The Project Gutenberg EBook of Jim Harrison, boxeur, by Arthur Conan Doyle This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Jim Harrison, boxeur Author: Arthur Conan Doyle Release Date: October 13, 2004 [EBook #13734] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JIM HARRISON, BOXEUR *** Produced by Ebooks libres et gratuits from images made available by the Bibliothèque Nationale de France at http://gallica.bnf.fr; this text is also available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format, Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format. Arthur Conan Doyle JIM HARRISON, BOXEUR Titre original: Rodney Stone (1910) Table des matieres _Preface_ I -- FRIAR'S OAK II -- LE PROMENEUR DE LA FALAISE ROYALE III -- L'ACTRICE D'ANSTEY-CROSS IV -- LA PAIX D'AMIENS V -- LE BEAU TREGELLIS VI -- SUR LE SEUIL VII -- L'ESPOIR DE L'ANGLETERRE VIII -- LA ROUTE DE BRIGHTON IX -- CHEZ WATTIER X -- LES HOMMES DU RING XI -- LE COMBAT SOUS LE HALL AUX VOITURES XII -- LE CAFE FLADONG XIII -- LORD NELSON XIV -- SUR LA ROUTE XV -- JEU DELOYAL XVI -- LES DUNES DE CRAWLEY XVII -- AUTOUR DU RING XVIII -- LA DERNIERE BATAILLE DU FORGERON XIX -- A LA FALAISE ROYALE XX -- LORD AVON XXI -- LE RECIT DU VALET XXII -- DENOUEMENT _Preface_ _Dans un roman anterieur qui a ete fort bien accueilli par le public francais, _La grande Ombre_, Conan Doyle avait aborde l'epoque de la lutte acharnee entre l'Angleterre et Napoleon. Il avait accompagne jusque sur le champ de bataille de Waterloo un jeune villageois arrache au calme des falaises natales par le desir de proteger le sol national contre le cauchemar de l'invasion francaise, qui hantait alors les imaginations britanniques._ _Cette fois, dans une oeuvre nouvelle, la peinture est plus large._ _C'est toute l'Angleterre du temps du roi Georges qui revit d'une vie intense dans les pages de _Jim Harrison boxeur_, avec son prince de Galles aux inepuisables dettes, ses dandys elegants et bizarres, ses marins audacieux et tenaces groupes avec art autour de Nelson et de la trop celebre Lady Hamilton, ses champions de boxe dont les exploits entretiennent au dela de la Manche le gout des exercices violents, entrainement indispensable a un peuple qui voulait tenir tete aux grognards de Napoleon, aux marins de nos escadres et aux corsaires de Surcouf et de ses emules._ _Le tableau est complet et trace par une plume competente, Conan Doyle s'appliquant a decrire ce qu'il connait bien et evitant des lors les grosses erreurs qui tachent certains de ses romans historiques, _Les Refugies_ par exemple._ _Les editions anglaises portent le titre de _Rodney Stone_. C'est, en effet, le fils du marin Stone, compagnon de Nelson, qui est cense tenir la plume et evoquer le souvenir des jours de sa jeunesse pour l'instruction de ses enfants. Mais Rodney Stone, s'il est le fil qui relie les feuillets du recit, n'en est jamais le heros. Ame simple et moyenne, il n'a pas l'envergure qui conquiert l'interet._ _Le vrai heros du roman, c'est Jim Harrison, eleve par le champion Harrison qui s'est retire du Ring apres un terrible combat ou il faillit tuer son adversaire, et etabli forgeron a Friar's Oak._ _N'est-ce pas lui qui entraine Stone a la Falaise Royale, dans le chateau abandonne, a la suite de la disparition etrange de lord Avon accuse du meurtre de son frere?_ _N'est-ce pas lui qui devient le protege, et plutot le protecteur, de miss Hinton, la Polly du theatre de Haymarket, la vieillissante actrice de genre que l'isolement fait chercher une consolation dans le gin et le whisky?_ _N'est-ce pas lui que nous voyons, au denouement du roman, fils avoue et legitime de lord Avon par un de ces mariages secrets si faciles avec la loi anglaise et qui nous semblent toujours un pur moyen de comedie?_ _N'est-ce pas a lui qu'aboutit toute cette peinture du Ring, de ses rivalites, de ses gageures, de ses paris, de ses intrigues?_ _Aussi avons-nous cru bien faire d'adopter pour cette edition francaise, preparee par nous de longue main, le titre de _Jim Harrison boxeur_._ _La boxe a tenu une telle place dans la vie anglaise du temps du roi Georges qu'il parait extraordinaire que le sport anglais par excellence, cher a Byron et au prince de Galles, chef de file des dandys, ait attendu jusqu'a nos jours un peintre._ _Et voila cependant la premiere fois qu'un de ces romanciers, qui ont l'oreille des foules, entreprend le recit de la vie et de l'entrainement d'un grand boxeur d'autrefois._ _Belcher, Mendoza, Jackson, Berks, Bill War, Caleb Baldwin, Sam le Hollandais, Maddox, Gamble, trouvent en Conan Doyle leur portraitiste, il faudrait presque dire leur poete._ _Comme il le remarque fort judicieusement, le sport du Ring a puissamment contribue a developper dans la race britannique ce mepris de la douleur et du danger qui firent une Angleterre forte._ _De la instinctivement la tendance de l'opinion a s'enthousiasmer, a se passionner pour les hommes du Ring, professeurs d'energie et en quelque sorte contrepoids a ce qu'il y avait d'affadissant et d'enervant dans le luxe des petits-maitres, des Corinthiens et des dandys tout occupes de toilettes et de futilites, en une heure aussi grave pour la vie nationale anglaise_ _Qu'a cote de l'entretien de cet ideal de bravoure et d'endurance, il y eut comme revers de la medaille la brutalite des moeurs, la demoralisation qu'amene l'intervention de l'argent dans ce qui est humain, Conan Doyle ne le nie certes pas, mais la corruption des meilleures choses ne prouve pas qu'elles n'ont pas ete bonnes._ _Si nos peres n'ont pas compris le systeme anglais, s'ils n'ont voulu y voir que les boucheries que raillait le chansonnier Beranger, les hommes de notre generation ont vu plus equitablement. Ils ont donne a la boxe son droit de cite en France et repare l'injustice de leurs predecesseurs._ _Voila pourquoi, en ecrivant _Jim Harrison boxeur_, Conan Doyle a bien merite aux yeux de tous ceux, amateurs ou professionnels, qui se sont de nos jours passionnes pour la boxe. Jim Harrison boxeur est donc certain de trouver parmi eux de nombreux lecteurs, outre ceux qui sont deja les fideles resolus du romancier anglais, toujours assures de trouver dans son oeuvre un interet palpitant et des emotions saines._ _ALBERT SAVINE._ I -- FRIAR'S OAK Aujourd'hui, 1er janvier de l'annee 1851, le dix-neuvieme siecle est arrive a sa moitie, et parmi nous qui avons ete jeunes avec lui, un bon nombre ont deja recu des avertissements qui nous apprennent qu'il nous a uses. Nous autres, les vieux, nous rapprochons nos tetes grisonnantes et nous parlons de la grande epoque que nous avons connue, mais quand c'est avec nos fils que nous nous entretenons, nous eprouvons de grandes difficultes a nous faire comprendre. Nous et nos peres qui nous ont precedes, nous avons passe notre vie dans des conditions fort semblables; mais eux, avec leurs chemins de fer, leurs bateaux a vapeur, ils appartiennent a un siecle different. Nous pouvons, il est vrai, leur mettre des livres d'histoire entre les mains et ils peuvent y lire nos luttes de vingt-deux ans contre ce grand homme malfaisant. Ils peuvent y voir comment la Liberte s'enfuit de tout le vaste continent, comment Nelson versa son sang, comment le noble Pitt eut le coeur brise dans ses efforts pour l'empecher de s'envoler de chez nous pour se refugier de l'autre cote de l'Atlantique. Tout cela, ils peuvent le lire, ainsi que la date de tel traite, de telle bataille, mais je ne sais ou ils trouveront des details sur nous-memes, ou ils apprendront quelle sorte de gens nous etions, quel genre de vie etait le notre et sous quel aspect le monde apparaissait a nos yeux, quand nos yeux etaient jeunes, comme le sont aujourd'hui les leurs. Si je prends la plume pour vous parler de cela, ne croyez pas pourtant que je me propose d'ecrire une histoire. Lorsque ces choses se passaient, j'avais atteint a peine les debuts de l'age adulte, et quoique j'aie vu un peu de l'existence d'autrui, je n'ai guere le droit de parler de la mienne. C'est l'amour d'une femme qui constitue l'histoire d'un homme, et bien des annees devaient se passer avant le jour ou je regardai dans les yeux celle qui fut la mere de mes enfants. Il nous semble que cela date d'hier et pourtant ces enfants sont assez grands pour atteindre jusqu'aux prunes du jardin, pendant que nous allons chercher une echelle, et ces routes que nous parcourions en tenant leurs petites mains dans les notres, nous sommes heureux d'y repasser, en nous appuyant sur leur bras. Mais je parlerai uniquement d'un temps ou l'amour d'une mere etait le seul amour que je connusse. Si donc vous cherchez quelque chose de plus, vous n'etes pas de ceux pour qui j'ecris. Mais s'il vous plait de penetrer avec moi dans ce monde oublie, s'il vous plait de faire connaissance avec le petit Jim, avec le champion Harrison, si vous voulez frayer avec mon pere, qui fut un des fideles de Nelson, si vous tenez a entrevoir ce celebre homme de mer lui-meme, et Georges qui devint par la suite l'indigne roi d'Angleterre, si par-dessus tout vous desirez voir mon fameux oncle, Sir Charles Tregellis, le roi des petits-maitres, et les grands champions, dont les noms sont encore familiers a vos oreilles, alors donnez la main, et... en route. Mais je dois vous prevenir: si vous vous attendez a trouver sous la plume de votre guide bien des choses attrayantes, vous vous exposez a une desillusion. Lorsque je jette les yeux sur les etageres qui supportent mes livres, je reconnais que ceux-la seuls se sont hasardes a ecrire leurs aventures, qui furent sages, spirituels et braves. Pour moi, je me tiendrais pour tres satisfait si l'on pouvait juger que j'eus seulement l'intelligence et le courage de la moyenne. Des hommes d'action auraient peut-etre eu quelque estime pour mon intelligence et des hommes de tete quelque estime de mon energie. Voila ce que je peux desirer de mieux sur mon compte. En dehors d'une aptitude innee pour la musique, et telle que j'arrive le plus aisement, le plus naturellement, a me rendre maitre du jeu d'un instrument quelconque, il n'est aucune superiorite dont j'aie lieu de me faire honneur aupres de mes camarades. En toutes choses, j'ai ete un homme qui s'arrete a mi-route, car je suis de taille moyenne, mes yeux ne sont ni bleus, ni gris, et avant que la nature eut poudre ma chevelure a sa facon, la nuance etait intermediaire entre le blanc de lin et le brun. Il est peut-etre une pretention que je peux hasarder; c'est que mon admiration pour un homme superieur a moi n'a jamais ete melee de la moindre jalousie, et que j'ai toujours vu chaque chose et l'ai comprise telle qu'elle etait. C'est une note favorable a laquelle j'ai droit maintenant que je me mets a ecrire mes souvenirs. Ainsi donc, si vous le voulez bien, nous tiendrons autant que possible ma personnalite en dehors du tableau. Si vous arrivez a me regarder comme un fil mince et incolore, qui servirait a reunir mes petites perles, vous m'accueillerez dans les conditions memes ou je desire etre accueilli. Notre famille, les Stone, etait depuis bien des generations vouee a la marine et il etait de tradition, chez nous, que l'aine portat le nom du commandant favori de son pere. C'est ainsi que nous pouvions faire remonter notre genealogie jusqu'a l'antique Vernon Stone, qui commandait un vaisseau a haut gaillard, a l'avant en eperon, lors de la guerre contre les Hollandais. Par Hawke Stone et Benbow Stone, nous arrivons a mon pere Anson Stone qui a son tour me baptisa Rodney Stone en l'eglise paroissiale de Saint-Thomas, a Portsmouth, en l'an de grace 1786. Tout en ecrivant, je regarde par la fenetre de mon jardin, j'apercois mon grand garcon de fils, et si je venais a appeler "Nelson!", vous verriez que je suis reste fidele aux traditions de famille. Ma bonne mere, la meilleure qui fut jamais, etait la seconde fille du Reverend John Tregellis, cure de Milton, petite paroisse sur les confins de la plaine marecageuse de Langstone. Elle appartenait a une famille pauvre, mais qui jouissait d'une certaine consideration, car elle avait pour frere aine le fameux Sir Charles Tregellis, et celui-ci, ayant herite d'un opulent marchand des Indes Orientales, finit par devenir le sujet des conversations de la ville et l'ami tout particulier du Prince de Galles. J'aurai a parler plus longuement de lui par la suite, mais vous vous souviendrez des maintenant qu'il etait mon oncle et le frere de ma mere. Je puis me la representer pendant tout le cours de sa belle existence, car elle etait toute jeune quand elle se maria. Elle n'etait guere plus agee quand je la revois dans mon souvenir avec ses doigts actifs et sa douce voix. Elle m'apparait comme une charmante femme aux doux yeux de tourterelle, de taille assez petite, il est vrai, mais se redressant quand meme bravement. Dans mes souvenirs de ce temps-la, je la vois constamment vetue de je ne sais quelle etoffe de pourpre a reflets changeants, avec un foulard blanc autour de son long cou blanc, je vois aller et venir ses doigts agiles pendant qu'elle tricote. Je la revois encore dans les annees du milieu de sa vie, douce, aimante, calculant des combinaisons, prenant des arrangements, les menant a bonne fin, avec les quelques shillings par jour de solde d'un lieutenant, et reussissant a faire marcher le menage du cottage du Friar's Oak et a tenir bonne figure dans le monde. Et maintenant, je n'ai qu'a m'avancer dans le salon, pour la revoir encore, apres quatre-vingts ans d'une existence de sainte, en cheveux d'un blanc d'argent, avec sa figure placide, son bonnet coquettement enrubanne, ses lunettes a monture d'or, son epais chale de laine borde de bleu. Je l'aimais en sa jeunesse, je l'aime en sa vieillesse, et quand elle me quittera, elle emportera quelque chose que le monde entier est incapable de me faire oublier. Vous qui lisez ceci, vous avez peut-etre de nombreux amis, il peut se faire que vous contractiez plus d'un mariage, mais votre mere est la premiere et la derniere amie. Cherissez-la donc, pendant que vous le pouvez, car le jour viendra ou tout acte irraisonne, ou toute parole jetee avec insouciance, reviendra en arriere se planter comme un aiguillon dans votre coeur. Telle etait donc ma mere, et quant a mon pere, la meilleure occasion pour faire son portrait, c'est l'epoque ou il nous revint de la Mediterranee. Pendant toute mon enfance, il n'avait ete pour moi qu'un nom et une figure dans une miniature que ma mere portait suspendue a son cou. Dans les debuts, on me dit qu'il combattait contre les Francais. Quelques annees plus tard, il fut moins souvent question de Francais et on parla plus souvent du general Bonaparte. Je me rappelle avec quelle frayeur respectueuse je regardai a la boutique d'un libraire de Portsmouth la figure du Grand Corse. C'etait donc la l'ennemi par excellence, celui que mon pere avait combattu toute sa vie, en une lutte terrible et sans treve. Pour mon imagination d'enfant, c'etait une affaire d'honneur d'homme a homme, et je me representais toujours mon pere et cet homme rase de pres, aux levres minces, aux prises, chancelant, roulant dans un corps a corps furieux qui durait des annees. Ce fut seulement apres mon entree a l'ecole de grammaire que je compris combien il y avait de petits garcons dont les peres etaient dans le meme cas. Une fois seulement, au cours de ces longues annees, mon pere revint a la maison. Par la, vous voyez ce que c'etait d'etre la femme d'un marin en ce temps-la. C'etait aussitot apres que nous eumes quitte Portsmouth pour nous etablir a Friar's Oak qu'il vint passer huit jours avant de s'embarquer avec l'amiral Jervis pour l'aider a gagner son nouveau nom de Lord Saint-Vincent. Je me rappelle qu'il me causa autant d'effroi que d'admiration par ses recits de batailles et je me souviens, comme si c'etait d'hier, de l'epouvante que j'eprouvai en voyant une tache de sang sur la manche de sa chemise, tache qui, je n'en doute point, provenait d'un mouvement maladroit fait en se rasant. A cette epoque je restai convaincu que ce sang avait jailli du corps d'un Francais ou d'un Espagnol, et je reculai de terreur devant lui, quand il posa sa main calleuse sur ma tete. Ma mere pleura amerement apres son depart. Quant a moi, je ne fus pas fache de voir son dos bleu et ses culottes blanches s'eloigner par l'allee du jardin, car je sentais, en mon insouciance et mon egoisme d'enfant, que nous etions plus pres l'un de l'autre, quand nous etions ensemble, elle et moi. J'etais dans ma onzieme annee quand nous quittames Portsmouth, pour Friar's Oak, petit village du Sussex, au nord de Brighton, qui nous fut recommande par mon oncle, Sir Charles Tregellis. Un de ses amis intimes, Lord Avon, possedait sa residence pres de la. Le motif de notre demenagement, c'etait qu'on vivait a meilleur marche a la campagne, et qu'il serait plus facile pour ma mere de garder les dehors d'une dame, quand elle se trouverait a distance du cercle des personnes qu'elle ne pourrait se refuser a recevoir C'etait une epoque d'epreuves pour tout le monde, excepte pour les fermiers. Ils faisaient de tels benefices qu'ils pouvaient, a ce que j'ai entendu dire, laisser la moitie de leurs terres en jachere, tout en vivant comme des gentlemen de ce que leur rapportait le reste. Le ble se vendait cent dix shillings le quart, et le pain de quatre livres un shilling neuf pences. Nous aurions eu grand peine a vivre, meme dans le paisible cottage de Friar's Oak sans la part de prises revenant a l'escadre de blocus sur laquelle servait mon pere. La ligne de vaisseaux de guerre louvoyant au large de Brest n'avait guere que de l'honneur a gagner. Mais les fregates qui les accompagnaient firent la capture d'un bon nombre de navires caboteurs, et, comme conformement aux regles de service elles etaient considerees comme dependant de la flotte, le produit de leurs prises etait reparti au marc le franc. Mon pere fut ainsi a meme d'envoyer a la maison des sommes suffisantes pour faire vivre le cottage et payer mon sejour a l'ecole que dirigeait Mr Joshua Allen. J'y restai quatre ans et j'appris tout ce qu'il savait. Ce fut a l'ecole d'Allen que je fis la connaissance de Jim Harrison, du petit Jim, comme on la toujours appele. Il etait le neveu du champion Harrison, de la forge du village. Je me le rappelle encore, tel qu'il etait en ce temps-la, avec ses grands membres degingandes, aux mouvements maladroits comme ceux d'un petit terre-neuve, et une figure qui faisait tourner la tete a toutes les femmes qui passaient. C'est de ce temps-la que date une amitie qui a dure toute notre vie. Je lui appris ses lettres, car il avait horreur de la vue d'un livre, et de son cote, il m'enseigna la boxe et la lutte, il m'apprit a chatouiller la truite dans l'Adur, a prendre des lapins au piege sur la dune de Ditchling, car il avait la main aussi leste qu'il avait le cerveau lent. Mais il etait mon aine de deux ans, de sorte que longtemps avant que j'aie quitte l'ecole, il etait alle aider son oncle a la forge. Friar's Oak est situe dans un pli des Dunes et la quarantieme borne milliaire entre Londres et Brighton est posee sur la limite meme du village. Ce n'est qu'un hameau, a l'eglise vetue de lierre, avec un beau presbytere et une rangee de cottages en briques rouges, dont chacun est isole par son jardinet. A une extremite du village se trouvait la forge du champion Harrison, a l'autre l'ecole de Mr Allen. Le cottage jaune, un peu a l'ecart de la route, avec son etage superieur en surplomb et ses croisillons de charpente noircie fixes dans le platre, c'est celui que nous habitions. Je ne sais s'il est encore debout. Je crois que c'est assez probable, car ce n'est pas un endroit propre a subir des changements. Juste en face de nous, sur l'autre bord de la large route blanche, etait situee l'auberge de Friar's Oak tenue en mon temps par John Cummings. Ce personnage jouissait d'une tres bonne reputation locale, mais quand il etait en voyage, il etait sujet a d'etranges derangements, ainsi qu'on le verra plus tard. Bien qu'il y eut un courant continu de commerce sur la route, les coches venant de Brighton en etaient encore trop pres pour faire halte et ceux de Londres trop presses d'arriver a destination, de sorte que s'il n'avait pas eu la chance d'une jante brisee, d'une roue disjointe, l'aubergiste n'aurait pu compter que sur la soif des gens du village. C'etait juste l'epoque ou le prince de Galles venait de construire a Brighton son bizarre palais pres de la mer. En consequence, depuis mai jusqu'en septembre, il ne s'ecoulait pas un jour que nous ne vissions defiler a grand bruit, devant nos portes, une ou deux centaines de phaetons. Le petit Jim et moi, nous avons passe maintes soirees d'ete allonges dans l'herbe a contempler tout ce grand monde, a saluer de nos cris les coches de Londres, arrivant avec fracas, au milieu d'un nuage de poussiere et les postillons penches en avant, les trompettes retentissantes, les cochers coiffes de chapeaux bas a bords tres releves, avec la figure aussi cramoisie que leurs habits. Les voyageurs riaient toujours quand le petit Jim les interpellait a haute voix, mais s'ils avaient su comprendre ce que signifiaient ses gros membres mal articules, ses epaules disloquees, ils l'auraient peut-etre regarde de plus pres et lui auraient accorde leurs encouragements. Le petit Jim n'avait connu ni son pere ni sa mere, et toute sa vie s'etait ecoulee chez son oncle, le champion Harrison. Harrison, c'etait le forgeron de Friar's Oak. Il avait recu ce surnom, le jour ou il avait combattu avec Tom Johnson, qui etait alors en possession de la ceinture d'Angleterre, et il l'aurait surement battu sans l'apparition des magistrats du comte de Bedford qui interrompirent la bataille. Pendant des annees, Harrison n'eut pas son pareil pour l'ardeur a combattre et pour son adresse a porter un coup decisif, bien qu'il ait toujours ete, a ce que l'on dit, lent sur ses jambes. A la fin, dans un match avec le juif Baruch le noir, il termina le combat par un coup lance a toute volee, qui non seulement rejeta son adversaire par-dessus la corde d'arriere, mais qui encore le mit pendant trois longues semaines entre la vie et la mort. Harrison fut, pendant tout ce temps-la, dans un etat voisin de la folie. Il s'attendait d'heure en heure a se voir prendre au collet par un agent de Bow Street et condamner a mort. Cette mesaventure, ajoutee aux prieres de sa femme, le decida a renoncer pour toujours au champ clos et a reserver sa grande force musculaire pour le metier ou elle paraissait devoir trouver un emploi avantageux. Grace au trafic des voyageurs et aux fermiers du Sussex, il devait avoir de l'ouvrage en abondance a Friar's Oak. Il ne tarda pas longtemps a devenir le plus riche des gens du village; et quand il se rendait, le dimanche, a l'eglise avec sa femme et son neveu, c'etait une famille d'apparence aussi respectable qu'on pouvait le desirer. Il n'etait point de grande taille, cinq pieds sept pouces au plus, et l'on disait souvent que s'il avait pu allonger davantage son rayon d'action, il aurait ete en etat de tenir tete a Jackson ou a Belcher, dans leurs meilleurs jours. Sa poitrine etait un tonneau. Ses avant-bras etaient les plus puissants que j'aie jamais vus, avec leurs sillons profonds, entre des muscles aux saillies luisantes, comme un bloc de roche polie par l'action des eaux. Neanmoins, avec toute cette vigueur, c'etait un homme lent, range, doux, en sorte que personne n'etait plus aime que lui, dans cette region campagnarde. Sa figure aux gros traits, bien rasee, pouvait prendre une expression fort dure, ainsi que je l'ai vu a l'occasion, mais pour moi et tous les bambins du village, il nous accueillait toujours un sourire sur les levres, et la bienvenue dans les yeux. Dans tout le pays, il n'y avait pas un mendiant qui ne sut que s'il avait des muscles d'acier, son coeur etait des plus tendres. Son sujet favori de conversation, c'etait ses rencontres d'autrefois, mais il se taisait, des qu'il voyait venir sa petite femme, car le grand souci qui pesait sur la vie de celle-ci etait de lui voir jeter la le marteau et la lime pour retourner au champ clos. Et vous n'oubliez pas que son ancienne profession n'etait nullement atteinte a cette epoque de la deconsideration qui la frappa dans la suite. L'opinion publique est devenue defavorable, parce que cet etat avait fini par devenir le monopole des coquins et parce qu'il encourageait les mefaits commis sur l'arene. Le boxeur honnete et brave a vu lui aussi se former autour de lui un milieu de gredins, tout comme cela arrive pour les pures et nobles courses de chevaux. C'est pour cela que l'Arene se meurt en Angleterre et nous pouvons supposer que quand Caunt et Bendigo auront disparu, il ne se trouvera personne pour leur succeder. Mais il en etait autrement a l'epoque dont je parle. L'opinion publique etait des plus favorables aux lutteurs et il y avait de bonnes raisons pour qu'il en fut ainsi. On etait en guerre. L'Angleterre avait une armee et une flotte composees uniquement de volontaires, qui s'y engageaient pour obeir a leur instinct batailleur, et elle avait en face d'elle un pays ou une loi despotique pouvait faire de chaque citoyen un soldat. Si le peuple n'avait pas eu en surabondance cette humeur batailleuse, il est certain que l'Angleterre aurait succombe. On pensait donc et on pense encore que, les choses etant ainsi, une lutte entre deux rivaux indomptables, ayant trente mille hommes pour temoins et que trois millions d'hommes pouvaient disputer, devait contribuer a entretenir un ideal de bravoure et d'endurance. Sans doute, c'etait un exercice brutal, et la brutalite meme en etait la fin derniere, mais c'etait moins brutal que la guerre qui doit pourtant lui survivre. Est-il logique d'inculquer a un peuple des moeurs pacifiques, en un siecle ou son existence meme peut dependre de son temperament guerrier? C'est une question que j'abandonne a des tetes plus sages que la mienne. Mais, c'etait ainsi que nous pensions au temps de nos grands-peres et c'est pourquoi on voyait des hommes d'Etat comme Wyndham, comme Fox, comme Althorp, se prononcer en faveur de l'Arene. Ce simple fait, que des personnages considerables se declaraient pour elle, suffisait a lui seul pour ecarter la canaillerie qui s'y glissa par la suite. Pendant plus de vingt ans, a l'epoque de Jackson, de Brain, de Cribb, des Belcher, de Pearce, de Gully et des autres, les maitres de l'Arene furent des hommes dont la probite etait au-dessus de tout soupcon et ces vingt-la etaient justement, comme je l'ai dit, a l'epoque ou l'Arene pouvait servir un interet national. Vous avez entendu conter comment Pearce sauva d'un incendie une jeune fille de Bristol, comment Jackson s'acquit l'estime et l'amitie des gens les plus distingues de son temps et comment Gully conquit un siege dans le premier Parlement reforme. C'etaient ces hommes-la qui determinaient l'ideal. Leur profession se recommandait d'elle-meme par les conditions qu'elle exigeait, le succes y etant interdit a quiconque etait ivrogne ou menait une vie de debauche. Il y avait, parmi les lutteurs d'alors, des exceptions sans doute, des bravaches tels que Hickmann, des brutes comme Berks, mais je repete qu'en majorite, ils etaient d'honnetes gens, portant la bravoure et l'endurance a un degre incroyable et faisant honneur au pays qui les avait enfantes. Ainsi que vous le verrez, la destinee me permit de les frequenter quelque peu et je parle d'eux en connaissance de cause. Je puis vous assurer que nous etions fiers de posseder dans notre village un homme tel que le champion Harrison, et quand des voyageurs faisaient un sejour a l'auberge, ils ne manquaient pas d'aller faire un tour a la forge, rien que pour jouir de sa vue. Il valait bien la peine d'etre regarde, surtout par un soir de mai, alors que la rouge lueur de la forge tombait sur ses gros muscles et sur la fiere figure de faucon qu'avait le petit Jim, pendant qu'ils travaillaient, a tour de bras, un coutre de charrue tout rutilant et se dessinaient a chaque coup dans un cadre d'etincelles. Il frappait un seul coup avec un gros marteau de trente livres lance a toute volee, pendant que Jim en frappait deux de son marteau a main. La sonorite du clunk! clink-clink! clunk! clink-clink! etait un appel qui me faisait accourir par la rue du village, et je me disais que tous les deux etant affaires a l'enclume, il y avait pour moi une place au soufflet. Je me souviens qu'une fois seulement, au cours de ces annees passees au village, le champion Harrison me laissa entrevoir un instant quelle sorte d'homme il avait ete jadis. Par une matinee d'ete le petit Jim et moi etions debout pres de la porte de la forge, quand une voiture privee, avec ses quatre chevaux frais, ses cuivres bien brillants, arriva de Brighton avec un si joyeux tintamarre de grelots que le champion accourut, un fer a cheval a demi courbe dans ses pinces, pour y jeter un coup d'oeil. Un gentleman, couvert d'une houppelande blanche de cocher, un Corinthien, comme nous aurions dit en ce temps-la, conduisait et une demi-douzaine de ses amis, riant, faisant grand bruit, etaient perches derriere lui. Peut-etre que les vastes dimensions du forgeron attirerent son attention, peut-etre fut-ce simple hasard, mais comme il passait, la laniere du fouet de vingt pieds que tenait le conducteur siffla et nous l'entendimes cingler d'un coup sec le tablier de cuir du forgeron. -- Hola, maitre, cria le forgeron en le suivant du regard, votre place n'est pas sur le siege, tant que vous ne saurez pas mieux manier un fouet. -- Qu'est-ce que c'est? dit le conducteur en tirant sur les renes. -- Je vous invite a faire attention, maitre, ou bien il y aura un oeil de moins sur la route ou vous conduisez. -- Ah! c'est comme cela que vous parlez, vous, dit le conducteur en placant le fouet dans la gaine et otant ses gants de cheval. Nous allons causer un peu, mon beau gaillard. Les gentilshommes sportsmen de ce temps-la etaient d'excellents boxeurs pour la plupart, car c'etait la mode de suivre le cours de Mendoza tout comme quelques annees plus tard, il n'y avait pas un homme de la ville qui n'eut porte le masque d'escrime avec Jackson. Avec ce souvenir de leurs exploits, ils ne reculaient jamais devant la chance d'une aventure de grande route et il arrivait bien rarement que le batelier ou le marin eussent lieu de se vanter apres qu'un jeune beau ait mis habit bas pour boxer avec lui. Celui-la s'elanca du siege avec l'empressement d'un homme qui n'a pas de doutes sur l'issue de la querelle et, apres avoir accroche sa houppelande a collet a la barre de dessus, il retourna coquettement les manchettes plissees de sa chemise de batiste. -- Je vais vous payer votre conseil, mon homme, dit-il. Les amis, qui etaient sur la voiture, savaient, j'en suis certain, qui etait ce gros forgeron et se faisaient un plaisir de premier ordre de voir leur camarade donner tete baissee dans le piege. Ils poussaient des hurlements de satisfaction et lui jetaient a grands cris des phrases, des conseils. -- Secouez-lui un peu sa suie, Lord Frederick, criaient-ils. Servez-lui son dejeuner a ce Jeannot-tout-cru. Roulez-le dans son tas de cendre. Et depechez-vous, sans quoi vous allez voir son dos. Encourage par ces clameurs, le jeune patricien s'avanca vers son homme. Le forgeron ne bougea pas, mais ses levres se contracterent avec une expression farouche pendant que ses gros sourcils s'abaissaient sur ses yeux percants et gris. Il avait lache les tenailles et les bras libres etaient ballants. -- Faites attention, mon maitre, dit-il. Sans cela vous allez vous faire poivrer. Il y avait dans cette voix un ton d'assurance, il y avait dans cette attitude une fermete calme, qui firent deviner le danger au jeune Lord. Je le vis examiner son antagoniste attentivement et aussitot ses mains tomberent, sa figure s'allongea. -- Pardieu! s'ecria-t-il, c'est Jack Harrison. -- Lui-meme, mon maitre. -- Ah! je croyais avoir affaire a quelque mangeur de lard du comte d'Essex. Eh! eh! mon homme, je ne vous ai pas revu depuis le jour ou vous avez presque tue Baruch le noir, ce qui m'a coute cent bonnes livres. Quels hurlements poussait-on sur la voiture! -- _Kiss! Kiss!