The Project Gutenberg EBook of Tarass Boulba, by Nikolai Vassilievitch Gogol This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Tarass Boulba Author: Nikolai Vassilievitch Gogol Release Date: October 19, 2004 [EBook #13794] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK TARASS BOULBA *** Produced by Ebooks libres et gratuits at http://www.ebooksgratuits.com Nikolai Vassilievitch Gogol TARASS BOULBA Traduit du russe par Louis Viardot (1835) Table des matieres PREFACE CHAPITRE I CHAPITRE II CHAPITRE III CHAPITRE IV CHAPITRE V CHAPITRE VI CHAPITRE VII CHAPITRE VIII CHAPITRE IX CHAPITRE X CHAPITRE XI CHAPITRE XII PREFACE La nouvelle intitulee _Tarass Boulba_, la plus considerable du recueil de Gogol, est un petit roman historique ou il a decrit les moeurs des anciens Cosaques Zaporogues. Une note preliminaire nous semble a peu pres indispensable pour les lecteurs etrangers a la Russie. Nous ne voulons pas, toutefois, rechercher si le savant geographe Mannert a eu raison de voir en eux les descendants des anciens Scythes (Niebuhr a prouve que les Scythes d'Herotode etaient les ancetres des Mongols), ni s'il faut absolument retrouver les Cosaques (en russe _Kasak_) dans les _[mot en grec]_de Constantin Porphyrogenete, les _Kassagues_ de Nestor, les _cavaliers _et _corsaires russes_ que les geographes arabes, anterieurs au XIIIe siecle, placaient dans les parages de la mer Noire. Obscure comme l'origine de presque toutes les nations, celle des Cosaques a servi de theme aux hypotheses les plus contradictoires. Nous devons seulement relever l'opinion, longtemps admise, de l'historien Schloezer, lequel, se fondant sur les moeurs vagabondes et l'esprit d'aventure qui distinguerent les Cosaques des autres races slaves, et sur l'alteration de leur langue militaire, pleine de mots turcs et d'idiotismes polonais, crut que, dans l'origine, les Cosaques ne furent qu'un ramas d'aventuriers venus de tous les pays voisins de l'Ukraine, et qu'ils ne parurent qu'a l'epoque de la domination des Mongols en Russie. Les Cosaques se recruterent, il est vrai, de Russes, de Polonais, de Turcs, de Tatars, meme de Francais et d'Italiens; mais le fond primitif de la nation cosaque fut une race slave, habitant l'Ukraine, d'ou elle se repandit sur les bords du Don, de l'Oural et de la Volga. Ce fut une petite armee de huit cents Cosaques, qui, sous les ordres de leur _ataman_ Yermak, conquit toute la Siberie en 1580. Une des branches ou tribus de la nation cosaque, et la plus belliqueuse, celle des Zaporogues, parait, pour la premiere fois, dans les annales polonaises au commencement du XVIe siecle. Ce nom leur venait des mots russes _za_, au dela (_trans_), et _porog_, cataracte, parce qu'ils habitaient plus bas que les bancs de granit qui coupent en plusieurs endroits le lit de Dniepr. Le pays occupe par eux portait le nom collectif de _Zaporojie_. Maitres d'une grande partie des plaines fertiles et des steppes de l'Ukraine, tour a tour allies ou ennemis des Russes, des Polonais, des Tatars et des Turcs, les Zaporogues formaient un peuple eminemment guerrier organise en republique militaire, et offrant quelque lointaine et grossiere ressemblance avec les ordres de chevalerie de l'Europe occidentale. Leur principal etablissement, appele la _setch_, avait d'habitude pour siege une ile du Dniepr. C'etait un assemblage de grandes cabanes en bois et en terre, entourees d'un glacis, qui pouvait aussi bien se nommer un camp qu'un village. Chaque cabane (leur nombre n'a jamais depasse quatre cents) pouvait contenir quarante ou cinquante Cosaques. En ete, pendant les travaux de la campagne, il restait peu de monde a la _setch; _mais en hiver, elle devait etre constamment gardee par quatre mille hommes. Le reste se dispersait dans les villages voisins, ou se creusait, aux environs, des habitations souterraines, appelees _zimovniki_ (de _zima_, hiver). La _setch_ etait divisee en trente-huit quartiers ou _koureni _(de _kourit_, fumer; le mot _kouren _correspond a celui du foyer). Chaque Cosaque habitant la _setch_ etait tenu de vivre dans son _kouren;_ chaque _kouren_, designe par un nom particulier qu'il tirait habituellement de celui de son chef primitif, elisait un _ataman_ (_kourennoi-ataman_), dont le pouvoir ne durait qu'autant que les Cosaques soumis a son commandement etaient satisfaits de sa conduite. L'argent et les hardes des Cosaques d'un _kouren_ etaient deposes chez leur _ataman_, qui donnait a location les boutiques et les bateaux (_douby_) de son _kouren_, et gardait les fonds de la caisse commune. Tous les Cosaques d'un _kouren_ dinaient a la meme table. Les _koureni_ assembles choisissaient le chef superieur, le _kochevoi-ataman_ (de _kosch, _en tatar _camp,_ ou de _kotchevat_, en russe _camper_). On verra dans la nouvelle de Gogol comment se faisait l'election du _kochevoi._ La _rada_, ou assemblee nationale, qui se tenait toujours apres diner, avait lieu deux fois par an, a jours fixes, le 24 juin, jour de la fete de saint Jean-Baptiste, et le 1er octobre, jour de la presentation de la Vierge, patronne de l'eglise de la _setch._ Le trait le plus saillant, et particulierement distinctif de cette confrerie militaire, c'etait le celibat impose a tous ses membres pendant leur reunion. Aucune femme n'etait admise dans la _setch._ Preface a l'edition de la Librairie Hachette et Cie, 1882. CHAPITRE I -- Voyons, tourne-toi. Dieu, que tu es drole! Qu'est-ce que cette robe de pretre? Est-ce que vous etes tous ainsi fagotes a votre academie? Voila par quelles paroles le vieux Boulba accueillait ses deux fils qui venaient de terminer leurs etudes au seminaire de Kiew[1], et qui rentraient en ce moment au foyer paternel. Ses fils venaient de descendre de cheval. C'etaient deux robustes jeunes hommes, qui avaient encore le regard en dessous, comme il convient a des seminaristes recemment sortis des bancs de l'ecole. Leurs visages, pleins de force et de sante, commencaient a se couvrir d'un premier duvet que n'avait jamais fauche le rasoir. L'accueil de leur pere les avait fort troubles; ils restaient immobiles, les yeux fixes a terre. -- Attendez, attendez; laissez que je vous examine bien a mon aise. Dieu! que vous avez de longues robes! dit-il en les tournant et retournant en tous sens. Diables de robes! je crois qu'on n'en a pas encore vu de pareilles dans le monde. Allons, que l'un de vous essaye un peu de courir: je verrai s'il ne se laissera pas tomber le nez par terre, en s'embarrassant dans les plis. -- Pere, ne te moque pas de nous, dit enfin l'aine. -- Voyez un peu le beau sire! et pourquoi donc ne me moquerais-je pas de vous? -- Mais, parce que... quoique tu sois mon pere, j'en jure Dieu, si tu continues de rire, je te rosserai. -- Quoi! fils de chien, ton pere! dit Tarass Boulba en reculant de quelques pas avec etonnement. -- Oui, meme mon pere; quand je suis offense, je ne regarde a rien, ni a qui que ce soit. -- De quelle maniere veux-tu donc te battre avec moi, est-ce a coups de poing? -- La maniere m'est fort egale. -- Va pour les coups de poing, repondit Tarass Boulba en retroussant ses manches. Je vais voir quel homme tu fais a coups de poing. Et voila que pere et fils, au lieu de s'embrasser apres une longue absence, commencent a se lancer de vigoureux horions dans les cotes, le dos, la poitrine, tantot reculant, tantot attaquant. -- Voyez un peu, bonnes gens: le vieux est devenu fou; il a tout a fait perdu l'esprit, disait la pauvre mere, pale et maigre, arretee sur le perron, sans avoir encore eu le temps d'embrasser ses fils bien-aimes. Les enfants sont revenus a la maison, plus d'un an s'est passe depuis qu'on ne les a vus; et lui, voila qu'il invente, Dieu sait quelle sottise... se rosser a coups de poing! -- Mais il se bat fort bien, disait Boulba s'arretant. Oui, par Dieu! tres bien, ajouta-t-il en rajustant ses habits; si bien que j'eusse mieux fait de ne pas l'essayer. Ca fera un bon Cosaque. Bonjour, fils; embrassons-nous. Et le pere et le fils s'embrasserent. -- Bien, fils. Rosse tout le monde comme tu m'as rosse; ne fais quartier a personne. Ce qui n'empeche pas que tu ne sois drolement fagote. Qu'est-ce que cette corde qui pend? Et toi, nigaud, que fais-tu la, les bras ballants? dit-il en s'adressant au cadet. Pourquoi, fils de chien, ne me rosses-tu pas aussi? -- Voyez un peu ce qu'il invente, disait la mere en embrassant le plus jeune de ses fils. On a donc de ces inventions-la, qu'un enfant rosse son propre pere! Et c'est bien le moment d'y songer! Un pauvre enfant qui a fait une si longue route, qui s'est si fatigue (le pauvre enfant avait plus de vingt ans et une taille de six pieds), il aurait besoin de se reposer et de manger un morceau; et lui, voila qu'il le force a se battre. -- Eh! eh! mais tu es un freluquet a ce qu'il me semble, disait Boulba. Fils, n'ecoute pas ta mere; c'est une femme, elle ne sait rien. Qu'avez-vous besoin, vous autres, d'etre dorlotes? Vos dorloteries, a vous, c'est une belle plaine, c'est un bon cheval; voila vos dorloteries. Et voyez-vous ce sabre? voila votre mere. Tout le fatras qu'on vous met en tete, ce sont des betises. Et les academies, et tous vos livres, et les ABC, et les philosophies, et tout cela, je crache dessus. Ici Boulba ajouta un mot qui ne peut passer a l'imprimerie. -- Ce qui vaut mieux, reprit-il, c'est que, la semaine prochaine, je vous enverrai au _zaporojie_. C'est la que se trouve la science; c'est la qu'est votre ecole, et que vous attraperez de l'esprit. -- Quoi! ils ne resteront qu'une semaine ici? disait d'une voix plaintive et les larmes aux yeux la vieille bonne mere. Les pauvres petits n'auront pas le temps de se divertir et de faire connaissance avec la maison paternelle. Et moi, je n'aurai pas le temps de les regarder a m'en rassasier. -- Cesse de hurler, vieille; un Cosaque n'est pas fait pour s'avachir avec les femmes. N'est-ce pas? tu les aurais caches tous les deux sous ta jupe, pour les couver comme une poule ses oeufs. Allons, marche. Mets-nous vite sur la table tout ce que tu as a manger. Il ne nous faut pas de gateaux au miel, ni toutes sortes de petites fricassees. Donne-nous un mouton entier ou toute une chevre; apporte-nous de l'hydromel de quarante ans; et donne-nous de l'eau-de-vie, beaucoup d'eau-de-vie; pas de cette eau-de-vie avec toutes sortes d'ingredients, des raisins secs et autres vilenies; mais de l'eau-de-vie toute pure, qui petille et mousse comme une enragee. Boulba conduisit ses fils dans sa chambre, d'ou sortirent a leur rencontre deux belles servantes, toutes chargees de _monistes_[2]. Etait-ce parce qu'elles s'effrayaient de l'arrivee de leurs jeunes seigneurs, qui ne faisaient grace a personne? etait-ce pour ne pas deroger aux pudiques habitudes des femmes? A leur vue, elles se sauverent en poussant de grands cris, et longtemps encore apres, elles se cacherent le visage avec leurs manches. La chambre etait meublee dans le gout de ce temps, dont le souvenir n'est conserve que par les _douma_[3] et les chansons populaires, que recitaient autrefois, dans l'Ukraine, les vieillards a longue barbe, en s'accompagnant de la _bandoura_[4], au milieu d'une foule qui faisait cercle autour d'eux; dans le gout de ce temps rude et guerrier, qui vit les premieres luttes soutenues par l'Ukraine contre l'union[5]. Tout y respirait la proprete. Le plancher et les murs etaient revetus d'une couche de terre glaise luisante et peinte. Des sabres, des fouets (_nagaikas_), des filets d'oiseleur et de pecheur, des arquebuses, une corne curieusement travaillee servant de poire a poudre, une bride chamarree de lames d'or, des entraves parsemees de petits clous d'argent, etaient suspendus autour de la chambre. Les fenetres, fort petites, portaient des vitres rondes et ternes, comme on n'en voit plus aujourd'hui que dans les vieilles eglises; on ne pouvait regarder au dehors qu'en soulevant un petit chassis mobile. Les baies de ces fenetres et des portes etaient peintes en rouge. Dans les coins, sur des dressoirs, se trouvaient des cruches d'argile, des bouteilles en verre de couleur sombre, des coupes d'argent cisele, d'autres petites coupes dorees, de differentes mains-d'oeuvre, venitiennes, florentines, turques, circassiennes, arrivees par diverses voies aux mains de Boulba, ce qui etait assez commun dans ces temps d'entreprises guerrieres. Des bancs de bois, revetus d'ecorce brune de bouleau, faisaient le tour entier de la chambre. Une immense table etait dressee sous les saintes images, dans un des angles anterieurs. Un haut et large poele, divise en une foule de compartiments, et couvert de briques vernissees, bariolees, remplissait l'angle oppose. Tout cela etait tres connu de nos deux jeunes gens, qui venaient chaque annee passer les vacances a la maison; je dis venaient, et venaient a pied, car ils n'avaient pas encore de chevaux, la coutume ne permettant point aux ecoliers d'aller a cheval. Ils etaient encore a l'age ou les longues touffes du sommet de leur crane pouvaient etre tirees impunement par tout Cosaque arme. Ce n'est qu'a leur sortie du seminaire que Boulba leur avait envoye deux jeunes etalons pour faire le voyage. A l'occasion du retour de ses fils, Boulba fit rassembler tous les centeniers de son _polk_[6] qui n'etaient pas absents; et quand deux d'entre eux se furent rendus a son invitation, avec le _iesaoul_[7] Dmitri Tovkatch, son vieux camarade, il leur presenta ses fils en disant: -- Voyez un peu quels gaillards! je les enverrai bientot a la _setch_. Les visiteurs feliciterent et Boulba et les deux jeunes gens, en leur assurant qu'ils feraient fort bien, et qu'il n'y avait pas de meilleure ecole pour la jeunesse que le _zaporojie_. -- Allons, seigneurs et freres, dit Tarass, asseyez-vous chacun ou il lui plaira. Et vous, mes fils, avant tout, buvons un verre d'eau-de-vie. Que Dieu nous benisse! A votre sante, mes fils! A la tienne, Ostap (Eustache)! A la tienne, Andry (Andre)! Dieu veuille que vous ayez toujours de bonnes chances a la guerre, que vous battiez les paiens et les Tatars! et si les Polonais commencent quelque chose contre notre sainte religion, les Polonais aussi! Voyons, donne ton verre. L'eau-de-vie est-elle bonne? Comment se nomme l'eau-de-vie en latin? Quels sots etaient ces Latins! ils ne savaient meme pas qu'il y eut de l'eau-de-vie au monde. Comment donc s'appelait celui qui a ecrit des vers latins? Je ne suis pas trop savant; j'ai oublie son nom. Ne s'appelait-il pas Horace? -- Voyez-vous le sournois, se dit tout bas le fils aine, Ostap; c'est qu'il sait tout, le vieux chien, et il fait mine de ne rien savoir. -- Je crois bien que l'archimandrite ne vous a pas meme donne a flairer de l'eau-de-vie, continuait Boulba. Convenez, mes fils, qu'on vous a vertement etrilles, avec des balais de bouleau, le dos, les reins, et tout ce qui constitue un Cosaque. Ou bien peut- etre, parce que vous etiez devenus grands garcons et sages, vous rossait-on a coups de fouet, non les samedis seulement, mais encore les mercredis et les jeudis. -- Il n'y a rien a se rappeler de ce qui s'est fait, pere, repondit Ostap; ce qui est passe est passe. -- Qu'on essaye maintenant! dit Andry; que quelqu'un s'avise de me toucher du bout du doigt! que quelque Tatar s'imagine de me tomber sous la main! il saura ce que c'est qu'un sabre cosaque. -- Bien, mon fils, bien! par Dieu, c'est bien parle. Puisque c'est comme ca, par Dieu, je vais avec vous. Que diable ai-je a attendre ici? Que je devienne un planteur de ble noir, un homme de menage, un gardeur de brebis et de cochons? que je me dorlote avec ma femme? Non, que le diable l'emporte! je suis un Cosaque, je ne veux pas. Qu'est-ce que cela me fait qu'il n'y ait pas de guerre! j'irai prendre du bon temps avec vous. Oui, par Dieu, j'y vais. Et le vieux Boulba, s'echauffant peu a peu, finit par se facher tout rouge, se leva de table, et frappa du pied en prenant une attitude imperieuse. -- Nous partons demain. Pourquoi remettre? Qui diable attendons- nous ici? A quoi bon cette maison? a quoi bon ces pots? a quoi bon tout cela? En parlant ainsi, il se mit a briser les plats et les bouteilles. La pauvre femme, des longtemps habituee a de pareilles actions, regardait tristement faire son mari, assise sur un banc. Elle n'osait rien dire; mais en apprenant une resolution aussi penible a son coeur, elle ne put retenir ses larmes. Elle jeta un regard furtif sur ses enfants qu'elle allait si brusquement perdre, et rien n'aurait pu peindre la souffrance qui agitait convulsivement ses yeux humides et ses levres serrees. Boulba etait furieusement obstine. C'etait un de ces caracteres qui ne pouvaient se developper qu'au XVIe siecle, dans un coin sauvage de l'Europe, quand toute la Russie meridionale, abandonnee de ses princes, fut ravagee par les incursions irresistibles des Mongols; quand, apres avoir perdu son toit et tout abri, l'homme se refugia dans le courage du desespoir; quand sur les ruines fumantes de sa demeure, en presence d'ennemis voisins et implacables, il osa se rebatir une maison, connaissant le danger, mais s'habituant a le regarder en face; quand enfin le genie pacifique des Slaves s'enflamma d'une ardeur guerriere et donna naissance a cet elan desordonne de la nature russe qui fut la societe cosaque (_kasatchestvo_). Alors tous les abords des rivieres, tous les gues, tous les defiles dans les marais, se couvrirent de Cosaques que personne n'eut pu compter, et leurs hardis envoyes purent repondre au sultan qui desirait connaitre leur nombre: "Qui le sait? Chez nous, dans la steppe, a chaque bout de champ, un Cosaque." Ce fut une explosion de la force russe que firent jaillir de la poitrine du peuple les coups repetes du malheur. Au lieu des anciens _oudely_[8], au lieu des petites villes peuplees de vassaux chasseurs, que se disputaient et se vendaient les petits princes, apparurent des bourgades fortifiees, des _koureny_[9] lies entre eux par le sentiment du danger commun et la haine des envahisseurs paiens. L'histoire nous apprend comment les luttes perpetuelles des Cosaques sauverent l'Europe occidentale de l'invasion des sauvages hordes asiatiques qui menacaient de l'inonder. Les rois de Pologne qui devinrent, au lieu des princes depossedes, les maitres de ces vastes etendues de terre, maitres, il est vrai, eloignes et faibles, comprirent l'importance des Cosaques et le profit qu'ils pouvaient tirer de leurs dispositions guerrieres. Ils s'efforcerent de les developper encore. Les _hetmans_, elus par les Cosaques eux-memes et dans leur sein, transformerent les _koureny_ en _polk_[10] reguliers. Ce n'etait pas une armee rassemblee et permanente; mais, dans le cas de guerre ou de mouvement general, en huit jours au plus, tous etaient reunis. Chacun se rendait a l'appel, a cheval et en armes, ne recevant pour toute solde du roi qu'un ducat par tete. En quinze jours, il se rassemblait une telle armee, qu'a coup sur nul recrutement n'eut pu en former une semblable. La guerre finie, chaque soldat regagnait ses champs, sur les bords du Dniepr, s'occupait de peche, de chasse ou de petit commerce, brassait de la biere, et jouissait de la liberte. Il n'y avait pas de metier qu'un Cosaque ne sut faire: distiller de l'eau-de-vie, charpenter un chariot, fabriquer de la poudre, faire le serrurier et le marechal ferrant, et, par-dessus tout, boire et bambocher comme un Russe seul en est capable, tout cela ne lui allait pas a l'epaule. Outre les Cosaques inscrits, obliges de se presenter en temps de guerre ou d'entreprise, il etait tres facile de rassembler des troupes de volontaires. Les _iesaouls_ n'avaient qu'a se rendre sur les marches et les places de bourgades, et a crier, montes sur une _telega_ (chariot): "Eh! eh! vous autres buveurs, cessez de brasser de la biere et de vous etaler tout de votre long sur les poeles; cessez de nourrir les mouches de la graisse de vos corps; allez a la conquete de l'honneur et de la gloire chevaleresque. Et vous autres, gens de charrue, planteurs de ble noir, gardeurs de moutons, amateurs de jupes, cessez de vous trainer a la queue de vos boeufs, de salir dans la terre vos cafetans jaunes, de courtiser vos femmes et de laisser deperir votre vertu de chevalier[11]. Il est temps d'aller a la quete de la gloire cosaque." Et ces paroles etaient semblables a des etincelles qui tomberaient sur du bois sec. Le laboureur abandonnait sa charrue; le brasseur de biere mettait en pieces ses tonneaux et ses jattes; l'artisan envoyait au diable son metier et le petit marchand son commerce; tous brisaient les meubles de leur maison et sautaient a cheval. En un mot, le caractere russe revetit alors une nouvelle forme, large et puissante. Tarass Boulba etait un des vieux _polkovnik_[12]. Cree pour les difficultes et les perils de la guerre, il se distinguait par la droiture d'un caractere rude et entier. L'influence des moeurs polonaises commencait a penetrer parmi la noblesse petite- russienne. Beaucoup de seigneurs s'adonnaient au luxe, avaient de nombreux domestique, des faucons, des meutes de chasse, et donnaient des repas. Tout cela n'etait pas selon le coeur de Tarass; il aimait la vie simple des Cosaques, et il se querella frequemment avec ceux de ses camarades qui suivaient l'exemple de Varsovie, les appelant esclaves des gentilshommes (_pan_) polonais. Toujours inquiet, mobile, entreprenant, il se regardait comme un des defenseurs naturels de l'Eglise russe; il entrait, sans permission, dans tous les villages ou l'on se plaignait de l'oppression des intendants-fermiers et d'une augmentation de taxe sur les feux. La, au milieu de ses Cosaques, il jugeait les plaintes. Il s'etait fait une regle d'avoir, dans trois cas, recours a son sabre: quand les intendants ne montraient pas de deference envers les anciens et ne leur otaient pas le bonnet, quand on se moquait de la religion ou des vieilles coutumes, et quand il etait en presence des ennemis, c'est-a-dire des Turcs ou paiens, contre lesquels il se croyait toujours en droit de tirer le fer pour la plus grande gloire de la chretiente. Maintenant il se rejouissait d'avance du plaisir de mener lui-meme ses deux fils a la _setch_, de dire avec orgueil: "Voyez quels gaillards je vous amene; de les presenter a tous ses vieux compagnons d'armes, et d'etre temoin de leurs premiers exploits dans l'art de guerroyer et dans celui de boire, qui comptait aussi parmi les vertus d'un chevalier. Tarass avait d'abord eu l'intention de les envoyer seuls; mais a la vue de leur bonne mine, de leur haute taille, de leur male beaute, sa vieille ardeur guerriere s'etait ranimee, et il se decida, avec toute l'energie d'une volonte opiniatre, a partir avec eux des le lendemain. Il fit ses preparatifs, donna des ordres, choisit des chevaux et des harnais pour ses deux jeunes fils, designa les domestiques qui devaient les accompagner, et delegua son commandement au _iesaoul_ Tovkatch, en lui enjoignant de se mettre en marche a la tete de tout le _polk_, des que l'ordre lui en parviendrait de la _setch_. Quoiqu'il ne fut pas entierement degrise, et que la vapeur du vin se promenat encore dans sa cervelle, cependant il n'oublia rien, pas meme l'ordre de faire boire les chevaux et de leur donner une ration du meilleur froment. -- Eh bien! mes enfants, leur dit-il en rentrant fatigue a la maison, il est temps de dormir, et demain nous ferons ce qu'il plaira a Dieu. Mais qu'on ne nous fasse pas de lits; nous dormirons dans la cour. La nuit venait a peine d'obscurcir le ciel; mais Boulba avait l'habitude de se coucher de bonne heure. Il se jeta sur un tapis etendu a terre, et se couvrit d'une pelisse de peaux de mouton (_touloup_), car l'air etait frais, et Boulba aimait la chaleur quand il dormait dans la maison. Il se mit bientot a ronfler; tous ceux qui s'etaient couches dans les coins de la cour suivirent son exemple, et, avant tous les autres, le gardien, qui avait le mieux celebre, verre en main, l'arrivee des jeunes seigneurs. Seule, la pauvre mere ne dormait pas. Elle etait venue s'accroupir au chevet de ses fils bien-aimes, qui reposaient l'un pres de l'autre. Elle peignait leur jeune chevelure, les baignait de ses larmes, les regardait de tous ses yeux, de toutes les forces de son etre, sans pouvoir se rassasier de les contempler. Elle les avait nourris de son lait, eleves avec une tendresse inquiete, et voila qu'elle ne doit les voir qu'un instant. "Mes fils, mes fils cheris! que deviendrez-vous? qu'est-ce qui vous attend?" disait-elle; et des larmes s'arretaient dans les rides de son visage, autrefois beau. En effet, elle etait bien digne de pitie, comme toute femme de ce temps-la. Elle n'avait vecu d'amour que peu d'instants, pendant la premiere fievre de la jeunesse et de la passion; et son rude amant l'avait abandonnee pour son sabre, pour ses camarades, pour une vie aventureuse et dereglee. Elle ne voyait son mari que deux ou trois jours par an; et, meme quand il etait la, quand ils vivaient ensemble, quelle etait sa vie? Elle avait a supporter des injures, et jusqu'a des coups, ne recevant que des caresses rares et dedaigneuses. La femme etait une creature etrange et deplacee dans ce ramas d'aventuriers farouches. Sa jeunesse passa rapidement, sans plaisirs; ses belles joues fraiches, ses blanches epaules se fanerent dans la solitude, et se couvrirent de rides prematurees. Tout ce qu'il y a d'amour, de tendresse, de passion dans la femme, se concentra chez elle en amour maternel. Ce soir-la, elle restait penchee avec angoisse sur le lit de ses enfants, comme la _tchaika_[13] des steppes plane sur son nid. On lui prend ses fils, ses chers fils; on les lui prend pour qu'elle ne les revoie peut- etre jamais: peut-etre qu'a la premiere bataille, des Tatars leur couperont la tete, et jamais elle ne saura ce que sont devenus leurs corps abandonnes en pature aux oiseaux voraces. En sanglotant sourdement, elle regardait leurs yeux que tenait fermes l'irresistible sommeil. "Peut-etre, pensait-elle, Boulba remettra-t-il son depart a deux jours? Peut-etre ne s'est-il decide a partir sitot que parce qu'il a beaucoup bu aujourd'hui?" Depuis longtemps la lune eclairait du haut du ciel la cour et tous ses dormeurs, ainsi qu'une masse de saules touffus et les hautes bruyeres qui croissaient contre la cloture en palissades. La pauvre femme restait assise au chevet de ses enfants, les couvant des yeux et sans penser au sommeil. Deja les chevaux, sentant venir l'aube, s'etaient couches sur l'herbe et cessaient de brouter. Les hautes feuilles des saules commencaient a fremir, a chuchoter, et leur babillement descendait de branche en branche. Le hennissement aigu d'un poulain retentit tout a coup dans la steppe. De larges lueurs rouges apparurent au ciel. Boulba s'eveilla soudain et se leva brusquement. Il se rappelait tout ce qu'il avait ordonne la veille. -- Assez dormi, garcons; il est temps, il est temps! faites boire les chevaux. Mais ou est la vieille (c'est ainsi qu'il appelait habituellement sa femme)? Vite, vieille! donne-nous a manger, car nous avons une longue route devant nous. Privee de son dernier espoir, la pauvre vieille se traina tristement vers la maison. Pendant que, les larmes aux yeux, elle preparait le dejeuner, Boulba distribuait ses derniers ordres, allait et venait dans les ecuries, et choisissait pour ses enfants ses plus riches habits. Les etudiants changerent en un moment d'apparence. Des bottes rouges, a petits talons d'argent, remplacerent leurs mauvaises chaussures de college. Ils ceignirent sur leurs reins, avec un cordon dore, des pantalons larges comme la mer Noire, et formes d'un million de petits plis. A ce cordon pendaient de longues lanieres de cuir, qui portaient avec des houppes tous les ustensiles du fumeur. Un casaquin de drap rouge comme le feu leur fut serre au corps par une ceinture brodee, dans laquelle on glissa des pistolets turcs damasquines. Un grand sabre leur battait les jambes. Leurs visages, encore peu heles, semblaient alors plus beaux et plus blancs. De petites moustaches noires relevaient le teint brillant et fleuri de la jeunesse. Ils etaient bien beaux sous leurs bonnets d'astrakan noir termines par des calottes dorees. Quand la pauvre mere les apercut, elle ne put proferer une parole, et des larmes craintives s'arreterent dans ses yeux fletris. -- Allons, mes fils, tout est pret, plus de retard, dit enfin Boulba. Maintenant, d'apres la coutume chretienne, il faut nous asseoir avant de partir. Tout le monde s'assit en silence dans la meme chambre, sans excepter les domestiques, qui se tenaient respectueusement pres de la porte. -- A present, mere, dit Boulba, donne ta benediction a tes enfants; prie Dieu qu'ils se battent toujours bien, qu'ils soutiennent leur honneur de chevaliers, qu'ils defendent la religion du Christ; sinon, qu'ils perissent, et qu'il ne reste rien d'eux sur la terre. Enfants, approchez de votre mere; la priere d'une mere preserve de tout danger sur la terre et sur l'eau. La pauvre femme les embrassa, prit deux petites images en metal, les leur pendit au cou en sanglotant. -- Que la Vierge... vous protege... N'oubliez pas, mes fils, votre mere. Envoyez au moins de vos nouvelles, et pensez... Elle ne put continuer. -- Allons, enfants,dit Boulba. Des chevaux selles attendaient devant le perron. Boulba s'elanca sur son Diable[14], qui fit un furieux ecart en sentant tout a coup sur son dos un poids de vingt _pouds_[15], car Boulba etait tres gros et tres lourd. Quand la mere vit que ses fils etaient aussi montes a cheval, elle se precipita vers le plus jeune, qui avait l'expression du visage plus tendre; elle saisit son etrier, elle s'accrocha a la selle, et, dans un morne et silencieux desespoir, elle l'etreignit entre ses bras. Deux vigoureux Cosaques la souleverent respectueusement, et l'emporterent dans la maison. Mais au moment ou les cavaliers franchirent la porte, elle s'elanca sur leurs traces avec la legerete d'une biche, etonnante a son age, arreta d'une main forte l'un des chevaux, et embrassa son fils avec une ardeur insensee, delirante. On l'emporta de nouveau. Les jeunes Cosaques commencerent a chevaucher tristement aux cotes de leur pere, en retenant leurs larmes, car ils craignaient Boulba, qui ressentait aussi, sans la montrer, une emotion dont il ne pouvait se defendre. La journee etait grise; l'herbe verdoyante etincelait au loin, et les oiseaux gazouillaient sur des tons discords. Apres avoir fait un peu de chemin, les jeunes gens jeterent un regard en arriere; deja leur maisonnette semblait avoir plonge sous terre; on ne voyait plus a l'horizon que les deux cheminees encadrees par les sommets des arbres sur lesquels, dans leur jeunesse, ils avaient grimpe comme des ecureuils. Une vaste prairie s'etendait devant leurs regards, une prairie qui rappelait toute leur vie passee, depuis l'age ou ils se roulaient dans l'herbe humide de rosee, jusqu'a l'age ou ils y attendaient une jeune Cosaque aux noirs sourcils, qui la franchissait d'un pied rapide et craintif. Bientot on ne vit plus que la perche surmontee d'une roue de chariot qui s'elevait au- dessus du puits; bientot la steppe commenca a s'exhausser en montagne, couvrant tout ce qu'ils laissaient derriere eux. Adieu, toit paternel! adieu, souvenirs d'enfance! adieu, tout! CHAPITRE II Les trois voyageurs cheminaient en silence. Le vieux Tarass pensait a son passe; sa jeunesse se deroulait devant lui, cette belle jeunesse que le Cosaque surtout regrette, car il voudrait toujours etre agile et fort pour sa vie d'aventures. Il se demandait a lui-meme quels de ses anciens camarades il retrouverait a la _setch_; il comptait ceux qui etaient deja morts, ceux qui restaient encore vivants, et sa tete grise se baissa tristement. Ses fils etaient occupes de toutes autres pensees. Il faut que nous disions d'eux quelques mots. A peine avaient-ils eu douze ans, qu'on les envoya au seminaire de Kiew, car tous les seigneurs de ce temps-la croyaient necessaire de donner a leurs enfants une education promptement oubliee. A leur entree au seminaire, tous ces jeunes gens etaient d'une humeur sauvage et accoutumes a une pleine liberte. Ce n'etait que la qu'ils se degrossissaient un peu, et prenaient une espece de vernis commun qui les faisait ressembler l'un a l'autre. L'aine des fils de Boulba, Ostap, commenca sa carriere scientifique par s'enfuir des la premiere annee. On l'attrapa, on le battit a outrance, on le cloua a ses livres. Quatre fois il enfouit son ABC en terre, et quatre fois, apres l'avoir inhumainement flagelle, on lui en racheta un neuf. Mais sans doute il eut recommence une cinquieme fois, si son pere ne lui eut fait la menace formelle de le tenir pendant vingt ans comme frere lai dans un cloitre, ajoutant le serment qu'il ne verrait jamais la _setch_, s'il n'apprenait a fond tout ce qu'on enseignait a l'academie. Ce qui est etrange, c'est que cette menace et ce serment venaient du vieux Boulba qui faisait profession de se moquer de toute science, et qui conseillait a ses enfants, comme nous l'avons vu, de n'en faire aucun cas. Depuis ce moment, Ostap se mit a etudier ses livres avec un zele extreme, et finit par etre repute l'un des meilleurs etudiants. L'enseignement de ce temps-la n'avait pas le moindre rapport avec la vie qu'on menait; toutes ces arguties scolastiques, toutes ces finesses rhetoriques et logiques n'avaient rien de commun avec l'epoque, et ne trouvaient d'application nulle part. Les savants d'alors n'etaient pas moins ignorants que les autres, car leur science etait completement oiseuse et vide. Au surplus, l'organisation toute republicaine du seminaire, cette immense reunion de jeunes gens dans la force de l'age, devaient leur inspirer des desirs d'activite tout a fait en dehors du cercle de leurs etudes. La mauvaise chere, les frequentes punitions par la faim et les passions naissantes, tout s'unissait pour eveiller en eux cette soif d'entreprises qui devait, plus tard, se satisfaire dans la _setch_. Les boursiers[16] parcouraient affames les rues de Kiew, obligeant les habitants a la prudence. Les marchands des bazars couvraient toujours des deux mains leurs gateaux, leurs petits pates, leurs graines de pasteques, comme l'aigle couvre ses aiglons, des que passait un boursier. Le consul[17] qui devait, d'apres sa charge, veiller aux bonnes moeurs de ses subordonnes, portait de si larges poches dans ses pantalons, qu'il eut pu y fourrer toute la boutique d'une marchande inattentive. Ces boursiers composaient un monde a part. Ils ne pouvaient pas penetrer dans la haute societe, qui se composait de nobles, Polonais et Petits-Russiens. Le _vaivode_ lui-meme, Adam Kissel, malgre la protection dont il honorait l'academie, defendait qu'on menat les etudiants dans le monde, et voulait qu'on les traitat severement. Du reste, cette derniere recommandation etait fort inutile, car ni le recteur, ni les professeurs ne menageaient le fouet et les etrivieres. Souvent, d'apres leurs ordres, les licteurs rossaient les consuls de maniere a leur faire longtemps gratter leurs pantalons. Beaucoup d'entre eux ne comptaient cela pour rien, ou, tout au plus, pour quelque chose d'un peu plus fort que de l'eau-de-vie poivree. Mais d'autres finissaient par trouver un tel chauffage si desagreable, qu'ils s'enfuyaient a la _setch_, s'ils en savaient trouver le chemin et n'etaient point rattrapes en route. Ostap Boulba, malgre le soin qu'il mettait a etudier la logique