant d'une actrice les rendez-vous au théâtre. Celui-là inaugure la douce habitude de paraître dans la loge de sa maîtresse à chacun des soirs où elle joue. Il appelle les habilleuses par leur petit nom. Il reçoit les doléances des acteurs mécontents de leur rôle, et les machinistes le saluent. Il en arrive à demander le chiffre de la recette, et quand il prononce le sacramentel: «Combien a-t-on fait aujourd'hui?...» il a des émotions égales à celles du directeur. Il subit, sans se plaindre, les interminables pauses de l'entre-deux des actes, assis sur un fauteuil canné, tandis que son amie fait sa figure devant la glace.... Mais aussi quelle ivresse de lui donner le bras pour descendre l'escalier et monter avec elle en voiture devant les badauds—dire qu'il y en a toujours—qui guettent la sortie des artistes!... A la même heure, l'amant qui a une liaison dans le monde attend le moment où il causera avec sa maîtresse dans un angle du salon, tandis que la musique du bal prolonge ses accords. Elle lui a dit: «Vous viendrez, n'est-ce pas?...» Et il est venu, pour n'avoir rien d'elle qu'un regard, que deux mots et la vue de ses épaules tandis qu'elle valse entre les bras de ses danseurs. Mais elle est à lui, il le sait, et voilà de quoi trouver adorable cette séance dans cette soirée où il s'ennuierait à avaler sa langue, comme on dit dans le brave peuple, s'il n'écoutait que ses goûts.... Puis il arrive un soir où ce départ pour le restaurant, pour le théâtre ou pour un salon convenu, paraît moins doux à cet amant. L'homme du demi-monde se met à songer, tout en passant chez le confiseur commander des bonbons pour la baignoire n° B... (théâtre au choix), qu'il y a bien du charme dans une vraie société de vraies femmes du monde. L'homme du monde, lui, tout en laissant son pardessus aux mains du valet de pied dans un vestibule tendu de tapisseries, se souvient du demi-monde comme d'une oasis de félicité libre et de bohémianisme délicat, tandis que l'homme des coulisses réfléchit que le fait de venir chaque soir dans cette petite boîte surchauffée, pour y respirer l'odeur combinée des fards, des beurres de cacao, de la poudre de riz, du cold-cream, et pour y entendre les mêmes ragots débités par les mêmes bouches passées au même rouge, constitue un métier cruellement monotone. Cela n'empêchera pas les trois personnages d'être à leur poste le lendemain. Mais ils y seront avec cette nuance de physionomie à laquelle aucun «objet aimé» ne s'est jamais trompé. Gavarni en a fait une légende célèbre.... «Déguisé en un qui s'embête à mort....» Et alors commence un dialogue du type suivant:

L'OBJET.—«Vous avez (ou tu as) quelque chose ce soir?»

VOUS (d'une voix blanche).—«Moi, non, je vous (ou je t') assure. Pourquoi?...»

L'OBJET (qui sent soudain s'épanouir en lui cette fleur de chipisme dont la graine sommeille dans les meilleures âmes de femmes).—«Si c'est pour être aussi aimable que cela que vous êtes venu, vous auriez pu rester chez vous....»

Et une scène suit, dont la conclusion sera que vous demanderez pardon d'avoir immolé ce qui vous eût amusé ce soir-là au devoir de faire votre cour à votre maîtresse. Concluons:

LXIV

Sacrifies un plaisir à une femme, elle vous en voudra, et elle aura raison. S'il y a pour vous quelque chose d'agréable hors d'elle et loin d'elle, vous ne l'aimez plus.


Second fil: les relations.—Ce même André Mareuil, qui se proposait si cavalièrement d'écrire l'Art de rompre, tenait boutique d'axiomes sur toutes les catégories de femmes, les uns vrais, les autres faux, témoin celui-ci: «Pour être l'amant d'une femme du monde, il faut soi-même devenir du monde. La plus belle ne vaut pas cette corvée-là.» Il avait tort, et voici pourquoi. Il y a toujours un monde à côté d'une femme, fût-elle figurante dans le pire bastringue de la banlieue. C'est, pour la petite actrice, la mère, les sœurs, les camarades;—pour la femme entretenue, c'est les amies et les amis;—et vous-même, bon gré, mal gré, vous devez vous lier avec toute cette petite société, à moins que vous ne vous décidiez à emmener l'Objet «dans une autre patrie». Cela se chante à l'Opéra, et cela se fait aussi quelquefois dans la vie. Ne parlons pas d'hypothèses aussi lugubres, et tenons-nous-en au cas quotidien. L'Objet vous a présenté à toutes les personnes qui composent son monde, et alors a commencé le gentil travail par lequel ledit Objet vous accroche particulièrement à celle de ces personnes en qui elle a le plus de confiance pour vous surveiller. Pauvre Objet! Comment auriez-vous trouvé la force de lui dire «non» quand elle prenait de si jolies mines pour vous demander, à la veille d'une partie projetée: «Nous emmènerons Mathilde, pas?... Elle n'est pas gênante....» Et vous emmenez Mathilde. Ou encore: «Maman sera là.... Ça ne te fait rien? Tu sais, elle t'aime beaucoup, beaucoup, maman....» Et vous aviez des sourires pour maman. Je doute qu'il soit plus cruel de faire le patito à tous les cinq heures des amies de votre amie, si vous la choisissez dans la catégorie proscrite par la fantaisie d'André. Une heure vient où vous vous apercevrez que tous ces gens-là sont franchement insupportables, et vous le dites, croyant de bonne foi que vous l'aimez, votre objet, toujours, et que son milieu seul vous fait souffrir.

VOUS.—«Ah! Elle m'ennuie, Mathilde, à la fin. Je l'ai assez vue....»

L'OBJET.—«C'est ça, demandez-moi tout de suite de me brouiller avec tous mes amis....»

Autre décor, scène analogue.

VOUS.—«J'ai refusé à dîner chez les Moraines, samedi. On s'y ennuie trop, dans cette maison-là....»

L'OBJET.—«Naturellement Vous aimez mieux passer votre soirée au cercle ou ailleurs.... Allez, mon ami, allez, vous n'avez pas besoin de vous excuser.... Vous êtes libre....»

Quand une femme le prononce, ce «vous êtes libre», d'une certaine manière, vous pouvez essayer de vous remuer, vous êtes garrotté jusqu'à l'ongle du petit doigt et, de fait, vous invitez de nouveau Mathilde et maman; et, après avoir refusé à dîner chez les Moraines, vous y allez le soir, tout en méditant sur l'aphorisme que je vous soumets. Il y a toujours une consolation à mettre en théorie ses misères:

LXV

Toute maîtresse qui présente son amant à un de ses amis, à elle, entend bien le présenter à un espion. Il en est de ces espions-là comme des gendarmes. On n'y pense que lorsqu'on a envie de se sauver, et c'est trop tard.


Troisième fil: les services rendus.—Lisez bien. Je dis rendus et non reçus. Car l'homme assez détaché de tout préjugé pour accepter des services sérieux d'une maîtresse est un philosophe serein que la pudeur et l'ingratitude n'ont jamais retenu sur le chemin de l'abandon. Je veux parler, moi, de ce sentiment, moins rare qu'on ne le croit, qui fait un reste de moralité à tant d'immorales amours, cette croyance qu l'on se juge utile, bienfaisant, nécessaire à une maîtresse, et l'on ne veut pas s'en aller d'elle, de peur de la laisser dans la déchéance. Imaginez—ces aventures arrivent—qu'un jeune homme de trente ans ait encore du cœur, et qu'il se soit lié, à vingt-cinq, avec une femme très galante, il l'a, non pas rachetée, comme le conseillaient les romantiques, mais tout simplement aimée. Elle n'a gardé de son ancien luxe qu'un cadre d'élégance, sans plus rien de ces folles prodigalités qu'il faut payer comptant par de la prostitution clandestine et des visites chez les vendeuses d'amour. Bref, elle est devenue cette demi-honnête femme que tant d'irrégulières rêvent de devenir,—par esprit de contradiction, sans doute. Le jeune homme qui a pu aider sa maîtresse à vivre ainsi n'est pas assez riche pour lui assurer, le jour où il la quitte, une fortune définitive. Il la voit, en pensée, retournant peu à peu vers son ancienne vie, redescendant cet escalier dont chaque marche est une honte. Et il hésite à rendre cette créature qui lui fut chère à toutes les hideurs du vice. J'ai bien hésité, moi qui écris ces lignes, à m'en aller de la vie de Colette. Elle me trompait, je le savais, et avec qui. Mais elle s'en cachait encore un peu, et je me disais que sa passion pour moi, car elle m'aimait malgré tout, la retenait du moins assez pour qu'elle ne devînt pas ce qu'elle est devenue depuis.—Ah! misère de nous deux!—Puis, j'analysais ce sentiment, et, avec l'ironie habituelle, j'y discernais un curieux mélange de générosité et d'égoïsme. Je jouais un noble et beau personnage vis-à-vis de mon propre orgueil, en me jugeant indispensable au dernier honneur de ma pauvre maîtresse. Je constatais ainsi qu'avec la prodigieuse fatuité de l'animal masculin, son amour pour moi me faisait l'estimer et ses caprices pour les autres la mépriser. Alors je tombais dans cet état de gaieté terrible où de se moquer de soi-même avec frénésie rafraîchit le cœur. Je prenais la résolution de rompre. J'allais jusqu'à la rue de Rivoli, où elle habitait, et rien que de passer son seuil me rendait si tendre pour elle qu'une contrariété dont elle me parlait, une ligne désagréable sur son dernier rôle dans un journal, une migraine, n'importe quelle misère, me faisaient me dire: «Si je m'en vais, elle n'aura personne.» Et je restais. Je me demande aujourd'hui si j'étais aussi nigaud que le petit René Vincy, lorsqu'il redevint l'amant de Suzanne Moraines après son faux suicide.

—«Si je la quittais,» me disait-il pour se justifier, «elle reprendrait Desforges....»

Il ne se doutait pas qu'elle n'avait plus Desforges, en effet, parce que cet habile hygiéniste avait passé la main au jeune Abraham Mosé. Mais quoi? Osons risquer d'être ridicules, si nous risquons en même temps d'être délicats, et adoptons comme vraie cette maxime:

LXVI

Se croire bienfaisant pour une femme, c'est, quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, être un niais et un fat. Il vaut la peine de courir ces quatre-vingt-dix-neuf chances pour éviter la centième, qui est de se conduire comme un drôle?


Quatrième fil: l'Opinion.—Oui, l'amant voudrait bien rompre avec l'Objet, mais quand il pense aux conséquences de cette rupture, il pense aussi aux commentaires qui la suivront. Il voit, en imagination, le salon du cercle et la fenêtre sur le jardin, à l'angle de laquelle se trouvent les jugeurs. C'est pour l'homme qui a aimé dans le monde, cette vision-là. L'homme du théâtre, lui, aperçoit distinctement une loge de la Comédie française, ou du Gymnase, ou du Vaudeville, ou des Variétés, et les deux ou trois plus malicieux d'entre les pensionnaires en train de chuchoter et de ricaner sur son compte. L'homme du demi-monde se figure une table couverte de fleurs dans un restaurant de fête, et des viveuses et des viveurs discourant sur sa rupture, entre deux bouffées de cigarettes russes. Et c'est les mêmes petites phrases qui lui résonnent aux oreilles:

—«Allons donc, c'est elle qui l'a quitté.... Il l'assommait depuis des mois....»

Ou bien:

—«Il s'est douté de quelque chose. Ce n'est pas trop tôt....»

Ou bien:

—«Il sera bientôt remplacé. X... était là qui tournait autour depuis six mois....»

Cela l'ennuie, cet homme, d'être certain que l'on dira ces trois petites phrases et d'autres pareilles, et il reste fidèle à l'Objet quelque temps encore. Mon Dieu! Si les femmes qui aiment vraiment soupçonnaient sur quels misérables racontars de salons, de tripots et de coulisses se joue leur bonheur! Si elles le savaient? Hé bien!... Elles aimeraient tout de même, comme faisait la pauvre petite Mariette, celle qui jouait le rôle du Génie du Trocadéro dans la Revue d'il y a six ans: Par ici la sortie! Elle arrivait droit de Russie, où elle avait été séduite par un de nos camarades, un confrère de passage à Pétersbourg. Elle avait juste dix-neuf ans, et, depuis trois mois qu'elle était à Paris, cet homme ne venait guère la voir. Elle vivait, je n'ai jamais su comment, de dettes, de bijoux mis au mont-de-piété, et elle s'obstinait à rester fidèle:

—«C'est tout simple,» me disait-elle en pleurant, au risque de se démaquiller. «Il voit que je n'ai pas d'amant, et alors, comme il croit que c'est parce que je n'ai rien trouvé, il me prend pour une dinde, et il me méprise....»

Et elle ajoutait:

—«Je sais bien, pour le faire revenir, il faudrait qu'on lui dise que je suis avec vous ou un autre de ses amis.... Mais je ne peux pas.... Je l'aime trop....»


Que vous ayez la patte prise à ce fil ou à un de ceux que vous imaginerez parmi les autres, il est certain que, du jour où vous vous en apercevrez, votre maîtresse s'aperçoit aussi que vous vous en apercevez, et alors commence entre vous deux la comédie qui précède la rupture. Elle consiste en ceci que, tous les soirs, vous essayez de donner un coup de dent au susdit fil et que, tous les matins, vous le retrouvez noué à votre patte d'un nœud plus serré.... C'est là une série de mauvais moments à passer qui échappent à l'analyse, parce que les mille détails de l'existence servent de prétexte à ce jeu du fil brisé puis renoué. La comédie varie avec chaque amant et chaque maîtresse. Benjamin Constant a écrit son chef-d'œuvre pour raconter les tristesses de ce jeu cruel, et tous les Adolphes de toutes les variétés trouveront dans son livre l'étude minutieuse de leur aventure que dominent quelques vérités bien connues, quoique peu avouées:

LXVI

Beaucoup d'amants qui n'osent pas quitter leur maîtresse parlent de la pitié qu'elle leur inspire. Les femmes discernent avec justesse que cette pitié-là est une forme d'un abominable égoïsme. Il y a un attendrissement sur les maux que l'on cause qui ressemble à la plus cruelle férocité. Il est fait d'un délice de se sentir aimé sans aimer, vilain sentiment dont l'homme s'excuse à ses propres yeux en plaignant sa victime. Rien de plus raffiné comme hypocrisie.

LXVII

Pour un amant, chercher le moyen de dire à une maîtresse qui l'aime encore: «Je ne t'aime plus,» sans la faire souffrir, c'est vouloir mettre en pratique la célèbre fantaisie du guillotiné par persuasion.

LXVIII

Personne n'a songé, que je sache, à écrire la contre-partie d'Adolphe, c'est-à-dire l'histoire d'une femme qui, ayant cessé d'aimer, garde son amant par charité. C'est qu'une pareille femme n'existe guère, et leur franchise, à elles, dans la rupture est vraiment ce qu'elles ont de plus estimable.

LXIX

En amour, tout est rompu du jour où l'un des deux amants a pensé que la rupture était possible. Dire seulement tout bas: «Quand j'aurai cessé d'aimer ...» c'est avoir cessé d'aimer.

LXX

Osons cette banale réminiscence, tant elle est juste: un amour qui meurt jeune est béni des dieux.

LXXI

Prolonger un adieu, c'est dire cent, mille, dix mille adieux, et chacun vous déchire à nouveau toute l'âme. En amour, comme ailleurs, les plus courtes agonies sont les seules souhaitables.


MÉDITATION XVI

DE LA RUPTURE

II

APRÈS

Je m'en souviens. Le soir où j'eus rompu avec Colette d'une manière si blessante que cette fois je la sentais définitive, je dînai gaiement et de fort bon appétit. Je m'habillai en sifflant un air qu'elle chantait autrefois, avec cette ironie solitaire qui nous venge de nos anciennes faiblesses, et je me rendis de mon pied leste à une première représentation où je rencontrai Masurier,—le plus délicieux des amphitryons du demi-monde. C'est un homme d'environ quarante-cinq ans, riche et célibataire, dont le grand plaisir est d'asseoir à sa table, dans son petit hôtel de la rue Bayard, les plus jolies d'entre les impures et les plus verveux d'entre les viveurs. La chère, chez lui, est excellente, la cave choisie, et le maître de la maison vaut mieux encore que sa cave et que sa cuisine, car il a toujours un billet de cinq cents francs au service de ses convives ennuyés ou ennuyées,—sans intérêts,—et un sage conseil à l'usage de ceux qui, comme moi, le prennent pour confident de leurs affaires de cœur. Cet homme gros et rieur, aux yeux bleus si pénétrants dans un visage de gai soupeur, a-t-il traversé quelque drame d'amour déçu? Est-ce un sceptique qui se souvient ou un dilettante qui vit par curiosité? Je ne le sais pas. Masurier ne parle jamais de lui, et ses plus intimes avouent qu'ils n'ont jamais reçu ses confidences, ni deviné ses secrets. Sceptique ou dilettante, il a du goût pour moi, et je le sens. Les écrivains possèdent un flair pour ces sympathies-là, comme les jolies femmes. Il m'aborda donc à un tournant de couloir:

—«Vous avez l'air tout guilleret....» me dit-il. «Une bonne fortune?...» Et il ajouta: «Souvenez-vous, l'homme aux aphorismes, qu'on me doit celui-ci: «Il faut toujours faire contre bonne fortune mauvais cœur.»

—«C'est le contraire,» lui répondis-je.—Et me voici lui racontant ma rupture, et les détails, inutiles à rappeler ici, qui devaient la rendre, en effet, irréparable.

—«Hé bien!» me dit Masurier, devenu sérieux, «vous avez eu le courage de la quitter; aurez-vous celui de l'oublier?...» Puis, avec un sourire et un hochement de tête:—«En amour, les faits ne sont rien. C'est l'idée qui est tout. Tâchez de la quitter, maintenant, dans votre pensée....»

Oui, je me souviens. Je regagnai mon fauteuil presque tout de suite, sans prendre trop garde à la phrase que je venais d'entendre. Mais, le lendemain et les jours suivants, ah! comme j'en constatai la terrible justesse quand je reconnus que jamais ma cruelle amie ne m'avait fait plus souffrir que depuis nos adieux!—Je ressemblais à ces mutilés qui ont mal à leur jambe coupée.—Cela me parut d'abord une anomalie trop bizarre pour ne pas m'être personnelle. Puis je regardai autour de moi. Je causai avec celui-ci, avec celui-là, parmi les amants désenchaînés, et je reconnus que mon cas était, la plupart du temps, le leur. J'en conclus que les lendemains de rupture sont presque toujours intolérables. «C'est le mal aux cheveux de l'amour....» disait encore Masurier. Oui, presque toujours, et quelle que soit la situation de l'amant. C'est aisé d'ailleurs à vérifier. Il y a deux hypothèses principales, n'est-il pas vrai, dans toute rupture, et qui se subdivisent chacune en deux? Ou l'amant a quitté sa maîtresse, ou bien il en a été quitté; et il l'a quittée ne l'aimant plus ou l'aimant encore; il en a été quitté grâce à une savante manœuvre de sa part, à lui, ou contre son gré. Cela fait bien quatre cas différents, et je ne sais pas lequel est le pire, quand on les regarde au microscope les uns après les autres.


Première hypothèse.—Adolphe a donc rompu de lui-même, et il a rompu, lassé de sa liaison jusqu'à l'écœurement. Je l'appelle Adolphe, parce que je le suppose ayant subi toutes les crises de l'Adolphisme et traversé toutes ses phases. Enfin, c'est fait, et il savoure les gaietés du joyeux moment, celui que j'ai décrit à propos de moi tout à l'heure. Mais le lendemain, le surlendemain, trois jours après, il commence, comme moi, à éprouver une vague sensation de vide, et il s'aperçoit, sans vouloir s'en rendre compte, qu'il lui manque quelque chose. Certes, Lucie, Charlotte, Eugénie, Henriette,—un nom au hasard, pour l'Ellénore,—était carrément insupportable; mais de se mettre en colère contre elle, de se demander comment il la tromperait, de la tromper en effet et d'échapper à son espionnage, cela l'occupait, cet amant sans amour. Cette occupation une fois supprimée, notre homme ne sait plus à quoi employer son temps. S'il a la chance de rencontrer tout de suite une autre aventure, cet ennui passe. Mais c'est une loi bien connue des hommes qui s'occupent des femmes: ayez-en une, vous en aurez dix; soyez libre, vous n'en aurez plus une seule. Notre homme se lève un matin en bâillant. Il maudissait sa maîtresse jadis de lui prendre deux ou trois heures dans la journée. Ces deux ou trois heures lui bouchaient tout l'horizon de sa liberté. Il les a maintenant, et les vingt et une autres avec, et il se demande ce qu'il va en faire.... Suivant sa situation sociale, il se rend au café, au théâtre, au cercle. Il retourne voir des amis abandonnés depuis longtemps, des parents négligés. Ces gens l'accueillent froidement. Il s'en aperçoit, et il se rappelle qu'il les a en effet délaissés. C'est la première période qui suit les ruptures, celle de l'ahurissement, où l'amputé essaie de marcher comme s'il avait sa jambe, sans se souvenir qu'on la lui a—ou qu'il se l'est—coupée.

Il y a une notable différence entre cette jambe pourtant et une maîtresse. La jambe coupée, les chirurgiens l'emportent. Il peut être mélancolique de penser que cette vieille amie qui nous servit jadis, tout petits, à courir, plus tard à marcher vers d'heureux rendez-vous, fut disséquée fibre à fibre par d'indiscrets carabins sur une table de l'école pratique. Mais c'en est fini d'elle au moins, et nous ne connaîtrons jamais le chagrin de penser qu'elle a été cousue au moignon d'un autre,—ni l'ironie de le voir, cet autre, aller et venir devant nous lestement sur cette jambe qui fut à nous.—La femme lâchée, elle, continue sa vie. Elle pleure. Elle se désole. Mais il y a toujours quelqu'un pour essuyer ces larmes-là et pour s'offrir lui-même comme fiche de consolation. Malgré votre fatuité masculine qui vous persuaderait aisément qu'on ne vous remplace pas, vous, un reste de bon sens vous aide à penser qu'après tout vous êtes peut-être remplacé. «Ah! cela vous est bien égal.... Ça vous amuse même....» A l'ami commun que vous rencontrez et à qui vous demandez de ses nouvelles, vous dites: «Non, contez-moi donc ça. Puisque c'est moi qui l'ai quittée, qu'est-ce que vous voulez que ça me fasse?...» Je m'entends encore la prononcer, cette phrase. C'est la seconde période, celle de la curiosité. Vous le poussez, l'ami commun: «Elle dit du mal de moi, n'est-ce pas?...» Il n'a qu'à vous répondre: «Mais non, mais non ...» et à vous affirmer que votre maîtresse lâchée ne vous en veut pas et qu'elle vous a pardonné, pour jouir de la plus comique des comédies, celle de votre mécontentement devant cette indulgence; et ce mécontentement se change en une colère plus comique encore si l'on vous avoue qu'elle à pris un nouvel amant. C'est la période de l'indignation (déjà étudiée dans une des méditations sur la jalousie), et une preuve entre mille à l'appui de cet aphorisme:

LXXII

Le rêve de l'amour, pour l'homme, c'est de tromper une maîtresse fidèle.

D'ordinaire, à cette période de l'indignation, succède aussitôt celle du regret, et voilà notre Adolphe, qui, depuis des mois, soupirait après son indépendance, qui n'aimait pas sa maîtresse, qui l'a quittée volontairement, en train de redevenir amoureux d'elle, amour qui se traduit d'ordinaire par le plus amer des persiflages. C'est le moment où l'ancien sigisbée de la femme du monde, et qui se serait cru déshonoré autrefois par la plus légère indiscrétion, commence à parler d'elle avec la plus perfide cruauté,—où l'ancien adorateur de l'actrice ne lui trouve plus aucun talent,—où l'ancien amant de la femme entretenue raconte les infamies dont il fut victime et qu'il avait d'ailleurs pardonnées. Et de cette période nous passons aussitôt à celle de la haine.—Jolie combinaison de chimie sentimentale que ne comprend pas la pauvre maîtresse délaissée. Après avoir eu beaucoup de peine, elle s'est consolée comme elle a pu, mais elle ne demanderait pas mieux que d'être restée votre amie. Elle le dit du moins, et peut-être le pense-t-elle, quoique bien peu de femmes ignorent cette triste loi de notre triste cœur:

LXXIII

Avec un ancien amour on fait de tout, même un nouvel amour,—tout, excepté de l'amitié.