_ Par Dieu! criaient-ils, c'est Jack Harrison l'assommeur. Lord Frederick etait sur le point de s'en prendre a l'ex-champion. Flanquez-lui un coup sur le tablier, Fred, et voyons ce qui arrivera. Mais le conducteur etait deja remonte sur son siege et riait plus fort que tous ses camarades. -- Nous vous laissons aller pour cette fois, Harrison, dit-il. Sont-ce la vos fils? -- Celui-ci est mon neveu, maitre. -- Voici une guinee pour lui. Il ne pourra pas dire que je l'aie prive de son oncle. Et ayant mis ainsi les rieurs de son cote par la facon gaie de prendre les choses, il fit claquer son fouet et l'on partit a fond de train pour faire en moins de cinq heures le trajet de Londres, tandis que Harrison, son fer non acheve a la main, rentrait chez lui en sifflant. II -- LE PROMENEUR DE LA FALAISE ROYALE Tel etait donc le champion Harrison. Il faut maintenant que je dise quelques mots du petit Jim, non seulement parce qu'il fut mon compagnon de jeunesse, mais parce qu'en avancant dans la lecture de ce livre, vous vous apercevrez que c'est son histoire encore plus que la mienne et qu'il arriva un temps ou son nom et sa reputation furent sur les levres de tout le peuple anglais. Vous prendrez donc votre parti de m'entendre vous exposer son caractere, tel qu'il etait a cette epoque, et particulierement vous raconter une aventure tres singuliere qui n'est pas de nature a s'effacer jamais de notre memoire a tous deux. On etait bien surpris en voyant Jim avec son oncle et sa tante, car il avait l'air d'appartenir a une race, a une famille bien differentes de la leur. Souvent, je les ai suivis des yeux quand ils longeaient les bas- cotes de l'eglise le dimanche, tout d'abord l'homme aux epaules carrees, aux formes trapues, puis la petite femme a la physionomie et aux regards soucieux et enfin ce bel adolescent aux traits accentues, aux boucles noires, dont le pas etait si elastique et si leger qu'il ne paraissait tenir a la terre que par un lien plus mince que les villageois a la lourde allure dont il etait entoure. Il n'avait point encore atteint ses six pieds de hauteur, mais pour peu qu'on se connut en hommes (et toutes les femmes au moins s'y entendent) il etait impossible de voir ses epaules parfaites, ses hanches etroites, sa tete fiere posee sur son cou, comme un aigle sur son perchoir, sans eprouver cette joie tranquille que nous donnent toutes les belles choses de la nature, cette sorte de satisfaction de soi que l'on ressent, en leur presence, comme si l'on avait contribue a leur creation. Mais nous avons l'habitude d'associer la beaute chez un homme avec la mollesse. Je ne vois aucune raison a cette association d'idees; en tout cas, la mollesse n'apparut jamais chez Jim. De tous les hommes que j'ai connus, il n'en est aucun dont le coeur et l'esprit rappelassent davantage la durete du fer. En etait-il un seul parmi nous qui fut capable d'aller de son pas ou de le suivre, soit a la course, soit a la nage? Qui donc, dans toute la campagne des environs, aurait ose se pencher par-dessus l'escarpement de Wolstonbury et descendre jusqu'a cent pieds du bord, pendant que la femelle du faucon battait des ailes a ses oreilles, en de vains efforts, pour l'ecarter de son nid. Il n'avait que seize ans et ses cartilages ne s'etaient pas encore ossifies, quand il se battit victorieusement avec Lee le Gypsy, de Burgess Hill, qui s'etait donne le surnom de _Coq des dunes du sud_. Ce fut apres cela que le champion Harrison entreprit de lui donner des lecons regulieres de boxe. -- J'aimerais autant que vous renonciez a la boxe, petit Jim, dit- il, et madame est de mon avis, mais puisque vous tenez a mordre, ce ne sera pas ma faute si vous ne devenez pas capable de tenir tete a n'importe qui du pays du sud. Et il ne mit pas longtemps a tenir sa promesse. J'ai deja dit que le petit Jim n'aimait guere ses livres, mais par la j'entendais des livres d'ecole, car des qu'il s'agissait de romans de n'importe quel sujet qui touchait de pres ou de loin aux aventures, a la galanterie, il etait impossible de l'en arracher, avant qu'il eut fini. Lorsqu'un livre de cette sorte lui tombait entre les mains, Friar's Oak et la forge n'etaient plus pour lui qu'un reve et sa vie se passait a parcourir l'Ocean, a errer sur les vastes continents, en compagnie des heros du romancier. Et il m'entrainait a partager ses enthousiasmes, si bien que je fus heureux de me faire le _Vendredi_ de ce _Crusoe_, quand il decida que le petit bois de Clayton etait une ile deserte et que nous y etions jetes pour une semaine. Mais lorsque je m'apercus qu'il s'agissait de coucher en plein air, sans abri, toutes les nuits, et qu'il proposa de nous nourrir de moutons des dunes, (de chevres sauvages, ainsi qu'il les denommait) en les faisant cuire sur du feu que l'on obtiendrait par le frottement de deux batons, le coeur me manqua et je retournai aupres de ma mere. Quant a Jim, il tint bon pendant toute une longue et maussade semaine, et au bout de ce temps, il revint l'air plus sauvage et plus sale que son heros, tel qu'on le voit dans les livres a images. Heureusement, il n'avait parle que de tenir une semaine, car s'il s'etait agi d'un mois, il serait mort de froid et de faim, avant que son orgueil lui permit de retourner a la maison. L'orgueil! C'etait la le fond de la nature de Jim. A mes yeux, c'etait un attribut mixte, moitie vertu, moitie vice. Une vertu, en ce qu'il maintient un homme au-dessus de la fange, un vice, en ce qu'il lui rend le relevement difficile quand il est une fois dechu. Jim etait orgueilleux jusque dans la moelle des os. Vous vous rappelez la guinee que le jeune Lord lui avait jetee du haut de son siege. Deux jours apres, quelqu'un la ramassa dans la boue au bord de la route. Jim seul avait vu a quel endroit elle etait tombee et il n'avait meme pas daigne la montrer du doigt a un mendiant. Il ne s'abaissait pas davantage a donner une explication en semblable circonstance. Il repondait a toutes les remontrances par une moue des levres et un eclair dans ses yeux noirs. Meme a l'ecole, il etait tout pareil. Il se montrait si convaincu de sa dignite, qu'il imposait aux autres sa conviction. Il pouvait dire, par exemple, et il le dit, qu'un angle droit etait un angle qui avait le caractere droit, ou bien mettre Panama en Sicile. Mais le vieux Joshua Allen n'aurait pas plus songe a lever sa canne contre lui qu'a la laisser tomber sur moi si j'avais dit quelque chose de ce genre. C'etait ainsi. Bien que Jim ne fut le fils de personne, et que je fusse le fils d'un officier du roi, il me parut toujours qu'il avait montre de la condescendance en me prenant pour ami. Ce fut cet orgueil du petit Jim qui nous engagea dans une aventure a laquelle je ne puis songer sans un frisson. La chose arriva en aout 1799, ou peut-etre bien dans les premiers jours de septembre, mais je me rappelle que nous entendions le coucou dans le bois de Patcham et que, d'apres Jim, c'etait sans doute pour la derniere fois. C'etait ma demi-journee de conge du samedi et nous la passames sur les dunes, comme nous faisions souvent. Notre retraite favorite etait au-dela de Wolstonbury, ou nous pouvions nous vautrer sur l'herbe elastique, moelleuse, des calcaires, parmi les petits moutons de la race Southdown, tout en causant avec les bergers appuyes sur leurs bizarres houlettes a la forme antique de crochet, datant de l'epoque ou le Sussex avait plus de fer que tous les autres comtes de l'Angleterre. C'etait la que nous etions venus nous allonger dans cette superbe soiree. S'il nous plaisait de nous rouler sur le cote gauche, nous avions devant nous tout le Weald, avec les dunes du Nord se dressant en courbes verdatres et montrant ca et la une fente blanche comme la neige, indiquant une carriere de pierre a chaux. Si nous nous retournions de l'autre cote, notre vue s'etendait sur la vaste surface bleue du Canal. Un convoi, je m'en souviens bien, arrivait ce jour meme. En tete, venait la troupe craintive des navires marchands. Les fregates, pareilles a des chiens bien dresses, gardaient les flancs et deux vaisseaux de haut bord, aux formes massives, roulaient a l'arriere. Mon imagination planait sur les eaux, a la recherche de mon pere, quand un mot de Jim la ramena sur l'herbe, comme une mouette qui a l'aile brisee. -- Roddy, dit-il, vous avez entendu dire que la Falaise royale est hantee! Si je l'avais entendu dire? Mais oui, naturellement. Y avait-il dans tout le pays des Dunes un seul homme qui n'eut pas entendu parler du promeneur de la Falaise royale? -- Est-ce que vous en connaissez l'histoire, Roddy? -- Mais certainement, dis-je, non sans fierte. Je dois bien la savoir puisque le pere de ma mere, sir Charles Tregellis, etait l'ami intime de Lord Avon et qu'il assistait a cette partie de cartes, quand la chose arriva. J'ai entendu le cure et ma mere en causer la semaine derniere et tous les details me sont presents a l'esprit comme si j'avais ete la quand le meurtre fut commis. -- C'est une histoire etrange, dit Jim, d'un air pensif. Mais quand j'ai interroge ma tante a ce sujet, elle n'a pas voulu me repondre. Quant a mon oncle, il m'a coupe la parole des les premiers mots. -- Il y a une bonne raison a cela. A ce que j'ai appris, Lord Avon etait le meilleur ami de votre oncle, et il est bien naturel qu'il ne tienne pas a parler de son malheur. -- Racontez-moi l'histoire, Roddy. -- C'est bien vieux a present. L'histoire date de quatorze ans et pourtant on n'en a pas su le dernier mot. Il y avait quatre de ces gens-la qui etaient venus de Londres passer quelques jours dans la vieille maison de Lord Avon. De ce nombre, etait son jeune frere, le capitaine Barrington; il y avait aussi son cousin Sir Lothian Hume; Sir Charles Tregellis, mon oncle, etait le troisieme et Lord Avon le quatrieme. Ils aiment a jouer de l'argent aux cartes, ces grands personnages, et ils jouerent, jouerent pendant deux jours et une nuit. Lord Avon perdit, Sir Lothian perdit, mon oncle perdit et le capitaine Barrington gagna tout ce qu'il y avait a gagner. Il gagna leur argent, mais il ne s'en tint pas la, il gagna a son frere aine des papiers qui avaient une grande importance pour celui-ci. Ils cesserent de jouer a une heure tres avancee de la nuit du lundi. Le mardi matin, on trouva le capitaine Barrington mort, la gorge coupee, a cote de son lit. -- Et ce fut Lord Avon qui fit cela? -- On trouva dans le foyer les debris de ses papiers brules. Sa manchette etait restee prise dans la main serree convulsivement du mort et son couteau pres du cadavre. -- Et alors, on le pendit, n'est-ce pas? -- On mit trop de lenteur a s'emparer de lui. Il attendit jusqu'au jour ou il vit qu'on lui attribuait le crime et alors il prit la fuite. On ne l'a jamais revu depuis, mais on dit qu'il a gagne l'Amerique. -- Et le fantome se promene. -- Il y a bien des gens qui l'ont vu. -- Pourquoi la maison est-elle restee inhabitee? -- Parce qu'elle est sous la garde de la loi. Lord Avon n'a pas d'enfants et Sir Lothian Hume, le meme qui etait son partenaire au jeu, est son neveu et son heritier. Mais il ne peut toucher a rien, tant qu'il n'aura pas prouve que Lord Avon est mort. Jim resta un moment silencieux. Il tortillait un brin d'herbe entre ses doigts. -- Roddy, dit-il enfin, voulez-vous venir avec moi, ce soir? Nous irons voir le fantome. Cela me donna froid dans le dos rien que d'y penser. -- Ma mere ne voudra pas me laisser aller. -- Esquivez-vous quand elle sera couchee. Je vous attendrai a la forge. -- La Falaise royale est fermee. -- Je n'aurai pas de peine a ouvrir une des fenetres. -- J'ai peur, Jim. -- Vous n'aurez pas peur si vous etes avec moi, Roddy. Je vous reponds qu'aucun fantome ne vous fera de mal. Bref, je lui donnai ma parole que je viendrais et je passai tout le reste du jour avec la plus triste mine que l'on puisse voir a un jeune garcon dans tout le Sussex. C'etait bien la une idee du petit Jim. C'etait son orgueil qui l'entrainait a cette expedition. Il y allait parce qu'il n'y avait dans tout le pays aucun autre garcon pour la tenter. Mais moi je n'avais aucun orgueil de ce genre. Je pensais absolument comme les autres et j'aurais eu plutot l'idee de passer la nuit sous la potence de Jacob sur le canal de Ditchling que dans la maison hantee de la Falaise royale. Neanmoins, je ne pus prendre sur moi de laisser Jim aller seul. Aussi, comme je viens de le dire, je rodai autour de la maison, la figure si pale, si defaite que ma mere me crut malade d'une indigestion de pommes vertes, et m'envoya au lit sans autre souper qu'une infusion de the a la camomille. Toute l'Angleterre etait allee se coucher, car bien peu de gens pouvaient se payer le luxe de bruler une chandelle. Lorsque l'horloge eut sonne dix heures et que je regardai par ma fenetre, on ne voyait aucune lumiere, excepte a l'auberge. La fenetre n'etait qu'a quelques pieds du sol. Je me glissai donc au dehors. Jim etait au coin de la forge ou il m'attendait. Nous traversames ensemble le pre de John, nous depassames la ferme de Ridden et nous ne rencontrames en route qu'un ou deux officiers a cheval. Il soufflait un vent assez fort et la lune ne faisait que se montrer par instants, par les fentes des nuages mobiles, de sorte que notre route etait tantot eclairee d'une lumiere argentee et tantot enveloppee d'une telle obscurite que nous nous perdions parmi les ronces et les broussailles qui la bordaient. Nous arrivames enfin a la porte a claire-voie, flanquee de deux gros piliers, qui donnait sur la route. Jetant un regard a travers les barreaux, nous vimes la longue avenue de chenes et au bout de ce tunnel de mauvais augure, la maison dont la facade apparaissait blanche pale au clair de la lune. Pour mon compte, je m'en serais tenu volontiers a ce coup d'oeil, ainsi qu'a la plainte du vent de nuit qui soupirait et gemissait dans les branches. Mais Jim poussa la porte et l'ouvrit. Nous avancames en faisant craquer le gravier sous nos pas. Elle nous dominait de haut, la vieille maison, avec ses nombreuses petites fenetres qui scintillaient au clair de la lune et son filet d'eau qui l'entourait de trois cotes. La porte en voute se trouvait bien en face de nous et sur un des cotes un volet pendait a un des gonds. -- Nous avons de la chance, chuchota Jim. Voici une des fenetres qui est ouverte. -- Ne trouvez-vous pas que nous sommes alles assez loin, Jim? fis- je en claquant des dents. -- Je vous ferai la courte echelle pour entrer. -- Non, non, je ne veux pas entrer le premier. -- Alors ce sera moi. Il saisit fortement le rebord de la fenetre et bientot y posa le genou. -- A present, Roddy, tendez-moi les mains. Et d'une traction, il me hissa pres de lui. Bientot apres, nous etions dans la maison hantee. Quel son creux se fit entendre au moment ou nous sautames sur les planches du parquet. Il y eut un bruit soudain, suivi d'un echo si prolonge que nous restames un instant silencieux. Puis Jim eclata de rire: -- Quel vieux tambour que cet endroit, s'ecria-t-il. Allumons une lumiere, Roddy, et regardons ou nous sommes. Il avait apporte dans sa poche une chandelle et un briquet. Lorsque la flamme brilla, nous vimes sur nos tetes une voute en arc. Tout autour de nous, de grandes etageres en bois supportaient des plats couverts de poussiere. C'etait l'office. -- Je vais vous faire faire le tour, dit Jim, d'un ton gai. Puis poussant la porte, il me preceda dans le vestibule. Je me rappelle les hautes murailles lambrissees de chene, garnies de tetes de daim, qui se projetaient en avant, ainsi qu'un unique buste blanc, dans un coin, qui me terrifia. Un grand nombre de pieces s'ouvraient sur ce vestibule. Nous allames de l'une a l'autre. Les cuisines, la distillerie, le petit salon, la salle a manger, toutes etaient pleines de cette atmosphere etouffante de poussiere et de moisissure. -- Celle-ci, Jim, dis-je d'une voix assourdie, c'est celle ou ils ont joue aux cartes, sur cette meme table. -- Mais oui, et voici les cartes, s'ecria-t-il en rejetant de cote une piece d'etoffe brune qui couvrait quelque chose, au centre de la table. Et en effet, il y avait une pile de cartes a jouer. Au moins une quarantaine de paquets a ce que je crois, qui etaient restes la depuis la partie qui avait eu un denouement tragique, avant que je fusse ne. -- Je me demande ou va cet escalier, dit Jim. -- N'y montez pas, Jim, m'ecriai-je en le saisissant par le bras. Il doit conduire a la chambre du meurtre. -- Comment le savez-vous? -- Le cure disait qu'on voyait au plafond... Oh! Jim, vous pouvez le voir meme a present. Il leva la chandelle et en effet, il y avait dans le blanc du plafond une grande tache de couleur foncee. -- Je crois que vous avez raison, dit-il En tout cas je veux y aller voir. -- Ne le faites pas, Jim, m'ecriai-je. -- Ta! ta! ta! Roddy, vous pouvez rester ici, si vous avez peur. Je ne m'absenterai pas plus d'une minute. Ce n'est pas la peine d'aller a la chasse au fantome... a moins que... Grands Dieux! Il y a quelqu'un qui descend l'escalier. Je l'entendais, moi aussi, ce pas trainant qui partait de la chambre au-dessus et qui fut suivi d'un craquement sur les marches, puis un autre pas, un autre craquement. Je vis la figure de Jim. On eut dit qu'elle etait sculptee dans l'ivoire. Il avait les levres entr'ouvertes, les yeux fixes et diriges sur le rectangle noir que formait l'entree de l'escalier. Il levait encore la chandelle, mais il avait les doigts agites de secousses. Les ombres sautaient des murailles au plafond. Quant a moi, mes genoux se deroberent et je me trouvai accroupi derriere Jim. Un cri s'etait glace dans ma gorge. Et le pas continuait a se faire entendre de marche en marche. Alors, osant a peine regarder de ce cote et pourtant ne pouvant en detourner mes yeux, je vis une silhouette se dessiner vaguement dans le coin ou s'ouvrait l'escalier. Il y eut un moment de silence pendant lequel je pus entendre les battements de mon pauvre coeur. Puis, quand je regardai de nouveau, le fantome avait disparu et la lente succession des cracs, crac, recommenca sur les marches de l'escalier. Jim s'elanca apres lui et me laissa seul a demi evanoui, sous le clair de lune. Mais ce ne fut pas pour longtemps. Une minute apres, il revenait, passait sa main sous mon bras et tantot me portant, tantot me trainant, il me fit sortir de la maison. Ce fut seulement lorsque nous fumes en plein air dans la fraicheur de la nuit qu'il ouvrit la bouche. -- Pouvez-vous vous tenir debout, Roddy? -- Oui, mais je suis tout tremblant. -- Et moi aussi, dit-il, en passant sa main sur son front. Je vous demande pardon, Roddy. J'ai commis une sottise en vous entrainant dans une pareille entreprise. Jamais je n'avais cru aux choses de cette sorte... mais a present je suis convaincu. -- Est-ce que cela pouvait etre un homme, Jim? demandai-je reprenant courage, maintenant que j'entendais les aboiements des chiens dans les fermes. -- C'etait un esprit, Roddy. -- Comment le savez-vous? -- C'est que je l'ai suivi et que je l'ai vu disparaitre dans la muraille aussi aisement qu'une anguille dans le sable. Eh! Roddy, qu'avez-vous donc encore? Toutes mes terreurs m'etaient revenues; tous mes nerfs vibraient d'epouvante. -- Emmenez-moi, Jim, emmenez-moi, criai-je. J'avais les yeux diriges fixement vers l'avenue. Le regard de Jim suivit leur direction. Sous l'ombre epaisse des chenes, quelqu'un s'avancait de notre cote. -- Du calme, Roddy, chuchota Jim. Cette fois, par le ciel, advienne que pourra, je vais le prendre au corps. Nous nous accroupimes et restames aussi immobiles que les arbres voisins. Des pas lourds labouraient le gravier mobile et une grande silhouette se dressa devant nous dans l'obscurite. Jim s'elanca sur elle, comme un tigre. -- Vous, en tout cas, vous n'etes pas un esprit, cria-t-il. L'individu jeta un cri de surprise, bientot suivi d'un grondement de rage. -- Qui diable?... hurla-t-il. Puis il ajouta: -- Je vous tords le cou si vous ne me lachez pas. La menace n'aurait peut-etre pas decide Jim a desserrer son etreinte, mais le son de la voix produisit cet effet. -- Eh quoi! vous, mon oncle? s'ecria-t-il. -- Eh! mais, je veux etre beni, si ce n'est pas le petit Jim! Et celui-la, qui est-ce? Mais c'est le jeune monsieur Rodney Stone, aussi vrai que je suis un pecheur en vie. Que diable faites-vous tous deux a la Falaise royale a cette heure de la nuit? Nous avions gagne ensemble le clair de la lune. C'etait bien le champion Harrison, avec un gros paquet sous le bras, et l'air si abasourdi que j'aurais souri si mon coeur n'etait reste encore convulse par la crainte. -- Nous faisions des explorations, dit Jim. -- Une exploration, dites-vous. Eh bien! je ne vous crois guere capables de devenir des capitaines Cook, ni l'un ni l'autre, car je n'ai jamais vu des figures aussi semblables a des navets peles. Eh bien, Jim, de quoi donc avez-vous peur? -- Je n'ai pas peur, mon oncle, je n'ai jamais eu peur, mais les esprits sont une chose nouvelle pour moi et... -- Les esprits? -- Je suis entre dans la Falaise royale et nous avons vu le fantome. Le champion se mit a siffler. -- Ah! voila de quoi il retourne, n'est-ce pas? dit-il. Est-ce que vous lui avez parle? -- Il a disparu avant que je le prisse. Le champion se remit a siffler. -- J'ai entendu dire qu'il y avait quelque chose de ce genre, la- haut, dit-il, mais c'est une affaire de laquelle je vous conseille de ne pas vous meler. On a assez d'ennuis avec les gens de ce monde-ci, petit Jim, sans se detourner de sa route pour se creer des ennuis avec ceux de l'autre monde. Et quant au jeune Mr Rodney, si sa bonne mere lui voyait cette figure toute blanche, elle ne le laisserait plus revenir a la forge. Marchez tout doucement... Je vous reconduirai a Friar's Oak. Nous avions fait environ un demi-mille, quand le champion nous rejoignit et je ne pus m'empecher de remarquer qu'il n'avait plus son paquet sous le bras. Nous etions tout pres de la forge, quand Jim lui fit la question qui s'etait deja presentee a mon esprit. -- Qu'est-ce qui vous a amene a la Falaise royale, mon oncle? -- Eh! quand on avance en age, dit le champion, il se presente bien des devoirs dont vos pareils n'ont aucune idee. Quand vous serez arrives, vous aussi, a la quarantaine, vous reconnaitrez peut-etre la verite de ce que je vous dis. Ce fut la tout ce que nous pumes tirer de lui, mais malgre ma jeunesse, j'avais entendu parler de la contrebande qui se faisait sur la cote, des ballots qu'on transportait la nuit dans des endroits deserts. En sorte que depuis ce temps-la, quand j'entendais parler d'une capture faite par les garde-cotes, je n'etais jamais tranquille tant que je n'avais pas revu sur la porte de sa forge la face joyeuse et souriante du champion. III -- L'ACTRICE D'ANSTEY-CROSS Je vous ai dit quelques mots de Friar's Oak et de la vie que nous y menions. Maintenant que ma memoire me reporte a mon sejour d'autrefois, elle s'y attarderait volontiers, car chaque fil, que je tire de l'echeveau du passe, en entraine une demi-douzaine d'autres, avec lesquels il s'etait emmele. J'hesitais entre deux partis quand j'ai commence, en me demandant si j'avais en moi assez d'etoffe pour ecrire un livre, et maintenant voila que je crois pouvoir en faire un, rien que sur Friar's Oak et sur les gens que j'ai connus dans mon enfance. Certains d'entre eux etaient rudes et balourds, je n'en doute pas: et pourtant, vus a travers le brouillard du temps, ils apparaissent tendres et aimables. C'etait notre bon cure Mr Jefferson qui aimait l'univers entier a l'exception de Mr Slack, le ministre baptiste de Clayton, et c'etait l'excellent Mr Slack qui etait un pere pour tout le monde, a l'exception de Mr Jefferson, le cure de Friar's Oak. C'etait Mr Rudin, le refugie royaliste francais qui demeurait plus haut, sur la route de Pangdean, et qui en apprenant la nouvelle d'une victoire, avait des convulsions de joie parce que nous avions battu Bonaparte et des crises de rage parce que nous avions battu les Francais, de sorte qu'apres la bataille du Nil, il passa tout un jour dehors, pour donner libre cours a son plaisir, et tout un autre jour dedans, pour exhaler tout a son aise sa furie, tantot battant des mains, tantot trepignant. Je me rappelle tres bien sa personne grele et droite, la facon deliberee dont il faisait tournoyer sa petite canne. Ni le froid ni la faim n'etaient de force a l'abattre, et pourtant nous savions qu'il avait lie connaissance avec l'une et l'autre. Mais il etait si fier, si grandiloquent dans ses discours, que personne n'eut ose lui offrir ni un repas, ni un manteau. Je revois encore sa figure se couvrir d'une tache de rougeur sur chacune de ses pommettes osseuses, quand le boucher lui faisait present de quelques cotes de boeuf. Il ne pouvait faire autrement que d'accepter. Et pourtant, tout en se dandinant et jetant par-dessus l'epaule un coup d'oeil au boucher, il disait: -- Monsieur, j'ai un chien. Ce qui n'empechait pas que pendant la semaine suivante, c'etait Mr Rudin et non son chien qui paraissait s'etre arrondi. Je me rappelle ensuite Mr Paterson, le fermier. N'etait-ce ce que vous appelleriez aujourd'hui un radical? mais en ce temps-la, certains le traitaient de _Priestleyiste_, d'autres de _Foxiste_ et presque tout le monde de traitre. Assurement, je trouvais a ce moment-la fort condamnable de prendre un air bougon, a chaque nouvelle d'une victoire anglaise, et quand on le brula en effigie sous la forme d'un mannequin de paille devant la porte de sa ferme, le petit Jim et moi nous fumes de la fete. Mais nous dumes reconnaitre qu'il fit bonne figure quand il marcha a nous en habit brun, en souliers a boucles, la colere empourprant son austere figure de maitre d'ecole. Ma parole, comme il nous arrangea et comme nous fumes empresses a nous esquiver sans bruit! -- Vous qui menez une vie de mensonge, dit-il, vous et vos pareils qui avez preche la paix pendant pres de deux mille ans et avez passe tout ce temps a massacrer les gens! Si tout l'argent qu'on depense a faire perir des Francais etait employe a sauver des existences anglaises, vous auriez alors le droit de bruler des chandelles a vos fenetres. Qui etes-vous pour venir ici insulter un homme qui observe la loi? -- Nous sommes le peuple d'Angleterre, cria le jeune Mr Ovington, fils du squire tory. -- Vous, faineant, qui n'etes bon qu'a jouer aux courses, a faire battre des coqs? Avez-vous la pretention de parler au nom du peuple d'Angleterre? C'est un fleuve profond, puissant, silencieux, vous n'en etes que l'ecume, la pauvre et sotte mousse qui flotte a sa surface. Nous le trouvames alors fort blamable, mais en reportant nos regards en arriere, je me demande si nous n'avions pas nous-memes grand tort. Et puis c'etaient les contrebandiers. Ils fourmillaient dans les dunes, car depuis que le commerce regulier etait devenu impossible entre la France et l'Angleterre, tout le negoce etait contrebande. Une nuit, j'allai sur le pre de Saint-John et, m'etant cache dans l'herbe, je comptai, dans les tenebres, au moins soixante-dix mulets, conduits chacun par un homme, tandis qu'ils defilaient devant moi, sans plus de bruit qu'une truite dans un ruisseau. Pas un de ces animaux qui ne portat ses deux quartauts d'authentique cognac francais, ou son ballot de soie de Lyon ou de dentelle de Valenciennes. Je connaissais leur chef, Dan Scales. Je connaissais aussi Tom Kislop, l'officier monte, et je me rappelle leur rencontre de nuit. -- Vous battez-vous, Dan, demanda Tom. -- Oui, Tom. Il va falloir se battre. Sur quoi, Tom tira son pistolet et brula la cervelle de Dan. -- C'est malheureux d'avoir agi ainsi, dit-il plus tard, mais je savais Dan trop fort pour moi, car nous nous etions deja mesures avant. Ce fut Tom qui paya un poete de Brighton pour composer l'epitaphe en vers qu'on placa sur la pierre tombale, epitaphe que nous trouvames tous fort vraie et fort bonne et qui commencait ainsi: _Helas! avec quelle vitesse vola le plomb fatal_ _Qui traversa la tete du jeune homme._ _Il tomba aussitot, il rendit l'ame._ _Et la mort ferma ses yeux languissants!_ Il y en avait d'autres et je crois pouvoir affirmer qu'on peut encore les lire dans le cimetiere de Patcham. Un jour, un peu apres l'epoque de notre aventure a la Falaise royale, j'etais assis dans le cottage, occupe a examiner les curiosites que mon pere avait fixees aux murs, et je souhaitais en paresseux que j'etais que Mr Lilly fut mort avant d'ecrire sa grammaire latine, quand ma mere, qui etait assise a la fenetre, son tricot a la main, jeta un petit cri de surprise. -- Grands Dieux! fit-elle, comme cette femme a l'air commun! Il etait si rare d'entendre ma mere exprimer une opinion defavorable sur qui que ce fut (a moins que ce ne fut sur Bonaparte) qu'en un bond je traversai la piece et fus a la fenetre. Une chaise, attelee d'un poney, descendait lentement la rue du village et, dans la chaise, etait assise la personne la plus singulierement faite que j'eusse jamais vue. Elle etait de forte corpulence et avait la figure d'un rouge si fonce que son nez et ses joues prenaient une vraie teinte de pourpre. Elle etait coiffee d'un vaste chapeau avec une plume blanche qui se balancait. De dessous les bords, deux yeux noirs effrontes regardaient au dehors avec une expression de colere et de defi, comme pour dire aux gens qu'elle faisait moins de cas d'eux qu'ils ne se souciaient d'elle. Son costume consistait en une sorte de pelisse ecarlate, garnie au cou de duvet de cygne. Sa main laissait aller les renes, pendant que le poney errait d'un bord a l'autre de la route au gre de son caprice. A chaque oscillation de la chaise correspondait une oscillation du grand chapeau, si bien que nous en apercevions tantot la coiffe et tantot le bord. -- Quel terrible spectacle! s'ecria ma mere. -- Qu'est-ce qui vous choque chez elle? -- Que le ciel me pardonne si je la juge temerairement, Rodney, mais je crois que cette femme est ivre. -- Tiens! fis-je. Elle a arrete sa chaise la-haut, a la forge. Je vais vous chercher des nouvelles. Et saisissant ma casquette, je m'esquivai. Le champion Harrison venait de ferrer un cheval a la porte de la forge, et quand j'arrivai dans la rue, je pus le voir le sabot de l'animal sous le bras, sa rape a la main, et agenouille parmi les rognures blanches. De la chaise, la femme faisait des signes et il la regardait d'un air d'etonnement comique. Bientot il jeta sa rape et vint a elle, se tint debout pres de la roue et hocha la tete en lui parlant. De mon cote, je me faufilai dans la forge ou le petit Jim achevait le fer, je regardai avec admiration son adresse au travail et l'habilete qu'il mettait a tourner les crampons. Quand il eut fini, il sortit avec son fer et trouva l'inconnue en train de causer avec son oncle. -- Est-ce lui? demanda-t-elle de facon que je l'entendis. Le champion Harrison affirma d'un signe de tete. Elle regarda Jim. Jamais je ne vis dans une figure humaine des yeux aussi grands, aussi noirs, aussi remarquables. Bien que je ne fusse qu'un enfant, je devinai qu'en depit de sa face bouffie de sang, cette femme-la avait ete jadis tres belle. Elle tendit une main, dont tous les doigts s'agitaient, comme si elle avait joue de la harpe, et elle toucha Jim a l'epaule. -- J'espere... j'espere que vous allez bien... balbutia-t-elle. -- Tres bien, madame, dit Jim en promenant ses regards etonnes d'elle a son oncle. -- Et vous etes heureux aussi? -- Oui, madame, je vous remercie. -- Et vous n'aspirez a rien de plus? -- Mais non, madame. J'ai tout ce qu'il me faut. -- Cela suffit, Jim, dit son oncle d'une voix severe. Soufflez la forge, car le fer a besoin d'un nouveau coup de feu. Mais il semblait que la femme avait encore quelque chose a dire, car elle marqua quelque depit de ce qu'on le renvoyait. Ses yeux etincelerent, sa tete s'agita, pendant que le forgeron, tendant ses deux grosses mains, semblait faire de son mieux pour l'apaiser. Pendant longtemps, ils causerent a demi-voix et elle parut enfin satisfaite. -- A demain alors, cria-t-elle tout haut. -- A demain, repondit-il. -- Vous tiendrez votre parole, et je tiendrai la mienne, dit-elle en cinglant le dos du poney. Le forgeron resta immobile, la rape a la main, en la suivant des yeux jusqu'a ce qu'elle ne fut plus qu'un petit point rouge sur la route blanche. Alors, il fit demi-tour. Jamais je ne lui avais vu l'air aussi grave. -- Jim, dit-il, c'est miss Hinton, qui est venue se fixer aux Erables, au-dela du carrefour d'Anstey. Elle s'est prise d'un caprice pour vous, Jim, et peut-etre pourra-t-elle vous etre utile. Je lui ai promis que vous irez par-la et que vous la verrez demain. -- Je n'ai pas besoin de son aide, mon oncle, et je ne tiens pas a lui rendre visite. -- Mais j'ai promis, Jim, et vous ne voudrez pas qu'on me prenne pour un menteur. Elle ne veut que causer avec vous, car elle mene une existence bien solitaire. -- De quoi veut-elle causer avec des gens de ma sorte? -- Ah! pour cela, je ne saurais le dire, mais elle a l'air d'y tenir beaucoup et les femmes ont leurs caprices. Tenez, voici le jeune maitre Stone. Il ne refuserait pas d'aller voir une bonne dame, je vous le garantis, s'il croyait pouvoir ameliorer son sort, en agissant ainsi. -- Eh bien! mon oncle, j'irai si Roddy Stone veut venir avec moi, dit Jim. -- Naturellement, il ira, n'est-ce pas, maitre Rodney? Je finis par donner mon consentement et je revins a la maison rapporter toutes mes nouvelles a ma mere, qui etait enchantee de toute occasion de commerages. Elle hocha la tete, quand elle apprit que j'irais, mais elle ne dit pas non et la chose fut entendue. C'etait une course de quatre bons milles, mais quand vous etiez arrives, il vous etait impossible de souhaiter une plus jolie maisonnette. Partout du chevrefeuille, des plantes grimpantes avec un porche en bois et des fenetres a grillages. Une femme a l'air commun nous ouvrit la porte: -- Miss Hinton ne peut pas vous recevoir, dit-elle. -- Mais c'est elle qui nous a dit de venir, dit Jim. -- Je n'y peux rien, s'ecria la femme d'un ton rude, je vous repete qu'elle ne peut vous voir. Nous restames indecis un instant. -- Peut-etre pourriez-vous l'informer que je suis la, dit enfin Jim. -- Le lui dire, comment faire pour le lui dire, a elle qui n'entendrait pas seulement un coup de pistolet tire a ses oreilles. Essayez de lui dire vous-meme, si vous y tenez. Tout en parlant, elle ouvrit une porte. A l'autre bout de la piece gisait, ecroulee sur un fauteuil, une informe masse de chair avec des flots de cheveux noirs epars dans tous les sens. Pour moi, j'etais si jeune que je ne savais si cela etait plaisant ou affreux, mais quand je regardai Jim pour voir comment il prenait la chose, il avait la figure toute pale, l'air ecoeure. -- Vous n'en parlerez a personne, Roddy, dit-il. -- Non, excepte a ma mere. -- Je n'en dirai pas un mot, meme a mon oncle. Je pretendrai qu'elle etait malade, la pauvre dame. C'est bien assez que nous l'ayons vue dans cet etat de degradation, sans en faire un objet de propos dans le village. Cela me pese lourdement sur le coeur. -- Elle etait comme cela hier, Jim. -- Ah! vraiment? Je ne l'ai pas remarque. Mais je sais qu'elle a de la bonte dans les yeux et dans le coeur, car j'ai vu cela pendant qu'elle me regardait. Peut-etre est-ce le manque d'amis qui l'a reduite a cet etat! Son entrain en fut eteint pendant plusieurs jours et alors que l'impression faite en moi s'etait dissipee, ses manieres la firent renaitre. Mais ce ne devait pas etre la derniere fois que la dame a la pelisse rouge reviendrait a notre souvenir. Avant la fin de la semaine, de nouveau, Jim me demanda si je consentirais a retourner chez elle avec lui. -- Mon oncle a recu une lettre, dit-il. Elle voudrait causer avec moi et je serai plus a mon aise, si vous m'accompagnez, Rod. Pour moi, toute occasion de sortir etait bienvenue, mais a mesure que nous nous approchions de la maison, je voyais fort bien que Jim se mettait l'esprit en peine a se demander si quelque chose n'irait pas encore de travers. Toutefois, les craintes s'apaiserent bientot, car nous avions a peine fait grincer la porte du jardin que la femme parut sur le seuil du cottage et accourut a notre rencontre par l'allee. Elle faisait une figure si etrange, avec sa face enflammee et souriante, enveloppee d'une sorte de mouchoir rouge, que si j'avais ete seul, cette vue m'aurait fait prendre mes jambes a mon cou. Jim, lui-meme, s'arreta un instant, comme s'il n'etait pas tres sur de lui, mais elle nous mis bientot a l'aise par la cordialite de ses facons. -- Vous etes vraiment bien bons de venir voir une vieille femme solitaire, dit-elle, et je vous dois des excuses pour le derangement inutile que je vous ai cause mardi. Mais vous avez ete, vous-memes en quelque sorte la cause de mon agitation, car la pensee de votre venue m'avait excitee et la moindre emotion me jette dans une fievre nerveuse. Mes pauvres nerfs! Vous pouvez voir vous-memes ce qu'ils font de moi. Tout en parlant, elle nous tendit ses mains agitees de secousses. Puis, elle en passa une sous le bras de Jim et fit quelques pas dans l'allee. -- Il faut que vous vous fassiez connaitre de moi et que je vous connaisse bien. Votre oncle et votre tante sont de tres vieux amis pour moi, et bien que vous l'ayez oublie, je vous ai tenu dans mes bras, quand vous etiez tout petit. Dites-moi, mon petit homme, ajouta t-elle en s'adressant a moi, comment appelez-vous votre ami? -- Le petit Jim, madame. -- Alors, dussiez-vous me trouver effrontee, je vous appellerai aussi petit Jim. Nous autres, vieilles gens, nous avons nos privileges, vous savez? Maintenant, vous allez entrer avec moi, et nous prendrons ensemble une tasse de the. Elle nous preceda dans une chambre fort coquette, la meme ou nous l'avions apercue lors de notre premiere visite. Au milieu de la piece etait une table couverte d'une nappe blanche, de brillants cristaux, de porcelaines eblouissantes. Des pommes aux joues rouges etaient empilees sur un plat qui occupait le centre. Une grande assiette, chargee de petits pains fumants, fut aussitot apportee par la domestique a la figure reveche. Je vous laisse a penser si nous fimes honneur a toutes ces excellentes choses. Miss Hinton ne cessait de nous presser, de nous redemander nos tasses et de remplir nos assiettes. Deux fois, pendant le repas, elle se leva de table et disparut dans une armoire qui se trouvait au bout de la piece et chaque fois je vis la figure de Jim s'assombrir, car nous entendions un leger tintement de verre contre verre. -- Eh bien, voyons, mon petit homme, me dit-elle, quand la table eut ete desservie, qu'est-ce que vous avez a regarder, comme cela, tout autour de vous? -- C'est qu'il y a tant de jolies choses contre les murs. -- Et quelle de ces choses trouvez-vous la plus jolie? -- Ah! celle-ci, dis-je en montrant du doigt un portrait suspendu en face de moi. Il representait une jeune fille grande et mince, aux joues tres rosees, aux yeux tres tendres, a la toilette si coquette que je n'avais jamais rien vu de si parfait. Elle tenait des deux mains un bouquet de fleurs et il y en avait un second sur les planches du parquet ou elle etait debout. -- Ah! c'est la plus jolie? dit-elle en riant. Eh bien! avancez- vous, nous allons lire ce qui est ecrit au bas. Je fis ce qu'elle me demandait et je lus: "Miss Hinton, dans son role de Peggy dans la _Mariee de Campagne_, joue a son benefice au theatre de Haymarket le 14 septembre 1782." -- C'est une actrice? dis-je. -- Oh! le vilain petit insolent et de quel ton il dit cela! dit- elle. Comme si une actrice ne valait pas une autre femme! Il n'y a pas longtemps -- c'etait tout juste l'autre jour -- le duc de Clarence, qui pourrait parfaitement s'appeler le roi d'Angleterre, a epouse mistress Jordan, qui n'est, elle aussi, qu'une actrice. Et cette personne-ci, qui est-elle, a votre avis? Elle se placa au-dessous du portrait, les bras croises sur sa vaste poitrine, nous regardant tour a tour de ses gros yeux noirs. -- Eh bien! ou avez-vous les yeux? dit-elle enfin. C'etait moi qui etais miss Polly Hinton du theatre de Haymarket et peut-etre n'avez-vous jamais entendu ce nom? Nous fumes obliges d'avouer qu'en effet, nous l'ignorions. Et ce seul mot d'actrice avait excite en nous une sensation de vague horreur, bien naturelle chez des garcons eleves a la campagne. Pour nous, les acteurs formaient une classe a part, qu'il fallait designer par allusions sans la nommer, et la colere du Tout- Puissant etait suspendue sur leur tete comme un nuage charge de foudre. Et en verite ce jugement semblait avoir recu son execution devant nous, quand nous considerions cette femme et ce qu'elle avait ete. -- Eh bien, dit-elle en riant, comme une femme qui a ete blessee, vous n'avez aucun motif de dire quoi que ce soit, car je lis sur votre figure ce qu'on vous aura appris a penser de moi. Tel est donc le resultat de l'education que vous avez recue, Jim: mal penser de ce que vous ne comprenez pas! J'aurais voulu que vous fussiez au theatre ce soir-la, avec le prince Florizel et quatre ducs dans les loges, tous les beaux esprits, tous les macaronis de Londres se levant dans le parterre a mon entree en scene. Si Lord Avon ne m'avait pas fait place dans sa voiture, je ne serais pas venue a bout de rapporter mes bouquets dans mon logement d'York Street a Westminster. Et voila que deux petits paysans s'appretent a mejuger! L'orgueil de Jim lui fit monter le sang aux joues, car il n'aimait pas s'entendre qualifier de jeune paysan ni meme a laisser entendre qu'il fut si en retard que cela sur les grands personnages de Londres. -- Je n'ai jamais mis les pieds dans un theatre, dit-il, et je ne sais rien sur ces gens-la. -- Ni moi non plus. -- He! dit-elle, je ne suis pas en voix, et d'ailleurs on n'a pas ses avantages pour jouer dans une petite chambre, avec deux jeunes garcons pour tout auditoire, mais il faut que vous me voyiez en reine des Peruviens, exhortant ses compatriotes a se soulever contre les Espagnols, leurs oppresseurs. Et a l'instant meme, cette