The Project Gutenberg EBook of Les pilotes de l'Iroise, by Édouard Corbière

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Title: Les pilotes de l'Iroise

Author: Édouard Corbière

Release Date: May 23, 2005 [EBook #15885]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

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LES PILOTES
DE L'IROISE



ROMAN MARITIME

PAR ÉDOUARD CORBIÈRE

Auteur du Négrier.

1832.



1

Trouvaille en Mer.

Un jour que la brume d'automne, chassée par un vent d'Ouest assez fort, commençait à s'étendre sur les flots qui s'agitent presque continuellement entre l'île d'Ouessant et le terrible Raz-des-Saints, une petite barque de pilote, surmontée d'une misaine et d'un taille-vent, tournoyait au milieu des lames, dans le passage de l'Iroise, attendant les navires qui voudraient entrer à Brest ou relâcher à Camaret.1

Note 1: (retour) Les navires qui entrent à Brest y arrivent par une des trois passes suivantes: celle du Raz-des-Saints, formée par la côte du Sud-Est et l'île des Saints; celle de l'Iroise, comprise entre l'île des Saints et Ouessant: c'est la plus large et la moins dangereuse; et enfin celle que forme Ouessant et la terre du Conquet: cette dernière se nomme le Passage du Four.

En courant ça et là des bordées, tantôt au Nord-Nord-Ouest, tantôt au Sud-Sud-Ouest, le vieux patron du bateau s'entretenait gravement, la barre en main, avec les deux marins qui composaient son équipage. C'étaient tous trois de ces hommes simples, moitié cultivateurs, moitié matelots, comme la plupart de ces braves gens qui naissent sur les îlots et les rivages de la Basse-Bretagne. L'île d'Ouessant, posée avec son phare célèbre, à sept lieues de Brest, en sentinelle avancée de l'Océan, était la patrie du pilote Tanguy et de ses deux compagnons. La conversation qu'ils avaient entamée en bas-breton, en courant leurs bordées, roulait sur différents objets, monotone et inconstante, comme les vagues qui battaient la petite barque.

—Maître Tanguy, dit l'un, des jeunes matelots, vous allez souvent à Brest, vous, n'est-ce pas? Pour moi, je ne l'ai encore vu ce fameux Brest, qu'en traversant le Goulet. On dit que c'est une bien belle ville.

—Superbe, répond Tanguy à son élève Jean-Marie. Il n'y a rien de plus beau que le spectacle; mais ce qu'il y a de plus joli, c'est le bagne, où l'on garde huit mille forçats habillés en rouge de la tête aux pieds.

—Qu'est-ce que c'est que ça, le spectacle?

—La comédie, fichue bête! Borde six pouces de ton écoute de misaine, et tiens bon dessous!

Jean-Marie, après avoir exécuté l'ordre que vient de lui donner son patron, reprend ainsi le fil de l'entretien.

—Vous disiez donc que le spectacle de Brest est une bien belle chose?

—Comment, je te demande un peu, ça ne serait-il pas beau? C'est un grand magasin tout doré en dedans, où de belles dames et des messieurs ne parlent qu'en musique, et où on brûle trente-six mille chandelles en plein jour dans l'été... Pare-toi à filer ton écoute en grand; voilà un grain qui va nous tomber à bord.... Tu ne vois donc plus les grains, toi, à présent?...—Le grain passe, le dialogue continue.

—Mais comment vous, maître Tanguy, qui étiez chef de pièce à bord d'un vaisseau de 74, avez-vous pu quitter Brest pour venir vivre chez nous? Je suis bien sûr que si vous étiez resté au service, vous seriez à présent second maître canonnier au moins; qu'est-ce que je dis? maître-canonnier, peut-être bien....

—Si j'avais voulu, j'aurais été ce que je ne suis pas, je le sais bien; mais jamais je n'ai eu d'ambition, moi. J'aime mieux manger ma bouillie de blé noir avec des loups comme vous autres, que de vivre dans les grandeurs.... File ton écoute de misaine en grand! Attrape à amener le taille-vent en double!... Chien de grain qui m'a surpris pendant que vous êtes là à me faire conter un tas de bêtises!...

—Le grain est crevé, ne vous fâchez pas. V'là l'éclaircie qui se fait dans l'Ouest. Faut-il rehisser le taille-vent et la misaine, maître Tanguy?

—Oui, rehisse tout, parce que nous allons pousser notre bordée jusqu'en vue de l'île des Saints, d'autant que j'ai rêvé la nuit dernière qu'il y aurait un grand navire à aborder dans le Sud.

—Vous avez rêvé, dites-vous? racontez-nous donc cela un peu.

—Oui, tout de suite, n'est-ce pas? comme si je rêvais tout exprès pour vous conter des histoires? Les songes sont des choses que vous ne pouvez pas comprendre, mes amis; et d'ailleurs, vous êtes trop superstitieux, dans votre pays, pour qu'on s'amuse à vous mettre un tas de balivernes en tête. Un rien vous fait trop de peur; mais ce n'est pas de votre faute: la superstition, comme on dit, sera toujours la superstition. Voyons, prends ton écuelle, et vide un peu la cale de ce bateau.

—Pardieu, ce n'est pas comme vous, qui n'avez peur ni de Dieu ni du diable!

—Quand tu en auras vu autant que moi, mon garçon, tu ne seras pas plus malin peut-être, mais tu seras au moins un peu plus déluré. En attendant, continue toujours à être aussi borné que tu l'es; c'est ce que tu peux faire de mieux.

—Combien de combats avez-vous bien eus dans votre vie?

—Tiens, il me demande cela avec son air nigaud, comme si dans mon temps on comptait les combats!

—Ah! c'est vrai, que je suis bête! Avez-vous été blessé quelquefois, maître Tanguy?

—En voilà encore une meilleure que l'autre! Il voit que j'ai un sabord de crevé, et il me demande encore si j'ai été blessé! Pourquoi donc prends-tu un écubier de la figure, enfoncé avec la pointe d'une hache d'armes?

—C'est encore vrai, vous avez perdu un oeil, et je n'y faisais pas attention dans le moment actuel... Ce que c'est pourtant que d'avoir servi! Je suis bien sûr que vous verriez des morts plein votre bateau, et des bras et des jambes coupés comme des chiques de tabac, que vous n'y feriez pas plus d'attention...

—Moi! ah bien, oui! j'ai bien autre chose à faire! Quand ma femme Soisic, mes cinq enfants et tout Ouessant, seraient écrasés à mes pieds par le tonnerre de Dieu, je fumerais ma pipe, vois-tu, aussi tranquillement sur leurs cadavres, que quand tu danses au son du biniou. On est un homme ou on ne l'est pas, quoi! En attendant, hache-moi ce bout de tabac, et allume-moi ma pipe, non pas au feu du canon, mais au feu de ton briquet, puisque tu ne connais que celui-là.»

Pendant cet entretien, qui n'avait rien de bien piquant pour ceux qui le prolongeaient, la petite barque faisait de la route vers l'île des Saints, avec la brise qui fraîchissait. L'île des Saints! nom terrible pour les pêcheurs même qui l'habitent; langue de terre hérissée de redoutables rochers, et couchée au niveau des flots comme pour surprendre et briser les navires qui viennent se perdre corps et biens sur les rescifs qui l'entourent! A l'approche de cette île imperceptible, au milieu des vagues qui se déroulent sur elle, nos trois pilotes firent, comme d'habitude, le signe de la croix. Tanguy commença un pater, son bonnet à la main; et Jean-Marie, agenouillé sur l'avant, dans le fond de l'embarcation, posa dévotement ses mains jointes, sur l'étrave. Mais en relevant les yeux, qu'il avait tenus religieusement baissés pendant sa prière, quel objet frappe ses regards? Un grand navire couvert de voiles lui apparaît à travers la brume, devenue moins épaisse, courant largue dans le Raz-des-Saints! Les trois pilotes, à cette vue, poussèrent un cri d'effroi: ils savaient que ce bâtiment allait s'abîmer sous les eaux, en poursuivant quelques minutes encore la route funeste qu'il avait prise. Il aurait fallu voir la promptitude que mirent nos trois Ouessantins à larguer, pour faire plus de route, un des deux riz qu'ils avaient pris auparavant dans leurs voiles! Rien n'égale leur impatience, si ce n'est la vivacité avec laquelle ils agissent; c'est un navire qu'ils ont à sauver: une minute de retard, et tout un équipage est perdu. Ils crient tant qu'ils peuvent, comme si à bord du bâtiment qu'ils hêlent en hurlant, on pouvait les entendre. Maître Tanguy frappe du pied, s'arrache les cheveux: Jean-Marie et son autre compagnon prient la sainte Vierge, en étarquant leurs drisses à bloc. Leur barque, chargée de voiles, risque à chaque instant de chavirer; mais ils ne font attention ni à la brise, qui les couche sur le flanc, ni à la lame, qui les couvre en déferlant par le travers. Le ciel secondera leur empressement, et comblera leurs voeux: ils touchent presque au navire, qui a dû les apercevoir. Un moment encore, et ils lui feront changer de route: une seule minute, et ils arracheront son équipage à la mort..... Vain espoir! la brume, qui pendant quelque temps s'est dissipée, s'épaissit de nouveau: on ne voit plus qu'à peine les hautes voiles du bâtiment que les regards des pilotes cherchent avec avidité dans le nuage qui les environne; il disparaît..... Et comment encore? Est-ce au sein de la brume ou dans l'abîme des flots? Quelle anxiété pour ces malheureux, dont le coeur palpitait à l'espoir d'une bonne action!..... Leur barque glisse impunément sur les bancs de roches que recouvrent à peine trois pieds d'eau: elle semble chercher dans l'épaisseur du brouillard, le bâtiment à l'endroit où ils l'ont perdu de vue il y a encore si peu d'instants. Rien ne s'offre à leurs regards, errant avec anxiété autour d'eux. Mais une éclaircie va se faire, et ils pourront bientôt peut-être arracher au naufrage les infortunés pour lesquels ils exposent leur vie avec tant de dévouement et de simplicité....

L'éclaircie se fit en effet, mais plus de navire! Nul doute qu'il venait de s'engloutir... Quelques débris s'offrent aux regards consternés des pilotes: ce sont des planches, des morceaux de pavois et des bouts de mâture, entraînés par la violence du courant, qui bouillonne autour d'eux avec un bruit effroyable. La barque de Tanguy court incertaine, en tournoyant, au milieu de ces débris, qui n'attestent que trop le naufrage du bâtiment que les pilotes n'ont pu sauver. Pas un homme ne flotte sur les vagues, pas un cri ne les appelle: les remous de la marée ont tout enlevé en bouillonnant au-dessus de l'endroit où le navire a péri. Jean-Marie, le premier encore, croit apercevoir une embarcation: un cri de joie s'échappe de sa poitrine oppressée; c'est peut-être un des canots du navire, dans lequel des naufragés auront réussi à se soustraire à la mort. À cette vue, nos pilotes se dirigent sur l'objet que leur indique leur camarade. Mais en l'approchant, cet objet ne présente plus la forme d'une embarcation: c'est une cage à poules; ils s'en emparent avec vivacité: elle deviendra au moins pour eux un indice. Mais ô surprise! sous les barreaux de cette espèce de nacelle, abandonnée aux flots, qui la submergent à chaque mouvement, ils croient distinguer un paquet enveloppé avec soin: des cris aigus sortent de ce paquet qu'ils ont déjà dégagé de la cage à poules, hallée à leur bord. L'étonnement des bons pilotes redouble lorsque, tout palpitants d'espoir, ils retirent d'un manteau encore tout trempé d'eau de mer, deux petits enfants à moitié évanouis. Une croix en bois, garnie d'or, se trouve cachée dans les vêtements dont ils débarrassent les deux jeunes naufragés. On ne peut se faire une idée de l'attendrissement du patron Tanguy, à l'aspect d'un petit garçon qui lui tend ses deux bras transis de froid. Jean-Marie s'est déjà emparé de la petite fille, et Tanguy, qui, quelques minutes auparavant, aurait vu, disait-il, sans la moindre émotion toute sa famille périr à ses côtés, se prend à fondre en larmes, en réchauffant sous sa grosse capote les frêles créatures qu'il vient d'arracher à la mort.2

Note 2: (retour) Dans le naufrage du navire le Pégase, sur les côtes de Normandie, l'équipage, voyant qu'il n'y avait plus d'espoir de sauver les passagers, plaça deux jeunes enfants confiés au capitaine, non dans une cage à poules, comme les orphelins de mon histoire, mais dans l'enveloppe en bois d'un philtre de bord. Ces deux jeunes infortunés furent trouvés noyés au fond du meuble dans lequel la prévoyance des matelots avait cru pouvoir les soustraire à la mort.

Ce n'est pas tout encore, dit-il à ses deux amis: après avoir sauvé ces petits êtres que le bon Dieu nous a envoyés, il faut essayer avant la nuit de porter secours à d'autres naufragés, qui nous élèvent peut-être leurs bras vers nous, sur ces chiennes de lames tournantes que Dieu confonde!

—Oui, oui, maître Tanguy, répondent les deux autres pilotes: courons encore quelques petits bords au milieu de ces épaves. Mais au nom du bon Dieu, ne jurez pas tant contre cette mer, qui est bien mauvaise, il est vrai, mais qui nous fait vivre, avec la protection de la sainte vierge Marie et du bon Jésus, son fils.

Et puis Tanguy élève vers le ciel la petite croix qu'il a trouvée dans les vêtements des deux enfants. Chacun des pilotes, à l'exemple de leur chef, baise avec respect ce signe révéré, et la barque continue à courir entre les débris qui couvrent la mer.

Toutes les recherches furent vaines: la nuit voilait déjà les flots; les vents d'Ouest semblaient en mollissant vouloir passer au Sud-Ouest. À onze heures du soir, ils hallèrent en effet le Ouest-Sud-Ouest, et puis après ils tournèrent au Sud: désespérés de ne rien trouver sur les vagues qu'ils avaient battues pendant plusieurs heures, nos pilotes se décidèrent à gouverner sur Ouessant, où leurs familles devaient s'inquiéter de ne pas les avoir vus rentrer à l'heure accoutumée. Ils orientèrent en larguant le ris qu'ils avaient encore conservé, de manière à rentrer chez eux sans perdre de tems. Ce fut après avoir fait leur petite manoeuvre, qu'ils purent examiner enfin en repos la trouvaille précieuse qu'ils venaient de faire.

Le petit garçon, que Tanguy avait enveloppé dans sa capote, pouvait avoir dix-huit mois ou deux ans; la petite fille, dont Jean-Marie s'était emparé, paraissait plus jeune encore que son frère, car à la ressemblance parfaite qu'ils avaient entr'eux, il n'était guère permis de douter que ce ne fussent le frère et la soeur. Leurs cris perçants pendant le trajet déchiraient le coeur de ces pauvres gens. Je sais bien ce qu'ils demandent, répétait Tanguy: ils veulent téter; mais avec la meilleure volonté du monde, nous ne pouvons pas leur servir de mère. Une fois à la maison, ce sera différent. Ta femme nourrit, à toi, Jean-Marie, eh bien, elle aura un nourrisson de plus, et la mienne, un beau gros garçon en supplément.

—Oh! pour ce qui est de ça, maître Tanguy, je vous promets bien que je ne laisserai pas aller à d'autres cette chère enfant. Ce que le bon Dieu nous envoie est toujours bien reçu chez nous. Et puis, voyez-vous, j'ai dans l'idée que ces enfants-là nous porteront bonheur.

—Mon embarras à moi, tu ne le sais pas, toi, Jean-Marie, parce que tu n'as pas l'esprit assez ouvert pour ces sortes de choses-là: mon embarras donc, c'est de savoir à quelle nation ces deux petits particuliers appartiennent.

—Mais à la nation des enfants trouvés.

—Encore une bonne! Comment tu ne comprends pas que je veux dire, s'ils sont anglais ou français?

—Mais le petit garçon dit à chaque instant da da. Est-ce anglais ou français, vous qui parlez toutes les langues?

—Allons, imbécile, étarque ta misaine, et amarre-moi ferme ta drisse, qui a molli déjà de plus d'un pied. Tu ne comprends pas plus ce que je yeux te dire, que le pater noster que tu rognones à tout bout de champ, bord à bord avec notre curé.»

Pendant cette conversation, qui ne jetait pas un grand jour sur l'origine des enfants qu'ils venaient de sauver, nos pilotes avaient fait de la route, et le feu de leur île bien-aimée brillait déjà vivement à leurs jeux. Quelle joie ils se promettaient, en déposant dans le sein de leurs familles leurs deux nouveaux hôtes! Avec quel plaisir Jeanne, la femme de Jean-Marie, et Soisic, la femme de Tanguy, recevront le cadeau que leurs époux leur destinent! Nos pilotes n'étaient pas riches, tant s'en faut; l'un avait déjà deux enfants, et l'autre cinq; mais un marmot de plus ou de moins ne fait pas grand'chose pour les pauvres gens. Il n'y a que les riches qui s'affligent, en comptant avec eux-mêmes, de voir leur famille s'augmenter. Où il n'y a rien le partage est bientôt fait. C'est là ce que disaient nos trois Ouessantins.

L'arrivée du bateau pilote était impatiemment attendue dans l'île: le vent avait été fort et le temps brumeux pendant la journée; on commençait à avoir des inquiétudes sur le compte de nos trois chercheurs de navires. Tanguy passait pour ambitieux, et pour vouloir tenter trop souvent de faire des rencontres, quand ses autres confrères relâchaient prudemment. Déjà on l'accusait de s'être engagé trop témérairement dans de mauvais parages; mais quand on vit sa barque rentrer d'un air triomphant, avec quelques épaves de ce navire, qu'il avait inutilement cherché à sauver, on ne lui adressa plus que des félicitations. Sa femme lui sauta au cou; le syndic des gens de mer l'accabla de questions. Pour toute réponse il mit son petit garçon dans les bras de son épouse, en lui disant: En voilà un autre de ma façon; et au syndic des gens de mer il se contenta de dire en quelques mots, que lui, syndic, en savait tout autant que lui-même sur ce qu'il lui faisait l'honneur de lui demander.

Pour Jean-Marie, il avait déjà fait cadeau à sa femme du marmot, avec lequel il n'avait fait qu'un saut du bateau au rivage, en accostant à terre.



2

Le Baptême par précaution.

Le lendemain de l'arrivée du bateau de Tanguy, la curiosité publique se trouva très-vivement excitée à Ouessant, par la nouvelle de la trouvaille que venait de faire notre maître pilote. Tous les insulaires voulurent voir les deux jolis petits enfants sauvés si miraculeusement. Le commandant de place rendit visite aux nouveaux hôtes de la femme de Jean-Marie et de celle de Tanguy. Le juge de paix et le syndic de la marine se déplacèrent même pour féliciter ces deux bonnes mères de famille, sur l'hospitalité qu'elles avaient accordée à leurs infortunés nourrissons. Et puis arriva le curé du lieu, la pipe à la bouche, le bonnet brun sur la tête et les sabots aux pieds. Il examina attentivement la croix trouvée sur les deux naufragés; il fit ensuite un petit sermon sur le miracle opéré en faveur des deux enfants par la vertu de ce signe de rédemption; et, après avoir conclu que les petits naufragés devaient être nés dans la religion catholique romaine, il ajouta qu'il ne serait peut-être pas mauvais de les baptiser, au risque de leur administrer une seconde fois le sacrement de vie. La parole d'un curé est sacrée en Basse-Bretagne, surtout quand il s'avise d'entremêler deux ou trois mots à peu près latins, aux exhortations qu'il fait, ou aux sentences qu'il prononce en langue celtique. Quid benè non défuit, dit le pasteur, et il fut annoncé qu'on ferait administrer au plus tôt le baptême aux deux petits orphelins.

Le juge du canton voulut verbaliser avant tout; l'agent maritime fit son rapport au commissaire-général de la marine, à Brest, et Tanguy se prépara à la solennité fixée au lendemain par son gros curé.

La cage à poules, ce berceau flottant, dans lequel avaient été trouvés les enfants, donna lieu, ainsi que quelques débris ramassés par les pilotes, à plus d'une longue dissertation parmi les marins de l'île. Les uns soutenaient que la peinture verte qui la couvrait et la forme des barreaux, indiquaient assez que cette cage appartenait à un bâtiment anglais. Les autres prétendaient que le linge fin et le manteau qui enveloppaient les deux orphelins, étaient d'étoffe française; les femmes d'Ouessant, dont les connaissances en fait de toilette sont assez bornées, pensaient que les petites chemises n'avaient pu être cousues, et taillées que par une main étrangère. Enfin survint un pauvre cordonnier qui avait été marin, et qui soutint que les souliers des jeunes naufragés avaient été confectionnes aux Colonies, tant ils étaient mal cousus et de mauvaise qualité. Le curé à ce propos voulut lui appliquer le ne sutor ultra crepidam. Le cordonnier fit la grimace au curé, qui riait de ne pas être compris, et la discussion en resta là. Mais un fait sur lequel tout le monde tomba d'accord, c'était la ressemblance prodigieuse qui existait entre la mignonne petite fille et le joli petit garçon. Plus de doute, c'étaient le frère et la soeur. Malheureux enfants! s'écriait-on: ils n'ont ni père ni mère, et Tanguy alors de répondre, en montrant sa femme:—Pour qui donc nous prenez-vous, vous autres? Voyons, qu'on leur donne vite le baptême en double ration, et que tout cela finisse!

Le baptême arriva. Deux pilotes et deux grosses paysannes servirent de parrains et de marraines aux néophytes. Tanguy et Jean-Marie devinrent leurs pères adoptifs. L'un, pendant la cérémonie, se tenait dans un coin de l'église, impatienté de voir le curé prodiguer le sel et l'eau aux deux pauvres enfants qui criaient de toute la force de leurs petits poumons. Le brave homme ne concevait pas bien que l'on fit souffrir autant d'aussi faibles créatures, pour leur mettre sur les lèvres une vilaine eau salée, quand il venait de les retirer à moitié noyés du milieu de la mer. Le meilleur baptême qu'ils aient reçu, disait-il en lui-même, c'est celui d'avant-hier: ce petit garçon-là sera marin, ou que le diable m'emp—!

—Et quel nom lui donnez-vous, maître Tanguy? demanda le curé.

—Mais le mien d'abord, et puis un nom de circonstance, puisqu'il ne peut avoir un nom de famille.

—Quel nom de circonstance, encore?

—Et ma foi, appelez-le... ma foi... appelez-le Cavet, puisqu'il a été trouvé en mer3.

Note 3: (retour) Cavet signifie trouvé, en bas-breton.

On nomma la petite fille Jeannette, comme la femme de Jean-Marie, sa mère adoptive.

Le soir de la cérémonie, tout Ouessant était dans la joie et dans l'ivresse, mais dans l'ivresse du vin, car dans ces pays on boit pour célébrer chaque solennité. Les peuples auxquels sourit sans cesse un beau ciel, peuvent bien se passer de ce véhicule de gaîté que les Bas-Bretons vont puiser au fond d'un verre, et quelquefois dans les flancs d'un tonneau rempli de lie. Mais au milieu de ces rochers sauvages, toujours battus par la mer, et recouverts d'une froide et brumeuse atmosphère, comment se trouver assez de gaîté naturelle dans le coeur, pour rire au milieu d'un festin, et pour danser au bruit des vagues sur un rivage aride! Ne faut-il pas que les Bas-Bretons oublient tout ce qui les entoure, quand ils veulent se réchauffer l'imagination et se créer d'heureuses illusions? Vous trouvez que leur joie est brutale et leur rire frénétique, au sein des orgies qui les rassemblent; mais plaignez plutôt la destinée qui les force à ne jouir que d'un délire factice, et à n'éprouver que des plaisirs qui s'envolent, hélas, si vite avec ce délire d'un jour que le vin allume dans leurs sens.

Tous les instants du festin, auquel présidait maître Tanguy, ne furent pas cependant consacrés à une stupide joie: le sentiment, qui inspire quelquefois les buveurs, eut son tour. L'un des convives proposa, au sein de l'enthousiasme général, de se rendre en grand cortége autour de la barque des trois pilotes, pour procéder à une nouvelle inauguration du bateau, et clouer solennellement sur son étrave la petite croix qui passait pour avoir été le palladium des deux enfants trouvés. Cette proposition fut accueillie avec une faveur unanime par la joyeuse assemblée, qui se mit en marche, autant qu'il lui fut possible. De longs manches de gaffe, au bout desquels brûlaient des morceaux de toile à voile goudronnés, servirent de flambeaux à cette procession d'un nouveau genre. Le curé marchait en tête, car il était de la partie. Les pilotes chantaient des cantiques et des couplets à boire. On arriva au bateau, qui se trouvait à sec sur le rivage, à cet instant de la marée; et tous les assistants se mirent à danser autour de cette nouvelle arche sainte, pendant que le curé, muni de quelques longues pointes et d'un marteau, clouait avec respect la croix garnie d'or, sur l'étrave du bateau de Tanguy.—«Au nom du père, du fils et du saint Esprit, s'écria le pasteur, en s'adressant à l'embarcation, je te nomme la Croix-du-bon-Dieu!» et depuis ce temps-là, le bateau des trois pilotes ne fut connu à Ouessant, que sous le nom de la Croix-du-bon-Dieu. Le syndic des gens de mer prit note de la nouvelle appellation de la barque bénie, pour que le commissaire-général eu fût informé, afin de demander à son excellence le ministre de la marine, qu'elle voulût bien autoriser un changement de nom, qui s'était fait, et très-bien fait même, sans l'intervention de l'autorité maritime.

Le curé d'Ouessant était, au reste, un excellent pasteur, jouant aux quilles avec ses paroissiens, buvant avec eux et mieux qu'eux; les battant quelquefois, mais les aimant tous comme ses propres enfants.

Après l'orgie de la consécration du bateau de maître Tanguy, tous les assistants s'endormirent pêle-mêle, les femmes à côté des hommes, les enfants couchés sur les vieillards, et monsieur le curé entre la robuste moitié de son bedeau et celle d'un débitant d'eau-de-vie.

Partout ailleurs, on en aurait beaucoup médit le lendemain. Les pilotes ne songèrent seulement pas à s'en égayer, quand vint l'aurore, et que chacun se leva pour retourner chez soi, ou pour s'embarquer dans les bateaux que la marée bruyante faisait déjà flotter.



3

Ouessant.

Vers la fin de la paix de 1783, c'était une bien bonne île qu'Ouessant, pour ceux qui l'habitaient, et qui ne connaissaient qu'elle. Le tabac et le rum y parvenaient en franchise, avantage dont ne jouissaient pas, à coup sûr, les fumeurs et les buveurs du continent. Aussi il fallait voir avec quelle luxueuse prodigalité les heureux insulaires consommaient les denrées qu'ils se procuraient à bas prix! Lorsque les pêcheurs de sardines, de la côte voisine, abordaient les bateaux d'Ouessant, que de pipes se chargeaient! combien de gorgées de rum se flûtaient entre les marins de Camaret ou de Douamenez, et ceux de l'île privilégiée! C'était à Ouessant, cette autre Cythère des consommateurs, qu'il fallait aller vivre pour trouver le bonheur. Mais les paisibles habitants de ce lieu aimé du ciel ne croisaient pas facilement leur race. Pour obtenir droit de bourgeoisie parmi eux, il fallait s'être illustré par plus d'une belle action, ou avoir rendu plus d'un grand service à la patrie adoptive. L'espèce aborigène enfin restait aussi intacte que celle de ces chevaux-nains que produit l'île, et qui sont si recherchés par les petites maîtresses de nos riches cités.4

Note 4: (retour) L'ile d'Ouessant n'est guère connue dans l'intérieur que par ces jolis petits chevaux qu'elle produit, et dont la race ne se perpétue guère ailleurs. On raconte que c'est au naufrage d'un navire qui amenait des petits bidets arabes en Angleterre, que les naturels d'Ouessant doivent l'avantage d'avoir naturalisé chez eux une espèce de chevaux qui forme une des premières richesses de leur pays.

Les pilotes du lieu, quand ils ne trouvaient pas à gagner leur vie en conduisant périlleusement des navires dans les ports de Brest, de Camaret ou du Conquet, employaient encore très-activement leurs loisirs. Ils se livraient à la pêche, ou bien ils allaient sur les îles voisines de Béniguet et de Molène, chasser les lapins qui peuplent ces langues de terre, oubliées au sein des flots. Vivant au milieu des vagues et entre les rochers qui hérissent leurs côtes, ils portaient dans toutes leurs habitudes l'empreinte sauvage des moeurs des anciens Armoricains, leurs ancêtres; mais aussi avec ces moeurs ils avaient su conserver les vertus natives de leurs pères: le vol était ignoré chez eux; jamais ils ne fermaient leurs portes contre leurs voisins; et si parfois de malheureux naufragés venaient à franchir le seuil de leurs humbles foyers, ce seuil devenait inviolable, comme la loi, qu'ils connaissaient, du reste, assez peu. Quand l'hospitalité même avait accueilli un Anglais, en temps de guerre, cet Anglais cessait d'être un ennemi. Il devenait un frère, en vertu d'une autre loi, qu'ils connaissaient par instinct: c'était la loi naturelle et celle de leur conscience. Cependant avec des habitudes si droites et des moeurs si simples, on faisait la fraude à Ouessant, mais la fraude contre l'Angleterre en faveur de la France.

Les pêcheurs Ouessantins achetaient des petits barils d'eau-de-vie, qu'ils allaient mouiller sur les côtes de Plymouth, après avoir indiqué, dans une lettre, à leur correspondant anglais, l'endroit où ils avaient fait couler les petits barils, attachés ensemble au fond de l'eau: une bouée flottante, comme celle que l'on amarre sur les casiers de pêche, révélait aux fraudeurs de Plymouth le point où ils devaient tirer des eaux leur chapelet de barillons. Les côtres de la douane anglaise, quelquefois plus alertes que les contrebandiers, leur épargnaient la peine de faire cette pêche. Mais quel que fût le sort des objets que l'on voulait frauder, rien n'était payé avec plus de scrupule, que les avances faites par les pilotes d'Ouessant à leurs commettants d'Angleterre.

Quand la terreur éclata sur la France, comme la foudre du sein d'un orage dès longtemps prévu, la petite île de Bretagne resta calme et pure des crimes qui souillaient les rivages placés à quatre lieues d'elle. On aurait dit, à la tranquillité dont elle jouissait, qu'elle était éloignée de deux mille lieues de cette France que décimait la guillotine, et que voulaient vendre à l'étranger les traîtres de l'émigration. Mais dès que l'Angleterre déclara la guerre à notre patrie, on n'eut qu'à dire aux marins d'Ouessant: Voilà vous ennemis! et ils ne virent plus dans les Anglais que des hommes qu'il fallait repousser de leurs côtes, ou immoler à la gloire de leur pays.

Jusque-là le sort du bon Tanguy avait été marqué par une suite de circonstances heureuses, qu'il attribuait à la belle action qu'il avait faite avec Jean-Marie, en adoptant les deux orphelins. Tout lui réussissait. C'était lui qui qui faisait la meilleure pêche: les plus gros navires, il les abordait toujours le premier, pour les conduire au port. Le bonheur donne de l'assurance aux gens simples, à peu près comme il donne de la fatuité aux sots. Il fallait voir le ton de confiance avec lequel Tanguy montait sur le pont des navires qu'il devait piloter.

—Bonjour, mon capitaine. D'où venez-vous? Combien calez-vous de pieds d'eau? Faites brasser plus pointu un peu, car les vents hallent l'avant. La barre un peu dessous, timonnier!

—Et que pensez-vous du temps, pilote?

—Vous voyez bien ce ciel-là, n'est-ce pas, mon capitaine? Eh bien, je ne vous en dis pas davantage.

Et le lendemain, quelque temps qu'il fît, notre maître pilote s'écriait, en revoyant le capitaine:

Eh bien, mon capitaine, je vous l'avais bien dit hier, hein? Voyez-vous le temps qu'il fait aujourd'hui!

—C'est vrai, pilote; vous êtes prophète.

—Ah dam! que voulez-vous? c'est l'habitude que nous avons, nous autres, de deviner ces choses-là. La théorie, mon capitaine, est une belle chose; mais la pratique, c'est tout... Voulez-vous dire, sans vous commander, au maître d'équipage, de faire frapper un fort orin sur l'ancre de tribord, car le fond est grand où nous allons mouiller, et la tenue est coriace

Jean-Marie, le bon Jean-Marie, jadis aspirant pilote sous maître Tanguy, était devenu chef d'une barque; mais toujours soumis à la supériorité qu'il avait reconnue dans son ancien patron, il ne lui prenait jamais envie de lutter de vitesse, et de forcer de voiles, pour aborder le premier un navire, sur lequel avait déjà orienté maître Tanguy. La plus parfaite cordialité régnait entre eux enfin, parce que l'un était aussi content d'avoir conservé sa vieille autorité, que l'autre se montrait docile à la subir encore.

Revenons à nos deux jeunes orphelins, sur la tête desquels sept à huit années ont passé, depuis leur arrivée dans l'île hospitalière, qui les avait recueillis presque mourants.

Jeannette croissait chaque jour en grâce et en beauté: elle faisait la gloire de ses parents adoptifs. Cavet, son frère, était le plus fort et le plus intelligent des enfants de son âge: on le citait partout comme un prodige, et Soisic, sa nourrice, malgré son attachement pour le petit infortuné qu'elle avait allaité, ne pouvait s'empêcher de concevoir un peu de jalousie, en entendant vanter l'orphelin, aux dépens de ses autres enfants. Tanguy même, le brave Tanguy, sans partager le sentiment de préférence trop visible que sa femme accordait à ses propres enfants, élevait avec un peu de dureté son fils de l'autre bord, comme il l'appelait. Pour celui-ci, courant, comme sa petite soeur, dans les bateaux pilotes du pays, il cherchait, à un âge où les autres savent à peine comment ils existent, à se rendre utile aux bonnes gens chez qui il avait trouvé une famille. Le matin, avant que la Croix-du-bon-Dieu appareillât, il disposait tout à bord, pour que son patron n'eût qu'à lui dire de larguer les amarres. Pendant le temps qu'on passait à la mer, il gouvernait l'embarcation quand le temps était beau, ou il s'occupait à vider le fond du bateau, quand la lame embarquait à bord. De son côté, la pauvre Jeannette rendait dans la barque de Jean-Marie le même service à celui-ci; car sur la côte de Bretagne, les femmes et les filles des pêcheurs partagent à la mer les travaux et les périls de leurs époux ou de leurs pères. Les charmes du sexe bas-breton s'accommodent assez mal de ces habitudes toutes masculines; mais les moeurs et la santé des maritimes amazones de l'Armorique s'en trouvent fort bien. L'air de la mer avait un peu bruni le teint de Jeannette, mais sans rien ôter à l'expression de ses beaux yeux noirs, ni à la grâce d'un front charmant, que couvrait une superbe chevelure. C'était une fleur venue dans l'interstice de ces rochers qui bordent la mer.

L'attachement des deux orphelins l'un pour l'autre, faisait l'admiration de tous les habitants: Cavet ne revoyait jamais sa soeur sans lui rapporter les petits cadeaux qu'il recevait à bord des navires que son bateau accostait. Rencontrait-on l'un des deux enfants sur la cîme des rochers ou sur les bords arides de la mer, on était sûr de voir paraître bientôt l'autre. Jamais ils ne se promenaient sans enlacer, à la mode des couples bas-bretons, leurs petites mains déjà durcies par le travail qu'on exigeait d'eux.

Un soir, à l'heure où le bateau de Jean-Marie rentrait, Jeannette, qui s'était embarquée le matin, ne revint pas dans ce bateau. Cavet, qui depuis long-temps attendait le retour de sa soeur bien aimée, la demande en vain. Jean-Marie entraîne Tanguy dans sa maison: Cavet le suit en jetant des cris. Jean-Marie, les larmes aux yeux, peut à peine prononcer ces paroles:

—Vous savez bien la division anglaise, qui louvoie depuis quelque temps à vue de l'île. Plusieurs fois déjà le vaisseau commandant, près duquel je pêchais sans défiance, m'avait fait venir à son bord, pour avoir du poisson. Ce matin, ce même vaisseau, courant une bordée à terre, m'aperçoit. Une espèce de pressentiment me disait de me défier ce jour-là des Anglais. Je veux fuir aussi, mais le vaisseau me gagne, et tire sur moi un coup de canon à boulet. La pauvre Jeannette, épouvantée, se met à jeter les hauts cris...

—Ah ma soeur, ma soeur est morte! s'écrie Cavet.

—Achève donc, reprend avec impatience Tanguy. Les Anglais l'auraient-ils tuée, la pauvre enfant? Les monstres!

—Non, non, pas tuée, répond Jean-Marie. Écoutez-moi, je vous en prie: J'aborde le vaisseau, qui m'ordonne d'accoster. Le commodore paraît sur le gaillard d'arrière; il avait déjà vu dans mon bateau la petite Jeannette, à qui il avait fait beaucoup de caresses: cette fois, il me propose de la lui laisser à son bord. Je refuse. Il me montre une bourse remplie de guinées; je crois qu'il veut plaisanter...

—Eh bien, dit vivement Tanguy, as-tu fait la traite des blancs? As-tu vendu ta fille enfin? Parle donc, animal!

—Oh! écoutez-moi de grâce, je vous en supplie, maître Tanguy. Je jette sur le pont la bourse du commodore, et je saisis dans mes bras la pauvre petite. Le commodore me dit avec colère, que cette enfant n'est pas à moi, et qu'il sait qu'elle appartient à une famille anglaise. Je veux résister de toutes mes forces: on me jette dans mon bateau, malgré mes larmes et mes cris, et le vaisseau s'éloigne.»

Le récit de Jean-Marie porta au comble l'indignation de tous ceux qui l'écoutaient. On enleva, suffoqué par ses sanglots, le pauvre frère de la jeune victime. Allons porter nos plaintes au maire, au commandant de place et à notre curé! s'écrièrent ces braves gens, comme si les autorités de leur île avaient eu le pouvoir de punir le ravisseur anglais!

—Mais à quoi cela vous servira-t-il? leur demanda Tanguy, consterné.

—Cela nous servira à nous faire rendre justice.

—Le pensez-vous? Est-ce que notre commandant de place, avec sa garnison et ses pièces de trente-six, a quelque droit sur ces chiens d'Anglais, qui viennent bloquer Brest à une demi-lieue de la pointe Saint-Mathieu?

—Il n'y a donc plus de gouvernement en France?

—Est-ce qu'il y en a jamais eu pour de pauvres b...... comme nous? Notre gouvernement à nous, voyez-vous, vous autres, continua Tanguy, c'est ça! Il se frappait le front, et montrait ses bras nerveux, en prononçant ces derniers mots:—Demain, je m'en vais à bord du vaisseau anglais avec mon petit Cavet, et je dirai au commodore: Vous dites que l'enfant que vous avez prise appartient à une famille anglaise. Eh bien, voilà son frère: voulez-vous le prendre aussi? Non, n'est-ce pas? Vous ne voulez vous charger que des petites filles. Alors vous êtes des gueux, et puis je m'en reviendrai avec mon bateau, et gare au premier Anglais qui tombera sous ma coupe!

—Et que lui ferez-vous donc, maître Tanguy, au premier Anglais, avec votre pauvre petite barque?

—Ce que je lui ferai? Je n'en sais rien encore; mais c'est dans l'occasion que l'on fait les choses que l'on a dans la tête. Ils ont vu déjà ce que c'était que l'amitié d'un Bas-Breton: ils sauront bientôt, avec la protection de la bonne vierge Marie, ce que c'est que ma... que ma..... enfin, comment dites-vous ça?... que ma vengeance.

Le lendemain de cette allocution, maître Tanguy, tout rempli encore de la juste indignation qu'il avait exprimée devant ses compatriotes, se jeta dans son frêle bateau la Croix-du-bon-Dieu, accompagné du pauvre petit Cavet, qui pleurait toujours sa soeur. La division anglaise louvoyait encore à trois lieues au nord d'Ouessant. Dès que le pilote aperçut le vaisseau commandant à la tête des autres bâtiments ennemis, il se dirigea vers lui; mais l'amiral ne mit pas en panne pour attendre la barque qui cherchait à l'accoster. Une frégate, près de laquelle passait Tanguy, le héla, en lui donnant l'ordre de venir à elle. Force fut au pilote d'obéir. Rendu à bord, le capitaine lui demanda assez impérieusement:

—Es-tu pilote de cette côte?

—Capitaine, je ne suis pas pilote; je suis depuis vingt ans maître pilote reçu.

—Tu connais par conséquent le passage du Four?

—Mieux que vous ne connaissez, peut-être, le fond de cale de votre frégate.

—À quelle heure la marée sera-t-elle pleine dans la passe?

—Dans deux heures. Vous devez savoir cela aussi bien que moi, par l'épacte et le nombre d'or.

—Dans deux heures donc, tu me piloteras dans le Four?

Ici Tanguy se gratta l'oreille en baissant la tête, et en hésitant à répondre au capitaine, qui continua à lui parler en ces termes:

—J'ai l'ordre de canonner la batterie qu'on élève à Lochrist. Si tu me pilotes bien, comme je l'entends, cette bourse de cent guinées te sera remise. Si tu jettes, par ignorance ou par méchanceté, la frégate sur les écueils du passage, la balle que tu me vois mettre dans ce pistolet, te fera sauter la tête au premier coup de talon du navire.

—Mais mon commandant, vous ne savez donc pas que dans mon pays on me fusillera, quand on saura que je vous ai piloté?

—Tu diras, pour te justifier, que tu n'as cédé qu'à la peur de la mort.

—Allons, je veux bien gagner ces cent guinées, puisqu'il n'y a pas moyen de faire autrement; mais comptez-les moi en attendant, cela me donnera du coeur, et vous serez toujours assez à temps de les reprendre, si par malheur il vous prenait fantaisie de me casser la boule.

Les cent guinées furent remises à Tanguy, qui ordonna à son embarcation de se tenir toujours à petite distance de la frégate. La manoeuvre commença alors; mais le capitaine anglais commanda au pilote de se tenir assis sur le bastingage, pendant que lui, monté sur une caronnade et à ses côtés, lui présenterait le bout du pistolet destiné à le percer, dans le cas où le bâtiment viendrait à toucher.

La large frégate, chargée de toile, file bientôt avec la belle brise à laquelle elle livre ses voiles élégamment bordées sur ses longues vergues; elle contourne avec grâce la partie du Nord-Est et de l'Est d'Ouessant. Les signaux de l'île annoncent son approche aux signaux du Conquet: les canonniers garde-côtes se placent à leur poste, disposés à faire feu dès qu'elle sera rendue à portée de leurs pièces. Mais de quelle consternation ne sont pas frappés les pilotes, lorsqu'à la longue vue ils reconnaissent, à la croix noire que porte la grande voile du bateau de Tanguy, que c'est lui qui pilote le bâtiment ennemi! Quoi! c'est ainsi, disent-ils, qu'il se venge de ces Anglais, contre lesquels il jetait hier au soir sa malédiction! Ah le traître! qui aurait dit ça de lui? Oh! s'il pouvait mettre cette chienne de frégate à la côte; avec quel plaisir nous irions le sauver, pour le livrer à la justice du pays, et jouir du bonheur de le voir fusiller! Ces voeux funestes ne devaient pas être tout-à-fait exaucés.

La frégate gouverne déjà de manière à enfiler la passe du Four, et à canonner bientôt la terre. Les pilotes du Conquet pensent qu'il y a à peine assez d'eau pour elle: pendant qu'ils se livrent à l'espoir de la voir toucher, le pauvre Tanguy, toujours perché sur son bastingage, commande la manoeuvre, et dès qu'il fait un mouvement, le canon du pistolet que le capitaine tient obstinément appuyé sur sa tête, se présente à son oeil effrayé. Notre pauvre homme tremblait de tous ses membres, et se repentait déjà de la résolution hardie qu'il avait prise dans un moment où il était loin d'avoir calculé les dangers auxquels son projet l'exposerait. C'est tout au plus s'il lui restait assez de sang-froid pour dire, selon le besoin, loffe, laisse arriver; comme ça va bien! Ces maudites batteries de la côte, qui allaient faire feu, cette arme du capitaine toujours dirigée sur lui, sa femme, ses petits enfants, son île chérie, tout cela effrayait son imagination ou brisait son coeur, et cependant il n'y avait plus moyen de reculer.