Seconde hypothèse.—Ce fut mon cas avec Colette, et j'y ai tant pensé que je devrais pourtant le connaître. Je l'aimais, cette malheureuse femme, et je la méprisais. Cela faisait un sentiment affreux, que je ne me pardonnais pas d'avoir, car toutes nos caresses, tous les mots passionnés que je lui prodiguais dans cette chambre de la rue de Rivoli, d'où l'on voyait, par les matins de printemps, les massifs fleuris des Tuileries, et, par les après-midi d'hiver, la pesée basse du ciel sur les arbres nus,—oui, ces misérables chutes dans l'abîme des sens m'étaient une bonté à n'y pas survivre après ce que j'avais pensé, après surtout ce que j'avais dit d'elle la veille, le matin quelquefois. Et les fureurs de jalousie déshonorante et justifiée auxquelles je me livrais au sortir de ces baisers de délire me prouvaient trop combien j'étais un enfant malade, une âme démantibulée, incapable de vouloir et de vivre. Je cessai donc de la voir—et de l'avoir. Mais, sauf cette première soirée où de m'être enfin prouvé mon énergie me procura durant quelques minutes un renouveau de ma propre estime, en quoi cette rupture soulagea-t-elle ma douleur? Et il n'en va jamais autrement, après ces adieux où, pour des raisons d'amour-propre ou de dignité, un amant a quitté une maîtresse qu'il adorait. L'absence et la séparation, bien loin de vous guérir de votre sentiment, lui donnent une acuité d'idée fixe qui vous rend plus incapable d'y résister. Tant que vous aviez à vous cette maîtresse, même si elle vous trompait, même si vous le saviez, le lui crier en face était une douceur. On goûte de ces abjectes joies quand on aime en méprisant. Assister de loin à ses galanteries, s'être retiré à soi-même le droit de l'en outrager, s'être emprisonné dans l'orgueil et s'être interdit jusqu'au soupir, c'est de quoi sans doute s'attirer la considération des quelques personnes qui sont dans le secret de vos agonies.... Ah! que l'on donnerait et ces considérations et ces personnes pour dix minutes des anciennes folies, pour une gorgée de ce verre d'eau bourbeuse et empoisonnée que la main de votre démon vous faisait avaler autrefois, et cette boue vous rafraîchissait pourtant un peu!... Allez au fond, tout au fond de la conscience chez l'homme qui croit devoir quitter une femme quand il l'aime encore, vous y trouverez caché l'espoir inavoué que cette femme ne le laissera pas partir. Il s'en va pourtant et sa maîtresse lui court d'abord après. Seulement, elle ne sait pas toujours lui courir après. Les femmes ont beau être très adroites et très fines, il y a une chose dont elles ne tiennent pas assez compte dans le cœur d'un homme, parce que la plupart n'en ont pas trace dans le leur. Cette petite chose est la fierté. Leurs moyens pour ramener celui qui les quitte s'adressent d'ordinaire à ce qu'elles connaissent de nous: nos sens et notre vanité. S'introduire dans notre chambre à coucher et se jeter dans nos bras pour que nous les possédions dans un coup de désir physique; nous rendre jaloux pour que nous leur revenions en proie à la frénésie de l'image impure; nous jouer la comédie du désespoir et du faux suicide pour flatter notre niaise infatuation;—tels sont les procédés habituels de ces habiles metteuses en scène. Elles réussissent d'ordinaire à ramener l'infidèle, avec la résolution bien arrêtée dans leur fine cervelle de lui faire payer avec usure ses velléités d'indépendance, et de le lâcher lui-même au moment où il s'y attendra le moins. Il arrive cependant qu'elles ont affaire à un amant qui se dit: «Si j'y retournais, je me mépriserais trop ...» et qui n'y retourne pas. Pour le dompter, celui-là, il faudrait une autre stratégie et lui donner des raisons de revenir en s'estimant. Celle qui aurait assez de délicatesse pour manœuvrer de la sorte aurait assez de délicatesse aussi pour être loyale en amour. La Dalila, elle, emploie un des trois autres moyens. Et c'est pour l'amant qui a eu le courage de s'en aller un comble de supplice. Car toutes les ruses de son ancienne maîtresse pour le reconquérir lui prouvent qu'il a eu raison de la mépriser et de la quitter. Il n'y a guère de situation morale plus abominable, et c'est acheter cher le droit de se dire: «J'ai été le plus fort.» Le même Masurier, avec qui je philosophais sur ce point, prétendait, lui, qu'avec une maîtresse que l'on aime en la méprisant, il n'y a qu'un remède, arriver au dégoût par la satiété.

—«Que cherchez-vous?» me disait ce philosophe sans scrupules, tandis que nous déambulions sur le boulevard en revenant du théâtre ensemble, «la destruction du désir que vous donne incessamment cette femme? Et vous ne voyez pas qu'en vous privant d'elle vous exaspérez ce désir?»

—«Vous me conseillez de la reprendre, alors?»

—«Parfaitement,» répondit-il.

—«Non,» répliquai-je. «Je me vomirais moi-même.»

—«Oui,» dit-il, «et votre amour avec.... Attendez, mais ce sera plus long.»

Et, comme il me savait en train d'écrire cette Physiologie, il ajouta: «Puisque je travaille aussi dans les axiomes, je vous soumets les suivants:

LXXIV

«Vouloir se guérir d'une femme que l'on adore en la quittant, c'est vouloir se guérir de la soif en ne buvant pas.»

LXXV

La plus sûre vengeance pour une maîtresse que nous quittons en l'aimant est de nous prouver qu'elle méritait d'être quittée.

—«Auquel je joindrais cet autre,» lui répondis-je:

LXXVI

«Pour un fou, le pire des malheurs est de ne pas être fou tout à fait, et, pour un amant, de juger son amour.»


Troisième hypothèse.—Ce mauvais sujet d'André Mareuil m'en a donné une formule piquante, un jour que nous déjeunions chez D——, dans ce café de la rue Royale, l'un des coins les plus parisiens de Paris, quoiqu'il soit rempli d'Anglais, ou peut-être parce que.... Il faisait bleu et gai à travers toutes les fenêtres. Des victorias passaient, avec des ombrelles vertes ou rouges cachant à demi de jolis visages de femmes. J'avais, moi, la physionomie ridicule d'un désespéré qui mange avec appétit et qui pleure sur les perfidies de sa maîtresse dans son verre de sauterne. Mareuil, lui, ayant arboré un gilet de piqué et une chemise à corps de couleur avec la plus délicieuse des cravates d'été, me racontait un projet de chapitre pour l'Art de rompre.

—«Vois-tu,» disait-il, en dépêchant un œuf en cocotte, «étant donné que la femme et l'homme sont deux vanités exaspérées par un sexe, le problème pour se bien quitter consiste à satisfaire d'abord l'animal, mais là, fortement,—ça, c'est facile,—puis à mettre d'accord les deux vanités. Si tu savais comme c'est commode! Ça consiste simplement pour l'homme à se faire lâcher,—mais exprès, mais à son heure, pas une minute plus tôt, pas une seconde plus tard.... Il a son amour-propre en paix, puisqu'il mystifie sa maîtresse en étant plus comédien qu'elle, et elle s'en va, le cœur à l'aise, comme dit la chanson, puisqu'elle croit vous jouer un bon tour.... Je conviens qu'il y faut du doigté, et que la moindre faute de tact peut tout gâter.... Moi, j'ai un moyen très simple et qui m'a réussi presque toujours.... Aussitôt que je commence à en avoir assez d'une maîtresse, je l'assassine de bons procédés, je l'accable de délicates attentions, je l'étouffé d'amour.... Je suis toujours là, et toujours, à lui parler de ma tendresse, à l'obséder de mes sentiments.... Je lui campe des scènes de jalousie à propos du Monsieur qui passe, et je lui pardonne avec effusion.... Enfin, après quinze jours de cette délirante ardeur, la dame, quelle qu'elle soit, n'a plus qu'une idée: se débarrasser de moi. Et c'est ici mon triomphe. J'accepte d'être ridicule pour redevenir libre. Elle se fait faire la cour par n'importe qui, tant elle a hâte de me voir me fâcher.... Je ne me fâche pas.... Je ne vois rien.... Je suis là, toujours là, de plus en plus épris, de plus en plus ardent, de plus en plus confiant.... Elle me trompe. Elle me le dit. Je prends mon chapeau, la porte, j'annonce que je vais me brûler la cervelle, et je suis celui dont on parle en soupirant: «Pauvre garçon, il m'aimait bien, lui....» Est-ce machiné, cela?»

—«Mais pas trop mal,» fis-je, amusé par la verve avec laquelle il m'avait dévoilé son cynique programme; «et si elle ne suffit pas tout de même, cette machination?...»

—«Si elle ne suffit pas,» reprit-il, avec un air de triomphe à me montrer les ressources de ses roueries, «hé bien! c'est que j'ai affaire à une femme très amoureuse, et alors, c'est plus simple encore. Je m'arrange pour avoir à ma disposition quelque créature très belle, très jeune et très vénale. Je me livre sur elle à toute la frénésie du plaisir, de manière à n'aborder jamais ma maîtresse que calme, très calme.... Je lui parle de ma santé délabrée, de maux d'estomac, incompatibles avec l'amour, de prescriptions médicales.... Ah! ça ne traîne pas alors, et en quinze jours....»

—«Et tu n'as pas le moindre remords de ces canailleries?»

—«Pas le moindre,» fit-il.

—«Et pas de regrets?»

—«Encore moins.»

—«As-tu jamais été vraiment amoureux?»

—«J'ai cru l'être, mais je me suis convaincu très jeune qu'il n'y a qu'un bonheur en amour, c'est de ne pas aimer....»

—«Et as-tu gardé des ennemies parmi tes anciennes?»

—«Pas une.»

C'est à la suite de cette conversation que j'écrivis, une fois rentré, ces trois axiomes qui pourraient être signés Don Juan de La Palisse:

LXXVII

Il n'y a qu'une manière d'être heureux par le cœur; c'est de ne pas en avoir.

LXXVIII

Une femme vous est toujours reconnaissante de vous avoir lâché.

LXXIX

On n'est plus fort que la femme qu'à la condition d'être plus femme quelle.

Mais ces axiomes seraient incomplets si je n'ajoutais que je viens d'apprendre le mariage d'André avec Christine Anroux, l'ancienne amie de Colette, dont j'ai déjà parlé, et qu'il est brouillé avec moi parce qu'il me soupçonne d'avoir été bien avec elle vingt-quatre heures durant.—Elle le lui aura fait croire. Elle me détestait tant!—J'aime encore mieux mes pauvres chagrins d'amant sans roueries.

Quatrième hypothèse.—C'est la plus banale et, si bizarre que puisse paraître ce point de vue, la plus souhaitable. L'amant toujours amoureux, que sa maîtresse quitte en pleine passion, parle peut-être de se brûler la cervelle. Il y songe. Il dessine des pistolets dans la marge de ses papiers, comme Beyle le raconte de lui-même dans ses Souvenirs d'Egotisme: «Je fus préservé du suicide,» ajoute-t-il, «par la curiosité politique et sans doute par la crainte de me faire du mal....» Ce sont de cruelles heures à passer; mais voulez-vous que nous comptions un peu les misères dont cet amoureux délaissé demeure exempt? Du doute d'abord, cette pire des douleurs. Cet homme-là, qui aime encore, qui a aimé et qui a été congédié, quelle silhouette amusante en dessine cette jolie comédie de Ma Camarade, et comme Daubray jouait finement le personnage! Sa maîtresse lui dit un brutal: «Petit-père, c'est fini, nous deux ...» et elle prend la porte. Petit-père se couche. Il sanglote ou presque.... Du bruit à la porte. «C'est elle!» s'écrie-t-il avec conviction. «Elle verra que je n'ai pas douté d'elle....» Le rire de l'Olympe secouait la salle à cette phrase. Et moi, je riais aussi, d'un rire par trop voisin des larmes. J'aurais tant voulu être trahi, outragé, lâché,—avec le sentiment, qu'exprime cette phrase-là, dans le cœur!—Une seconde douleur que l'amant de cette sorte ne connaît pas, c'est l'incertitude de la sensibilité, cette espèce de va-et-vient dans l'émotion, aujourd'hui en haut, demain en bas, qui finit par vous donner comme le mal de mer dans l'âme. Cet amour était dans la confiance et la joie. Il est dans le désespoir et l'évidence de l'abandon. C'est franc. C'est net. C'est simple. Il est de son avis, cet homme, au lieu qu'André Mareuil, moi et tous les autres Adolphes, adroits ou non, nous n'avons jamais été du nôtre. Il ne faut pas se mêler d'aimer, ou il faut aimer ainsi, avec des emballements fous dans le bonheur et des chagrins d'enfant, de vrais et complets chagrins, dans le malheur. Aussi, remarquez-le, quand il a bien pleuré, dessiné beaucoup de pistolets dans les marges de ses pages, et après que le temps a fait son œuvre, cet amant très simple et lâché ne garde pas d'amertume au cœur. Il a été bien heureux, puis bien malheureux. Il ne s'est pas empoisonné par la rouerie qui ne sert qu'à être trompé plus complètement et plus amèrement, par la vanité d'être le plus fort qui ridiculise davantage nos faiblesses, par la défiance qui attire la trahison comme le paratonnerre attire la foudre,—un paratonnerre qui propage l'incendie. Mais quoi! c'est un don d'être un amant simple, et c'est une chance de rencontrer une femme qui vient vous dire le: «C'est fini, nous deux ...» le jour où c'est vraiment fini. C'est un don de ne jamais raisonner sur son amour quand on aime. C'est une chance de subir sans les comprendre les lois exprimées dans ces quelques aphorismes qui achèveront de définir les dangers des lendemains de rupture:

LXXX

L'amour est une maladie, et le malade le plus sage, pour cette maladie-là comme pour les autres, est celui qui, n'ayant jamais lu un livre de médecine, ne sait pas ce qu'il a, et qui souffre sans penser, comme une bête.

LXXXI

La maîtresse qui nous quitte quand nous l'aimons le mieux nous épargne des mois ou des années de menues désillusions. L'homme est ingrat pour ce service, comme pour les autres.

LXXXII

Il y a un plaisir délicat—aurait dit La Rochefoucauld—à serrer la main du rival pour qui l'on a été trahi, quand il est trahi à son tour.

LXXXIII

Ce qui prouve que l'expérience ne sert à rien, c'est que la fin de nos anciennes amours ne nous dégoûte pas d'en commencer d'autres.

LXXXIV

On n'est vraiment guéri d'une femme que lorsqu'on n'est plus même curieux de savoir avec qui elle vous oublie.

LXXXV

Chaque fin d'amour est comme un déménagement. Cela ne va pas sans casse. Au dixième, combien y a-t-il de meubles en état?

LXXXVI

Nous ne pardonnons à une maîtresse de nous avoir ennuyé de son amour que si elle nous débarrasse d'elle sans nous remplacer.


MÉDITATION XVII

DE LA RUPTURE

III

APRÈS (suite).—DE QUELQUES VENGEANCES

Décidément ce diable d'André Mareuil, avant d'avoir abdiqué, en se mariant de la sorte, fut un profond philosophe. L'un n'empêche pas l'autre. La Fontaine n'a-t-il pas fait une de ses jolies fables avec l'histoire de l'astrologue qui se laisse tomber dans le puits? En feuilletant mes notes, c'est toujours des conversations avec lui que je rencontre, et la plupart se rapportant à ce fameux traité sur l'Art de rompe qu'il écrira peut-être, maintenant qu'il est enchaîné pour la vie. Certains poètes sont ainsi et ne sentent bien la douceur des choses que par réaction. Ces dilettantes célèbrent l'amour pur avec d'autant plus de ferveur au sortir d'un mauvais lieu; ils goûtent les simples félicités de la famille plus vivement dans l'atmosphère d'un café de Bohémiens; ils aiment leur maîtresse avec une tendresse plus passionnée quand ils la trompent. Ah! cette théorie de la vie de réactions, comme elle nous fut chère autrefois, à André, à Simon, à Maurice Barrès, à moi-même et à quelques autres! Il serait piquant que Mareuil s'avisât de l'appliquer aujourd'hui. Mais, à l'époque des notes que je vais transcrire, il se bornait à étudier par le menu des problèmes galants, celui-ci, par exemple:—étant donnée une femme, découvrir à l'avance si elle est capable d'une vengeance et de quelle vengeance, pour le lendemain de la rupture.

—«En amour,» disait-il, «c'est comme en escrime; il faut connaître d'abord le jeu de l'adversaire, quand on a la prétention, que nous avons, d'être des tireurs de tête.... Hé bien! moi, je me vante, après une demi-heure de conversation, de savoir si la personne dont je m'encaprice sera, oui ou non, de celles qui nous font conjuguer le verbe j'ai aimé avec les variantes: «J'ai reçu un coup de pistolet, tu as été vitriolé, il a été diffamé, nous avons été déshonorés.» Continue, mon Claude; il y a de l'écho dans ton passé....»

Il me débitait son paradoxe en déjeunant à une table de ce même café D—— où il m'avait, l'autre matin, initié aux mystères de ce qu'il appelle plaisamment: le lâchage-paratonnerre. Et comme je haussais les épaules, il continua:

—«Tu ne me crois pas, soit.... Regarde cette femme qui parle haut.... Là-bas, jolie, grande, un peu forte.... Tu la verras mieux dans la glace. Si elle s'aperçoit que nous l'étudions, nous sommes perdus. Elle posera, et, bonsoir, plus personne. Vois-tu comme le geste suit la pensée chez elle, comme elle touche à ce dont elle parle, comme elle dessine les objets en l'air, avec sa main, pour les montrer?... Ça a dix ans de Paris et c'est aussi Méridional qu'au premier jour. Tu la vois bien, et comme elle tourne la tête?...»

—«Parfaitement,» fis-je, après avoir regardé du côté qu'il m'indiquait. «C'est une drôlesse pas très bien élevée, voilà tout.»

—«C'est le type de la femme au revolver,» reprit André avec autorité. «Je ne la connais pas, mais je te parierais les droits d'auteur de l'Art de rompre contre ta prochaine main au baccara, d'abord qu'à chaque nouvel amant elle s'imagine que c'est son premier amour, ensuite qu'à chaque rupture elle subit vingt-quatre heures d'absolue folie, vingt-quatre heures durant lesquelles elle ne roule que des idées de mort et de suicide.»

—«Entends comme elle rit,» lui dis-je pour le taquiner.

—«Mais oui, elle rit de tout son cœur, comme elle souffre de tout son cœur et comme elle te pistolerait, et elle avec, de tout son cœur si elle t'aimait,—es-tu content de cette allusion à ton vieux L'Estoile?—si elle t'aimait et si tu la quittait;—comme elle te soignerait ensuite de tout son cœur si tu en réchappais et elle aussi. Tiens! elle riait. Regarde-la se fâcher....»

L'inconnue venait en effet, à la suite d'une maladresse de garçon qui avait répandu un verre de vin sur la nappe, de froncer les sourcils d'une manière très dure. Ses yeux s'étaient faits brillants, et la pâleur de l'impatience décolorait si profondément son visage, que je ne pus me retenir de répondre à André:

—«Ce n'est pas trop mal diagnostiqué. Et que conseilles-tu à tes clients avec une femme comme celle-là?...»

—«C'est la brune irascible,» reprit-il. «Je la conseille, avant tout, le moins que je peux. C'est la fausse bonne enfant qui a des exigences insupportables pour des amoureux aussi compliqués que nous nous piquons de l'être. Mais, enfin, tout arrive.... Admets que tu l'aimes. Alors, si mon moyen, tu sais, celui de se faire lâcher le premier, ne réussit pas, c'est très simple.... Quand tu veux rompre avec cette femme-là, prends simplement le train sans tambour ni trompette, et laisse passer les vingt-quatre heures du revolver. Pendant ces vingt-quatre heures, elle crie, elle tempête, elle achète du laudanum, elle s'empoisonne, elle se manque.—Elle double toujours la dose, là comme ailleurs.—Et quand tu reviens, tu es remplacé....»

—«Par un autre candidat au vitriol,» interrompis-je en plaisantant.


—«Ne dis donc pas de choses médiocres,» reprit André en m'arrêtant net. «La femme qui se venge par le revolver ne se venge jamais, entends-tu, par le vitriol. C'est comme les fous. Celui qui doit se suicider par la pendaison n'est pas le même que celui qui doit se suicider par la noyade. Est-ce que tu ne sais pas cela, que les maniaques de mort volontaire choisissent chacun leur genre de mort, toujours spécial?»

—«Tu es vraiment très gai, ce matin,» lui dis-je. «Mais montre-moi donc, parmi les jeunes personnes en train de déjeuner ici, la prédestinée au vitriol.»

—«Elle n'y est pas,» me répondit-il le plus gravement du monde après avoir dévisagé toutes les dames, françaises ou non, en train de déguster des fraises de bois,—nous étions au mois de juin,—ou de déchiqueter une caille à la gelée. «La femme qui se venge au vitriol, vois-tu, c'est la blonde féline et pâle, ou la brune fantomatique, enfin l'être d'apparence idéale, mais qui vit de ses nerfs et qui nous aime avec ses nerfs. Il y a du serpent en elle, quelque chose qui vous enlace en vous trahissant, et, remarque-le bien, je n'appelle pas seulement vitriol cette liqueur corrosive qui s'achète chez le droguiste, et qui vous défigure un amant ou une rivale en quelques secondes et pour la vie. Le vitriol, c'est la vengeance sourde et qui s'embusque dans un angle de mur; c'est la lettre anonyme écrite par une maîtresse délaissée au mari de celle à qui l'amant volage fait la cour; c'est l'écho inspiré dans un journal où les nouvelles amours de l'inconstant sont dénoncées avec initiales et indications concluantes; c'est la jolie petite calomnie qui fait son chemin piano, piano.... La femme au vitriol a, par exemple, aimé un médecin? Elle insinue que ce médecin abuse de ses malades. Elle a aimé un avocat? Elle laisse entendre qu'il manque au secret professionnel. Un écrivain? Elle l'accuse de vénalité ou de chantage. Et c'est dit avec des tendresses dans la voix, des regrets d'avoir à mal parler d'un ancien ami, «avec lequel il ne s'est rien passé....» Et elle en donne la raison. Le malheureux avait la chasteté d'Abélard, par force. Ou bien il aimait mieux frayer avec un sexe plus pareil au sien. Ou bien il était affligé du mal dont Voltaire accuse si plaisamment Christophe Colomb. Ou bien il souffrait de quelque infirmité répugnante, d'une mauvaise haleine, d'un eczéma mal placé, que sais-je?—Elles ont un art, ces vitrioleuses du discours, pour vous brûler votre réputation, égal à celui que leurs sœurs du trottoir déploient à vous brûler votre visage....»

—«Et à quoi les reconnais-tu, celles-là?» interrogeai-je.

—«Avant tout, au cabotinage,» répondit André. «Si la femme au revolver,—et j'entends par là non seulement le coup de pistolet, mais les scènes tragiques et intolérables dont je t'épargne la nomenclature,—si cette femme-là, j'insiste, se décèle, au premier coup d'œul, par ce que les pédants, tes maîtres, appellent l'excès d'impulsion,—la vitrioleuse se distingue par une vanité forcenée qui lui fait attacher une importance désordonnée à sa petite personne.... As-tu suivi les procès de ces dernières années? Quand il s'agit d'une basse vengeance, très misérable, très scélérate, très lâche, presque toujours l'héroïne est une femme qui a eu des déceptions d'amour-propre ulcérantes et mesquines: une actrice qui n'a pas réussi à se faire applaudir, une institutrice qui n'a pas réussi à se faire imprimer, une fille à demi galante qui n'a pas réussi à se faire épouser. Et l'amant que l'on vitriolise d'une manière ou d'une autre n'est que la revanche de ces existences manquées. Ce qui n'empêche pas les braves jurés, quand c'est du véritable vitriol qu'il s'agit, de croire au crime passionnel et d'acquitter la cabotine, raide comme fer, en flétrissant sa victime. Ils sont étonnants, les jurés, dans ces occasions-là, et, pour citer la vieille et toujours vraie légende, c'est ça qui donne une crâne idée de l'homme!...»

—«Ton remède, maintenant?» lui demandai-je.

