The Project Gutenberg EBook of Le culte du moi 3, by Maurice Barres This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Le culte du moi 3 Le jardin de Berenice Author: Maurice Barres Release Date: October 7, 2005 [EBook #16814] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CULTE DU MOI 3 *** Produced by Marc D'Hooghe From images generously made available by gallica (Bibliothèque nationale de France) at http://gallica.bnf.fr. * * * * * LE CULTE DU MOI * * * * * LE JARDIN DE BERENICE PAR MAURICE BARRES DE L'ACADEMIE FRANCAISE * * * * * NOUVELLE EDITION PARIS 1910 * * * * * TABLE DES MATIERES Quelques personnes ayant manifeste CHAPITRE PREMIER.--(Position de la question.) Conversation qu'eurent MM. Renan et Chincholle sur le general Boulanger, en fevrier 89, devant Philippe CHAPITRE DEUXIEME.--Philippe retrouve dans Arles Berenice, dite Petite-Secousse CHAPITRE TROISIEME.--(Histoire de Berenice). --Comment Philippe connut Petite-Secousse CHAPITRE QUATRIEME--(Histoire de Berenice) [Suite].--Le musee du Roi Rene CHAPITRE CINQUIEME.--Berenice a Aigues-Mortes. Les amours de Petite-Secousse et de Francois de Transe CHAPITRE SIXIEME.--Journee que passa Philippe sur la Tour Constance, ayant a sa droite Berenice et a sa gauche l'Adversaire (a) Vue generale et confuse (b) Vue distincte et analytique des parties. (c) Reconstitution synthetique d'Aigues-Mortes, de Berenice, de Charles Martin et de moi-meme, avec la connaissance que j'ai des parties (d) Critique de ce point de vue CHAPITRE SEPTIEME.--La pedagogie de Berenice. (a) La methode de Berenice (b) Les plaisirs de Berenice (c) Les devoirs de Berenice CHAPITRE HUITIEME.--Le voyage a Paris et la grande repetition sous les yeux de Simon CHAPITRE NEUVIEME.--Chapitre des defaillances (a) Les miennes (b) On ne rive pas son clou a l'Adversaire (c) Defaillance singuliere de Berenice CHAPITRE DIXIEME.--La mort d'un senateur rend possible le mariage de Berenice CHAPITRE ONZIEME.--Qualis artifex pereo. Voyage aux Saintes-Maries.--Consolation de Seneque le Philosophe a Lazare le Ressuscite CHAPITRE DOUZIEME.--La mort touchante de Berenice CHAPITRE TREIZIEME.--Petite-Secousse n'est pas morte! DEUX NOTES.--A propos du titre Sur le chapitre premier * * * * * PREFACE _Quelques personnes ayant manifeste le desir de designer par un nom particulier le personnage, jusqu'alors anonyme, de qui nous avons coutume de les entretenir, nous avons decide de leur donner celle satisfaction, et desormais il se nommera Philippe._ _C'est ici le commentaire des efforts que tenta Philippe pour concilier les pratiques de la vie interieure avec les necessites de la vie active. Il le redigea, peu apres une campagne electorale, afin d'eclairer divers lecteurs qui saisissent malaisement qu'un gout profond pour les opprimes est le developpement logique du, degout des Barbares et du "culte du Moi", et sur le desir de Mme X..., qui lui promit en echange de lui obtenir du Chef de l'Etat la concession d'un hippodrome suburbain_. * * * * * LE JARDIN DE BERENICE * * * * * CHAPITRE PREMIER POSITION DE LA QUESTION CONVERSATION QU'EURENT MM. RENAN ET CHINCHOLLE SUR LE GENERAL BOULANGER, EN FEVRIER 89, DEVANT PHILIPPE. Il est en nous des puissances qui ne se traduisent pas en actes; elles sont invisibles a nos amis les plus attentifs, et de nous-memes mal connues. Elles font sur notre ame de petites taches, cachees dans une ombre presque absolue, mais insensiblement autour de ce noyau viennent se cristalliser tout ce que la vie nous fournit de sentiments analogues. Ce sont des passions qui se preparent; elles eclateront au moindre choc d'une occasion. Une force s'etait ainsi amassee en moi, dont je ne connaissais que le malaise qu'elle y mettait. Ou la depenserais-je?... C'est toute la narration qui va suivre. Mais avant que je l'entame, je desire relater une conversation ou j'assistai et qui, sans se confondre dans la trame de ce petit recit, aidera a en demeler le fil. En m'attardant ainsi, je ne crois pas ceder a un souci trop minutieux: les considerations qu'on va entendre de deux personnes fort autorisees et qui jugent la vie avec deux ethiques differentes, m'ont suggere l'occupation que je me suis choisie pour cette periode. Elles ont incline mon ame de telle sorte que mes passions dormantes ont pu prendre leur cours. N'est-ce pas en quelque maniere M. Chincholle qui proposa un but a mon activite sans emploi, et n'est-ce pas de la philosophie de M. Renan que je suis arrive au point de vue qu'on trouve a la derniere page de cette monographie? Cette soiree, c'est le pont par ou je penetrai dans le jardin de Berenice. C'etait peu de jours apres la fameuse election du general Boulanger a Paris, dont chacun s'entretenait. M. Chincholle dinait en ville avec M. Renan et, comme il fait le plus grand cas du jugement de cet eminent professeur, il saisit l'occasion ou celui-ci etait embarrasse de sa tasse de cafe pour l'interroger sur le nouvel elu. --Monsieur, repondit M. Renan, eludant avec une certaine adresse la question, mon regrettable ami, que vous eussiez certainement aime, le tres distingue Blaze de Bury, avait une idee particuliere de ce qu'on nomme le genie. Il l'exposa un jour dans la Revue: "Certains hommes, ecrivit-il, ont du genie comme les elephants ont une trompe." Cela est possible, mais au moins une trompe est-elle, dans une physionomie, bien plus facile a saisir que le signe du genie, et quoique j'aie eu l'honneur de diner en face du general Boulanger, je ne peux me prononcer sur sa genialite. --Mon cher maitre, j'ai lieu de vous croire antiboulangiste. --Que je sois boulangiste ou antiboulangiste! Les etranges hypotheses! Croyez-vous que je puisse aussi hativement me faire des certitudes sur des passions qui sont en somme du domaine de l'histoire! Avez-vous feuillete Sorel, Thureau-Dangin, mon eminent ami M. Taine? Au bas de chacune de leurs pages, il y a mille petites notes. Ah! l'histoire selon les methodes recentes, que de sources a consulter, que de documents contradictoires! Il faut rassembler tous les temoignages, puis en faire la critique. Cette besogne considerable, je ne l'ai pas entreprise; je ne me suis pas fait une idee claire et documentee du parti revisionniste.... Les juifs, mon cher Monsieur, n'avaient pas le suffrage universel, qui donne a chacun une opinion, ni l'imprimerie, qui les recueille toutes. Et pourtant j'ai grand'peine a debrouiller leurs querelles que j'etudie chaque matin, depuis dix ans. M. Reinach lui-meme voudrait-il me detourner du monument que j'eleve a ses aieux, et ou je suis a peu pres competent, pour que je collabore a sa politique, ou j'apporterais des scrupules dont il n'a cure? Et puis, aurais-je assez de merite pour y convenir, je ne me sens pas l'abnegation d'etre boulangiste ou antiboulangiste. C'est la foi qui me manquerait. Qu'un venerable pretre se fasse empaler pour prouver aux Chinois, qui l'epient, la verite du rudiment catholique, il ne m'etonne qu'a demi; il est soutenu par sa grande connaissance du martyrologe romain: "Tant de pieux confesseurs, se dit-il, depuis l'an 33 de J.-C., n'ont pu souffrir des tourments si varies pour une cause vaine." Je fais mes reserves sur la logique de ce saint homme (et volontiers, cher Monsieur, j'en discuterai avec vous un de ces matins), mais enfin elle est humaine. Je comprends le martyr d'aujourd'hui; l'etonnant, c'est qu'il y ait eu un premier martyr. En voila un qui a du acquerir cette gloire bon gre mal gre! Si vous l'aviez interviewe a l'avance sur ses intentions, nul doute que vous n'eussiez demele en lui de graves hesitations. --Je vous entends, dit Chincholle apres quelques secondes, vous refusez une part active dans la lutte; mais ne pourriez-vous, mon cher maitre, me preciser davantage le sentiment que vous avez de l'agitation dont le general Boulanger est le centre? M. Renan leva les yeux et considera Chincholle, puis lisant avec aisance jusqu'au fond de cette ame: --Le sentiment que j'ai du Boulangisme, dit-il, c'est precisement, Monsieur, celui que vous en avez. En moi, comme en vous, Monsieur, il chatouille le sens precieux de la curiosite. La curiosite! c'est la source du monde, elle le cree continuellement; par elle naissent la science et l'amour.... J'ai vu avec chagrin un petit livre pour les enfants ou la curiosite etait blamee; peut-etre connaissez-vous cet opuscule embelli de chromos: cela s'appelle _Les Mesaventures de Touchatout_ ... c'est le plus dangereux des libelles, veritable pamphlet contre l'humanite superieure. Mais telle est la force d'une idee vraie que l'auteur de ce coupable recit nous fait voir, a la derniere page, Touchatout qui goute du levain et s'envole par la fenetre paternelle! Laissons rire le vulgaire. Image exageree, mais saisissante: Touchatout plane par-dessus le monde. Touchatout, c'est Goethe, c'est Leonard de Vinci: c'est vous aussi, Monsieur! Avec quel interet je m'attache a chacun de vos beaux articles! Le general et ses amis vous ont distrait, ils ont eveille dans votre esprit quatre ou cinq grands problemes de sociologie (comment nait une legende, comment se cristallise une nouvelle ame populaire), vous vous etes demande, avec Hegel, si les balanciers de l'histoire ne ramenaient pas periodiquement les nations d'un point a un autre. Et ces hautes questions, avec un art qui vous est naturel, vous les rendez faciles, piquantes, accessibles a des cochers de fiacre. C'est, dans une certaine mesure, la methode que j'ai tente d'appliquer pour propager en France les idees de l'ecole de Tubingue. Chincholle rougit legerement et repondit en s'inclinant: --Je suis heureux des eloges d'un homme comme vous, mon cher maitre. Il est vrai, j'ai ete curieux jusqu'a l'indiscretion des moindres details de ce tournoi, et je n'ai recule de satisfaire aucune des curiosites que soulevait le principal champion, a qui sont acquises, on le sait, toutes mes sympathies. Mais il est un point ou je me separe, croyez-le, de mes amis. J'aime la moderation, je reprouve les injures: la violence des polemiques parfois m'attrista. --Je vous coupe, s'ecria Renan; c'est les injures que je prefere dans le mouvement boulangiste et je veux vous en dire les raisons. Oui, cher Monsieur, je pense peu de bien des jeunes gens qui n'entrent pas dans la vie l'injure a la bouche. Beaucoup nier a vingt ans, c'est signe de fecondite. Si la jeunesse approuvait integralement ce que ses aines ont constitue, ne reconnaitrait-elle pas d'une facon implicite que sa venue en ce monde fut inutile? Pourquoi vivre, s'il nous est interdit de composer des republiques ideales? Et quand nous avons celles-ci dans la tete, comment nous satisfaire de celle ou nous vivons? Rien de plus mauvais pour la patrie que l'accord unanime sur ces questions essentielles du gouvernement. C'est s'interdire les ameliorations, c'est ruiner l'avenir. Sans doute il est difficile de comprendre, sans y avoir serieusement reflechi, toute l'utilite des injures. Mais prenons un exemple: nul doute que M. Ferry ne soit enchante qu'on le traine dans la boue. Ca l'eclaire sur lui-meme. En effet, il est bien evident qu'entre les louanges de ses partisans et les epithetes des boulangistes, la verite est cernee. Peut-etre, apres les renseignements que publient ses journaux sur le Tonkin, etait-il dispose a s'estimer trop haut, mais quand il lit les articles de Rochefort, nul doute qu'il ne s'ecrie: "L'excellent penseur! Si je me trompe sur moi-meme, il est dans le vrai. Les interets de la verite sont gardes a pique et a carreau! Grande satisfaction pour un patriote! J'ajoute que le lettre se consolerait malaisement d'etre prive de nos polemiques actuelles, ou la logique est fortifiee d'une savate tres particuliere. Ayant ainsi parle, M. Renan se mit a tourner ses pouces en regardant Chincholle avec un profond interet. Celui-ci, renverse en arriere, riait tout a son aise, et je vis bien qu'il se retenait avec peine de devenir familier. --Mon cher maitre, disait-il, cher maitre, vous etes un philosophe, un poete, oui, vraiment un poete. --Me prendre pour un reveur, mon cher monsieur Chincholle, pour un idealiste emporte par la chimere! ce serait mal me connaitre. Ce ne sont pas seulement les interets superieurs des groupes humains qui me convainquent de l'utilite des injures, j'ai pese aussi le bonheur de l'individu, et je declare que, pour un homme dans la force de l'age, c'est un grand malheur de ne pas trouver un plus petit que soi a injurier. Il est necessaire qu'a mi-chemin de son developpement le litterateur ou le politicien cesse de pourchasser son predecesseur afin d'assommer le plus possible de ses successeurs. C'est ce qu'on appelle devenir un modere, et cela convient tout a fait au midi de la vie. Cette transformation est indispensable dans la carriere d'un homme qui a le desir bien legitime de reussir. Le secret de ce continuel insucces que nous voyons a beaucoup de politiciens et d'artistes eminents, c'est qu'ils n'ont pas compris cette necessite. Ils ne furent jamais les reactionnaires de personne; toute leur vie, ils s'obstinerent a marcher a l'avant-garde, comme ils le faisaient a vingt ans. C'est une grande folie qu'un enthousiasme aussi prolonge. Pour l'ordinaire un fou trouve a quarante ans un plus fou, grace a qui il parait raisonnable. C'est l'heureux cas ou nos boulangistes mettent les revolutionnaires de la veille. --Oui, soupira Chincholle, je vois bien les avantages pour le pays et meme pour certains antiboulangistes, mais ... voila! le general reussira-t-il? --Je vous surprends dans des preoccupations un peu mesquines. Mais j'entre dans votre souci, apres tout explicable et tres humain. Et je vous dis: Si vous marchez avec la partie forte, avec l'instinct du peuple, qu'avez-vous a craindre? Vous n'avez qu'a suivre les secousses de l'opinion; toujours la verite en sort et le succes. Les mouvements que fait instinctivement la femme qui enfante sont precisement les mouvements les plus sages et qui peuvent le mieux l'aider. Que vous inquietiez-vous tout a l'heure de savoir si le general Boulanger a du genie! L'essentiel, c'est de ne pas contrarier l'enfantement et de laisser faire l'instinct populaire. Dans les loteries, on prend la main d'un enfant pour proclamer le hasard. Il n'y a pas de hasard, mais un ensemble de causes infiniment nombreuses qui nous echappent et qui amenent ces numeros varies qui sont les evenements historiques. Le long des siecles, les plus graves evenements sont presentes a l'historien par des mains qui vous feraient sourire, Chincholle. Mais, tenez, pour achever de vous rassurer, je vais vous dire un reve que j'ai fait. Par quelles circonstances avais-je ete amene a me rendre sur un hippodrome, cela est inutile a vous raconter. Cette foule, cette passion me fatiguerent; je dormis d'un sommeil un peu fievreux, j'eus des reves et entre autres celui-ci: J'etais cheval, un bon cheval de courses, mais rien de plus; je n'arrivais jamais le premier. Cependant je me resignais, et pour me consoler je me disais: Tout de meme, je ferai un bon etalon! C'est un reve qui s'applique excellemment au general Boulanger. --Mais, dit Chincholle un peu decu, le general est vieux. --Chincholle, vous prenez les choses trop a la lettre; j'ai deja remarque cette tendance de votre esprit. Je veux dire qu'a Boulanger, non vainqueur en depit de ses excellentes performances, succedera Boulanger II; je veux dire que jamais une force ne se perd, simplement elle se transforme. Reflechissez un peu la-dessus, ca vous epargnera dans la suite de trop violentes desillusions. --Si je vous ai bien suivi, resuma Chincholle qui avait pris des notes, vous refusez de prendre position dans l'un ou l'autre parti, mais vous estimez que, pour le pays, et meme pour ceux qui se melent a la lutte, il y a tout avantage dans ces recherches contradictoires, fussent-elles les plus violentes du monde. Vous croyez aussi qu'aucune force ne se perd, et que l'effort du peuple, quoique sa direction soit assez incertaine, aboutira. A qui sera-t-il donne de representer ces aspirations? voila tout le probleme tel que vous le limitez. Eh bien! mon cher maitre, pourquoi, vous-meme ne collaborez-vous pas a cette tache de donner un sens au mouvement populaire, de l'interpreter comme vous dites, ou encore de lui donner les formes qu'il vivifierait? Pourquoi a des ambitieux inferieurs laisser d'aussi nobles soins? --Mes raisons sont nombreuses, repondit M. Renan visiblement fatigue, mais je n'ai pas a vous les detailler, une seule suffira: mon hygiene s'oppose a ce que je desire voir modifier avant que je meure la forme de nos institutions. * * * * * CHAPITRE DEUXIEME PHILIPPE RETROUVE DANS ARLES BERENICE, DITE PETITE-SECOUSSE La conversation de ces messieurs m'eclaira brusquement sur mon besoin d'activite et sur les moyens d'y satisfaire. Ayant fait les demarches convenables et discute avec les personnes qui savent le mieux la geographie, c'est la circonscription d'Arles que je choisis. Le lendemain de mon arrivee dans cette ville, comme je dinais seul a l'hotel, une jeune femme entra, vetue de deuil, d'une figure delicate et voluptueuse, qui, tres entouree par les garcons, alla s'asseoir a une petite table. Tandis qu'elle mangeait des olives d'un air reveur, avec les facons presque d'une enfant: "Quel gracieux mecanisme, ces etres-la, me, disais-je, et qu'un de leurs gestes aises renferme plus d'emotion que les meilleures strophes des lyriques!" Puis soudain, nos yeux s'etant rencontres: --Tiens, m'ecriai-je, Petite-Secousse! J'allai a elle. Elle me donna joyeusement ses deux mains. --Mon vieil ami! Mais aussitot, songeant que ce mot de vieil ami pouvait m'offenser, avec sa delicatesse de jeune fille qui a ete elevee par des vieillards, elle ajouta: --Vous n'avez pas change. Elle m'expliqua qu'elle habitait Aigues-Mortes, a trois heures d'Arles ou elle venait de temps a autre pour des emplettes. --Mais vous-meme? me dit-elle. J'eus une minute d'hesitation. Comment me faire entendre d'elle, qui lit peu les journaux. Je repondis, me mettant a sa portee: --Je viens, parce que je suis contre les abus. Quand elle eut compris, elle me dit, un peu effrayee: --Mais vous ne craignez pas de vous faire destituer? Voila bien la femme, me disais-je; elle a le sentiment de la force et voudrait que chacun se courbat. Il m'appartient d'avoir plus de bravoure civique. --D'ailleurs, ajoutai-je, je n'ai pas de position. Je vis bien qu'elle s'appliquait a ne pas m'en montrer de froideur. --Je vous disais cela, reprit-elle, parce que M. Charles Martin, l'ingenieur, ne peut pas protester, quoiqu'il reconnaisse bien qu'on me fait des abus: ses chefs le casseraient. --Charles Martin! m'ecriai-je, mais c'est mon adversaire! Et je lui expliquai qu'etant alle, des mon arrivee, au comite republicain, j'avais ete traite tout a la fois de radical et de reactionnaire par Charles Martin, qui s'etait echauffe jusqu'a brandir une chaise au-dessus de ma tete en s'ecriant: "Moi, Monsieur, je suis un republicain modere!" --Vous m'etonnez, me repondit-elle, car c'est un garcon bien eleve. Nous echangeames ainsi divers propos, peu significatifs, jusqu'a l'heure de son train, mais quand je la mis en voiture, elle me rappela soudain la petite fille d'autrefois, car dans la nuit, elle m'embrassa en pleurant: --Promets-moi de venir a Aigues-Mortes, disait-elle tout bas. Je te raconterai comme j'ai eu des tristesses. * * * * * CHAPITRE TROISIEME HISTOIRE DE BERENICE.--COMMENT PHILIPPE CONNUT PETITE-SECOUSSE Il n'est pas un detail de la biographie de Berenice,--Petite-Secousse, comme on l'appelait a l'Eden--qui ne soit choquant; je n'en garde pourtant que des sensations tres fines. Cette petite libertine, entrevue a une epoque fort maussade de ma vie, m'a laisse une image tendre et elegante, que j'ai serree de cote, comme jadis ces oeufs de Paques dont les couleurs m'emouvaient si fortement que je ne voulais pas les manger. Je l'ai connue, avais-je dix-neuf ans? a la suite d'une longue discussion sur l'ironie, ennemie de l'amour et meme de la sensualite: "Les femmes, me disait un aimable homme, qui dans la suite devint gaga, les femmes sont maladroites. Parce qu'il arrive souvent qu'elles ont les yeux jolis, elles negligent de les fermer quand cela conviendrait, elles voient des choses qui les font sourire; aussi, malgre la rage qu'elles ont d'etre nos maitresses, ne peuvent-elles se decider a le demeurer." L'amour, dans son opinion, est l'effort de deux ames pour se completer, effort entrave par l'existence de nos corps qu'il faut le plus possible oublier. Mais cette conception des choses sentimentales, delicate en son principe, le menait un peu loin. Elle le menait a Londres, tous les mois, par amour des petites filles: "Seules, disait-il, elles font voir intacte la part de soumission que la nature a mise dans la femme et que gatent les premiers succes mondains." Et suivant son idee, vers les minuit, il me conduisit a la sortie de l'Eden, ou figuraient alors dans un ballet des centaines d'enfants ecailles d'or, se balancant autour d'une danseuse lascive. Je lui faisais la critique de son systeme, quand soudain, sur la rue Boudreau, s'ouvrit une porte d'ou se deploya en eventail un troupeau de petites filles fanees. Elles sautaient a cloche-pied et criaient comme a la sortie de l'ecole, pouvant avoir de six a douze ans. Sur le trottoir en face, mal eclaire, nous etions des vieux messieurs, des mamans, mon ami et moi, une vingtaine de personnes mornes. Une fillette nous apercut enfin et courut au peintre avec une vivacite affectueuse. Lui, la prenant doucement par la main: "Ma petite amie Berenice," me dit-il. Elle s'etait fait soudain une petite figure de bois ou vivaient seuls de beaux yeux observateurs. Elle nous quitta pour embrasser une grande jeune femme, sa soeur ainee, d'attitude maladive et honnete, a qui mon compagnon me presenta. Cette scene m'emplit d'un flot subit de pitie. Tous quatre nous remontions la rue Auber; je tenais Berenice par la main, et j'etais tres occupe a preserver ce petit etre des passants. Je ne cherchais pas a lui parler, seulement j'avais dans l'esprit ce que dit Shakespeare de Cleopatre: "Je l'ai vue sauter quarante pas a cloche-pied. Ayant perdu haleine, elle voulut parler et s'arreta palpitante, si gracieuse qu'elle faisait d'une defaillance une beaute." Ce privilege divin, faire d'une defaillance une beaute, c'est toute la raison de la place secrete que, pres de mon coeur, je garde, apres dix ans, a l'enfant Berenice. Elle eut plus de defaillances qu'aucune personne de son age, mais elle y mit toujours des gestes tendres, et sur cette petite main, apres tant de choses affreuses, je ne puis voir de peche. Quand nous fumes assis a la terrasse d'un mauvais cafe de la rue Saint-Lazare, mon compagnon felicita la soeur ainee de la robe de Berenice. Elle en parut heureuse, et repondit avec cette resignation qui m'avait d'abord frappe: --Je fais ce que je puis pour la bien tenir; notre vie est difficile. Petite-Secousse a des depenses au-dessus de son age, des depenses de grande fille. La grande fille, qui mangeait des tartes avec une vive satisfaction, s'interrompit pour compter sur ses doigts: --Je gagne a l'Eden douze sous par jour; j'ai pour ma premiere communion dix sous par semaine de M. le cure, et il y a M. Prudent qui donne dix louis par mois. --C'est vrai, repondit la soeur, mais a l'Eden on attrappe des amendes; pour la premiere communion, il faudra un cierge, la robe blanche et ma toilette, et puis il y a les cigares de M. Prudent. Mon compagnon se divertissait infiniment; M. Prudent surtout le ravit. L'enfant, a qui il faisait voir un ecu, le saisit des deux mains avec une furie de joie; puis son visage reprit cette froideur sous laquelle je devinais une folle puissance de sentir. Masque entete de jeune reine aux cheveux plats! Jamais on ne vit d'yeux si graves et ainsi faits pour distinguer ce qui perle d'amertume a la racine de tous les sentiments. Oh! celle-la n'avait pas le tendre sourire des enfants sensibles, qui pleurent si l'on ne sourit pas quand ils sourient. Et pourtant je sais bien qu'elle eut aime avec passion une mere elegante et jeune a qui le monde eut prodigue ses succes. Avec leur fierte, les petits etres de cette sorte peuvent aimer seulement ceux qui emeuvent leur imagination. Ils vont des princes de ce monde aux pires refractaires. Non admises a etre la maitresse adulante d'un roi, de telles filles sont des revoltees dont l'acrete et la beaute pietinee serrent le coeur. Berenice fut particuliere en ceci que, pour charmer son imagination, il suffit du plus banal des romanesques, du romanesque de la mort. Pour l'heure, elle etait une petite cigale, pas encore bruyante, si seche, si frele, que j'en avais tout a la fois de la pitie et du malaise. Tous trois maintenant, sans parler, avec des sentiments divers ou dominait l'incertitude, nous