femme grossierement tournee et boursouflee redevint une reine, la plus grandiose, la plus hautaine que vous ayez jamais pu rever. Elle s'adressa a nous dans un langage si ardent, avec des yeux si pleins d'eclairs, des gestes si imperieux de sa main blanche qu'elle nous tint fascines, immobiles sur nos chaises. Sa voix, au debut, etait tendre, douce et persuasive, mais elle prit de l'ampleur, du volume, a mesure qu'elle parlait d'injustice, d'independance, de la joie qu'il y avait a mourir pour une bonne cause, si bien qu'enfin, j'eus tous les nerfs fremissants, que je me sentis tout pret a sortir du cottage et a donner tout de suite ma vie pour mon pays. Alors, un changement se produisit en elle. C'etait maintenant une pauvre femme qui avait perdu son fils unique et se lamentait sur cette perte. Sa voix etait pleine de larmes. Son langage etait si simple, si vrai que nous nous imaginions tous les deux voir le pauvre petit gisant devant nous sur le tapis et que nous etions sur le point de joindre nos paroles de pitie et de souffrances aux siennes. Et alors, avant meme que nos joues fussent seches, elle redevint ce qu'elle avait ete. -- Eh bien! s'ecria-t-elle, que dites-vous de cela? Voila comment j'etais au temps ou Sally Siddons verdissait de jalousie au seul nom de Polly Hinton. C'est dans une belle piece, dans _Pizarro_. -- Et qui l'a ecrite? -- Qui l'a ecrite? Je ne l'ai jamais su. Qu'importe qu'elle ait ete ecrite par celui-ci ou celui-la? Mais il y a la quelques tirades pour celui qui connait la facon de les debiter. -- Et vous ne jouez plus, madame? -- Non, Jim, j'ai quitte les planches, quand... quand j'en ai eu assez. Mais mon coeur y revient quelquefois. Il me semble qu'il n'y a pas d'odeur comparable a celle des lampes a huile de la rampe et des oranges du parterre. Mais vous etes triste, Jim. -- C'est que je pensais a cette pauvre femme et a son enfant. -- Tut! N'y songez plus. J'aurai tot fait de l'effacer de votre esprit. Voici miss Priscilla Boute en train dans la _Partie de saute-mouton_. Il faut vous figurer que la mere parle et que c'est cette effrontee petite dinde qui lui riposte. Et elle se mit a jouer une piece a deux personnages, alternant si exactement les deux intonations et les attitudes, que nous nous figurions avoir reellement deux etres distincts devant nous, la mere, vieille dame austere, qui tenait la main en cornet acoustique et sa fille evaporee toujours en l'air. Sa vaste personne se remuait avec une agilite surprenante. Elle agitait la tete et faisait la moue en lancant ses repliques a la vieille personne courbee qui les recevait. Jim et moi, nous ne pensions guere a nos pleurs et nous nous tenions les cotes de rire, avant qu'elle eut fini. -- Voila qui va mieux, dit-elle, en souriant de nos eclats de rire. Je ne tenais pas a vous renvoyer a Friar's Oak avec des mines allongees, car peut-etre on ne vous laisserait pas revenir. Elle disparut dans son armoire et revint avec une bouteille et un verre qu'elle posa sur la table. -- Vous etes trop jeunes pour les liqueurs fortes, dit-elle, mais cela me desseche la bouche de parler... Ce fut alors que Jim fit une chose extraordinaire. Il se leva de sa chaise et mit la main sur la bouteille en disant: -- N'y touchez pas. Elle le regarda en face, et je crois voir encore ses yeux noirs prenant une expression plus douce sous le regard de Jim: -- Est-ce que je n'en gouterai pas un peu? -- Je vous prie, n'y touchez pas. D'un mouvement rapide, elle lui arracha la bouteille de la main et la leva de telle sorte qu'il me vint l'idee qu'elle allait la vider d'un trait. Mais elle la lanca au dehors par la fenetre ouverte et nous entendimes le bruit que fit la bouteille en se cassant sur l'allee. -- Voyons, Jim, dit-elle, cela vous satisfait? Voila longtemps que personne ne s'inquiete si je bois ou non. -- Vous etes trop bonne, trop genereuse pour boire, dit-il. -- Tres bien! s'ecria-t-elle, je suis enchantee que vous ayez cette opinion de moi. Et cela vous rendrait-il plus heureux, Jim, que je m'abstienne de brandy? Eh bien! je vais vous faire une promesse, si vous m'en faites une de votre cote. -- De quoi s'agit-il, Miss? -- Pas une goutte ne touchera mes levres, Jim, si vous me promettez de venir ici deux fois par semaine, quelque temps qu'il fasse, qu'il pleuve ou qu'il y ait du soleil, qu'il vente ou qu'il neige, que je puisse vous voir et causer avec vous, car vraiment il y a des moments ou je me trouve bien seule. La promesse fut donc faite et Jim s'y conforma tres fidelement, car bien des fois, quand j'aurais voulu l'avoir pour compagnon a la peche ou pour tendre des pieges aux lapins, il se rappelait que c'etait le jour reserve et se mettait en route pour Anstey-Cross. Dans les commencements, je crois qu'elle trouva son engagement difficile a tenir et j'ai vu Jim revenir la figure sombre comme si la chose avait marche de travers. Mais au bout d'un certain temps, la victoire etait gagnee. L'on finit toujours par vaincre. Il suffit de combattre pour cela assez longtemps, et dans l'annee qui preceda le retour de mon pere, Miss Hinton etait devenue une toute autre femme. Ce n'etaient pas seulement ses habitudes qui etaient changees, elle avait change elle-meme, elle n'etait plus la personne que j'ai decrite. Au bout de douze mois, c'etait une dame d'aussi belle apparence qu'on put en voir dans le pays. Jim fut plus fier de cette oeuvre que d'aucune des entreprises de sa vie, mais j'etais le seul a qui il en parlat. Il eprouvait a son egard cette affection que l'on ressent envers les gens a qui on a rendu service et elle lui fut fort utile de son cote, car, en l'entretenant, en lui decrivant ce qu'elle avait vu, elle lui fit perdre sa tournure de paysan du Sussex et le prepara a l'existence plus large qui l'attendait. Telles etaient leurs relations a l'epoque ou la paix fut conclue et ou mon pere revint de la mer. IV -- LA PAIX D'AMIENS Bien des femmes se mirent a genoux, bien des ames de femme s'exhalerent en sentiments de joie et de reconnaissance, quand, a la chute des feuilles, en 1801, arriva la nouvelle de la conclusion des preliminaires de la paix. Toute l'Angleterre temoigna sa joie le jour par des pavoisements, la nuit par des illuminations. Meme dans notre hameau de Friar's Oak, nous deployames avec enthousiasme nos drapeaux, nous mimes une chandelle a chacune de nos fenetres et une lanterne transparente, ornee d'un Grand G.R. (_Georges Roi_), laissa tomber sa cire au-dessus de la porte de l'auberge. On etait las de la guerre, car depuis huit ans, nous avions eu affaire a l'Espagne, a la France, a la Hollande, tour a tour ou reunis. Tout ce que nous avions appris pendant ce temps-la, c'etait que notre petite armee n'etait pas de taille a lutter sur terre avec les Francais, mais que notre forte marine etait plus que suffisante pour les vaincre sur mer. Nous avions acquis un peu de consideration, dont nous avions grand besoin apres la guerre avec l'Amerique, et, en outre, quelques colonies qui furent les bienvenues pour le meme motif, mais notre dette avait continue a s'enfler, nos consolides a baisser et Pitt lui-meme ne savait ou donner de la tete. Toutefois, si nous avions su que la paix etait impossible entre Napoleon et nous, que celle-ci n'etait qu'un entracte entre le premier engagement et le suivant, nous aurions agi plus sensement en allant jusqu'au bout sans interruption. Quoi qu'il en soit, les Francais virent rentrer vingt mille bons marins que nous avions faits prisonniers et ils nous donnerent une belle danse avec leur flottille de Boulogne et leurs flottes de debarquement avant que nous puissions les reloger sur nos pontons. Mon pere, tel que je me le rappelle, etait un petit homme plein d'endurance et de vigueur, pas tres large, mais quand meme bien solide et bien charpente. Il avait la figure si halee qu'elle avait une teinte tirant sur le rouge des pots de fleurs, et en depit de son age (car il ne depassait pas quarante ans, a l'epoque dont je parle) elle etait toute sillonnee de rides, plus profondes pour peu qu'il fut emu, de sorte que je l'ai vu prendre la figure d'un homme assez jeune, puis un air vieillot. Il y avait surtout autour de ses yeux un reseau de rides fines, toutes naturelles chez un homme qui avait passe sa vie a les tenir demi-clos, pour resister a la fureur du vent et du mauvais temps. Ces yeux-la etaient peut-etre ce qu'il y avait de plus remarquable dans sa physionomie. Ils avaient une tres belle couleur bleu clair qui rendait plus brillante encore cette monture de couleur de rouille. La nature avait du lui donner un teint tres blanc, car quand il rejetait en arriere sa casquette, le haut de son front etait aussi blanc que le mien, et sa chevelure coupee tres ras avait la couleur du tan. Ainsi qu'il le disait avec fierte, il avait servi sur le dernier de nos vaisseaux qui fut chasse de la Mediterranee en 1797 et sur le premier qui y fut rentre en 1798. Il etait sous les ordres de Miller, comme troisieme lieutenant du _Thesee_, lorsque notre flotte, pareille a une meute d'ardents _foxhounds_ lances sous bois, volait de la Sicile a la Syrie, puis de la revenait a Naples, dans ses efforts pour retrouver la piste perdue. Il avait servi avec ce meme brave marin sur le Nil, ou les hommes qu'il commandait ne cesserent d'ecouvillonner, de charger et d'allumer jusqu'a ce que le dernier pavillon tricolore fut tombe. Alors ils leverent l'ancre maitresse et tomberent endormis, les uns sur les autres, sous les barres du cabestan. Puis, devenu second lieutenant, il passa a bord d'un de ces farouches trois-ponts a la coque noircie par la poudre, aux oeils- de-pont barbouilles d'ecarlate, mais dont les cables de reserve, passes par-dessous la quille et reunis par-dessus les bastingages, servaient a maintenir les membrures et qui etaient employes a porter les nouvelles dans la baie de Naples. De la, pour recompenser ses services, on le fit passer comme premier lieutenant sur la fregate l'_Aurore_ qui etait chargee de couper les vivres a la ville de Genes et il y resta jusqu'a la paix qui ne fut conclue que longtemps apres. Comme j'ai bien garde le souvenir de son retour a la maison! Bien qu'il y ait de cela quarante-huit ans aujourd'hui, je le vois plus distinctement que les incidents de la semaine derniere, car la memoire du vieillard est comme des lunettes, ou l'on voit nettement les objets eloignes et confusement ceux qui sont tout pres. Ma mere avait ete prise de tremblements des qu'arriva a nos oreilles le bruit des preliminaires, car elle savait qu'il pouvait venir aussi vite que sa lettre. Elle parla peu, mais elle me rendit la vie bien triste par ses continuelles exhortations a me tenir bien propre, bien mis. Et au moindre bruit de roues, ses regards se tournaient vers la porte, et ses mains allaient lisser sa jolie chevelure noire. Elle avait brode un "Soyez le bienvenu" en lettres blanches sur fond bleu, entre deux ancres rouges; elle le destinait a le suspendre entre les deux massifs de lauriers qui flanquaient la porte du cottage. Il n'etait pas encore sorti de la Mediterranee que ce travail etait acheve. Tous les matins, elle allait voir s'il etait monte et pret a etre accroche. Mais il s'ecoula un delai penible avant la ratification de la paix et ce ne fut qu'en avril de l'annee suivante qu'arriva le grand jour. Il avait plu tout le matin, je m'en souviens. Une fine pluie de printemps avait fait monter de la terre brune un riche parfum et avait fouette de sa douce chanson les noyers en bourgeons derriere notre cottage. Le soleil s'etait montre dans l'apres-midi. J'etais descendu avec ma ligne a peche, car j'avais promis a Jim de l'accompagner au ruisseau du moulin, quand tout a coup, j'apercus devant la porte une chaise de poste et deux chevaux fumants. La portiere etait ouverte et j'y voyais la jupe noire de ma mere et ses petits pieds qui depassaient. Elle avait pour ceinture deux bras vetus de bleu et le reste de son corps disparaissait dans l'interieur. Alors je courus a la recherche de la devise. Je l'epinglai sur les massifs, ainsi que nous en etions convenus et quand ce fut fini, je vis les jupons et les pieds et les bras bleus toujours dans la meme position. -- Voici Rod, dit enfin ma mere qui se degagea et remit pied a terre. Roddy, mon cheri, voici votre pere. Je vis la figure rouge et les bons yeux bleus qui me regardaient. -- Ah! Roddy, mon garcon, vous n'etiez qu'un enfant quand nous echangeames le dernier baiser d'adieu, mais je crois que nous aurons a vous traiter tout differemment desormais. Je suis tres content, content du fond du coeur de vous revoir, mon garcon, et quant a vous, ma cherie... Et les bras vetus de bleu sortirent une seconde fois pendant que le jupon et les deux pieds obstruaient de nouveau la porte. -- Voila du monde qui vient, Anson, dit ma mere en rougissant. Descendez donc et entrez avec nous. Alors et soudain, nous fimes tous deux la remarque que pendant tout ce temps-la, il n'avait remue que les bras et que l'une de ses jambes etait restee posee sur le siege en face la chaise. -- Oh! Anson! Anson! s'ecria-t-elle. -- Peuh! dit-il en prenant son genou entre les mains et le soulevant, ce n'est que l'os de ma jambe. On me l'a casse dans la baie, mais le chirurgien l'a repeche, mis entre des eclisses, il est reste tout de meme un peu de travers. Ah! quel coeur tendre elle a! Dieu me benisse, elle est passee du rouge a la paleur! Vous pouvez bien voir par vous-meme que ce n'est rien. Tout en parlant, il sortit vivement, sautant sur une jambe et s'aidant d'une canne, il parcourut l'allee, passa sous la devise qui ornait les lauriers et de la franchit le seuil de sa demeure pour la premiere fois depuis cinq ans. Lorsque le postillon et moi nous eumes transporte a l'interieur le coffre de marin et les deux sacs de voyage en toile, je le retrouvai assis dans son fauteuil pres de la fenetre, vetu de son vieil habit bleu, deteint par les intemperies. Ma mere pleurait en regardant sa pauvre jambe et il lui caressait la chevelure de sa main brunie. Il passa l'autre main autour de ma taille et m'attira pres de son siege. -- Maintenant que nous avons la paix, je peux me reposer et me refaire jusqu'a ce que le roi Georges ait de nouveau besoin de moi, dit-il. Il y avait une caronade qui roulait a la derive sur le pont alors qu'il soufflait une brise de drisse par une grosse mer. Avant qu'on eut pu l'amarrer, elle m'avait serre contre le mat. -- Ah! ah! dit-il en jetant un regard circulaire sur les murs, voila toutes mes vieilles curiosites, les memes qu'autrefois, la corne de narval de l'ocean Arctique, et le poisson-soufflet des Moluques, et les avirons des Fidgi, et la gravure du _Ca ira_ poursuivi par Lord Hotham. Et vous voila aussi, Mary et vous Roddy, et bonne chance a la caronade a qui je dois d'etre revenu dans un port aussi confortable, sans avoir a craindre un ordre d'embarquement. Ma mere mit a portee de sa main sa longue pipe et son tabac, de telle sorte qu'il put l'allumer facilement, et rester assis, portant son regard tantot sur elle, tantot sur moi, et recommencant ensuite comme s'il ne pouvait se rassasier de nous voir. Si jeune que je fusse, je compris que c'etait le moment auquel il avait reve pendant bien des heures de garde solitaire et que l'esperance de gouter pareille joie l'avait soutenu dans bien des instants penibles. Parfois, il touchait de sa main l'un de nous, puis l'autre. Il restait ainsi immobile, l'ame trop pleine pour pouvoir parler, pendant que l'ombre se faisait peu a peu dans la petite chambre et que l'on voyait de la lumiere apparaitre aux fenetres de l'auberge a travers l'obscurite. Puis, quand ma mere eut allume nos lampes, elle se mit soudain a genoux et lui aussi, mettant de son cote un genou en terre, ils s'unirent en une commune priere pour remercier Dieu de ses nombreuses faveurs. Quand je me rappelle mes parents tels qu'ils etaient en ce temps- la, c'est ce moment de leur vie qui se presente avec le plus de clarte a mon esprit, c'est la douce figure de ma mere toute brillante de larmes, avec ses veux bleus diriges vers le plafond noirci de fumee. Je me rappelle comme, dans la ferveur de sa priere, mon pere balancait sa pipe fumante, ce qui me faisait sourire, tout en ayant une larme aux yeux. -- Roddy, mon garcon, dit-il apres le souper, voila que vous commencez a devenir un homme, maintenant. J'espere que vous allez vous mettre a la mer, comme l'ont fait tous les votres. Vous etes assez grand pour passer un poignard dans votre ceinture. -- Et me laisser sans enfant comme j'ai ete sans epoux? -- Bah! dit-il, nous avons encore le temps, car on tient plus a supprimer des emplois qu'a remplir ceux qui sont vacants, maintenant que la paix est venue. Mais je n'ai jamais vu, jusqu'a present, a quoi vous a servi votre sejour a l'ecole, Roddy. Vous y avez passe beaucoup plus de temps que moi, mais je me crois neanmoins en mesure de vous mettre a l'epreuve. Avez-vous appris l'Histoire? -- Oui, pere, dis-je avec quelque confiance. -- Alors, combien y avait-il de vaisseaux de ligne a la bataille de Camperdown? Il hocha la tete d'un air grave, en s'apercevant que j'etais hors d'etat de lui repondre. -- Eh bien! il y a dans la flotte des hommes qui n'ont jamais mis les pieds a l'ecole et qui vous diront que nous avions sept vaisseaux de 74, sept de 64, et deux de 50 en action. Il y a sur le mur une gravure qui represente la poursuite du _Ca ira_. Quels sont les navires qui l'ont pris a l'abordage? Je fus encore oblige de m'avouer battu. -- Eh bien! votre papa peut encore vous donner quelques lecons d'Histoire, s'ecria-t-il en jetant un regard triomphant sur ma mere. Avez-vous appris la geographie? -- Oui, pere, dis-je, avec moins d'assurance qu'auparavant. -- Eh bien, quelle distance y a-t-il de Port-Mahon a Algesiras? Je ne pus que secouer la tete. -- Et si vous aviez Wissant a trois lieues a tribord, quel serait votre port d'Angleterre le plus rapproche? Je dus encore m'avouer battu. -- Ah! je trouve que votre geographie ne vaut guere mieux que votre Histoire, dit-il. A ce compte-la, vous n'obtiendrez jamais votre certificat. Savez-vous faire une addition? Bon! Alors nous allons voir si vous etes capable de faire le total de sa part de prise. Tout en parlant, il jeta du cote de ma mere un regard malicieux. Elle posa son tricot et jeta un coup d'oeil attentif sur lui. -- Vous ne m'avez jamais questionne a ce sujet, Mary? dit-il. -- La Mediterranee n'est point une station qui ait de l'importance a ce point de vue, Anson. Je vous ai entendu dire que l'Atlantique est l'endroit ou l'on gagne les parts de prise et la Mediterranee celle ou l'on gagne de l'honneur. -- Dans ma derniere croisiere, j'ai eu ma part de l'un et de l'autre, grace a mon passage d'un navire de guerre sur une fregate. Eh bien! Rodney, il y a deux livres pour cent qui me reviennent, quand les tribunaux de prise auront rendu leur arret. Pendant que nous tenions Massena bloque dans Genes, nous avons capture environ soixante-dix schooners, bricks, tartanes, charges de vin, de provisions, de poudre. Lord Keith fera de son mieux pour avoir part au gateau, mais ce seront les tribunaux de prise qui regleront l'affaire. Mettons qu'il me revienne, en moyenne, environ quatre livres par unite. Que me rapporteront les soixante- dix prises? -- Deux cent quatre-vingt livres, repondis-je. -- Eh! mais, Anson, c'est une fortune, s'ecria ma mere en battant des mains. -- Encore une epreuve, Roddy, dit-il en brandissant sa pipe de mon cote. Il y avait la fregate _Xebec_ au large de Barcelone, ayant a bord vingt mille dollars d'Espagne, ce qui fait quatre mille deux cents livres. Sa carcasse pouvait valoir autant, que me revient-il de cela? -- Cent livres. -- Ah! le comptable lui-meme n'aurait pas fait plus vite le calcul, s'ecria-t-il, enchante. Voici encore un calcul pour vous. Nous avons passe les detroits et navigue du cote des Acores ou nous avons rencontre la _Sabina_ revenant de Maurice avec du sucre et des epices. Douze cents livres pour moi, voila ce qu'elle m'a valu, Mary, ma cherie. Aussi vous ne salirez plus vos jolis doigts et vous n'aurez plus a vivre de privations sur ma miserable solde. Ma mere avait supporte, sans laisser echapper un soupir, ces longues annees d'efforts, mais maintenant qu'elle en etait delivree, elle se jeta en sanglotant au cou de mon pere. Il se passa assez longtemps avant qu'il put songer a reprendre mon examen arithmetique. -- Tout cela est a vos pieds, Mary, dit-il en passant vivement la main sur ses yeux. Par Georges! ma fille, quand ma jambe sera bien remise, nous pourrons nous offrir un petit temps de sejour a Brighton, et si l'on voit sur la _Steyne_ une toilette plus elegante que la votre, puisse-je ne jamais remettre les pieds sur un tillac. Mais, comment se fait-il, Rodney, que vous soyez aussi fort en calcul, alors que vous ne savez pas un mot d'Histoire ou de geographie? Je m'evertuai a lui expliquer que l'addition se fait de meme facon a terre et a bord, mais qu'il n'en est pas de meme de l'Histoire ou de la geographie. -- Eh bien, me dit-il, il ne vous faut que des chiffres pour faire un calcul, et avec cela votre intelligence naturelle peut vous suffire pour apprendre le reste. Il n'y en a pas un de nous qui n'eut couru a l'eau salee comme une petite mouette. Lord Nelson m'a promis un emploi pour vous, et c'est un homme de parole. Ce fut ainsi que mon pere fit sa rentree parmi nous; jamais garcon de mon age n'en eut de plus tendre et de plus affectueux. Bien que mes parents fussent maries depuis fort longtemps, ils avaient, en realite, passe tres peu de temps ensemble et leur affection mutuelle etait aussi ardente et aussi fraiche que celle de deux amants maries d'hier. J'ai appris depuis que l'homme de mer peut etre grossier, repugnant, mais ce n'est point par mon pere que je le sais, car bien qu'il eut passe par des epreuves aussi rudes qu'aucun d'eux, il etait reste le meme homme, patient, avec un bon sourire et une bonne plaisanterie pour tous les gens du village. Il savait se mettre a l'unisson de toute societe, car, d'une part, il ne se faisait pas prier pour trinquer avec le cure ou avec sir James Ovington, squire de la paroisse, et d'autre part, passait sans facon des heures entieres avec mes humbles amis de la forge, le champion Harrison, petit Jim et les autres. Il leur contait sur Nelson et ses marins des histoires telles que j'ai vu le champion joindre ses grosses mains, pendant que les yeux du petit Jim petillaient comme du feu sous la cendre, tandis qu'il pretait l'oreille. Mon pere avait ete mis a la demi-solde, comme la plupart des officiers qui avaient servi pendant la guerre, et il put passer ainsi pres de deux ans avec nous. Je ne me souviens pas qu'il y ait eu le moindre desaccord entre lui et ma mere, excepte une fois. Le hasard voulut que j'en fusse la cause, et comme il en resulta des evenements importants, il faut que je vous raconte comment cela arriva. Ce fut en somme le point de depart d'une serie de faits qui influerent non seulement sur ma destinee, mais sur celle de personnes bien plus considerables. Le printemps de 1803 fut fort precoce. Des le milieu d'avril, les chataigniers etaient deja couverts de feuilles. Un soir, nous etions tous a prendre le the, quand nous entendimes un pas lourd a notre porte. C'etait le facteur qui apportait une lettre pour nous. -- Je crois que c'est pour moi, dit ma mere. En effet, l'adresse d'une tres belle ecriture etait: "Mistress Mary Stone a Friar's Oak", et au milieu se voyait l'empreinte d'un cachet representant un dragon aile sur la cire rouge, de la grandeur d'une demi-couronne -- De qui croyez-vous qu'elle vienne, Anson? demanda-t-elle. -- J'avais espere que cela viendrait de Lord Nelson, repondit mon pere. Il serait temps que le petit recoive sa commission, mais si elle vous est adressee, cela ne peut venir de quelque personnage de bien grande importance. -- D'un personnage sans importance! s'ecria-t-elle, feignant d'etre offensee. Vous aurez a me faire vos excuses, pour ce mot- la, monsieur, car cette lettre m'est envoyee par un personnage qui n'est autre que sir Charles Tregellis, mon propre frere. Ma mere avait l'air de baisser la voix, toutes les fois qu'elle venait a parler de cet etonnant personnage qu'etait son frere. Elle l'avait toujours fait, autant que je puis m'en souvenir, de sorte que c'etait toujours avec une sensation de profonde deference que j'entendais prononcer ce nom-la. Et ce n'etait pas sans motif, car ce nom n'apparaissait jamais qu'entoure de circonstances brillantes, de details extraordinaires. Une fois, nous apprenions qu'il etait a Windsor avec le roi, d'autres fois, qu'il se trouvait a Brighton avec le prince. Parfois, c'etait sous les traits d'un sportsman que sa reputation arrivait jusqu'a nous, comme quand son _Meteore_ battit _Egham_ au duc de Queensberry a Newmarket ou quand il amena de Bristol Jim Belcher et le mit a la mode a Londres. Mais le plus ordinairement, nous l'entendions citer comme l'ami des grands, l'arbitre des modes, le roi des dandys, l'homme qui s'habillait a la perfection. Mon pere, toutefois, ne parut pas transporte de la reponse triomphante que lui fit ma mere. -- Eh bien, qu'est ce qu'il veut? demanda-t-il d'un ton peu aimable -- Je lui ai ecrit, Anson. Je lui ai dit que Rodney devenait un homme. Je pensais que n'ayant ni femme, ni enfant, il serait peut- etre dispose a le pousser. -- Nous pouvons tres bien nous passer de lui. Il a louvoye pour se tenir a distance de nous quand le temps etait a l'orage, et nous n'avons pas besoin de lui, maintenant que le soleil brille. -- Non, vous le jugez mal, Anson, dit ma mere avec chaleur. Personne n'a meilleur coeur que Charles, mais sa vie s'ecoule si doucement qu'il ne peut comprendre que d'autres aient des ennuis. Pendant toutes ces annees, j'etais sure que je n'avais qu'un mot a dire pour me faire donner tout de suite ce que j'aurais voulu. -- Grace a Dieu, vous n'avez pas ete reduite a vous abaisser ainsi, Mary. Je ne veux pas du tout de son aide. -- Mais il nous faut songer a Rodney. -- Rodney a de quoi remplir son coffre de marin et pourvoir a son equipement. Il ne lui faut rien de plus. -- Mais Charles a beaucoup de pouvoir et d'influence a Londres. Il pourrait faire connaitre a Rodney tous les grands personnages. Assurement, vous ne voulez pas nuire a son avancement? -- Alors, voyons ce qu'il dit, repondit mon pere. Et voici la lettre dont elle lui donna lecture: "14 Jermyn Street. Saint-James, 15 avril 1803. "Ma chere soeur Mary, "En reponse a votre lettre, je puis vous assurer que vous ne devez pas me regarder comme depourvu de ces beaux sentiments qui font l'ornement de l'humanite. "Il est vrai, depuis quelques annees, absorbe comme je l'ai ete par des affaires de la plus haute importance, j'ai rarement pris la plume, ce qui m'a valu, je vous assure, bien des reproches de la part des personnes les plus charmantes de votre sexe charmant. "Pour le moment, je suis au lit, ayant veille fort tard, la nuit derniere, pour offrir mes hommages a la marquise de Douvres, pendant son bal, et cette lettre vous est ecrite sous ma dictee par Ambroise, mon habile coquin de valet. "Je suis enchante de recevoir des nouvelles de mon neveu Rodney (mon Dieu! quel nom!), et comme je me mettrai en route la semaine prochaine pour rendre visite au Prince de Galles, je couperai mon voyage en deux en passant par Friar's Oak, afin de vous voir ainsi que lui. "Presentez mes compliments a votre mari. "Je suis toujours, ma chere soeur Mary, "Votre frere. "CHARLES TREGELLIS". -- Que pensez-vous de cela? s'ecria ma mere triomphante quand elle eut acheve. -- Je trouve que c'est le style d'un fat, dit carrement mon pere. -- Vous etes trop dur pour lui, Anson. Vous aurez meilleure opinion de lui, quand vous le connaitrez. Mais il dit qu'il sera ici la semaine prochaine, nous voici au jeudi. Nos meilleurs rideaux ne sont pas suspendus. Il n'y a pas de lavande dans les draps. Et elle courut, remua, s'agita, pendant que mon pere restait l'air boudeur, la main sur son menton et que je me perdais dans mon etonnement en pensant a ce parent inconnu de Londres, a ce grand personnage, et a tout ce que sa venue pourrait signifier pour nous. V -- LE BEAU TREGELLIS J'etais dans ma dix-septieme annee et j'etais deja tributaire du rasoir. J'avais commence a trouver quelque peu monotone la vie sans horizon du village et j'aspirais vivement a voir un peu du vaste univers qui s'etendait au-dela. Ce besoin, dont je n'osais parler a personne, n'en etait que plus fort, car pour peu que j'y fisse allusion, les larmes venaient aux yeux de ma mere. Mais desormais il n'y avait pas l'ombre d'un motif pour que je restasse a la maison, puisque mon pere etait aupres d'elle. Aussi avais-je l'esprit tout occupe de la perspective que m'offrait la visite de mon oncle, et des chances qu'il y avait pour qu'il me fasse faire, enfin, mes premiers pas sur la route de la vie. Ainsi que vous le pouvez penser, c'etait vers la profession paternelle que se dirigeaient mes idees et mes esperances. Jamais je n'avais vu la mer s'enfler, jamais je n'avais senti sur mes levres le gout du sel sans eprouver en moi le frisson que donnaient a mon sang cinq generations de marins. Et puis songez aux provocations qui ne cessaient de s'agiter en ces temps-la devant les yeux d'un jeune garcon habitant sur la cote. Au temps de la guerre, je n'avais qu'a aller jusqu'a Wolstonbury pour apercevoir les voiles des chasse-maree et des corsaires francais. Plus d'une fois, j'avais entendu le grondement des canons arrivant de fort loin jusqu'a moi. Puis, c'etaient des gens de mer nous racontant comment ils avaient quitte Londres et s'etaient battus avant la tombee de la nuit, ou bien, a peine sortis de Portsmouth, s'etaient trouves bord a bord avec l'ennemi, avant meme d'avoir perdu de vue le phare de Sainte- Helene. C'etait l'imminence du danger qui nous rechauffait le coeur en faveur de nos marins, qui inspirait nos propos, autour des feux de l'hiver, ou nous parlions de notre petit Nelson, de Cuddie Collingwood, de Johnnie Jarvis, de bien d'autres. Pour nous, ce n'etaient point de grands amiraux, avec des titres, des dignites, mais de bons amis a qui nous donnions de preference notre affection et notre estime. Auriez-vous parcouru la Grande-Bretagne de long en large que vous n'y auriez pas trouve un seul jeune garcon qui ne brulat du desir de partir avec eux sous le pavillon a croix rouge. Mais, maintenant la paix etait venue, et les flottes, qui avaient balaye le canal de la Mediterranee, etaient immobiles et desarmees dans nos ports. Il y avait moins d'occasions pour attirer nos imaginations du cote de la mer. Desormais, c'etait a Londres que je pensais le jour, de Londres que je revais la nuit, l'immense cite, sejour des savants et des puissants, d'ou venaient ce flot incessant de voitures, ces foules de pietons poudreux qui defilaient sans interruption devant notre fenetre. Ce fut uniquement cet aspect de la vie qui se presenta le premier a moi. Aussi, etant tout jeune garcon, je me figurais d'ordinaire la cite comme une ecurie _gig_antesque ou fourmillaient les voitures, et d'ou elles partaient en un flot ininterrompu sur les routes de la campagne. Mais ensuite, le champion Harrison m'apprit que la habitaient les gens de sports athletiques. Mon pere me dit que la vivaient les chefs de la marine; ma mere que c'etait la que vivaient son frere et les amis des grands personnages. Aussi, en arrivai-je a etre devore d'impatience de voir les merveilles de ce coeur de l'Angleterre. Cette venue de mon oncle, c'etait donc la lumiere se frayant passage a travers les tenebres et pourtant, j'osais a peine esperer qu'il consentirait a m'introduire, avec lui, dans ces spheres superieures ou il vivait. Toutefois, ma mere avait tant de confiance en la bonte naturelle de mon oncle, ou dans son eloquence a elle, qu'elle avait deja commence en secret a faire des preparatifs pour mon depart. Mais si la vie mesquine que je menais au village pesait a mon esprit leger, elle etait un veritable supplice pour le caractere vif et ardent du petit Jim. Quelques jours seulement apres l'arrivee de la lettre de mon oncle, nous allames faire un tour sur les dunes, et ce fut alors que je pus entrevoir l'amertume qu'il avait au coeur. -- Qu'est-ce que je puis faire ici, Rodney? Je forge un fer a cheval, je le courbe, je le rogne, je releve les bouts, j'y perce cinq trous et puis c'est fini. Alors, ca recommence et ca recommence encore. Je tire le soufflet, j'entretiens le foyer; je lime un sabot ou deux et voila la besogne de la journee terminee et les jours succedent aux jours, sans le moindre changement. N'est-ce donc que pour cela, dites-moi, que je suis venu au monde? Je le regardai, je considerai sa fiere figure d'aigle, sa haute taille, ses membres musculeux et je me demandai s'il y avait dans tout le pays, un homme plus beau, un homme mieux bati. -- L'armee ou la marine, voila votre vraie place, Jim. -- Voila qui est fort bien, s'ecria-t-il. Si vous entrez dans la marine comme vous le ferez probablement, ce sera avec le rang d'officier et vous n'y aurez qu'a commander. Tandis que moi, si j'y entre, ce sera comme quelqu'un qui est ne pour obeir. -- Un officier recoit les ordres de ceux qui sont places au-dessus de lui. -- Mais un officier n'a pas le fouet suspendu sur sa tete. J'ai vu ici a l'auberge un pauvre diable, il y a de cela quelques annees. Il nous a montre, dans la salle commune, son dos tout decoupe par le fouet du contremaitre. -- Qui l'a commande? ai-je demande. -- Le capitaine, repondit-il. -- Et qu'auriez-vous eu si vous l'aviez tue sur le coup? -- La vergue, dit-il. -- Eh bien, si j'avais ete a votre place, j'aurais prefere cela, ai-je dit. Et c'etait la verite. -- Ce n'est pas ma faute, Rod, j'ai dans le coeur quelque chose qui fait aussi bien partie de moi que ma main, et qui m'oblige a parler franchement. -- Je le sais, vous etes aussi fier que Lucifer. -- Je suis ne ainsi, Roddy et je ne puis etre autrement. La vie me serait plus aisee si je le pouvais. J'ai ete fait pour etre mon propre maitre et il n'y a qu'un endroit au monde ou je puisse esperer l'etre. -- Quel est-il, Jim? -- C'est Londres. Miss Hinton m'en a tant parle, que je me sens capable d'y trouver mon chemin d'un bout a l'autre. Elle se plait a en parler, autant que moi a l'entendre. J'ai tout le plan dans ma tete. Je vois en quelque sorte ou sont les theatres, dans quel sens coule le fleuve, ou se trouve l'habitation du roi, ou se trouve celle du Prince et le quartier qu'habitent les combattants. Je pourrais me faire un nom a Londres. -- Comment? -- Peu importe, Rod. Cela je pourrai le faire et je le ferai aussi. "Attendez, me dit mon oncle, attendez, et tout s'arrangera pour vous." Voila ce qu'il dit tout le temps et ce que repete mon oncle. Mais pourquoi attendre? Mon Roddy, je ne resterai pas plus longtemps dans ce petit village a me ronger le coeur. Je laisserai mon tablier derriere moi. J'irai chercher fortune a Londres et quand je reviendrai a Friar's Oak, ce sera dans l'equipage de ce gentleman que voila. Tout en parlant, il etendit la main vers une voiture de couleur cramoisie qui arrivait par la route de Londres, trainee par deux juments baies attelees en tandem. Les renes et les harnais etaient de couleur faon clair. Le gentleman qui conduisait portait un costume assorti a cette teinte et derriere lui se tenait un valet en livree de couleur foncee. L'equipage fila devant nous en soulevant un nuage de poussiere et je ne pus apercevoir qu'au vol la belle et pale figure du maitre, ainsi que les traits bruns et recroquevilles du domestique. Je n'aurais pas pense a eux une minute de plus, si au moment ou nous revinmes dans le village, nous n'avions pas apercu de nouveau la voiture. Elle etait arretee devant l'auberge et les palefreniers s'occupaient a deteler les chevaux. -- Jim, m'ecriai-je, je crois que c'est mon oncle. Et je m'elancai, de toute la vitesse de mes jambes, dans la direction de la maison. Le domestique a figure brune etait debout devant la porte. Il tenait un coussin sur lequel etait etendu un petit chien de manchon a la fourrure soyeuse. -- Vous m'excuserez, mon jeune homme, dit-il de sa voix la plus douce, la plus engageante, mais me trompe-je en supposant que c'est ici l'habitation du lieutenant Stone. En ce cas, vous m'obligerez beaucoup en voulant bien transmettre a Mistress Stone ce billet que son frere, sir Charles Tregellis, vient de confier a mes soins. Je fus completement abasourdi par les fioritures du langage de cet homme; cela ressemblait si peu a tout ce que j'avais entendu! Il avait la figure ratatinee, de petits yeux noirs tres fureteurs, dont il se servit en un instant, pour prendre mesure, de moi, de la maison et de ma mere dont la figure etonnee se voyait a la fenetre. Mes parents etaient reunis au salon; ma mere nous lut le billet qui etait ainsi concu: "Ma chere Mary, "J'ai fait halte a l'auberge, parce que je suis quelque peu ravage par la poussiere de vos routes du Sussex. "Un bain a la lavande me remettra sans doute dans un