—«Il n'y en a qu'un,» répliqua-t-il carrément, «le seul qui convienne quand on veut lutter contre un être lâche: lui faire peur. Nous autres, gens de nuance, nous ne savons pas assez l'effet que produit sur les femmes la déclamation. Nous n'osons pas leur dire que, si elles nous trompent, nous les tuerons. Nous nous trouverions grotesques de leur montrer un Purdey nouveau modèle ou un couteau rapporté du Maroc en leur laissant entendre que nous avons souvent pensé à pratiquer sur elles le fameux: «Tue-la» du Maître.... Nous avons tort. Sois bien persuadé, d'abord qu'elles croient toutes à la sincérité de ces vantardises, ensuite qu'elles en sont flattées et reconnaissantes, enfin qu'au moment de se venger de toi par une de ces crasses—comme elles disent—dont elles ont le secret, elles n'oseront pas, s'il leur vient l'idée que tu es bien capable de te venger d'elles, brutalement, toi, à ton tour. C'est tout le secret, cette audace dans le mensonge, des succès prodigieux de certains faquins dont tu ne voudrais pas pour cirer tes souliers jaunes, mais qui roulent de gros yeux, frappent du poing les tables, démantibulent les meubles, parlent d'étrangler leur maîtresse et d'assommer leurs rivaux, comme toi et moi de mettre une lettre à la poste. Ils peuvent aimer la vitrioleuse, ces gaillards-là. La vipère pour eux se fera couleuvre, et douce, et craintive.»

—«Il y a du vrai dans ton paradoxe,» lui répondis-je. «Te rappelles-tu la petite Ernestine qui jouait un rôlet dans ma première pièce? Je ne connaissais pas encore Colette, et je ne pratiquais pas le sage précepte qui dit qu'un auteur dramatique ne doit pas plus être l'amant d'une actrice qu'un architecte ne doit trinquer avec le maçon.... Je trinquais avec le maçon, et c'était même fort agréable.... Je fais, dans l'entre-deux de ces trinquettes, un petit voyage en province, et le maçon, lui, trinque avec un autre pendant ce temps-là. Je reviens. On me raconte cette histoire. J'arrive chez Ernestine et je cherche à savoir la vérité. Elle finit par m'avouer qu'elle est une infâme, et des sanglots, et des larmes, et des cheveux épars, et des «mais je n'aime que toi!...»—Tu sais que personne n'a moins d'amour que moi, quand je n'en ai pas. Je la relève, car elle était tombée à genoux.... Et, la poussant vers le lit: «Tu m'as trompé avec lui. Trompe-le avec moi, maintenant,» lui dis-je. Et la voilà qui sèche ses larmes, rattache ses cheveux, et, d'une voix sifflante: «Vous n'avez pas de cœur, vous ne m'avez jamais aimée....» Il n'y a pas de misères qu'elle ne m'ait faites. Mais, puisque tu es en veine de professer, peux-tu me dire si c'est dans le revolver ou le vitriol que tu ranges la vengeance que Colette a tirée de moi?»

—«Laquelle?» fit-il.


—«Voici: quand je l'ai quittés, je venais d'avoir, avec le directeur du Théâtre-Français, une conversation où cet aimable homme m'avait accablé de reproches sur ma paresse. Il m'avait demandé d'écrire une comédie nouvelle. Je lui avais dit mon sujet. Je m'étais donc mis au travail....»

—«Lentement,» interrompit André.

—«Lentement, mais sûrement. Sais-tu ce que Colette a imaginé? Elle savait que je travaillais à une comédie. Elle savait que Jacques Molan en préparait une aussi. Et elle savait une troisième chose, par le théâtre, c'est que l'œuvre nouvelle d'un des fournisseurs habituels de la maison, que l'on répétait alors, ne tiendrait pas l'affiche quinze jours. Ah! elle est intelligente.... Elle imagine de se réconcilier avec Molan, qu'elle détestait et avec qui je m'étais brouillé à cause d'un article écrit contre elle!... Elle lui dit la situation et lui promet de jouer dans sa pièce, si cette pièce est finie à temps. Jacques, prévenu, travaille d'arrache-plume et voilà que j'apprends par les journaux que sa comédie est reçue, et déjà à l'étude, tandis que la mienne n'en était encore qu'au second acte sur le papier....»

—«Elle peut avoir eu tout simplement envie du rôle, cette fille....» fit Mareuil.

—«Ah! que tu la connais mal! Et puis j'ai mes documents, et la peine qu'elle s'est donnée pour me démolir dans le comité, et le fauteuil qu'elle a eu l'ironie de m'envoyer pour la première! Et j'y suis allé.... D'abord, quoique brouillés, j'aime beaucoup le talent de Jacques....»

—«Comme on se connaît!...» reprit Mareuil.

—«Mais oui!» insistai-je, «et la preuve, c'est que j'ai applaudi cette Adèle.... Et puis je trouvais cela plus crâne, d'accepter ce billet et de ne pas avoir l'air de deviner la vengeance. Car c'en était une de mettre tout son talent à faire réussir cette pièce qui reculait la mienne de plus d'un an. C'en était une que de commander aux trois ou quatre soireux qui vont prendre le mot d'ordre chez elle des chroniques où on laissait entendre que j'avais lu ma pièce à quelques artistes qui m'avaient déconseillé de la présenter.... Mais passons.... Je détruisais tout ce petit échafaudage de méchanceté par ma simple présence à cette première. Je fus assez content de mon calme dans le péristyle et durant le premier acte. Mais dans la grande scène du second, tu te souviens, celle où son amant l'accable de reproches, devine ce qu'elle avait inventé? De donner à Molan quatre ou cinq des meilleurs «mots» de ma pièce à moi. Je ne pouvais pas douter. Il n'y avait qu'elle à qui je l'eusse montrée.... Alors, je n'ai pas pu rester!...»

—«Ce n'était pas mal calculé,» fit André; «et d'abord que le simple fait d'avoir compris que tu enviais Jacques et d'avoir compté sur cette envie....»

—«Moi, j'envie Jacques?...»

—«Mais oui, mais oui, comme tu peux envier. Tu n'imprimerais, parbleu, pas une fausse lettre de lui où il t'ait refusé de l'argent pour enterrer ton père. Tu ne fabriquerais pas un roman à clef pour insinuer sur lui une infamie. Ce n'est pas ton genre. Mais sa Adèle était tombée, tu aurais eu tout de même cinq jolies petites minutes d'une abominable satisfaction. Et la preuve, c'est que tu viens de me servir, sans t'en douter, la plus amusante confession de Vadius parlant de Trissotin....»

—«Je ne crois pas,» fis-je en riant. «Mais où veux-tu en venir?»

—«Que ta Colette n'a procédé dans cette vengeance ni par le vitriol, ni par le revolver. C'est une empoisonneuse....»

—«J'ai dit quelque chose comme cela dans un sonnet que j'ai fait sur elle:

Elle m'a, jour par jour, empoisonné le cœur,
Et voici que j'y sens grandir l'affreuse fleur,
Aux pétales glacés comme ses yeux: la haine....

«Pourquoi ris-tu? Mes vers ne te plaisent pas?»

—«Mais si ... mais si.... Seulement je réfléchis, en moi-même, qu'un homme de lettres est vraiment un drôle de corps.... As-tu pensé à dresser jamais la liste de ce que tu as déjà touché d'argent pour la copie où tu as utilisé ta douleur?»

—«Quel point de vue!»

—«C'est pourtant le vrai. Et tu te plains qu'elle t'ait trompé, ingrat!... Enfin, revenons à nos moutons, ou, si tu veux, pour flatter ta manie, à nos tigresses. J'appelle donc empoisonneuse la femme qui se venge froidement, longuement, d'une vengeance qui nous touche au vif de la sensibilité, et pour le plaisir de nous voir souffrir. C'est très différent de la revolverienne, toute d'impulsion, et de la vitrioleuse, dans laquelle se déchaîne encore la fougue des nerfs détraqués.... L'empoisonneuse est, avant tout, réfléchie et observatrice. La première fois que tu l'as rencontrée, elle t'a regardé d'un certain regard qui descendait jusqu'au fond de toi. Elle te connaît dans ton fort et dans ton faible. Elle sait l'ami que tu préfères et dans lequel elle peut t'atteindre.»

—«C'est vrai,» fis-je, «Colette m'a tant fait souffrir en devenant la maîtresse du petit Vincy!»

—«Tu vois, et pas de moi, qui t'eusse été presque égal, ni de Molan, tandis qu'elle a choisi, pour lui jouer sa pièce au lieu de la tienne, ce camarade de ta jeunesse, celui dont tu ne peux pas ne pas être jaloux. Tu tiques encore, ô psychologue!... Et, remarque-le, cette vengeance savante a ceci de supérieur qu'elle agit en effet, comme le poison, longuement, lentement.... Une autre femme de cette espèce avait imaginé d'infliger à un de mes amis un autre supplice: elle lui avait montré durant leurs amours la passion la plus effrénée, et elle savait que mon ami était, d'abord, un vaniteux. Tu les connais, ces hypocrites égoïstes qui se lamentent sur les maux qu'ils causent, avec une si risible fatuité? Il la quitte. Cette femme au désespoir eut l'énergie de commencer une étonnante comédie d'indifférence à l'endroit du traître. La première fois qu'ils causèrent ensemble, elle lui raconta, avec des yeux clairs comme ce ciel, une bouche fraîche comme ces fraises et un sourire à frapper cette carafe, qu'elle ne l'avait jamais aimé, qu'elle voulait se faire épouser simplement, que c'était une partie perdue et qu'elle préférait ne pas lui laisser ce remords.... Mon ami essaya de douter. Il était atteint au plus saignant de son amour-propre, cet homme.... Il voulait bien avoir lâché une amante à l'agonie, mais non pas une personne qui se moquait de lui depuis des années.... La petite ne se démentit pas un instant, et même quand elle le vit à ses pieds, implorant une heure de l'ancienne tendresse, toujours ces yeux clairs, toujours ce rire impassible sur cette bouche heureuse. Il lui a fallu, à lui, deux ans pour se consoler. Voilà ce que j'appelle bien travailler.»

—«Et le remède, étonnant docteur?»

—«Le remède? Il est plus difficile d'application, celui-là. Il faut être allé un peu à l'école chez Machiavel. Il consiste à savoir d'avance que l'on serre sur son cœur une femme capable de trouver la place malade de ce cœur, et à lui cacher cette place. Si tu avais dissimulé avec Colette, elle n'aurait pas deviné que tu aimais d'une amitié profonde ce petit nigaud de Vincy. Elle n'aurait pas soupçonné que les grands succès de Jacques Molan, coïncidant avec tes échecs, t'ont rendu odieux cet homme. Il fallait que l'empoisonneuse ignorât ce sentiment-là. Voilà tout. Et elle le connaissait, tandis que toi-même, tu en es encore à l'apprendre....»

—«Ça devient trop compliqué d'aimer ainsi,» m'écriai-je.

—«Pas plus compliqué que de vivre,» dit ce moraliste en veston, en lavant le bout de ses doigts avec le citron de son bol.


...Nous discutâmes encore une partie de l'après-midi sur les vengeances féminines que Mareuil m'énumérait si complaisamment. Il m'en cita de toute espèce, prodiguant axiomes, anecdotes, théories, paradoxes. Il n'en oublia, parmi ces vengeances, qu'une seule, celle que Christine Anroux exerça sur lui et dont j'ai déjà parlé: Elle consista—ayant su dans les premiers temps de leur liaison qu'il parlait d'elle cruellement—à se faire prendre comme maîtresse, puis épouser. Elle y mit un art infini et lui servit un semblant d'amour à duper Valmont lui-même, et je dis:

LXXXVII

On ne prévoit jamais toutes les ruses d'une femme. Le plus sage est donc de n'en prévoir aucune. A quoi bon se gâter sa sensation d'elle, pour rien?

LXXXVIII

La plus cruelle vengeance d'une femme est quelquefois de nous rester fidèle.

LXXXIX

Dire à sa maîtresse le nom de l'ami que l'on aime le plus, c'est trop risquer de les perdre et l'un et l'autre.

XC

Puisqu'il faut finir par être dupe, soyons-le en restant magnanimes. C'est la seule vengeance contre les vengeances.


MÉDITATION XVIII

DE LA RUPTURE

IV

APRÈS (fin).—LES ENFANTS DE L'AMOUR

A l'époque où j'étais vraiment de ce monde et de ce demi-monde, je veux dire quand je ne me réveillais pas le matin et ne me couchais pas le soir martyr d'une idée fixe qui fait de moi un maniaque de mes infortunes amoureuses,—ah! la manie lucide, c'est la moins guérissable, hélas!—j'avais le goût passionné de la conversation des femmes. Grandes ou petites dames, bourgeoises ou bohémiennes, filles de brasserie ou d'atelier, servantes ou modèles, toute jupe m'était bonne pour la faire bavarder. J'avais la chance en ces temps-là de hanter un ami du même goût, mon grand aîné, ce chimérique d'Aurevilly, avec qui je me suis tant plu! Et lui, le charmant et vibrant compagnon, comme il savait l'art de leur parler, à toutes aussi,—aux plus dégradées comme aux plus éthérées! Nous passions alors—c'était dans les étés de 72 et de 73—des soirées de délices au cirque des Champs-Elysées, où travaillait sur la corde raide une acrobate du nom d'Océanah, dont le vieux Barbey raffolait:

—«Ses yeux ont l'air de la plaindre de son métier,» disait-il, avec un de ces bonheurs du mot qui lui étaient si naturels. Et puis, Océanah partie, nous partions. La nuit était douce. Nous descendions de pied ferme la longue avenue, d'Aurevilly se laissant aborder par toutes les vendeuses de tendresse qui errent sur les trottoirs, et il dépensait à jouter de l'épigramme avec elles autant d'esprit que dans les deux ou trois salons de son choix. Ces malheureuses, peu habituées à ce que des passants leur tinssent des discours désintéressés, se trompaient parfois étrangement sur mon compagnon, et je me souviens qu'un de ces soirs-là, comme il venait de marivauder ainsi avec deux de ces errantes, l'une d'elles, donnant son ombrelle à l'autre,—une ombrelle décorée d'une énorme tête de dogue,—s'écria tout d'un coup:

—«Dieu! qu'il me plaît, ce Mexicain-là....»

Et elle prit Barbey à bras-le-corps et le souleva de terre, comme une gigantesque poupée.... J'aimais tant d'Aurevilly, j'admirais si profondément en lui le pittoresque écrivain, le parfait honnête homme, l'étourdissant conversationniste, que j'éprouvai une sensation d'horrible embarras devant cette scène si complètement indigne de son âge et de son talent. Mais lui, quand l'autre l'eut lâché, avec un je ne sais quoi de bonhomme et de grand seigneur qu'il savait allier au besoin, se tourna vers moi, et, touchant l'épaule de cette fille du bout de la canne-cravache qu'il portait toujours:

—«Elle est familière....» me dit-il simplement, et il lui fit raconter son histoire.... Seigneur! Que ces soirées d'il y a douze ans me semblent loin, si loin! Et loin, le vieux laird, comme nous l'appelions; et loin, le sifflement de sa voix quand il me disait: «Les femmes, voyez-vous, sont, avec quelques rares amis, les seules créatures qui vaillent la peine qu'on leur parle.... Et toutes savent la vie, parce que chacune a dû se faire sa vie.... Et puis, vous qui parlez toujours d'hérédité, il n'y a qu'elles, entendez-vous bien, qui en connaissent les secrets, parce qu'il n'y a qu'elles qui connaissent vraiment de qui est leur enfant, quand elles en ont.... C'est pour cela,» ajoutait-il, «que la confession permet seule de les conduire dans l'éducation à donner à ces enfants.... A un fils de l'amour et à un fils du devoir, il ne faut pas plus la même direction que la même culture à deux plantes d'essence différente.... Quand on creuse ainsi la vie humaine, on trouve toujours des raisons d'admirer davantage le catholicisme.... Entendez-vous, monsieur le douteur....» J'étais en effet noyé de scepticisme en ces temps-là. «Et puis,» disait-il encore, «je ne serais pas catholique par conviction, voyez-vous, je le deviendrais par mépris de cette triste époque, pour avoir un balcon d'où cracher sur ce peuple....»


Elles me sont revenues, ces phrases, au moment de commencer cette méditation sur les lendemains de rupture et sur le sort des enfants qui survivent, eux, à la passion dont ils sont les fils. Je me rappelle avoir eu depuis, sur cette question douloureuse des enfants de l'amour, bien des causeries avec des femmes;—aucune qui m'ait autant touché qu'un entretien avec une personne aujourd'hui morte, Mme de S——. Je l'avais rencontrée à Paris, dans le monde, puis retrouvée à Florence, en avril 187-.... Elle était là, avec sa fille, une enfant de dix-sept ans, aux beaux yeux purs, et d'un gris qui se fonçait dans l'émotion comme le bleu gris des yeux de sa mère. Elle restait veuve, et, quoique jolie, très jolie, malgré la quarantaine approchante, elle avait une manière d'être qui excluait absolument l'idée d'une cour possible. Elle voyageait en Italie pour la santé de cette fille, et elle avait encore un fils, plus jeune de quatre ans, qui continuait ses études dans un lycée de Paris. J'avais eu le bon sens de comprendre, dès le premier jour, que je perdrais mon temps à espérer d'elle une bonne fortune, et je la traitais, comme elle me traitait, en camarade. Nous visitions ensemble les musées où tournent sur les gazons pâles les nymphes de Botticelli, les églises où songent les rudes bourgeois toscans du Ghirlandajo, les couvents où prient les anges de l'Angelico avec leurs ailes mouchetées d'or, et nous roulions en Victoria le long des routes bordées d'iris, jusqu'à cette chartreuse d'Ema si taciturne et si fraîche, ou vers l'une de ces villas peintes, dont les jardins de roses fleurissent entre les statues blanches et les cyprès sombres. Quand nous étions avec sa fille, nous ne parlions guère que des choses de l'art, dont l'enfant avait déjà une sensation sûre et fine; mais, quand nous nous promenions en tête à tête par les après-midi où il soufflait, le long du jaune Arno, un vent des Apennins, trop rude pour la faible poitrine de Marie,—c'était le nom de la petite malade,—nous nous plaisions, la mère et moi, à tourner et retourner ensemble ces insolubles problèmes du cœur, qui sont, de vingt à quarante ans, de si cruelles tortures, et qui laissent ensuite de si amers regrets. Ce fut par un de ces jours de printemps florentin, sous une brise aiguë coupée par les caresses d'un brillant soleil, que cette femme au sourire si doux toujours, si triste quelquefois, me raconta l'histoire que voici. A mon humble avis, elle en dit plus que cent dissertations sur les mélancolies qui peuvent suivre certaines liaisons.


—«...C'était ma meilleure amie,» commença Mme de S—— (Nous avions parlé ce jour-là des romans de la vie vécue, plus étranges que tous les romans écrits, et elle m'en avait annoncé un.) «C'était ma meilleure amie, et j'aurais juré que jamais elle n'aurait d'aventures, tant elle était, lors de son mariage, décidée à rester une honnête femme. Permettez-moi de lui donner même un faux petit nom, pour qu'aucun hasard ne puisse jamais vous faire connaître l'autre, le vrai. Admettez donc qu'elle s'appelait Marthe. Marthe avait eu un enfant, un fils, dès la première année de ce mariage,—autre raison, n'est-ce pas, qui aurait dû la préserver pour toujours de toute faute....—Mais elle avait le cœur passionné. Son mari était brutal, inintelligent et indifférent. Enfin c'est la vieille histoire. Elle rencontra quelqu'un qui l'aima, qui sut le lui dire. Des circonstances d'intimité particulièrement dangereuses permirent à cet homme de la presser. Elle perdit la tête. Elle devint sa maîtresse, et elle eut de lui un second fils.»

—«Oui,» repris-je, comme elle se taisait, «c'est une vieille histoire; mais Henri Heine le dit dans une de ses chansons: en attendant, celui à qui elle vient d'arriver a le cœur brisé. Je voudrais tant savoir les émotions d'une femme qui vaut quelque chose, quand elle se trouve ainsi entre deux hommes, dont l'un est le vrai père, dont l'autre se croit le père de l'enfant?... Il y a là une tragédie en trois actes: avant, pendant et après, qui doit être affreuse quand elle n'est pas très comique....»

—«Affreuse,» fit Mme de S—— en secouant la tête, «et Marthe ne les aurait pas supportées, les scènes de cette tragédie, si elle n'avait pas eu son premier enfant.... Voilà ce que vous autres, romanciers, vous ne comprenez pas assez, ces contrastes entre les sentiments que la femme peut garder, qu'elle doit garder dans sa vie composite. Ce premier enfant, Marthe ne l'avait pas chéri, le jour où elle l'avait eu, de cette aveugle, de cette ardente affection à demi animale, par où commence la maternité chez la plupart de nous.... Elle était plus réfléchie qu'instinctive, plus raisonnée que spontanée. Ce fut au moment où elle se sentit devenir mère une seconde fois qu'elle aima vraiment son premier-né d'un amour plus tendre, par la pensée du tort qu'elle lui faisait, en lui donnant un frère qui n'était pas entièrement de son sang.... Je ne vous explique pas cela.... Je ne suis pas une savante, moi, mais je suis sûre de ce que je vous dis, et que Marthe était sincère en me racontant qu'au matin de la naissance du second fils elle avait embrassé le premier en versant des larmes, avec un amour qu'elle ne se connaissait pas pour ce pauvre petit être....»

—«C'est un cas bien curieux,» lui répondis-je, «car on prétend souvent le contraire, et qu'une femme est toujours plus la mère des fils de l'amour que des autres.... Cela semble naturel, puisque les fils de l'amour lui rappellent le bonheur choisi, au lieu que les autres....»

—«Sarà, comme on dit ici,» continua Mme de S——, «c'est possible pour d'autres, mais toujours est-il que ce premier sentiment d'extrême tendresse envers le premier fils eut bientôt pour contre-partie, chez Marthe, un sentiment de grande douleur à l'occasion du second fils.... Voici comment: l'homme à qui elle s'était donnée,—et, ici encore, je n'insiste pas, afin de ne point vous livrer un secret que vous ne devez pas savoir,—cet homme, donc, menait l'existence de désœuvré riche que vous connaissez. Il était de deux cercles fort élégants, il avait des chevaux, il faisait courir, il jouait. Il avait, quand Marthe l'aima, une de ces physionomies charmantes de la vingt-cinquième année, aussi trompeuses chez vous autres que chez nous. C'est une grâce naturelle de manières, une douceur d'accueil, une gentillesse de paroles, comme un dernier reflet d'adolescence qui pare le jeune homme. Je ne crois pas qu'il y ait rien de dangereux pour un caractère faible comme la gâterie provoquée invariablement par ces façons-là. Le jeune homme finit, rencontrant partout l'indulgence, par croire que tout lui est permis et qu'il saura tout se faire pardonner. Il devient ainsi peu à peu un enfant gâté, en effet. Mais un enfant gâté de trente ans, c'est du triple, du quadruple extrait d'égoïsme.... C'est pire quelquefois.... Celui-ci, l'amant de Marthe, lancé à toutes guides dans cette grisante vie parisienne, avait marché un peu vite.—C'est votre mot, n'est-ce pas?—Il avait dépensé plus que son revenu, entamé son capital. Il voulut se refaire et se mit à jouer davantage. Il gagna. Il perdit. Il gagna de nouveau, puis il finit par perdre, perdre encore, jusqu'au jour où il dut avouer à sa maîtresse que, si elle ne l'aidait pas de sa bourse, il sombrait,—et elle l'aida....»

—«Permettez-moi,» interrompis-je en souriant, «de ne pas être aussi indigné que vous.... Ces jolies petites scélératesses sont trop communes parmi les jeunes gens qui font la fête, et, si l'on fouillait la conscience de tous ceux qui, à cette heure-ci, descendent ou montent les Champs-Elysées en conduisant eux-mêmes un cheval de trois cents louis!...»

—«Permettez-moi,» interrompit-elle à son tour, «de vous dire que vous ne savez pas, vous, ce que c'est que le cœur d'une femme, et comme elle a besoin de ne pas mépriser celui qu'elle aime, ni comme cette estime est lente à s'en aller. Non, Marthe ne s'indigna pas que son amant fût venu lui demander de le tirer d'un mauvais pas.... Elle l'en aima, elle voulut l'en aimer davantage. Mais elle exigea de lui un de ces serments comme les femmes délicates ont la naïveté d'en demander à ces hommes-là. Elle voulut qu'il lui jurât, sur la tête de leur enfant commun, de ne plus toucher aux cartes. Il jura.... Il ne s'était pas passé deux mois qu'il revenait, avouant une nouvelle perte, implorant une nouvelle aide.... Elle lui donna de nouveau de l'argent. Elle possédait des bijoux magnifiques sur lesquels elle emprunta. Mais, cette fois, le mépris était entré en elle pour n'en plus sortir.... Que vous dire?» insista Mme de S—— d'une voix presque altérée de dégoût. «La pauvre femme eut la honte de voir cet homme qu'elle avait aimé revenir encore et encore demander la même chose. Et le jour où elle dit non, il lui fallut voir ce père de son second fils, la menace à la bouche, parlant de lettres d'elle qu'il avait en main, avec lesquelles il pouvait la perdre, et qu'elle dut racheter. Oui, elle dut les racheter, mendier elle-même cet argent en avouant tout à sa mère, jusqu'à ce qu'elle pût enfin mettre à la porte, comme un valet, celui pour qui elle avait trahi les plus saints devoirs.... On vit pourtant, après des agonies pareilles.... Comment? Par quelles énergies que l'on ne se connaissait pas?...»