la regardions, comme font trois amateurs autour de la chrysalide ou se debat ils ne savent quel papillon. Mon ami, qui habitait Asnieres et que pressait l'heure de son train, me demanda de reconduire nos singulieres compagnes. Son sourire me froissa, je n'avais plus que mauvaise humeur d'etre mele a une aventure de cet ordre. Je comptais bien ne pas m'y attarder cinq minutes! et par la suite je lui ai du de prendre conscience de deux ou trois sentiments qui jusqu'alors avaient sommeille en moi. Dans la voiture, la petite fille s'assit entre sa soeur et moi, et comme c'etait tout de meme une enfant de dix ans, elle nous prit la main a tous deux. Sur mes questions, elle me raconta d'un ton tres doux le detail et la fatigue de ses journees de petite danseuse, en appelant ses camarades par leurs noms et avec des mots d'argot qui me rendaient assez gauche. Elle n'etait a Paris que depuis quelques mois et avait ete elevee dans le Languedoc, a Joigne. --Ah! m'ecriai-je, comme parlant a moi-meme, le beau musee qu'on y trouve! --Vous l'aimez? demanda Berenice en me serrant de sa petite main chaude. Je lui dis y avoir passe des heures excellentes et leur en donnai des details. --Notre pere etait gardien de ce musee, me dit la grande soeur; c'est la que Berenice se plaisait; elle pleure chaque fois qu'elle y pense. --Et pourquoi pleurez-vous, petite fille? Elle ne me repondit pas, et detourna les yeux. --Il n'y venait jamais personne, reprit la grande soeur; les tapisseries, les tableaux etaient si vieux! Si vous nous connaissiez depuis plus longtemps, je croirais que vous parlez de Joigne pour faire plaisir a Berenice. Nous etions arrives chez elles, la-bas, sur ce flanc de la butte Montmartre qui domine la banlieue. Je pris dans mes bras cette petite fille maigre pour la descendre de voiture, et deja la legere curiosite qu'elle m'avait inspiree se faisait plus tendre a cause de notre passion commune pour ce musee de Joigne, ce musee du roi Rene, d'un charme delicat et miserable, comme la petite bouche si fine et a peine rose de cette enfant aux cheveux nattes. * * * * * CHAPITRE QUATRIEME HISTOIRE DE BERENICE _(Suite)._--LE MUSEE DU ROI RENE C'est un art tres etroit, mais c'est de l'art qu'on trouve au "Musee du roi Rene", et ses trois salles du quinzieme siecle presentent meme une des etapes les plus touchantes de notre race. La plupart des hommes n'y voient que des beautes mortes et presque de l'archeologie, mais quelques-uns, d'ame mal eveillee, attendris de souvenirs confus, n'admettent pas qu'on denoue si vite les liens de la vie et de la beaute. Cet art franco-flamand qui, au quatorzieme siecle, fut la fleur du luxe et de la grace, ne leur est pas seulement un renseignement, il les emeut. Peut-etre ces bibelots, du temps qu'ils etaient d'usage familier, leur eussent paru vulgaires, mais le silence et la froideur des musees, qui glacent les gens sans imagination, disposent quelques autres a la plus fine melancolie. Cette collection a ete formee par une facon de patriote qui consacra la premiere partie de sa vie a envisager le francais et le latin comme deux langues soeurs sorties du gaulois, et il s'indignait, dans des revues departementales, de la manie qu'on a de deriver nos mots de vocables latins. Par un raisonnement analogue, il affirmait que le reveil artistique, dit Renaissance, s'etait manifeste dans un meme frisson, a la meme heure, sur toute l'Europe; et il demontra avec passion que l'influence italienne n'avait ete qu'une greffe nefaste, posee sur notre art francais, a l'instant ou celui-ci, d'une merveilleuse vigueur, allait epanouir sa pleine originalite. Et comme, a l'appui de sa premiere manie, il avait publie une liste de mots francais, tout independants du latin et d'evidente origine celtique" pour edifier sur les qualites autochtones de la premiere renaissance francaise, il reunit des panneaux, des miniatures et des orfevreries des douzieme et treizieme siecles, qui ne trahissent rien d'italien. Ses curiosites desinteressees le servirent. Il correspondait avec les cures pour obtenir d'eux des vocabulaires de patois locaux, il visitait les plus miserables masures pour y denicher des choses d'art; aussi devint-il populaire pres de l'un et l'autre parti. L'ardent patriotisme de ses monographies du Languedoc et de la Provence le dispenserent de profession de foi, en sorte que, par la suite, il parvint au Senat. Dans sa gratitude, il offrit au departement sa collection, qui en grossissant, l'accablait, et qu'on installa sous le nom de _Musee du roi Rene_ dans une propriete de l'Etat, au chateau de Joigne, bati jadis par le roi Rene. Il y fit placer comme gardien le mari d'une jeune femme qu'il aimait et qui avait pour fille la toute petite Berenice. Et c'est ainsi que l'enfant grandissante alimenta ses premiers appetits dans un cycle de choses, mortes pour l'ordinaire des hommes. La vaste piece qu'occupait le musee dans cette lourde et humide construction etait chauffee pendant l'hiver et toujours fraiche au plus fort de l'ete. La petite fille y passa de longues apres-midi, seule parmi ces beautes finissantes qu'elle vivifiait de sa jeune energie et qui lui composaient une ame chimerique. Les murs etaient recouverts d'une tapisserie de haute lice, connue sous le nom de _Chambre aux petits enfants_, toute semee de grands herbages, de petits enfants et de rosiers a roses, parmi lesquels plusieurs dames a devises faisaient personnages d'Honneur, de Noblesse, de Desinteressement et de Simplicite. _Honneur_ etait si fort mange des vers que Berenice ne put savoir au juste ce que c'etait; de _Noblesse_, elle distingua simplement la belle parure; mais _Desinteressement_ et _Simplicite_ lui sourirent bien souvent, tandis qu'elle les contemplait, haussee sur la pointe des pieds, pour mieux les voir et pour ne pas effaroucher le silence qui est une part de leur beaute. Peut-etre quelquefois l'enfant les dechira-t-elle legerement du bout des doigts, enervee par les longs mistrals, tandis que le petit village sonnait chaque heure avec une precision si inutile au milieu de ce desert. Mais toute sa vie elle n'aima rien tant que ces dames de _Desinteressement_ et de _Simplicite,_ doux visages qui evoquaient pour elle les resignations de la solitude. La gloire de ce musee est une abondante collection de panneaux peints, mi-gothiques, mi-flamands, traites les uns avec la finesse et la monotonie de la miniature, les autres dans la maniere des vitraux. A qui les attribuer? Voila une question d'esprit tout moderne et que nos aieux ne se posaient pas plus que ne fit Berenice. La peinture, pour les etres primitifs, est un enseignement. Ces panneaux ne sont pas l'expression d'un reve particulier, mais la description de l'univers tel qu'il apparaissait aux meilleurs esprits du quinzieme siecle. Ce sont, rassemblees dans le plus petit espace et infiniment simplifiees, toutes les connaissances qu'un esprit tres orne de cette epoque pouvait avoir plaisir a trouver sous ses yeux. Un tableau avait-il du succes? il etait copie indefiniment, comme on reproduit un beau livre. C'est ce qui explique que, dans ce musee du roi Rene, nous retrouvions a peine modifies des tableaux d'Avignon, de Villeneuve-lez- Avignon, d'Aix, et de tous ces villages de Provence. Ces tableaux, pas plus que les chansons de gestes ou les rapsodies, ne peuvent etre degages de la maniere generale du cycle dont ils font partie. Mais quelle abondance de details des artistes, reprenant sans treve un meme theme pour l'ameliorer, ne parvenaient-ils pas a rassembler dans leurs panneaux! Berenice y trouva des notions d'astronomie et de geographie, et tout son catechisme, puis de petites anecdotes qui l'amusaient, et enfin des bonshommes agenouilles, les portraits du donateur, qui lui indiquerent nettement quelle attitude serieuse et sans etonnement il convient d'apporter a la contemplation de l'univers. La suite de sa vie me donne lieu de croire qu'elle profita surtout devant _la Pluie de Sang_: c'est Jesus entre deux saintes femmes, dont Marie l'Egyptienne, personne maigre qui, vetue de ses cheveux comme d'une gaine, est tout a fait delicieuse. Veritable "fontaine de vie", le pauvre Jesus degoutte d'un sang qu'elles recueillent, et il s'epuise pour les deux belles devotes. Cette image desolante parut a l'enfant une representation exacte de l'amour supreme qui est, en effet, de se donner tout, se reduire a rien pour un autre. Plus tard, ne l'ai-je pas vue qui se conformait, jusqu'a mourir de langueur amoureuse, a cette education par les yeux? D'autres tableaux etaient plus severes pour l'imagination d'une fille. Travaux de miniaturiste agrandis, du genre qu'on voit a Aix. Le _Buisson Ardent_, par exemple: dans le panneau du milieu, la Vierge accroupie tient sur son giron Jesus tout nu, et ce petit Jesus s'amuse d'une medaille representant sa mere et lui-meme; au-dessous d'eux, dans une campagne faite de prairies, de rivieres et de chateaux, flamboie un buisson emblematique de chenes verts qu'entrelacent des lierres, des liserons, des eglantiers, et plus bas encore, Moise se dechausse sous les yeux d'un ange, tandis qu'un chien garde des moutons et des chevres. Ces beaux sujets sont largement encadres par une suite de figures peintes en camaieu, entre lesquelles l'enfant distinguait un ange qui sonne du cor et qui, le pieu a la main, poursuit une licorne refugiee dans le giron d'une vierge. Tout cela lui parut incomprehensible, mais nullement desordonne. Il etait dans le temperament de ce petit etre sensible et resigne de considerer l'univers comme un immense rebus. Rien n'est plus judicieux, et seuls les esprits qu'absorbent de mediocres preoccupations cessent de rechercher le sens de ce vaste spectacle. A combien d'interpretations etranges et emouvantes la nature ne se prete-t-elle pas, elle qui sait a ses pires duretes donner les molles courbes de la beaute! Quand, de son musee, Berenice, orpheline, vint a Paris pour etre ballerine a l'Eden, elle ne s'etonna pas un instant, car l'ordonnance des tableaux ou elle figura autour des deesses d'operette lui rappelait assez les compositions du roi Rene. Elle trouva naturel d'y participer, ayant pris, comme tous les enfants, l'habitude de se reconnaitre dans quelques-unes des figures de ces vieux panneaux. Elle accepta l'autorite du maitre de danse, comme les simples se soumettent aux forces de la nature. C'est un instinct commun a toutes les jeunes civilisations, a toutes les creatures naissantes, et fortifie en Berenice par les panneaux religieux du roi Rene, de croire qu'une intelligence superieure, generalement un homme age, ordonne le monde. Son acceptation, d'ailleurs, avait toute l'aisance des choses naturelles, sans le moindre servilisme. Ce sentiment avait ete developpe en elle par l'image familiere et bonhomme que la legende lui donnait du roi Rene, fondateur du chateau et patron de cet art. Elle savait plusieurs anecdotes ou ce prince accueille avec bonte les humbles. L'imagination qu'elle se fit de ce personnage contribua pour une bonne part a lui former cette petite ame qui n'eut jamais de platitude. Berenice considerait qu'il est de puissants seigneurs a qui l'on ne peut rien refuser, mais elle ne perdit jamais le sentiment de ce qu'elle valait elle-meme. Excellente education! qui eut fait d'elle la maitresse deferente mais non intimidee d'un prince, et qui lui laissait tous ses moyens pour donner du plaisir. Qualite trop rare! En verite, ce musee convenait pour encadrer cette petite fille, qui en devint visiblement l'ame projetee: d'imagination trop ingenieuse et trop subtile, comme les vieux fonds de complications gothiques de ces tableaux; de sens bien vivant, comme ces essais de paysages et de copies de la nature, ou la Renaissance apparait dans les oeuvres du quatorzieme siecle. Cette petite femme traduisait immediatement en emotions sentimentales toutes les choses d'art qui s'y pretaient. Les grandes tapisseries de Flandre et les peintures d'Avignon formerent sa conscience; les orfevres de Limoges, les chaudronniers de Dinan lui faisaient une maison paree, ou elle vecut sans camarade et apprit les reveries tendres, qui sont choses exquises dans un decor elegant. Il y avait dans une vitrine une dentelle precieuse pour sa beaute; et l'enfant, qui se distrayait a suivre les visiteurs et a ecouter les explications que leur donnait son pere, avait observe que les messieurs souriaient et que les jeunes femmes, rougissant un peu, se penchaient sur cette claire vitrine avec plus d'interet que sur aucun autre numero du catalogue. Cette dentelle avait ete offerte par le roi charmant, le Louis XV des premieres annees, a l'une de ces maitresses d'un soir qu'on avait soin de lui presenter a chaque relai, afin qu'il put se rendre compte des ressources de son royaume. Ce gage, qu'avaient peut-etre trempe les pleurs de la melancolique delaissee, etait garde dans sa famille, une des premieres du Languedoc, et transmis precieusement a celle qui epousait le fils aine de la maison. Quand la mort eut dissipe la derniere goutte de ce sang honore par les rois, la legere dentelle fut recueillie dans le musee. Les erudits meprisaient fort cet anachronisme, mais Berenice, le nez ecrase contre la vitre, souvent reva d'un prince Rene, tres jeune et revenant des pays du soleil avec des voitures pleines d'un art joyeux. Les petites filles bien nees revent toutes confusement d'une renaissance italienne: c'est l'etat d'ame de notre race au quinzieme siecle, un peu seule et dessechee, aspirant au baiser sensuel de l'Italie. * * * * * J'ai des doigts bien lourds pour vous indiquer, dans les sourires et les plis delicats du visage de Berenice, tout ce qu'y marquerent ces vieilles oeuvres. Ne croyez pas du moins qu'elle fut triste. Gomme ceux de son age, elle avait des jouets, mais par economie on les lui choisissait dans les vitrines. Son album d'images, c'etait la reproduction photographique d'un livre qu'a leur retour d'Italie portaient avec eux, comme galante memoire, les compagnons de Charles VIII, car y etaient depeintes, sous divers costumes et a l'etat naturel, beaucoup de femmes violees par ces seigneurs. Elle adopta comme poupee une petite image de Notre-Dame en or, qui s'ouvrait par le ventre et ou l'on voyait la Trinite. Tous ses jeux etaient ennoblis. Il y avait encore, pour la distraire, un precieux ex-voto dedie a sainte Luce a qui, comme on le sait, les paiens arracherent les yeux, et cette relique etait un merveilleux vase avec des yeux peints au fond,--ce qui pour le pere, bonhomme un peu lourd, pour la mere, jeune femme vive et rieuse, et pour la jeune Berenice, elle-meme, etait un inepuisable sujet de joie. Ainsi les choses lui faisaient une ame sensible et elegante. Le danger etait qu'elle s'enfermat dans la vie interieure, qu'elle ne soupconnat pas la vie de relations. En cela son education fut excellemment completee par le compagnon ordinaire de ses jeux, un singe, que sa mere avait obtenu pour un long baiser d'un matelot a peine debarque a Port-Vendres. Et ce singe, en meme temps qu'il lui apprit l'art de figurer les passions, lui vivifiait l'univers, jusqu'alors pour elle un peu morne. Mais le mot essentiel sur la vie, la formule d'action, reduite a ce qu'en peut fournir une petite reveuse de grande indigence intellectuelle, lui fut dit sous la galerie en demi-cloitre du chateau. Dans cette cour pleine de pierres tombales, de sculptures mutilees, de verdures et des herbes violentes du Languedoc, elle vit un debris gothique dont l'energique symbolisme, ironie et verite trop crues, la frappa singulierement: c'etait un monstre qui d'une main se mettait une pomme dans la bouche, et de l'autre, avec un doigt delicat, designait le bas de son echine. Cette attitude si simple et nullement equivoque fut un enseignement pour cette petite fille. Le cynique professeur lui fit voir qu'il y a une correlation entre la necessite de vivre et le geste de la sensualite. De ce sphinx-gargouille elle recut le tour d'esprit qui lui fit accepter toute sa vie les familiarites des vieillards. * * * * * Ainsi l'enfant grandit durant dix annees, jusqu'a la mort des siens; et chaque saison, elle faisait mieux voir les vertus que ce musee deposait en elle. Elle ressentait tous les mouvements de ce passe complique, ardent et jeune, auquel elle avait laisse prendre son coeur. Mais si cette vapeur de mort, qui se degage des objets ayant perdu leur utilite, purgeait le coeur de Berenice de toute parcelle de mesquin et de bas, peut-etre a trop penetrer cette petite fille la rendait-elle maladroite a supporter la vie. Une ame embrumee, dans un corps infiniment sensible, telle etait celle que nourrissait ce tombeau orne. Son masque entete offrait de grandes analogies avec le petit buste du musee d'Arles, ou la legende voit ce melancolique Marcellus, le jeune prince qui ne put vivre. Quand elle descendait dans l'appartement des siens, une facon de loge de concierge, elle s'y sentait etrangere et comme une petite exilee. Virgile, s'il est vrai qu'il pleura sur la pauvre race italiote, trop attachee au passe, incapable de supporter sans gemir les temps nouveaux, eut ete entraine vers cette fille qui, pour se preparer a la dure vie des dedaignees, ne savait que s'envelopper de la part originelle de sa race. Parfois, a la fraicheur du soir, apres ces journees du Midi si grossieres de sensualite, sa mere, jeune femme distraite et toute a se desoler de son vieux mari, la preparait pour sortir. Dans l'armoire a glace, fortement parfumee des herbes recueillies sur la garrigue, le soleil couchant envoyait quelques rayons, et sa mere, pour la coiffer, en tirait un petit chapeau de velours rouge, qui remplissait l'enfant passionnee du sentiment de la beaute et brisait ses nerfs d'une douceur delicieuse, dont l'ebranlement retentit jusqu'en sa chere agonie. Mais elle se contraignait jusqu'a ce qu'elle fut sur la route, ou sa mere s'ecartait pour rire avec des jeunes gens. Alors, dans l'obscurite descendue, elle sanglotait, comprenant confusement que la vie des etres sensibles est chose somptueuse et triste. O ma chere Berenice, combien vous etes pres de mon coeur. * * * * * CHAPITRE CINQUIEME BERENICE A AIGUES-MORTES.--LES AMOURS DE PETITE-SECOUSSE ET DE FRANCOIS DE TRANSE. J'etais a Arles depuis quelques jours, et cependant que j'en visitais les melancoliques beautes, je m'etais mis en relation avec les esprits les plus genereux de l'arrondissement, avec ceux qui sont impatients de toute modification et avec ceux qu'on avait mecontentes. Nous causames ensemble des injures subies par la patrie, tant a l'interieur qu'a l'exterieur, et de politiques nos relations devinrent presque cordiales. Au milieu de ces delicates demarches, c'est Berenice qui m'occupait. Arles, ou rien n'est vulgaire, me parlait de l'enfant du musee du roi Rene. Ses arenes et ses temples devastes manifestent que les hommes sont des fletrisseurs; or si j'ai tant aime ma petite amie, c'est qu'elle etait pour moi une chose d'amertume. Mon inclination ne sera jamais sincere qu'envers ceux de qui la beaute fut humiliee: souvenirs decries, enfants froissees, sentiments offenses. Saint-Trophime, humide et ecrase, dit une louange irresistible a la solitude et s'offre comme un refuge contre la vie. J'y retrouve sentiment exact qui m'emplissait jadis, quand, m'echappant de mes dures besognes ou d'etudes abstraites, je courais, fort tard dans la soiree, a mes etranges rendez-vous avec Petite-Secousse. Ce n'etait, vraiment, ni amour, ni amitie; dans cette trop forte vie parisienne, qui creait en moi la volonte mais laissait en detresse des parts de ma jeunesse, c'etait un besoin extreme de douceur et de pleurs. Ainsi revant a l'enfant pitoyable et fine qui est devenue une fille eclatante, je me promene sous le cloitre. Des colombes roucoulent sur son bas toit de tuiles, les ecoliers enerves tapagent dans la ruelle, et pourtant c'est la paix ou mon reve est a l'aise. Arles, visitee tant d'hivers, toujours me fut une cite de vie interieure. Chevaux qui riez avec un entrain mysterieux dans l'_Adoration des rois_ de Finsonius, --petite vierge de quinze ans, grave et delicate, avec vos yeux a nous faire mourir, qui presidez un _Conseil provincial_ de jolis hommes vetus avec une brillante diversite de chapes d'or, d'argent, de pourpre et de noir tombant sur de longues robes blanches,--et vous surtout, ma tres chere reine de Saba, de la seconde travee de la galerie Est du cloitre, vous qui existez a peine, mais que je maintiens dans mon imagination, --l'ame que je vous apporte, si differents que soient les gestes ou elle se temoigne, n'a pas varie. Les petites intrigues auxquelles je semble participer ne me penetrent que pour se modifier harmonieusement en moi; elles sont les conditions negligeables du culte nouveau que je vous rends. Aux Alyscamps, un de ces soirs, mes annees ecoulees me semblerent pareilles aux sarcophages vides qui bordent, sous des platanes, cette melancolique avenue. Mes annees sont des tombeaux ou je n'ai rien couche de ce que j'aimais; je n'ai abandonne aucune des belles images que j'ai creees, et Berenice, qui me fut l'une des plus cheres, est ressuscitee.... Au musee, devant les deux danseuses mutilees qu'on y voit, je m'arretai: Pauvres petites dames qui avez tant allume les desirs des hommes, vous etes aujourd'hui mutilees? L'une a un pied nu qui appelle le baiser, un sein devetu, des draperies flottantes, mais sa jambe, qu'elle projetait dans un geste charmant, a ete brisee. Les barbares n'ont pas epargne ces fleurs legeres. Et soudain mon desir devint irresistible d'aller voir a Aigues-Mortes ce qu'ils avaient fait de Berenice. * * * * * Dans le train si lent a traverser la Camargue, je revais de ces mornes remparts qui depuis sept siecles subsistent intacts. J'evoquais ces mysterieux Sarrasins, ces legers Barbaresques qui pillaient ces cotes et fuyaient, insaisis meme par l'Histoire. Aigues-Mortes, le vieux guerrier qu'ils assaillaient sans treve, est toujours a son poste, etendu sur la plaine, comme un chevalier, les armes a la main, est fige en pierre sur son tombeau. Sur ce plat desert de melancolie ou regnent les ibis roses et les fievres paludeennes, parmi ces duretes et ces sublimites prevues par mon imagination, la belle petite fille vers qui j'allais m'excitait infiniment. * * * * * Aigues-Mortes! consonnance d'une desolation incomparable! quand je descendis de la gare, deja les grenouilles avaient commence leur coassement; il n'etait pas encore cinq heures, mais cette plaine immense, toute rayee de petits canaux, est leur fievreux royaume. Une jeune fille, a qui je demandai la villa de Rosemonde, s'offrit a me conduire; nous contournames les hautes murailles, puis quittant l'ombre de la ville, muette et dure dans sa haute enceinte crenelee, nous primes une chaussee etroite entre deux eaux stagnantes. C'est a quelque cent metres, sur un terre-plein, que je trouvai la pale maison de Berenice, faisant face au soleil couchant. Cinq a six arbres l'entouraient, les seuls qu'on apercut dans la vaste etendue ou cette soiree d'hiver mettait une transparence de pleine mer. A l'entree de son grele jardin, ma chere Berenice m'attendait, et je ne verrai de ma vie un geste plus gracieux que celui de son premier accueil. Cette annee, la mode etait des couleurs jaunes, vieux rose, violet eveque, scabieuse et vert d'eau; elle portait une robe de l'un de ces tons, et le paysage, avec ces etrangetes de l'hiver meridional, faisait voir des couleurs" identiques ou complementaires. Cette pale maison de Rosemonde, rosee a cette heure d'un etrange soleil couchant, me seduisit des l'abord par l'inattendu d'une installation sobre et froide d'Angleterre, au lieu du taudis meridional que je redoutais. Petite-Secousse faisait la aussi etrange figure qu'une brillante perruche des Iles dans une cage de noyer cire. Je crus y sentir une maison d'amour, glacee par l'absence d'amour; mais la petite main brulante qu'elle me tendit plusieurs fois pour me temoigner son contentement de me revoir me donnait la fievre. Singuliere fille! Elle me montra, qui jouait, dans son jardin, un de ces anes charmants de Provence, aux longs yeux resignes, et des canards, un peu viveurs et dandineurs, qui des etangs revenaient pour leur repas du soir. Je reconnus cette generosite d'ame, jadis devinee sous son masque trop serre d'enfant. Pourquoi toujours retrecir notre bonte, pourquoi l'arreter au chien et au chat? En moi-meme, je felicitai Petite-Secousse d'avoir precisement choisi l'ane et le canard, pauvres compagnons, a l'ordinaire sevres de caresses et meme de confortable, parce que, sur leur maintien philosophique, ils sont reputes se satisfaire de tres peu de chose. Leur volonte amortie de brouillards, leur entetement de besoigneux, elle comprenait tout cela sans dedain ni repugnance. N'avait-elle