Le fort de Lochrist commença à tirer: la détonnation de ces pièces que Tanguy redoutait, il n'y avait encore que quelques minutes, sembla au contraire lui ôter le poids énorme qu'il se sentait sur la poitrine. La frégate riposta, et au moindre geste que faisait le pilote, perché comme un therme sur son bastingage, toujours le bout du pistolet du capitaine accompagnait chacun de ses mouvements. Le feu commencé entre la terre et la frégate devient plus vif, les boulets sifflent, la mitraille pleut. La fumée, ronde, épaisse et blanche, qui sort des flancs de la frégate, couvre à chaque volée et les bastingages et les basses voiles. Dans un de ces moments où le fracas de l'artillerie ébranle le navire, et où les nuages de la poudre en feu voilent tous les objets sur le pont, Tanguy, que le capitaine a sans cesse tenu par le collet au début de la canonnade, saisit le bras de son incommode surveillant; le coup de pistolet qui lui était promis part; mais la balle, détournée de sa direction, le manque, et au même instant, notre pilote s'élance à la mer, plonge sous l'eau, et reparait à dix brasses du bord: les coups de fusil sifflent sur sa tête, qui sort des flots; il disparaît encore; son bateau, resté jusque-là près de la frégate, aperçoit un homme à la mer: il court sur lui; la frégate lance quelques paquets de mitraille sur la Croix-du-bon-Dieu, qui s'éloigne d'elle; les voiles de la barque sont criblées, sa coque percée; mais la barque court toujours à terre, et elle a le bonheur de sauver son patron sous la grêle de boulets et de biscaïens, qui fait jaillir la mer autour d'elle. Pauvre frégate, si bien espalmée quelques minutes auparavant, si bien disposée au combat, et si fringante dans sa voilure et sa haute mâture! Abandonnée par le pilote qui la faisait passer comme une anguille entre les roches et les rescifs du Four, elle glisse avec la vitesse d'un poisson vers une basse terrible qui va la dévorer, comme ces monstres des mers que l'imagination des anciens plaçait sur les côtes de la Sicile; elle court cependant encore, elle tonne: son pavillon est hissé tout haut, au-dessus des nuages de fumée dont elle marche si majestueusement enveloppée. Pas un homme ne bouge à son bord...... Un bruit effroyable se fait entendre, ce n'est plus celui de la foudre qu'elle lance: c'est son fond qui laboure, en craquant horriblement, les rochers sur lesquels elle s'étend en filant encore avec vitesse, et en s'enfonçant dans les flots qu'elle entr'ouvre, et qui, mugissants, se replient sur elle: sa mâture chargée de voiles immenses, s'incline, tombe, les vagues l'entraînent: des centaines d'hommes se disputent, à la surface de la mer, la place qu'ils saisissent sur les débris du vaste bâtiment. Et Tanguy, triomphant dans son petit bateau criblé de biscaïens, lève les mains au ciel, en criant, comme si tout l'univers était là pour l'entendre: C'est moi, c'est moi qui ai fait tout ça! vive l'Empereur! mort à l'Anglais!

Des chaloupes canonnières, mouillées en rade du Conquet, sortent aussitôt pour recueillir les lambeaux de la frégate naufragée, et le reste de son malheureux équipage.

Tanguy, l'illustre Tanguy, aurait bien pu, après son beau fait d'armes, aller au Conquet recevoir l'ovation à laquelle il devait assez justement prétendre: il n'avait qu'une lieue à courir, en continuant sa bordée, pour se rendre dans ce petit port. Mais, toujours fidèle à cet amour national qu'ont surtout les insulaires, il aima mieux faire quatre lieues pour arriver à Ouessant, qu'une seule lieue pour aborder au Conquet. C'est dans sa patrie qu'il est le plus doux de jouir d'un succès: ce sont les applaudissements de ceux qui nous ont vus naître, qui sont les plus flatteurs au coeur. Et qu'est-ce que l'estime ou l'admiration des hommes que l'on ne connaît pas?

L'arrivée de la Croix-du-bon-Dieu à Ouessant, avec ses voiles déchirées par les boulets et sa coque mitraillée, fut un véritable triomphe. Après que Tanguy eut raconté son aventure, le commandant de place s'écria:

—Brave homme, tu as bien mérité de la patrie!

—Le syndic des gens de mer: J'en ferai part à son excellence monseigneur le ministre de la marine et des colonies.

—Le curé: Je vous bénis, au nom du père, du fils et du saint Esprit!

—La bonne Soisic, la femme de Tanguy: Viens-t'en te changer, car tu es encore tout mouillé.

Les assistants, attendris, se contentèrent de répéter, avec l'accent du regret et de l'admiration: Et nous, qui le prenions pour un traître!...

Viens ici, petit Cavet, s'écria à son tour le patron, un peu remis de ses émotions de gloire. Viens ici, à moi. Le petit Cavet s'approcha:

—Vous voyez bien cet enfant, monsieur le curé? Eh bien, les boulets ne lui ont pas plus fait de peur, qu'à moi un verre d'eau-de-vie! Vous l'avez baptisé et rebaptisé avec de l'eau et du sel, n'est-ce pas? Moi, je viens de le baptiser avec de la mitraille, et sa pauvre soeur Jeannette est un peu vengée de l'Anglais, qui nous l'a escamotée, le gueux!

—C'est fort bien fait, maître Tanguy; mais après avoir jeté cette frégate à la côte, pourquoi n'avez-vous pas cherché à sauver une partie de son équipage? La charité chrétienne vous l'ordonnait.

—Moi, monsieur le curé! je ne sauve jamais les gens que je noie.

Et maître Tanguy alla boire et fumer toute la nuit avec ses compatriotes, remplis d'un saint respect pour lui, et d'un tendre sentiment de bienveillance pour son fils adoptif, le petit Cavet.

Les Bas-Bretons n'ont pas besoin de boire pour être de très-bonnes gens; mais, néanmoins, c'est presque toujours en buvant qu'ils prennent les résolutions les plus généreuses. Pendant que les bouteilles d'eau-de-vie se vidaient en l'honneur de la belle action de Tanguy, les pilotes ne se lassaient pas d'embrasser Cavet, qui passait de main en main autour de la table, avec les verres dont on lui faisait avaler le reste malgré lui.—C'est bien, tout cela! s'écria son père: mais cet enfant, qui est malin comme un singe, ne sait pas encore lire, et ça me fait honte pour lui. Les Anglais m'ont donné cette bourse de cent guinées pour les noyer; je ne leur ai pas volé leur argent, parce que je suis un honnête homme avant tout. Sans le malheur arrivé à ce pauvre petit bonhomme, qui a perdu sa soeur, je n'aurais pas happé ces cent guinées, bien certainement; et comme c'est quasiment lui qui me les a fait gagner, il est juste qu'il en ait sa part. Ainsi je lui en donne la moitié pour qu'il aille à l'école de Brest.

—Oui, oui! dirent tous les pilotes. Et Jean-Marie ajouta:

—Il faut, chaque mois, que nous donnions chacun un demi-écu pour que Cavet, qui est bien triste, le pauvre enfant, depuis qu'il n'a plus sa pauvre Jeannette, soit éduqué à Brest, et qu'il ne soit pas toute sa vie une fichue bête comme nous, en vous exceptant cependant, maître Tanguy.

—Bravo! s'écrièrent tous les pilotes: ce sera maître Tanguy qui sera chargé de recevoir un demi-écu tous les mois, sur notre pilotage, pour payer la pension de Cavet.

Le jeune orphelin pleurait de joie et de reconnaissance, en entendant ses bienfaiteurs parler ainsi: il se jetait tour à tour au cou de Tanguy et dans les bras de Jean-Marie, et ceux-ci, malgré eux, sentaient couler sur leurs joues, déjà enluminées, des larmes de bonheur et d'attendrissement. Il fut décidé, assemblée tenante, que maître Tanguy partirait le plus tôt possible pour Brest, afin de mettre en pension celui qu'il regardait comme son fils. Il promit de s'acquitter de cette tâche, et il tint parole.



4

Voyage à Brest.

On se disposa donc, à Ouessant, au grand voyage de Brest. Le bateau la Croix-du-bon-Dieu, bien réparé, trop bien réparé peut-être de ses glorieuses avaries, conduisit à la ville les quatre pilotes avec lesquels Tanguy avait été chargé d'aller arranger l'affaire de son nourrisson. Cavet, tout inondé de ses larmes et de celles de sa nourrice Soisic, partit au milieu d'eux, accompagné des bénédictions de toute l'île. On arrive à l'entrée du port de Brest. Que d'étonnement et d'admiration dans les yeux des Ouessantins, qui, pour la première fois, voyaient le magnifique spectacle d'un port militaire et d'une ville guerrière! Ces vaisseaux de ligne, où le tambour battait comme dans une caserne; ces arsenaux immenses, où une multitude d'ouvriers préparaient les foudres qui devaient venger la France; les cris des matelots; les sifflets aigus des maîtres d'équipages; le bruit des chaînes des forçats; l'éclat des armes; le fracas des exercices à feu; tout éblouissait, fatiguait ou consternait ces hommes simples, dont le seul murmure des vagues et des vents avait agité le berceau et la vie.

En se dirigeant dans les rues tumultueuses de Brest, pour arriver chez le maître de pension qu'on avait indiqué à Tanguy, les inconvénients de la célébrité, d'une célébrité pourtant bien nouvelle, vinrent assaillir notre pilote. La foule suivait avec curiosité, avec avidité, les six Ouessantins, dont la mise d'apparat ne laissait pas que d'être assez bizarre au milieu d'une grande ville.

—Qu'est-ce que c'est que ça? s'écriait-on sur leur passage.

—Mais c'est le pilote qui a mis la frégate anglaise à la côte.

—Mais un peu! répondait Tanguy, impatienté. Est-ce que ça vous fait quelque chose, à vous?

—Tiens, il a un oeil de moins!

—Et vous autres, eu avez-vous un de plus? Ils arrivèrent, toujours la foule à leurs trousses, chez le maître de pension:

—Monsieur le maître d'école, lui dit Tanguy, voilà un enfant que j'ai trouvé à la mer, il y a à peu près douze ans, et je me suis fait son père, comme de raison. C'est déjà marin comme les cordes, et pilote comme un rocher. Il est aussi bon pratique de la côte que moi; mais ça ne sait pas encore lire.

Ici Cavet rougit jusqu'aux oreilles, et baissa sur le plancher des yeux remplis de grosses larmes.

—Eh bien! est-ce qu'il faut pleurer pour ça? Crois-tu être déshonoré parce que tu ne sais pas lire? Est-ce que nous autres, nous sommes plus savants que toi? Et cependant nous sommes d'honnêtes gens. Lève donc ta tête, imbécile!... Tanguy continua.

Nous nous serions bien présentés à un maître calfat ou à un maître voilier; mais on nous a dit qu'il était trop âgé pour devenir calfat ou pour apprendre la couture, et qu'il n'était plus bon qu'à faire un capitaine ou tout au plus un chirurgien. Il faut donc lui donner de l'éducation, et nous vous paierons ce qu'il faudra pour qu'il ne soit pas aussi borné que nous.

Le professeur était un excellent homme, qui demanda peu, et qui se chargea avec plaisir de l'éducation du petit pilote. Nos loups de mer, enchantés du succès de leur démarche, emmenèrent pour le soir seulement avec eux leur élève, qu'ils grisèrent avant de se séparer de lui. Le lendemain ils appareillèrent pour retourner à Ouessant, tout émus de l'adieu qu'il avait fallu dire au jeune orphelin, mais très-contents d'avoir fait une bonne action.

En trois semaines le jeune élève sut lire; au bout de trois mois, il écrivait déjà les petites leçons qu'il apprenait avec une ardeur infatigable. Cette vive et sûre intelligence surprenait et enchantait ses professeurs. C'était un sourd-muet, qui venait de recouvrer un sens et un organe nouveaux; mais à mesure que la sphère de ses idées s'agrandissait, son caractère prenait une teinte plus sombre. Le travail semblait être plutôt pour lui un besoin qu'un devoir; et loin de rechercher, comme les autres enfants de son âge, la récompense de ses progrès dans ces jouissances d'amour-propre que les professeurs réservent à leurs élèves, Cavet paraissait ne supporter qu'avec une espèce de honte les éloges qu'on prodiguait à son application et à ses rares facultés. Jamais on ne le voyait partager avec ses jeunes condisciples le plaisir de leurs bruyantes récréations. Il n'y avait enfin en lui rien d'ingénu ni d'expansif, et pourtant ses traits étaient vifs et doux, son regard innocent et paisible.

Une telle disposition d'humeur inquiétait l'homme instruit et bienveillant à qui son éducation avait été confiée. Il avait d'abord attribué à l'excès du travail la mélancolie qu'il remarquait dans son jeune élève; mais les lectures auxquelles se livrait celui-ci lui indiquèrent la pente de son esprit et la nature de son caractère. Plusieurs fois son professeur avait été réduit à écarter de lui ces livres où La Rochefoucauld, Helvétius et Jean-Jacques. ont calomnié trop souvent la nature humaine et la civilisation. Les jeunes gens élevés dans l'austérité de l'étude ne sont que trop disposés à se nourrir l'esprit, de ces productions éloquentes, dans lesquelles la misanthropie de plusieurs moralistes ardents offre de bonne heure un aliment à des âmes qui détestent la société avant de l'avoir connue. Lequel de nous n'a pas été à quinze ans l'ennemi des femmes, avec Juvénal ou Boileau, et le contempteur de la nature policée, avec Rousseau? Mais chez notre orphelin, cette disposition à haïr la société prenait une direction plus sérieuse que chez la plupart des enfants de collège, parce que cette direction avait chez lui un motif. Le pauvre Cavet était sans famille, sans nom, sans protecteur puissant. Cette éducation, qui tendait à lui faire connaître toute l'étendue de ses facultés, lui apprenait aussi à apprécier tout ce qui lui manquait du côté de la position que ses moyens devaient lui acquérir dans le monde. Lorsqu'au terme de l'année, il voyait d'heureuses mères venir chercher leurs enfants couronnés dans les concours, où il avait lui-même obtenu le premier prix, il gémissait de ne pouvoir faire l'hommage de ses succès à une famille qui en aurait été fière. Nourri par la charité de quelques pauvres pêcheurs, élevé par leur générosité, il sentait trop bien ce qu'il devait à leurs bienfaits, pour ne pas éprouver aussi tout ce qu'il aurait voulu devoir à une famille qui aurait été la sienne... Une soeur lui avait été laissée par ce sort cruel qui lui avait ravi tout hors la vie. Cette petite soeur avait partagé son infortune, l'innocence de ses premières années, la douceur de ses jeux, l'amertume même de leurs premières peines; mais un Anglais puissant, mais un monstre, avait arraché cette soeur bien aimée à sa tendresse... Un Anglais!.... Oh! qu'à ce nom, oh! qu'à cette idée de la violence et de la brutalité, le jeune orphelin sentait s'allumer de rage dans ce coeur, dont il cachait à tous les regards les mouvements impétueux!

A chaque vacance, Cavet obtenait la permission d'aller voir à Ouessant ses parents adoptifs, qui ne le recevaient jamais sans se montrer orgueilleux de pouvoir dire: Celui-là aussi est notre fils! Oui, disait Tanguy, en allant visiter avec lui toutes les maisons de l'île, celui-là nous fera honneur dans peu. Il en sait déjà plus que nous tous. Quelle gloire pour l'île d'Ouessant, qui n'a fourni encore que des pilotes, s'il pouvait un jour devenir capitaine au long-cours!.... Un capitaine au long-cours!... Vous figurez-vous cela, vous autres? Je mourrai content si de l'oeil qui me reste je puis voir, dans quelques années, Tanguy-Cavet commander un navire de deux à trois cents tonneaux. C'est tout ce que je demande au bon Dieu pour la fin de mes jours.

—Oui, répondait l'orphelin; mais pour devenir capitaine, il me faudrait naviguer, mon père, et vous ne voulez pas encore que je quitte mes classes. Cependant, si vous me laissiez battre un peu la mer dans les bateaux d'Argenton, de Labervrack et de l'Ile-de-Bas, je parviendrais à connaître bientôt la côte; et alors je pourrais m'embarquer utilement sur un des corsaires qui relâchent dans la Manche. Ils gagnent de l'argent, au moins les corsaires!

—Et tu veux donc en gagner aussi, toi?

—Sans doute. Ne faut-il pas que je vous rende un jour tout ce que je vous ai coûté?...

—Eh bien! est-ce que tu as besoin de pleurer encore pour cela? Il pleure toujours ce petit diable, comme si on lui reprochait ce qu'on a fait pour lui!—Allons, puisque définitivement tu le veux, va-t'en patouiller dans les bateaux des pratiques; et apprends surtout à bien prendre tes marques à terre, car, vois-tu, c'est le marquage qui fait les bons pilotes; il n'y a que cela qui puisse former un homme. Mais, au surplus, je verrai bien, dans quelques mois, si tu en sais plus que tous ces lamaneurs, qui font le métier comme de vraies mécaniques à piloter les navires.

Cavet quitta sa pension avec une éducation fort imparfaite encore, pour courir les mers de la côte pendant quelque temps. Mais chaque fois qu'il revenait à Ouessant, il n'oubliait pas de demander: Et ma pauvre soeur? Pas de nouvelles encore?

Et chaque fois on lui répondait: Pas de nouvelles!

Un jour cependant, son père adoptif arriva tout joyeux vers lui, au moment où il revenait le voir, après un petit voyage sur les attérages de Péros. Bonne nouvelle! bonne nouvelle! s'écria-t-il, du plus loin qu'il l'aperçut: Jean-Marie vient de recevoir, par une embarcation anglaise, une lettre et une bourse de la part de ta soeur. Viens vite, viens nous lire, viens lire cette lettre.

Cavet accourt tout palpitant: les pilotes, ses amis, lui remettent la lettre, qu'il ouvre avec agitation. Il lit:

«Mes bons amis, mes véritables et mes seuls parents,

«Vous avez dû être bien inquiets sur mon sort, depuis le temps où l'on m'a séparée de vous; mais rassurez-vous. L'homme généreux qui m'a pris sous sa protection, me fait donner une éducation dont je crois avoir profité. Qu'il vous suffise de savoir que je suis heureuse, et qu'on m'élève pour occuper un rang bien supérieur, sans doute, à la condition dans laquelle j'étais née... Un jour, un jour, j'ose l'espérer, avec la grâce de Dieu, je vous reverrai, je reverrai mon frère, mon bon frère, sans lequel, je le sens bien, il me serait impossible de vivre long-temps. Adieu, adieu, mes bons amis! Recevez de votre pauvre Jeannette un petit présent, dont je destine la moitié à mon frère. Mon seul désir est de vous faire tout le bien que vous méritez, et que ne cessera de vous souhaiter toute sa vie votre bien aimée et reconnaissante,

«JEANNETTE.»

Cavet, après avoir lu ces mots d'une voix altérée, s'arrêta, tant son émotion était vive.

—Mais il y a encore autre chose, lui dit Tanguy; monsieur le curé nous a dit avoir vu un baragouinage en anglais, après la lettre de Jeannette. Va donc de l'avant, et plus vite que ça!

—Oui, oui, effectivement, reprit Cavet, dont un nuage semblait obscurcir la vue; et il continua, en traduisant ainsi les mots d'anglais ajoutés à la lettre de Jeannette:

«Soyez sûrs que la jeune enfant, que vous avez si long-temps traitée comme votre fille, ne recevra de moi que des bienfaits et que l'exemple des bonnes moeurs. Je la destine à l'un de mes neveux, dont elle fera, j'en suis sûr, le bonheur et la gloire.

«Commodore WOODBRIDGE.»

Deux sacs remplis de guinées étaient joints à ce billet. L'un portait ces mots: A mon père Jean-Marie; l'autre, ceux-ci: A mon bon frère Tanguy Cavet. Cet argent fui présenté à Cavet, qui s'en empara avec brusquerie: étonné de l'expression de sa physionomie à la vue de cet or, Jean-Marie demande à l'orphelin ce qu'il veut en faire.

—Ce que je veux en faire, répond Cavet; tiens.... et au même instant, il jette avec colère les deux sacs de guinées dans les flots, sur lesquels les bateaux-pilotes étaient ramarrés près du rivage.

Jean-Marie. tout surpris de la vivacité de cette action, s'écrie, dans un moment où il ne calculait que la perte qu'il venait de faire: mais il a aussi jeté ma part à l'eau!

—Ta part! répond Cavet, avec mépris: je te la rendrai, et tu pourras au moins la recevoir, de ma main, sans rougir.

Cavet s'éloigne à ces mots: il sent le besoin d'être seul. La lettre que lui ont remise les pilotes, il la pose sur son coeur, qu'elle brûle. Cette lettre, qu'il relit cent fois et qu'il déteste, il la gardera par un secret instinct de vengeance. Il sait enfin le nom de celui qui lui a ravi sa soeur; si jamais il pouvait!.... Elle se dit heureuse, s'écrie-t-il! L'infortunée ne sait pas encore le sort qu'on lui prépare: son ravisseur lui a fait donner de l'éducation pour rendre ses infâmes plaisirs plus piquants, et le déshonneur de sa victime plus digne de lui. Et il voulait encore nous faire accepter le prix de cette malheureuse enfant!... Le lâche! Que ne peut-il savoir le cas que j'ai fait de ses honteux présents, et l'espèce de reconnaissance qu'ils m'inspirent! Mais l'homme à qui il en destinait une partie, pleure peut-être l'or dont je l'ai privé. Je lui ai promis de lui payer la part sur laquelle il comptait, ce malheureux: il l'aura sa part, il l'aura bientôt, dussé-je acheter de ma vie la somme qu'il lui faut? Il y compte, le malheureux; il l'aura....

Errant toute la nuit sur les rochers de l'île, absorbé dans ses cruelles réflexions, il n'entend ni la voix des pêcheurs qui l'appellent, inquiets de son absence, ni les pas de ses camarades, qui le cherchent dans les cavernes qu'il parcourt; accablé de fatigues et de douleur, il s'arrête quelquefois enfin, et ce sommeil, qui ressemble aux spasmes de l'agonie, s'empare de ses organes vaincus. Il s'endort, sa tête exaltée se penche: un rêve bondissant vient agiter encore ses sens déjà si cruellement tourmentés. C'est un navire ennemi dont il s'empare avec une simple barque de pêcheur. Cette idée fantastique, que poursuit son imagination en délire, convulsionne tous ses membres, et ses lèvres frémissantes laissent échapper plusieurs fois ces mots: Tu la veux, ta part: tu l'auras. Tiens, la voilà!

Ses paupières fatiguées se rouvrirent bientôt. Le jour éclairait déjà l'horizon, et s'étendait sur la mer tranquille, qui gémissait mélancoliquement sur les plages de l'île. Tout préoccupé encore du songe auquel il vient de s'arracher, Cavet aperçoit sur les flots, que la nuit abandonne, un bâtiment immobile..... C'est mon rêve, s'écrie-t-il, en s'essuyant les yeux, comme s'il craignait de s'abuser encore: puis il court au milieu des pêcheurs, qu'il réveille, en répétant toujours: C'est mon rêve, c'est mon rêve!

Les pêcheurs attribuent d'abord le désordre de ses sens et de ses discours à la douleur qui l'égarait la veille; mais il leur montre le navire dérivant vers l'île, au sein du calme; mais il leur raconte le songe qu'il a fait, les moyens que dans son sommeil la Providence semble lui avoir révélés, pour s'emparer du bâtiment ennemi: les jeunes marins l'écoutent. Convaincu comme il l'est, il les persuade; superstitieux comme ils sont, ils se laissent entraîner. On va chercher quelques armes dans les cahuttes voisines, et quinze ou seize petits marins consentent à s'embarquer sur le bateau de Tanguy, sur cette Croix-du-bon-Dieu, si heureuse jusque-là dans tous les événements de mer, qu'Ouessant a été appelée à admirer.

Tanguy consent aussi à prêter sa barque chérie à son fils adoptif; mais, devenu prudent, il se refuse à partager le sort de ces corsaires improvisés, qui partent armés seulement de quelques mauvais fusils de chasse.

—Si c'est un navire de guerre encalminé, que feras-tu? demanda-t-il à Cavet.

—Nous jetterons nos armes à la mer, et nous lui dirons que nous sommes venus pour lui porter secours, en voyant le danger qu'il court avec les courants qui le drossent.

—Et si c'est un navire marchand?

Oh! alors nous tapperons à bord, et Dieu ou le diable fera le reste. La division anglaise est loin; et avant qu'elle ne puisse le secourir, il sera à nous et à vous aussi.

En disant ces mots, il embrasse avec une sorte de délire son père Tanguy, il jette un coup d'oeil de mépris à Jean-Marie. et saute à bord du bateau avec son nouvel équipage. La barque était lourde en calme. Les avirons sont bordés: ils frappent à coups réguliers la mer immobile; les deux voiles que l'on hisse tombent flasques sur les mâts qu'elles frappent à chaque coup de roulis. Cavet, placé à la barre, encourage ses nageurs à ramer ensemble et avec force. La Croix-du-bon-Dieu s'éloigne du rivage couvert de la foule des spectateurs impatients. Le bâtiment aperçu grossit déjà à la vue de ceux qui se proposent de l'abandonner s'il est armé, et de l'attaquer s'il est sans défense. Une mauvaise longue vue est braquée sur lui, et Cavet, après l'avoir observé, annonce que c'est un-brick marchand. Le courage redouble: les avirons font bouillonner la mer le long de la barque, qu'ils forcent à sailler avec une extrême vitesse. Le jour se fait; le navire encalminé met ses embarcations à la mer, et les fait nager sur son avant, pour se haller au large; mais cette masse reste immobile au sein des flots que nos petits pilotes fendent avec rapidité: ils gagnent le navire, et tellement même, que bientôt ils parlent de faire feu sur lui.

Mais c'est en ce moment décisif que la scène la plus plaisante se passe à leur bord! Beaucoup plus au fait de manoeuvrer pacifiquement leur barque, que de faire le coup de fusil, ils ne savent'trop comment commencer le feu. Cavet passe de l'arrière à l'avant dans cet instant solennel: il ordonne à ses guerriers, encore bien novices, de l'imiter; et pendant qu'une partie de l'équipage continue à ramer, l'autre portion ajuste l'arrière de l'ennemi, et fait pétiller la fusillade, non sans que chacun des héros n'ait fait le signe de la croix, et n'ait fixé son bonnet brun sur ses oreilles, avant de lâcher son coup. Cette attaque, toute grotesque qu'elle est, réussit. Le navire assailli par nos nouveaux Jean-Bart, hisse son pavillon, un large pavillon espagnol. Attention, voici le moment! s'écrie Cavet, prenant une posture héroïque: il arbore sa couleur, c'est pour nous envoyer du tabac par l'arrière!» Tous ses intrépides compagnons se couchent dans le fond du bateau, à ce mot d'avertissement. Mais le pavillon espagnol n'a été hissé que pour être bientôt amené, et pour donner aux vainqueurs un signal de reddition. Des cris de victoire s'élèvent à cette vue, du groupe des petits corsaires, qui deviennent indomptables. Ils abordent, le fusil couché en joue, le brick vaincu. C'était un bâtiment de Cadix, qui venait d'être pris par des mousses en sabots!...



5

Première Prise.

Grande était sans doute la joie de nos petits vainqueurs, et leur embarras aussi.

Ils venaient d'amariner un navire dont ils ne savaient plus que faire.

—Comment le conduirons-nous à Ouessant? demande un des gens de Cavet à celui-ci.

—Comment? tu vas le voir. Il faut que nos prisonniers nous aident eux-mêmes à conduire leur bâtiment au port.

—Parles-tu espagnol, Cavet, et pourras-tu te faire entendre d'eux?

—Tu vas voir qu'avec ce bras-là on parle toutes les langues.

Et au même instant, Cavet ordonne d'un geste impérieux, aux matelots espagnols qui se sont jetés dans la cale, de monter sur le pont et de sauter dans leurs embarcations, pour nager sur l'avant de la prise. Ils obéissent au geste du capitaine Cavet, et bientôt ils hallent sur l'avant la touline qu'on leur présente, et le navire s'achemine vers l'île, roulant tribord et babord au sein du calme, qui favorise avec le courant le projet des petits Ouessantins.

Le capitaine espagnol se montrait altéré. Être pris par des enfants! Mais ces enfants tenaient toujours leurs fusils à la main, et ils couchaient en joue de temps à autre les canotiers, qui nageaient péniblement sur l'avant du navire. Il n'y avait pas moyen de résister, et il fallait bien se résigner, car les vainqueurs heureux ne sont pas ordinairement faciles.

Les pilotes, qui, restés à terre, avaient suivi de l'oeil avec la plus grande anxiété toute la manoeuvre des petits pêcheurs, ne pouvaient encore s'expliquer comment ils étaient parvenus à se rendre maîtres du brick à vue. Mais quand ils virent la prise s'approcher avec le pavillon espagnol renversé, ils ne purent plus douter du succès que ces enfants venaient de remporter. La joie des habitants de l'île fut au comble. On détacha du rivage toutes les embarcations dont on put disposer. Tout le monde voulut aller à la rencontre de la prise: le curé d'Ouessant lui-même se jeta, malgré son obésité, dans un des canots, et en moins de quelques minutes le Palafox (c'était le nom du bâtiment capturé) se trouva environné d'une multitude de chaloupes, qui aidèrent à l'envi à faire cingler le navire à terre.

Tanguy, en embrassant son fils adoptif, ne sut que pleurer d'ivresse: il ne put lui parler.

Le curé, en montant à bord de la prise, s'empressa de bénir le premier navire capturé par ses ouailles. On plaça le ministre des autels à la barre du gouvernail, pour porter bonheur à la prise, et pour faire honneur au bâtiment.

Jean-Marie tendit la main à Cavet; mais celui-ci, avant de recevoir les félicitations du pauvre Jean-Marie, lui dit solennellement:—Tu regrettais hier la part d'or qui te revenait de la charité du commodore anglais; tiens, voilà de quoi te payer ta part!

Et en prononçant ces mots avec l'accent du reproche, Cavet montrait à Jean-Marie humilié le pont du navire, de l'avant à l'arrière.

En peu d'instants le Palafox se trouva amené, amarré à terre dans une des bonnes criques de la côte escarpée d'Ouessant. On remit les prisonniers à l'autorité, qui, de son côté, s'empressa d'apposer les scellés sur les panneaux et les écoutilles de la prise, afin d'assurer, disait-on, l'intégrité du partage à chaque intéressé. Le vin de Bénicarlos, extrait de la cambuse du Palafox, alla abreuver à flots épais tous les gens qui venaient féliciter Cavet du succès de sa téméraire entreprise. L'enthousiasme était dans toute l'île. On ne parlait que de l'audace et du sang-froid des petits corsaires, et de leur intrépide petit chef.

Qu'une prise fait bien à terre dans une île sauvage, lorsque ses vergues et sa haute mâture dominent au loin les rochers arides au milieu desquels s'ébat un large pavillon renversé! De quel orgueil se sentaient animés les naturels d'Ouessant, en voyant le Palafox enterré entre les cailloux du rivage, comme un renard dans un piège de fer! Et quel bon air de piraterie cette prise donnait à l'île, où les marins à la jambe velue, à la figure arénacée, n'avaient encore su conduire que des paquets immenses de goémon pour fumer leurs terres paresseuses! Eux qui ne se croyaient que les premiers lamaneurs5 de la côte de Bretagne, les voilà devenus des espèces de corsairiens, d'intrépides forbans. Ils ne se sentaient pas d'aise, et tous voulaient armer leurs bateaux de pêche, en course, et aller au loin écumer la mer, à laquelle jusque-là ils n'avaient demandé que du poisson à pêcher et des navires à piloter.

Note 5: (retour) Nom que l'on donne aux pilotes côtiers.

Il fallut songer à conduire à Brest le brick le Palafox, ce brick si précieux pour eux, ce gage parlant de leur gloire. On lui composa un équipage d'élite. Le commandement en fut laissé à Cavet, sons lequel maître Tanguy s'honora de remplir les fonctions de second dans le petit trajet d'Ouessant au Fer-à-Cheval. Avec quelle sollicitude nos bons pêcheurs pilotèrent leur prise, pendant les huit lieues qu'ils avaient à faire pour mettre leur capture en sûreté! Ils rangeaient tous les cailloux à les toucher, comme s'ils avaient été à chaque instant poursuivis par la division anglaise qui louvoyait au large. Nulle passe dangereuse ne leur paraissait assez sûre contre l'audace des croiseurs qui ne songeaient seulement pas à eux: ils fignolaient tous les écueils en fins pilotes, jaloux d'employer la fleur de leur science côtière, à préserver de toute tentative ennemie ce qu'ils avaient de plus cher au monde.

Enfin, après quelques heures de travail et d'anxiété, ils mouillèrent dans le port de Brest, après avoir salué le stationnaire de quelques coups de canon, tirés par deux mauvaises pièces qu'ils avaient sur le pont.

La foule curieuse assista au débarquement de nos pilotes. Un commissaire-général de marine fendit les flots de la multitude pour demander aux insulaires: Qu'est-ce que c'est que ce navire?

Le Palafox, brick espagnol, si vous savez, monsieur le commissaire, ce que c'est qu'un brick.

—Et qui a pris ce bâtiment?

—Moi!

—Vous?

—Et pourquoi pas? Il me semble que j'ai tout ce qu'il faut pour prendre, aussi bien qu'un autre, un navire comme ça.

—J'avais cru que c'était un bâtiment de l'État qui avait capturé ce brick.

—Ah! oui, c'aurait été plus régulier, n'est-ce pas? Mais c'est un bateau de pêche avec une douzaine de mousses comme moi. La manière de prendre, au surplus, ne fait rien à l'affaire. Ce qu'il est important de savoir, c'est la part qui nous reviendra pour avoir mis ce brick là dans le sac.

—Mais, mon petit ami, vous pourrez avoir le tiers du navire.

—Pourquoi pas tout, puisque c'est nous qui l'avons pris tout et tout seuls?

—Parce qu'il faut que le conseil des prises détermine si ce bâtiment doit être considéré comme prise ou comme épave on débris résultant d'un naufrage.

—Comment, si c'est une prise! Mais il me semble que la chose est toute décidée par le fait. Comment le conseil pourrait-il décider qu'une prise faite, n'est pas une prise?

—Comment pourriez-vous prouver que ce n'est pas une épave?

—On vous en donnera des épaves comme ça, trouvées à coups de fusil!

Ici maître Tanguy s'approche, et se mêle à la discussion. C'est-à-dire, monsieur le commissaire, que l'État veut mettre la patte sur notre bien....

—Pilote, apprenez que l'État n'a pas de patte, et que vous devriez parler avec plus de respect d'un gouvernement aussi équitable et aussi intègre que celui sous lequel nous avons le bonheur de vivre.

—Quand je dis la patte, monsieur le commissaire, c'est la griffe que je voulais dire, car je respecte toujours tous les gouvernements. Mais vous dites que si la prise est regardée censément comme une épave trouvée en mer, nous n'aurons pas grand'chose à gratter.

—Vous aurez ce que le conseil des prises et la loi devront vous accorder. Voilà ce que je puis au moins vous affirmer.

—Eh bien, c'est bon, je vais vous prendre là-dessus:

Vous voyez bien ce petit garçon-là qui a pris le Palafox? Eh bien! je l'ai trouvé en mer avec sa petite soeur, qu'un gueux d'Anglais nous a enlevée; mais ça ne fait rien à l'affaire que je veux vous conter.

Je vous disais donc que j'ai pêché ce petit garçon-là et sa soeur. C'étaient bien des épaves aussi, puisque je les ai trouvés à la mer, dans une cage à poules. Cependant l'État n'a pas réclame sa part dans ces débris-là, et il m'a laissé à moi toute ma trouvaille, parce qu'il savait bien qu'il fallait nourrir ces épaves, et l'État, comme vous dites, n'a pas exercé la loi; mais aujourd'hui que nous avons fait une prise qui vaut de l'argent, et que l'État sent qu'il y a non pas de dépenses à faire, mais de la monnaie à gratter, il veut qu'un navire halle dedans, sans que ça lui ait coûté un sou, soit une épave, pour qu'il puisse mettre la patte,.... non, non, pardon, pas la patte, mais son grappin dessus, enfin!.... C'est juste, si l'on veut; mais c'est juste d'une drôle de manière, et j'ai dans l'idée que si je faisais de la justice, j'en ferais mieux que ça, ou je ne m'en mêlerais pas du tout.

—Je ne suis chargé ni d'expliquer ni de commenter les lois. Mon devoir est de les faire exécuter. Quand le conseil des prises aura prononcé, on vous fera connaître sa décision.

Cette contestation ne laissait pas que de contrarier nos insulaires, plus habitués à interpréter la loi naturelle selon leur instinct, qu'à se soumettre au texte de la loi civile, et à la lettre des décrets impériaux. Une autre difficulté vint les blesser dans leurs affections, à la suite de celle qui les avait déjà trompés dans leurs espérances.

L'ancien maître de pension de Cavet conseilla à Tanguy, pendant son séjour à Brest, de faire des démarches afin d'obtenir la naturalisation de son fils adoptif. Tanguy s'empressa ensuivre l'avis du maître de pension, qui lui fit comprendre, non sans quelque peine, tous les avantages attachés à la qualité de Français. Il fallait en effet que Cavet fût naturalisé pour pouvoir prétendre un jour au grade éminent de capitaine au long-cours. Cette considération seule aurait déterminé maître Tanguy. Il alla présenter une déclaration au greffe du juge de paix.

Mais ce fut là une nouvelle difficulté! Le magistrat lui prouva clair et net, le Code civil à la main, que, d'après les art. 543, 344 et 346, il n'avait été que le tuteur officieux de celui qu'il avait regardé jusque-là comme son fils d'adoption. Cette circonstance étonna, affligea notre pauvre pêcheur; mais le Code était là, mais le texte de la loi venait d'arracher au bon Tanguy une illusion qui avait fait une partie du charme de sa vie si simple, et la consolation de sa confiante vieillesse.—Va, on aura beau me prouver que tu n'es pas mon enfant, dit-il à Cavet, je sais bien que tu es pour moi quelque chose de plus qu'un étranger. Allons-nous-en d'ici le plus tôt possible. La ville de Brest, avec ses lois, me pèse sur le coeur. Retournons à Ouessant, on y respire plus à l'aise.

Cavet, irrité de tout ce qu'un peu d'expérience lui avait appris, s'efforçait de consoler le vieux pilote. Qu'importé, lui répétait-il, en s'efforçant de lui cacher son propre dépit, qu'importé que je ne puisse pas être reconnu par ces gens-là comme votre fils et comme un bon Français! Cela change-t-il les sentiments que j'ai pour vous et ceux que vous avez pour moi? Croyez-vous qu'avec leurs lois inhumaines, ces gens-là m'empêcheront de gagner ma vie et de secourir vos vieux jours? Nous serions bien bons, ma foi, de nous affliger pour si peu de chose! Tenez, si vous m'en croyez, pour oublier toutes ces sottes contrariétés, nous irons, ce soir même, au spectacle.

—Au spectacle? Ah! oui, il me souvient qu'il y a trente ans à peu près, quand monsieur Hector était gouverneur, on me paya une fois la comédie; c'était bien beau alors! Mais quelle diable de mine irai-je faire au milieu de tout ce monde, avec mes bragou-brasse6 et ma veste de paysan? Que verrons-nous enfin de si curieux à ton spectacle?

Note 6: (retour) Bragou-brasse, larges braies, grandes culottes, en bas-breton.

—Nous y verrons, parbleu, la pièce que l'on donne ce soir! C'est justement le Petit Matelot que l'on va représenter. Cet opéra vous plaira, j'en suis sûr, car on y parle de marine: c'est un corsaire et son fils; ce sera vous et moi enfin, que vous vous imaginerez voir..

—Un corsaire? un pilote peut-être et son enfant? Quoi! ce serait comme qui dirait toi et moi, n'est-ce pas, Cavet? Eh bien, allons-y, mon enfant, si ça ne coûte pas trop cher cependant; car des pauvres gens comme nous ne doivent pas faire de folies pour s'amuser un instant.

Nos deux insulaires se rendent au théâtre. Cavet place aux premières galeries son père endimanché. La toile se lève: la pièce commence. Tanguy, étonné, écoute d'abord avec attention, et puis, au bout de quelques minutes, se prend à rire de toutes ses forces. Les spectateurs le regardent avec un peu de surprise et d'ironie. Les acteurs chantent, et le pilote devient inattentif; de la distraction il passe à l'ennui, et pendant que le public, plus occupé du costume étrange du spectateur que de la pièce, observe ses mouvements assez plaisants, il s'endort à moitié sur l'épaule de son fils, qui veille, lui, et qui enrage, en promenant sur le parterre et sur les loges des regards remplis de mépris et de colère.

Au moment où l'acteur chargé du rôle du capitaine Sabord doit dire: Il fallait un vent de Nord-Est pour nous relever de la côte, le marin de coulisses se trompe, et parle d'un vent de Nord-Ouest, et en prononçant encore ce dernier terme comme il est écrit. Tanguy, à cette expression, qui résonne assez mal à son oreille, semble se réveiller d'un somme, et se met à crier de sa grosse voix d'ancien aide-canonnier: Dis donc au moins un vent de Nordais et non pas de Norois, espèce de Parisien, puisque la côte court Nord et Sud! A cette sauvage interruption, qui n'amuse qu'une partie du public, le parterre hurle: A la porte, le vieux borgne! à la porte!.... Tanguy, tout consterné, se trouble; des commissaires de police arrivent pour mettre à exécution l'arrêt porté par le parterre contre le pauvre pilote. A la vue du commissaire, Cavet, indigné, se lève:—Qui osera, s'écrie-t-il, en grinçant des dents, porter la main sur ce brave homme dont je suis le fils? Apprenez que celui que vous traitez ici avec tant d'inhumanité est le pilote qui, au péril de sa vie, a jeté une frégate ennemie sur vos côtes. Quel est celui d'entre vous tous, qui méprisez tant sa simplicité, qui oserait se vanter d'avoir rendu autant de services que lui à son pays? Qu'il se montre celui-là, s'il en a le coeur, et je lui ferai payer cher son insolence et son stupide orgueil!...» Un profond silence succède à cette chaleureuse provocation: personne ne se présente à Cavet, qai semble chercher des yeux le premier qui osera se montrer. C'est au tour des spectateurs d'être stupéfaits.... Mais le bonhomme Tanguy, profitant de cet instant de calme, se lève tout ému; il saisit avec énergie la main palpitante de son garçon: Viens-t'en, viens-t'en d'ici, mon pauvre Cavet, lui dit-il, presque en sanglotant. Ils m'ont appelé vieux borgne. Allons-nous-en, puisque c'est une honte pour ces gens-là, que d'avoir perdu un oeil dans un combat. Le pilote et son fils s'éloignent alors, l'un en essuyant une larme, l'autre en menaçant les imbéciles qui n'ont pas craint d'insulter aux cicatrices du vieillard dont il protège avec passion les cheveux blancs et la tête mutilée.

Le lendemain de cette scène, nos pilotes retournèrent dans leur île, désabusés tristement des illusions qu'ils s'étaient faites en arrivant à Brest avec leur prise. Oh! que leur vie innocente, obscure et laborieuse, leur parut bonne à retrouver, après les tribulations qu'ils venaient d'éprouver, et le bruit qu'ils venaient d'entendre à la ville! Ici, dit Tanguy, en revoyant son île paternelle, je suis chef, je me sens aimé, et enfin on me croit quelque chose. À peine sait-on dans le pays si je suis borgne ni comment j'ai perdu mon oeil. A Brest je me suis vu rebuté, méprisé: ce n'est pas là qu'est ma place, et c'est ici qu'est le bonheur pour un pauvre diable démon espèce.

La décision du conseil des prises touchant le Palafox arriva. L'autorité annonça aux capteurs que l'arrêt ne leur était pas favorable, et ils s'en étonnèrent peu, car une fois que l'on s'est habitué à croire à l'injustice, l'arbitraire n'a plus le pouvoir de nous surprendre: c'est à peine s'il a encore le privilège de nous affliger.

Le Palafox ayant été considéré comme épave, les petits marins qui s'en étaient emparés ne pouvaient prétendre qu'au tiers de la valeur de la prise, tandis que, s'ils avaient capturé ce bâtiment avec un bateau commissionné du gouvernement pour courir sur l'ennemi, on leur aurait accordé les deux tiers de leur capture.

Comment, répétait encore Cavet, en s'indiquant toujours, comment, pour avoir le droit de faire tort à l'ennemi qui cherche tous les moyens de nous nuire, il faut que le gouvernement que nous voulons servir, nous permette, par brevets, de nous emparer d'un bâtiment ennemi! Il ne veut donc pas du bien qu'on veut lui faire, ni du mal que l'on veut causer à nos rivaux?—Si, si fait, répondit Tanguy, il veut bien recevoir le bien, puisque tu vois qu'il s'empare du navire que tu as enlevé.

—Ce n'est pas ainsi que je comprends le gouvernement qui doit nous régir, ni la société au milieu de laquelle je prétends vivre.

—Eh bien, veux-tu nous faire un autre gouvernement et une autre société qui t'arrangent mieux? Tu es bien malin, mon garçon; mais il n'y a pas moyen: c'est à prendre ou à laisser.

—Vous avez raison; c'est à laisser. Aussi. ne pouvant changer ce qui ne me convient pas, je veux du moins m'ôter de dessous les yeux les choses qui me blessent la vue, qui me font mal au coeur, et qui révoltent ma fierté d'homme.

—Qu'as-tu donc encore qui te passe en travers dans la tête?

—Ce que j'ai? J'ai, que je veux vivre ailleurs que dans ce monde qui me gêne, et dont je me sens trop près. Je veux enfin être corsaire, me faire tuer, ou devenir quelque chose en respirant l'odeur de la poudre au milieu des combats, et non cet air pesant et corrompu qui m'empoisonne.

—Corsaire! corsaire! Mais si tu te fais chenoper en course par les Anglais, qui vous font de si belles rafles sur la mer?

—Eh bien, peut-être alors je reverrai ma soeur en Angleterre, et ce sera au moins une consolation que de pouvoir espérer d'être réuni à elle.

—Et à bord de quel corsaire encore veux-tu courir bon bord.

—A bord du premier venu. Il y en a une pacotille de mouillés à Labreuvrack. J'irai trouver un capitaine qui ne me demandera pas qui je suis, mais bien ce que je sais faire, et je lui dirai: J'ai du courage et de la force...

—Oh! pour ça, c'est vrai.

—Je connais la côte de Bretagne aussi bien que n'importe quel pilote.

—Ça, c'est encore vrai.

—Prenez-moi à l'essai, si vous croyez que je vous trompe.

—Oh! il te prendra, pour quelque chose de mieux qu'à l'essai.

—Et puis après...

—Et puis après?