—«Mais ces énergies, c'est bien simple,» dis-je «Marthe a dû les trouver dans ses deux enfants.»

—«Non, mon ami.»—Je crois que jamais Mme de S—— ne m'avait appelé ainsi. Dire que je n'ai compris que plus tard pourquoi ce récit réveillait en elle des cordes si vivantes!—«Non,» reprit-elle, «un de ces deux enfants, le second, au lieu de lui servir d'appui dans cette crise, lui devint une cause d'une angoisse plus tragique encore.... Ce fils ressemblait à son infâme père d'une de ces ressemblances absolues, totales, qui crient la vérité à faire se serrer le cœur de la mère, lorsque quelqu'un regarde cet enfant de la faute un peu attentivement. Et puis, on s'habitue à cette sensation-là aussi, à moins que l'on ne se prenne, comme fit Marthe, à trop détester l'amant d'autrefois. Car alors cette ressemblance emporte avec elle une souffrance d'un ordre bien étrange. La mère ne peut s'empêcher de frémir quand elle retrouve dans son fils les yeux, la bouche, les cheveux, le geste, l'âme de celui qu'elle méprise de ce terrible mépris. C'est d'abord une sorte de honte.... Est-ce sa faute, à cet enfant, s'il ressemble à son père? Vais-je me mettre aussi à détester mon fils? Je serais un monstre?... Ces pensées traversent le cerveau de la pauvre femme, et elle les chasse. Elle l'embrasse, ce fils, avec plus d'emportement, mais la fatale ressemblance est toujours là, qui s'impose comme une obsession. Et puis, une nouvelle pensée apparaît. Si cette ressemblance allait être complète, si des traits elle passait au cœur, si ce fils devenait un coquin comme son père?... Il faut que j'ajoute, pour vous justifier Marthe de tout reproche, que son ancien amant était tombé, après leur rupture, plus bas et toujours plus bas. Ç'avait été d'abord, autour de lui, cette vague réputation d'aigrefin qui n'empêche pas un homme, à Paris, d'être reçu partout; mais chacun sent que de se lier avec le personnage est une imprudence. On dit: «C'est drôle. De quoi peut bien vivre ce garçon-là?» On ajoute: «Après tout, ce ne sont pas mes affaires.» Puis on formule quelques accusations, d'abord tout bas, ensuite plus haut. Des anecdotes d'indélicatesses se colportent. L'homme qui se sent déconsidéré tourne à l'insolent. Il cherche une affaire. Il la trouve. Mais les amis intimes de son adversaire ont dit: «Vous avez tort, mon cher; on ne se bat pas avec certaines gens....» Cette phrase est encore répétée.... «Qu'y a-t-il?» Cette question court les cercles et les salons. Et il y a qu'un jour l'aigrefin est attrapé en flagrant délit de quelque vilenie, comme ce fut le cas pour l'amant de Marthe.—Cet homme en vint à tricher au jeu. Il fut pris. On étouffa l'affaire. Mais le drôle disparut pour ne plus revenir....»

—«Pauvre Marthe!» m'écriai-je presque malgré moi.

—«Ah! plus pauvre que vous ne le croirez jamais,» dit Mme de S—— en secouant la tête. «Pour que vous puissiez bien comprendre tout son martyre, il faut que vous sachiez qu'elle était redevenue une très honnête femme. Elle a été de celles qui font mentir le proverbe, et pour qui le premier amour est le dernier. Certaines expériences guérissent de les recommencer—à jamais ... Marthe était pieuse avant sa faute; elle le devint davantage ensuite. Elle avait conçu cette idée que Dieu la punirait de cette faute dans ce fils de l'adultère qui grandissait cependant, et, à mesure qu'il grandissait, la funeste ressemblance avec le vrai père grandissait aussi. Ce n'était qu'un enfant, et il avait déjà des vices de cœur presque développés, les tristes vices que la mère avait appris à connaître dans son ignoble amant. Il était félin et hypocrite, sensuel et faible, avec des égoïsmes mélangés de câlineries qui ne la trompaient pas, la malheureuse! Elle avait tant souffert de ce caractère d'homme dont elle retrouvait les linéaments reproduits en miniature dans l'enfant! Son devoir, à elle, était tracé, n'est-ce pas? Essayer d'élever cet enfant et combattre à l'avance les défauts futurs de l'homme encore à former.... Mais, c'est ici que vous allez la plaindre, elle ne le pouvait pas. Elle était mariée, et son mari s'était mis dans la tête que c'était à lui d'élever ce fils. Une espèce d'atroce ironie voulait qu'il adorât ce second enfant, et qu'au lieu de développer à son égard la virile énergie qui eût été nécessaire, il le traitât d'une façon exactement opposée à celle qu'exigeait cette nature. C'était donc, entre le mari et la femme, des scènes continuelles à propos de ce fils qui n'était qu'à elle et dont elle voyait l'avenir écrit dans la destinée de l'autre, du scélérat qui lui avait empoisonné sa vie. Le pire était qu'à travers ces angoisses secrètes, ces remords, ces scènes, Marthe sentait sa tendresse pour ce second enfant tarir de jour en jour, et augmenter son amour pour le premier, qui lui ressemblait, à elle, et en qui elle voyait déjà s'épanouir sa fine sensibilité.... Croyez-vous qu'il y ait beaucoup de romans plus dramatiques dans les livres que celui de cette femme, et que la tragédie morale qu'elle a traversée?...»

—«Et le dénouement?» m'écriai-je.

—«Il n'y en a pas eu,» me dit-elle; «l'enfant est mort trop jeune.»


Je l'avais notée, cette histoire, à peu près dans les termes que je viens de la transcrire, et elle m'avait tant frappé que je la racontai justement à d'Aurevilly, par un de ces soirs où nous revenions du Cirque. Je le vois encore s'arrêtant et me disant:

—«Et vous n'avez pas deviné que c'était son histoire, à elle?»

—«Pas possible!» lui dis-je.

—«Voyons, Claude,» reprit-il, en me mettant sur l'épaule sa main gantée d'un de ces gants noirs brodés d'or, comme il en portait pour ces sorties de demi-apparat, «est-ce que vous croyez qu'une amie lui eût fait cette révélation? Rappelez-vous ce que je vous dis: il n'y a pas une femme qui ait assez de confiance dans une autre pour lui révéler la naissance d'un enfant dans de pareilles conditions.... Et qu'est devenue Mme de S——?»

—«Morte aussi.»

—«Oui.... Mais le fils vit sans doute. Elle a dû vouloir vous dérouter deux fois en changeant le sexe du premier enfant et vous donnant le second pour mort.... Tâchez de le retrouver et de nettoyer votre monocle. Nous en recauserons....»

Je répondis à mon grand ami par je ne sais plus quelle plaisanterie sur le don de double vue dont il se targuait. Puis la vie passa, et voilà qu'un jour, ou plutôt une nuit, chez Phillips, dans ce bar célèbre où je buvais de l'alcool avec quelques fous de mes camarades de cercle, pour faire l'Anglais et le sportsman,—ô naïveté!...—le nom de S—— me frappe l'oreille, celui de la morte de Florence. Il était porté par un très joli garçon de vingt-deux ans environ,—au chapeau luisant comme du métal, au plastron plissé, à la boutonnière fleurie d'un brin de fougère et de muguet sous le pardessus ouvert,—enfin un parfait dandy de l'heure présente, pour employer un mot démodé que d'Aurevilly aimait. Et tout en avalant un cocktail qui devait bien être le cinquième, à en juger par le ton de ces messieurs, il disait:

—«Nous lui avons donné la grande culotte.... Six banques de mille louis.... Il faudra bien qu'il saute!...»

Je sentis alors, à regarder ce garçon que toute la beauté d'un enfant de l'amour enveloppait comme d'une auréole, combien d'Aurevilly avait vu juste. Mme de S—— et Marthe ne faisaient qu'une. Oui, ma compagne de Florence, en donnant un fils aîné à cette soi-disant Marthe au lieu d'une fille,—et la suite,—avait voulu me dépister, et j'avais devant moi le fils de l'Alphonse. Hélas! je n'ai plus le preux de Valognes—un autre des sobriquets amicaux de Barbey—pour recauser avec lui du dénouement qui approche. Car j'ai pris de nouveaux renseignements depuis la visite chez Phillips, et je suis sûr, sûr comme de l'infamie de Colette, que j'apprendrai demain, après-demain, quelque jour, que ce jeune homme a fini comme son vrai père. Pauvre, pauvre Marthe!... Décidément j'ai eu un bonheur avec cette Colette: celui que notre luxure ait été stérile et que je ne doive jamais retrouver l'âme de cette mauvaise femme incarnée dans quelque petit être, qui aurait à la fois dans les veines de mon sang et du sien. L'atroce mélange!... Il est vrai que j'aurais toujours eu cent raisons pour une de douter que ce fût mon sang. La pelote était trop bien garnie.


MÉDITATION XIX

THÉRAPEUTIQUE DE L'AMOUR

I

LA MÉTHODE DU DOCTEUR NOIROT

Depuis des années j'ai renoncé à la naïve habitude de relire les pages que j'écris. Une fois jetées sur le papier, c'est comme un enfant qui vient de naître. Chétif ou robuste, il est ce qu'il est, et qu'il aille de par le vaste monde!... Les retouches aux phrases, c'est comme les coups de peigne dans la chevelure dudit enfant. Bien vivant et mal peigné,—telle est ma devise,—plutôt que rachitique et cosmétique. Je viens pourtant de manquer à ce facile principe qui accorde si merveilleusement la rhétorique et la paresse, et j'ai repris d'affilée ces dix-huit premières méditations. Je voulais juger de leur ensemble et vérifier si j'avais bien suivi le plan arrêté dans ma tête sur les trois actes de la tragi-comédie d'Amour:—avant, pendant, après. Le résultat ne s'est pas fait attendre. Un découragement immédiat s'est emparé de moi, et je me suis senti incapable de continuer, incapable de remplir le reste du programme ainsi indiqué sur mon livre de notes et qui devait constituer comme l'épilogue:—XIX: Des consolations (la débauche. Montrer l'identité du Baudelairisme avec la doctrine des gnostiques coupables, l'enseignement par exemple de Carpocrate et de son fils Epiphane qui prêchaient l'affranchissement de l'âme par l'assouvissement du corps et la volupté....); XX: Le sadisme (son histoire. Montrer qu'il y a comme un sadisme personnel dans notre complaisance à certaines sortes de douleurs. De la différence entre la souffrance qui nous améliore et celle qui nous déprave. Pourquoi?); XXI: Lesbos (une nouvelle affreuse, la simple histoire de mes jalousies pour Aline. Analyser la fureur impuissante que cela développe, si spéciale et qui ne ressemble pas à l'autre jalousie, à cause de la différence de l'image). Je venais de voir trop clairement mon incapacité d'expliquer tous ces phénomènes moraux plus ou moins bien décrits, et de conclure. Et qu'est-ce qu'un livre d'analyse sans explication et sans conclusion? Et puis, un scrupule me saisit. Je me suis souvenu alors de ce que me disait si justement l'abbé Taconet: «Peindre trop complaisamment sa maladie, c'est la propager.» Si ce livre devait ainsi répandre le virus qui me ronge, à quoi bon avoir employé à une œuvre de corruption l'encre de mon encrier? Mieux eût valu la boire, comme au collège. Cela ne faisait de mal qu'à moi. Pourtant, un auteur est un auteur, et je ne me suis pas trouvé le courage de jeter au feu ces dix-huit cahiers de papier, qui m'ont tenu compagnie dans des heures noires, quand la femme cruelle était là, devant les yeux de ma jalousie, offrant à d'autres sa gorge aux pointes de laquelle j'ai bu ce philtre dont j'agonise. Quand on a vraiment pleuré sur certaines pages, une espèce de vanité singulière vous persuade que ces pages sont vos meilleures, comme si l'on devait avoir, en talent, le bénéfice de ses larmes. C'est misérable et c'est humain,—de cette étrange humanité littéraire où le factice et le naturel, le faux et le vrai se combinent à ne les pouvoir pas démêler. Oui, voilà deux des raisons, l'une tendre et noble, l'autre sotte et mesquine, qui m'ont empêché de brûler ce livre, malgré tout; puis j'ai cru les concilier l'une et l'autre et l'objection de l'abbé Taconet, en me disant: «Mais si, après avoir étalé la maladie de mon cœur, j'en donnais le remède? Ce serait une conclusion, cela.» Et tout de suite ce problème se pose à mon esprit: «Y a-t-il un remède contre la passion?» Cette question se traduit dans cette formule pittoresque: «Y a-t-il une Thérapeutique de l'amour?» Le mot me semble paradoxal et piquant. Je reprends courage, et je l'écris sous l'étiquette XIX, à la place du titre projeté. Et je médite, je médite.... Je ne trouve rien. «Allons,» me dis-je, «puisqu'il s'agit de thérapeutique et que d'après Nysten et Buffon, entre autres, l'amour est à base physique, si j'allais consulter un médecin?» Et dès le lendemain, vers les dix heures, je m'installais dans l'ascenseur d'une maison du quartier Marbeuf, au quatrième étage de laquelle j'étais sûr de trouver le docteur Noirot.


Je l'ai connu, cet excellent docteur,—à qui j'ai dû la tragique anecdote rapportée dans la méditation XIV,—au quartier Latin. Il était interne à Bicêtre. J'ai bien souvent mangé en sa compagnie, dans la salle de ce vieil hôpital affectée aux repas de ces messieurs, sur les murs de laquelle se profile une suite d'inscriptions très étrange. Les listes des internes y sont gravées, année par année, et dans chaque liste, depuis quinze ans, il y a un nom à côté duquel se voient deux initiales. Ce sont celles d'une femme de service qui, à chaque nouvelle fournée, devient la maîtresse d'un des futurs docteurs envoyés dans cet hôpital. J'ai suivi bien souvent Noirot dans la visite de ses malades, quand le chef de service manquait. Il était dès cette époque, et il est resté cynique et intelligent, méthodique et doucement implacable, avec un air d'employé plus que de praticien. Il est mon aîné et de beaucoup. Il doit avoir aujourd'hui quarante-six ans, et il aurait fait une plus belle fortune, s'il n'avait pas eu à soutenir une nombreuse famille, casée par ses soins. Le souci forcé de la clientèle l'a empêché d'arriver à l'agrégation, et il est probable qu'il ne sera même jamais médecin des hôpitaux. A travers sa vie de labeur et de dévouement, le cynisme dont je parlais a continué de se développer par le plus singulier contraste que j'aie jamais rencontré. Matérialiste outrageux, expliquant la sensibilité humaine par les plus dégradantes hypothèses, Noirot donne l'exemple des vertus les plus délicates, cousues à une âme gangrenée de négations. Avec cela, observateur très habile, mais qui ne croit guère à la médecine, il s'est fait depuis des années une spécialité du massage. Il sait, de ses longs doigts souples et noueux, pétrir le corps humain d'une manière quasi miraculeuse, grâce à des connaissances anatomiques de premier ordre. Le baron Desforges, qui reste un de ses clients quotidiens, l'a beaucoup poussé, et, à l'heure présente, Noirot gagne soixante mille francs par an. Il est venu se loger, depuis la mort de sa mère, dans un appartement meublé à neuf, en haut d'une maison neuve, afin que rien ne lui rappelle sa vie passée ni la vieille femme dont il fut jusqu'au dernier jour l'admirable fils, ce qui ne l'empêche pas, quand on discute devant lui l'immortalité de l'âme, de passer au fil de sa féroce ironie ce qu'il appelle la plus grotesque des vanités de l'homme. A-t-il des maîtresses? Je lui en ai connu cinq ou six au Quartier, prises pour huit ou quinze jours,—et pendant un an, la femme aux initiales, P.C., je crois,—mais jamais il n'a aimé. Je me souviens que, me montrant un cheval de fiacre fortement battu par son cocher et saignant sous la mèche, il me disait: «Une passion, c'est, sur notre système nerveux, une place comme celle qu'a ce cheval sur sa croupe. Tâchons de ne pas nous laisser faire de place au cœur....» Je pensais à ce mot en gagnant la maison du docteur. Un homme capable de comparer un amant malheureux à une rosse conduite par un ivrogne doit avoir des panacées contre ce malheur, ou personne n'en a.

Noirot achevait de déjeuner. C'est une de ses théories que l'homme qui travaille doit être nourri avant son travail. «Les Anglais ont raison,» dit-il souvent, «dans l'organisation de leurs repas. C'est pour cela qu'ils sont le peuple le plus actif de la terre....» A dix heures, il se lève de table. Il a, de huit à neuf et demie, visité les deux ou trois clients riches qu'il traite, comme Desforges, par le massage journalier. De onze heures à trois heures, il fait ses courses. De trois heures à six heures, il ouvre son cabinet de consultation. A sept heures, il dîne. Autrefois, il donnait toutes ses soirées à sa mère. Il va maintenant un peu dans le monde, un peu au théâtre, un peu chez les trois sœurs qu'il a mariées.... Quand je lui eus expliqué que je voulais causer avec lui, à propos d'un livre que j'écrivais:

—«Montez dans ma voiture,» me dit-il; «nous bavarderons entre mes visites.»


Nous voici donc roulant dans ce coupé au mois, comme en ont les médecins, rempli d'instruments qui rappellent les chevets d'agonies, et les grands yeux vitreux dans les faces pâles. Je pouvais voir, dans l'espèce de tiroir sans couvercle ménagé sur le devant, un thermomètre de poche, l'acier brillant de deux ou trois outils.—Noirot est un des docteurs qui cumulent la médecine et la chirurgie. C'est même un operateur très adroit.—Des brochures s'y mêlaient à quelques fioles de pharmacie destinées aux malades pauvres. J'avais presque honte d'exposer à mon compagnon, devant ces témoignages de la vraie douleur, ma douleur à moi, vraie pourtant, elle aussi, quoiqu'elle ne soit que dans ma pensée. Mais que la pensée paraît peu de chose à côté d'un os qui crie sous le bistouri, ou d'un corps qui grelotte la fièvre!

—«Vous avez tort,» répondit le docteur, quand je lui eus communiqué, avec le problème sur lequel je voulais le consulter, mon espèce de honte à l'entretenir de maux par trop chimériques. «Pour un matérialiste comme moi, un mal moral est un mal physique moins bien défini, voilà tout.... Et c'est parce qu'il est moins bien défini que les médecins ne s'en occupent pas....»

—«Alors, à quelqu'un qui viendrait vous dire: «Docteur, je suis amoureux, guérissez-moi,» vous n'éclateriez pas de rire au nez?...»

—«Pas le moins du monde.»

—«Et qu'ordonneriez-vous?» insistai-je. «Est-ce indiscret de vous le demander?»

—«Cela dépendrait naturellement de l'individu,» fit le docteur, hochant la tête. «Vous connaissez, comme moi, l'adage: Il n'y a pas de maladies, il n'y a que des malades. Pareillement, il n'y a pas d'amours, il n'y a que des amants. Je n'ai jamais beaucoup réfléchi à la question, parce qu'elle ne m'a jamais été posée. Pourtant, j'entrevois tout de suite quelques règles générales, d'après deux ou trois remarques que j'ai eu souvent l'occasion de faire. Avez-vous observé d'abord que tous les amoureux ont mal à l'estomac?... Tous ou presque tous.... Il y a un proverbe qui dit:—Vivre d'amour et d'eau claire,—et qui n'est pas si bête. Traduisez-le en bon français, il signifie qu'un amoureux ne surveille plus l'hygiène de ses repas. Il mange à des heures quelconques et n'importe quoi. A-t-il un rendez-vous à midi, il déjeune à deux heures; un rendez-vous à une heure, il déjeune à midi, hâtivement, goulûment. Puis, malgré les plus rigoureux principes, il court posséder sa maîtresse, en plein travail de la digestion.... S'il reçoit une mauvaise nouvelle de cette maîtresse, il n'a pas d'appétit; une bonne, il n'en a pas non plus.—Vous riez? Vous avez tort de nouveau.... Vous ne savez pas ce que c'est que l'estomac dans la vie. Avoir mal à l'estomac, voyez-vous, pour un homme, c'est comme pour une plante avoir mal à ses racines.... Je vous passe les considérations que je pourrais vous faire sur les rapports du système nerveux avec ce précieux organe, si précieux, si fragile, si négligé.... J'arrive à ma conclusion: presque toujours les chagrins du cœur s'accompagnent d'un état dyspeptique. L'amant est malheureux, et l'animal ne digère pas. L'un s'additionne à l'autre, et les deux misères s'aggravent.... Je conseillerais donc à mon sujet une première série de soins destinés à lui procurer la félicité physique et irrésistible, dont s'accompagne la bonne digestion.... Je sais, je sais.... Avec vos airs de mauvais sujet, vous êtes un chrétien, au fond, tout au fond, et ma théorie vous fait horreur.... Mais avez-vous assisté, à la campagne, aux déjeuners qui suivent les retours d'enterrement? On s'assied à table les yeux rouges, les lèvres tremblantes, l'âme navrée. On parle à peine. Le bruit des pelletées de terre sur le cercueil retentit encore dans toutes les oreilles, si bien que nos gens commencent par ne pas entendre le bruit des cuillers dans les assiettes.... Cependant le bœuf arrive, puis le poulet, puis les légumes, le tout arrosé d'un vieux vin de pays qui sent le raisin.... Petit à petit les voix se haussent, le feu de la vie revient aux yeux. Le sang empourpre les joues, et nos inconsolables ont un bon moment, le premier depuis la catastrophe.»

—«J'ai déjà mentionné le fait dans une de mes méditations,» interrompis-je avec un peu de vanité. «Pauvre nature humaine! Cela prouve que nous avons un corps et une âme, simplement, et que la chair est faible, très faible....»

—«Faiblesse ou force,» reprit le médecin, «pourquoi ne pas utiliser ce procédé de consolation? A un amant possédé du délire du regret, comme vous, par exemple, je dirais: Vous allez suivre un régime adapté à votre état actuel, du grand air, beaucoup de grand air, et de l'exercice, beaucoup d'exercice. Prendre et rendre, toute la vie est là, donc dépenser et acquérir; et je vous rédigerais un régime de table qui vous remette l'estomac au point. Plus de tabac, plus d'alcool, plus de vin rouge; du vin blanc léger, additionné d'eau de Vals, des viandes rôties et des légumes, à part égale; des heures régulières du déjeuner et du dîner, et, par-dessus tout, une stricte observance des prescriptions.... En quinze jours, je vous rends le sommeil, et, après chaque repas, au lieu de ces idées noires que le travail de la digestion laborieuse roule dans votre cerveau, et qui ne sont sans doute que les résidus toxiques d'une désassimilation incomplète,—je vous donne des idées légères, des idées roses, celles d'un cheval qui a bien mangé son avoine, d'un chien qui a bien lappé sa pâtée. Hé! hé! ce n'est pas à dédaigner, ce bonheur-là. C'est le plus sûr.... Seulement, comme vous n'êtes ni un cheval ni un chien, mais un animal raisonnable,—ou du moins qui raisonne,—je vous explique ma méthode, pour vous donner à vous-même, par-dessus le marché, le petit intérêt de suivre le progrès de votre guérison. Au lieu de penser à votre maîtresse uniquement, vous commencez de penser au remède que je vous prescris contre votre maîtresse.... Ce jour-là, vous êtes sauvé,—ou, sinon sauvé, du moins soulagé. Mais nous voici à la porte de la maison où je dois m'arrêter.... Attendez-moi dix minutes, voulez-vous?...»


Je restai non pas dix minutes, mais vingt-cinq, à cette porte, en train de réfléchir sur le paradoxal remède de mon docteur. Tant-mieux et sur cette métamorphose inattendue de l'antique rocher de Leucade en une ordonnance suivant la formule. Comme la manie des axiomes me tourmente un peu partout, j'essayai de résumer mon impression sur ce remède en noircissant, du bout de mon crayon de poche, la feuille de garde d'une brochure ramassée dans le tiroir de la voiture. Elle traitait de l'agoraphobie ou peur des espaces, de la claustrophobie ou peur de l'étroit, et de la télénophobie ou peur des épingles. Mon Dieu! Que la science moderne de l'esprit est donc singulière dans ses distinctions, et que l'esprit lui-même apparaît, quand on le regarde à la loupe, comme une machine délicate et facile à fausser! Mais je retranscris ici mes axiomes:

XCI

Pour certains physiologistes, l'âme est la maladie du corps. C'est alors la maladie sacrée dont parlaient les anciens. Mourons-en plutôt que de vivre sans elle.