pas vecu jadis dans un profond rapport avec nos aieux du quinzieme siecle, comme ceux-ci maladroits, tres proches de la nature et etriques! * * * * * Nous nous tumes un long instant, car j'etais saisi par l'emouvante simplicite du paysage. A Aigues-Mortes, l'atmosphere chargee d'eau laisse se detacher les objets avec une prodigieuse nettete et leur donne ces colorations tendres qu'on ne retrouve qu'a Venise et en Hollande. Devant nous se decoupait le carre intact des hautes murailles crenelees, coupees de tours et se developpant sur deux kilometres. Au pied de cette masse rude, campee dans l'immensite, jouaient des enfants pareils a des petites betes chetives et malignes. Mais mon regard detourne se fondait au loin sur la plaine profonde et ses immenses etangs d'un silence eternel et si doux! Quand j'obeis a Berenice, qui redoutait pour moi la fievre qui rode le soir sur ces landes, et quand je la suivis dans le petit salon dont les vastes glaces nous laisserent suivre le coucher du soleil, une emotion presque pieuse gonflait mon coeur. Le the que nous buvions ne devait pas apaiser mon enervement, mais elle me parlait avec une gaite legere et un imprevu plein de tact qui n'appartiennent qu'aux personnes maladivement sensibles et qui ne laisserent pas mon excitation se souiller. Entre mille riens, pour m'exprimer la joie de me revoir, elle m'apprit que cette maison lui appartenait; elle me parla d'une amie qu'elle avait au theatre de Nimes et appelait assez drolement "Bougie-Rose, parce qu'elle est pretentieuse comme une bougie rose". Puis elle sonna sa domestique pour que je connusse tout le monde. A dire vrai, j'etais un peu etonne de voir Petite-Secousse proprietaire, mais je ne jugeai pas convenable de l'interroger la-dessus. Du reste, peu m'importait le sens de ses discours; elle avait une de ces voix graves et elegantes qui penetrent sensuellement dans les veines, nous engourdissent et font eclore la melancolie. C'etait toujours l'ancienne petite fille, mais la puberte avait fondu sa durete et comme feutre les brusqueries un peu sombres de sa dixieme annee. Du petit animal entete qui m'avait un soir donne sa main fievreuse, elle n'avait conserve, parmi ses graces de jeune femme, que cette saveur de sembler un etre tout d'instinct et nullement asservi par son milieu. Charmante et secrete ainsi, elle excitait infiniment mon imagination et m'emplissait de volupte. Je ne sais rien de plus troublant que de retrouver dans une grande fille le sourire qu'on lui vit enfant. Cela eveille l'idee si passionnante des transformations de la nature; nous distinguons confusement que ce jeune corps qui nous enchante n'est pas une chose stable, mais le plus bel instant d'une vie qui s'ecoule. Avec une sorte d'irritation sensuelle, nous voudrions la presser dans nos bras, la preserver contre cette force de mort qu'elle porte dans chacune de ses cellules, ou du moins profiter, dans une sensation plus forte que les siecles, de ce qui est en train de perir. Quand Berenice etait petite fille, dans mon desir de l'aimer, j'avais beaucoup regrette qu'elle n'eut pas quelque infirmite physique. Au moins pour interesser mon coeur avait-elle sa misere morale. Une tare dans ce que je prefere a tout, une brutalite sur un faible, en me prouvant le desordre qui est dans la nature, flattent ma plus chere manie d'esprit et, d'autre part, me font comme une loi d'aimer le pauvre etre injurie pour retablir, s'il est possible, l'harmonie naturelle en lui violee. Je m'ecarte des etres triomphants, pour aimer, comme aime Petite-Secousse, les beaux yeux resignes des anes, les tapisseries fanees, ou encore, comme j'aurais voulu qu'elle fut elle-meme, les petites malades qui n'ont pas de poupees. C'est qu'il n'est pas de caresse plus tendre que de consoler. A Aigues-Mortes, toutefois, ayant vu sa nuque souple et ses grands cils melancoliques, je m'egarai de cette facon de sentir. Je me sentis dispose a la posseder. Et comme le plus sur moyen dans le tete-a-tete, pour arriver a la sensualite, me parut toujours les sentiers de la melancolie, au soir tombant je priai Petite-Secousse de me raconter ces tristesses qu'elle m'avait indiquees d'un mot leger a Arles, quand une de ses larmes tomba sur sa main que je baisais. * * * * * LES AMOURS DE BERENICE ET DE FRANCOIS DE TRANSE Je n'essayerai pas de vous retracer ce recit tel que je l'entendis de Petite-Secousse; elle disait ses souvenirs avec un fremissement de vie interieure longtemps contenue, avec une exaltation trop tendre. Berenice, a toutes les epoques, fut remplie d'une chere pensee comprimee qui la rendait indifferente au monde exterieur. D'ailleurs cette pensee, elle eut ete bien incapable de la definir, alors meme qu'elle s'y livrait avec le plus de mollesse. Vous savez qu'elle naquit avec un secret dans l'ame. C'est pour mieux le caresser qu'elle s'etait tant plu dans la solitude du musee du roi Rene, et son air un peu dur d'enfant temoignait ces dispositions chimeriques. Quand l'age en fut venu, cette melancolie qui ignorait ses motifs se fixa dans un amour. Elle s'attacha tres sincerement a un jeune homme, Francois de Transe, qui l'entretint et l'aima avec passion. D'une excellente famille de Nimes, il avait connu Petite-Secousse a Paris, dans un souper ou le fetait son oncle, vieux viveur, ami des Casal et autres gens de cercle; aussi ne pouvait-il se faire d'illusion sur les inconsequences passees de cette jeune libertine, mais elle etait, avec ses dix-sept ans, une si belle petite fille! puis ils avaient tous deux des ames d'enfants genereux, et l'un pour l'autre une vraie sensualite. Ils vecurent pendant deux ans a Aigues-Mortes. "Nous ne nous ennuyions jamais, me dit Berenice, et l'heure des repas nous surprenait toujours. Nous avions les animaux, le tir au pistolet, et puis il jouait a me porter dans le jardin. En ete, nous allions au Grau-du-Roi, qui est, a trois kilometres, une petite station de bains de mer. Chaque annee nous faisions un voyage a Nice et a Paris." Elle eut pu ajouter qu'a vingt ans ceux qui s'aiment dorment beaucoup. M. de Transe menait la une vie qui deplut a sa famille. On le somma de faire le tour du monde; il devait, comme c'est la coutume, rencontrer les Princes a Java et leur etre presente. Les derniers jours que passerent ensemble ces deux jeunes gens furent la fievre la plus triste. Le valet de chambre qui venait le matin habiller M. de Transe s'essuyait les yeux en les regardant tous deux couverts de pleurs. Elle le mena a la gare, mais ne se sentit pas le courage d'aller jusqu'a Marseille. Aurait-elle pu supporter la solitude du retour, a travers les joies grossieres de cette ville! D'ailleurs, il convenait qu'il donnat ces derniers jours aux siens. Quand il fut dans le train de Nimes, il ne put retenir ses larmes, de sorte que, se rejetant en arriere, il lui dit adieu et leva la glace. Elle courut a l'endroit ou la route se rapproche de la voie ferree, esperant faire encore de la main des adieux a son ami, mais le train passa comme un train d'etrangers. Sans doute il avait releve son manteau sur ses yeux et il songeait qu'un jour elle appartiendrait a un autre. Petite-Secousse, de son cote, avait les plus tristes pressentiments: peu de jours apres cette separation, en l'absence de sa camarade Bougie-Rose, elle ouvrit une lettre adressee a cette derniere et ainsi concue: "Venez me parler a Nimes, j'ai une grave nouvelle a vous communiquer qui interesse votre amie." La lettre etait signee d'un aimable homme, plus age que M. de Transe, mais de qui celui-ci avait souvent parle avec amitie a Berenice. Au milieu des pires agitations, elle ne put dormir de la nuit. Des le premier train, le coeur et le visage defaits, elle partait pour Nimes. "Oh! ma pauvre petite," lui dit celui qu'elle interrogeait avec anxiete, "ce n'est pas vous que j'aurais voulu voir, mais Dieu ne permet pas que le coup vous soit attenue."--"Francois est mort!" s'ecria-t-elle. Ce qui me frappa le plus dans le touchant recit qu'elle me fit de ces penibles circonstances, c'est son acceptation absolue des conventions sociales. Elle etait nee sans aucun gout pour refaire la societe, ni meme la contester; puis les tableaux du roi Rene lui avaient enseigne que l'Univers est un vaste rebus. C'est ainsi qu'elle avait accepte dans sa dixieme annee tant de familiarites qui convenaient peu a son age. Elle avait un sentiment tres fin et tres susceptible de la tendresse et de la politesse que lui devaient ses amis. Pourtant sa reconnaissance etait vive de ce qu'un homme serieux, comme elle disait, se fut preoccupe de la prevenir doucement. M. de Transe etait mort d'un sot accident, au huitieme jour de son voyage, pris de fievre typhoide. Au reste le recit de Berenice etait obscur et minutieux, avec des lacunes. C'etait comme une vision qu'elle me decrivait en serrant ma main dans les siennes, et les yeux fixes. "J'etais gaie autrefois, mais, de chagrin, maintenant je reste des heures sans penser." Et sa douleur, a se raconter, devenait aussi neuve que le jour meme, ou elle apprit, a Nimes, la mort de son ami. "Savez-vous, me disait-elle, quelle idee j'avais, etant seule dans le train, ce soir-la? J'aurais voulu entrer au couvent!" Elle rougissait de sa confidence, craignant que je ne la comprisse pas; mais moi, je me sentais le frere de cette petite fille, desolee dans cette maison pale, et je souffrais de ne savoir le lui faire connaitre. Mon reve fut toujours de convaincre celle que j'aimerais qu'elle entre a la Reparation ou bien au Carmel, pour appliquer les doctrines que j'honore et pour reparer les atteintes que je leur porte. Jamais plus intense qu'aupres de cette petite fille, je n'eus la sensation d'etre etranger aux preoccupations actives des hommes.... A travers les vitres, je contemplais un sentier filant en ligne droite vers le desert, puis decoupees en ombres chinoises, deux jeunes filles gaies, riant a des ouvriers qui rentrent du travail, et j'y vis le grossier desir de perpetuer l'espece, tandis que des aboiements de chiens signifiaient nettement les jeux, les querelles, toutes les vaines satisfactions de l'individu. Accable dans mon fauteuil et penetre de la douleur de mon amie, je me sentais infiniment degoute de tous, sinon de ceux qui souffrent delicatement et composent, dans leur imagination enfievree, des bonheurs avec les fragments qu'ils ont entrevus. La maison lui avait ete donnee par M. de Transe. Ce pieux souvenir, mele a son sentiment de proprietaire, l'attachait infiniment aux moindres details de son interieur. Elle voulut me les faire connaitre en signe de confiance et pour couper notre tristesse. Or, a la tete de son large lit, etait suspendu un chapelet beni par le pape, un souvenir de M. de Transe. Je ne pus resister au plaisir de le prendre entre mes mains, heureux de m'associer a son culte, tandis qu'elle pleurait, le front dans l'oreiller, a cette place meme ou ils n'etaient tant aimes. Dans le cours de cette soiree, elle me raconta encore une histoire que je trouve touchante. M. de Transe aimait beaucoup sa grand'mere et lui confiait toutes ses preoccupations vives, sur de trouver chez elle de l'affection et une pointe d'admiration pour tout ce qui le concernait. Comment se serait-il retenu de l'entretenir d'un amour dont il etait tout rempli? Cette excellente personne accueillit ses confidences avec indulgence: aucun de ceux qui aimaient son petit-fils ne pouvait etre sans vertu a ses yeux, puis elle savait que cette jeune fille avait remis a Francois une medaille sainte qu'elle portait a son cou, en lui demandant de ne quitter jamais ce petit signe ou se rejoignaient leur piete et leur amour. De son cote, Berenice, sur la foi de son amant, s'etait prise de respectueux attachement pour cette vieille dame qu'elle ne connaissait pas, mais considerait un peu comme sa protectrice. Or, un jour, a Nimes, deux mois apres ses gros chagrins, Berenice, toujours palie de douleur, etant montee dans un tramway, se trouve assise en face d'une personne agee, qu'a la couleur de ses yeux, a la douceur de la bouche, a mille traits qui l'emurent, elle n'hesite pas a reconnaitre pour la grand'mere de M. de Transe. Sans nul doute, Francois avait montre a sa vieille confidente un des chers portraits qu'il portait toujours sur lui, car Berenice vit bien qu'elle-meme etait reconnue. Les deux femmes ne se parlerent point, mais, me disait Berenice, la vieille dame baissait les paupieres pour que je pusse la regarder tout a mon aise, et c'etait la figure meme de M. de Transe que je revoyais; puis moi-meme je detournais mon regard pour qu'elle me fixat sans gene. Ainsi nous fimes jusqu'au bout de notre chemin, et j'ai bien vu qu'en descendant elle avait les yeux pleins de larmes. J'admirais la tendre imagination de ma Berenice et tout ce qu'elle pretait de delicatesse a sa chetive tragedie. * * * * * Cette premiere soiree que je passai avec Petite-Secousse devenue grande me fut delicieuse sans restriction; et son recit avait detourne de telle maniere mon idee que j'entrevis une forme d'amour superieure a la possession. Si Berenice n'a guere de vertu, elle possede beaucoup d'innocence, ce qui est plus surement une chose bonne et gracieuse. La vertu est le resultat d'un raisonnement, c'est se conformer a des regles etablies. Berenice est toute spontanee; ses formes delicates renferment l'ardeur et l'abondance de sa race. Par le sentiment, elle atteint du premier bond ce qu'il y a de plus noble, la tristesse religieuse, cachee sous toutes les vives douleurs. Rien qui soit aussi contagieux. C'est pourquoi j'allai coucher a l'hotel. * * * * * CHAPITRE SIXIEME JOURNEE QUE PASSA PHILIPPE SUR LA TOUR CONSTANCE, AYANT A SA DROITE BERENICE ET A SA GAUCHE L'ADVERSAIRE. Dans mon sommeil, je vis Berenice se promener parmi les romanesques paysages d'Aigues-Mortes, et ils lui faisaient le plus harmonieux des jardins. Le jour ne dissipa rien du charme dont m'avait enveloppe son recit, et pour mieux m'en penetrer, je desirai reposer mes yeux sur ces etangs, ces landes et cette mer qui, hier au soir et dans mon reve, s'harmonisaient si intimement aux nuances et aux frissons de mon amie. On m'indiqua le point le plus eleve des remparts, la Tour Constance, citadelle du treizieme siecle, d'ou je dominerais la region. * * * * * I.--VUE GENERALE ET CONFUSE Tandis que je gravissais le mince escalier qui se devide dans l'epaisseur des murs enormes, ai-je regarde ce que me montrait le guide de l'ingeniosite des guerriers moyenageux a se verser des huiles bouillantes sur la tete par le machicoulis? Je ne pensais qu'aux miserables qui, dans ces salles superposees, abimes glaces et suintants de tenebres, avec un coeur defaillant comme le mien, connurent le desespoir. A chaque bruit, ils craignaient qu'on ne vint les faire souffrir; a chaque silence, qu'on ne les laissat perir de faim. Degrades et abandonnes, comme ils sont pour moi pitoyables! Le guide maintenant me decrit ce que furent ces salles pour les conseils qu'y tint saint Louis, a la veille de ses croisades. De hautes boiseries, puis des tapisseries revetaient ces murs; les dalles etaient couvertes d'une litiere de paille d'orge jonchee de fleurs fraiches qui la parfumaient. Nous avons perfectionne notre confortable; avons-nous des methodes pour mieux satisfaire la delicatesse de nos coeurs raffines?... J'ai rencontre a un tournant de mon ascension la chapelle aux arceaux nerveux, le coin secret ou le roi s'agenouillait et suppliait Dieu qu'il lui accordat le don des larmes. Cette forte priere n'exprime-t-elle pas, avec la nettete des coeurs sans ironie, la volupte ou j'aspire et que Berenice semble porter aux plis des dentelles dont elle essuie ses tendres yeux? Dans cet angle etroit, je m'attarde, et je reflechis que de ce long passe, des siecles qui font de cette tour la veritable memoire du pays, rien ne se degage pour moi que ceux qui mediterent et ceux qui souffrirent.... En realite, ils ne different guere. Nos meditations, comme nos souffrances, sont faites du desir de quelque chose qui nous completerait. Un meme besoin nous agite, les uns et les autres, defendre notre moi, puis l'elargir au point qu'il contienne tout. Telle est la loi de la vie. Avec nos futilites et parmi ces fausses necessites qui nous pressent, qu'est-ce que Berenice et moi-meme? Cette tendre reveuse souffre d'un bonheur perdu, reve un peu confus et analogue a ces paradis que les peuples primitifs placent dans leur passe. Pour moi, des mes premieres reflexions d'enfant, j'ai redoute les barbares qui me reprochaient d'etre different; j'avais le culte de ce qui est en moi d'eternel, et cela m'amena a me faire une methode pour jouir de mille parcelles de mon ideal. C'etait me donner mille ames successives; pour qu'une naisse, il faut qu'une autre meure; je souffre de cet eparpillement. Dans cette succession d'imperfections, j'aspire a me reposer de moi-meme dans une abondante unite. Ne pourrais-je reunir tous ces sons discords pour en faire une large harmonie? ... Des problemes analogues dessechaient le roi Louis, tandis qu'agenouille sur ces dalles, il implorait le don des larmes. Avec une religion aussi vive, et simplement modifiee par les circonstances, je me preoccupe, moi aussi, de servir mon ame qui veut etre emue. Je n'ai pas comme saint Louis de formule determinee a laquelle me conformer, mais je cherche ma formule a travers toutes les experiences. * * * * * J'atteignais la plate-forme de la tour, et mon coeur se dilata a voir l'univers si vaste. Le passage de cette tour qui m'oppressait a cet illimite panorama de nature exprimait exactement le contraste de l'ardeur resserree d'un saint Louis et de mes desirs infiniment disperses. Mais un petit phare de douze metres s'elevant encore sur cette terrasse, je me refusai a rien regarder avant que je m'y fusse installe pour embrasser le plus long horizon. Maintenant, a mes pieds, Aigues-Mortes, miserable damier de toits a tuiles rouges, etait ramassee dans l'enceinte rectangulaire de ses hautes murailles que cerne l'admirable plaine: terres violettes, etangs d'argent et de bleu clair, frissonnant de solitude sous la brise tiede; puis, a l'horizon, sur la mer, des voiles gonflees vers des pays inconnus symbolisaient magnifiquement le depart et cette fuite pour qui sont ardentes nos ames, nos pauvres ames, pressees de vulgarites et assoiffees de toutes ces parts d'inconnu ou sont les reserves de l'abondante nature. Longtemps, sans formuler ma pensee, je demeurai a m'emouvoir de ces vastes tableaux et a aimer ce pays, de telle facon que si mauvais procedes qu'il ait pour moi dans la suite et quand meme cet echauffement qu'il me donne m'apparaitrait deraisonnable, cela jamais ne puisse etre efface que nous n'avons fait qu'un et que j'ai participe de sa gravite apres tant de vaines agitations. Magnifique melancolie, et miserable pourtant! Satisfaction intense, mais privee de cette securite qui seule saurait me donner la paix. Car je suis une minute de ce pays et pour cet instant il repose en moi, mais combien d'autres avant mon heure ont distingue l'ame de ce pays et l'ont fondue avec la leur, de ce meme point de vue ou je suis assis, pour s'en faire une belle ame unique! puis cette beaute qu'ils s'etaient composee se dissipa, dans le meme delai que mon emotion va s'affaisser. Mais soudain de la plate-forme, des voix monterent jusqu'a moi, et je reconnus ma delicieuse Berenice qui causait avec un jeune homme. J'allai la saluer. * * * * * II.--VUE DISTINCTE ET ANALYTIQUE DES PARTIES Berenice fit la presentation: --M. Charles Martin, ingenieur. Je reconnus mon acharne adversaire du comite arlesien. C'est un vigoureux garcon, avec le genre de distinction que peut avoir un professeur, et, ce qui m'interesse, il presente tous les caracteres de l'homme passionne. Nous nous tinmes fort courtoisement, et chacun de nous s'en savait gre a soi-meme. Quand on est ne chien et qu'on rencontre une personne nee chat, il est toujours flatteur de sentir qu'on fait voir en ce moment le plus beau resultat de la civilisation, en ne se jetant pas l'un sur l'autre. --Je vous croyais rentre a Arles, me dit Berenice. --J'ai manque mon train, un peu volontairement; voila une heure que je suis dans la tour. --Avouez que vous avez dormi la-haut, me dit M. Martin. A ce ton, je reconnus immediatement un de ces garcons qui se piquent d'esprit positif; ils ont au moins l'esprit scolaire, c'est-a-dire l'habitude contractee dans les classes de croire que leur maniere de sentir est la raisonnable, et tout le reste sottise ou hypocrisie. Or, personne plus que Charles Martin ne meprise la vie de contemplation. Il a l'habitude de declarer: "Me prenez-vous pour un reveur?" Comme on dit: "Suis-je un pourceau!" --Mais non, lui repondis-je, un peu sur la defensive; j'y ai pris, au contraire, un vif interet. Il desirait la conciliation (d'ou je le devinai amoureux de Berenice), car il reprit: --C'est juste, vous avez la quarante-deux metres d'elevation, on y saisit a merveille la topographie. Il est facheux que vous n'ayez eu personne pour vous orienter dans ce panorama. Il commencait des explications et meme je pus craindre qu'il ne donnat des epithetes de beaute aux etangs, au desert, au ciel, aux choses d'archeologie. Heureusement, il s'en tint a etiqueter de leurs noms exacts ces mornes etangs, ces arbres contractes et ces apres herbages. Superflue technologie! Les sentiments dont ils m'emplissaient me les designaient suffisamment! Parmi les notions toutes formelles qu'il nous donna, son experience d'ingenieur du Rhone me fournit cependant certains details qui confirmerent et eclairerent la physionomie que d'instinct je m'etais faite du pays d'Aigues-Mortes.... Toute cette plaine, nous dit-il, aux epoques prehistoriques, etait recouverte par les eaux melangees du fleuve et de la mer. Elle ne l'a pas oublie. La diversite de sa flore raconte les luttes de cette terre pour surgir de l'Ocean: sur les bosses croissent des pins et des peupliers blancs qui trouvent ici l'eau de pluie necessaire a leurs racines; dans les bas-fonds encore impregnes d'eau salee, des joncs, des sourdes, de ternes salicornes.... N'est-ce pas de cette persistance dans le souvenir, de cette continuite dans la vie que naissent l'harmonie et la paix profonde de ces longs paysages? Berenice, de qui je presse contre moi le bras, est harmonique a ce pays. C'est qu'elle a comme lui de profondes assises; j'en avais eu tout d'abord une perception confuse. Un sentiment tres vif des humbles droits de sa race au bonheur et un secret fait de souvenirs et d'imaginations, voila toute son ame. Combien j'envie a cette enfant et a cette vieille plaine cette continuite dans leur developpement, moi qui ne sais pas meme accorder mes emotions d'hier et d'aujourd'hui! C'est par la que j'aime ce pays, quoique je ne pretende pas en faire un champ de culture; c'est par la que j'aime Berenice, quoique je ne songe pas a la faire ma maitresse; et meme, champ de culture ou maitresse, je les aimerais moins que gardant leur tradition dans la tristesse, comme cette fille et ces sables sales. * * * * * A un autre instant, Charles Martin se felicitait que depuis trente ans on eut livre la majeure partie de ce pays a la culture et au defrichement. --Il en est ainsi des habitants, me disais-je; les longues epoques ou notre race etait en friche sont passes. Peut-etre sur nos ames a-t-il apparu des modifications plus frappantes depuis cinquante ans que durant trois siecles. Chez beaucoup d'entre nous, ce devient une grande difficulte de retrouver le fonds; les ames comme Berenice sont bien rares. Mais allons a quelques pouces sous cette plaine d'Aigues-Mortes, tres vite elle se revele, et c'est par cette connaissance que nous pouvons l'utiliser. De meme pour le peuple, il faut connaitre sa tradition, ses besoins profonds. Cet ingenieur, qui le meprise et ne cherche pas a le penetrer, veut lui imposer ce qu'il considere comme raisonnable! Charles Martin, en effet, qui sait tout ce qu'on peut savoir de ces plaines tourmentees du Rhone, ne me parait guere les comprendre; en lui tout demeure a l'etat de notion sans se fondre en amour. Il est monte avec Berenice sur ce belvedere pour qu'elle embrasse la necessite de certains travaux qui lesent, dit-elle, sa villa de Rosemonde. Et ce qui me frappe dans ses explications, c'est jusqu'a quel point, en tout et sur tout, il se refuse a accepter ce pays tel qu'il est et pretend lui imposer sa discipline. Charles Martin, dans sa suffisance de fonctionnaire et d'ingenieur, imagine qu'il doit plier cette region sur la formule d'un beau pays, telle que l'etablissent les concours qu'il a brillamment subis. Foi naive a la science! Il croit que la parfaite possession de la terre, c'est-a-dire l'harmonie de l'homme et de la nature, resultera de l'application a tout le continent des memes procedes