etat convenable pour presenter mes compliments a une dame. "En attendant, je vous envoie Fidelio en otage. "Je vous prie de lui donner une demi-pinte de lait un peu chaud, ou vous aurez mis six gouttes de bon brandy. "Jamais il n'exista une creature plus aimante ou plus fidele. "Toujours a toi. "CHARLES" -- Qu'il entre, qu'il entre! s'ecria mon pere avec un empressement cordial et en courant a la porte. Entrez donc, Mr Fidelio. Chacun a son gout. Six gouttes a la demi-pinte, ca me fait l'effet d'humecter coupablement un grog. Mais puisque vous l'aimez ainsi, vous l'aurez ainsi. Un sourire se dessina sur la figure brune du domestique, mais ses traits reprirent aussitot le masque impassible du serviteur attentif et respectueux. -- Monsieur, vous commettez une legere meprise, si vous me permettez de m'exprimer ainsi. Je me nomme Ambroise et j'ai l'honneur d'etre le domestique de Sir Charles Tregellis. Pour Fidelio, il est la sur ce coussin. -- Ah! c'est le chien, s'ecria mon pere ecoeure. Posez moi ca par terre a cote du feu. Pourquoi lui faut-il du brandy quand tant de chretiens doivent s'en priver? -- Chut! Anson, dit ma mere, en prenant le coussin. Vous direz a Sir Charles qu'on se conformera a ses desirs et que nous sommes prets a le recevoir des qu'il jugera a propos de venir. L'homme s'eloigna d'un pas silencieux et rapide, mais il revint bientot portant un panier plat de couleur brune. -- C'est le repas, Madame. Voulez-vous me permettre de mettre la table? Sir Charles a pour habitude de gouter a certains plats et de boire certains vins, de sorte que nous ne manquons pas de les apporter quand nous allons en visite. Il ouvrit le panier et, en une minute, la table fut couverte de verreries et d'argenteries eblouissantes et garnie de plats appetissants. Il disposait tout cela si vite, si adroitement que mon pere fut aussi charme que moi de le voir faire. -- Vous auriez fait un fameux matelot de hune, si vous avez le coeur aussi solide que les doigts agiles, dit mon pere. N'avez- vous jamais desire l'honneur de servir votre pays? -- Mon honneur, Monsieur, c'est de servir sir Charles Tregellis et je ne desire point avoir d'autre maitre, repondit-il. Mais je vais a l'auberge chercher son necessaire de toilette, et alors tout sera pret. Il revint porteur d'une grande caisse aux montures d'argent qu'il tenait sous le bras, et il etait suivi a quelque distance par le gentleman dont l'arrivee avait produit tous ces embarras. La premiere impression, que fit sur moi mon oncle en entrant dans la chambre, fut que l'un de ses yeux etait enfle de facon a avoir le volume d'une pomme. Je perdis la respiration a la vue de cet oeil monstrueux, etincelant. Mais bientot, je m'apercus qu'il avait place par- devant un verre rond qui le grossissait de cette maniere. Il nous regarda l'un apres l'autre, puis, il s'inclina bien gracieusement devant ma mere et lui donna un baiser sur la joue. -- Vous me permettrez de vous faire mes compliments, ma chere Mary, dit-il de la voix la plus douce, la plus fondante que j'aie jamais entendue. Je puis vous assurer que l'air de la campagne vous a traitee d'une facon merveilleusement favorable et que je serais fier de voir ma jolie soeur sur le Mail... Je suis votre serviteur, Monsieur, dit-il en tendant la main a mon pere. Pas plus tard que la semaine derniere, j'ai eu l'honneur de diner avec mon ami Lord Saint-Vincent, et j'ai profite de l'occasion pour citer votre nom. Je puis vous dire qu'on en a garde le souvenir a l'Amiraute, Monsieur, et j'espere qu'on ne tardera pas a vous revoir sur la poupe d'un vaisseau de soixante et quatorze ou vous serez le maitre... Ainsi donc, voici mon neveu? Il mit les mains sur mes epaules, d'un geste plein de bienveillance, et me considera des pieds a la tete. -- Quel age avez-vous, neveu? demanda-t-il. -- Dix-sept ans. -- Vous paraissez plus age. On vous en donnerait dix-huit, au moins. Je le trouve tres passable, Mary, tout a fait passable. Il lui manque le bel air, la tournure, nous n'avons pas le mot propre dans notre rude langue anglaise, mais il se porte aussi bien qu'une haie en fleurs au mois de mai. Ainsi, moins d'une minute apres son entree, il s'etait mis en bons termes avec chacun de nous, et cela avec tant de grace, tant d'aisance qu'on eut dit qu'il nous frequentait tous depuis des annees. Je pus l'examiner a loisir, tandis qu'il restait debout sur le tapis du foyer, entre ma mere et mon pere. Il etait de tres haute taille, avec des epaules bien faites, la taille mince, les hanches larges, de belles jambes, les mains et les pieds, les plus petits du monde. Il avait la figure pale, de beaux traits, le menton saillant, le nez tres aquilin, de grands yeux bleus au regard fixe, dans lesquels se voyait constamment un eclair de malice. Il portait un habit d'un brun fonce dont le collet montait jusqu'a ses oreilles et dont les basques lui allaient jusqu'aux genoux. Ses culottes noires et ses bas de soie finissaient par des souliers pointus bien petits et si bien vernis, qu'a chaque mouvement ils brillaient. Son gilet etait de velours noir, ouvert en haut de maniere a montrer un devant de chemise brode que surmontait une cravate, large, blanche, plate, qui l'obligeait a tenir sans cesse le cou tendu. Il avait une allure degagee, avec un pouce dans l'entournure et deux doigts de l'autre main dans une autre poche du gilet. En l'examinant, j'eus un mouvement de fierte a penser que cet homme, aux manieres si aisees et si dominatrices, etait mon proche parent et je pus lire la meme pensee dans l'expression des regards de ma mere, tandis qu'elle les tournait vers lui. Pendant tout ce temps-la, Ambroise etait reste pres de la porte, immobile comme une statue, a costume sombre, a figure de bronze, tenant toujours sous le bras la caisse a monture d'argent. Il fit alors quelques pas dans la chambre. -- Vous conduirai-je a votre chambre a coucher, Sir Charles? demanda-t-il. -- Ah! excusez-moi, ma chere Mary, s'ecria mon oncle, je suis assez vieille mode pour avoir des principes... ce qui est, je l'avoue, un anachronisme en ce siecle de laisser-aller. L'un d'eux est de ne jamais perdre de vue ma _batterie de toilette_, quand je suis en voyage. J'aurais grand peine a oublier le supplice que j'ai endure, il y a quelques annees, pour avoir neglige cette precaution. Je rendrai justice a Ambroise, en reconnaissant que c'etait avant qu'il se chargeat de mes affaires. Je fus contraint de porter deux jours de suite les memes manchettes. Le troisieme, mon gaillard fut si emu de ma situation qu'il fondit en larmes et produisit une paire qu'il m'avait derobee. Il avait l'air fort grave en disant cela, mais la lueur brillait petillante dans ses yeux. Il tendit sa tabatiere ouverte a mon pere, tandis qu'Ambroise suivait ma mere hors de la piece. -- Vous prenez rang dans une illustre societe, en plongeant la votre pouce et votre index, dit-il. -- Vraiment, Monsieur? dit mon pere brievement. -- Ma tabatiere est a votre service puisque nous sommes apparentes par le mariage. Vous en disposerez aussi librement, neveu, et je vous prie de prendre une prise, c'est la preuve la plus convaincante que je puisse donner de mon bon vouloir. En dehors de nous, il n'y a, je crois, que quatre personnes qui y aient eu acces, le Prince, naturellement, Mr Pitt, Mr Otto l'ambassadeur de France, et lord Hawkesbury. J'ai pense parfois que j'avais ete un peu trop empresse pour Lord Hawkesbury. -- Je suis immensement touche de cet honneur, Monsieur, dit mon pere en regardant d'un air mefiant par-dessous ses sourcils en broussaille, car devant cette physionomie grave et ces yeux petillants de malice on ne savait trop a quoi s'en tenir. -- Une femme peut offrir son amour, monsieur, dit mon oncle, un homme a sa tabatiere a offrir; ni l'un ni l'autre ne doivent s'offrir a la legere. C'est une faute contre le gout, j'irai meme jusqu'a dire contre les bonnes moeurs. L'autre jour, pas plus tard, comme j'etais installe chez Wattier, ayant pres de moi, sur ma table, tout ouverte ma tabatiere de _macouba_ premier choix, un eveque irlandais y fourra ses doigts impudents: "Garcon, m'ecriai- je, ma tabatiere a ete salie. Faites-la disparaitre." L'individu n'avait pas l'intention de m'offenser vous le pensez bien, mais cette classe de la societe doit etre tenue a la distance convenable. -- Un eveque! s'ecria mon pere, vous marquez bien haut votre ligne de demarcation. -- Oui, Monsieur, dit mon oncle, je ne saurais desirer une meilleure epitaphe sur ma tombe. Pendant ce temps, ma mere etait descendue et l'on se mit a table. -- Vous excuserez, Mary, l'impolitesse que j'ai l'air de commettre en apportant avec moi mes provisions. Abernethy m'a pris sous sa direction et je suis tenu de me derober a vos excellentes cuisines de campagne. Un peu de vin blanc et un poulet froid, voila a quoi se reduit la chiche nourriture que me permet cet Ecossais. -- Il ferait bon vous avoir dans le service de blocus, quand les vents levantins soufflent en force, dit mon pere. Du porc sale et des biscuits pleins de vers avec une cote de mouton de Barbarie bien dure, quand arrivent les transports. Vous seriez alors a votre regime de jeune. Aussitot mon oncle se mit a faire des questions sur le service a la mer. Pendant tout le repas, mon pere lui donna des details sur le Nil, sur le blocus de Toulon, sur le siege de Genes, sur tout ce qu'il avait vu et fait. Mais pour peu qu'il hesitat sur le choix d'un mot, mon oncle le lui suggerait aussitot et il n'etait pas aise de voir lequel des deux s'entendait le mieux a l'affaire. -- Non, je ne lis pas ou je lis tres peu, dit-il quand mon pere eut exprime son etonnement de le voir si bien au fait. La verite est que je ne saurais prendre un imprime sans y trouver une allusion a moi: "Sir Ch. T. fait ceci" ou "Sir Ch. T. dit cela". Aussi, ai-je cesse de m'en occuper. Mais, quand on est dans ma situation, les connaissances vous viennent d'elles-memes. Dans la matinee, c'est le duc d'York qui me parle de l'armee. Dans l'apres-midi, c'est Lord Spencer qui cause avec moi de la marine, ou bien Dundas me dit tout bas ce qui se passe dans le cabinet, en sorte que je n'ai guere besoin du _Times_ ou du _Morning- Chronicle_. Cela l'entraina a parler du grand monde de Londres, a donner a mon pere des details sur les hommes qui etaient ses chefs a l'Amiraute, a ma mere, des details sur les belles de la ville, sur les grandes dames de chez Almack. Il s'exprimait toujours dans le meme langage fantaisiste, si bien qu'on ne savait s'il fallait rire ou le prendre au serieux. Je crois qu'il etait flatte de l'impression qu'il nous produisait en nous tenant suspendus a ses levres. Il avait sur certains une opinion favorable, defavorable sur d'autres, mais il ne se cachait nullement de dire que le personnage le plus eleve dans son estime, celui qui devait servir de mesure pour tous, n'etait autre que sir Charles Tregellis en personne. -- Quant au roi, dit-il, je suis l'ami de la famille, cela s'entend, et meme avec vous, je ne saurais parler en toute franchise, etant avec lui sur le pied d'une intimite confidentielle. -- Que Dieu le benisse et le garde de tout mal! s'ecria mon pere. -- On est charme de vous entendre parler ainsi, dit mon oncle. Il faut venir a la campagne pour trouver le loyalisme sincere, car a la ville, ce qui est le plus en faveur, c'est la raillerie narquoise et maligne. Le Roi m'est reconnaissant du soin que je me suis toujours donne pour son fils. Il aime a se dire que le Prince a dans son entourage un homme de gout. -- Et le Prince, demanda ma mere, a-t-il bonne tournure? -- C'est un homme fort bien fait. De loin, on l'a pris pour moi. Et il n'est pas depourvu de gout dans l'habillement, bien qu'il ne tarde pas a tomber dans la negligence, si je reste longtemps loin de lui. Je parie que demain, il aura une tache de graisse sur son habit. A ce moment-la, nous etions tous assis devant le feu, car la soiree etait devenue d'un froid glacial. La lampe etait allumee, ainsi que la pipe de mon pere. -- Je suppose, dit-il, que c'est votre premiere visite a Friar's Oak? La physionomie de mon oncle prit aussitot une expression de gravite severe. -- C'est ma premiere visite depuis bien des annees, dit-il. La derniere fois que j'y vins, je n'avais que vingt et un ans. Il est peu probable que j'en perde le souvenir. Je savais qu'il parlait de sa visite a la Falaise royale a l'epoque de l'assassinat et je vis a la figure de ma mere qu'elle savait aussi de quoi il s'agissait. Mais mon pere n'avait jamais entendu parler de l'affaire, ou bien il l'avait oubliee. -- Vous etiez-vous installe a l'auberge? -- J'etais descendu chez l'infortune Lord Avon. C'etait a l'epoque ou il fut accuse d'avoir egorge son frere cadet et ou il s'enfuit du pays. Nous gardames tous le silence. Mon oncle resta le menton appuye sur sa main, regardant le feu, d'un air pensif. Je n'ai aujourd'hui encore qu'a fermer les yeux pour le revoir, sa fiere et belle figure illuminee par la flamme, pour revoir aussi mon bon pere, bien fache d'avoir reveille un souvenir aussi terrible et lui lancant de petits coups d'oeil entre les bouffees de sa pipe. -- Je crois pouvoir dire, reprit enfin mon oncle, qu'il vous est certainement arrive de perdre, par une bataille, par un naufrage, un camarade bien cher et de rester longtemps sans penser a lui, sous l'influence journaliere de la vie, et puis de voir son souvenir se reveiller soudain, par un mot, par un detail qui vous reporte au passe, et alors vous trouvez votre chagrin tout aussi cuisant qu'au premier jour de votre perte. Mon pere approuva d'un signe de tete. -- Il en est pour moi ainsi ce soir. Jamais je ne me suis lie d'amitie entiere avec aucun homme -- je ne parle pas des femmes -- si ce n'est cette fois-la. Lord Avon et moi, nous etions a peu pres du meme age. il etait peut-etre mon aine de quelques annees, mais nos gouts, nos idees, nos caracteres etaient analogues, si ce n'est qu'il avait un certain air de fierte que je n'ai jamais trouve chez aucun autre. En laissant de cote les petites faiblesses d'un jeune homme riche et a la mode, les indiscretions d'une jeunesse doree, j'aurais pu jurer qu'il etait aussi honnete qu'aucun des hommes que j'aie jamais connus. -- Alors comment est-il arrive a commettre un tel crime! demanda mon pere. Mon oncle hocha ta tete. -- Bien des fois, je me suis fait cette question et ce soir elle se presente plus nettement que jamais a mon esprit. Toute legerete avait disparu de ses manieres et il etait devenu soudain un homme melancolique et serieux. -- Est-il certain qu'il l'a commis, Charles? demanda ma mere. Mon oncle haussa les epaules. -- Je voudrais parfois penser qu'il n'en fut pas ainsi. Je crus parfois que ce fut son orgueil meme, exaspere jusqu'a la rage, qui l'y poussa. Vous avez entendu raconter comment il renvoya la somme que nous avions perdue. -- Non, repondit mon pere, je n'en ai jamais entendu parler. -- Maintenant, c'est une bien vieille histoire, quoique nous n'ayons jamais su comment elle se termina. "Nous avions joue tous les quatre, pendant deux jours, Lord Avon, son frere, le capitaine Barrington, Sir Lothian Hume et moi. "Je savais peu de choses du capitaine, sinon qu'il ne jouissait pas de la meilleure reputation et qu'il etait presque entierement aux mains des preteurs juifs. "Sir Lothian s'est acquis depuis un renom deshonorant -- c'est meme Sir Lothian qui a tue Lord Carton d'une balle, dans l'affaire de Chalk Farm -- mais a cette epoque-la, il n'y avait rien a lui reprocher. "Le plus age de nous n'avait que vingt-quatre ans, et nous jouames sans interruption, comme je l'ai dit, jusqu'a ce que le capitaine eut gagne tout l'argent sur table. Nous etions tous entames, mais notre hote l'etait encore beaucoup plus que nous. "Cette nuit-la, je vais vous dire des choses qu'il me serait penible de repeter devant un tribunal, je me sentais agite hors d'etat de dormir, ainsi que cela arrive quelquefois. "Mon esprit se reportait sur le hasard des cartes. Je ne faisais que me tourner, me retourner, lorsque soudain, un grand cri arriva a mon oreille, suivi d'un second cri plus fort encore, et qui venait du cote de la chambre occupee par le capitaine Barrington. "Cinq minutes plus tard, j'entendis un bruit de pas dans le corridor. "Sans allumer de lumiere, j'ouvris ma porte et je jetai un regard au dehors, croyant que quelqu'un s'etait trouve mal. C'etait Lord Avon qui se dirigeait vers moi. "D'une main, il tenait une chandelle degoutante. De l'autre, il portait un sac de voyage dont le contenu rendait un son metallique. "Sa figure etait decomposee, bouleversee a tel point que ma question se glaca sur mes levres. "Avant que je pusse la formuler, il rentra dans sa chambre et ferma sa porte sans bruit. "Le lendemain, en me reveillant, je le trouvai pres de mon lit. "-- Charles, dit-il, je ne puis supporter l'idee que vous ayez perdu cet argent chez moi. Vous le trouverez sur cette table. "Vainement je repondis par des eclats de rire a sa delicatesse exageree. Vainement je lui declarai que si j'avais gagne, j'aurais ramasse mon argent, de sorte qu'on pouvait trouver etrange que je n'eusse point le droit de payer apres avoir perdu. "-- Ni moi ni mon frere, nous n'y toucherons, dit-il. L'argent est la. Vous pourrez, en faire ce que vous voudrez. "Il ne voulut entendre aucune raison et s'elanca comme un fou hors de la chambre. Mais peut-etre ces details vous sont-ils connus et Dieu sait comme ils me sont penibles a rappeler. Mon pere restait immobile, les yeux fixes, oubliant la pipe fumante qu'il tenait a la main. -- Je vous en prie, Monsieur, dit-il, apprenez-nous le reste. -- Eh bien! soit. J'avais acheve ma toilette en une heure, a peu pres, car en ce temps-la, j'etais moins exigeant qu'aujourd'hui et je me retrouvais avec sir Lothian Hume au dejeuner. Il avait ete temoin de la meme scene que moi. Il avait hate de voir le capitaine Barrington et de s'enquerir pourquoi il avait charge son frere de nous restituer l'argent. Nous discutions de l'affaire, quand tout a coup, je levai les yeux au plafond et je vis, je vis... Mon oncle etait devenu tres pale tant ce souvenir etait distinct. Il passa la main sur ses yeux. "Le plafond etait d'un rouge cramoisi, dit-il en frissonnant, et ca et la des fentes noires et de chacune de ces fentes... Mais voila qui vous donnerait des reves, Mary. Je me bornerai a dire que je m'elancai dans l'escalier qui conduisait directement a la chambre du capitaine. Nous l'y trouvames gisant, la gorge coupee si largement qu'on voyait la blancheur de l'os. Un couteau de chasse se trouvait dans la chambre. Il appartenait a Lord Avon. On trouva dans les doigts crispes du mort une manchette brodee. Elle appartenait a Lord Avon. On trouva dans le foyer quelques papiers charbonnes. Ces papiers appartenaient a Lord Avon. O mon pauvre ami! a quel degre de folie avez-vous du arriver pour commettre une pareille action? -- Et qu'a dit Lord Avon? s'ecria mon pere. -- Il ne dit rien. Il allait et venait comme un somnambule, les yeux pleins d'horreur. Personne n'osa l'arreter, jusqu'au moment ou se ferait une enquete en due forme. Mais quand le tribunal du Coroner eut rendu contre lui un verdict de meurtre volontaire, le constable vint pour lui notifier son arrestation. "On ne le trouva pas. Il avait fui. "Le bruit courut qu'on l'avait vu la semaine suivante a Westminster, puis qu'il avait pu gagner l'Amerique, mais on ne sait rien de plus et ce sera un beau jour pour Sir Lothian Hume que celui ou on pourra prouver son deces, car il est son plus proche parent, et jusqu'a ce jour, il ne peut jouir ni du titre ni du domaine. Le recit de cette sombre histoire avait jete sur nous un froid glacial. Mon oncle tendit ses mains vers la flamme du foyer et je remarquai qu'elles etaient aussi blanches que ses manchettes. -- Je ne sais ce qu'est maintenant la Falaise royale, dit-il d'un air pensif. Ce n'etait point un joyeux sejour, meme avant que cette affaire le rendit plus sombre encore. Jamais scene ne fut mieux preparee pour une telle tragedie. Mais dix-sept ans se sont passes et peut-etre meme que ce terrible plafond... -- Il porte toujours la tache, dis-je. Je ne saurais dire lequel de nous trois fut le plus etonne, car ma mere n'avait jamais rien su de nos aventures de cette fameuse nuit. Ils resterent a me regarder, les yeux immobiles de stupefaction, a mesure que je faisais mon recit et mon coeur s'enfla d'orgueil quand mon oncle dit que nous nous etions comportes vaillamment et qu'il ne croyait pas qu'il y eut beaucoup de gens de notre age, capables d'une attitude aussi ferme. -- Mais quant a ce fantome, dit-il, ce dut etre un produit de votre imagination. C'est une faculte qui nous joue des tours etranges et, bien, que j'aie les nerfs aussi solides qu'on peut les desirer, je ne pourrais repondre de ce qui m'arriverait, s'il me fallait demeurer a minuit sous ce plafond tache de sang. -- Mon oncle, dis-je, j'ai vu un homme aussi distinctement que je vois ce feu et j'ai entendu les claquements aussi distinctement que j'entends les petillements des buches. En outre, nous n'avons pu etre trompes tous les deux. -- Il y a du vrai dans tout cela, dit-il d'un air pensif. Vous n'avez pas discerne les traits? -- Il faisait trop noir. -- Rien qu'un individu? -- La silhouette noire d'un seul. -- Et il a battu en retraite en montant l'escalier? -- Oui. -- Et il a disparu dans la muraille? -- Oui. -- Dans quelle partie de la muraille? dit fort haut une voix derriere nous. Ma mere jeta un cri. Mon pere laissa tomber sa pipe sur le tapis du foyer. J'avais fait demi-tour, l'haleine coupee. C'etait le domestique Ambroise, dont le corps disparaissait dans l'ombre de la porte, mais dont la figure brune se projetait en avant, en pleine lumiere, fixant ses yeux flamboyants sur les miens. -- Que diable signifie cela? s'ecria mon oncle. Il fut etrange de voir s'effacer cet eclair de passion du visage d'Ambroise. L'expression reservee du valet la remplaca. Ses yeux petillaient encore, mais, l'un apres l'autre, chacun de ses traits reprit en un instant sa froideur ordinaire. -- Je vous demande pardon, sir Charles, j'etais venu voir si vous aviez des ordres a me donner et je ne voulais pas interrompre le recit de ce jeune gentleman, mais je crains bien de m'y etre laisse entrainer malgre moi. -- Je ne vous ai jamais vu manquer d'empire sur vous-meme, dit mon oncle. -- Vous me pardonnerez certainement, sir Charles, si vous vous rappelez quelle etait ma situation vis-a-vis de Lord Avon. Il y avait un certain accent de dignite dans son langage. Ambroise sortit apres s'etre incline. -- Nous devons montrer quelque condescendance, dit mon oncle, reprenant soudain son ton leger. Quand un homme s'entend a preparer une tasse de chocolat, a faire un noeud de cravate, comme Ambroise sait le faire, il a droit a quelque consideration. Le fait est que le pauvre garcon etait le domestique de Lord Avon, qu'il etait a la Falaise royale dans la nuit fatale dont j'ai parle et qu'il est tres devoue a son ancien maitre. Mais voila que mes propos tournent au genre triste, Mary, ma soeur, et maintenant, si vous le preferez, nous reviendrons aux toilettes de la comtesse Lieven et aux commerages de Saint-James. VI -- SUR LE SEUIL Ce soir-la, mon pere m'envoya de bonne heure au lit, malgre mon vif desir de rester, car le moindre mot de cet homme attirait mon attention. Sa figure, ses manieres, la facon grandiose et imposante dont il faisait aller et venir ses mains blanches, son air de superiorite aisee, l'allure fantasque de ses propos, tout cela m'etonnait, m'emerveillait. Mais, ainsi que je le sus plus tard, la conversation devait rouler sur moi-meme, sur mon avenir. Cela fut cause qu'on m'expedia dans ma chambre, ou m'arrivait tantot la basse profonde de la voix paternelle, tantot la voix richement timbree de mon oncle, et aussi, de temps a autre, le doux murmure de la voix de ma mere. J'avais fini par m'endormir, lorsque je fus soudain reveille par le contact de quelque chose d'humide sur ma figure et par l'etreinte de deux bras chauds. La joue de ma mere etait contre la mienne. J'entendais tres bien la detente de ses sanglots et dans l'obscurite je sentais le frisson et le tremblement qui l'agitaient. Une faible lueur filtrait a travers les lames de la jalousie et me permettait de voir qu'elle etait vetue de blanc et que sa chevelure noire etait eparse sur ses epaules. -- Vous ne nous oublierez pas, Roddy? Vous ne nous oublierez pas? -- Pourquoi, ma mere? Qu'y a-t-il? -- Votre oncle, Roddy... Il va vous emmener, vous enlever a nous. -- Quand cela, ma mere? -- Demain. Que Dieu me pardonne, mais mon coeur bondit de joie, tandis que le sien, qui etait tout contre, se brisait de douleur. -- Oh! ma mere, m'ecriai-je. A Londres? -- A Brighton, d'abord, pour qu'il puisse vous presenter au Prince de Galles. Le lendemain, a Londres, ou vous serez en presence de ces grands personnages, ou vous devrez apprendre a regarder de haut ces pauvres gens, ces simples creatures aux moeurs d'autrefois, votre pere et votre mere. Je la serrai dans mes bras pour la consoler, mais elle pleurait si fort que malgre l'amour-propre et l'energie de mes dix-sept ans, et comme nous n'avons pas le tour qu'ont les femmes pour pleurer sans bruit, je pleurais avec des sanglots si bruyants que notre chagrin finit par faire place aux rires. -- Charles serait flatte s'il voyait quel accueil gracieux nous faisons a sa bonte, dit-elle. Calmez-vous, Roddy. Sans cela, vous allez certainement le reveiller. -- Je ne partirai pas, si cela doit vous faire de la peine, dis- je. -- Non, mon cher enfant, il faut que vous partiez, car il peut se faire que ce soit la votre unique et plus grande chance dans la vie. Et puis songez combien cela nous rendra fiers d'entendre votre nom mentionne parmi ceux des puissants amis de Charles. Mais, vous allez me promettre de ne point jouer, Roddy. Vous avez entendu raconter, ce soir, a quelles suites terribles cela peut conduire. -- Je vous le promets, ma mere. -- Et vous vous tiendrez en garde contre le vin, Roddy? Vous etes jeune et vous n'en avez pas l'habitude. -- Oui, ma mere. -- Et aussi contre les actrices, Roddy? Et puis, vous n'oterez point votre flanelle avant le mois de juin. C'est pour l'avoir fait que ce jeune Mr Overton est mort. Veillez a votre toilette, Roddy, de maniere a faire honneur a votre oncle, car c'est une des choses qui ont le plus contribue a sa reputation. Vous n'aurez qu'a vous conformer a ses conseils. Mais, s'il se presente des moments ou vous ne soyez pas en rapport avec de grands personnages, vous pourrez achever d'user vos habits de campagne, car votre habit marron est tout neuf pour ainsi dire. Pour votre habit bleu, il ferait votre ete repasse et reborde. J'ai sorti vos habits du dimanche avec le gilet de nankin, puisque vous devez voir le prince demain. Vous porterez vos bas de soie marron avec les souliers a boucles. Faites bien attention en marchant dans les rues de Londres, car on me dit que les voilures de louage sont en nombre infini. Pliez vos habits avant de vous coucher, Roddy, et n'oubliez pas vos prieres du soir, oh! mon cher garcon, car l'epoque des tentations approche et je ne serai plus aupres de vous pour vous encourager. Ce fut ainsi que ma mere, me tenant enlace dans ses bras bien doux et bien chauds, me pourvut de conseils en vue de ce monde-ci et de l'autre, afin de me preparer a l'importante epreuve qui m'attendait. Mon oncle ne parut pas le lendemain au dejeuner, mais Ambroise lui prepara une tasse de chocolat bien mousseux et la lui porta dans sa chambre. Lorsqu'il descendit enfin, vers midi, il etait si beau avec sa chevelure frisee, ses dents bien blanches, son monocle a effet bizarre, ses manchettes blanches comme la neige, et ses yeux rieurs, que je ne pouvais detacher de lui mes regards. -- Eh bien! mon neveu, s'ecria-t-il, que dites-vous de la perspective de venir a la ville avec moi? -- Je vous remercie, monsieur, dis-je, de la bienveillance et de l'interet que vous me temoignez. -- Mais il faut que vous me fassiez honneur. Mon neveu doit etre des plus distingues pour etre en harmonie avec tout ce qui m'entoure. -- C'est une buche du meilleur bois, vous verrez, monsieur, dit mon pere. -- Nous commencerons par en faire une buche polie et alors, nous n'en aurons pas fini avec lui. Mon cher neveu, vous devez constamment viser a etre dans le bon ton. Ce n'est pas une affaire de richesse, vous m'entendez. La richesse a elle seule ne suffit point. Price le Dore a quarante mille livres de rente, mais il s'habille d'une facon deplorable, et je vous assure qu'en le voyant arriver, l'autre jour, dans Saint-James Street, sa tournure me choqua si fort que je fus oblige d'entrer chez Vernet pour prendre un brandy a l'orange. Non, c'est une affaire de gout naturel, a quoi l'on arrive en suivant l'exemple et les avis de gens plus experimentes que vous. -- Je crains, Charles, dit ma mere, que la garde-robe de Roddy ne soit d'un campagnard. -- Nous aurons bientot pourvu a cela, des que nous serons arrives a la ville. Nous verrons ce que Stultz et Weston sont capables de faire pour lui, repondit mon oncle. Nous le tiendrons a l'ecart jusqu'a ce qu'il ait quelques habits a mettre. Cette facon de traiter mes meilleurs habits du dimanche amena de la rougeur aux joues de ma mere, mais mon oncle s'en apercut a l'instant, car il avait le coup d'oeil le plus prompt a remarquer les moindres bagatelles. -- Ces habits sont tres convenables, a Friar's Oak, ma soeur Mary, dit-il. Neanmoins, vous devez comprendre qu'au Mail, ils pourraient avoir l'air rococo. Si vous le laissez entre mes mains, je me charge de regler l'affaire. -- Combien faut-il par an a un jeune homme, demanda mon pere, pour s'habiller? -- Avec de la prudence et des soins, bien entendu, un jeune homme a la mode peut y suffire avec huit cents livres par an, repondit mon oncle. Je vis la figure de mon pauvre pere s'allonger. -- Je crains, monsieur, dit-il, que Roddy soit oblige de garder ses habits faits a la campagne. Meme avec l'argent de mes parts de prise... -- Bah! bah! s'ecria mon oncle, je dois deja a Weston un peu plus d'un millier de livres. Qu'est-ce que peuvent y faire quelques centaines de plus? Si mon neveu vient avec moi, c'est a moi a m'occuper de lui. C'est une affaire entendue et je dois me refuser a toute discussion sur ce point. Et il agita ses mains blanches, comme pour dissiper toute opposition. Mes parents voulurent lui adresser quelques remerciements, mais il y coupa court. -- A propos, puisque me voici a Friar's Oak, il y a une autre petite affaire que j'aurais a terminer, dit-il. Il y a ici, je crois, un lutteur nomme Harrison, qui aurait, a une certaine epoque, ete capable de detenir le championnat. En ce temps-la, le pauvre Avon et moi, nous etions ses soutiens ordinaires. Je serais enchante de pouvoir lui dire un mot. Vous pouvez penser combien je fus fier de traverser la rue du village avec mon superbe parent et de remarquer du coin de l'oeil comme les gens se mettaient aux portes et aux fenetres pour nous regarder. Le champion Harrison etait debout devant sa forge et il ota son bonnet en voyant mon oncle entrer. -- Que Dieu me benisse, monsieur! Qui se serait attendu a vous voir a Friar's Oak? Ah! sir Charles, combien de souvenirs passes votre vue fait renaitre! -- Je suis content de vous retrouver en bonne forme, Harrison, dit mon oncle en l'examinant des pieds a la tete. Eh! Avec une semaine d'entrainement vous redeviendriez aussi bon qu'avant. Je suppose que vous ne pesez pas plus de deux cents a deux cent vingt livres? -- Deux cent dix, sir Charles. Je suis dans la quarantaine; mais les poumons et les membres sont en parfait etat et si ma bonne femme me deliait de ma promesse, je ne serais pas longtemps a me mesurer avec les jeunes. Il parait qu'on a fait venir dernierement de Bristol des sujets merveilleux. -- Oui, le jaune de Bristol a ete la couleur gagnante depuis peu. Comment allez-vous, mistress Harrison? Vous ne vous souvenez pas de moi, je pense? Elle etait sortie de la maison et je remarquai que sa figure fletrie -- sur laquelle une scene terrifiante de jadis avait du imprimer sa marque -- prenait une expression dure, farouche, en regardant mon oncle. -- Je ne me souviens que trop bien de vous, sir Charles Tregellis, dit-elle. Vous n'etes pas venu, j'espere, aujourd'hui pour tenter de ramener mon mari dans la voie qu'il a abandonnee. -- Voila comment elle est, sir Charles, dit Harrison en posant sa large main sur l'epaule de la femme. Elle a obtenu ma promesse et elle la garde. Jamais il n'y eut meilleure epouse et plus laborieuse, mais elle n'est pas, comme vous diriez, une personne propre a encourager les sports. Ca, c'est un fait. -- Sport! s'ecria la femme avec aprete. C'est un charmant sport pour vous, sir Charles, qui faites agreablement vos vingt milles en voiture a travers champs avec votre panier a dejeuner et vos vins, pour retourner gaiement a Londres, a la fraicheur du soir, avec une bataille savamment livree comme sujet de conversation. Songez a ce que fut pour moi ce sport, quand je restais de longues heures immobile, a ecouter le bruit des roues de la chaise qui me ramenerait mon mari. Certains jours, il rentrait de lui-meme. A certains autres, on l'aidait a rentrer, ou bien on le transportait, et c'etait uniquement grace a ses habits que je le reconnaissais. -- Allons, ma femme, dit Harrison, en lui tapotant amicalement sur l'epaule. J'ai ete parfois mal arrange en mon temps, mais cela n'a jamais, ete aussi grave que cela. -- Et passer ensuite des semaines et des semaines avec la crainte que le premier coup frappe a la porte, soit pour annoncer que l'autre est mort, que mon mari sera amene a la barre et juge pour meurtre. -- Non, elle n'a pas une goutte de sportsman dans les veines, dit Harrison. Elle ne sera jamais une protectrice du sport. C'est l'affaire de Baruch le noir qui l'a rendue telle, quand nous pensions qu'il avait ecope une fois de trop. Oui, mais elle a ma parole, et jamais je ne jetterai mon chapeau par-dessus les cordes tant qu'elle ne me l'aura pas permis. -- Vous garderez votre chapeau sur votre tete, comme un honnete homme qui craint Dieu, John, dit sa femme en rentrant dans la maison. -- Pour rien au monde, je ne voudrais vous faire changer de resolution, dit mon oncle. Et pourtant si vous aviez eprouve quelque envie de gouter au sport d'autrefois, dit mon oncle, j'avais une bonne chose a vous mettre sous la main. -- Bah! monsieur, cela ne sert a rien, dit Harrison, mais tout de meme, je serais heureux d'en savoir quelques mots. -- On a decouvert un bon gaillard, d'environ deux cents livres, par la-bas, du cote de Gloucester. Il se nomme Wilson et on l'a baptise le Crabe a cause de sa facon de se battre. Harrison hocha la tete. -- Je n'ai jamais entendu parler de lui, monsieur. -- C'est extremement probable, car il n'a jamais paru dans le Prize-Ring. Mais on a une haute idee de lui dans l'Ouest et il peut tenir tete a n'importe lequel des Belcher avec les gants de boxe. -- Ca, c'est de la boxe pour vivre, dit le forgeron. -- On m'a dit qu'il avait eu le dessus dans un combat prive avec Noah James du Cheshire. -- Il n'y a pas, monsieur, d'homme plus fort que Noah James le garde du corps, dit Harrison. Moi-meme, je l'ai vu revenir a la charge cinquante fois, apres avoir eu la machoire brisee en trois endroits. Si Wilson est capable de le battre, il ira loin. -- On est de cet avis dans l'Ouest et on compte le lancer sur le champion de Londres. Sir Lothian Hume est son tenant et pour finir l'histoire en quelques mots, je vous dirai qu'il me met au defi de trouver un jeune boxeur de son poids qui le vaille. Je lui ai repondu que je n'en connaissais point de jeunes, mais que j'en avais un ancien qui n'avait pas mis les pieds dans un ring depuis des annees et qui etait capable de faire regretter a son homme d'avoir fait le voyage de Londres. "-- Jeune ou vieux, ou au-dessus de trente cinq, m'a-t-il repondu, vous pouvez m'amener qui vous voudrez, ayant le poids, et je mettrai sur Wilson a deux contre un. "Je l'ai pris contre des milliers de livres, tel que me voila. -- C'est peine perdue, Sir Charles, dit le forgeron en hochant la tete. Rien ne me serait plus agreable, mais vous avez vous-meme entendu ce qu'elle disait. -- Eh bien! Harrison, si vous ne voulez pas combattre, il faut tacher de trouver un poulain qui promette. Je serai content d'avoir votre avis a ce sujet. A propos, j'occuperai la place de president a un souper de la Fantaisie, qui aura lieu a l'auberge de la "Voiture et des Chevaux" a Saint Martin's Lane, vendredi prochain. Je serai tres heureux de vous avoir parmi les invites. Hola! Qui est celui-ci? Et aussitot, il mit son lorgnon a son oeil. Le petit Jim etait sorti de la forge son marteau a la main. Il avait, je m'en souviens, une chemise de flanelle grise, dont le col etait ouvert, et dont les manches etaient relevees. Mon oncle promena sur les belles lignes de ce corps superbe un regard de connaisseur. -- C'est mon neveu, Sir Charles. -- Est-ce qu'il demeure avec vous? -- Ses