XCII

Substituer une boîte de pilules à l'Evangile, c'est, au fond, le rêve de dix-neuf savants sur vingt. Ils appellent cela servir le progrès.


Quand le docteur fut de nouveau assis à côté de moi, je lui tendis la feuille où je venais de griffonner ces deux maximes. Il haussa les épaules sans se fâcher, avec la sérénité d'un doucheur qui voit se trémousser un fou, et il reprit, tandis que la voiture recommençait de rouler le long des rues:

—«Parfait! Voilà qui prouve que vous avez la haine du remède. Cette aversion est un phénomène constant dans les maladies dites morales. En l'espèce, il dérive d'une conception fausse de la femme qui remonte en droite ligne à la dame du moyen âge Comme Schopenhauer s'en est joliment moqué! C'est votre maître, celui-là, le nierez-vous?»

—«Mon maître?...» répondis-je. «C'est un Chamfort à la choucroute. J'aime mieux l'autre, qui était à l'ambre, en vrai fils au dix-huitième siècle. Schopenhauer, causeur, me représente l'Allemand dont Rivarol disait que, pour prouver qu'il est léger, il saute par la fenêtre.»

—«N'empêche,» continua le docteur, «que, cette fois, il est bien tombé, et sur un des parterres où fleurit le plus abondamment la fleur de la jocrisserie sentimentale.... Et je m'attacherais, dans ma cure d'un amant malheureux, à ce point-ci tout particulièrement: rectifier l'image du sexe, de cet organe qui est la cause de tant de souffrances, parce qu'il est le principe de tant d'illusions.... Votre meilleur ami a écrit un livre qui s'appelle Cruelle Enigme. Je n'entends rien à la critique littéraire, mais vous pouvez lui dire de ma part que je connais peu de titres qui appartiennent davantage à ce que j'appelle, excusez ma franchise, l'école du doigt dans l'œul. Etes-vous allé à la Maternité?»

—«A la Bourbe, boulevard du Port-Royal? Je crois bien. Ce vieux couvent, qui fut la retraite de Nicole et d'Arnauld, me reste dans la pensée comme un des coins curieux de Paris, avec ses arceaux voûtés, ses couverts de tilleuls, son cloître paisible, ses longs toits qui ressemblent à ceux de Nuremberg, et tant de souvenirs!...»

—«Il ne s'agit pas de ces fadaises,» dit Noirot; «avez-vous suivi là une clinique?»

—«Non,» répondis-je; «l'odeur m'a dégoûté dès la première salle. Vous savez que je n'ai jamais été très passionné pour ces spectacles, même quand je jouais au carabin par paradoxe, en votre compagnie, dans les salles de Bicêtre....»

—«Hé bien!» continua le docteur, «c'est ce dégoût que je demanderais à l'amant malheureux de surmonter, et je le forcerais d'assister dans cette Maternité à des séries d'opérations. Je le contraindrais de suivre les visites à l'hôpital de Lourcine, qui n'est pas loin. Enfin je le familiariserais avec le féminin dans ce qu'il a de plus endolori, de plus répugnant, direz-vous, et moi, je dis, de plus salutaire. Le fameux vers de Vigny:

...La femme, enfant malade....

que vous citez toujours, sans le comprendre, se traduirait alors pour cet amant malheureux en images précises. Quand il penserait que sa maîtresse l'a trahi, au lieu de voir dans le plus simple des faits la cruelle énigme, il y verrait un phénomène vulgaire, quelque chose d'aussi banal que la toux quand on a le rhume, ou que l'éternuement sous un courant d'air. C'est Adrien Sixte qui l'a dit, et ce n'est pas mal pour un benêt de philosophe: «L'amour, c'est l'obsession du sexe.» Et de cette obsession-là il faut se débarrasser comme de toutes les autres, par la vision bien nette de la misérable cause qui produit ce grand effet.... Bon, me voici encore obligé de vous quitter; j'en ai pour cinq minutes, cette fois.»


Il en passa plus de cinquante. L'endroit était mal choisi pour m'y faire stationner. C'était à deux pas de l'entrée du Vaudeville, rue de la Chaussée-d'Antin. Or, à ce théâtre du Vaudeville se rattache un de mes plus tristes souvenirs. J'ai vu ma maîtresse en sortir avec un de mes rivaux, après que je l'avais laissée, trois heures auparavant, assise au coin de son feu, me disant qu'elle se mourait d'une migraine. J'étais moi-même rentré chez moi, et, le souci de sa santé m'ayant empêché de travailler, j'avais quitté ma chambre et gagné à pied les bureaux d'un journal. Désireux de causer pour tromper ma mélancolie, j'y avais cueilli André Mareuil, et nous allions, devisant sur le boulevard, entre Tortoni et l'Opéra, indéfiniment. Et puis le mauvais destin veut qu'André s'arrête pour voir la sortie du théâtre. Et le reste!... Je me rappelais, dans la voiture de Noirot, cette scène de trahison. Mes sentiments d'alors me revenaient, après tant de jours, avec une extraordinaire précision. Cela me déchirait à nouveau tout le cœur, et je m'amusais à discuter mentalement avec le cynique docteur que je venais de quitter:

—«Non,» me disais-je, «j'ai beau m'imaginer qu'en me trompant Colette a obéi à des nécessités de pure, ou plutôt d'impure physiologie, cela ne peut pas me consoler, puisque c'est là ma peine: qu'avec ce joli visage, qui ressemble tant à mon rêve, elle soit soumise à cette perversion de son cœur par ses sens. Quand même je croirais que son mensonge n'a jamais été que de l'hystérie, et quand je posséderais la véritable théorie de ce mal mystérieux, l'arche sainte de la doctrine nouvelle, cette théorie m'empêcherait-elle d'éprouver que c'est là une grande misère: ne jamais, jamais pouvoir croire aux paroles de cette bouche que j'aime tant? Ah! ces bouches comme en peignait le divin Sandro, dont la ligne est un peu renflée et fine, sensuelle avec un rien d'amertume dans le pli qui touche à la joue, comment peuvent-elles tant mentir et rester si belles?...»

Pour chasser l'image de cette bouche trop chérie, je me remis à feuilleter la brochure sur l'agoraphobie, l'oïchophobie ou peur des maisons, sans doute, la topophobie ou peur des endroits, je suppose,—et, à la suite de mes réflexions de tout à l'heure, j'écrivis l'aphorisme suivant sous la rubrique:—Illogisme.

XCIII

Un savant me démontre, pour me consoler, les motifs physiologiques de l'inconstance d'une femme que j'aime. Il y a des gens aussi qui vous disent, quand vous pleurez un mort: «Vos larmes ne vous le rendront pas.» Hélas! c'est justement pour cela que vous le pleurez.


Le docteur reparut. Il avait la figure toute soucieuse:

—«Je vous ai fait attendre,» reprit-il; «je viens d'assister à une scène navrante. Un homme atteint d'un cancer et qui m'a supplié de lui avouer son état pour qu'il arrangeât ses affaires.... Il en a pour un mois.... Je le lui ai dit. Les raisons qu'il m'a données m'en faisaient un devoir. C'est le plus dur de notre métier, cela.... Il a pris son visage dans ses mains, et il a pleuré, sans parler, de grosses larmes qui tombaient sur le drap.... Puis il m'a dit: merci, et il m'a demandé que sa femme n'en sût rien.... Quand elle est rentrée, il causait avec moi en souriant.... C'est toujours beau, un caractère....»

—«Et cela ne vous fait pas croire à l'âme, à quelque chose d'indéfinissable, d'irréductible au scalpel, qui palpite à travers les défaillances des organes?...»

—«Pas le moins du monde,» dit-il en secouant la tête; «un sentiment ne doit jamais prévaloir contre une idée.... Mais dépêchons-nous, parce que j'ai un pauvre diable à visiter très loin.... Encore une histoire navrante....»

Il avait oublié notre discussion, et je n'eus pas le courage de la reprendre. Je l'écoutais me détailler une infortune affreuse, comme il n'y en a qu'à Paris. Je comprenais, sans qu'il me le dit, qu'il perdait une heure de son temps chaque jour, depuis des semaines, à soigner ainsi une pauvre famille.... Comment ce grand ouvrier des misères du corps aurait-il le loisir d'apprendre à connaître les misères de l'âme, et à quoi bon? C'est moi qui suis un égoïste et un insensé de venir ennuyer un homme comme celui-là, entre le chevet d'un cancéreux et le chevet d'un typhoïdique, en lui demandant un remède contre une maladie qui ne se touche pas au doigt, qui ne s'apprécie pas au thermomètre, qui ne se sonde pas, qui ne s'opère pas avec l'acier. Ah! que la religion était intelligente, qui bâtissait les cloîtres, précisément pour ces maladies-là! Mais, voilà! Port-Royal est devenu la Bourbe. La Bourbe a sa raison d'être. Port-Royal l'avait aussi. Aujourd'hui il n'y a plus que des Bourbes, et pas un seul Port-Royal. C'est une grande lacune dans l'assistance publique. Noirot ne s'en doutera jamais. Les choses sont mieux ainsi, car s'il s'en doutait, il y penserait trop, et s'il pensait trop, il agirait moins.


MÉDITATION XX

THÉRAPEUTIQUE DE L'AMOUR

II

LE SYSTÈME DU PROFESSEUR SIXTE

J'ai pourtant essayé de suivre les deux conseils du docteur Noirot, en vertu de la sage maxime que ce même docteur applique aux eaux minérales: ««Je recommande toujours,» dit-il, «celles qui ne peuvent pas faire de mal.... Alors, si elles ne font pas de bien....» Et il hoche la tête. Je retournai dans une célèbre salle d'armes de la rive gauche, tenue par un ancien dragon de l'impératrice, espèce de géant maigre et roux, à profil de don Quichotte, qui venait chez moi autrefois et qui me divertissait par ses ingénieuses plaisanteries prononcées avec un accent méridional. «Il y a neuf parades, monsieur Larcher,» me disait-il. Et il m'expliquait la prime, la seconde, les autres jusqu'à l'octave: «Et la neuvième,» continuait-il en clignant l'œul gauche, «qui consiste à ficher le camp....» Il m'accueillit fort cordialement dans sa petite salle de la rue Jacob, puis, ayant visité mes fleurets délaissés depuis des années, il en conclut que je devais en acheter de nouveaux, un nouveau masque, une nouvelle veste, de nouvelles sandales, sans compter une paire d'épées d'occasion qu'il prenait la liberté de me recommander: «C'est pour rien,» me dit-il, «et nous les travaillerons ensemble, vous verrez....» Car il est de l'école de ceux qui méprisent l'escrime savante. Pour lui, la planche n'a de raison d'être que si elle vous prépare au terrain. Aussi la salle est-elle fréquentée uniquement par des utilitaires. Avec son jeu, sans élégance aucune, mais qui touche beaucoup, le père Lecontre (niez donc la prédestination des noms!) s'est fait une renommée de maître pratique aussi méritée que sa renommée de terrible carottier. Si j'avais été encore l'homme d'autrefois, le maniaque de caractères, capable de suivre un personnage de semaine en semaine, par curiosité, je me serais plu dans cette petite salle, véritable séminaire de spadassins, dont les habitués principaux sont: quatre députés véreux, deux journalistes diffamateurs, cinq maris de jeunes et jolies femmes, plusieurs amants professionnels. Hélas! Ma pauvre machine nerveuse ne me permet plus le violent exercice des muscles. Ils oublient cela, les médecins, quand ils vous conseillent la vie d'athlète, que cette vie suppose d'abord l'athlétisme, et cet athlétisme la santé. Après huit jours de plastronnage quotidien, je ne mangeais plus, je dormais moins que jamais. Je pensais à Colette davantage encore, et aux temps où j'étais du moins auprès d'elle à griser de caresses ma jalousie. Je me récitais des vers écrits à cette époque:

...Comme Samson sur les genoux de Dalila,
Je sens la trahison enveloppante et tendre
A chaque doux baiser sur ma tête descendre,
Et je dis: «Trahis-moi, mais donne-moi tes yeux,
«Donne-moi tes deux seins frais et délicieux,
Et ta Beauté troublante ou se dissout mon être....»

Ces séances d'escrime alternaient, toujours d'après les conseils de Noirot, avec des séances à l'hôpital, où je voyais des nudités féminines à dégoûter du vice un équipage de marins en bordée. Mais non, ces corps misérables et rongés des pires maladies de l'impureté, sur ces grabats d'agonie, dans ce décor de chirurgie et de pharmacie, me rendaient plus présente l'adorable ligne du corps de ma maîtresse, et le frissonnement parfumé autour d'elle des batistes transparentes et des souples dentelles, et sa chambre tendue de satin mauve, et nos enlacements dans les draps de soie molle, et je me rappelais d'autres vers, tels que ce fragment d'un sonnet perdu:

Ton adorable corps, dont le regret me ronge,
Tu t'en servis, ainsi que d'un sûr instrument,
Afin de régner mieux sur un trop faible amant
Toi qui savais l'extase où la Beauté me plonge....

Ah! qu'un physiologiste ne voie qu'un sexe dans chaque femme, toujours le même, et qu'il me dise que je suis un romantique d'y voir autre chose! Qu'est-ce que cela prouve? sinon qu'à lui aussi l'on peut jeter cette éloquente apostrophe qui commence une strophe d'un poème, lu je ne sais où:

Tu ne la connaît pas, la funeste Beauté....

Et toutes les laideurs du monde ne font qu'augmenter la nostalgie de cette Beauté quand on l'a possédée dans un cadre digne d'elle, et perdue,—perdue volontairement! Quelle sottise!


A la suite d'une de ces visites à l'hôpital, je me réveillai un matin d'un sommeil hanté de cauchemars. J'avais vu Colette morte, étendue sur la dalle de l'amphithéâtre, et un carabin me tendait un scalpel pour l'enfoncer dans cette gorge blanche, à demi voilée de ses fins cheveux blonds. Avec cela je ressentais dans toutes mes jointures la douloureuse lassitude du muscle trop travaillé. «Si cela continue,» me dis-je, «je deviendrai fou....» Et, réfléchissant à la méthode du docteur Noirot, dans cette paresse du lit où la pensée se dévide toute seule, comme la laine d'un rouet mis en branle par une main d'enfant, j'en aperçus avec une extrême netteté le vice initial, que je formulai ainsi:

XCIV

Un remède physique ne peut rien contre un mal moral, pour la même raison qu'une liasse de billets de banque ne peut rien contre une attaque de rhumatisme. L'âme seule agit sur l'âme.

Mais qui connaît aujourd'hui les choses de l'âme? Les psychologues, sans doute, puisque c'est leur métier. Si j'allais consulter le fameux Adrien Sixte; l'auteur de l'Anatomie de la Volonté et de la Théorie des Passions? Il m'a fait le grand honneur de citer une phrase d'une de mes pièces dans une note de son dernier ouvrage. Je ne l'en ai jamais remercié. Ce sera l'occasion, et aussi de le connaître. Je m'habille en me félicitant de cette résolution nouvelle.—On se raccrocherait à une touffe d'herbes, avec une folie d'espérance, lorsqu'on se noie, la lanterne au cou.—Je cherche l'adresse de Sixte dans le Tout-Paris. Elle n'y est pas. Dans le Bottin? Pas davantage. Je me souviens qu'en effet je n'ai jamais lu d'article personnel sur le célèbre analyste. N'habiterait-il pas ici? Je cours chez son éditeur. Après bien des pourparlers et en déclinant mon nom, j'arrive à savoir que le psychologue demeure rue Guy-de-La-Brosse, près du Jardin des Plantes, et le numéro. Me voici donc en fiacre, et roulant vers ce paisible fond du quartier Latin où j'ai vécu mes années de jeunesse. Je dis au cocher de prendre par le versant de la montagne Sainte-Geneviève qui regarde le Val-de-Grâce, afin de longer la sombre rue de la Vieille-Estrapade, où se trouve la pension Vanaboste. Je donnais des leçons dans cette «boîte», il y a tantôt quinze ans. Que de fois j'ai franchi le seuil de la porte peinte en vert pour aller empâter de latin et de grec les estomacs récalcitrants des retoqués de tous les baccalauréats, et j'étais si fervent alors, si passionné d'art!... Je composais des vers entre deux conférences,—à quatre francs l'une. Je griffonnais des pages de roman sur la table d'angle d'un petit estaminet, qui existe toujours, auprès de la pension, en attendant l'heure de mon cours. Mon rêve unique était de vivre de ma plume, afin d'écrire des chefs-d'œuvre,—comme Balzac. Mon temps à moi pour travailler, et je comptais remuer le monde! O chute éternelle de l'éternel Icare! Qu'en ai-je fait, de cette liberté conquise, de mon commencement de réputation, de mon temps pour travailler? Qui m'eût dit alors que j'en arriverais à regretter les froids matins de neige, où, levé à trois heures, ayant écrit jusqu'à sept, sous l'influence d'un café plus noir que mon encre, je courais chez le Vanaboste vers les sept et demie, déjeunant en route d'un croissant et d'un verre de vin pris sur un comptoir, comme un ouvrier? «Ah! pauvre, pauvre, qu'as-tu fait de ton Idéal?» me disent les pavés sur lesquels mon fiacre tressaute et que je foulais jadis d'un pied si fier.—Allons, allons, n'y pensons pas!... D'autant que la pente de la montagne Sainte-Geneviève est dépassée. La voiture a descendu la rampe de la rue Lacépède, elle tourne par la rue Linné et s'arrête devant la maison du Maître:

—«Monsieur Sixte, s'il vous plaît?...» demandai-je à un vieux portier qui travaillait à un ressemelage de bottes, et j'aperçus avec étonnement qu'un coq au plumage lustré sautelait dans la loge sur le marbre d'une commode en acajou, à côté du concierge-cordonnier. C'était la toute petite loge d'une antique maison, avec des gravures familiales, rappelant des premières communions, et une image coloriée de Napoléon III à cheval, pendues sur le mur.

—«Au quatrième, la porte à droite,» glapit le vieillard, qui, jaloux sans doute de montrer au visiteur les talents de son coq, s'écrie avec une feinte colère:—«Ferdinand, veux-tu descendre, grand abateleux....»

Ferdinand—c'était, paraît-il, le nom de ce coq familier—descendit en voletant. Et moi, je gravissais l'escalier, ravi de cette entrée dans la maison de l'illustre psychologue. «C'est là évidemment un sage,» me disais-je, «un Spinoza moderne qui mène la vie que j'ai rêvé de mener autrefois.» Ce fut donc avec un mélange de vénération et de curiosité que je sonnai à la porte indiquée. Cette curiosité se changea en stupeur quand je constatai, au bruit du battant tiré, qu'une chaîne de sûreté le retenait à l'intérieur. Dans l'entre-bâillement, je via apparaître une figure de grenadier, la dure face moustachue d'une servante aux yeux perçants qui me demanda rudement ce que je voulais. Je lui nommai M. Sixte, et je lui tendis ma carte, qu'elle prit en bougonnant: «J'vas voir s'il est là ...» mais sans me faire entrer. Elle revint après deux minutes, puis, décadenassant sa chaîne, et devenue un peu moins rogue:

—«J'vas vous dire, monsieur, c'est que nous avons été volés une fois, par un quelqu'un qui avait demandé pour écrire un mot à Monsieur, et un quelqu'un nippé comme vous.... Alors, vous comprenez....»

Et elle m'introduisit dans un cabinet tapissé de livres, où se tenait assis à une méchante table un bonhomme en cheveux blancs, le chef coiffé d'une calotte noire, le torse pris dans une redingote râpée, les bras protégés par des manches de lustrine. Les lunettes noires de ce personnage, sa face hâve, son air minable, lui donnaient un chétif aspect de pauvre employé qui m'étonna un peu. Je distinguai bien de son côté une certaine surprise à rencontrer l'écrivain d'analyse qu'il avait cité dans ses graves livres, si jeunet encore et vêtu d'un costume de gommeux. J'avais à la main, je m'en aperçus alors, une mince badine que Colette m'avait donnée pour ma fête, et qui se terminait, faut-il l'avouer? par un petit ivoire japonais représentant un singe en train de se gratter. Nous faisions, le Maître et moi, un contraste éminemment philosophique. Il était, lui, le Faust d'avant la Tentation et sans Marguerite, et moi, le Faust d'après toutes les marguerites,—un Faust, hélas! aussi effeuillé qu'elles. Derrière la fenêtre s'approfondissait un horizon d'arbres nus, avec la masse noire du cèdre du Jardin des Plantes. Le feu mourait dans la cheminée. Et nous échangions des compliments embarrassés. J'en vins au fait, et j'expliquai au professeur Sixte—comme l'appellent les revues allemandes: Herr Professor—que j'écrivais, moi aussi, un livre sur l'amour, mais sous forme humoristique, et que j'en étais à l'article des remèdes:

—«En connaissez-vous?» lui demandai-je.


Le philosophe releva ses lunettes fumées sur son front, s'enfonça dans son fauteuil, prit son coude droit dans sa main gauche, son menton dans sa main droite, et me répondit:

—«Mais, comment? Comment?... C'est là un problème psychologique des plus faciles à résoudre, pourvu qu'il soit nettement posé.... Qu'est-ce que l'amour? N'entrons pas dans son essence. Entre parenthèses, n'entrons jamais dans les essences, puisqu'il n'y en a pas.... L'amour, c'est, au point de vue purement phénoménal, l'absorption de toutes les forces de l'âme autour de l'idée d'un objet aimé. Admettez-vous cette définition?»

«Je n'y vois pas d'inconvénients,» lui répondis-je, un peu interloqué par son assurance et un peu confus aussi de penser que la définition d'où je suis parti moi-même ressemble fort à celle-là et veut à peu près dire comme elle: qu'est-ce que l'amour? C'est l'amour.

—«Précisons,» continua-t-il. «J'appelle grand A cet objet aimé, et les diverses forces de l'âme absorbées par grand A, je les appelle a' b' c' d', etc. (a prime, c prime....)»

—«Seigneur Dieu!» soupirai-je intérieurement, «serait-ce là cette psychologie moderne dont j'ai eu la religion? Consisterait-elle à appeler Colette grand A, et nos sentiments a', b', c', d'?... Ce serait fortement comique.... Mais oui! Déprime!» dis-je tout haut, sans que le digne philosophe s'aperçût de mon infâme jeu de mots.

—«Cela posé,» continua-t-il, «vous admettez bien que grand A n'existe point en soi?»

—«Comment,» interrompis-je, «la femme que j'aime n'existe pas en soi?...»

—«Indiscutablement non,» dit le philosophe, «je veux dire que ce que vous aimez en elle, c'est une image que vous vous faites d'elle, image créée, développée et nourrie par les puissances de votre âme que j'ai appelées a', b', c', d'....»

—«Si vous voulez dire que je l'aime parce que je l'aime....»

—«Justement,» reprit le philosophe, «allez au fond de tout et vous trouverez une tautologie. Le problème de la guérison de l'amour consiste donc à détourner sur d'autres objets quelconques ces puissances a', b', c', d'.... Est-ce clair?» insista-t-il; et avec un air de triomphe: «La psychologie, voyez-vous, ne sera constituée à l'état de science exacte que si l'on s'habitue à parler de l'âme humaine comme on parle des triangles et des carrés, ou plutôt des roues et des cylindres.... Au fond, qu'est-ce que c'est qu'une âme? Une horloge qui sonne des idées et des sentiments.»

—«Et qui peut faire aller ses aiguilles comme elle veut....» dis-je.

—«Elle se l'imagine,» répliqua le savant en haussant les épaules. «Mais reprenons notre raisonnement. Posons donc l'équation suivante: grand A=a'+b'+c'+d'.... Cela signifie que la force que vous concentrez sur l'objet aimé doit et peut se décomposer en une série de forces moindres. Ce n'est qu'une addition, et ce même problème de la guérison de l'amour se ramène à cet autre: détacher successivement a', b ', c', d', jusqu'à ce que nous ayons grand A=o

—«Les choses du cœur sont pourtant plus complexes que cela....» insinuai-je.

—«Traduisons simplement les formules. Vous allez comprendre,» dit le philosophe; et il eut un: «C'est ici que je vous attendais,» d'une audace égale à celle de l'Empereur, montrant un point de la carte à Duroc et disant des ennemis: «Et ici je les battrai....» «Je vous résume le chapitre sur l'Amour dans ma THÉORIE DES PASSIONS. Je le crois complet. Le premier élément que nous rencontrons dans l'Amour, soit a', c'est la sensualité. Le second, b', c'est l'amour-propre du mâle, qui veut dominer la femelle, la posséder moralement autant que physiquement, d'où cette forme de duel que revêt aussitôt l'amour. Le troisième, c', c'est l'instinct de destruction développé dans toutes les créatures en même temps que l'instinct du sexe et qui pousse certains animaux à tuer l'objet de leur jouissance aussitôt après cette jouissance. L'araignée femelle, par exemple, dévore son mâle, à peine fécondée. Quant à d', ce sera ce besoin d'anxiété, cet appétit d'émotion qui produit l'inquiétude des amoureux déjà signalée par Lucrèce dans son admirable quatrième livre; e'....»