de culture et de transport. Des routes, des recoltes, des digues, ne sont pas pour lui des moyens, mais de pleines satisfactions ou il s'epanouit. Comme il sourit de ces "assises profondes, de cette puissance de fixite" que percoivent quelques-un? dans l'ensemble d'un paysage, dans un peuple! Ce sont elles pourtant qui m'invitent a m'affermir, a creuser plus avant et a etudier dans mon moi ce qu'il contient d'immuable. Quoi qu'en pense Martin, pour entreprendre utilement la culture de notre ame ou celle du monde exterieur, rien ne peut nous dispenser de connaitre le fonds ou nous travaillons. Il faut penetrer tres avant, se meler aux choses, par la science, soit! par l'amour surtout, pour saisir d'ou nait l'harmonie qui fait la paix et la singuliere intensite de cette contree. Sinon, vous continuez cette oeuvre dont j'ai tant souffert vous faites de la mobilite, de la vaine agitation. Vous croyez donner a ce jardin mille aspects nouveaux, vous n'avez touche qu'a la surface, et votre oeuvre est de celles qu'emporte un caprice du Rhone ou quelque mouvement de notre humeur. Ame triste et desheritee de Berenice, je vous aime; je ne pretends pas vous imposer mon ame, mais a vous qui n'avez pas bouleverse sous mille cultures la part originelle que vous avez recue de votre race, je demande que vous me soyez un directeur. Et toi aussi, melancolique pays, parent de Berenice, enseigne-moi. L'un et l'autre, vous avez suivi le fil de votre race et l'instinct de votre seve; moi je suis impuissant a rien defendre contre la mort. Je suis un jardin ou fleurissent des emotions sitot deracinees. Berenice et Aigues-Mortes ne sauront-ils m'indiquer la culture qui me guerirait de ma mobilite? Je suis perdu dans le vagabondage, ne sachant ou retrouver l'unite de ma vie. Je n'espere qu'en vous pour me guider. * * * * * Berenice, qui attendait son amie de Nimes, ne tarda pas a nous quitter, satisfaite de notre bonne entente et amusee de nous envoyer dejeuner cote a cote a l'hotel. Quoique pour l'ordinaire je repugne a supporter la contradiction, l'aventure me plut. Je sentais que ce compagnon meprisait d'une belle ardeur toutes les idees qu'il ne partageait pas, et c'est un plaisir de seduire des ennemis de cette sorte jusqu'a jeter ainsi le desarroi dans leur esprit categorique. Des le potage, j'eus la satisfaction de voir net dans tous ses rouages, sans qu'il me comprit le moins du monde. Comme s'il eut pose cartes sur table, je connus tout le jeu d'images contradictoires ou il s'embarrassait sur mon caractere. Serait-ce un esprit chimerique? se disait-il, tandis que je lui parlais des miserables; ou immoral? quand j'en vins a vanter certain phalanstere religieux. Pour trancher, il eut admis volontiers l'une et l'autre hypothese, mais mon affabilite d'un ton tres simple le preoccupait, et de cette attitude sans signification il cherchait a tirer des conclusions, bien plus que des idees que je lui exposais. D'ailleurs, chacune de ses paroles etait de vanite, et il me parut avoir, comme la plupart de ces hommes, un cerveau d'enfant domine par des mots de specialiste. Saura-t-il jamais combien je l'ai goute, l'excellent sot! C'etait un ingenieur de trente ans, avec une figure confiante d'adolescent, un regard tres pur et le charme d'un jeune animal. Tout en lui etait energie. Comme il tenait pour droiture parfaite chacune de ses pensees! Avec quel entrain il meprisait ceux qu'il desapprouvait! Ses certitude, ses affirmations, son exclusivisme etaient pour moi choses si folles, si denuees de clairvoyance, qu'il n'aurait jamais pu me blesser. Martin, en verite, m'excitait autant que merveille au monde; il m'emplissait d'une perpetuelle satisfaction a verifier sur chacune de ses paroles combien je n'avais pas trop augure de son animalite. Je savais que les comites gouvernementaux d'Arles songeaient a lui offrir la candidature officielle, et je lui parlai de la situation politique dans le departement. Aussitot, du ton approprie: --Je vous en prie, me declara-t-il, j'aurai grand plaisir a causer avec vous sur tous sujets, mais pas de politique! nous avons la-dessus des idees absolument opposees. Cette phrase me remplit d'un delicieux bien-etre; je la prevoyais textuellement. Je l'assurai que je n'avais aucune intention de le contredire, ayant moi-meme peu de confiance dans la dialectique, mais que je desirais me faire une vue claire des opinions qui lui etaient cheres, afin de fortifier d'autant ma connaissance des voeux de tous les Francais. Ma reponse et mon sourire courtois lui parurent tels qu'il se fixa dans cette impression: "sceptique, sans conviction." Parce que je montrais un gout tres vif pour etre renseigne sur toutes les convictions! Mais pour que vous touchiez la faute constante de Charles Martin dan ses raisonnements, je noterai encore ce qui advint comme on servait le roti. Un commis voyageur dit: "Avez-vous visite la tour Constance? les oubliettes?... il faut voir ca! c'est la que saint Louis precipitait les protestants." Il y eut un lourd silence, puis quelqu'un reprit, exprimant le sentiment de toute la table: "Ah! mes amis! nous avons la Republique, gardons-la bien!" A cet instant, l'adversaire crut que j'allais railler, et pour prevenir mon sourire il haussa les epaules, et sa moue attristee signifiait qu'une telle ignorance de la chronologie est tout a fait facheuse. --Je ne partage pas votre impression, lui dis-je a mi-voix. Une erreur historique c'est peu grave, et ce que veulent signifier ces messieurs est fort net. Ils temoignent un gout tres vif pour la tolerance philosophique; ils entrevoient la conciliation possible de tous les ideals. Le meme reve m'obsede. Distingue-t-on maintenant la qualite morale de Charles Martin? Ah! celui-la n'est pas un egotiste, il meprise la contemplation interieure, mais il vit sa propre vie avec une si grossiere energie qu'il la met perpetuellement en opposition avec chaque parcelle de l'univers. Il ignore la culture du moi: les hommes et les choses ne lui apparaissent pas comme des emotions a s'assimiler pour s'en augmenter; il ne se preoccupe que de les blamer des qu'ils s'ecartent de l'image qu'il s'est improvisee de l'univers. Dans la vie de relations, il est un sectaire; dans la vie de comprehension, un specialiste. Il voit des oppositions dans la multiplicite et ne saisit pas la verite qui se degage de l'unite qu'elles forment. A chaque minute et de tous aspects, il est "l'_Adversaire_". * * * * * III.--RECONSTITUTION SYNTHETIQUE D'AIGUES-MORTES, DE BERENICE, DE CHARLES MARTIN ET DE MOI-MEME, AVEC LA CONNAISSANCE QUE J'AI DES PARTIES. J'etais trop interesse par ma chere Berenice et par cette plaine, qui, toutes deux, manifestent si nettement cet immuable que je n'ai pas trouve en moi; il me fallait y mediter encore. Je ne retournai pas a la villa de Rosemonde, je voulais gouter la forte nourriture que seule sait nous donner la solitude. Ses joies, dans leur breve duree, sont assez intenses pour effacer les longs ennuis inseparables de l'isolement; elles nous elevent d'une telle ivresse que les plus distinguees frivolites de la vie de societe des lors sont melees d'amertume, pour qui se rappelle de quelle vigueur de sensation il se prive en se melant aux hommes. A travers les petites rues, sur les remparts qui dominent l'horizon et dans la plaine si triste pres des etangs, je remachais mes reflexions de la journee et les travaillais, en sorte que d'heure en heure elles me devenaient plus fortes et fecondes. J'aimais cette campagne et j'avais la certitude de m'en faire l'image meme qui repose dans les beaux yeux et dans le coeur attriste de Berenice. Comme mon amie, je laissais mon sentiment se conformer a ces etangs mornes et fievreux, a ce pays lunaire plein de reves immenses et de tristesses resignees. Mais en meme temps que Berenice liait ainsi par de tenues sentimentalites mon ame a Aigues-Mortes, je fortifiais cette union avec tous les petits renseignements que m'avait donnes cet esprit sec de Charles Martin. Quand le soleil fut a son declin, je montai a nouveau sur la tour Constance, ne doutant pas que je n'y trouvasse de plus fievreuses emotions, a cette heure ou les reves sortent des etangs pour faire frissonner les hommes. Les couchers du soleil sont prodigieux a Aigues-Mortes. Je n'y vis jamais rien de brutal: ses feux decomposes par l'humidite de l'air prenaient tous les coloris tendres de la gorge des colombes, mais avec une grandeur et une sublimite de desolation que saint Louis, quittant ces rivages, ne dut pas retrouver egales dans les plaines de Damiette. Ici, rien de vulgaire, rien non plus qui date; ce lieu, qui se presente naturellement sous un aspect d'eternite, met en un clair relief combien est furtive la grace de Berenice, combien fugitive chacune de mes emotions les plus cheres. Aigues-Mortes est une pierre tombale, un granit inusable qui ne laisse songer qu'a la mort perpetuelle. Avec une prodigieuse nettete, se detachaient les ondulations des cotes sur la mer. Et je songeais que le dessin en avait ete modifie perpetuellement au cours des siecles. Ainsi que les flots, me disais-je, deforment chaque jour ce rivage, le flux et le reflux des memes passions agissent sur la sensibilite des hommes. Berenice, Charles Martin et moi, nous sommes des instants divers de l'intelligence humaine. Je touchais avec une certitude prodigieuse la puissance infinie, l'indomptable energie de l'ame de l'univers que jamais le froid ne prend au coeur, qui ne se decourage sous la pierre d'aucun tombeau et qui chaque jour ressuscite. A chaque minute, le paysage se transformait sous la lumiere degradante, de meme que le long des siecles il s'est modifie sous l'ardeur de l'Ocean, et de meme qu'il se modifie dans les esprits qui le contemplent. Dans cette solitude, dans ce silence singulier de mon observatoire qui ne laissait aucun vain bruissement sur ma pensee, dans cette facilite d'embrasser tout un ensemble, les analogies les plus cachees apparaissaient a mon esprit. Je voyais cet univers tel qu'il est dans l'ame de Berenice, la physionomie tres chere et tres obscure qu'elle s'en fait d'intuition, l'emotion religieuse dont elle l'enveloppe craintivement; je le voyais tel qu'il est dans le cerveau de "l'Adversaire", collection de petits details desseches, vaste tableau dont il a perdu le don de s'emouvoir, par l'habitude qu'il a prise de reflechir sur quelques points. Et moi, me fortifiant de ces deux methodes, je suis tout a la fois instinctif comme Berenice, et reflechi comme l'Adversaire; je connais et je sympathise; j'ai une vue distincte de toutes les parties et je sais pourtant en faire une unite, car je percois le role de chacune dans l'ensemble. Je suis religieux comme Berenice, mais je sais pourquoi. J'ai des emotions spontanees, mais je les cultive avec une methode qui depasse encore la methode de Charles Martin. L'obscurite etait venue. J'exprimai au gardien de la tour le desir de rester la encore quelques instants, et je le priai qu'il s'eloignat. Maintenant que l'univers etait rempli de nuit, un tableau plus beau encore m'apparaissait. Dans ce recueillement, les etres prenaient toute valeur: ce n'etait plus Berenice que je voyais, mais l'ame populaire, ame religieuse, instinctive et, comme cette petite fille, pleine d'un passe dont elle n'a pas conscience; pour Charles Martin, c'etait la mediocrite moderne, la demi-reflexion, le manque de comprehension, des notions sans amour. Mais moi-meme je n'existais plus, j'etais simplement la somme de tout ce que je voyais. Toute passion individuelle avait disparu. Je n'opposais plus mon moi a Berenice, ni a Charles Martin; ils m'apparaissaient comme un instant pittoresque des merveilleuses destinees de l'humanite. Et moi, enivre de cette comprehension, je me jugeais assis sur la tour Constance, refugie dans ce qui est eternel, possesseur du grand et universel amour. J'atteignais enfin, pour quelques secondes, au sublime egoisme qui embrasse tout, qui fait l'unite par omnipotence et vers lequel mon moi s'efforca toujours d'atteindre. * * * * * Tel est le recit de la merveilleuse journee que je passai sur la tour Constance, ayant a ma droite Berenice et a ma gauche l'Adversaire. Et, en verite, ce nom de _Constance_ n'est-il pas tel qu'on l'eut choisi, dans une carte ideologique a la facon des cartes du Tendre, pour designer ce point central d'ou je me fais la vue la plus claire possible de ces vieilles plaines et de cette Berenice remplie de souvenirs? C'est en effet l'idee de tradition, d'unite dans la succession qui domine cette petite sentimentale et cette plaine; c'est leur constance commune qui leur fait cette analogie si forte que, pour designer l'ame de cette contree et l'ame de cette enfant, pour indiquer la culture dont elles sont le type, je me sers d'un meme mot: _Le jardin de Berenice_. * * * * * CONCLUSION: CRITIQUE DE CE POINT DE VUE Je regagnais Arles par le dernier train, le hasard me fit voyager avec Charles Martin. Nous echangeames quelques idees et du premier trait il faillit prendre barre sur moi. Il remarquait avec complaisance que les vieilles maisons disparaissent d'Aigues-Mortes et qu'on y construit beaucoup de fabriques. M'etant penche a la portiere, je ne pus que verifier son assertion, et j'en eus de la tristesse au point de suspecter mes belles emotions de la tour Constance, car toutes naissent de l'idee qu'Aigues-Mortes est une vieille ville a qui les siecles n'ont pas fait oublier son passe et qui recoit sa beaute de cette constance. Mais tres vite je sentis que, malgre tout, la dominante d'Aigues-Mortes demeurait d'etre une ville de souvenirs. On ne peut pas interrompre la vie; il y a des choses recentes dans Aigues-Mortes, c'est vrai, mais baste! il suffit que nous y trouvions le fil de la vie, la tradition et cette unite dans la succession, grace a quoi elle produit sur le visiteur une impression si particuliere. Ma chere Berenice, elle-meme, a dans la tete des preoccupations banales; dans le coeur, peut-etre des petitesses; elle n'est pas remplie que de noble melancolie et de souvenirs; je vois en elle des choses de ce temps. Mais enfin elle est belle et precieuse, parce que son caractere est d'eveiller notre vieux fonds de sentiments et d'emotions hereditaires, et que comme Aigues-Mortes elle se souvient de soi-meme. Voila comment j'echappai a l'objection que me proposait implicitement l'Adversaire. Il pretendait que tout le vieux temps avait disparu et que j'etais mene par des imaginations litteraires que ruinerait la moindre enquete. Critique de portee immense! car le fond de ma preoccupation n'etait ni Berenice, ni la campagne d'Aigues-Mortes; je ne pensais qu'a l'action electorale que je venais entreprendre a Arles; je ne pensais qu'au peuple. "Quelle est son ame? me demandais-je, je veux frissonner avec elle, la comprendre par l'analyse du detail, comme l'Adversaire, et par amour, comme Berenice; arriver enfin a en etre la conscience". Qu'aurais-je conclu, si j'avais du reconnaitre que je m'etais mepris en trouvant une part inalteree dans Aigues-Mortes et dans Berenice? Il m'eut fallu renoncer aussi a degager la tradition de la masse! Des lors, il ne m'eut plus reste qu'a abandonner Arles et la vie active. Mais vraiment l'Adversaire s'y etait pris trop grossierement. Et la bassesse de sa dialectique m'empecha de me derober a ma nouvelle tache. * * * * * CHAPITRE SEPTIEME LA PEDAGOGIE DE BERENICE Mon enfant, donne-moi ton coeur. (PROVERBE.) Des lors, je vins souvent d'Arles a Aigues-Mortes visiter ma chere Berenice. Jusqu'a quel point son contact m'etait delicieux, on ne le comprendra que si l'on imagine la fatigue, la poussiere des complications electorales d'ou je m'echappais pour me rafraichir dans la petite maison des etangs. Berenice ne parlait guere, mais son sourire et la ligne de son corps avaient une facon si melancolique et si fine, avec un naturel parfait! Il y avait en elle l'etrangete delicate de cette renaissance bourguignonne du quinzieme siecle qui fut la moins academique des tentatives. C'est au milieu des rares vestiges de cet art, qui poursuivit passionnement l'expression, parfois aux depens de la beaute, que s'etait ouverte sa premiere jeunesse. Elle avait de ces images leur finesse un peu souffrante, mais sans raideur gothique, plutot mouillee de grace. Il me semblait parfois que les faiblesses sensuelles de son ame avaient transpire sur tout son jeune corps, en baignaient les contours. Au bord de ces eaux pleines de reves, son elegance froissee par aucun contact et son ignorance prodigieuse de toute intrigue faisaient d'elle le plus precieux des repos. Eutes-vous jamais un sentiment plus ardent des arbres verts et des eaux fraiches que dans la paperasse des bureaux? jamais plus le gout d'une passion vive qu'au soir d'une journee de confus debats? Cette petite fille contentait le besoin de sincerite et de desinteressement qui grandissait en moi, tandis que je me soumettais aux conditions de ma reussite electorale. Les heures passees aupres d'elle m'etaient un jardin ferme. Notre ordinaire, dans mes sejours d'Aigues-Mortes, etait de marcher dans cette campagne divine et de ne tolerer sur nos ames que des sentiments analogues a ceux qui flottent sur ses etangs ou vegetent sur sa lande. Notre conversation eut paru dessechee, comme parait cette terre: c'est qu'en etaient bannies toutes banalites; nous n'admettions rien entre nous que de personnel et de parfaitement sincere. Nous avions nos longs silences, comme cette terre a ses landes pelees, et peut-etre n'est-elle jamais plus noble que dans ces friches semees de sel et balayees du vent de la mer. Nous reservions pour nos soins prives les instants grossiers du milieu du jour, ces apres-midi ou l'epaisse congestion nous prive tout a la fois de frivolite et de profondeur, mais la fraicheur du reveil et la lassitude du soir favorisaient egalement notre delicieux commerce d'abstractions. * * * * * Un matin, a travers les marais salants, nous allames visiter le bourg du Grau-du-Roi, qui est le port d'Aigues-Mortes. Un vent leger rafraichissait le front, les yeux, la bouche de mon amie Berenice et decouvrait sa nuque energique de petite bete. Elle franchit avec aisance ces trois kilometres, sans daigner regarder ce paysage plus qu'un jeune bouleau ne s'inquiete de la noble tristesse des horizons du Nord dont il est un des caracteres. Pour moi, etranger dans cette vie harmonieuse, j'en prenais une conscience intense. Le Grau-du-Roi, groupe de maisons basses bordant un canal jusqu'a la mer qui s'espace a l'infini, porta mon imagination en pleine Venise, comme une note donnee par hasard nous jette dans la cavatine fameuse de quelque opera italien.... C'etait vers les dix heures, par un tendre soleil, et la brise emportait au large toutes nos reveries, symbolisees sur l'horizon par des voiles deployees. Au Grau-du-Roi, les maisons des pecheurs sont teintes de rose pale, de jaune et de vert delaye. Aucun bruit que le long bruissement qui vient de la mer ne froissa mes nerfs suprasensibles, tandis qu'assis aupres d'elle, qui represente pour moi la force mysterieuse, l'impulsion du monde, je goutais dans le parfum leger de son corps de jeune femme toute la saveur de la passion et de la mort. Or, comparant mes agitations d'esprit et la serenite de sa fonction, qui est de pousser a l'etat de vie tout ce qui tombe en elle, je fus ecoeure de cette surcharge d'emotions sans unite dont je defaille, et je songeai avec amertume qu'il est sur la terre mille paradis etroits, analogues a celui-ci, ou, pour etre heureux, il suffirait d'etre, comme mon amie, une belle vegetation et de me chercher des racines, ces assises morales qu'elle avait trouvees en pleurant dans les bras de M. de Transe. Parfois, le soir, apres le repas, quand je sentais, dans un soupir de Berenice un peu affaissee, que notre manie allait la lasser, je la laissais a sa futile camarade, Bougie-Rose, a sa domestique, de qui sa bonne grace avait su tirer une humble amie, et je gagnais Aigues-Mortes par le sentier des etangs. Seuls les saints la connurent, mon hysterie de meditation et cette violente variete d'abstractions, ou je me plongeais, tout en cotoyant ces marais lunaires vers l'ombre gigantesque des murailles amplifiees par la nuit! Puis sur le large trottoir de la petite place ou veille un saint Louis heroique de Pradier, apercevant dans une demi-obscurite la rude eglise du douzieme siecle, je m'enorgueillissais que ce pays ne fut utile qu'a mon education et que Berenice, non plus, n'eut d'autre mission, enfant chargee de voluptes qu'elle laisse non cueillies se faner royalement sur elle-meme. Cela est certain qu'elle ne se serait pas refusee, mais cette assurance que j'en prenais dans ses yeux de petit animal, au moment meme ou elle pleurait M. de Transe, le seul ami dont elle eut jamais frissonne, suffisait a ne pas irriter mon desir. Visiblement, je lui plaisais, et comme il convient pour que le sentiment soit vrai, d'instinct physique et de confiance. Parfois, dans nos promenades, tandis que je m'enivrais sans jamais m'en lasser de cette tristesse epanouie a tous les plis de son beau visage, elle me disait, avec l'eclatant sourire dont ses annees de libertinage lui firent connaitre l'irresistible empire: "Venez plus pres de moi," et elle m'attirait au fond de la voiture contre son jeune corps. "A quoi pensez-vous?" interrogeait-elle, un peu mal a l'aise de ce compagnon, de qui, aujourd'hui comme jadis, les mobiles lui echappaient. Mais que je fusse distrait, ce lui etait un suffisant motif de me gouter davantage, pour mon _originalite_, disait-elle, bien a contre-sens, car je n'etais qu'un esprit comprehensif, enveloppe, et conquis par l'abondante vegetation qu'elle projette comme une plante vigoureuse. "A quoi pensez-vous, Philippe?" et je songeais qu'il est sur la terre bien des femmes dont le sein cache un beau tresor de douceur et de haute sagesse selon la nature, et qu'aucun n'aimera avec desinteressement parce que leurs corps voluptueux troublent de desir qui les approche. Elles-memes, si delicates pourtant, sollicitent ces grossiers hommages. Mais ma Berenice, qui sur ses levres pales et contre ses dents eclatantes garde encore la saveur des baisers de M. de Transe, ne sera pas decue si je ne lui apporte qu'un amour en apparence brillant et froid, une tendresse clairvoyante. Car le jeune homme qui n'est plus lui a laisse de passion ce qu'en peut contenir un coeur de femme, et cette passion, loin de s'evaporer avec le temps, se concentre dans la souffrance. La mort, qui a clos les yeux aimes ou se penchait Berenice, seule aussi pourra dissiper le vertige que cette enfant y prit. Ainsi, remplie d'un grand amour, elle ne demande a mon amitie d'autre passion, d'autre caresse qu'une tendre curiosite pour le bonheur qu'elle pleure. Or moi-meme, dans ma dispersion d'ame, je ne puis mieux me servir qu'en me faisant le collaborateur de ces sentiments de nature. Cette sympathie trouble de Berenice pour sa race, pour l'univers, me sera une forte medication. Nulle ne fut dans de meilleures conditions que cette petite fille, toute ramassee dans l'amour d'un mort, pour avoir une grande unite de vie interieure; je desirai y participer. Precisement il etait aise d'y progresser a cause de son education particuliere. Comme elle etait habituee a faire voir son jeune corps sans voiles, elle laissa aussi mes mains se promener sur son ame passionnee. Voici les principes de vie que m'inspira la melancolie de son visage, les voici tels que durant nos longs colloques je les lui formulai: pour son usage, disais-je, mais aussi pour le mien. Ils peuvent se ramener a trois points que je vais indiquer brievement. S'il m'arrive de systematiser des notions qui prenaient plus de mouvement des circonstances memes ou elles naissaient, du moins suis-je assure de n'en pas fausser le caractere. * * * * * 1 deg. LA METHODE DE BERENICE Ce qui me frappe des l'abord en vous, Berenice, lui disais-je, c'est que vous avez le recueillement, la vie interieure et cette seve abondante qui elanca chez quelques-uns de si admirables ascetismes. Non pas qu'ayant ferme les yeux vous soyez arrivee a comprendre la loi du monde, comme font les Marc-Aurele et les Spinoza, par la force logique de votre esprit, mais une passion dont tressaille votre petit corps vous a fait vivre parallelement a l'univers. Vous n'avez pas mis dans une formule, comme ces sublimes raisonneurs, l'ame du monde, mais on voit s'agiter en vous la force meme qui conduit le monde. Et vos inquietudes passionnelles, qui precisement ne vous laissent pas prendre conscience de l'univers, m'aident a entendre la reclamation des simples fleurs, des pauvres animaux qui souffrent, comme vous, pour avoir entrevu un etat plus heureux, et comme vous, comme nous tous, veulent monter dans la nature. Ton role, ma Berenice, est de faire