et meme la theologie, ne put jamais s'affranchir des implacables etrivieres. Naturellement, cela dut rendre son caractere plus sombre, plus intraitable, et lui donner la fermete qui distingue le Cosaque. Il passait pour tres bon camarade; s'il n'etait presque jamais le chef dans les entreprises hardies, comme le pillage d'un potager, toujours il se mettait des premiers sous le commandement d'un ecolier entreprenant, et jamais, en aucun cas, il n'eut trahi ses compagnons. Aucun chatiment ne l'y eut pu contraindre. Assez indifferent a tout autre plaisir que la guerre ou la bouteille, car il pensait rarement a autre chose, il etait loyal et bon, du moins aussi bon qu'on pouvait l'etre avec un tel caractere et dans une telle epoque. Les larmes de sa pauvre mere l'avaient profondement emu; c'etait la seule chose qui l'eut trouble, et qui lui fit baisser tristement la tete. Son frere cadet, Andry, avait les sentiments plus vifs et plus ouverts. Il apprenait avec plus de plaisir, et sans les difficultes que met au travail un caractere lourd et energique. Il etait plus ingenieux que son frere, plus souvent le chef d'une entreprise hardie; et quelquefois, a l'aide de son esprit inventif, il savait eluder la punition, tandis que son frere Ostap, sans se troubler beaucoup, otait son caftan et se couchait par terre, ne pensant pas meme a demander grace. Andry n'etait pas moins devore du desir d'accomplir des actions heroiques; mais son ame etait abordable a d'autres sentiments. Le besoin d'aimer se developpa rapidement en lui, des qu'il eut passe sa dix-huitieme annee. Des images de femme se presentaient souvent a ses pensees brulantes. Tout en ecoutant les disputes theologiques, il voyait l'objet de son reve avec des joues fraiches, un sourire tendre et des yeux noirs. Il cachait soigneusement a ses camarades les mouvements de son ame jeune et passionnee; car, a cette epoque, il etait indigne d'un Cosaque de penser aux femmes et a l'amour avant d'avoir fait ses preuves dans une bataille. En general, dans les dernieres annees de son sejour au seminaire, il se mit plus rarement en tete d'une troupe aventureuse; mais souvent il errait dans quelque quartier solitaire de Kiew, ou de petites maisonnettes se montraient engageantes a travers leurs jardins de cerisiers. Quelquefois il penetrait dans la rue de l'aristocratie, dans cette partie de la ville qui se nomme maintenant le vieux Kiew, et qui, alors habitee par des seigneurs petits-russiens et polonais, se composait de maisons baties avec un certain luxe. Un jour qu'il passait la, reveur, le lourd carrosse d'un seigneur polonais manqua de l'ecraser, et le cocher a longues moustaches qui occupait le siege le cingla violemment de son fouet. Le jeune ecolier, bouillonnant de colere, saisit de sa main vigoureuse, avec une hardiesse folle, une roue de derriere du carrosse, et parvint a l'arreter quelques moments. Mais le cocher, redoutant une querelle, lanca ses chevaux en les fouettant, et Andry, qui avait heureusement retire sa main, fut jete contre terre, la face dans la boue. Un rire harmonieux et percant retentit sur sa tete. Il leva les yeux, et apercut a la fenetre d'une maison une jeune fille de la plus ravissante beaute. Elle etait blanche et rose comme la neige eclairee par les premiers rayons du soleil levant. Elle riait a gorge deployee, et son rire ajoutait encore un charme a sa beaute vive et fiere. Il restait la, stupefait, la regardait bouche beante, et, essuyant machinalement la boue qui lui couvrait la figure, il l'etendait encore davantage. Qui pouvait etre cette belle fille? Il en adressa la question aux gens de service richement vetus qui etaient groupes devant la porte de la maison autour d'un jeune joueur de _bandoura_. Mais ils lui rirent au nez, en voyant son visage souille, et ne daignerent pas lui repondre. Enfin, il apprit que c'etait la fille du _vaivode_ de Kovno, qui etait venu passer quelques jours a Kiew. La nuit suivante, avec la hardiesse particuliere aux boursiers, il s'introduisit par la cloture en palissade dans le jardin de la maison, qu'il avait notee, grimpa sur un arbre dont les branches s'appuyaient sur le toit de la maison, passa de la sur le toit, et descendit par la cheminee dans la chambre a coucher de la jeune fille. Elle etait alors assise pres d'une lumiere, et detachait de riches pendants d'oreilles. La pelle Polonaise s'effraya tellement a la vue d'un homme inconnu, si brusquement tombe devant elle, qu'elle ne put prononcer un mot. Mais quand elle s'apercut que le boursier se tenait immobile, baissant les yeux et n'osant pas remuer un doigt de la main, quand elle reconnut en lui l'homme qui, devant elle, etait tombe dans la rue d'une maniere si ridicule, elle partit de nouveau d'un grand eclat de rire. Et puis, il n'y avait rien de terrible dans les traits d'Andry; c'etait au contraire un charmant visage. Elle rit longtemps, et finit par se moquer de lui. La belle etait etourdie comme une Polonaise, mais ses yeux clairs et sereins jetaient de ces longs regards qui promettent la constance. Le pauvre etudiant respirait a peine. La fille du _vaivode_ s'approcha hardiment, lui posa sur la tete sa coiffure en diademe, et jeta sur ses epaules une collerette transparente ornee de festons d'or. Elle fit de lui mille folies, avec le sans-gene d'enfant qui est le propre des Polonaises, et qui jeta le jeune boursier dans une confusion inexprimable. Il faisait une figure assez niaise, en ouvrant la bouche et regardant fixement les yeux de l'espiegle. Un bruit soudain l'effraya. Elle lui ordonna de se cacher, et des que sa frayeur se fut dissipee, elle appela sa servante, femme tatare prisonniere, et lui donna l'ordre de le conduire prudemment par le jardin pour le mettre dehors. Mais cette fois-ci, l'etudiant ne fut pas si heureux en traversant la palissade. Le gardien s'eveilla, l'apercut, donna l'alarme, et les gens de la maison le reconduisirent a coups de baton dans la rue jusqu'a ce que ses jambes rapides l'eussent mis hors de leurs atteintes. Apres cette aventure, il devint dangereux pour lui de passer devant la maison du _vaivode_, car ses serviteurs etaient tres nombreux. Andry la vit encore une fois dans l'eglise. Elle le remarqua, et lui sourit malicieusement comme a une vieille connaissance. Bientot apres le _vaivode_ de Kovno quitta la ville, et une grosse figure inconnue se montra a la fenetre ou il avait vu la belle Polonaise aux yeux noirs. C'est a cela que pensait Andry, en penchant la tete sur le cou de son cheval. Mais des longtemps la steppe les avait embrasses dans son sein verdoyant. L'herbe haute les entourait de tous cotes, de sorte qu'on ne voyait plus que les bonnets noirs des Cosaques au-dessus des tiges ondoyantes. -- Eh, eh, qu'est-ce que cela veut dire, enfants? vous voila tout silencieux, s'ecria tout a coup Boulba sortant de sa reverie. On dirait que vous etes devenus des moines. Au diable toutes les noires pensees! Serrez vos pipes dans vos dents, donnez de l'eperon a vos chevaux, et mettons-nous a courir de facon qu'un oiseau ne puisse nous attraper. Et les Cosaques, se courbant sur le pommeau de la selle, disparurent dans l'herbe touffue. On ne voyait plus meme leurs bonnets; le rapide eclair du sillon qu'ils tracaient dans l'herbe indiquait seul la direction de leur course. Le soleil s'etait leve dans un ciel sans nuage, et versait sur la steppe sa lumiere chaude et vivifiante. Plus on avancait dans la steppe, plus elle devenait sauvage et belle. A cette epoque, tout l'espace qui se nomme maintenant la Nouvelle-Russie, de l'Ukraine a la mer Noire, etait un desert vierge et verdoyant. Jamais la charrue n'avait laisse de trace a travers les flots incommensurables de ses plantes sauvages. Les seuls chevaux libres, qui se cachaient dans ces impenetrables abris, y laissaient des sentiers. Toute la surface de la terre semblait un ocean de verdure doree, qu'emaillaient mille autres couleurs. Parmi les tiges fines et seches de la haute herbe, croissaient des masses de bleuets, aux nuances bleues, rouges et violettes. Le genet dressait en l'air sa pyramide de fleurs jaunes. Les petits pompons de trefle blanc parsemaient l'herbage sombre, et un epi de ble, apporte la, Dieu sait d'ou, murissait solitaire. Sous l'ombre tenue des brins d'herbe, glissaient en etendant le cou des perdrix a l'agile corsage. Tout l'air etait rempli de mille chants d'oiseaux. Des eperviers planaient, immobiles, en fouettant l'air du bout de leurs ailes, et plongeant dans l'herbe des regards avides. De loin, l'on entendait les cris aigus d'une troupe d'oies sauvages qui volaient, comme une epaisse nuee, sur quelque lac perdu dans l'immensite des plaines. La mouette des steppes s'elevait, d'un mouvement cadence, et se baignait voluptueusement dans les flots de l'azur; tantot on ne la voyait plus que comme un point noir, tantot elle resplendissait, blanche et brillante, aux rayons du soleil... o mes steppes, que vous etes belles! Nos voyageurs ne s'arretaient que pour le diner. Alors toute leur suite, qui se composait de dix Cosaques, descendait de cheval. Ils detachaient des flacons en bois, contenant l'eau-de-vie, et des moities de calebasses servant de gobelets. On ne mangeait que du pain et du lard ou des gateaux secs, et chacun ne buvait qu'un seul verre, car Tarass Boulba ne permettait a personne de s'enivrer pendant la route. Et l'on se remettait en marche pour aller tant que durait le jour. Le soir venu, la steppe changeait completement d'aspect. Toute son etendue bigarree s'embrasait aux derniers rayons d'un soleil ardent, puis bientot s'obscurcissait avec rapidite et laissait voir la marche de l'ombre qui, envahissant la steppe, la couvrait de la nuance uniforme d'un vert obscur. Alors les vapeurs devenaient plus epaisses; chaque fleur, chaque herbe exhalait son parfum, et toute la steppe bouillonnait de vapeurs embaumees. Sur le ciel d'un azur fonce, s'etendaient de larges bandes dorees et roses, qui semblaient tracees negligemment par un pinceau gigantesque. Ca et la, blanchissaient des lambeaux de nuages, legers et transparents, tandis qu'une brise, fraiche et caressante comme les ondes de la mer, se balancait sur les pointes des herbes, effleurant a peine la joue du voyageur. Tout le concert de la journee s'affaiblissait, et faisait place peu a peu a un concert nouveau. Des gerboises a la robe mouchetee sortaient avec precaution de leurs gites, se dressaient sur les pattes de derriere, et remplissaient la steppe de leurs sifflements. Le gresillement des grillons redoublait de force, et parfois on entendait, venant d'un lac lointain, le cri du cygne solitaire, qui retentissait comme une cloche argentine dans l'air endormi. A l'entree de la nuit, nos voyageurs s'arretaient au milieu des champs, allumaient un feu dont la fumee glissait obliquement dans l'espace, et, posant une marmite sur les charbons, faisaient cuire du gruau. Apres avoir soupe, les Cosaques se couchaient par terre, laissant leurs chevaux errer dans l'herbe, des entraves aux pieds. Les etoiles de la nuit les regardaient dormir sur leurs caftans etendus. Ils pouvaient entendre le petillement, le frolement, tous les bruits du monde innombrable d'insectes qui fourmillaient dans l'herbe. Tous ces bruits, fondus dans le silence de la nuit, arrivaient harmonieux a l'oreille. Si quelqu'un d'eux se levait, toute la steppe se montrait a ses yeux diapree par les etincelles lumineuses des vers luisants. Quelquefois la sombre obscurite du ciel s'eclairait par l'incendie des joncs secs qui croissent au bord des rivieres et des lacs, et une longue rangee de cygnes allant au nord, frappes tout a coup d'une lueur enflammee, semblaient des lambeaux d'etoffes rouges volant a travers les airs. Nos voyageurs continuaient leur route sans aventure. Nulle part, autour d'eux, ils ne voyaient un arbre; c'etait toujours la meme steppe, libre, sauvage, infinie. Seulement, de temps a autre, dans un lointain profond, on distinguait la ligne bleuatre des forets qui bordent le Dniepr. Une seule fois, Tarass fit voir a ses fils un petit point noir qui s'agitait au loin: -- Voyez, mes enfants, dit-il, c'est un Tatar qui galope. En s'approchant, ils virent au-dessus de l'herbe une petite tete garnie de moustaches, qui fixa sur eux ses yeux a la fente mince et allongee, flaira l'air comme un chien courant, et disparut avec la rapidite d'une gazelle, apres s'etre convaincu que les Cosaques etaient au nombre de treize. -- Eh bien! enfants, voulez-vous essayer d'attraper le Tatar? Mais, non, n'essayez pas, vous ne l'atteindriez jamais; son cheval est encore plus agile que mon Diable. Cependant Boulba, craignant une embuche, crut-il devoir prendre ses precautions. Il galopa, avec tout son monde, jusqu'aux bords d'une petite riviere nommee la Tatarka, qui se jette dans le Dniepr. Tous entrerent dans l'eau avec leurs montures, et ils nagerent longtemps eu suivant le fil de l'eau, pour cacher leurs traces. Puis, apres avoir pris pied sur l'autre rive, ils continuerent leur route. Trois jours apres, ils se trouvaient deja proches de l'endroit qui etait le but de leur voyage. Un froid subit rafraichit l'air; ils reconnurent a cet indice la proximite du Dniepr. Voila, en effet, qu'il miroite au loin, et se detache en bleu sur l'horizon. Plus la troupe s'approchait, plus le fleuve s'elargissait en roulant ses froides ondes; et bientot il finit par embrasser la moitie de la terre qui se deroulait devant eux. Ils etaient arrives a cet endroit de son cours ou le Dniepr, longtemps resserre par les bancs de granit, acheve de triompher de tous les obstacles, et bruit comme une mer, en couvrant les plaines conquises, ou les iles dispersees au milieu de son lit refoulent ses flots encore plus loin sur les campagnes d'alentour. Les Cosaques descendirent de cheval, entrerent dans un bac, et apres une traversee de trois heures, arriverent a l'ile Hortiza, ou se trouvait alors la _setch_, qui changea si souvent de residence. Une foule de gens se querellaient sur le bord avec les mariniers. Les Cosaques se remirent en selle; Tarass prit une attitude fiere, serra son ceinturon, et fit glisser sa moustache entre ses doigts. Ses jeunes fils s'examinerent aussi de la tete aux pieds avec une emotion timide, et tous ensemble entrerent dans le faubourg qui precedait la _setch_ d'une demi-verste. A leur entree, ils furent assourdis par le fracas de cinquante marteaux qui frappaient l'enclume dans vingt-cinq forges souterraines et couvertes de gazon. De vigoureux corroyeurs, assis sur leurs perrons, pressuraient des peaux de boeufs dans leurs fortes mains. Des marchands colporteurs se tenaient sous leurs tentes avec des tas de briquets, de pierres a feu, et de poudre a canon. Un Armenien etalait de riches pieces d'etoffe; un Tatar petrissait de la pate; un juif, la tete baissee, tirait de l'eau-de-vie d'un tonneau. Mais ce qui attira le plus leur attention, ce fut un Zaporogue qui dormait au beau milieu de la route, bras et jambes etendus. Tarass s'arreta, plein d'admiration: -- Comme ce drole s'est developpe, dit-il en l'examinant. Quel beau corps d'homme! En effet, le tableau etait acheve. Le Zaporogue s'etait etendu en travers de la route comme un lion couche. Sa touffe de cheveux, fierement rejetee en arriere, couvrait deux palmes de terrain a l'entour de sa tete. Ses pantalons de beau drap rouge avaient ete salis de goudron, pour montrer le peu de cas qu'il en faisait. Apres l'avoir admire tout a son aise Boulba continua son chemin par une rue etroite, toute remplie de metiers faits en plein vent, et de gens de toutes nations qui peuplaient ce faubourg, semblable a une foire, par lequel etait nourrie et vetue la _setch_, qui ne savait que boire et tirer le mousquet. Enfin, ils depasserent le faubourg et apercurent plusieurs huttes eparses, couvertes de gazon ou de feutre, a la mode tatare. Devant quelques-unes, des canons etaient en batterie. On ne voyait aucune cloture, aucune maisonnette avec son perron a colonnes de bois, comme il y en avait dans le faubourg. Un petit parapet en terre et une barriere que personne ne gardait, temoignaient de la prodigieuse insouciance des habitants. Quelques robustes Zaporogues, couches sur le chemin, leurs pipes a la bouche, les regarderent passer avec indifference et sans remuer de place. Tarass et ses fils passerent au milieu d'eux avec precaution, en leur disant: -- Bonjour, seigneurs! -- Et vous, bonjour, repondaient-ils. On rencontrait partout des groupes pittoresques. Les visages hales de ces hommes montraient qu'ils avaient souvent pris part aux batailles, et eprouve toutes sortes de vicissitudes. Voila la _setch_; voila le repaire d'ou s'elancent tant d'hommes fiers et forts comme des lions; voila d'ou sort la puissance cosaque pour se repandre sur toute l'Ukraine. Les voyageurs traverserent une place spacieuse ou s'assemblait habituellement le conseil. Sur un grand tonneau renverse, etait assis un Zaporogue sans chemise; il la tenait a la main, et en raccommodait gravement les trous. Le chemin leur fut de nouveau barre par une troupe entiere de musiciens, au milieu desquels un jeune Zaporogue, qui avait plante son bonnet sur l'oreille, dansait avec frenesie, en elevant les mains par-dessus sa tete. Il ne cessait de crier: -- Vite, vite, musiciens, plus vite. Thomas, n'epargne pas ton eau-de-vie aux vrais chretiens. Et Thomas, qui avait l'oeil poche, distribuait de grandes cruches aux assistants. Autour du jeune danseur, quatre vieux Zaporogues trepignaient sur place, puis tout a coup se jetaient de cote, comme un tourbillon, jusque sur la tete des musiciens, puis, pliant les jambes, se baissaient jusqu'a terre, et, se redressant aussitot, frappaient la terre de leurs talons d'argent. Le sol retentissait sourdement a l'entour, et l'air etait rempli des bruits cadences du _hoppak_ et du _tropak_[18]. Parmi tous ces Cosaques, il s'en trouvait un qui criait et qui dansait avec le plus de fougue. Sa touffe de cheveux volait a tous vents, sa large poitrine etait decouverte, mais il avait passe dans les bras sa pelisse d'hiver, et la sueur ruisselait sur son visage. -- Mais ote donc ta pelisse, lui dit enfin Tarass; vois comme il fait chaud. -- C'est impossible, lui cria le Zaporogue. -- Pourquoi? -- C'est impossible, je connais mon caractere; tout ce que j'ote passe au cabaret. Le gaillard n'avait deja plus de bonnet, plus de ceinture, plus de mouchoir brode; tout cela etait alle ou il avait dit. La foule des danseurs grossissait de minute en minute; et l'on ne pouvait voir sans une emotion contagieuse toute cette foule se ruer a cette danse, la plus libre, la plus folle d'allure qu'on n'ait jamais vue dans le monde, et qui s'appelle, du nom de ses inventeurs, le _kasatchok_. -- Ah! si je n'etais pas a cheval, s'ecria Tarass, je me serais mis, oui, je me serais mis a danser moi-meme! Mais, cependant, commencerent a se montrer dans la foule des hommes ages, graves, respectes de toute la _setch_, qui avaient ete plus d'une fois choisis pour chefs. Tarass retrouva bientot un grand nombre de visages connus. Ostap et Andry entendaient a chaque instant les exclamations suivantes: -- Ah! c'est toi, Petcheritza. -- Bonjour, Kosoloup. -- D'ou viens tu, Tarass? -- Et toi, Doloto? -- Bonjour, Kirdiaga. -- Bonjour, Gousti. -- Je ne m'attendais pas a te voir, Remen. Et tous ces gens de guerre, qui s'etaient rassembles la des quatre coins de la grande Russie, s'embrassaient avec effusion, et l'on n'entendait que ces questions confuses: -- Que fait Kassian? Que fait Borodavka? Et Koloper? Et Pidzichok? Et Tarass Boulba recevait pour reponse qu'on avait pendu Borodavka a Tolopan, ecorche vif Koloper a Kisikermen, et envoye la tete de Pidzichok salee dans un tonneau jusqu'a Constantinople. Le vieux Boulba se mit a reflechir tristement, et repeta maintes fois: -- C'etaient de bons Cosaques! CHAPITRE III Il y avait deja plus d'une semaine que Tarass Boulba habitait la _setch_ avec ses fils. Ostap et Andry s'occupaient peu d'etudes militaires, car la _setch_ n'aimait pas a perdre le temps en vains exercices; la jeunesse faisait son apprentissage dans la guerre meme, qui, pour cette raison, se renouvelait sans cesse. Les Cosaques trouvaient tout a fait oiseux de remplir par quelques etudes les rares intervalles de treve; ils aimaient tirer au blanc, galoper dans les steppes et chasser a courre. Le reste du temps se donnait a leurs plaisirs, le cabaret et la danse. Toute la _setch_ presentait un aspect singulier; c'etait comme une fete perpetuelle, comme une danse bruyamment commencee et qui n'arriverait jamais a sa fin. Quelques-uns s'occupaient de metiers, d'autres de petit commerce; mais la plus grande partie se divertissait du matin au soir, tant que la possibilite de le faire resonnait dans leurs poches, et que leur part de butin n'etait pas encore tombee dans les mains de leurs camarades ou des cabaretiers. Cette fete continuelle avait quelque chose de magique. La _setch_ n'etait pas un ramassis d'ivrognes qui noyaient leurs soucis dans les pots; c'etait une joyeuse bande d'hommes insouciants et vivants dans une folle ivresse de gaiete. Chacun de ceux qui venaient la oubliait tout ce qui l'avait occupe jusqu'alors. On pouvait dire, suivant leur expression, qu'il crachait sur tout son passe, et il s'adonnait avec l'enthousiasme d'un fanatique aux charmes d'une vie de liberte menee en commun avec ses pareils, qui, comme lui, n'avaient plus ni parents, ni famille, ni maisons, rien que l'air libre et l'intarissable gaiete de leur ame. Les differents recits et dialogues qu'on pouvait recueillir de cette foule nonchalamment etendue par terre avaient quelquefois une couleur si energique et si originale, qu'il fallait avoir tout le flegme exterieur d'un Zaporogue pour ne pas se trahir, meme par un petit mouvement de la moustache: caractere qui distingue les Petits-Russiens des autres races slaves. La gaiete etait bruyante, quelquefois a l'exces, mais les buveurs n'etaient pas entasses dans un _kabak_[19] sale et sombre, ou l'homme s'abandonne a une ivresse triste et lourde. La ils formaient comme une reunion de camarades d'ecole, avec la seule difference que, au lieu d'etre assis sous la sotte ferule d'un maitre, tristement penches sur des livres, ils faisaient des excursions avec cinq mille chevaux; au lieu de l'etroite prairie ou ils avaient joue au ballon, ils avaient des steppes spacieuses, infinies, ou se montrait, dans le lointain, le Tatar agile, ou bien le Turc grave et silencieux sous son large turban. Il y avait encore cette difference que, au lieu de la contrainte qui les rassemblait dans l'ecole, ils s'etaient volontairement reunis, en abandonnant pere, mere, et le toit paternel. On trouvait la des gens qui, apres avoir eu la corde autour du cou, et deja voues a la pale mort, avaient revu la vie dans toute sa splendeur; d'autres encore, pour qui un ducat avait ete jusque-la une fortune, et dont on aurait pu, grace aux juifs intendants, retourner les poches sans crainte d'en rien faire tomber. On y rencontrait des etudiants qui, n'ayant pu supporter les verges academiques, s'etaient enfuis de l'ecole, sans apprendre une lettre de l'alphabet, tandis qu'il y en avait d'autres qui savaient fort bien ce qu'etaient Horace, Ciceron et la Republique romaine. On y trouvait aussi des officiers polonais qui s'etaient distingues dans les armees du roi, et grand nombre de partisans, convaincus qu'il etait indifferent de savoir ou et pour qui l'on faisait la guerre, pourvu qu'on la fit, et parce qu'il est indigne d'un gentilhomme de ne pas faire la guerre. Beaucoup enfin venaient a la _setch_ uniquement pour dire qu'ils y avaient ete, et qu'ils en etaient revenus chevaliers accomplis. Mais qui n'y avait-il pas? Cette etrange republique repondait a un besoin du temps. Les amateurs de la vie guerriere, des coupes d'or, des riches etoffes, des ducats et des sequins pouvaient, en toute saison, y trouver de la besogne. Il n'y avait que les amateurs du beau sexe qui n'eussent rien a faire la, car aucune femme ne pouvait se montrer, meme dans le faubourg de la _setch_. Ostap et Andry trouvaient tres etrange de voir une foule de gens se rendre a la _setch_, sans que personne leur demandat qui ils etaient, ni d'ou ils venaient. Ils y entraient comme s'ils fussent revenus a la maison paternelle, l'ayant quittee une heure avant. Le nouveau venu se presentait au _kochevoi_[20], et le dialogue suivant s'etablissait d'habitude entre eux: -- Bonjour. Crois-tu en Jesus-Christ? -- J'y crois, repondait l'arrivant. -- Et a la Sainte Trinite? -- J'y crois de meme. -- Vas-tu a l'eglise? -- J'y vais. -- Fais le signe de la croix. L'arrivant le faisait. -- Bien, reprenait le _kochevoi_, va au _kouren_ qu'il te plait de choisir. A cela se bornait la ceremonie de la reception. Toute la _setch_ priait dans la meme eglise, prete a la defendre jusqu'a la derniere goutte de sang, bien que ces gens ne voulussent jamais entendre parler de careme et d'abstinence. Il n'y avait que des juifs, des Armeniens et des Tatars qui, seduits par l'appat du gain, se decidaient a faire leur commerce dans le faubourg, parce que les Zaporogues n'aimaient pas a marchander, et payaient chaque objet juste avec l'argent que leur main tirait de la poche. Du reste, le sort de ces commercants avides etait tres precaire et tres digne de pitie. Il ressemblait a celui des gens qui habitent au pied du Vesuve, car des que les Zaporogues n'avaient plus d'argent, ils brisaient leurs boutiques et prenaient tout sans rien payer. La _setch_ se composait d'au moins soixante _koureni_, qui etaient autant de petites republiques independantes, ressemblant aussi a des ecoles d'enfants qui n'ont rien a eux, parce qu'on leur fournit tout. Personne, en effet, ne possedait rien; tout se trouvait dans les mains de l'_ataman_ du _kouren_, qu'on avait l'habitude de nommer pere (_batka_). Il gardait l'argent, les habits, les provisions, et jusqu'au bois de chauffage. Souvent un _kouren_ se prenait de querelle avec un autre. Dans ce cas, la dispute se vidait par un combat a coups de poing, qui ne cessait qu'avec le triomphe d'un parti, et alors commencait une fete generale. Voila quelle etait cette _setch_ qui avait tant de charme pour les jeunes gens. Ostap et Andry se lancerent avec toute la fougue de leur age sur cette mer orageuse, et ils eurent bien vite oublie le toit paternel, et le seminaire, et tout ce qui les avait jusqu'alors occupes. Tout leur semblait nouveau, et les moeurs vagabondes de la _setch_, et les lois fort peu compliquees qui la regissaient, mais qui leur paraissaient encore trop severes pour une telle republique. Si un Cosaque volait quelque misere, c'etait compte pour une honte sur toute l'association. On l'attachait, comme un homme deshonore, a une sorte de colonne infame, et, pres de lui, l'on posait un gros baton dont chaque passant devait lui donner un coup jusqu'a ce que mort s'ensuivit. Le debiteur qui ne payait pas etait enchaine a un canon, et il restait a cette attache jusqu'a ce qu'un camarade consentit a payer sa dette pour le delivrer; mais Andry fut surtout frappe par le terrible supplice qui punissait le meurtrier. On creusait une fosse profonde dans laquelle on couchait le meurtrier vivant, puis on posait sur son corps le cadavre du mort enferme dans un cercueil, et on les couvrait tous les deux de terre. Longtemps apres une execution de ce genre, Andry fut poursuivi par l'image de ce supplice horrible, et l'homme enterre vivant sous le mort se representait incessamment a son esprit. Les deux jeunes Cosaques se firent promptement aimer de leurs camarades. Souvent, avec d'autres membre du meme _kouren_, ou avec le _kouren_ tout entier, ou meme avec les _koureni_ voisins, ils s'en allaient dans la steppe a la chasse des innombrables oiseaux sauvages, des cerfs, des chevreuils; ou bien ils se rendaient sur les bords des lacs et des cours d'eau attribues par le sort a leur _kouren_, pour jeter leurs filets et ramasser de nombreuses provisions. Quoique ce ne fut pas precisement la vraie science du Cosaque, ils se distinguaient parmi les autres par leur courage et leur adresse. Ils tiraient bien au blanc, ils traversaient le Dniepr a la nage, exploit pour lequel un jeune apprenti etait solennellement recu dans le cercle des Cosaques. Mais le vieux Tarass leur preparait une autre sphere d'activite. Une vie si oisive ne lui plaisait pas; il voulait arriver a la veritable affaire. Il ne cessait de reflechir sur la maniere dont on pourrait decider la _setch_ a quelque hardie entreprise, ou un chevalier put se montrer ce qu'il est. Un jour, enfin, il alla trouver le _kochevoi_, et lui dit sans preambule: -- Eh bien, _kochevoi_, il serait temps que les Zaporogues allassent un peu se promener. -- Il n'y a pas ou se promener, repondit le _kochevoi_ en otant de sa bouche une petite pipe, et en crachant de cote. -- Comment, il n'y a pas ou? On peut aller du cote des Turcs, ou du cote des Tatars. -- On ne peut ni du cote des Turcs, ni du cote des Tatars, repondit le _kochevoi_ en remettant, d'un grand sang-froid, sa pipe entre ses dents. -- Mais pourquoi ne peut-on pas? -- Parce que... nous avons promis la paix au sultan. -- Mais c'est un paien, dit Boulba; Dieu et la sainte Ecriture ordonnent de battre les paiens. -- Nous n'en avons pas le droit. Si nous n'avions pas jure sur notre religion, peut-etre serait-ce possible. Mais maintenant, non, c'est impossible. -- Comment, impossible! Voila que tu dis que nous n'avons pas le droit; et moi j'ai deux fils, jeunes tous les deux, qui n'ont encore ete ni l'un ni l'autre a la guerre. Et voila que tu dis que nous n'avons pas le droit, et voila que tu dis qu'il ne faut pas que les Zaporogues aillent a la guerre! -- Non, ca ne convient pas. -- Il faut donc que la force cosaque se perde inutilement; il faut donc qu'un homme perisse comme un chien sans avoir fait une bonne oeuvre, sans s'etre rendu utile a son pays et a la chretiente? Pourquoi donc vivons-nous? Pourquoi diable vivons-nous? Voyons, explique-moi cela. Tu es un homme sense, ce n'est pas pour rien qu'on t'a fait _kochevoi_. Dis-moi, pourquoi, pourquoi vivons- nous? Le _kochevoi_ fit attendre sa reponse. C'etait un Cosaque obstine. Apres s'etre tu longtemps, il finit par dire: -- Et cependant, il n'y aura pas de guerre. -- Il n'y aura pas de guerre? demanda de nouveau Tarass. -- Non. -- Il ne faut plus y penser? -- Il ne faut plus y penser. -- Attends, se dit Boulba, attends, tete du diable, tu auras de mes nouvelles. Et il le quitta, bien decide a se venger. Apres s'etre concerte avec quelques-uns de ses amis, il invita tout le monde a boire. Les Cosaques, un peu ivres, s'en allerent tous sur la place, ou se trouvaient, attachees a des poteaux, les timbales qu'on frappait pour reunir le conseil. N'ayant pas trouve les baguettes que gardait chez lui le timbalier, ils saisirent chacun un baton, et se mirent a frapper sur les timbales. L'homme aux baguettes arriva le premier; c'etait un gaillard de haute taille, qui n'avait plus qu'un oeil, et non fort eveille. -- Qui ose battre l'appel? decria-t-il. -- Tais-toi, prends tes baguettes, et frappe quand on te l'ordonne, repondirent les Cosaques avines. Le timbalier tira de sa poche ses baguettes qu'il avait prises avec lui, sachant bien comment finissaient d'habitude de pareilles aventures. Les timbales resonnerent, et bientot des masses noires de Cosaques se precipiterent sur la place, presses comme des frelons dans une ruche. Tous se mirent en rond, et apres le troisieme roulement des timbales, se montrerent enfin les chefs, a savoir le _kochevoi_ avec la massue, signe de sa dignite, le juge avec le sceau de l'armee, le greffier avec son ecritoire et _l'iesaoul_ avec son long baton. Le kockevoi et les autres chefs oterent leurs bonnets pour saluer humblement les Cosaques qui se tenaient fierement les mains sur les hanches. -- Que signifie cette reunion, et que desirez-vous, seigneurs? demanda le _kochevoi_. Les cris et les imprecations l'empecherent de continuer. -- Depose ta massue, fils du diable; depose ta massue, nous ne voulons plus de toi, s'ecrierent des voix nombreuses. Quelques _koureni_, de ceux qui n'avaient pas bu, semblaient etre d'un avis contraire. Mais bientot, ivres ou sobres, tous commencerent a coups de poing, et la bagarre devint generale. Le _kochevoi_ avait eu un moment l'intention de parler; mais, sachant bien que cette foule furieuse et sans frein, pouvait aisement le battre jusqu'a mort, ce qui etait souvent arrive dans des cas pareils, il salua tres bas, deposa sa massue, et disparut dans la foule. -- Nous ordonnez-vous, seigneurs, de deposer aussi les insignes de nos charges? demanderent le juge, le greffier et l'_iesaoul_ prets a laisser a la premiere injonction le sceau, l'ecritoire et le baton blanc. -- Non, restez, s'ecrierent des voix parties de la foule. Nous ne voulions chasser que le _kochevoi_, parce qu'il n'est qu'une femme, et qu'il nous faut un homme pour _kochevoi_. -- Qui choisirez-vous maintenant? demanderent les chefs. -- Prenons Koukoubenko, s'ecrierent quelques-uns. -- Nous ne voulons pas de Koukoubenko repondirent les autres. Il est trop jeune; le lait de sa nourrice ne lui a pas encore seche sur les levres. -- Que Chilo soit notre _ataman_! s'ecrierent d'autres voix; faisons de Chilo un _kochevoi_. -- Un _chilo_[21] dans vos dos, repondit la foule jurant. Quel Cosaque est-ce, celui qui est parvenu en se faufilant comme un Tatar? Au diable l'ivrogne Chilo! -- Borodaty! choisissons Borodaty! -- Nous ne voulons pas de Borodaty; au diable Borodaty! -- Criez Kirdiaga, chuchota Tarass Boulba a l'oreille de ses affides. -- Kirdiaga, Kirdiaga! s'ecrierent-ils. -- Kirdiaga! Borodaty! Borodaty! Kirdiaga! Chilo! Au diable Chilo! Kirdiaga!" Les candidats dont les noms etaient ainsi proclames sortirent tous de la foule, pour ne pas laisser croire qu'ils aidaient par leur influence a leur propre election. "Kirdiaga! Kirdiaga!" Ce nom retentissait plus fort que les autres. "Borodaty!" repondait-on. La question fut jugee a coups de poing, et Kirdiaga triompha. -- Amenez Kirdiaga, s'ecria-t-on aussitot. Une dizaine de Cosaques quitterent la foule. Plusieurs d'entre eux etaient tellement ivres, qu'ils pouvaient a peine se tenir sur leurs jambes. Ils se rendirent tous chez Kirdiaga, pour lui annoncer qu'il venait d'etre elu. Kirdiaga, vieux Cosaque tres madre, etait rentre depuis longtemps dans sa hutte, et faisait mine de ne rien savoir de ce qui se passait. -- Que desirez-vous, seigneur? demanda-t-il. -- Viens; on t'a fait _kochevoi_. -- Prenez pitie de moi, seigneurs. Comment est-il possible que je sois digne d'un tel honneur? Quel _kochevoi_ ferais-je? je n'ai pas assez de talent pour remplir une pareille dignite. Comme si l'on ne pouvait pas trouver meilleur que moi dans toute l'armee. -- Va donc, va donc, puisqu'on te le dit, lui repliquerent les Zaporogues. Deux d'entre eux le saisirent sous les bras, et, malgre sa resistance, il fut amene de force sur la place, bourre de coups de poing dans le dos, et accompagne de jurons et d'exhortations: -- Allons, ne recule pas, fils du diable! accepte, chien, l'honneur qu'on t'offre. Voila de quelle facon Kirdiaga fut amene dans le cercle des Cosaques. -- Eh bien! seigneurs, crierent a pleine voix ceux qui l'avaient amene, consentez-vous a ce que ce Cosaque devienne notre _kochevoi_? -- Oui! oui! nous consentons