parents sont morts. -- Est-il jamais alle a Londres? -- Non, Sir Charles, il est reste avec moi, depuis le temps ou il n'etait pas plus haut que ce marteau. Mon oncle s'adressa au petit Jim. -- Je viens d'apprendre que vous n'etes jamais alle a Londres, dit-il. Votre oncle vient a un souper que je donne a la Fantaisie, vendredi prochain. Vous serait-il agreable d'etre des notres? Les yeux du petit Jim etincelerent de plaisir. -- Je serais enchante d'y aller, monsieur. -- Non, non, Jim, dit le forgeron intervenant brusquement. Je suis fache de vous contrarier, mon garcon, mais il y a des raisons pour lesquelles je prefere vous voir rester ici avec votre tante. -- Bah! Harrison, laissez donc venir le jeune homme. -- Non, non, Sir Charles, c'est une compagnie dangereuse pour un luron de sa sorte. II y a de l'ouvrage de reste pour lui, quand je suis absent. Le pauvre Jim fit demi-tour, le front assombri, et rentra dans la forge. De mon cote, je m'y glissai pour tacher de le consoler et le mettre au courant des changements extraordinaires qui s'etaient produits dans mon existence. Mais je n'en etais pas a la moitie de mon recit que Jim, ce brave coeur, avait deja commence a oublier son propre chagrin, pour participer a la joie que me causait cette bonne fortune. Mon oncle me rappela dehors. La voiture, avec ses deux juments attelees en tandem, nous attendait devant le cottage. Ambroise avait mis a leurs places le panier a provisions, le chien de manchon et le precieux necessaire de toilette. Il avait grimpe par derriere. Pour moi, apres une cordiale poignee de mains de mon pere, apres que ma mere m'eut une derniere fois embrasse en sanglotant, je pris ma place sur le devant a cote de mon oncle. -- Laissez-la aller, dit-il au palefrenier. Et apres une legere secousse, un coup de fouet et un tintement de grelots, nous commencames notre voyage. A travers les annees, avec quelle nettete, je revois ce jour de printemps, avec ses campagnes d'un vert anglais, son ciel que rafraichit l'air d'Angleterre, et ce cottage jaune a pignon pointu dans lequel j'etais arrive de l'enfance a la virilite. Je vois aussi a la porte du jardin quelques personnes, ma mere qui tourne la tete vers le dehors et agite un mouchoir, mon pere en habit bleu, en culotte blanche, d'une main s'appuyant sur sa canne et de l'autre, s'abritant les yeux pour nous suivre du regard. Tout le village etait sorti pour voir le jeune Roddy Stone partir en compagnie de son parent, le grand personnage venu de Londres et pour aller visiter le prince dans son propre palais. Les Harrison devant la forge, me faisaient des signes, de meme John Cummings poste sur le seuil de l'auberge. Je vis aussi Joshua Allen, mon vieux maitre d'ecole. Il me montrait aux gens comme pour leur dire: "voila ce qu'on devient en passant par mon ecole." Pour achever le tableau, croiriez-vous qu'a la sortie meme du village, nous passames tout pres de miss Hinton l'actrice, dans le meme phaeton attele du meme poney que quand je la vis pour la premiere fois, et si differente de ce qu'elle etait ce jour-la! Je me dis que si meme le petit Jim n'eut fait que cela, il ne devait pas croire que sa jeunesse s'etait ecoulee sterilement a la campagne. Elle s'etait mise en route pour le voir, c'etait certain, car ils s'entendaient mieux que jamais. Elle ne leva pas meme les yeux. Elle ne vit pas le geste que je lui adressai de la main. Ainsi donc, des que nous eumes tourne la courbe de la route, le petit village disparut de notre vue; puis par dela le creux que forment les dunes, par dela les clochers de Patcham et de Preston, s'etendaient la vaste mer bleue et les masses grises de Brighton au centre duquel les etranges domes et les minarets orientaux du pavillon du Prince. Le premier etranger venu aurait trouve de la beaute dans ce tableau, mais pour moi, il representait le monde, le vaste et libre univers. Mon coeur battait, s'agitait, comme le fait celui du jeune oiseau, quand il entend le bruissement de ses propres ailes et qu'il glisse sous la voute du ciel au-dessus de la verdure des compagnes. Il peut venir un jour ou il jettera un regard de regret sur le nid confortable dans la baie d'epine, mais songe-t-il a cela, quand le printemps est dans l'air, quand la jeunesse est dans son sang, quand le faucon de malheur ne peut encore obscurcir l'eclat du soleil par l'ombre malencontreuse de ses ailes. VII -- L'ESPOIR DE L'ANGLETERRE Mon oncle continua quelque temps son trajet sans mot dire, mais je sentais qu'a chaque instant, il tournait les yeux de mon cote et je me disais avec un certain malaise qu'il commencait deja a se demander s'il pourrait jamais faire quelque chose de moi, ou s'il s'etait laisse entrainer a une faute involontaire, quand il avait cede aux sollicitations de sa soeur et avait consenti a faire voir au fils de celle-ci quelque peu du grand monde au milieu duquel il vivait. -- Vous chantez, n'est-ce pas, mon neveu? demanda-t-il soudain. -- Oui, monsieur, un peu. -- Voix de baryton, a ce que je croirais? -- Oui, monsieur. -- Votre mere m'a dit que vous jouez du violon. Ce sont la des talents qui vous rendront service aupres du Prince. On est musicien dans sa famille. Votre education a ete ce qu'elle pouvait etre dans une ecole de village. Apres tout, dans la bonne societe, on ne vous fera pas subir un examen sur les racines grecques, et c'est fort heureux pour un bon nombre d'entre nous. Il n'est pas mauvais d'avoir sous la main quelque bribe d'Horace ou de Virgile, comme _sub tegmine fagi_ ou _habet faenun in cornu_. Cela releve la conversation, comme une gousse d'ail dans la salade. Le bon ton exige que vous ne soyez pas un erudit, mais il y a quelque grace a laisser entrevoir que vous avez su jadis pas mal de choses. Savez- vous faire des vers? -- Je crains bien de ne pas le savoir, monsieur. -- Un petit dictionnaire de rimes vous coutera une demi-couronne. Les vers de societe sont d'un grand secours a un jeune homme. Si vous avez de votre cote les dames, peu importe qui sera contre vous. Il faut apprendre a ouvrir une porte, a entrer dans une chambre, a presenter une tabatiere, en tenant le couvercle souleve avec l'index de la main qui la presente. Il vous faut acquerir la facon dont on fait la reverence a un homme, ce qui exige qu'on garde un soupcon de dignite, et la facon de la faire a une femme, ou on ne saurait mettre trop d'humilite, sans negliger toutefois d'y ajouter un leger abandon. Il vous faut acquerir avec les femmes des manieres qui soient a la fois suppliantes et audacieuses. Avez-vous quelque excentricite? Cela me fit rire, l'air d'aisance dont il me fit cette question, comme si c'etait la une qualite des plus ordinaires. -- En tout cas, vous avez un rire agreable, seduisant. Mais le meilleur ton d'aujourd'hui exige une excentricite, et pour peu que vous ayez des penchants vers quelqu'une, je ne manquerai pas de vous conseiller de lui laisser libre cours. Petersham serait reste toute sa vie un simple particulier, si on ne s'etait pas avise qu'il avait une tabatiere pour chaque jour de l'annee et qu'il s'etait enrhume par la faute de son valet de chambre, qui l'avait laisse partir par une froide journee d'hiver avec une mince tabatiere en porcelaine de Sevres, au lieu d'une tabatiere d'epaisse ecaille. Voila qui l'a tire de la foule, comme vous le voyez, et l'on s'est souvenu de lui. La plus petite particularite caracteristique, comme celle d'avoir une tarte aux abricots toute l'annee sur votre servante, ou celle d'eteindre tous les soirs votre bougie en la fourrant sous votre oreiller, et il n'en faut pas davantage pour vous distinguer de votre prochain. Pour ma part, ce qui m'a fait arriver ou je suis, c'est la rigueur de mes jugements en matiere de toilette, de decorum. Je ne me donne point pour un homme qui suit la loi, mais pour un homme qui la fait. Par exemple, je vous presente au Prince en gilet de nankin, aujourd'hui: quelles seront a votre avis les consequences de ce fait? A ne consulter que mes craintes, le resultat devait etre une deconfiture pour moi, mais je ne le dis point. -- Eh bien, le coche de nuit rapportera la nouvelle a Londres. Elle sera demain matin chez Buookes et chez White. La semaine prochaine, Saint-James Street et le Mail seront pleins de gens en gilets de nankin. Un jour, il m'arriva une aventure tres penible. Ma cravate se defit dans la rue et je fis bel et bien le trajet de Carlton House jusque chez Wattier dans Bruton Street, avec les deux bouts de ma cravate flottants. Vous imaginez-vous que cela ait ebranle ma situation? Le soir meme, il y avait par douzaines dans les rues de Londres des freluquets portant leur cravate denouee. Si je n'avais pas remis la mienne en ordre, il n'y aurait pas a l'heure presente une seule cravate nouee dans tout le royaume, et un grand art se serait perdu prematurement. Vous ne vous etes pas encore applique a le pratiquer? Je convins que non. -- Il faudrait vous y mettre maintenant que vous etes jeune. Je vous enseignerai moi-meme le _coup d'archet_. En y consacrant quelques heures dans la journee, des heures qui d'ailleurs seraient perdues, vous pouvez etre parfaitement cravate dans votre age mur. Le tour de main consiste simplement a tenir le menton tres en l'air, tandis que vous superposez les plis en descendant vers la machoire inferieure. Quand mon oncle parlait de sujets de cette sorte, il avait toujours dans ses yeux d'un bleu fonce cet eclair de fine malice qui me faisait juger que cet humour, qui lui etait propre, etait une excentricite consciente, ayant selon moi sa source dans une extreme severite dans le gout, mais portee volontairement jusqu'a une exageration grotesque, pour les memes raisons qui le poussaient a me conseiller quelque excentricite personnelle. Lorsque je me rappelais en quels termes il avait parle de son malheureux ami, Lord Avon, le soir precedent, et l'emotion qu'il avait montree en racontant cette horrible histoire, je fus heureux qu'il battit dans sa poitrine un coeur d'homme, quelque peine qu'il se donnat pour le cacher. Et le hasard voulut que je fusse a tres peu de temps de la, dans le cas d'y jeter un regard furtif, car un evenement fort inattendu nous arriva au moment ou nous passions devant l'Hotel de la Couronne. Un essaim de palefreniers et de grooms arriva a nous. Mon oncle, jetant les renes, prit Fidelio de dessus le coussin qu'il occupait sous le siege. -- Ambroise, cria-t-il, vous pouvez emporter Fidelio. Mais il ne recut pas de reponse. Le siege de derriere etait vide. Plus d'Ambroise. Nous pouvions a peine en croire nos yeux, quand nous mimes pied a terre: il en etait pourtant ainsi. Ambroise etait certainement monte a sa place, la-bas a Friar's Oak, d'ou nous etions venus d'un trait, a toute la vitesse que pouvaient donner les juments. Mais en quel endroit avait-il disparu? -- Il sera tombe dans un acces, s'ecria mon oncle. Je rebrousserais chemin, mais le Prince nous attend. Ou est le patron de l'hotel? La, Coppinger, envoyez-moi votre homme le plus sur a Friar's Oak. Qu'il aille de toute la vitesse de son cheval chercher des nouvelles de mon domestique Ambroise! Qu'on n'epargne aucune peine! A present, neveu, nous allons luncher. Puis, nous monterons au pavillon. Mon oncle etait fort agite de la perte de son domestique, d'autant plus qu'il avait l'habitude de prendre plusieurs bains et de changer plusieurs fois de costume, pendant le moindre voyage. Pour mon compte, me rappelant le conseil de ma mere, je brossai soigneusement mes habits, je me fis aussi propre que possible. J'avais le coeur dans les talons de mes petits souliers a boucles d'argent, a la pensee que j'allais etre mis en la presence de ce grand et terrible personnage, le Prince de Galles. Plus d'une fois, j'avais vu sa barouche jaune lancee a fond de train, a travers Friar's Oak. J'avais ote et agite mon chapeau, comme tout le monde, sur son passage, mais, dans mes reves les plus extravagants, il ne m'etait jamais venu a l'esprit que je serais appele un jour a me trouver face-a-face avec lui et a repondre a ses questions. Ma mere m'avait enseigne a le regarder avec respect, etant un de ceux que Dieu a destines a regner sur nous, mais mon oncle sourit quand je lui parlai de ce qu'elle m'avait appris. -- Vous etes assez grand pour voir les choses telles qu'elles sont, neveu, dit-il, et leur connaissance parfaite est le gage certain que vous vous trouvez dans le cercle intime ou j'entends vous faire entrer. Il n'est personne qui connaisse mieux que moi le prince; il n'est personne qui ait moins que moi confiance en lui. Jamais chapeau n'abrita plus etrange reunion de qualites contradictoires. C'est un homme toujours presse, quoiqu'il n'ait jamais rien a faire. Il fait des embarras a propos de choses qui ne le regardent pas, et il neglige ses devoirs les plus manifestes. Il se montre genereux envers des gens auxquels il ne doit rien, mais il a ruine ses fournisseurs en se refusant a payer ses dettes les plus legitimes. Il temoigne de l'affection a des gens que le hasard lui a fait rencontrer, mais son pere lui inspire de l'aversion, sa mere de l'horreur, et il n'adresse jamais la parole a sa femme. Il se pretend le premier gentleman de l'Angleterre, mais les gentlemen ont riposte en blackboulant ses amis a leur club et en le mettant a l'index a Newmarket, comme suspect d'avoir triche sur un cheval. Il passe son temps a exprimer de nobles sentiments et a les contredire par des actes ignobles. Il raconte sur lui-meme des histoires si grotesques qu'on ne saurait plus se les expliquer que par le sang qui coule dans ses veines. Et malgre tout cela, il sait parfois faire preuve de dignite, de courtoisie, de bienveillance, et j'ai trouve en cet homme des elans de generosite qui m'ont fait oublier les fautes qui ne peuvent avoir uniquement leur source, que dans la situation qu'il occupe, situation pour laquelle aucun homme ne fut moins fait que lui. Mais cela doit rester entre nous, mon neveu, et maintenant, vous allez venir avec moi, et vous vous formerez vous- meme une opinion. Notre promenade fut assez courte et cependant elle prit quelque temps, car mon oncle marchait avec une grande dignite, tenant d'une main son mouchoir brode et de l'autre balancant negligemment sa canne a bout d'ambre nuageux. Tous les gens, que nous rencontrions, paraissaient le connaitre et se decouvraient aussitot sur son passage. Toutefois, comme nous tournions pour entrer dans l'enceinte du pavillon, nous apercumes un magnifique equipage de quatre chevaux noirs comme du charbon que conduisait un homme d'aspect vulgaire, d'age moyen, coiffe d'un vieux bonnet qui portait la trace des intemperies. Je ne remarquai rien, qui put le distinguer d'un conducteur ordinaire de voitures, si ce n'est qu'il causait avec la plus grande aisance avec une coquette petite femme perchee a cote de lui sur le siege. -- Hello! Charlie, bonne promenade que celle qui vous ramene, s'ecria-t-il. Mon oncle fit un salut et adressa un sourire a la dame. -- Je l'ai coupee en deux pour faire un tour a Friar's Oak, dit- il. J'ai ma voiture legere et deux nouvelles juments de demi-sang, des bai Demi-Cleveland. -- Que dites-vous de mon attelage de noirs? -- Oui, sir Charles, comment les trouvez-vous? Ne sont-ils pas diablement chics? s'ecria la petite femme. -- Ils sont d'une belle force, de bons chevaux, pour l'argile du Sussex. Les paturons un peu gros a mon avis. J'aime a faire du chemin. -- Faire du chemin? s'ecria la petite femme avec une extreme vehemence. Quoi! Quoi! Que le... Elle se livra a des propos que je n'avais jamais entendu jusqu'alors meme dans la bouche d'un homme. -- Nous partirions avec nos palonniers qui se touchent et nous aurions commande, prepare et mange notre diner avant que vous soyez la pour en reclamer votre part. -- Par Georges, Letty a raison, s'ecria l'homme. Est-ce que vous partez demain? -- Oui, Jack. -- Eh bien! je vais vous faire une offre, tenez, Charlie. Je ferai partir mes betes de la place du chateau, a neuf heures moins le quart. Vous vous mettrez en route des que l'horloge sonnera neuf heures. Je doublerai les chevaux. Je doublerai aussi la charge. Si vous arrivez seulement a me voir avant que nous passions le pont de Westminster, je vous paie une belle piece de cent livres. Sinon, l'argent est a moi. On joue ou on paie, est-ce tenu? -- Parfaitement! dit mon oncle. Et soulevant son chapeau, il entra dans le parc. Comme je le suivais, je vis la femme prendre les renes, pendant que l'homme se retournait pour nous regarder et lancait un jet de jus de tabac, comme l'eut fait un cocher de profession. -- C'est sir John Lade, dit mon oncle, un des hommes les plus riches et des meilleurs cochers de l'Angleterre; il n'y a pas sur les routes un professionnel plus expert a manier les renes et la langue et sa femme Lady Letty ne s'entend pas moins a l'un qu'a l'autre. -- C'est terrible de l'entendre? dis-je. -- Oui! c'est son genre d'excentricite. Nous en avons tous. Elle divertit le prince. Maintenant, mon neveu, serrez-moi de pres, ayez les yeux ouverts et la bouche close. Deux rangs de magnifiques laquais rouge et or, qui gardaient la porte, s'inclinerent profondement, pendant que nous passions au milieu d'eux, mon oncle et moi, lui redressant la tete et paraissant chez lui, moi faisant de mon mieux pour prendre de l'assurance, bien que mon coeur battit a coups rapides. De la, on passa dans un hall haut et vaste, decore a l'orientale, qui s'harmonisait avec les domes et les minarets du dehors. Un certain nombre de personnes s'y trouvaient allant et venant tranquillement, formant des groupes ou l'on causait a voix basse. Un de ces personnages, un homme courtaud, trapu, a figure rouge, qui faisait beaucoup d'embarras, se donnant de grands airs d'importance, accourut au devant de mon oncle. -- J'ai tes bonnes nouvelles, sir Charles, dit-il en baissant la voix comme s'il s'agissait d'affaires d'Etat, _Es ist vollendet_, ca veut tire: j'en suis fenu a pout. -- Tres bien, alors servez chaud, dit froidement mon oncle, et faites en sorte que les sauces soient un peu meilleures qu'a mon dernier diner a Carlton House. -- Ah! _mein Gott_, fous croyez que je barle te cuisine. C'est te l'affaire tu brince que je barle. C'est un bedit fol au fent qui faut cent mille livres. Tis pour cent et le double a rembourser quand le Royal papa mourra. _Alles ist fertig_. Goldsmidt, de la Haye, s'en est charche et le puplic de Hollande a souscrit la somme. -- Grand bien fasse au public de Hollande, murmura mon oncle, pendant que le gros homme allait offrir ses nouvelles a quelque nouvel arrivant. Mon neveu, c'est le fameux cuisinier du prince. Il n'a pas son pareil en Angleterre pour le filet saute aux champignons. C'est lui qui regle les affaires d'argent du prince. -- Le cuisinier! m'ecriai-je tout abasourdi. -- Vous paraissez surpris, mon neveu? -- Je me serais figure qu'une banque respectable... Mon oncle approcha ses levres de mon oreille. -- Pas une maison qui se respecte ne voudrait s'en meler, dit-il a voix basse... Ah! Mellish. Le prince est-il chez lui? -- Au salon particulier, sir Charles, dit le gentleman interpelle. -- Y a-t-il quelqu'un avec lui? -- Sheridan et Francis. Il a dit qu'il vous attendait. -- Alors, nous allons entrer. Je le suivis a travers la plus etrange succession de chambres ou brillait partout une splendeur barbare mais curieuse, qui me fit l'effet d'etre tres riche, tres merveilleuse, et dont j'aurais peut-etre aujourd'hui une opinion bien differente. Sur les murs brillaient des dessins en arabesque d'or et d'ecarlate. Des dragons et des monstres dores se tortillaient sur les corniches et dans les angles. De quelque cote que se portassent nos regards, d'innombrables miroirs multipliaient l'image de l'homme de haute taille, a mine fiere, a figure pale, et du jeune homme si timide qui marchait a cote de lui. A la fin, un valet de pied ouvrit une porte et nous nous trouvames dans l'appartement prive du prince. Deux gentlemen se prelassaient dans une attitude pleine d'aisance sur de somptueux fauteuils. A l'autre bout de la piece, un troisieme personnage etait debout entre eux sur de belles et fortes jambes qu'il tenait ecartees et il avait les mains croisees derriere son dos. Le soleil les eclairait par une fenetre laterale et je me rappelle encore tres bien leurs physionomies, l'une dans le demi-jour, l'autre en pleine lumiere, et la troisieme, a moitie dans l'ombre, a moitie au soleil. Des deux personnages assis, je me rappelle que l'un avait le nez un peu rouge, des yeux noirs etincelants, l'autre une figure austere, reveche, encadree par les hauts collets de son habit et par une cravate aux nombreux tours. Ils m'apparurent en un seul tableau, mais ce fut sur le personnage central que mes regards se fixerent, car je savais qu'il devait etre le Prince de Galles. Georges etait alors dans sa quarante et unieme annee et avec l'aide de son tailleur et son coiffeur, il eut pu paraitre moins age. Sa vue suffit a me mettre a l'aise, car c'etait un personnage a joyeuse mine, beau en depit de sa tournure replete et congestionnee, avec ses yeux rieurs et ses levres boudeuses et mobiles. Il avait le bout du nez releve, ce qui accentuait l'air de bonhomie qui dominait en lui, en depit de sa dignite. Il avait les joues pales et bouffies, comme un homme qui vit trop bien et qui se donne trop peu d'exercice. Il etait vetu d'un habit noir sans revers, de pantalons en basane tres collants sur ses grosses cuisses, de bottes vernies a l'ecuyere, et portait une immense cravate blanche. -- Hello! Tregellis, s'ecria-t-il du ton le plus gai, des que mon oncle franchit le seuil. Mais soudain, le sourire s'eteignit sur sa figure et la colere brilla dans ses yeux. -- Qui diable est celui-ci, cria-t-il d'un ton irrite. Un frisson de frayeur me passa sur le corps, car je crus que cette explosion etait due a ma presence. Mais son regard allait a un objet plus eloigne; en regardant autour de nous, nous vimes un homme en habit marron et en perruque negligee. Il nous avait suivis de si pres que le valet de pied l'avait laisse passer dans la conviction qu'il nous accompagnait. Il avait la figure tres rouge et dans son emotion, il froissait bruyamment le pli de papier bleu qu'il tenait a la main. -- Eh! mais c'est Vuillamy, le marchand de meubles, s'ecria le prince. Comment? Est-ce qu'on va me relancer jusque dans mon interieur? Ou est Mellish? ou est Townshend? Que diable fait donc Tom Tring? -- J'assure Votre Altesse Royale que je ne me serais pas introduit hors de propos. Mais il me faut de l'argent... Du moins, un acompte de mille livres me suffirait. -- Il vous faut... il vous faut. Vuillamy, voila un singulier langage. Je paie mes dettes quand je le juge a propos et je n'entends pas qu'on essaie de m'effrayer. Laquais, reconduisez-le. Mettez-le dehors. -- Si je n'ai pas cette somme lundi, je serai devant le banc de votre papa, geignit le petit homme. Et pendant que le valet l'emmenait, nous pumes l'entendre repeter au milieu des eclats de rire qu'il ne manquerait pas de soumettre l'affaire au banc de papa. -- Ce devrait etre le banc le plus long qu'il y ait en Angleterre, n'est-ce pas, Sherry, repondit le prince, car il faudrait y mettre bon nombre de sujets de Sa Majeste. Je suis enchante de vous revoir, Tregellis, mais reellement vous devriez bien faire plus d'attention a ceux que vous trainez sur vos jupons. Hier meme, nous avions ici un maudit Hollandais qui jetait les hauts cris a propos de quelques interets en retard et le diable sait quoi. "Mon brave garcon, ai-je dit, tant que les Communes me rationneront, je vous mettrai a la ration", et l'affaire a ete reglee. -- Je pense que les Communes marcheraient maintenant, si l'affaire leur etait exposee par Charlie Fox ou par moi, dit Sheridan. Le prince eclata en imprecations contre les Communes avec une energie sauvage qu'on n'aurait guere attendue de ce personnage a figure haineuse et florissante. -- Que le diable les emporte! s'ecria-t-il. Apres tous leurs sermons et m'avoir jete a la figure la vie exemplaire de mon pere, il leur a fallu payer ses dettes a lui, un million de livres ou peu s'en faut, alors que je ne peux tirer d'elles que cent mille livres. Et voyez ce qu'elles ont fait pour mes freres: York est commandant en chef, Clarence est amiral, et moi, que suis-je? Colonel d'un mechant regiment de dragons, sous les ordres de mon propre frere cadet! C'est ma mere qui est au fond de tout cela. Elle a toujours fait son possible pour me tenir a l'ecart. Mais quel est celui que vous avez amene, hein, Tregellis? Mon oncle mit la main sur ma manche et me fit avancer. -- C'est le fils de ma soeur, Sir. Il se nomme Rodney Stone. Il vient avec moi a Londres et j'ai cru bien faire en commencant par le presenter a Votre Altesse Royale. -- C'est tres bien! C'est tres bien! dit le prince avec un sourire bienveillant, en me passant familierement la main sur l'epaule. Votre mere vit-elle encore? -- Oui, Sir, dis-je. -- Si vous etes pour elle un bon fils, vous ne tournerez jamais mal. Et retenez bien mes paroles, monsieur Rodney Stone. Il faut que vous honoriez le roi, que vous aimiez votre pays, que vous defendiez la glorieuse Constitution anglaise. Me rappelant avec energie qu'il s'etait emporte contre les Communes, je ne pus m'empecher de sourire et je vis Sheridan mettre la main devant ses levres. -- Vous n'avez qu'a faire cela, a faire preuve de fidelite a votre parole, a eviter les dettes, a faire regner l'ordre dans vos affaires, pour mener une existence heureuse et respectee. Que fait votre pere, monsieur Stone? Il est dans la marine royale? J'en ai moi-meme ete un peu. Je ne vous ai jamais raconte, Tregellis, comment nous avions pris a l'abordage le sloop de guerre francais _La Minerve?_ -- Non, Sir, dit mon oncle, tandis que Sheridan et Francis echangeaient des sourires derriere le dos du prince. -- Il deployait son drapeau tricolore, ici meme, devant les fenetres de mon pavillon. Jamais de ma vie je n'ai vu une impudence si monstrueuse. Il faudrait avoir plus de sang-froid que je n'en ai pour souffrir cela. Je m'embarquai sur mon petit canot, vous savez, ma chaloupe de cinquante tonneaux, avec deux canons de quatre a chaque bord et un canon de six a l'avant. -- Et puis, Sir? et puis? s'ecria Francis, qui avait l'air d'un homme irascible au rude langage. -- Vous me permettrez de faire ce recit de la facon qu'il me convient, Sir Philippe Francis, dit le prince d'un ton digne. Comme j'allais vous le dire, notre artillerie etait si legere que, je vous en donne ma parole, j'aurais pu faire tenir dans une poche de mon habit, notre decharge de tribord et dans une autre, celle de babord. Nous approchames du gros navire francais. Nous recumes son feu et nous ecorchames sa peinture avant de tirer. Mais cela ne servit a rien. Par Georges! autant eut valu canonner un mur de terre que de lancer nos boulets dans sa charpente. Il avait ses filets leves, mais nous sautames a l'abordage et nous tapames du marteau sur l'enclume. Il y eut pour vingt minutes d'un engagement des plus vifs. Nous finimes par repousser son equipage dans la soute. On cloua solidement les ecoutilles et on remorqua le bateau jusqu'a Seaham. Surement vous etiez alors avec nous, Sherry? -- J'etais a Londres a cette epoque, dit gravement Sheridan. -- Vous pouvez vous porter garant du combat, Francis? -- Je puis me porter garant que j'ai entendu Votre Altesse faire ce recit. -- Ce fut une rude partie au coutelas et au pistolet. Pour moi, je prefere la rapiere. C'est une arme de gentilhomme. Vous avez entendu parler de ma querelle avec le chevalier d'Eon. Je l'ai tenu quarante minutes a la pointe de mon epee chez Angelo. C'etait une des plus fines lames de l'Europe mais j'avais trop de souplesse dans le poignet pour lui. "Je remercie Dieu qu'il y ait un bouton au fleuret de Votre Altesse", dit-il, quand nous eumes fini notre escrime. A propos, vous etes quelque peu duelliste, Tregellis? Combien de fois etes-vous alle sur le terrain? -- J'y allais d'ordinaire toutes les fois qu'il me fallait un peu d'exercice, dit mon oncle d'un ton insouciant. Mais maintenant, je me suis mis au tennis. Un accident penible survint la derniere fois que j'allai sur le pre et cela m'en degouta. -- Vous avez tue votre homme. -- Non, Sir. Il arriva pis que cela. J'avais un habit ou Weston s'etait surpasse. Dire qu'il m'allait, ce serait mal m'exprimer: il faisait partie de moi, comme la peau sur un cheval. Weston m'en a fait soixante depuis cette epoque et pas un qui en approchat. La disposition du collet me fit venir les larmes aux yeux, Sir, la premiere fois que je le vis, et quant a la taille... -- Mais le duel, Tregellis! s'ecria le prince. -- Eh bien, Sir, je le portais le jour du duel, en insouciant sot que j'etais. Il s'agissait du major Hunter des gardes, avec lequel j'avais eu quelques petites tracasseries pour lui avoir dit qu'il avait tort d'apporter chez Brook un parfum d'ecurie. Je tirai le premier, je le manquai. Il fit feu et je poussai un cri de desespoir. "Touche! un chirurgien! un chirurgien! criaient-ils. "Non! un tailleur! un tailleur!" dis-je, car il y avait un double trou dans les basques de mon chef-d'oeuvre. Toute reparation etait impossible. Vous pouvez rire, Sir, mais jamais je ne reverrai son pareil. Sur l'invitation du prince, je m'etais assis dans un coin sur un tabouret ou je ne demandais pas mieux que de rester inapercu a ecouter les propos de ces hommes. C'etait chez tous la meme verve extravagante, assaisonnee de nombreux jurons, sans signification, mais je remarquai une difference: tandis que mon oncle et Sheridan mettaient toujours une sorte d'humour dans leurs exagerations, Francis tendait toujours a la mechancete et le Prince a l'eloge de soi. Finalement on se mit a parler de musique. Je ne suis pas certain que mon oncle n'ait habilement detourne les propos dans cette direction, si bien que le Prince apprit de lui quel etait mon gout et voulut absolument me faire asseoir devant un petit piano, tout incruste de nacre, qui se trouvait dans un coin, et je dus lui jouer l'accompagnement, pendant qu'il chantait. Ce morceau autant qu'il m'en souvienne, avait pour titre: _L'Anglais ne triomphe que pour sauver_. Il le chanta d'un bout a l'autre avec une assez belle voix de basse. Les assistants s'y joignirent en choeur et applaudirent vigoureusement quand il eut fini. -- Bravo, monsieur Stone, dit-il, vous avez un doigte excellent et je sais ce que je dis quand je parle de musique. Cramer, de l'Opera, disait l'autre jour qu'il aimerait mieux me ceder son baton qu'a n'importe quel autre amateur d'Angleterre. Hello! Voici Charite Fox. C'est bien extraordinaire. Il s'etait elance avec une grande vivacite pour aller donner une poignee de mains a un personnage d'une tournure remarquable qui venait d'entrer. Le nouveau venu etait un homme replet, solidement bati, vetu avec une telle simplicite qu'elle allait jusqu'a la negligence. Il avait des manieres gauches et marchait en se balancant. Il devait avoir depasse la cinquantaine et sa figure cuivree aux traits durs etait deja profondement ridee, soit par l'age, soit par les exces. Je n'ai jamais vu de traits ou les caracteres de l'ange et ceux du demon soient si visiblement unis. En haut c'etait le front haut, large du philosophe; puis des yeux percants, spirituels sous des sourcils epais, denses. En bas etait la joue rebondie de l'homme sensuel, descendant en gros bourrelets sur sa cravate. Ce front, c'etait celui de l'homme d'Etat, Charles Fox, le penseur, le philanthrope, celui qui rallia et dirigea le parti liberal pendant les vingt annees les plus hasardeuses de son existence. Cette machoire, c'etait celle de l'homme prive, Charles Fox, le joueur, le libertin, l'ivrogne. Toutefois, il n'ajouta jamais a ses vices le pire des vices, l'hypocrisie. Ses vices se voyaient aussi a decouvert que ses qualites. On eut dit que, par un bizarre caprice, la nature avait reuni deux ames dans un seul corps et que la meme constitution contint l'homme le meilleur et le plus vicieux de son siecle. -- Je suis accouru de Chertsey, Sir, rien que pour vous serrer la main et m'assurer que les Tories n'ont point fait votre conquete. -- Au diable, Charlie, vous savez que je coule a fond ou surnage avec mes amis. Je suis parti avec les Whigs. Je resterai whig. Je crus voir sur la figure brune de Fox qu'il n'etait pas convaincu jusqu'a ce point-la que le Prince fut aussi constant dans ses principes. -- Pitt est alle a vous, Sir, a ce que l'on m'a dit. -- Oui, que le diable l'emporte, je ne puis me faire a la vue de ce museau pointu qui cherche continuellement a fouiller dans mes affaires. Lui et Addington se sont remis a eplucher mes dettes. Tenez, voyez-vous, Charlie, Pitt aurait du mepris pour moi qu'il ne se conduirait pas autrement. Je conclus, d'apres le sourire qui voltigeait sur la figure expressive de Sheridan, que c'etait justement ce qu'avait fait Pitt. Mais ils se jeterent a corps perdu dans la politique, non sans varier ce plaisir par l'absorption de quelques verres de marasquin doux qu'un valet de pied leur apporta sur un plateau. Le roi, la reine, les lords, les Communes furent tour a tour l'objet des maledictions du Prince, en depit des excellents conseils qu'il m'avait donnes vis-a-vis de la Constitution anglaise. -- Et on m'accorde si peu que je suis hors d'etat de m'occuper de mes propres gens. Il y a une douzaine de retraites a payer a de vieux domestiques et autres choses du meme genre et j'ai grand- peine a gratter l'argent necessaire pour ces choses-la. Cependant mon... En disant ces mots, il se redressa et toussa en se donnant un air important. "Mon agent financier a pris des arrangements pour un emprunt remboursable a la mort du roi. Cette liqueur ne vaut rien pour vous, ni pour moi, Charlie. Nous commencons a grossir monstrueusement. -- La goutte m'empeche de prendre le moindre exercice, dit Fox. -- Je me fais tirer quinze onces de sang par mois. Mais plus j'en ote, plus j'en prends. Vous ne vous douteriez pas a nous voir, Tregellis, que nous ayons ete capables de tout ce que nous avons fait. Nous avons eu ensemble quelques jours et quelques nuits, eh! Charlie? Fox sourit et hocha la tete! "Vous vous rappelez comment, nous sommes arrives en poste a Newmarket avant les courses. Nous avons pris une voiture publique, Tregellis. Nous avons enferme les postillons sous le siege, et nous avons pris leurs places. Charlie faisait le postillon et moi le cocher. Un individu n'a pas voulu nous laisser passer par sa barriere sur la route. Charlie n'a fait qu'un bond et a mis habit bas en une minute. L'homme a cru qu'il avait affaire a un boxeur de profession et s'est empresse de nous ouvrir le chemin. -- A propos, Sir, puisqu'il est question de boxeurs, je donne a la Fantaisie un souper a l'hotel la "Voiture et des Chevaux" vendredi prochain, dit mon oncle. Si par hasard vous vous trouviez a la ville, on serait tres heureux si vous condescendiez a faire un tour parmi nous. -- Je n'ai pas vu une lutte depuis celle ou Tom Tyne, le tailleur, a tue Earl, il y a environ quatorze ans; J'ai jure de n'en plus voir et vous savez, Tregellis, je suis homme de parole. Naturellement je me suis trouve incognito aux environs du ring, mais jamais comme Prince de Galles. -- Nous serions immensement fiers, si vous vouliez bien venir incognito a notre souper, Sir. -- C'est bien! c'est bien! Sherry, prenez note de cela. Nous serons a Carlton-House vendredi. Le prince ne peut pas venir, vous savez, Tregellis, mais vous pouvez garder une chaise pour le comte de Chester. -- Sir, nous serons fiers d'y voir le comte de Chester, dit mon oncle. -- A propos, Tregellis, dit Fox, il court des bruits au sujet d'un pari sportif que vous auriez tenu contre Sir Lothian Hume. Qu'y a- t-il de vrai dans cela? -- Oh! il ne s'agit que d'un millier de livres contre un millier de livres. Il s'est entiche de ce nouveau boxeur de Winchester, Crab Wilson, et moi j'ai a trouver un homme capable de le battre. N'importe quoi entre vingt et trente-cinq ans, a environ treize stone (52 kilos). -- Alors, consultez Charlie Fox, dit le prince; qu'il s'agisse d'handicaper un cheval, de tenir une partie, d'appareiller des coqs, de choisir un homme, c'est lui qui a le jugement le plus sur en Angleterre. Pour le moment, Charlie, qui avons-nous qui puisse battre Wilson le Crabe de Gloucester? Je fus stupefait de voir quel interet, quelle competence tous ces grands personnages temoignaient au sujet du ring. Non seulement ils savaient par le menu les hauts faits des principaux boxeurs de l'epoque -- Belcher, Mendoza, Jackson, Sam le Hollandais -- mais encore, il n'y avait pas de lutteur si obscur dont ils ne connussent en detail les prouesses et l'avenir. On discute les hommes d'autrefois et ceux d'alors. On parla de leur poids, de leur aptitude, de leur vigueur a frapper, de leur constitution. Qui donc, a voir Sheridan et Fox occupes a discuter si vivement si Caleb Baldwin, le fruitier de Westminster, etait en etat ou non de se mesurer avec Isaac Bittoon, le juif, eut pu deviner qu'il avait devant lui le plus