songer aux mysteres de la reproduction et de la mort, ou, plus exactement, il faut qu'en toi tout crie l'instinct et que tu sois l'image la plus complete que nous puissions concevoir des forces de la nature. Rien de plus, mais quelle tache delicate! N'essaie pas d'etre nature, c'est souvent etre artificiel. Une Espagnole a qui je reprochais un jour, de ne pas ressembler assez a un Goya, me repondit tres justement: "Chez nous, ce ne sont plus que les femmes du peuple qui portent des mantilles; je ne serais pas une vraie Espagnole d'aujourd'hui, si je m'habillais ainsi." Parole tres fine! Elle eut paru deguisee en Espagnole. Ainsi, ma chere amie, pour me donner l'image de l'instinct, ne t'avise pas de chercher la simplicite! sois subtile, si ca t'est plus commode. Ta methode, tu le concois bien, ne doit etre en rien d'expliquer la verite. Je dirais meme que tu dois eviter la moindre explication, tu n'y reussirais pas (as-tu seulement le vocabulaire abstrait convenable?), mais sans que tu le saches, chacun des mouvements de ton ame me revele le sens de la nature et ses lois. * * * * * 2 deg. LES PLAISIRS DE BERENICE Ton plaisir, ma chere Berenice, c'est d'etre enveloppee par la caresse, l'effusion et l'enseignement d'Aigues-Mortes, de sa campagne et de la tour Constance. "C'est la seulement que je me plais," me dis-tu. Elles te tiennent des discours dont tu peux te demander si ce n'est pas toi qui les leur a confies. Tu te meles a Aigues-Mortes; tes sensations, tu les as repandues sur toutes ces pierres, sur cette lande dessechee, c'est toi-meme que te restitue la brise qui souffle de la mer contre ta petite maison, c'est ta propre fievre qui le monte le soir de ces etangs. Et pourtant, cette reverie ou vous vous abandonnez, Aigues-Mortes et toi, ne te suffit pas. Ton ame dispersee sur cette terre, ta souffrance emiettee, tu aurais plaisir a les resserrer, a t'y recueillir, a en deguster chaque detail. Aigues-Mortes reste trop dans les generalites; tu as besoin d'un confident plus intime et aussi plus explicatif. Ta petite ame suave, si fremissante a toutes les solidarites de la nature, precisement parce qu'elle est neuve, obscure, a peu conscience d'elle-meme; toi qui t'accordes profondement avec cette contree, tu t'inquietes pourtant, tu te crois isolee; tu aspires a rentrer dans le personnel. C'est pourquoi je projette que tu jouisses, que nous jouissions ensemble des voluptes de la confession. En te revelant a moi, tu oublieras ta solitude; tu t'epancheras, et donneras ainsi la gaiete des eaux vives aux douleurs qui croupissent en toi. Par la meditation et l'examen de conscience en commun, on penetre bien plus finement en soi-meme. C'est une methode que j'ai experimentee avec mon ami Simon,--charmant garcon que j'ai un peu perdu de vue, mais que je veux te faire connaitre. Je suis arrive a faire en sa societe quelques excursions sur des points tout a fait nouveaux de moi-meme. Enfin, etant ton confesseur, je serai en meme temps ton directeur de conscience, et dans les commentaires que je veux faire sur ton ame, j'aurai soin de te la presenter sous le jour le plus favorable, en sorte que tu ressentes de la quietude et une grande paix. La volupte de l'epanchement, le bien-etre de la pleine lumiere et le calme du pardon, voila ce que tu trouveras dans la confession, qui est veritablement le seul plaisir digne de Berenice. * * * * * 3 deg. LES DEVOIRS DE BERENICE Tu as des devoirs, Berenice. Il ne suffit pas que tu sois une petite bete a la peau tiede, aux gestes fins, et une enfant qui se confesse avec naivete: tu dois etre melancolique. Que ton visage m'offre le plus souvent cette touchante gravite qu'il prend quand tu songes a M. de Transe et meme a rien du tout. Le pli de ta bouche, la nuance de tes yeux, ton silence me remplissent de tristesse et d'amour; c'est dans nos tristesses que nous desirons le plus posseder la verite, pour qu'elle nous soit un refuge, et c'est par l'amour que nous la trouvons, car elle n'est pas chose qui se demontre. Aussi je vous dirai: louez votre souffrance, n'en prenez pas de decouragement. Votre melancolie est plus noble et plus utile qu'aucune alacrite. Quelle que soit votre repugnance a l'admettre, croyez bien que jamais vous n'avez rien eprouve d'aussi precieux que vos grandes tristesses de jeune veuve amoureuse. Jamais votre sentiment ne fut aussi epure de vulgarite, aussi proche d'un sentiment religieux. Non, rien ne vous pouvait etre plus fecond que votre deuil, sinon peut-etre les profondes amertumes que vous eussiez connues au soir de vos jours d'amour, si vos desirs avaient ete meles de jalousie. Les jouissances de l'amour n'augmentent guere l'individu; le plus net d'elles profite a l'espece. Peut-etre l'amour heureux s'epanouit-il en vertus physiques et morales chez les descendants, mais les amants n'en gardent que le vague souvenir d'un incident peu qualifie. Les souffrances d'amour, au contraire, marquent ceux qui les supportent, au point que quelques-uns en sortent meconnaissables; elles decantent nos sentiments, fecondent des cellules jusqu'alors steriles de notre moelle, et nous poussent aux emotions religieuses. Tes levres palies de chagrin dans ton visage incline, la desolation de ton regard, tandis que tu soutiens entre tes douces mains,--entre ces mains qui participerent a tant de caresses,--le corps de M. de Transe, toute cette image que j'ai de toi sous mes paupieres, me sont, o ma chere madone, un plus enivrant spectacle que tu ne lui fus jamais quand tu te pamais dans ses bras. Et ce jeune homme meme, qui n'etait qu'un oisif elegant, par sa mort devient un admirable appui a notre exaltation; la beaute et la noblesse sans ombre ne vetirent jamais un vivant, mais qui les contesterait a celui qui repose ayant pour oreiller ton coeur! * * * * * Cet enseignement de la methode, des plaisirs et des devoirs de Berenice, je le desseche pour l'exposer selon les procedes scolastiques, mais il se melait vivant et epars a tous les circuits de nos longues promenades. Que goutiez-vous, dira-t-on, sur cette terre seche avec de si seches ideologies? La plus prodigieuse exaltation d'esprit. Ne la preniez-vous jamais dans vos bras? Vulgaire imagination! D'ordinaire, les hommes sont si peu capables de donner une solution a notre haut probleme de methode (concilier la complexite des sentiments et leur unite) qu'ils n'entendent meme pas que l'ardeur des sens et l'amour sont des passions distinctes, fort separables. Elles sont reunies au plus bas de la serie des etres; d'accord! mais c'est que chez les plantes et chez les pauvres animaux des premieres etapes toutes les fonctions sont mal differenciees. Comment l'homme affine s'enteterait-il dans cette grossiere simplification? Tres souvent, c'est l'empechement ou nous sommes de changer notre train de maison qui nous force a demander ces satisfactions a un meme objet. Mais pour ces fonctions delicates, peut-on trouver un bon Maitre Jacques! Que d'autres procedent par elaguement; qu'ils satisfassent leurs sens et suppriment l'amour; je me cheris trop pour me priver d'aucun plaisir. Seulement, a Berenice, ce que je demande, ce n'est pas le petit corps, d'ailleurs fort elegant, qu'on lui voit, mais sa puissance de se concentrer, son sentiment du passe, tout ce miserable et charmant instinct qui m'avertit mieux qu'aucun naturaliste des veritables lois de la vie. Le meilleur usage que je pus tirer d'elle, c'etait bien nos heures de pedagogie, alors que je raisonnais, en les elargissant, tous les mouvements de cette petite ame qui ne peut rien dissimuler. "Quel sentiment avez-vous pour moi?" me demanda-t-elle un jour, avec son sourire un peu triste, dont elle avait assurement remarque qu'il accompagnait toujours avec avantage ce genre de question. "De l'inclination," lui repondis-je, etonne moi-meme de trouver sans hesitation le mot exact, celui qui convient tout a fait au sentiment qui m'incline sur elle, pour y saisir les lois mysterieuses de la vie, la bonne methode. Admirable soiree, celle ou je lui dis ce mot! Comme elle resume dans mon souvenir toute cette phase de ma vie! La plaine etait desolee et seche sous le soleil couchant et nous la traversions apres une longue conversation aride et fievreuse. Pourtant notre discours, pas un instant n'avait ete sans grace; le genre de Berenice, qui tout de meme est Petite-Secousse, ne permet pas que notre pedagogie glisse jamais a la pedanterie. Et la terre avait aussi son charme, car ces doux hivers du Midi mettent des mollesses de Bretagne sous le ciel abaisse d'Aigues-Mortes. Telle etait cette lande et tel notre debat qu'il me semblait que nous revenions d'une promenade sur l'emplacement de la foret des Ardennes defrichee. A petits pas nous rentrions a Rosemonde; elle n'avait pas de fleurs dans ses mains, et moi, de notre course, je ne rapportais non plus aucune notion. Mais au sang de ses veines s'etait mele plus de soleil, plus de sel marin, plus du parfum des fleurs, et en moi s'etait rafraichi l'instinct, la force vive qui produit les hommes. Et si, dans ce couchant, elle se chagrinait legerement que je ne ressentisse pour elle que de l'inclination, elle n'en goutait que plus de volupte a caresser le souvenir de M. de Transe. Des lors je l'aimais davantage, cette chere petite veuve, puisque c'est en cette piete que nous nous rejoignons; et elle-meme, a se sentir si depourvue, eut voulu se serrer plus fortement contre moi, car n'est-ce pas son isolement qui la fait se complaire sous ma tendre direction? Sa chere tristesse, ses douces mains vides, voila mon precieux tresor. * * * * * CHAPITRE HUITIEME LE VOYAGE A PARIS ET LA GRANDE REPETITION SOUS LES YEUX DE SIMON Dans ce temps-la, j'eus a parler au general Boulanger. Pour distraire Berenice, je la decidai a m'accompagner, et j'ecrivis a mon ami Simon de nous rejoindre a Paris. Depuis quelque temps, je desirais vivement les rapprocher l'un de l'autre. Quoi de plus piquant que d'essayer, dans une meme soiree, ces deux compagnons, que je pourrais nommer les deux meilleurs trapezes de ma gymnastique morale, les plus belles raquettes qu'ait trouvees mon imagination! Apres l'experience de Saint-Germain, Simon s'etait retire dans la propriete de ses parents. Depuis huit mois il y vivait en hobereau, s'appliquant a acquerir les tics du chasseur et du proprietaire, se composant, pour tout dire, cette meme tete de vieux philippiste anglomane qu'il supportait si impatiemment chez ses voisins. Contradiction qu'il justifiait par le raisonnement suivant: "Moi, disait-il, je me fais hobereau apres avoir medite sur les autres vies, et parce que c'est encore de celle-ci que s'accommodent le mieux mon degout d'effort et ma penurie d'argent; mes parents, au contraire, et mes voisins ne sont dans ces manies que par ignorance de ces curiosites variees dont ils professent tant de dedain. Ce qui resulte chez moi d'une large comprehension, chez eux n'est qu'etroitesse d'esprit." Vous avez reconnu la une application rurale de notre axiome essentiel: "Les actes ne sont rien, la methode qui nous y mene est tout." Simon avait toujours une excellente philosophie. Aux champs, elle gatait ses plaisirs: en ce sens que, meme a la chasse, il pensait, et ses idees lui etaient si fort ressassees qu'elles l'ecoeuraient et que la chasse elle-meme lui devint un temps de degout. On concoit que mon invitation lui agrea. * * * * * A Paris, la tristesse de ma Berenice s'accentua au point que cette petite fille devint capricieuse; la vie d'hotel a des fatigues excessives pour une jeune femme deshabituee de notre civilisation parisienne sans confortable. Et puis, cette secheresse, cette hate des grandes villes, comment ne froisseraient-elles pas des regrets amoureux, auxquels la brume des etangs d'Aigues-Mortes avait ete un liniment et un feutrage contre la vie. Le jour de l'important diner que je vais raconter, nous avions passe notre apres-midi, Berenice et moi, dans les magasins, ou j'aurais voulu lui faire plaisir, mais l'extreme indecision de nos caracteres nous laissait l'un et l'autre dans le plus penible enervement. Le soir tombait, une fin de novembre pleine d'humidite, quand au milieu de Paris, soudain attriste de gaz, nous sortions de chez les couturieres; que de regrets n'emportait-elle pas? Alors, sous la fatigue et a cause du crepuscule, elle demeurait dans un mutisme qui n'etait pas bouderie, mais la souffrance d'un pauvre animal, melee de defaillance physique et de regrets obscurs. Petite fille qui se figure s'etre tant amusee avec celui qui est mort! Et moi, j'aurais aime la prendre doucement dans mes bras et lui dire: "Ne proteste pas contre ton souvenir, aime l'image de celui qui est mort, donne-toi a cette image jusqu'a satiete, pleure et je m'attristerai a ton cote, de regret pour tout ce que je ne puis posseder. Tu es douce, sincere et chagrinee; je te goute, petite amie, mais je suis trop maladroit pour caresser ton instinct dont j'ai une si grande curiosite; parle du moins, parle beaucoup et tu croiras vivre." * * * * * Simon, arrive dans la journee, nous avait pries a diner aux Champs-Elysees. L'heure etait venue de nous rendre a ce passionnant rendez-vous. Quand le garcon nous ouvrit le cabinet ou Simon nous attendait, ce veritable ami eut son geste sec et nerveux qui est a la fois d'un demi-epileptique et d'un cabotin de nevrose, comme le deviennent en quelque mesure tous les analystes; puis nous primes plaisir a rire en nous regardant, car Simon et moi nous nous sommes organises dans la vie des fetes tres particulieres, et le bouquet de tous ces vins bus, evoque par notre rencontre, nous remplissait, des ce premier abord, d'une delicieuse ivresse. Cependant, il lancait sur Berenice un regard d'amateur sympathique, dont la conviction me parut une complaisance delicate de ce vieil ideologue. Mais deja, laissant le garcon soumettre le menu a Berenice, nous rentrions de plain-pied dans notre domaine metaphysique, et Simon avec feu s'informait de l'atmosphere morale que me fait ma specialite actuelle. Ces deux minutes nous avaient suffi pour constater que nos sourires, que nous guettions, ont garde cette lumiere qui jadis nous designa l'un a l'autre. Simon a veritablement le sens de la geographie des ames; il sait dans quelle region intellectuelle je suis situe. Pas un instant il n'a admis que je fisse de l'_action_, au sens qu'ils opposent a _contemplation_. Dans la retraite de Saint-Germain, il se le rappelle, nous coupions nos fortes meditations par des parties de raquettes; de meme, je m'accommode, comme d'une detente hygienique, de faire methodiquement et sans plus discuter qu'un militaire, ce que la politique comporte de demarches; mais l'important, c'etait de jeter du charbon sous ma sensibilite qui commencait a fonctionner mollement. --Tu sais, lui dis-je, que ma methode de culture est de creer des sentimentalites nouvelles pour les projeter sur mon univers qui se fane a l'usage avec une prodigieuse rapidite. J'ai essaye ces temps-ci le contact avec les groupes humains, avec les ames nationales, et ce que j'en ai tire, tu le verras, depasse singulierement toute prevision. Mais organiser des comites, donner audience, polemiquer, ce sont besognes ou je ne mets que la partie de moi-meme qui m'est commune avec le reste des hommes. C'est ainsi que j'imagine tres bien un Spinoza, un saint Thomas d'Aquin, employes tant d'heures par jour dans un greffe, sans rien y compromettre de ce qui leur est essentiel. De ces conditions inevitables de ma poursuite, je n'emporte que des impressions fort superficielles; au plus pourraient-elles me fournir des plaisanteries de conversations, si d'ailleurs je ne jugeais oiseux ce genre-la. --Fort bien, me dit Simon, tu as excellemment pose ton attitude. Mais dis-moi maintenant quelle reaction produit sur ton vrai moi ta nouvelle gymnastique. A peine lui repondais-je que, sur mes premiers mots, il m'arreta.... ... Un formidable malentendu se revelait entre nous. Ne croyait-il pas que je visitais les hommes importants de la region, grands proprietaires, chefs d'usine, notaires! Quand je lui eus affirme que je me souciais du peuple seul, de la masse, il n'en revenait pas. Il se tourna vers Berenice pour lui demander son appui. --Enfin, m'objectait-il avec une facheuse aprete, que les notables soient d'esprit grossier, sans desinteressement, je l'accorde, mais au moins ce sont gens qui se lavent! Il montrait peu de delicatesse a surprendre ainsi l'appui de Berenice, qui reellement n'est pas eclairee sur la question, et j'en fus si froisse que je fis devant elle ce que toujours je considerai comme une inconvenance: des le potage, je m'exprimai en termes abstraits. Aussi bien n'etait-il pas essentiel d'arreter net Simon, qui parlait presque comme un Charles Martin! --Tu viens de juger, lui dis-je, avec ce que tu as d'inferieur; tu as consenti a avoir du peuple une perception sensible, toi, si mal doue (comme moi, d'ailleurs) pour ce qui est des yeux! Ne sais-tu pas que si tu etais peintre, tu le trouverais pittoresque. Que chacun se construise son univers avec ses moyens! rentrons dans notre domaine, qui n'est pas le pire; il nous appartient de juger les choses _sub specie aeternitatis._ Nous avons la propriete de sentir ce qui est eternel dans les etres. Ne rougirais-tu pas d'avoir raille la misere de saint Labre? Je t'en permets des quolibets de concession mondaine, mais devant toi-meme reconnais la magnificence de cet homme qui se renoncait. C'est essentiellement ce que toi et moi appelons un bonhomme propre. Du meme point de vue, mais avec un horizon infiniment plus large, discerne quel tresor somptueux est l'ame populaire? Elle a le depot des vertus du passe, et garde la tradition de la race; en elle, comme dans un creuset, ou tout acte degage sa part d'immortalite, l'avenir se prepare. Vas-tu la juger sur un peu de poussiere et quelque sueur dont la couvre un pareil labeur? En m'approchant des simples, j'ai vu comment, sous chacun de mes actes, a l'activite consciente collabore une activite inconsciente, et que celle-ci est la meme qu'on voit chez les animaux et chez les plantes; je lui ai simplement ajoute la reflexion.... Tu souris, Simon, du mot _simplement_.... Il te semble que la puissance de notre reflexion est une grande chose! Petite agitation, en verite, aupres de l'omniscience et de l'omnipotence que manifeste dans sa lenteur l'inconscient! Avec le seul secours de l'inconscient, les animaux prosperent dans la vie et montent en grade, tandis que notre raison, qui perpetuellement s'egare, est par essence incapable de faciliter en rien l'aboutissement de l'etre superieur, que nous sommes en train de devenir et qu'elle ne peut meme pas soupconner. C'est l'instinct, bien superieur a l'analyse, qui fait l'avenir. C'est lui seul qui domine les parties inexplorees de mon etre, lui seul qui me mettra a meme de substituer au moi que je parais le moi auquel je m'achemine, les yeux bandes. ... Voila ce que m'ont enseigne ces hommes grossiers, ces ignorants que tu t'etonnes de me voir frequenter. Ils sont de sublimes professeurs, bien qu'ils ne se possedent pas eux-memes. Chacun d'eux represente une des etapes de mon ame le long des siecles. Je me suis penche sur eux, comme sur un pays que j'aurais gravi par une nuit sans lune et sans en garder rien que de confuses images. Comment pouvais-tu croire qu'a ces masses d'une telle fierte creatrice, desinteressees, spontanees, je prefererais la mediocrite des salons, la demi-culture des bacheliers. Je vois bien que tu ne connais pas l'Adversaire! Pour le mieux, de telles gens peuvent me communiquer des faits, quelques notions parfois exactes; le peuple me donne une ame, la sienne, la mienne, celle de l'humanite! J'entends bien l'objection ou tu te refugies: "Que tu ne sois alle ni au salon, ni a la brasserie, soit!" me diras-tu. "Mais pourquoi aller au peuple? Pourquoi ne pas rester parmi les hommes de culture, de haute clairvoyance?" Pour tout dire, tu supportes malaisement que je fasse aussi bon marche de notre education de Jersey. Eh! qu'avais-je appris de ces saints divers, le Benjamin Constant du Palais-Royal, le jeune Sainte-Beuve et quelques autres familiers de notre institution? J'avais reconnu chez eux, et avec plus de nettete que sur moi-meme, quelques-unes de mes particularites. Tel un jeune employe du Louvre, lisant Alfred de Musset, se fait une vue plus claire de l'ardeur, ivresse ou jalousie, qui l'agiterent le dimanche passe aupres de sa maitresse. Mais quoi! ces analystes ne me parlaient que de mes exces, se limitaient a m'eclairer sur les pousses extremes de ma sensibilite; ils m'eussent perdu dans la minutie. Sans doute, a etudier l'ame lorraine puis le developpement de la civilisation venitienne, je compris quel moment je representais dans le developpement de ma race, je vis que je n'etais qu'un instant d'une longue culture, un geste entre mille gestes d'une force qui m'a precede et qui me survivra. Mais la Lorraine et Venise m'enfermaient encore dans des groupes, ne me laissaient pas sortir de ma famille, pourrais-je dire. Seules, les masses m'ont fait toucher les assises de l'humanite. Je n'avais pas su dans l'etude de mon moi penetrer plus loin que mes qualites; le peuple m'a revele la substance humaine, et mieux que cela, l'energie creatrice, la seve du monde, l'inconscient. Toutefois, j'aurais pu parler dans les comites, dans les reunions, suffire a toute l'activite d'un politicien, sans rien soupconner de ces forces spontanees et secretes. Mes sens furent affines dans l'atmosphere de Berenice. Ah! mon cher Simon, que ne sommes-nous dans le triste jardin de Rosemonde! Comme certains soirs d'automne, mieux qu'aucun soir, exasperent la senteur des tilleuls, ce decor qui ne laisse subsister que des idees graves met en valeur les vertus de Berenice, mieux qu'aucun lieu du monde. Parfois, par un simple geste, cette jeune femme me decouvre, sur la vie profonde et le sentiment des masses, des apercus plus serieux que n'en mentionnent les enquetes des specialistes, les programmes des politiciens et les voeux des reunions publiques. Viens a Aigues-Mortes, dans son etroit jardin qui ne voit pas la mer. Les murailles closes, cette tour Constance qui n'a plus qu'a garder ses souvenirs, cette plaine feconde seulement en reves mettent ma Berenice dans sa vraie lumiere,--comme l'oiseau du Paradis n'est vraiment le plus beau des oiseaux que sur les branches suintant de chaleur des mornes forets du Bresil. Et ses animaux eux-memes, de qui son chagrin se plait a egayer les humbles vies, s'accordent avec elle, avec ces landes, avec ces dures archeologies, et tous se donnent un sens dont je me suis nourri. Ah! Simon, si tu etais la et que tu visses Berenice, ses canards et son ane echangeant, celle-la, des mots sans suite, ceux-ci, des cris desordonnes d'enfants et ce dernier, de longs braiements, temoignant chacun d'un violent effort pour se creer un langage commun et se prouvant leurs sympathies par tous les frissons caressants de leurs corps, tu serais touche jusqu'aux larmes. Isolees dans l'immense obscurite que leur est la vie, ces petites choses s'efforcent hors de leur defiance hereditaire. Un desir les porte de creer entre eux tous une harmonie plus haute que n'est aucun de leurs individus. Viens a Aigues-Mortes et tu decouvriras entre ce paysage, ces animaux et ma Berenice des points de contact, une part commune. Il t'apparaitra qu'avec des formes si variees, ils sont tous en quelque facon des freres, des receptables qui mourront de l'ame eternelle du monde. Ame secrete en eux et pourtant de grande action. Je me suis mis a leur ecole, car j'ai reconnu que cet effort dans lequel tous ces etres s'accordent avec des moeurs si opposees, c'est cette poursuite meme, mon cher Simon, dont nous nous enorgueillissons, poursuite vers quelque chose qui n'existe pas encore. Ils tendent comme nous a la perfection. Ainsi, ce que j'ai decouvert dans le miserable jardin d'une petite fille, ce sont les assises profondes de l'univers, le desir qui nous anime tous! Ces canards, mysteres dedaignes, qui naviguent tout le jour sur les petits etangs et venaient me presser affectueusement a l'heure des repas, et cet ane, mystere douloureux qui me jetait son cri delirant a la face, puis, s'arretant net, contemplait le paysage avec les plus beaux yeux des grandes amoureuses, et cet autre mystere melancolique, Berenice, qu'ils entourent, expriment une angoisse, une tristesse sans borne vers un etat de bonheur dont ils se composent une imagination bien confuse, qu'ils placent parfois dans le passe, faisant de leur desir un regret, mais qui est en realite le degre superieur au leur dans l'echelle des etres. C'est la meme excitation qui nous poussait, toi et moi, Simon, a passer d'une perception a une autre. Oui, cette force qui s'agite en nos veines, ce moi absolu qui tend a sourdre