tous, tous! repondit la foule; et l'echo de ce cri unanime retentit longtemps dans la plaine. L'un des chefs prit la massue et la presenta au nouveau _kochevoi_. Kirdiaga, d'apres la coutume, refusa de l'accepter. Le chef la lui presenta une seconde fois; Kirdiaga la refusa encore, et ne l'accepta qu'a la troisieme presentation. Un long cri de joie s'eleva dans la foule, et fit de nouveau retentir toute la plaine. Alors, du milieu du peuple, sortirent quatre vieux Cosaques a moustaches et cheveux grisonnants (il n'y en avait pas de tres vieux a la _setch_, car jamais Zaporogue ne mourut de mort naturelle); chacun d'eux prit une poignee de terre, que de longues pluies avaient changee en boue, et l'appliqua sur la tete de Kirdiaga. La terre humide lui coula sur le front, sur les moustaches et lui salit tout le visage. Mais Kirdiaga demeura parfaitement calme, et remercia les Cosaques de l'honneur qu'ils venaient de lui faire. Ainsi se termina cette election bruyante qui, si elle ne contenta nul autre, combla de joie le vieux Boulba; en premier lieu, parce qu'il s'etait venge de l'ancien _kochevoi_, et puis, parce que Kirdiaga son vieux camarade, avait fait avec lui les memes expeditions sur terre et sur mer, et partage les memes travaux, les memes dangers. La foule se dissipa aussitot pour aller celebrer l'election, et un festin universel commenca, tel que jamais les fils de Tarass n'en avaient vu de pareil. Tous les cabarets furent mis au pillage; les Cosaques prenaient sans payer la biere, l'eau-de-vie et l'hydromel. Les cabaretiers s'estimaient heureux d'avoir la vie sauve. Toute la nuit se passa en cris et en chansons qui celebraient la gloire des Cosaques; et la lune vit, toute la nuit, se promener dans les rues des troupes de musiciens avec leurs _bandoura_s et leurs _balalaikas_[22], et des chantres d'eglise qu'on entretenait dans la _setch_ pour chanter les louanges de Dieu et celles des Cosaques. Enfin, le vin et la fatigue vainquirent tout le monde. Peu a, peu toutes les rues se joncherent d'hommes etendus. Ici, c'etait un Cosaque qui, attendri, eplore, se pendait au cou de son camarade, et tous deux tombaient embrasses. La, tout un groupe etait renverse pele-mele. Plus loin, un ivrogne choisissait longtemps une place pour se coucher, et finissait par s'etendre sur une piece de bois. Le dernier, le plus fort de tous, marcha longtemps, en trebuchant sur les corps et en balbutiant des paroles incoherentes; mais enfin il tomba comme les autres, et toute la _setch_ s'endormit. CHAPITRE IV Des le lendemain, Tarass Boulba se concertait avec le nouveau _kochevoi_, pour savoir comment l'on pourrait decider les Zaporogues a une resolution. Le _kochevoi_ etait un Cosaque fin et ruse qui connaissait bien ses Zaporogues. Il commenca par dire: -- C'est impossible de violer le serment, c'est impossible. Et puis, apres un court silence, il reprit: -- Oui, c'est possible. Nous ne violerons pas le serment, mais nous inventerons quelque chose. Seulement faites en sorte que le peuple se rassemble, non sur mon ordre, mais par sa propre volonte. Vous savez bien comment vous y prendre; et moi, avec les anciens, nous accourrons aussitot sur la place comme si nous ne savions rien. Une heure ne s'etait pas passee depuis leur entretien, quand les timbales resonnerent de nouveau. La place fut bientot couverte d'un million de bonnets cosaques. On commenca a se faire des questions: -- Quoi?... Pourquoi?... Qu'a-t-on a battre les timbales? Personne ne repondait. Peu a peu, neanmoins, on entendit dans la foule les propos suivants: -- La force cosaque perit a ne rien faire... Il n'y a pas de guerre, pas d'entreprise... Les anciens sont des faineants; ils ne voient plus, la graisse les aveugle. Non, il n'y a pas de justice au monde. Les autres Cosaques ecoutaient en silence, et ils finirent par repeter eux-memes: -- Effectivement, il n'y a pas du tout de justice au monde. Les anciens paraissaient fort etonnes de pareils discours. Enfin le _kochevoi_ s'avanca, et dit: -- Me permettez-vous de parler, seigneurs Zaporogues? -- Parle. -- Mon discours, seigneurs, sera fait en consideration de ce que la plupart d'entre vous, et vous le savez sans doute mieux que moi, doivent tant d'argent aux juifs des cabarets et a leurs camarades, qu'aucun diable ne fait plus credit. Puis, ensuite, mon discours sera fait en consideration de ce qu'il y a parmi nous beaucoup de jeunes gens qui n'ont jamais vu la guerre de pres, tandis qu'un jeune homme, vous le savez vous-memes, seigneurs, ne peut exister sans la guerre. Quel Zaporogue est-ce, s'il n'a jamais battu de paien? -- Il parle bien, pensa Boulba. -- Ne croyez pas cependant, seigneurs, que je dise tout cela pour violer la paix. Non, que Dieu m'en garde! je ne dis cela que comme cela. En outre, le temple du Seigneur, chez nous, est dans un tel etat que c'est pecher de dire ce qu'il est. Il y a deja bien des annees que, par la grace du Seigneur, la _setch_ existe; et jusqu'a present, non seulement le dehors de l'eglise, mais les saintes images de l'interieur n'ont pas le moindre ornement. Personne ne songe meme a leur faire battre une robe d'argent[23]. Elles n'ont recu que ce que certains Cosaques leur ont laisse par testament. Il est vrai que ces dons-la etaient bien peu de chose, car ceux qui les ont faits avaient de leur vivant bu tout leur avoir. De facon que je ne fais pas de discours pour vous decider a la guerre contre les Turcs, parce que nous avons promis la paix au sultan, et que ce serait un grand peche de se dedire, attendu que nous avons jure sur notre religion. -- Que diable embrouille-t-il? se dit Boulba. -- Vous voyez, seigneurs, qu'il est impossible de commencer la guerre; l'honneur des chevaliers ne le permet pas. Mais voici ce que je pense, d'apres mon pauvre esprit. Il faut envoyer les jeunes gens sur des canots, et qu'ils ecument un peu les cotes de l'Anatolie. Qu'en pensez-vous, seigneurs? -- Conduis-nous, conduis-nous tous? s'ecria la foule de tous cotes. Nous sommes tous prets a perir pour la religion. Le _kochevoi_ s'epouvanta; il n'avait nullement l'intention de soulever toute la _setch_; il lui semblait dangereux de rompre la paix. -- Permettez-moi, seigneurs, de parler encore. -- Non, c'est assez, s'ecrierent les Zaporogues; tu ne diras rien de mieux que ce que tu as dit. -- Si c'est ainsi, il sera fait comme vous le desirez. Je suis le serviteur de votre volonte. C'est une chose connue et la sainte Ecriture le dit, que la voix du peuple est la voix de Dieu. Il est impossible d'imaginer jamais rien de plus sense que ce qu'a imagine le peuple; mais voila ce qu'il faut que je vous dise. Vous savez, seigneurs, que le sultan ne laissera pas sans punition le plaisir que les jeunes gens se seront donne; et nos forces eussent ete pretes, et nous n'eussions craint personne. Et pendant notre absence, les Tatars peuvent nous attaquer. Ce sont les chiens des Turcs; ils n'osent pas vous prendre en face, ils n'entrent pas dans la maison tant que le maitre l'occupe; mais ils vous mordent les talons par derriere, et de facon a faire crier. Et puis, s'il faut dire la verite, nous n'avons pas assez de canots en reserve, ni assez de poudre pour que nous puissions tous partir. Du reste, je suis pret a faire ce qui vous convient, je suis le serviteur de votre volonte. Le ruse _kochevoi_ se tut. Les groupes commencerent a s'entretenir; les _atamans_ des _koureni_ entrerent en conseil. Par bonheur, il n'y avait pas beaucoup de gens ivres dans la foule, et les Cosaques se deciderent a suivre le prudent avis de leur chef. Quelques-uns d'entre eux passerent aussitot sur la rive du Dniepr, et allerent fouiller le tresor de l'armee, la ou, dans des souterrains inabordables, creuses sous l'eau et sous les joncs, se cachait l'argent de la _setch_, avec les canons et les armes pris a l'ennemi. D'autres s'empresserent de visiter les canots et de les preparer pour l'expedition. En un instant, le rivage se couvrit d'une foule animee. Des charpentiers arrivaient avec leurs haches; de vieux Cosaques hales, aux moustaches grises, aux epaules larges, aux fortes jambes, se tenaient jusqu'aux genoux dans l'eau, les pantalons retrousses, et tiraient les canots avec des cordes pour les mettre a flot. D'autres trainaient des poutres seches et des pieces de bois. Ici, l'on ajustait des planches a un canot; la, apres l'avoir renverse la quille en l'air, on le calfatait avec du goudron; plus loin, on attachait aux deux flancs du canot, d'apres la coutume cosaque, de longues bottes de joncs, pour empecher les vagues de la mer de submerger cette frele embarcation. Des feux etaient allumes sur tout le rivage. On faisait bouillir la poix dans des chaudrons de cuivre. Les anciens, les experimentes, enseignaient aux jeunes. Des cris d'ouvriers et les bruits de leur ouvrage retentissaient de toutes parts. La rive entiere du fleuve se mouvait et vivait. Dans ce moment, un grand bac se montra en vue du rivage. La foule qui l'encombrait faisait de loin des signaux. C'etaient des Cosaques couverts de haillons. Leurs vetements deguenilles (plusieurs d'entre eux n'avaient qu'une chemise et une pipe) montraient qu'ils venaient d'echapper a quelque grand malheur, ou qu'ils avaient bu jusqu'a leur defroque. L'un d'eux, petit, trapu, et qui pouvait avoir cinquante ans, se detacha de la foule, et vint se placer sur l'avant du bac. Il criait plus fort et faisait des gestes plus energiques que tous les autres; mais le bruit des travailleurs a l'oeuvre empechait d'entendre ses paroles. -- Qu'est-ce qui vous amene?" demanda enfin le _kochevoi_, quand le bac toucha la rive. Tous les ouvriers suspendirent leurs travaux, cesserent le bruit, et regarderent dans une silencieuse attente, en soulevant leurs haches ou leurs rabots. -- Un malheur, repondit le petit Cosaque de l'avant. -- Quel malheur? -- Me permettez-vous de parler, seigneurs Zaporogues? -- Parle. -- Ou voulez-vous plutot rassembler un conseil? -- Parle, nous sommes tous ici. Et la foule se reunit en un seul groupe. -- Est-ce que vous n'avez rien entendu dire de ce qui se passe dans l'Ukraine? -- Quoi? demanda un des _atamans_ de _kouren_. -- Quoi? reprit l'autre; il parait que les Tatars vous ont bouche les oreilles avec de la colle pour que vous n'ayez rien entendu. -- Parle donc, que s'y fait-il? -- Il s'y fait des choses comme il ne s'en est jamais fait depuis que nous sommes au monde et que nous avons recu le bapteme. -- Mais, dis donc ce qui s'y fait, fils de chien, s'ecria de la foule quelqu'un qui avait apparemment perdu patience. -- Il s'y fait que les saintes eglises ne sont plus a nous. -- Comment, plus a nous? -- On les a donnees a bail aux juifs, et si on ne paye pas le juif d'avance, il est impossible de dire la messe. -- Qu'est-ce que tu chantes la? -- Et si l'infame juif ne met pas, avec sa main impure, un petit signe sur l'hostie, il est impossible de la consacrer. -- Il ment, seigneurs et freres, comment se peut-il qu'un juif impur mette un signe sur la sainte hostie?... -- Ecoutez, je vous en conterai bien d'autres. Les pretres catholiques (_kseunz_) ne vont pas autrement, dans l'Ukraine, qu'en _tarataika_[24]. Ce ne serait pas un mal, mais voila ce qui est un mal, c'est qu'au lieu de chevaux, on attelle des chretiens de la bonne religion[25]. Ecoutez, ecoutez, je vous en conterai bien d'autres. On dit que les juives commencent a se faire des jupons avec les chasubles de nos pretres. Voila ce qui se fait dans l'Ukraine, seigneurs. Et vous, vous etes tranquillement etablis dans la _setch_, vous buvez, vous ne faites rien, et, a ce qu'il parait, les Tatars vous ont fait si peur, que vous n'avez plus d'yeux ni d'oreilles, et que vous n'entendez plus parler de ce qui se passe dans le monde. -- Arrete, arrete, interrompit le _kochevoi_ qui s'etait tenu jusque-la immobile et les yeux baisses, comme tous les Zaporogues, qui, dans les grandes occasions, ne s'abandonnaient jamais au premier elan, mais se taisaient pour rassembler en silence toutes les forces de leur indignation. Arrete, et moi, je dirai une parole. Et vous donc, vous autres, que le diable rosse vos peres! que faisiez-vous? N'aviez-vous pas de sabres, par hasard? Comment avez-vous permis une pareille abomination? -- Comment nous avons permis une pareille abomination? Et vous, auriez-vous mieux fait quand il y avait cinquante mille hommes des seuls Polonais? Et puis, il ne faut pas deguiser notre peche, il y avait aussi des chiens parmi les notres, qui ont accepte leur religion. -- Et que faisait votre _hetman_? que faisaient vos _polkovniks_? -- Ils ont fait de telles choses que Dieu veuille nous en preserver. -- Comment? -- Voila comment: notre _hetman_ se trouve maintenant a Varsovie roti dans un boeuf de cuivre, et les tetes de nos _polkovniks_ se sont promenees avec leurs mains dans toutes les foires pour etre montrees au peuple. Voila ce qu'ils ont fait. Toute la foule frissonna. Un grand silence s'etablit sur le rivage entier, semblable a celui qui precede les tempetes. Puis, tout a coup, les cris, les paroles confuses eclaterent de tous cotes. -- Comment! que les juifs tiennent a bail les eglises chretiennes! que les pretres attellent des chretiens au brancard! Comment! permettre de pareils supplices sur la terre russe, de la part de maudits schismatiques! Qu'on puisse traiter ainsi les _polkovniks_ et les _hetman_s! non, ce ne sera pas, ce ne sera pas. Ces mots volaient de cote et d'autre, Les Zaporogues commencaient a se mettre en mouvement. Ce n'etait pas l'agitation d'un peuple mobile. Ces caracteres lourds et forts ne s'enflammaient pas promptement; mais une fois echauffes, ils conservaient longtemps et obstinement leur flamme interieure. -- Pendons d'abord tous les juifs, s'ecrierent des voix dans la foule; qu'ils ne puissent plus faire de jupes a leurs juives avec les chasubles des pretres! qu'ils ne mettent plus de signes sur les hosties! noyons toute cette canaille dans le Dniepr! Ces mots prononces par quelques-uns volerent de bouche en bouche aussi rapidement que brille l'eclair, et toute la foule se precipita sur le faubourg avec l'intention d'exterminer tous les juifs. Les pauvres fils d'Israel ayant perdu, dans leur frayeur, toute presence d'esprit, se cachaient dans des tonneaux vides, dans les cheminees, et jusque sous les jupes de leurs femmes. Mais les Cosaques savaient bien les trouver partout. -- Serenissimes seigneurs, s'ecriait un juif long et sec comme un baton, qui montrait du milieu de ses camarades sa chetive figure toute bouleversee par la peur; serenissimes seigneurs, permettez- nous de vous dire un mot, rien qu'un mot. Nous vous dirons une chose comme vous n'en avez jamais entendue, une chose de telle importance, qu'on ne peut pas dire combien elle est importante. -- Voyons, parlez, dit Boulba, qui aimait toujours a entendre l'accuse. -- Excellentissimes seigneurs, dit le juif, on n'a jamais encore vu de pareils seigneurs, non, devant Dieu, jamais. Il n'y a pas eu au monde d'aussi nobles, bons et braves seigneurs. Sa voix s'etouffait et mourait d'effroi. -- Comment est-ce possible que nous pensions mal des Zaporogues? Ce ne sont pas les notres qui sont les fermiers d'eglises dans l'Ukraine; non, devant Dieu, ce ne sont pas les notres. Ce ne sont pas meme des juifs; le diable sait ce que c'est. C'est une chose sur laquelle il ne faut que cracher, et la jeter ensuite. Ceux-ci vous diront la meme chose. N'est-ce pas, Chleuma? n'est-ce pas, Chmoul? -- Devant Dieu, c'est bien vrai, repondirent de la foule Chleuma et Chmoul, tous deux vetus d'habits en lambeaux, et blemes comme du platre. -- Jamais encore, continua le long juif, nous n'avons eu de relations avec l'ennemi, et nous ne voulons rien avoir a faire avec les catholiques. Qu'ils voient le diable en songe! nous sommes comme des freres avec les Zaporogues. -- Comment! que les Zaporogues soient vos freres! s'ecria quelqu'un de la foule. Jamais, maudits juifs. Au Dniepr, cette maudite canaille! Ces mots servirent de signal. On empoigna les juifs, et on commenca a les lancer dans le fleuve. Des cris plaintifs s'elevaient de tous cotes; mais les farouches Zaporogues ne faisaient que rire en voyant les greles jambes des juifs, chaussees de bas et de souliers, s'agiter dans les airs. Le pauvre orateur, qui avait attire un si grand desastre sur les siens et sur lui-meme, s'arracha de son caftan, par lequel on l'avait deja saisi, en petite camisole etroite et de toutes couleurs, embrassa les pieds de Boulba, et se mit a le supplier d'une voix lamentable. -- Magnifique et serenissime seigneur, j'ai connu votre frere, le defunt Doroch. C'etait un vrai guerrier, la fleur de la chevalerie. Je lui ai prete huit cents sequins pour se racheter des Turcs. -- Tu as connu mon frere? lui dit Tarass. -- Je l'ai connu, devant Dieu. C'etait un seigneur tres genereux. -- Et comment te nomme-t-on? -- Yankel. -- Bien, dit Tarass. Puis, apres avoir reflechi: -- Il sera toujours temps de pendre le juif, dit-il aux Cosaques. Donnez-le-moi pour aujourd'hui. Ils y consentirent. Tarass le conduisit a ses chariots pres desquels se tenaient ses Cosaques. -- Allons, fourre-toi sous ce chariot, et ne bouge plus. Et vous, freres, ne laissez pas sortir le juif. Cela dit, il s'en alla sur la place, ou la foule s'etait des longtemps rassemblee. Tout le monde avait abandonne le travail des canots, car ce n'etait pas une guerre maritime qu'ils allaient faire, mais une guerre de terre ferme. Au lieu de chaloupes et de rames, il leur fallait maintenant des chariots et des coursiers. A cette heure, chacun voulait se mettre en campagne, les vieux comme les jeunes; et tous d'apres le consentement des anciens, le _kochevoi_ et les _atamans_ des _koureni_, avaient resolu de marcher droit sur la Pologne, pour venger toutes leurs offenses, l'humiliation de la religion et de la gloire cosaque, pour ramasser du butin dans les villes ennemies, bruler les villages et les moissons, faire enfin retentir toute la steppe du bruit de leurs hauts faits. Tous s'armaient. Quant au _kochevoi_, il avait grandi de toute une palme. Ce n'etait plus le serviteur timide des caprices d'un peuple voue a la licence; c'etait un chef dont la puissance n'avait pas de bornes, un despote qui ne savait que commander et se faire obeir. Tous les chevaliers tapageurs et volontaires se tenaient immobiles dans les rangs, la tete respectueusement baissee, et n'osant lever les regards, pendant qu'il distribuait ses ordres avec lenteur, sans colere, sans cri, comme un chef vieilli dans l'exercice du pouvoir, et qui n'executait pas pour la premiere fois des projets longuement muris. -- Examinez bien si rien ne vous manque, leur disait-il; preparez vos chariots, essayez vos armes; ne prenez pas avec vous trop d'habillements. Une chemise et deux pantalons pour chaque Cosaque, avec un pot de lard et d'orge pilee. Que personne n'emporte davantage. Il y aura des effets et des provisions dans les bagages. Que chaque Cosaque emmene une paire de chevaux. Il faut prendre aussi deux cents paires de boeufs; ils nous seront necessaires dans les endroits marecageux et au passage des rivieres. Mais de l'ordre surtout, seigneurs, de l'ordre. Je sais qu'il y a des gens parmi vous qui, si Dieu leur envoie du butin, se mettent a dechirer les etoffes de soie pour s'en faire des bas. Abandonnez cette habitude du diable; ne vous chargez pas de jupons; prenez seulement les armes, quand elles sont bonnes, ou les ducats et l'argent, car cela tient peu de place et sert partout. Mais que je vous dise encore une chose, seigneurs: si quelqu'un de vous s'enivre a la guerre, je ne le ferai pas meme juger. Je le ferai trainer comme un chien jusqu'aux chariots, fut- il le meilleur Cosaque de l'armee; et la il sera fusille comme un chien, et abandonne sans sepulture aux oiseaux. Un ivrogne, a la guerre, n'est pas digne d'une sepulture chretienne. Jeunes gens, en toutes choses ecoutez les anciens. Si une balle vous frappe, si un sabre vous ecorche la tete ou quelque autre endroit, n'y faites pas grande attention; jetez une charge de poudre dans un verre d'eau-de-vie, avalez cela d'un trait, et tout passera. Vous n'aurez pas meme de fievre. Et si la blessure n'est pas trop profonde, mettez-y tout bonnement de la terre, apres l'avoir humectee de salive sur la main. A l'oeuvre, a l'oeuvre, enfants! hatez-vous sans vous presser. Ainsi parlait le _kochevoi_, et des qu'il eut fini son discours, tous les Cosaques se mirent a la besogne. La _setch_ entiere devint sobre; on n'aurait pu y rencontrer un seul homme ivre, pas plus que s'il ne s'en fut jamais trouve parmi les Cosaques. Les uns reparaient les cercles des roues ou changeaient les essieux des chariots; les autres y entassaient des armes ou des sacs de provisions; d'autres encore amenaient les chevaux et les boeufs. De toutes parts retentissaient le pietinement des betes de somme, le bruit des coups d'arquebuse tires a la cible, le choc des sabres contre les eperons, les mugissements des boeufs, les grincements des chariots charges, et les voix d'hommes parlant entre eux ou excitant leurs chevaux. Bientot le _tabor_[26] des Cosaques s'etendit en une longue file, se dirigeant vers la plaine. Celui qui aurait voulu parcourir tout l'espace compris entre la tete et la queue du convoi aurait eu longtemps a courir. Dans la petite eglise en bois, le pope recitait la priere du depart; il aspergea toute la foule d'eau benite, et chacun, en passant, vint baiser la croix. Quand le _tabor_ se mit en mouvement, et s'eloigna de la _setch_, tous les Cosaques se retournerent: -- Adieu, notre mere, dirent-ils d'une commune voix, que Dieu te garde de tout malheur! En traversant le faubourg, Tarass Boulba apercut son juif Yankel qui avait eu le temps de s'etablir sous une tente, et qui vendait des pierres a feu, des vis, de la poudre, toutes les choses utiles a la guerre, meme du pain et des _khalatchis_[27]. "Voyez-vous ce diable de juif?" pensa Tarass. Et, s'approchant de lui: -- Fou que tu es, lui dit-il, que fais-tu la? Veux-tu donc qu'on te tue comme un moineau? Yankel, pour toute reponse, vint a sa rencontre, et faisant signe des deux mains, comme s'il avait a lui declarer quelque chose de tres mysterieux, il lui dit: -- Que votre seigneurie se taise, et n'en dise rien a personne. Parmi les chariots de l'armee, il y a un chariot qui m'appartient. Je prends avec moi toutes sortes de provisions bonnes pour les Cosaques, et en route, je vous les vendrai a plus bas prix que jamais juif n'a vendu, devant Dieu, devant Dieu! Tarass Boulba haussa les epaules, en voyant ce que pouvait la force de la nature juive, et rejoignit le _tabor_. CHAPITRE V Bientot toute la partie sud-est de la Pologne fut en proie a la terreur. On entendait repeter partout "Les Zaporogues, les Zaporogues arrivent!" Tout ce qui pouvait fuir fuyait; chacun quittait ses foyers. Alors, precisement, dans cette contree de l'Europe, on n'elevait ni forteresses, ni chateaux. Chacun se construisait a la hate quelque petite habitation couverte de chaume, pensant qu'il ne fallait perdre ni son temps ni son argent a batir des demeures qui seraient tot ou tard la proie des invasions. Tout le monde se mit en emoi. Celui-ci echangeait ses boeufs et sa charrue contre un cheval et un mousquet, pour aller servir dans les regiments; celui-la cherchait un refuge avec son betail, emportant tout ce qu'il pouvait enlever. Quelques-uns essayaient bien une resistance toujours vaine; mais la plus grande partie fuyait prudemment. Tout le monde savait qu'il n'etait pas facile d'avoir affaire avec cette foule aguerrie aux combats, connue sous le nom d'armee zaporogue, qui, malgre son organisation irreguliere, conservait dans la bataille un ordre calcule. Pendant la marche, les hommes a cheval s'avancaient lentement, sans surcharger et sans fatiguer leurs montures; les gens de pied suivaient en bon ordre les chariots, et tout le _tabor_ ne se mettait en mouvement que la nuit, prenant du repos le jour, et choisissant pour ses haltes des lieux deserts ou des forets, plus vastes encore et plus nombreuses qu'aujourd'hui. On envoyait en avant des eclaireurs et des espions pour savoir ou et comment se diriger. Souvent, les Cosaques apparaissaient dans les endroits ou ils etaient le moins attendus; alors, tout ce qui etait vivant disait adieu a la vie. Des incendies devoraient les villages entiers; les chevaux et les boeufs qu'on ne pouvait emmener etaient tues sur place. Les cheveux se dressent d'horreur quand on pense a toutes les atrocites que commettaient les Zaporogues. On massacrait les enfants, on coupait les seins aux femmes; au petit nombre de ceux qu'on laissait en liberte, on arrachait la peau, du genou jusqu'a la plante des pieds; en un mot, les Cosaques acquittaient en une seule fois toutes leurs vieilles dettes. Le prelat d'un monastere, qui eut connaissance de leur approche, envoya deux de ses moines pour leur representer qu'il y avait paix entre le gouvernement polonais et les Zaporogues, qu'ainsi ils violaient leur devoir envers le roi et tout droit des gens. -- Dites a l'abbe de ma part et de celle de tous les Zaporogues, repondit le _kochevoi_, qu'il n'a rien a craindre. Mes Cosaques ne font encore qu'allumer leurs pipes. Et bientot la magnifique abbaye fut tout entiere livree aux flammes; et les colossales fenetres gothiques semblaient jeter des regards severes a travers les ondes lumineuses de l'incendie. Des foules de moines fugitifs, de juifs, de femmes, s'entasserent dans les villes entourees de murailles et qui avaient garnison. Les secours tardifs envoyes par le gouvernement de loin en loin, et qui consistaient en quelques faibles regiments, ou ne pouvaient decouvrir les Cosaques, ou s'enfuyaient au premier choc, sur leurs chevaux rapides. Il arrivait aussi que des generaux du roi, qui avaient triomphe dans mainte affaire, se decidaient a reunir leurs forces, et a presenter la bataille aux Zaporogues. C'etaient de pareilles rencontres qu'attendaient surtout les jeunes Cosaques, qui avaient honte de piller ou de vaincre des ennemis sans defense, et qui brillaient du desir de se distinguer devant les anciens, en se mesurant avec un Polonais hardi et fanfaron, monte sur un beau cheval, et vetu d'un riche _joupan_[28] dont les manches pendantes flottaient au vent. Ces combats etaient recherches par eux comme un plaisir, car ils y trouvaient l'occasion de faire un riche butin de sabres, de mousquets et de harnais de chevaux. De jeunes hommes au menton imberbe etaient devenus en un mois des hommes faits. Les traits de leurs visages, ou s'etait jusque-la montree une mollesse juvenile, avaient pris l'energie de la force. Le vieux Tarass etait ravi de voir que, partout, ses fils marchaient au premier rang. Evidemment la guerre etait la veritable vocation d'Ostap. Sans jamais perdre la tete, avec un sang-froid presque surnaturel dans un jeune homme de vingt-deux ans, il mesurait d'un coup d'oeil l'etendue du danger, la vraie situation des choses, et trouvait sur-le-champ le moyen d'eviter le peril, mais de l'eviter pour le vaincre avec plus de certitude. Toutes ses actions commencerent a montrer la confiance en soi, la fermete calme, et personne ne pouvait meconnaitre en lui un chef futur. -- Oh! ce sera avec le temps un bon _polkovnik_, disait le vieux Tarass; devant Dieu, ce sera un bon _polkovnik_, et il surpassera son pere. Pour Andry, il se laissait emporter au charme de la musique des balles et des sabres. Il ne savait pas ce que c'etait que reflechir, calculer, mesurer ses forces et celles de l'ennemi. Il trouvait une volupte folle dans la bataille. Elle lui semblait une fete, a ces instants ou la tete du combattant brule, ou tout se confond a ses regards, ou les hommes et les chevaux tombent pele- mele avec fracas, ou il se precipite tete baissee a travers le sifflement des balles, frappant a droite et a gauche, sans ressentir les coups qui lui sont portes. Plus d'une fois le vieux Tarass eut l'occasion d'admirer Andry, lorsque, emporte par sa fougue, il se jetait dans des entreprises que n'eut tentees nul homme de sang-froid, et reussissait justement par l'exces de sa temerite. Le vieux Tarass l'admirait alors, et repetait souvent: -- Oh! celui-la est un brave; que le diable ne l'emporte pas! ce n'est pas Ostap, mais c'est un brave. Il fut decide que l'armee marcherait tout droit sur la ville de Doubno, ou, d'apres le bruit public, les habitants avaient renferme beaucoup de richesses. L'intervalle fut parcouru en un jour et demi, et les Zaporogues parurent inopinement devant la place. Les habitants avaient resolu de se defendre jusqu'a la derniere extremite, preferant mourir sur le seuil de leurs demeures que laisser entrer l'ennemi dans leurs murs. Une haute muraille en terre entourait toute la ville; la ou elle etait trop basse, s'elevait un parapet en pierre, ou une maison crenelee, ou une forte palissade en pieux de chene. La garnison etait nombreuse, et sentait toute l'importance de son devoir. A leur arrivee, les Zaporogues attaquerent vigoureusement les ouvrages exterieurs; mais ils furent recus par la mitraille. Les bourgeois, les habitants ne voulaient pas non plus rester oisifs, et se tenaient en armes sur les remparts. On pouvait voir a leur contenance qu'ils se preparaient a une resistance desesperee. Les femmes meme prenaient part a la defense; des pierres, des sacs de sable, des tonneaux de resine enflammee tombaient sur la tete des assaillants. Les Zaporogues n'aimaient pas avoir affaire aux forteresses; ce n'etait pas dans les assauts qu'ils brillaient. Le _kochevoi_ ordonna donc la retraite en disant: -- Ce n'est rien, seigneurs freres, decidons-nous a reculer. Mais que je sois un maudit Tatar, et non pas un chretien, si nous laissons sortir un seul habitant. Qu'ils meurent tous de faim comme des chiens. Apres avoir battu en retraite, l'armee bloqua etroitement la place, et n'ayant rien autre chose a faire, les Cosaques se mirent a ravager les environs, a bruler les villages et les meules de ble, a lancer leurs chevaux dans les moissons encore sur pied, et qui cette annee-la avaient recompense les soins du laboureur par une riche croissance. Du haut des murailles, les habitants voyaient avec terreur la devastation de toutes leurs ressources. Cependant les Zaporogues, disposes en _koureni_ comme a la _setch_, avaient entoure la ville d'un double rang de chariots. Ils fumaient leurs pipes, echangeaient entre eux les armes prises a l'ennemi, et jouaient au saute-mouton, a pair et impair, regardant la ville avec un sang-froid desesperant; et, pendant la nuit, les feux s'allumaient; chaque _kouren_ faisait bouillir son gruau dans d'enormes chaudrons de cuivre; une garde vigilante se succedait aupres des feux. Mais bientot les Zaporogues commencerent a s'ennuyer de leur inaction, et surtout de leur sobriete forcee dont nulle action d'eclat ne les dedommageait. Le _kochevoi_ ordonna meme de doubler la ration de vin, ce qui se faisait quelquefois dans l'armee, quand il n'y avait pas d'entreprise a tenter. C'etait surtout aux jeunes gens, et notamment aux fils de Boulba, que deplaisait une pareille vie. Andry ne cachait pas son ennui: -- Tete sans cervelle, lui disait souvent Tarass, souffre, Cosaque, tu deviendras _hetman_s[29]. Celui-la n'est pas encore un bon soldat qui garde sa presence d'esprit dans la bataille; mais celui-la est un bon soldat qui ne s'ennuie jamais, qui sait souffrir jusqu'au bout, et, quoi qu'il arrive, finit par faire ce qu'il a resolu. Mais un jeune homme ne peut avoir l'opinion d'un vieillard, car il voit les memes choses avec d'autres yeux. Sur ces entrefaites, arriva le _polk_ de Tarass Boulba amene par Tovkatch. Il etait accompagne de deux _iesaouls_, d'un greffier et d'autres chefs, conduisant une troupe d'environ quatre mille hommes. Dans ce nombre, se trouvaient beaucoup de volontaires, qui, sans etre appeles, avaient pris librement du service, des qu'ils avaient connu le but de l'expedition. Les _iesaouls_ apportaient aux fils de Tarass la benediction de leur mere, et a chacun d'eux une petite image en bois de cypres, prise au celebre monastere de Megigorsk a Kiew. Les deux freres se pendirent les saintes images au cou, et devinrent tous les deux pensifs en songeant a leur vieille mere. Que leur prophetisait cette benediction? La victoire sur l'ennemi, suivie d'un joyeux retour dans la patrie, avec du butin, et surtout de la gloire digne d'etre eternellement chantee par les joueurs de _bandoura_, ou bien...? Mais l'avenir est inconnu; il se tient devant l'homme, semblable a l'epais brouillard d'automne qui s'eleve des marais. Les oiseaux le traversent eperdument, sans se reconnaitre, la colombe sans voir l'epervier, l'epervier sans voir la colombe, et pas un d'eux ne sait s'il est pres ou loin de sa fin. Apres la reception des images, Ostap s'occupa de ses affaires de chaque jour, et se retira bientot dans son _kouren_. Pour Andry, il ressentait involontairement un serrement de coeur. Les Cosaques avaient deja pris leur souper. Le soir venait de s'eteindre; une belle nuit d'ete remplissait l'air. Mais Andry ne rejoignait pas son _kouren_, et ne pensait point a dormir. Il etait plonge dans la contemplation du spectacle qu'il avait sous les yeux. Une innombrable quantite d'etoiles jetaient du haut du ciel une lumiere pale et froide. La plaine, dans une vaste etendue, etait couverte de chariots disperses, que chargeaient les provisions et le butin, et sous lesquels pendaient les seaux a porter le goudron. Autour et sous les chariots, se voyaient des groupes de Zaporogues etendus dans l'herbe. Ils dormaient dans toutes sortes de positions. L'un avait mis un sac sous sa tete, l'autre son bonnet; celui-ci s'appuyait sur le flanc de son camarade. Chacun portait a sa ceinture un sabre, un mousquet, une petite pipe en bois, un briquet et des poincons. Les boeufs pesants etaient couches, les jambes pliees, en troupes blanchatres, et ressemblaient de loin a de grosses pierres immobiles eparses dans la plaine, de tous cotes s'elevaient les sourds ronflements des soldats endormis, auxquels repondaient par des hennissements sonores les chevaux qu'indignaient leurs entraves. Cependant, une lueur solennelle et lugubre ajoutait encore a la beaute de cette nuit de juillet; c'etait le reflet de l'incendie des villages d'alentour. Ici, la flamme s'etendait large et paisible sur le ciel; la, trouvant un aliment faible, elle s'elancait en minces tourbillons jusque sous les etoiles; des lambeaux enflammes se detachaient pour se trainer et s'eteindre au loin. De ce cote, un monastere aux murs noircis par le feu, se tenait sombre et grave comme un moine encapuchonne, montrant a chaque reflet sa lugubre grandeur; de cet autre, brulait le grand jardin du couvent. On croyait entendre le sifflement des arbres que tordait la flamme, et quand, au sein de l'epaisse fumee, jaillissait un rayon lumineux, il eclairait de sa lueur violatre des masses de prunes muries, et changeait en or de ducats des poires qui jaunissaient a travers le sombre feuillage. D'une et d'autre parts, pendaient aux creneaux ou aux branches quelque moine ou quelque malheureux juif dont le corps se consumait avec tout le reste. Une quantite d'oiseaux s'agitaient devant la nappe de feu, et, de loin, semblaient autant de petites croix noires. La ville dormait, degarnie de defenseurs. Les fleches des temples, les toits des maisons, les creneaux