—Et puis après, ma foi, largue les huniers, hisse le grand foc, et adieu la terre... Ici, le père Tanguy s'essuya une larme d'une main, et de l'autre prit celle de son fils... Puisque tu le veux, et que ce que tu as dans la tête n'en sort jamais, je ne te dirai rien pour t'empêcher de faire la course. Il y a long-temps que je sais bien que tu as trop d'esprit pour rester avec de pauvres gens comme nous. C'est quand tu seras malheureux qu'il faudra revenir ici; mais si tu as du bonheur, ne reviens pas, et pense seulement quelquefois à moi; à ton vieux Tanguy, qui n'a d'autre peine que celle de ne pas t'avoir donné le jour....

Cavet était attendri des larmes du vieillard, mais sa résolution était prise. Il comprit qu'il fallait brusquer son départ, et saisir son père au mot, pour ne pas lui donner le temps de la réflexion. Le matin, après avoir embrassé tout le monde, reçu les bénédictions de sa famille et les voeux de ses amis, il fit voile avec quelques pilotes dans un bateau qui devait le conduire, muni d'un léger paquet d'effets, à Labreuvrack, port de réunion de quelques corsaires en relâche.

Il arrive la nuit avec sa barque dans ce havre immense et sauvage. Quelques masses noires, qui se balancent çà et là sur les flots plaintifs de la rade, lui indiquent le mouillage des corsaires. Il gouverne sur les navires ancrés en tête. Lequel abordera-t-il le premier? Quel est celui d'entre tous auquel il va confier sa destinée? Ici est mouillé un brick avec un fanal sur l'avant. Là s'élance sur la mer un lougre avec sa mâture de forban et ses longues vergues amenées en pagaie sur ses hauts bastingages. Plus loin, un côtre au large bau, au lourd beaupré, au gui immense, se présente silencieux et immobile sur les flots, sur la surface desquels il semble étendre ses flancs garnis de longs canons. On travaille à bord du brick, on chante à bord du lougre, et l'on dort à bord du côtre. C'est à bord du lougre qu'il se rendra, certain d'être mieux accueilli au milieu d'un équipage qui boit et qui danse, que par des hommes qu'il faudrait distraire de leur travail ou arracher au sommeil, pour se faire écouter.

En approchant du lougre avec son bateau, le tumulte cesse un instant à bord de ce navire, et une grosse voix lui crie:

Oh de la chaloupe, ho?

Holà! répond Cavet, selon l'usage en pareille circonstance.

Vient-elle à bord?

Oui.

Y a-t-il des officiers?

Non; mais il y a du bois pour en faire, ajoute plaisamment un des pilotes.

On accoste le lougre, et aussitôt cinquante ou soixante bandits, en bonnets et en chemises rouges, passent tous du bord qu'élonge la chaloupe, pour savoir ce qu'elle vient faire à bord du navire, à cette heure de la nuit.

—Qui êtes-vous, vous autres? demande un des maîtres du bord.

—Des pilotes d'Ouessant.

—Ah! oui, des pilotes en cheveux mal peignés, en sabots crottés et le reste. Nous connaissons ça. Et que voulez-vous? Boire un coup? on vous en donnera deux. Fumer une pipe? vous en fumerez quatre et non pas sans tabac encore. Mais enfin qu'y a-t-il pour votre vilain service?

—Nous voudrions parler au capitaine, dit Cavet.

—Pas moyen, pour le quart d'heure, mon ancien, vu que notre capitaine est comme un anglais (est soûl).

—Et le second?

—Hors de combat aussi.

—Mais puis-je au moins parler à un des lieutenants?

—Les lieutenants ne peuvent pas dans le moment actuel te donner audience, attendu qu'ils dorment comme des bûches qu'ils sont, pour leur propre compte et celui de l'armateur. C'est moi qui suis le plus à jeûn de tout l'équipage et de l'état-major.

—Oui, et encore vous êtes joliment bituré, vous! s'écrie l'équipage.

—Mais c'est égal; j'entends bien les raisons des autres, quand je suis paff, et que je ne peux plus parler couramment. Parle, petit pilote; mais parle vite, si tu veux commencer à ne pas m'embêter.

—Je désirais demander au capitaine s'il veut de moi à bord de son corsaire. Comment d'abord se nomme le navire?

—Oh! pour ce qui est de ça, tu n'as pas besoin de le demander au capitaine. Le corsaire, mon garçon, s'appelle le lougre l'Empereur, et avec un nom de ce calibre on peut aller partout, et même en prison d'Angleterre. L'Empereur! hein, j'espère que c'est un nom joliment estropé et proprement garni en queue-de-rat! Mais à quoi te sens-tu bon à bord?

—Je me sens bon à gouverner, à haller sur une manoeuvre, à piloter le lougre ou une prise dans tous les ports de la côte, depuis Bréhat jusqu'à Concarneau, et puis, ma foi, à faire le coup de feu comme un autre.

—Dites donc, vous autres, là-devant: v'là un petit jeune homme qui est pratique de la côte, et il demande à courir bon bord avec nous. Faut-il rembarquer à la part?

—Faites comme vous voudrez, répondent les bandits, qui chantaient sur l'avant; et laissez-nous tranquillement nous rafraîchir et nous tapper entre nous.

—En ce cas, petit pilote, je te reçois, en attendant la réveillaison du capitaine, matelot à la part, à bord du lougre l'Empereur, de Saint-Malo-de-l'Ile. Si tu n'as pas de papiers, on t'en fera. Si tu en as, tu pourras te les mettre, je ne te dirai pas où, car ici on navigue à la douce, sans feuille de route et sans paquet. À propos, as-tu un sac?

—Oui; le voilà.

—Ah! en v'là une bonne, dites donc, vous autres, il a fait sa malle dans un bas de soie! C'est bon signe, mon ami; on voit que tu as besoin de refaire ton butin à la mer. Mais embarque toujours ta malle de poche, et dis à ces paysans qui sont avec toi, de monter à bord pour boire un coup de trop. Il faut ici que tout le monde vive. Voilà la touque au rogomme. Enfle!

Les compagnons de Cavet s'empressèrent de se rendre à une aussi aimable invitation, et ils firent, en montant à bord de l'Empereur, retentir le pont du bruit de leurs lourds sabots. Je vous laisse à penser si la gauche tournure de ces pauvres pêcheurs amusa les corsaires déjà à moitié ivres! Viens-t'en donc voir, disaient les uns à leurs camarades, viens-t'en donc voir ces espèces de gabiers-volants en escarpins de bois! On voit bien que ces voltigeurs-là ne montent pas souvent sur leurs vergues pour manger du ris7. Mais si nous les invitions à faire une contredanse sans façon, avec leurs souliers fins: ils ne feraient peut-être pas tant les bégueules....

Note 7: (retour) Prendre des ris.

—Oui, oui, faisons-les danser an anigous8, et paffons-les, mais du bon numéro.

Note 8: (retour) Nom d'un chant bas-breton.

On invite les Bas-Bretons à danser: ils refusent d'abord en se grattant l'oreille. On leur propose de grandes lampées d'eau-de-vie: ils acceptent en s'essuyant les lèvres; puis, après avoir reçu d'autres invitations, ils consentent enfin à sauter en rond avec tous les corsaires, qui s'égaient beaucoup de leur pesante allure et des grands coups de sabots qu'ils lancent sur le pont pour suivre la cadence. Ils burent et dansèrent tant, qu'ils tombèrent enfin de lassitude et d'ivresse.

—Pardieu, dit un des matelots du corsaire, pour finir la bamboche, il faut affaler au palan, ces ivrognes-là dans leur bateau. Donne-moi une élingue, quelqu'un, et avec la candelette nous allons faire le déchargement de ces sacs-à-vin, au coup de sifflet de maître Boinet.

—Maître Boinet consent à prêter à l'opération du déchargement, le secours de son coup de sifflet académique.

—Mais il me vient une idée, fait maître

Boinet, en se ravisant. Pour savoir ce que le petit pilote sait faire en matelotage, si nous l'invitions, avec aisance et facilité, à élinguer lui-même, de sa main blanche, le casaquin de ses pas-propres de compagnons de voyage?

—Volontiers, dit Cavet, en prenant l'élingue, et en passant le croc de la candelette dans la croisure. Hisse à présent!

À ce mot prononcé avec sang-froid et avec une plaisante gravité, l'équipage, enchanté de la bonne volonté et de la science matelotière du nouveau venu, se range sur le garant de la candelette: le sifflet aigre du maître part comme un trait, et roucoule en vrai rossignol; on hisse chaque pilote ivre-mort, et Cavet les reçoit dans le bateau, où ils sont affalés comme des ballots de marchandises que l'on va mettre à terre. De long-temps l'équipage de l'Empereur n'avait ri de si bon aloi. C'étaient farces innocentes de corsaires, petits jeux enfantins de cette société de loups de mer, jeux bien lourds sans doute, mais qui suffisaient pour amuser la pesante oisiveté de ces gaillards-là.

Le bateau pilote fut mouillé au large avec ses gens cuvant leur eau-de-vie dans la cale. Cavet revint à bord du lougre, où déjà les matelots, las de danser, de boire et de chanter, s'endormirent pêle-mêle, couchés sur le pont, sur les canons et les panneaux. Notre jeune homme finit lui-même par se laisser aussi aller au sommeil, et la nuit couvrit de l'obscurité qui lui restait encore, la fin de cette orgie, au délire de laquelle succéda le ronflement de tout l'équipage, livré aux douceurs d'un court repos.

Image trop frappante de cette bonne vie de corsaires, qu'il faut avoir faite pour la connaître, la concevoir et pour pouvoir bien la décrire! Dangers, insouciance, orgies, prodigalité, combats, querelles et misères, voilà de quoi elle se compose. Et pourtant qu'elle finit vite, remplie comme elle l'est de tout ce qui peut la varier et la rendre irritante!

Le soleil se leva pour le lougre l'Empereur, mais à travers des vapeurs brumeuses et froides, comme en hiver avec un bon frais de vent de nord. La piquante fraîcheur du matin réveilla le premier, le capitaine Felouc, qui, en se frottant les yeux, encore tout rouges de la ribote de la veille, aperçut tout son monde étalé sur le pont, dans les postures les plus nonchalantes. Le capitaine Felouc n'était pas tendre à jeûn. En voyant son lougre éviter le cap au Nord par l'impulsion de la brise qui lui glace l'oreille, il tourne sa mine refrognée du côté du vent, et, après avoir jeté un regard scrutateur sur les nuages qui filent vers le sud, il prend une barre d'anspect, réveille ses gens à grands coups, et en criant d'une voix passée au rum: Debout tout le monde, et va à terre me chercher un pilote!

A ces mots, et surtout à ces gestes, nos corsaires, endormis très-profondément une minute auparavant, se lèvent tous comme s'ils avaient été parés depuis une heure à obéir à l'ordre de leur capitaine.

On vire à pic sur le câble; on largue les rabans des voiles paquetées: c'est le grand appareil qui doit être hissé, car il s'agit de louvoyer pour sortir. Une embarcation se dispose à aller chercher le pilote à terre.

Mais à ce mot de pilote, le jeune Cavet, qui n'a pas encore parlé au capitaine Felouc, s'avance vers loi, le chapeau bas.

—Que veux tu? lui demande Felouc, en fixant sur lui ses deux yeux de loup.

—Mettre le corsaire dehors, si vous le voulez, capitaine, et faire la course avec vous?

—A quoi es-tu bon?

—A vous conduire partout où vous voudrez, dans les cailloux de la côte, depuis les Penmarck jusqu'au raz de Bréhat.

—Sans badigoincer?

—Sans badigoincer, capitaine.

—Et qui me répondra de ton savoir-faire?

—Qui? mais moi, donc!

—Toi; mais qui me répondra de toi?

—Ma vie, s'il le faut. Envoyez-moi par-dessus le bord, si je ne vous pilote pas à votre idée, et si je fais une bêtise.

—Allons, voyons un peu comment tu vas te patiner. Je suis aussi un peu côtier, et je verrai bien si tu connais ton affaire, en mettant le lougre dehors. D'ailleurs, je serai là pour veiller au grain, et pour corriger la route, si tu ne fais pas gouverner droit et à l'oeil.

Cavet devient donc le pilote du bord. A lui le soin de la manoeuvre, et faites bien attention à ce qu'il va commander.

—Vire à dérâper, et parez-vous à hisser le foc devant et le tape-cul derrière (pardon du terme, il est technique), la barre un peu dessous, timonnier!

—Pas mal cela, dit tout bas Felouc.

—L'ancre est dérâpée, pilote, s'écrie le second, perché devant!

—Traverse le foc au vent, borde le tape-cul à plat, la barre toute dessous!.... Voyez-vous, capitaine, nous avons le temps de mettre notre ancre en haut, avant de faire de la toile. Il ne doit d'ailleurs y avoir que dix brasses à pic, où nous sommes.

—C'est vrai ça; mais où donc as-tu appris si jeune à te manier de cette façon?

—Je vous conterai tout ça plus tard, mon capitaine; voilà l'ancre à bloc. Parons-nous à hisser le grand appareil pour bordailler un peu à terre, et pour couper ensuite sur la boraine.

—Le tonnerre de D... m'élingue, c'est qu'il est bon là, le petit lapin! Cavet continue.

—Amure les basses voiles, et hisse la misaine et la grande voile, devant et derrière en dedans des bastaques! Vire, vire, à courir partout. Comme ça va bien, la barre; sans plus venir au vent!

On court un petit bord: le lougre se penche et pince le vent à quatre quarts, avec une belle mer et la jolie brise qui siffle le long de ses ralingues bien bordées. Le petit pilote regarde de temps à autre sous le vent, puis repasse au vent, dit un mot au timonnier en portant l'oeil sur l'avant du navire. La terre approche: le corsaire l'attaque, à une portée de pistolet; capitaine Felouc commence à croire qu'il est temps d'envoyer vent-devant. Mais Cavet lui répète avec assurance, et en continuant de se promener sur le gaillard, qu'il n'y a rien à craindre avec plus de deux brasses d'eau sous la quille. Le commandement de pare-à-virer est fait cependant: celui d'adieu-vat! le suit de près; mais le corsaire range la côte à la toucher, en s'élançant au coup de barre, dans le lit du vent. Felouc, au moment de l'évolution, prend un plomb de sonde, et avant de le jeter le long du bord, il demande à son pilote: Combien fais-tu d'eau ici?—Trois brasses à trois brasses et demie, tout au plus. Le plomb est lancé, la ligne le suit: trois brasses et demie à pic! Felouc est dans l'admiration et reste stupéfait, les coques de sa ligne en main. Il ne reprend l'usage de la parole que pour demander au nouvel arrivé:

—Comment te nommes-tu?

—Cavet. J'ai été trouvé en mer, dans une cage à poules. Des pilotes d'Ouessant m'ont élevé....Loffe à la risée, timonnier! La marée porte au vent....C'est moi qui ai amariné dans un bateau de pêche, le brick le Palafox.... Sans arriver, la barre droite, laisse le navire, qui est ardent, venir tout seul au vent!

—Quoi! c'est toi, qui....Le Palafox! Parbleu, je me souviens bien, un petit brick espagnol, chargé de vin et de drap brun!

—C'est justement cela. Il y a quelque temps. Les autorités n'ayant pas voulu me reconnaître comme Français, je me suis dit: Il faut aller en course, et peut-être qu'on te reconnaîtra là pour marin. Un marin, vous le savez bien, est de toutes les nations.

—Oui, de toutes les nations, car la mer appartient à tout le monde, c'est-à-dire à tous ceux qui savent vivre sur elle. Mais puisque tu as mis le Palafox dans le sac, il ne faut plus t'appeler à bord que Palafox: ce sera ton nom de course, et je te baptise, au nom de je ne sais pas encore qui, quatrième capitaine de prise, si tu veux.

—Ce n'est pas de refus, capitaine. Mais voulez-vous dire de nous parer à virer? Il y a là à terre une basse dont voilà l'accore. Là où vous voyez la mer clapoter.» On vira de bord encore une fois, d'après l'avis de Palafox, car ce fut le nom de guerre de l'orphelin, à bord de l'Empereur. En peu d'instants, le lougre, piloté adroitement par notre homme, se glisse comme une anguille entre les rochers de la côte, laissant tantôt arriver pour un brisant, et revenant tantôt au vent pour un autre. Le corsaire s'élève, ainsi habilement conduit, de la partie du rivage où les flots vont se briser avec un horrible fracas sur les rochers, les bancs de sable et les basses de ces parages dangereux. Honneur en soit rendu au petit pilote Palafox! Le capitaine Felouc lui assure qu'il l'estime, en lui faisant boire le reste d'un verre de rum qu'il a déjà humé à moitié. L'équipage le regarde d'un air qui a cessé d'être goguenard, et avec une sorte de surprise qui semble dire: Ce petit gaillard-là est plus malin qu'il n'en a la mine!... Le lougre l'Empereur était déjà en mer.



6

Course, capture, baraterie du Patron, avant-goût
de piraterie.

Quel changement de physionomie s'opère au large dans la physionomie d'un équipage qui vient de quitter le mouillage! A peine ces corsaires, dont je vous ai dépeint la lourde joie et les grossiers amusements dans la rade de Labervrack, eurent-ils senti la lame de la Manche, qu'ils prirent tous un air grave et une contenance impassible. Plus de gaîté dans leurs propos, plus d'abandon dans leurs gestes. Leurs yeux, rôdant autour du bord et sur tous les points de l'horizon qui s'étend devant eux, semblent chercher à découvrir la proie dont ils veulent se saisir. Leur conversation ne roule que sur le partage du large butin qu'ils se promettent. C'est un trois-mâts chargé de piastres qu'ils veulent aborder, un bâtiment de la Compagnie qu'ils voudraient attaquer. Bien ne leur semblerait trop redoutable, parce qu'ils se sentent autant de courage que d'avidité.

Un convoi se présente: le capitaine Felouc se jette au beau milieu des navires qu'escorte une corvette. La vue d'un lougre effraie tous les navires marchands, qui s'empressent d'abord de fuir. La corvette chasse le corsaire qui l'amuse ainsi jusqu'à la nuit. Puis quand l'obscurité enveloppe et le bâtiment chasseur et le bâtiment chassé, celui-ci revient sur sa route, rejoint les navires du convoi, et en élonge trois, en jetant mystérieusement à leur bord des paquets d'hommes qui menacent les Anglais du bout de leur poignard, au moindre cri, au moindre signe dont le but serait de trahir leur présence.

On expédie les prises. La nuit favorise leur fuite; mais les équipages qu'il a fallu leur donner, épuisent le nombre d'hommes du corsaire. Le lendemain il faudra songer à là retraite, et aller dans quelques ports de France se ravitailler d'hommes nouveaux pour continuer la course.

Trois ou quatre jours se passent avant qu'on ne puisse gagner la terre avec des vents de Sud. Un petit brick anglais se rencontre sur les attérages. Le corsaire oriente sur lui. En quelques heures il le tient sous son écoute. Un coup de canon siffle dans sa mâture, et le brick amène. On va à bord s'assurer si sa cargaison vaut la peine qu'on se démunisse de quelques hommes pour le conduire en France. Il est richement chargé. Le petit pilote Palafox a fait preuve de capacité et d'audace. Les capitaines de prise commencent à être rares à bord. Aucun de ceux qui restent ne connaît assez bien la côte, pour qu'on le charge de piloter le navire amariné, en lieu sûr. Palafox se propose: on lui donne dix hommes. Il saute à bord du brick, et vogue la barque! Le corsaire l'escorte pendant quelque temps: le mauvais temps vient, et sépare le lougre du brick. Mais celui-ci, avec les premiers vents d'Ouest, laisse courir au Sud-Sud-Est, et au bout de quelque temps Palafox découvre les roches des Épées de Tréguier. Tréguier, bel attérage pour des corsaires qui, garantis par les dangers que présente cette côte, peuvent braver les croiseurs trop prudents pour s'engager dans de tels parages! Un soir enfin, la prise laisse les Sept-Iles par tribord à elle, et va s'enfoncer dans les roches qui s'étendent sur l'avant: son capitaine connaît toute cette côte, dont l'aspect fait dresser les cheveux à nos marins du midi. Un navire, qui semble poursuivi par un bâtiment à la haute voilure, se montre sur la partie de l'horizon que la prise laisse derrière elle. Bientôt elle reconnaît un lougre dans le navire chassé. C'est peut-être le corsaire l'Empereur lui-même, et le navire qui le presse, une corvette ou une frégate. Le vent qui bat en côte pousse grand largue le navire carré, et doit contrarier le lougre, dont la marche est le plus près. Hélas! oui, le croiseur gagne, gagne le pauvre lougre: il sera bientôt sur lui.... Il l'a joint, et quelques longs coups de canon qui résonnent au loin avec un lugubre fracas, annoncent qu'avant la nuit le lougre a été amariné!

Plus heureux, le petit brick, en refoulant un horrible courant, en se laissant pousser par un vent qui grossit les lames, passe entre tous les dangers qu'il effleure, qu'il contourne, et va mouiller avec la nuit tombante, à la Roche-Jaune.

Douce fête que l'arrivée d'une prise! Triomphe pour les marins, joie pour les habitants du port, que les richesses conquises sur l'ennemi vont vivifier! Ivresse enfin pour tout le monde, ivresse surtout pour l'équipage du navire capturé! Les embarcations du stationnaire de Tréguier, les pataches de la Douane, environnent le brick. On embrasse Cavet sans le connaître. On lui offre un lit, un repas, des femmes même. sans savoir s'il a le sou en poche. La prise paiera toutes ses dépenses, ses profusions, ses folies. Arrivent du vin, des amis qu'il n'a jamais vus, des femmes dont il ne se soucie guère! Il est corsaire, corsaire heureux, et de plus, un des mieux bâtis des jolis garçons que l'on ait vus sous une chemise de molleton rouge! Qu'avec plaisir les jeunes filles promènent leurs regards animés sur ses traits hardis et son front expressif! Il entend et parle leur langage bas-breton. Il fait mieux encore, il comprend cet autre langage plus tendre qui ne se parle pas. Il finit par répandre l'or qu'on lui compte, entre des marins insouciants qui boivent avec lui, et des femmes qui l'enchaînent une heure ou deux au sein de ces orgies qui sont à peine des excès pour sa brûlante imagination et pour la force de son organisation. Ouessant et ses innocentes moeurs, le bon Tanguy et ses paternelles exhortations, sa soeur même, ravie par les Anglais, tout est oublié avec des corsaires qui oublient tout, hors le plaisir brutal dont ils sont altérés.

Ce ne fut que lorsqu'il n'y eut plus d'argent à dépenser, que notre jeune pilote se rappela quelque chose.

Un matin il se réveille calme, après avoir prolongé dans le sommeil les grossières illusions de l'orgie du soir. Il ne trouve près de lui ni les femmes qui l'avaient flatté la veille, ni les amis avec lesquels il s'était enivré. Il porte la main à sa ceinture: elle est vide. L'or qu'elle renfermait s'est évanoui en fumée; il ne le regrette pas: au contraire, même, il se félicite d'être délivré du souci de le dépenser. Ses réflexions se reportent plus librement au-delà de la vie qu'il a menée depuis quelques jours. Il entend la mer battre le rivage sur lequel, il a trouvé un refuge. Cette mer, qui a bercé son enfance, et qui s'est fait entendre si constamment à son oreille, semble, en mugissant au loin, le rappeler sur son sein maternel. Jamais le bruit des vagues n'avait retenti si harmonieusement pour lui. «Ah! dit-il, en ouvrant une fenêtre qui donne sur les flots, c'est là qu'est ma vocation, ma vie! La terre m'a trompé, elle m'a toujours repoussé. Les hommes, là, sont trop méprisables, leur existence trop fade. J'ai éprouvé déjà leur injustice, leur égoïsme. J'ai voulu goûter de leurs plaisirs. Les femmes, qu'ils estiment et qu'ils flattent avec délicatesse, auraient peut-être consenti à jeter un regard de bienveillance sur ma figure; mais sur mon sort aucune d'elles n'aurait gémi. J'aurais pu être l'amant caché de quelques-unes: aucune n'aurait songé à devenir ma protectrice désintéressée. Je me suis livré aux dernières de ces créatures qui tiennent une si grande place dans l'existence des hommes; elles ne m'ont inspiré qu'une passion sans fièvre, qu'a bientôt suivie le dégoût. C'est à la mer qu'il faut aller oublier ces impressions pénibles. La lame de l'Océan effacera tout cela. Ce n'est que loin d'ici que je puis respirer à l'aise. Un corsaire, un corsaire encore, pour celui qu'ils appellent l'orphelin! Des combats, du fracas et du carnage pour l'enfant qui n'a pas eu le courage d'être, bas, rampant et méprisé. À l'eau! à l'eau! toi, petit pilote, que l'eau a jeté expirant dans la barque d'un pêcheur.»

Il trouva bientôt un autre corsaire. Pour l'aller chercher, il prend un bâton à la main, marche vers Saint-Malo, comme s'il allait porter une lettre à la poste du lieu le plus voisin. Lui, qui, quelques jours auparavant, nageait dans une certaine opulence, au milieu de ses femmes, des flatteurs qu'il avait trouvés, se traîner sur une grande route comme un vil piéton!... Oui, sans doute, il marche, sans bagage même, mais aussi sans souci, sans regret, sans pénible prévoyance de l'avenir. Il ne lui reste plus rien; mais l'avenir se déroule riant devant lui, comme ce chemin sinueux et long, dont les blancs contours semblent se perdre capricieusement au sein des forêts qui le bordent, ou des rivières qu'il divise. Il marche en piéton, le petit corsaire; mais ne voyez-vous pas, à cette allure franche, à ce pas rapide et décidé, qu'il porte toute une fortune avec lui? Dans quel endroit du monde pourrait-il tomber avec sa jeune et jolie figure, sa noble et vigoureuse taille, où il fût réduit à demander le pain de la pitié?

Comme lui, j'ai été voyageur à vingt ans; pauvre, mais rempli d'espérance, et allant chercher la fortune, à pied, un bâton à la main, une gibecière sur le dos. Le soir, dans la modeste auberge que j'avais choisie tout exprès bien mesquine, la jeune fille qui me portait un léger repas, me regardait du moins avec intérêt, avec une tendre curiosité qui me faisait oublier jusqu'aux fatigues de la journée. L'hôtesse me questionnait avec bonté sur mon âge, ma vie et mes projets, et je me couchais heureux d'avoir rencontré de braves gens qu'avaient intéressés ma jeunesse, ma figure, mon naïf langage. Plus tard, j'ai voyagé moins modestement. Une voiture, louée à grands frais, m'a quelquefois transporté avec vivacité, avec éclat, d'une brillante hôtellerie à une autre hôtellerie aussi brillante, où mon arrivée mettait filles et garçons sur pied. Mais là, plus de doux regards de femmes sur moi; plus de bienveillantes et familières questions sur les rêves bien aimés que j'avais caressés en route. Je n'étais plus jeune, je n'étais plus pauvre non plus. Ah! ma première manière de voyager était la bonne!

Saint-Malo se présente aux yeux de notre piéton, avec ses grands murs étroits au milieu des flots qu'ils défient, avec ses pieux pour briser la lame furieuse, qui vient blanchir sous les remparts de cette cité à la fois commerçante et guerrière. Oh! c'était bien alors une ville de corsaires. Des matelots, en grosses bottes et en bonnets rouges, inondaient ses rues, remplissaient ses cafés et ses cabarets. C'était un bruit, une activité, un mouvement! La course était l'industrie du pays; on ne parlait qu'armement, prises, capitaines capturés, hommes tués, lougres, côtres amarinés. Saint-Malo était enfin la ville d'Alger de la France, moins toutefois la barbarie et le pillage.

Cavet va trouver l'armateur du lougre l'Empereur, qui se consolait de la capture de son corsaire en en équipant un autre, sous le nom du Grand-Napoléon.

—Monsieur l'armateur, c'est moi qui ai attéri le brick anglais, dont vous m'avez payé mes parts de prise à Tréguier. J'ai mangé tout, et je veux naviguer.

—Soyez le bien venu, jeune homme. Il y a à bord du Grand-Napoléon une place de sous-lieutenant.

—N'y aurait-il pas moyen d'être lieutenant, en considération de la prise que j'ai mise à terre?

—Non, mon ami, toutes les places de lieutenant sont occupées; mais je crois pouvoir vous promettre que vous aurez une des premières prises que l'on amarinera.

—Et combien me donnerez-vous de parts?

—Trois parts, selon votre grade.

—Mais je crois valoir mieux que le grade que vous me donnez, faute de place. Accordez-moi quatre parts, et qu'il n'en soit plus question: je suis pilote, je connais mon état, et quatre parts ne sont pas trop.

—Je voudrais bien pouvoir vous rendre justice, mais je ne puis vous offrir que ce qu'il m'est permis de vous proposer.

—Je chercherai ailleurs, en ce cas.

—Essayez; mais je crois devoir vous prévenir que mon corsaire sera le meilleur marcheur de la Manche peut-être, et qu'il est un des mieux équipés du port.

Cavet réfléchit un moment. Peu de temps lui restait pour se déterminer, et il conclut avec son armateur, mais en se promettant tout bas de rétablir, à la première occasion, l'équilibre entre le mérite qu'il se suppose, et les avantages trop mesquins qu'on lui a faits.

—Il saute à bord du Grand-Napoléon. Le capitaine le reçoit en lui faisant la mine sans trop savoir pourquoi. Le corsaire appareille: il se bat, se sauve, revient à la charge, happe çà et là quelques navires sur la côte d'Angleterre. On jette d'un côté et d'autre quelques dizaines d'hommes sur les bâtiments amarinés. Cavet demande à commander une des prises. Le gaillard avait prouvé qu'il était marin. On lui donne à conduire en France un petit trois-mâts chargé d'objets d'équipement, de vivres et d'armes. Le capitaine du Grand-Napoléon lui compose un équipage des plus mauvais sujets du bord, et voilà notre homme manoeuvrant d'abord pour attérir sa prise, après avoir quitté le corsaire.

Mais à bord de cette prise se trouvaient deux officiers marchands et trois passagers, que le corsaire n'avait pas eu le temps de prendre avec l'équipage du navire.

Les matelots du Grand-Napoléon s'empresseront, toujours galants, de faire leur cour aux passagères, qui étaient jeunes, et qui, après les premiers instants accordés à la douleur, parurent écouter nos écumeurs de mer avec moins de cruauté. Le capitaine Cavet songea d'abord à la manoeuvre. Les vents étaient contraires pour attérir. On louvoya.

Les mauvaises pensées naissent quelquefois des contrariétés que l'on éprouve. Il est si facile de rester honnête quand on est toujours heureux, et si difficile de rester toujours probe quand la fortune ne se lasse pas de vous poursuivre! Pardieu, se dit notre jeune capitaine, si, au lieu de chercher à crocher la terre avec ce bâtiment, qui était si richement chargé pour la Colombie, je lui faisais suivre sa première destination, et si j'allais m'enrichir moi-même plutôt que contribuer à augmenter assez inutilement pour moi, la fortune d'un armateur ingrat!... On m'a refusé, malgré mes services, le grade de lieutenant à bord du corsaire.... Je puis maintenant faire tout seul mon bien-être, me venger d'une injustice aux dépens de qui l'a commise, et me traiter selon mon mérite... Voyons un peu.

Le soir il rassemble ses gens, à qui il avait laissé prendre, dans la journée, une assez forte ration de grog.

—Enfants! leur dit-il, vous êtes de braves et vaillants matelots. Chacun de nous, dans le cas où nous terririons la prise que nous avons sous les pieds, recevrait peut-être pour sa part douze à quinze cents francs, deux mille francs, tout au plus.

—Oui, capitaine, ça irait tout au plus à quatre ou cinq cents gourdes.

—Ce n'est pas trop, n'est-ce pas?

—Ce n'est pas assez, capitaine...

—Eh bien! si je vous proposais de tripler, de quadrupler, de décupler vos parts de prises, que diriez-vous?

—Nous dirions que vous êtes un bon... un bon enfant, quoi! Mais il faudrait un moyen honnête, car l'honnêteté avant tout, et l'argent après.

—Le moyen que j'ai à vous proposer est tout simple, c'est de terrir la prise en Colombie, où nous la vendrons pour notre compte.

—Ah çà, capitaine, c'est-il là un moyen honnête; parce que nous, voyez-vous, pour ce qui est de ça, nous ne nous y connaissons pas beaucoup. Nous avons de bonnes intentions, mais l'éducation manque.

—Mais c'est un moyen tout comme un autre, et meilleur même que tout autre. Je sais conduire un navire partout. Nous avons des vivres, des femmes, et un bon bâtiment à patiner. Cela vous va-t-il, avec des piastres en piles, au bout de la route?

Les gens de la prise se concertèrent un instant entre eux, avant de prendre une détermination qui pourrait blesser leurs scrupules. Au bout de quelques minutes de discussion sur le gaillard d'avant, l'un d'eux s'avance, le bonnet à la main, et dit, au nom de tous, au capitaine Cavet:

—Ma foi, capitaine, ils se sont décidés devant, et ils ont dit que vous feriez comme vous voudrez.

—En ce cas-là, changeons de route, répond le capitaine. Nous allons mettre le cap au Ouest, et laisse courir la bordée qui porte au vent!

La brise de Nord-Est favorisa ce scandaleux projet. On va si vite quand on va mal! Nos forbans se livrèrent dès ce moment à toute la joie et à tous les désordres qu'ils pouvaient se permettre. Les vivres de la cambuse allèrent grand train. Les passagères furent laissées libres d'accorder leurs bonnes grâces à tous ceux qui sauraient les mériter. Les deux Anglais furent contraints de faire la cuisine. On buvait, on se battait, on se raccommodait à bord, et la manoeuvre allait comme elle pouvait, après que le capitaine avait trouvé le sang-froid nécessaire pour donner chaque jour la route à suivre. Jamais travers n'alla mieux au gré d'un équipage. C'étaient des chants et des cris continuels. Chacun des actes d'insubordination, qui se multipliaient à bord, était puni comme on le pouvait, à coups de poing, à coups de barre d'anspect; et la discipline temporaire, que ce genre de répression rétablissait tant bien que mal, permettait quelquefois au capitaine de faire exécuter les manoeuvres nécessaires. Un autre bâtiment bien conduit, bien tenu et sévèrement mené, aurait pu vingt fois être aperçu et pris par les croiseurs ennemis. La prise, commandée par Cavet, espèce de demi-forban, apprenti pirate, au milieu d'une dizaine de renégats, faisait son chemin, sans être seulement inquiétée par le plus petit événement. À la mer comme à terre, il est rare que le hasard ne favorise pas les mauvaises actions, et ne tourne pas entièrement du côté de ceux qui savent tenter les mauvais coups avec audace.

—Où nous conduis-tu à la fin? capitaine, demandait l'équipage, quand il était à jeun, au chef qui avait promis de les amener à bon port.

—Je vous conduis dans un lieu où il n'y a ni prison ni potence pour nous.

—Mais encore, où est cela?

—Vous le saurez dans cinq à six jours, si la brise dure, et si vous ne vous soûlez pas de manière à ne plus pouvoir brasser une vergue, ou gréer une bonnette.

—En ce cas-là, nous nous griserons en douceur. Mais nous l'avertissons que si tu nous joues un mauvais tour, tu la goberas le premier, car nous ne voulons pas être trahis. Nous voulons seulement nous amuser, et nous faire tuer un peu proprement, s'il n'y a pas moyen de faire mieux.

Au terme marqué par le capitaine, on aperçut la terre que l'on désirait aborder, après avoir laissé derrière soi quelques îles françaises ou anglaises, qu'il aurait été malsain d'accoster, comme disaient nos écumeurs de mer. La côte sur laquelle courait la prise était haute; chacun la contemplait avec un peu de préoccupation: l'équipage ne dansa plus, ne se grisa plus; mais il s'assembla sur l'avant, pour prendre une détermination. On se rendit près de Cavet, qui se trouva entouré bientôt de fous ses matelots.

—Quelle est cette terre? lui demanda l'un d'eux, au nom de ses camarades. Il est plus que temps que tu parles, ou que tu cesses de pouvoir parler.

—Cette terre, puisque vous voulez le savoir, est la côte de Carthagène. Le pays est insurgé. L'armée révoltée a besoin des objets qui se trouvent à bord de notre navire. La nécessité la forcera à nous accueillir avec bienveillance. D'ailleurs des forbans sont toujours bien venus chez des révoltés. Ce soir ou demain matin, notre prise sera peut-être vendue au prix que nous voudrons.

—Bien sûr? Tu ne cherches pas à nous mettre dedans?

—Foi d'honnête homme, c'est-à-dire foi de je ne sais plus trop quoi, je vous parle comme je pense.

—En ce cas-là, tu nous permettras de prendre nos précautions. Voici ce que l'équipage a décidé. Il a décidé qu'on t'amarrerait derrière, au pied du mât d'artimon, de manière à te laisser voir le compas de l'habitacle, et à veiller à la manoeuvre; que nous ferions faction auprès de toi, un couteau de cuisine à la main; qu'une fois mouillés au large, nous enverrions une embarcation à terre, et que si l'embarcation ne revenait pas, ou si elle revenait pour nous dire que nous sommes vendus, nous te larderions comme un porc que tu serais.

—Eh bien! amarrez-moi, puisque vous êtes tous des Jeanfesse, capables de me soupçonner d'une lâcheté qui me compromettrait autant que vous. Mettez-moi seulement une carte de Carthagène sous les yeux, et faites attention à bien exécuter les ordres que je vous donnerai.

Cavet est amarré au poste qu'on lui a assigné. Pour plus de sûreté, on lui passe au cou un cartahu destiné à le hisser au bout de la grande vergue, dans le cas où on jugerait utile ou consolant de le tuer et de le pendre, pour l'exemple des traîtres à punir.—Au surplus, dit-il à ceux qui le garrottaient, l'homme immortel qui découvrit cette terre que j'aperçois valait mieux que moi, et il fut traité comme je le suis par des gens qui valaient mieux que vous: je n'ai pas à me plaindre. C'est une rude école que vous me faites faire, mais il faut que mon apprentissage soit dur pour le métier que je veux exercer. Je serai un jour capitaine de pirates, et j'aurai pour matelots des canailles de votre espèce. Amarrez-moi bien.»

Le navire cingle vers la terre. On se dispose à mouiller au large de la côte, qui grossît aux yeux inquiets de l'équipage. Mais une embarcation aux voiles blanches et légères approche avec beaucoup d'hommes armés. On ne peut la fuir, et Cavet commence à trembler. Ses gens deviennent plus menaçants; le cartahu qu'on lui a passé au cou est raidi par deux matelots furieux, qui veulent le pendre avant que le canot qui chasse la prise ait accosté. Les deux passagères se jettent aux genoux des plus forcenés pour obtenir la grâce du malheureux capitaine. Quelques minutes se passent en menaces, en contestations, et l'embarcation aborde enfin le navire. C'est Cavet lui-même qui crie à l'officier qui la commande: Où sommes-nous? Répondez vite, il y va de ma vie.—L'officier répond: Sur la côte de Carthagène.—Qui êtes-vous? Que nous voulez-vous? demandent les hommes de la prise.—Des soldats de Bolivar, et nous venons vous proposer d'aborder la partie de la côte où se trouve l'armée libératrice qui assiège Carthagène.

À ces mots, l'équipage de Cavet passe de l'anxiété la plus vive à la joie la plus folle: on danse, on chante, on s'embrasse avec délire, sur ce pont où quelques minutes auparavant le sang allait ruisseler. Les Colombiens montent à bord de la prise, et ils sourient en voyant tous les matelots français se livrer aux transports les plus désordonnés. Mais Cavet, à qui personne ne songeait au milieu de cette ivresse commune, s'écrie:

—Eh bien, aucun de vous ne songe seulement à me démarrer! Voyez cependant ce que c'est qu'un tas de gueux de la sorte! Pour prix de les avoir conduits ici et de leur avoir sauvé la vie, ils me garrottent comme un traître, et quand ils voient que leur affaire est bonne, ils dansent comme des imbéciles, et me laissent avec un cartahu à la gargaïole!

—Ah! c'est vrai, dit un des matelots. Il est juste de le dégager. C'était un bon b..... que notre petit capitaine! Portons-le en triomphe, et buvons trois coups à sa santé.

—Oui, en triomphe! Démarrez-moi d'abord.... Et si par hasard ces Colombiens, qui sont sans doute de braves gens, avaient été des Espagnols, vous vous seriez laissé aborder, avec les paroles qu'ils vous ont dites, n'est-ce pas? et moi je serais pendu! Voyez à quoi cependant tient la vie d'un homme comme moi au milieu de bandits comme vous!...

—C'est encore vrai ce qu'il rognonne là! Nous nous serions fait carotter du bon coin... Mais c'est égal: ce qui n'est pas arrivé n'est pas arrivé. Portons notre petit capitaine en triomphe... En triomphe le capitaine Cavet!

Les bras vigoureux de deux matelots se croisent et enlèvent le capitaine. Tout l'équipage, la bouteille en main, suit le triomphateur, en faisant par trois fois le tour du navire. Vive notre petit capitaine! vive Cavet! À sa santé! On buvait, on braillait; chacun se disputait l'honneur de coller ses chaudes lèvres sur les joues du capitaine. C'était à qui le tirerait à soi pour lui tenir la main, lui toucher le pied, lui appliquer un lourd baiser. Pour lui, assez indifférent à cette ovation, il ne s'adressait à ses gens que pour leur répéter: Prenez bien garde au moins de ne pas me jeter par-dessus le bord, à force de tendresse. La scène se termina enfin par épuisement. Le héros prit le parti de sauter sur le pont et de se placer à la barre de son navire, car il était temps de manoeuvrer.

Les Colombiens étaient d'avis que l'on gouvernât le bâtiment vers l'embouchure de la Magdeleine, rivière près de laquelle se trouvait le petit corps d'armée de Bolivar. On suivit leur conseil. Les matelots étrangers aidèrent les français à rentrer le navire dans une des criques de la côte.

Une fois à terre, ce fut bien une autre affaire! La petite armée insurgée manquait de tout. Aussi avec quel empressement les officiers et les soldats accueillirent les marins qui semblaient leur apporter ce qui leur était le plus nécessaire. On se jeta sur les armes et les vêtements que contenait la cale du bâtiment. Mais qui nous paiera tout cela? demandait l'équipage.—La république, lui répondaient ies soldats.—Mais où est votre république?—Nous ne savons pas encore où; nous cherchons à en faire une.» En attendant que la république fût trouvée, on donna des bons sur l'État au capitaine Cavet, pour les objets qu'on lui prenait. Du reste, on permit à ses hommes et à lui de s'introduire et de combattre dans les rangs des Colombiens, et de partager avec les patriotes l'honneur de marcher sous Bolivar.

Les matelots, qui avaient cru enlever la prise pour leur compte, se trouvèrent un peu déconcertés en voyant qu'ils n'avaient travaillé, en définitive, que pour une cause dont ils ne comprenaient pas bien toute la noblesse. Mais ils se consolaient de leur mésaventure en répétant: Un voleur qui vole l'autre, le diable en rit. Nous avions escroqué nos camarades et notre armateur, d'antres forbans nous escroquent: le sort est juste, et nous sommes les dindons de la farce.

Quant à leur jeune capitaine, ce fut lui qui se résigna le plus facilement au sacrifice de la forte part sur laquelle il avait compté en s'appropriant le bâtiment. On le présenta à Bolivar, qui lui promit de le naturaliser colombien, en reconnaissance du service que sans le savoir il avait rendu à l'Indépendance. Il répondit qu'il était disposé à accepter le titre de citoyen de la Colombie, comme il avait accepté les bons de la république. Mais, lui demanda le héros de Caraccas, qui donc a pu vous conduire ici?

—Mais moi-même, général.

—Et par quel événement, avec une prise faite sur les Anglais, êtes-vous venu à Carthagène?

—Par un événement que j'ai fait moi-même: j'ai enlevé la prise que je commandais.

—Mais c'est là au moins une action blâmable.

—Pas plus blâmable que celle que vous avez commise en me payant avec des bons-en-l'air les marchandises que je m'étais injustement appropriées.

—Vous paraissez avoir affaire à des matelots qui m'ont l'air d'être d'assez mauvais bandits.

—Pardieu, ce n'est pas avec des Aristides et des Catons que l'on fait des actions blâmables, comme celle que vous me reprochiez tout-à-l'heure.

—Et si par hasard vous étiez tombé sur une terre ou chez un peuple qui eussent eu des lois?

—Nous aurions été punis peut-être comme écumeurs de mer, ou livrés à la prétendue justice de notre pays. Mais j'ai eu le nez bon. J'ai cherché des gens parmi lesquels la nécessité est encore la première des lois. On s'est emparé de la prise que j'avais volée; et, pour empêcher un bandit de crier à l'iniquité, on a proposé à ce bandit d'en faire un citoyen de la république en herbe. Vous avez raison: Rome n'eut pas d'autres commencements. Vous voulez asseoir les bases de l'édifice sur de la boue, faute de mieux. L'édifice encore pourra s'élever et tenir bon.

Étonné de ce langage brusque et fleuri, de cette audace et de cette raison dans un homme si jeune, Bolivar regarde son interlocuteur avec intérêt. Il lui demande d'un ton bienveillant:

—Quel motif a donc pu vous déterminer à quitter l'Europe, comme vous l'avez fait?

—Des injustices, que j'ai mieux aimé punir que supporter. Vous connaissez d'ailleurs cette Europe, et vous savez si tout y est bien.

—Et quel grade vous sentiriez-vous la force d'occuper dans mon armée?

—Aucun. Vos soldats ne me plaisent pas. Au surplus, je ne sais pas leur métier. Cependant si vous croyez devoir m'employer, mettez-moi à bord de ma prise avec quelques barils de poudre, une vingtaine d'hommes et trois ou quatre canons. Si les Espagnols viennent, je les canarderai un peu, et pour cela je ne vous demanderai rien.