dans le moi deplorable que je suis, cette inquietude perpetuelle qui est la condition de notre perpetuel devenir, ils la connaissent comme nous, les humbles compagnons que promene Berenice sur la lande. En chacun est un etre superieur qui veut se realiser. La tristesse de tous ces etres prives de la beaute qu'ils desirent, et aussi leur courage a la poursuivre les parent d'un charme qui fait de cette terre etroite la plus feconde chapelle de meditation. Dans cette campagne denudee d'Aigues-Mortes, dans cette region de sel, de sable et d'eau, ou la nature moins abondante qu'ailleurs, semble se preter plus complaisamment a l'observation, comme un prestidigitateur qui decompose lentement ses exercices et simplifie ses trucs pour qu'on les comprenne, cette petite fille toute d'instinct, ces animaux tres encourages a se faire connaitre, m'ont revele le grand ressort du monde, son secret. Combien la beaute particuliere de cette contree nous offrait les conditions d'un parfait laboratoire, il semble que tous parfois nous le reconnaissions, car il y avait des heures, au lent coucher du soleil sur ces etangs, que les betes, Berenice et moi, derriere les glaces de notre villa, etions remplis d'une silencieuse melancolie.... Melancolie ou plutot stupeur! devant cet abime de l'inconscient qui s'ouvrait a l'infini devant moi. En attendant que tu fasses le voyage, regarde donc, ma chere Berenice, sa grace, sa douceur. Les femmes adoucissent notre aprete nerveuse, notre individualisme excessif; elles nous font rentrer dans la race. Le facheux est que trop souvent nous negligeons d'utiliser pour notre culture morale l'emotion qu'elles repandent dans nos veines. Mais je t'en prie, observe Berenice, cette petite chose, cette curieuse construction. En voila une qui sait utiliser la seve de l'humanite. L'as-tu examinee a la loupe? Quel effort! Certes elle ne se connait guere. Et comment se possederait-elle? Elle ne se regarde meme pas. C'est une enfant aveugle, emportee par les forces secretes de son ame. Interroge-la donc. Elle ne te parlera que de M. de Transe; elle croit regretter le passe; simplement dans un effort douloureux elle enfante quelque chose qui sera mieux qu'elle. Par cette tension que lui donnent son chagrin et son regret sans realite, elle atteint un objet qu'elle n'a pas vise. Ah! c'est bien elle, la chere petite fille, qui m'a aide a comprendre la methode creatrice des masses, de l'homme spontane! * * * * * Alors pour achever de convaincre Simon, je me retourne vers Berenice et je lui rappelle nos bonnes soirees d'Aigues-Mortes, ou si souvent je la pressai qu'elle me parlat avec une intimite plus tendre de M. de Transe, que j'aime en elle et n'ai pas connu. Les deux syllabes de ce nom qui dechire son ame et qu'elle repete avec un indicible chagrin de petite bete malade retentissent profondement dans son coeur, d'autant que ce long debat, ces fortes critiques l'ont accablee. Son oeil absent et ses baillements me le disent. Son esprit est ailleurs. Il vague la-bas ou elle se figure avoir eu l'ame satisfaite. Pour ramener Berenice aupres de nous, je lui fis un eloge exalte de Francois de Transe. J'en vins meme a lui reprocher avec une reelle amertume, ce qu'elle m'avait avoue un jour, par megarde, au detour d'une histoire: d'avoir voulu le quitter. Et ses nerfs etaient montes au point qu'elle se prit a pleurer. Visiblement, Simon avait compris les raisons de mon profond interet pour les masses et en quoi Berenice m'est un sujet excellent pour m'edifier sur la psychologie de l'humanite se developpant sans le consentement de l'ame individuelle. Je declarai donc la seance close; toutefois, desireux de mediter encore avec Simon, je m'autorisai de l'abattement que faisait voir Berenice pour la mettre en voiture. Nous allumames nos cigares. --Hein, dis-je a Simon, la vie a-t-elle des dessous assez abondants? Tu vois comme j'ai deshabille devant toi Berenice. Cela t'a fait le meme effet de pitie et d'apre curiosite que si on avait ecrase sous tes yeux la patte d'un chien. Eh bien! la misere universelle de l'humanite s'epuisant vers le mieux retentit en moi de cette facon-la. Comprends-tu, ajoutai-je, car j'etais plein de mon sujet, combien je suis heureux de devetir aupres d'elle mon personnage habituel d'indifference et d'impertinence pour etre irreflechi. Si tu savais combien j'aime les naifs, ceux qui me disent des choses dont j'aurais soin de rire s'il fallait les enoncer moi-meme. As-tu jamais soupconne que ma secheresse n'etait que du degout pour le manque de desinteressement que je vois partout et pour la frivolite. Mais ceux qui ne raillent jamais, les gobeurs, si tu savais comme je les aime, ceux-la! Si tu savais comme je me sens le frere des petites filles qui, avec une grande fortune, de beaux cheveux et connaissant deja le monde, entrent au couvent. Berenice, tiens, en realite, je m'agenouille devant sa simplicite. --Eh! me dit-il, elle est un peu maigre! --Simon! lui repondis-je avec vivacite, chaque jour un ecart plus grand se fait entre nous. Parfois je me demande si jamais, d'un sentiment sincere, tu as aime la souffrance. --Tu as de la chance, me repliqua-t-il, tu es tout a fait dans le ton pour gouter Saint-Trophime. A cette reflexion tres juste sur mon etat d'esprit, je vis bien que Simon comprenait encore ce qu'est la vie interieure, mais il ne croit plus qu'aux satisfactions tangibles. Pour ce qui est des varietes de l'idealisme, il ne sympathise plus, il classe. C'est la que j'avais ete sur le point d'en arriver, quand mon coeur n'avait pas d'autre maitre que moi-meme. Je l'ai prete a cette petite mendiante d'affection pour qu'elle me le rafraichit entre ses mains. * * * * * A la campagne, Simon avait pris l'habitude de faire un tour apres son repas, quel que fut le temps (j'ai deja indique sa tendance a la congestion): moi-meme j'etais tres echauffe par ma demonstration; nous decidames de regagner a pied notre hotel. Il m'accompagna jusqu'a la chambre de Berenice, de qui je tenais a prendre des nouvelles avant de me coucher. La, nous echangeames encore quelques mots. --Enfin, disais-je a Simon, pres de la porte entre-baillee, si j'en croyais le temoignage de mes sens, elle m'aimerait, car elle est prete a se donner a moi; or je sais qu'il n'en est rien. Tout d'abord, il ne me comprit guere, puis: --Chut! me dit-il en se frottant les yeux, parle plus bas, tu blesserais sa delicatesse. --Pas de subterfuge, m'ecriai-je; avoue qu'en realite tu n'as jamais aime que Spencer: tu fais predominer le rationalisme.... Peut-etre vas-tu historiquement jusqu'a regretter que la France n'ait pas accepte le protestantisme.... Il me declara qu'il se sentait reellement fatigue. --Simon, lui dis-je avec amertume, je croyais que j'aurais plus de plaisir a te revoir. * * * * * J'entrai chez Berenice et je trouvai la lampe encore allumee. Comment m'allait-elle recevoir? Ah! cette tristesse de s'endormir pres d'une lampe qui semble attendre! A cote d'elle etaient des biscuits et une bouteille de bourgogne videe. Cela me fit sourire: cette enfant adorait le bon vin apres les emotions; ai-je tort de la tenir pour une incarnation de l'ame populaire? Elle ouvrit les yeux avec un joli sourire d'animal repose; il semblait qu'elle eut laisse toute sa bouderie dans son sommeil et qu'elle s'eveillat a une vie nouvelle. Alors nous nous mimes a bavarder, et par une pente irresistible, la conversation revint sur celui que nous aimons, sur M. de Transe. Aussitot toute ma sensibilite s'interessait a la conversation, mais elle, cette fois, parlait de lui avec joie, riait des bons tours qu'ils avaient faits ensemble. * * * * * Ah! qu'elle jouisse du bonheur dans la mort, l'aieule qui t'a fait la naivete de tes yeux et t'a mis au coeur tant de gravite! * * * * * CHAPITRE NEUVIEME LE CHAPITRE DES DEFAILLANCES. LES MIENNES.--ON NE RIVE PAS SON CLOU A L'ADVERSAIRE.--DEFAILLANCE SINGULIERE DE BERENICE. Des mon retour dans Arles, l'action electorale commenca. Nous organisions chaque semaine des reunions sur quelque point de l'arrondissement, et je ne manquai jamais de me rendre a celles de nos adversaires. Souvent j'etais rappele d'Aigues-Mortes par depeche. Un soir je quittai en hate Berenice, et comme je marchais dans la nuit, le long des grandes murailles, vers la gare, trois petites filles me precedaient, qui chantaient d'une voix douce et qui pourtant va loin sur la plaine, d'une voix qui va jusqu'a mon coeur. ... Que de fois ailleurs je l'ai entendue, cette chanson! Mais pourquoi ce soir me decourage-t--elle?... J'irai jusqu'au bout de la pensee qui m'attristait: les landes de ce pays pour moi n'eurent jamais de mirages; elles ne font apparaitre qu'a d'autres les princesses des Baux. Huguette, Sibylle, Blanchefleur et Baussette, me disais-je, pourquoi les herbes de la Grau ne m'ont-elles pas conserve l'odeur de vos corps exquis? ou plutot pourquoi donner mes belles soirees a de grossieres taches? C'est sur les canaux de Venise, dans les faubourgs de cette ruine somptueuse que, pour la premiere fois, j'entendis cette cadence que me repetent trois pauvres enfants. Soirees divines, celles-la! Satures de toute sensualite, mes yeux, mes oreilles gorges de splendeurs, au point que dans cette abondance ils ne pouvaient plus rien percevoir, je pris conscience de l'essentiel de moi-meme, de la part d'eternite dont j'ai le depot. Saurai-je jamais les exalter assez haut par-dessus toutes mes heures, ces jours d'acrete et de manie mystique ou, jusqu'alors simple coureur amuse de choses d'art, je sentis la beaute abstraite sur les Fondamenta Zattere, en face de cette eglise de Palladio, qui, par un effet contraire au metaphysicien Goethe revela la beaute classique? O mon cher Rousseau, mon Jean-Jacques, vous l'homme du monde que j'ai le plus aime et celebre sous vingt pseudonymes, vous, un autre moi-meme, vous les avez connus a l'ile de Saint-Pierre, au milieu du lac de Bienne, cette haine des vivants, ces longues solitudes avec la peur de rencontrer des hommes, ces instants ou l'on se circonscrit en soi, ne percevant rien que le sentiment de son existence.... Vous fussiez-vous soumis aux conditions de la tache que m'impose la culture methodique de mon moi? Pourtant mon but n'est pas a desavouer Aigues-Mortes, qui est une Venise plus avancee dans son developpement, une lagune morte comme il arrivera des lagunes de l'Adriatique, determine une evolution superieure de mon moi. La qualite a l'acquisition de quoi je contribue ce soir me sera plus precieuse qu'aucune. Ce que je veux, c'est collaborer a quelque chose qui me survive. Il ne faut pas qu'un seul instant je perde la claire vision de ma tache, et sa dignite doit me soutenir contre mes defaillances. Alors, songeant quelle est ma superiorite, puisque j'ai la comprehension de tous les appetits, et qu'au contraire nul ne peut comprendre mes motifs, j'entrai dans la salle pleine de fureur. Or, les incidents qui s'y passerent ce soir-la n'etant pas caracteristiques, puis-qu'ils sont communs a toutes les reunions, ni generaux, car ils ne signifient rien d'essentiel a la race, ne meritent pas que nous nous y arretions. * * * * * ON NE RIVE PAS SON CLOU A L'ADVERSAIRE Le lendemain, j'ai rencontre l'Adversaire, qui me parle de mes reunions: "Cela doit bien vous ennuyer!" Je l'assure que je me plais plus avec les travailleurs du peuple que dans un salon d'Arles ou au cafe. --Mais enfin, qu'y a-t-il de commun entre vous et un ouvrier? --Les differences sont en effet sensibles, moins fortes toutefois qu'entre le tour d'esprit d'un fonctionnaire, par exemple, et le mien. Mais vous commettez une erreur ou je tombais dans les premiers temps. En causant avec des electeurs d'une certaine classe, pris individuellement, je croyais avoir affaire au peuple; cela est faux. Les hommes reunis par une passion commune creent une ame, mais aucun d'eux n'est une partie de cette ame. Chacun, la possede en soi, mais ne se la connait meme pas. C'est seulement dans l'atmosphere d'une grande reunion, au contact de passions qui fortifient la sienne, que, s'oubliant lui et ses petites reflexions, il permet a son inconscient de se developper. De la somme de ces inconscients nait l'ame populaire. Pour la creer, seuls valent des ouvriers, des gens du peuple, plus spontanes, moins lies de petits interets que des esprits reflechis. Elle est analogue a chacun de ceux qui la composent, et n'est identique a aucun. Elle depasse tout individu en energie, en sagesse, en sens vital. Ce qu'elle decide spontanement, ce sont les conditions necessaires de la vie. L'Adversaire s'est mis a rire. Et du ton d'un homme qui a passe des examens: --Croyez-vous qu'une foule trouve une solution algebrique? --Il ne s'agit pas de cette sagesse-la, mais de vivre. Un arbre, sans rien soupconner des belles theories de l'Ecole forestiere, sait mieux qu'aucun garde general quand il doit se developper, dans quel sens, selon quelle forme. C'est le secret de la vie que trouve spontanement la foule. --Voila bien de la philosophie, dit Martin en secouant la tete, mais comment un philosophe traite-t-il ou laisse-t-il traiter avec tant d'aprete ses adversaires? Par quel biais vous pretez-vous a faire votre partie dans le concert des injures, vous qui vous piquez de comprendre toutes les opinions et de degager ce qu'il y a de legitime dans chaque maniere de voir? --Raisonnons, lui dis-je, et vous comprendrez que si un peu de philosophie eloigne du ton ordinaire de la polemique, beaucoup y ramene. Dans ses elements en effet la philosophie nous enseigne que ni vous ni moi ne sommes la verite complete, et nous engage ainsi a une grande modestie l'un envers l'autre. Mais poursuivons le raisonnement des maitres: "Personne, disent-ils, n'est la verite complete, tous nous en sommes des aspects." Donc si l'un de nous n'existait pas, un des aspects de la verite manquant, la verite complete ne serait plus concevable. Ainsi faut-il que je satisfasse a toutes les conditions de mon individualisme, parmi lesquelles une des plus imperieuses est que je vous nie. Mais voici mieux encore: en admettant la mechancete et la mauvaise foi de mes adversaires (ce qui est le theme ordinaire de toute polemique), je fais une hypothese tres precieuse et bien conforme a la methode indiquee par Descartes dans ses _Principes_, par Kant dans sa _Critique de la raison pure,_ et par Auguste Comte, qui vous touche peut-etre davantage, dans son _Cours de philosophie positive._ La science, en effet, admet couramment ceci: "_La planete Neptune, n'eut-elle jamais ete vue, devrait etre affirmee. Fut-elle un astre purement fictif, la concevoir serait rendre un grand service a l'astronomie, car seule elle permet de mettre de l'ordre dans des perturbations jusqu'alors inexplicables._" De meme les vices de mes adversaires, fussent-ils fictifs, me permettent de relier, sans trente-six subtilites de psychologue, un grand nombre de leurs actes facheux; c'est une conception qui explique d'une maniere tres heureuse la reprobation et l'animosite qu'ils doivent en effet inspirer, quoique pour des raisons un peu plus compliquees. En combattant leurs vices imaginaires, vous triomphez de leurs defauts reels. Pour ce procede je m'en rapporterai a un maitre que vous goutez certainement: personne n'a vu la figure du ferment rabique; personne n'a constate expressement son existence, et Pasteur guerit de la rage en cultivant ce microbe hypothetique, peut-etre absolument fictif. Martin qu'offensait ma logique coupa court en souhaitant du moins que je n'aboutisse pas a une desillusion trop penible. --Je n'ai guere l'angoisse du resultat, lui repondis-je. Quand on s'est institue un fort dedain du jugement des hommes et du but poursuivi, peu importe, hors que nous mourrons un jour. J'ai une vision si nette de ce que valent les choses, sitot possedees, et des moyens de les acquerir, que la seule mesure de mon sentiment a leur egard tient en ceci que ce sont toujours ma compagnie et mon occupation du moment que je juge les plus miserables. La conclusion paraitra seche pour ce pauvre Adversaire qui, dans mes instants de loisir, m'amusait pourtant comme une petite oie vaniteuse et sans bonte. Mais quoi! de fois a autre ne faut-il pas deblayer un peu toute cette racaille ou nous commet la vie active! C'etait d'ailleurs exprimer a Martin de profitables verites. Je dois a quelque habitude d'analyser le sens des mots le privilege de ne pas assujettir mes idees a la phraseologie familiere. Beaucoup de personnes, par l'usage quotidien de certains termes, "haine, rancune, regrets, desirs," sont tentees de croire a la realite de ces sentiments en elles. Pour moi, je vois que les evenements n'eveillent guere sur mon moral d'impressions plus variees que la tuile qui me frole en tombant; je note, pour l'eviter, le toit d'ou elle glissa, je me soigne si elle m'a blesse; en aucun cas, je ne m'attarde a m'en faire une opinion sentimentale. Seulement j'ai a l'egard des tuiles possibles une continuelle mefiance, a laquelle je donne une allure de deference. Un homme fort distingue, employe d'une grande administration, disait: "Je salue les huissiers le premier, pour etre sur qu'ils me salueront."--"Moi aussi", lui repondis-je. Comme je ne suis employe d'aucune administration, il crut que je ne l'avais pas ecoute. Mais en realite que de fois je consulte des niais, simplement pour eviter qu'ils me conseillent ou me desapprouvent! Il faut opposer aux hommes une surface lisse, leur livrer l'apparence de soi-meme, etre absent. De qui donc a-t-on dit qu'il regardait tous les citoyens comme ses egaux, ou pour mieux dire comme egaux entre eux, ce qui fait qu'il plaisait assez naturellement a la masse? Charles Martin etait incapable de comprendre l'elevation morale, le parfait desinteressement de ces principes. C'etait avec toute la fureur d'un sectaire, et meme la reflexion d'un homme methodique, qu'il se composait des preferences! Par un mecanisme tres frequent, ses convictions d'ailleurs s'accordaient toujours avec ses interets. Il eut ete incapable de trouver des torts a celui qu'il aimait. C'est par la qu'il arrivait a joindre l'agrement de relations douteuses a la satisfaction de s'elever contre les mauvaises frequentations. J'en avais un piquant exemple sous les yeux. La biographie de Berenice, pour qui il avait une passion sensuelle, naturellement voilee sous l'interet le plus eleve, le genant fort, il la concevait comme l'histoire d'un jeune homme de grande famille que les siens avaient brutalement empeche d'epouser cette jeune fille. Version qui avait un instant etonne mon amie, puis tres vite lui avait paru la verite, tant nous sommes tous conduits a modifier les faits d'apres nos sentiments. * * * * * DEFAILLANCE SINGULIERE DE BERENICE Je touche ici un point delicat de la vie de Petite-Secousse. La presence aupres d'elle de Bougie-Rose, jolie fille un peu lourde, m'avait souvent etonne. "Ces deux personnes, me disais-je n'ont guere de point de contact, car Berenice a naturellement une sentimentalite tres fine. Se plairaient-elles par quelque autre cote que le sentimental?" Des allures tres molles de Bougie-Rose, un fin sourire de mon amie eveillerent ma perspicacite. Je confessai Berenice; elle me repondit avec une aisance, bien eloignee de l'effronterie et melee de douceur, qui me toucha d'une sensualite un peu malsaine. Je pus me convaincre que les images plaisantes et libres, tous ces jeux de la passion dont elle avait nourri ses yeux de petite fille, dans le musee du roi Rene, lui avaient donne une opinion fort differente de celle que nous nous faisons pour l'ordinaire des rapports de la sensualite et de l'amour. Son esprit ne s'etait pas plie a etablir entre ces deux formes de notre sensibilite les attaches etroites qui font que pour nous l'une ne va guere sans l'autre. Et pour achever de vous devoiler la pensee de Berenice, telle que je la surpris dans des entretiens d'un charme inexprimable, j'ai lieu de croire que ce vice naquit chez mon amie d'une extreme delicatesse: jeune et ardente, desoeuvree et solitaire, elle n'aurait pourtant pas voulu tromper M. de Transe; elle crut lui garder son amour, jusque dans les cheveux demeles de sa molle amie. Du point de vue de la raison froide, peut-etre Berenice a-t-elle raison. L'amour n'a pas grand'chose a voir avec les gestes sensuels. Une femme parfaite se choisirait un amant plein d'ardeur dans l'elite de la cavalerie francaise et, pour l'aimer d'amour, un pretre austere, comme notre divin Lacordaire, dont le seul regard la penetrera plus qu'aucune caresse dans aucun lit. Ces reflexions pourtant ne me satisfaisaient guere a cause du caractere peu harmonieux de cette defaillance de Berenice. Comment, me disais-je, ce petit animal, de qui le merite est d'etre instinctif, se laisse-t-il aller a ces deviations? Quand elle s'abandonne, ne voit-elle pas les details facheux de sa chute: Bougie-Rose, sans doute, a un tact naturel assez developpe et puis elle-meme ferme les yeux. N'empeche qu'un jour; dans une de nos promenades, je me laissai aller a lui vanter avec amertume les delicates amours des plantes. Peut-etre avais-je trop lourdement appuye. Elle m'ecouta avec surprise, puis, dans une penible confusion, ses yeux se remplirent de larmes. Si touchante, en ce moment, si confiante toujours, elle m'attendrit, me fit rougir de ma sotte enquete; et quand mes soupcons auraient quelque justesse, mon indignation n'etait-elle pas faite, pour une part, de froissements personnels? Je pris sa main emue dans ma main et lui dis: --Petite fille, vous etes pour moi une chere fontaine de vie. Ce serait d'un homme grossier de reflechir sur les inconvenients des diverses attitudes que notre condition d'homme nous contraint a prendre. Croyez bien que je n'ai pas cette mediocrite d'arreter mon imagination sur les complaisances auxquelles vous engagent peut-etre ces sens et cette beaute charnelle que vous recutes de vos aieux. Si je m'inquietai, c'est uniquement par piete pour M. de Transe. Apres reflexion, il me semble bien que vous avez sauve le meilleur de ce que vous lui donniez. Sans doute, aujourd'hui comme toujours, vous avez ete la plus sage en faisant la part du feu. Et meme s'il vous arrive de priver celui qui est dans le cercueil d'une de vos pensees, qui sont maintenant tout ce qu'il peut attendre de vous, si quelque tendre erreur un jour humilie votre vertu, rassurez-vous: la puissance surabondante de l'amitie que je lui voue et des sacrifices que je lui fais, en ne demandant rien de votre beaute, s'appliquera a l'expiation de vos peches. Elle m'embrassa, et c'est ainsi que fut clos cet entretien. Dans la soiree, Berenice, qui est toute faite d'esprit de finesse et de douceur, crayonna un petit dessin, comme elle a coutume, tandis que je lui developpe mes theories, puis me le tendit: c'etait elle-meme et une jeune femme, au-dessous de qui elle avait ecrit "Bougie-Rose", pour qu'on ne put s'y tromper, et cette legende, legerement modifiee, de la divine parabole: "Marthe, vous vous embarrassez de soins superflus; Philippe a choisi la meilleure part." J'admirai que cette petite fille cachat une malice si gracieuse derriere sa physionomie. Cette misere la mit dans mon imagination plus pres encore de la nature, et la grace avec laquelle elle s'en expliqua transforma en sympathie un peu triste la repugnance que j'avais de sa defaillance. "O ma beaute, disais-je, je vous remercie de ce que vous avez daigne etre imparfaite, en sorte qu'il me restat quelque embellissement a apporter a votre edifice." Dans la suite je dus reconnaitre que le sentiment exprime sous forme seduisante dans cette phrase etait gros des plus lourdes erreurs, C'est la que je rapporte l'origine des funestes manoeuvres que j'allais tenter contre l'instinct, sous pretexte de faire rentrer Berenice dans la sagesse vitale. * * * * * Ainsi, l'un et l'autre, nous avions nos defaillances et nos chagrins, et quoique sachant nous en faire des images supportables, nous etions loin de la pleine satisfaction de l'Adversaire, a qui nul homme ni evenement ne rivera jamais son clou. Ma Berenice, en me devenant suspecte, et mon contact perpetuel avec les electeurs me mettaient dans un etat assez particulier de tristesse nerveuse. Peut-etre la fievre qui monte des etangs d'Aigues-Mortes aux approches du printemps put-elle y contribuer. J'avais un desir apre et indefini de solitude; j'aurais voulu rever seul en face de ma pensee. Une depeche qui sonne a ma porte, mon courrier a depouiller me faisaient d'absurdes battements de coeur. Jamais je n'eus a un degre aussi intense l'ennui de faire de nouvelles connaissances, la fatigue de leur donner une image de moi-meme conforme a leur temperament, et tout l'ecoeurement de leur entendre exposer les principales anecdotes de leur existence avec la description de leur caractere. Mon reveil du matin, dans