profond penseur politique de l'Europe, et que l'autre se ferait un nom durable, comme l'auteur d'une des comedies les plus spirituelles et d'un des discours les plus eloquents de sa generation? Le nom du champion Harrison fut un des premiers jetes dans la discussion. Fox, qui avait une haute opinion des qualites de Wilson le Crabe, estima que la seule chance qu'eut mon oncle, etait de reussir a faire reparaitre le vieux champion sur le terrain. -- Il est peut-etre lent a se deplacer sur ses quilles, mais il combat avec sa tete, et ses coups valent les ruades de cheval. Quand il acheva Baruch le Noir, celui-ci franchit non seulement la premiere mais encore la seconde corde et alla tomber au milieu des spectateurs. S'il n'est pas absolument vanne, Tregellis, il est votre espoir. Mon oncle haussa les epaules. -- Si le pauvre Avon etait ici, nous pourrions faire quelque chose grace a lui, car il avait ete le patron de Harrison, et cet homme lui etait devoue. Mais sa femme est trop forte pour moi. Et maintenant, Sir, je dois vous quitter car j'ai eu aujourd'hui le malheur de perdre le meilleur domestique qu'il y ait en Angleterre et je dois me mettre a sa recherche. Je remercie Votre Altesse Royale pour la bonte qu'elle a eue de recevoir mon neveu de facon aussi bienveillante. -- A vendredi, alors, dit le Prince en tendant la main. Il faudra quoi qu'il arrive que j'aille a la ville, car il y a un pauvre diable d'officier de la Compagnie des Indes Orientales qui m'a ecrit dans sa detresse. Si je peux reunir quelques centaines de livres, j'irai le voir et je m'occuperai de lui. Maintenant, Mr Stone, la vie entiere s'ouvre devant vous, et j'espere qu'elle sera telle que votre oncle puisse en etre fier. Vous honorerez le roi et respecterez la Constitution, Mr Stone. Et puis, entendez- moi bien, evitez les dettes et mettez-vous bien dans l'esprit que l'honneur est chose sacree. Et j'emportai ainsi l'impression derniere que me laisserent sa figure pleine de sensualite, de bonhomie, sa haute cravate, et ses larges cuisses vetues de basane. Nous traversames de nouveau les chambres singulieres avec leurs monstres dores. Nous passames entre la haie somptueuse des valets de pied et j'eprouvai un certain soulagement a me retrouver au grand air, en face de la vaste mer bleue et a recevoir sur la figure le souffle frais de la brise du soir. VIII -- LA ROUTE DE BRIGHTON Mon oncle et moi, nous nous levames de bonne heure, le lendemain, mais il etait d'assez mechante humeur, n'ayant aucune nouvelle de son domestique Ambroise. Il etait bel et bien devenu pareil a ces sortes de fourmis dont parlent les livres, et qui sont si accoutumees a recevoir leur nourriture de fourmis plus petites, qu'elles meurent de faim quand elles sont livrees a elles-memes. Il fallut l'aide d'un homme procure par le maitre d'hotel et du domestique de Fox, qui avait ete envoye la tout expres, pour que mon oncle put enfin terminer sa toilette. -- Il faut que je gagne cette partie, mon neveu, dit-il, quand il eut fini de dejeuner. Je ne suis pas en mesure d'etre battu. Regardez par la fenetre et dites-moi si les Lade sont en vue. -- Je vois un _four-in-hand_ rouge sur la place. Il y a un attroupement tout autour. Oui, je vois la dame sur le siege. -- Notre tandem est-il sorti? -- Il est a la porte. -- Alors venez, et vous allez faire une promenade en voiture comme jamais vous n'en avez vu. Il s'arreta sur la porte pour tirer ses longs gants bruns de conducteur et donner ses derniers ordres aux palefreniers. -- Chaque once a son importance, dit-il, Nous laisserons en arriere ce panier de provisions. Et vous, Coppinger, vous pouvez vous charger de mon chien. Vous le connaissez et vous le comprenez. Qu'il ait son lait chaud avec du curacao comme a l'ordinaire! Allons, mes cheries, vous en aurez tout votre saoul, avant que d'etre arrivees au pont de Westminster. -- Dois-je placer le necessaire de toilette? demanda le maitre d'hotel. Je vis l'embarras se peindre sur la figure de mon oncle, mais il resta fidele a ses principes. -- Mettez-le sous le siege, le siege de devant, dit-il. Mon neveu, il faut que vous portiez votre poids en avant autant que possible. Pouvez-vous tirer quelque parti d'un yard de fer blanc? Non, si vous ne le pouvez pas, nous allons garder la trompette. Bouclez cette sous-ventriere, Thomas. Avez-vous graisse les moyeux comme je vous l'avais recommande? Tres bien. Alors, montez, mon neveu, nous allons les voir partir. Un veritable rassemblement s'etait forme dans l'ancienne place: hommes, femmes, negociants en habit de couleur foncee, _beaux_ de la Cour du Prince, officiers de Hove, tout ce monde-la, bourdonnant d'agitation, car Sir John Lade et mon oncle etaient les deux conducteurs les plus fameux de leur temps et un match entre eux etait un evenement assez considerable pour defrayer les conversations pendant longtemps. -- Le Prince sera fache de n'avoir point assiste au depart, dit mon oncle. Il ne se montre guere avant midi. Ah! Jack, bonjour. Votre serviteur, madame. Voici une belle journee pour un voyage en voiture. Comme notre tandem venait se ranger cote a cote avec le "four-in- hand", avec les deux belles juments baies, luisantes comme de la soie au soleil, un murmure d'admiration s'eleva de la foule. Mon oncle, en son habit de cheval couleur faon, avec tout le harnachement de la meme nuance, realisait le fouet corinthien, pendant que Sir John Lade, avec son manteau aux collets multiples, son chapeau blanc, sa figure grossiere et halee aurait pu figurer en bonne place dans une reunion de professionnels, ranges sur une meme ligne sur un banc de brasserie, sans que personne s'avisat de deviner en lui un des plus riches proprietaires fonciers de l'Angleterre. C'etait un siecle d'excentriques et il avait pousse ses originalites a un point qui surprenait meme les plus avances, en epousant la maitresse d'un fameux detrousseur de grands chemins, lorsque la potence etait venue se dresser entre elle et son amant. Elle etait perchee a cote de lui, ayant l'air extremement chic en son chapeau a fleurs et son costume gris de voyage, et, devant eux, les quatre magnifiques chevaux d'un noir de charbon, sur lesquels glissaient ca et la quelques reflets dores autour de leurs vigoureuses croupes aux courbes harmonieuses, battaient la poussiere de leurs sabots dans leur impatience de partir. -- Cent livres que vous ne nous verrez plus d'ici au pont de Westminster, quand il se sera ecoule un quart d'heure. -- Je parie cent autres livres que nous vous depasserons, repondit mon oncle. -- Tres bien, voici le moment. Bonjour. Il fit entendre un _tokk_ de la langue, agita ses renes, salua de son fouet en vrai style de cocher et partit en contournant l'angle de la place avec une habilete pratique qui fit eclater les applaudissements de la foule. Nous entendimes s'affaiblir les bruits des roues sur le pave jusqu'a ce qu'ils se perdissent dans l'eloignement. Le quart d'heure, qui s'ecoula jusqu'au moment ou le premier coup de neuf heures sonna a l'horloge de la paroisse, me parut un des plus longs qu'il y ait eus. Pour ma part, je m'agitais impatiemment sur mon siege, mais la figure calme et pale et les grands yeux bleus de mon oncle exprimaient autant de tranquillite et de reserve que s'il eut ete le plus indifferent des spectateurs. Mais il n'en etait pas moins attentif. Il me sembla que le coup de cloche et le coup de fouet fussent partis en meme temps, non point en s'allongeant, mais en cinglant vivement le cheval de tete qui nous lanca a une allure furieuse, a grand bruit, sur notre parcours de cinquante milles. J'entendis un grondement derriere nous. Je vis les lignes fuyantes des fenetres garnies de figures attentives. Des mouchoirs voltigerent. Puis nous fumes bientot sur la belle route blanche, qui decrivit sa courbe en avant de nous, bordee de chaque cote par les pentes vertes des dunes. J'avais ete muni d'une provision de shillings pour que les gardes- barrieres ne nous arretassent pas, mais mon oncle tira sur la bride des juments et les mit au petit trot sur toute la partie difficile de la route qui se termina a la cote de Clayton. Alors, il les laissa aller. Nous franchimes d'un trait Friar's Oak et le canal de Saint-John. C'est a peine si l'on entrevit, en passant, le cottage jaune ou vivaient ceux qui m'etaient si chers. Jamais je n'avais voyage a une telle allure, jamais je n'ai ressenti une telle joie que dans cet air vivifiant des hauteurs qui me fouettait au visage, avec ces deux magnifiques betes qui devant moi redoublaient d'efforts, faisaient retentir le sol sous leurs fers et sonner les roues de notre legere voiture, qui bondissait, volait derriere elles. -- Il y a une longue cote de quatre milles d'ici a Hand Cross, dit mon oncle pendant que nous traversions Cuckfield. Il faut que je les laisse reprendre haleine, car je n'entends pas que mes betes aient une rupture du coeur. Ce sont des animaux de sang et ils galoperaient jusqu'a ce qu'ils tombent, si j'etais assez brute pour les laisser faire. Levez-vous sur le siege, mon neveu, et dites-moi si vous apercevez quelque chose des autres. Je me dressai, en m'aidant de l'epaule de mon oncle, mais sur une longueur d'un mille, d'un mille un quart peut-etre, je n'apercus rien. Pas le moindre signe d'un _four-in-hand_. -- S'il a fait galoper ses betes sur toutes ces montees, elles seront a bout de forces avant d'arriver a Croydon. -- Ils sont quatre contre deux. -- J'en suis bien sur, l'attelage noir de Sir John forme un bel et bon ensemble, mais ce ne sont pas des animaux a devorer l'espace comme ceux-ci. Voici Cuckfield Place, la-bas ou sont les tours. Reportez tout votre poids en avant sur le pare-boue, maintenant que nous abordons la montee, mon neveu. Regardez-moi l'action de ce cheval de tete: avez-vous jamais vu rien de plus aise, de plus beau? Nous montames la cote au petit trot mais, meme a cette allure, nous vimes le voiturier qui marchait dans l'ombre de sa voiture enorme aux larges roues, a la capote de toile, s'arreter pour nous regarder d'un air ebahi. Tout pres Hand Cross, on depassa la diligence royale de Brighton qui s'etait mise en route des sept heures et demie, qui cheminait lentement, suivie des voyageurs qui marchaient dans la poussiere et qui nous applaudirent au passage. A Hand Cross, nous apercumes au vol le vieux proprietaire de l'auberge, qui accourait avec son gin et son pain d'epices, mais maintenant la pente etait en sens inverse et nous nous mimes a courir de toute la vitesse que donnent huit bons sabots. -- Savez-vous conduire, mon neveu? -- Tres peu, monsieur. -- On ne saurait apprendre a conduire sur la route de Brighton. -- Comment cela, monsieur? -- C'est une trop bonne route, mon neveu. Je n'ai qu'a les laisser aller et elles m'auront bientot amene dans Westminster. Il n'en a pas toujours ete ainsi. Quand j'etais tout jeune, on pouvait apprendre a manoeuvrer ses vingt yards de renes, ici tout comme ailleurs. Il n'y a reellement pas de nos jours de belles occasions de conduire, plus au sud que le comte de Leicester. Trouvez-moi un homme capable de faire marcher ou de retenir ses betes sur le parcours d'un vallon du comte d'York, voila l'homme dont on peut dire qu'il a ete a bonne ecole. Nous avions franchi la dune de Crawley, parcouru la large rue du village de Crawley, en passant comme au vol entre deux charrettes rustiques avec une adresse qui me prouva qu'il y avait tout de meme de bonnes occasions de bien conduire sur la route. A chaque courbe, je jetais un coup d'oeil en avant pour decouvrir nos adversaires, mais mon oncle paraissait ne pas s'en tourmenter beaucoup, et il s'occupait a me donner des conseils, ou il melait tant de termes du metier que j'avais de la peine a le comprendre. -- Gardez un doigt pour chaque rene, disait-il, sans quoi elles risquent de se tourner en corde. Quant au fouet, moins il fait l'eventail, plus vos betes montrent de bonne volonte. Mais, si vous tenez a mettre quelque animation dans votre voiture, arrangez-vous pour que votre meche cingle justement celui qui en a besoin, et ne la laissez pas voltiger en l'air apres qu'elle a touche. J'ai vu un conducteur rechauffer les cotes a un voyageur de l'imperiale derriere lui, chaque fois qu'il essayait de toucher son cheval de cote. Je crois que ce sont eux qui soulevent cette poussiere par-la bas. Une longue etendue de route se dessinait devant nous, rayee par les ombres des arbres qui la bordaient. A travers la campagne verte, un cours d'eau paresseux trainait lentement son eau bleue et passait sous un pont devant nous. Au-dela se voyait une plantation de jeunes sapins, puis, par- dessus sa silhouette olive, s'elevait un tourbillon blanc, qui se deplacait rapidement, comme une trainee de nuages par un jour de bise. -- Oui, oui, ce sont eux, s'ecria mon oncle, et il est impossible que d'autres voyagent de ce train-la. Allons, neveu, nous aurons fait la moitie du chemin, lorsque nous aurons franchi le mole au pont de Kimberham, et nous avons fait ce trajet en deux heures quatorze minutes. Le prince a fait le parcours a Carlton House avec trois chevaux en tandem en quatre heures et demie. La premiere moitie est la plus penible et nous pourrons gagner du temps sur lui, si tout va bien. Il nous faut regagner l'avance d'ici a Reigate. Et l'on se lanca a fond. On eut dit que les juments baies devinaient ce que signifiait ce flocon blanc qui etait en avant. Elles s'allongeaient comme des levriers. Nous depassames un phaeton a deux chevaux qui se rendait a Londres et nous le laissames derriere comme s'il eut ete immobile. Les arbres, les clotures, les cottages defilaient confusement a nos cotes. Nous entendimes les gens jeter des cris dans les champs, convaincus que c'etait un attelage affole. La vitesse s'accelerait a chaque instant. Les fers faisaient un cliquetis de castagnettes. Les crinieres jaunes voltigeaient, les roues bourdonnaient. Toutes les jointures, tous les rivets craquaient, gemissaient pendant que la voiture oscillait et se balancait au point que je dus me cramponner a la barre de cote. Mon oncle ralentit l'allure et regarda sa montre lorsque nous apercumes les tuiles grises et les maisons d'un rouge sale de Reigate dans la depression qui etait devant nous. -- Nous avons fait les six derniers milles en moins de vingt minutes, dit-il, maintenant nous avons du temps devant nous et un peu d'eau au "Lion Rouge" ne leur fera pas de mal. Palefrenier, est-il passe un _four-in-hand_ rouge? -- Vient de passer a l'instant. -- A quelle allure? -- Au triple galop, monsieur. A accroche la roue d'une voiture de boucher au coin de la Grande-Rue et a ete hors de vue avant que le garcon boucher ait eu le temps de voir ce qui l'avait heurte. -- Z-z-zack! fit la longue meche. Et nous voila repartis a toute volee. C'etait jour de marche a Red Hill. La route etait encombree de charrettes de legumes, de bandes de boeufs des chars a bancs des fermiers. C'etait un vrai plaisir de voir mon oncle se glisser a travers cette melee. Nous ne fimes que traverser la place du marche, parmi les cris des hommes, les hurlements des femmes, la fuite des volailles. Puis, nous fumes de nouveau en rase campagne, ayant devant nous la longue et raide descente de la route de Red Hill. Mon oncle brandit son fouet, en lancant le cri percant de l'homme qui voit ce qu'il cherchait. Le nuage de poussiere roulait sur la pente en face de nous, et au travers, nous entrevimes vaguement le dos de nos adversaires ainsi qu'un eclair de cuivres polis et une ligne ecarlate. -- La partie est a moitie gagnee, mon neveu. Maintenant, il s'agit de les depasser. En avant, mes jolies petites. Par Georges! Kitty n'a-t-elle pas chavire? Le cheval de tete etait pris d'une boiterie soudaine. En un instant, nous fumes a bas de la voiture, a genoux pres de lui. Ce n'etait qu'une pierre qui s'etait enfouie entre la fourchette et le fer, mais il nous fallut une ou deux minutes pour la deloger. Lorsque nous reprimes nos places, les Lade avaient contourne la courbure de la cote et etaient hors de vue. -- Quelle malchance, grommela mon oncle, mais, ils ne pourront pas nous echapper. Pour la premiere fois, il cingla les juments, car jusqu'alors, il s'etait borne a faire voltiger le fouet au-dessus de leur tete. -- Si nous les rattrapons dans les premiers milles, nous pourrons nous passer de leur compagnie pour le reste du trajet. Les juments commencaient a donner des signes d'epuisement. Leur respiration etait courte et rauque. Leurs belles robes etaient collees par la moiteur. Au sommet de la cote, elles reprirent pourtant leur bel elan. -- Ou diable sont-ils passes? s'ecria mon oncle. Pouvez-vous apercevoir quelques traces d'eux sur la route, mon neveu? Nous avons devant nous un long ruban blanc parseme de voitures et de charrettes allant de Croydon a Red Hill, mais du gros _four-in- hand_ rouge, pas le moindre indice. -- Les voila! ils se sont derobes! ils se sont derobes! cria-t-il en dirigeant les juments vers une route de traverse qui s'embranchait sur la droite de celle que nous avions parcourue. Et, en effet, au sommet d'une courbe, sur notre droite apparaissait le _four-in-hand_, dont les chevaux redoublaient d'efforts. Nos juments allongerent leur allure et la distance qui nous separait d'eux commenca a diminuer lentement. Je vis que je pouvais distinguer le ruban noir du chapeau blanc de Sir John, que je pouvais compter les plis de son manteau et je finis par distinguer les jolis traits de sa femme quand elle se tourna de notre cote. -- Nous sommes sur la petite route qui va de Godstone a Warlingham, dit mon oncle. Il aura juge, a ce qu'il me semble, qu'il gagnerait du temps a quitter la route des voitures de maraichers. Mais nous, nous avons une maudite colline a doubler. Vous aurez de quoi vous distraire, mon neveu, si je ne me trompe. Pendant qu'il parlait, je vis tout a coup disparaitre les roues du _four-in-hand_, puis ce fut le corps, puis les deux personnes placees sur le siege et cela aussi brusquement, aussi promptement que s'ils avaient rebondi sur trois marches d'un _gig_antesque escalier. Un moment apres nous etions arrives au meme endroit. La route s'etendait en bas de nous, raide, etroite, descendant en longs crochets dans la vallee. Le _four-in-hand_ degringolait par- la de toute la vitesse de ses chevaux. -- Je m'en doutais, s'ecria mon oncle, puisqu'il n'use pas de serre-frein, pourquoi en userais-je? A present, mes cheries, un bon coup de collier et nous allons leur montrer la couleur de notre arriere-train. Nous passames par-dessus la crete et descendimes a une allure enragee la cote ou la grosse voiture rouge roulait devant nous avec un bruit de tonnerre. Nous etions deja dans son nuage de poussiere, si bien que nous pouvions a peine distinguer dans le centre une tache d'un rouge sale qui se balancait en roulant, mais dont le contour devenait de plus en plus net a chaque foulee. Nous entendions aisement le claquement du fouet en avant de nous, ainsi que la voix percante de Lady Lade qui encourageait les chevaux. Mon oncle etait tres calme, mais un coup d'oeil de cote que je lancai sur lui, me fit voir ses levres pincees, ses yeux brillants et une petite tache rouge sur chacune de ses joues pales. Il n'etait nullement necessaire de presser les juments, car elles avaient deja pris une allure qu'il eut ete impossible de moderer ou de regler. La tete de notre premier cheval arriva au niveau de la roue de derriere, puis de celle de devant. Puis, sur un parcours de cent yards on ne gagna pas un pouce. Alors, d'un nouvel elan, le cheval de tete se placa cote a cote avec le cheval noir du cote de la roue, et notre roue de devant se trouva a moins d'un pouce de leur roue de derriere. -- En voila de la poussiere, dit tranquillement mon oncle. -- Eventez-les, Jack, eventez-les, cria la dame. Il se dressa et cingla ses chevaux. -- Attention, Tregellis, clama-t-il. Gare au danger de verser qui attend quelqu'un. Nous etions parvenus a nous placer exactement sur la meme ligne qu'eux et les roues de devant vibraient a l'unisson. Il n'y avait pas six pouces de trop dans la route et, a chaque instant, je m'attendais a entendre le bruit d'un accrochage. Mais alors, comme nous sortions de la poussiere, je pus voir devant nous, et mon oncle, le voyant aussi, se mit a siffler entre les dents. A deux cents pas environ, en avant de nous, il y avait un pont avec des poteaux et des barres de bois de chaque cote. La route se retrecissait en s'en rapprochant, de sorte qu'il etait evidemment impossible a deux voitures de passer de front. Il fallait que l'une cedat la place a l'autre. Deja nos roues etaient a la hauteur de leurs chevaux. -- Je suis en tete, cria mon oncle. Il faut les retenir, Lade. -- Jamais de la vie, hurla celui-ci. -- Non, par Georges, cria sa femme, donnez-leur du fouet, Jack. Tapez a tour de bras. Il me parut que nous etions lances ensemble dans l'eternite. Mais mon oncle fit la seule chose qui fut capable de nous sauver. Grace a un effort desespere, nous pouvions encore depasser la voiture juste en face de l'entree du pont. Il se dressa, fouetta vigoureusement a droite et a gauche les juments, qui, affolees par cette sensation inconnue de douleur se lancerent avec une fureur extreme. Nous descendimes a grand bruit, criant tous ensemble a tue-tete dans une sorte de folie passagere, a ce qu'il me semble, mais nous avancions quand meme d'une facon constante et nous etions deja parvenus en avant des chevaux de tete, quand nous nous elancames sur le pont. Je jetai un regard en arriere sur la voiture. Je vis Lady Lade grincant de toutes ses petites dents blanches, se jeter elle-meme en avant et tirer des deux mains sur les renes de cote. -- En travers Jack, en travers ces... Qu'ils ne puissent passer. Si elle avait execute cette manoeuvre un instant plus tot, nous nous serions heurtes violemment contre le parapet de bois, nous l'aurions abattu pour etre precipites dans le profond ravin qui s'ouvrait au-dessous. Mais il en fut autrement, ce ne fut point la hanche robuste du cheval noir qui etait en tete qui fut en contact avec notre roue, mais son avant-train, dont le poids n'etait point suffisant pour nous faire devier. Je vis soudain une entaille humide et rouge s'ouvrir sur sa robe noire. Une minute apres, nous volions sur la pente de la route. Le _four-in-hand_ s'etait arrete. Sir John Lade et sa femme, qui avaient mis pied a terre, pansaient ensemble la blessure du cheval. -- A votre aise, maintenant, belles petites, s'ecria mon oncle en reprenant sa place sur le siege et en jetant un coup d'oeil par- dessus son epaule. Je n'aurais pas cru Sir John Lade capable d'un tour pareil. Jeter un de ses chevaux de tete en travers sur la route! Je ne tolere pas une mauvaise plaisanterie de cette sorte, il aura de mes nouvelles demain. -- C'est la petite dame, dis-je. Le front de mon oncle s'eclaircit et il se mit a rire. -- C'etait la petite Letty, n'est-ce pas? J'aurais du m'en douter. Il y a un souvenir du defunt et regrette Jack Seize Cordes dans ce tour-la. Bah! ce sont des messages d'une toute autre sorte que j'envoie a une dame. Ainsi donc, mon neveu, nous allons continuer notre route en rendant grace a notre bonne etoile de ce qu'elle nous ramene par-dessus la Tamise sans un os de casse. Nous nous arretames au "Levrier" a Croydon ou les deux bonnes petites juments furent epongees, caressees, nourries. Apres quoi, prenant une allure aisee, on traversa Norbury et Streatham. A la fin, les champs se firent moins nombreux, les murailles plus longues, les villas de la banlieue de moins en moins espacees jusqu'a se toucher et nous voyageames entre deux rangees de maisons avec des boutiques aux etalages qui en occupent les angles et ou la circulation etait d'une activite toute nouvelle pour moi. C'etait un torrent qui se dirigeait vers le centre en grondant. Puis soudain, nous nous trouvames sur un large pont au-dessous duquel coulait un fleuve maussade aux eaux couleur de cafe noir. Des peniches aux poupes ventrues allaient a la derive a sa surface. A droite et a gauche s'allongeait une rangee, ca et la, interrompue, irreguliere de maisons aux couleurs multiples s'etendant sur chaque bord aussi loin que portait ma vue. -- Ceci est l'edifice du Parlement, mon neveu, dit mon oncle, en me le designant avec son fouet. Les tours noires font partie de l'abbaye de Westminster... Comment va Votre Grace? Comment va?... C'est le duc de Norfolk, ce gros homme en habit bleu sur sa jument a queue tressee. Voici la Tresorerie a gauche, puis les Horse- Guards, et l'Amiraute a cette porte surmontee de dauphins sculptes dans la pierre. Je me figurais, comme un jeune homme eleve a la campagne que j'etais, que Londres etait simplement une accumulation de maisons, mais je fus etonne de voir apparaitre dans leurs intervalles des pentes vertes, de beaux arbres a l'aspect printanier. -- Oui, ce sont les jardins prives, dit mon oncle, et voici la fenetre par ou Charles fit le dernier pas, celui qui le conduisit a l'echafaud. Vous ne croiriez pas que les juments ont fait cinquante milles, n'est-ce pas? Voyez comme elles vont, les petites cheries, pour faire honneur a leur maitre. Regardez cette barouche, cet homme aux traits anguleux, qui regarde par la portiere. C'est Pitt qui se rend a la Chambre. Maintenant nous entrons dans Pall Mail. Ce grand batiment a gauche c'est Carlton House, le palais du prince. Voici Saint-James, ce vaste sejour enfume ou il y a une horloge et ou les deux sentinelles en habit rouge montent la garde devant la porte. Et voici la fameuse rue qui porte le meme nom. Mon neveu, la se trouve le centre du monde. C'est dans cette rue que debouche Jermyn Street. Enfin nous voici pres de ma petite boite et nous avons mis bien moins de cinq heures pour venir de la vieille place de Brighton. IX -- CHEZ WATTIER La demeure qu'occupait mon oncle dans Jermyn Street etait toute petite, cinq pieces et un grenier. -- Un cuisinier et un cottage, disait-il, voila a quoi se reduisent les besoins d'un homme sage. D'autre part, elle etait meublee avec la delicatesse et le gout qui distinguaient son caractere, si bien que ses amis les plus opulents trouvaient dans son charmant petit logis de quoi les degouter de leurs somptueuses demeures. Le grenier meme, qui etait devenu ma chambre a coucher, etait la plus parfaite merveille de grenier qu'on put imaginer. De beaux et precieux bibelots occupaient tous les coins de chaque piece. La maison tout entiere etait devenue un veritable musee en miniature qui aurait enchante un connaisseur. Mon oncle expliquait la presence de toutes ces jolies choses par un haussement d'epaules et un geste d'indifference. -- Ce sont de petits cadeaux, disait-il, mais ce serait une indiscretion de ma part de dire autre chose. A Jermyn Street, un billet nous attendait, qu'Ambroise avait deja envoye. Au lieu de dissiper le mystere de sa disparition, il ne fit que le rendre plus impenetrable. Il etait ainsi concu: "Mon cher Sir Charles Tregellis, "Je ne cesserai jamais de regretter que les circonstances m'aient mis dans la necessite absolue de quitter votre service d'une maniere aussi brusque, mais il est survenu pendant notre voyage de Friar's Oak a Brighton un incident qui ne me laissait pas d'autre alternative que cette resolution. "J'espere, toutefois, que mon absence ne sera peut-etre que passagere. "La recette de l'empois pour les devants de chemises est dans le coffre-fort de la banque Drummond. "Votre tres obeissant serviteur, "AMBROISE." -- Alors, je suppose qu'il me faudra le remplacer de mon mieux, dit mon oncle, d'un air mecontent, mais que diable a-t-il pu lui arriver qui l'ait oblige a me quitter lorsque nous descendions la cote au grand trot dans ma voiture? Je ne trouverai jamais son pareil pour me battre mon chocolat ou pour mes cravates. Je suis desole. Mais pour le moment, mon ami, il faut que nous fassions venir Weston pour vous equiper. Ce n'est pas le role d'un gentleman d'aller dans un magasin. C'est le magasin qui doit venir trouver le gentleman. Jusqu'a ce que vous ayez vos habits, il faudra rester en retraite. La prise des mesures fut une ceremonie des plus solennelles et des plus serieuses, mais ce ne fut rien encore a cote de l'essayage, qui eut lieu deux jours plus tard. Mon oncle fut veritablement au supplice pendant que chaque piece du vetement etait mise en place et que lui et Weston discutaient a propos de la moindre couture, des revers, des basques, et que je finissais par avoir le vertige, a force de pirouetter devant eux. Puis, au moment ou je m'en croyais quitte, survint le jeune Mr Brummel qui promettait d'etre plus difficile encore que mon oncle, et il fallut rebattre a fond toute l'affaire entre eux. C'etait un homme d'assez belle prestance, avec une figure longue, un teint clair, des cheveux chatains et de petits favoris roux. Ses manieres etaient langoureuses, son accent trainant, et tout en eclipsant mon oncle par le style extravagant de son langage, il lui manquait cet air viril et decide qui percait a travers tout ce qu'affectait mon parent. -- Comment? Georges, s'ecria mon oncle, je vous croyais avec votre regiment? -- J'ai renvoye mes papiers, dit l'autre avec son accent trainant. -- Je me doutais que cela finirait ainsi. -- Oui, le dixieme avait recu l'ordre de partir pour Manchester et on ne devait compter guere que je me rendrais en un tel endroit. Enfin, j'ai trouve un major monstrueusement butor. -- Comment cela? -- Il supposait que j'etais au fait de cet absurde exercice, Tregellis, comme vous le pensez bien, j'avais tout autre chose dans l'esprit. Je n'eprouvais aucune difficulte a trouver ma place a la parade, car il y avait un troupier au nez rouge sur fond gris de puce et j'avais remarque que ma place etait juste devant lui. Cela m'epargnait une infinite d'ennuis. Mais l'autre jour, quand je vins a la parade, je galopai devant une ligne, puis devant une autre, sans pouvoir parvenir a decouvrir mon homme au gros nez. Alors, comme je ne savais quel parti prendre, justement je l'apercois tout seul sur les flancs et je me suis naturellement mis devant lui. Il parait qu'il avait ete mis la pour garder la place et le major s'oublia jusqu'au point de me dire que je n'entendais rien a mon metier. Mon oncle se mit a rire et Brummel a me regarder des pieds a la tete, avec ses grands yeux d'homme difficile. -- Voila qui ira passablement, dit-il, marron et bleu. Ce sont des nuances tout a fait convenables pour un vetement. Mais un gilet a fleurs aurait ete mieux. -- Je ne trouve pas, dit mon oncle avec vivacite. -- Mon cher Tregellis, vous etes infaillible en fait de cravates, mais vous me permettrez d'avoir ma maniere de juger en fait de gilets. Je trouve celui-ci fort bien tel qu'il est, mais quelques fleurettes rouges lui donneraient le dernier chic de la perfection dont il a besoin. Ils discuterent pendant dix bonnes minutes en s'appuyant de nombreux exemples, de comparaisons, tout en tournant autour de moi, la tete penchee, le lorgnon fiche dans l'oeil. J'eprouvai un soulagement quand ils finirent par se mettre d'accord au moyen d'un compromis. -- Il ne faudrait qu'aucune de mes paroles n'ebranlat votre confiance dans le jugement de sir Charles, Mr Stone, me dit Brummel avec un grand serieux. Je lui promis qu'il n'en serait rien. -- Si vous etiez mon neveu, je pense que vous vous conformeriez a mon gout, mais tel que vous voila, vous ferez fort bonne figure. L'annee derniere, il vint a la ville un jeune cousin qu'on recommandait a mes soins. Mais il ne voulait accepter aucun conseil. Au bout de la seconde semaine, je le rencontrai dans Saint-James street, vetu d'un habit de couleur tabac a priser qui avait ete coupe par un tailleur de campagne. Il me fit un salut. Naturellement, je savais ce que je me devais a moi-meme. Je le regardai de haut en bas. Cela suffit a mettre fin a ses projets de reussir dans la capitale. Vous venez de la campagne, monsieur Stone? -- Du Sussex, monsieur. -- Du Sussex? Ah! c'est la que j'envoie blanchir mon linge. Il y a une personne qui s'entend parfaitement a empeser et qui demeure pres de Hayward's Heath. J'envoie deux chemises a la fois. Quand on en envoie davantage, cela excite cette femme et distrait son attention. Tout ce que je peux souffrir de la campagne, c'est son blanchissage. Mais je serais enormement ennuye s'il me fallait y vivre. Qu'est-ce qu'on peut bien y faire? -- Vous ne chassez pas, Georges? -- Quand je chasse, c'est a la femme. Mais surement, Charles, vous ne donnez pas dans les chiens. -- Je suis sorti avec les Belvoir l'hiver dernier. -- Les Belvoir? Avez-vous entendu conter comment j'ai roule Rutland? L'histoire a couru les clubs tous ces mois-ci. Je pariai avec lui que mon carnier serait plus lourd que le sien. Il fit trois livres et demie, mais je tuai son pointer couleur de foie et il fut oblige de payer. Mais pour parler chasse, quel amusement peut-on trouver a courir de tous cotes au milieu d'une foule de paysans crasseux qui galopent. Chacun son gout, mais avec une fenetre chez Brooks le jour et un coin confortable a la table de Macao chez Wattier tous les besoins de mon esprit et de mon corps sont satisfaits. Vous avez entendu conter comment j'ai plume Montague le brasseur? -- Je n'etais pas a la ville. -- Je lui ai gagne huit mille livres en une seance: "Desormais, monsieur le brasseur, lui dis-je, je boirai de votre biere." "Toute la canaille de Londres en boit", m'a-t-il repondu. C'etait une impolitesse monstrueuse, mais il y a des gens qui ne savent pas perdre avec grace. Allons, je pars. Je vais payer a ce juif de King quelques petits interets. Est-ce que vous allez de ce cote? Alors, bonjour. Je vous verrai ainsi que votre jeune ami, au club ou au Mail, sans doute? Et il s'en alla a petits pas a ses affaires. -- Ce jeune homme est destine a prendre ma place, dit gravement mon oncle apres le depart de Brummel. Il est tres jeune, il n'a pas d'ancetres et il s'est fraye la route par son aplomb imperturbable, son gout naturel et l'extravagance de son langage. Il n'a pas son pareil pour etre impertinent avec la plus parfaite politesse. Avec son demi-sourire, sa facon de remonter les sourcils, il se fera tirer une balle dans le corps, un de ces matins. Deja on cite son opinion dans les clubs en concurrence avec la mienne. Bah! chaque homme a son jour et quand je serai convaincu que le mien est fini, Saint-James street ne me reverra plus, car il n'est pas dans ma nature d'accepter le second rang apres n'importe qui. Mais maintenant, mon neveu, avec cet habillement marron et bleu vous pourrez penetrer partout. Donc, si vous le voulez bien, vous allez prendre place dans mon vis-a-vis et je vous montrerai quelque peu la ville. Comment decrire tout ce que nous vimes, tout ce que nous fimes dans cette charmante journee de printemps? Pour moi, il me semblait que j'etais transporte dans un monde feerique et mon oncle m'apparaissait comme un bienveillant magicien en habit a large col et a longues basques qui m'en faisait les honneurs. Il me montra les rues du West-End, avec leurs belles voitures, leurs dames aux toilettes de couleurs gaies, les hommes en habit de couleur sombre, tout ce monde se croisant, allant, venant d'un pas presse, se croisant encore comme des fourmis dont vous auriez bouleverse le nid d'un coup de canne. Jamais mon imagination n'aurait pu concevoir ces rangees infinies de maisons et ce flot incessant de vies qui roulait entre elles. Puis, nous descendimes par le Strand ou la cohue etait plus dense encore. Nous franchimes enfin Temple Bar, penetrant ainsi dans la Cite, bien que mon oncle me priat de n'en parler a personne: il ne tenait pas a ce que cela fut su dans le public. La je vis la Bourse et la Banque et le cafe Lloyd avec ses negociants en habits bruns, aux figures apres, les employes toujours presses, les enormes chevaux et les voituriers actifs. C'etait un monde bien different de celui que nous avions quitte, celui du West-End, le monde de l'energie et de la force, ou le desoeuvre et l'inutile n'eussent pas trouve place. Malgre mon jeune age, je compris que la puissance de la Grande- Bretagne etait la, dans cette foret de navires marchands, dans les ballots que l'on montait par les fenetres des magasins, dans ces chariots charges qui grondaient sur les paves de galets. C'etait la, dans la cite de Londres, que se trouvait la racine principale qui avait donne naissance a l'Empire, a sa fortune au magnifique epanouissement. La mode peut changer, ainsi que le langage et les moeurs, mais l'esprit d'entreprise que recele cet espace d'un mille ou deux en carre ne saurait changer, car s'il se fletrit, tout ce qui en est issu est condamne a se fletrir egalement. Nous lunchames chez Stephen, l'auberge a la mode, dans Bond Street, ou je vis une file de _tilburys_ et de chevaux de selle qui s'allongeait depuis la porte jusqu'au bout de la rue. De la nous allames au Mail, dans le parc de Saint-James, puis chez Brookes ou etait le grand club whig, et enfin on retourna chez Wattier ou se donnaient rendez-vous pour jouer les gens a la mode. Partout, je vis les memes types d'hommes a