Bolivar consent à tout ce que lui propose Cavet. La prise, embossée à l'entrée de la Magdeleine, devient un stationnaire, et voilà une marine pour les indépendants. Quelques-uns des ivrognes qui ont fait partie de l'équipage du capitaine Cavet, consentent à servir encore sous ses ordres. Les préparatifs sont faits pour rendre le bâtiment redoutable à l'ennemi qui oserait s'approcher. Mais la nuit même de l'exécution de ce petit projet, les Espagnols attaquent à l'improviste les insurgés, qu'ils mettent en fuite. Cavet, surpris à bord de sa prise, est abandonné par les siens, qui disparaissent avec l'armée indépendante mise en déroute. Quelle destinée que celle de cette prise anglaise! Capturée d'abord par un corsaire, enlevée par son équipage ensuite; puis après, tombant dans les mains des indépendants, pour être livrée quelques jours plus tard aux Espagnols!

Le capitaine suivit le sort de son bâtiment. On l'amena à Carthagène, où il se plaignit bien haut des prétendus mauvais traitements que lui avaient fait subir les insurgés. Resté seul, et pouvant dire tout ce qu'il voulait sans qu'un témoin vînt élever contre lui le souvenir de l'acte qu'il avait à se reprocher, notre jeune marin put facilement donner le change à ses capteurs, et il parvint à se faire indemniser par les Espagnols, comme une victime de l'injustice et de l'avidité des troupes de Bolivar.

Il y a dans la destinée de quelques hommes une espèce de fatalité qui semble les porter au vice ou au crime, en récompensant, comme de bonnes actions, tout ce qu'ils font de plus coupable. Quand une tentative condamnable leur réussit, quand le mensonge leur profite, comment voudriez-vous qu'ils s'arrêtassent sur la pente d'un abîme qu'ils trouvent bordée de fleurs? C'est au malheur peut-être qu'il est seul donné d'inspirer le remords aux coupables. Le bonheur quelquefois réservé aux mauvaises actions, semble trop justifier le crime.

Les Espagnols ne crurent qu'à moitié à la sincérité de Cavet. Il ne leur inspira pas assez de défiance pour qu'ils pensassent être en droit de ne pas l'indemniser, mais il ne leur inspira pas non plus assez de confiance pour qu'ils cherchassent à se l'attacher. Et lui, trop disposé à braver l'opinion qui pouvait s'attacher à sa personne, il employait l'argent qu'on lui avait donné, à s'enivrer froidement de folles orgies, non pas pour la débauche elle-même, mais pour la connaître, pour en épuiser la coupe brûlante, et pour plus tard s'en détacher sans regret et la mépriser avec orgueil.

Qui n'a pas vu, dans les colonies, ces marins indolents oublier sous le tiède climat qui les endort, cette vie active qu'ils menaient sur les flots, et réunir autour du hamac où des femmes les bercent mollement, les voluptés qu'ils se procurent à force d'or et de profusion! Comment alors reconnaîtrait-on dans ces étranges sybarites, ces sauvages enfants de la mer, si insouciants d'eux-mêmes, si indomptés dans les périls qui semblent les avoir endurcis? Eux bercés comme de faibles nourrissons par la main d'une femme! Eux s'endormant au bruit d'une chansonnette chantée par la bouche d'une fille!... Oui, mais qu'un cri de guerre les appelle au combat; oui, mais que les gémissements d'un naufragé les implorent sur les flots au milieu de la tempête, vous les verrez s'élancer du hamac où ils s'alanguissent, pour voler au-devant du trépas ou pour aller s'engloutir dans les vagues que nul autre qu'eux ne saurait affronter ou même voir en face!

L'argent s'épuise, se perd bien vite dans les mains d'un marin oisif: celui de Cavet se répandait partout où ses pieds laissaient une trace; c'était son luxe à lui; c'est celui de tous les marins, luxe dévergondé, sans dignité, mais qui quelquefois n'est pas sans noblesse. Non content encore de semer en tous lieux et en de stériles mains, les gourdes dont il faisait si peu de cas, il se dit un jour: Un philosophe jeta toute sa fortune à la mer pour se croire libre: faisons mieux, jetons l'argent qui nous reste, dans les mains de quelques misérables matelots, pour nous réduire à leur condition et ne pas nous abrutir dans la mollesse. Voyons qui vent de l'or? J'en ai encore à dissiper, et les matelots sans emploi abondèrent. Cavet, à sa grande satisfaction, se trouva ce qu'un autre aurait appelé ruiné; mais lui se sentit au contraire dégagé d'un fardeau qu'il ne pouvait plus porter. «C'est maintenant, pensa-t-il, que je me sens disposé à redevenir tout-à-fait homme en me livrant à la nécessité de gagner ma vie. Fait pour être, à le bien prendre, autre chose qu'un matelot, voyons si je vaux réellement ceux qui sont au-dessous de moi. Devenons matelot parmi des gens qui n'auront pour moi, ni indulgence, ni pitié, et qui me prendront pour ce que je pourrai valoir. Il y a ici des bâtiments anglais et américains; c'est à leur bord que je veux gagner rudement le pain amer de l'exil auquel je me suis condamné. Ils m'appelleront renégat, s'ils veulent, ces étrangers que je vais revoir; ils me traiteront en demi-forban si cela leur convient. Qu'importé, je m'élèverai à mes propres yeux, en m'abaissant jusqu'à leur être utile. Femmelettes de l'Europe qui n'avez pas voulu de moi, je vous apprendrai comme on grandit en force dans les rudes travaux qui effraient votre paresse. Vous n'avez pas daigné me reconnaître comme Français, j'ai déjà reçu le titre de citoyen de la Colombie! Vous ne m'avez pas rendu justice même sur un corsaire, et c'est en me vengeant de vous par le pillage d'un de vos navires, que je suis venu ailleurs me faire naturaliser citoyen d'un pays où l'on ne me connaît pas, et que j'ai enrichi du fruit de ce que vous appellerez un crime. Allons maintenant couronner l'oeuvre que j'ai entreprise en voulant me rendre un de ces hommes hardis que vous maudissez et que vous mettez au ban des nations policées. Devenu pour vous aussi exécrable que vous m'avez paru vils et petits, soyons un monstre à pendre, s'il est possible. Pour devenir un homme comme moi, je vous apprendrai peut-être qu'il faudrait bien des douzaines d'honnêtes citoyens comme vous.»

Quelques heures après cette belle résolution, notre jeune marin, forcé par le besoin qu'il s'était créé, d'aller chercher un emploi, rôdait sur les quais de Carthagène, abordant chaque capitaine de navire, et lui demandant, le chapeau à la main, mais avec un air encore très-décidé:

—Capitaine, n'auriez-vous pas par hasard besoin d'un matelot?

—Non, répondait l'un. Tu m'as l'air d'un vaillant garçon; mais j'ai tout mon monde. Va chercher ailleurs.

—Combien voudrais-tu par mois? lui demandait un autre. On m'a proposé trois bons matelots à huit gourdes, pour remplacer les gens que j'ai perdus de la fièvre jaune.

—Huit gourdes! ce n'est pas mettre le prix pour un homme comme moi. A douze gourdes et un mois d'avance, vous m'aurez.

—Dix gourdes, et demain à bord. C'est mon dernier mot. Décide-toi rondement, car dans trois jours j'appareille.

—Onze gourdes, et taupez-là.

—Pas un noir de plus que ce que je t'ai dit.

—Ça m'est impossible.

—En ce cas, mon garçon, va chercher ailleurs.

Et il chercha tant en effet, content d'être marchandé pour une gourde ou deux, qu'il rencontra un vieux capitaine de schooner américain, qui le prit à la place de deux hommes qui lui manquaient. Pris à la place de deux matelots! se dit le jeune homme, tout enchanté de lui; c'est là ce qu'il me faut, à moi. Cette condition m'impose l'obligation de multiplier mes efforts et de doubler mon courage: tant mieux. Je grandirai en force et en détermination, par cela seul que l'on exigera plus de moi que de tout autre. J'aurai de la misère, mais suis-je né sur un lit de plume? Je ne le crois pas; et d'ailleurs ai-je été élevé dans la mollesse? Oh! pour cela, je suis bien sûr que non...... Ah! si le sort m'avait fait naître ou m'avait placé dans un rang un peu élevé de la société, peut-être aurais-je fait de grandes choses! Avec ma tête, ma résolution et les facultés que je sens là!... Mais le sort en a décidé autrement..... Abandonnons-nous à lui, et cherchons un navire avant tout.»

Il se remua tellement qu'il finit par trouver une place de matelot sur un pauvre caboteur des États-Unis. Le lendemain de son engagement, il était à bord, se barbouillant les mains dans du goudron, et cachant sa noble figure sous un large chapeau de paille. Il allait naviguer comme matelot à onze gourdes par mois, et un coup d'eau-de-vie à la fin du grand quart dans les mauvais temps: c'était une disposition supplémentaire, ajoutée à l'engagement qu'il venait de contracter avec le capitaine américain.



7

Le Renégat.

La cruelle vie que celle d'un renégat à bord de l'étranger!

Le renégat pour les Américains, les Anglais, les Danois ou les Hollandais, c'est le matelot français qui, fuyant la patrie qu'il s'est fermée pour jamais, se trouve obligé de supporter tous les mauvais traitements dont ses hôtes tyranniques peuvent l'accabler impunément.

Y a-t-il un travail repoussant à faire à bord? on appelle le renégat, et la dernière des mateluches de l'équipage lui dit: Chien de Français, va nettoyer la poulaine ou laver cette gamelle! Prend-il envie au capitaine, au second ou au maître d'équipage, de donner un coup de poing à quelqu'un pour se refaire la main? Il appelle le renégat, qui arrive le chapeau bas pour recevoir la volée et racheter, comme le bouc expiatoire, tout l'équipage de la mauvaise humeur de son chef.

C'est encore bien-pis quand les hommes de quart s'avisent de vouloir s'égayer pendant le beau temps! s'ils sont cruels dans leur colère, ils sont encore plus barbares dans leurs jeux. Voyez-les jouer à la drogue, par exemple, avec les cartes crasseuses qui pendant un mois ont servi à la chambre! C'est toujours le nez du renégat qui porte le long cabillot dans la fente duquel la partie proéminente et cartilagineuse de son visage est violemment pincée. Et quand on compte les points, que de coups de paquets de cartes pleuvent sur ce nez déjà si bien meurtri par le pavillon de drogue! Les plus grossières farces, c'est le renégat qui en fait les frais. Les plus durs reproches, c'est lui qui les essuie, les privations le plus pénibles, c'est lui qui doit les supporter sans murmures, sans observations, sans larmes même. Ah! si les marins qui abandonnent leur patrie commettent une faute, ils l'expient si terriblement en servant l'étranger, qu'on pourrait les amnistier à leur retour chez eux, sans avoir à craindre à leur égard les effets d'une dangereuse impunité.

Notre renégat Cavet éprouva toutes ces tortures. Mais il apprit du moins en subissant l'inhospitalité des marins avec lesquels il naviguait, à détester plus qu'il ne l'avait fait encore, tout ce qui portait le nom d'anglais ou d'américain; et plus il abhorrait les étrangers, et mieux il se croyait vengé d'eux. C'est qu'il sentait bien, au fond de son coeur haineux, qu'un jour il pourrait leur faire payer cher toutes leurs injustices, et les punir de toute la rage qu'il amassait contre leur nation.

En attendant qu'il pût trouver l'occasion de se venger en grand, il se consolait un peu une fois à terre, en se donnant force coups de poing avec les matelots dont il avait eu le plus à se plaindre pendant les traversées de Carthagène, de Vera-Cruz ou de Saint-Thomas, à Charleston ou à New-York, car c'était à bord des navires qui faisaient ce genre de navigation, qu'il avait été réduit à chercher un refuge contre les Espagnols, et une ration de biscuit contre la faim.

Mais ces voyages pénibles le formèrent; mais ces habitudes sauvages l'endurcirent... Ah! vienne, disait-il, le moment de montrer qui je suis et de prouver ce que je peux faire, et nous verrons, nous verrons.... J'ai là dans ce coeur qui me brûle sous la main, dans cette force dont je ne sais que faire, tout ce qu'il faut pour être aussi cruel envers les autres, que ces brigands sont inhumains envers moi. Plongé dans ces réflexions, entendait-il l'officier de quart crier de l'arrière: Allons, monte vite crocher un ris; il fallait le voir grimper aussitôt, car il savait bien ce que lui aurait coûté une seule seconde de retard.

L'occasion qu'il cherchait se présente. Elle manque rarement à ceux qui ont tout ce qu'il faut pour la trouver ou pour la mettre à profit.

Il arrive à Carthagène sur un caboteur américain, simple matelot et matelot assez mal vêtu même. Bolivar, ce Bolivar dont la dépouille mortelle dort ignorée sur le sol qu'il arracha à l'esclavage, venait de s'emparer de cette place formidable. Il allait passer en revue ses troupes victorieuses. Cavet, comme les autres curieux, se trouve sur le chemin du Libérateur. Celui-ci, en promenant son oeil rapide et pénétrant sur la foule qu'il est obligé de fendre, aperçoit le marin français: il s'arrête devant lui. Que faites-vous ici sous ces haillons de matelot?

—Général, j'y meurs de faim.

—Sans chercher à gagner votre vie avec honneur, avec gloire?

—Sans, rien, général. Dites-moi, vous qui en avez tant acquis de cette gloire, où il peut y en avoir un peu pour un pauvre diable comme moi?

—Là!....

Et en prononçant ces mots le Libérateur montrait du doigt un brick espagnol mouillé, pour narguer les indépendants, en dehors de l'entrée de Carthagène, à deux petites portées de canon des batteries.

—Je comprends, répond Cavet, dont les yeux flamboient déjà d'espoir et de plaisir. Mais, il n'y a ici que de mauvaises chaloupes, peu d'équipage.... et pas le sou!....

—Montès, approchez, dit le Libérateur à l'un de ses aides-de-camp: faites à ce Français un bon pour....(s'adressant à Cavet), pour combien de gourdes, capitaine?

—Mettez mille gourdes, général, et ce soir... Et demain soir au plus tard je serai tué, ou ce brick espagnol vous sera amené dans Carthagène.

Le billet de mille gourdes sur la caisse militaire est fait: Cavet le saisit; il disparaît avec la foule qui le suit. Le Libérateur passe sa revue, et le soir vient bientôt envelopper les murs imposants de Carthagène, de ses voiles riants et sombres.

Le soir dans un port! Que ce moment est doux pour le matelot! c'est le terme de ses travaux journaliers, c'est le commencement des brutales jouissances dans lesquelles il va se noyer, et qui ont besoin de l'ombre de la nuit pour ne pas scandaliser les yeux de la pudeur et de la délicatesse. Entendez ces marins chanter leurs rauques chansons dans les cabarets qu'ils remplissent, pendant que le soldat, retiré dans sa caserne, cherche tristement à dissiper l'ennui qui l'assiège. Voyez l'imprévoyance et l'imprudent abandon avec lesquels ils se livrent à ces femmes à qui ils prodiguent l'or qu'ils ont arraché aux flots, et dites-nous quel est l'homme le moins malheureux, ou de celui qui s'étourdit si gaîment sur les dangers qu'il va courir, ou de celui qui marchera avec tant de discipline et de réserve à la voix d'un chef qui, en lui imposant tous les sacrifices, ne lui permet d'espérer aucune compensation?

Quelle puissance attractive un billet de mille gourdes exerce dans les mains d'un marin, sur les autres matelots! Cavet, avec son bon signé Bolivar, parcourait toutes les cabanes à tafia. Il eut bientôt rallié autour de lui les bandits de Carthagène, en criant partout: Il me faut des Français, des Anglais et des Américains! Rallie à la gloire et au tafia!

—Que veux-tu faire de nous? lui demandaient tous les bandits.

—C'est mon affaire, leur répondait-il. Il y a de l'argent à gagner avec moi, et un coup de flibuste à faire.

—Monte sur la table, monte sur la table, lui disaient les matelots disponibles, et parle-nous du bon coin! Voyons, que veux-tu faire de nous? Nègre, en attendant, porte-nous à boire au compte de ce savant-là! À notre santé, tas de forbans! À présent parle, Français, nous pouvons t'entendre; nous avons le gosier frais et l'oreille tendue.

—Mes amis, j'ai reçu carte blanche du Libérateur: il veut que nous nous tappions, et dur.

—Qu'est-ce que ça nous fait à nous, le Libérateur? Il n'est pas plus matelot que ma petite soeur, celui-là, et il veut nous faire tapper!...

—Et moi, ne suis-je pas matelot autant que le plus faraud d'entre tous ceux que vous êtes là?

—Matelot! matelot!.... Oui, tu l'es, toi, c'est connu; mais encore que veux-tu nous conter au bout de ton câble?

—Je veux vous conter qu'il m'est impossible de tout vous expliquer, mais que j'ai besoin de vous, et qu'il y a mille gourdes à bambocher.

—Bambochons d'abord, et puis tu nous mèneras ensuite où tu voudras.

—Non, je veux vous mener d'abord où je voudrai,: et nous mangerons ensuite les mille piastres.

—Les manger! pas si bête. Les boire, oui, et sans dégourder; mais tout de suite. Si tu nous fais tuer, la belle avance, après! les décomptes ce sera pour toi, n'est-ce pas, payeur d'arrérages?

—Allons, je rengaine: je vois bien qu'il n'y a rien à faire avec vous. Je croyais m'adresser à des matelots, et vous n'êtes que des matelas!

—Des matelas! des matelas! hurlent avec indignation tous les ivrognes. Sors avec moi, s'écrie l'un; non, laisse-moi lui casser la mine ici, s'écrie l'autre: tuons-le plutôt entre nous, dit un troisième, et que cela finisse. À l'eau! à l'eau! le mangeur de prise!

—J'ai dit des matelas, répond Cavet, avec calme, et je ne m'en dédis pas; car si j'avais eu affaire à de vrais matelots, ils m'auraient dit: Mets ton billet de mille gourdes dans les mains de l'hôtesse, et allons le gagner vaillamment, pour le boire quand le coup sera fait.

—Tu crois donc, espèce de Parisien, que c'est parce que nous avons peur, que nous avons renardé, et que nous avons voulu casser d'avance les reins à ton torche c... de mille gourdes?

—Je crois ce qu'il me plaît, et j'ai le droit de penser ce que je veux.

—Eh bien! que faut-il faire pour te prouver que nous valons à nous seuls, tout matelas que nous sommes dix mille matelots de ta façon?

—Ce qu'il faut faire?

—Oui, malin, ce qu'il faut faire?

—Me suivre, et se donner un coup de peigne avec des Espagnols.

—Quoi! ce n'est qu'ça? Allons, garçons! Rallie à nous les matelas, et Jean f.... qui s'en dédit.

—Rallie les matelas! répète la foule, et Jean f... qui s'en dédit.

Cette écume de mer, rougie de vin et saturée de tafia, se jette en jurant et en menaçant, dans des bongas, des espèces de chaloupes que les plus alertes enlèvent au rivage. Cavet, connu par ces bandits sous le nom de Rodriguez, les suit, traînant avec lui quelques coffres, dans lesquels il a renfermé des pistolets, des coutelas et des grenades.

—Où veut-il nous mener comme ça? se demandent les bandits.

—Où il me plaira pour vous faire gagner votre argent! répond-il. Gouvernons, pour commencer, sur la passe.

—Ah! je vois ton plan, ajoute un des héros de l'expédition. Tu veux que nous enlevions à l'abordage le brick espagnol qui est mouillé au large? Excusez! il n'est pas dégoûté ce particulier-là? Et avec quoi soutirerons-nous, sans être trop curieux, ce marchand de boulets?

—Vous le verrez, une fois à la Bocachica.

—Ah. je sais à présent sa malice, dit un des expéditionnaires à l'un de ses camarades: il veut faire des quartiers-marrons avec les planches qu'il y a là-bas sur le plein, pour enlever l'espagnol; car avec des b.... de f.... barquasses comme ceci, il n'y a pas moyen d'accoster un navire de guerre, sans être vu à sept lieues dans la brume.

Cette idée d'un malheureux ivrogne qui jetait au vent ses paroles avinées, fut un éclair pour l'imagination de Rodriguez.

—Oui, mes garçons, s'écria-t-il aussitôt: c'est avec des quartiers-marrons que nous enlèverons le brick. C'était mon projet, mais à terre j'ai dû vous le cacher, pour ne pas ébruiter mon secret devant des espions espagnols peut-être.

—Avec des quartiers-marrons? Oui, je t'en fricasse, disent les uns.—Oui, oui, il a raison, disent les autres.—Non? non?—Si! si! Je te dis que ça ne vaut pas un f...., répètent les uns. Je te dis qu'il n'y a que ça de bon, répètent les autres.

Pendant ce temps, les embarcations font de la route, et en peu de minutes elles arrivent à l'endroit du rivage, le plus rapproché du mouillage où le brick espagnol se pavanait sous son large pavillon blanc, écussonné du sceau royal.

Un schooner américain, chargé de planches, stationnait dans cette partie du littoral. Rodriguez lui achète une petite portion de sa cargaison. Ses hommes se dégrisent avec la fraîcheur du matin. On cherche dans les environs, de gros bambous, et avec trois de ces énormes roseaux disposés triangulairement, on compose la charpente horizontale sur laquelle on cloue quelques planches. Trois radeaux, formés ainsi, se trouvent prêts, avant le soir, à recevoir les nouveaux Argonautes. C'est là ce qu'ils appellent des quartiers-marrons.

La nuit, une nuit obscure et légèrement agitée par un petit vent d'Est, s'étend enfin sur les flots, sur les chantiers improvisés par la bande expéditionnaire, et sur le brick espagnol mouillé sans défiance à dix ou douze encablures du bord de la mer.

Veille bien, malheureux équipage du brick! veille bien au bossoir, car dans cette Carthagène que tu braves, parce que tu la vois sans navires, sans chaloupes armées, il y a encore des renégats anglais et français, et ces gens-là savent, en sortant d'un cabaret, se créer des moyens terribles contre l'ennemi, et courir bravement aux périls qu'ils se sont faits eux-mêmes.... Veille bien, bon quart partout! que tes officiers et tes maîtres ne quittent pas l'oeil de dessus ces flots qui ne paraissent t'apporter que la fraîcheur de la nuit, mais qui ont déjà reçu comme un funeste fardeau, ces radeaux chargés d'immondes combattants, de tigres d'abordage... Veille bien, malheureux!... Mais non, les hommes de bossoir s'endorment sur le pied des bittes, l'officier de quart, fatigué de se promener, s'est assis, la tête pleine de douces idées sur le banc où il trouvera peut-être la mort et une mort honteuse. Le maître-d'équipage chante en attendant l'heure désirée où son coup de sifflet appellera l'autre bordée au quart. Et pendant ces moments de tranquillité à bord du brick, les trois quartiers-marrons de Rodriguez dérivent, gouvernés sur l'arrière par les chaloupes qui ont conduit les renégats à Bocachica. Le poids des combattants fait couler à moitié les radeaux sur lesquels ils sont entassés; mais Rodriguez leur répète: Attention, enfants, à ne pas mouiller votre poudre; et les forbans élèvent pour les préserver du contact de l'eau, leurs pistolets au-dessus des vagues qui battent leur ceinture.

—Voici la bouée de l'ancre du brick, dit à demi-voix Rodriguez, lorsqu'il se voit rendu à une encâblure du bâtiment qu'il veut aborder. Levons son ancre!

—Non, non, répond un des forbans, il n'est pas nécessaire: et un large coutelas à la main, cet homme plonge le long de l'orin: il coupe le câble du brick à l'étalingure, puis il revient sur l'eau au bout ce quelques minutes, son coutelas à la main: Les premiers mots qu'il profère, sont: le brick est en dérive; sautons à bord.

Les radeaux aidés par les pagayes avec lesquelles rament les forbans, avancent plus vite que le brick ne dérive. Rendus à toucher presque le navire, ils entendent crier à bord de l'ennemi: Nous dérivons, nous dérivons, notre ancre chasse! Cette confusion de voix double répandu parmi l'équipage, portent la joie au coeur palpitant des renégats; mais pas un mot n'échappe à leurs bouches haletantes. A bord du brick on prépare, avec embarras, une autre ancre pour la laisser tomber. C'est lorsque cette ancre de veille descend dans l'onde, et que le câble roule sur son écubier, que les matelots espagnols, perchés sur l'avant, aperçoivent les quartiers-marrons qui les abordent. Ils crient, il n'est plus temps; ils s'arment avec précipitation, il n'est plus temps; ils tirent quelques coups de fusil, il n'est plus temps, il n'est plus temps! Rodriguez, lance sur le pont ennemi quelques grenades enflammées, qui répandent, avec leur effrayante clarté, la confusion et la peur sur les visages des marins espagnols. Le poignard à la bouche, le pistolet au poing, les renégats grimpant par la poulaine, par les porte-haubans de saine; ils glissent, rampants comme des crocodiles, par les sabords que remplissent les gueules de caronades prêtes à faire feu sur eux; répondent sourdement aux coups de poignard, les coups de pique au feu des pistolets; les Espagnols se massacrent entre eux, croyant frapper leurs assaillants; les assaillants, qui ont jeté leurs bonnets à la mer, pour mieux se reconnaître dans la mêlée, frappent tous ceux qui ont la tête couverte. Les panneaux sont ouverts: les Espagnols fuient, s'engouffrent partout où ils trouvent une issue, et le pont n'est encombré bientôt que de forbans à la tête nue. La voix tonnante de Rodriguez se fait entendre la première après ce moment de carnage: A nous le brick! s'écrie-t-il: allumez les fanaux!...

On cherche les fanaux: on les allume à la lampe de l'habitacle. Un sang gluant inonde le pont: des renégats ont péri. Rodriguez retire de sa joue sa main ensanglantée: c'est un tronçon de pique qui lui est resté dans le visage.

Un moment de stupeur, un paroxysme d'affaissement succède à l'exaltation du combat, à la fièvre du carnage. Les vainqueurs essouflés s'asseoient sur les caronades, sur les bittes, sur le banc de quart pour respirer un moment. Leurs coutelas rougis de sang, leurs pistolets noircis de poudre, pendent à leurs bras fatigués et meurtris.

Une voix criarde, une voix d'enfant, celle d'un mousse qui les a suivis, sort de la cale et demande au milieu du moment de silence qui a suivi la victoire: Que ferons-nous des prisonniers?

—Ce qu'ils auraient fait de nous, répond un matelot: de la viande à requin!

Ce mot atroce réveille la fureur presque éteinte des forbans. Ce mot devient un arrêt, et quel arrêt!... Ils se précipitent dans l'entrepont, dans la chambre. A la lueur des fanaux, ils arrachent les Espagnols de toutes les parties du navire où ils se sont réfugiés. Chacun des bandit traîne sa proie sur le pont, et là on entend chaque bourreau dire à sa victime: Tu es bon chrétien, meurs dans ta religion: fais le signe de la croix, et bonsoir.

Bonsoir!... et après avoir prononcé ce mot avec un sourire infernal, les bandits jetaient leurs prisonniers par-dessus le bord...

—La besogne est faite! s'écria l'un des héros après l'exécution. Attrape à laver le pont, et un homme de chaque plat à la ration!

Elle fut copieuse cette ration, cette sanglante parodie de ce qui se fait à bord des bâtiments, à l'heure des repas. La cambuse fut défoncée; l'eau-de-vie et le vin répandus à flots sur le tillac, et au milieu de cette brutale orgie, les compagnons de Rodriguez se mirent à danser une ronde, une de ces rondes naïves que les marins bas-bretons chantent dans leurs moments d'innocentes joies. Ce fut aussi un Bas-Breton qui la chanta pour les forbans, sautant gaîment sur le pont qu'ils venaient d'ensanglanter. On mit les morts au centre de là chaîne formée par les danseurs, et Rodriguez fit entendre cet air ingénu que dans son enfance il avait appris à Ouessant:

Adieu, la belle, je m'en vas,

Adieu, la belle, je m'en vas;

Puisque mon bâtiment s'en va. (Bis.)

Je m'en vais faire un tour à Nantes,

Puisque la loi me le commande.

Et les forbans répètent ce refrain:

Ah! puisqu'à Nantes vous allez,

Ah! puisqu'à Nantes vous allez,

Un corsage m'apporterez. (Bis.)

Mais un corsage avec des manches,

Qui soit doublé de roses blanches.

A Nantes étant arrivé,

A Nantes étant arrivé,

Au corsage n'ai plus pensé. (Bis.)

Je n'ai pensé qu'à la ribote,

Au cabaret avec les autres.

Ah! que dira ma mie à ça?

Ah! que dira ma mie à ça?

—Tu mentiras, tu lui diras (Bis.)

Qu'il n'y a pas de corsage à Nantes,

De la façon qu'elle demande.

La nuit avait caché sous ses voiles épais cette sanglante saturnale: le jour vint en éclairer les restes. Avec l'aurore les yeux appesantis des forbans, ivres encore, se rouvrirent. Il fallut appareiller: la voix impérieuse de Rodriguez alla réveiller les buveurs endormis. Pour avoir plus tôt fait, on coupe le câble: le brick dérive, on largue enfin les voiles, et le bâtiment capturé louvoie tant bien que mal dans les passes, pour gagner la rade. Quelle ne dut pas être la surprise des hommes placés sur les hautes batteries de terre, en voyant le pavillon colombien flotter sur le brick qui la veille avait arboré si fièrement le pavillon espagnol! Le navire amariné salue les forts de la rade, mais par des salves irrégulières, des salves à la pirate. Les forts lui répondent, et Rodriguez et ses écumeurs de mer accueillent, par des hourras délirants, les hourras que la foule rassemblée sur le rivage pousse vers eux. C'est la première émotion de gloire qu'éprouvaient peut-être ces bandits: elle n'éveilla chez eux qu'un sentiment d'ambitieuse cruauté.

La prise de Rodriguez laisse enfin tomber l'ancre dans la rade de Carthagène. Des centaines de pirogues l'entourent; des amas de femmes, d'oisifs, de buveurs et de curieux tombent à bord. Le vin coule de nouveau sur le pont, encore fumant de carnage; et dans une seconde orgie, les forbans oublient leur gloire de la nuit, leurs blessures et jusqu'à ce qu'ils ont fait d'extraordinaire. Le Libérateur fait appeler Rodriguez. Rodriguez se rend, figure toute saignante encore de son coup de pique, au palais de Bolivar. La multitude suit, comme ces lames bruyantes qui viennent de battre l'arrière de son navire, à son entrée glorieuse dans le port.

—Français, vous êtes un brave homme, lui dit le héros! Que puis-je faire pour vous?

—Général! me faire donner un gilet rond, car le mien est percé aux coudes. Voyez!

—Combien avez-vous fait de prisonniers?

—Aucun, général. Je n'ai pas eu le temps de m'amuser à si peu de chose.

À ces mots le Libérateur frémit. Rodriguez remarque ce mouvement, et il s'empresse d'ajouter:

—En ont-ils fait eux, les brigands, lorsqu'à Basinas ils ont massacré huit cents de vos plus braves soldats?

—Capitaine Rodriguez, le brick que vous avez enlevé avec tant d'intrépidité, appartiendra à vous et à vos gens. Voici un de mes gilets: vous ira-t-il?.

—Un autre que moi vous dirait peut-être, général, qu'il ne va pas à toutes les tailles; mais moi, sans compliment, je le prends, et je tâcherai de le remplir.

—Et ces pistolets, voulez-vous les accepter aussi, avec le gilet et cette ceinture? Tout cela m'a plus d'une fois servi.

—Et ces armes-là vous serviront encore, mais dans mes mains, général.

—Allez vous faire panser de votre blessure, et revenez chez moi, quand vous voudrez. Votre hamac sera pendu dans ma chambre. Je n'ai pas besoin de vous dire que ma table est devenue la vôtre.

—Trop d'honneur, mon général; ce n'est pas de refus.

Une poignée de main suit ce rapide entretien. Rodriguez sort, porté par la foule, suivi des aides-de-camp qui l'admirent, parce que le Libérateur l'a accueilli avec distinction. Il ne savait où porter ses pas, ni comment échapper à l'ovation populaire dont il se voyait menacé. Il n'aimait pas les triomphes.

Une jeune fille, jolie, alerte et palpitante, saute vers lui, d'un des groupes qui lui barraient le passage par enthousiasme. Elle court à sa rencontre, un mouchoir blanc à la main. Rodriguez s'arrête machinalement, et, sans savoir encore ce que lui veut cette belle enfant, il la laisse passer sur sa joue ensanglantée le mouchoir qu'elle lui présente avec la grâce la plus naïve et la plus touchante.

Etonné de cette prévenance si familière, il s'écrie, en portant ses regards distraits sur les grands yeux vifs de l'inconnue: La drôle de petite fille! Et la petite fille lui sourit avec une expression de tendresse qui le consterne.

—Comment te nommes-tu?

—Mosquita, monsieur le capitaine.

—Qui es-tu? Où est ta famille?

—Je suis née à Popayan. Je n'ai plus de parents, les Espagnols les ont tués.

—Oui: les gredins! Eh bien! moi, je t'adopte, et je te vengerai. Où demeures-tu?

—Là! C'est ma maison: elle est à moi.

—Allons-y. Cette maison sera la mienne. Mais m'as-tu jamais vu?

—Sans doute, il y a trois jours: Je vous ai vu parler au Libérateur, et dès ce moment j'ai juré de vous suivre partout.

Oh! la drôle de petite fille! répète Rodriguez. Et le voilà entrant dans la maison de Mosquita. Il se repose enfin!

La chambre de Mosquita n'était pas richement ornée, mais elle était proprette. Un lit de courbari, un hamac en filet élégant, une petite table et une grande armoire composaient, avec quelques chaises en crin et un christ, tout son ameublement. Un vieux nègre servait de domestique à la petite orpheline, qui vivait à Carthagène d'une faible pension que le gouvernement colombien lui payait quand il pouvait.

Rodriguez, après s'être laissé laver sa plaie avec une eau de Gombeau, préparée par sa jolie hôtesse, s'empare du hamac. Il jette à terre le gilet rond du Libérateur, qu'il trouve cousu de quadruples, mais l'attention délicate du général est à peine remarquée: c'est son pantalon qui l'occupe. Ce pantalon est percé, Mosquita le prend des mains du corsaire pour le raccommoder, et elle le répare avec autant de tranquillité que si depuis dix ans elle vivait avec l'homme que pour la première fois elle vient de recevoir chez elle. Accablé de fatigues, Rodriguez s'endort pendant que sa nouvelle conquête travaille auprès de lui son pantalon, et qu'elle veille à ne pas interrompre le silence parfait qui règne dans cette modeste habitation, qui va devenir bientôt l'asile de l'amour et du bonheur.

Vers le soir notre corsaire se réveille: ses yeux, en se rouvrant, rencontrent ceux de Mosquita. En penchant sa tête reposée sur le rebord du hamac, il voit sur une petite table, tout auprès de lui, des pipes, du tabac de Varinas et une tasse de café tout chaud. Il fume, il boit, et Mosquita le sert avec une grâce et une attention parfaite. Une de ses mains cherche celle de la jeune Américaine, et Mosquita a l'air heureuse, mais heureuse de ce bonheur innocent qui ne sait rien prévoir, et qui s'abandonne à toutes les illusions qui l'ont produit.

—Mais dis-moi donc comment, charmante petite fille, tu t'es déterminée à te donner à moi, plutôt qu'à tout autre?

—Mais je ne sais pas! De riches Espagnols, de brillants officiers m'ont recherchée, et j'ai tout refusé. Mais dès que je vous ai vu, je me suis dit: Voilà l'homme que je veux, et je n'en aurai jamais d'autre.

—Et quelle est ton intention, encore? À quoi prétends-tu? Qu'espères-tu enfin, en te donnant à moi avec tant d'abandon et de confiance?

—A être votre compagne, si je suis assez heureuse, et à vous servir, si vous ne m'aimez pas.

Elle prononçait ces derniers mots avec peine, et en baissant ses yeux mouillés des plus belles larmes que Rodriguez eût encore vues.

—Et comment ne t'aimerait-on pas avec ta voix si pénétrante, tes regards si caressants et ton air si bon, si tendre!...

—Vous m'aimez donc un peu?

—Mais je t'aimerai, du moins. Tiens, faisons tout de suite connaissance.

La connaissance fut bientôt faite. Une fille qui se livre à celui qu'elle a choisi comme l'homme qui lui est destiné, ne met pas de coquetterie dans sa défaite: elle croit ne remplir que le devoir que lui impose son coeur; et puis, dans ces pays à demi civilisés, où l'amour n'est pas encore devenu tout-à-fait un calcul, on trouve parfois de la naïveté dans les faveurs que les femmes offrent à leur amant. Mosquita devint la maîtresse de Rodriguez, sans chercher à lui faire acheter, par des combats irritants, un bonheur qu'elle paraissait fière de lui accorder. Elle lui donna ce qu'elle avait de plus précieux, comme une preuve de la tendresse qu'elle voulait lui inspirer. Hommes de l'Europe, vous auriez trouvé bien étrange de voir, quelques instants après la perte de son innocence, cette jeune fille au pied de la couche de son nouvel amant, raccommoder les vêtements de celui à qui elle venait de vouer son existence, et qu'elle connaissait encore à peine. Oh! sans doute, en la voyant ainsi, vous l'eussiez prise pour une de ces créatures qui semblent s'abandonner, non à tel homme plutôt qu'à tel autre, mais qui étendent leur facile attachement sur tous ceux qui veulent bien se charger d'elles. Et cependant cette petite Mosquita n'avait pas encore aimé, et Rodriguez, à qui elle venait de s'offrir, devait être son premier et son dernier amant.

Cet enchantement d'une vie paisible, cet enivrement d'un amour inattendu, et qui s'offrait à lui sous des formes aussi piquantes, lui fit oublier pendant quelques jours tout ce qui auparavant l'avait occupé. Mosquita le charmait par son ingénuité, et le touchait par l'abandon de sa tendresse, enfantine. Sans cesse attachée à ses pas, en évitant de l'importuner, elle paraissait épier l'instant où elle pourrait prévenir un de ses désirs, lui épargner un moment d'ennui. Il se sentait presque honteux de se laisser aller au charme qui l'environnait, et cependant il y cédait avec une complaisance qu'il n'avait pas encore connue.—Ah! disait-il à sa maîtresse, je vois maintenant le tort que j'ai eu. Je ne pourrai plus me séparer de toi, sans éprouver un regret qui humiliera trop ma fierté.

—Et pourquoi te séparerais-tu de moi?

—Pour courir à des dangers que me réserve une destinée que je veux remplir.

—Eh bien! je te suivrai.

—Me suivre sur mer, au milieu des combats, parmi des forbans?

—Suis-je devenue ta compagne pour ne partager que ton bonheur? Tu me parles de dangers, de combats, comme si près de toi il pouvait y avoir quelque chose à craindre pour moi. C'est la mort, n'est-ce pas, que je pourrai trouver en te suivant? Mais crois-tu que je vivrais, si tu t'éloignais de moi? Oh! quand je me suis attachée à toi, c'est ma vie que je t'ai donnée, et la liane doit mourir avec l'arbre qu'elle a enlacé une fois.

—Mais, Mosquita, entends-tu bien ces matelots qui viennent m'arracher d'ici, en me reprochant le temps que j'ai passé dans tes bras! Vois, comme ils sont rudes et impitoyables! Ils ne conçoivent pas comment j'ai pu les oublier un instant pour toi, et ils ne me pardonneraient pas, une fois à bord, ce qu'ils appellent non pas une faiblesse, mais une lâcheté. Les entends-tu crier à ta porte même contre toi, qu'ils accusent de m'avoir retenu quelques jours loin d'eux? Et les hurlements de ces hommes effroyables ne t'intimident pas, et tu ne frémirais pas de me suivre au milieu de ces tigres!

—Moi? non. Ne serais-je pas avec toi?

—Mais s'ils voulaient t'arracher de mes bras, aux dépens même de ma vie?

—Oh! alors je mourrais contente, car tu m'aurais défendue contre eux.

—Je ne puis consentir à te laisser partager un sort qui n'est pas fait pour toi, pour ta faiblesse, pour ton sexe enfin.

—Eh bien, je te suivrai malgré toi, quand ce serait avec l'un de ces hommes que tu me dépeins si terribles.

—Allons! allons! capitaine, à bord, à bord! hurlèrent au même instant une douzaine de matelots ivres, qui venaient chercher Cavet. L'ouvrage ne va pas à bord du brick, depuis que vous vous êtes encotillonné. Ce n'est pas ça, il nous faut un capitaine, il nous faut vous, enfin; et puisque vous ne pouvez pas vous en passer, amenez avec vous votre camarade de lit, que Dieu confonde!

—Vois-tu? s'écria Mosquita, ce sont ces hommes-là même que tu voulais me faire redouter, qui te donnent le même avis que moi. Je te suivrai, je m'attacherai à tes pas, à toutes tes actions, à ta vie, et la mort seule pourra me séparer de toi, par qui j'existe, par qui je pense, par qui je respire, enfin.

—Eh bien, puisque tu le veux avec tant d'acharnement, viens, suis-moi; mais surtout, garde-toi bien de me reprocher, quel que puisse être notre sort, la faiblesse d'avoir consenti à t'enchaîner à une destinés de pirate.



8

Appareillage pour courir bon-bord.

Un navire de cent pieds de tête en tête, fait comme une moule, raz sur l'eau comme une chaloupe, une mâture penchée sur l'arrière comme si à chaque coup de tangage elle allait tomber, quatorze caronades de 16, en batterie, une pièce en fonte de 24, à pivot entre le grand mât et le mât de misaine, un gréement en désordre, des voiles mal pliées, et deux bords peints en noir, tel était le brick espagnol que Cavet avait enlevé, et sur lequel il se disposait à prendre la mer.

Son équipage avait été ramassé dans tous les lieux où il avait pu se procurer des hommes de bonne volonté. Quelques matelots colombiens fort paresseux, des Américains criards et entêtés, des Anglais vaillants et ivrognes, des Français tapageurs et insubordonnés composaient son personnel, et la bigarrure que l'on remarquait dans tous ces gens rassemblés sur le même bâtiment pour aller courir la même fortune, aurait présenté quelque chose d'assez piquant, sans l'effroi que devait inspirer cette réunion d'êtres si semblables dans leur brutalité et si différents dans leurs moeurs et leur jargon.

Cavet arrive à bord avec Mosquita. Quelques matelots occupés dans les haubans à réparer des enfléchures, se demandent, en les voyant paraître: Quelle est cette femme-là?

—La mienne! répond leur capitaine.

—Eh bien, excusez: il paraît que le capitaine veut naviguer avec de la viande fraîche. Elle n'est pas déjà si déchirée sa petite camarade de lit!

—Cette camarade de lit vous la respecterez, ou nous aurons affaire ensemble.

—Oui, mais nous verrons un peu quelle langue elle parle. Cela ne nous empêchera pas de la respecter, capitaine. D'ailleurs elle nous portera bonheur. Il n'y a que les grandes dames et les calotins qui jettent un mauvais sort sur les navires. Mais les femmes à tout le monde, ça c'est comme un morceau de corde de pendu, ça porte bonheur.

—Tu vois, dit avec affliction Cavet en se retournant vers sa compagne, tu vois à quels gens nous aurons affaire!

—Ne serai-je pas toujours avec toi au milieu d'eux! c'était-là la seule réponse que faisait Mosquita aux observations de son amant.

Le jour marqué pour l'appareillage, cinq à six embarcations chargées de matelots ivres, se rendirent à bord, et chacune d'elles semblait vomir cette espèce immonde sur le pont de l'Albatros. Les uns chantaient, criaient, beuglaient en se rendant à bord; les autres se jetaient à la mer tout habillés pour faire plus noblement le trajet. Les canots du navire recueillaient deux qui par fanfaronnade s'exposaient ainsi à se noyer. En vain le capitaine avait-il envoyé sur les vergues les hommes qui devaient larguer les voiles: en vain encourageait-il les autres à virer sur le câble pour mettre l'ancre en haut: les voiles ne se larguaient pas, l'ancre restait toujours au fond, et le pavillon colombien flottant sur l'arrière du bâtiment couvrait de son éclat tant de désordre et de turpitude. Que de jurons se croisaient, que d'injures grossières s'échangeaient à bord! Le capitaine seul, impassible au sein de cette scène dégoûtante, semblait attendre qu'il plût à ses gens d'exécuter ses commandements. C'est demain, se disait-il, que tout rentrera dans l'ordre, si l'autorité, qu'ils méconnaissent encore aujourd'hui, m'est laissée. Et il se promenait avec calme sur son pont.

Pour la pauvre Mosquita, retirée dans un des coins du gaillard d'arrière, elle voyait sans oser dire un mot toute cette confusion au milieu de laquelle son amant lui paraissait admirable. Toutes ses pensées, toute son amoureuse attention se portaient sur lui, sur lui seul. C'était un dieu pour elle, et les autres hommes des misérables indignes d'un tel chef.

Vers le soir enfin l'Albatros se trouva appareillé, ou pour mieux dire mis en dérive par son équipage. Le capitaine, placé à la barre, gouverna le navire en dehors des passes, et, après la manoeuvre, il voyait ses plus galants matelots lancer des oeillades fripponnes à sa maîtresse, et hasarder même de ces petites caresses lourdes et brutales que Mosquita repoussait avec plus de complaisance que de dure sévérité.

—Comment finira tout ceci? disait-il, en lui-même et en soupirant.

Quelques pavillons jetés sur le gaillard d'arrière et près du couronnement servirent de couche au capitaine pendant la nuit. Un nègre, qu'il avait pris depuis quelque temps en affection, lui porta une paire de pistolets chargés. Mosquita s'assit à côté de son amant, et la nuit, une nuit de désordre encore, se passa dans cette anxiété.