ces journees ecrasees de menues besognes, etait deja trouble: n'ai-je pas entendu, me disais-je, un visiteur dans l'escalier? Pour reagir contre cet etat nerveux, il n'est qu'un remede, empirique mais vraiment pas mauvais: dans les plus fortes angoisses de la vie de societe et surtout dans les reveils de nuit, se raidir et prononcer une phrase, un raisonnement prepares a l'avance. Cela peut surprendre, mais ces angoisses sont le resultat d'une force qui tourbillonne en nous (souvent un afflux de sang au cerveau). Il s'agit de l'utiliser, cette force; il faut ordonner un cerveau desordonne. Deux ou trois fois, dans notre enervement, Berenice et moi, nous dumes convenir que nous augmentions notre malaise. Elle surtout, dans ce melange malsain de sa tristesse et de mes inquietudes, etait prise de vertige, et l'Adversaire, visiteur plus rude accueilli, avec moins d'amitie et de confiance que moi, reposait pourtant l'enfant brisee. * * * * * CHAPITRE DIXIEME LA MORT D'UN SENATEUR REND POSSIBLE LE MARIAGE DE BERENICE Vers cette epoque survint une grande modification dans la vie de Petite-Secousse. Elle fut mandee a Aix, chef-lieu de l'arrondissement ou elle avait grandi. Pres de mourir, le senateur opportuniste du lieu voulait l'embrasser, et il lui declara qu'il la tenait pour sa fille. La mere de Berenice en effet semble avoir ete ce qu'on nomme un peu legerement une drolesse; du moins parmi ses exces avait-elle garde le sens de la maternite et beaucoup de clairvoyance, car s'etant preoccupee de choisir un bon papa pour sa petite fille, elle designa entre ses amants un collectionneur qui, peu apres, fut envoye au Senat par ses concitoyens. C'etait un galant homme; comme nous l'avons dit, il nomma le mari de sa maitresse gardien du musee du roi Rene--choix excellent, puisque Berenice s'y fit l'ame qui nous plait. A ses derniers moments, ce senateur s'inquieta d'avoir neglige sa fille; et quand elle fut a son chevet, il lui adressa un petit discours, sous lequel il eut la satisfaction de la voir pleurer. Toute agonie remettait devant les yeux de Berenice la tendre image de M. de Transe: --Votre mere, lui dit-il, est en quelque sorte la premiere qui m'ait appele a representer mes compatriotes. Elle m'a designe comme votre pere, quand d'excellents citoyens pouvaient egalement pretendre a cet honneur. Mon notaire, qui sur ma priere a pris des renseignements, me dit que vous hesitez entre le candidat boulangiste et celui des saines doctrines. Sans vouloir faire de pression, je vous engage a reflechir et a preferer M. Charles Martin, de qui je suis en mesure de vous dire qu'on fait grand cas dans les bureaux. Peu apres il mourut, leguant a Berenice cent mille francs. Et la situation de mon amie se trouva excellente, car on crut la somme plus forte; puis elle avait donne des gages a tous les partis, en sorte que l'opinion lui fut favorable. * * * * * A cette epoque, ma situation a Arles me preoccupait fort. Trop bonne pour etre abandonnee, elle n'etait pas telle que j'en eusse de la securite. Je ne pouvais me dissimuler ce que j'avais a redouter de la candidature projetee de Charles Martin. Ainsi mes interets electoraux, la tristesse de Berenice, qui tout de meme se sentait tres seule, mon desarroi de ses moeurs secretes, une insensible satiete qui me gagnait de nos pedagogies, tout concourait a me faire accepter un mariage que la dot de la jeune femme et la sensualite de Charles Martin rendaient possible. Elle n'eut pas recherche cette union, je doute meme qu'elle l'eut jamais envisagee, mais chaque jour l'en rapprochait, tant les conversations avec son notaire sur le placement de ses capitaux lui revelaient de difficultes ou elle se perdait. Puis quel prejuge ne court pas chez nous tous en faveur de l'etat de mariage! Je fus amene a lui en donner mon avis. ... Cette journee-la fut tres triste. Nous avions parcouru en voiture les rues de Nimes qui, la Maison Carree exceptee, ne m'offre aucun agrement. Elle tenait ma main dans sa main. En toutes circonstances, ce qu'il y avait la d'un peu femme de chambre m'eut choque, mais j'y sentais a cet instant comme le regard d'une pauvre petite bete a qui l'on fait du mal et qui declare: "Je l'accepte parce que tu es le plus fort, mais si tu m'aimes bien, ne me fais pas trop souffrir." J'aurais voulu trouver des mots d'une extreme douceur pour lui exprimer ma pensee. Mais obsede par la necessite de faire rentrer cette petite fille dans les voies de l'instinct, je ne savais que lui repeter: --Je te regretterai, ma petite amie, je regretterai le delicieux etat d'ame que tu me manifestes, mais je t'engage tout a fait a epouser Charles Martin. Et nous eumes un long dialogue sur la convenance de ce mariage, que j'appuyai par des considerations tirees, comme on pense, de ses defaillances actuelles et meme des chagrins qu'elle avait connus. Je lui rappelais ce qu'elle m'avait dit souvent et qui peut se traduire ainsi: "J'ai toujours eu un violent desir d'etre admiree et de plaire, et une violente souffrance de la brutalite qu'il y avait au fond de ceux qui profitaient de ma beaute." Souvent, dans ses voyages a Arles, elle s'etait offensee que des hommes mal vetus ou des sots congestionnes se permissent de la regarder avec un appetit meridional. --Je t'apprecie, mon amie, continuais-je, pour ta douleur et pour ta miserable vie. En te conseillant une nouvelle existence, je fais donc un sacrifice; je me prive du charme que sont pour moi ta tristesse, ton sourire et ta pale maison pleine de ton coeur ardent. Elle me repondit qu'a quitter tout cela elle ne trouverait pas le bonheur, et qu'elle le ferait seulement pour me plaire davantage. J'en fus emu au point de compromettre ma these: --Ma chere petite, ne rougis pas des malheurs qui t'ont offensee; crois bien que mon amour s'envenimait de ton chagrin habituel. Et meme, saurais-je t'aimer si tu devenais joyeuse sans fievre et simplement heureuse? Il me sembla que cette derniere phrase redoublait sa tristesse et qu'en voulant ecarter tout froissement de cette petite amie, je n'avais fait que gener plus etroitement son coeur. J'essayai de revenir sur ma pensee: --Mais pourquoi, heureuse dans une vie sans singularite, serais-tu moins belle? Peut-etre, en y reflechissant, les circonstances momentanees n'ont-elles que peu de part dans ton charme: ce qui vaut le plus en toi, c'est la longue preparation inconsciente que te firent tes aieux: tu es maceree de douceur, la qualite religieuse de ton coeur est exquise. Berenice se tut, elle pensait a celui qui est dans le cercueil. Et ne pouvant eviter de toucher ce point, le plus delicat de tous, je lui dis: --En verite, ma chere Berenice, M. de Transe lui-meme porterait votre ame a l'acceptation. Gardez de lui dorenavant un souvenir plus modeste et gardez-moi aussi quelque amitie. --Peux-tu croire, me dit-elle, que je t'oublie jamais? Son accent passait infiniment ses paroles. Et apres un silence je lui repondis: --Berenice, je sens combien tu es aimable, et c'est parce que j'en ai un sentiment aussi vif que je decline la volupte si tentante d'associer nos vies. Si je te faisais l'existence que je te reve, je te pousserais l'ame plus au noble encore et la remplirais du culte de M. de Transe; je te conduirais dans un cloitre pour y connaitre une exaltation delicieuse. Mais je crois que tu aurais des regrets plus tard. C'est pourquoi, petite fille, malgre tout il vaut mieux que tu epouses. Pendant cette conversation, nous etions arrives a la gare, j'avais pris mon billet et faisais enregistrer mes bagages. Quand je fus monte dans mon wagon: --Je suis seule au monde, me dit-elle, et personne ne m'aime. Je faillis redescendre sur le quai, ne pas rentrer a Arles ce soir-la. Mais quelle solution a cette aventure? Je voyais bien qu'au fond elle ne m'aimait pas, mais avait seulement de la confiance en moi et detestait sa solitude. Je sentais d'autre part que je ne goutais en elle que sa douleur sans defense, et que, gaie et satisfaite, elle m'eut ete une compagne intolerable. Le train s'eloigna, et je la vis, petite chose resignee, evoluer a travers les gros colis vers la sortie de la gare. Certes j'avais du desagrement sentimental, mais surtout je ressentais avec une vive indignation qu'une fille de dix-huit ans eut le coeur serre et des larmes sur les joues. Et j'allai a mes besognes, plein d'un decouragement qui n'a pas de nom et rempli d'une pitie a sacrifier bien des satisfactions pour obtenir un peu d'oubli et d'apaisement a ma chere Petite-Secousse et a tous ceux qui sanglotent dans la nuit. Je me la representais avec certitude, telle que je l'ai vue si souvent quand elle se sentait tout a fait miserable: roulee en boule sur son lit, ou son chien avait coutume de sommeiller, et pleurant la figure cachee contre cet animal, dont la chaleur peu a peu l'assoupissait. * * * * * CHAPITRE ONZIEME QUALIS ARTIFEX PEREO VOYAGE AUX SAINTES-MARIES.--CONSOLATION DE SENEQUE LE PHILOSOPHE A LAZARE LE RESSUSCITE. Le mariage se fit, et la nouvelle m'en surprit en juin, au plus fort de ma campagne electorale. Elle assurait a peu pres mon succes, car Berenice ne permettrait pas a son amant heureux de me combattre. Mais contre ma raison j'en ressentis du chagrin. Je cessai toute assiduite aupres de Berenice: l'Adversaire eut pu s'en offenser, et desormais que dire a mon amie? Elle-meme ne vint plus a Arles. On me rapporta qu'elle etait souffrante. Mai, juin, juillet passerent en besognes de candidat, et j'eus d'Aigues-Mortes, a de rares intervalles, les plus facheuses nouvelles. Une seule fois, a l'improviste, je les rencontrai dans Arles; elle marchait avec de gracieuses precautions de jeune animal sur les durs cailloux de ces rues antiques. J'entendis mon coeur sauter dans ma poitrine. Son sourire me parut eclatant de domination; son visage lumineux, eclaire par ses yeux et par sa paleur meme, prit un air d'imperiosite voluptueuse dont je fus accable. Cet instant-la m'aide a comprendre ce qu'on dit de la beaute eclatante et transparente des Vierges qui apparaissent a des jeunes devots passionnes. Mais le phenomene tout a fait curieux, c'est qu'elle, Petite-Secousse, que j'avais eue dans mon lit, pour ainsi dire, et de qui je m'etais fort amuse, me fit connaitre a cet instant le sentiment respectueux de l'amant pour la femme d'un autre, pour la femme toute de dignite qu'il ne peut ni ne veut imaginer en linge de nuit. Je l'aurais honoree et servie, je ne pensais plus a la desirer. Tant de tristesses accumulees en moi durant ces derniers soirs se grouperent soudain autour de sa figure et me firent une image singulierement ennoblie de cette petite dont j'avais eu satiete. Lui, avec la figure dure et bete qu'ils ont toujours, elle, triomphante de bonheur, sans qu'elle daignat meme etre mechante, ils me generent au point que je ne les abordai pas. Deux jours apres j'adoptais un chien egare, qui me fetait humblement vers les minuit dans la rue, et l'ayant rentre chez moi je le caressais quoiqu'il fut sale, en songeant que je lui etais superieur, a elle, dans l'organisation du monde, car j'avais agi avec douceur envers un etre qui avait de beaux yeux et de la tristesse. (Ce n'est la qu'une impression vite attenuee, contredite par dix autres, mais, pour marquer la situation et ses progres, je note chaque forme de ma defaillance, ma fievre ne s'y jouat-elle qu'une minute.) * * * * * A l'ordinaire, pour fatiguer mon ennui, je me donnais a mes amis politiques et visitais ma circonscription. Tous les matins, je sortais d'Arles et ma voiture m'emportait sur la grand'route, a travers la Camargue, dont la lente solitude m'enchantait, car par mille imaginations un peu subtiles j'y trouvais des temoignages sur mes propres dispositions. N'avais-je pas laisse derriere moi ce tresor accroupi de Saint-Trophime, comme j'ai laisse Berenice qui est mon autel et mon cloitre? Dans cette Camargue, n'y a-t-il pas, comme en moi, la grande voie publique avec quelques cultures sur les cotes, et que je franchisse le fosse, je tombe dans l'anonyme de la nature. Dans ce desert, nulle place pour une vie individuelle: le vent, la mer et le sable y communient, n'y creent rien, mais se contentent de prouver avec intensite leur existence. Ils eveillent la melancolie, qui est, elle aussi, une grande force sans particularisation. La, les pensees individuelles se perdent dans le sentiment de l'eternel, de l'universel; les arbres y sont tendus, inacheves; seules fixent l'attention quelques poignees de noirs cypres, regrets sans memoire, au milieu d'une lepre de mousse et de baguettes. Un jour, apres six heures de voiture, par la route la plus malheureuse de cette region desolee, j'arrivai au plus triste village du monde, aux Saintes-Maries. C'est moins une eglise qu'une brutale forteresse aux murs plats, enfermant un puits profond; dans le clocher, a la hauteur du toit, est une chambre Louis XV, decoree de boiseries or et blanc, remplie de miserables ex-voto: c'est la chapelle, peu convenable, des graves saintes Maries. J'allai sur la plage coupee de tristes dunes, chercher l'endroit ou debarquerent ceux de Bethanie, qui furent les familiers de Jesus. C'etait Lazare le Ressuscite, le vieux Trophime, Marthe et Marie, la voluptueuse Madeleine, de qui la brise de mer ne put dissiper les parfums. Mais celle que je fais la plus belle dans mon imagination, c'est sainte Sara, qui servait les Notre-Dame dans la barque et qui est la patronne des Bohemiens. Plus mysterieuse que toutes dans sa volontaire humiliation, elle reporta ma pensee vers ma Berenice, vers cette petite boheme a peine digne de delier les souliers des vierges ou des belles repenties, et qui semble avoir ete designee pour m'apporter la bonne doctrine. C'est sur ce rivage, miserable mais sacre pour qui n'a rien dans l'ame qu'il ne doive a ces obscurs passionnes d'ou naquit notre christianisme, c'est sur cette plage dont la legende m'etouffait de sa force d'expansion que je plaignis ma Berenice d'etre une vivante et d'obeir a des passions individuelles. Sans doute elle a ferme les yeux, mais fasse le ciel qu'elle ait perdu tout esprit, qu'elle soit devenue entre ses bras une petite brute sans clairvoyance ni reflexion, en sorte qu'elle ne soit pas a lui, mais a l'instinct et a la race,--et cela, je puis le croire, d'apres ce que j'entrevois de son temperament. Quand je remontai dans ma voiture, fatigue par de telles meditations melees a ma propagande de candidat, et legerement fievreux, un orage tombait sur la Crau. On leva les vitres sur le devant de la capote, qui me firent durant six heures une prison etroite ou le vent qui ecorche ces plaines jetait et ecrasait la pluie. Les chevaux, surexcites par la tempete et leur cocher, filaient avec une extreme rapidite. Je m'endormis d'un sommeil que je dominais pourtant et qui ne m'empechait guere de suivre mon idee. Etat qui n'est pas de reve, mais plutot l'engourdissement de notre individu, hors une part qui veille et beneficie de toute la force de l'etre. Sur ce premier campement de l'eglise de France, je venais de servir les doctrines sociales qui me seduisent, en meme temps que je revais de Lazare le Ressuscite, et, tous ces soins se melant dans mon sommeil lucide, je reflechis qu'il avait fait, celui-la, la meme traversee que j'entreprends maintenant, en sorte que je lui pretais quelques-unes de mes idees; et j'en vins a resserrer tout ce brouillard dans la lettre suivante, qui n'est que mon dialogue interieur mis au point. * * * * * CONSOLATION DE SENEQUE LE PHILOSOPHE A LAZARE LE RESSUSCITE "Mon cher Lazare, Aux dernieres fetes de Neron, votre air soucieux a ete remarque. Je sais que des personnes de votre famille desirent vous entrainer sur les cotes de la Gaule, ou elles comptent prendre une attitude insigne dans le nouveau mouvement d'esprit. La determination est grave. Vous ne m'avez pas cache le culte que vous gardez a la memoire de votre malheureux ami, et, d'apres sa biographie que vous m'avez communiquee, je me rends parfaitement compte qu'il dut avoir beaucoup d'autorite: il etait completement desinteresse, puis il aimait les miserables, ce qui est divin. Il m'eut un peu choque par sa durete envers les puissants; en outre, je ne puis guere aimer ceux sur qui je n'ai pas de prise, ces amis frottes d'huile qui me possedent et que je ne possede pas. Avec ces reserves, je comprends que vous l'aimiez beaucoup, d'autant que c'est pour vous une facon de monopole. Vous avez en effet sur la plupart de ses fideles cette superiorite d'avoir ete mele si intimement a sa vie qu'en l'exaltant c'est encore vous que vous haussez. Vous le voyez, mon cher Lazare, je me represente d'une facon tres precise l'interessant etat de votre ame a l'egard de Jesus: vous l'aimez. La question est de savoir si vous voulez conformer vos actes a votre sentiment. Confesserez-vous que sa vie et sa doctrine sont les meilleures qu'on ait vues? Lui chercherez-vous des disciples, ou vous contenterez-vous de le servir passionnement dans votre sanctuaire interieur? Telle est la position exacte de votre debat. Il vous faut peser si ce vous sera un mode de vie plus abondant en voluptes de partir avec Mesdemoiselles vos soeurs pour etre fanatique, en Gaule, ou de demeurer a faire de l'ironie et du dilettantisme avec Neron. Que vous restiez dans cette cour trop cultivee ou partiez vers des regions mal civilisees, de vous a moi, dans l'un ou l'autre cas, ca pourra mal finir, car les peuplades de la Gaule seront excitees a vous mettre a mort, a cause de votre obstination a leur procurer le bonheur, et, d'autre part, Neron est un dilettante si excessif que, vous goutant personnellement et sachant qu'on vous calomnie, il est fort capable de vous sacrifier, tant il est peu dispose a plier ses actes d'apres ses idees, a proteger ceux qu'il honore et a appliquer la justice. Dans la vie, les sentiers les plus divers menent a des culbutes qui se valent; en depit de tous les plans que nous concertons, les harmonies de la nature se font selon un mecanisme et une logique ou nous ne pouvons influer. J'ecarte donc les denouements qui sont irreformables et je m'en tiens aux avantages divers de l'une et l'autre attitude. Eh bien, il n'y a pas de doute, un fanatique (c'est-a-dire un homme qui transporte ses passions intellectuelles dans sa vie) est mieux accueilli par l'opinion que l'egotiste (homme qui reserve ses passions pour les jeux de sa chapelle intime). Les publicistes seront plus severes a Neron qu'a Marthe, quoique tres certainement cette derniere introduise dans le monde plus de maux que le premier, et que la part de responsabilite dans les malheurs qui naissent d'une mesentente ideologique soit plus lourde pour les victimes que pour les bourreaux. C'est que l'espece humaine repugne a l'egotisme, elle veut vivre. Le fanatique represente toujours le premier mot d'un avenir, il met en circulation, plus ou moins deformees, les vertus qu'il a apercues; l'egotiste au contraire garde tout pour lui, il est le dernier mot. Neron, mon cher Lazare, excusez-moi d'y insister, est un esprit infiniment plus large que vos deux excellentes soeurs, mais il est dans son genre le bout du monde; en lui les idees entrent comme dans un cul-de-sac; Marthe et Marie sont deux portes sur l'avenir. Le sectaire est donc plus assure, tout pese, de l'estime de l'humanite, puisqu'il la sert. Il est un rail ou elle glisse les provisions qu'elle adresse aux races futures, tandis que l'egotisme est une propriete close. Une propriete close, c'est vrai! mais ou nous nous cultivons et jouissons. L'egotiste admet bien plus de formes de vie; il possede un grand nombre de passions; il les renouvelle frequemment; surtout il les epure de mille vulgarites qui sont les conditions de la vie active. De ces vulgarites inevitables, n'avez-vous pas souffert quelquefois dans l'entourage si genereux pourtant, si loyal, de vos excellentes soeurs? Par moi-meme, j'avais de solides raisons pour etre fanatique: cela eut ete plus decent pour un philosophe. Des amis tres honnetes m'y engageaient fort. Mais la vie est trop courte! Quand j'aurais, selon le systeme des sectaires, traduit ma passion dans une attitude contagieuse, ce qui d'ailleurs la deforme toujours, quel temps me serait reste pour acquerir de nouvelles passions? D'ailleurs, il eut fallu conformer mes actes a mes idees. C'est le diable! comme vous dites, vous autres chretiens. Puisque, en ce monde, mon souci se limite a decouvrir l'univers qui est en puissance en moi, et a le cultiver, qu'avais-je a me preoccuper de mes actes? Moi qui ne fais cas que du parfait desinteressement, j'ai accepte certaines faveurs qui vinrent a moi en depit de ma paleur et de ma frele encolure; j'ai favorise diverses fantaisies de Neron, et ces complaisances me nuisirent devant l'opinion. A tout cela, en verite, je pretais fort peu d'interet; je n'ai jamais suivi que mon reve interieur. Dans mes magnifiques jardins et palais, je vantais le detachement; j'en etais en effet detache, j'etais sincere. Le comprendrez-vous, Lazare, ce luxe m'excitant infiniment a aimer la pauvrete? Avez-vous jamais mieux goute la pudeur que dans les bras de Marie-Madeleine? J'entre dans ces details intimes pour vous prouver combien j'ai toujours ete eloigne de cette decision ou vous penchez. Ah! ce n'est pas moi qui pensai jamais a suivre la voie sans horizon et si dure des sectaires. Et pourtant vous en dissuaderai-je? Suis-je arrive au bonheur, en ne me refusant a aucun des sentiers qui me le promettaient? Suis-je parvenu a recreer l'harmonie de l'univers? J'ai voulu ne rien nier, etre comme la nature qui accepte tous les contrastes pour en faire une noble et feconde unite. J'avais compte sans ma condition d'homme. Impossible d'avoir plusieurs passions a la fois. J'ai senti jusqu'au plus profond decouragement le malheur de notre sensibilite, qui est d'etre successive et fragmentaire, en sorte que, ayant connu infiniment plus de passions que le sectaire, je n'en ai jamais possede qu'une ou deux, tout au plus, a la fois. C'est dans cette idee que Neron me demandant, il y a peu, de lui composer un mot philosophique qu'il put prononcer avant de mourir, je lui ai conseille: "_Qualis artifex pereo!_ Quel artiste, quel fabricant d'emotions je tue!" C'est d'ailleurs une exclamation qu'il pourrait jeter avec a-propos a toutes les heures de la vie. J'ai acquis une vision si nette de la transformation perpetuelle de l'univers que, pour moi, la mort n'est pas cette crise unique qu'elle parait au commun. Elle est etroitement liee a l'idee de vie nouvelle, et comme son image est melee a tous les plaisirs de Neron, elle est melee a toutes mes analyses. La mort est la prise de possession d'un etat nouveau. Toute nuance nouvelle que prend notre ane implique necessairement une nuance qui s'efface. La sensation d'aujourd'hui se substitue a la sensation precedente. Un etat de conscience ne peut naitre en nous que par la mort de l'individu que nous etions hier. A chaque fois que nous renouvelons notre moi, c'est une part de nous que nous sacrifions, et nous pouvons nous ecrier: _qualis artifex pereo!_ Cette mort perpetuelle, ce manque de continuite de nos emotions, voila ce qui desole l'egotiste et marque l'echec de sa pretention. Notre ame est un terrain trop limite pour y faire fleurir dans une meme saison tout l'univers. Reduits a la traiter par des cultures successives, nous la verrons toujours fragmentaire. J'ai donc senti, mon cher Lazare, et jusqu'a l'angoisse, les entraves decisives de ma methode; aussi j'eusse ete fanatique, si j'avais su de quoi le devenir. Apres quelques annees de la plus intense culture interieure, j'ai reve de sortir des volontes particulieres pour me confondre dans les volontes generales. Au lieu de m'individuer, j'eusse ete ravi de me plonger dans le courant de mon epoque. Seulement il n'y en avait pas. J'aurais voulu me plonger dans l'inconscient, mais, dans le monde ou je vivais, tout inconscient semblait avoir disparu. Voici, au contraire, que vous survenez dans des circonstances ou ce reve devient aise, et il semble bien que vous soyez sur le point de le realiser, puisque ayant ressenti a la cour de Neron des inquietudes analogues aux miennes, vous meditez de vous mettre de propos delibere au service de la religion nouvelle ... Malheureusement, mon cher Lazare, j'y vois un obstacle, qui, pour se presenter chez vous avec une forme singuliere, n'en est pas moins commun a bien des hommes. Quand vous me parliez des curieux incidents de votre pays de Judee, vous ne m'avez rien cele du role important que vous y avez joue: le merveilleux agitateur vous a ressuscite. Vous etes Lazare le Revenu. En consequence, quoique vous ayez observe toujours la plus grande discretion sur cette anecdote desormais historique, il est evident que vous etes renseigne sur le probleme de l'au-dela. Si vous balancez comme je vois, c'est que la verite ne s'en impose pas, d'apres ce que vous savez, d'une facon imperative. Des lors, vous voila dans un etat d'esprit qui, pour naitre chez vous de circonstances particulierement piquantes, n'en est pas moins d'un ordre trop frequent: vous n'etes pas le seul revenu. Beaucoup, a cette epoque, bien qu'ils ne soient pas alles jusqu'au tombeau, ont comme vous des lumieres sur ce qui termine tout. Bien qu'ils n'aient pas eu les pieds et les mains lies avec les bandes funeraires, ils ne peuvent se donner aux passions de leurs contemporains. Leur sympathie est assez forte pour leur faire illusion quelques instants sur des idees genereuses, mais comme vous, qui vites pousser les fleurs par les racines, ils constatent que ce sont des songes sans racines serieuses. Ils ont de tristes lucidites, et apres de courts enthousiasmes, analogues a ceux que vous communiquent l'ardeur de Marthe et de Marie, l'humilite de Sara, la beaute de Madeleine et la jeunesse du vieux Trophime, ils s'ecrient, infortunes clairvoyants qui regrettent de ne pouvoir se tromper avec tout le monde: "_Qualis artifex pereo!