tournures raides, aux petits gilets. Tous temoignaient la plus grande deference a mon oncle et, pour lui etre agreable, m'accueillaient avec une bienveillante tolerance. Les propos etaient toujours dans le genre de ceux que j'avais deja entendus au Pavillon. On s'entretenait de politique, de la sante du roi. On causait de l'extravagance du Prince, de la guerre, qui paraissait prete a eclater de nouveau, des courses de chevaux et du ring. Je m'apercus ainsi que l'excentricite etait la aussi a la mode, comme me l'avait dit mon oncle, et si les continentaux nous regardent encore aujourd'hui comme une nation de toques, c'est sans doute une tradition qui remonte a l'epoque ou les seuls voyageurs qu'il leur arrivat de voir appartenaient a la classe avec laquelle je me trouvais alors en contact. C'etait un age d'heroisme et de folie. D'une part, les menaces incessantes de Bonaparte avaient appele au premier plan des hommes de guerre, des marins, des hommes d'Etat tels que Pitt, Nelson, et plus tard Wellington. Nous etions grands par les armes et nous n'allions guere tarder a l'etre dans les lettres, car Scott et Byron furent dans leur temps les plus grandes puissances de l'Europe. D'autre part, un grain de folie reelle ou simulee etait un passeport qui vous ouvrait les portes fermees devant la sagesse ou la vertu. L'homme qui etait capable d'entrer dans un salon en marchant sur les mains, l'homme qui s'etait lime les dents afin de siffler comme un cocher, l'homme qui pensait toujours a haute voix de facon a tenir toujours ses hotes dans un frisson d'apprehension, tels etaient les gens qui arrivaient sans peine a se placer au premier plan de la societe de Londres. Et il n'etait pas possible de tracer une distinction entre l'heroisme et la folie, car bien peu de gens etaient capables d'echapper entierement a la contagion de l'epoque. En un temps ou le Premier etait un grand buveur, le leader de l'opposition un debauche, ou le prince de Galles reunissait ces attributs, on aurait eu grand peine a trouver un homme dont le caractere fut egalement irreprochable en public et dans sa vie privee. En meme temps, cette epoque-la, avec tous ses vices, etait une epoque d'energie et vous serez heureux si dans la votre le pays produit des hommes tels que Pitt, Fox, Nelson, Scott et Wellington. Ce soir-la, comme j'etais chez Wattier, aupres de mon oncle, sur un de ces sieges capitonnes de velours rouge, l'on me montra un de ces types singuliers dont la renommee et les excentricites ne sont point encore oubliees du monde contemporain. La longue salle, avec ses nombreuses colonnes, ses miroirs et ses lustres, etait bondee de ces citadins au sang vif, a la voix bruyante, tous en toilette du soir de couleur sombre, en bas blancs, en devants de chemise de batiste et leurs petits chapeaux a ressort sous le bras. -- Ce vieux gentleman a figure couperosee, aux jambes greles, me dit mon oncle, c'est le marquis de Queensberry. Sa chaise a fait un trajet de dix-neuf milles en une heure dans un match contre le comte Taafe, et il a envoye un message a cinquante milles de distance, en trente minutes, en le faisant passer de mains en mains dans une balle de cricket. L'homme, avec lequel il cause, est sir Charles Bunbury, du Jockey-Club, qui a fait exclure le prince de Galles du champ de courses de Newmarket pour avoir declare et retire la monte de son jockey Sam Chifney. Voici le capitaine Barclay. Il en sait plus que qui que ce soit au monde en matiere d'entrainement, et il a parcouru quatre-vingt-dix milles en vingt et une heures. Vous n'avez qu'a regarder ses mollets pour vous convaincre que la nature l'a fait expres pour cela. Il y a ici un autre marcheur. C'est l'homme au gilet a fleurs qui est debout pres du feu. C'est le _beau_ Whalley qui a fait le voyage de Jerusalem en long habit bleu, bottes a l'ecuyere et gants de peau. -- Pourquoi a-t-il fait cela, monsieur? demandai-je tout etonne. -- Parce que c'etait sa fantaisie, dit-il, et cette promenade l'a fait entrer dans la societe, ce qui vaut mieux que d'etre entre a Jerusalem. Voici ensuite Lord Petersham, l'homme au grand nez aquilin. C'est l'homme qui se leve tous les jours a six heures du soir et a la cave la mieux pourvue de tabac a priser de l'Europe. C'est lui qui a ordonne a son domestique de mettre une demi- douzaine de bouteilles de sherry a cote de son lit et de le reveiller le surlendemain. Il cause avec Lord Panmure qui est capable de boire six bouteilles de clairet et ensuite d'argumenter avec un eveque. L'homme maigre, et qui vacille sur ses genoux, est le general Scott qui vit de pain grille et d'eau et qui a gagne deux cent mille livres au whist. Il cause avec le jeune Lord Blandfort qui, l'autre jour, a paye dix-huit cents livres un exemplaire de Boccace. Soir, Dudley. -- Soir, Tregellis. Un homme d'un certain age, a l'air hagard, s'etait arrete devant nous et me toisait des pieds a la tete. -- Quelque jeune blanc-bec que Charlie aura ramasse a la campagne, murmura-t-il. Il n'a pas une tournure a lui faire honneur. Quitte la ville, Tregellis? -- Pendant quelques jours. -- Hein! fit l'homme en reportant sur mon oncle son regard endormi. Il a l'air au plus mal. Il repartira pour la campagne les pieds en avant, un de ces jours, s'il ne se met pas a enrayer. Il hocha la tete et s'eloigna. -- Il ne faut pas prendre l'air mortifie, dit mon oncle en souriant. C'est le vieux Lord Dudley et il a pour genre de penser tout haut. On s'en fachait souvent, mais on n'y fait plus d'attention maintenant. Tenez, la semaine derniere, comme il dinait chez Lord Elgin, il a prie la compagnie d'agreer ses excuses pour la mauvaise qualite de la cuisine. Comme vous le voyez, il se croyait a sa propre table. Cela lui donne une place a part dans la societe. C'est a lord Harewood qu'il s'est cramponne pour le moment. La particularite de Harewood, c'est de copier le prince en tout. Un jour, le prince avait mis la queue sous le collet de son habit, croyant que la queue commencait a passer de mode. Harewood de couper la sienne. Voici Lumley, l'homme laid, comme on le nommait a Paris. L'autre, c'est Lord Foley, qu'on surnomme le numero onze en raison de la minceur de ses jambes. -- Voici Mr Brummel, monsieur, dis-je. -- Oui, il va venir nous trouver bientot. Ce jeune homme a certainement de l'avenir. Remarquez-vous la facon dont il regarde autour de lui, de dessous ses paupieres, comme si c'etait par condescendance qu'il est venu. Les petites poses sont insupportables, mais quand elles sont poussees jusqu'aux derniers extremes, elles deviennent respectables. Comment va, Georges? -- Avez-vous entendu ce qu'on dit de Vereker Merton? demanda Brummel qui se promenait avec un ou deux autres beaux sur ses talons. Il s'est sauve avec la cuisiniere de son pere et l'a bel et bien epousee. -- Qu'a fait Lord Merton? -- Il les a felicites chaleureusement et a reconnu qu'il avait toujours meconnu l'esprit de son fils. Il va habiter avec le jeune couple et consent a une forte pension, a la condition que la mariee continue a exercer sa profession. A propos, Tregellis, il court des bruits que vous seriez sur le point de vous marier? -- Je ne crois pas, repondit mon oncle. Ce serait une faute que d'accabler une seule personne sous des attentions que tant d'autres seraient enchantees de se partager. -- Ma facon de voir absolument, et exprimee de la maniere la plus heureuse! s'ecria Brummel. Est-ce juste de briser une douzaine de coeurs pour donner a un seul l'ivresse du ravissement? Je pars la semaine prochaine pour le continent. -- Les recors, demanda un de ses voisins. -- Pas si bas que cela, Pierrepont. Non, non, c'est pour combiner l'agrement et l'instruction. En outre, il est necessaire d'aller a Paris pour nos petites affaires et s'il y a des chances pour qu'une nouvelle guerre eclate, il serait bon de s'en assurer une provision. -- C'est parfaitement juste, dit mon oncle, qui semblait avoir a coeur de ne pas se laisser surpasser en extravagance par Brummel. Je faisais ordinairement venir mes gants soufre du Palais-Royal. En 93, quand la guerre a eclate, j'en ai ete prive pendant neuf ans. Si je n'avais pas loue un lougre tout expres pour en introduire en contrebande, j'aurais peut-etre ete reduit a notre cuir tanne d'Angleterre. -- Les Anglais sont superieurs pour fabriquer un fer a repasser ou un tisonnier, mais tout ce qui demande plus de delicatesse est hors de leur portee. -- Nos tailleurs sont bons, s'ecria mon oncle, mais nos etoffes laissent a desirer par le gout et la variete. La guerre nous a rendus plus rococos que jamais. Elle nous a interdit les voyages. Il n'y a rien qui vaille comme les voyages pour former l'intelligence. L'annee derniere, par exemple, je suis tombe sur de nouvelles etoffes pour gilets, sur la place Saint-Marc, a Venise. C'etait jaune avec les plus jolis chatoiements rouges qu'on put trouver. Comment aurais-je pu voir cela si je n'avais pas voyage? J'en emportai avec moi et pendant quelque temps cela fit fureur. -- Le prince s'en eprit aussi. -- Oui, en general, il se conforme a ma direction. L'annee derniere, nous etions habilles d'une facon si semblable qu'on nous prenait souvent l'un pour l'autre. Ce que je dis la n'est pas a mon avantage, mais c'etait ainsi. Il se plaint souvent que les memes choses ne vont pas si bien sur lui que sur moi. Mais puis-je faire la reponse qui se presente d'elle-meme? A propos, Georges, je ne vous ai pas vu au bal de la marquise de Douvres. -- Oui, j'y etais et j'y suis reste environ un quart d'heure. Je suis surpris que vous ne m'y ayez pas vu. Toutefois, je ne suis pas alle plus loin que l'entree, car une preference injuste donne lieu a de la jalousie. -- J'y suis alle des la premiere heure, dit mon oncle, car j'avais entendu dire qu'il y aurait des debutantes fort passables. Je suis toujours enchante quand je trouve l'occasion de faire un compliment a quelqu'une d'entre elles. C'est une chose qui est arrivee, mais rarement, car j'ai un ideal que je maintiens bien haut. C'est ainsi que causaient ces personnages singuliers. Pour moi, en les regardant tour a tour, je ne pouvais m'imaginer pourquoi ils n'eclataient pas de rire au nez l'un de l'autre. Bien loin de la, leur conversation etait fort grave et semee d'un nombre infini de petites reverences. A chaque instant, ils ouvraient et fermaient leurs tabatieres, deployaient des mouchoirs brodes. Un veritable rassemblement s'etait forme autour d'eux et je m'apercus fort bien que cette conversation avait ete consideree comme un match entre les deux hommes que l'on regardait comme des arbitres se disputant l'empire de la mode. Le marquis de Queensberry y mit fin en passant son bras sous celui de Brummel et l'emmenant, pendant que mon oncle faisait saillir son devant de chemise en batiste a dentelles et agitait ses manchettes, comme s'il etait satisfait de la figure qu'il avait faite dans la partie. Quarante-sept ans se sont ecoules, depuis que j'ecoutais ce cercle de dandys; et maintenant ou sont leurs petits chapeaux, leurs gilets mirobolants et leurs bottes, devant lesquelles on eut pu faire son noeud de cravate. Ils menaient d'etranges existences ces gens-la, et ils moururent d'etrange facon, quelques-uns de leurs propres mains, d'autres dans la misere, d'autres dans la prison pour dettes, et d'autres enfin, comme ce fut le cas pour le plus brillant d'entre eux, a l'etranger, dans une maison de fous. -- Voici le salon de jeu, Rodney, dit mon oncle quand nous passames par une porte ouverte qui se trouvait sur notre trajet. J'y jetai un coup d'oeil et je vis une rangee de petites tables couvertes de serge verte, autour desquelles etaient assis de petits groupes. A un bout, il y avait une table plus longue d'ou partait un murmure continuel de voix. -- Vous pouvez perdre tout ce que vous voudrez ici, dit mon oncle, a moins que vous n'ayez des nerfs et du sang-froid. Ah! Sir Lothian, j'espere que la chance est de votre cote? Un homme de haute taille, mince, a figure dure et severe, s'etait avance de quelques pas hors de la piece. Sous ses sourcils touffus, petillaient deux yeux, vifs, gris, fureteurs. Ses traits grossiers etaient profondement creuses aux joues et aux tempes comme du silex ronge par l'eau. Il etait entierement vetu de noir et je remarquai qu'il avait un balancement des epaules comme s'il avait bu. -- Perdu comme un demon, dit-il d'un ton saccade. -- Aux des? -- Non, au whist. -- Vous n'avez pas du etre fortement atteint a ce jeu-la? -- Ah! vous croyez, dit-il d'une voix grognonne, en jouant cent livres la levee et mille le point, et perdant cinq heures de suite. Eh bien! Qu'est-ce que vous dites de cela? Mon oncle fut evidemment frappe de l'air hagard qu'avait la physionomie de l'autre homme. -- J'espere que vous n'en etes pas trop mal en point. -- Assez mal. Je n'aime pas trop a parler de cela. A propos, Tregellis, avez-vous trouve deja votre homme pour cette lutte? -- Non. -- Il me semble que vous lanternez depuis bien longtemps. Vous savez, on joue ou l'on paie. Je demanderai le forfait si vous n'en venez pas au fait. -- Si vous fixez une date, j'amenerai mon homme, Sir Lothian, dit mon oncle avec froideur. -- Mettons quatre semaines a partir d'aujourd'hui, si cela vous convient. -- Parfaitement, le 18 mai. -- J'espere que d'ici ce jour-la, j'aurai change de nom. -- Comment cela? demanda mon oncle etonne. -- Il se pourrait fort bien que je devienne Lord Avon. -- Quoi! Est-ce que vous auriez des nouvelles? demanda mon oncle d'une voix ou je remarquai un tremblement. -- J'ai envoye mon agent a Montevideo. Il croit avoir la preuve que Lord Avon y est mort. En tout cas, il est absurde de supposer que parce qu'un assassin se derobe a la justice... -- Je ne vous permets pas d'employer ce terme-la, Sir Lothian, dit mon oncle d'un ton sec. -- Vous etiez la aussi bien que moi: Vous savez qu'il etait le meurtrier. -- Je vous repete que vous ne le direz pas. Les petits yeux gris et mechants de sir Lothian durent s'abaisser devant la colere imperieuse qui brillait dans ceux de mon oncle. -- Eh bien! Meme en laissant cela de cote, il est monstrueux que le titre et les domaines restent ainsi en suspens pour toujours. Je suis l'heritier, Tregellis, et j'entends faire valoir mes droits. -- Je suis, et vous le savez bien, l'ami intime de Lord Avon, dit mon oncle avec raideur. Sa disparition n'a en rien diminue mon affection pour lui et tant que son sort n'aura pas ete etabli d'une maniere certaine, je ferai tout mon possible pour que ses droits a lui soient egalement respectes. -- Ses droits, c'est de tomber au bout d'une longue corde et d'avoir l'echine brisee, repondit sir Lothian. Et alors, changeant subitement de manieres, il posa la main sur la manche de mon oncle: -- Allons, allons, Tregellis! J'etais son ami autant que vous, dit-il. Nous ne pouvons rien changer aux faits et il est un peu tard, aujourd'hui, pour nous chamailler a ce propos. Votre invitation reste fixee a vendredi soir? -- Certainement. -- J'amenerai avec moi Wilson le Crabe et nous arrangerons definitivement les conditions de notre petit pari. -- Tres bien, sir Lothian. J'espere vous voir. Ils se saluerent. Mon oncle s'arreta un instant a le suivre des yeux pendant qu'il se melait a la foule. -- Bon sportsman, mon neveu, dit-il, hardi cavalier, le meilleur tireur au pistolet de toute l'Angleterre, mais... homme dangereux. X -- LES HOMMES DU RING Ce fut a la fin de ma premiere semaine passee a Londres, que mon oncle donna un souper a la Fantaisie, comme c'etait l'habitude des gentlemen de cette epoque, qui voulaient faire figure dans ce public comme Corinthiens et patrons de sport. Il avait invite non seulement les principaux champions de l'epoque, mais encore les personnages a la mode qui s'interessaient le plus au ring: Mr Flechter Reid, lord Say and Sele, sir Lothian Hume, sir John Lade, le colonel Montgomery, sir Thomas Apreece, l'honorable Berkeley Craven, et bien d'autres. Le bruit s'etait deja repandu dans les clubs que le prince serait present et l'on recherchait avec ardeur les invitations. La _Voiture et les Chevaux_ etait une maison bien connue des gens de sport. Elle avait pour proprietaire un ancien professionnel, pugiliste de valeur. L'amenagement en etait primitif autant qu'il le fallait pour satisfaire le bohemien le plus accompli. Une des modes les plus curieuses, qui aient disparu maintenant, voulait que les gens, blases sur le luxe et la haute vie, eussent l'air de trouver un plaisir piquant a descendre jusqu'aux degres les plus bas de l'echelle sociale. Aussi, les maisons de nuit et les tapis francs de Covent-Garden et de Haymarket reunissaient-ils souvent sous leurs voutes enfumees une illustre compagnie. C'etait pour ces gens-la un changement que de tourner le dos a la cuisine de Weltjie ou d'Ude, au chambertin du vieux Q... pour aller diner dans une maison ou se reunissaient des commissionnaires pour y manger une tranche de boeuf et la faire descendre au moyen d'une pinte d'ale bue a la cruche d'etain. Une foule grossiere s'etait amassee dans la rue pour voir entrer les champions. Mon oncle m'avertit de surveiller mes poches pendant que nous la traversions. A l'interieur etait une piece tendue de rideaux d'un rouge d'etain, au sol sable, aux murs garnis de gravures representant des scenes de pugilat et des courses de chevaux. Des tables aux taches brunes, produites par les liqueurs, etaient disposees ca et la. Autour d'une d'elles, une demi-douzaine de gaillards a l'aspect formidable etaient assis, tandis que l'un d'eux, celui qui avait l'air le plus brutal, y etait perche balancant les jambes. Devant eux etait un plateau charge de petits verres et de pots d'etain. -- Les amis avaient soif, monsieur, aussi leur ai-je apporte un peu d'ale, de delie-langues, dit a demi-voix l'hotelier. J'espere que vous n'y trouverez pas d'inconvenient. -- Vous avez tres bien fait, Bob. Comment ca va-t-il, vous tous? Comment allez-vous, Maddox? et vous, Baldwin? Ah! Belcher, je suis enchante de vous voir. Les champions se leverent et oterent leur chapeau a l'exception de l'individu assis sur la table qui continua a balancer ses jambes et a regarder tres froidement et bien en face mon oncle. -- Comment ca va, Berks? -- Pas trop mal et vous? -- Dites: monsieur, quand vous parlez a un m'sieur, dit Belcher et aussitot, donnant une brusque secousse a la table, il lanca Berks presque entre les bras de mon oncle. -- He Jem, pas de ca! dit Berks d'un ton bourru. -- Je vous apprendrai les bonnes manieres, Joe, puisque votre pere a oublie de le faire. Vous n'etes pas ici pour boire du tord- boyaux dans un sale taudis, mais vous etes en presence de nobles personnes, de Corinthiens a la derniere mode, et vous devez vous regler sur leurs facons. -- J'ai ete considere toujours comme une maniere de noble personne, moi-meme, dit Berks la langue epaisse, mais si par hasard j'avais dit ou fait quelque chose que je ne doive pas... -- Voyons, la, Berks, c'est tres bien, s'ecria mon oncle, qui avait a coeur d'arranger les choses et de couper court a toute querelle au debut de la soiree. Voici d'autres de nos amis. Comment ca va-t-il, Apreece? et vous aussi, colonel? Eh bien! Jackson, vous paraissez avoir gagne immensement. Bonsoir, Lade, j'espere que Lady Lade ne s'est pas trouvee trop mal de notre charmante promenade en voiture? Ah! Mendoza, vous avez l'air aujourd'hui en assez bonne forme pour jeter votre chapeau par- dessus les cordes. Sir Lothian, je suis heureux de vous voir. Vous trouverez ici quelques vieux amis. Parmi la foule mobile des Corinthiens et des boxeurs qui se pressaient dans la piece, j'avais entrevu la carrure solide et la face epanouie du champion Harrison. Sa vue me fit l'effet d'une bouffee d'air de la dune du Sud qui avait penetre jusque dans cette chambre au plafond bas, sentant l'huile, et je courus pour lui serrer la main. -- Ah! maitre Rodney. Ou bien dois-je vous appeler monsieur Stone, comme je le suppose? Vous etes si change qu'on ne vous reconnaitrait pas. J'ai bien de la peine a croire que c'est veritablement vous qui veniez si souvent tirer le soufflet, quand le petit Jim et moi nous etions a l'enclume. Eh! comme vous voila beau, pour sur! -- Quelles nouvelles apportez-vous de Friar's Oak? demandai-je avec empressement. -- Votre pere est venu faire un tour chez moi pour causer de vous, et il me dit que la guerre va eclater de nouveau, et qu'il espere vous voir a Londres dans peu de jours, car il doit se rendre ici pour visiter Lord Nelson et se mettre en quete d'un vaisseau. Votre mere se porte bien. Je l'ai vue dimanche a l'eglise. -- Et Petit Jim? La figure bonhomme du champion Harrison s'assombrit. -- Il s'etait mis serieusement en tete de venir ici, ce soir, mais j'avais des raisons pour ne pas le desirer, de sorte qu'il y a un nuage entre nous. C'est le premier, et cela me pese, maitre Rodney. Entre nous, j'ai de tres bonnes raisons pour desirer qu'il reste avec moi et je suis sur qu'avec sa fierte de caractere et ses idees, il n'arriverait jamais a retrouver son equilibre une fois qu'il aurait goute de Londres. Je l'ai laisse la-bas, avec une besogne suffisante pour le tenir occupe jusqu'a mon retour pres de lui. Un homme de haute taille, de proportions superbes et tres elegamment vetu, s'avancait vers nous. Il nous regarda fixement, tout surpris, et tendit la main a mon interlocuteur. -- Eh quoi? Jack Harrison? Une vraie resurrection. D'ou venez- vous? -- Enchante de vous voir, Jackson, dit mon ami. Vous avez l'air aussi jeune et aussi solide que jamais. -- Mais oui, merci, j'ai depose la ceinture le jour ou je n'ai plus trouve personne avec qui je puisse lutter, et je me suis mis a donner des lecons. -- Et moi j'exerce le metier de forgeron, par la-bas, dans le Sussex. -- Je me suis souvent demande pourquoi vous n'avez pas guigne ma ceinture. Je vous le dis franchement, d'homme a homme, je suis tres content que vous ne l'ayez pas fait. -- Eh bien! C'est tres beau de votre part de parler ainsi, Jackson. Je l'aurais peut-etre essaye, mais la bonne femme s'y est opposee. Elle a ete une excellente epouse pour moi, et je n'ai pas un mot a dire contre elle. Mais je me sens quelque peu isole, car tous ces jeunes gens ont paru depuis mon temps. -- Vous pourriez en battre quelques-uns encore, dit Jackson en palpant les biceps de mon ami. Jamais on ne vit meilleure etoile dans un ring de vingt-quatre pieds. Ce serait une vraie fete que de vous voir aux prises avec certains de ces jeunes. Voulez-vous que je vous engage contre eux? Les yeux d'Harrison etincelerent a cette idee, mais il secoua la tete. -- C'est inutile, Jackson, j'ai promis a ma vieille. Voila Belcher. N'est-ce pas ce jeune gaillard a belle tournure, a l'habit si voyant. -- Oui, c'est Jem, vous ne l'avez pas vu, c'est un joyau. -- Je l'ai entendu dire. Quel est ce tout jeune, qui est pres de lui? Il m'a l'air d'un solide gars. -- C'est un nouveau qui vient de l'Ouest. On le nomme Wilson le Crabe. Harrison le considera avec interet. -- J'ai entendu parler de lui. On organise un match sur lui, n'est-ce pas? -- Oui, Sir Lothian Hume, le gentleman a figure maigre que l'on voit la-bas, l'a retenu contre l'homme de sir Charles Tregellis. Nous allons apprendre des nouvelles de ce match ce soir, a ce qu'il parait. Jem Belcher s'attend a de beaux exploits de la part de Wilson le Crabe. Voici Tom le frere de Belcher. Il cherche aussi un engagement. On dit qu'il est plus vif que Jem avec les gants, mais qu'il ne frappe pas aussi dur. J'etais en train de parler de votre frere, Jem. -- Le petit fera son chemin, dit Belcher qui s'etait approche. Pour le moment, il se joue plutot qu'il ne se bat, mais quand il aura jete sa gourme, je le tiens contre n'importe lequel de ceux qui sont sur la liste. Il y a dans Bristol, en ce moment, autant de champions qu'il y a de bouteilles dans un cellier. Nous en avons recu deux de plus -- Gully et Pearse --qui feront souhaiter a vos tourtereaux de Londres, qu'ils retournent bientot dans leur pays de l'Ouest. -- Voici le Prince, dit Jackson, a un bourdonnement confus qui vint de la porte. Je vis Georges s'avancer a grands fracas avec un sourire bienveillant sur sa face pleine de bonhomie. Mon oncle lui souhaita la bienvenue et lui amena quelques Corinthiens pour les lui presenter. -- Nous aurons des ennuis, vieux, dit Belcher a Jackson. Berks boit du gin a meme la cruche et vous savez quel cochon ca fait quand il est saoul. -- Il faut lui mettre un bouchon, papa, dirent plusieurs des autres boxeurs. Quand il est a jeun on ne peut pas dire qu'il est un charmeur, mais quand il est charge, il n'y a plus moyen de le supporter. Jackson, en raison de ses prouesses et du tact dont il faisait preuve, avait ete choisi comme ordonnateur en chef de tout ce qui concernait le corps des boxeurs, qui le designait habituellement sous le nom de commandant en chef. Lui et Belcher s'approcherent de la table sur laquelle Berks s'etait perche. Le coquin avait deja la figure allumee, les yeux lourds et injectes. -- Il faut bien vous tenir ce soir, Berks, dit Jackson. Le Prince est ici et... -- Je ne l'ai pas encore apercu, dit Berks quittant la table en chancelant. Ou est-il, patron? Allez lui dire que Joe Berks serait tres fier de le secouer par la main. -- Non, pas de ca, Joe, dit Jackson en posant la main sur la poitrine de Berks qui faisait un effort pour se frayer passage dans la foule. Vous ferez bien de vous tenir a votre place. Sinon nous vous mettrons a un endroit ou vous ferez autant de bruit qu'il vous plaira. -- Ou est-il cet endroit, patron? -- Dans la rue, par la fenetre. Nous entendons avoir une soiree tranquille, comme Jem Belcher et moi nous allons vous le montrer, si vous pretendez nous faire voir de vos tours de Whitechapel. -- Doucement, patron, grogna Berks, surement j'ai toujours eu la reputation de me conduire comme il faut. -- C'est ce que j'ai toujours dit, Berks, et tachez de vous conduire comme si vous l'etiez. Mais voici que notre souper est pret. Le Prince et Lord Sele font leur entree. Deux a deux, mes gars, et n'oubliez pas dans quelle societe vous etes. Le repas fut servi dans une grande salle ou le drapeau de la Grande-Bretagne et des devises en grand nombre decoraient les murs. Les tables etaient arrangees de facon a former les trois cotes d'un carre. Mon oncle occupait le centre de la plus grande et avait le Prince a sa droite, Lord Sele a sa gauche. Il avait eu la sage precaution de repartir les places a l'avance, de maniere a repartir les gentlemen parmi les professionnels et a eviter le danger de mettre cote a cote deux ennemis, comme celui de placer un homme, qui avait ete recemment vaincu, a cote de son vainqueur. Quant a moi, j'avais d'un cote le champion Harrison et de l'autre un gros gaillard a figure epanouie qui m'apprit qu'il se nommait Bill War, qu'il etait proprietaire d'un public house a l'Unique Tonne dans Jermyn Street, et qu'il etait un des plus rudes champions de la liste. -- C'est ma viande qui me perd, monsieur, me dit-il. Ca me pousse sur le corps avec une rapidite surprenante. Je devrais me battre a treize stone huit onces et je suis arrive au poids de dix-sept. Ce sont les affaires qui en sont la cause. Il faut que je reste derriere le comptoir toute la journee et pas moyen de refuser une tournee de peur de facher un client. Voila qui a perdu plus d'un champion avant moi. -- Vous devriez prendre ma profession, dit Harrison. Je me suis fait forgeron et je n'ai pas pris un demi-stone de plus en quinze ans. -- Chez nous, les uns se mettent a un metier, les autres a un autre, mais le plus grand nombre se font tenanciers de bars pour leur compte. -- Voyez Will Wood que j'ai battu en quarante rounds au beau milieu d'une tempete de neige par la-bas, du cote de Navestock. Il conduit une voiture de louage. Le petit Firby, ce bandit, est garcon de cafe a present. Dick Humphries... il est marchand de charbon, il a toujours tenu a etre distingue. Georges Ingleston est voiturier chez un brasseur. Mais quand on vit a la campagne, il y a au moins une chose qu'on ne risque pas, c'est d'avoir des jeunes Corinthiens et des etourneaux de bonne famille toujours devant vous a vous provoquer en face. C'etait bien le dernier inconvenient auquel, selon moi, fut expose un professionnel fameux par ses victoires, mais plusieurs gaillards a figures bovines, qui etaient de l'autre cote de la table, approuverent de la tete. -- Vous avez raison, Bill, dit l'un d'eux. Personne n'a autant que moi d'ennuis avec eux. Un beau soir, les voila qui entrent dans mon bar, echauffes par le vin. "C'est vous qui etes Tom Owen, le boxeur, que dit l'un d'eux" "A votre service, Monsieur, que je reponds." "Eh bien, attrapez ca," dit-il, et voila une bourrade sur le nez, ou bien ils me lancent une gifle du revers de la main, a travers les chopes, ou bien c'est autre chose. Alors, ils peuvent aller brailler partout qu'ils ont tape sur Tom Owen. -- Est-ce que vous ne leur debouchez pas quelques fioles en recompense? demanda Harrison. -- Je ne discute jamais avec eux; je leur dis: "A present, Messieurs, ma profession est celle de boxeur et je ne me bats pas pour l'amour de l'art, pas plus qu'un medecin ne vous drogue pour rien, pas plus qu'un boucher ne vous fait cadeau de ses tranches de rumsteak. Faites une petite bourse, mon maitre, et je vous promets de vous faire honneur. Mais ne vous figurez pas que vous aller sortir d'ici, vous faire gorger a l'oeil par un champion de poids moyen." -- C'est aussi comme cela que je fais, Tom, dit son gros voisin. S'ils mettent une guinee sur le comptoir -- ils n'y manquent pas quand ils ont beaucoup bu -- je leur donne ce que j'estime valoir une guinee et je ramasse l'argent. -- Mais s'ils ne le font pas. -- Eh bien! dans ce cas, il s'agit d'une attaque ordinaire contre un fidele sujet de Sa Majeste, le nomme William War. Je les traine devant le magistrat le lendemain. Ca leur coute huit jours ou vingt shillings. Pendant ce temps, le souper avancait a grand train. C'etait un de ces repas solides et peu compliques qui etaient a la mode au temps de nos grands-peres et cela vous expliquera, a certains d'entre vous, pourquoi ils n'ont jamais connu ces parents-la. De larges tranches de boeuf, des selles de mouton, des langues fumees, des pates de veau et de jambon, des dindons, des poulets, des oies, toutes les sortes de legumes, un defile de sherrys ardents, de grosses ales, tel etait le fond principal du festin. C'etait la meme viande et la meme cuisine devant laquelle auraient pu s'attabler, quatorze siecles auparavant, leurs ancetres norvegiens et germains. Et a vrai dire, comme je contemplais a travers la vapeur des plats ces rangees de trognes farouches et grossieres, ces larges epaules, qui s'arrondissaient par-dessus la table, j'aurais pu croire que j'assistais a une de ces plantureuses bombances de jadis, ou les sauvages convives rongeaient la viande jusqu'a l'os, puis, en leurs jeux meurtriers, jetaient leurs restes a la tete de leurs captifs. Ca et la, la figure plus pale et les traits aquilins d'un Corinthien rappelaient de plus pres le type normand, mais en grande majorite ces faces stupides, lourdes, aux joues rebondies, faces d'hommes pour qui la vie etait une bataille, evoquaient la sensation la plus exacte possible dans notre milieu, de ce que devaient etre ces farouches pirates, ces corsaires qui nous portaient dans leurs flancs. Et cependant, lorsque j'examinais attentivement, un a un, chacun des hommes que j'avais en face de moi, il m'etait aise de voir que les Anglais, bien qu'ils fussent dix contre un, n'avaient pas ete les seuls maitres du terrain, mais que d'autres races s'etaient montrees capables de produire des combattants dignes de se mesurer avec les plus forts. Sans doute, il n'y avait personne dans l'assistance qui fut comparable a Jackson ou a Belcher, pour la beaute des proportions et la bravoure. Le premier etait remarquable par la structure magnifique, l'etroitesse de sa taille, la largeur herculeenne de ses epaules. Le second avait la grace d'une antique statue grecque, une tete dont plus d'un sculpteur eut voulu reproduire la beaute. Il avait dans les reins, les membres, l'epaule, cette longueur, cette finesse de lignes qui lui donnaient l'agilite, l'activite de la panthere. Deja, pendant que je le regardais, j'avais cru voir sur sa physionomie comme une ombre tragique. Je pressentais en quelque sorte l'evenement qui devait arriver quelques mois plus tard, cette balle de raquette dont le choc lui fit perdre pour toujours la vue d'un cote. Mais, avec son coeur fier, il ne se laissa pas arracher son titre sans lutte. Aujourd'hui encore, vous pouvez lire le detail de ce combat ou le vaillant champion, n'ayant qu'un oeil et mis ainsi hors d'etat de juger exactement la distance, lutta pendant trente-cinq minutes contre son jeune et formidable adversaire, et alors, dans l'amertume de sa defaite, on l'entendit exprimer son chagrin au sujet de l'ami qui l'avait soutenu de toute sa fortune. Si a cette lecture, vous n'etes pas emu, c'est qu'il doit manquer en vous certaine chose indispensable pour faire de vous un homme. Mais, s'il n'y avait autour de la table aucun homme capable de tenir tete a Jackson ou a Jem Belcher, il y en avait d'autres d'une race, d'un type differents, possedant des qualites qui faisaient d'eux de dangereux boxeurs. Un peu plus loin dans la piece, j'apercus la face noire et la tete crepue de Bill Richmond portant la livree rouge et or de valet de pied. Il etait destine a etre le predecesseur des Molineaux, des Sutton, de toute cette serie de boxeurs noirs qui ont fait preuve de cette vigueur de muscle, de cette insensibilite a la douleur qui caracterisent l'Africain et lui assurent un avantage tout particulier, dans le sport du ring. Il pouvait aussi se glorifier d'avoir ete le premier Americain de naissance qui eut conquis des lauriers sur le ring anglais. Je vis aussi la figure aux traits fins de Dan Mendoza le juif, qui venait alors de quitter la vie active. Il laissait derriere lui une reputation d'elegance, de science accomplie qui depuis lors, jusqu'a ce jour, n'a point ete surpassee. La seule critique qu'on put lui faire etait de ne pas frapper avec assez de force. C'etait certes un reproche qu'on n'eut point adresse a son voisin, dont la figure allongee, le nez aquilin, les yeux noirs et brillants indiquaient clairement qu'il appartenait a la meme vieille race. Celui-la, c'etait le formidable Sam, le Hollandais qui se battait au poids de neuf stone six onces, mais neanmoins, possedait une telle vigueur dans ses coups, que par la suite, ses admirateurs consentaient a le patronner contre le champion de quatorze stone, a la condition qu'ils fussent tous deux lies a cheval sur un banc. Une demi-douzaine d'autres figures juives au teint bleme prouvaient avec quelle ardeur les Juifs de Houndsditch et de Whitechapel s'etaient adonnes a ce sport de leur pays adoptif et qu'en cette carriere, comme en d'autres plus serieuses de l'activite humaine, ils etaient capables de se mesurer avec les plus forts. Ce fut mon voisin War qui mit le plus grand empressement a me faire connaitre ces celebrites, dont la reputation avait retenti dans nos plus petits villages du Sussex. -- Voici, dit-il, Andrew Gamble le champion irlandais. C'est lui qui a battu Noah James de la Garde, et qui a ensuite ete presque tue par Jem Belcher dans le creux du banal de Wimbledon, tout pres de la potence d'Abbershaw. Les deux qui viennent apres lui sont aussi des Irlandais, Jack O'Donnell et Bill Ryan. Quand vous trouvez un bon irlandais, vous ne sauriez rien trouver de mieux, mais ils sont terriblement traitres. Ce petit gaillard a figure narquoise, c'est Cab Baldwin, le fruitier, celui qu'on appelle l'orgueil de Westminster. Il n'a que cinq pieds sept pouces et ne pese que neuf stone cinq, mais il a autant de coeur qu'un geant. Il n'a jamais ete battu, et il n'y a personne, ayant son poids a un stone pres, qui soit capable de le battre, excepte le seul Sam le Hollandais. Voici Georges Maddox, un autre de la meme couvee, un des meilleurs boxeurs qui aient jamais mis habit bas. Ce personnage a l'air comme il faut, et qui mange avec une fourchette, celui qui a la tournure d'un Corinthien, a cela pres que la bosse de son nez n'est pas tout a fait a sa place, c'est Dick Humphries, le meme qui etait le Coq des poids moyens jusqu'au jour ou Mendoza vint lui couper la crete. Vous voyez cet autre a la tete grisonnante et des cicatrices sur la figure? -- Eh mais, c'est Tom Faulkner, le joueur de cricket, s'ecria Harrison, en regardant dans la direction qu'indiquait le doigt de War. C'est le joueur le plus agile des Midlands et quand il etait en pleine vigueur, il n'y avait guere de boxeurs en Angleterre qui fussent capables de lui tenir tete. -- Vous avez raison, Jack Harrison. Il fut un des trois qui se presenterent, lorsque les trois champions de Birminghan porterent un defi aux trois champions de Londres. C'est un arbre toujours vert, ce Tom. Eh bien, il avait cinquante cinq ans passes quand il defia et battit en cinquante minutes Jack Hornhill qui avait assez