Mais déjà même, au milieu de ses premières et de ses plus vives appréhensions sur l'avenir, l'amoureuse Mosquita sentait la douceur de se voir rapprochée plus intimement de celui qu'elle aimait plus que sa vie. Quel bonheur elle éprouvait de pouvoir se dire qu'elle contribuerait peut-être à charmer ou à préserver même une existence si chère! Que son Rodriguez lui paraissait beau au milieu de ces hommes terribles, dont il s'était rendu le chef par la supériorité du courage et l'empire de son mérite! Que d'avenir dans ce regard perçant, qui semblait contenir la destinée de tout le corsaire! que de noblesse naturelle dans sa taille élevée, dans ses traits simules et quelquefois si doux! Oh! sans doute à terre, les autres femmes lui auraient disputé victorieusement le bonheur de posséder ce coeur si bien fait pour recevoir d'impétueuses impressions. Mais là, à bord, seule avec lui, sans cesse auprès de lui, elle pouvait sans craindre de déchirantes rivalités, s'enivrer de la volupté de posséder celui qu'elle adorait. La vie sauvage du bord, l'aspect même de ces êtres odieux que son amant était réduit à commander, l'embellirait encore aux yeux de Rodriguez, et ces épanchements intimes du fond du coeur au milieu des dangers, la rendraient plus chère à l'homme dont elle voulait seule occuper tous les moments, toutes les pensées, toute l'existence enfin.



9

Courses, Combats.

Sous le ciel bouillant et convulsif du tropique du Cancer, s'étendent dans l'Occident des mers qui vont baigner de leurs tièdes flots une multitude d'îles et de rochers à peine connus de notre froide Europe. Avec quelle pittoresque bizarrerie et quelle capricieuse profusion la Providence semble avoir semé ces terres tantôt hautes et étroites, tantôt longues et basses, sur ce golfe mexicain qui se recourbe du côté des Florides et du côté de la Colombie, comme pour resserrer dans ses bras immenses ces myriades d'îles si diverses par leurs formes, et pourtant si uniformes dans leur variété même! Que de majesté dans ces montagnes audacieuses qui semblent être tombées des nuages qu'elles dominent, pour éteindre leur base volcanique au sein des mers qui bouillonnent autour d'elles!

Si jamais il put entrer dans les desseins de la Providence de réserver aux malfaiteurs errants sur les flots un asile où ils pussent perpétuer leur brigandage, sans doute que c'est dans le golfe du Mexique qu'elle a voulu créer un théâtre à leurs funestes exploits, et leur ménager un refuge contre les châtiments que la société destine à leurs crimes. Parcourez ces petites criques si bien cachées, ces ports naturels si bien défendus par eux-mêmes contre les croiseurs, et vous resterez convaincu que le golfe du Mexique est bien mieux encore la terre promise pour les pirates, que les Abruzzes ou la Sierra-Morena pour les bandits de notre continent.

Ce fut dans ces parages, où la brûlante imagination d'un jeune marin peut trouver encore tant de poésie, que notre capitaine Rodriguez voulut commencer ses courses, courses fatales qui devaient bientôt remplir d'horreur ces mers presque toujours si belles, si transparentes et si paisibles! Ce fut sous l'ardeur de ce soleil si majestueux et si fécond, qu'il sentit s'allumer dans son coeur la passion des grandes choses, mais des choses atroces qui retentissent aussi dans le monde. Comment se fait-il que la chaleur que l'on semble dérober au ciel de ces climats incandescents, ne serve quelquefois qu'à développer dans notre coeur la soif du pillage et du sang humain!

L'Albatros était parti de Carthagène, le pont couvert de ces bandits, qui jusque-là avaient reconnu, pendant l'armement, l'autorité de Rodriguez. Mais une fois au large, un des plus hardis de l'équipage s'avance vers le capitaine, et lui dit:

—Au nom de tous nos gens, je te dégomme, jusqu'à nouvel ordre, du titre de capitaine.

Rodriguez s'attendait à cette destitution, et même à la forme brutale sous laquelle elle devait lui être annoncée.

—Je veux bien, répond-il, rentrer dans la classe des autres hommes de l'équipage. Mais de quel droit me prives-tu ainsi de l'autorité que m'a confiée le Libérateur?

—De quel droit? Tu vas le savoir.

Le Libérateur, d'abord, n'a pas enlevé le navire que nous avons actuellement sous la plante des pieds; mais il nous en a fait cadeau après l'enlèvement auquel tu as aidé plus que n'importe qui, c'est vrai. Cependant il ne faut pas que ta part soit trop forte; et puisque le navire nous a été donné à tous, nous nous trouvons tous être armateurs du bâtiment. Il ne s'agit plus que de choisir un capitaine qui convienne à l'équipage.

—Rien de mieux: le plus capable doit commander. Choisissons.

—C'est bien là ce que nous voulons faire aussi, et le plus justement que nous pourrons. As-tu un plan d'arrêté?

—Aucun.

—Eh bien, nous sommes déjà plus avancés que toi, car nous en avons bâclé un, et un fameux encore. Comme il n'y a que trois particuliers, entre nous tous, capables de nous commander, nous allons choisir aux voix qui des trois sera gradé capitaine.

—En ce cas, il faudra que chacun écrive le nom de celui à qui il voudra accorder son suffrage.

—Oui, et il n'y a pas une douzaine d'entre nous qui sachent écrire! J'ai un moyen de faire l'affaire sans plume et sans papier; écoute, voici mon plan: Chaque individu prendra un biscaïen, une balle et une pomme de racage. On mettra sur le capot d'arrière une baille de combat. Toi, tu feras l'appel, et à mesure que tu nommeras un homme de l'équipage, le particulier larguera dans la baille de combat, son biscaïen, sa balle ou sa pomme de racage, selon son idée. Tous les biscaïens seront pour toi, les balles pour Gouffier et les pommes de racage pour moi, Pierre Chouart. Ça te chausse-t-il un peu proprement?

—Comme une paire de gants. Mais faisons vite, car le navire ne peut pas rester sans commandement.

—Eh bien, fais mettre vent-dessus-vent-dedans pendant l'opération, et je vais expliquer ma mécanique à tout notre monde.

Rodriguez commande: Cargue la grand'voile, amène déborde, et cargue les perroquets; borde l'écoute de guy, masque le grand hunier, la barre dessous, et halle bas le grand foc.

La baille de combat est placée derrière: elle servira d'urne pour le scrutin qui s'apprête. Les biscaïens, les balles et les pommes de racage sont distribués aux votants: ces objets tiendront lieu de boules. Trois notabilités se chargent de compter les suffrages. Au coup de sifflet de silence, lancé par Pierre Chouart, tout le monde se tait, Rodriguez fait l'appel. Chaque votant passe à son tour. Les biscaïens tombent lourdement au fond de la baille de combat: les pommes de racage résonnent quelquefois, mais il est bientôt facile de deviner que Rodriguez l'emportera. Ses compétiteurs pâlissent. Leur rire aigre et forcé dénote le dépit qu'ils éprouvent. Le moment d'examiner et de compter les suffrages arrive, quand tout l'équipage a voté. On soulève la toile qui recouvre l'urne; on fait le partage des voix: quatre-vingt-neuf biscaïens pour Rodriguez, trente-six balles pour Gouffier et vingt-cinq pommes de racage pour Pierre Chouart.... Vive Rodrignez! vive Rodriguez! Il est élu capitaine du corsaire l'Albatros, et malheur à qui lui désobéira!—Capitaine! lui crie-t-on de toutes parts, il faut vous faire reconnaître. Attention, vous autres tous, le capitaine va parler!

Rodriguez prend en effet la parole:

—Mes amis, vous m'avez reconnu pour votre capitaine, et, sans me flatter, je crois que vous avez bien fait. Je vous commanderai rudement, et il faudra que vous m'obéissiez sans murmure. Si je fais le capon, vous me punirez après l'affaire. Si je vous traite injustement, une fois à terre, vous me trouverez prêt à m'aligner avec celui ou ceux qui auront à se plaindre de moi. Mais à bord, vous m'avez nommé chef, et je veux l'être tant qu'il me restera une goutte de sang dans les veines et une arme dans la main.

—Bravo! bravo! capitaine. C'est parler comme un livre, ça, et nous vous obéirons!

—Vous avez donné aussi vos suffrages à Gouffier et à Pierre Chouart: l'un doit être second du bord, et Pierre Chouart, lieutenant. Les capitaines de prise, je les nommerai à ma fantaisie, et d'après la manière dont les officiers que j'aurai choisis se seront comportés. Les maîtres sont déjà trouvés. Moralès sera maître de manoeuvre, Bugalet, contre-maître; Fillon commandera la batterie, et chaque matelot gouvernera à son tour. Cela vous va-t-il? J'écouterai pendant une heure toutes les observations qu'on voudra me faire. Passé ce temps, plus de réclamation, et vogue la galère: tout le monde à son poste, le navire sera droit.

—Non, non, pas d'observation, vive le capitaine! c'est un bon b...., vive le capitaine Rodriguez!

—J'ai encore cependant une autre chose à vous demander, et j'ai besoin de vous consulter.

—Parlez! parlez! capitaine; nous vous écoutons. Maître Moralès, sans vous commander, disent les matelots, voudriez-vous faire faire silence?

Le coup de sifflet de silence se fait entendre: tout le monde se tait, et Rodriguez reprend:

—Sur quels navires courrons-nous, avec notre pavillon colombien?

—Sur tous les navires, capitaine.

—Mais la république, que nous servons, n'est en guerre qu'avec les Espagnols, et, d'après nos instructions, nous ne devrions courir que sur les bâtiments ennemis de la république.

—Les Espagnols n'ont presque pas de navires en mer: il n'y aura rien à faire avec eux, c'est des raffalés. Courons sur tout le monde.

—Mais ce sont les seuls ennemis pourtant que nous devions combattre!

—Si nous attaquons pas moins les Anglais et les Américains, ils nous répondront, et de cette manière ils deviendront nos ennemis.

—Vous voulez, par conséquent, que nous attaquions tous les navires que nous pourrons rencontrer à la mer?

—Oui, oui, certainement. C'est le plus sûr pour ne pas se tromper.

—Mais c'est donc de la piraterie que vous voulez faire, et non pas de la course?

—Course ou piraterie, ça nous est égal, pourvu que nous fassions notre beurre.

—Eh bien! nous courrons sur tous les bâtiments, et nous sauterons à bord de ceux que nous pourrons amariner. C'est bien votre avis et celui de tout le monde?

—Mais un peu. N'est-ce pas, vous autres?

—Oui, oui. C'est notre idée.

—C'était aussi la mienne, mais j'étais bien aise d'avoir là-dessus l'assentiment général. A présent que je suis certain de votre opinion, le temps des réclamations est passé.

—Pardon, excuse, dit un gros gaillard, en s'avançant vers Rodriguez; il n'y a pas encore une heure de passée depuis votre avancement au grade de capitaine, et j'ai une observation à vous faire.

—Laquelle? Parle vite, car tu n'as pas cinq minutes à causer.

—Je venais vous demander sur quel pied est à bord le petit camarade de lit que vous avez amené à la traîne avec vous ce matin?

—Sur quel pied? Mais sur ses deux pieds, ce me semble.

—Ce n'est pas ça que je veux dire; je veux dire à quoi elle servira à bord, cette femme, ou cette fille, comme vous voudrez l'appeler?

—Puisqu'il faut te l'expliquer, elle me servira de femme.

—Mais ce n'est pas juste, cela. Il n'y aura que vous qui aurez une femme, à bord?

—Et pourquoi pas? pourvu qu'elle n'ait pas des parts de prise.

—Mais la ration qu'elle mangera et la place qu'elle va occuper, comment les gagnera-t-elle?

—Sa ration, je la paierai; sa place, elle l'aura dans ma cabane, que je partagerai avec elle.

—Mais si cette petite amoureuse vient à aimer quelques-uns de nous, et à ne plus vous aimer, aurez-vous le droit de la chicaner dans sa manière de faire l'amour à sa fantaisie?

—Non. Je ne prétends pas plus la gêner dans ses goûts, que vous autres ne devez prétendre à la contrarier dans son choix. Après l'avoir admise à bord, aucun de vous ne pourra pas plus la contraindre à aimer qui bon vous semblera, que vous ne pourriez forcer l'un d'entre vous, à avoir de l'amitié pour un de nos gens qui ne lui plairait pas.

—Ah mais, il faut s'entendre cependant....

—Il est inutile de prolonger cette discussion, dit Mosquita impatientée. Vous avez parlé de ma ration à bord, cette ration je veux la gagner en me rendant utile. A quoi suis-je bonne? A faire la cuisine, à servir le capitaine? Eh bien, je ferai l'une, et je servirai l'autre. Quant à mes sentiments de préférence, il sont à moi: j'aimerai qui je voudrai, et personne ne viendra contrarier mon choix. Dès ce moment, je suis à bord comme tout autre; je ne demande rien, qu'à me rendre utile et qu'à rester tranquille au milieu de vous tous.

Rodriguez, à ce mouvement de Mosquita, la contemple, comme enchanté de son énergie et du parti qu'elle a su prendre. Les matelots, témoins de la résolution de l'amazone colombienne, la regardent avec une sorte de bienveillance, et, en s'en allant sur le gaillard d'avant, ils se disent: Pardieu, elle a l'air d'être taillée sur un bon gabarit de femme, cette petite brune-là! Et dès lors Mosquita put compter sur les brusques égards de tout le monde.

L'intrépide Colombienne ne se borna pas à une stérile résolution. Le soir même on la vit, habillée en petit matelot, prendre son poste à la cuisine, et aider les hommes de chaudière à préparer et à faire bouillir les aliments destinés au souper de l'équipage. Cette détermination si étrange dans une jeune fille aussi gentille, ce zèle si absolu, étonnèrent les plus rudes, et produisirent l'effet que Mosquita en attendait. En moins de quelques jours, elle devint l'objet des égards les plus délicats que des forbans puissent avoir pour une femme, et elle se trouva avoir conquis la bienveillance de ceux des matelots qui avaient vu avec le plus de répugnance son arrivée à bord de l'Albatros. Rien de plus plaisant que l'empressement que mettaient les hommes placés à la cuisine, pour lui rendre moins désagréables les soins et le travail qu'elle s'était imposés et qu'elle continuait avec une résolution inébranlable. Avait-elle besoin d'eau, aussitôt cinq à six farouches matelots se disputaient le plaisir d'aller remplir son bidon dans la cale. Fallait-il chercher du bois pour alimenter le feu sur lequel bouillait la chaudière de l'équipage, c'était à qui le premier lui apporterait quelques bûches fendues. L'un épluchait un giraumon pour sa soupe, l'autre écumait le large pot-au-feu du bord. Aucun des gens du corsaire ne se serait permis d'allumer sa pipe à la cuisine sans en demander la permission à la jolie cookeresse, car c'était le nom qu'on lui donnait sur le gaillard d'avant, où elle avait établi l'empire de sa gentillesse. Quelquefois il lui fallait acheter, il est vrai, par quelques petits désagréments l'avantage de vivre en paix avec tout son monde. Tantôt c'était un matelot fringant qui, prétentieux diseur de bons mots, cherchait, après avoir mis sa chique en poche, à lui ravir familièrement un baiser. Tantôt c'était un audacieux gabier qui lui serrait la taille en laissant échapper une expression d'amour et de regret de ne pouvoir en faire davantage. Mais un revers de main appliqué au premier, on un finissez donc très-sec, signifié au second, délivraient bientôt Mosquita de ces galantes importunités.

Pour le capitaine Rodriguez, il était émerveillé de l'adresse et du courage de sa petite compagne. C'était le soir seulement qu'il pouvait la posséder tout entière, mais alors qu'il se dédommageait avec ivresse de la contrainte que lui avait imposée le jour! Retiré avec elle dans son étroite chambre, il retrouvait, dans les plus intimes épanchements, ces moments de bonheur et de confiance que sa Mosquita lui avait fait goûter à Carthagène. La vie bruyante et sauvage du bord, l'aspect brutal d'un équipage d'hommes désordonnés, ne servaient même qu'à lui rendre plus chers et plus doux les instants où il pouvait entendre la voix passionnée de sa maîtresse, et jouir du bonheur de contempler ses traits, où se peignait la joie d'avoir fait à l'amour le plus absolu des sacrifices.

Ce fut dans un de ces instants de calme et de tendre recueillement que la maîtresse de Rodriguez lui révéla un complot qui le menaçait, et sur lequel il n'avait conçu encore aucune défiance.

—Tu vois bien, lui dit-elle, ces hommes qui te prodiguent les marques de la déférence la plus complète. Eh bien, ce sont ceux-là même qui t'en veulent le plus! Tu me disais, pour me détourner du projet de t'accompagner, que je ne connaissais pas ces gens au milieu desquels nous allions vivre. Sache aujourd'hui que je les connais mieux que toi-même tu ne pourrais le faire. C'est sur leurs physionomies, c'est par quelques mots échappés à plusieurs d'entre eux, que j'ai appris, en cachant l'émotion que leurs desseins m'inspirent, la trame qu'ils ont formée contre toi.

—Et quel est donc leur projet, quelle est donc cette trame?

—De t'arracher peut-être la vie, ou tout au moins le commandement du corsaire.

—Lequel d'entre eux oserait se mettre à la tête d'un complot qui soulèverait contre ses lâches auteurs tout l'équipage qui m'a reconnu pour son chef? Serait-ce Gouffier, celui que j'ai choisi moi-même pour mon second?

—Non, lui je le crois attaché à toi. Mais je suis presque sûre que ton lieutenant, Pierre Chouart, doit se mettre à la tête des révoltés, que ses conseils ont disposés à tenter un coup de main.

—Et qui encore a-t-il réussi à égarer? les plus misérables et les plus mutiles de mes hommes, sans doute?

—Une vingtaine d'entre eux, si j'en crois ce que j'ai entendu sans qu'on soupçonnât l'attention avec laquelle j'ai tout écouté, tout saisi.

Et alors Mosquita nomma à son amant, indigné de tant d'audace, les complices de la révolte qu'elle avait soupçonnée et découverte.

—Cela me suffit, s'écria Rodriguez. Je frapperai un grand coup avant qu'ils n'aient pu préparer celui qu'ils me destinent. Je suis libre de choisir les hommes qui devront équiper nos prises.... Oui, oui, ils apprendront quelle vengeance je prépare aux traîtres qui veulent si lâchement me perdre.... Mais il me faudrait trouver un navire, et par une fatalité inconcevable, depuis notre sortie nous n'avons encore rien vu, rien aperçu... Oh! les malheureux, ils ne savent pas ce que je puis contre eux.... Ils l'apprendront bientôt!

—Et quelle est donc ton intention, mon ami? Comme tu es agité... Oh! je t'en supplie, cache-leur bien ta colère: ils soupçonneraient trop tôt peut-être ce qu'il faut leur taire encore par prudence.

—Mais n'entends-je pas du bruit sur le pont?.... Oui, il me semble avoir entendu parler d'un bâtiment... Si par un coup du ciel c'était.... Montons, montons! On m'appelle!... Oui, oui, c'est un bâtiment... Mosquita, prépare-moi mes armes! viens! viens! c'est un bâtiment!

Gouffier était de quart, il avait appelé en effet le capitaine pour lui montrer un navire qui semblait courir à contre-bord d'eux. En un instant les deux bâtiments sont l'un sur l'autre, poussés par la brise avec une égale vitesse. On crie: Tout le monde sur le pont! à bord du corsaire. À ce commandement chacun vole à son poste de combat. Le navire aperçu, sans avoir vu le corsaire, continue à courir sa bordée, et il ne commence à manoeuvrer pour éviter l'Albatros, que lorsqu'il lui est devenu impossible de ne pas l'aborder. On crie à bord des deux bâtiments. L'équipage de Rodriguez demande à faire feu en accostant le navire. Ce ne sera rien que pour essayer nos pièces, capitaine, hurlent quelques hommes.—Non, non, leur répond Rodriguez, arrêtez le feu.... Vous ne voyez donc pas que c'est un bâtiment marchand. Sautons à bord et amarinons-le en silence, puisqu'il a été assez bête pour venir s'empêtrer avec nous!

Les forbans pleuvent à bord du bâtiment abordé. Le capitaine de ce malheureux navire ne se réveille qu'au bruit de la moitié d'un équipage qui tombe sur son pont; il ne trouve d'asile contre la chasse que lui donnent les assaillants, qu'en passant à bord du corsaire qui vient de l'attaquer.

—Capitaine Rodriguez, le navire est amariné, crie Gouffier, le premier sauté à bord de la prise.

—C'est bien, Gouffier. De quoi est-il chargé?

—De cailloux, capitaine; c'est une mauvaise barque anglaise sur lest.

—Dépêtrons-nous de lui; coupons tout ce qui gêne pour le faire déborder du corsaire. Pierre Chouart, sautez à bord, mon ami, avec quelques-uns de nos gens; vous prendrez le commandement de la prise jusqu'à ce que nous ayons pu nous débrouiller et reconnaître ce qu'elle vaut.

—Quels hommes voulez-vous que je prenne avec moi, capitaine?

—Ceux qu'il vous plaira de choisir. Je m'en rapporte à vous. Nommez-les et ils vous suivront.

Rodriguez, en agissant ainsi, avait son plan. Il savait bien que l'officier dont il voulait se défaire, désignerait pour l'accompagner sur la prise, qu'on ne devait conserver que quelques heures, ceux des marins sur lesquels il comptait le plus pour exécuter le complot qu'il avait préparé.

Pierre Chouart en effet prend une quinzaine de marins. À mesure qu'il les nomme, Mosquita fait remarquer à son amant que chacun d'eux fait partie de la bande dont elle-même lui a déjà désigné les complices. Laisse-le s'entourer de ses affidés, répond Rodriguez. Chacun des noms qu'il appelle est un arrêt de mort qu'il prononce.

—Quel est donc ton projet, Rodriguez? Tu es tranquille et cela me rassure.

—Oui, je suis tranquille, mais c'est le calme de ma vengeance à moi..... Eh bien, Pierre Chouart, êtes-vous à bord avec vos hommes?

—Oui, capitaine: à présent que les deux navires sont parés l'un et l'autre, je vais me tenir à portée de pistolet de vous.

—C'est cela, mon ami, à portée de pistolet. Vous avez deviné parfaitement mon intention.

Mais à peine les deux bâtiments sont-ils en train de faire route presque bord à bord, que la scène change. Rodriguez ordonne à ses gens de reprendre leur poste de combat. Tout le monde lui obéit sans savoir ce qu'il prétend faire. C'est pour faire l'appel, disent les uns. Non, c'est pour nous commander un tour d'exercice, disent les autres. L'équipage ne resta pas long-temps dans l'incertitude sur l'intention de son chef. Monté sur le dôme de la chambre, Rodriguez, au milieu du silence le plus profond, s'adresse ainsi à son équipage attentif:

—Enfants, un complot devait éclater à bord contre moi, que vous avez nommé votre chef. En m'arrachant la vie, c'était le grade que je tenais de vous, que l'on voulait anéantir. Vous m'avez demandé à essayer vos pièces et notre poudre contre ce navire-là: eh bien, voici l'occasion de vous satisfaire. Il faut punir les traîtres qui voulaient enlever le corsaire sur les cadavres de leurs camarades. Délivrés de ces lâches, dont nous devons faire un exemple sanglant, il n'y aura plus que des braves à bord, dévoués les uns aux autres à la vie et à la mort. Parez-vous partout à faire feu à mon commandement.

—Quels sont ces traîtres, capitaine Rodriguez?

—Les voilà! Et il montre la prise montée par Pierre Chouart. Puis, prenant son porte-voix, et s'adressant à celui-ci:

«Pierre Chouart, recommande ton âme à Dieu! Nous venons à bord du corsaire de prononcer ton jugement et celui de tes infâmes complices. Traître et lâche, apprends à mourir de la main de celui que tu voulais assassiner.»

Pierre Chouart, altéré par ces paroles qu'il entend sortir comme un coup de foudre, du porte-voix de Rodriguez, prie en grâce son capitaine de suspendre un moment sa colère et d'entendre sa justification. La prise fait un mouvement pour approcher le corsaire, et les hommes qui la montent élèvent leurs mains suppliantes vers le ciel, en criant qu'ils ont été égarés par le perfide Pierre Chouart. Mais Rodriguez, au moment où la prise va l'accoster, fait donner un coup de barre pour l'éviter, et il commande le feu. Une bordée lancée à bout portant et à double charge en fut assez pour faire voler en éclats le malheureux bâtiment, dont la coque, percée, mitraillée et hachée, s'abîma bientôt sous les flots.

Loin d'être troublé par ce spectacle horrible, Rodriguez, satisfait d'avoir essayé l'étendue de son empire sur les gens de son équipage, leur dit froidement ces mots au moment où le bruit de la volée venait de s'éteindre sur les vergues ensanglantées: Mes amis, nos pièces sont en bon état, et notre poudre est excellente! Vous pointez bien, et je serais indigne de vous commander, si je n'étais pas content de vous. Double ration à tout le monde. Mosquita, embrasse-moi: tu n'as pas seulement détourné la tête pour ta première volée.

Ils allèrent, les forbans de l'Albatros, prendre leur double ration à la cambuse en chantant, en se félicitant d'avoir fait couler comme un plomb le navire sur lest. Il n'était bon qu'à cela, disaient-ils, et notre capitaine, l'as-tu vu? C'est un b..... qui a de la tête et qui parle bien au moins... Quelle carotte de longueur il vous a tirée à son lieutenant Pierre Chouart!

—Oui, une fameuse carotte, et Pierre Chouart a dû l'avaler en faisant une drôle de grimace!

—Ecoute donc, il voulait toujours faire des cabales, et moi je n'aime pas les cabales. À bord d'un corsaire, il faut un peu de subordination, d'autant que nous pourrons envoyer notre capitaine par-dessus le bord s'il ne nous va pas.

—Celui-là par-dessus le bord! oui, on t'en fricassera! Il nous ferait plutôt à tous battre des entrechats en l'air, en faisant sauter la barque, le brigand qu'il est!

—On dira tout ce qu'on voudra, mais c'est un poulet, et un bel homme! A-t-il donc l'air guerrier, le chien, quand il commande le feu! Tiens, j'étais à la barre tout-à-l'heure quand nous avons envoyé des prunes qui n'étaient pas cuites, à la prise anglaise: eh bien, le fanal de l'arrière donnait sur la figure du capitaine, et je te fiche mon billet qu'il avait une mine bien bordée, va!

—C'est un lapin, je ne dis pas le contraire, et il y a plaisir à en découdre avec un particulier de ce calibre. Avec lui, au moins, on peut dire: Enlevez, c'est pesé!... Le vin de la cambuse est bon tout de même! C'est dommage qu'il faille ménager les vivres, car une double ration, c'est pas assez pour des hommes qui ont le gosier sec. Il n'y a rien qui vous porte à la soif comme la brûlure de la poudre et un coup de peigne.

Tout se réduisit, à bord du corsaire, à des conversations pareilles entre les matelots. Mais le sang-froid et la cruauté même de Rodriguez produisirent sur son équipage une impression profonde. Ses hommes, en admirant en lui une résolution qu'aucun d'eux n'aurait osé avoir, apprirent à le respecter comme le seul qui put les commander avec fermeté, et maintenir à bord la discipline qu'il leur fallait pour faire quelque chose de profitable à chacun. Une occasion nouvelle de prouver combien il était fait pour les diriger avec intelligence, se présenta bientôt.

Une chaloupe gréée de deux voiles fut aperçue à cinq ou six lieues de l'île de la Marguerite, sur laquelle l'Albatros courait à toutes voiles. L'embarcation, en voyant un bâtiment tout noir cingler sur elle avec une marche qui devait lui paraître supérieure, revira de bord, et prit chasse aussitôt. Rodriguez la poursuit: il la gagne, il l'accoste. Seize hommes armés de sabres et de carabines la montaient; un pierrier établi sur l'avant composait toute son artillerie.

—Qui êtes-vous? demanda Rodriguez à celui qui paraissait être le patron de la barque.

—Ce que nous sommes, commandant? Nous ne sommes rien du tout; nous gagnons notre vie à pêcher, au large de la Marguerite, quelques perles, comme vous savez bien qu'on en trouve quelquefois dans ces parages.

—Vous pêchez des perles avec des carabines et des sabres? Il parait que c'est une nouvelle manière de prendre du poisson et des bijoux.

—Oui, c'est notre manière à nous, et nous ne faisons pas grand'-chose. Vous voyez aussi combien nous sommes pauvres.

—Votre façon de faire la pêche ne me convient pas; et si vous ne me dites pas dans cinq minutes, montre à la main, ce que vous cherchiez ici, je vous ferai pendre tous les seize au bout de mes vergues, comme des gâte-métier, faisant la piraterie de manière à compromettre d'honnêtes forbans comme nous.

—Ah grands dieux! commandant, est-ce que, par la bonté divine, vous seriez des pirates? Le ciel en soit loué! Vous pouvez nous assister, et nous partagerons.

—Voyons un peu ce que tu veux dire. Accoste à bord avec ton bateau, et si tu es un bon enfant, nous pourrons faire des affaires ensemble... Envoyez une amarre devant à cette embarcation, et ne laissez monter à bord que le patron.

Une fois arrivé sur le pont du navire, le patron Raphael adressa ces mots au capitaine Rodriguez, après lui avoir fait trois humbles saluts et lui avoir souhaité la bénédiction de Dieu:

«Il faut que vous sachiez, mon commandant, qu'un gros trois-mâts espagnol a relâché pour une voie d'eau, à la Marguerite. Il a fallu mettre sa cargaison à terre pour l'abattre en carène. Dès que la réparation a été faite, nous avons été employés à refaire son arrimage, car nous sommes tous de pauvres arrimeurs à une gourde par jour. A présent que ce navire se dispose à partir, nous nous sommes associés pour louer cette chaloupe, et venir l'attendre, armés de carabines, afin de l'enlever. Comme il a des barils de piastres à bord, et que nous savons où ils sont placés, nous ne serons pas embarrassés de les trouver.

—Où allait ce navire? Combien d'hommes d'équipage a-t-il?

—Il va à Campêche. Il a vingt hommes d'équipage, mais des mollasses, qui ne demandent pas mieux que de se laisser prendre. Tenez, à présent que nous approchons de terre, vous pouvez découvrir sa mâture, dans cette petite fente de la côte, là, dans le Nord-Est du compas...

—Eh bien, sais-tu, patron Raphael, ce qu'il nous faut faire pour ne donner aucune défiance au capitaine de ce bâtiment, qui craindrait d'appareiller peut-être, après avoir vu un brick de ma façon?

—Non, mon commandant; mais je m'en rapporterai à vous, et j'écouterai vos conseils, comme si c'était la bonne vierge Sainte-Marie qui me parlât par votre noble et sincère bouche: In nomine patris, filii et spiritûs sancti, amen!

—Fais-nous grâce de tes prières, et écoute-moi.

—Je vous écoute, illustre commandant

—Je vais carguer toutes mes voiles: tu vas aller, avec ta chaloupe, me haller par l'avant, comme si le brick avait besoin de ton secours, et voulait gagner, avarié, un mouillage près de la côte.

—C'est cela, mon commandant; je vous comprends très-bien, et une fois que vous serez à l'ancre, je rentrerai dans le port, en disant au capitaine espagnol que vous êtes un bâtiment anglais en croisière, venu pour boucher une voie d'eau; que je vous ai donné aide et assistance avec ma chaloupe, et que...

—Saute plus vite que ça dans ton embarcation. Tu diras après au capitaine du trois-mâts tout ce que tu jugeras convenable. Qu'il te suffise de savoir que si nous amarinons ce navire, tu recevras pour ta part une récompense proportionnée aux services que tu nous auras rendus.

Les voiles de l'Albatros sont carguées et serrées: la chaloupe de Raphaël nage sur l'avant du brick contre le vent: les autres canots du corsaire aident la chaloupe. En quelques heures l'Albatros atteint un bon mouillage, d'où il peut être vu du navire espagnol. Un grand pavillon anglais est déployé sur l'arrière du pirate. Raphael revient dans le port, et il annonce partout que le brick qu'a remorqué sa chaloupe, n'a jeté l'ancre que pour visiter quelque couture molle un peu au-dessous de sa flottaison, et boucher une petite voie d'eau; qu'ensuite il appareillera pour continuer sa croisière contre les forbans. Il nomme le brick au capitaine de la Quintanilla, c'est le nom du trois-mâts espagnol; il cite même le nom du commandant anglais. Par San-Antonio, dit l'Espagnol, la circonstance est favorable pour moi. Tandis que ce croiseur anglais sera mouillé près de l'ile, je pourrai appareiller sans craindre les forbans qui rôdent toujours dans ces parages. Les scélérats craignent les bâtiments de guerre, comme les voleurs la corde: ils les sentent à vingt lieues à la ronde. J'appareille demain.»

Raphael vient la nuit, dans une pirogue, rendre compte à Rodriguez des intentions du capitaine espagnol. Rodriguez fait des dispositions pour tromper ce malheureux capitaine. Il ordonne de dépasser les mâts de perroquets de l'Albatros, de mouiller une ancre par le travers, et de frapper sur le câble de cette ancre, et sur celui de l'autre ancre de mouillage, deux cayornes qui, crochées à la tête des bas-mâts, inclineront le brick comme s'il était à moitié abattu en carène. L'Albatros, bientôt couché sur le côté de tribord, présente le flanc opposé, à des hommes qui, dans les embarcations du bord et la chaloupe de Raphael, font semblant de visiter et de réparer les coutures avariées.

C'est à la clarté naissante du matin que cette petite comédie se jouait sur les flots tranquilles, et des forbans étaient les acteurs de cette scène.

La pauvre Quintanilla avait aussi mis sous voiles aux premiers rayons de l'aurore. Loin d'éprouver la défiance qu'aurait dû lui inspirer l'aspect d'un navire comme l'Albatros, le crédule capitaine espagnol comptait, au contraire, sur la présence du brick, qu'il supposait anglais. La Quintanilla quitte donc le port, ses basses voiles sur les cargues, ses huniers bien étarqués et bien bordés, les perroquets hissés à bloc. La brise du matin enfle les voiles et semble se jouer dans son gréement, en apportant aux matelots les douces émanations des fleurs de la côte, couvertes de rosée. Les cris cadencés des hommes qui hallent sur les cordages, vont réveiller les échos sonores de la terre, qui fuit battue par les lames que le navire forme en fendant les flots encore brunis par les dernières ombres de la nuit. Le soleil dore déjà l'horizon; tous les objets reprennent leur forme naturelle avec le jour, autour du bâtiment; on aperçoit sur l'avant, le brick, que l'on a pris la veille pour un croiseur anglais, la mâture penchée et le côté de tribord éventé. A mesure qu'on l'approche, on l'observe avec plus de curiosité. C'est un beau navire et qui doit bien marcher, dit le capitaine espagnol à son second. Voyez dans cette longue vue, ces façons si fines, cet élancement et cette quête!....

—Effectivement, capitaine, c'est un bâtiment qui doit bien escarpiner, mais qui ne doit pas porter grand'-chose. Il me semble même plus fin que la plupart des bricks de guerre de construction anglaise. Quel bau il a! On rebat les coutures de son côté de tribord; entendez-vous les coups de maillet des calfats?

—Oui, le voilà dans la position où nous nous trouvions, il y a quinze jours, cherchant une voie d'eau. Mais à bord d'un navire de guerre il y a tant de ressources: c'est couvert d'hommes cela. Vous voyez, par exemple, ce brick: hé bien le voilà abattu presque en carène en haute mer.... Là.... il a frappé ses cayornes d'abattage sur deux ancres.... Allez donc faire une opération aussi hardie à bord d'une barque marchande de 400 tonneaux comme nous, avec vingt hommes d'équipage!

—Voilà que nous allons passer à le ranger, capitaine. Voulez-vous que nous hissions notre pavillon?

—Sans doute; montrez-lui nos couleurs et saluez-le en amenant et rehissant trois fois le pavillon national. Nous lui devrons peut-être l'avantage de pouvoir sortir sans avoir quelque forban à nos trousses, et il est bien juste que nous lui rendions hommage.

Pendant ce paisible entretien entre le capitaine et le second de la Quintanilla, une scène toute différente se passait à bord de l'Albatros. Quelques hommes, placés à tribord dans les embarcations, faisaient bien mine de tapoter à coups de maillet sur les bordages: mais sur le pont, une partie de l'équipage était parée à filer les cayornes pour redresser le navire, et une autre partie disposée à hisser les voiles, guinder les mâts de perroquets passés sur l'arrière du tenon des mâts de hune. Rodriguez, assis sur son couronnement et caché par l'extrémité des bastingages de l'arrière, guette à la longue vue, d'un oeil avide, le trois-mâts qui va passer à côté de lui. C'est une proie facile, qu'il convoite et qu'il brûle d'étreindre dans ses serres. Le capitaine espagnol salue à portée fusil l'Albatros, qui, pour répondre à son salut, élève et amène par trois fois dans sa mâture inclinée, le pavillon anglais avec lequel il abuse son confiant ennemi. Oui, saluons-le bien, dit Rodriguez à voix basse: bientôt, quand il sera au large, nous le saluerons autrement qu'avec cette misérable étamine.

L'Espagnol file toujours; il dépasse le corsaire, il est déjà plus éloigné de terre que celui-ci... C'est alors que les coyornes qui tenaient l'Albatros couché sur les flots sont filées peu à peu, et que le brick se redresse fièrement sur ses lignes d'eau; c'est alors que, par un mouvement qui tient presque de la magie, tant il est prompt et sûr, les vergues, qui se trouvaient apiquées, se croisent carrément sur les bas-mâts et sur les mâts de hune. Les huniers montent lentement à tête de bois, les mâts de perroquets s'élèvent sur leurs guinderesses, et les perroquets presque en même temps grimpent le haut des calle-haubans pour être gréés sur leurs mâts, déjà mis en clé.

—Voyez donc, fait remarquer le capitaine espagnol à son second, voyez comme ce navire anglais semble se redresser!

—C'est le changement de position, capitaine. Il nous paraît maintenant sous un autre aspect que lorsque nous nous trouvions par son travers.

—Non, je ne me trompe pardieu pas, ses huniers montent sur leurs drisses; il guinde ses mâts de perroquets! Ah Dieu tout puissant, si c'était un forban, à présent que nous sommes au large!... Revirons de bord, rentrons avant qu'il n'ait le temps de nous couper la terre.

Il n'est plus temps, l'Albatros est sous voiles: il marche comme un dauphin, et, avec ses huniers qu'il largue et ses basses voiles qu'il vient d'amurer, il pourrait sans ses perroquets gagner la Quintanilla, comme l'agile dorade atteint le poisson volant qui cherche à fuir sous la lame qu'il perce de ses ailerons. Et comment, imprudent Espagnol, as-tu pu ne pas deviner un corsaire à cette coque si noire, à cette guibre si élancée, à cette haute mâture penchée sur cet arrière qui rase la mer, et enfin à cette multitude de matelots qui bouillonnaient sur ce large pont bordé de caronades! Tremble maintenant à l'approche de ces voiles brunes que la brise pousse vers toi avec tant de vitesse; tremble surtout à la vue de ces figures sinistres qui se grouppent sur l'avant du pirate! Ce pavillon anglais, qui t'a si grossièrement abusé, va s'amener pour céder sa place sur la drisse, à un pavillon colombien. Reconnais maintenant ta funeste erreur en voyant dans les eaux du corsaire la chaloupe de Raphael. C'est lui qui a conduit ton redoutable ennemi sur tes traces. Sauve-toi si tu le peux encore, mais songe bien que tu pourras payer cher les efforts inutiles que tu feras pour échapper au terrible Albatros!

La Quintanilla a viré de bord, l'Albatros a imité sa manoeuvre: elle veut tâcher de gagner la terre, fût-ce même pour faire côte, avant que le brick n'ait pu mettre le grapin dessus.

L'Albatros poursuit jusqu'en dedans des brisants, la proie qui veut lui échapper. Chaque fois que l'Espagnol croit toucher au rivage, le Colombien passe entre la terre et lui, et le force ainsi à regagner le large. Ce n'est pas à coups de canon que le brick veut faire amener le trois-mâts: il cherche au contraire à l'amariner à l'abordage pour ne pas donner l'éveil au large, et révéler peut-être aux croiseurs les parages où il se trouve. La Quintanilla, sans cesse chassée par l'Albatros, perd à chaque bordée l'avantage qu'elle s'était promis en louvoyant dans les dangers. A chaque évolution, elle dérive vers son infatigable ennemi, et comme l'oiseau qui perd ses forces en luttant de vitesse avec le vautour qui le menace, elle finit par s'abandonner à la voracité du corsaire. C'est alors que le terrible cri à l'abordage, à l'abordage! se fait entendre sur le pont du colombien, qui élonge le trois-mâts comme pour le dévorer. Tous les Espagnols tombent à genoux; et Rodriguez, en les voyant dans cette posture suppliante sous le poignard de ses forbans, se met à rire avec dédain, en ordonnant du geste qu'on épargne d'aussi méprisables victimes.

—Qu'on m'amène le capitaine, je veux lui parler.

Le capitaine espagnol s'avance en tremblant et en élevant vers son vainqueur des mains agitées par la peur.

—Qu'as-tu de précieux à ton bord?

—Ma cargaison et ma malle.

—Rien de plus?

—Rien, illustre commandant, je vous le jure par saint Antoine et les plus saints de nos martyrs.

—Réfléchis bien à ce que tu vas me répondre. J'ai en main le manifeste de ta cargaison. Si tu m'avoues tout, je te laisse la vie: si tu mens, ce cartahu, frappé à ma grande vergue, punira ta dissimulation?

—J'ai trois barils de piastres dans ma chambre. Raphael a dû vous le dire, puisque c'est lui qui nous a trahis.

—Passe-lui une cravate de franc-filain, Gouffier, puisqu'il n'a que trois barils de piastres.

—Illustre commandant, j'oubliais de vous dire, tant je suis ému, qu'il y en a encore cinq barils, mais cinq barils tout petits, tout petits, dans une cachette sous le panneau de la chambre.

—Ce n'est pas encore assez. Range à virer sur le cartahu.

—Oh! en grâce, noble et brave commandant, laissez-moi me remettre un peu et me rappeler ce que je puis encore avoir.... J'ai, j'ai... j'ai caché entre bord et serre, sous le lambris de ma cabane, deux sacs de doublons, deux petits sacs de rien, qui ne vous serviront pas à grand'-chose... Mais je veux tout dire.

—Oui, c'est à peu près cela. On va fouiller ton navire d'ailleurs, et si l'on trouve, dans la visite, des objets que tu peux avoir oublié de m'indiquer, je te rafraîchirai la mémoire en te faisant hisser au bout de la grande vergue, pour l'exemple d'abord, et puis pour avoir de la viande fraîche pendue à mon croc.

On visite, on fouille la prise de la carlingue à la pomme. Tout l'or et l'argent est trouvé, enlevé, transporté à bord du corsaire. On jette un équipage à bord de la Quintanilla, qui quitte l'Albatros pour aller à Carthagène, où elle attérira. Rodriguez, avec ses barils de piastres et ses sacs de doublons, fait voile pour Saint-Thomas, île danoise, repaire de forbans, où il pourra en toute sûreté plonger ses hommes dans la débauche et repartir ensuite, après avoir pris des renseignements sur les navires qu'il se propose de piller.

En s'élevant au Nord, l'Albatros rencontre des bâtiments anglais ou américains: pour dérober aux croiseurs la direction de sa route, il coule tous les navires inutiles qu'il rencontre. Il jette sur quelques rochers déserts leurs malheureux équipages avec un baril d'eau et quelques livres de biscuit. Le pillage, l'incendie et la cruauté marquent partout son passage, et il arrive sous pavillon colombien à Saint-Thomas, au milieu des navires mouillés sur rade, qui remarquent avec terreur ce long brick tout noir, chargé de renégats, de mulâtres et de nègres. Son gréement est en désordre, ses voiles mal serrées, malgré le grand nombre d'hommes qui se pressent sur ses vergues. Il mouille, et la voix du capitaine est à peine entendue au milieu du bruit que font les matelots perchés sur les marche-pieds ou placés aux bittes pour filer du câble. Mais ce désordre même et cette confusion donnent un air funeste à tout cet ensemble de forbans, à toute cette harmonie de mauvaises figures, de manoeuvres pendantes et de voiles tannées et sombres.

Les capitaines des navires marchands se demandent avec inquiétude ce que l'Albatros vient faire parmi eux. Tous regardent avec curiosité et avec effroi ce jeune capitaine aux traits hardis, à la chevelure noire et bouclée, se promenant avec un petit matelot que l'on dit être sa maîtresse déguisée. Quant à Rodriguez, il sourit, il est flatté de la défiance qu'il inspire. Il s'égaie d'entendre dire partout que ses matelots portent le désordre dans toute l'île. Il lit surtout avec avidité les journaux, dans lesquels on signale déjà son bâtiment comme la terreur des mers qu'il a à peine parcourues. Vois, dit-il, à sa Mosquita, vois comment ils rendent compte de moi, à leurs peureux de capitaines. Mosquita lit:

«Un grand brick pirate, peint en noir, ayant sa mâture penchée sur l'arrière et naviguant sous pavillon colombien, a été vu dans les mers des Antilles, où il a coulé ou pillé déjà une quinzaine de bâtiments marchands, après avoir exercé les cruautés les plus inouïes sur les équipages. On le dit commandé par un insurgé espagnol.»

—C'est bon, ils ne me connaissent pas. Continue.