—«Je comprends,» dis-je en l'interrompant, «et arrêtons-nous à ces quatre points.—C'est dommage,» pensai-je, «qu'il lui faille tant de détours pour arriver à dire ce qu'il veut dire. Car il y voit juste. Mais ne pouvait-il énoncer simplement cette vérité que l'amour est d'ordinaire sensuel et orgueilleux, cruel et inquiet?»—Et le moqueur que je porte au fond de mon esprit et qui s'est si souvent raillé de mes propres idées faillit ajouter: «Mais, s'il énonçait une vérité simple simplement, serait-ce encore de la psychologie?...»

—«Cherchons donc,» reprit Adrien Sixte, «le moyen de détacher d'abord a' de notre polynome. Il s'agit, ce qui est tout simple, d'appliquer la sensualité à un autre objet que grand A.... J'ouvre Lucrèce et j'y lis: «Celui qui évite l'amour ne manque pas pour cela des joies de Vénus.... Nec Veneris fructu caret is qui vitat amorem....»

—«Ce qui veut dire que vous conseillerez à un amant malheureux de prendre d'autres maîtresses?...»

—«Sans les aimer,» insista le philosophe, «sans les aimer. Tout est là. Si vous pouvez parvenir à associer l'image de la volupté à des femmes différentes de celle qui fait en vous idée fixe, il est évident que vous serez plus fort pour lutter contre votre passion.»

—«Mais voilà,» dis-je, «c'est précisément en cela que consiste l'amour, à ne pouvoir éprouver avec aucune autre femme les sensations que vous donne votre maîtresse.»

—«Passons à b',» reprit Sixte, qui paraissait n'avoir pas entendu ma boutade. J'observai que son regard, au lieu d'aller au dedans au dehors, se repliait du dehors au dedans pour mieux suivre son raisonnement—«Je conseillerai en second lieu à cet amant malheureux de donner à son amour-propre une puissante satisfaction dans son métier. Mon avis est qu'il faut entendre dans ce sens la célèbre formule de Goethe: «Poésie, c'est délivrance.» Poésie, traduisons toujours, c'est-à-dire création.... Le simple fait de se rendre capable d'un travail en dehors de l'amour constitue un triomphe qui produit en vous une certaine joie, en vertu du théorème de Spinoza: «Quand l'âme contemple sa puissance, elle se sent augmentée et elle est heureuse.» Je dirai à un avocat: Plaidez et gagnez votre procès; à un marchand: Vendez beaucoup; à un médecin: Augmentez votre clientèle; à un écrivain: Composez un grand livre.»

—«Permettez,» interrompis-je encore, «du moment qu'un homme est capable de s'occuper avec ardeur de son métier, il n'est plus amoureux.»

—«Justement. Je l'ai donc guéri,» dit le philosophe avec un bon sourire. «Et j'arrive à c'.... Cet instinct de cruauté est plus difficile à diriger. Pourtant il y a tels exercices, la chasse et la pêche, par exemple, que j'ai le premier signalés, chez les Anglais, comme les plus efficaces dérivatifs à la férocité du sexe. J'attribue à leur prédominance la chasteté relative de ce peuple.... Voyez-vous, monsieur, l'art de la civilisation, ce n'est pas de détruire les dangereux instincts hérités de la brute ancestrale, du pithecanthropus erectus dont nous descendons, c'est de les employer savamment. Considéré au point de vue de l'intérêt social, un vice bien appliqué est l'équivalent d'une vertu. C'est ce que je me propose d'établir dans mon traité de Dynamique sociale. Ainsi pour d'..., dans le sujet qui nous occupe, je ne répugnerais pas à conseiller le jeu,—oh! à petite dose,—comme un alibi à ce besoin d'anxiété, à cet appétit d'émotion dont je vous parlais. Oui, le jeu, ou plutôt les dangers de grands voyages.... Je me résume, j'ai détaché a', b', c', d'....»


—«Et grand A égale zéro,» dis-je en riant.

—«Et grand A égale zéro,» répéta-t-il; et il eut de nouveau son bon sourire en abaissant ses lunettes sur ses yeux; «ce qui veut dire encore une fois que l'amoureux est guéri.»

—«Me permettrez-vous une question?» lui demandai-je en me levant, «car je ne veux pas abuser de votre complaisance.»

—«Une et dix,» répliqua-t-il avec bonhomie. «Ces problèmes m'intéressent beaucoup, et il est rare de pouvoir en causer avec un homme qui les analyse comme vous.»

—«Avez-vous jamais été amoureux?»

—«Jamais, mon cher monsieur, jamais,» répondit-il; «je n'ai pas eu le temps.... Mais j'ai une théorie, c'est que l'on comprend d'autant mieux les passions qu'on les a moins éprouvées. On se place plus facilement au point de vue objectif, comme disent les Allemands.»


MÉDITATION XXI

THÉRAPEUTIQUE DE L'AMOUR

III

LE PROCÉDÉ CASAL

Je partis de chez le philosophe Sixte, étonné d'avoir trouvé, dans ce grand analyste, un côté....—oserai-je le dire?—un peu niais. Mais à qui n'est-il pas arrivé de quitter un écrivain, admiré dans ses œuvres, sur cette impression-là? Au fond, il ne faudrait jamais voir de près ceux dont on goûte les livres, pour cette simple raison que, chez la plupart des hommes, l'être social et l'être intérieur ne se ressemblent pas. Plus l'être intérieur est vigoureux et riche, ample et fécond, plus il a de peine à se manifester dans sa vérité à travers l'être social. D'où malaise, d'où timidité, d'où gaucherie chez l'homme célèbre à qui l'admirateur rend visite; et, pour cet admirateur, déplaisir et désillusion.—En y réfléchissant, je dus pourtant reconnaître que la méthode du psychologue, traduite en termes par trop pédantesques et avec une si maladroite précision, résumait quelques-uns des procédés capables d'atténuer l'Amour, surtout complétée par les indications du docteur Noirot. Je comprends qu'un amoureux qui la suivrait, cette méthode, en tirerait un réel soulagement. Pourquoi donc éprouvé-je qu'elle est en même temps très inefficace et jugerais-je grotesque d'en essayer la sérieuse application? C'est tout uniment qu'elle repose sur une pétition de principes, pour parler le dur langage cher aux Adriens Sixtes. Pouvoir s'y soumettre suppose que l'on est déjà plus d'à moitié guéri. C'est le désir premier de la guérison, un vrai désir, qu'il faudrait susciter chez le malade d'amour, et ce désir, il ne l'a pas, tout gémissant qu'il est sur son mal. Moi-même, depuis que j'ai commencé ce livre, qu'ai-je fait d'autre que de me complaire dans ma misère en la maudissant? Je souffre de ma maîtresse absente; mais, au fond, tout au fond, j'aime cette souffrance dont j'agonise, et je me souviens du mot étrange que me dit une femme abandonnée par Mareuil: «Ah! laissez-moi pleurer, c'est tout ce qui me reste de mon bonheur....» Le voilà enfin jeté, le triste aveu! Il justifie l'indifférence absolue des confidents pour nos lamentations à nous autres, les amoureux professionnels, qui arrivons toujours, comme des policiers chargés de rapports, avec des perfidies nouvelles à dénoncer. Nous ressemblons à ces morphinomanes qui se désespèrent sur les funestes conséquences de l'assoupissante drogue, sur leur santé perdue, sur leurs énergies détruites,—et ils vous quittent pour se piquer une fois de plus. Dieu! L'admirable phrase du Père de l'Eglise, et si juste pour toutes les lèpres morales, pour ces vices douloureux dont on est à la fois le Jérémie et le Narcisse: «Il n'y a qu'un remède contre la tristesse, c'est de ne pas l'aimer!...» Autant dire qu'il n'y en a pas, car pouvoir ne plus se complaire dans sa tristesse, c'est n'être plus triste. Vouloir guérir, c'est être guéri, ce qui revient à cet aphorisme, d'autant plus affreux qu'il est trop évident:

XCV

Le seul remède contre l'amour, c'est de ne plus aimer, comme le seul remède contre la mort, c'est de vivre.


Je me souviens.... Je la formulai, cette peu consolante maxime, le soir de ma visite à l'ermitage d'Adrien Sixte. J'avais dîné en tête à tête avec mon spleen dans un restaurant quelconque, et puis tué une couple d'heures dans une stalle du Cirque à suivre de ma lorgnette des acrobates, de ceux dont cet étonnant Barbey me disait jadis: «C'est la seule école de style, mon fils (il prononçait fi). Ce qu'ils font avec leur corps, nous devons le faire avec notre esprit....» Le désœuvrement m'avait ramené, vers le tournant de minuit, au cercle de la place Vendôme. J'entrai dans la vaste salle d'en bas, juste au moment où la voix du valet de chambre criait: «Messieurs, il y a deux cents louis en banque.» Les joueurs, épars de-ci de-là, s'approchaient de la table, comme dans Virgile les essaims d'abeilles à l'appel de l'airain. Il y a des années que je n'ai pas touché une carte. Mais la phrase de Sixte m'étant revenue tout d'un coup: «Je conseillerais le jeu. Oh! à petite dose....»—«Pourquoi pas?...» me dis-je, et je demande cinquante modestes louis au maître d'hôtel chargé de ce service. «Quand je les aurai perdus, je m'en irai....» Me voici, un râteau en main, accoudé sur le tapis vert, entre deux camarades en frac de soirée, un crayon devant moi et une petite carte à plusieurs colonnes avec les lettres fatidiques B. et P. (Banque et Ponte) imprimées alternativement en tête de ces colonnes, pour y pointer les coups,—«l'esprit de la taille,» disent les joueurs. Et déjà les cartes commencent d'aller, et les discours entendus autrefois à cette même place volent dans l'air, entre les «En cartes.—J'en donne.—Huit.—C'est bien bon,» réglementaires.

—«Saveuse gagne toujours son premier coup....»

—«La main de Machault, c'est presque déloyal de la jouer. Il passe toujours six fois....»

—«Voilà ce que c'est d'avoir tiré à cinq. Le tableau est empoisonné....»

—«Moi, je ne bats jamais les cartes; c'est un principe....»

—«De Hère est à notre tableau. Rien d'étonnant si nous avons la guigne....»

Il y a, comme cela, pour tout endroit spécial, des discours obligatoires qui s'y prononcent nécessairement dans un intervalle d'une heure. Il y en a pour les coulisses des théâtres, pour les boutiques de librairie, pour les salles d'armes, pour les ateliers de peintres, pour les cabinets de restaurants. Je dirais volontiers à ceux qui en sourient: «Essayez de venir là deux fois, et vous prononcerez malgré vous ces mêmes formules, car elles résument ce qui flotte dans l'atmosphère de l'endroit.» Ces incohérents discours des joueurs ne font qu'exprimer la sensation du hasard, et tous, même ceux qui jouent pour gagner et qui, par conséquent, ne sont pas de vrais joueurs, c'est bien cette sensation-là qu'ils viennent chercher ici. Le bonhomme Sixte n'avait pas tort. Nous portons dans l'âme un besoin d'anxiété dont les moralistes à courte vue n'ont jamais tenu compte. Mais de quoi tiennent-ils compte, ces moralistes? Ils prononcent un solennel: «C'est malsain ...» et puis, ils vous tracent le portrait de l'homme équilibré que vous devriez être. Qui nous donnera des connaisseurs d'âme humaine assez courageux pour la regarder en face, cette âme malade, assez lucides pour y lire, assez tendres pour la plaindre, assez sages pour la diriger, assez complets pour appliquer leur science avec ce je ne sais quel doigté d'artiste qui manquera toujours aux philosophes de métier?...

Tout en avançant et retirant à mesure mes jetons blancs ou rouges, et malgré les alternatives de la veine et de la déveine, je ne pouvais arriver, moi, à m'intéresser vraiment au jeu, et je constatais, une fois de plus, combien le virement moral, recommandé par mon psychologue, est difficile à pratiquer. Depuis que la fatale manie de l'amour habite en moi, je suis réfractaire à toute émotion qui n'est pas celle-là. J'ai constaté que tour à tour l'amour-propre d'auteur s'en est allé, en allé le goût de la culture, en allé le goût de la vie élégante. Les nobles et les vilains appétits, mes aspirations hautes et mes prétentions enfantines, la passion a tout fondu,—comme la petite vérole brouille tous les traits d'un visage. Il n'est demeuré, de mon ancien «moi», que cet étrange pouvoir de me dédoubler, de me servir de spectacle à moi-même, qui fut mon orgueil à de certaines heures, mon remords à d'autres, et qui est devenu ma distraction dernière. J'ai encore écrit des vers là-dessus. Pourquoi me reviennent-ils tous, depuis quelques jours, les âcres vers de ces dernières années?

Je porte en moi, penché sur mon cœur, triste livre,
Un insensible esprit qui me regarde vivre.
Rien n'a pu l'endormir, hélas! ni le griser.
Même à l'heure troublante et folle du baiser,
Entre des bras lascifs et sur des seins de femme,
L'étrange esprit est là, tout au fond de mon âme,
Qui me voit m'exalter, trembler et m'attendrir,
Comme à d'autres moments il me verra souffrir,
Sans plus d'émotion ni de pitié bénie
Qu'un médecin penché sur un lit d'agonie....

Je me regardais donc jouer,—et gagner,—car j'avais des mains, moi aussi!—et perdre, en constatant que mon unique émotion était de savoir le point de la carte donnée par le banquier,—tout juste cela, une petite curiosité de rien.—Puis je regardais autour de moi, je cherchais à savoir au juste quelles impressions diverses asseyaient à cette même table les quinze ou seize personnes qui pontaient, le banquier qui taillait, celui qui croupait, et les assistants qui, debout autour des joueurs, suivaient les coups d'un regard attentif ou distrait. La lumière du gaz éclairait ces visages de Parisiens du vrai jour qui sied à des physionomies travaillées par la vie. Un bruit très spécial, celui des jetons de nacre remués les uns contre les autres par des mains énervées, accompagnait les diverses rumeurs de la table. Derrière la plupart des figures, je pouvais mettre sinon une histoire, du moins une situation et un caractère. Je me disais: «Celui-ci joue parce qu'il a besoin d'argent et cet autre aussi, mais le premier est prudent, le second non. Je vais voir l'un s'en aller après une série de pertes ou de gains, l'autre rester et courir après ses mauvaises cartes.» Je distinguais, chez quelques autres que je sais riches, et qui viennent ici tous les soirs, ou presque, la machinale habitude, l'impossibilité de se coucher qui veut qu'à Paris certains hommes arrivent à ne pas pouvoir dormir avant cinq heures. J'en soupçonnais d'autres d'être là par chic, afin de dire demain: «J'ai perdu ou gagné hier deux cents louis.» D'autres, relégués en province une partie de l'année, jouent au baccara comme ils vont aux courses ou chez les cocottes,—pour être dans le train. D'autres étaient, comme moi, de la race des ennuyés qui cherchent partout de quoi tromper leur peine. Je les éliminai successivement pour arriver à concentrer mon attention sur trois personnages, tous les trois célèbres pour avoir gagné et perdu d'énormes sommes, et en ceux-là seuls je reconnus le Joueur,—le véritable amant de la sensation du hasard, l'homme profondément, absolument possédé par le démon. En étudiant leurs visages, j'y découvrais des traces de volontés fortes, les signes de l'énergie puissante et violente qui pousse l'homme aux pires dangers. Il y poursuit une certaine palpitation qui, au fond, très au fond, est analogue à celle de la guerre. Je comprenais, en regardant ces hommes, qu'il y a, dans toute passion réellement complète, une poésie, un je ne sais quoi de tragique et de presque grandiose. Un d'eux avait pris la banque. Il venait de la remettre plusieurs fois et de perdre à peu près trente mille francs. Je le savais marié, père de famille, un très intelligent et très galant homme, pas très fortuné. Son visage, impassible et comme serré, exprimait une espèce de résolution en donnant les cartes, qui dut être celle de Bonaparte à la veille de Brumaire,—toutes proportions gardées. Et au demeurant, y a-t-il des proportions à garder? Nous n'avons que notre vie, et, de quelque manière que nous la risquions, de la risquer avec plaisir est toujours saisissant, fût-ce un risque sans raison. Mentalement, je me rappelais Benjamin Constant au Cercle des Etrangers, demandant à ces mêmes cartes un dernier sursaut de sensibilité. Et, tout en philosophant, je poussai devant moi la masse entière de mes jetons, qui, à ce moment, était doublée. La main était à moi, je retournai huit. Huit, sur l'autre tableau.... Il y eut un silence. Les pontes avaient compté sur la déveine du banquier, qui regarda, à sa gauche et à sa droite, les piles éparses des jetons. Le coup était énorme. Il retourna ses cartes à son tour. Il avait neuf! J'avais perdu mes cinquante louis, ce qui est bien une somme pour un pauvre diable d'écrivain. Le plaisir que j'eus à constater l'immobilité du masque de cet homme, que ce gain sauvait peut-être d'un suicide,—qui sait?—fit que je me levai sans regrets. Je venais de voir le jeu incarné dans un passionné, qui se brûlera certainement la cervelle un de ces jours; mais, c'est vrai, il aura vécu. Et je l'enviai à l'idée que je ne lui ressemblerai jamais, ni moi ni aucun amoureux. Nous n'avons pas l'âme assez trempée.


—«Et vous jouez, maintenant? Toutes les élégances....» me dit en me frappant sur l'épaule, comme je quittais la table, quelqu'un en qui je reconnus Raymond Casal. Depuis des mois je ne l'avais pas vu; mon Dieu! oui, depuis le jour où il m'avait envoyé ses notes sur la Jalousie des sens.—Il eut, pour me prononcer cette phrase, un sourire d'imperceptible ironie. Je sens bien qu'il me considère un peu comme un de ces hommes de lettres nigauds qui singent les hommes du monde. Cette impression qu'il eut, voici quatre ou cinq ans, faillit être juste alors. Elle ne l'est plus, et il l'ignore. Pourquoi lui en voudrais-je? Ne sommes-nous pas tous ainsi les uns pour les autres, ne tenant jamais compte de cette vérité, cependant banale, que tout change, surtout le cœur, d'années en années, de mois en mois? Je ne relevai donc pas la légère moquerie de Raymond, car il m'aime avec cela,—en me voyant un snobisme que je crois ne plus avoir. Après tout, je n'ai fait que changer mon fusil d'épaule. Et n'est-ce pas un snobisme encore que d'attacher tant d'importance aux coucheries d'une maîtresse avec le tiers et avec le quart?

—«Ma foi,» répondis-je à cet homme d'esprit, «je viens de payer cinquante louis le plaisir de vérifier la niaiserie d'un homme de génie....»

—«Ce n'est pas cher.... Mais comment cela?» me demanda-t-il; et, tous deux assis sur un divan du salon, je lui raconte mes visites chez Noirot et chez Adrien Sixte, mes questions à ce médecin et à ce philosophe, leurs théories, mes tentatives diverses pour les appliquer. Ce prince des viveurs m'écoutait en battant du bout de sa canne de théâtre la pointe de son soulier verni. Lorsque je commençais de sortir un peu, et quand mes premiers succès me jetèrent brusquement de ma cellule du quartier Latin dans un opulent décor de haute vie, la tenue de Casal, je m'en souviens, m'hypnotisait d'une manière qui m'eût valu de jolies notes dans le journal de tel ou tel de mes confrères, s'ils avaient soupçonné l'intensité de ma badauderie. Encore aujourd'hui j'ai une joie d'artiste à constater que, si un Van Dyck—un peintre de la créature comblée et de la poésie du costume, le Van Dyck de ce portrait étonnant du marquis de Brignole-Sale dans le Palais Rouge, à Gênes—revenait au monde, il trouverait dans ce grand Parisien un modèle digne de son pinceau. Et puis Casal a aimé, il aime encore une femme de son monde aussi perfide pour lui que le fut Colette pour moi, et, d'avoir senti les mêmes rancœurs, cela vous lie deux hommes, même quand l'un est un gentleman surveillé qui tait ses misères et l'autre un bohémien détraqué qui raconte trop volontiers les siennes. Car je ne manquai pas à ma déraisonnable habitude, et je ne lui cachai pas que c'était moi, toujours moi, le malade à guérir. Casal haussa les épaules, et, passant sa main restée libre sur sa moustache si longue et si fine:

—«Les philosophes et les médecins,» dit-il, «savent les passions comme on sait la grammaire d'une langue que l'on n'a jamais parlée.... Noirot vous a pris pour un dyspeptique et pour un hystérique; Adrien Sixte, pour un débauché, pour un oisif et pour un agité.... Il y a de tout cela dans votre affaire, mais à côté, hors de votre amour.... L'amour, voyez-vous, ça ne s'analyse pas, ça ne se dissèque pas, ça ne se raisonne pas....»

—«Vous êtes dur pour mon livre,» fis-je en l'interrompant.

—«Mais non, mais non,» dit-il; «vous vous soulagez en noircissant votre papier. Il y aura toujours une dizaine de lecteurs qui vous ressemblent et que cela soulagera de vous lire. C'est un résultat.... Mais vous auriez mieux fait, pour votre guérison, en n'écrivant ni physiologie, ni psychologie, ni rien en logie, et en voyant votre maîtresse le matin, à midi; le soir, la nuit, et la possédant autant que vous auriez pu....»

—«Et mon honneur d'homme,» m'écriai-je.

—«Vous appelez ça de l'honneur,» reprit-il, «tout au plus de la vanité blessée.... Allez, moi aussi, j'ai réfléchi à ce que les gens d'Institut appellent la philosophie, mais sans formules et d'après les faits. Lorsqu'on rentre chez soi à deux heures du matin, en se disant que l'on n'arrivera plus jamais, jamais, à se débarrasser d'une certaine image que l'on a là devant les yeux, on regarde quelquefois son revolver, et on se souvient des camarades qui se sont procuré l'oubli de tout avec ce petit joujou d'acier. Puis on théorise aussi à sa manière. On se demande pourquoi une ligne de bouche, pourquoi une couleur de prunelles, pourquoi le contact et l'odeur d'une certaine peau, pourquoi une certaine ardeur d'étreinte, dissolvent en vous les forces de l'être et comment cela peut vous arriver sur le tard, à trente-six ans passés, quand on se croyait vacciné,—et que, jusque-là!... Et on trouve qu'il n'y a pas d'autre réponse, sinon que cela est parce que cela est. Une fois cette vérité bien établie, vous n'avez que trois partis à prendre. Le petit joujou, c'en est un. Mais ce parti-là, on ne le prend pas, c'est lui qui vous prend. Le suicide est un accès de folie qui ne se commande pas plus qu'il ne s'évite.... Le second parti, vous l'avez suivi: il consiste à lutter. Depuis quand dure-t-il?»

—«Ah! des mois!» lui répondis-je.

—«Vous voyez avec quel succès. Vous avez subi les pires souffrances de la passion, sans goûter aucune des joies qu'elle comporte,—joies déshonorantes, joies empoisonnées, joies âcres et dures, joies féroces, abjectes, je veux bien, mais des joies tout de même ...—Et c'est là le troisième parti, le seul raisonnable, à mon avis, dans cette frénésie de déraison qui est l'amour, s'accepter et accepter cet amour, et y plonger, y enfoncer toujours plus avant, se griser, se saouler de cette femme qui est votre vice.... Qui dit assouvi dit souvent guéri.... Et si cet assouvissement n'aboutit pas à la guérison, c'est du moins un bénéfice que vous aurez tiré de votre folie.... Voilà ma méthode, je vous la donne pour ce qu'elle vaut. Et maintenant, il est deux heures.... Voulez-vous prendre quelque chose avant de vous coucher?»

—«J'ai une manie,» lui dis-je, comme nous nous installions à la petite table sur laquelle le bouillon et la viande froide étaient préparés.

—«Une autre?» demanda gaiement Raymond en dépliant sa serviette.

—«Celle de formuler en aphorismes les observations qui me semblent justes.»

—«Comment,» dit-il, «vous travaillez dans la pensée? Vous n'avez donc pas remarqué combien il est facile de retourner les plus célèbres? Et elles sont aussi vraies.... Voulez-vous des exemples: Le cœur vient des grandes pensées.... On n'a pas toujours assez de force pour supporter les maux d'autrui.... Le moi seul est aimable.... Rien n'est vrai que le beau.... Ce sont quelques célèbres maximes que je me suis amusé à mettre ainsi à l'envers, et vous voyez....»