des murs et les pointes des palissades s'enflammaient silencieusement du reflet des incendies lointains. Andry parcourait les rangs des Cosaques. Les feux, autour desquels s'asseyaient les gardes, ne jetaient plus que de faibles clartes, et les gardes eux-memes se laissaient aller au sommeil, apres avoir largement satisfait leur appetit cosaque. Il s'etonna d'une telle insouciance, pensant qu'il etait fort heureux qu'on n'eut pas d'ennemi dans le voisinage. Enfin, il s'approcha lui-meme de l'un des chariots, grimpa sur la couverture, et se coucha, le visage en l'air, en mettant ses mains jointes sous sa tete; mais il ne put s'endormir, et demeura longtemps a regarder le ciel. L'air etait pur et transparent; les etoiles qui forment la voie lactee etincelaient d'une lumiere blanche et confuse. Par moments, Andry s'assoupissait, et le premier voile du sommeil lui cachait la vue du ciel, qui reparaissait de nouveau. Tout a coup, il lui sembla qu'une etrange figure se dessinait rapidement devant lui. Croyant que c'etait une image creee par le sommeil, et qui allait se dissiper, il ouvrit les yeux davantage. Il apercut effectivement une figure pale, extenuee, qui se penchait sur lui et le regardait fixement dans les yeux. Des cheveux longs et noirs comme du charbon s'echappaient en desordre d'un voile sombre negligemment jete sur la tete, et l'eclat singulier du regard, le teint cadavereux du visage pouvaient bien faire croire a une apparition. Andry saisit a la hate son mousquet, et s'ecria d'une voix alteree: -- Qui es-tu? Si tu es un esprit malin, disparais. Si tu es un etre vivant, tu as mal pris le temps de rire, je vais te tuer. Pour toute reponse l'apparition mit le doigt sur ses levres, semblant implorer le silence. Andry deposa son mousquet, et se mit a la regarder avec plus d'attention. A ses longs cheveux, a son cou, a sa poitrine demi-nue, il reconnut une femme. Mais ce n'etait pas une Polonaise; son visage have et decharne avait un teint olivatre, les larges pommettes de ses joues s'avancaient en saillie, et les paupieres de ses yeux etroits se relevaient aux angles exterieurs. Plus il contemplait les traits de cette femme, plus il y trouvait le souvenir d'un visage connu. -- Dis-moi, qui es-tu? s'ecria-t-il enfin; il me semble que je t'ai vue quelque part. -- Oui, il y a deux ans, a Kiew. -- Il y a deux ans, a Kiew? repeta Andry en repassant dans sa memoire tout ce que lui rappelait sa vie d'etudiant. Il la regarda encore une fois avec une profonde attention, puis il s'ecria tout a coup: -- Tu es la Tatare, la servante de la fille du _vaivode_. -- Chut! dit-elle, en croisant ses mains avec une angoisse suppliante, tremblante de peur et regardant de tous cotes si le cri d'Andry n'avait reveille personne. -- Reponds: comment, et pourquoi es-tu ici? disait Andry d'une voix basse et haletante. Ou est la demoiselle? est-elle en vie? -- Elle est dans la ville. -- Dans la ville! reprit Andry retenant a peine un cri de surprise, et sentant que tout son sang lui refluait au coeur. Pourquoi dans la ville? -- Parce que le vieux seigneur y est lui-meme. Voila un an et demi qu'il a ete fait _vaivode_ de Doubno. -- Est-elle mariee?... Mais parle donc, parle donc. -- Voila deux jours qu'elle n'a rien mange, -- Comment!... -- Il n'y a plus un morceau de pain dans la ville: depuis plusieurs jours les habitants ne mangent que de la terre." Andry fut petrifie. -- La demoiselle t'a vu du parapet avec les autres Zaporogues. Elle m'a dit: "Va, dis au chevalier, s'il se souvient de moi, qu'il vienne me trouver; sinon, qu'il te donne au moins un morceau de pain pour ma vieille mere, car je ne veux pas la voir mourir sous mes yeux. Prie-le, embrasse ses genoux; il a aussi une vieille mere; qu'il te donne du pain pour l'amour d'elle." Une foule de sentiments divers s'eveillerent dans le coeur du jeune Cosaque. -- Mais comment as-tu pu venir ici? -- Par un passage souterrain. -- Y a-t-il donc un passage souterrain? -- Oui. -- Ou? -- Tu ne nous trahiras pas, chevalier? -- Non, je le jure sur la Sainte Croix. -- En descendant le ravin, et en traversant le ruisseau a la place ou croissent des joncs. -- Et ce passage aboutit dans la ville? -- Tout droit au monastere. -- Allons, allons sur-le-champ. -- Mais, au nom du Christ et de sa sainte mere, un morceau de pain. -- Bien, je vais t'en apporter. Tiens-toi pres du chariot, ou plutot couche-toi dessus. Personne ne te verra, tous dorment. Je reviens a l'instant. Et il se dirigea vers les chariots ou se trouvaient les provisions de son _kouren_. Le coeur lui battait avec violence. Tout ce qu'avait efface sa vie rude et guerriere de Cosaque, tout le passe renaquit aussitot, et le present s'evanouit a son tour. Alors reparut a la surface de sa memoire une image de femme avec ses beaux bras, sa bouche souriante, ses epaisses nattes de cheveux. Non, cette image n'avait jamais disparu pleinement de son ame; mais elle avait laisse place a d'autres pensees plus males, et souvent encore elle troublait le sommeil du jeune Cosaque. Il marchait, et ses battements de coeur devenaient de plus en plus forts a l'idee qu'il la verrait bientot, et ses genoux tremblaient sous lui. Arrive pres des chariots, il oublia pourquoi il etait venu, et se passa la main sur le front en cherchant a se rappeler ce qui l'amenait. Tout a coup il tressaillit, plein d'epouvante a l'idee qu'elle se mourait de faim. Il s'empara de plusieurs pains noirs; mais la reflexion lui rappela que cette nourriture, bonne pour un Zaporogue, serait pour elle trop grossiere. Il se souvint alors que, la veille, le _kochevoi_ avait reproche aux cuisiniers de l'armee d'avoir employe a faire du gruau toute la farine de ble noir qui restait, tandis qu'elle devait suffire pour trois jours. Assure donc qu'il trouverait du gruau tout prepare dans les grands chaudrons, Andry prit une petite casserole de voyage appartenant a son pere, et alla trouver le cuisinier de son _kouren_, qui dormait etendu entre deux marmites sous lesquelles fumait encore la cendre chaude. A sa grande surprise, il les trouva vides l'une et l'autre. Il avait fallu des forces surhumaines pour manger tout ce gruau, car son _kouren_ comptait moins d'hommes que les autres. Il continua l'inspection des autres marmites, et ne trouva rien nulle part. Involontairement il se rappela le proverbe: "Les Zaporogues sont comme les enfants; s'il y a peu, ils s'en contentent; s'il y a beaucoup, ils ne laissent rien." Que faire? Il y avait sur le chariot de son pere un sac de pains blancs qu'on avait pris au pillage d'un monastere. Il s'approcha du chariot, mais le sac n'y etait plus. Ostap l'avait mis sous sa tete, et ronflait etendu par terre. Andry saisit le sac d'une main et l'enleva brusquement; la tete d'Ostap frappa sur le sol, et lui- meme, se dressant a demi eveille, s'ecria sans ouvrir les yeux: -- Arretez, arretez le Polonais du diable; attrapez son cheval. -- Tais-toi, ou je te tue, s'ecria Andry plein d'epouvante, en le menacant de son sac. Mais Ostap s'etait tu deja; il retomba sur la terre, et se remit a ronfler de maniere a agiter l'herbe que touchait son visage. Andry regarda avec terreur de tous cotes. Tout etait tranquille; une seule tete a la touffe flottante s'etait soulevee dans le _kouren_ voisin; mais apres avoir jete de vagues regards, elle s'etait reposee sur la terre. Au bout d'une courte attente, il s'eloigna emportant son butin. La Tatare etait couchee, respirant a peine. -- Leve-toi, lui dit-il; allons, tout le monde dort, ne crains rien. Es-tu en etat de soulever un de ces pains, si je ne puis les emporter tous moi-meme? Il mit le sac sur son dos, en prit un second, plein de millet, qu'il enleva d'un autre chariot, saisit dans ses mains les pains qu'il avait voulu donner a la Tatare, et, courbe sous ce poids, il passa intrepidement a travers les rangs des Zaporogues endormis. -- Andry! dit le vieux Boulba au moment ou son fils passa devant lui. Le coeur du jeune homme se glaca. Il s'arreta, et, tout tremblant, repondit a voix basse: -- Eh bien! quoi? -- Tu as une femme avec toi. Sur ma parole, je te rosserai demain matin d'importance. Les femmes ne te meneront a rien de bon. Apres avoir dit ces mots, il souleva sa tete sur sa main, et considera attentivement la Tatare enveloppee dans son voile. Andry se tenait immobile, plus mort que vif, sans oser regarder son pere en face. Quand il se decida a lever enfin les yeux, il reconnut que Boulba s'etait endormi, la tete sur la main. Il fit le signe de la croix; son effroi se dissipa plus vite qu'il n'etait venu. Quand il se retourna pour s'adresser a la Tatare, il la vit devant lui, immobile comme une sombre statue de granit, perdue dans son voile, et le reflet d'un incendie lointain eclaira tout a coup ses yeux, hagards comme ceux d'un moribond. Il la secoua par la manche, et tous deux s'eloignerent en regardant frequemment derriere eux. Ils descendirent dans un ravin, au fond duquel se trainait paresseusement un ruisseau bourbeux, tout couvert de joncs croissant sur des mottes de terre. Une fois au fond du ravin, la plaine avec le _tabor_ des Zaporogues disparut a leurs regards; en se retournant, Andry ne vit plus rien qu'une cote escarpee, au sommet de laquelle se balancaient quelques herbes seches et fines, et par-dessus brillait la lune, semblable a une faucille d'or. Une brise legere, soufflant de la steppe, annoncait la prochaine venue du jour. Mais nulle part on n'entendait le chant d'un coq. Depuis longtemps on ne l'avait entendu, ni dans la ville, ni dans les environs devastes. Ils franchirent une poutre posee sur le ruisseau, et devant eux se dressa l'autre bord, plus haut encore et plus escarpe. Cet endroit passait sans doute pour le mieux fortifie de toute l'enceinte par la nature, car le parapet en terre qui le couronnait etait plus bas qu'ailleurs, et l'on n'y voyait pas de sentinelles. Un peu plus loin s'elevaient les epaisses murailles du couvent. Toute la cote devant eux etait couverte de bruyeres; entre elle et le ruisseau s'etendait un petit plateau ou croissaient des joncs de hauteur d'homme. La Tatare ota ses souliers, et s'avanca avec precaution en soulevant sa robe, parce que le sol mouvant etait impregne d'eau. Apres avoir conduit peniblement Andry a travers les joncs, elle s'arreta devant un grand tas de branches seches. Quand ils les eurent ecartees, ils trouverent une espece de voute souterraine dont l'ouverture n'etait pas plus grande que la bouche d'un four. La Tatare y entra la premiere la tete basse, Andry la suivit, en se courbant aussi bas que possible pour faire passer ses sacs et ses pains, et bientot tous deux se trouverent dans une complete obscurite. CHAPITRE VI Andry s'avancait peniblement dans l'etroit et sombre souterrain, precede de la Tatare et courbe sous ses sacs de provisions. -- Bientot nous pourrons voir, lui dit sa conductrice, nous approchons de l'endroit ou j'ai laisse une lumiere. En effet, les noires murailles du souterrain commencaient a s'eclairer peu a peu. Ils atteignirent une petite plate-forme qui semblait etre une chapelle, car a l'un des murs etait adossee une table en forme d'autel, surmontee d'une vieille image noircie de la madone catholique. Une petite lampe en argent, suspendue devant cette image, l'eclairait de sa lueur pale. La Tatare se baissa, ramassa de terre son chandelier de cuivre dont la tige longue et mince etait entouree de chainettes auxquelles pendaient des mouchettes, un eteignoir et un poincon. Elle le prit et alluma la chandelle au feu de la lampe. Tous deux continuerent leur route, a demi dans une vive lumiere, a demi dans une ombre noire, comme les personnages d'un tableau de Gerard delle notti. Le visage du jeune chevalier, ou brillait la sante et la force, formait un frappant contraste avec celui de la Tatare, pale et extenue. Le passage devint insensiblement plus large et plus haut, de maniere qu'Andry put relever la tete. Il se mit a considerer attentivement les parois en terre du passage ou il cheminait. Comme aux souterrains de Kiew, on y voyait des enfoncements que remplissaient tantot des cercueils, tantot des ossements epars que l'humidite avait rendus mous comme de la pate. La aussi gisaient de saints anachoretes qui avaient fui le monde et ses seductions. L'humidite etait si grande en certains endroits, qu'ils avaient de l'eau sous les pieds. Andry devait s'arreter souvent pour donner du repos a sa compagne dont la fatigue se renouvelait sans cesse. Un petit morceau de pain qu'elle avait devore causait une vive douleur a son estomac deshabitue de nourriture, et frequemment elle s'arretait sans pouvoir quitter la place. Enfin une petite porte en fer apparut devant eux. "Grace a Dieu, nous sommes arrives," dit la Tatare d'une voix faible; et elle leva la main pour frapper, mais la force lui manqua. A sa place, Andry frappa vigoureusement sur la porte, qui retentit de maniere a montrer qu'il y avait par derriere un large espace vide; puis le son changea de nature comme s'il se fut prolonge sous de hauts arceaux. Deux minutes apres, on entendit bruire un trousseau de clefs et quelqu'un qui descendait les marches d'un escalier tournant. La porte s'ouvrit. Un moine, qui se tenait debout, la clef dans une main, une lumiere dans l'autre, leur livra passage. Andry recula involontairement a la vue d'un moine catholique, objet de mepris et de haine pour les Cosaques, qui les traitaient encore plus inhumainement que les juifs. Le moine, de son cote, recula de quelques pas en voyant un Zaporogue; mais un mot que lui dit la Tatare a voix basse le tranquillisa. Il referma la porte derriere eux, les conduisit par l'escalier, et bientot ils se trouverent sous les hautes et sombres voutes de l'eglise. Devant l'un des autels, tout charge de cierges, se tenait un pretre a genoux, qui priait a voix basse. A ses cotes etaient agenouilles deux jeunes diacres en chasubles violettes ornees de dentelles blanches, et des encensoirs dans les mains. Ils demandaient un miracle, la delivrance de la ville, l'affermissement des courages ebranles, le don de la patience, la fuite du tentateur qui les faisait murmurer, qui leur inspirait des idees timides et laches. Quelques femmes, semblables a des spectres, etaient agenouillees aussi, laissant tomber leurs tetes sur les dossiers des bancs de bois et des prie-Dieu. Quelques hommes restaient appuyes contre les pilastres dans un silence morne et decourage. La longue fenetre aux vitraux peints qui surmontait l'autel s'eclaira tout a coup des lueurs rosees de l'aube naissante, et des rosaces rouges, bleues, de toutes couleurs, se dessinerent sur le sombre pave de l'eglise. Tout le choeur fut inonde de jour, et la fumee de l'encens, immobile dans l'air, se peignit de toutes les nuances de l'arc-en-ciel. De son coin obscur, Andry contemplait avec admiration le miracle opere par la lumiere. Dans cet instant, le mugissement solennel de l'orgue emplit tout a coup l'eglise entiere[30]. Il enfla de plus en plus les sons, eclata comme le roulement du tonnerre, puis monta sous les nefs en sons argentins comme des voix de jeunes filles, puis repeta son mugissement sonore et se tut brusquement. Longtemps apres les vibrations firent trembler les arceaux, et Andry resta dans l'admiration de cette musique solennelle. Quelqu'un le tira par le _pan_ de son caftan. -- Il est temps, dit la Tatare. Tous deux traverserent l'eglise sans etre apercus, et sortirent sur une grande place. Le ciel s'etait rougi des feux de l'aurore, et tout presageait le lever du soleil. La place, en forme de carre, etait completement vide. Au milieu d'elle se trouvaient dressees nombre de tables en bois, qui indiquaient que la avait ete le marche aux provisions. Le sol, qui n'etait point pave, portait une epaisse couche de boue dessechee, et toute la place etait entouree de petites maisons baties en briques et en terre glaise, dont les murs etaient soutenus par des poutres et des solives entrecroisees. Leurs toits aigus etaient perces de nombreuses lucarnes. Sur un des cotes de la place, pres de l'eglise, s'elevait un edifice different des autres, et qui paraissait etre l'hotel de ville. La place entiere semblait morte. Cependant Andry crut entendre de legers gemissements. Jetant un regard autour de lui, il apercut un groupe d'hommes couches sans mouvement, et les examina, doutant s'ils etaient endormis ou morts. A ce moment il trebucha sur quelque chose qu'il n'avait pas vu devant lui. C'etait le cadavre d'une femme juive. Elle paraissait jeune, malgre l'horrible contraction de ses traits. Sa tete etait enveloppee d'un mouchoir de soie rouge; deux rangs de perles ornaient les attaches pendantes de son turban; quelques meches de cheveux crepus tombaient sur son cou decharne; pres d'elle etait couche un petit enfant qui serrait convulsivement sa mamelle, qu'il avait tordue a force d'y chercher du lait. Il ne criait ni ne pleurait plus; ce n'etait qu'au mouvement intermittent de son ventre qu'on reconnaissait qu'il n'avait pas encore rendu le dernier soupir. Au tournant d'une rue, ils furent arretes par une sorte de fou furieux qui, voyant le precieux fardeau que portait Andry, s'elanca sur lui comme un tigre, en criant: -- Du pain! du pain! Mais ses forces n'etaient pas egales a sa rage; Andry le repoussa, et il roula par terre. Mais, emu de compassion, le jeune Cosaque lui jeta un pain, que l'autre saisit et se mit a devorer avec voracite, et, sur la place meme, cet homme expira dans d'horribles convulsions. Presque a chaque pas ils rencontraient des victimes de la faim. A la porte d'une maison etait assise une vieille femme, et l'on ne pouvait dire si elle etait morte ou vivante, se tenant immobile, la tete penchee sur sa poitrine. Du toit de la maison voisine pendait au bout d'une corde le cadavre long et maigre d'un homme qui, n'ayant pu supporter jusqu'au bout ses souffrances, y avait mis fin par le suicide. A la vue de toutes ces horreurs, Andry ne put s'empecher de demander a la Tatare: -- Est-il donc possible qu'en un si court espace de temps, tous ces gens n'aient plus rien trouve pour soutenir leur vie! En de telles extremites, l'homme peut se nourrir des substances que la loi defend. -- On a tout mange, repondit la Tatare, toutes les betes; on ne trouverait plus un cheval, plus un chien, plus une souris dans la ville entiere. Nous n'avons jamais rassemble de provisions; l'on amenait tout de la campagne. -- Mais, en mourant d'une mort si cruelle, comment pouvez-vous penser encore a defendre la ville? -- Peut-etre que le _vaivode_ l'aurait rendue; mais, hier matin le _polkovnik_, qui se trouve a Boujany, a envoye un faucon porteur d'un billet ou il disait qu'on se defendit encore, qu'il s'avancait pour faire lever le siege, et qu'il n'attendait plus que l'arrivee d'un autre _polk_ afin d'agir ensemble; maintenant nous attendons leur secours a toute minute. Mais nous voici devant la maison." Andry avait deja vu de loin une maison qui ne ressemblait pas aux autres, et qui paraissait avoir ete construite par un architecte italien. Elle etait en briques, et a deux etages. Les fenetres du rez-de-chaussee s'encadraient dans des ornements de pierre tres en relief; l'etage superieur se composait de petits arceaux formant galerie; entre les piliers et aux encoignures, se voyaient des grilles en fer portant les armoiries de la famille. Un large escalier en briques peintes descendait jusqu'a la place. Sur les dernieres marches etaient assis deux gardes qui soutenaient d'une main leurs hallebardes, de l'autre leurs tetes, et ressemblaient plus a des statues qu'a des etres vivants. Ils ne firent nulle attention a ceux qui montaient l'escalier, au haut duquel Andry et son guide trouverent un chevalier couvert d'une riche armure, tenant en main un livre de prieres. Il souleva lentement ses paupieres alourdies; mais la Tatare lui dit un mot, et il les laissa retomber sur les pages de son livre. Ils entrerent dans une salle assez spacieuse qui semblait servir aux receptions. Elle etait remplie de soldats, d'echansons, de chasseurs, de valets, de toute la domesticite que chaque seigneur polonais croyait necessaire a son rang. Tous se tenaient assis et silencieux. On sentait la fumee d'un cierge qui venait de s'eteindre, et deux autres brulaient encore sur d'immenses chandeliers de la grandeur d'un homme, bien que le jour eclairat depuis longtemps la large fenetre a grillage. Andry allait s'avancer vers une grande porte en chene, ornee d'armoiries et de ciselures; mais la Tatare l'arreta, et lui montra une petite porte decoupee dans le mur de cote. Ils entrerent dans un corridor, puis dans une chambre qu'Andry examina avec attention. Le mince rayon du jour, qui s'introduisait par une fente des contrevents, posait une raie lumineuse sur un rideau d'etoffe rouge, sur une corniche doree, sur un cadre de tableau. La Tatare dit a Andry de rester la; puis elle ouvrit la porte d'une autre chambre ou brillait de la lumiere. Il entendit le faible chuchotement d'une voix qui le fit tressaillir. Au moment ou la porte s'etait ouverte, il avait apercu la svelte figure d'une jeune femme. La Tatare revint bientot, et lui dit d'entrer. Il passa le seuil, et la porte se reforma derriere lui. Deux cierges etaient allumes dans la chambre, ainsi qu'une lampe devant une sainte image, sous laquelle, suivant l'usage catholique, se trouvait un prie-Dieu. Mais ce n'etait point la ce que cherchaient ses regards. Il tourna la tete d'un autre cote, et vit une femme qui semblait s'etre arretee au milieu d'un mouvement rapide. Elle s'elancait vers lui, mais se tenait immobile. Lui-meme resta cloue sur sa place. Ce n'etait pas la personne qu'il croyait revoir, celle qu'il avait connue. Elle etait devenue bien plus belle. Naguere, il y avait en elle quelque chose d'incomplet, d'inacheve: maintenant, elle ressemblait a la creation d'un artiste qui vient de lui donner la derniere main; naguere c'etait une jeune fille espiegle, maintenant c'etait une femme accomplie, et dans toute la splendeur de sa beaute. Ses yeux leves n'exprimaient plus une simple ebauche du sentiment, mais le sentiment complet. N'ayant pas eu le temps de secher, ses larmes repandaient sur son regard un vernis brillant. Son cou, ses epaules et sa gorge avaient atteint les vraies limites de la beaute developpee. Une partie de ses epaisses tresses de cheveux etaient retenues sur la tete par un peigne; les autres tombaient en longues ondulations sur ses epaules et ses bras. Non seulement sa grande paleur n'alterait pas sa beaute, mais elle lui donnait au contraire un charme irresistible. Andry ressentait comme une terreur religieuse; il continuait a se tenir immobile. Elle aussi restait frappee a l'aspect du jeune Cosaque qui se montrait avec les avantages de sa male jeunesse. La fermete brillait dans ses yeux couverts d'un sourcil de velours; la sante et la fraicheur sur ses joues halees. Sa moustache noire luisait comme la soie. -- Je n'ai pas la force de te rendre grace, genereux chevalier, dit-elle d'une voix tremblante. Dieu seul peut te recompenser... Elle baissa les yeux, que couvrirent des blanches paupieres, garnies de longs cils sombres. Toute sa tete se pencha, et une legere rougeur colora le bas de son visage. Andry ne savait que lui repondre. Il aurait bien voulu lui exprimer tout ce que ressentait son ame, et l'exprimer avec autant de feu qu'il le sentait, mais il ne put y parvenir. Sa bouche semblait fermee par une puissance inconnue; le son manquait a sa voix. Il reconnut que ce n'etait pas a lui, eleve au seminaire, et menant depuis une vie guerriere et nomade, qu'il appartenait de repondre, et il s'indigna contre sa nature de Cosaque. A ce moment, la Tatare entra dans la chambre. Elle avait eu deja le temps de couper en morceaux le pain qu'avait apporte Andry, et elle le presenta a sa maitresse sur un plateau d'or. La jeune femme la regarda, puis regarda le pain, puis arreta enfin ses yeux sur Andry. Ce regard, emu et reconnaissant, ou se lisait l'impuissance de s'exprimer avec la langue, fut mieux compris d'Andry que ne l'eussent ete de longs discours. Son ame se sentit legere; il lui sembla qu'on l'avait deliee. Il allait parler, quand tout a coup la jeune femme se tourna vers sa suivante, et lui dit avec inquietude: -- Et ma mere? lui as-tu porte du pain? -- Elle dort. -- Et a mon pere? -- Je lui en ai porte. Il a dit qu'il viendrait lui meme remercier le chevalier. Rassuree, elle prit le pain et le porta a ses levres. Andry la regardait avec une joie inexprimable rompre ce pain et le manger avidement, quand tout a coup il se rappela ce fou furieux qu'il avait vu mourir pour avoir devore un morceau de pain. Il palit et, la saisissant par le bras: -- Assez, lui dit-il, ne mange pas davantage. Il y a si longtemps que tu n'as pris de nourriture que le pain te ferait mal. Elle laissa aussitot retomber son bras, et, deposant le pain sur le plateau, elle regarda Andry comme eut fait un enfant docile. -- O ma reine! s'ecria Andry avec transport, ordonne ce que tu voudras. Demande-moi la chose la plus impossible qu'il y ait au monde; je courrai t'obeir. Dis-moi de faire ce que ne ferait nul homme, je le ferai; je me perdrai pour toi. Ce me serait si doux, je le jure par la Sainte Croix, que je ne saurais te dire combien ce me serait doux. J'ai trois villages; la moitie des troupeaux de chevaux de mon pere m'appartient; tout ce que ma mere lui a donne en dot, et tout ce qu'elle lui cache, tout cela est a moi. Personne de nos Cosaques n'a des armes pareilles aux miennes. Pour la seule poignee de mon sabre, on me donne un grand troupeau de chevaux et trois mille moutons! Eh bien! j'abandonnerai tout cela, je le brulerai, j'en jetterai la cendre au vent, si tu me dis une seule parole, si tu fais un seul mouvement de ton sourcil noir! Peut-etre tout ce que je dis n'est que folies et sottises; je sais bien qu'il ne m'appartient pas, a moi qui ai passe ma vie dans la _setch_, de parler comme on parle la ou se trouvent les rois, les princes, et les plus nobles parmi les chevaliers. Je vois bien que tu es une autre creature de Dieu que nous autres, et que les autres femmes et filles des seigneurs restent loin derriere toi. Avec une surprise croissante, sans perdre un mot, et toute a son attention, la jeune fille ecoutait ces discours pleins de franchise et de chaleur, ou se montrait une ame jeune et forte. Elle pencha son beau visage en avant, ouvrit la bouche et voulut parler; mais elle se retint brusquement, en songeant que ce jeune chevalier tenait a un autre parti, et que son pere, ses freres, ses compatriotes, restaient des ennemis farouches; en songeant que les terribles Zaporogues tenaient la ville bloquee de tous cotes, vouant les habitants a une mort certaine. Ses yeux se remplirent de larmes. Elle prit un mouchoir brode en soie et, s'en couvrant le visage pour lui cacher sa douleur, elle s'assit sur un siege ou elle resta longtemps immobile, la tete renversee, et mordant sa levre inferieure de ses dents d'ivoire, comme si elle eut ressenti la piqure d'une bete venimeuse. -- Dis-moi une seule parole, reprit Andry, la prenant par sa main douce comme la soie. Mais elle se taisait, sans se decouvrir le visage, et restait immobile. -- Pourquoi cette tristesse, dis-moi? pourquoi tant de tristesse? Elle ota son mouchoir de ses yeux, ecarta les cheveux qui lui couvraient le visage, et laissa echapper ses plaintes d'une voix affaiblie, qui ressemblait au triste et leger bruissement des joncs qu'agite le vent du soir: -- Ne suis-je pas digne d'une eternelle pitie? La mere qui m'a mise au monde n'est-elle pas malheureuse? Mon sort n'est-il pas bien amer? O mon destin, n'es-tu pas mon bourreau? Tu as conduit a mes pieds les plus dignes gentilshommes, les plus riches seigneurs, des comtes et des barons etrangers, et toute la fleur de notre noblesse. Chacun d'eux aurait considere mon amour comme la plus grande des felicites. Je n'aurais eu qu'a faire un choix, et le plus beau, le plus noble serait devenu mon epoux. Pour aucun d'eux, o mon cruel destin, tu n'as fait parler mon coeur; mais tu l'as fait parler, ce faible coeur, pour un etranger, pour un ennemi, sans egard aux meilleurs chevaliers de ma patrie. Pourquoi, pour quel peche, pour quel crime, m'as-tu persecutee impitoyablement, o sainte mere de Dieu? Mes jours se passaient dans l'abondance et la richesse. Les mets les plus recherches, les vins les plus precieux faisaient mon habituelle nourriture. Et pourquoi? pour me faire mourir enfin d'une mort horrible, comme ne meurt aucun mendiant dans le royaume! et c'est peu que je sois condamnee a un sort si cruel; c'est peu que je sois obligee de voir, avant ma propre fin, mon pere et ma mere expirer dans d'affreuses souffrances, eux pour qui j'aurais cent fois donne ma vie. C'est peu que tout cela. Il faut, avant ma mort, que je le revoie et que je l'entende; il faut que ses paroles me dechirent le coeur, que mon sort redouble d'amertume, qu'il me soit encore plus penible d'abandonner ma jeune vie, que ma mort devienne plus epouvantable, et qu'en mourant je vous fasse encore plus de reproches, a toi, mon destin cruel, et a toi (pardonne mon peche), o sainte mere de Dieu. Quand elle se tut, une expression de douleur et d'abattement se peignit sur son visage, sur son front tristement penche et sur ses joues sillonnees de larmes. -- Non, il ne sera pas dit, s'ecria Andry, que la plus belle et la meilleure des femmes ait a subir un sort si lamentable, quand elle est nee pour que tout ce qu'il y a de plus eleve au monde s'incline devant elle comme devant une sainte image. Non tu ne mourras pas, je le jure par ma naissance et par tout ce qui m'est cher, tu ne mourras pas! Mais si rien ne peut conjurer ton malheureux sort, si rien ne peut te sauver, ni la force, ni la bravoure, ni la priere, nous mourrons ensemble, et je mourrai avant toi, devant toi, et ce n'est que mort qu'on pourra me separer de toi. -- Ne t'abuse pas, chevalier, et ne m'abuse pas moi-meme, lui repondit-elle en secouant lentement la tete. Je ne sais que trop bien qu'il ne t'est pas possible de m'aimer; je connais ton devoir. Tu as un pere, des amis, une patrie qui t'appellent, et nous sommes tes ennemis. -- Eh! que me font mes amis, ma patrie, mon pere? reprit Andry, en relevant fierement le front et redressant sa taille droite et svelte comme un jonc du Dniepr. Si tu crois cela, voila ce que je vais te dire: je n'ai personne, personne, personne, repeta-t-il obstinement, en faisant ce geste par lequel un Cosaque exprime un parti pris et une volonte irrevocable. Qui m'a dit que l'Ukraine est ma patrie? Qui me l'a donnee pour patrie? La patrie est ce que notre ame desire, revere, ce qui nous est plus cher que tout. Ma patrie, c'est toi, Et cette patrie-la, je ne l'abandonnerai plus tant que je serai vivant, je la porterai dans mon coeur. Qu'on vienne l'en arracher! Immobile un instant, elle le regarda droit aux yeux, et soudain, avec toute l'impetuosite dont est capable une femme qui ne vit que par les elans du coeur, elle se jeta a son cou, le serra dans ses bras, et se mit a sangloter. Dans ce moment la rue retentit de cris confus, de trompettes et de tambours. Mais Andry ne les entendait pas; il ne sentait rien autre chose que la tiede respiration de la jeune fille qui lui caressait la joue, que ses larmes qui lui baignaient le visage, que ses longs cheveux qui lui enveloppaient la tete d'un reseau soyeux et odorant. Tout a coup la Tatare entra dans la chambre en jetant des cris de joie. -- Nous sommes sauves, disait-elle toute hors d'elle-meme; les notres sont entres dans la ville, amenant du pain, de la farine, et des Zaporogues prisonniers. Mais ni l'un ni l'autre ne fit attention a ce qu'elle disait. Dans le delire de sa passion, Andry posa ses levres sur la bouche qui effleurait sa joue, et cette bouche ne resta pas sans reponse. Et le Cosaque fut perdu, perdu pour toute la chevalerie cosaque. Il ne verra plus ni la _setch_, ni les villages de ses peres, ni le temple de Dieu. Et l'Ukraine non plus ne reverra pas l'un des plus braves de ses enfants. Le vieux Tarass s'arrachera une poignee de ses cheveux gris, et il maudira le jour et l'heure ou il a, pour sa propre honte, donne naissance a un tel fils! CHAPITRE VII Le _tabor_ des Zaporogues etait rempli de bruit et de mouvement. D'abord personne ne pouvait exactement expliquer comment un detachement de troupes royales avait penetre dans la ville. Ce fut plus tard qu'on s'apercut que tout le _kouren_ de Pereiaslav, place devant une des portes de la ville, etait reste la veille ivre mort; il n'etait donc pas etonnant que la moitie des Cosaques qui le composaient eut ete tuee et l'autre moitie prisonniere, sans qu'ils eussent eu le temps de se reconnaitre. Avant que les _koureni_ voisins, eveilles par le bruit, eussent pu prendre les armes, le detachement entrait deja dans la ville, et ses derniers rangs soutenaient la fusillade contre les Zaporogues mal eveilles qui se jetaient sur eux en desordre. Le _kochevoi_ fit rassembler l'armee, et lorsque tous les soldats reunis en cercle, le bonnet a la main, eurent fait silence, il leur dit: -- Voila donc, seigneurs freres, ce qui est arrive cette nuit; voila jusqu'ou peut conduire l'ivresse; voila l'injure que nous a faite l'ennemi! Il parait que c'est la votre habitude: si l'on vous double la ration, vous etes prets a vous souler de telle sorte que l'ennemi du nom chretien peut non seulement vous oter vos pantalons, mais meme vous eternuer au visage, sans que vous y fassiez attention. Tous les Cosaques tenaient la tete basse, sentant bien qu'ils etaient coupables. Le seul _ataman_ du _kouren_ de Nesamaiko[31], Koukoubenko, eleva la voix. -- Arrete, pere, lui dit-il; quoiqu'il ne soit pas ecrit dans la loi qu'on puisse faire quelque observation quand le _kochevoi_ parle devant toute l'armee, cependant, l'affaire ne s'etant point passee comme tu l'as dit, il faut parler. Tes reproches ne sont pas completement justes. Les Cosaques eussent ete fautifs et dignes de la mort s'ils s'etaient enivres pendant la marche, la bataille, ou un travail important et difficile; mais nous etions la sans rien faire, a nous ennuyer devant cette ville. Il n'y avait ni careme, ni aucune abstinence ordonnee par l'Eglise. Comment veux-tu donc que l'homme ne boive pas quand il n'a rien a faire? il n'y a point de peche a cela. Mais nous allons leur montrer maintenant ce que c'est que d'attaquer des gens inoffensifs. Nous les avons bien battus auparavant nous allons maintenant les battre de maniere qu'ils n'emportent pas leurs talons a la maison. Le discours du _kourennoi_ plut aux Cosaques. Ils releverent leurs tetes baissees, et beaucoup d'entre eux firent un signe de satisfaction, en disant: -- Koukoubenko a bien parle. Et Tarass Boulba, qui se tenait non loin du _kochevoi_, ajouta: -- Il parait, _kochevoi_, que Koukoubenko a dit la verite. Que repondras-tu a cela? -- Ce que je repondrai? je repondrai: Heureux le pere qui a donne naissance a un pareil fils! Il n'y a pas une grande sagesse a dire un mot de reproche; mais il y a une grande sagesse a dire un mot qui, sans se moquer du malheur de l'homme, le ranime, lui rende du courage, comme les eperons rendent du courage a un cheval que l'abreuvoir a rafraichi. Je voulais moi-meme vous dire ensuite une parole consolante; mais Koukoubenko m'a prevenu. -- Le _kochevoi_ a bien parle! s'ecria-t-on dans les rangs des