_" * * * * * CHAPITRE DOUZIEME LA MORT TOUCHANTE DE BERENICE Les elections nous reussirent. Sitot elu, je quittai Arles et m'installai au Grau-le-Roi, ou Berenice, helas! deperissait aupres de l'adversaire. Celui-ci ne se dejugeait pas: il ne pensait rien que de severe sur un succes qu'il n'avait pas prevu, mais il avait trop le gout de la hierarchie pour ne point se figurer, depuis le scrutin, que nous etions lies par "une sympathie plus forte qu'aucune politique". * * * * * Qui donc avait repandu sur mon amie cette tristesse dont je la vis defaillante au Grau-le-Roi, dans les premiers jours d'octobre? "C'est la fievre des etangs", disait Charles Martin, toujours enclin aux explications plausibles et mediocres. Ah! les etangs jusqu'alors n'avaient donne que de beaux reves a la petite Berenice; jusqu'alors ses insomnies etaient enchantees de l'image de M. de Transe, et dans ses pires delires elle n'avait recu de lui que les signes d'une tendre amitie. Morne aujourd'hui pendant de longues heures, c'etait une jeune adultere qui desespere du pardon et repete avec egarement: "Comment ai-je commis cela?" Jamais elle ne se plaignit, mais ses mains diaphanes m'avouaient tout et me reprochaient amerement d'avoir pousse a cette union sans amour. M'etais-je egare sur ce que je croyais etre son instinct? Ce mariage de convenance, que j'avais souhaite pour redresser la vie de mon amie, allait-il donner a sa destinee l'irreparable tournant? L'extreme difficulte qu'il y a d'interpreter la volonte de l'inconscient m'apparut avec une singuliere nettete durant ces dernieres semaines, au cours des longs silences de Berenice, assise aupres de moi en face de la mer mysterieuse. A ma table de travail, je defaillais sous ces interets refroidis qui encombrent un nouvel elu. Ces querelles emoussees, ces compliments, ces reclamations m'etaient une chose de degout, comme l'idee fixe dans l'anemie cerebrale, ou, dans l'indigestion, le fumet des viandes qui la causerent. La reussite me supprimait trop brutalement le but dont j'avais vecu depuis huit mois; je n'avais plus d'impulsion a mon service. _Qualis artifex pereo!_ me repetais-je par ces lentes matinees de loisir, vaguant de la vaste mer a ces vastes espaces couverts des seules digitales, et n'osant a chaque heure du jour visiter Berenice. Etendu sur la greve, je m'abandonnais aux forces de la terre: il me semblait que son contact, sa forte odeur, sa belle sante me renouvelleraient mieux qu'aucun systeme. En depit de mon ame hative, je me sentais solidaire de cette terre d'Aigues-Mortes, faite des lentes activites du sable et de l'Ocean. Ne puis-je comparer le developpement de ce pays au mien propre? Les modifications geologiques sont analogues aux activites d'un etre. Berenice, qui sortit de son instinct pour suivre mes conseils et se marier, souffre comme souffrirait la nature entiere si elle etait soumise a des volontes particulieres. Dans mon orgueil de raisonneur, j'ai traite mon amie comme l'Adversaire traite le Rhone et sa vallee. En echange de la revelation que m'a donnee de l'inconscient cette fille incomparable, je n'ai su que la faire pecher contre l'inconscient. Sitot que le crepuscule avait couvert d'ombre ma table de travail, le visage amaigri de la jeune malade m'apparaissait comme un reproche. Accoude a mon balcon, sur ce doux canal du Grau-le-Roi qui va aboutissant a la mer, j'entendais dans une rue voisine les enfants, enerves de leur journee et trop bruyants, se debattre contre les grandes personnes qui les rappelaient au logis. Pour moi, j'attendais que huit heures sonnees me permissent d'aller aupres de Berenice; la fievre l'empechait de dormir, et je me consacrais a amuser le plus possible son extreme faiblesse. Quand il etait si evident que cet etre infiniment sensible ne souffrait que d'avoir froisse les volontes mysterieuses de son instinct, Martin nous fatiguait de sa therapeutique materialiste. De l'entendre, je m'etonnais qu'il put valoir si peu en vivant dans une telle societe. Par ses seules definitions de Berenice, il me deformait la delicieuse image que je m'etais composee d'elle d'apres nos pedagogies. Sa mediocrite me conduisit meme a cette reflexion que, si Petite-Secousse devait disparaitre a son contact, il ne m'en couterait pas plus de soupirs qu'elle mourut tout entiere, car Petite-Secousse est la partie de Berenice que j'ai jugee digne de toutes mes preferences. Les choses allerent plus vite qu'il n'eut ete raisonnable de le prevoir. En trois jours, cela fut au point que je ne doutai pas de sa fin prochaine. Sa figure et ses mains, pales comme les linges ou elle repose, gardaient ce petit air secret que nous lui avons toujours vu, mais une expression plus lente eteignait ses yeux qui m'ont eclaire si rapidement l'ordre de l'univers. Une extreme faiblesse l'accablait dans son lit, et moi de tenir sa main je me sentais plus fort. Berenice va disparaitre, pensai-je, mais je garde le meilleur d'elle-meme. Je me suis approprie son sens de la vie, sa soumission a l'instinct, sa clairvoyance de la nature; je suis la premiere etape de son immortalite, mon amie, ce sejour etait incertain pour toi, tu pouvais t'y abimer, mais en moi prospereront tes vertus. A cet instant, ses yeux ayant rencontre mes yeux, elle me souriait, mais quand son sourire s'effaca, je me sentis tout bouleverse, car je songeais a tout ce qu'il y a en elle de viager et qu'avant l'aube prochaine peut-etre je ne verrais plus. Je baisai sa main, qui, sous la chaleur de la fievre, n'etait plus deja qu'un leger ossement; et des larmes vinrent mouiller ses yeux, tandis que je repetais: helas! helas! Peut-etre se sentait-elle trop de faiblesse pour parler, et je n'avais d'elle que ses doigts qui caressaient doucement ma figure, mais je compris soudain avec epouvante qu'elle me regardait pour me voir une derniere fois. Depuis combien de temps cette pensee en elle? Ah! ces regards ou de pauvres hommes et de pauvres betes nous avouent le bout de leurs forces! Regard tendre et voile de ma Berenice qu'affligeait la peur de la mort! il me parut plus pitoyable qu'aucun mot desolant qu'elle eut invente pour se plaindre. Je lui parlai des promenades que nous ferions encore dans la campagne, elle se mit a pleurer sans repondre. Je ne crois pas qu'elle ait eu de graves souffrances physiques. La soeur qui l'assistait, et a qui, par delicatesse de femme, elle confiait toutes ses miseres, m'a dit: "Si elle a beaucoup souffert, c'est de quitter sa beaute, ses souvenirs et toutes ses choses de sa villa". Elle eut un delire de petite fille, et a moi, qu'elle avait fait asseoir au bord de son lit, cela paraissait si impossible que cette enfant participat d'un mystere sacre, comme est la mort, que je croyais parfois a un jeu de fievreuse. J'ai vu Berenice mourir; j'ai senti les dernieres palpitations de son coeur qui n'avait ete emu que de l'image d'un mort. Elle etait couchee sur le cote, comme ces pauvres betes dont elle eut toute sa vie une si grande pitie. Sans doute elle sentit la mort la posseder, car son visage gardait une terreur inexprimable. Et moi, je cherchais un moyen de lui temoigner la plus tendre sympathie, d'adoucir ce passage miserable; j'embrassais ces yeux ou roulaient les derniers pleurs. Je les embrassais comme elle avait mille fois embrasse son bel ane, sans preoccupation de politesse ni de sensualite, simplement pour lui temoigner ma fraternite. Ces baisers-la, elle ne les connut point de sa vie, car elle eveillait la volupte, "Maintenant, lui disais-je, tu as fini ta tache, tu atteins ta recompense, qui est la certitude, verifiee sur ma tristesse presente, que j'eus pour toi un reel attachement. Tu ne crains plus desormais d'etre meprisee par ceux a qui les circonstances ont compose une vie plus facile." Je lui ai fait la mort que j'ai toujours tenue pour la plus convenable, sans tapage, ni larmes, ni vaines demonstrations, mais un peu grave et silencieuse. Elle eut la fin d'un pauvre animal qui pour finir se met en boule dans un coin de la maison de son maitre, d'un maitre dont il est aime. Et pourtant, faire une bonne mort etait-ce un role suffisant pour elle? Elle eut ete precieuse surtout pour assister les autres a leur dernier moment, car elle savait sympathiser avec la nature dans ses plus tristes humiliations. C'est vers les cinq heures qu'ecartant les boucles de cheveux qui couvraient son front, je fermai les yeux de cette fille dont la sagesse eut merite mieux que de marcher cote a cote avec mes inquietudes raisonneuses. Des lors, tout l'appareil des soins funeraires s'interposa entre moi et ce corps qui ne m'etait plus qu'une chose etrangere. Je me retirai avec l'image que je gardais de cette veritable maitresse. * * * * * CHAPITRE TREIZIEME PETITE-SECOUSSE N'EST PAS MORTE! Les journees qui suivirent l'enterrement de Berenice, je les donnai avec une ponctualite en quelque sorte machinale aux devoirs de mon nouvel etat. Mais deja il ne m'etait plus qu'une passion refroidie, un casier de mon intelligence. Et ce pays aussi, que j'avais du orner de toutes mes emotions pour m'en faire un sejour utile, maintenant que j'allais le quitter n'avait plus pour mon ame d'imperiosite. C'etait en moi et hors de moi un profond silence. Il me semblait que le monde et mon moi se fussent figes. J'etais un bloc de glace sur une mer qui l'etreint en se congelant. Sur cette banquise lourde et monotone que je composais avec l'univers, seule glissait comme un nuage bas l'image de Petite-Secousse. Image gelee, elle-meme! De nos causeries, je ne savais plus que ses longs silences; de sa sensualite, rien que ses touchantes torpeurs, et de son corps elegant, je ne revoyais aucun detail, mais seulement j'etais rempli de cette tristesse que m'avait donnee chacune de ses graces quand je songeais qu'elles passeraient. De tant de gestes par ou elle me toucha, un seul m'obsede: c'est quand, la veille de sa mort, ses yeux rencontrant mes yeux, elle pleura sans parler. Ainsi passais-je des soirees, avant que le Parlement fut convoque, a m'attendrir sur le triste sort de la jeune Berenice, qui mourut d'avoir mis sa confiance en l'Adversaire. Sitot ma correspondance et autres besognes mises au net, de toutes les parties de mon ame montait une sorte de vapeur qui me voilait le monde exterieur. Sous cette tente metaphysique, je demeurais tres avant dans la nuit a contempler la reine par qui me fut revelee la vie inconsciente, et sa vue, mieux qu'aucune encyclopedie, m'enseignait les lois de l'univers. Meme il m'arriva d'etre rappele a la realite par une douleur au coeur; alors je souriais de m'exalter a ce point pour celle qui ne fut en somme qu'un petit animal de femme assez touchante. Rien au monde pourtant ne m'inspira plus vive complaisance. Une nuit, je ressentis, avec une intensite toute particuliere, que la preoccupation dont je venais de vivre pendant huit mois etait assouvie et qu'il m'en fallait une nouvelle. Pourquoi ne puis-je comme l'ocean pousser la vague qui nait dans la voie de la vague qui meurt, et comme lui me donner la puissance et la paix? Aupres de la mer unissonnante, je souffrais que ma vie fut une suite de sons prives d'harmonie. Ce probleme, qui n'est autre que de me trouver une loi, m'etait si agreable ce soir-la, et si doux aussi le vent genereux qui soufflait du large, que je resolus d'aller, en memoire de Berenice, jusqu'au jardin d'Aigues-Mortes. Il eut ete plus hygienique de gagner mon lit, mais l'idee des transformations de mon moi me presentait avec une grande force la convenance de jouir de mes sensations jour par jour. Puisque nous sommes la victime de morts successives, je refuse de sacrifier une satisfaction d'aujourd'hui au bien-etre de celui que je serai dans quelques annees. Ayant ainsi agrandi ma promenade par de hautes considerations, je fis les quatre kilometres de bruyeres et d'etangs qui separent d'Aigues-Mortes le Grau-du-Roi. La haie franchie de la villa de Rosemonde, je me retrouvai sur ce sable ou nous avions passe tant d'heures, et ou je venais sans doute pour la derniere fois. Je revecus avec intensite le chemin que j'avais parcouru aupres de Berenice, et je sentais que, hausse par cette etrange compagnie d'une annee, j'embrassais avec plus de force un plus grand horizon. Cette nuit d'octobre etait si chaude, ou plutot mon imagination si echauffee, que je resolus, etant un peu las, d'attendre le matin en me couchant sur des touffes de fleurs violemment parfumees. Dans mon etat de nerfs, ces arbres et toutes ces choses que je connaissais si bien faisaient se dresser devant moi, a tous instants, des apparences fantastiques. La masse des remparts, l'immensite de la plaine, la voluptueuse desolation de ce petit jardin, mon amour de l'ame des simples, ma soumission de raisonneur devant l'instinct, toutes ces emotions que j'avais elaborees dans ce pays et tout ce pittoresque dont il m'avait saisi des le premier jour, se fondaient maintenant dans une forme harmonieuse. Et comme ils avaient ete dans mon cerveau des mouvements coexistants et simultanes, ils cessaient sous ma fievre plus forte d'etre isoles pour composer un ensemble regulier. Beau jardin ideologique, tout anime de celle qui n'est plus, veritable jardin de Berenice! Au sens materiel du mot, je ne puis dire que Berenice me soit apparue, mais jamais je ne sentis plus fortement sa presence que dans cette importante veillee ou je resumai mon experience d'Aigues-Mortes. C'est qu'aussi bien, depuis un an, j'ai resserre autour de Berenice tous les mouvements de ma sensibilite. Telle que j'ai imagine cette fille, elle est l'expression complete des conditions ou s'epanouirait mon bonheur; elle est le moi que je voudrais devenir. Or, pour une ame de qualite, il n'est qu'un dialogue, c'est celui que tiennent nos deux moi, le moi momentane que nous sommes et le moi ideal ou nous nous efforcons. C'est en ce sens que j'ai vu Berenice se lever de sa poussiere funeraire. Pitoyable et fanee de peches, elle avait un nimbe lumineux ou s'eclairait ma conscience. Dans ces premiers violets de l'aube, je lui apportai ces memes sentiments d'humilite que d'autres connurent pour Isis qui les emouvait de son mystere et pour la Vierge tenant dans ses bras le Verbe fait petit enfant. Ma Berenice, sous ses voiles de jeune elegante, possedait, elle aussi, les secrets de la nature, et pour apparaitre en elle, la verite, une fois encore, emprunta les balbutiements d'un etre faible. --Berenice, lui disais-je, chacune de tes larmes a ete pour moi plus precieuse qu'un raisonnement impeccable. Mais ce benefice ne survivra pas a ta mort. Je crus entendre une voix: --Mes larmes en coulant sur toi ont laisse comme un signe particulier, auquel les hommes reconnaitront que tu as une part de l'ame d'une creature simple et bonne. --Tu etais, ma Berenice, le petit enfant sauveur. La sagesse de ton instinct depassait toutes nos sagesses et ces petites idees ou notre logique voudrait reduire la raison. Quand j'etais assis aupres de toi, dans ta villa, parfois tu partageais mes douloureux enervements; par une contagion analogue, j'ai participe de ta force qui te fait marcher du meme rythme que l'univers. Malheureux que je suis, j'y ai manque le jour que j'ai voulu corriger ton instinct et, par une double consequence, en meme temps que je pretendais te perfectionner, j'ai detruit l'appui que tu m'etais. Des lors, que vais-je devenir? Berenice me repondit: --Il est vrai que tu fus un peu grossier en desirant substituer ta conception des convenances a la poussee de la nature. Quand tu me preferas epouse de Charles Martin plutot que servante de mon instinct, tu tombas dans le travers de l'Adversaire, qui voudrait substituer a nos marais pleins de belles fievres quelque etang de carpes. Cesse pourtant de te tourmenter. Il n'est pas si facile que ta vanite le suppose de mal agir. Il est improbable que tu aies substitue tes intentions au mecanisme de la nature. Je suis demeuree identique a moi-meme, sous une forme nouvelle; je ne cessai pas d'etre celle qui n'est pas satisfaite. Cela seul est essentiel. Toi-meme tu te desoles de ne pas avoir de continuite; tu insistes sur ceci que toute augmentation de ton ame y suppose quelque chose qui s'aneantit. Dans cette succession ou tu te desesperes, quand comprendras-tu qu'une chose demeure, qui seule importe, c'est que tu desires encore. Voila le ressort de ton progres, et tout le ressort de la nature. Je pleurais dans la solitude, mais peut-etre allais-je me consoler: tu me poussas dans les bras de Charles Martin pour que j'y pleure encore. Dans ce raccourci d'une vie de petite fille sans moeurs, retrouve ton coeur et l'histoire de l'univers. --Ah! Petite-Secousse, que tu etais fortifiante dans le triste jardin d'Aigues-Mortes! --J'etais la; mais je suis partout. Reconnais en moi la petite secousse par ou chaque parcelle du monde temoigne l'effort secret de l'inconscient. Ou je ne suis pas, c'est la mort; j'accompagne partout la vie, C'est moi que tu aimais en toi, avant meme que tu me connusses, quand tu refusais de te faconner aux conditions de l'existence parmi les barbares; c'est pour atteindre le but ou je t'invitais que tu voulus etre un homme libre. Je suis dans tous cette part qui est froissee par le milieu. Mon frisson douloureux agite ceux-la memes qui sont le plus insolents de bonheur, et si tu observes avec clairvoyance, tu verras a t'attendrir sur eux: l'attitude provocatrice de celui-ci cache mal sa faiblesse, a laquelle il voudrait echapper; la secheresse que cet autre pousse jusqu'a la durete, n'est qu'impuissance a s'epanouir. Estime aussi les miserables: parfois il est en eux de telles secousses que c'est pour avoir tente trop haut qu'ils glissent bas. Personne ne peut agir que selon la force que je mets en lui. Je suis l'element unique, car, sous son apparence d'infinie variete, la nature est fort pauvre, et tant de mouvements qu'elle fait voir se reduisent a une petite secousse, propagee d'un passe illimite a un avenir illimite. Pour satisfaire ton besoin d'unite, comprends qu'il faut t'en tenir a prendre conscience de moi, de moi seule, Petite Secousse, qui anime indifferemment toutes ces formes mouvantes, qualifiees d'erreurs ou de verites par nos jugements a courte vue. Alors je m'agenouillai et j'adorai Petite-Secousse. * * * * * Le jour approchait. Les cimes des rares arbres bleuissaient deja de lumiere. Ce soleil qui se leve sur ce pays, ou Berenice a rempli son apostolat, me sera-t-il une aube nouvelle? J'entendis l'appel des animaux dans leur etable. Je n'eus pas de peine a leur ouvrir. Tous ces humbles amis de Berenice me firent fete suivant leur temperament, et quoique les canards filassent du cote des etangs sans politesse, je ne me trompai pas sur leur misere et sur le contre-coup qu'ils supportaient, eux aussi, de notre perte commune. Je restai un long temps a serrer la tete de l'ane dans mes bras, a plonger mes yeux dans ses yeux. Mais comme il appartient a une race longuement battue et que d'autre part cette heure religieuse du levant n'etait pour lui que l'instant de sa pature, il faisait des efforts pour se degager et brouter. Ah! me disais-je, comment gagner les ames. Petite-Secousse, je crois en verite que tu existes partout, mais il etait plus aise de te constater dans le coeur d'un leger oiseau de passage que de distinguer nettement comment bat le coeur des simples. C'est apres avoir reflechi sur cette difficulte de gagner les ames, de fraterniser avec l'inconscient, que Philippe forma ce desir dont il entretint Mme X... d'obtenir du chef de l'Etat la concession d'un hippodrome suburbain. En effet, pour que les ames s'epanouissent avec sincerite, il leur faut ces loisirs qu'eut Berenice, par exemple, et qu'elles ne soient pas, comme cet ane famelique, distraites par l'apre souci de quelques trochees d'herbes. Les souffrances, les necessites de la vie nous font comme une gangue miserable ou notre individualisme est opprime. Que l'heureux s'epanouisse, que nous saisissions avec aisance la direction particuliere de sa vie, on le concoit. Mais les miserables! Pour qu'aupres d'eux je profite, pour qu'ils s'entr'ouvrent et deviennent une fleur utile du jardin de Berenice, soyons a meme de les liberer; qu'ils cessent d'abord d'etre des opprimes! Et nous-memes, d'autre part, pour echapper a la dissipation et a l'alteration que nous subissons des contacts temporels, ne convient-il pas que nous nous refugions, comme dans un cloitre, dans une forte independance materielle? Ce n'est qu'un expedient, mais sans cette indication ce _traite de la culture du moi_ eut ete incomplet. L'argent, voila l'asile ou des esprits soucieux de la vie interieure pourront le mieux attendre qu'on organise quelque analogue aux ordres religieux qui, nes spontanement de la meme oppression du moi que nous avons decrite dans _Sous l'Oeil des Barbares,_ furent l'endroit ou s'elaborerent jadis les regles pratiques pour devenir _un homme libre,_ et ou se forma cette admirable vision du divin dans le monde, que sous le nom plus moderne d'inconscient, Philippe retrouva dans le _Jardin de Berenice._ * * * * * DEUX NOTES 1 deg. A PROPOS DU TITRE Ce volume--ou se clot la serie commencee par _Sous l'oeil des Barbares_ --a ete annonce sous le titre _Qualis artifex pereo_, que l'auteur a cru devoir modifier, par convenance envers quelques amies qui se fussent peut-etre embarrassees, le premier jour, de ce latin. Un ouvrage qui ne veut etre qu'un acte d'humilite devant l'inconscient, manquerait trop grossierement son but, s'il apportait la plus legere contrariete a des femmes. _Qualis artifex pereo!_ Pour nous qui ne detestons pas certaines pedanteries qui aggravent et enrichissent le debat, elle exprimait fort bien, cette formule, le desarroi de celui qui constate ne pouvoir se donner un moi nouveau qu'en tuant le moi de la veille. Mais qu'elle eu paru lourde, cette fleur de college, entre les seins de ma Berenice! * * * * * 2 deg. SUR LE CHAPITRE PREMIER Si deplaisant qu'il soit d'alourdir d'un commentaire cette fantaisie d'ideologue, je ne puis supporter qu'on meconnaise ici ma pensee, et je tiens a souligner que je fais intervenir MM. Renan et Chincholle comme deux exemplaires, universellement connus, de facons fort diverses de regarder et d'apprecier la vie. Ils me sont des facilites pour abreger et mouvementer les discussions abstraites. Faut-il redire que j'use de M. Renan selon la methode que Platon employa avec Socrate? Mais ce maitre n'est pas mort, m'objectent quelques-uns. Il nous a mis du moins en possession de son heritage intellectuel: de tout mon effort je le fais fructifier. Un nom plus affiche encore est mele a cet ouvrage, et chacun comprendra que je ne puis l'ecrire qu'avec un profond sentiment. Mais c'est a chacune, de ces pages que je voudrais etendre le benefice de cette note; on ne manquera pas de me chicaner avec des interpretations litterales ou fragmentaires. Tout est vrai la-dedans, rien n'y est exact. Voila les imaginations que je me faisais, tandis que les circonstances me pliaient a ceci et a cela. Goethe, ecrivant ses relations avec son epoque, les intitule: _Realite et Poesie_. * * * * * End of the Project Gutenberg EBook of Le culte du moi 3, by Maurice Barres *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CULTE DU MOI 3 *** ***** This file should be named 16814.txt or 16814.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/6/8/1/16814/ Produced by Marc D'Hooghe Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH F3. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at https://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit https://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: https://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.