—«Vous me dépravez,» dis-je à moitié sérieux; «vous ne croyez donc à rien?»

—«Puisque vous y tenez,» reprit-il, «cherchons vos aphorismes, ils ne seront pas plus faux que d'autres.»

Et quand je rentrai chez moi, je pus noter les cinq réflexions suivantes, produit de cette conversation de souper. Comme disait encore Casal, cela valait mieux que de perdre de nouveau cinquante louis.

XCVI

Plus on lutte contre un sentiment, plus on y pense, et y penser, c'est l'exaspérer.

XCVII

Il n'y a que la femme que nous aimons qui puisse nous guérir d'elle-même.

XCVIII

Se donner des raisons pour ne pas aimer, c'est pour un malade, se démontrer qu'il est misérable d'être malade. Il en est plus misérable, et aussi malade.

XCIX

On sait qu'on aime; mais on ignore pourquoi l'on aime, quand on a commencé d'aimer, et combien, et comment. Le simple bon sens vous conseille donc de ne compter, contre un pareil sentiment si indéfinissable, si instinctif, si ténébreux, que sur cette idée, que tout finit.

C

Quitter sa maîtresse pour l'oublier est une maxime à peu près aussi sage que celle-ci: ne plus manger pour n'avoir jamais mal à l'estomac. C'est donner à choisir à un gourmand entre mourir de faim ou d'indigestion.—N'est-il pas insensé de choisir la faim?


MÉDITATION XXII

UN SENTIMENT VRAI

Du village de Saint-Saturnin (Puy-de-Dôme).

Un doute me vient. Ces troubles que j'ai essayé de définir pour les avoir ressentis, cette affolante épilepsie intérieure dont j'ai raconté les angoisses, ces rencontres du mâle et de la femelle dont j'ai dénombré les cruautés mêlées de si cuisantes douceurs, cette plaie ouverte dans l'âme dont j'ai demandé le remède, vainement, au cynisme des médecins, à la logique des philosophes, au scepticisme des viveurs,—tout cela, est-ce vraiment la vie? Oui, j'ai souffert par ma maîtresse jusqu'à l'agonie. J'ai connu auprès d'elle et dans ses bras des ivresses de volupté qui dépassaient les forces de mon être, si intenses qu'elles confinaient au désespoir. La jalousie m'a tordu dans sa dure tenaille, et, à de certaines minutes, quand de certaines images passaient seulement devant ma pensée, les nerfs défaillaient en moi, une invisible main me serrait la nuque, une pointe de couteau fouillait mon cœur, mon cerveau se contractait, mes jambes se brisaient, et j'avais mal. Ah! que j'avais mal!... Et maintenant je me demande: à travers tout cela, ai-je vécu? Je veux dire, ai-je connu dans leur intensité suprême les sensations qui peuvent émaner de la femme? Etrange question que je me pose pour avoir, hier, dans ce coin perdu de province où je suis venu passer quelques jours chez ma vieille tante, rencontré un de mes camarades d'enfance, un pauvre médecin d'ici dont l'histoire m'a remué,—comme la vérité seule nous remue. Puis cette histoire m'a donné sur moi-même ces doutes singuliers qui vous saisissent au moment du départ pour la vie, à vingt ans, et lorsqu'on se demande: «Suis-je dans le vrai? Ne manquerai-je pas ma destinée en suivant cette route? Ne serai-je pas un raté?»—C'est le mot d'à présent, vilain et veule comme la chose.—Que je me suis donné de peine pour m'éprouver, pour m'exaspérer au contact de toutes les impressions, et je trouve qu'un pauvre garçon qui n'a pas quitté son trou de province en a eu plus que moi et de plus fortes! A quoi bon, alors? A quoi bon ne pas m'être laissé aller tranquillement au fil des jours, au lieu de m'empoisonner à coups d'idées et de me paralyser par la plus vaine des analyses?...


Auguste Dupuis—c'est le simple nom de ce simple docteur—était, dès le collège, un timide, un petit, un humble. C'était l'écolier modèle qui ne fait jamais parler de lui, qui tient ses cahiers de corrigés avec une régularité irréprochable, et qui, du quinzième rang, passe au huitième, vers la fin de l'année, à force de travail ordonné et continu. Un trait pourtant distinguait Auguste de ses confrères en médiocrité méthodique. Parmi les incohérences des sympathies momentanées qui tour à tour enrôlaient tel collégien dans telle bande, puis dans telle autre, il demeurait, lui, d'année en année, l'ami fidèle de deux autres camarades adoptés dès son entrée au lycée, et avec lesquels il se promenait toujours, ne les quittant ni dans les rangs, ni en étude, ni au réfectoire. Nous les appelions «les trois Mages», plaisanterie assez sotte que ne justifiait aucun des trois, et en particulier le pauvre Auguste, lequel n'avait rien d'un roi, ni d'un mage, rien de Gaspard, de Balthazar et de Melchior, ces somptueux pèlerins que les vieux peintres, comme le Gozzoli de la chapelle du palais Riccardi, à Florence, nous montrent vêtus de soie verte ou rouge, le chef couvert d'un turban à pierreries, et cheminant à travers les défilés, parmi les dromadaires chargés de coffres précieux? Notre Auguste, lui, offrait au regard cette bonne physionomie placide où se reflète une longue hérédité de soumissions bourgeoises. Tout était épais et commun chez ce garçon: le visage, les pieds, les mains, le geste, la tenue,—tout, excepté les yeux, de frais yeux bleus où riait une âme candide, des yeux de croyant, comme ces mêmes maîtres primitifs en peignent dans la face pieuse des donateurs agenouillés à l'angle modeste des éclatantes fresques. Ces yeux disaient qu'un cœur très tendre habitait cette vulgaire enveloppe. Je n'étais moi-même, à cette époque éloignée, qu'un adolescent peu renseigné sur les différences des natures humaines, et pourtant un instinct précoce me révélait la valeur de cette sensibilité du Pataud».—C'était son second surnom, plus justifié que le premier par sa pesante démarche. Je me souviens que je tentai d'entrer dans la société des «trois Mages», à cause de lui, sans succès d'ailleurs; car ces trois amis avaient fait vœu, assez solennellement, en se donnant leur amitié, de ne pas admettre entre eux un quatrième compagnon, et malgré que la maison du père Dupuis fût voisine de celle de mon père, dans ce petit village de Saint-Saturnin, où je passais mes vacances, jamais Auguste ce consentit à transgresser pour moi son enfantin engagement. Je nous vois causant tous deux près de la Monne, une rivière dont j'ai le bruit sous ma fenêtre en écrivant ceci,—le même bruit, mais quelle autre âme pour l'écouter! Je nous vois courant sous les saules et poursuivant les sauterelles aux ailes bleues que nous jetions à l'eau ensuite, afin de suivre l'effort de ces bestioles en train d'allonger par coups secs leurs grandes pattes unies, et de nager vers une pierre. Je m'entends disant à Auguste: «Veux-tu être mon ami?...» et lui me répondant: «Si je n'avais pas pour amis tel et tel, je voudrais bien, mais c'est impossible....» O naïveté touchante et ridicule d'un âge où l'on croit à ce point au sérieux du cœur, et que les nouvelles sympathies sont une trahison envers les anciennes! A-t-on raison alors, dans cette époque de l'exclusivisme jaloux, ou plus tard, quand on pratique le proverbe commode: «Un de perdu, dix de retrouvés?...» Mais qui n'a pas connu ces susceptibilités jalouses de l'affection fut-il jamais un ami?


La vie avait passé depuis les jours où nous lancions, innocents bourreaux, les frêles insectes dans l'eau murmurante. Depuis la mort de mon père et de ma mère, j'avais désappris le chemin de ce village perdu au creux des montagnes, dans cette province du centre de la France qui n'est sur la route d'aucune villa où un amant pût cacher ma Colette. Je savais cependant, par les lettres de ma tante, que Dupuis avait fait sa médecine,—tranquillement toujours. Il avait pris toutes ses inscriptions à l'école de Clermont-Ferrand sans venir à Paris. Je savais qu'il s'était établi comme praticien à Saint-Saturnin, qu'il s'était marié avec une fille de Saint-Amant-Tallende, le gros bourg voisin, et aussi que sa femme l'avait quitté pour courir le monde en compagnie d'un journaliste venu dans le pays à une époque d'élection. La fuite de Mme Dupuis était demeurée légendaire dans la contrée, et, quand ma pauvre vieille tante croyait devoir m'adresser des lettres sur mes pièces ou mes nouvelles,—que je lui envoyais, un peu par malice, et qu'elle lisait consciencieusement,—elle ne manquait jamais de comparer mes héroïnes à Mme Dupuis. Puis elle ajoutait quelques détails sur la vie de cette malheureuse. Elle me demandait si je l'avais rencontrée à Paris, s'imaginant que nous habitons, nous autres gens de lettres, une sorte de Casino interlope où se donnent rendez-vous les pires déclassées de France et d'Europe. Cette correspondance familiale avait subi, par ma faute, de longues intermittences, et la bonne dame avait eu d'autres questions à me poser, sur mes dettes et sur mes propres désordres. Aussi fut-ce une nouvelle profondément imprévue pour moi quand, interrogée sur Dupuis le soir même de mon arrivée, elle me dit:

—«Comment? Tu ne sais pas? il a repris sa femme....»

—«Je la verrai, alors,» répondis-je, me promettant d'avance un régal littéraire et une distraction à causer avec cette Bovary authentique. Je venais de débarquer à Saint-Saturnin pour m'y reposer de Paris, et déjà le boulevard me manquait, lui que je déteste quand je m'y trouve emprisonné. «Ni avec toi, ni sans toi....» dit une petenera espagnole, une de ces chansons que les gitanes chantent avec accompagnement de olé, olé. Quelle devise pour toutes les amours de mon cœur inquiet, pour tous ses goûts aussi!...

—«Elle est morte, il y a six mois,» répliqua ma tante, qui n'a jamais entendu chanter de gitanes et qui pratique ingénument la devise contraire, celle de la plante qui meurt où elle s'attache.—Que devient l'hérédité avec des contrastes pareils?—Et elle continuait, me détaillant avec horreur la fin de la mystérieuse Mme Dupuis: «Et conçois-tu qu'elle avait eu le front, en revenant ici, d'amener avec elle une petite fille qu'elle avait eue, Dieu sait avec qui?... Et le docteur a gardé cette enfant. Si c'était par charité seulement.... Mais non, il l'aime comme si c'était la sienne.... Oh! ça lui a fait beaucoup de tort dans le pays....»

Cette naïve remarque m'eût bien diverti par ce qu'elle traduisait de fausse moralité bourgeoise, si je n'avais été du coup intéressé au dernier point par la bizarrerie sentimentale que ma tante venait de me révéler chez cet Auguste Dupuis, dit «le roi Mage», dit «Pataud», et considéré de tous temps, par moi, comme le plus banal des hommes. Couché dans mon lit aux draps rudes, mais parfumés à la lavande fraîche, dans ce silence de la campagne qui empêche de dormir plus que ne ferait un bruit, au sortir du tumultueux Paris, j'oubliai de me ramentever—c'est encore un mot de ma tante—mes souvenirs de jeunesse, pour tourner et retourner en pensée le cas de mon ancien camarade des bords de la Monne, rendu plus inintelligible pour moi par le souvenir du cas de Roger Valentin (voir la Méditation XII).—Comme la plainte de la rivière se faisait douce cette nuit-là, et qu'elle berçait ma rêverie avec une mélancolique tendresse!—«Ainsi,» pensais-je, «Roger souffre de l'existence d'une enfant que sa femme a eue d'un premier mari, quoique l'existence de cette enfant ne représente ni une honte ni une perfidie, au lieu qu'Auguste a devant lui, auprès de lui, à chaque heure, à chaque minute, la preuve vivante de la trahison de sa femme incarnée dans cette petite fille, et il supporte de la voir qui va, qui vient, qui sourit et qui regarde, avec des sourires où il y a un peu de la ressemblance de sa femme et de l'autre, le vrai père, avec des yeux où il retrouve la couleur des prunelles qui lui ont menti, avec des cheveux où flottent des reflets des cheveux que l'autre a défaits et noués? Qu'il la supporte, cela se comprend encore, mais ma tante prétend qu'il aime l'enfant. Soit! C'est qu'il n'a jamais aimé sa femme. Et cependant ma tante m'a prouvé elle-même le contraire. Je me rappelle ce qu'elle me contait dans ses lettres, que la douleur de ce mari abandonné fendait le cœur à tout le monde. Il en avait les esprits lunés. C'était son expression à elle. Il paraît que ses cheveux ont grisonné en quelques mois, et lui, si gai, si bon compagnon autrefois, il avait perdu le rire. Comment mettre ensemble cet amour pour la femme infidèle et pour l'enfant de l'adultère?...» Afin d'arriver à comprendre mon vieux camarade, par analogie, je me figurais, moi, mes sentiments pour une fille que Colette aurait eue d'un de mes rivaux, de Salvaney, par exemple, ce bookmaker du monde dont j'ai eu le dégoût d'être jaloux. Je la voyais, cette fille imaginaire, et il me semblait que sa seule respiration m'eût fait crier. La douleur des plus anciennes angoisses se fût réveillée du coup. Pourtant Colette était une maîtresse choisie par moi dans un milieu de galanterie. Je n'ignorais pas, en la prenant, que je prenais une créature possédée déjà par d'innombrables amants.—C'est encore un problème, cela. On sait qu'une drôlesse s'est donnée à l'un et à l'autre, que cet un l'a payée, et cet autre. Mais oui, elle a débuté ainsi, au sortir du Conservatoire. On a entendu des camarades raconter des anecdotes sur sa manière de se livrer. Ils vous ont décrit ses secrètes beautés. On a éprouvé, à l'user, que ces anecdotes étaient vraies, ces descriptions exactes, et puis on est jaloux de cette maîtresse méprisée par avance, jaloux comme si l'on avait été le premier.—Que doit être cette jalousie quand on a été réellement ce premier, quand il s'agit d'une femme initiée par vous à la vie du cœur et à celle des sens? Car l'un ne s'éveille réellement qu'après que les autres ont parlé. Et cette jalousie ne saignerait pas chez un homme jadis épris, devant une enfant que cette femme a eue d'un autre, quand lui-même, et c'est là le cas pour Dupuis, n'en a pas eu d'elle?... Allons donc!...» Et j'éclatais de rire tout seul, et très haut, avec quelle amertume, à cause des images auxquelles je venais de me meurtrir l'âme.

—«Hé bien!» me disais-je en continuant ces réflexions, «Auguste sera un de ces héros de la moralité personnelle, comme en évoque Dumas. Le mari de Monsieur Alphonse pardonne, lui aussi, à sa femme d'avoir eu une fille d'un autre. L'ai-je assez défendue, cette scène, quand la pièce fut jouée pour la première fois, et avais-je si tort de soutenir qu'il y a là, dans ce pardon, une humanité profonde? Dans le Petit-Fils de Mascarille, ce moqueur de Meilhac se rencontre avec cet apôtre de Dumas. La différence est grande, pourtant, car l'enfant de M. Alphonse et celui de Valentine dans le Petit-Fils sont tous deux d'avant le mariage, au lieu que l'enfant adoptée par Auguste est d'après. Un abîme sépare les deux situations. Mais quoi! si feu Mme Dupuis est arrivée repentante, si elle a joué à ce «pataud» la comédie classique: «Ah! je t'ai méconnu, toi si bon, toi si noble.... Mais va, je n'ai jamais aimé que toi....»—Trémolo à l'orchestre!—Il y a des femmes qui vous servent cette colossale bourde, qu'elles ne vous ont trompé que pour vous préférer. C'est assez logique, puisqu'il n'y a pas de préférence sans comparaison. Quand il était tout petit, Auguste avait des yeux à devoir digérer de ces couleuvres, une fois homme. Qui sait s'il n'aura pas cru par-dessus le marché qu'elle avait eu cette fille en pensant à lui? Alfred de Vigny, prête bien ce vers étonnant à un mari perfide:

L'infidélité même était pleine de toi....

Malgré ces réflexions, ou à cause d'elles, je m'acheminais aujourd'hui, vers une heure, après le dîner, ce dîner de province pris copieusement au milieu du jour, du côté de la maison du docteur, avec une curiosité bien vive. Il habite à une extrémité du village la maison où il est né, où son père est mort, où le grand-père Dupuis a vieilli, goutteux et rieur. Que cet incorrigible Jacobin nous a chanté de fois l'inepte chanson libérale de 1830:

Grand-papa,
Grand-papa,
J'voudrais bien r'tourner par là!...

Je contemplais, en marchant d'un pied flâneur, cet horizon que j'ai gardé si vaste dans ma mémoire et que je retrouvais tout rétréci, mais plus intime, plus doux encore: une seule rue avec des maisons serrées et qui dominent l'étroite vallée où court la Monne. De l'autre côté de la petite rivière, une montagne étage ses pentes boisées et couronnées de constructions étranges. Par une année de chômage, un grand seigneur charitable imagina d'employer les ouvriers pauvres à fortifier la crête de cette âpre colline avec des tourelles et des murailles formées de pierre sans ciment. Par ce jour d'été d'un bleu intense, une brise fraîche, venue des sommets lointains et comme conduite par le couloir de la rivière, tempérait l'ardente chaleur. Je me demandais si je n'aurais pas été sage de demeurer là, fixé au pays natal, apprivoisé à une vie régulière, plutôt que de courir le monde à la poursuite de chimères aussi vaines que le mince tire-bouchon de fumée bleue qui tremblotait sur la cheminée d'une chaumière perdue dans le bois. Mais non, puisque le docteur, mon ami d'enfance, a rencontré dans son coin de campagne la même perfidie que moi dans les coulisses d'un théâtre parisien. Et il n'a pas eu, pour le consoler de cette perfidie, un décor exquis autour de sa misère, avec le souvenir de sensations dont le regret reste voluptueux même dans la douleur....

Je m'arrêtai longtemps devant la maison Dupuis. Un jardinet la sépare de la route. Je le connais si bien, comme le grand verger qui, par derrière, dévale du côté de l'eau. J'observai que le colombier était à la même place; à la même place le vieux cadran solaire, sur lequel le grand-père avait lui-même gravé en latin l'inscription: «Il ne marque que les heures sereines.» Mais l'aboiement du chien qui s'élança de sa niche quand je poussai la grille me prouva que je n'étais plus l'hôte familier de ce calme asile, comme aussi l'étonnement du gros homme qui vint au-devant de moi lorsque la servante m'eut annoncé: «Comment, c'est toi, Claude; pas possible!...» Et il me poussait dans un cabinet encombré de livres et de brochures où jouait, assise sur un tapis un peu râpé, une fillette, de huit ans peut-être, fine et menue, avec des cheveux blonds, tressés en une natte épaisse, à qui le gros homme dit d'une voix adoucie:

—«Allons, Louise, va au jardin.»

—«Oui, papa,» dit l'enfant, «mais j'emporte Lucie, n'est-ce pas?...» Et elle sortit, enlevant, en effet, entre ses bras, une poupée qu'elle était en train d'habiller. Le hasard me mettait du premier coup devant la fille de l'autre, et je reconnus aussitôt les bons yeux mouillés de mon vieux camarade du lycée de Clermont qui riaient, en regardant l'enfant, dans le visage du médecin vieilli. Ses prunelles avaient toujours leurs quinze ans. Seulement les rides précoces des joues et du front, le grisonnement dont ma tante m'avait parlé et une expression particulière de la bouche témoignaient que cet homme, né pour la gaieté dans la bonhomie confiante, avait beaucoup souffert. Une photographie presque de grandeur naturelle, pendue au-dessus du bureau, représentait une femme très jolie et gracieuse, encore jeune. Je soupçonnai du premier coup d'œul, à la ressemblance, que c'était la mère de l'enfant. Par la fenêtre ouverte, tandis qu'Auguste m'accablait d'affectueuses questions, j'entendais le rire de la fillette, qui avait lâché sa poupée pour jouer avec le chien, et la voix de la servante gourmandait la bête d'être trop vive.

—«Et voilà ma vie,» conclut mon camarade, après m'avoir raconté un peu pêle-mêle ses occupations; «et je suis, non pas heureux, mais content, comme disait l'autre.» Puis, après un silence un peu embarrassé: «Tu as su que j'ai été très malheureux?»

Il prononça cette phrase d'un ton triste et simple qui eût arrêté le sourire sur la bouche la plus ironique, et qui me remua profondément. Ah! je serai bien vieux quand je ne tressaillerai plus au contact de la souffrance humaine!

—«Que veux-tu?» continua-t-il, «j'avais épousé une femme à laquelle il fallait plus de tendresse que n'en pouvait donner un pataud comme moi. C'était une artiste, une musicienne, élevée à Paris.... Et moi....»

Il se montra naïvement du geste. Je comprenais le motif de sa confidence. Ma tante, il le devinait, avait dû me raconter toute sa misère, et cela lui faisait de la peine que je condamnasse la femme qu'il avait aimée, sans que rien plaidât pour elle. Et il insistait:

—«Ce que j'ai compris, vois-tu, mais trop tard, c'est qu'il y avait beaucoup de ma faute, et lorsqu'elle m'a écrit qu'elle était seule, pauvre et malade, et que je suis allé la chercher, si tu avais vu son étonnement, ses larmes, sa reconnaissance! Les six derniers mois de sa vie, elle m'a payé en bonheur toutes les larmes que j'avais versées.... Tu viens de voir l'enfant, comme elle est fine.... C'est sa mère, toute sa mère.... Elle me la rappelle par ses moindres mots, ses moindres gestes.... Oui, je sais que l'on m'a blâmé, que l'on me trouve faible, ridicule....»

Il eut un haussement d'épaules, puis il dit, en secouant la tête et avec une voix très basse:

—«Vois-tu, quand on a aimé une femme comme j'ai aimé la mienne, c'est pour toujours, et on aime tout de ce qui vous la rend vivante.... Tout, entends-tu bien?...»


Je voyais, tandis qu'il me parlait, ses yeux, d'une si fraîche candeur, se remplir de larmes, et, au lieu de trouver cette émotion ridicule, j'en suis à me demander où est la vie profonde du cœur, entre le sentiment qu'il garde à celle qui l'a honteusement trahi, si doux, si tendre, si étranger à toute haine, et ma féroce, mon avilissante rancune, à moi.—Hélas! Après avoir tant écrit sur l'amour, en avoir tant joui, tant souffert, n'aurais-je jamais aimé?


MÉDITATION XXIII [2]

PHYSIOLOGIE DU PHYSIOLOGISTE

A monsieur le Directeur de la Vie Parisienne.

Meggen, près Lucerne, septembre 1889.

Vous avez publié, mon cher directeur et ami, tout ce que je vous avais envoyé du manuscrit de mon pauvre Claude Larcher, avec une bonne grâce qui n'a pas été sans mérite. C'est qu'il est tombé chez vous et chez moi, simple exécuteur testamentaire, des cinquantaines de lettres atroces depuis le jour où le premier chapitre de cette Physiologie a paru dans les colonnes de la Vie! Nous ne nous doutions guère, n'est-ce pas, que cette année d'un lamentable centenaire marquait une restauration définitive de l'antique pudeur dans le domaine de la littérature? Il faut le croire, pour ce qui nous concerne, tant nos correspondants, et bon nombre de faiseurs d'articles, ont paru choqués jusqu'au scandale du ton de ces analyses. Je viens de la relire, cependant, cette suite de Méditations. J'en trouve quelques-unes amères, d'autres assez brutales. Beaucoup m'ont semblé redire, sous une forme plus ou moins heureuse, des vérités déjà dites par tous les observateurs de tous les temps. Je vois nettement qu'il y manque un grand et fort chapitre initial qui serve d'assise à l'ouvrage. Mais j'en suis à chercher une phrase immorale dans cette œuvre d'un artiste que j'ai connu déséquilibré, compliqué, souvent partagé entre la poésie et la sensualité, pénétré pourtant de Christianisme jusqu'aux moelles, souffrant de ne pas croire davantage et toujours épris d'Idéal. J'ai donc cherché ailleurs la raison pour laquelle les fragments de ce livre, un peu incohérent et contradictoire, je l'avoue, ont déplu si vivement à beaucoup de lecteurs. Cette raison, j'ai cru la trouver dans le caractère même de l'auteur et dans un contraste que j'ai grande envie de marquer ici, ne fût-ce que pour sauver sa mémoire du reproche d'avoir spéculé, en vue d'un scandale fructueux, sur des crudités d'expression et des audaces de peinture. D'ailleurs, la conclusion manquerait à ces études, si un ami ne la donnait, et quel ami, sinon celui que l'auteur a jugé assez fidèle pour lui confier le soin de revoir et de publier son œuvre inachevée?