Zaporogues. -- C'est une bonne parole, disaient les autres. Et meme les plus vieux, qui se tenaient la comme des pigeons gris, firent avec leurs moustaches une grimace de satisfaction, et dirent: -- Oui, c'est une parole bien dite. -- Maintenant, ecoutez-moi, seigneurs, continua le _kochevoi_. Prendre une forteresse, en escalader les murs, ou bien y percer des trous a la maniere des rats, comme font les maitres allemands (qu'ils voient le diable en songe!), c'est indecent et nullement l'affaire des Cosaques. Je ne crois pas que l'ennemi soit entre dans la ville avec de grandes provisions. Il ne menait pus avec lui beaucoup de chariots. Les habitants de la ville sont affames, ce qui veut dire qu'ils mangeront tout d'une fois; et quant au foin pour les chevaux, ma foi, je ne sais guere ou ils en trouveront, a moins que quelqu'un de leurs saints ne leur en jette du haut du ciel... Mais ceci, il n'y a que Dieu qui le sache, car leurs pretres ne sont forts qu'en paroles. Pour cette raison ou pour une autre, ils finiront par sortir de la ville. Qu'on se divise donc en trois corps, et qu'on les place devant les trois portes cinq _koureni_ devant la principale, et trois _koureni_ devant chacune des deux autres. Que le _kouren_ de Diadniv et celui de Korsoun se mettent en embuscade: le _polkovnik_ Tarass Boulba, avec tout son _polk_, aussi en embuscade. Les _koureni_ de Titareff et de Tounnocheff, en reserve du cote droit; ceux de Tcherbinoff et de Steblikiv, du cote gauche. Et vous, sortez des rangs, jeunes gens qui vous sentez les dents aigues pour insulter, pour exciter l'ennemi. Le Polonais n'a pas de cervelle; il ne sait pas supporter les injures, et peut-etre qu'aujourd'hui meme ils passeront les portes. Que chaque _ataman_ fasse la revue de son _kouren_, et, s'il ne le trouve pas au complet, qu'il prenne du monde dans les debris de celui de Periaslav. Visitez bien toutes choses; qu'on donne a chaque Cosaque un verre de vin pour le degriser, et un pain. Mais je crois qu'ils sont assez rassasies de ce qu'ils ont mange hier, car, en verite, ils ont tellement bafre toute la nuit, que, si je m'etonne d'une chose, c'est qu'ils ne soient pas tous creves. Et voici encore un ordre que je donne: Si quelque cabaretier juif s'avise de vendre un seul verre de vin a un seul Cosaque, je lui ferai clouer au front une oreille de cochon, et je le ferai pendre la tete en bas. A l'oeuvre, freres! a l'oeuvre! C'est ainsi que le _kochevoi_ distribua ses ordres. Tous le saluerent en se courbant jusqu'a la ceinture, et, prenant la route de leurs chariots, ils ne remirent leurs bonnets qu'arrives a une grande distance. Tous commencerent a s'equiper, a essayer leurs lances et leurs sabres, a remplir de poudre leurs poudrieres, a preparer leurs chariots et a choisir leurs montures. En rejoignant son campement, Tarass se mit a penser, sans le deviner toutefois, a ce qu'etait devenu Andry. L'avait-on pris et garrotte, pendant son sommeil, avec les autres? Mais non, Andry n'est pas homme a se rendre vivant. On ne l'avait pas non plus trouve parmi les morts. Tout pensif, Tarass cheminait devant son _polk_, sans entendre que quelqu'un l'appelait depuis longtemps par son nom. -- Qui me demande? dit-il enfin en sortant de sa reverie. Le juif Yankel etait devant lui. -- Seigneur _polkovnik_, seigneur _polkovnik_, disait il d'une voix breve et entrecoupee, comme s'il voulait lui faire part d'une nouvelle importante, j'ai ete dans la ville, seigneur _polkovnik_. Tarass regarda le juif d'un air ebahi: -- Qui diable t'a mene la? -- Je vais vous le raconter, dit Yankel. Des que j'entendis du bruit au lever du soleil et que les Cosaques tirerent des coups de fusil, je pris mon caftan, et, sans le mettre, je me mis a courir. Ce n'est qu'en route que je passai les manches; car je voulais savoir moi-meme la cause de ce bruit, et pourquoi les Cosaques tiraient de si bonne heure. J'arrivai aux portes de la ville au moment ou entrait la queue du convoi. Je regarde, et que vois-je l'officier Galandowitch. C'est un homme que je connais; il me doit cent ducats depuis trois ans. Et moi, je me mis a le suivre comme pour reclamer ma creance, et voila comment je suis entre dans la ville. -- Eh quoi! tu es entre dans la ville, et tu voulais encore lui faire payer sa dette? lui dit Boulba. Comment donc ne t'a-t-il pas fait pendre comme un chien? -- Certes, il voulait me faire pendre, repondit le juif; ses gens m'avaient deja passe la corde au cou. Mais je me mis a supplier le seigneur; je lui dis que j'attendrais le payement de ma creance aussi longtemps qu'il le voudrait, et je promis de lui preter encore de l'argent, s'il voulait m'aider a me faire rendre ce que me doivent d'autres chevaliers; car, a dire vrai, le seigneur officier n'a pas un ducat dans la poche, tout comme s'il etait Cosaque, quoiqu'il ait des villages, des maisons, quatre chateaux et des steppes qui s'etendent jusqu'a Chklov. Et maintenant, si les juifs de Breslav ne l'eussent pas equipe, il n'aurait pas pu aller a la guerre. C'est aussi pour cela qu'il n'a point paru a la diete. -- Qu'as-tu donc fait dans la ville? as-tu vu les notres? -- Comment donc! il y en a beaucoup des notres: Itska, Rakhoum, Khaivalkh, l'intendant... -- Qu'ils perissent tous, les chiens! s'ecria Tarass en colere. Que viens-tu me mettre sous le nez ta maudite race de juifs? je te parle de nos Zaporogues. -- Je n'ai pas vu nos Zaporogues; mais j'ai vu le seigneur Andry. -- Tu as vu Andry? dit Boulba. Eh bien! quoi? comment? ou l'as-tu vu? dans une fosse, dans une prison, attache, enchaine? -- Qui aurait ose attacher le seigneur Andry? c'est a present l'un des plus grands chevaliers. Je ne l'aurais presque pas reconnu. Les brassards sont en or, la ceinture est en or, il n'y a que de l'or sur lui. Il est tout etincelant d'or, comme quand au printemps le soleil reluit sur l'herbe. Et le _vaivode_ lui a donne son meilleur cheval; ce cheval seul coute deux cents ducats. Boulba resta stupefait: -- Pourquoi donc a-t-il mis une armure qui ne lui appartient pas? Parce qu'elle etait meilleure que la sienne; c'est pour cela qu'il l'a mise. Et maintenant il parcourt les rangs, et d'autres parcourent les rangs, et il enseigne, et on l'enseigne, comme s'il etait le plus riche des seigneurs polonais. -- Qui donc le force a faire tout cela? -- Je ne dis pas qu'on l'ait force. Est-ce que le seigneur Tarass ne sait pas qu'il est passe dans l'autre parti par sa propre volonte? -- Qui a passe? -- Le seigneur Andry. -- Ou a-t-il passe? -- Il a passe dans l'autre parti; il est maintenant des leurs. -- Tu mens, oreille de cochon. -- Comment est-il possible que je mente? Suis-je un sot, pour mentir contre ma propre tete? Est-ce que je ne sais pas qu'on pend un juif comme un chien, s'il ose mentir devant un seigneur? -- C'est-a-dire que, d'apres toi, il a vendu sa patrie et sa religion? -- Je ne dis pas qu'il ait vendu quelque chose; je dis seulement qu'il a passe dans l'autre parti. -- Tu mens, juif du diable; une telle chose ne s'est jamais vue sur la terre chretienne. Tu mens, chien. -- Que l'herbe croisse sur le seuil de ma maison, si je mens. Que chacun crache sur le tombeau de mon pere, de ma mere, de mon beau- pere, de mon grand-pere et du pere de ma mere, si je mens. Si le seigneur le desire, je vais lui dire pourquoi il a passe. -- Pourquoi? -- Le _vaivode_ a une fille qui est si belle, mon saint Dieu, si belle... Ici le juif essaya d'exprimer par ses gestes la beaute de cette fille, en ecartant les mains, en clignant des yeux, et en relevant le coin de la bouche comme s'il goutait quelque chose de doux. -- Eh bien, quoi? Apres... -- C'est pour elle qu'il a passe de l'autre cote. Quand un homme devient amoureux, il est comme une semelle qu'on met tremper dans l'eau pour la plier ensuite comme on veut. Boulba se mit a reflechir profondement. Il se rappela que l'influence d'une faible femme etait grande; qu'elle avait deja perdu bien des hommes forts, et que la nature d'Andry etait fragile par ce cote. Il se tenait immobile, comme plante a sa place. -- Ecoute, seigneur; je raconterai tout au seigneur, dit le juif Des que j'entendis le bruit du matin, des que je vis qu'on entrait dans la ville, j'emportai avec moi, a tout evenement, une rangee de perles, car il y a des demoiselles dans la ville; et s'il y a des demoiselles, me dis-je a moi-meme, elles acheteront mes perles, n'eussent-elles rien a manger. Et des que les gens de l'officier polonais m'eurent lache, je courus a la maison du _vaivode_, pour y vendre mes perles. J'appris tout d'une servante tatare; elle m'a dit que la noce se ferait des qu'on aurait chasse les Zaporogues. Le seigneur Andry a promis de chasser les Zaporogues. -- Et tu ne l'as pas tue sur place, ce fils du diable? s'ecria Boulba. -- Pourquoi le tuer? Il a passe volontairement. Ou est la faute de l'homme? Il est alle la ou il se trouvait mieux. -- Et tu l'as vu en face? -- En face, certainement. Quel superbe guerrier? il est plus beau que tous les autres. Que Dieu lui donne bonne sante! Il m'a reconnu a l'instant meme, et quand je m'approchai de lui, il m'a dit... -- Qu'est-ce qu'il t'a dit? -- Il m'a dit!... c'est-a-dire il a commence par me faire un signe du doigt, et puis il m'a dit: "Yankel!" Et moi: "Seigneur Andry!" Et lui: "Yankel, dis a mon pere, a mon frere, aux Cosaques, aux Zaporogues, dis a tout le monde que mon pere n'est plus mon pere, que mon frere n'est plus mon frere, que mes camarades ne sont plus mes camarades, et que je veux me battre contre eux tous, contre eux tous." -- Tu mens, Judas! s'ecria Tarass hors de lui; tu mens, chien. Tu as crucifie le Christ, homme maudit de Dieu. Je te tuerai, Satan. Sauve-toi, si tu ne veux pas rester mort sur le coup. En disant cela, Tarass tira son sabre. Le juif epouvante se mit a courir de toute la rapidite de ses seches et longues jambes; et longtemps il courut, sans tourner la tete, a travers les chariots des Cosaques, et longtemps encore dans la plaine, quoique Tarass ne l'eut pas poursuivi, reflechissant qu'il etait indigne de lui de s'abandonner a sa colere contre un malheureux qui n'en pouvait mais. Boulba se souvint alors qu'il avait vu, la nuit precedente, Andry traverser le _tabor_ menant une femme avec lui. Il baissa sa tete grise, et cependant il ne voulait pas croire encore qu'une action aussi infame eut ete commise, et que son propre fils eut pu vendre ainsi sa religion et son ame. Enfin il conduisit son _polk_ a la place qui lui etait designee, derriere le seul bois que les Cosaques n'eussent pas encore brule. Cependant les Zaporogues, a pied et a cheval se mettaient en marche dans la direction des trois portes de la ville. L'un apres l'autre defilaient les divers _koureni_, composant l'armee. Il ne manquait que le seul _kouren_ de Pereiaslav; les Cosaques qui le composaient avaient bu la veille tout ce qu'ils devaient boire en leur vie. Tel s'etait reveille garrotte dans les mains des ennemis; tel avait passe endormi de la vie a la mort, et leur _ataman_ lui-meme, Khlib, s'etait trouve sans pantalon et sans vetement superieur au milieu du camp polonais. On s'apercut dans la ville du mouvement des Cosaques. Toute la population accourut sur les remparts, et un tableau anime se presenta aux yeux des Zaporogues. Les chevaliers polonais, plus richement vetus l'un que l'autre, occupaient la muraille. Leurs casques en cuivre, surmontes de plumes blanches comme celles du cygne, etincelaient au soleil; d'autres portaient de petits bonnets, roses ou bleus, penches sur l'oreille, et des caftans aux manches flottantes, brodes d'or ou de soieries. Leurs sabres et leurs mousquets, qu'ils achetaient a grand prix, etaient, comme tout leur costume, charges d'ornements. Au premier rang, se tenait plein de fierte, portant un bonnet rouge et or, le colonel de la ville de Boudjak. Plus grand et plus gros que tous les autres, il etait serre dans son riche caftan. Plus loin, pres d'une porte laterale, se tenait un autre colonel, petit homme maigre et sec. Ses petits yeux vifs lancaient des regards percants sous leurs sourcils epais. Il se tournait avec vivacite, en designant les postes de sa main effilee, et distribuant des ordres. On voyait que, malgre sa taille chetive, c'etait un homme de guerre. Pres de lui se trouvait un officier long et fluet, portant d'epaisses moustaches sur un visage rouge. Ce Seigneur aimait les festins et l'hydromel capiteux. Derriere eux etait groupee une foule de petits gentillatres qui s'etaient armes, les uns a leurs propres frais, les autres aux frais de la couronne, ou avec l'aide de l'argent des juifs, auxquels ils avaient engage tout ce que contenaient les petits castels de leurs peres. Il y avait encore une foule de ces clients parasites que les senateurs menaient avec eux pour leur faire cortege, qui, la veille, volaient du buffet ou de la table quelque coupe d'argent, et, le lendemain, montaient sur le siege de la voiture pour servir de cochers. Enfin, il y avait la de toutes especes de gens. Les rangs des Cosaques se tenaient silencieusement devant les murs; aucun d'entre eux ne portait d'or sur ses habits; on ne voyait briller, par-ci par-la, les metaux precieux que sur les poignees des sabres ou les crosses des mousquets. Les Cosaques n'aimaient pas a se vetir richement pour la bataille; leurs caftans et leurs armures etaient fort simples, et l'on ne voyait, dans tous les escadrons, que de longues files bigarrees de bonnets noirs a la pointe rouge. Deux Cosaques sortirent des rangs des Zaporogues. L'un etait tout jeune, l'autre un peu plus age; tous deux avaient, selon leur facon de dire, de bonnes dents pour mordre, non seulement en paroles, mais encore en action. Ils s'appelaient Okhrim Nach et Mikita Colokopitenko. Demid Popovitch les suivait, vieux Cosaque qui hantait depuis longtemps la _setch_, qui etait alle jusque sous les murs d'Andrinople, et qui avait souffert bien des traverses en sa vie. Une fois, en se sauvant d'un incendie, il etait revenu a la _setch_, avec la tete toute goudronnee, toute noircie, et les cheveux brules. Mais depuis lors, il avait eu le temps de se refaire et d'engraisser; sa longue touffe de cheveux entourait son oreille, et ses moustaches avaient repousse noires et epaisses. Popovitch etait renomme pour sa langue bien affilee. -- Toute l'armee a des _joupans_ rouges, dit-il; mais je voudrais bien savoir si la valeur de l'armee est rouge aussi[32]! -- Attendez, s'ecria d'en haut le gros colonel; je vais vous garrotter tous. Rendez, esclaves, rendez vos mousquets et vos chevaux. Avez-vous vu comme j'ai deja garrotte les votres? Qu'on amene les prisonniers sur le parapet. Et l'on amena les Zaporogues garrottes. Devant eux marchait leur _ataman_ Khlib, sans pantalon et sans vetement superieur, dans l'etat ou on l'avait saisi. Et l'_ataman_ baissa la tete, honteux de sa nudite et de ce qu'il avait ete pris en dormant, comme un chien. -- Ne t'afflige pas, Khlib, nous te delivrerons, lui criaient d'en bas les Cosaques. -- Ne t'afflige pas, ami, ajouta l'_ataman_ Borodaty, ce n'est pas ta faute si l'on t'a pris tout nu; cela peut arriver a chacun. Mais honte a eux, qui t'exposent ignominieusement sans avoir, par decence, couvert ta nudite. -- Il parait que vous n'etes braves que quand vous avez affaire a des gens endormis, dit Golokopitenko, en regardant le parapet. -- Attendez, attendez, nous vous couperons vos touffes de cheveux, lui repondit-on d'en haut. -- Je voudrais bien voir comment ils nous couperaient nos touffes, disait Popovitch en tournant devant eux sur son cheval. Et puis il ajouta, en regardant les siens: -- Mais peut-etre que les Polonais disent la verite; si ce gros-la les amene, ils seront bien defendus. -- Pourquoi crois-tu qu'ils seront bien defendus? repliquerent les cosaques, surs d'avance que Popovitch allait lacher un bon mot. -- Parce que toute l'armee peut se cacher derriere lui, et qu'il serait fort difficile d'attraper quelqu'un avec la lance par dela son ventre. Tous les Cosaques se mirent a rire et, longtemps apres, beaucoup d'entre eux secouaient encore la tete en repetant: -- Ce diable de Popovitch! s'il s'avise de decocher un mot a quelqu'un, alors... Et les Cosaques n'acheverent pas de dire ce qu'ils entendaient par alors... -- Reculez, reculez! s'ecria le _kochevoi_. Car les Polonais semblaient ne pas vouloir supporter une pareille bravade, et le colonel avait fait un signe de la main. En effet, a peine les Cosaques s'etaient-ils retires, qu'une decharge de mousqueterie retentit sur le haut du parapet. Un grand mouvement se fit dans la ville; le vieux _vaivode_ apparut lui-meme, monte sur son cheval. Les portes s'ouvrirent, et l'armee polonaise en sortit. A l'avant-garde marchaient les hussards[33], bien alignes, puis les cuirassiers avec des lances, tous portant des casques en cuivre. Derriere eux chevauchaient les plus riches gentilshommes, habilles chacun selon son caprice. Ils ne voulaient pas se meler a la foule des soldats, et celui d'entre eux qui n'avait pas de commandement s'avancait seul a la tete de ses gens. Puis venaient d'autres rangs, puis l'officier fluet, puis d'autres rangs encore, puis le gros colonel, et le dernier qui quitta la ville fut le colonel sec et maigre. -- Empechez-les, empechez-les d'aligner leurs rangs, criait le _kochevoi_. Que tous les _koureni_ attaquent a la fois. Abandonnez les autres portes. Que le _kouren_ de Titareff attaque par son cote et le _kouren_ de Diadkoff par le sien. Koukoubenko et Palivoda, tombez sur eux par derriere. Divisez-les, confondez-les. Et les Cosaques attaquerent de tous les cotes. Ils rompirent les rangs polonais, les melerent et se melerent avec eux, sans leur donner le temps de tirer un coup de mousquet. On ne faisait usage que des sabres et des lances. Dans cette melee generale, chacun eut l'occasion de se montrer. Demid Popovitch tua trois fantassins et culbuta deux gentilshommes a bas de leurs chevaux, en disant: -- Voila de bons chevaux; il y a longtemps que j'en desirais de pareils. Et il les chassa devant lui dans la plaine, criant aux autres Cosaques de les attraper; puis il retourna dans la melee, attaqua les seigneurs qu'il avait demontes, tua l'un d'eux, jeta son _arank_[34] au cou de l'autre, et le traina a travers la campagne, apres lui avoir pris son sabre a la riche poignee et sa bourse pleine de ducats. Kobita, bon Cosaque encore jeune, en vint aux mains avec un des plus braves de l'armee polonaise, et ils combattirent longtemps corps a corps. Le Cosaque finit par triompher; il frappa le Polonais dans la poitrine avec un couteau turc; mais ce fut en vain pour son salut; une balle encore chaude l'atteignit a la tempe. Le plus noble des seigneurs polonais l'avait ainsi tue, le plus beau des chevaliers et d'ancienne extraction princiere; celui-ci se portait partout, sur son vigoureux cheval bai clair, et s'etait deja signale par maintes prouesses. Il avait sabre deux Zaporogues, renverse un bon Cosaque, Fedor Korj, et l'avait perce de sa lance apres avoir abattu son cheval d'un coup de pistolet. Il venait encore de tuer Kobita. -- C'est avec celui-la que je voudrais essayer mes forces, s'ecria l'_ataman_ du _kouren_ de Nesamaiko, Koukoubenko. Il donna de l'eperon a son cheval et s'elanca sur le Polonais, en criant d'une voix si forte que tous ceux qui se trouvaient proche tressaillirent involontairement. Le Polonais eut l'intention de tourner son cheval pour faire face a ce nouvel ennemi; mais l'animal ne lui obeit point. Epouvante par ce terrible cri, il avait fait un bond de cote, et Koukoubenko put frapper, d'une balle dans le dos, le Polonais qui tomba de son cheval. Meme alors, le Polonais ne se rendit pas; il tacha encore de percer l'ennemi, mais sa main affaiblie laissa retomber son sabre. Koukoubenko prit a deux mains sa lourde epee, lui en enfonca la pointe entre ses levres palies. L'epee lui brisa les dents, lui coupa la langue, lui traversa les vertebres du cou, et penetra profondement dans la terre ou elle le cloua pour toujours. Le sang rose jaillit de la blessure, ce sang de gentilhomme, et lui teignit son caftan jaune brode d'or. Koukoubenko abandonna le cadavre, et se jeta avec les siens sur un autre point. -- Comment peut-on laisser la une si riche armure sans la ramasser? dit l'_ataman_ du _kouren_ d'Oumane, Borodaty. Et il quitta ses gens pour s'avancer vers l'endroit ou le gentilhomme gisait a terre. -- J'ai tue sept seigneurs de ma main, mais je n'ai trouve sur aucun d'eux une aussi belle armure. Et Borodaty, entraine par l'ardeur du gain, se baissa pour enlever cette riche depouille. Il lui ota son poignard turc, orne de pierres precieuses, lui enleva sa bourse pleine de ducats, lui detacha du cou un petit sachet qui contenait, avec du linge fin, une boucle de cheveux donnee par une jeune fille, en souvenir d'amour. Borodaty n'entendit pas que l'officier au nez rouge arrivait sur lui par derriere, celui-la meme qu'il avait deja renverse de la selle, apres l'avoir marque d'une balafre au visage. L'officier leva son sabre et lui assena un coup terrible sur son cou penche. L'amour du butin n'avait pas mene a une bonne fin l'_ataman_ Borodaty. Sa tete puissante roula par terre d'un cote, et son corps de l'autre, arrosant l'herbe de son sang. A peine l'officier vainqueur avait-il saisi par sa touffe de cheveux la tete de l'_ataman_ pour la pendre a sa selle, qu'un vengeur s'etait deja leve. Ainsi qu'un epervier qui, apres avoir trace des cercles avec ses puissantes ailes, s'arrete tout a coup immobile dans l'air, et fond comme la fleche sur une caille qui chante dans les bles pres de la route, ainsi le fils de Tarass, Ostap, s'elanca sur l'officier polonais et lui jeta son noeud coulant autour du cou. Le visage rouge de l'officier rougit encore quand le noeud coulant lui serra la gorge. Il saisit convulsivement son pistolet, mais sa main ne put le diriger, et la balle alla se perdre dans la plaine. Ostap detacha de la selle du Polonais un lacet en soie dont il se servait pour lier les prisonniers, lui garrotta les pieds et les bras, attacha l'autre bout du lacet a l'arcon de sa propre selle, et le traina a travers champs, en criant aux Cosaques d'Oumane d'aller rendre les derniers devoirs a leur _ataman_. Quand les Cosaques de ce _kouren_ apprirent que leur _ataman_ n'etait plus en vie, ils abandonnerent le combat pour relever son corps, et se concerterent pour savoir qui il fallait choisir a sa place. -- Mais a quoi bon tenir de longs conseils! dirent-ils enfin; il est impossible de choisir un meilleur _kourennoi_ qu'Ostap Boulba. Il est vrai qu'il est plus jeune que nous tous; mais il a de l'esprit et du sens comme un vieillard. Ostap, otant son bonnet, remercia ses camarades de l'honneur qu'ils lui faisaient, mais sans pretexter ni sa jeunesse, ni son manque d'experience, car, en temps de guerre, il n'est pas permis d'hesiter. Ostap les conduisit aussitot contre l'ennemi, et leur prouva que ce n'etait pas a tort qu'ils l'avaient choisi pour _ataman_. Les Polonais sentirent que l'affaire devenait trop chaude; ils reculerent et traverserent la plaine pour se rassembler de l'autre cote. Le petit colonel fit signe a une troupe de quatre cents hommes qui se tenaient en reserve pres de la porte de la ville, et ils firent une decharge de mousqueterie sur les Cosaques. Mais ils n'atteignirent que peu de monde. Quelques balles allerent frapper les boeufs de l'armee, qui regardaient stupidement le combat. Epouvantes, ces animaux pousserent des mugissements, se ruerent sur le _tabor_ des Cosaques, briserent des chariots et foulerent aux pieds beaucoup de monde. Mais Tarass, en ce moment, s'elancant avec son _polk_ de l'embuscade ou il etait poste, leur barra le passage, en faisant jeter de grands cris a ses gens. Alors tout le troupeau furieux, eperdu, se retourna sur les regiments polonais qu'il mit en desordre. -- Grand merci, taureaux! criaient les Zaporogues; vous nous avez bien servis pendant la marche, maintenant, vous nous servez a la bataille! Les Cosaques se ruerent de nouveau sur l'ennemi. Beaucoup de Polonais perirent, beaucoup de Cosaques se distinguerent, entre autres Metelitza, Chilo, les deux Pissarenko, Vovtousenko. Se voyant presses de toutes parts, les Polonais eleverent leur banniere en signe de ralliement, et se mirent a crier qu'on leur ouvrit les portes de la ville. Les portes fermees s'ouvrirent en grincant sur leurs gonds et recurent les cavaliers fugitifs, harasses, couverts de poussiere, comme la bergerie recoit les brebis. Beaucoup de Zaporogues voulaient les poursuivre jusque dans la ville, mais Ostap arreta les siens en leur disant: -- Eloignez-vous, seigneurs freres, eloignez-vous des murailles; il n'est pas bon de s'en approcher. Ostap avait raison, car, dans le moment meme, une decharge generale retentit du haut des remparts. Le _kochevoi_ s'approcha pour feliciter Ostap. -- C'est encore un jeune _ataman_, dit-il, mais il conduit ses troupes comme un vieux chef. Le vieux Tarass tourna la tete pour voir quel etait ce nouvel _ataman_; il apercut son fils Ostap a la tete du _kouren_ d'Oumane, le bonnet sur l'oreille la massue d'_ataman_ dans sa main droite. -- Voyez-vous le drole! se dit-il tout joyeux. Et il remercia tous les Cosaques d'Oumane pour l'honneur qu'ils avaient fait a son fils. Les Cosaques reculerent jusqu'a leur _tabor_; les Polonais parurent de nouveau sur le parapet, mais, cette fois, leurs riches _joupans_ etaient dechires, couverts de sang et de poussiere. -- Hola! he! avez-vous panse vos blessures? leur criaient les Zaporogues. -- Attendez! Attendez! repondait d'en haut le gros colonel en agitant une corde dans ses mains. Et longtemps encore, les soldats des deux partis echangerent des menaces et des injures. Enfin, ils se separerent. Les uns allerent se reposer des fatigues du combat; les autres se mirent a appliquer de la terre sur leurs blessures et dechirerent les riches habits qu'ils avaient enleves aux morts pour en faire des bandages. Ceux qui avaient conserve le plus de forces, s'occuperent a rassembler les cadavres de leurs camarades et a leur rendre les derniers honneurs. Avec leurs epees et leurs lances, ils creuserent des fosses dont ils emportaient la terre dans les pans de leurs habits; ils y deposerent soigneusement les corps des Cosaques, et les recouvrirent de terre fraiche pour ne pas les laisser en pature aux oiseaux. Les cadavres des Polonais furent attaches par dizaines aux queues des chevaux, que les Zaporogues lancerent dans la plaine en les chassant devant eux a grands coups de fouet. Les chevaux furieux coururent longtemps a travers les champs, trainant derriere eux les cadavres ensanglantes qui roulaient et se heurtaient dans la poussiere. Le soir venu, tous les _koureni_ s'assirent en rond et se mirent a parler des hauts faits de la journee. Ils veillerent longtemps ainsi. Le vieux Tarass se coucha plus tard que tous les autres; il ne comprenait pas pourquoi Andry ne s'etait pas montre parmi les combattants. Le Judas avait-il eu honte de se battre contre ses freres? Ou bien le juif l'avait il trompe, et Andry se trouvait-il en prison. Mais Tarass se souvint que le coeur d'Andry avait toujours ete accessible aux seductions des femmes, et, dans sa desolation, il se mit a maudire la Polonaise qui avait perdu son fils, a jurer qu'il en tirerait vengeance. Il aurait tenu son serment, sans etre touche par la beaute de cette femme; il l'aurait trainee par ses longs cheveux a travers tout le camp des Cosaques; il aurait meurtri et souille ses belles epaules, aussi blanches que la neige eternelle qui couvre le sommet des hautes montagnes; il aurait mis en pieces son beau corps. Mais Boulba ne savait pas lui-meme ce que Dieu lui preparait pour le lendemain... Il finit par s'endormir, tandis que la garde, vigilante et sobre, se tint toute la nuit pres des feux, regardant avec attention de tous cotes dans les tenebres. CHAPITRE VIII Le soleil n'etait pas encore arrive a la moitie de sa course dans le ciel, que tous les Zaporogues se reunissaient en assemblee. De la _setch_ etait venue la terrible nouvelle que les Tatars, pendant l'absence des Cosaques, l'avaient entierement pillee, qu'ils avaient deterre le tresor que les Cosaques conservaient mysterieusement sous la terre; qu'ils avaient massacre ou fait prisonniers tous ceux qui restaient, et qu'emmenant tous les troupeaux, tous les haras, ils s'etaient diriges en droite ligne sur Perekop. Un seul Cosaque, Maxime Golodoukha, s'etait echappe en route des mains des Tatars; il avait poignarde le _mirza_, enleve son sac rempli de sequins, et, sur un cheval tatar, en habits tatars, il s'etait soustrait aux poursuites par une course de deux jours et de deux nuits. Son cheval etait mort de fatigue; il en avait pris un autre, l'avait encore tue, et sur le troisieme enfin il etait arrive dans le camp des Zaporogues, ayant appris en route qu'ils assiegeaient Doubno. Il ne put qu'annoncer le malheur qui etait arrive; mais comment etait-il arrive, ce malheur? Les Cosaques demeures a la _setch_ s'etaient-ils enivres selon la coutume zaporogue, et rendus prisonniers dans l'ivresse? Comment les Tatars avaient-ils decouvert l'endroit ou etait enterre le tresor de l'armee? Il n'en put rien dire. Le Cosaque etait harasse de fatigue; il arrivait tout enfle; le vent lui avait brule le visage, il tomba sur la terre, et s'endormit d'un profond sommeil. En pareil cas, c'etait la coutume zaporogue de se lancer aussitot a la poursuite des ravisseurs, et de tacher de les atteindre en route, car autrement les prisonniers pouvaient etre transportes sur les bazars de l'Asie Mineure, a Smyrne, a l'ile de Crete, et Dieu sait tous les endroits ou l'on aurait vu les tetes a longue tresse des Zaporogues. Voila pourquoi les Cosaques s'etaient assembles. Tous, du premier au dernier, se tenaient debout, le bonnet sur la tete, car ils n'etaient pas venus pour entendre l'ordre du jour de l'_ataman_, mais pour se concerter comme egaux entre eux. -- Que les anciens donnent d'abord leur conseil! criait-on dans la foule. -- Que le _kochevoi_ donne son conseil! disaient les autres. Et le _kochevoi_, otant son bonnet, non plus comme chef des Cosaques, mais comme leur camarade, les remercia de l'honneur qu'ils lui faisaient et leur dit: -- Il y en a beaucoup parmi nous qui sont plus anciens que moi et plus sages dans les conseils; mais puisque vous m'avez choisi pour parler le premier, voici mon opinion: Camarades, sans perdre de temps, mettons-nous a la poursuite du Tatar, car vous savez vous- memes quel homme c'est, le Tatar. Il n'attendra pas votre arrivee avec les biens qu'il a enleves; mais il les dissipera sur-le- champ, si bien qu'on n'en trouvera plus la trace. Voici donc mon conseil: en route! Nous nous sommes assez promenes par ici; les Polonais savent ce que sont les Cosaques. Nous avons venge la religion autant que nous avons pu; quant au butin, il ne faut pas attendre grand'chose d'une ville affamee. Ainsi donc mon conseil est de partir. -- Partons! Ce mot retentit dans les _koureni_ des Zaporogues. Mais il ne fut pas du gout de Tarass Boulba, qui abaissa, en les froncant, ses sourcils meles de blanc et de noir, semblables aux buissons qui croissent sur le flanc nu d'une montagne, et dont les cimes ont blanchi sous le givre herisse du nord. -- Non, ton conseil ne vaut rien, _kochevoi_, dit-il; tu ne parles pas comme il faut, Il parait que tu as oublie que ceux des notres qu'ont pris les Polonais demeurent prisonniers. Tu veux donc que nous ne respections pas la premiere des saintes lois de la fraternite, que nous abandonnions nos compagnons, pour qu'on les ecorche vivants, ou bien pour que, apres avoir ecartele leurs corps de Cosaques, on en promene les morceaux par les villes et les campagnes, comme ils ont deja fait du _hetman_ et des meilleurs chevaliers de l'Ukraine. Et sans cela, n'ont-ils pas assez insulte a tout ce qu'il y a de saint. Que sommes-nous donc? je vous le demande a tous. Quel Cosaque est celui qui abandonne son compagnon dans le danger, qui le laisse comme un chien perir sur la terre etrangere? Si la chose en est venue au point que personne ne revere plus l'honneur cosaque, et si l'on permet qu'on lui crache sur sa moustache grise, ou qu'on l'insulte par d'outrageantes paroles, ce n'est pas moi du moins qu'on insultera. Je reste seul. Tous les Zaporogues qui l'entendirent furent ebranles. -- Mais as-tu donc oublie, brave _polkovnik_, dit alors le _kochevoi_, que nous avons aussi des compagnons dans les mains des Tatars, et que si nous ne les delivrons pas maintenant, leur vie sera vendue aux paiens pour un esclavage eternel, pire que la plus cruelle des morts? As-tu donc oublie qu'ils emportent tout notre tresor, acquis au prix du sang chretien? Tous les Cosaques resterent pensifs, ne sachant que dire. Aucun d'eux ne voulait meriter une mauvaise renommee. Alors s'avanca hors des rangs le plus ancien par les annees de l'armee zaporogue, Kassian Bovdug. Il etait venere de tous les Cosaques. Deux fois on l'avait elu _kochevoi_, et a la guerre aussi c'etait un bon Cosaque. Mais il avait vieilli. Depuis longtemps il n'allait plus en campagne, et s'abstenait de donner des conseils. Seulement il aimait, le vieux, a rester couche sur le flanc, pres des groupes de Cosaques, ecoutant les recits des aventures d'autrefois et des campagnes de ses jeunes compagnons. Jamais il ne se melait a leurs discours, mais il les ecoutait en silence, ecrasant du pouce la cendre de sa courte pipe, qu'il n'otait jamais de ses levres, et il restait longtemps couche, fermant a demi les paupieres, et les Cosaques ne savaient s'il etait endormi ou s'il les ecoutait encore. Pendant toutes les campagnes, il gardait la maison; mais cette fois pourtant le vieux s'etait laisse prendre; et, faisant le geste de decision propre aux Cosaques, il avait dit: -- A la grace de Dieu! je vais avec vous. Peut-etre serai-je utile en quelque chose a la chevalerie cosaque. Tous les Cosaques se turent quand il parut devant l'assemblee, car depuis longtemps ils n'avaient entendu un mot de sa bouche. Chacun voulait savoir ce qu'allait dire Bovdug. -- Mon tour est venu de dire un mot, seigneurs freres, commenca-t- il; enfants, ecoutez donc le vieux. Le _kochevoi_ a bien parle, et comme chef de l'armee cosaque, oblige d'en prendre soin et de conserver le tresor de l'armee, il ne pouvait rien dire de plus sage. Voila! que ceci soit mon premier discours; et maintenant, ecoutez ce que dira mon second. Et voila ce que dira mon second discours: C'est une grande verite qu'a dite aussi le _polkovnik_ Tarass; que Dieu lui donne longue vie et qu'il y ait beaucoup de pareils _polkovniks_ dans l'Ukraine! Le premier devoir et le premier honneur du Cosaque, c'est d'observer la fraternite. Depuis le long temps que je vis dans le monde, je n'ai pas oui dire, seigneurs freres, qu'un Cosaque eut jamais abandonne ou vendu de quelque maniere son compagnon; et ceux-ci, et les autres sont nos compagnons. Qu'il y en ait plus, qu'il y en ait moins, tous sont nos freres. Voici donc mon discours: Que ceux a qui sont chers les Cosaques faits prisonniers par les Tatars, aillent poursuivre les Tatars; et que ceux a qui sont chers les Cosaques faits prisonniers par les Polonais, et qui ne veulent pas abandonner la bonne cause, restent ici. Le _kochevoi_, suivant son devoir, menera la moitie de nous a la poursuite des Tatars, et l'autre