«Le brick anglais la Baleine, de 18 canons, le plus fin voilier de la division des Antilles, est à sa poursuite avec d'autres croiseurs américains et français. On ne doute pas qu'ils ne réussissent à s'emparer de ce bâtiment pirate, dont voici le signalement:

«Mâture haute et inclinée.»

—Je redresserai ma mâture.

«Bordages peints en noir.»

—Je les peindrai en blanc.

«Guibre élancée, avec un oiseau représentant un albatros, pour figure.»

—Je ferai sauter la figure. Ah! ils s'imaginent qu'en donnant le signalement de l'Albatros à leurs bâtiments marchands, ceux-ci seront à même de m'éviter quand ils auront été assez près de moi pour me reconnaître à ma mâture inclinée et à mes bords barbouillés de noir.... Ah! ah! les plaisants marins! Il faut rendre hommage à leur prudence et à leur discernement. Ils ont eu, il est vrai, la précaution d'envoyer des croiseurs sur mes traces, pour me donner la chasse et s'emparer de mon redoutable corsaire. Eh bien! je défie leurs plus fins voiliers, et je donnerai peut-être une leçon terrible à quelques-uns d'entre eux.... La Baleine! un brick anglais de 18 canons!... Je ne sais, mais ce nom-là m'affriande, et j'ai un pressentiment que si jamais je le rencontre... Mon Albatros... Oh! les Anglais, les Anglais, depuis qu'ils m'ont enlevé ma soeur... Tu sais, Mosquita, cette soeur bien aimée dont je t'ai si souvent parlé, et dont le souvenir est resté si cher au fond de ce coeur qui n'a plus pitié de rien. Il y a des bâtiments de guerre mouillés à Saint-Thomas; mais, malgré la défiance que je leur ai inspirée en entrant ici, ils ne peuvent me saisir: je suis dans un port neutre, préservé par le pavillon colombien qui couvre mon navire. Mes expéditions sont en règle; mais, pour plus de prudence, cependant, je sortirai demain avec un équipage que j'augmenterai d'un bon tiers.... Nous avons de l'argent en abondance, grâce au navire espagnol que nous avons amariné. Avec des piastres on a toujours des hommes dans cette île, rendez-vous de tous les écumeurs de mer. Allons à bord, Mosquita, j'ai des ordres à donner à Gouffier; la soirée ensuite sera toute à nous, toute à toi; viens, mon bon petit mousse, suis ton capitaine.»

Il se rend à bord: il ordonne à son second de recruter des hommes. Il veut avoir deux cents matelots sur le pont de l'Albatros. A la mer il se peindra une batterie blanche. Il saura, au moyen des coins placés sur l'arrière de ses bas-mâts, rendre sa mâture plus perpendiculaire, en raidissant les étais et en mollissant ses calle-haubans de l'arrière. Ses projets arrêtés, ses ordres donnés, il redescend à terre avec sa Mosquita. Il ne passera qu'un moment dans la chambre qu'il loue pour la soirée; mais là du moins il sera seul près de sa maîtresse, mais dans cette chambre il pendra un hamac où la main de celle qu'il aime le bercera, l'endormira pour quelques heures. C'est la volupté qu'il a trouvée dans la petite maison de Carthagène qu'il cherche à ressaisir partout où il peut échapper à la vie tourmentante du bord. Un seul instant de calme, d'amour et de solitude, lui retrace tout ce qu'il désire se rappeler de son existence passée. Il est enfant dans les bras de sa maîtresse, sa force l'abandonne au sein des plaisirs qu'il veut cacher à tout le monde; il peut en liberté dépouiller toute sa fierté et sa cruauté, et puis cet enfant, bercé par la main d'une femme, s'élancera comme un tigre au milieu d'un équipage palpitant, et recouvrant tout-à-coup cette force qu'il a perdue un instant, cette cruauté qui semblait s'être éteinte dans les voluptés, il recommencera le carnage, il s'assouvira de crimes s'il le faut. C'est la mer, c'est l'horrible devoir qu'il s'est tracé, qui lui rendront sa férocité en exaltant son âme et en enveloppant son coeur de ce triple airain que le poète attribue au premier qui osa affronter les flots et les tempêtes.

L'Albatros quitte Saint-Thomas pendant la nuit. Il appareille avec mystère, comme ces voleurs qui osent à peine troubler le silence des ténèbres dont ils cherchent à couvrir leurs funestes exploits. Deux cents hommes, parmi lesquels il en est qui n'ont pas encore vu leurs camarades, manoeuvrent sans se dire un mot, sans hasarder une seule parole, même à voix basse. Les voiles brunes du corsaire sont larguées et bordées sur leurs vergues longues et noires. Le voilà filant vent-arrière et faisant clapoter sur ses larges flancs, la mer caressante qu'il refoule avec vitesse. La brise de Nord-Est le poussera pendant la nuit sous le vent de cet arc de cercle que forment les îles orientales de l'archipel des Antilles. C'est dans ces parages qu'il pourra faire de bonnes captures et vomir à bord de quelques prises une partie de l'avide équipage qui se grouppe dans sa calle, sur son pont, dans ses hunes même. Mais cette nuit, pendant laquelle l'Albatros coule si mollement sur les flots avec la légèreté d'une plume soulevée par un souffle de vent, doit être utilement employée. Rodriguez ordonne: ses hommes obéissent non plus avec ce silence qui a présidé à l'appareillage, mais ils obéissent en causant entre eux, en échangeant des mots facétieux, en se jetant et en repoussant avec gaîté, le sarcasme grossier qui ronfle dans leurs bouches. Les uns, pour exécuter les ordres du capitaine, dégréent le grand mât de hune pour y substituer un mât de perroquet à flèche. Les autres travaillent à mettre perpendiculairement, d'à-plomb la mâture basse. Une vingtaine de matelots se jettent dans les embarcations ou sur des échelles suspendues le long du bord pour peindre une batterie blanche sur le bordage tout noir du brick, et tout ces travaux différents s'exécutent à la lueur des fanaux dont le bâtiment est illuminé. Des matelots transformés en peintres nocturnes pour donner un déguisement à leur corsaire! Quelle bonne occasion pour s'égayer de la maladresse de celui qui trace une ligne courbe au lieu d'une ligne droite, sous le pinceau qu'il barbouille de peinture blanche! Que l'Albatros se trouvera artistement peint quand le soleil viendra éclairer le chef-d'oeuvre de ces barbouilleurs de nuit! Mais qu'importe, pourvu qu'il trompe l'oeil du commandant du croiseur ou celui d'un malheureux capitaine marchand, sa batterie sera toujours assez bien élégamment peinte!

Aux premiers rayons de l'aurore, le corsaire se trouva tout-à-fait travesti. Son grand mât, devenu perpendiculaire, n'était plus surmonté que d'un matereau, sur l'arrière duquel on avait gréé une voile en pointe. Ce n'était plus qu'un dogre au lieu d'un brick, que l'Albatros; et puis sa grande raie blanche, étendue de l'arrière à l'avant, venait de lui ôter cet air pirate que lui donnaient auparavant ses pavois et ses presceintes recouvertes de noir luisant. Rodriguez s'embarque dans un canot, pour admirer, à quelque distance du bord, la transformation de son navire. Il est enchanté de ce changement, qui semble n'avoir pas altéré sensiblement la marche de son fin voilier.... Mais à peine est-il éloigné de deux cents brasses du navire, qu'on le rappelle à bord.... On vient de découvrir deux voiles!

Sur l'horizon immense qu'enflamme l'aube naissante, deux voiles se dessinent en effet, séparées l'une de l'autre par une grande distance... Sur laquelle faudra-t-il courir d'abord?—Sur la plus grosse!—Mais laquelle est la plus grosse?—Tous les yeux se portent tantôt vers celui des navires qui se montre dans le Sud, tantôt sur celui qui reste au Sud-Ouest. On les observe avec attention, on compare leur grosseur: la brise est faible, mais l'Albatros est couvert de voiles; il a rentré ses embarcations, il a même réparé autant que possible le désordre qu'ont laissé sur son pont les travaux rapides de la nuit. Quelques pots de peinture restent cependant entre les caronades; le grand mât de hune dépassé n'est pas encore bien saisi dans la drôme; mais cette petite confusion intérieure ne nuit pas à la marche du navire. L'Albatros cingle sur le bâtiment aperçu qui lui a paru le plus fort, et il l'approche avec d'autant plus de facilité, que les deux navires en vue cherchent plutôt à se rallier qu'à prendre chasse et à continuer leur route. Un peu de brise se fait, de cette brise capricieuse qui le le matin verdit par chaudes bouffées les mers d'azur des tropiques. Les voiles larges de l'Albatros, gonflées et abandonnées tout-à-coup par le vent, qui semble se jouer avec elles, poussent le navire léger qu'elles dominent, sur le plus gros bâtiment. Nous tombons dessus, nous tombons dessus et rudement, disent les corsaires en se frottant les mains et en se promenant d'un pas cadencé de l'arrière à l'avant. C'est un trois-mâts! Le second bâtiment à vue a dirigé sa route sur le point où tend l'Albatros. Il veut peut-être porter du secours au trois-mâts. Mais quel est ce second navire?... Un brick, rien qu'un brick, et il est encore à une bonne lieue de l'endroit où l'affaire va se décider.

Vous avez demandé à courir sur le plus gros, fait Rodriguez à son équipage. Eh bien, le voilà! Branle-bas général de combat; mais pas de coups de canon, ni de coups de fusil, mes garçons. C'est un branle-bas de combat à l'arme blanche que je vous commande.

Le trois-mâts n'était plus qu'à une portée de pistolet du pirate. Il ne hissa son pavillon anglais que pour l'amener aussitôt pour l'Albatros, dès qu'il vit sur l'avant de son redoutable ennemi, un forban élever, du milieu d'un groupe d'horribles matelots, un petit pavillon rouge. Ce signal, si mystérieux et si expressif, en dit plus au capitaine anglais, que ne l'aurait fait une bordée à bout portant. L'Albatros élonge sa prise, et jette à bord du navire capturé cent hommes armés jusqu'aux dents, cent hommes commandés par Gouffier, à qui Rodriguez a confié des ordres que le docile second a juré d'exécuter, en donnant une poignée de main à son intrépide capitaine.

Le corsaire se sépare du navire anglais. C'est sur le brick qui s'avance qu'il pousse sa bordée, non pour engager l'affaire avec lui, mais pour l'observer, mais pour l'attirer dans le piége, et pour prendre chasse devant lui, afin de le conduire près de la prise qui vient d'être amarinée.

Pour qui saurait peindre ces mouvements si rapides, si intelligents et si subtils de ces navires qui, au moment décisif du combat, cherchent à se tromper, à s'éviter ou à se faire poursuivre pour tomber d'une manière plus sûre et plus terrible l'un sur l'autre, il y aurait un beau tableau à faire en voyant nos trois bâtiments dans la position que nous venons d'indiquer. Mais quel talent pourrait rendre ces choses imposantes, que l'on ne voit bien, que l'on ne sait bien que lorsque la réalité est sous les yeux, que lorsque votre coeur palpite à l'idée du carnage qui s'apprête sur ces flots que vous entendez clapoter, sur ces navires qui manoeuvrent chargés de leurs équipages, disposés à faire feu! Là est le trois-mâts qui vient d'être enlevé par cent hommes du corsaire... A quelque distance de lui est l'Albatros, qui fait semblant de prendre chasse devant le brick, qui s'avance pour secourir le trois-mâts enlevé.... Le brick court toutes voiles dehors, pour ranger la prise et cingler ensuite sur le corsaire, qu'il veut prendre, qu'il veut punir de sa témérité... Il est bientôt près de la prise, à portée de voix d'elle. Il peut la héler, la reprendre... Mais quelle scène se passe à bord de ce dernier navire?...

Les cent forbans qui s'en sont rendus maîtres, voyant approcher le brick, forcent le capitaine et les matelots anglais devenus leurs prisonniers, à faire, à dire ce qu'ils veulent que ceux-ci fassent et disent pour tromper le commandant du brick. Le capitaine et les matelots prisonniers ne savent qu'obéir aux ordres que les pirates leur intiment le pistolet ou le poignard sur la gorge. C'est ainsi que le malheureux capitaine anglais crie au brick qui l'approche: Commandant, sauvez-nous, les pirates veulent nous tuer! Abordez-nous, abordez-nous avant de courir sur le corsaire! Tous les marins prisonniers répètent en criant: Sauvez-nous! sauvez-nous! ce que les forbans ont ordonné à leur chef de crier. Et comment auraient-ils hésité à obéir à leurs vainqueurs, quand, pour leur arracher ce cri trompeur, les forbans, cachés par les bastingages et se traînant à quatre pattes vers eux, les menacent de leur faire sauter la tête pour peu qu'ils se refusent à implorer le secours du brick de guerre!

Le commandant du brick ne balance plus. Au lieu de s'obstiner à poursuivre l'Albatros, il élonge d'abord le trois-mâts, sur le pont duquel il a l'intention de jeter quelques hommes pour contenir les forbans qui veulent égorger ses compatriotes. Mais à peine a-t-il abordé la prise, que les cent pirates se dressent, se hérissent sur les bastingages auprès desquels ils s'étaient cachés. Les Anglais, surpris par cette terrible apparition, se défendent. Ils étaient préparés au combat, mais pas à cet abordage subit. Les sabres se croisent, les poignards, les haches, les piques frappent avec fureur. Le canon ne peut rien dans cette mêlée de deux équipages qui se massacrent bord à bord. Les coups de fusil et de pistolet se font seuls entendre, et dominent les hurlements de rage des combattants, les cris de douleur des blessés. Les corsaires qui ont surpris les Anglais du brick obtiennent d'abord l'avantage; mais au bout de quelques minutes ils éprouvent une résistance que leurs efforts désespérés ne peuvent vaincre encore. Ils redoublent d'efforts, certains d'être secourus bientôt par l'Albatros; les Anglais redoublent de résolution, sûrs qu'ils sont que le corsaire les anéantira s'ils ne réussissent pas à s'emparer de la prise avant l'arrivée des pirates. Ils cherchent en vain à écarter leur brick du trois-mâts, pour réduire par le canon, une fois débordés, le navire qu'ils n'ont plus l'espoir de réduire par l'abordage. Mais ils ont affaire à des ennemis qui n'abandonnent pas ainsi la partie, et qui ont eu soin d'amarrer le brick au trois-mâts, de manière à rendre impossible la séparation prompte des deux bâtiments. Le combat se prolongera long-temps encore.

Mais l'Albatros que fait-il en voyant l'abordage engagé entre sa prise et son ennemi! Chassé d'abord par le brick anglais, il a reviré de bord du moment où celui-ci a renoncé à le poursuivre pour accoster le trois-mâts. De chassé qu'il était, il devient chasseur. Avec la brise qui enfle ses voiles, il ne pourra tarder de joindre le brick, qui se trouve avoir tombé dans le piége en abordant un navire chargé d'assaillants. Rodriguez, monté sur son bastingage, encourage ses gens à frapper sans pitié sur l'équipage anglais qu'ils vont atteindre, harassé déjà de l'attaque qu'il a eu à soutenir. Ses gens répondent par des cris de joie à son exhortation. La pluie tombe avec les gros nuages qui leur apportent la brise, et, pour mieux se disposer au combat, tous les hommes de l'Albatros se dépouillent de leurs vêtements: un pantalon et un bonnet rouge composent leur sauvage accoutrement. L'ondée mouille leurs larges épaules et leurs corps velus. Ils rient à la veille de se baigner dans le sang, de prendre à si bon compte, disent-ils, un bain de santé. Quelques objets dont on s'est servi pour le travail de la nuit encombrent encore le pont: on jette les échelles à l'eau, les pinceaux qui ont servi à barbouiller le navire. On va envoyer aussi par-dessus le bord quelques pots de peinture oubliés entre les caronades... Un instant! s'écrie l'un des matelots, il ne faut pas perdre ainsi le bien de l'armateur. Nous avons peinturé le navire cette nuit: peinturons aussi l'équipage, noir et blanc, comme l'Albatros; et aussitôt les mains du facétieux matelot se trempent dans la peinture, et il se barbouille de noir et de blanc depuis la ceinture jusqu'à la tête. Tous ses camarades l'imitent. Rodriguez sourit en voyant ses gens se rendre ainsi méconnaissables. Il pense même qu'il est bon, à tout événement, que personne, à bord de l'ennemi, ne puisse distinguer les traits des combattants. Lui-même se barbouille aussi la figure; il n'est pas jusqu'à Mosquita qui ne voie les doigts badins de officiers étendre sur son joli visage l'infecte peinture à l'huile qu'elle repousse avec dégoût. L'équipage à moitié ivre de l'Albatros offrait en ce moment l'aspect le plus terrible: c'est ainsi qu'il va à l'ennemi, armé de sabres et de poignards, et bien certain de pouvoir reconnaître dans la mêlée ceux qu'il faut frapper comme ennemis, et ceux qu'on doit épargner comme forbans.

Mais la brise, qui a redoublé avec le grain, s'affaiblit quand les nuages qui l'ont amener passent à l'horizon, du bord de dessous le vent. Un calme plat lui succède, et l'Albatros s'arrête immobile à une portée de fusil des deux navires, qui combattent toujours. Comment faire pour rejoindre le brick anglais? Mettre les canots à la mer, border des avirons qu'il faudra rentrer si le moindre souffle s'élève! Chaque gros nuage qui s'avance peut ramener le vent, et il en faudrait si peu! Rodriguez court de l'avant à l'arrière. Il offre sa main au souffle, qui semble venir tantôt à tribord, tantôt à babord. Le peneau de plume placé sur le bastingage de l'arrière paraît se soulever: la brise va venir, les voiles ne battent plus sur leurs mâts; elles s'enflent, mais un moment après elles retombent flasques sur leurs ralingues, là brise ne vient pas... Oh! qu'il donnerait quelque chose; de bon pour un souffle de vent qui lui permettrait de secourir les cent hommes qu'il entend combattre si près de lui! Oh! que pour dix années de sa vie, il voudrait pouvoir sauter à bord de l'ennemi!... Mais il fait en vain des voeux; il jure, il blasphème, et la brise, la brise ne s'élève pas... Il croit remarquer que le trois-mâts n'a plus de pavillon, et que l'on a cessé de se battre... Il ne se reconnaît plus; il accuse ses cent hommes d'être des lâches; il menace de les punir..... Son équipage voit avec consternation la fureur de son capitaine. Bordons nos avirons de galère, bordons nos avirons! s'écrient les matelots. On saute sur les avirons; tout le monde se range à nager; mais au moment où la pelle des rames va labourer la mer, le vent souffle, frémit dans les voiles: l'Albatros est emporté par la brise. L'équipage quitte la nage pour sauter sur l'avant; les grappins sont parés. On vire de bord vent-arrière, après avoir dépassé le brick, pour l'aborder de long en large et le serrer entre la prise et le corsaire. L'Albatros accoste enfin son ennemi, et, en passant à le ranger, Rodriguez lit sur l'arrière du brick le nom du navire qui a promis de l'amariner. La Baleine! A ce nom, son équipage ne se sent pas de joie. La Baleine! c'est la Baleine, capitaine, crient tous les matelots.—Oui. mes amis, c'est la Baleine, leur répond Rodriguez, et l'Albatros mange le gras de la Baleine. A l'abordage, tout le monde, à l'abordage!

Ce commandement n'est que trop bien exécuté. Les forbans pleurent sur le pont de l'Anglais, qui résiste bravement, mais en vain, à cette terrible et seconde attaque. Ils frappent avec frénésie sur tout ce qu'ils rencontrent encore vivant à bord du brick, et les trois navires, amarrés ensemble, n'en forment plus qu'un. Le vent souffle dans leurs voiles désorientées, et les pousse irrégulièrement sur les flots que le sang rougit autour d'eux. Rodriguez, le pistolet au poing, est sauté à bord de l'Anglais à la tête de ses gens; poursuivi, après avoir fait un carnage horrible, par cinq ou six matelots ennemis, il va recevoir un coup de sabre, lorsque Mosquita, qui voit le danger que court son amant, se précipite sur lui, et tombe sous le coup qui lui était destiné. Son amant, furieux, s'élance sur ceux qui l'ont poursuivi: quelques-uns de ses hommes volent à son secours. L'acharnement des corsaires se décuple, et bientôt ils restent maîtres du navire, dont ils ont haché les deux tiers de l'équipage....

Un moment d'affaissement suit cette victoire si chèrement achetée.

Une centaine de cadavres embarrassent les pieds des combattants, qui contemplent avec une atroce ivresse le carnage qu'ils ont fait. On relève les corsaires blessés, on les transporte à bord de l'Albatros. Rodriguez a déjà placé sa Mosquita toute sanglante dans sa cabine, et le chirurgien du navire assure que sa blessure, quoique grave, ne sera pas mortelle.

—Elle sera mortelle cependant cette blessure, répond Rodriguez.

—Et pour qui? demande le chirurgien.—Pour vous, capitaine?

—Non, pour eux! Et il montrait les Anglais.

Ce mot en dit assez, et le chirurgien devina qu'il était un arrêt de mort pour tous les ennemis qui avaient échappé à la fureur des corsaires.

Le brick anglais est donc réduit. L'Albatros, comme l'avait dit le capitaine Rodriguez, avant l'abordage, a mangé le gras de la Baleine. Il faut prendre connaissance de la nouvelle capture. Elle est belle! quelques canons, un équipage à moitié massacré, un navire fin voilier, mais à peu près écrasé par le choc du trois-mâts, qui le serrait à babord, et par le choc du corsaire, qui l'a accosté violemment par tribord. La prise marchande, le trois-mâts que l'Albatros a amariné le premier, produira mieux. Là, au moins, on trouvera quelques sacs de gourdes, un peu d'or dans la chambre du capitaine. Il faut voir les forbans, tout ensanglantés encore du combat dont ils viennent de sortir, fouillant partout: ils pillent ce qu'ils trouvent de précieux; ils s'enivrent du vin et du rum qu'ils puisent dans le fond des barriques, qu'ils enfoncent à coup de hache... Les officiers et les matelots anglais que le fer des forbans a épargnés, contemplent avec effroi, groupés dans un coin de l'arrière de leur malheureux navire, tous les pirates barbouillés de peinture noire et blanche, de sueur et de sang; ils frémissent en les voyant jeter à l'eau les cadavres des infortunés qui ont péri sous leurs coups. Quel sera le destin des prisonniers et des blessés, que l'on se met à peine en devoir de secourir? Quelques malheureux Anglais, écharpés dans le combat, implorent comme une faveur, qu'on les lance à la mer avec ceux de leurs camarades qui ont reçu la mort. Mais les forbans n'ont pas assez de pitié pour exaucer leurs voeux. Ils sourient à leurs cris de douleur, ils chantent quand les blessés les supplient. Rodriguez se promène, l'air sombre, les pieds nus, le pantalon retroussé jusqu'à la cheville; il se promène dans le sang, les bras croisés, et l'oeil distrait. Gouffier, son fidèle et digne second, est venu l'embrasser après la victoire. C'est lui qui commandait les cent hommes jetés sur la prise. Il n'a seulement pas reçu une égratignure, et de sa terrible main il se félicite d'avoir tué une demi-douzaine d'ennemis.

—Qu'allons-nous faire de ce reste? demande t-il à son capitaine, en regardant les prisonniers tremblants.

—Tu vas le savoir, répond Rodriguez, en abaissant le sourcil sur ses yeux irrités.... Ils ont frappé Mosquita, ma femme, d'un coup de sabre... Va me chercher le rôle d'équipage de ce trick...

—Il est dans ma chambre, s'écrie le commandant du navire, qui a survécu au carnage.

—C'est bien! Qu'on me l'apporte!

Le rôle est remis dans les mains de Rodriguez. Il appelle les noms; les hommes encore vivants lui répondent: Présents. Mais en parcourant ce registre, un nom le frappe, il s'arrête... Ce nom est celui d'un amiral qui se rendait en mission, sur la Baleine, pour traiter avec les Mexicains, au nom de son gouvernement.... Woodbridge! s'écrie Rodriguez, en lisant avec effroi ce mot dans la liste des passagers..... Woodbridge! cet amiral a-t-il été tué dans l'action? Existe-t-il encore? Voyons! où est-il? qu'on me réponde! Je donnerais tout mon sang pour qu'il vécût encore....

A ces mots pressés, à cette émotion si vive, on ne doute pas que le capitaine de l'Albatros ne porte le plus touchant intérêt à la conservation de l'amiral. Un vieillard, à la figure calme et noble, paraît: il est devant Rodriguez. Rodriguez jette sur lui des regards pénétrants et rapides. On ne sait quel sentiment peut l'agiter.... Il va parler, et la parole expire sur ses lèvres contractées... Un soupir, longtemps contenu dans son sein, s'en exhale avec force... Le vieillard attend, et Rodriguez l'examine encore de la tête aux pieds, sans pouvoir détacher de lui ses regards de feu.

—C'est donc vous que l'on appelle l'amiral Woodbridge?

—Oui, c'est moi, et je ne sais quel intérêt vous pouvez avoir à connaître mon nom.

—Vous l'apprendrez bientôt. C'est vous qui avez commandé une division qui croisait, pendant la guerre dernière, devant Ouessant?

—C'est moi!

—C'est donc vous, en ce cas, qui avez... qui avez quelquefois épargné de pauvres pêcheurs, que les cruelles lois de la guerre vous auraient permis de sacrifier impunément?...

—J'ai pu rendre des services à quelques infortunés dans ma longue carrière, mais ce n'est pas à vous qu'il appartient de m'en récompenser. —Oh si! si, vous vous trompez; c'est à moi, c'est bien à moi.... Mes enfants, jetez par-dessus le bord ceux de nos camarades qui ont vaillamment péri: inhumez-les avec les honneurs de la guerre et à la manière des forbans, comme nous: une poignée de main dans leur main glacée, un coup de pistolet dans leur tête endormie; mais frappez-les sur le front, en avant, afin que si on retrouve leurs cadavres, on sache qu'ils ont péri sans détourner les yeux. Après avoir rempli ce devoir, vous nettoierez le pont du brick: je ne veux pas voir une seule tache de sang sur ces bordages... On apprêtera la table ensuite, la table de la chambre du navire,... on la couvrira de tout ce qu'on pourra trouver à bord pour composer un repas splendide, s'il est possible... Mon intention est d'offrir à dîner à ces braves prisonniers et de me réconcilier avec eux avant de les quitter.

Les prisonniers, à ces mots, tressaillent de joie. Ils espèrent la vie. Chacun d'eux se rappelle que souvent on a vu des forbans se montrer aussi généreux après le carnage qu'ils avaient été cruels dans le combat. L'air élevé du capitaine pirate ne semble pas éloigner l'idée d'un acte de générosité et de clémence. Les infortunés!

Rodriguez, après avoir donné ses ordres à bord du brick, saute à bord de l'Albatros. Il se présente tout palpitant aux yeux affaiblis de sa maîtresse, sur la plaie de qui on a posé le premier appareil. Mosquita jette sur son amant des regards où se peignent à la fois la douleur, l'espoir et la satisfaction. Sa bouche décolorée murmure, malgré les recommandations du chirurgien, des mots que l'oreille de Rodriguez recueille avec distraction. Je t'ai sauvé la vie, lui dit-elle, c'est là ce que je demandais au ciel avec le plus de ferveur. Oh! que je serais heureuse de mourir pour toi!... Mais qu'as-tu donc, mon ami? que cherches-tu ainsi avec tant d'agitation?—Je ne puis tout t'expliquer encore, Mosquita. J'avais une soeur... Celui qui me l'a ravie, l'infâme capitaine anglais, je le tiens... Tu sais cette lettre signée de son nom odieux, jamais encore elle ne m'avait quitté... Avant le combat j'ai ôté ma veste; la lettre était dans ma poche, je la cherche!.. je la... Ah! que le hasard soit béni! tiens la voilà, la voilà, cette lettre!... Ils ont répandu ton sang les lâches... Ils vont payer cher chacune des gouttes de ce sang précieux.... Sois tranquille, dans une heure je serai près de toi, et tu auras été vengée, et le ravisseur de ma soeur aura expié son crime... Adieu. une heure de patience encore, ma Mosquita, ma bien-aimée...

Rodriguez, en prononçant ces paroles, revient à bord du brick anglais; les prisonniers l'attendent; le repas de réconciliation est servi dans la chambre, comme il l'a ordonné; le mot, un mot mystérieux est donné aux forbans par leur capitaine: ils n'ont répondu à ses ordres cachés que par des signes de tête, et en jetant des regards brûlants sur leurs victimes. Les officiers prisonniers descendent: ils se placent à table, Rodriguez au milieu d'eux, le vieil amiral en face de lui. On sert le dîner: les bouches sont muettes; les mets sont à peine effleurés par les tristes convives de ce festin si sombre; c'est par complaisance et pour obéir à la fantaisie de leur funeste vainqueur, que les Anglais ont consenti à s'asseoir à ses côtés. Le dessert est servi: Rodriguez sourit; le vin est versé dans des verres qu'élèvent des mains tremblantes. A la réconciliation et à la générosité! dit en se levant le vieil amiral!... Non, répond Rodriguez d'une voix tonnante: A la vengeance et à la mort! Connais-tu cette écriture et ce nom? s'écrie-t-il, en présentant à l'amiral sa propre lettre au bout d'un poignard.—Ah! nous sommes perdus! crie le vieillard à la vue de ce billet qu'il reconnaît avoir écrit aux pêcheurs d'Ouessant. Il a à peine le temps de prononcer ces derniers mots: les forbans restés dans le vestibule et au bas de l'escalier de la chambre pendant le repas, entrent le poignard levé: chacun d'eux saisit un des Anglais, et d'un bras guidé par la rage, ils clouent sur la table même où ils s'étaient assis, les convives infortunés de ce repas de sang! Les meurtriers montent haletants sur le pont; les autres prisonniers ont entendu les cris de leurs chefs: ils veulent fuir les pirates en se jetant dans les flots; la fureur de leurs assassins les poursuit partout: ils tombent sous les coups qu'ils cherchent à éviter, et leurs cadavres saignants sont hissés au bout des vergues, suspendus sous les hunes ou amarrés dans les haubans....

C'est alors que l'on sépare le trois-mâts et le corsaire, du brick où la mort seule règne... L'ordre d'incendier le trois-mâts est donné: son malheureux équipage va périr dans les flammes, et pendant cette exécrable exécution, Rodriguez, un morceau de craie à la main, trace avec rapidité sur les bordages et les pavois du brick anglais, ce mot, ce mot cruel qui s'échappe de son coeur et que sa bouche convulsive murmure encore: VENGEANCE! VENGEANCE!

L'Albatros s'éloigne du trois-mâts, qui flamboie, et du brick, qui se balance sur les flots avec ses vergues garnies de cadavres et ses dalots d'où le sang coule pour aller rougir la mer qui clapote sur les bordages couverts de chairs éparpillées... La nuit descend bientôt sur les vagues plaintives, et au loin dans l'obscurité, les pirates, le menton appuyé sur le bastingage de leur corsaire, contemplent l'incendie du trois-mâts, qu'ils aperçoivent encore comme un phare immense. L'Albatros cingle vers Carthagène. Il est temps qu'après tant d'exploits et de fatigues, les pirates aillent chercher dans le port ce repos qu'ils ont si vaillamment et si noblement acheté!

Quelques jours, un mois peut-être, après ce massacre, des caboteurs rencontrèrent à la mer le brick la Baleine. Les premiers marins qui l'abordèrent dans leurs embarcations, s'en éloignèrent avec terreur en voyant ces cadavres putréfiés suspendus au bout des vergues, ou cloués avec des poignards rouillés sur la table de la chambre, encore couverte des restes du repas funeste.... Au haut des mâts, des têtes d'hommes pourrissaient, battues par les vents et la pluie.... Sur toutes les côtes et dans toutes les îles, on entendit répéter que des pirates massacraient les équipages qui tombaient entre leurs mains; et le mot VENGEANCE, VENGEANCE écrit sur les pavois du brick la Baleine, alla porter l'effroi bien au-delà encore des mers où l'Albatros avait laissé la trace sanglante de sa route!



10

Crainte, dégoût, trame homicide, fuite,
rencontre.

«Enfants, nous nous sommes tous conduits avec bravoure, et de manière à nous faire pendre ou fusiller si jamais on vient à découvrir ce que nous avons fait de grand et d'audacieux. Je compte aussi sur votre silence, parce que votre tête est au bout de la moindre indiscrétion; mais si l'un de vous osait trahir ses camarades, son affaire serait bientôt prête. Je promets un baril de piastres à celui qui m'apportera le cadavre du coupable. Au moyen de cette récompense, je serai sûr de trouver plus de vengeurs que de traîtres parmi nous. Voilà ce que j'avais à vous dire pour votre sûreté et la mienne, avant de rentrer à Carthagène... Amure la grand'voile, hisse et borde les perroquets, et laisse courir la barque!»

Cette simple allocution de leur capitaine est accueillie avec faveur par les forbans. Ils jurent d'exterminer le premier d'entre eux qui ouvrira la bouche sur les événements qui doivent être ensevelis dans l'oubli le plus profond. L'ivrognerie, disent-ils, n'excusera même pas l'indiscrétion, et celui qui, même fût-il en ribote, rompra un silence qui importe à tous, ne se réveillera pas de sa coupable ivresse.—Et, à ces mots, les mains des matelots ont arraché leurs poignards de leurs ceintures, pour sceller leur serment de la plus terrible menace...

L'Albatros rencontre sur sa route des croiseurs, des corvettes et des frégates. Mais, travesti en dogre comme il l'est, mais misérablement barbouillé, et ayant l'air de se traîner péniblement sur les flots, aucun bâtiment de guerre ne songe à lui donner chasse et à le visiter. Une frégate française va même jusqu'à lui demander s'il n'a pas eu connaissance d'un brick peint en noir, avec une guibre surmontée d'une figure représentant un oiseau de proie. C'est l'Albatros lui-même que veut désigner la frégate, et le capitaine de l'Albatros lui répond qu'il a laissé le navire dont on lui parle mouillé à Saint-Thomas sous pavillon colombien. La frégate le remercie de ce renseignement, et elle s'éloigne du pirate, qui, pour lui parler, a fait cacher tous ses matelots dans la cale, et fait mettre inoffensivement ses canons en vache, le long du bord.

Bientôt on aperçoit la côte de Carthagène! Carthagène, d'où le terrible Albatros est parti avec de la poudre et des canons, et où il va rentrer chargé d'or et de gloire, car les forbans prennent le carnage pour de la gloire! Déjà dans le port un grand nombre des prises qu'il a faites ont attéri. Le nom de Rodriguez a été porté aux nues par les indépendants, et c'est Rodriguez qui revient avec des blessés, avec son navire avarié et sortant victorieux d'un long et terrible combat.

—Contre qui s'est-il battu ainsi? se demande-t-on.

—Contre deux navires espagnols, qu'il a incendiés et coulés.

—Qu'a-t-il fait des prisonniers?

—Rien: il ne fait jamais de prisonniers, vous savez bien.

—Oh! le vaillant capitaine que ce Rodriguez! Gloire à Rodriguez! C'est le pourvoyeur de notre république. Des couronnes à lui, le triomphe pour Rodriguez! Vive le capitaine de l'Albatros!

Le Libérateur l'embrasse, le peuple le porte en triomphe. On couvre de fleurs et de lauriers le cadre dans lequel on débarque Mosquita blessée, toute rayonnante, toute émue de la gloire de son amant.

—Où va loger l'illustre capitaine, l'honneur de la marine colombienne? Le Libérateur a dit de porter ses effets dans l'hôtel du gouvernement.

—Oui, mais moi je veux qu'on les porte dans l'ancienne maison que j'habitais.

—Quoi! dans la case de Mosquita?

—Justement; c'est là que j'ai été heureux et tranquille quelques jours; ce sera mon palais.

—Oh! le brave et digne capitaine! C'est cela un homme courageux et simple, comme il en faudrait mille à la république!

—Oui, tas de badauds, on vous en donnera mille comme moi. Allons, suivez les ordres que je vous ai donnés, et pas de compliments.

Il croyait, notre pirate, retrouver dans la chambre de sa maîtresse cette lueur de plaisir qui l'avait un instant séduit avant son départ sur l'Albatros. Mais les vives émotions qu'il avait éprouvées dans ses courses, ces émotions plus conformes à ses goûts altiers, que les tendres sentiments de l'amour, avaient déjà distrait son âme du penchant qu'il croyait encore avoir pour sa maîtresse. Quand un devoir de reconnaissance l'attachait pendant des jours entiers près du lit où elle souffrait encore pour lui, ces jours lui semblaient éternels. La satiété des plaisirs avait rendu ce coeur à son indifférence naturelle pour tout ce qui n'était pas irritant ou remuant. Les sensations nouvelles et inconnues qu'il avait éprouvées dans ses premières amours avec Mosquita, il ne les retrouvait plus avec elle. Plus la tendresse de celle-ci s'était augmentée pour lui, et plus ses marques d'attachement paraissaient lui être devenues importunes. Par égard peut-être il lui disait encore quelquefois cependant: Tu souffres, Mosquita, et c'est pour moi.

—Oui, lui répondait avec passion sa maîtresse; mais chacune de mes douleurs m'est plus chère que je ne puis te l'exprimer. Je t'ai sauvé la vie au prix de mon sang, et je ne demandais rien de plus au ciel. Ah! si j'avais pu mourir pour toi!...

—Quelle idée!

—C'était là le plus vif de mes désirs secrets. En mourant ainsi j'aurais du moins laissé dans ton âme un souvenir ineffaçable.

—Et crois-tu que jamais je puisse oublier les liens nouveaux qui nous unissent, et que tu as scellés de ton sang?

—Je ne sais si je m'abuse, et si la tendresse toujours plus vive que tu m'inspires ne me rend pas plus exigeante; mais il me semble que tu ne m'aimes plus comme autrefois.

—Et qui m'obligerait, s'il en était ainsi, à feindre pour toi un amour que je n'aurais plus?

—Oh, tu sais bien qu'aimée ou détestée, je me suis attachée à toi pour toujours, et que je périrais plutôt de ta main, que de séparer jamais mon existence de la tienne. Mais laisse-moi m'enivrer d'une erreur qui fait encore ma félicité. Dis-moi que tu n'as pas cessé de m'aimer, et je tâcherai de te croire.

La convalescence de Mosquita arriva. Penchée sur le bras de son amant, elle aimait à se montrer encore affaiblie, dans les rues de Carthagène, où tout le monde admirait le dévoûment que lui avait inspiré l'amour. Sans cesse elle rappelait à Rodriguez le bonheur qu'elle ressentait de lui avoir conservé, au péril de sa vie, des jours qui lui rendaient l'existence si précieuse. Les femmes ne se doutent pas de ce qu'elles perdent en cherchant à nous enchaîner à elles par les liens de la reconnaissance qu'elles veulent imposer à notre amour. Les sacrifices qu'elles nous offrent obtiennent rarement le prix qu'elles attachent à leur dévoûment le plus absolu. Ils nous deviennent à charge dès l'instant où elles semblent ne pas les ignorer assez ou s'en faire un trop grand mérite.

Un mois se passe pour Rodriguez dans la contrainte et le désoeuvrement. Il n'y tient plus. Il apprend qu'un bâtiment anglais est venu à Carthagène, pour procéder à une enquête sur la dernière croisière de l'Albatros. Le Libérateur a repoussé tous les faits qui paraissent s'élever contre son capitaine, qu'il regarde comme une des gloires de la république. Les matelots de Rodriguez se sont tus. Mais les soupçons les plus terribles planent sur lui. Mosquita, alarmée sur le sort de son amant, court à lui: Tu ne sais pas, lui dit-elle, ce que les Anglais exigent du Libérateur?

—Que peuvent-ils exiger?

—Qu'il te livre à leur justice. Les plus sinistres accusations planent sur toi.

—Que pourront-ils me prouver?

—Rien; mais la violence et la force peuvent tout.

—Le pavillon colombien me protège; mon titre de citoyen de la république me préserve.

—Tu dois tout redouter d'une vengeance peut-être trop méritée. Il faut partir!

—Oui; mais sur mon corsaire même. Il va armer. Tous mes braves compagnons de course me redemandent. J'irai chercher un refuge au milieu d'eux, et c'est là que l'Anglais viendra m'arracher, s'il veut me punir des maux que je lui ai déjà fait souffrir.

—Ma prévoyance t'a réservé un destin plus sûr et plus heureux. Cet argent que tu as conquis d'une manière si funeste à la mer, tu l'as placé, par mes conseils, sous un nom supposé, en Europe. En prenant ce nom, et en nous dérobant à toutes les poursuites, nous pourrons échapper à la réputation que partout ici tu traînerais avec toi. Comment, d'ailleurs, oserais-tu reparaître sur l'Albatros dans ces mers où tu as déjà porté tant d'effroi.

—Mon projet n'est pas non plus de prendre ici le commandement du corsaire. J'irai l'attendre à Saint-Thomas. C'est là qu'il me rejoindra, et que je pourrai m'élancer avec lui sur ces flots où je veux répandre une nouvelle terreur. La vie me parut indifférente dès que je pus la connaître: aujourd'hui elle m'est à charge. Je partirai.

Fuir! se dit-il en lui-même, dès qu'il put s'abandonner seul à ses réflexions.... Oui, je fuirai, mais en affranchissant ma vie des obsessions d'une femme que je crus aimer, et en courant porter ailleurs l'effroi chez des ennemis qui s'acharnent sur moi après le combat. Homme sans patrie, sans liens, sans famille, sans préjugés, sans crainte, et sans honte, qu'ai-je à faire ici plus qu'ailleurs? Qu'un autre jouisse de l'existence qu'il s'est créée sur le coin de terre où il est né; qu'il s'attache, une fois que la fortune l'abandonne, au gîte où sont ses habitudes, pour pleurer les biens qu'il n'a plus! Moi je vois en pitié et les jouissances et les larmes du vulgaire des hommes. J'ai de l'or, de l'or, que j'ai teint du sang de mes ennemis! Eh bien! ce n'est pas à lui que je demanderai le bonheur. J'ai étanché dans les bras d'une femme jolie, séduisante, cette soif de volupté à laquelle succède la satiété. Le bonheur n'est pas fait pour moi: il n'y a pas assez de plaisirs dans toute la vie des êtres d'ici-bas, pour occuper mon imagination, pour remplir ce coeur avide de choses fortes. Allons porter sur un autre théâtre les désordres que je rêve encore; mais que nul des hommes qui m'ont accompagné dans mes courses, et qui se sont faits les complices de mon existence aventureuse, ne puisse venir un jour me trahir ou m'importuner! Un forban doit briser les instruments dont il s'est servi, dès que le sort l'oblige à fuir. Ces misérables, qui se sont voués à moi pour eux-mêmes, et qui peut-être m'auraient égorgé si je ne leur avais pas imposé le joug d'une règle de fer, doivent périr. Il faut que seul, tout seul, je reste de tout l'équipage de l'Albatros. Mosquita elle-même....

À ce nom il s'arrête; il ne veut prendre aucune résolution contre celle qui fut maîtresse si dévouée, si résignée... Il ne l'aime plus, mais son sang a coulé pour lui. La pitié ne l'intéresse pas en faveur d'une femme qui lui est devenue importune; mais il éloigne de son âme l'idée d'un attentat qui coûterait la vie à l'être qui lui a sacrifié la sienne.

On réarmait l'Albatros. Il se rend à bord. Il appelle le contre-maître des noirs qui travaillent dans la cale.

—Benito! lui dit-il, avec mystère: Tu es un vaillant nègre.

—On le dit, capitaine.

—Je te crois capable de tout?

—C'est vrai, capitaine.

—Je t'ai chargé de l'arrimage du navire. J'attends de toi un service secret, pour lequel je vais te donner cinq cents gourdes. C'est cinq cents fois ce que tu gagnes dans un jour. Si, après avoir reçu ma confidence, tu hésites ou si tu dis un mot, tu me connais: tu n'existeras pas une heure après m'avoir trahi.

—Captaine, j'écoute: que faut-il faire?

—Il faut, sans que personne ne puisse s'en douter, au moyen d'une des pinces dont tu te sers pour l'arrimage, pousser en dehors du navire une ou deux des gournables au-dessous de la flottaison, de manière que le corsaire ne fasse pas d'eau en rade, mais qu'au premier mauvais temps au large, les gournables partent.

—J'entends bien! vous voulez qu'il aille au fond. Mais vous, capitaine, vous ne serez donc pas à bord?

—Ce n'est pas ton affaire. Voilà six onces d'or! c'est ce que je t'ai promis. Tu en recevras autant dès que ta discrétion m'aura été prouvée.

—Dans une heure, mon capitaine, vos ordres auront été exécutés, et ma journée sera gagnée.

L'Albatros se trouve prêt enfin à mettre sous voiles. Il est convenu entre les officiers et le capitaine, que celui-ci ira attendre à Saint-Thomas le navire, qui se rendra sans lui dans cette dernière île, pour ne pas donner trop de crédit aux soupçons qui se sont élevés sur son compte. Oui, l'Albatros se séparera de Rodriguez, comme un coursier fidèle se sépare du maître qui l'a dompté, et sous lequel il est habitué à courir au combat! Mais il le faut: l'équipage approuve la prudence de son capitaine, et à Saint-Thomas il le retrouvera pour ne plus le quitter. Jusqu'à ce moment on est bien décidé à ne rien entreprendre, à ne rien hasarder; et qu'oserait-on tenter sans Rodriguez, lui le chef le plus renommé entre tous les corsaires, lui, l'idole des forbans, si les forbans peuvent avoir une idole! C'est lorsqu'il aura rejoint ceux qu'il appelle ses braves, qu'on se dédommagera de n'avoir rien fait dans les premiers jours de mer. Rodriguez part pour Maracaïbo: il a son plan arrêté. Son équipage connaît le motif de son départ: personne ne s'alarme de son absence. Mosquita seule accourt: elle n'a pas été prévenue de la fuite de son amant; elle l'accuse de trahison; elle veut partir sur l'Albatros; mais le nègre dont Rodriguez s'est servi dans l'arrimage du corsaire, la supplie de rester, prenant en pitié le sort qui l'attend si elle s'obstine à suivre le perfide qui a voulu aussi la sacrifier. L'Albatros appareille, et Mosquita, les yeux attachés sur ce navire, qui lui rappelle tant et de si cruels souvenirs, reste sur le rivage en proie au désespoir le plus affreux, et elle voit disparaître à l'horizon cette voile si connue, cette voile si redoutable, qui porte la terreur sur ces mers où elle doit bientôt s'engloutir!