Quand je vivais avec Claude, dans cette familiarité des jeunes gens de lettres où les natures se montrent ingénument, je m'étonnais souvent que l'intelligence de mon camarade lui servît si peu à se diriger dans la vie. Il lui arrivait, au cours du plus banal entretien, d'énoncer des phrases qui prouvaient une curiosité de l'expérience vicieuse, trop voisine du cynisme. Sa misanthropie précoce abondait en remarques cruellement désenchantées. Puis ce cynique se laissait prendre aux plus grossiers mensonges du premier venu; ce misanthrope était la dupe de n'importe quel aigrefin ou de n'importe quelle doucefine qui se donnait la peine de le flatter. Il y avait en lui de l'enfant et du vieillard, quelque chose de presque desséché par l'abus de la réflexion, et une ingénuité inguérissable d'impression conservée malgré cela. Le singulier malaise que j'éprouve moi-même à relire la Physiologie me paraît procéder de cette double tendance. Nous admettons le cynisme dans la littérature et dans la vie, mais avec les qualités de décision froide, avec ce décompte exact des hommes et des situations, avec cette maturité de jugement qui complète la misanthropie chez un Mérimée ou un Morny. Pareillement, le bel optimisme persistant de George Sand nous fait lui pardonner le poétisme souvent irréel de ses idylles. N'y a-t-il pas, au contraire, quelque chose d'anormal, de presque monstrueux, à rencontrer, comme chez Claude, un lot de maximes qui visent à imiter Chamfort, et, à côté, un lot de sentiments dignes d'un écolier? Ce physiologiste professionnel, qui nous arrive avec ce titre à énormes prétentions: l'Amour moderne, nous raconte sa petite histoire, et nous apprenons, quoi? qu'une actrice galante, longtemps entretenue par le tiers et le quart, l'a aimé quelques jours et trompé des années. Cette fille va souper avec un de ses rivaux. Et voilà notre philosophe en fureur et qui écrit des sonnets comme celui-ci, qu'il m'avait récité autrefois. Je l'ai retrouvé dans ses papiers, recopié sous ce titre: l'Enfer.

J'ai connu le chagrin des pâles Danaïdes,
Celui d'un dur labeur recommencé sans fin,
T'ai-je assez prodigué de tendresses, en vain,
Pour emplir de douceur tes yeux à jamais vides?
Et j'ai connu Tantale et ses ardeurs avides.
Tu donnais bien ta bouche à manger à ma faim,
Décevante pâture!... Et là, dans ton beau sein,
Ton âme était un fruit plein de sables arides.
Et j'ai connu Sisyphe et son stérile effort;
Hélas! en essayant de porter ton cœur mort
Jusqu'au vivant éther de la passion vraie,
Et, pour que tout l'enfer tînt dans ce triste amour,
La jalousie, en moi, saigne comme une plaie
Que ronge un immortel, un affamé vautour.

—«Sais-tu à quoi tu me fais songer?» lui demandai-je le jour où il me débita ce sonnet, suivi de plusieurs autres qu'il voulait réunir sous ce titre: Ma Douleur.

—«A quoi?» fit-il, un peu interloqué, car, en véritable homme de lettres, il attendait un compliment.

—«Oh!» lui dis-je, «à un mot si célèbre qu'il en est banal; celui que l'on fit sur Beaumarchais emprisonné ... avec une légère variante....»

—«Laquelle?»

—«Tu ne te fâcheras pas?»

—«Non,» fit-il.

—«Hé bien! Il ne suffit pas d'être trompé, il faut encore être modeste....»

—«Tu as raison,» répondit-il en haussant les épaules; «mais comment trouves-tu mes vers?...»

J'avais presque l'idée de transcrire ce bout de dialogue comme exergue à cette Physiologie. Cette épigramme inoffensive avait amusé Claude, car il avait cette coquetterie de se railler volontiers lui-même. Mais la critique qu'elle enfermait était-elle absolument juste? Parmi des notes de sa main que j'ai découvertes dans des circonstances assez bizarres,—je les dirai tout à l'heure,—traînait celle-ci, où mon ami semble avoir répondu par avance à cette objection: «Ecrire un livre intéressant sur l'amour, c'est écrire un livre sur sa façon à soi de sentir l'amour. Un tel livre a tout juste la valeur d'un mémoire rédigé par un malade sur sa maladie. Beyle avait peur de ne noter qu'une émotion lorsqu'il voulait noter une vérité. Etrange illogisme du plus logique des analystes! Hé! quelle vérité cherchais-tu donc à dire, grand disputeur, sinon des vérités sur des émotions?...» De ce point de vue, même la misère enfantine de Claude, son impuissance à se débarrasser de l'idée fixe, l'espèce d'anarchie intérieure dont la trace se retrouve dans ses réminiscences, et qui le faisait vivre cette vie décomposée, entre les voyages, le cercle, les restaurants, les théâtres et les coulisses; cet étalage chirurgical à propos des plus humbles sensations, cette sorte de pédantisme involontaire dans l'analyse, oui, tous ces défauts me paraissent donner à ce livre une date, et du moins, par suite, une valeur de document. Il est visible que la sensation heureuse en est absente et absente aussi l'émotion simple. Mais le personnage en était incapable, comme aussi de raisonner avec une suite ininterrompue dans ses déductions. La vérité posée au commencement de son ouvrage, et qui en fait la secrète moralité, à savoir que l'amour sensuel confine sans cesse à la haine, méritait—quoique vieille comme le demi-monde—une démonstration plus rigoureuse. C'est là ce chapitre initial dont je regrettais tout à l'heure l'absence. Notre maniaque s'est contenté de jeter sur le papier une série de notes capables de servir à cette démonstration. Puis, comme il était naturellement curieux de théories, de menues analyses et de dissections microscopiques, il a mêlé à ces notes une foule de détails parasites que je lui aurais conseillé d'enlever, par goût de la régulière ordonnance classique. A quoi il m'eût sans doute répondu, comme à propos d'autres travaux:

—«Ce que j'aime le mieux dans les livres des autres, ce sont les détails oiseux, les digressions et les défauts. Il n'y a que cela qui me fasse penser....»


Faire penser,—c'était là toute sa rhétorique.—Il prétendait que le seul rôle de l'écrivain consiste à inquiéter, à suggérer. Parmi les papiers dont je parlais, se trouvait encore la phrase suivante: «Un livre qui ne me parle pas comme un homme, comme un ami, comme un frère, qui ne me dise pas des mots capables de me changer le cœur, qu'en ferais-je? L'art n'est rien sans l'âme. Les faits ne sont rien que par l'âme et pour l'âme. La pensée est à la littérature ce que la lumière est à la peinture....» Et sur une autre feuille: «Type idéal du roman: l'Imitation de Jésus-Christ.» Je ne me charge pas d'expliquer ce que Claude entendait au juste par là, ni comment il conciliait son admiration, sans blasphème, pour le solitaire du moyen âge avec son goût pour le prince des détraqués. Benjamin Constant, qu'il eût volontiers traité de grand Saint, à la manière de mon autre ami, le subtil Maurice Barrès. Il était coutumier de ces étrangetés, associant dans son enthousiasme des œuvres et des noms qui frémissent de se rencontrer: les Pensées de Pascal et les Liaisons dangereuses, par exemple. J'ai entre les mains une sorte de volume pot-pourri, si l'on peut dire, dans lequel il a fait relier ensemble:—dix pages détachées de Baudelaire, le fragment sur Orphée dans les Gèorgiques de Virgile, la Maison du berger de Vigny, Mes Ecarts ou Ma Tête en liberté du prince de Ligne, le fragment des Mémoires apocryphes de Richelieu sur Mme Michelin, quelques feuillets de Candide et la moitié d'une nouvelle d'Hippolyte Castille, intitulée: Histoire de ménage!...—Autant que j'ai bien compris ses paradoxes, il estimait avant tout, chez un écrivain, le mélange de la passion, quelle qu'elle fût, coupable ou sublime, et de la lucidité. Il lui fallait des âmes assez ardentes pour vivre beaucoup, assez curieuses pour se connaître, assez hardies pour se confesser,—c'est-à-dire pour conter d'elles non pas des actions, mais des états; non pas des faits, mais des habitudes. Je l'ai vu ainsi raffoler du Journal d'Amiel, ce protestant si pur, pêle-mêle, et des mémoires de ce ruffian de Casanova. «J'aime à sentir sentir....» cette étrange formule qu'il a employée, je crois, au cours de son livre, il la répétait sans cesse. Peut-être trouverez-vous, mon cher directeur, dans le détail de ces goûts disparates, la clef des contradictions de cette Physiologie, à qui vous avez donné une large hospitalité. Pourquoi ne vous dirais-je pas aussi la raison qui lui fit désirer vivement d'être publié dans votre journal? Claude cherchait ainsi à se prouver à lui-même son parisianisme. Il avait eu, par-dessus le marché et à travers le fatras de ses théories, de passagères prétentions à la vie élégante. Je l'ai vu hypnotisé à la lettre par les pantalons et les bouquets de boutonnière de son rival Salvaney, un clubman ignare comme son cheval, et dont la principale aristocratie consistait à faire le voyou anglais, mais de ce côté-ci du détroit, vous savez, ces cads qui disent: «Arry, my boy...» dans le Punch, sans h, et en traînant la voix.

La vérité, et voilà le motif qui rend ce livre sur l'Amour si incohérent,—je reprends le mot dans son sens d'étymologie, «incohaerere, qui ne se tient pas,» comme d'ailleurs toutes les autres œuvres de Claude,—la vérité, c'est que Larcher, pareil en cela aux neuf dixièmes d'entre nous, avait grandi sans milieu définitif et précis. Par suite il n'avait pu prendre ni une forme d'âme ni une forme d'existence définitive et précise. Il était comme né hors la loi. Il le sentait lui-même, car il avait, à la suite de la Méditation IV, sur l'Amant moderne, copié cette phrase de Michelet: «...Dans leurs livres, ils ont surabondamment parlé de la divagation, jamais marqué la grande voie simple, féconde, de l'initiation que l'amour mieux inspiré continuerait jusqu'à la mort. Il est arrivé à ces ingénieux romanciers ce qui arriva jadis aux casuistes, Escobar et Busenbaum, grands analyseurs aussi, et qui dans leurs recherches subtiles n'oublièrent rien que ce qui faisait le fond même de leur science. Ils ont perdu le mariage de vue et réglementé le libertinage.» Claude avait ajouté: «Noble phrase, si saine, si lucide, si tristement vraie de mon œuvre! Mais dire les douleurs de la faute, n'est-ce pas aussi montrer la route?... C'est l'épave qui marque où le navigateur a sombré et le récif à fuir. Cela sert encore.... Et puis il ne faut pas mentir. Il faut raconter ce que le sort a fait de nous, en nous souvenant du mot de Marc-Aurèle: Il y a à cela même une raison. Oui, il y a une raison à mon existence, aux contrastes étranges que la destinée m'a imposés. Dieu! que cette vie fut contraire au cœur!» Il disait vrai en qualifiant de la sorte son expérience. J'en ai eu la preuve une fois de plus dans la visite que j'ai rendue le printemps dernier à sa vieille tante, au cours d'un voyage en Auvergne. J'allais dans cette montagneuse province chercher quelques notes exactes pour un roman auquel je travaillais, et, me trouvant à trois heures seulement du petit village de Saint-Saturnin, d'où est datée la Méditation XXII, je me décidai à cette excursion. Tout en roulant dans un mauvais coupé de louage, je regardais le paysage du bord de la Limagne, si joliment rustique et laborieux. Les sarments secs des vignes s'enroulaient aux longs échalas gris. Le blé pointait, vert sur la terre sombre. Les bourgeons germaient sur les branches nues des arbres qui bordaient le chemin, et les fleurs roses des pêchers me souriaient dans la lumière. Il y avait de la neige sur les hautes montagnes, et, le long de l'Allier, deviné à la dépression du terrain, flottait une buée douce et transparente. Je me souvins de ce que Claude m'avait raconté sur son adolescence écoulée tout entière dans ce pays perdu, et, comme nous nous étions arrêtés pour faire boire le cheval à la porte d'une auberge, dans un hameau, je crus voir l'image de ce qu'avait été mon ami enfant dans deux petits garçons en train de se promener avec un vieux monsieur, quelque rentier de la localité. Ils montraient de grands yeux si simples dans de si larges faces. «Il est parti de là,» songeai-je, et, par opposition, je l'évoquai tel que je l'avais vu tant de fois, assis à une table de restaurant de nuit et me racontant, en phrases heurtées comme ses sensations mêmes, sa journée d'homme de lettres, à moitié bohémienne, à moitié mondaine. Entre le point d'arrivée et le point de départ, la distance était trop grande. L'équilibre moral a pour première condition que l'homme fait continue l'enfant. Faut-il chercher ailleurs la raison du détraquement observable chez tant d'artistes modernes? Combien d'entre nous peuvent dire que leur trentième année ressemble à leur dixième? Et ce ne devrait être, cette trentième année, que la dixième épanouie.


Je roulais de nouveau, et je philosophais à perte de vue sur cette loi de l'hygiène intellectuelle, lorsque j'arrivai à ce village de Saint-Saturnin, fort pittoresquement dressé sur une colline. Son château féodal, encore intact, domine une vallée où coule cette petite rivière babillarde, décrite par Claude avec tant de complaisance. Il n'y a qu'une rue dans le village, mais tortueuse et si mal entretenue que le cocher me demanda de m'attendre au bas. Je m'engageai donc à pied dans cette allée étroite, après m'être renseigné sur la demeure de Mlle Claudia Larcher, la tante et la marraine de mon ancien compagnon de vie littéraire. J'admirai combien la magie du souvenir métamorphose la médiocrité des endroits, à constater la misère de la plupart des maisons qui composent le village, jadis vanté par mon ami comme une oasis de solitude fleurie. Des tas de fumier s'entassaient, bruns et suintants, devant les portes, où des truies te vautraient, où des poules picoraient, où des enfants jouaient, pieds nus et vêtus de haillons. Il convient de dire qu'il avait plu les jours derniers, et qu'un mauvais déjeuner pris en route m'avait indisposé contre le pays. Ma vilaine humeur céda devant le clocher de l'église, du plus délicat roman auvergnat, et, comme j'aperçus, en contournant le chevet, la porte du cimetière, j'y entrai. Je n'eus pas de peine à trouver la sépulture de la famille Larcher, tous notaires à Saint-Saturnin depuis trois générations. «C'est ici qu'il repose,» pensai-je en regardant la pierre mélancolique où le nom de mon terrible camarade, placé à la suite des noms des honnêtes tabellions du village, ricanait ironiquement. Je vous dispense, mon cher directeur, des réflexions éveillées en moi. Cette antithèse ne semblait-elle pas prolonger par delà le tombeau les contradictions sur lesquelles avait vécu ce fils de braves bourgeois, devenu, par un caprice du sort, un auteur dramatique à la mode, puis, par celui de l'amour, un névropathe et un maniaque, le tout pour finir, usé par l'abus des alcools anglais, à l'ombre du clocher que ses pères avaient eu la sagesse de ne jamais quitter?

Naître, vivre et mourir dans la même maison!

Ah! le vers profond, le vers admirable de Sainte-Beuve! Comme j'en sentais le charme nostalgique en quittant ce cimetière et la sépulture de famille entretenue pieusement parmi son lierre, ses pétunias et ses capucines, par les soins, sans doute, de la vieille tante! Et elle, la digne femme, elle était un commentaire bien touchant de ce cri du plus intime des poètes. Telle mon ami me l'avait décrite avec un humour attendri, telle je la trouvai quand on m'introduisit dans l'espèce de ferme bourgeoise où Claude avait passé les derniers mois de sa vie. Mlle Larcher était vêtue de noir, avec un visage gaiement ridé, où souriait cette innocence indulgente qui se remarque dans certaines physionomies ecclésiastiques. Elle lisait de ses clairs yeux gris, le nez chevauché par des lunettes montées en argent, un livre qu'elle posa sur la table, et je pus voir que c'était l'Imitation. Pour quelles simples raisons et combien étrangères, combien supérieures à celles qui faisaient dire à Claude que c'est là le chef-d'œuvre du roman d'analyse!...

—«Ah! monsieur,» gémit-elle, quand je me fus nommé et que je lui eus expliqué mon désir de feuilleter les papiers laissés par mon vieux complice, c'est de ce nom qu'il s'appelait lui-même, «si vous aviez vu quel désordre et comme il avait emballé le tout au hasard dans une grande caisse de bois, avant de quitter Paris?... Et il y avait de tout, dans cette caisse, et des portraits de la mauvaise femme et des lettres!...» Elle faillit se signer, tant ce qu'elle avait lu dans ces lettres l'avait évidemment scandalisée.... «J'ai pris le conseil de M. le curé, et j'ai tout brûlé,» continua-t-elle, «excepté le paquet à votre nom qui était ficelé et prêt à être envoyé, et puis quelques feuilles d'un papier très épais, où il n'y avait pas grand'chose, mais il nous a été utile pour nos derniers pots de confitures.... Il y a bien encore sur ce papier des lignes de son écriture. Voulez-vous les voir?»


La sainte fille se leva, et, cherchant une clef parmi celles qui battaient pendues à son trousseau, sous sa première jupe, elle alla pour m'ouvrir un placard, et elle me tendit un pot de grès, puis un autre. Sur le papier qui les fermait et qui était du papier du Japon,—qui sait? peut-être un présent de Colette,—je reconnus en effet l'écriture nerveuse de mon ami. J'ai recopié là ces deux ou trois remarques citées au cours de cette oraison funèbre de celui que je surnommais, moi, à cause de son amitié à mon égard et de ses folies: «mon frère ivre,» en parodie du titre du beau roman de Pierre Loti. La tante, qui ne savait comment recevoir le plus fidèle compagnon de ce neveu qu'elle avait beaucoup aimé, n'eut pas de cesse que tous les pots ainsi recouverts du papier de Claude ne fussent étalés sur la table, et elle bavardait, pendant ce temps-là:

—«Je sais qu'il avait des moyens, monsieur,» disait-elle, «quoique je n'aie jamais trop compris pourquoi il se plaisait à inventer de si vilaines histoires. J'aurais voulu qu'il prît une place, qu'il se fît nommer préfet, comme M. Mareuil, son confrère dans un journal, qui est venu à son enterrement. Dans notre pays, il n'aurait pas eu à chasser les sœurs, il aurait été si heureux! Quand il est arrivé, Jésus Dieu! il avait une figure!... Et maigre et jaune!... J'ai bien vu qu'il était malade, et puis je l'ai si bien soigné!... Tous les jours des truites du vivier qu'il allait prendre lui-même, de la bonne viande, de la vraie, et du vrai vin de notre vigne, de celui que défunt son père avait mis en bouteille lui-même voici plus de vingt ans.... Mais il se rongeait, il s'ennuyait, et alors il griffonnait sur ces carrés de papier, vous voyez: ici, là, au milieu, un peu partout.... Enfin il est mort comme un chrétien....»

Et Mlle Larcher essuyait ses larmes du coin de son tablier de soie noire, tandis que je déchiffrais des fragments dont voici encore quelques-uns, vers et prose mêlés. C'était d'abord un début de pièce, avec cette indication: «pour Ma Douleur

Notre douleur est comme un autel qui s'élève
Vers toi, mystérieux Esprit de l'univers.
Inconnaissable Esprit qui soutiens notre rêve,
Tromperas-tu toujours nos pauvres bras ouverts?

Au-dessous, la tante avait écrit de son écriture un peu tremblée: Cassis, et le jour de la mise en pot. Sur un autre papier où se lisaient les mots: Fraises blanches, se trouvait l'axiome suivant: «On aimerait mieux, si l'on ne savait pas qu'on aime.» Sur un autre et à côté des mots: Gelée de coings: «Rien de dangereux comme les femmes qui nous conduisent à la tendresse par le trouble des sens....» Sur un autre, marqué encore cassis, cette stance:

Je t'ai si tendrement, il follement chérie,
Que la haine parfois le cède à la pitié.
Le mal que tu m'as fait souffrir est oublié,
Et je pleure ton âme à tout jamais flétrie.

Puis sur un autre, qui, heureusement, fermait une espèce de jarre, avec cette inscription: Résiné, j'ai pu déchiffrer un dernier sonnet, qui atteste un certain effort vers la santé, trop rare chez ce malheureux garçon pour n'être pas signalé à son éloge:

La lumière du tiède et bleu matin d'été
Enveloppe les bois ou verdissent les mousses,
L'air est plein de senteurs magnétiques et douces,
Et jamais les oiseaux n'ont plus gaîment chanté.
Depuis le papillon au corselet teinté
D'émeraude et d'azur jusqu'aux génisses rousses
Qui broutent l'herbe humide entre les jeunes pousses,
Tout être semble vivre avec félicité.
Et moi qui vais traînant dans cette forêt verte
Ma blessure d'amour depuis des ans ouverte,
Ne connaîtrai-je plus jamais de renouveau?
N'oublierai-je jamais les trahisons passées
Comme la terre oublie, en ce matin si beau,
Et la neige et l'hiver et les bises glacées?

Permettez-moi, mon cher directeur, de clore cette lettre sur cette note apaisée et plus fraîche. C'est la fenêtre ouverte dans une chambre d'hôpital que ces vers de nature au terme de cette œuvre pleine de tristesse, d'ironie et de doute. Je ne sais si j'aurai dissipé ou aggravé les préventions des lecteurs hostiles à Claude Larcher par le récit de cette visite à son dernier asile. Son livre fournira peut-être à un vrai maître en psychologie, de la race de M. Taine ou de M. Ribot,—ou à un vrai moraliste de la tradition du hardi et pur Lacordaire,—de quoi mettre une bonne annotation au bas d'une page, et moi, j'aurai eu l'occasion de vous remercier au nom de mon ami pour votre gracieux accueil et de me dire votre dévoué,

P.B.

Toblach, mai 1888.—Meggen, septembre 1889.


NOTES:

[1] On se permet de faire remarquer qu'à l'époque ou la Vie parisienne publiait cette Méditation (septembre 1888) et à plus forte raison quand feu Claude Larcher l'écrivait, ce mot n'était pas devenu une plaisanterie courante et aussitôt banalisé.—P.B.

[2] Quoique la préface actuelle du présent livre contienne des indications suffisantes sur le but que s'était proposé feu Claude Larcher, les lecteurs qui auront bien voulu suivre avec quelque sympathie ce héros de la Physiologie, de Mensonges, de Gladys Harvey, etc., etc., trouveront peut-être un intérêt aux documents trop peu nombreux recueillis sur ses derniers jours. On a cru devoir laisser à ces documents une forme qui les fait rentrer dans le plan général de l'ouvrage, auquel ils servent de postface et aussi de conclusion.


TABLE DES MATIÈRES



PRÉFACE

I.—Nuit étrange d'où est sorti le présent livre

II.—Les Exclus

III.—Le Vrai et le Faux Homme à femmes

IV.—De l'Amant moderne

V.—De la Maîtresse

VI.—De la Maîtresse (suite)

VII.—De la Maîtresse (suite et fin)

VIII.—Du Flirt et des coquettes

IX.—Bonheurs contemporains

I. Les Drawbacks

X.—Bonheurs contemporains

II. Les Désastres

XI.—Bonheurs contemporains

III. Les Désastres (suite).
Les Jalousies


XII.—Bonheurs contemporains

IV. Les Désastres (suite).
Les Jalousies


XIII.—Bonheurs contemporains

V. Les Désastres (suite).
Les Jalousies


XIV.—Bonheurs contemporains

VI. Les Désastres (fin).
Une anecdote


XV.—De la Rupture.

I. Avant

XVI.—De la Rupture.

II. Après

XVII.—De la Rupture.

III. Après (suite).
De quelques Vengeances


XVIII.—De la Rupture.

IV. Après (fin).
Les Enfants de l'Amour


XIX.—Thérapeutique de l'Amour.

I. La Méthode du docteur Noirot

XX.—Thérapeutique de l'Amour.

II. Le Système du professeur Sixte

XXI.—Thérapeutique de l'Amour.

III. Le Procédé Casal

XXII.—Un Sentiment vrai

XXIII.—Physiologie du Physiologiste







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1.F.3.  LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from.  If you
received the work on a physical medium, you must return the medium with
your written explanation.  The person or entity that provided you with
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
refund.  If you received the work electronically, the person or entity
providing it to you may choose to give you a second opportunity to
receive the work electronically in lieu of a refund.  If the second copy
is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
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provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
business@pglaf.org.  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     gbnewby@pglaf.org


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit https://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: https://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


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     https://www.gutenberg.org

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including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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