moitie se choisira un _ataman_ de circonstance, et d'etre _ataman_ de circonstance, si vous en croyez une tete blanche, cela ne va mieux a personne qu'a Tarass Boulba. Il n'y en a pas un seul parmi nous qui lui soit egal en vertu guerriere. Ainsi dit Bovdug, et il se tut; et tous les Cosaques se rejouirent de ce que le vieux les avait ainsi mis dans la bonne voie. Tous jeterent leurs bonnets en l'air, en criant: -- Merci, pere! il s'est tu, il s'est tu longtemps; et voila qu'enfin il a parle. Ce n'est pas en vain qu'au moment de se mettre en campagne il disait qu'il serait utile a la chevalerie cosaque. Il l'a fait comme il l'avait dit. -- Eh bien? consentez-vous a cela? demanda le _kochevoi_. -- Nous consentons tous! crierent les Cosaques. -- Ainsi l'assemblee est finie? -- L'assemblee est finie! crierent les Cosaques. -- Ecoutez donc maintenant l'ordre militaire, enfants, dit le _kochevoi_. Il s'avanca, mit son bonnet, et tous les Zaporogues, otant leur bonnet, demeurerent tete nue, les yeux baisses vers la terre, comme cela se faisait toujours parmi les Cosaques lorsqu'un ancien se preparait a parler. -- Maintenant, seigneurs freres, divisez-vous. Que celui qui veut partir, passe du cote droit; que celui qui veut rester, passe du cote gauche. Ou ira la majeure partie d'un _kouren_, tout le reste suivra; mais si la moindre partie persiste, qu'elle s'incorpore a d'autres _koureni_. Et ils commencerent a passer, l'un a droite, l'autre a gauche. Quand la majeure partie d'un _kouren_ passait d'un cote, l'_ataman_ du _kouren_ passait aussi; quand c'etait la moindre partie, elle s'incorporait aux autres _koureni_. Et souvent il s'en fallut peu que les deux moities ne fussent egales. Parmi ceux qui voulurent demeurer, se trouva presque tout le _kouren_ de Nesamaiko, une grande moitie du _kouren_ de Popovitcheff, tout le _kouren_ d'Oumane, tout le _kouren_ de _Kaneff_, une grande moitie du _kouren_ de Steblikoff, une grande moitie du _kouren_ de Fimocheff. Tout le reste prefera aller a la poursuite des Tatars. Des deux cotes il y avait beaucoup de bons et braves Cosaques. Parmi ceux qui s'etaient decides a se mettre a la poursuite des Tatars, il y avait Tcherevety, le vieux Cosaque Pokotipole, et Lemich, et Procopovitch, et Choma. Demid Popovitch etait passe avec eux, car c'etait un Cosaque du caractere le plus turbulent; il ne pouvait rester longtemps a une meme place; ayant essaye ses forces contre les Polonais, il eut envie de les essayer contre les Tatars. Les _atamans_ des _koureni_ etaient Nostugan, Pokrychka, Nevymsky; et bien d'autres fameux et braves Cosaques encore avaient eu envie d'essayer leur sabre et leurs bras puissants dans une lutte avec les Tatars. Il n'y avait pas moins de braves et de bien braves Cosaques parmi ceux qui voulurent rester, tels que les _atamans_ Demytrovitch, Koukoubenko, Vertichvits, Balan, Boulbenko, Ostap. Apres eux, il y avait encore beaucoup d'autres illustres et puissants Cosaques: Vovtousenko, Tchenitchenko, Stepan Couska, Ochrim Gouska, Mikola Gousty, Zadorojny, Metelitza, Ivan Zakroutygouba, Mosy Chilo, Degtarenko, Sydorenko, Pisarenko, puis un second Pisarenko, puis encore un Pisarenko, et encore une foule d'autres bons Cosaques. Tous avaient beaucoup marche a pied, beaucoup monte a cheval; ils avaient vu les rivages de l'Anatolie, les steppes salees de la Crimee, toutes les rivieres, grandes et petites, qui se versent dans le Dniepr, toutes les anses et toutes les iles de ce fleuve. Ils avaient foule la terre moldave, illyrienne et turque; ils avaient sillonne toute la mer Noire sur leurs bateaux cosaques a deux gouvernails; ils avaient attaque, avec cinquante bateaux de front, les plus riches et les plus puissants vaisseaux; ils avaient coule a fond bon nombre de galeres turques, et enfin brule beaucoup de poudre en leur vie. Plus d'une fois ils avaient dechire, pour s'en faire des bas, de precieuses etoffes de Damas; plus d'une fois ils avaient rempli de sequins en or pur les larges poches de leurs pantalons. Quant aux richesses que chacun d'eux avait dissipees a boire et a se divertir, et qui auraient pu suffire a la vie d'un autre homme, il n'eut pas ete possible d'en dresser le compte. Ils avaient tout dissipe a la cosaque, fetant le monde entier, et louant des musiciens pour faire danser tout l'univers. Meme alors il y en avait bien peu qui n'eussent quelque tresor, coupes et vases d'argent, agrafes et bijoux, enfouis sous les joncs des iles du Dniepr, pour que le Tatar ne put les trouver, si, par malheur, il reussissait a tomber sur la _setch_. Mais il eut ete difficile au Tatar de denicher le tresor, car le maitre du tresor lui-meme commencait a oublier en quel endroit il l'avait cache. Tels etaient les Cosaques qui avaient voulu demeurer pour venger sur les Polonais leurs fideles compagnons et la religion du Christ. Le vieux Cosaque Bovdug avait aussi prefere rester avec eux en disant: -- Maintenant mes annees sont trop lourdes pour que j'aille courir le Tatar; ici, il y a une place ou je puis m'endormir de la bonne mort du Cosaque. Depuis longtemps j'ai demande a Dieu, s'il faut terminer ma vie, que je la termine dans une guerre pour la sainte cause chretienne. Il m'a exauce. Nulle part une plus belle mort ne viendra pour le vieux Cosaque. Quand ils se furent tous divises et ranges sur deux files, par _kouren_, le _kochevoi_ passa entre les rangs, et dit: -- Eh bien! seigneurs freres, chaque moitie est-elle contente de l'autre? -- Tous sont contents, pere, repondirent les Cosaques. -- Embrassez-vous donc, et dites-vous adieu l'un a l'autre, car Dieu sait s'il vous arrivera de vous revoir en cette vie. Obeissez a votre _ataman_, et faites ce que vous savez vous-memes; vous savez ce qu'ordonne l'honneur cosaque. Et tous les Cosaques, autant qu'il y en avait, s'embrasserent reciproquement, ce furent les deux _atamans_ qui commencerent; apres avoir fait glisser dans les doigts leurs moustaches grises, ils se donnerent l'accolade sur les deux joues; puis, se prenant les mains avec force, ils voulurent se demander l'un a l'autre: -- Eh bien! seigneur frere, nous reverrons-nous ou non? Mais ils se turent, et les deux tetes grises s'inclinerent pensives. Et tous les Cosaques, jusqu'au dernier, se dirent adieu, sachant qu'il y aurait; beaucoup de besogne a faire pour les uns et pour les autres. Mais ils resolurent de ne pas se separer a l'instant meme, et d'attendre l'obscurite de la nuit pour ne pas laisser voir a l'ennemi la diminution de l'armee. Cela fait, ils allerent diner, groupes par _koureni_. Apres diner, tous ceux qui devaient se mettre en route se coucherent et dormirent d'un long et profond sommeil, comme s'ils eussent pressenti que c'etait peut-etre le dernier dont ils jouiraient aussi librement. Ils dormirent jusqu'au coucher du soleil; et quand le soir fut venu, ils commencerent a graisser leurs chariots. Quand tout fut pret pour le depart, ils envoyerent les bagages en avant; eux-memes, apres avoir encore une fois salue leurs compagnons de leurs bonnets, suivirent lentement les chariots; la cavalerie marchant en ordre, sans crier, sans siffler les chevaux, pietina doucement a la suite des fantassins, et bientot ils disparurent dans l'ombre. Seulement le pas des chevaux retentissait sourdement dans le lointain, et quelquefois aussi le bruit d'une roue mal graissee qui criait sur l'essieu. Longtemps encore, les Zaporogues restes devant la ville leur faisaient signe de la main, quoiqu'ils les eussent perdus de vue; et lorsqu'ils furent revenus a leur campement, lorsqu'ils virent, a la clarte des etoiles, que la moitie des chariots manquaient, et un nombre egal de leurs freres, leur coeur se serra, et tous devenant pensifs involontairement, baisserent vers la terre leurs tetes turbulentes. Tarass voyait bien que, dans les rangs mornes de ses Cosaques, la tristesse, peu convenable aux braves, commencait a incliner doucement toutes les tetes. Mais il se taisait; il voulait leur donner le temps de s'accoutumer a la peine que leur causaient les adieux de leurs compagnons; et cependant, il se preparait en silence a les eveiller tout a coup par le _hourra_ du Cosaque, pour rallumer, avec une nouvelle puissance, le courage dans leur ame. C'est une qualite propre a la race slave, race grande et forte, qui est aux autres races ce que la mer profonde est aux humbles rivieres. Quand l'orage eclate, elle devient tonnerre et rugissements, elle souleve et fait tourbillonner les flots, comme ne le peuvent les faibles rivieres; mais quand il fait doux et calme, plus sereine que les rivieres au cours rapide, elle etend son incommensurable nappe de verre, eternelle volupte des yeux. Tarass ordonna a ses serviteurs de deballer un des chariots, qui se trouvait a l'ecart. C'etait le plus grand et le plus lourd de tout le camp cosaque; ses fortes roues etaient doublement cerclees de fer, il etait puissamment charge, couvert de tapis et d'epaisses peaux de boeuf, et etroitement lie par des cordes enduites de poix. Ce chariot portait toutes les outres et tous les barils du vieux bon vin qui se conservait, depuis longtemps, dans les caves de Tarass. Il avait mis ce chariot en reserve pour le cas solennel ou, s'il venait un moment de crise et s'il se presentait une affaire digne d'etre transmise a la posterite, chaque Cosaque, jusqu'au dernier, put boire une gorgee de ce vin precieux, afin que, dans ce grand moment, un grand sentiment s'eveillat aussi dans chaque homme. Sur l'ordre du _polkovnik_, les serviteurs coururent au chariot, couperent, avec leurs sabres, les fortes attaches, enleverent les lourdes peaux de boeuf, et descendirent les outres et les barils. -- Prenez tous, dit Boulba, tous tant que vous etes, prenez ce que vous avez pour boire; que ce soit une coupe, ou une cruche pour abreuver vos chevaux, que ce soit un gant ou un bonnet; ou bien meme etendez vos deux mains. Et tous les Cosaques, tant qu'il y en avait, presenterent l'un une coupe, l'autre la cruche qui lui servait a abreuver son cheval; celui-ci un gant, celui-la un bonnet; d'autres enfin presenterent leurs deux mains rapprochees. Les serviteurs de Tarass passaient entre les rangs, et leur versaient les outres et les barils. Mais Tarass ordonna que personne ne but avant qu'il eut fait signe a tous de boire d'un seul trait. On voyait qu'il avait quelque chose a dire. Tarass savait bien que, si fort que soit par lui-meme un bon vieux vin, et si capable de fortifier le coeur de l'homme, cependant une bonne parole qu'on y joint double la force du vin et du coeur. -- C'est moi qui vous regale, seigneurs freres, dit Tarass Boulba, non pas pour vous remercier de l'honneur de m'avoir fait votre _ataman_, quelque grand que soit cet honneur, ni pour faire honneur aux adieux de nos compagnons; non, l'une et l'autre choses seront plus convenables dans un autre temps que celui ou nous nous trouvons a cette heure. Devant nous est une besogne de grande sueur, de grande vaillance cosaque. Buvons donc, compagnons, buvons d'un seul trait; d'abord et avant tout, a la sainte religion orthodoxe, pour que le temps vienne enfin ou la meme sainte religion se repande sur le monde entier, ou tout ce qu'il y a de paiens rentrent dans le giron du Christ. Buvons aussi du meme coup a la _setch_, afin qu'elle soit longtemps debout, pour la ruine de tous les paiens, afin que chaque annee il en sorte une foule de heros plus grands les uns que les autres; et buvons, en meme temps, a notre propre gloire, afin que nos neveux et les fils de nos neveux disent qu'il y eut, autrefois, des Cosaques qui n'ont pas fait honte a la fraternite, et qui n'ont pas livre leurs compagnons. Ainsi donc, a la religion, seigneurs freres, a la religion! -- A la religion! crierent de leurs voix puissantes tous ceux qui remplissaient les rangs voisins. A la religion! repeterent les plus eloignes, et jeunes et vieux, tous les Cosaques burent a la religion. -- A la _setch_! dit Tarass, en elevant sa coupe au-dessus de sa tete, le plus haut qu'il put. -- A la _setch_! repondirent les rangs voisins. -- A la _setch_! dirent d'une voix sourde les vieux Cosaques, en retroussant leurs moustaches grises; et, s'agitant comme de jeunes faucons qui secouent leurs ailes, les jeunes Cosaques repeterent: A la _setch_! Et la plaine entendit au loin les Cosaques boire a leur _setch_. -- Maintenant un dernier coup, compagnons: a la gloire, et a tous les chretiens qui vivent en ce monde. Et tous les Cosaques, jusqu'au dernier, burent un dernier coup a la gloire, et a tous les chretiens qui vivent en ce monde. Et longtemps encore on repetait dans tous les rangs de tous les _koureni_: "A tous les chretiens qui vivent dans ce monde!" Deja les coupes etaient vides, et les Cosaques demeuraient toujours les mains elevees. Quoique leurs yeux, animes par le vin, brillassent de gaiete, pourtant ils etaient pensifs. Ce n'etait pas au butin de guerre qu'ils songeaient, ni au bonheur de trouver des ducats, des armes precieuses, des habits chamarres et des chevaux circassiens; mais ils etaient devenus pensifs, comme des aigles poses sur les cimes des montagnes Rocheuses d'ou l'on voit au loin s'etendre la mer immense, avec les vaisseaux, les galeres, les navires de toutes sortes qui couvrent son sein, avec ses rivages perdus dans un lointain vaporeux et couronnes de villes qui paraissent des mouches et de forets aussi basses que l'herbe. Comme des aigles, ils regardaient la plaine a l'entour, et leur destin qui s'assombrissait a l'horizon. Toute cette plaine, avec ses routes et ses sentiers tortueux, sera jonchee de leurs ossements blanchis; elle s'abreuvera largement de leur sang cosaque, elle se couvrira de debris de chariots, de lances rompues, de sabres brises; au loin rouleront des tetes a touffes de cheveux, dont les tresses seront emmelees par le sang caille, et dont les moustaches tomberont sur le menton. Les aigles viendront en arracher les yeux. Mais il est beau, ce camp de la mort, si librement et si largement etendu. Pas une belle action ne perira, et la gloire cosaque ne se perdra point comme un grain de poudre tombe du bassinet. Il viendra, il viendra quelque joueur de _bandoura_, a la barbe grise descendant sur la poitrine, ou peut- etre quelque vieillard, encore plein de courage viril, mais a la tete blanchie, a l'ame inspiree, qui dira d'eux une parole grave et puissante. Et leur renommee s'etendra dans l'univers entier, et tout ce qui viendra dans le monde, apres eux, parlera d'eux; car une parole puissante se repand au loin, semblable a la cloche de bronze dans laquelle le fondeur a verse beaucoup de pur et precieux argent, afin que, par les villes et les villages, les chateaux et les chaumieres, la voix sonore appelle tous les chretiens a la sainte priere. CHAPITRE IX Personne, dans la ville assiegee, ne s'etait doute que la moitie des Zaporogues eut leve le camp pour se mettre a la poursuite des Tatars. Du haut du beffroi de l'hotel de ville, les sentinelles avaient seulement vu disparaitre une partie des bagages derriere les bois voisins. Mais ils avaient pense que les Cosaques se preparaient a dresser une embuscade. L'ingenieur francais etait du meme avis. Cependant, les paroles du _kochevoi_ n'avaient pas ete vaines; la disette se faisait de nouveau sentir parmi les habitants. Selon l'usage des temps passes, la garnison n'avait pas calcule ce qu'il lui fallait de vivres. On avait essaye de faire une nouvelle sortie, mais la moitie de ces audacieux etait tombee sous les coups des Cosaques et l'autre moitie avait ete refoulee dans la ville sans avoir reussi. Neanmoins les juifs avaient mis a profit la sortie; ils avaient flaire et depiste tout ce qu'il leur importait d'apprendre, a savoir pourquoi les Zaporogues etaient partis et vers quel endroit ils se dirigeaient, avec quels chefs, avec quels _koureni_, combien etaient partis, combien etaient restes, et ce qu'ils pensaient faire. En un mot, au bout de quelques minutes, on savait tout dans la ville. Les colonels reprirent courage et se preparerent a livrer bataille. Tarass devinait leurs preparatifs au mouvement et au bruit qui se faisaient dans la place; il se preparait de son cote: il rangeait ses troupes, donnait des ordres, divisait les _koureni_ en trois corps, et les entourait de bagages comme d'un rempart, espece de combat ou les Zaporogues etaient invincibles. Il ordonna a deux _koureni_ de se mettre en embuscade; il couvrit une partie de la plaine de pieux aigus, de debris d'armes, de troncons de lances, afin qu'a l'occasion il put y jeter la cavalerie ennemie. Quand tout fut ainsi dispose, il fit un discours aux Cosaques, non pour les ranimer et leur donner du courage, il les savait fermes de coeur, mais parce que lui-meme avait besoin d'epancher le sien. -- J'ai envie de vous dire, mes seigneurs, ce qu'est notre fraternite. Vous avez appris de vos peres et de vos aieux en quel honneur ils tenaient tous notre terre. Elle s'est fait connaitre aux Grecs, elle a pris des pieces d'or a Tzargrad[35]; elle a eu des villes somptueuses et des temples, et des _kniaz_[36]: des _kniaz_ de sang russe, et des _kniaz_ de son sang, mais non pas de catholiques heretiques. Les paiens ont tout pris, tout est perdu. Nous seuls sommes restes, mais orphelins, et comme une veuve qui a perdu un puissant epoux, de meme que nous notre terre est restee orpheline. Voila dans quel temps, compagnons, nous nous sommes donne la main en signe de fraternite. Voila sur quoi se base notre fraternite; il n'y a pas de lien plus sacre que celui de la fraternite. Le pere aime son enfant, la mere aime son enfant, l'enfant aime son pere et sa mere; mais qu'est-ce que cela, freres? la bete feroce aime aussi son enfant. Mais s'apparenter par la parente de l'ame, non par celle du sang, voila ce que peut l'homme seul. Il s'est rencontre des compagnons sur d'autres terres; mais des compagnons comme sur la terre russe, nulle part. Il est arrive, non a l'un de vous, mais a plusieurs, de s'egarer en terre etrangere. Eh bien! vous l'avez vu: la aussi, il y a des hommes; la aussi, des creatures de Dieu; et vous leur parlez comme a l'un d'entre vous. Mais quand on vient au point de dire un mot parti du coeur, vous l'avez vu, ce sont des hommes d'esprit, et pourtant ils ne sont pas des votres. Ce sont des hommes, mais pas les memes hommes. Non, freres, aimer comme aime un coeur russe, aimer, non par l'esprit seulement, mais par tout ce que Dieu a donne a l'homme, par tout ce qu'il y a en vous, ah!... dit Tarass, avec son geste de decision, en secouant sa tete grise et relevant le coin de sa moustache, non, personne ne peut aimer ainsi. Je sais que, maintenant, de laches coutumes se sont introduites dans notre terre: ils ne songent qu'a leurs meules de ble, a leurs tas de foin, a leurs troupeaux de chevaux; ils ne veillent qu'a ce que leurs hydromels cachetes se conservent bien dans leurs caves; ils imitent le diable sait quels usages paiens; ils ont honte de leur langage; le frere ne veut pas parler avec son frere; le frere vend son frere, comme on vend au marche un etre sans ame; la faveur d'un roi etranger, pas meme d'un roi, la pauvre faveur d'un magnat polonais qui, de sa botte jaune, leur donne des coups sur le museau, leur est plus chere que toute fraternite. Mais chez le dernier des laches, se fut-il souille de boue et de servilite, chez celui-la, freres, il y a encore un grain de sentiment russe; et un jour il se reveillera et il frappera, le malheureux! des deux poings sur les basques de son justaucorps; il se prendra la tete des deux mains et il maudira sa lache existence, pret a racheter par le supplice une ignoble vie. Qu'ils sachent donc tous ce que signifie sur la terre russe la fraternite. Et si le moment est deja venu de mourir, certes aucun d'eux ne mourra comme nous; aucun d'eux, aucun. Ce n'est pas donne a leur nature de souris. Ainsi parlait l'_ataman_; et, son discours fini, il secouait encore sa tete qui s'etait argentee dans des exploits de Cosaques. Tous ceux qui l'ecoutaient furent vivement emus par ce discours qui penetra jusqu'au fond des coeurs. Les plus anciens dans les rangs demeurerent immobiles, inclinant leurs tetes grises vers la terre. Une larme brillait sous les vieilles paupieres; ils l'essuyerent lentement avec la manche, et tous, comme s'ils se fussent donne le mot, firent a la fois leur geste d'usage[37] pour exprimer un parti pris, et secouerent resolument leurs tetes chargees d'annees. Tarass avait touche juste. Deja l'on voyait sortir de la ville l'armee ennemie, faisant sonner les trompettes et les clairons, ainsi que les seigneurs polonais, la main sur la hanche, entoures de nombreux serviteurs. Le gros colonel donnait des ordres. Ils s'avancerent rapidement sur les Cosaques, les menacant de leurs regards et de leurs mousquets, abrites sous leurs brillantes cuirasses d'airain. Des que les Cosaques virent qu'ils s'etaient avances a portee, tous dechargerent leurs longs mousquets de six pieds, et continuerent a tirer sans interruption. Le bruit de leurs decharges s'etendit au loin dans les plaines environnantes, comme un roulement continu. Le champ de bataille etait couvert de fumee, et les Zaporogues tiraient toujours sans relache. Ceux des derniers rangs se bornaient a charger les armes qu'ils tendaient aux plus avances, etonnant l'ennemi qui ne pouvait comprendre comment les Cosaques tiraient sans recharger leurs mousquets. Dans les flots de fumee grise qui enveloppaient l'une et l'autre armee, on ne voyait plus comment tantot l'un tantot l'autre manquait dans les rangs; mais les Polonais surtout sentaient que les balles pleuvaient epaisses, et lorsqu'ils reculerent pour sortir des nuages de fumee et pour se reconnaitre, ils virent bien des vides dans leurs escadrons. Chez les Cosaques, trois hommes au plus avaient peri, et ils continuaient incessamment leur feu de mousqueterie. L'ingenieur etranger s'etonna lui-meme de cette tactique qu'il n'avait jamais vu employer, et il dit a haute voix: -- Ce sont des braves, les Zaporogues! Voila comment il faut se battre dans tous les pays. Il donna le conseil de diriger les canons sur le camp fortifie des Cosaques. Les canons de bronze rugirent sourdement par leurs larges gueules; la terre trembla au loin, et toute la plaine fut encore noyee sous des flots de fumee. L'odeur de la poudre s'etendit sur les places et dans les rues des villes voisines et lointaines; mais les canonniers avaient pointe trop haut. Les boulets rougis decrivirent une courbe trop grande; ils volerent, en sifflant, par-dessus la tete des Cosaques, et s'enfoncerent profondement dans le sol en labourant au loin la terre noire. A la vue d'une pareille maladresse, l'ingenieur francais se prit par les cheveux et pointa lui-meme les canons, quoique les Cosaques fissent pleuvoir les balles sans relache. Tarass avait vu de loin le peril qui menacait les _koureni_ de Nesamaikoff et de Steblikoff, et s'etait ecrie de toute sa voix: -- Quittez vite, quittez les chariots; et que chacun monte a cheval! Mais les Cosaques n'auraient eu le temps d'executer ni l'un ni l'autre de ces ordres, si Ostap ne s'etait porte droit sur le centre de l'ennemi. Il arracha les meches aux mains de six canonniers; a quatre autres seulement il ne put les prendre. Les Polonais le refoulerent. Alors, l'officier etranger prit lui-meme une meche pour mettre le feu a un canon enorme, tel que les Cosaques n'en avaient jamais vu. Il ouvrait une large gueule beante par laquelle regardaient mille morts. Lorsqu'il tonna, et trois autres apres lui, qui, de leur quadruple coup, ebranlerent sourdement la terre, ils firent un mal affreux. Plus d'une vieille mere cosaque pleurera son fils et se frappera la poitrine de ses mains osseuses; il y aura plus d'une veuve a Gloukhoff, Nemiroff, Tchernigoff et autres villes. Elle courra, la veuve eploree, tous les jours au bazar; elle se cramponnera a tous les passants, les regardant aux yeux pour voir s'il ne se trouvera pas parmi eux le plus cher des hommes. Mais il passera par la ville bien des troupes de toutes especes sans que jamais il se trouve, parmi elles, le plus cher de tous les hommes. La moitie du _kouren_ de Nesamaikoff n'existait plus. Comme la grele abat tout un champ de ble, ou chaque epi se balance semblable a un ducat de poids, ainsi le canon balaye et couche les rangs cosaques. En revanche, comme les Cosaques s'elancerent! comme tous se ruerent sur l'ennemi! comme l'_ataman_ Koukoubenko bouillonna de rage, quand il vit que la moitie de son _kouren_ n'existait plus! Il entra avec les restes des gens de Nesamaikoff au centre meme des rangs ennemis, hacha comme du chou, dans sa fureur, le premier qui se trouva sous sa main, desarma plusieurs cavaliers, frappant de sa lance homme et cheval, parvint jusqu'a la batterie et s'empara d'un canon. Il regarde, et deja l'_ataman_ du _kouren_ d'Oumane l'a precede, et Stepan Gouska a pris la piece principale. Leur cedant alors la place, il se tourne avec les siens contre une autre masse d'ennemis. Ou les gens de Nesamaikoff ont passe, il y a une rue; ou ils tournent, un carrefour. On voyait s'eclaircir les rangs ennemis, et les Polonais tomber comme des gerbes. Pres des chariots memes, se tient Vovtousenko; devant lui, Tcherevitchenko; au-dela des chariots, Degtarenko, et, derriere lui, l'_ataman_ du _kouren_, Vertikhvist. Deja Degtarenko a souleve deux Polonais sur sa lance; mais il en rencontre un troisieme moins facile a vaincre Le Polonais etait souple et fort, et magnifiquement equipe; il avait amene a sa suite plus de cinquante serviteurs. Il fit plier Degtarenko, le jeta par terre, et, levant son sabre sur lui, s'ecria: -- Il n'y a pas un seul de vous, chiens de Cosaques, qui osat me resister! -- Si pourtant, il y en a, dit Mosy Chilo; et il s'avanca. C'etait un fort Cosaque, qui avait plus d'une fois commande sur mer, et passe par bien des epreuves. Les Turcs l'avaient pris avec toute sa troupe a Trebizonde, et les avaient tous emmenes sur leurs galeres, les fers aux pieds et aux mains, les privant de riz pendant des semaines entieres, et leur faisant boire l'eau salee. Les pauvres gens avaient tout souffert, tout supporte, plutot que de renier leur religion orthodoxe. Mais l'_ataman_ Mosy Chilo n'eut pas le courage de souffrir; il foula aux pieds la sainte loi, entoura d'un ruban odieux sa tete pecheresse, entra dans la confiance du pacha, devint magasinier du vaisseau et chef de la chiourme. Cela fit une grande peine aux pauvres prisonniers; ils savaient que, si l'un des leurs vendait sa religion et passait au parti des oppresseurs, il etait plus penible et plus amer d'etre sous sa main. C'est ce qui arriva. Mosy Chilo leur mit a tous de nouveaux fers, en les attachant trois a trois, les lia de cordes jusqu'aux os, les assomma de coups sur la nuque; et lorsque les Turcs, satisfaits d'avoir trouve un pareil serviteur, commencerent a se rejouir, et s'enivrerent sans respect pour les lois de leur religion, il apporta les soixante-quatre clefs des fers aux prisonniers afin qu'ils pussent ouvrir les cadenas, jeter leurs liens a la mer, et les echanger contre des sabres pour frapper les Turcs. Les Cosaques firent un grand butin, et revinrent glorieusement dans leur patrie, ou, pendant longtemps, les joueurs de _bandoura_ glorifierent Mosy Chilo. On l'eut bien elu _kochevoi_; mais c'etait un etrange Cosaque. Quelquefois il faisait une action que le plus sage n'aurait pas imaginee; d'autres fois, il tombait dans une incroyable betise. Il but et dissipa tout ce qu'il avait acquis, s'endetta pres de tous a la _setch_, et, pour combler la mesure, il se glissa, la nuit, comme un voleur des rues, dans un _kouren_ etranger, enleva tous les harnais, et les mit en gage chez le cabaretier. Pour une action si honteuse, on l'attacha a un poteau sur la place du bazar, et l'on mit pres de lui un gros baton afin que chacun, selon la mesure de ses forces, put lui en assener un coup. Mais, parmi les Zaporogues, il ne se trouva pas un seul homme qui levat le baton sur lui, se souvenant des services qu'il avait rendus. Tel etait le Cosaque Mosy Chilo. -- Si, pourtant, il y en a pour vous rosser, chiens, dit-il en s'elancant sur le Polonais. Aussi, comme ils se battirent! Cuirasses et brassards se plierent sous leurs coups a tous deux. Le Polonais lui dechira sa chemise de fer, et lui atteignit le corps de son sabre. La chemise du Cosaque rougit, mais Chilo n'y fit nulle attention. Il leva sa main; elle etait lourde sa main noueuse, et il etourdit son adversaire d'un coup sur la tete. Son casque de bronze vola en eclats; le Polonais chancela, et tomba de la selle; et Chilo se mit a sabrer en croix l'ennemi renverse. Cosaque, ne perds pas ton temps a l'achever, mais retourne-toi plutot!... Il ne se retourna point, le Cosaque, et l'un des serviteurs du vaincu le frappa de son couteau dans le cou. Chilo fit volte-face, et deja il atteignait l'audacieux, mais celui-ci disparut dans la fumee de la poudre. De tous cotes resonnait un bruit de mousqueterie. Chilo chancela, et sentit que sa blessure etait mortelle. Il tomba, mit la main sur la plaie, et se tournant vers ses compagnons: -- Adieu, seigneurs freres camarades, dit-il; que la terre russe orthodoxe reste debout pour l'eternite, et qu'il lui soit rendu un honneur eternel. Il ferma ses yeux eteints, et son ame cosaque quitta sa farouche enveloppe. Deja Zadorojni s'avancait a cheval, et l'_ataman_ de _kouren_, Vertikhvist, et Balaban s'avancaient aussi. -- Dites-moi, seigneurs, s'ecria Tarass, en s'adressant aux _atamans_ des _koureni_; y a-t-il encore de la poudre dans les poudrieres? La force cosaque ne s'est-elle pas affaiblie? Les notres ne plient-ils pas encore? -- Pere, il y a encore de la poudre dans les poudrieres; la force cosaque n'est pas affaiblie, et les notres ne plient pas encore. Et les Cosaques firent une vigoureuse attaque. Ils rompirent les rangs ennemis. Le petit colonel fit sonner la retraite et hisser huit drapeaux peints, pour rassembler les siens qui s'etaient disperses dans la plaine. Tous les Polonais accoururent aux drapeaux; mais ils n'avaient pas encore reforme leurs rangs que, deja, l'_ataman_ Koukoubenko faisait, avec ses gens de Nesamaikoff, une charge en plein centre, et tombait sur le colonel ventru. Le colonel ne soutint pas le choc, et, tournant son cheval, il s'enfuit a toute bride. Koukoubenko le poursuivit longtemps a travers champs, sans le laisser rejoindre les siens. Voyant cela du _kouren_ voisin, Stepan Gouska se mit de la partie, son _arkan_ a la main; courbant la tete sur le cou de son cheval et saisissant l'instant favorable, il lui jeta du premier coup son _arkan_ a la gorge. Le colonel devint tout rouge, et saisit la corde des deux mains, en s'efforcant de la rompre. Mais deja un coup puissant lui avait enfonce dans sa large poitrine la lame meurtriere. Gouska, toutefois, n'aura pas longtemps a se rejouir. Les Cosaques se retournaient a peine que deja Gouska etait souleve sur quatre piques. Le pauvre _ataman_ n'eut que le temps de dire: -- Perissent tous les ennemis, et que la terre russe se rejouisse dans la gloire pendant des siecles eternels! Et il exhala le dernier soupir. Les Cosaques tournerent la tete, et deja, d'un cote, le Cosaque Metelitza faisait fete aux Polonais en assommant tantot l'un, tantot l'autre, et, d'un autre cote, l'_ataman_ Nevilitchki s'elancait a la tete des siens. Pres d'un carre de chariots, Zakroutigouba retourne l'ennemi comme du foin, et le repousse, tandis que, devant un carre plus eloigne, le troisieme Pisarenko a refoule une troupe entiere de Polonais, et pres du troisieme carre, les combattants se sont saisis a bras-le- corps, et luttent sur les chariots memes. -- Dites-moi, seigneurs, s'ecria l'_ataman_ Tarass, en s'avancant au-devant des chefs; y a-t-il encore de la poudre dans les poudrieres? La force cosaque n'est-elle pas affaiblie? Les Cosaques ne commencent-ils pas a plier? -- Pere, il y a encore de la poudre dans les poudrieres; la force cosaque n'est pas affaiblie; les Cosaques ne plient pas encore. Deja Bovdug est tombe du haut d'un chariot. Une balle l'a frappe sous le coeur. Mais, rassemblant toute sa vieille ame, il dit: -- Je n'ai pas de peine a quitter le monde. Dieu veuille donner a chacun une fin pareille, et que la terre russe soit glorifiee jusqu'a la fin des siecles! Et l'ame de Bovdug s'eleva dans les hauteurs pour aller raconter aux vieillards, morts depuis longtemps, comment on sait combattre sur la terre russe, et mieux encore comment on y sait mourir pour la sainte religion. Bientot apres, tomba aussi Balaban, _ataman_ de _kouren_. Il avait recu trois blessures mortelles, de balle, de lance, et d'un lourd sabre droit. Et c'etait un des plus vaillants Cosaques. Il avait fait, comme _ataman_, une foule d'expeditions maritimes, dont la plus glorieuse fut celle des rivages d'Anatolie. Ses gens avaient ramasse beaucoup de sequins, d'etoffes de Damas et de riche butin turc. Mais ils essuyerent de grands revers a leur retour. Les malheureux durent passer sous les boulets turcs. Quand le vaisseau ennemi fit feu de toutes ses pieces, une moitie de leurs bateaux sombra en tournoyant, il perit dans les eaux plus d'un Cosaque; mais les bottes de joncs attachees aux flancs des bateaux les sauverent d'une commune noyade. Pendant toute la nuit, les Cosaques enleverent l'eau des barques submergees avec des pelles creuses et leurs bonnets, en reparant les avaries. De leurs larges pantalons cosaques, ils firent des voiles, et, filant avec promptitude, ils echapperent au plus rapide des vaisseaux turcs. Et c'etait peu qu'ils fussent arrives sains et saufs a la _setch_; ils rapporterent une chasuble brodee d'or a l'archimandrite du couvent de Mejigorsh a Kiew, et des ornements d'argent pur pour l'image de la Vierge, dans le _zaporojie_ meme. Et longtemps apres les joueurs de _bandoura_ glorifiaient l'habile reussite des Cosaques. A cette heure, Balaban inclina sa tete, sentant les poignantes approches de la mort, et dit d'une voix faible: -- Il me semble, seigneurs freres, que je meurs d'une bonne mort. J'en ai sabre sept, j'en ai traverse neuf de ma lance, j'en ai suffisamment ecrase sous les pieds de mon cheval, et je ne sais combien j'en ai atteint de mes balles. Fleurisse donc eternellement la terre russe! Et son ame s'envola. Cosaques, Cosaques, ne livrez pas la fleur de votre armee. Deja, l'ennemi a cerne Koukoubenko. Deja, il ne reste autour de lui que sept hommes du _kouren_ de Nesamaikoff, et ceux-la se defendent plus qu'il ne leur reste de force; deja, les vetements de leur chef sont rougis de son sang. Tarass lui-meme, voyant le danger qu'il court, s'elance a son aide; mais les Cosaques sont arrives trop tard. Une lance a pu s'enfoncer sous son coeur avant que l'ennemi qui l'entoure ait ete repousse. Il s'inclina doucement sur les bras des Cosaques qui le soutenaient, et son jeune sang jaillit comme une source, semblable a un vin precieux que des serviteurs maladroits apportent de la cave dans un vase de verre, et qui le brisent a l'entree de la salle en glissant sur le parquet. Le vin se repand sur la terre, et le maitre du logis accourt, en se prenant la tete dans les mains, lui qui l'avait reserve pour la plus belle occasion de sa vie, afin que, si Dieu la lui donnait, il put, dans sa vieillesse, feter un compagnon de ses jeunes annees, et se rejouir avec lui au souvenir d'un temps ou l'homme savait