Rodriguez, sous le nom de l'espagnol Montenegro, a réussi à gagner Curaçao. Un passeport et des lettres de change, obtenus sous ce faux nom, lui permettent de prendre passage sur une mauvaise galiote hollandaise qui doit se rendre à Londres. C'est à bord de cet humble navire qu'il cachera sa funeste célébrité. Le plus cruel des pirates va naviguer au milieu d'un équipage paisible, qui, pendant le quart de nuit, racontera, en frémissant, les exploits récents de l'écumeur de mer; et lui, à côté du conteur troublé, écoutera en souriant les récits de ces bonnes gens, si éloignées de penser que le héros de leurs terribles histoires est là tout près d'eux, qu'il les regarde et qu'il les entend.

La grosse galiote file vers les débouquements avec une bien pauvre cargaison et une marche bien médiocre. Tous les navires qu'elle aperçoit la dépassent en quelques heures. Peu de jours après sa sortie de Curaçao, vers le soir, elle est ralliée par un bâtiment dans la mâture duquel elle distingue des signaux de détresse. Le temps menace, la mer commence à grossir, et la nuit va se faire. Le bon capitaine hollandais attend le navire aperçu, pour lui porter secours, s'il lui est possible. C'est un grand brick armé, et Rodriguez reconnaît dans ce brick, son Albatros! À cette vue, devinant trop bien le motif des signaux du corsaire, le faux Montenegro descend dans sa cabine, où il se couche, malade qu'il se dit, du mal de mer. L'Albatros est déjà rendu le long de la galiote hollandaise. Mettre une embarcation à la mer avec quelques hommes et un officier dedans, n'est pour lui que l'affaire de peu d'instants. Cet officier accoste la galiote.

—Capitaine, dit-il, au Hollandais, je viens te demander un peu de cuir et des clous à pompe. Depuis notre sortie de Carthagène nous avons usé toutes les garnitures de nos appareils de pompe; nous faisons de l'eau comme un panier.

Le Hollandais s'empresse de donner à l'officier ce qu'il juge qu'il ne serait ni humain ni prudent de lui refuser. Il s'informe de la cause, qui a pu déterminer une aussi forte voie d'eau.

—Oh! cette cause-là, nous la connaissons à peu près: c'est un complot.

—Un complot! vous avez donc des montres à bord.

—Non, les monstres, ou plutôt le monstre n'est pas à bord. Mais nous le trouverons peut-être à Saint-Thomas, où nous allons. Deux pieds d'eau à l'heure, concevez-vous cela, vous autres Hollandais, qui n'en faites jamais à bord de vos grosses barques? Mais à propos, de quoi êtes-vous chargé?

—De sucre et de café.

—Raffale que tout cela! Ce ne serait pas la peine de vous chagriner pour si peu, dans votre voyage. Nous n'en voulons qu'à l'argent nous autres. Et pas de passagers, sans doute, à bord de votre paquebot à cul-rond?

—Un seul passager. Il est couché: le mal de mer l'a gagné.

—Le mal de mer! Ce n'est donc pas un habitué? Mais voyons-lui donc un peu la mine; je suis docteur en mal de mer, tel que vous me voyez...

Rodriguez entend cette conversation. Il tremble que l'officier, dont il reconnaît la voix, ne vienne lui arracher la couverture sous laquelle il s'est blotti dans sa cabine. L'officier a déjà fait un pas sur l'escalier de la chambre: il va descendre, lorsque du corsaire il entend qu'on lui crie au porte-voix: Revenez à bord, avant le grain! L'officier, à cet ordre, s'empresse de sauter dans son embarcation avec ses hommes, et de pousser au large de la galiote, muni du cuir et des clous à pompe que lui a donnés le capitaine hollandais.

Rodriguez respire: il monte sur le pont; il jette sur l'Albatros un regard de curiosité et de colère, et bientôt il voit son ancien corsaire disparaître au sein du nuage qui s'abaisse sur les flots pour l'envelopper et peut-être pour le plonger sous les vagues que la tempête qui se prépare amoncèle entre les deux bâtiments.

Le pirate Rodriguez enfin quitte bientôt ces mers, qu'il a remplies de son nom exécré. La tête pleine de funestes souvenirs et de projets plus funestes encore, il se promène pendant deux mois de traversée sur le pont étroit du tranquille bâtiment qui porte sa fortune et ses destinées nouvelles. C'est à Londres, qu'à la faveur du nom sous lequel il s'est caché, il pourra, seul de tout l'équipage de l'Albatros, réaliser les vues qu'il caresse, comme un lion caresse sa crinière.



11

Londres, reconnaissance, contrariété, passagers,
préparatifs de départ, départ.

En débarquant dans la vaste capitale du monde marin, notre Montenegro se sentit soulagé du poids des réflexions auxquelles deux mois de traversée l'ont livré sans distraction aucune. Il se retrouve au milieu de ces Anglais qu'il déteste, mais qui ne peuvent trahir son incognito. Cette multitude innombrable de figures qui passent sous ses yeux fatigués, ne lui offre aucun visage qu'il puisse craindre. Il peut rester là impuni, tandis qu'il lit dans les journaux et dans les brochures qu'on crie autour de lui: l'Histoire des crimes du pirate Rodriguez. Il éprouve même un certain plaisir à pouvoir braver, sans danger, la fatale réputation qu'il s'est acquise, au milieu de ses ennemis les plus acharnés. On raconte sa mort à ses côtés; on parle en sa présence des pirateries qu'il n'a jamais faites; et pendant qu'on exagère ses affreux exploits, il rêve aux moyens d'ajouter de nouveaux faits aux faits qui déjà ont attaché une si odieuse célébrité au nom qu'il a laissé chez les Colombiens.

Maître de choisir, avec les lettres de change qu'il a dans son portefeuille, le navire auquel il pourra confier sa fortune sur des mers éloignées, il parcourt les quais immenses des docks de Londres. Un trois-mâts désarmé, récemment capturé sur les côtes d'Afrique, fixe son attention: il le visite, il le marchande; il l'achète. Dans ces bureaux où des courtiers d'hommes vendent des matelots pour toutes les opérations que l'industrie ou l'avidité veulent tenter, il trouve un équipage. Son nouveau bâtiment portera le nom de Revanche: ce nom s'accorde bien avec les désirs qu'il nourrit et les projets qu'il médite. Il fait annoncer que la Revanche partira bientôt pour Calcutta, sous le commandement d'un capitaine anglais, qu'il associe à une entreprise dont il cache le but réel sous l'apparence d'une expédition commerciale. La Revanche devient l'objet de la curiosité des marins et des promeneurs, qui admirent, et la vélocité de ses formes, et l'élégance de son gréement, et le bon goût de ses emménagements.

Un jour où il se rend à bord pour donner, comme à l'ordinaire, les ordres qui doivent régler les travaux de l'armement, son capitaine anglais l'informe que des passagers sont venus visiter les chambres: un colonel de la compagnie des Indes et son épouse. Une fille, une gouvernante qui les suivait, lui a remis, avec une sorte de mystère, une lettre pour M. Rodriguez Montenegro. Ce nom de Rodriguez inscrit sur l'adresse, agite le coeur de notre pirate: il ouvre précipitamment la lettre et il lit avec effroi, avec terreur, ces mots qui lui laissent à peine la force de cacher son émotion au capitaine anglais, dont l'oeil suit tous ses mouvements:

«Celle à qui tu as voulu arracher la vie, pour prix d'avoir conservé tes jours, existe encore. Elle ne doit le malheur de te revoir qu'au nègre que tu avais chargé d'exécuter l'affreux projet qui a fait périr les complices de tes crimes. Enchaînée à tes pas, j'ai su découvrir le lieu où tu voulais échapper à tous les soupçons qui planaient sur toi. Un bâtiment m'a débarquée à Londres au moment où tu y arrivais. J'ai su m'attacher aux personnes que j'ai décidées à venir aujourd'hui chercher un passage à bord de ton bâtiment J'emploierai les jours que tu as voulu me ravir, à te poursuivre partout où tu voudras m'éviter. Si tu dis un seul mot, je te démasquerai, je t'accuserai et je périrai avec toi, toi sans qui il m'est impossible de vivre ou de mourir.

«Je ne me nomme pas. À cette écriture, que j'ai tracée de mon sang, tu reconnaîtras ce sang qui a déjà coulé pour toi, et tu devineras le nom de l'infortunée qui s'attache à ta vie, comme un remords ou comme un reste d'espérance.

«Adieu! tu me reverras bientôt pour ne plus te quitter.»

Mosquita! encore Mosquita! murmure Montenegro en se promenant sur le pont avec fougue et dépit. Maudit soit le jour où je crus aimer une femme! La vengeance d'un homme me paraîtrait cent fois moins implacable que les obsessions de cette jalousie qui s'acharne à me poursuivre jusque sur les mers que je voulais mettre comme un abîme, entre elle et moi!... Mais qu'elle ne croie pas m'asservir à l'esclavage qu'elle prétend m'imposer. La mort, la mort la plus affreuse me paraîtrait préférable au supplice de redouter sans cesse la présence d'un être qui m'est devenu si odieux!.. Elle s'attacher à ma vie comme un fantôme accusateur!... Elle me menacer de faire tomber sur ma tête le soupçon, qu'elle tiendrait suspendu comme une épée!... Tous les liens qui m'attachaient à elle sont rompus depuis long-temps, et, une fois l'amour évanoui, la pitié éteinte, il reste le dégoût, la vengeance et le châtiment...

Une voiture élégante roule sur le quai du dock où la Revanche est amarrée. Cette voiture, dont le bruit arrache Montenegro à sa préoccupation, s'arrête. Un jockei descend; il remet dans les mains agitées du pirate, un billet de la part du colonel Fischel. C'est une invitation au capitaine espagnol de vouloir bien se rendre chez le colonel pour traiter du passage que celui-ci désire prendre à bord de la Revanche. La voiture attend Montenegro. Elle le conduit à Peccadilli, dans un hôtel élégant. Le marin voit s'avancer vers lui, du fond d'une longue cour, un homme d'une quarantaine d'années, à la figure noble et froide, aux manières polies et réservées. C'est le colonel. Il invite le capitaine à monter dans un salon où une femme belle, encore jeune et richement parée, lit avec distraction un livre qu'elle quitte nonchalamment eu apercevant Montenegro. Après quelques questions sur le jour du départ, la longueur présumée de la traversée, l'état du navire, sa marche, les commodités du logement, on parle du prix du passage. Le colonel veut occuper toute la chambre, à l'exception des cabines réservées au capitaine et aux officiers. Montenegro, encore tout ému de la lettre de Mosquita, répond avec distraction, et en prévoyant avec inquiétude l'instant où Mosquita peut-être paraîtra. Il n'insiste pas d'ailleurs sur le prix qu'il a fixé, Ses manières, dont la contrainte qu'il éprouve laisse encore deviner l'abandon et la vivacité, paraissent plaire au colonel; et sa femme, la jolie Sophia, remarque, avec une modeste curiosité, les nobles traits de ce jeune marin, empreints d'un air d'héroïsme et de franchise. On parle du nombre de passagers dont se compose la famille du colonel: lui, sa femme et trois domestiques... Mosquita sans doute sera comprise dans ces derniers... Mais elle ne paraît pas encore, et Montenegro respire plus librement. On se quitte, on est tombé d'accord sur toutes les conditions. On reverra le capitaine chaque jour avant le départ de la Revanche... Les époux anglais sont enchantés de Montenegro, et lui s'abandonnerait presqu'au plaisir de s'être assuré de tels compagnons de voyage jusqu'à Calcutta, sans la crainte qu'il éprouve de voir arriver avec eux la femme dont l'idée pèse tant sur son coeur et sur son esprit.

L'armement de la Revanche s'exécute avec promptitude, et le colonel, fidèle à sa promesse, vient chaque jour à bord; quelquefois Sophia l'accompagne, mais Mosquita ne paraît pas avec eux. Le moment du départ approche pourtant, et Montenegro se flatte de l'espoir que la femme qui s'est promis de le suivre, aura peut-être renoncé à la folie de son projet inconcevable. Ce n'est qu'au bas de la Tamise que ses passagers le rejoindront. Le navire dérive avec le courant du fleuve, et l'on voit arriver enfin à bord, le colonel, son épouse, deux domestiques et une femme dont les traits sont voilés sous un large chapeau de paille. Sa mise est simple, sa tournure modeste. Montenegro ne s'occupe que d'elle: aucun de ses mouvements ne lui échappe. Il ne pressent que trop que c'est là le fantôme qui depuis près d'un mois, agite toutes ses nuits, poursuit tous ses rêves d'avenir... Cette femme passe devant lui: il cherche à voir la figure qu'elle évite encore de lui montrer... Il parvient enfin à découvrir cette figure, qui l'inquiète, qui le tourmente, qui le fatigue: c'est Mosquita! c'est Mosquita!..

—Malheureuse, toi ici! redoute ma vengeance!

—Crains plutôt de te trahir!...

On part: le bâtiment quitte les eaux de la Tamise; la terre fuit, et Montenegro trouve à peine le sang-froid qui lui est nécessaire pour commander l'appareillage et la manoeuvre. Un sentiment de malaise qu'il n'a jamais éprouvé encore, l'enchaîne sans force et sans volonté, pendant toute la nuit, sur son banc de quart; et à bord de ce navire qui enlève l'équipage et les passagers aux adieux de leurs parents et de leurs amis, tout avec le soir semble s'abandonner au repos, à la langueur et au silence. Tout est tranquille, excepté Montenegro et Mosquita, qui veillent eux, et qui souffrent!



12

Amour, jalousie, duel, délire, remords, désespoir,
retour à Ouessant, fin.

Si quelque chose avait pu arracher Montenegro aux sombres pensées qui l'agitaient, avec quel plaisir il eût vu sa Revanche sillonner les flots plus mâles, plus impétueux de l'Océan, en quittant les eaux de la Tamise! C'est au large qu'elle pourra s'élancer en liberté, batailler avec les vents, et bondir courroucée sur les lames qu'elle va faire gémir, écumer et retentir sous sa guibre si leste et si fine! Elle cingle dans la Manche avec vitesse, et pour ainsi dire avec colère. Les bâtiments nombreux qu'elle rencontre et qu'elle dépasse, comme s'ils étaient à l'ancre, arborent leur pavillon à son approche. Elle ne leur répond seulement pas, tant elle paraît les mépriser. Son capitaine, nonchalamment assis sur le bastingage, contemple de temps à autre, mais encore avec distraction, la haute et flexible mâture de son léger navire, qui, à chaque coup de tangage, secoue tout son gréement, comme une lionne, sortant des eaux, secouerait sa crinière! Que de cuivre vert, si bien appliqué un peu au-dessus de la flottaison, contraste bien avec le noir de cette peinture, qui reluit comme du jais sur ces presceintes polies que l'on croirait grattées avec du verre! La Revanche, avec seize pieds de tirant d'eau, est rase au-dessus des flots, comme une chaloupe; ses mâts effilés et ses longues vergues décèlent seuls, avec l'entredeux de ses phares, les vastes dimensions de sa coque: mais à voir son plabord à trois pieds du niveau de la mer, on dirait qu'elle coule sous la charge, et pourtant elle est sur lest... Ce n'est que lorsqu'on l'examine de l'arrière ou de l'avant, que l'on peut remarquer ses larges flancs ras et arrondis vers sa poupe élégante, et que l'on croirait que c'est le fond d'une frégate que l'on a pris pour en faire un aussi joli navire.

Oh! qu'avec ma coureuse, dit le capitaine, je ferai de ravages sur les mers de l'Inde! A chaque gros navire qu'il dépasse, et qui paraît richement chargé, l'écumeur de mer sent palpiter son coeur; ses dents claquent d'impatience de ne pouvoir sauter à bord du bâtiment qu'il est encore forcé de laisser derrière lui. Enchaînez un vautour auprès d'une faible alouette, et vous aurez une idée de la figure que fait Montenegro, réduit à ne pas happer les bâtiments dans chacun desquels il voit une capture qui lui échappe.

Mais de quoi se compose l'état-major de la Revanche, et son équipage?

De quatre à cinq officiers, cinq passagers, le colonel Fischel, son épouse, deux domestiques et Mosquita... Mosquita!...

De trente hommes qui, une fois rendus dans l'Inde, serviront à former le noyau du personnel avec lequel Montenegro ira écumer les mers de Ceylan, de Sumatra et des îles de la Sonde.

L'épouse du colonel vient, avec cette coquette agacerie que le mal de mer n'ôte pas toujours aux jolies passagères, arracher le capitaine Montenegro à ses rêveries. C'est la première fois qu'elle paraît sur le pont depuis le départ. Il y a deux jours que l'on est à la mer, et c'est en entendant dire que l'on est en vue d'Ouessant, que Sophia s'est efforcée de monter, pour voir l'île, que l'on découvre à peine encore à l'horizon, du côté de babord. Les regards de la jolie passagère restent long-temps attachés sur cette terre lointaine, qui bientôt va disparaître sous le cercle immense que le ciel et les flots forment autour du rapide navire. Pour Montenegro, il ne peut arracher ses yeux du point où, le premier, il a vu la petite île qui lui retrace tant de souvenirs, depuis si long-temps oubliés. Il ne peut, en se rappelant, presque malgré lui, les premières années de son enfance, se défendre d'une émotion dont il ne se croyait plus susceptible. Le bonhomme Tanguy, sa nourrice Soisic, les rochers du rivage, les bateaux des pêcheurs, sa soeur enlevée à sa tendresse, dans les parages même où il se trouve, s'offrent à son imagination pénétrée; et il s'étonne de sentir des larmes couler de ses yeux immobiles, attachés toujours sur l'île, qu'il va perdre de vue. La voix de Sophia, une voix douce et caressante, vient encore dans ce moment ajouter au trouble qu'il éprouve, et qu'il se reproche. Sophia lui adresse des questions auxquelles il répond avec intérêt, parce que sa passagère lui parle de cette terre, de cette côte dont l'aspect agite son coeur. C'est sur le bras de Montenegro, plus sûr que celui de son mari, fort peu accoutumé aux mouvements du navire, qu'elle s'appuie pour regagner sa chambre, et l'officieux capitaine se sent déjà tout subjugué du son de cette voix qui s'est insinuée dans son âme, et de la légèreté de cette main qui, en effleurant son bras, semble y avoir laissé une impression douce comme une caresse... Il admire les manières simples et nobles de cette femme dont la taille est si belle et la figure si élevée.... C'est une sorte d'extase qu'il éprouve en la voyant sourire à son époux..... La figure de Mosquita se montre au même instant à lui, comme pour lui disputer les regards qu'il tient attachés sur Sophia..... Il s'éloigne....

Les jours de la traversée se succèdent à bord de la Revanche avec leur triste uniformité. Les passagers se rapprochent des officiers, et du capitaine surtout. L'heure du repas réunit à la même table cette petite colonie de voyageurs et de marins. On s'étudie: on cause, on se devine, on se choisit. Le colonel anglais, avec sa politesse un peu froide, témoigne beaucoup d'égards et de confiance au capitaine. La douce Sophia semble rechercher sa conversation avec un intérêt qu'elle explique en exagérant le désir qu'elle a de s'exercer à parler l'espagnol. Le colonel sourit toutes les fois qu'il voit sa femme s'efforcer, en s'appuyant sur le bras du capitaine, à traduire sa pensée dans un idiôme qu'elle n'a encore qu'imparfaitement étudié. Mais lorsque les matelots, assis nonchalamment devant, remarquent leur capitaine se promenant avec la belle passagère, ils tirent à leur manière l'horoscope de cette récente familiarité: Cette femme-là, se disent-ils, en veut à notre capitaine, et le colonel anglais en aura à garder.

Quant à la malheureuse Mosquita, son rôle à bord est tout passif en apparence. Montenegro seul éprouve combien cette femme peut avoir d'influence sur sa vie. Depuis qu'il est condamné à vivre près d'elle, il ne lui a pas adressé un seul mot... Dès que les regards de Mosquita s'arrêtent sur lui, avec l'expression du désespoir ou du reproche, il y répond avec l'air du mépris ou de la colère, et l'infortunée va cacher sa douleur dans le petit appartement qu'on lui a préparé auprès de celui de sa maîtresse.

Sophia, qui quelquefois croit avoir deviné la préoccupation avec laquelle sa femme de chambre suit les mouvements de Montenegro plaisante celui-ci sur l'intérêt qu'il semble avoir inspiré à la jeune camériste. Savez-vous bien, capitaine, lui dit-elle, que vous pourriez bien, malgré vous peut-être, et en dépit de ce dédain que vous paraissez témoigner à notre sexe, avoir fait naître une passion sérieuse?

—Moi, madame? Et quelle passion, s'il vous plaît?

—Quelle passion? Avec moins de modestie, vous ne me le demanderiez pas. Voyez cette pauvre Mosquita! Je crois qu'elle maigrit et qu'elle en a perdu le contentement et le sommeil. Le colonel l'a remarqué comme moi, et vous seul paraissez ignorer les tendres douleurs dont vous êtes l'heureux objet.

—Au reste, je reconnaîtrais bien encore dans cette circonstance, si elle était vraie, la bizarrerie de ma destinée.

—Et pourquoi cela? Mosquita est une jeune et piquante orpheline, chez qui, je le parierais, une passion vive a laissé des traces fort touchantes. Elle est un peu brune, il est vrai, sa beauté a acquis, sous le climat où elle est née, des formes un peu prononcées; mais n'est-ce pas quelque chose de séduisant pour un chevalier espagnol, que cette langueur que laissent après eux les orages du coeur! Plaisanterie à part, je vous assure que c'est bien la meilleure et la plus intelligente des filles. Elle se présenta à moi, avant notre départ de Londres, avec un air si malheureux et si suppliant, que je crus faire une bonne action en l'attachant à mon service; et aujourd'hui plus que jamais j'ai lieu de me féliciter pour moi-même d'avoir cédé à ce mouvement de compassion. Mosquita, telle que vous la voyez, a déjà fait deux ou trois voyages sur mer. C'est presque un matelot féminin. Sa vie est tout un roman; mais elle est sur ce qui la concerne d'une réserve qui me fait penser que beaucoup d'amour a passé par là... Tenez, capitaine, voyez comme elle nous écoute et comme elle nous regarde! La pauvre fille sait que je parle d'elle, quoiqu'elle n'entende pas un mot d'anglais...

Montenegro était au supplice pendant des entretiens semblables: aussi, dès que la conversation prenait un caractère qui le contrariait, on le voyait aussitôt se promener gravement sur le pont et s'occuper, comme pour échapper à une situation pénible, du soin de la manoeuvre de son bâtiment.

Mais quel peut être cet homme, se demandait Sophia, après avoir remarqué ces mouvements impétueux et la réserve que gardait Montenegro dans tout ce qui semblait se rattacher à sa naissance, à ses voyages, à sa vie passée. Certes, ce n'est pas là un être vulgaire, se disait-elle. Il y a dans sa physionomie quelque chose de trop élevé, dans sa conversation des traits trop saillants, pour qu'il soit né dans une condition commune. Je ne sais, mais, malgré la défiance qu'il m'inspire quelquefois, j'aime dans cet homme l'empire qu'il paraît exercer sur tous ses marins, le mépris qu'il montre au milieu des dangers, et l'attitude à la fois noble et franche de sa personne. Quelle figure énergique et expressive! Et condamné, à un âge encore si jeune, à passer sa vie sur les flots, parmi quelques grossiers matelots!... Oh! qu'élevé pour la société et pour un haut rang, Montenegro aurait brillé dans nos cercles, et près des femmes surtout!..

Le mari de Sophia n'avait pas conçu une opinion plus désavantageuse sur le compte du capitaine. Souvent il avait parlé à sa femme des brillantes qualités que lui semblait posséder Montenegro; mais il trouvait en lui quelque chose d'impénétrable: jamais, dans les fréquentes conversations qulls avaient eues ensemble, il n'était parvenu à découvrir ce qu'il tenait le plus à savoir à l'égard du jeune marin. «Cet homme, répétait-il, est un problème. Il a reçu beaucoup d'éducation; il a dû avoir une vie fort agitée; mais il se cache si adroitement sous son air de franchise et de brusquerie, que l'on ne peut rien deviner... C'est un être indéfinissable... Au surplus, tout cela pique la curiosité, il est vrai, mais ce qu'il est et ce qu'il fut ne doit pas nous intéresser au-delà de ce que nous pouvons exiger de lui. Qu'il nous conduise vite à Calcutta, c'est tout ce que nous lui demandons.»

Les soirées délicieuses que l'on passe sous le ciel des Tropiques et de la Ligne, arrivèrent. Assis nonchalamment sur leurs nattes, à l'abri des tentes du gaillard d'arrière, les passagers se livraient, pendant de longues heures, à ces conversations intimes que le doux bruit des vagues et de la brise indolente semblait accompagner mélodieusement. Oh! que dans ces moments d'exquise oisiveté l'âme se sent disposée aux impressions tendres et mélancoliques! Sophia, placée presque toujours entre son mari et Montenegro, écoutait celui-ci raconter avec originalité les sensations diverses qu'il avait éprouvées dans sa carrière de marin. Ces naïfs récits l'amusaient beaucoup plus que tout ce qu'elle avait encore entendu dans le monde.

Souvent, pendant ces narrations si expansives et si attachantes par leur simplicité même, l'épouse du colonel laissait échapper de ses doigts distraits l'ouvrage qu'elle avait pris pour se donner une contenance. Rien n'égalait sa gaîté à bord; il n'y avait que lorsque Montenegro lui parlait qu'elle se montrait pensive ou préoccupée. Son mari avait vu avec étonnement, mais avec plaisir, au moins le disait-il, le changement heureux que la mer avait opéré dans le caractère, ordinairement mélancolique, de son épouse... Ce changement, qu'elle ignorait encore elle-même, n'avait pas non plus échappé à Mosquita, et la malheureuse fille se désespérait en voyant sa maîtresse captiver l'attention de Montenegro, et partager le plaisir qu'il semblait avoir à passer des heures entières auprès d'elle. La jalousie est la plus pénétrante de toutes les passions. Ce que Sophia ne s'était pas encore avoué, Mosquita l'avait deviné. Aucun mot, aucune plainte n'était échappée de sa bouche; elle souffrait et se taisait. Ses yeux seuls exprimaient à son amant tout ce qu'elle voulait cacher aux personnes parmi lesquelles elle s'était condamnée à vivre, pour jouir de la cruelle satisfaction de suivre, de voir et de surveiller un homme qui ne payait tant d'amour et de constance, que par du mépris et de la haine.

Montenegro ne pouvait plus s'abuser sur le sentiment qu'il inspirait à Sophia, ni sur celui qu'elle avait fait naître dans son propre coeur. Ce n'était pas de l'amour qu'il avait pour elle: c'était quelque chose de moins fougueux, mais de plus tendre et de plus soumis.... Quelque chose de tendre à lui! Avec une âme comme celle qu'il s'était faite, soupirer aux pieds d'une femme! Oh! s'il n'avait éprouvé qu'une folle ardeur pour Sophia, il n'aurait eu qu'un mot à dire, qu'un ordre à donner, pour se débarrasser de son mari, de Mosquita elle-même, et pour triompher en pirate de sa nouvelle conquête.... Mais près de Sophia, il sentait le désir s'éteindre, son impétuosité se calmer et sa volonté s'évanouir. Il ne se reconnaissait plus. Sa force même l'abandonnait, ses habitudes les plus dures s'amollissaient, et c'est à peine s'il retrouve quelquefois assez de colère pour punir des matelots mutins ou paresseux. Ce n'est que lorsqu'il voit l'importune Mosquita épier les mots qu'il adresse à Sophia, qu'il sent s'allumer dans son coeur cette indignation, qui auparavant aurait coûté la vie à qui eût osé le braver à son bord, ou s'opposer à son impérieuse volonté.

En doublant le cap de Bonne-Espérance, la Revanche est assaillie par ces tempêtes qui accueillent ordinairement les navires dans ces parages redoutés. Pendant plusieurs jours la peur retient les passagers prisonniers dans leurs chambres. Montenegro ne quitte pas le pont, et Mosquita seule essaie de se tenir près de lui. Mais il ordonne à ses gens de le délivrer de la présence de cette femme imprudente, et la malheureuse est condamnée à ne pas quitter sa maîtresse. Que ces jours de mauvais temps passés sans voir Sophia, sont pénibles! Mais la bourrasque s'apaise enfin; le calme renaît du sein de l'orage; on se revoit: les yeux fatigués de Sophia expriment la langueur, mais aussi ils peignent le plaisir qu'elle éprouve à retrouver Montenegro, qui de son côté oublie ses fatigues pour recommencer ses entretiens du soir. La politesse du colonel pour le capitaine devient moins froide: elle ressemble un peu même à de l'affectation. Le colonel au reste paraît si bon homme! Il se montre heureux de la bienveillance que son épouse témoigne au capitaine espagnol, tant il est loin de deviner les progrès que le marin a faits dans le coeur de sa femme, et du sentiment que celui-ci a conçu pour celle à qui, lui, mari confiant, il a cru avoir inspiré non pas peut-être de la passion, mais la plus tendre estime.

Près de quatre mois s'écoulent ainsi sur les flots, temps d'ennui pour le colonel, temps de douleur pour Mosquita, mais de bonheur et de douce inquiétude pour Montenegro et Sophia... On va bientôt atteindre le terme du voyage: on va annoncer la terre, et c'est alors seulement que la tendre Sophia, en entrevoyant le jour où il faudra se séparer de Montenegro, ne peut plus s'abuser sur l'état de son coeur. Par quelle fatalité s'est-elle laissé entraîner vers cet homme, qu'elle ne comprend pas, vers cet être mystérieux, dont la vie est une énigme, et dont l'âme paraît recéler des passions si peu faites pour égarer une femme résignée jusque-là avec tant de vertu à ses devoirs d'épouse! Par quelle effrayante bizarrerie éprouve-t-elle pour un inconnu, élevé loin du monde, au milieu des mers, un entraînement que ne lui a jamais inspiré l'époux qui la chérit, l'homme distingué à qui elle s'est unie, à qui elle doit bonheur, rang et fortune! À un père, à un frère, elle pourrait au moins confier le désordre et le trouble de son âme.... Mais son penchant coupable, à qui l'avouer?... À son époux, dont il ferait le désespoir et peut-être le déshonneur?... Non loin de lui paraître redoutable, le terme du voyage viendra l'arracher au danger, à la honte de sa position cruelle. Elle dévorera, loin du triste objet de son criminel penchant, le crime d'avoir aimé un homme à qui elle ne peut plus penser sans remords.... L'immensité des mers, l'éternité du temps les sépareront....

On aperçoit la terre. Les pilotes anglais du Gange viennent aborder la Revanche au large. L'équipage et les passagers sont dans la joie. Montenegro est calme et sévère: Sophia essaie de sourire, et des larmes roulent dans ses yeux. L'aspect de ce pays, si étrange pour elle, lui rappelle trop douloureusement encore la patrie qu'elle a perdue, dit le colonel en parlant de sa femme. Mais la patrie sera pour elle dans les soins que je lui prodiguerai... Époux trop confiant, la patrie pour Sophia était auprès de Montenegro, et bientôt c'est près de toi que ton épouse se croira exilée!

La Revanche remonte les eaux bourbeuses du vaste fleuve, qui, après avoir parcouru six cents lieues, vient jeter ses ondes, révérées des Indous, dans la vaste mer du Bengale. Les gens de l'équipage, dans les intervalles de temps que leur laisse la manoeuvre du navire, regardent avec étonnement les bords opulents de ce Gange, dont l'antique superstition de l'Inde a fait un Dieu. Ils voient pendant le jour rouler le long du bâtiment les cadavres dont les avides albatros se disputent les lambeaux: ils contemplent avec effroi et curiosité ces troupeaux de léopards et ces bandes d'éléphants sauvages traversant à la nage le courant au milieu duquel ils se jouent. La nuit, les matelots cherchent des yeux ces feux errants, qui, sur les bords du rivage, indiquent que les Indous transportent un ami, un parent malade, sur les limites du fleuve sacré, dont l'onde religieuse deviendra pour lui un tombeau ou la source de régénérescence. Ils écoutent les cris glapissants des chacals, qui se disputent les dépouilles des morts, que la fureur de ces chiens indomptés entraîne sur les vases. Les murmures de l'onde, les cris des bêtes féroces, dont l'air troublé retentit, les rugissements affreux qui se prolongent dans les bois, tout dans cette rapide navigation du Gange porte dans l'âme des Européens une émotion que l'habitude seule pourra affaiblir. Mais pendant que l'équipage et les passagers du navire s'abandonnent aux impressions que ces scènes si nouvelles produisent sur eux, Montenegro reste indifférent à ce qui se passe autour de lui: Sophia est immobile et glacée: Mosquita, la tête pressée dans ses deux mains, semble vouloir se cacher l'avenir qu'elle prévoit et qui l'épouvante.

On arrive à Calcutta. Les malles et les effets de la famille anglaise ont été disposés par les ordres du colonel, pour être transportés à terre. Plusieurs personnes, informées de l'arrivée du colonel Fischel et de son épouse, s'empressent de venir à leur rencontre dans des barques élégantes, ornées avec un luxe tout oriental. L'instant de se séparer est venu. Sophia et son époux vont quitter la Revanche. Le colonel s'approche du capitaine: il le remercie d'un ton solennel de tous les égards dont il a été entouré à bord, et puis, en lui serrant la main avec une affectation qui étonne Montenegro, il prononce ces seuls mots: «Nous nous reverrons bientôt, monsieur le capitaine.»

Sophia, surmontant l'émotion qui lui laisse à peine l'usage de la parole, adresse aussi ses adieux à Montenegro. Elle retient ses larmes, mais les efforts qu'elle fait pour cacher sa douleur, oppressent son sein, agitent ses lèvres, et sa main tremblante, que Montenegro ose presser, se retire glacée pour saisir avec force le bras de son époux...

Mosquita les suit. Elle a tout vu, tout pénétré, tout maudit: elle adressera aussi ses adieux à Montenegro, et, pour parodier les mots que le confiant époux de Sophia vient d'adresser au capitaine, elle lui répète, avec une infernale ironie, en le quittant: Tu me reverras bientôt aussi.

Il reste à peine assez de résolution à Montenegro, pour qu'il puisse s'occuper des affaires qui se rattachent à son arrivée dans le port étranger... Oui, je la reverrai, se dit-il, cette femme, qui exerce sur toutes mes idées un empire qui me confond et qui humilie ma fierté!... À quelle folle ardeur elle a livré tous mes sens! Les projets que j'avais formés avant de la voir se sont évanouis depuis que je l'ai connue. Je ne sais plus que faire, que résoudre; et misérable jouet du charme dont elle m'a environné, je ne puis penser qu'à elle, qu'à elle seule, lorsque j'appelais à Londres avec tant d'impatience le moment où je pourrais porter la terreur de mon nom, sur ces rivages où je languis maintenant en enfant!... Quels adieux son mari m'a faits! Aurait-il soupçonné ma ridicule et imprudente passion? Non si le funeste penchant, que je n'ai pas su peut-être cacher assez, a dû l'alarmer, la réserve et la sagesse de son épouse l'auront rassuré sur les suites d'une inclination dont lui-même a sans doute été le premier à mépriser la vanité.... Je veux les revoir cependant: il me serait pénible de rester dans cette anxiété qui me tue, dans cette incertitude qui me révolte....

Le lendemain de son entrée à Calcutta, on remet à Montenegro un billet de la part du colonel Fischel: Ah! je respire, dit-il, en le recevant; c'est sans doute une invitation polie, dictée peut-être par Sophia. Oh! que je reconnais bien là la finesse ordinaire des femmes et le complaisant aveuglement des maris. Il ouvre avec précipitation le billet, et il lit:

«Monsieur le capitaine,

Je hais le scandale, et je sais la subordination qui doit exister à bord d'un bâtiment, où tout est soumis à l'autorité du chef. Pendant la traversée, j'ai supporté la conduite que vous teniez à l'égard de la femme que je n'ose plus appeler mon épouse. Aujourd'hui je viens vous demander satisfaction d'un outrage qui m'a été révélé, et que je n'avais que trop bien deviné. Je vous attends avec des armes, à cinq heures, derrière les magasins de la Compagnie. Si, contre mon attente, vous me refusez la réparation que j'exige de vous, je vous insulterai à chaque rencontre. C'est assez vous dire que je n'admettrai aucune excuse, ni aucune explication.

Le colonel FISCHEL.»

Cette lettre tombe des mains tremblantes de Montenegro. Il en croit à peine ses yeux. Il la relit plusieurs fois... Il n'y a plus à en douter: le colonel a été abusé par un soupçon jaloux, ou égaré par des rapports calomnieux... Mosquita n'échappera pas à la vengeance du pirate, qui, en pensant à elle, retrouve toute la fureur qu'il avait perdue auprès de Sophia. Mais il n'est plus temps de chercher à éclairer le mari de l'infortunée, sur son erreur. Il menace Montenegro de l'insulter chaque fois qu'il le rencontrera, dans le cas où il ne pourrait pas obtenir la satisfaction qu'il réclame... Ai-je donc un front fait pour recevoir des outrages perpétuels! s'écrie en pâtissant de rage, le terrible adversaire que vient de provoquer le colonel. Courons apprendre à cet insolent Anglais ce qu'on gagne à irriter un coeur comme celui qui frémit sous ma main... Le besoin de frapper un ennemi se réveille dans ce coeur où la haine s'était trop long-temps endormie... Marchons au lieu du rendez-vous. Il ne faut pas lui faire trop long-temps attendre le coup fatal qu'il est venu chercher avec tant d'imprudence et d'imbécile orgueil.

Un palanquin transporte Montenegro et un de ses lieutenants, derrière les magasins de la Compagnie. Le colonel Fischel et deux officiers Anglais se trouvaient déjà rendus à l'endroit désigné. Ils remarquent, avec curiosité, le palanquin qui s'avance vers eux. Un jeune homme, vêtu négligemment, y saute lestement à terre, avant que les nègres ne se soient arrêtés. Ce jeune homme, avant d'adresser un mot aux trois Anglais, jette au loin son habit sur le sable, et demande une arme au colonel. Les témoins l'entourent pour régler les conditions du combat. Il les écoute long-temps avec dédain, et se borne ensuite, pour le choix des armes, à faire remarquer, d'un ton ironique, que le colonel porte une épée. A ce geste, le malheureux Fischel s'avance l'épée nue vers Montenegro, qui s'est armé en jetant sur son adversaire un regard de mépris et de pitié. Je jure, s'écrie-t-il, par ceux qui m'entendent, que la femme de ce malheureux fou est innocente, et que ce n'est qu'à regret que je suis réduit à venger l'affront qu'il m'a fait! Le colonel s'indigne de ce propos insultant. Les fers se croisent: la pointe de chaque épée voltige sur le sein de chacun des adversaires; le colonel avance en furieux; Montenegro se défend avec sang-froid et sans chercher à tirer parti de la supériorité de sa force. Les témoins, effrayés, suivent de l'oeil les mouvements rapides des épées, qui s'enlacent et qui se froissent en brillant comme des éclairs. La main du colonel s'élève et réussit à faire glisser son arme sur celle de Montenegro. Le bras de Montenegro, traversé par le fer de son adversaire, se raidit, et la poitrine du colonel vient s'enferrer sur la pointe de l'épée qui lui présente la mort.

Il tombe: sa bouche expirante vomit avec le sang, qui rougit le sable, quelques mots que l'on ne comprend pas. Il expire, et Montenegro s'éloigne sans attendre que son palanquin s'approche pour le prendre. Il court vers la ville, exalté qu'il est par la douleur que lui cause sa blessure, et égaré par le spectacle douloureux qui, malgré son impassibilité ordinaire, a affecté ses regards. En parcourant une des rues de Calcutta, dans le désordre de ses sens et de ses idées, la vue de la tranquille maison de Sophia le frappe. Il monte: les femmes placées dans les appartements veulent l'arrêter, il les repousse, et, tout haletant, tout saignant de la plaie que le fer vient d'ouvrir, il se précipite vers Sophia, qui vole au-devant de lui.

—Ah! grand Dieu! que venez-vous m'apprendre? quel malheur vous est-il arrivé?

—Je viens t'apprendre la mort de ton mari. Je l'ai tué!

—Mon mari! vous! La voix expire sur les lèvres décolorées de la malheureuse épouse.....

Montenegro s'est emparé d'une de ses mains; il s'attache à elle; il implore son pardon, il accuse le ciel; il se traîne sur les pas de Sophia, qui le repousse avec horreur... Oui, s'écrie-t-il, tu me fuis comme un monstre... Mais ce n'est pas moi qui suis le monstre que tu dois punir... Le monstre est ici, tu l'as caché dans ton sein: c'est là, s'il le faut, que j'irai le frapper!... Qu'elle paraisse, l'infâme Mosquita; elle est ici, qu'elle paraisse: je veux la dévorer et éteindre dans son coeur la soif de vengeance qui me brûle!..On entoure Montenegro et Sophia, qui se débat dans ses bras palpitants: l'infortunée parvient enfin à s'échapper des mains de celui qui s'attache à elle, comme un démon à sa proie. Montenegro la poursuit; il renverse une porte qu'elle oppose à sa rage, et, en franchissant le seuil de cette porte, le corps d'une femme roule à ses pieds: c'est Mosquita, qui vient de s'entr'ouvrir le sein avec un poignard, qu'elle jette tout sanglant sur Montenegro... Des mots entrecoupés sortent de la bouche de cette nouvelle victime... Je suis vengée du pirate! s'écrie-t-elle, et ce n'est plus qu'un cadavre que Montenegro presse de ses pieds chancelants!... Effrayé du spectacle de tant d'horreurs, affaibli par le sang qui coule de son bras, il tremble, il se trouble; un nuage s'étend sur sa vue, et une sueur froide coule de son front, sur sa poitrine, sur tous ses membres..... Il tombe sur le corps encore palpitant de Mosquita... Des esclaves l'enlèvent, le transportent sur un lit où, pendant plusieurs jours, il reste enseveli comme dans un tombeau...

La raison lui revint trop tôt hélas! Entouré de quelques Européens que son malheur avait intéressés, il ne se rappelait plus ce qui lui était arrivé... Autour de lui il n'apercevait que des figures inconnues! Un des vieux matelots de son navire le gardait avec calme et respect..... Il lui demande ce qu'on fait à bord... On vous attend, mon capitaine, lui répond le marin... Il y a donc long-temps que je suis malade? reprend Montenegro.—Mais, mon capitaine, depuis quinze, jours la fièvre vous a ôté la connaissance?—Et notre passagère, où est-elle? je ne la vois pas.—Qui? la dame du colonel?—Oui, la dame du colonel!... Et à ces mots le malade commence à se rappeler l'événement funeste après lequel la vie semble s'être séparée de lui... Il regarde son bras; il touche sa blessure: l'appareil est encore sur la plaie: un médecin, avec de douces paroles, s'oppose à ce qu'il lève son bras encore engourdi... Ah! je me rappelle tout à présent, s'écrie-t-il douloureusement: la mort aurait mieux valu que vos soins homicides... C'est vous qui m'avez tué en me rendant à la vie, et c'est votre art qui est homicide, et non pas le désespoir auquel je devais succomber.

Il ne pleurait pas: il ne pouvait pas pleurer; les larmes sont la ressource bienfaisante des âmes tendres: elles ne viennent pas aux coeurs qui ne sont que passionnés, car les passions extrêmes ont aussi leur endurcissement.

Les officiers de la Revanche vinrent voir chaque jour leur capitaine, dès qu'ils apprirent qu'il pouvait leur parler, et leur donner des ordres.

—Dans quelle maison suis-je ici? leur demanda-t-il en les apercevant. On n'a pas encore voulu me le dire.

—Mais, capitaine, dans la maison qu'avait occupée le... nos passagers, à leur arrivée.... Votre état de faiblesse n'a pas permis qu'on vous transportât ailleurs, et nous avons obtenu qu'on vous laissât ici.

—Et de qui avez-vous obtenu cette faveur?

—De personne. Nous avons loué la maison.

—Et les passagers, les personnes qui l'occupaient, où sont-elles allées?

—Nous ne savons. Elles ont pris des appartements ailleurs, à une des extrémités de Calcutta.

Un long soupir, à ces mots, s'exhale péniblement de la poitrine oppressée du malade. Puis il ajoute, après un moment de sombre silence: Messieurs, en partant de Londres, et même en arrivant ici, j'avais des projets que je voulais confier à votre bravoure et surtout à votre discrétion. Mais les événements qui sont survenus, et la douleur qui a affaibli jusqu'à ma volonté, en ont décidé autrement. Je ne suis plus en état d'entreprendre: je ne sais plus que souffrir... Ma convalescence sera longue... Vous retournerez en Europe sans moi: dès que je pourrai vous rejoindre à Londres, vous me verrez... Le chargement du navire est assuré: je me repose sur vous pour tous les soins que je ne puis donner à mes affaires. Votre intelligence suppléera à ma faiblesse.