autrement et mieux se rejouir. Koukoubenko promena son regard autour de lui, et murmura: -- Je remercie Dieu de m'avoir accorde de mourir sous vos yeux, compagnons. Qu'apres nous, on vive mieux que nous, et que la terre russe, aimee du Christ, soit eternelle dans sa beaute! Et sa jeune ame s'envola. Les anges la prirent sous les bras, et l'empoterent aux cieux: elle sera bien la-bas. "Assieds-toi a ma droite, Koukoubenko, lui dira le Christ, tu n'as pas trahi la fraternite, tu n'as pas fait d'action honteuse, tu n'as pas abandonne un homme dans le danger. Tu as conserve et defendu mon Eglise." La mort de Koukoubenko attrista tout le monde: et cependant, les rangs cosaques s'eclaircissaient a vue d'oeil; beaucoup de braves avaient cesse de vivre. Mais les Cosaques tenaient bon. -- Dites-moi, seigneurs, cria Tarass aux _koureni_ restes debout, y a-t-il encore de la poudre dans les poudrieres? les sabres ne sont-ils pas emousses? la force cosaque ne s'est-elle pas affaiblie? les Cosaques ne plient-ils pas encore? -- Pere, il y a encore assez de poudre; les sabres sont encore bons, la force cosaque n'est pas affaiblie; les Cosaques n'ont pas plie. Et les Cosaques s'elancerent de nouveau comme s'ils n'eussent eprouve aucune perte. Il ne reste plus vivants que trois _atamans_ de _kouren_. Partout coulent des ruisseaux rouges; des ponts s'elevent, formes de cadavres des Cosaques et des Polonais. Tarass regarda le ciel, et vit s'y deployer une longue file de vautours. Ah! quelqu'un donc se rejouira! Deja, la-bas, on a souleve Metelitza sur le fer d'une lance; deja, la tete du second Pisarenko a tournoye dans l'air en clignant des yeux; deja Okhrim Gouska, sabre de haut et en travers, est tombe lourdement. -- Soit! dit Tarass, en faisant signe de son mouchoir. Ostap comprit le geste de son pere; et, sortant de son embuscade, chargea vigoureusement la cavalerie polonaise. L'ennemi ne soutint pas la violence du choc; et lui, le poursuivant a outrance, le rejeta sur la place ou l'on avait plante des pieux et jonche la terre de troncons de lances. Les chevaux commencerent a broncher, a s'abattre, et les Polonais a rouler par-dessus leurs tetes. Dans ce moment, les Cosaques de Korsoun, qui se tenaient en reserve derriere les chariots, voyant l'ennemi a portee de mousquet, firent une decharge soudaine. Les Polonais, perdant la tete, se mirent en desordre, et les Cosaques reprirent courage: -- La victoire est a nous! crierent de tous cotes les voix zaporogues. Les clairons sonnerent, et on hissa le drapeau de la victoire. Les Polonais, defaits, fuyaient en tout sens. -- Non, non, la victoire n'est pas encore a nous, dit Tarass, en regardant les portes de la ville. Il avait dit vrai. Les portes de la ville s'etaient ouvertes, et il en sortit un regiment de hussards, la fleur des regiments de cavalerie. Tous les cavaliers montaient des _argamaks_[38] bai brun. En avant des escadrons, galopait un chevalier, le plus beau, le plus hardi de tous. Ses cheveux noirs se deroulaient sous son casque de bronze; son bras etait entoure d'une echarpe brodee par les mains de la plus seduisante beaute. Tarass demeura stupefait quand il reconnut Andry. Et lui, cependant, enflamme par l'ardeur du combat, avide de meriter le present qui ornait son bras, se precipita comme un jeune levrier, le plus beau, le plus rapide, et le plus jeune de la meute. "_Atou_[39]!" crie le vieux chasseur, et le levrier se precipite, lancant ses jambes en droite ligne dans les airs, penche de tout son corps sur le flanc, soulevant la neige de ses ongles, et devancant dix fois le lievre lui-meme dans la chaleur de sa course. Le vieux Tarass s'arrete; il regarde comment Andry s'ouvrait un passage, frappant a droite et a gauche, et chassant les Cosaques devant lui. Tarass perd patience. -- Comment, les tiens! les tiens! s'ecrie-t-il; tu frappes les tiens, fils du diable! Mais Andry ne voyait pas qui se trouvait devant lui, si c'etaient les siens ou d'autres. Il ne voyait rien. Il voyait des boucles de cheveux, de longues boucles ondoyantes, une gorge semblable au cygne de la riviere, un cou de neige et de blanches epaules, et tout ce que Dieu crea pour des baisers insenses. -- Hola! camarades, attirez-le-moi, attirez-le-moi seulement dans le bois. cria Tarass. Aussitot se presenterent trente des plus rapides Cosaques pour attirer Andry vers le bois. Redressant leurs hauts bonnets, ils lancerent leurs chevaux pour couper la route aux hussards, prirent en flanc les premiers rangs, les culbuterent, et, les ayant separes du gros de la troupe, sabrerent les uns et les autres. Alors Golokopitenko frappa Andry sur le dos du plat de son sabre droit, et tous, a l'instant, se mirent a fuir de toute la rapidite cosaque. Comme Andry s'elanca! comme son jeune sang bouillonna dans toutes ses veines! Enfoncant ses longs eperons dans les flancs de son cheval, il vola a perte d'haleine sur les pas des Cosaques, sans se retourner, et sans voir qu'une vingtaine d'hommes seulement avaient pu le suivre. Et les Cosaques, fuyant de toute la celerite de leurs chevaux, tournaient vers le bois. Andry, lance ventre a terre, atteignait deja Golokopitenko, lorsque, tout a coup, une main puissante arreta son cheval par la bride. Andry tourna la tete; Tarass etait devant lui. Il trembla de tout son corps, et devint pale comme un ecolier surpris en maraude par son maitre. La colere d'Andry s'eteignit comme si elle ne se fut jamais allumee. Il ne voyait plus devant lui que son terrible pere. -- Eh bien! qu'allons-nous faire maintenant? dit Tarass, en le regardant droit entre les deux yeux. Andry ne put rien repondre, et resta les yeux baisses vers la terre. -- Eh bien, fils, tes Polonais t'ont-ils ete d'un grand secours? Andry demeurait muet. -- Ainsi trahir, vendre la religion, vendre les tiens... Attends, descends de cheval. Obeissant comme un enfant docile, Andry descendit de cheval et s'arreta, ni vif ni mort, devant Tarass. -- Reste la, et ne bouge plus. C'est moi qui t'ai donne la vie, c'est moi qui te tuerai, dit Tarass. Et, reculant d'un pas, il ota son mousquet de dessus son epaule. Andry etait pale comme un linge. On voyait ses levres remuer, et prononcer un nom. Mais ce n'etait pas le nom de sa patrie, ni de sa mere, ni de ses freres, c'etait le nom de la belle Polonaise. Tarass fit feu. Comme un epi de ble coupe par la faucille, Andry inclina la tete, et tomba sur l'herbe sans prononcer un mot. Le meurtrier de son fils, immobile, regarda longtemps le cadavre inanime. Il etait beau meme dans la mort. Son visage viril, naguere brillant de force et d'une irresistible seduction, exprimait encore une merveilleuse beaute. Ses sourcils, noirs comme un velours de deuil, ombrageaient ses traits palis. -- Que lui manquait-il pour etre un Cosaque? dit Boulba. Il etait de haute taille, il avait des sourcils noirs, un visage de gentilhomme, et sa main etait forte dans le combat. Et il a peri, peri sans gloire, comme un chien lache. -- Pere, qu'as-tu fait? c'est toi qui l'as tue? dit Ostap, qui arrivait en ce moment. Tarass fit de la tete un signe affirmatif. Ostap regarda fixement le mort dans les yeux. Il regretta son frere, et dit: -- Pere, livrons-le honorablement a la terre, afin que les ennemis ne puissent l'insulter, et que les oiseaux de proie n'emportent pas les lambeaux de sa chair. -- On l'enterrera bien sans nous, dit Tarass; et il aura des pleureurs et des pleureuses. Et pendant deux minutes, il pensa: -- Faut-il le jeter aux loups qui rodent sur la terre humaine, ou bien respecter en lui la vaillance du chevalier, que chaque brave doit honorer en qui que ce soit? Il regarde, et voit Golokopitenko galoper vers lui. -- Malheur! _ataman_. Les Polonais se sont fortifies, il leur est venu un renfort de troupes fraiches. Golokopitenko n'a pas acheve que Vovtousenko accourt: -- Malheur! _ataman_. Encore une force nouvelle qui fend sur nous. Vovtousenko n'a pas acheve que Pisarenko arrive en courant, mais sans cheval: -- Ou es-tu, pere? les Cosaques te cherchent. Deja l'_ataman_ de _kouren_ Nevilitchki est tue; Zadorojny est tue; Tcherevitchenko est tue; mais les Cosaques tiennent encore; ils ne veulent pas mourir, sans t'avoir vu une derniere fois dans les yeux; ils veulent que tu les regardes a l'heure de la mort. -- A cheval, Ostap! dit Tarass. Et il se hata pour trouver encore debout les Cosaques, pour savourer leur vue une derniere fois, et pour qu'ils pussent regarder leur _ataman_ avant de mourir. Mais il n'etait pas sorti du bois avec les siens, que les forces ennemies avaient cerne le bois de tous cotes, et que partout, a travers les arbres, se montraient des cavaliers armes de sabres et de lances. -- Ostap! Ostap! tiens Ferme, s'ecria Tarass. Et lui-meme, tirant son sabre, se mit a echarper les premiers qui lui tomberent sous la main. Deja six polonais se sont a la fois rues sur Ostap; mais il parait qu'ils ont mal choisi le moment. A l'un, la tete a saute des epaules; l'autre a fait la culbute en arriere; le troisieme recoit un coup de lance dans les cotes; le quatrieme, plus audacieux, a evite la balle d'Ostap en baissant la tete, et la balle brulante a frappe le cou de son cheval qui, furieux, se cabre, roule a terre, et ecrase sous lui son cavalier. -- Bien, fils, bien, Ostap! criait Tarass; voici que je viens a toi. Lui-meme repoussait les assaillants. Tarass multiplie son sabre; il distribue des cadeaux sur la tete de l'un et sur celle de l'autre; et, regardant toujours Ostap, il le voit luttant corps a corps avec huit ennemis a la fois. -- Ostap! Ostap! tiens ferme. Mais, deja, Ostap a le dessous; deja, on lui a jete un _arkan_ autour de la gorge; deja on saisit, deja on garrotte Ostap. -- Aie! Ostap, Ostap! criait Tarass en s'ouvrant un passage vers lui, et en hachant comme du chou tout ce qui les separait; aie! Ostap, Ostap!... Mais, en ce moment, il fut frappe comme d'une lourde pierre; tout tournoya devant ses yeux. Un instant brillerent, melees dans son regard, des lances, la fumee du canon, les etincelles de la mousqueterie et les branches d'arbres avec leurs feuilles. Il tomba sur la terre comme un chene abattu, et un epais brouillard couvrit ses yeux. CHAPITRE X -- Il parait que j'ai longtemps dormi, dit Tarass en s'eveillant comme du penible sommeil d'un homme ivre, et en s'efforcant de reconnaitre les objets qui l'entouraient. Une terrible faiblesse avait brise ses membres. Il avait peine a distinguer les murs et les angles d'une chambre inconnue. Enfin il s'apercut que Tovkatch etait assis aupres de lui, et qu'il paraissait attentif a chacune de ses respirations. -- Oui, pensa Tovkatch; tu aurais bien pu t'endormir pour l'eternite. Mais il ne dit rien, le menaca du doigt et lui fit signe de se taire. -- Mais, dis-moi donc, ou suis-je, a present? reprit Tarass en rassemblant ses esprits, et en cherchant a se rappeler le passe. -- Tais-toi donc! s'ecria brusquement son camarade. Que veux-tu donc savoir de plus? Ne vois-tu pas que tu es couvert de blessures? Voici deux semaines que nous courons a cheval a perdre haleine, et que la fievre et la chaleur te font divaguer. C'est la premiere fois que tu as dormi tranquillement. Tais-toi donc, si tu ne veux pas te faire de mal toi-meme. Cependant Tarass s'efforcait toujours de mettre ordre a ses idees, et de se souvenir du passe. -- Mais j'ai donc ete pris et cerne par les Polonais?... Mais il m'etait impossible de me faire jour a travers leurs rangs?... -- Te tairas-tu encore une fois, fils de Satan, s'ecria Tovkatch en colere, comme une bonne poussee a bout par les cris d'un enfant gate. Qu'as-tu besoin de savoir de quelle maniere tu t'es sauve? il suffit que tu sois sauve, il s'est trouve des amis qui ne t'ont pas plante la; c'est assez. Il nous reste encore plus d'une nuit a courir ensemble. Tu crois qu'on ta pris pour un simple Cosaque? non; ta tete a ete estimee deux mille ducats. -- Et Ostap? s'ecria tout a coup Tarass, qui essaya de se mettre sur son seant en se rappelant soudain comment on s'etait empare d'Ostap sous ses yeux, comment on l'avait garrotte et comment il se trouvait aux mains des Polonais. Alors, la douleur s'empara de cette vieille tete. Il arracha et dechira les bandages qui couvraient ses blessures; il les jeta loin de lui; il voulut parler a haute voix, mais ne dit que des choses incoherentes. Il etait de nouveau en proie a la fievre, au delire, des paroles insensees s'echappaient sans lien et sans ordre de ses levres. Pendant ce temps, son fidele compagnon se tenait debout devant lui, l'accablant de cruels reproches et d'injures. Enfin, il le saisit par les pieds, par les mains, l'emmaillota comme on fait d'un enfant, replaca tous les bandages, l'enveloppa dans une peau de boeuf, l'assujettit avec des cordes a la selle d'un cheval, et s'elanca de nouveau sur la route avec lui. -- Fusses-tu mort, je te ramenerai dans ton pays. Je ne permettrai pas que les Polonais insultent a ton origine cosaque, qu'ils mettent ton corps en lambeaux et qu'ils les jettent dans la riviere. Si l'aigle doit arracher les yeux a ton cadavre, que ce soit l'aigle de nos steppes, non l'aigle polonais, non celui qui vient des terres de la Pologne. Fusses-tu mort, je te ramenerai en Ukraine. Ainsi parlait son fidele compagnon, fuyant jour et nuit, sans treve ni repos. Il le ramena enfin, prive de sentiment, dans la _setch_ meme des Zaporogues. La, il se mit a le traiter au moyen de simples et de compresses; il decouvrit une femme juive, habile dans l'art de guerir, qui, pendant un mois, lui fit prendre divers remedes: enfin Tarass se sentit mieux. Soit que l'influence du traitement fut salutaire, soit que sa nature de fer eut pris le dessus, au bout d'un mois et demi, il etait sur pied. Ses plaies s'etaient fermees, et les cicatrices faites par le sabre temoignaient seules de la gravite des blessures du vieux Cosaque. Pourtant, il etait devenu visiblement morose et chagrin. Trois rides profondes avaient creuse son front, ou elles resterent desormais. Quand il jeta les yeux autour de lui, tout lui parut nouveau dans la _setch_. Tous ses vieux compagnons etaient morts; il ne restait pas un de ceux qui avaient combattu pour la sainte cause, pour la foi et la fraternite. Ceux-la aussi qui, a la suite du _kochevoi_, s'etaient mis a la poursuite des Tatars, n'existaient plus; tous avaient peri: l'un etait tombe au champ d'honneur; un autre etait mort de faim et de soif au milieu des steppes salees de la Crimee; un autre encore s'etait eteint dans la captivite, n'ayant pu supporter sa honte. L'ancien _kochevoi_ aussi n'etait plus, des longtemps, de ce monde, ni aucun de ses vieux compagnons, et deja l'herbe du cimetiere avait pousse sur les restes de ces Cosaques, autrefois bouillonnants de courage et de vie. Tarass entendait seulement qu'autour de lui il y avait une grande orgie, une orgie bruyante: toute la vaisselle avait vole en eclats; il n'etait pas reste une goutte de vin; les hotes et les serviteurs avaient emporte toutes les coupes, tous les vases precieux, et le maitre de la maison, demeure solitaire et morne, pensait que mieux eut valu qu'il n'y eut pas de fete. On s'efforcait en vain d'occuper et de distraire Tarass; en vain les vieux joueurs de _bandoura_ a la barbe grise defilaient, par deux et par trois devant lui, chantant ses exploits de Cosaque; il contemplait tout d'un oeil sec et indifferent; une douleur inextinguible se lisait sur ses traits immobiles et sa tete penchee; il disait a voix basse: -- Mon fils Ostap! Cependant, les Zaporogues s'etaient prepares a une expedition maritime. Deux cents bateaux avaient ete lances sur le Dniepr, et l'Asie Mineure avait vu ces Cosaques a la tete rasee, a la tresse flottante, mettre a feu et a sang ses rivages fleuris; elle avait vu les turbans musulmans, pareils aux fleurs innombrables de ses campagnes, disperses dans ses plaines sanglantes ou nageant aupres du rivage. Elle avait vu quantite de larges pantalons cosaques taches de goudron, quantite de bras musculeux armes de fouets noirs. Les Zaporogues avaient detruit toutes les vignes et mange tout le raisin; ils avaient laisse des tas de fumiers dans les mosquees; ils se servaient, en guise de ceintures, des chales precieux de la Perse, et en ceignaient leurs caftans salis. Longtemps apres on trouvait encore, sur les lieux qu'ils avaient foules, les petites pipes courtes des Zaporogues. Tandis qu'ils s'en retournaient gaiement, un vaisseau turc de dix canons s'etait mis a leur poursuite, et une salve generale de son artillerie avait disperse leurs bateaux legers comme une troupe d'oiseaux. Un tiers d'entre eux avaient peri dans les profondeurs de la mer; le reste avait pu se rallier pour gagner l'embouchure du Dniepr, avec douze tonnes remplies de sequins. Tout cela n'occupait plus Tarass. Il s'en allait dans les champs, dans les steppes, comme pour la chasse; mais son arme demeurait chargee; il la deposait pres de lui, plein de tristesse, et s'arretait sur le rivage de la mer. Il restait longtemps assis, la tete baissee, et disant toujours: -- Mon Ostap, mon Ostap! Devant lui brillait et s'etendait au loin la nappe de la mer Noire; dans les joncs lointains on entendait le cri de la mouette, et, sur sa moustache blanchie, des larmes tombaient l'une suivant l'autre. A la fin Tarass n'y tint plus: -- Qu'il en soit ce que Dieu voudra, dit-il, j'irai savoir ce qu'il est devenu. Est-il vivant? est-il dans la tombe? ou bien n'est-il meme plus dans la tombe? Je le saurai a tout prix, je le saurai. Et une semaine apres, il etait deja dans la ville d'Oumane, a cheval, la lance en main, la sabre au cote, le sac de voyage pendu au pommeau de la selle; un pot de gruau, des cartouches, des entraves de cheval et d'autres munitions completaient son equipage. Il marcha droit a une chetive et sale masure, dont les fenetres ternies se voyaient a peine; le tuyau de la cheminee etait bouche par un torchon, et la toiture, percee a jour, toute couverte de moineaux: un tas d'ordures s'etalait devant la porte d'entree. A la fenetre apparaissait la tete d'une juive en bonnet, ornee de perles noircies. -- Ton mari est-il dans la maison! dit Boulba en descendant de cheval, et en passant la bride dans un anneau de fer selle au mur. -- Il y est, dit la juive, qui s'empressa aussitot de sortir avec une corbeille de froment pour le cheval et un broc de biere pour le cavalier. -- Ou donc est ton juif? -- Dans l'autre chambre, a faire ses prieres, murmura la juive en saluant Boulba, et en lui souhaitant une bonne sante au moment ou il approcha le broc de ses levres. -- Reste ici, donne a boire et a manger a mon cheval: j'irai seul lui parler. J'ai affaire a lui. Ce juif etait le fameux Yankel. Il s'etait fait a la fois fermier et aubergiste. Ayant peu a peu pris en main les affaires de tous les seigneurs et hobereaux des environs, il avait insensiblement suce tout leur argent et fait sentir sa presence de juif sur tout le pays. A trois milles a la ronde, il ne restait plus une seule maison qui fut en bon etat. Toutes vieillissaient et tombaient en ruine; la contree entiere etait devenue deserte, comme apres une epidemie ou un incendie general. Si Yankel l'eut habitee une dizaine d'annees de plus, il est probable qu'il en eut expulse jusqu'aux autorites. Tarass entra dans la chambre. Le juif priait, la tete couverte d'un long voile assez malpropre, et il s'etait retourne pour cracher une derniere fois, selon le rite de sa religion, quand tout a coup ses yeux s'arreterent sur Boulba qui se tenait derriere lui. Avant tout brillerent a ses regards les deux mille ducats offerts pour la tete du Cosaque; mais il eut honte de sa cupidite, et s'efforca d'etouffer en lui- meme l'eternelle pensee de l'or, qui, semblable a un ver, se replie autour de l'ame d'un juif. -- Ecoute, Yankel, dit Tarass au juif, qui s'etait mis en devoir de le saluer et qui alla prudemment fermer la porte, afin de n'etre vu de personne; je t'ai sauve la vie: les Cosaques t'auraient dechire comme un chien. A ton tour maintenant, rends- moi un service. Le visage du juif se rembrunit legerement. -- Quel service? si c'est quelque chose que je puisse faire, pourquoi ne le ferais-je pas? -- Ne dis rien. Mene-moi a Varsovie. -- A Varsovie?... Comment! a Varsovie? dit Yankel; et il haussa les sourcils et les epaules d'etonnement. -- Ne reponds rien. Mene-moi a Varsovie. Quoi qu'il en arrive, je veux le voir encore une fois, lui dire ne fut-ce qu'une parole... -- A qui, dire une parole? -- A lui, a Ostap, a mon fils. -- Est-ce que ta seigneurie n'a pas entendu dire que deja... -- Je sais tout, je sais tout; on offre deux mille ducats pour ma tete. Les imbeciles savent ce qu'elle vaut. Je t'en donnerai cinq mille, moi. Voici deux mille ducats comptant (Boulba tira deux mille ducats d'une bourse en cuir), et le reste quand je reviendrai. Le juif saisit aussitot un essuie-main et en couvrit les ducats. -- Ah! la belle monnaie! ah! la bonne monnaie! s'ecria-t-il, en retournant un ducat entre ses doigts et en l'essayant avec les dents; je pense que l'homme a qui ta seigneurie a enleve ces excellents ducats n'aura pas vecu une heure de plus dans ce monde, mais qu'il sera alle tout droit a la riviere, et s'y sera noye, apres avoir eu de si beaux ducats. -- Je ne t'en aurais pas prie, et peut-etre aurais-je trouve moi- meme le chemin de Varsovie. Mais je puis etre reconnu et pris par ces damnes Polonais; car je ne suis pas fait pour les inventions. Mais vous autres, juifs, vous etes crees pour cela. Vous tromperiez le diable en personne: vous connaissez toutes les ruses. C'est pour cela que je suis venu te trouver. D'ailleurs, a Varsovie, je n'aurais non plus rien fait par moi-meme. Allons, mets vite les chevaux a ta charrette, et conduis-moi lestement. -- Et ta seigneurie pense qu'il suffit tout bonnement de prendre une bete a l'ecurie, de l'attacher a une charrette, et -- allons, marche en avant! -- Ta seigneurie pense qu'on peut la conduire ainsi sans l'avoir bien cachee? -- Eh bien! cache-moi, comme tu sais le faire; dans un tonneau vide, n'est-ce pas? -- Ouais! ta seigneurie pense qu'on peut la cacher dans un tonneau? Est-ce qu'elle ne sait pas que chacun croira qu'il y a de l'eau-de-vie dans ce tonneau? -- Eh bien! qu'ils croient qu'il y a de l'eau-de-vie! -- Comment qu'ils croient qu'il y a de l'eau-de-vie! s'ecria le juif, qui saisit a deux mains ses longues tresses pendantes, et les leva vers le ciel. -- Qu'as-tu donc a t'ebahir ainsi? -- Est-ce que ta seigneurie ignore que le bon Dieu a cree l'eau- de-vie pour que chacun puisse en faire l'essai? Ils sont la-bas un tas de gourmands et d'ivrognes. Le premier gentillatre venu est capable de courir cinq verstes apres le tonneau, d'y faire un trou, et, quand il verra qu'il n'en sort rien, il dira aussitot: "Un juif ne conduirait pas un tonneau vide; a coup sur il y a quelque chose la-dessous. Qu'on saisisse le juif, qu'on garrotte le juif, qu'on enleve tout son argent au juif, qu'on mette le juif en prison!" parce que tout ce qu'il y a de mauvais retombe toujours sur le juif; parce que chacun traite le juif de chien; parce qu'on se dit qu'un juif n'est pas un homme. --Eh bien! alors, mets-moi dans un chariot a poisson! -- Impossible, Dieu le voit, c'est impossible: maintenant, en Pologne, les hommes sont affames comme des chiens; on voudra voler le poisson, et on decouvrira ta seigneurie. -- Eh bien! conduis-moi au diable, mais conduis-moi. -- Ecoute, ecoute, mon seigneur, dit le juif en abaissant ses manches sur les poignets et en s'approchant de lui les mains ecartees: voici ce que nous ferons; maintenant, on batit partout des forteresses et des citadelles; il est venu de l'etranger des ingenieurs francais, et l'on mene par les chemins beaucoup de briques et de pierres. Que ta seigneurie se couche au fond de ma charrette, et j'en couvrirai le dessus avec des briques. Ta seigneurie est robuste, bien portante; aussi ne s'inquietera-t- elle pas beaucoup du poids a porter; et moi, je ferai une petite ouverture par en bas, afin de pouvoir te nourrir. -- Fais ce que tu veux, seulement conduis-moi. Et, au bout d'une heure, un chariot charge de briques et attele de deux rosses sortait de la ville d'Oumane. Sur l'une d'elles, Yankel etait juche, et ses longues tresses bouclees voltigeaient par-dessous sa cape de juif, tandis qu'il sautillait sur sa monture, long comme un poteau de grande route. CHAPITRE XI A l'epoque ou se passait cette histoire, il n'y avait encore, sur la frontiere, ni employes de la douane, ni inspecteurs (ce terrible epouvantail des hommes entreprenants), et chacun pouvait transporter ce que bon lui semblait. Si, d'ailleurs, quelque individu s'avisait de faire la visite ou l'inspection des marchandises, c'etait, la plupart du temps, pour son propre plaisir, surtout lorsque des objets agreables venaient frapper ses regards et que sa main avait un poids et une puissance dignes de respect. Mais les briques n'excitaient l'envie de personne; elles entrerent donc sans obstacle par la porte principale de la ville. Boulba, de sa cage etroite, pouvait seulement entendre le bruit des chariots et les cris des conducteurs, mais rien de plus. Yankel, sautillant sur son petit cheval couvert de poussiere, entra, apres avoir fait quelques detours, dans une petite rue etroite et sombre, qui portait en meme temps les noms de Boueuse et de Juiverie, parce qu'en effet, c'est la que se trouvaient reunis tous les juifs de Varsovie. Cette rue ressemblait etonnamment a l'interieur retourne d'une basse-cour. Il semblait que le soleil n'y penetrat jamais. Des maisons en bois, devenues entierement noires, avec de longues perches sortant des fenetres, augmentaient encore les tenebres. On voyait, par-ci par la, quelques murailles en briques rouges, devenues noires aussi en beaucoup d'endroits. De loin en loin un lambeau de muraille, platre par en haut, brillait aux rayons du soleil d'un insupportable eclat. La, tout presente des contrastes frappants: des tuyaux de cheminee, des baillons, des morceaux de marmites. Chacun jetait dans la rue tout ce qu'il avait d'inutile et de sale, offrant aux passants l'occasion d'exercer leurs divers sentiments a propos de ces guenilles. Un homme a cheval pouvait toucher avec la main les perches etendues a travers la rue, d'une maison a l'autre, le long desquelles pendaient des bas a la juive, des culottes courtes et une oie fumee. Quelquefois un assez gentil visage de juive, entoure de perles noircies, se montrait a une fenetre delabree. Un tas de petits juifs, sales, deguenilles, aux cheveux crepus, criaient et se vautraient dans la boue. Un juif aux cheveux roux, et le visage bigarre de taches de rousseur qui le faisait ressembler a un oeuf de moineau, mit la tete a la fenetre. Il entama aussitot avec Yankel une conversation dans leur langage baroque, et Yankel entra dans la cour. Un autre juif qui passait dans la rue s'arreta, prit part au colloque, et, lorsque enfin Boulba fut parvenu a sortir de dessous les briques, il vit les trois juifs qui discouraient entre eux avec chaleur. Yankel se tourna vers lui, et lui dit que tout serait fait suivant son desir, que son Ostap etait enferme dans la prison de ville et que, quelque difficile qu'il fut de gagner les gardiens, il esperait pourtant lui menager une entrevue. Boulba entra avec les trois juifs dans une chambre. Les juifs recommencerent a parler leur langage incomprehensible. Tarass les examinait tour a tour. Il semblait que quelque chose l'eut fortement emu; sur ses traits rudes et insensibles brilla la flamme de l'esperance, de cette esperance qui visite quelquefois l'homme au dernier degre du desespoir; son vieux coeur palpita violemment, comme s'il eut ete tout a coup rajeuni. -- Ecoutez, juifs, leur dit-il, et son accent temoignait de l'exaltation de son ame, vous pouvez faire tout au monde, vous trouveriez un objet perdu au fond de la mer, et le proverbe dit qu'un juif se volera lui-meme, pour peu qu'il en ait l'envie. Delivrez-moi mon Ostap! donnez-lui l'occasion de s'echapper des mains du diable. J'ai promis a cet homme douze mille ducats; j'en ajouterai douze encore, tous mes vases precieux, et tout l'or enfoui par moi dans la terre, et ma maison, et mes derniers vetements. Je vendrai tout, et je vous ferai encore un contrat pour la vie, par lequel je m'obligerai a partager avec vous tout ce que je puis acquerir a la guerre! -- Oh! impossible, cher seigneur, impossible! dit Yankel avec un soupir. -- Impossible! dit un autre juif. Les trois juifs se regarderent en silence. -- Si l'on essayait pourtant, dit le troisieme, en jetant sur les deux autres des regards timides, peut-etre, avec l'aide de Dieu... Les trois juifs se remirent a causer dans leur langue. Boulba, quelque attention qu'il leur pretat, ne put rien deviner; il entendit seulement prononcer souvent le nom de Mardochee, et rien de plus. -- Ecoute, mon seigneur! dit Yankel, il faut d'abord consulter un homme tel, qu'il n'a pas encore eu son pareil dans le monde: c'est un homme sage comme Salomon, et si celui-la ne fait rien, personne au monde ne peut rien faire. Reste ici, voici la clef, et ne laisse entrer personne. Les juifs sortirent dans la rue. Tarass ferma la porte et regarda par la petite fenetre, dans cette sale rue de la Juiverie. Les trois juifs s'etaient arretes dans la rue et parlaient entre eux avec vivacite. Ils furent bientot rejoints par un quatrieme, puis par un cinquieme. Boulba entendit de nouveau repeter le nom de Mardochee! Mardochee! Les juifs tournaient continuellement leurs regards vers l'un des cotes de la rue. Enfin, a l'un des angles, apparut, derriere une sale masure, un pied chausse d'un soulier juif, et flotterent les pans d'un caftan court. Ah! Mardochee! Mardochee! crierent tous les juifs d'une seule voix. Un juif maigre, moins long que Yankel, mais beaucoup plus ride, et remarquable par l'enormite de sa levre superieure, s'approcha de la foule impatiente. Alors tous les juifs s'empresserent a l'envi de lui faire leur narration, pendant laquelle Mardochee tourna plusieurs fois ses regards vers la petite fenetre, et Tarass put comprendre qu'il s'agissait de lui. Mardochee gesticulait des deux mains, ecoutait, interrompait les discours des juifs, crachait souvent de cote, et, soulevant les pans de sa robe, fourrait ses mains dans les poches pour en tirer des especes de castagnettes, operation qui permettait de remarquer ses hideuses culottes. Enfin, les juifs se mirent a crier si fort, qu'un des leurs qui faisait la garde fut oblige de leur faire signe de se taire, et Tarass commencait a craindre pour sa surete; mais il se tranquillisa, en pensant que les juifs pouvaient bien converser dans la rue, et que le diable lui-meme ne saurait comprendre leur baragouin. Deux minutes apres, les juifs entrerent tous a la fois dans sa chambre. Mardochee s'approcha de Tarass, lui frappa sur l'epaule, et dit: -- Quand nous voudrons faire quelque chose, ce sera fait comme il faut. Tarass examina ce Salomon, qui n'avait pas son pareil dans le monde, et concut quelque espoir. Effectivement, sa vue pouvait inspirer une certaine confiance. Sa levre superieure etait un veritable epouvantail; il etait hors de doute qu'elle n'etait parvenue a ce developpement de grosseur que par des raisons independantes de la nature. La barbe du Salomon n'etait composee que de quinze poils; encore ne poussaient-ils que du cote gauche. Son visage portait les traces de tant de coups, recus pour prix de ses exploits, qu'il en avait sans doute perdu le compte depuis longtemps, et s'etait habitue a les regarder comme des taches de naissance. Mardochee s'eloigna bientot avec ses compagnons, remplis d'admiration pour sa sagesse. Boulba demeura seul. Il etait dans une situation etrange, inconnue; et pour la premiere fois de sa vie, il ressentait de l'inquietude; son ame eprouvait une excitation febrile. Ce n'etait plus l'ancien Boulba, inflexible, inebranlable, puissant comme un chene; Il etait devenu pusillanime; Il etait faible maintenant. Il frissonnait a chaque leger bruit, a chaque nouvelle figure de juif qui apparaissait au bout de la rue. Il demeura toute la journee dans cette situation; il ne but, ni ne mangea, et ses yeux ne se detacherent pas un instant de la petite fenetre qui donnait dans la rue. Enfin le soir, assez tard, arriverent Mardochee et Yankel. Le coeur de Tarass defaillit. -- Eh bien! avez-vous reussi? demanda-t-il avec l'impatience d'un cheval sauvage. Mais, avant que les juifs eussent rassemble leur courage pour lui repondre, Tarass avait deja remarque qu'il manquait a Mardochee sa derniere tresse de cheveux, laquelle, bien qu'assez malpropre, s'echappait autrefois en boucle par dessous sa cape. Il etait evident qu'il voulait dire quelque chose; mais il balbutia d'une maniere si etrange que Tarass n'y put rien comprendre. Yankel aussi portait souvent la main a sa bouche, comme s'il eut souffert d'une fluxion. -- O cher seigneur! dit Yankel, c'est tout a fait impossible a present. Dieu le voit! c'est impossible! Nous avons affaire a un si vilain peuple qu'il faudrait lui cracher sur la tete. Voila Mardochee qui dira la meme chose. Mardochee a fait ce que nul homme au monde ne ferait; mais Dieu n'a pas voulu qu'il en fut ainsi. Il y a trois mille hommes de troupes dans la ville, et demain on les mene tous au supplice. Tarass regarda les juifs entre les deux yeux, mais deja sans impatience et sans colere. -- Et si ta seigneurie veut une entrevue, il faut y aller demain de bon matin, avant que le soleil ne soit leve. Les sentinelles consentent, et j'ai la promesse d'un _Leventar_. Seulement je desire qu'ils n'aient pas de bonheur dans l'autre monde. _Ah weh mir!