Après son rétablissement, la sombre mélancolie qu'avait éprouvée le malade sembla redoubler. Ce n'était plus ce jeune homme impétueux, nourrissant avec une apparente satisfaction les funestes desseins vers lesquels une fatalité, qu'il paraissait ignorer, conduisait toutes ses idées. Caché à tous les regards pendant le jour, il ne parcourt que la nuit les quartiers de Calcutta, seul, livré à ses déchirantes réflexions. Souvent il porte, avec un froid délire, ses regards altérés sur la demeure où Sophia a cherché un asile pour sa douleur, et peut-être un refuge contre la passion de son effroyable amant. Durant des heures entières, il s'arrête devant cette maison, où règne le calme du malheur et la solitude du veuvage. Lorsqu'une lumière pâle et mourante projette sa lueur vacillante sur les rideaux de l'appartement où veille Sophia, le coeur de Montenegro se gonfle, ses yeux s'enflamment; des soupirs, long-temps contenus, se pressent dans sa poitrine bouillonnante... Mille vagues idées passent dans sa tête égarée... Mille projets, aussitôt évanouis que conçus, se présentent à son esprit bouleversé... Un soir, à l'heure où tout est encore tranquille dans cette demeure, sur les portes de laquelle sont nonchalamment assis les esclaves et les domestiques, affaissés par le poids du jour brûlant qui s'éteint, Montenegro s'introduit dans le vaste jardin sur lequel donnent les croisées de Sophia. Il pénètre jusque dans l'appartement où la veuve va bientôt venir chercher le repos, qui semble toujours la fuir. De légères persiennes, que le souffle d'un vent tiède et lourd agite à peine près d'un lit que des voiles de deuil entourent, le dérobent aux yeux des jeunes Indiennes qui préparent la couche de leur maîtresse....

Sophia s'avance: sa figure souffrante et amaigrie parait avoir pris la blancheur d'un linceul sous les crêpes qui l'environnent. Sa démarche est lente et maladive. L'infortunée tombe au pied de la couche qu'elle va bientôt occuper, et sa tête s'abaisse sur ses mains jointes... C'est une prière que ses lèvres murmurent, et que des sanglots viennent interrompre.... Elle se relève avec effort; ses yeux mouillés de pleurs se tournent vers le portrait de l'époux à qui elle adresse du fond de l'âme une humble parole, à qui peut-être aussi elle demande un pardon.... Un homme, un fantôme s'offre à ses yeux... C'est Montenegro!...

Un cri d'épouvante part de sa bouche... Ce cri ne sera pas entendu... Sa main, agitée par l'effroi, cherche une porte! Cette porte s'est refermée sur elle..... C'est en présence du meurtrier de son époux, qu'elle se trouve seule, sans défense dans la nuit, dans la solitude.... Elle tombe sans force, sans idée, sur un fauteuil, et Montenegro s'avance vers elle:

—Écoute, Sophia, ce n'est pas la mort que je t'apporte ici.

—Je le sais; c'est le déshonneur.

—Je suis couvert du sang le plus précieux, mais ce sang j'ai été réduit à le répandre pour échapper à l'infamie..... Ma vie! je n'ai pu la perdre....

—Tu as arraché celle de mon époux.

—Pour te posséder, j'aurais commis plus qu'un crime ordinaire. J'étais innocent. Le sort m'a condamné à subir ta haine. Je veux me venger du sort qui me poursuit, et de cette fatalité qui m'entraîne vers toi. Ma vie t'appartient, mais je ne mourrai qu'après avoir mérité d'être maudit par la femme à qui je veux m'immoler.

—Ah! plutôt, je t'en supplie, si quelque pitié peut encore entrer dans ton coeur, frappe, frappe-moi, avant de me déshonorer.

—Non; c'est ton déshonneur qu'il faut à ma rage. Il y a entre toi et moi un abîme que le crime seul peut franchir.... Je m'abandonne à cette destinée infernale qui m'entraîne vers toi...

—Au nom du ciel, qui m'abandonne! au nom des mânes de mon époux, qui planent en ce moment sur moi! oh! je t'en supplie, par la mémoire de ta mère, épargne, épargne encore une infortunée qui te fut chère!...

—Non, non, rien! toi, toi seule et la mort!

Un silence de mort succède à ce funeste et rapide entretien. Plus de mots pour exprimer l'horreur de la victime, plus de mots pour exprimer le délire de son persécuteur. Les souvenirs du tombeau sont oubliés; les voiles de deuil sont profanés, non par l'amour, non par la volupté des désirs, mais par la rage de la passion la plus infernale... Mais cet homme, qui n'avait pu trouver de larmes pour sa douleur, en trouve enfin dans ses yeux dessillés, quand il n'a plus à pleurer que sa frénésie...... Il pleure comme un enfant sur le sein de la victime que sa fureur vient de sacrifier à la fougue de son imagination égarée. Il pleure avec amertume sur cette destinée fatale qui l'a conduit au crime malgré lui, et comme pour le rendre le plus misérable et le plus à plaindre des hommes. Pour venger son honneur outragé, sa main a répandu un sang innocent.... Mais lui, n'était-il pas innocent aussi du crime que l'erreur lui imputait? Il a caché long-temps dans son coeur cette passion funeste qui pouvait faire le malheur de deux époux.... Mais cette passion ne le rendait-elle pas le plus malheureux de tous les êtres? La mort! une mort qu'il n'a pas cherché à donner, a rompu tous les liens qui s'opposaient à ses désirs: le préjugé le condamne à fuir l'objet du seul amour qu'il ait éprouvé dans sa vie: il se soumet à ce préjugé. Il fuit celle à qui il a voué sa triste vie; il se soumet à tout ce qu'une vaine morale qu'il commence à comprendre, lui impose de souffrances: mais le sort, plus fort encore que sa volonté et que sa raison, semble prendre plaisir à le ramener vers les occasions du crime qu'il redoute, qu'il emploie tous ses efforts à éviter.... Il se repaît du déshonneur de la victime que lui offre une implacable destinée, et, après l'avoir immolée, et, après avoir ravi à la femme qu'il adore, à la femme pour qui il donnerait sa vie, tout ce qu'elle a de plus cher, il se sent plus malheureux mille fois, que lorsqu'il se trouvait condamné au supplice de ne pas la posséder.... Oh! qu'il est malheureux, après avoir triomphé si cruellement de la résistance de sa déplorable amante, cet homme qui a répandu tant de sang! Oh! que le remords qui le déchire est venu tard dans ce coeur impétueux, et que les larmes ont été long-temps refusées à ces yeux qui maintenant s'abreuvent de pleurs inutiles...

Le jour vient: il éclaire de ses premiers rayons la honte de l'infortunée Sophia, et l'opprobre de son amant. Réduite à le supplier encore, après lui avoir immolé jusqu'à ses remords, elle lui répète: Fuis, fuis, malheureux! Laisse-moi seule à mon désespoir! Te faut-il encore plus que mon déshonneur! Montenegro trouve à peine assez de force pour s'éloigner de ces lieux où son délire a porté le crime, la profanation et la fureur. Il fuit enfin, mais plus à plaindre peut-être que l'infortunée dont il n'ose implorer le pardon. Il fuit en promettant à sa victime que les adieux qu'il lui adresse sont éternels, et les larmes intarissables de Sophia ont répondu à ses derniers adieux.

Dans ces pays de l'Inde, où les moeurs participent, pour ainsi dire, du relâchement du climat, on excuse toutes les fautes, parce qu'on les oublie bientôt par un effet de l'inconstance des esprits. La mort du colonel Fischel, loin d'avoir détruit la calomnie qu'elle n'avait que trop favorisée, tendit à donner un nouveau degré de probabilité aux coupables liaisons que l'on supposait avoir existé entre Sophia et Montenegro.—Le capitaine reste, dirent les Européens; il a laissé partir son bâtiment, c'est qu'il veut jouir du fruit de sa victoire. En Europe, on aurait condamné sans pitié la prétendue faiblesse de Sophia. A Calcutta on ne l'excusa pas, mais on se l'expliqua: un duel avec un mari trompé n'était qu'une partie dans laquelle le mari avait eu le malheur d'avoir mauvais jeu, et il était assez juste que le gagnant se dédommageât des chances qu'il avait courues. Sophia seule, plus innocente qu'on ne le supposait, s'accusait bien plus que la voix publique ne la blâmait, et se trouvait bien plus malheureuse encore que les soupçons qui planaient sur elle n'avaient été calomnieux. Seuls à souffrir, seuls à pleurer leur malheur dans cette ville immense où ils ne trouvaient que des indifférents ou des curieux, les deux amants, conduits l'un vers l'autre par une fatalité à laquelle ils sentaient ne pouvoir échapper, ou peut-être par le besoin d'apaiser leurs remords en confondant leur douleur, se virent encore. Sans rien se cacher de sa coupable faiblesse, Sophia croit qu'elle a obéi à une destinée irrésistible; car elle éprouvait qu'il y avait dans ce qu'elle se reprochait comme un crime quelque chose de plus fort que toutes ses résolutions et que toute cette vertu, qui, jusqu'à la mort de son époux, avait été la règle de toute sa vie.

«Oui, répétait-elle à Montenegro, je sens comme toi qu'il y a dans l'affreuse destinée qui nous réunit, une influence fatale à laquelle je ne puis échapper. Je t'aime avec tout l'entraînement du crime, et sans aucune des illusions de la passion. Je te crains, et je me livre à toi, comme à un être infernal que je voudrais fuir, et qui triomphe, par un charme invincible, de tous mes efforts et de tous mes remords. Seul entre tous les hommes, tu m'as inspiré un sentiment que j'ai pris pour de l'amour, et qui, trop souvent, a ressemblé à de l'effroi... Ce nom de mère, que j'aurais été si fière de porter avec mon époux, fera bientôt mon désespoir, car c'est toi qui seras le père de cet enfant que je porte si douloureusement dans mon sein.... Je n'ai pu échapper à mon sort; le ciel, qui connaît mon coeur, m'en est témoin. Mais, au moins, aide-moi à échapper à l'opprobre de notre union, ou à cacher ma honte à ce monde qui nous oubliera dès que le spectacle de notre criminel attachement ne fatiguera plus ses yeux. Il est, dans ces contrées, des êtres réprouvés qui s'ensevelissent au milieu des forêts, et qui vouent un culte mystérieux aux dieux impuissants que l'Inde proscrit. Eh bien! imitons ces infortunés. Que notre honte nous exile, comme la superstition exile loin des villes ces castes vouées, innocentes, au mépris de la société. Coupables, nous, notre exil sera plus difficile à supporter. Mais nos remords, nous les cacherons, et ils seront moins poignants quand personne ne viendra insulter à notre repentir. Dans le fond des forêts, nous ne porterons pas notre culte: quels dieux pourrions-nous invoquer! Mais là je crois que je pourrai t'aimer avec moins d'effroi, peut-être, et quoique ignorée dans tes bras, je mourrai avec moins de terreur, en offrant, comme une trop faible expiation, mes dernières souffrances à ce ciel qui ne m'a pas permis de vivre innocente et pure.

—Cesse, oh! cesse! je t'en supplie, au nom de ce ciel que tu implores, de me poursuivre de ces craintes qui ne pèsent que trop déjà sur mon coeur malade, fatigué de tout ce que tu souffres, de tout ce qui te déchire. Enchaîné près de toi, lorsque la vie s'ouvrait encore pleine d'avenir à mes yeux abusés, je sens que j'aurais pu, sans cesse soumis à la vertu, parcourir avec bonheur une carrière peut-être glorieuse. Ta douceur angélique aurait exercé sur moi un charme si puissant, un empire si absolu! Car tu es la première femme pour laquelle j'aie éprouvé ce sentiment qui domine toute la vie, et qui, comme la pins impérieuse des passions, commande à toutes les passions coupables..... Mais c'est lorsqu'il ne m'était plus permis de revenir sur les événements qui ont marqué ma malheureuse existence, que je t'ai connue. C'est lorsqu'il ne m'était plus permis de te posséder qu'en violant tous les devoirs, qu'en étouffant tous les sentiments généreux, que la fatalité m'a entraîné vers toi, que je t'ai vue, que je t'ai aimée... Tu me parles, n'est-ce pas, de cette fatalité qui semble nous pousser l'un vers l'autre pour nous condamner à des regrets éternels. Eh bien, sache qu'il n'est pas un reproche que tu ne te fasses, que je ne me sois mille fois adressé! Je t'aime, que dis-je? je t'idolâtre; jamais le moindre préjugé n'a troublé mon âme, que la passion a pu soumettre, mais qu'une force plus qu'ordinaire a toujours placée au-dessus des terreurs du vulgaire; et cependant, lorsque je cherche dans tes bras ces moments de volupté, pour un seul desquels je donnerais toute ma vie, je frémis des caresses que je recois ou que je te prodigue. Une impression vague et pénible se mêle à cet abandon au sein duquel je voudrais éteindre les derniers instants de mon existence. Qu'y a-t-il donc dans notre amour? N'est-il donc pas des amants plus coupables que nous, avec moins de remords? Seraient-ce les fautes cruelles dont j'ai marqué quelques-unes des années de ma fougueuse carrière, qui me feraient payer si chèrement le malheur de vivre encore? Mais toi, toujours si pure, toujours si vertueuse, qu'aurais-tu fait au ciel, pour éprouver les mêmes tourments que moi? Et cependant tu souffres, comme je souffre, et cependant tu subis les mêmes tortures que celles auxquelles je suis en proie! Oh! que la destinée des êtres faibles et passionnés comme nous, est inconcevable, et que la Providence, s'il existe une Providence, est quelquefois cruelle pour des crimes qu'elle a permis, ou pour l'innocence même qu'elle devrait préserver et protéger!

—Mais quels funestes pressentiments viens-tu m'inspirer encore! Tu me parles de fautes coupables dont tu as semé ton existence! Aurais-je encore quelque chose à redouter, en soulevant le voile dont tu as toujours cherché à couvrir le passé!... Ah! mon ami, s'il est quelque chose qui puisse ajouter aux terreurs qui m'agitent, c'est ce sombre mystère qui reste étendu sur toute ta vie. L'aveu de tous les crimes qu'un homme ait pu commettre serait aussi affreux pour moi, que l'effroyable réserve avec laquelle tu m'as caché jusqu'ici ta naissance, ton pays et tes parents. Peut-être moins impénétrable pour moi, m'aurais-tu inspiré moins de contrainte et de terreur. Mais en recueillant mes souvenirs et en me rappelant la mort de cette femme, à qui nous devons nos malheurs, je me suis senti souvent agitée d'un effroi involontaire... Par pitié, Montenegro, ne me cache plus rien... Et que pourrions-nous avoir à nous cacher encore! Le sort t'a peut-être fait naître dans un rang obscur: ce serait là le moindre de ses torts envers toi et envers nous; car moi-même, riche et élevée dans l'opulence, je n'ai pas reçu le jour au sein du luxe qui m'environnait lorsque tu m'as connue... Hélas! depuis bien long-temps déjà j'ai oublié l'orgueil que je mettais à dissimuler l'humble condition à laquelle j'étais appelée dès mes premières années. Le moment des illusions est passé pour Sophia... Ah! par pitié pour moi, ne laisse plus planer entre nous un mystère qui me fait peur. Parle, parle, au nom du ciel, au nom de notre amour, qui est la seule puissance que je puisse invoquer. Parle, parle! Je meurs d'impatience et d'effroi.

—Tu le veux? C'est le dernier sacrifice que je puisse te faire. Tu vas frémir, me détester, me maudire....

—Ne crains rien: nous sommes seuls dans ces immenses jardins. Les domestiques et les esclaves se sont retirés: ils sommeillent eux! Personne ne peut nous entendre. La nuit est sombre, le silence règne sous ces arbres immobiles qui nous recouvrent. Parle, mais donne-moi ta main; j'aurai moins de peur. J'écoute.

—. Tu as entendu nommer quelquefois, pendant ton séjour à Londres, un pirate, un monstre, dont on racontait, en les exagérant encore, les cruautés inouïes et les crimes?

—Rodriguez, peut-être?

—Oui, Rodriguez.

—Grands dieux! que dis-tu! Était-ce ton père, ton frère, ton capitaine? Je tremble, achève.

—C'est moi!

—Toi! malheureux! Ah! que m'apprends-tu? C'est donc toi qui, conduit par la rage, as sacrifié le vieillard le plus respectable, le plus généreux.

—Un vieillard? Oui, je me rappelle. Oh! son souvenir est trop présent encore à ma pensée, il a pesé trop violemment sur ma vie, pour que je l'oublie. Cette vengeance-là du moins fut juste, légitime.

—Légitime! Et tu l'as assassiné?

—L'infâme Woodbrige! Oui, eût-il eu mille vies à perdre, il n'aurait pu, en tombant coup à coup sous ma main, satisfaire la soif de vengeance qui me dévorait. N'est-ce pas lui qui m'avait arraché ma soeur?

—Ta soeur!...

—Écoute, écoute-moi! Laisse encore ta main dans la mienne.....Écoute, Sophia. Recueillis en mer par quelques pêcheurs, après le naufrage du bâtiment qui nous portait, sur les côtes de Bretagne, ma jeune soeur et moi nous fûmes élevés par la pitié des pauvres gens qui nous avaient arrachés à la mort.... Ma soeur.... Mais ta main se glace!... Sophia! Ciel! qu'as-tu?...

O mon amie!... Elle s'évanouit..... Elle se meurt..... Quelqu'un! quelqu'un! Je suis seul!... A moi! à moi! au secours!... Elle se meurt!...

Des domestiques accourent aux cris qu'ils entendent. Leur maîtresse vient de tomber sans connaissance dans les bras de Montenegro, qui lui-même chancelle. On transporte l'infortunée sur le lit qu'elle a tant de fois inondé de ses larmes. Des médecins sont appelés: ils arrivent, et leurs efforts parviennent, au bout de quelques heures, à rendre à la vie la femme qui gémit de revoir encore le jour et de recouvrer si tôt la raison. Ah! j'avais cru, dit-elle d'une voix qui semble sortir du cercueil, avoir obtenu la seule grâce que j'eusse à demander au ciel!... Montenegro est là, agenouillé près du chevet de Sophia; sa tête repose sur une de ses mains glacées que ses pleurs inondent. Sophia, en tournant ses yeux autour d'elle, aperçoit son amant: elle jette un cri d'épouvante, et sa main mourante se retire avec effort de celle de Montenegro. Le malheureux, désespéré, le coeur brisé, et l'âme en proie au plus affreux délire, retombe en sanglotant au pied de la couche qu'il craint de profaner en la touchant... Sophia, les regards attachés sur lui, paraît le plaindre encore, et ses larmes, qui la suffoquent, coulent en abondance de ses yeux presque éteints... Approche, approche, lui dit-elle,... le moment de te pardonner est arrivé... Demain il ne sera plus temps peut-être... Mais ne me touche pas... tes caresses me... me brûleraient. Il y a de l'enfer même jusque dans nos regards... Montenegro, je veux rester seule un moment avec l'homme qui reçut les dernières volontés de mon époux, un jour avant sa mort... Qu'on appelle vite cet homme qui consacre, comme une loi, les derniers voeux des mourants... Tu me reverras après... A lui mes dernières volontés, à toi mon dernier soupir...

—Sophia, ma Sophia, de grâce, au nom du ciel, éloigne ces funestes idées... Pense à notre enfant, lui n'est pas coupable; il doit vivre, vivre avec toi!

—Non, le ciel n'est pas si cruel, il doit mourir, mourir avec moi, mourir avant d'avoir reçu le jour qu'il souillerait... Je suis donc bien criminelle, puisqu'on me refuse d'écouter mes dernières volontés!

Les médecins entraînent Montenegro, anéanti, loin de l'appartement de la mourante. Le notaire arrive: il s'enferme avec elle et deux autres personnes pour recueillir les voeux de l'infortunée... Montenegro, que l'on retient avec peine, s'élance, dès qu'il le voit sortir, dans l'appartement de Sophia. Ses mains suppliantes s'étendent vers elle, comme vers l'image sacrée d'une divinité que l'on implore...

—Viens, lui dit-elle en le voyant, viens, je me sens plus tranquille; viens, mais de grâce, c'est une mourante qui t'en supplie, n'approche pas ta main de la mienne,... tu me ferais trop de mal!

—Voilà donc, Sophia, l'effet de ces aveux horribles qu'hier encore tu me demandais avec tant d'ardeur, malgré mes justes appréhensions. Tu le voulais, j'ai obéi, et maintenant tu me regardes comme un monstre, ma présence semble infecter l'air que tu respires, et ton coeur, si tendre, si compatissant, me maudit au milieu même des souffrances qui absorbent toute la sensibilité de ton âme angélique.

—Peut-on maudire quand on va mourir?... Va, Montenegro, mon ami, mon... ah! je ne te hais pas. Le sort a été plus coupable que toi... Une puissance plus forte, plus criminelle que nous encore, a tout fait... Mais je n'ai plus que peu d'instants à passer près de toi... Ecoute:

Mes dernières volontés viennent d'être tracées... Tu les respecteras, toi, toi dont le coeur gardera seul le souvenir que je vais laisser sur cette terre de deuil et de malheur... Oui, ma mémoire te sera chère... et tu ne l'oublieras jamais... Tu m'as dit hier...

—Que viens-tu me rappeler... Non, je ne t'ai rien dit...

—Tu m'as dit hier, oh! je m'en souviens bien, que, recueilli mourant sur les flots par de pauvres pêcheurs, tu fus élevé avec ta soeur par la pitié de ces bonnes gens... C'est parmi eux, c'est aux lieux où ton enfance s'écoula dans l'innocence et le bonheur, qu'il faut que tu ailles vivre... après moi..., qu'il faut que tu ailles oublier ou du moins expier les fautes que tu pourrais te reprocher... Tu m'as parlé, je crois, de l'île où tu as été élevé... Attends... je sais... j'ai su son nom... Tiens, vois-tu ces papiers déposés sur le pied de mon lit... Ils sont cachetés... Prends-les... Je le veux....

—Oh! par pitié, cesse, Sophia... Ta voix affaiblie épuise ton sein que tes efforts accablent... Cesse, cesse, par pitié de mes larmes..

—Et qu'importe une minute de plus ou de moins.... Je n'ai que trop vécu.... Prends ces papiers.. J'ai le droit d'ordonner aujourd'hui...

—Les voilà.

—Ils renferment mes derniers voeux, la dernière espérance que je vais porter dans la tombe... Tu me promets, n'est-ce pas? de retourner, après ma mort, au milieu de tes parents adoptifs?...

—Qu'exiges-tu? la douleur t'égare! Pourquoi me parler sans cesse de ta mort?....

—C'est que je sens là qu'elle s'avance..... Me promets-tu.... me promets-tu... de n'ouvrir... de n'ouvrir ces papiers... ma dernière volonté.... qu'au milieu des pêcheurs?... Je meurs si tu ne parles....

—Oui, je promets, je jure à genoux...

—Tu le jures... à genoux... O mon ami!... mon.... Le ciel t'a entendu!..... que le ciel nous pardonne!.... Ah!...

A ce cri échappé avec le râle de la mort, Montenegro se lève avec effroi: ses yeux épouvantés se fixent sur ceux de Sophia, que le trépas a déjà éteints. Ses bras s'enlacent sur ce corps qui s'est convulsivement raidi.... Sa bouche cherche avec avidité la bouche décolorée de son amante—Cette bouche pâle, béante, se referme sous ses lèvres avec un horrible claquement de dents.... Le malheureux tombe inanimé auprès du corps glacé.

Au bruit de sa chute, les domestiques, restés dans l'appartement voisin, accourent effrayés:

Ce fut seulement quelques jours après qu'un peu de terre eut recouvert le corps de Sophia, que son amant retrouva des larmes pour la pleurer. Une fièvre dévorante, en lui ravissant l'usage de ses sens, lui avait au moins épargné le spectacle de ces funérailles qui renouvellent tant de fois la douleur que laisse la mort à ceux qui gémissent. Quelques-uns de ces hommes qui n'aiment personne, mais qui, par curiosité, s'intéressent aux infortunes qu'on leur signale comme extraordinaires, avaient entouré Sophia et Montenegro de ces attentions banales, qu'on accorde assez volontiers aux étrangers malheureux, dans les colonies surtout. Une fois le dénouement du drame connu, les curieux s'éloignèrent. Ils n'avaient plus rien de pathétique à voir, rien qu'un homme absorbé dans sa douleur, ou ne sortant de ses rêveries sombres que par la folie; triste spectacle, ennuyeuse monotonie, même pour les plus avides d'émotions. Pour s'ôter de dessous les yeux un objet importun, les personnes qui daignèrent encore, par un reste de convenance, s'occuper de Montenegro, l'engagèrent, pour lui-même et pour remplir les dernières volontés de la femme qu'il pleurait sans cesse, à quitter les lieux où sa douleur ne rencontrait que trop d'aliment. C'est en Europe qu'il devait aller chercher des consolations au sein de sa famille et de ses amis. En restant plus long-temps à Calcutta, l'action d'un climat qui tue les plus fortes constitutions, finirait par le conduire au tombeau avant qu'il ne pût remplir les devoirs que ses serments avaient dû lui rendre sacrés. Le reste d'existence qu'il traînait si péniblement ne pouvait être mieux employé qu'à satisfaire l'engagement solennel qu'il avait pris aux pieds de sa maîtresse expirante. Les distractions auxquelles on est forcé de se livrer pendant le cours d'un long voyage, triompheraient, plus que toute la force de sa raison, de la mélancolie profonde qui le consumait trop visiblement. Il fallait partir enfin par raison, par vertu, par honneur.... Montenegro consentit à quitter Calcutta.... Un navire anglais fut choisi.... Mais à bord de navire, il ne devait pas voyager seul avec sa douleur, ses regrets et ses remords. Le cercueil de Sophia, déposé dans la chambre qui lui est destiné, l'accompagnera dans son voyage. Cette idée si amère le console: c'est près de cette dépouille si précieuse, arrachée à une terre inhospitalière, qu'il reposera plus tranquille au bruit des flots, au mugissement de la tempête..... C'est près des cendres refroidies de sa maîtresse qu'il pourra adresser sa prière de tous les jours à ce ciel, à ce Dieu, qu'il commence à comprendre depuis qu'il souffre.....

Seul, il appellerait peut-être le naufrage qui menacerait sa vie, mais avec les restes de Sophia, il craindra les tempêtes, il redoutera le naufrage, comme s'il avait encore quelque chose à perdre.... Et puis quand la mort viendra pour lui, c'est encore auprès du cercueil de sa maîtresse, que son corps dormira plus paisible dans l'éternité, protégé peut-être par ces cendres chéries sur lesquelles le pardon du ciel a déjà dû descendre!...

Le navire s'éloigne du port: c'est un tombeau qu'il porte sur les flots religieux de ce Gange où Sophia, quelques mois auparavant, voyait avec tant d'indifférence les Indiens offrir à leur divinité un tribut de souffrance et de larmes... La mer, la vaste mer bat bientôt ses flancs rapides, et les vents conduisent le sépulcre à travers les flots et les orages. Les éléments seront en aide au navire, car un culte est voué à ce sépulcre. Montenegro prie toute la nuit au pied du cercueil: c'est l'âme de Sophia qui semble habiter la chambre de l'infortuné, et qui parait animer le bâtiment où ses restes ont été déposés... Quel recueillement elle inspire à son amant! Quelle douce mélancolie a succédé aux sombres accès de son désespoir, maintenant qu'il est seul avec ses souvenirs et un tombeau!... Oh! depuis la mort de celle qu'il a perdue, ce n'est que maintenant qu'il a vécu et qu'il s'est senti vivre!... Le moment le plus cruel pour lui, sera celui où il découvrira la terre. Mais sur cette terre qui vit son enfance, il peut faire reposer les cendres de son amie... Mais si le soin sacré de lui faire expier les cruautés de sa vie, lui rendait jamais sa soeur, sa soeur bien aimée, qu'avec transport il lui dirait: Tiens, viens, toi qui fus toujours innocente, viens prier pour moi et Sophia, là, sur ce tombeau qui cache celle qui, plus que toi, encore, me fut chère, trop chère!...

Les mois d'ennui d'une longue traversée se succèdent pour l'équipage du navire, avec ces alternatives de calme, de tempêtes, d'orages et de fatigues, accidents trop ordinaires dans la vie monotone du marin. Mais le temps n'a plus rien de trop pénible pour le coeur de Montenegro. Il souffre encore, mais non plus sans consolation, si c'est sans espérance. Il ne demande plus rien à l'avenir, car il n'a plus rien à espérer. Un devoir seul lui reste à remplir; Sophia lui a confié l'exécution de ses dernières volontés; ces volontés suprêmes sont contenues dans les papiers qu'avec un soin religieux son amant a placés sur son cercueil. Le vieux prêtre d'Ouessant, s'il vit encore, sera l'interprète de la pensée de Sophia expirante... Mais quelle a pu être la dernière pensée que Sophia a confiée au notaire de Calcutta... Tu m'as dit hier, répéta-t-elle, une minute avant d'expirer, Tu m'as dit hier que, recueilli mourant sur les flots, par de pauvres pécheurs, tu fus élevé avec ta soeur par la pitié de ces bonnes gens!... C'est parmi eux qu'il faut que tu ailles vivre, après moi... Oh! c'est sans doute une pensée d'ange, la dernière volonté d'une céleste créature, qui vit comme un bienfait de la divinité, dans ces papiers auxquels j'ai consacré un culte!... Que la terre paraît lente à se montrer!... Qu'avec impatience j'attends le moment où mon pied pourra franchir ces bords, sur lesquels Sophia va reposer en m'attendant! Des lois, que j'ai bravées il y a déjà long-temps, m'interdisent encore la terre de France; mais qu'ai-je à redouter quand j'ai tout perdu, et que je n'ai plus rien à espérer? Le déshonneur! est-il donc encore de l'honneur à mes yeux? La mort! mais ai-je autre chose à désirer... Oh! la mort cependant, sans l'assurance de dormir près du cercueil de Sophia, me serait bien amère... Mais pourra-t-on me refuser une place à mon gré dans la tombe! Les haines humaines seraient-elles assez lâches pour ne pas s'éteindre sur un cadavre!

Du haut des mâts du navire, on cria Terre, enfin. A ce mot, à ce signal si connu de Montenegro, son coeur, tranquillisé pour ainsi dire par la coutume du malheur, battit plus fort qu'il n'avait encore fait depuis long-temps. Moi qui croyais, dit-il, n'avoir plus d'émotion à redouter pour cette âme que je supposais fermée à tous sentiments nouveaux!... Palpiter encore de crainte ou d'espoir, comme aux jours où je vivais près de Sophia!... Quel pressentiment m'agite et me trouble! descendons encore une fois près de son cercueil, là je me sentirai plus tranquille, mieux protégé contre les coups du sort que je commence à redouter encore aujourd'hui.

Un bateau-pilote des Scylly vient d'aborder le navire, qui déjà se trouve arrivé en Manche.

Le capitaine annonce cette nouvelle à Montenegro, encore plongé dans ses méditations ordinaires.

Un bateau-pilote! s'écrie-t-il comme en sortant d'un rêve que des fantômes auraient agité. Où sommes nous donc?

—A cinq à six lieues des îles Scylly, et à vingt-cinq ou vingt-six lieues d'Ouessant.

—D'Ouessant! Mais en êtes-vous bien sûr, capitaine?

—Parbleu! si j'en suis sûr! Mon point se trouve parfaitement d'accord avec les renseignements que viennent de me donner les pilotes... Voyez plutôt la carte.

—En ce cas, je n'ai pas un instant à perdre. Demandez, je en vous prie, je vous en supplie en grâce, à ces pilotes, s'ils veulent me transporter à Ouessant. Les vents sont Nord, n'est-ce pas?

—Oui; Nord tirant un peu vers le Nord-Nord-Est; mais à la bordée, on peut dans quelques heures toucher Ouessant.

—Eh bien! à quelque prix que ce soit, il faut que le bateau-pilote m'y conduise. Offrez aux pilotes tout ce qu'ils voudront, et dans un quart d'heure je pars, je vous quitte.

—Mais il vous faudra au moins le temps de vous préparer, d'arranger et d'embarquer vos malles et vos effets.

—Songez seulement à embarquer ce cercueil!.. Vous le savez depuis long-temps, c'est là mon seul bagage; mon unique compagnon de voyage!...

—Excellent et malheureux jeune homme!

Le capitaine fait un prix avec les pilotes; ceux-ci disposent leur bateau à recevoir le bagage du passager. Les matelots du navire, le chapeau bas, la bouche muette, pénètrent avec recueillement dans la chambre de Montenegro. Ils montent les escaliers de la chambre avec lenteur, et portent sur leurs larges épaules le cercueil que Montenegro suit avec sollicitude, et en palpitant de peur qu'un faux pas de la part de ceux qui le transportent, ne l'expose à se briser sur le pont ou à tomber à la mer. Les pilotes, rangés silencieusement dans leur bateau, reçoivent avec respect le fardeau précieux... Montenegro, les larmes aux yeux, le coeur gonflé, tend la main au capitaine. Le brave homme, attendri, s'élance, et presse sur son coeur ému son pauvre passager, son malheureux collègue, comme il l'appelle; car il sait que Montenegro a été marin comme lui... Tout l'équipage, attristé par cette scène de deuil, ne prononce pas un mot; quelques sanglots étouffés viennent seuls interrompre le silence de ce moment de recueillement, et la barque, couverte des bénédictions de tous les marins, déborde du navire, s'éloigne et se perd bientôt à l'horizon, comme une de ces ombres fantastiques que l'on voit errer sous la voûte du ciel, dans les jours où les nuages se jouent avec les flots lointains.

Il était nuit depuis quelques heures, quand les pilotes aperçurent le feu solitaire d'Ouessant, spectre imposant, sortant du sein des vagues pour braver les tempêtes et guider vers le port les infortunés marins poursuivis par la fureur des vents. A cette vue, Montenegro se sentit presque défaillir. Tous les souvenirs de son enfance étaient venus se grouper autour de ce phare immobile, témoin des jeux, des peines et des espérances de ses premières années. Ses yeux, voilés long-temps par la douleur, se raniment à l'aspect des lieux où il va retrouver l'innocence et la candeur des moeurs dans lesquelles il fut élevé... Il va presser dans ses bras le bon Tanguy, la femme simple et affectueuse qui fut sa nourrice, sa mère. Des larmes douces et pures vont inonder ses joues flétries par le malheur, minées par le remords,... et ce remords empoisonnera ce moment d'ivresse, et le malheur le poursuivra jusque dans les embrassements de la seule famille qu'il ait eue...

La barque aborde à Ouessant. Tout est calme dans l'île, tout repose à cette heure de la nuit. Un pêcheur seul s'approche des voyageurs. Montenegro lui parle de Tanguy; le pêcheur lui propose d'aller réveiller le maître pilote. Mais Tanguy est devenu aveugle; il ne pourra venir à la rencontre de celui qui le demande. Jean-Marie est mort; Soisic et Jeannette vivent encore...

—C'est Tanguy que je veux voir, dit Montenegro.

—A l'heure même, monsieur? lui demanda le pêcheur.

—A l'heure même. Dis-lui que c'est son fils, Cavet, qui arrive chez lui.

—Cavet! Quoi ce serait!... Cela suffit, mon bon monsieur; suivez-moi; je vais vous conduire chez maître Tanguy.

Montenegro et les pilotes suivent leur guide, mais lentement; car ils portent avec eux le cercueil. Aux cris du pêcheur qui l'appelle, Tanguy, sa femme et ses enfants se lèvent. Des lumières paraissent. Tanguy a reconnu la voix de son fils, et Soisic, dans ses traits altérés par l'âge et le malheur, cherche à reconnaître son nourrison. Toute la famille l'entoure, le presse; des larmes d'attendrissement coulent de tous les yeux, et, à la vue du cercueil, une scène de consternation succède à ce court moment d'ivresse. Tanguy, privé de la vue, n'éprouve que la joie de retrouver celui qui devait faire la joie de ses vieux jours. Le bon Dieu, s'écrie-t-il, a exaucé une partie de mes voeux: il m'a ôté l'usage de mes pauvres yeux, mais il me rend mon fils... Mais qu'avez-vous donc, vous autres? Je ne vous entends plus, et vous pleurez;... et toi aussi, tu pleures, mon pauvre Cavet... Va, ne me plains pas trop: avec toi, je serai moins malheureux que tu ne penses... Que de temps il y a que je ne t'ai vu, mon pauvre ami! Et quand tu reviens parmi nous, les yeux n'y sont plus. Embrasse-nous donc, embrasse-nous encore une fois tous... Mais d'où viens-tu? qu'as-tu fait? Depuis un siècle on n'a pas entendu parler de toi.

Le reste de la nuit se passa dans ces alternatives d'épanchement d'une part et de contrainte de l'autre. On parla du cercueil apporté sur les pas de Cavet dans la maison de Tanguy. «C'est la cendre de ma femme, de la femme qui m'a été la plus chère, que je ramène de bien loin avec moi au milieu de vous... À ses derniers moments, vous l'avez occupée, mes bons amis: elle savait tout ce que vous avez fait pour moi, et ce paquet que je porte sur mon coeur contient les dispositions qu'elle a faites avant d'expirer, pour assurer votre bonheur et soulager votre vieillesse.

—Est-il possible! quoi s'occuper de nous, misérables pêcheurs?... Mais dis donc, Cavet, sais-tu bien que nous n'avons besoin de rien, et que ta soeur, avant de faire un long voyage, nous a fait parvenir beaucoup d'argent?

—Quoi, ma soeur! l'auriez-vous vue? Auriez-vous, depuis notre séparation, reçu quelques indices sur son sort?

—Hélas, non, la pauvre enfant! Tout ce que nous avons su d'elle, ce sont ses bienfaits pour nous. Une lettre à peu près comme la première que tu nous lus, et de l'argent, voilà tout.

—Mais encore, dans cette dernière lettre, que disait-elle?

—Qu'elle était mariée, qu'elle était riche, bien riche, et qu'elle allait faire un long voyage. Ah! elle parlait aussi de toi, et nous avons gardé une grosse somme qu'elle t'envoyait....

—Voici le jour, mon père; je suis venu ici pour remplir un devoir sacré. Le curé, m'avez-vous dit, existe encore. Il faut qu'il vienne. C'est lui que la femme angélique que je pleure, a chargé de vous faire connaître les dernières volontés exprimées dans ce testament... Ma mère, ma bonne Soisic, invitez, s'il vous plaît, le respectable curé à se rendre ici, au milieu de nous, en famille. Jeannette, la nourrice de ma soeur, est là avec ses enfants.... Le curé nous lira le testament, et j'aurai rempli le seul devoir dont je tienne encore à m'acquitter...

Un moment de recueillement suivit ces paroles de Cavet. Tanguy, Jeannette et leurs enfants, agenouillés près de la bière de Sophia, se mirent à prier, et bientôt Soisic arrive avec le ministre des autels. Après avoir embrassé avec attendrissement Cavet, dont il se rappelait à peine les traits, le vieillard jeta un regard, de compassion sur le cercueil, qu'il bénit d'un air pénétré; puis, se tournant vers Cavet, il lui dit:

—Mon fils, je connais le motif pour lequel vous avez réclamé mon ministère. C'est un devoir bien pieux que vous avez rempli. Le ciel vous en récompensera. Ma voix, cassée par l'âge, va vous faire entendre la dernière volonté d'un être qui n'est plus, et bientôt cette voix s'éteindra elle-même aussi dans la nuit de la mort. L'ecclésiastique prend des mains de Cavet, le testament que celui-ci lui présente avec respect. Après avoir fait le signe de la croix, il l'ouvre, il va lire; chacun écoute, prosterné, comme si le ministre des autels allait prier ou parler au nom de la Divinité. Le prêtre dit, avec une émotion solennelle: «Je meurs loin de vous, bien loin de vous qui fûtes mes parents et ma seule famille... Mes bons, mes respectables amis, priez pour moi, quand je ne serai plus, priez pour votre fille, qui meurt bien malheureuse...

Vous avez occupé sa dernière pensée, et ma seule consolation, au moment de paraître devant Dieu, est de pouvoir vous rendre riches, en m'acquittant de ce que vous avez fait pour moi et mon frère...»

—Grands dieux, qu'entends-je? que dites-vous, mon père? cette lettre!...

—Cette lettre est donc de ta soeur Jeannette, de ta pauvre soeur?... C'est donc son cercueil que tu as ramené avec toi? La voilà, là près de nous, et tu ne nous le disais pas, malheureux enfant!

—Mais non, non, il n'est pas possible! Cette lettre que je viens d'entendre n'est pas, ne peut pas être... de... Ma tête s'égare... Mon père, lisez, lisez encore, voyez la signature...

Le curé lit: Mon fils, cette lettre, qu'une main mourante a sans doute signée, porte en caractères tremblants, le nom de...

—Le nom de... Achevez, achevez, je n'ai plus de sang dans les veines, achevez...

—Le nom de votre soeur... JEANNETTE!...

—Quoi, il serait possible!... Ah! je comprends enfin maintenant ce funeste secret, cet affreux mystère de l'enfer... Malédiction sur moi! anathème sur ma vie, sur mon front, sur le sang qui brûle dans mon coeur, qui coule, avec le remords éternel, dans toutes mes artères... Ma soeur, elle ma soeur?.. Montrez-moi ce nom, ce nom qui doit être écrit en caractères de sang et de feu!... Jeannette, oui, Jeannette! Je me meurs, je brûle, je me sens glacer...Au secours! au secours!...

—Sa tête se perd, sa raison s'égare! Ah! monsieur le curé, j'entends qu'il se déchire la poitrine! Cavet, mon fils, calme ce désespoir! Oh! que je suis malheureux de n'avoir plus mes yeux! Soisic, ma femme, mes enfants; empêchez-le de crier ainsi, d'attenter à ses jours!...

—Non, non, ne craignez plus rien, mon père, mes amis! laissez-moi respirer en liberté... Je me sens plus calme... Voilà le cercueil de ma soeur, de Jeannette! Oui, c'est bien elle qui dort là, qui repose du sommeil d'un ange! Et moi, malheureux, misérable, criminel, oh! oui, bien criminel, je souffre sans espoir, je gémis sans consolation... Une éternité de douleurs et de remords!... Par pitié, laissez-moi... Je suis tranquille... Ah! si j'avais une arme sous ma main, qu'avec joie, qu'avec plaisir, je déchirerais ces entrailles qui me brûlent, ce coeur qui me tourmente! Ah! grands Dieux, pas une larme dans mes yeux, pas une seule larme!... J'étouffe, je succombe!

C'est au sein de ces tortures, c'est au milieu des pauvres pêcheurs qui le retiennent dans leurs bras, que l'infortuné Cavet achève de perdre sa raison, déjà altérée par son long désespoir. Ses parents, ses amis, attendris, pleurent autour de lui, sans pouvoir deviner le fatal motif de son égarement! Quel spectacle pour ces bonnes gens, qui, en accueillant leur ami après plusieurs années de séparation, ne le retrouvent que pour voir sa raison s'éteindre sur le cercueil de sa soeur! Quel funèbre mystère dans cet événement que les mots échappés au délire de Cavet n'expliquent à personne! Une bière, un testament, un homme fou! Tels sont les seuls indices de ce mystère épouvantable...

Et le malheureux Cavet, que va-t-il devenir? Il court, il échappe à ses amis, qui s'opposent à la funeste résolution qu'il a paru méditer... On croit qu'il va attenter à ses jours, et terminer, par un suicide, l'existence qu'il maudit! Non! il ne se désespère plus; il rit au contraire, mais d'un rire infernal. Sa bouche murmure encore des mots étouffés, sans suite, mais il ne lance plus vers le ciel de menaces furieuses... Le jour, assis sur le bord du rivage, il porte ses yeux égarés sur la vaste mer qui mugit à son oreille, et qui vient expirer à ses pieds... Quelquefois il nomme ses amis, son père Tanguy, sa mère Soisic, et puis la nuit, quand les vents amènent la tempête, il erre sur les rochers, et là il crie: Jeannette! Jeannette! ma soeur! ma soeur! et sa voix plaintive, mêlée au bruit des flots et de l'orage, se prolonge répétée par l'écho sépulcral des cavernes.

Les habitants d'Ouessant qui le rencontrent pâle, amaigri, déguenillé, le regardent avec compassion, et lui les fuit avec effroi. En passant à ses côtés, ils font le signe de la croix, et lui, répond à leurs marques de sensibilité et de respect, en leur montrant la mer et en courant se cacher, comme un des monstres du rivage, dans les grottes profondes où la mer et les vents viennent s'engouffrer.

Le malheureux! plaignez-le bien, car il existe peut-être encore sur cette petite île, où les flots hospitaliers jetèrent son berceau dans une barque de pilote!

FIN.




TABLE DES CHAPITRES.

I.—Trouvaille en mer.
II.—Le Baptême par précaution.
III.—Ouessant.
IV.—Voyage à Brest.
V.—Première Prise.
VI.—Course, Capture, Baraterie du Patron, avant-goût de Piraterie.
VII.—Le Renégat.
VIII.—Appareillage pour courir Bon-Bord.
IX.—Course, Combats.
X.—Crainte. Dégoût, Trame homicide, Fuite, Rencontre.
XI.—Londres, Reconnaissance, Contrariété, Passagers, Préparatifs de Départ. Départ.
XII.—Amour, Jalousie, Duel. Délire, Remords, Désespoir, Retour à Ouessant.

Fin.





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- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
     money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
     electronic work is discovered and reported to you within 90 days
     of receipt of the work.

- You comply with all other terms of this agreement for free
     distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9.  If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
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"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
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1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
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Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
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1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
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law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
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or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
business@pglaf.org.  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     gbnewby@pglaf.org

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit https://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: https://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     https://www.gutenberg.org

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including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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