_ quel peuple cupide! meme parmi nous il n'y en a pas de pareils; j'ai donne cinquante ducats a chaque sentinelle et au _Leventar_... -- C'est bien. Conduis-moi pres de lui, dit Tarass resolument, et toute sa fermete rentra dans son ame. Il consentit a la proposition que lui fit Yankel, de se deguiser en costume de comte etranger, venu d'Allemagne; le juif, prevoyant, avait deja prepare les vetements necessaires. Il faisait nuit. Le maitre de la maison (ce meme juif a cheveux roux et couvert de taches de rousseur) apporta un maigre matelas, couvert d'une espece de natte, et l'etendit sur un des bancs pour Boulba. Yankel se coucha par terre sur un matelas semblable. Le juif aux cheveux roux but une tasse d'eau-de-vie, puis ota son demi-caftan, ne conservant que ses souliers et ses bas qui lui donnaient beaucoup de ressemblance avec un poulet, et il s'en fut se coucher a cote de sa juive, dans quelque chose qui ressemblait a une armoire. Deux petits juifs se coucherent par terre aupres de l'armoire, comme deux chiens domestiques. Mais Tarass ne dormait pas: il demeurait immobile, frappant legerement la table de ses doigts. Sa pipe a la bouche, il lancait des nuages de fumee qui faisaient eternuer le juif endormi et l'obligeaient a se fourrer le nez sous la couverture. A peine le ciel se fut-il colore d'un pale reflet de l'aurore, qu'il poussa Yankel du pied. -- Debout, juif, et donne-moi ton costume de comte. Il s'habilla en une minute, il se noircit les moustaches et les sourcils, se couvrit la tete d'un petit chapeau brun, et s'arrangea de telle sorte qu'aucun de ses Cosaques les plus proches n'eut pu le reconnaitre. A le voir, on ne lui aurait pas donne plus de trente ans. Les couleurs de sa sante brillaient sur ses joues, et ses cicatrices memes lui donnaient un certain air d'autorite. Ses vetements chamarres d'or lui seyaient a merveille. Les rues dormaient encore. Pas le moindre marchand ne se montrait dans la ville, une corbeille a la main. Boulba et Yankel atteignirent un edifice qui ressemblait a un heron au repos. C'etait un batiment bas, large, lourd, noirci par le temps, et a l'un de ses angles s'elancait, comme le cou d'une cigogne, une longue tour etroite, couronnee d'un lambeau de toiture. Cet edifice servait a beaucoup d'emplois divers. Il renfermait des casernes, une prison et meme un tribunal criminel. Nos voyageurs entrerent dans le batiment et se trouverent au milieu d'une vaste salle ou plutot d'une cour fermee par en haut. Pres de mille hommes y dormaient ensemble. En face d'eux se trouvait une petite porte, devant laquelle deux sentinelles jouaient a un jeu qui consistait a se frapper l'un l'autre sur les mains avec les doigts. Ils firent peu d'attention aux arrivants et ne tournerent la tete que lorsque Yankel leur eut dit: -- C'est nous, entendez-vous bien, mes seigneurs? c'est nous. -- Allez, dit l'un d'eux, ouvrant la porte d'une main et tendant l'autre a son compagnon, pour recevoir les coups obliges. Ils entrerent dans un corridor etroit et sombre, qui les mena dans une autre salle pareille avec de petites fenetres en haut. "Qui vive!" crierent quelques voix, et Tarass vit un certain nombre de soldats armes de pied en cap. -- Il nous est ordonne de ne laisser entrer personne. -- C'est nous! criait Yankel; Dieu le voit, c'est nous, mes seigneurs! Mais personne ne voulait l'ecouter. Par bonheur, en ce moment s'approcha un gros homme, qui paraissait etre le chef, car il criait plus tort que les autres. -- Mon seigneur, c'est nous; vous nous connaissez deja, et le seigneur comte vous temoignera encore sa reconnaissance... -- Laissez-les passer; que mille diables vous serrent la gorge! mais ne laissez plus passer qui que ce soit! Et qu'aucun de vous ne detache son sabre, et ne se couche par terre... Nos voyageurs n'entendirent pas la suite de cet ordre eloquent. -- C'est nous, c'est moi, c'est nous-memes! disait Yankel a chaque rencontre. -- Peut-on maintenant? demanda-t-il a l'une des sentinelles, lorsqu'ils furent enfin parvenus a l'endroit ou finissait le corridor. -- On peut: seulement je ne sais pas si on vous laissera entrer dans sa prison meme. Yan n'y est plus maintenant; on a mis un autre a sa place, repondit la sentinelle. -- Aie, aie, dit le juif a voix basse. Voila qui est mauvais, mon cher seigneur. -- Marche, dit Tarass avec entetement. Le juif obeit. A la porte pointue du souterrain, se tenait un heiduque orne d'une moustache a triple etage. L'etage superieur montait aux yeux, le second allait droit en avant, et le troisieme descendait sur la bouche, ce qui lui donnait une singuliere ressemblance avec un matou. Le juif se courba jusqu'a terre, et s'approcha de lui presque plie en deux. -- Votre seigneurie! mon illustre seigneur! -- Juif, a qui dis-tu cela? -- A vous, mon illustre seigneur. -- Hum!... Je ne suis pourtant qu'un simple heiduque! dit le porteur de moustaches a trois etages, et ses yeux brillerent de contentement. -- Et moi, Dieu me damne, je croyais que c'etait le colonel en personne. Aie, aie, aie... En disant ces mots le juif secoua la tete et ecarta les doigts des mains. Aie, quel aspect imposant! Vrai Dieu, c'est un colonel, tout a fait un colonel. Un seul doigt de plus, et c'est un colonel. Il faudrait mettre mon seigneur a cheval sur un etalon rapide comme une mouche, pour qu'il fit manoeuvrer le regiment. Le heiduque retroussa l'etage inferieur de sa moustache, et ses yeux brillerent d'une complete satisfaction. -- Mon Dieu, quel peuple martial! continua le juif: _oh weh mir_, quel peuple superbe! Ces galons, ces plaques dorees, tout cela brille comme un soleil; et les jeunes filles, des qu'elles voient ces militaires... aie, aie! Le juif secoua de nouveau la tete. Le heiduque retroussa l'etage superieur de sa moustache, et fit entendre entre ses dents un son a peu pres semblable au hennissement d'un cheval. -- Je prie mon seigneur de nous rendre un petit service, dit le juif. Le prince que voici arrive de l'etranger, et il voudrait voir les Cosaques. De sa vie il n'a encore vu quelle espece de gens sont les Cosaques. La presence de comtes et de barons etrangers en Pologne etait assez ordinaire; ils etaient souvent attires par la seule curiosite de voir ce petit coin presque a demi asiatique de l'Europe. Quant a la Moscovie et a l'Ukraine, ils regardaient ces pays comme faisant partie de l'Asie meme. C'est pourquoi le heiduque, apres avoir fait un salut assez respectueux, jugea convenable d'ajouter quelques mots de son propre chef. -- Je ne sais, dit-il, pourquoi Votre Excellence veut les voir. Ce sont des chiens, et non pas des hommes. Et leur religion est telle, que personne n'en fait le moindre cas. -- Tu mens, fils du diable! dit Boulba, tu es un chien toi-meme! Comment oses-tu dire qu'on ne fait pas cas de notre religion! C'est de votre religion heretique qu'on ne fait pas cas! -- Eh, eh! dit le heiduque, je sais, l'ami, qui tu es maintenant. Tu es toi-meme de ceux qui sont la sous ma garde. Attends, je vais appeler les notres. Taras vit son imprudence, mais l'entetement et le depit l'empecherent de songer a la reparer. Par bonheur, a l'instant meme, Yankel parvint a se glisser entre eux. -- Mon seigneur! Comment serait-il possible que le comte fut un Cosaque! Mais s'il etait un Cosaque, ou aurait-il pris un pareil vetement et un air si noble? -- Va toujours! Et le heiduque ouvrait deja sa large bouche pour crier. -- Royale Majeste, taisez-vous, taisez-vous! au nom de Dieu, s'ecria Yankel, taisez-vous! Nous vous payerons comme personne n'a ete paye de sa vie; nous vous donnerons deux ducats en or. -- He, he! deux ducats! Deux ducats ne me font rien. Je donne deux ducats a mon barbier pour qu'il me rase seulement la moitie de ma barbe. Cent ducats, juif! Ici le heiduque retroussa sa moustache superieure. -- Si tu ne me donnes pas a l'instant cent ducats, je crie a la garde. -- Pourquoi donc tant d'argent? dit piteusement le juif, devenu tout pale, en detachant les cordons de sa bourse de cuir. Mais, heureusement pour lui, il n'y avait pas davantage dans sa bourse, et le heiduque ne savait pas compter au-dela de cent. -- Mon seigneur, mon seigneur! partons au plus vite. Vous voyez quelles mauvaises gens cela fait, dit Yankel, apres avoir observe que le heiduque maniait l'argent dans ses mains, comme s'il eut regrette de n'en avoir pas demande davantage. -- He bien, allons donc, heiduque du diable! dit Boulba: tu as pris l'argent, et tu ne songes pas a nous faire voir les Cosaques? Non, tu dois nous les faire voir. Puisque tu as recu l'argent, tu n'es plus en droit de nous refuser. -- Allez, allez au diable! sinon, je vous denonce a l'instant et alors... tournez les talons, vous dis-je, et deguerpissez au plus tot. -- Mon seigneur, mon seigneur! allons-nous-en, au nom de Dieu, allons-nous-en. Fi sur eux! Qu'ils voient en songe une telle chose, qu'il leur faille cracher! criait le pauvre Yankel. Boulba, la tete baissee, s'en revint lentement, poursuivi par les reproches de Yankel, qui se sentait devore de chagrin a l'idee d'avoir perdu pour rien ses ducats. -- Mais aussi, pourquoi le payer? Il fallait laisser gronder ce chien. Ce peuple est ainsi fait, qu'il ne peut pas ne pas gronder. _Oh weh_ _mir_! quels bonheurs Dieu envoie aux hommes! Voyez; cent ducats, seulement pour nous avoir chasses! Et un pauvre juif! on lui arrachera ses boucles de cheveux, et de son museau l'on fera une chose impossible a regarder, et personne ne lui donnera cent ducats! O mon Dieu! o Dieu de misericorde! Mais l'insucces de leur tentative avait eu sur Boulba une tout autre influence; on en voyait l'effet dans la flamme devorante dont brillaient ses yeux. -- Marchons, dit-il tout a coup, en secouant une espece de torpeur: allons sur la place publique. Je veux voir comment on le tourmentera. -- O mon seigneur, pourquoi faire? La, nous ne pouvons pas le secourir. -- Marchons, dit Boulba avec resolution. Et le juif, comme une bonne d'enfant, le suivit avec un soupir. Il n'etait pas difficile de trouver la place ou devait avoir lieu le supplice; le peuple y affluait de toutes parts. Dans ce siecle grossier, c'etait un spectacle des plus attrayants, non seulement pour la populace, mais encore pour les classes elevees. Nombre de vieilles femmes devotes, nombre de jeunes filles peureuses, qui revaient ensuite toute la nuit de cadavres ensanglantes, et qui s'eveillaient en criant comme peut crier un hussard ivre, n'en saisissaient pas moins avec avidite l'occasion de satisfaire leur curiosite cruelle. Ah! quelle horrible torture! criaient quelques- unes d'entre elles, avec une terreur febrile, en fermant les yeux et en detournant le visage; et pourtant elles demeuraient a leur place. Il y avait des hommes qui, la bouche beante, les mains etendues convulsivement, auraient voulu grimper sur les tetes des autres pour mieux voir. Au milieu de figures etroites et communes, ressortait la face enorme d'un boucher, qui observait toute l'affaire d'un air connaisseur, et conversait en monosyllabes avec un maitre d'armes qu'il appelait son compere, parce que, les jours de fete, ils s'enivraient dans le meme cabaret. Quelques-uns discutaient avec vivacite, d'autres tenaient meme des paris; mais la majeure partie appartenait a ce genre d'individus qui regardent le monde entier et tout ce qui pause dans le monde, en se grattant le nez avec les doigts. Sur le premier plan, aupres des porteurs de moustaches, qui composaient la garde de la ville, se tenait un jeune gentilhomme campagnard, ou qui paraissait tel, en costume militaire, et qui avait mis sur son dos tout ce qu'il possedait, de sorte qu'il ne lui etait reste a la maison qu'une chemise dechiree et de vieilles bottes. Deux chaines, auxquelles pendait une espece de ducat, se croisaient sur sa poitrine. Il etait venu la avec sa maitresse Yousefa, et s'agitait continuellement, pour que l'on ne tachat point sa robe de soie. Il lui avait tout explique par avance, si bien qu'il etait decidement impossible de rien ajouter. -- Ma petite Yousefa, disait-il, tout ce peuple que vous voyez, ce sont des gens qui sont venus pour voir comment on va supplicier les criminels. Et celui-la, ma petite, que vous voyez la-bas, et qui tient a la main une hache et d'autres instruments, c'est le bourreau, et c'est lui qui les suppliciera. Et quand il commencera a tourner la roue et a faire d'autres tortures, le criminel sera encore vivant; mais lorsqu'on lui coupera la tete, alors, ma petite, il mourra aussitot. D'abord il criera et se debattra, mais des qu'on lui aura coupe la tete, il ne pourra plus ni crier, ni manger, ni boire, parce que alors, ma petite, il n'aura plus de tete. Et Yousefa ecoutait tout cela avec terreur et curiosite. Les toits des maisons etaient couverts de peuple. Aux fenetres des combles apparaissaient d'etranges figures a moustaches, coiffees d'une espece de bonnet. Sur les balcons, abrites pas des baldaquins, se tenait l'aristocratie. La jolie main, brillante comme du sucre blanc, d'une jeune fille rieuse, reposait sur la grille du balcon. De nobles seigneurs, doues d'un embonpoint respectable, contemplaient tout cela d'un air majestueux. Un valet en riche livree, les manches rejetees en arriere, faisait circuler des boissons et des rafraichissements. Souvent une jeune fille espiegle, aux yeux noirs, saisissant de sa main blanche des gateaux ou des fruits, les jetait au peuple. La cohue des chevaliers affames s'empressait de tendre leurs chapeaux, et quelque long hobereau, qui depassait la foule de toute sa tete, vetu d'un _kountousch_ autrefois ecarlate, et tout chamarre de cordons en or noircis par le temps, saisissait les gateaux au vol, grace a ses longs bras, baisait la proie qu'il avait conquise, l'appuyait sur son coeur, et puis la mettait dans sa bouche. Un faucon, suspendu au balcon dans une cage doree, figurait aussi parmi les spectateurs; le bec tourne de travers et la patte levee, il examinait aussi le peuple avec attention. Mais la foule s'emut tout a coup, et de toutes parts retentirent les cris: les voila, les voila! ce sont les Cosaques! Ils marchaient, la tete decouverte, leurs longues tresses pendantes, tous avaient laisse pousser leur barbe. Ils s'avancaient sans crainte et sans tristesse, avec une certaine tranquillite fiere. Leurs vetements de draps precieux s'etaient uses, et flottaient autour d'eux en lambeaux; ils ne regardaient ni ne saluaient le peuple, le premier de tous marchait Ostap. Que sentit le vieux Tarass, lorsqu'il vit Ostap? Que se passa-t-il alors dans son coeur?... Il le contemplait au milieu de la foule, sans perdre un seul de ses mouvements. Les Cosaques etaient deja parvenus au lieu du supplice. Ostap s'arreta. A lui, le premier, appartenait de vider cet amer calice. Il jeta un regard sur les siens, leva une de ses mains au ciel, et dit a haute voix: -- Fasse Dieu que tous les heretiques qui sont ici rassembles n'entendent pas, les infideles, de quelle maniere est torture un chretien! Qu'aucun de nous ne prononce une parole. Cela dit, il s'approcha de l'echafaud. -- Bien, fils, bien! dit Boulba doucement, et il inclina vers la terre sa tete grise. Le bourreau arracha les vieux lambeaux qui couvraient Ostap; on lui mit les pieds et les mains dans une machine faite expres pour cet usage, et... Nous ne troublerons pas l'ame du lecteur par le tableau de tortures infernales dont la seule pensee ferait dresser les cheveux sur la tete. C'etait le produit de temps grossiers et barbares, alors que l'homme menait encore une vie sanglante, consacree aux exploits guerriers, et qu'il y avait endurci toute son ame sans nulle idee d'humanite. En vain quelques hommes isoles, faisant exception a leur siecle, se montraient les adversaires de ces horribles coutumes; en vain le roi et plusieurs chevaliers d'intelligence et de coeur representaient qu'une semblable cruaute dans les chatiments ne servait qu'a enflammer la vengeance de la nation cosaque. La puissance du roi et des sages opinions ne pouvait rien contre le desordre, contre la volonte audacieuse des magnats polonais, qui, par une absence inconcevable de tout esprit de prevoyance, et par une vanite puerile, n'avaient fait de leur diete qu'une satire du gouvernement. Ostap supportait les tourments et les tortures avec un courage de geant. L'on n'entendait pas un cri, pas une plainte, meme lorsque les bourreaux commencerent a lui briser les os des pieds et des mains, lorsque leur terrible broiement fut entendu au milieu de cette foule muette par les spectateurs les plus eloignes, lorsque les jeunes filles detournerent les yeux avec effroi. Rien de pareil a un gemissement ne sortit de sa bouche; son visage ne trahit pas la moindre emotion. Tarass se tenait dans la foule, la tete inclinee, et, levant de temps en temps les yeux avec fierte, il disait seulement d'un ton approbateur: -- Bien, fils, bien!... Mais, quand on l'eut approche des dernieres tortures et de la mort, sa force d'ame parut faiblir. Il tourna les regards autour de lui: Dieu! rien que des visages inconnus, etrangers! Si du moins quelqu'un de ses proches eut assiste a sa fin! Il n'aurait pas voulu entendre les sanglots et la desolation d'une faible mere, ou les cris insenses d'une epouse, s'arrachant les cheveux et meurtrissant sa blanche poitrine; mais il aurait voulu voir un homme ferme, qui le rafraichit par une parole sensee et le consolat a sa derniere heure. Sa constance succomba, et il s'ecria dans l'abattement de son ame: -- Pere! ou es-tu? entends-tu tout cela? -- Oui, j'entends! Ce mot retentit au milieu du silence universel, et tout un million d'ames fremirent a la fois. Une partie des gardes a cheval s'elancerent pour examiner scrupuleusement les groupes du peuple. Yankel devint pale comme un mort, et lorsque les cavaliers se furent un peu eloignes de lui, il se retourna avec terreur pour regarder Boulba; mais Boulba n'etait plus a son cote. Il avait disparu sans laisser de trace. CHAPITRE XII La trace de Boulba se retrouva bientot. Cent vingt mille hommes de troupes cosaques parurent sur les frontieres de l'Ukraine. Ce n'etait plus un parti insignifiant, un detachement venu dans l'espoir du butin, ou envoye a la poursuite des Tatars. Non; la nation entiere s'etait levee, car sa patience etait a bout. Ils s'etaient leves pour venger leurs droits insultes, leurs moeurs ignominieusement tournees en moquerie, la religion de leurs peres et leurs saintes coutumes outragees, les eglises livrees a la profanation; pour secouer les vexations des seigneurs etrangers, l'oppression de l'union catholique, la honteuse domination de la juiverie sur une terre chretienne, en un mot pour se venger de tous les griefs qui nourrissaient et grossissaient depuis longtemps la haine sauvage des Cosaques. L'_hetman_ Ostranitza, guerrier jeune, mais renomme par son intelligence, etait a la tete de l'innombrable armee des Cosaques. Pres de lui se tenait Gouma, son vieux compagnon, plein d'experience. Huit _polkovniks_ conduisaient des _polk_s de douze mille hommes. Deux _iesaoul_-generaux et un _bountchoug_, ou general a queue, venaient a la suite de l'_hetman_. Le porte- etendard general marchait devant le premier drapeau; bien des enseignes et d'autres drapeaux flottaient au loin; les compagnons des _bountchougs_ portaient des lances ornees de queues de cheval. Il y avait aussi beaucoup d'autres dignitaires d'armee, beaucoup de greffiers de _polk_s suivis par des detachements a pied et a cheval. On comptait presque autant de Cosaques volontaires que de Cosaques de ligne et de front. Ils s'etaient leves de toutes les contrees, de Tchiguirine, de Pereieslav, de Batourine, de Gloukhoff, des rivages inferieurs du Dniepr, de ses hauteurs et de ses iles. D'innombrables chevaux et des masses de chariots armes serpentaient dans les champs. Mais parmi ces nuees de Cosaques, parmi ces huit _polk_s reguliers, il y avait un _polk_ superieur a tous les autres; et a la tete de ce _polk_ etait Tarass Boulba. Tout lui donnait l'avantage sur le reste des chefs, et son age avance, et sa longue experience, et sa science de faire mouvoir les troupes, et sa haine des ennemis, plus forte que chez tout autre. Meme aux Cosaques sa ferocite implacable et sa cruaute sanguinaire paraissaient exagerees. Sa tete grise ne condamnait qu'au feu et a la potence, et son avis dans le conseil de guerre ne respirait que ruine et devastation. Il n'est pas besoin de decrire tous les combats que livrerent les Cosaques, ni la marche progressive de la campagne; tout cela est ecrit sur les feuillets des annales. On sait quelle est, dans la terre russe, une guerre soulevee pour la religion. Il n'est pas de force plus forte que la religion. Elle est implacable, terrible, comme un roc dresse par les mains de la nature au milieu d'une mer eternellement orageuse et changeante. Du milieu des profondeurs de l'Ocean, il leve vers le ciel ses murailles inebranlables, formees d'une seule pierre, entiere et compacte. De toutes parts on l'apercoit, et de toutes parts il regarde fierement les vagues qui fuient devant lui. Malheur au navire qui vient le choquer! ses fragiles agres volent en pieces; tout ce qu'il porte se noie ou se brise, et l'air d'alentour retentit des cris plaintifs de ceux qui perissent dans les flots. Sur les feuillets des annales on lit d'une maniere detaillee comment les garnisons polonaises fuyaient des villes reconquises; comment l'on pendait les fermiers juifs sans conscience; comment l'_hetman_ de la couronne, Nicolas Potocki, se trouva faible, avec sa nombreuse armee, devant cette force irresistible; comment, defait et poursuivi, il noya dans une petite riviere la majeure partie de ses troupes; comment les terribles _polk_s cosaques le cernerent dans le petit village de Polonnoi, et comment, reduit a l'extremite, l'_hetman_ polonais promit sous serment, au nom du roi et des magnats de la couronne, une satisfaction entiere ainsi que le retablissement de tous les anciens droits et privileges. Mais les Cosaques n'etaient pas hommes a se laisser prendre a cette promesse; ils savaient ce que valaient a leur egard les serments polonais. Et Potocki n'eut plus fait le beau sur son _argamak_ de six mille ducats, attirant les regards des illustres dames et l'envie de la noblesse; il n'eut plus fait de bruit aux assemblees, ni donne de fetes splendides aux senateurs, s'il n'avait ete sauve par le clerge russe qui se trouvait dans ce village. Lorsque tous les pretres sortirent, vetus de leurs brillantes robes dorees, portant les images de la croix, et, a leur tete, l'archeveque lui-meme, la crosse en main et la mitre en tete, tous les Cosaques plierent le genou et oterent leurs bonnets. En ce moment ils n'eussent respecte personne, pas meme le roi; mais ils n'oserent point agir contre leur Eglise chretienne, et s'humilierent devant leur clerge. L'_hetman_ et les _polkovniks_ consentirent d'un commun accord a laisser partir Potocki, apres lui avoir fait jurer de laisser desormais en paix toutes les eglises chretiennes, d'oublier les inimities passees et de ne faire aucun mal a l'armee cosaque. Un seul _polkovnik_ refusa de consentir a une paix pareille; c'etait Tarass Boulba. Il arracha une meche de ses cheveux, et s'ecria -- _Hetman_, _hetman_! et vous, _polkovniks_, ne faites pas cette action de vieille femme; ne vous fiez pas aux Polonais; ils vous trahiront, les chiens! Et lorsque le greffier du _polk_ eut presente le traite de paix, lorsque l'_hetman_ y eut appose sa main toute-puissante, Boulba detacha son precieux sabre turc, en pur damas du plus bel acier, le brisa en deux, comme un roseau, et en jeta au loin les troncons dans deux directions opposees. -- Adieu donc! s'ecria-t-il. De meme que les deux moities de ce sabre ne se reuniront plus et ne formeront jamais une meme arme, de meme, nous, aussi, compagnons, nous ne nous reverrons plus en ce monde! N'oubliez donc pas mes paroles d'adieu. Alors sa voix grandit, s'eleva, acquit une puissance etrange, et tous s'emurent en ecoutant ses accents prophetiques. -- A votre heure derniere, vous vous souviendrez de moi. Vous croyez avoir achete le repos et la paix; vous croyez que vous n'avez plus qu'a vous donner du bon temps? Ce sont d'autres fetes qui vous attendent. _Hetman_, on t'arrachera la peau de la tete, on l'emplira de graine de riz, et, pendant longtemps, on la verra colportee a toutes les foires! Vous non plus, seigneurs, vous ne conserverez pas vos tetes. Vous pourrirez dans de froids caveaux, ensevelis sous des murs de pierre, a moins qu'on ne vous rotisse tout vivants dans des chaudieres, comme des moutons. Et vous, camarades, continua-t-il en se tournant vers les siens, qui de vous veut mourir de sa vraie mort? Qui de vous veut mourir, non pas sur le poele de sa maison, ni sur une couche de vieille femme, non pas ivre mort sous une treille, au cabaret, comme une charogne, mais de la belle mort d'un Cosaque, tous sur un meme lit, comme le fiance avec la fiancee? A moins pourtant que vous ne veuillez retourner dans vos maisons, devenir a demi heretiques, et promener sur vos dos les seigneurs polonais? -- Avec toi, seigneur _polkovnik_, avec toi! s'ecrierent tous ceux qui faisaient partie du _polk_ de Tarass. Et ils furent rejoints par une foule d'autres. -- Eh bien! puisque c'est avec moi, avec moi donc! dit Tarass. Il enfonca fierement son bonnet, jeta un regard terrible a ceux qui etaient demeures, s'affermit sur son cheval et cria aux siens: -- Personne, du moins, ne nous humiliera par une parole offensante. Allons, camarades, en visite chez les catholiques! Il piqua des deux, et, a sa suite, se mit en marche une compagnie de cent chariots, qu'entouraient beaucoup de cavaliers et de fantassins cosaques; et, se retournant, il bravait d'un regard plein de mepris et de colere tous ceux qui n'avaient pas voulu le suivre. Personne n'osa les retenir. A la vue de toute l'armee, un _polk_ s'en allait, et, longtemps encore, Tarass se retourna et menaca du regard. L'_hetman_ et les autres _polkovniks_ etaient troubles; tous demeurerent pensifs, silencieux, comme oppresses par un penible pressentiment. Tarass n'avait pas fait une vaine prophetie. Tout se passa comme il l'avait predit. Peu de temps apres la trahison de _Kaneff_, la tete de l'_hetman_ et celle de beaucoup d'entre les principaux chefs furent plantees sur les pieux. Et Tarass?... Tarass se promenait avec son _polk_ a travers toute la Pologne; il brula dix-huit villages, prit quarante eglises, et s'avanca jusqu'aupres de Cracovie. Il massacra bien des gentilshommes; il pilla les meilleurs et les plus riches chateaux. Ses Cosaques defoncerent et repandirent les tonnes d'hydromel et de vins seculaires qui se conservaient avec soin dans les caves des seigneurs; ils dechirerent a coups de sabre et brulerent les riches etoffes, les vetements de parade, les objets de prix qu'ils trouvaient dans les garde-meubles. -- N'epargnez rien! repetait Tarass. Les Cosaques ne respecterent ni les jeunes femmes aux noirs sourcils ni les jeunes filles a la blanche poitrine, au visage rayonnant; elles ne purent trouver de refuge meme dans les temples. Tarass les brulait avec les autels. Plus d'une main blanche comme la neige s'eleva du sein des flammes vers les cieux, au milieu des cris plaintifs qui auraient emu la terre humide elle-meme, et qui auraient fait tomber de pitie sur le sol l'herbe des steppes. Mais les cruels Cosaques n'entendaient rien et, soulevant les jeunes enfants sur la pointe de leurs lances, ils les jetaient aux meres dans les flammes. -- Ce sont la, Polonais detestes, les messes funebres d'Ostap! disait Tarass. Et de pareilles messes, il en celebrait dans chaque village; jusqu'au moment ou le gouvernement polonais reconnut que ses entreprises avaient plus d'importance qu'un simple brigandage, et ou ce meme Potocki fut charge, a la tete de cinq regiments, d'arreter Tarass. Six jours durant, les Cosaques parvinrent a echapper aux poursuites, en suivant des chemins detournes. Leurs chevaux pouvaient a peine supporter cette course incessante et sauver leurs maitres. Mais, cette fois, Potocki se montra digne de la mission qu'il avait recue: il poursuivit l'ennemi sans relache, et l'atteignit sur les rives du Dniestr, ou Boulba venait de faire halte dans une forteresse abandonnee et tombant en ruine. On la voyait a la cime d'un roc qui dominait le Dniestr, avec les restes de ses glacis dechires et de ses murailles detruites. Le sommet du roc etait tout jonche de pierres, de briques, de debris, toujours prets a se detacher et a voler dans l'abime. Ce fut la que l'_hetman_ de la couronne Potocki cerna Boulba par les deux cotes qui donnaient acces sur la plaine. Pendant quatre jours, les Cosaques lutterent et se defendirent a coups de briques et de pierres. Mais leurs munitions, comme leurs forces, finirent par s'epuiser, et Tarass resolut de se frayer un chemin a travers les rangs ennemis. Deja ses Cosaques s'etaient ouvert un passage, et peut-etre leurs chevaux rapides les auraient-ils sauves encore une fois, quand tout a coup Tarass s'arreta au milieu de sa course. -- Halte! s'ecria-t-il, j'ai perdu ma pipe et mon tabac; je ne veux pas que ma pipe meme tombe aux mains des Polonais detestes. Et le vieux _polkovnik_ se pencha pour chercher dans l'herbe sa pipe et sa bourse a tabac, ses deux inseparables compagnons, sur mer et sur terre, dans les combats et a la maison. Pendant ce temps, arrive une troupe ennemie, qui le saisit par ses puissantes epaules. Il essaye de se degager; mais les heiduques qui l'avaient saisi ne roulerent plus a terre, comme autrefois. -- Oh! vieillesse! vieillesse! dit-il amerement; et le vieux Cosaque pleura. Mais ce n'etait pas a la vieillesse qu'etait la faute; la force avait vaincu la force. Pres de trente hommes s'etaient suspendus a ses pieds, a ses bras. -- Le corbeau est pris! criaient les Polonais. Il ne reste plus qu'a trouver la maniere de lui faire honneur, a ce chien. Et on le condamna, du consentement de l'_hetman_, a etre brule vif en presence de tout le corps d'armee. Il y avait pres de la un arbre nu dont le sommet avait ete brise par la foudre. On attacha Tarass avec des chaines en fer au tronc de l'arbre; puis on lui cloua les mains, apres l'avoir hisse aussi haut que possible, afin que le Cosaque fut vu de loin et de partout; puis, approchant des branches, les Polonais se mirent a dresser un bucher au pied de l'arbre. Mais ce n'etait pas le bucher que contemplait Tarass; ce n'etait pas aux flammes qui allaient le devorer que songeait son ame intrepide. Il regardait, l'infortune, du cote ou combattaient ses Cosaques. De la hauteur ou il etait place, il voyait tout comme sur la paume de la main. -- Camarades, criait-il, gagnez, gagnez au plus vite la montagne qui est derriere le bois; la, ils ne vous atteindront pas! Mais le vent emporta ses paroles. -- Ils vont perir, ils vont perir pour rien! s'ecriait-il avec desespoir. Et il regarda au-dessous de lui, a l'endroit ou etincelait le Dniestr. Un eclair de joie brilla dans ses yeux. Il vit quatre proues a demi cachees par les buissons; alors rassemblant toutes ses forces, il s'ecria de sa voix puissante: -- Au rivage! au rivage, camarades, descendez par le sentier a gauche! Il y a des bateaux sur la rive; prenez-les tous, pour qu'on ne puisse vous poursuivre. Cette fois le vent souffla favorablement, et toutes ses paroles arriverent aux Cosaques. Mais il fut recompense de ce bon conseil par un coup de massue assene sur la tete, qui fit tournoyer tous les objets devant ses yeux. Les Cosaques s'elancerent de toute leur vitesse sur la pente du sentier; mais ils sont poursuivis l'epee dans les reins. Ils regardaient; le sentier tourne, serpente, fait mille detours. -- Allons, camarades, a la grace de Dieu! s'ecrient tous les Cosaques. Ils s'arretent un instant, levent leurs fouets sifflent, et leurs chevaux tatars se detachent du sol, se deroulant dans l'air, comme des serpents, volent par-dessus l'abime et tombent droit au milieu du Dniestr. Deux seulement d'entre eux n'atteignirent pas le fleuve; ils se fracasserent sur les rochers, et y perirent avec leurs chevaux sans meme pousser un cri. Deja les Cosaques nageaient a cheval dans la riviere et detachaient les bateaux. Les Polonais s'arreterent devant l'abime s'etonnant de l'exploit inoui des Cosaques, et se demandant s'il fallait ou non sauter a leur suite. Un jeune colonel au sang vif et bouillant, le propre frere de la belle Polonaise qui avait enchante le pauvre Andry, s'elanca sans reflechir a la poursuite des Cosaques; il tourna trois fois en l'air avec son cheval, et retomba sur les rocs aigus. Les pierres anguleuses le dechirerent en lambeaux, le precipice l'engloutit, et sa cervelle, melee de sang, souilla les buissons qui croissaient sur les pentes inegales du glacis. Lorsque Tarass se reveilla du coup qui l'avait etourdi, lorsqu'il regarda le Dniestr, les Cosaques etaient deja dans les bateaux et s'eloignaient a force de rames. Les balles pleuvaient sur eux de la hauteur, mais sans les atteindre. Et les yeux du vieux _polkovnik_ brillaient du feu de la joie. -- Adieu, camarades, leur cria-t-il, d'en haut; souvenez-vous de moi, revenez ici au printemps prochain, et faites une belle tournee! Qu'avez vous gagne, Polonais du diable? Croyez-vous qu'il y ait au monde une chose qui fasse peur a un Cosaque? Attendez un peu, le temps viendra bientot ou vous apprendrez ce que c'est que la religion russe orthodoxe. Des a present les peuples voisins et lointains le pressentent: un tsar s'elevera de la terre russe, et il n'y aura pas dans le monde de puissance qui ne se soumette a lui!... Deja le feu s'elevait au-dessus du bucher, atteignait les pieds de Tarass, et se deroulait en flamme le long du tronc d'arbre... Mais se trouvera-t-il au monde un feu, des tortures, une puissance capables de dompter la force cosaque! Ce n'est pas un petit fleuve que le Dniestr; il y a beaucoup d'anses, beaucoup d'endroits sans fond, et d'epais joncs croissent sur ses rivages. Le miroir du fleuve est brillant; il retentit du cri sonore des cygnes, et le superbe _gogol_[40] se laisse emporter par son rapide courant. Des nuees de courlis, de becassines au rougeatre plumage, et d'autres oiseaux de toute espece s'agitent dans ses joncs et sur les plages de ses rives. Les Cosaques voguaient rapidement sur d'etroits bateaux a deux gouvernails, ils ramaient avec ensemble, evitaient prudemment les bas-fonds, et, effrayant les oiseaux qui s'envolaient a leur approche, ils parlaient de leur _ataman_. FIN [1] Kiew, capitale du gourt de Kiew, sur le Dniepr, et capitale de toute la Russie, jusqu'a la fin du XIIe siecle. [2] Ducats d'or, perces et pendus en guise d'ornements. [3] Chroniques chantees, comme les anciennes rapsodies grecques ou les romances espagnoles. [4] Espece de guitare. [5] Religion grecque-unie, schisme, recemment abroge, de la religion greco-catholique. [6] Officiers de son campement. [7] Lieutenant du _polkovnik_. [8] Division feodale de la Russie. [9] Union de villages sous le meme chef electif nomme _ataman_. [10] Especes de regiments. [11] Tous les hommes armes, chez les Cosaques, se nommaient chevaliers, par une imitation lointaine et mal comprise de la chevalerie de l'Europe occidentale. [12] Chef de _polk_. Ce mot signifie maintenant colonel. [13] Espece de mouette. [14] Nom du cheval. [15] Le _poud_ vaut quarante livres russes, environ dix-huit kilogrammes. [16] Nom des etudiants laiques. [17] Nom du surveillant, ou chef de quartier, choisi parmi les etudiants. [18] Danses cosaques. [19] Cabaret russe. [20] Chef elu de la _setch_. [21] Chilo, en russe, veut dire poincon, alene. [22] Grandes et petites guitares. [23] Dans les anciens tableaux des eglises grecques, les images sont habillees de robes en metal battu et cisele. [24] Petite caleche longue. [25] La religion grecque. [26] Camp mouvant, caravane armee. [27] Pains de froment pur. [28] Redingote polonaise. [29] Phrase proverbiale en Russie. [30] Il n'y a point d'orgues dans les eglises du rite grec, c'etait chose nouvelle pour un Cosaque. [31] Mot compose de _nesamai_, "ne me touche pas". [32] Le mot russe _krasnoi_ veut dire rouge et beau, brillant, eclatant. [33] Mot pris aux Hongrois pour designer la cavalerie legere. En langue madgyare il signifie vingtieme, parce que, dans les guerres contre les Turcs, chaque village devait fournir, sur vingt hommes, un homme equipe. [34] Nom tatar d'une longue corde terminee par un noeud coulant. [35] Ville imperiale, Byzance. [36] Princes. [37] Non seulement ce geste a son nom particulier, mais on en a forme le verbe, l'adverbe, l'adjectif, etc. [38] Chevaux persans. [39] Mot russe pour exciter les chiens. [40] Espece de canard sauvage, approchant du cygne. End of Project Gutenberg's Tarass Boulba, by Nikolai Vassilievitch Gogol *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK TARASS BOULBA *** ***** This file should be named 13794.txt or 13794.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/3/7/9/13794/ Produced by Ebooks libres et gratuits at http://www.ebooksgratuits.com Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. 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