d'endurance pour venir a bout de bien des jeunes. Il est preferable de rendre des points en poids qu'en annees. -- La jeunesse aura son compte, dit de l'autre cote de la table une voix chevrotante. Oui, mes maitres, les jeunes auront leur compte. L'homme, qui venait de parler, etait le personnage le plus extraordinaire qu'il y eut dans cette salle ou s'en trouvaient de si extraordinaires. Il etait vieux, tres vieux, si vieux meme qu'il echappait a toute comparaison et personne n'eut ete en etat de dire son age, d'apres sa peau momifiee et ses yeux de poisson. Quelques rares cheveux gris etaient epars sur son crane jauni. Quant a ses traits, ils avaient a peine quelque chose d'humain, tant ils etaient deformes, car les rides profondes et les poches flasques de l'extreme vieillesse etaient venues s'ajouter sur une figure qui avait toujours ete d'une laideur grossiere et que bien des coups avaient acheve de petrir et d'ecraser. Des le commencement du repas, j'avais remarque cet etre-la, qui appuyait sa poitrine contre le bord de la table, comme pour y trouver un soutien necessaire, et qui epluchait, d'une main tremblante, les mets places devant lui. Mais, peu a peu, comme ses voisins le faisaient boire copieusement, ses epaules reprirent de leur carrure. Son dos se raidit, ses yeux s'allumerent, et il regarda autour de lui, d'abord avec surprise, comme s'il ne se rappelait pas bien comment il etait venu la, puis avec une expression d'interet veritablement croissant. Il ecoutait, en se faisant de sa main un cornet acoustique, les conversations de ceux qui l'entouraient. -- C'est le vieux Buckhorse, dit a demi-voix le champion Harrison. Il etait exactement comme cela, il y a vingt ans, quand j'entrai pour la premiere fois dans le ring. Il y eut un temps ou il etait la terreur de Londres. -- Oui, il l'etait, dit Bill War. Il se battait comme un cerf dix- cors et il avait une telle endurance qu'il se laissait jeter a terre d'un coup de poing, par le premier fils de famille venu, pour une demi-couronne. Il n'avait pas a menager sa figure, voyez- vous, car il a toujours ete l'homme le plus laid d'Angleterre. Mais voila bien pres de soixante ans qu'on lui a fendu l'oreille et il a fallu lui flanquer plus d'une raclee pour lui faire comprendre enfin que la force le quittait. -- La jeunesse aura son compte, mes maitres, ronronnait le vieux en secouant pitoyablement la tete. -- Remplissez-lui son verre, dit War. Eh! Tom, versez-lui une goutte de tord-boyaux a ce vieux Buckhorse. Rechauffez-lui le coeur. Le vieux versa un verre de gin dans sa gorge ridee. Cela produisit sur lui un effet extraordinaire. Une lueur brilla dans chacun de ses yeux eteints. Une legere rougeur se montra sur ses joues cireuses. Ouvrant sa bouche edentee, il lanca soudain un son tout particulier, argentin comme celui d'une cloche au son musical. De rauques eclats de rire de toute la compagnie y repondirent. Des figures allumees se pencherent en avant les unes des autres pour apercevoir le veteran. -- C'est Buckhorse, cria-t-on, c'est Buckhorse qui ressuscite. -- Riez si vous voulez, mes maitres, s'ecria-t-il dans son jargon de Lewkner Lane en levant ses deux mains maigres et sillonnees de veines. Il ne se passera pas longtemps avant que vous voyiez mes griffes qui ont cogne sur la boule de Figg et sur celle de Jack Broughton et celle de Harry Gray et bien d'autres boxeurs fameux qui se battaient pour gagner leur pain, avant que vos peres fussent capables de manger leur soupe. La compagnie se remit a rire et a encourager le veteran, par des cris ou l'intonation railleuse n'etait pas depourvue de sympathie. -- Servez-les bien, Buckhorse, arrangez-les donc. Racontez leur comment les petits s'y prenaient de votre temps. Le vieux gladiateur jeta autour de lui un regard des plus dedaigneux. -- Eh! d'apres ce que je vois, dit-il de son fausset aigu et chevrotant, il y en a parmi vous qui ne sont pas capables de faire partir une mouche posee sur de la viande. Vous auriez fait de tres bonnes femmes de chambre, la plupart d'entre vous, mais vous vous etes trompes de chemin, quand vous etes entres dans le ring. -- Donnez-lui un coup de torchon par la bouche, dit une voix enrouee. -- Joe Berks, dit Jackson, je me chargerais d'epargner au bourreau la peine de te rompre le cou, si Son Altesse royale n'etait pas presente. -- Ca se peut bien, patron, dit le coquin a moitie ivre, qui se redressa en chancelant. Si j'ai dit quelque chose qui ne convienne pas a un m'sieu comme il faut... -- Asseyez-vous, Berks, cria mon oncle d'un ton si imperieux que l'individu retomba sur sa chaise. -- Eh bien! Lequel de vous regarderait en face Tom Slack, pepia le vieux, ou bien Jack Broughton, lui qui a dit au vieux duc de Cumberland qu'il se chargeait de demolir la garde du roi de Prusse, a raison d'un homme par jour, tous les jours du mois de l'annee, jusqu'a ce qu'il fut venu a bout de tout le regiment, et le plus petit de ces gardes avait six pieds de long. Lequel d'entre vous aurait ete capable de se remettre d'aplomb apres le coup de torchon que donna le gondolier italien a Bob Wittaker? -- Qu'est-ce que c'etait, Buckhorse? crierent plusieurs voix. -- Il vint ici d'un pays etranger, et il etait si large qu'il se mettait de profil pour passer par une porte. Il y etait force sur ma parole, et il etait si fort que partout ou il cognait, il fallait que l'os parte en morceaux et quand il eut casse deux ou trois machoires, on crut qu'il n'y aurait personne dans le pays en mesure de se lever contre lui. Pour lors, le roi s'en mele. Il envoie un de ses gentilshommes trouver Figg pour lui dire: "Il y a un petit qui casse un os a chaque fois qu'il touche et ca fait peu d'honneur aux gars de Londres, s'ils le laissent partir sans lui avoir flanque une rossee." Comme ca Figg se leve et il dit: "Je ne sais pas, mon maitre. Il peut bien casser la gueule a n'importe qui des gens de son pays, mais je lui amenerai un gars de Londres a qui il ne cassera pas la machoire quand meme il se servirait d'un marteau pilon." J'etais avec Figg au cafe Slaughter, qui existait alors, quand il a dit ca au gentilhomme du roi: et j'y vais, oui, j'y vais. Apres ces mots, il lanca de nouveau ce cri singulier qui ressemblait a un son de cloche. Sur quoi les Corinthiens et les boxeurs se mirent de nouveau a rire et a l'applaudir. -- Son Altesse... c'est-a-dire le comte de Chester... serait charme d'entendre jusqu'au bout votre recit Buckhorse, dit mon oncle a qui le prince venait de parler a voix basse. -- Eh bien, Altesse Royale, voici ce qui se passa. Au jour venu, tout le monde se rassembla dans l'amphitheatre de Figg, le meme qui se trouvait a Tottenham Court. Bob Wittaker etait la, et ce grand bandit de gondolier italien y etait aussi. Il y avait egalement la tout le beau monde. Ils etaient plus de vingt mille entasses qu'on aurait cru a voir leurs tetes, comme des pommes de terre dans un tonneau faisant des rangees sur les bancs tout autour. Et Jack Figg etait la en personne pour veiller a ce qu'on jouat franc jeu dans cette lutte, avec un coquin de l'etranger. Tout le peuple etait entasse en cercle, sauf qu'a un endroit il y avait un passage pour que les messieurs de la noblesse pussent aller prendre leurs places assises. Quant au ring, il etait en charpente, comme c'etait la coutume alors, et eleve d'une hauteur d'homme par-dessus la tete des gens. Bon! quand Bob eut ete mis en face de ce geant italien, je lui dis: "Bob! donnez-lui un bon coup dans les soufflets", parce que j'avais bien vu qu'il etait aussi enfle qu'une galette au fromage. Alors, Bob marche et comme il s'avance vers l'etranger, il recoit un rude coup sur la boule. J'entendis le bruit sourd que ca fit et j'entendis passer quelque chose tout pres de moi, mais quand je regardai, l'Italien etait en train de se tater les muscles au milieu de la scene, mais quant a Bob, impossible de l'apercevoir, pas plus que s'il n'etait jamais venu la. L'auditoire etait suspendu aux levres du vieux boxeur. -- Eh bien! crierent une douzaine de voix, eh bien, Buckhorse! Est-ce qu'il l'avait avale, quoi enfin? -- Eh bien, mes garcons, voila justement ce que je me demandais quand tout a coup, je vois deux jambes qui se dressaient en l'air, au milieu du public, a une bonne distance de la. Je reconnus les jambes de Bob, parce qu'il portait une sorte de culotte jaune avec des rubans bleus aux genoux. Le bleu, c'etait sa couleur. Alors, on le remit sur le bon bout. Oui, on lui fraya un passage et on l'applaudit pour lui donner du courage, quoiqu'il n'en eut jamais manque. Tout d'abord il etait si ebloui qu'il ne savait pas s'il etait a l'eglise ou dans la prison du Maquignon, mais quand je l'eus mordu aux deux oreilles, il se secoua et revint a lui. "Nous allons nous y remettre, Buck" qu'il dit. "Il vous a marque" dis- je. Et il cligna de l'oeil ou de ce qui lui en restait. Alors l'Italien lance de nouveau son poing, mais Bob fait un bond de cote et lui envoie un coup en pleine viande, avec toute la force que Dieu lui avait donnee. -- Eh bien? Eh bien? -- Eh bien! L'Italien avait recu ca en plein sur la gorge et ca le fit ployer en deux comme une mesure de deux pieds. Alors, il se redresse et lance un cri. Jamais vous n'avez entendu chanter Gloria! Alleluia! de cette force-la. Et voila que d'un bond, il saute a bas de l'estrade et enfile le passage libre de toute la vitesse de ses pattes. Tout le public se leve et part avec lui aussi vite qu'on pouvait, mais on riait, on riait! Tout le chenil etait plein de gens sur trois de front, qui se tenaient les flancs comme s'ils eussent eu peur de se casser en deux. Bon, nous lui fimes la chasse le long de Holborn jusque dans Fleet-Street, puis dans Cheapside, plus loin que la Bourse, et on ne le rattrapa qu'au bureau d'embarquement ou il s'informait a quelle heure avait lieu le premier depart pour l'etranger. Les rires redoublerent, on fit tinter les verres sur la table, quand le vieux Buckhorse eut acheve son histoire. Je vis le Prince de Galles remettre quelque chose au garcon qui s'approcha et glissa l'objet dans la main du veteran. Il cracha dessus avant de le fourrer dans sa poche. Pendant ce temps-la, la table avait ete desservie. Elle etait maintenant parsemee de bouteilles et de verres, et l'on distribuait de longues pipes de terre et des paquets de tabac. Mon oncle ne fumait point, parce qu'il croyait que cette habitude noircissait les dents, mais un bon nombre de Corinthiens, et le Prince fut des premiers, donnerent l'exemple en allumant leurs pipes. Toute contrainte avait disparu. Les boxeurs professionnels, allumes par le vin, s'interpellaient bruyamment d'un bout a l'autre des tables en envoyant a grands cris leurs souhaits de bienvenue a leurs amis qui se trouvaient a l'autre bout de la piece. Les amateurs, se mettant a l'unisson de la compagnie, n'etaient guere moins bruyants et, discutant a haute voix les merites des uns et des autres, critiquaient a la face des professionnels leur maniere de se battre et faisaient des paris sur les rencontres futures. Au milieu de ce sabbat retentit un coup frappe d'un air autoritaire sur la table. Mon oncle se leva pour prendre la parole. Tel qu'il etait debout, sa figure pale et calme, le corps si bien pris, je ne l'avais jamais vu sous un aspect si avantageux pour lui, car avec toute son elegance, il paraissait posseder un empire inconteste sur ces farouches gaillards. On eut dit un chasseur qui va et vient sans souci, au milieu d'une meute qui bondit et aboie. Il exprima son plaisir de voir un si grand nombre de bons sportsmen reunis, et reconnut l'honneur qui avait ete fait tant a ses invites qu'a lui-meme, par la presence, ce soir-la, d'une illustre personnalite qu'il devait mentionner sous le nom de comte de Chester. Il etait fache que la saison ne lui eut pas permis de servir du gibier sur la table, mais il y avait autour d'elle de si beau gibier qu'on n'en regrettait pas l'absence. Applaudissements et rires. Selon lui, le sport du ring avait contribue a developper ce mepris de la douleur et du danger qui avait tant de fois contribue au salut du pays dans les temps passes et qui allait redevenir necessaire s'il devait en croire ce qu'il avait entendu. Si un ennemi debarquait sur nos rivages, alors, avec notre armee si peu nombreuse, nous serions dans la necessite de compter sur la bravoure naturelle a la race, bravoure pliee a la perseverance par la vue et la pratique des sports virils. En temps de paix egalement, les regles du ring avaient ete utiles, en ce qu'elles consolidaient les principes du jeu loyal, en ce qu'elles rendaient l'opinion publique hostile a l'usage du couteau ou des coups de bottes si repandu a l'etranger. Il concluait en demandant que l'on but au succes de la Fantaisie, en associant a ce toast le nom de John Jackson, le digne representant et le type de ce qu'il y avait de plus admirable dans la boxe anglaise. Jackson ayant repondu avec une promptitude et un a-propos qu'aurait pu lui envier plus d'un homme public, mon oncle se leva encore une fois. -- Nous sommes reunis, ce soir, dit-il, non seulement pour celebrer les gloires passees du ring professionnel, mais encore pour organiser des rencontres prochaines. Il serait aise, maintenant que les patrons et les boxeurs sont groupes sous ce toit, de regler quelques accords. J'en ai moi-meme donne l'exemple en faisant avec Sir Lothian Hume un match dont les conditions vont vous etre communiquees par ce gentleman. Sir Lothian se leva, un papier a la main. -- Altesse Royale et gentlemen, voici en peu de mots les conditions. Mon homme, Wilson le Crabe, de Gloucester, qui ne s'est jamais battu pour un prix, s'engage a une rencontre qui aura lieu le 18 mai de la presente annee avec tout homme, quel que soit son poids, qui aura ete choisi par Sir Charles Tregellis. Le choix de Sir Charles Tregellis est limite a un homme au-dessous de vingt ans ou au-dessus de trente-cinq de maniere a exclure Belcher et les autres candidats aux honneurs du championnat. Les enjeux sont de deux mille livres contre mille livres. Deux cents livres seront payees par le gagnant a son homme. Qui se dedira, paiera. C'etait chose curieuse que de voir avec quelle gravite tous ces gens-la, boxeurs et amateurs, penchaient la tete et jugeaient les conditions du match. -- On m'apprend, dit Sir John Lade, que Wilson le Crabe est age de vingt-trois ans, et que, sans avoir jamais dispute de prix dans un combat regulier, sur le ring public, il n'en a pas moins concouru pour des enjeux, dans l'enceinte des cordes, en maintes occasions. -- Je l'y ai vu six ou sept fois, dit Belcher. -- C'est precisement pour ce motif, Sir John, que je mise a deux contre un en sa faveur. -- Puis-je demander, dit le Prince, quels sont au juste la taille et le poids de Wilson? -- Altesse royale, c'est cinq pieds onze pouces et treize stone dix. -- Voila une taille et un poids qui suffisent de reste pour n'importe quel bipede, dit Jackson au milieu des murmures approbateurs des professionnels. -- Lisez les regles du combat, Sir Lothian. -- Le combat aura lieu le mardi 18 mai, a dix heures du matin, dans un endroit qui sera fixe posterieurement. Le ring sera un carre de vingt pieds de cote. Ni l'un ni l'autre des combattants ne se retirera a moins d'un coup decisif reconnu pour tel par les arbitres. Ceux-ci seront au nombre de trois, ils seront choisis sur le terrain, savoir deux pour les cas ordinaires, et un pour les departager. Cela est-il conforme a vos desirs, Sir Charles? Mon oncle acquiesca d'un signe de tete. -- Avez-vous quelque chose a dire, Wilson? Le jeune pugiliste, qui etait d'une structure singuliere dans sa maigreur efflanquee, avec une figure accidentee, osseuse, passa ses doigts dans sa chevelure coupee court. -- Si ca vous plait, monsieur, dit-il avec le leger zezaiement des campagnards de l'Ouest, un ring de vingt pieds de cote, c'est un peu etroit pour un homme de treize stone. Nouveau murmure d'approbation parmi les professionnels. -- Combien vous faudrait-il, Wilson? -- Vingt-quatre, Sir Lothian. -- Avez-vous quelque objection, Sir Charles? -- Aucune. -- Avez-vous encore quelque chose a demander, Wilson? -- Si ca vous plait, monsieur, je ne serais pas fache de savoir avec qui je vais me battre. -- A ce que je vois, vous n'avez pas encore officiellement designe votre champion, Sir Charles. -- J'ai l'intention de ne le faire que le matin meme du combat. Je crois que le texte meme de notre pari me reconnait ce droit. -- Certainement, vous pouvez en faire usage. -- C'est mon intention et je serais immensement oblige envers Mr Berkeley Craven, s'il voulait bien accepter le depot des enjeux. Ce gentleman s'etant empresse de donner son consentement, toutes les formalites que comportaient ces modestes tournois furent accomplies. Et alors, ces hommes sanguins, vigoureux, etant echauffes par le vin, echangeaient des regards de colere d'un bord a l'autre des tables. La lumiere penetrant a travers les spirales grises de la fumee du tabac eclairait les figures sauvages, anguleuses des Juifs et les faces rougies des rudes Saxons. La vieille querelle qui s'etait jadis elevee pour savoir si Jackson avait commis ou non un acte deloyal en prenant Mendoza par les cheveux lors de sa lutte a Hornchurch, se ranima de nouveau. Sam le Hollandais jeta un shilling sur la table et offrit de se battre contre la gloire de Westminster, si celui-ci osait soutenir que Mendoza avait ete vaincu loyalement. Joe Berks, qui etait devenu de plus en plus bruyant et agressif a mesure que la soiree s'avancait, tenta de monter sur la table, en proferant d'horribles blasphemes, pour en venir aux mains avec un vieux Juif nomme Yussef le batailleur, qui s'etait lance a corps perdu dans la discussion. Il n'en eut pas fallu beaucoup plus pour que le souper se terminat par une bataille generale et acharnee et ce ne fut que grace aux efforts de Jackson, de Belcher et d'Harrison et d'autres hommes plus froids, plus rassis, que nous n'assistames pas a une melee. Alors, cette question une fois ecartee, surgit a la place celle des pretentions rivales pour les championnats de differents poids. Des propos encoleres furent de nouveau echanges. Des defis etaient dans l'air. Il n'y avait pas de limite precise entre les poids legers, moyens et lourds et, cependant, c'etait une affaire importante, pour le classement d'un boxeur de savoir s'il serait cote comme le plus lourd des poids legers, ou le plus leger des poids lourds. L'un se posait comme le champion de dix stone; l'autre etait pret a accepter n'importe quel match a onze stone, mais se refusait a aller jusqu'a douze, ce qui aurait eu pour resultat de le mettre aux prises avec l'invincible Jem Belcher. Faulkner se donnait comme le champion des veterans, et l'on entendit meme resonner a travers le tumulte le singulier coup de cloche du vieux Buckhorse, declarant qu'il portait un defi a n'importe quel boxeur ayant plus de quatre-vingts ans et pesant moins de sept stone. Mais malgre ces eclaircies, il y avait de l'orage dans l'air. Le champion Harrison venait de me dire tout bas qu'il etait absolument certain que nous n'arriverions jamais au bout de la soiree sans desagrements. Il m'avait conseille, dans le cas ou la chose prendrait une mauvaise tournure, de me refugier sous la table, quand le maitre de l'auberge entra d'un pas presse et remit un billet a mon oncle. Celui-ci le lut et le fit passer au Prince qui le lui rendit en relevant les sourcils et en faisant un geste de surprise. Alors, mon oncle se leva, tenant le bout de papier et le sourire aux levres: -- Gentlemen, dit-il, il y a en bas un etranger qui attend et exprime le desir d'engager un combat decisif avec le meilleur boxeur qu'il y ait dans la salle. XI -- LE COMBAT SOUS LE HALL AUX VOITURES Cette annonce concise fut suivie d'un moment de surprise silencieuse puis d'un eclat de rire general. On pouvait argumenter pour savoir quel etait le champion pour chaque poids, mais il etait absolument certain que les champions de tous les poids se trouvaient assis autour des tables. Un defi assez audacieux pour s'adresser a tous, sans exception, sans distinction de poids ou d'age etait de nature telle qu'on ne pouvait y voir qu'une farce, mais c'etait une farce qui pouvait couter cher au plaisant. -- Est-ce pour tout de bon? demanda mon oncle. -- Oui, sir Charles, repondit l'hotelier. L'homme attend en bas. -- C'est un chevreau, crierent plusieurs boxeurs, quelque gamin qui nous fait poser. -- Ne le croyez pas, repondit l'hotelier. C'est un Corinthien a la derniere mode, a en juger par son habillement, et il parle serieusement ou je ne me connais pas en hommes. Mon oncle s'entretint quelques instants a voix basse avec le Prince de Galles. -- Eh bien! gentlemen, dit-il ensuite, la nuit n'est pas tres avancee et s'il y a dans la compagnie quelqu'un qui desire montrer son talent, vous ne pouvez trouver une meilleure occasion. -- Quel est son poids, Bill? demanda Jem Belcher. -- Il a pres de six pieds et je le classerai dans les treize stone quand il sera deshabille. -- Poids lourd. Qui est-ce qui le prend? s'ecria Jackson. Tout le monde en voulait, depuis les hommes de neuf stone jusqu'a Sam le Hollandais. La salle retentissait de cris enroues, des propos de ceux qui se pretendaient qualifies pour ce choix. Une bataille, alors qu'ils etaient echauffes par le vin et murs pour en decoudre, et surtout une bataille devant une societe aussi choisie, devant le Prince lui-meme, c'etait une chance qui ne se presentait pas souvent a eux. Seuls, Jackson, Belcher, Mendoza et quelques autres anciens et des plus fameux gardaient le silence, jugeant au-dessous de leur dignite d'accepter un engagement ainsi improvise. -- Eh bien! mais vous ne pouvez pas vous battre tous avec lui, remarqua Jackson, quand la confusion des langues se fut apaisee: C'est au president de choisir. -- Votre Altesse Royale a peut-etre un champion en vue, demanda mon oncle. -- Par Jupiter, dit le Prince dont la figure devenait plus rouge et les yeux de plus en plus ternes, je me presenterais moi-meme si ma position etait differente. Vous m'avez vu avec les gants Jackson. Vous connaissez ma forme? -- J'ai vu Votre Altesse Royale, dit Jackson en bon courtisan, et j'ai senti les coups de Votre Altesse Royale. -- Peut-etre Jem Belcher consentirait-il a nous donner une seance. Belcher secoua sa belle tete en souriant. -- Voici mon frere Tom ici present qui n'a jamais saigne a Londres. Il ferait un match plus equitable. -- Qu'on me le donne a moi, hurla Joe Berks. J'ai attendu tout ce soir une affaire et je me battrai contre quiconque cherchera a prendre ma place. Ce gibier-la, c'est pour moi, mes maitres. Laissez-le-moi si vous tenez a voir comment on prepare une tete de veau. Si vous faites passer Tom Belcher avant moi, je me battrai avec Tom Belcher et apres, avec Jem Belcher ou Bill Belcher ou tous les Belcher qui ont pu venir de Bristol. Il etait clair que Berks s'etait mis dans un etat tel qu'il fallait qu'il se battit avec quelqu'un. Sa figure grossiere etait tendue. Les veines faisaient saillie sur son front bas. Ses mechants yeux gris se portaient malignement sur un homme, puis sur un autre, en quete d'une querelle. Ses grosses mains rouges etaient serrees en poings noueux. Il en brandit un d'un air menacant tout en promenant autour des tables son regard d'ivrogne. -- Je suppose, gentlemen, que vous serez comme moi d'avis que Joe Berks ne s'en trouvera que mieux, s'il se donne un peu d'air frais et d'exercice, dit mon oncle. Avec le concours de Son Altesse Royale et de la compagnie, je le designerai comme notre champion en cette occasion. -- Vous me faites grand honneur, s'ecria l'individu qui se leva en chancelant et commenca a oter son habit. Si je ne l'avale pas en cinq minutes, puisse-je ne jamais revoir le Shroshire. -- Un instant, Berks, crierent plusieurs amateurs. Dans quel endroit la lutte aura-t-elle lieu? -- Ou vous voudrez, mes maitres, je me battrai dans la fosse d'un scieur de long ou sur le dessus d'une diligence, comme vous voudrez. Mettez-nous pied contre pied et je me charge du reste. -- Ils ne peuvent passe battre ici, au milieu de cet encombrement. Ou donc aller? dit mon oncle. -- Sur mon ame, Tregellis, s'ecria le Prince, je crois que notre ami l'inconnu aurait son avis a donner sur l'affaire. Ce serait lui manquer completement d'egards que de ne pas lui laisser le choix des conditions. -- Vous avez raison, Sir, il faut le faire monter. -- Voila qui est bien facile, car il franchit justement le seuil. Je jetai un regard autour de moi et j'apercus un jeune homme de haute taille, fort bien vetu, couvert d'un grand manteau de voyage de couleur brune et coiffe d'un chapeau de feutre noir. Une seconde apres, il se tourna et je saisis convulsivement le bras du champion Harrison. -- Harrison, fis-je d'une voix haletante, c'est le petit Jim. Et cependant des le premier moment, il m'etait venu a l'esprit que la chose etait possible, qu'elle etait meme probable. Je crois qu'elle s'etait egalement presentee a l'esprit d'Harrison, car je remarquai une expression serieuse, puis agitee sur sa physionomie, des qu'il fut question d'un inconnu qui etait en bas. En ce moment, des que se fut calme le murmure de surprise et d'admiration cause par la figure et la tournure de Jim, Harrison se leva en gesticulant avec vehemence. -- C'est mon neveu Jim, gentlemen, cria-t-il. Il n'a pas vingt ans, et s'il est ici, je n'y suis pour rien. -- Laissez-le tranquille, Harrison, s'ecria Jackson. Il est assez grand pour repondre lui-meme. -- Cette affaire est allee assez loin, dit mon oncle. Harrison, je crois que vous etes trop bon sportsman pour vous opposer a ce que votre neveu prouve qu'il tient de son oncle. -- Il est bien different de moi, s'ecria Harrison au comble de l'embarras. Mais je vais vous dire, gentlemen, ce que je puis faire. J'avais decide de ne plus remettre les pieds dans un ring. Je me mesurerai volontiers avec Joe Berks, rien que pour divertir un instant la societe. Le petit Jim s'avanca et posa la main sur l'epaule du champion. -- Il le faut, oncle, dit-il a mi-voix mais de facon que je l'entendis, je suis fache d'aller contre vos desirs, mais mon parti est pris, et j'irai jusqu'au bout. Harrison secoua ses vastes epaules. -- Jim, Jim, vous ne vous doutez pas de ce que vous faites. Mais je vous ai deja entendu tenir ce langage et je sais que cela finit toujours par ce qui vous plait. -- J'espere, Harrison, que vous avez renonce a votre opposition? demanda mon oncle. -- Puis-je prendre sa place? -- Vous ne voudriez pas qu'on dise que j'ai porte un defi et que j'ai laisse a un autre le soin de le tenir? dit tout bas Jim. C'est mon unique chance. Au nom du ciel, ne vous mettez pas en travers de ma route. La large figure, ordinairement impassible, du forgeron etait bouleversee par la lutte des emotions contradictoires. A la fin, il abattit brusquement son poing sur la table. -- Ce n'est point ma faute, s'ecria-t-il, ca devait arriver et c'est arrive. Jim, au nom du ciel, mon garcon, rappelez-vous vos distances et tenez-vous a bonne portee d'un homme qui pourrait vous rendre seize livres. -- J'etais certain qu'Harrison ne s'obstinerait pas quand il s'agit de sport, dit mon oncle. Nous sommes heureux que vous soyez venu, car nous pourrons nous entendre et prendre les arrangements necessaires en vue de votre defi si digne d'un sportsman. -- Contre qui vais-je me battre? dit Jim en jetant un regard sur toutes les personnes presentes qui etaient toutes debout en ce moment. -- Jeune homme, vous verrez a qui vous avez affaire, avant que la partie soit engagee a fond, cria Berks en se frayant passage par des poussees inegales a travers la foule. Vous aurez besoin d'un ami pour jurer qu'il vous reconnait avant que j'aie fini, voyez- vous? Jim le toisa et le degout se peignit sur tous les traits de sa figure. -- Assurement, vous n'allez pas me mettre aux prises avec un homme ivre? dit-il. Ou est Jem Belcher? -- Me voici, jeune homme. -- Je serais heureux de m'essayer avec vous, si je le puis. -- Mon garcon, il faut percer par degres jusqu'a moi. On ne monte pas d'un bond d'un bout a l'autre de l'echelle, on la gravit echelon par echelon. Montrez-vous digne d'etre un adversaire pour moi, et je vous donnerai votre tour. -- Je vous suis fort oblige. -- Et votre air me plait, je vous veux du bien, dit Belcher en lui tendant la main. Ils etaient assez semblables entre eux, tant de figure que de proportions, a cela pres que le champion de Bristol avait quelques annees de plus. Il s'eleva un murmure d'admiration quand on vit cote a cote ces deux corps de haute taille, sveltes, et ces traits aux angles vifs et bien marques. -- Avez-vous fait choix de quelque endroit pour le combat? demanda mon oncle. -- Je m'en rapporte a vous, monsieur, dit Jim. -- Pourquoi n'irait-on pas a Five's Court? suggera sir John. -- Soit, allons a Five's Court. Mais cela ne faisait pas du tout le compte de l'hotelier. Il voyait dans cet heureux incident l'occasion de moissonner une recolte nouvelle dans les poches de la depensiere compagnie. -- Si vous le voulez bien, s'ecria-t-il, il n'est pas necessaire d'aller aussi loin. Mon hangar a voitures derriere la cour est vide et vous ne trouverez jamais d'endroit plus favorable pour se cogner. Une exclamation unanime s'eleva en faveur du hangar a voitures et ceux qui etaient pres de la porte s'esquiverent en toute hate dans l'espoir de s'emparer des meilleures places. Mon gros voisin, Bill War, tira Harrison a l'ecart. -- J'empecherais ca, si j'etais a votre place. -- Si je le pouvais, je le ferais. Je ne desire pas du tout qu'il se batte. Mais, quand il s'est mis quelque chose en tete il est impossible de le lui oter. Tous les combats qu'avait livres le pugiliste, si on les avait mis ensemble, ne l'auraient pas mis dans une semblable agitation. -- Alors chargez-vous de lui et prenez l'eponge, quand les choses commenceront a tourner mal. Vous connaissez le record de Joe Berks? -- Il a commence depuis mon depart. -- Eh bien! C'est une terreur. Il n'y a que Belcher qui puisse venir a bout de lui. Vous voyez vous-meme l'homme: six pieds et quatorze stone. Avec cela, le diable au corps. Belcher l'a battu deux fois, mais la seconde il lui a fallu se donner bien du mal. -- Bon, bon, il nous faut en passer par la. Vous n'avez pas vu le petit Jim sortir ses muscles. Sans quoi, vous auriez meilleure opinion de ses chances. Il n'avait guere que seize ans quand il rossa le Coq des Dunes du Sud, et depuis, il a fait bien du chemin. La compagnie sortait a flots par la porte et descendait a grand bruit les marches. Nous nous melames donc au courant. Il tombait une pluie fine et les lumieres jaunes des fenetres faisaient reluire le pavage en cailloux de la cour. Comme il faisait bon respirer cet air frais et humide, en sortant de l'atmosphere empestee de la salle du souper. A l'autre bout de la cour, s'ouvrait une large porte qui se dessinait vivement a la lumiere des lanternes de l'interieur. Par cette porte entra le flot des amateurs et des combattants qui se bousculaient dans leur empressement, pour se placer au premier rang. De mon cote, avec ma taille plutot petite, je n'aurais rien vu, si je n'avais rencontre un seau retourne sur lequel je me plantai en m'adossant au mur. La piece etait vaste avec un plancher en bois et une ouverture en carre dans la toiture. Cette ouverture etait festonnee de tetes, celles des palefreniers et des garcons d'ecurie qui regardaient de la chambre aux harnais, situee au-dessus. Une lampe de voiture etait suspendue a chaque coin et une tres grosse lanterne d'ecurie pendait au bout d'une corde attachee a une maitresse poutre. Un rouleau de cordage avait ete apporte et quatre hommes, sous la direction de Jackson, avaient ete postes pour le tenir. -- Quel espace leur donnez-vous? demanda mon oncle. -- Vingt-quatre pieds, car ils sont tous deux fort grands, Monsieur. -- Tres bien. Et une demi-minute apres chaque round, je suppose. Je serai un des arbitres, si Sir Lothian Hume veut etre l'autre et vous Jackson, vous tiendrez la montre et vous servirez d'arbitre supreme. Tous les preparatifs furent faits avec autant de celerite que d'exactitude par ces hommes experimentes. Mendoza et Sam le Hollandais furent charges de Berks. Petit Jim fut confie aux soins de Belcher et de Jack Harrison. Les eponges, les serviettes et une vessie pleine de brandy furent passees de mains en mains, pour etre mises a la disposition des seconds. -- Voici votre homme, s'ecria Belcher. Arrivez, Berks, ou bien nous allons vous chercher. Jim parut dans le ring, nu jusqu'a la ceinture, un foulard de couleur noue autour de la taille. Un cri d'admiration echappa aux spectateurs quand ils virent les belles lignes de son corps, et je criai comme les autres. Il avait les epaules plutot tombantes que massives, mais il avait les muscles a la bonne place, faisant des ondulations longues et douces, du cou a l'epaule, et de l'epaule au coude. Son travail a l'enclume avait donne a ses bras leur plus haut degre de developpement. La vie salubre de la campagne avait revetu d'un luisant brillant sa peau d'ivoire qui refletait la lumiere des lampes. Son expression indiquait un grand entrain, la confiance. Il avait cette sorte de demi-sourire farouche que je lui avais vu bien des fois dans le cours de notre adolescence et qui indiquait, sans l'ombre d'un doute pour moi, la determination d'un orgueil dur comme fer. Il perdrait connaissance, longtemps avant que le courage l'abandonnat. Pendant ce temps, Joe Berks s'etait avance d'un air fanfaron et s'etait arrete les bras croises entre ses seconds, dans l'angle oppose. Son expression n'avait rien de la hate, de l'ardeur de son adversaire et sa peau d'un blanc mat, aux plis profonds sur la poitrine et sur les cotes, prouvait, meme a des yeux inexperimentes, comme les miens, qu'il n'etait pas un boxeur manquant d'entrainement. Certes une vie passee a boire des petits verres et a se donner du bon temps l'avait rendu bouffi et lourd. D'autre part, il etait fameux par son adresse, par la force de son coup, de sorte que meme devant la superiorite de l'age et de la condition, les paris furent a trois contre un en sa faveur. Sa figure charnue, rasee de pres, exprimait la ferocite autant que le courage. Il restait immobile, fixant mechamment Jim de ses petits yeux injectes de sang, portant un peu en avant ses larges epaules, comme un matin farouche tire sur sa chaine. Le brouhaha des paris s'etait augmente, couvrant tous les autres bruits. Les hommes se jetaient leurs appreciations d'un cote a l'autre du hangar, agitaient les mains en l'air pour attirer l'attention ou pour faire signe qu'ils acceptaient un pari. Sir John Lade, debout au premier rang, criait les sommes tenues contre Jim et les evaluait liberalement avec ceux qui jugeaient d'apres l'apparence de l'inconnu. -- J'ai vu Berks se battre, disait-il a l'honorable Berkeley Craven. Ce n'est pas un blanc bec de campagnard qui battra un homme possesseur d'un pareil record. -- Il se peut que ce soit un blanc bec de campagnard, dit l'autre, mais on m'a tenu pour un bon juge en fait de bipedes ou de quadrupedes et je vous le dis, Sir John, je n'ai jamais vu de ma vie homme qui parut mieux en forme. Pariez-vous toujours contre moi? -- Trois contre un. -- Chaque unite compte pour cent livres. -- Tres bien, Craven! les voila partis. Berks! Berks! Bravo! Berks! Bravo! Je crois bien Berkeley que j'aurai a vous faire verser ces cent livres. Les deux hommes s'etaient mis debout face-a-face, l'un aussi leger qu'une chevre, avec son bras gauche bien en dehors, et le bras droit en travers du bas de sa poitrine, tandis que Berks tenait les deux bras a demi ployes et les pieds presque sur la meme ligne, de facon a pouvoir porter en arriere l'un ou l'autre. Pendant une minute, ils se regarderent. Puis Berks baissant la tete et lancant un coup de sa facon qui etait de passer sa main par-dessus celle de l'autre, poussa brusquement Jim dans son coin. Ce fut une glissade en arriere plutot qu'un Knock-down mais on vit un mince filet de sang couler au coin de la bouche de Jim. En un instant, les seconds prirent leurs hommes et les entrainerent dans leur coin. -- Vous est-il egal de doubler notre enjeu? dit Berkeley Craven, qui allongeait le cou pour apercevoir Jim. -- Quatre contre un sur Berks! Quatre contre un sur Berks! crierent les gens du ring. -- L'inegalite s'est accrue, comme vous voyez. Tenez-vous quatre contre un en centaines? -- Parfaitement, Sir John! -- On dirait que vous comptez davantage sur lui, maintenant qu'il a eu un Knock-down. --Il a ete bouscule par un coup, mais il a pare tous ceux qui lui ont ete portes et je trouve qu'il avait une mine a mon gre quand il s'est releve. -- Bon! Moi j'en tiens pour le vieux boxeur. Les voici de nouveau. Il a appris un joli jeu, et il se couvre bien, mais ce n'est pas toujours celui qui a les meilleures apparences qui gagne. Ils etaient aux prises pour la seconde fois et je trepignais d'agitation sur mon seau. Il etait evident que Berks pretendait l'emporter de haute lutte, tandis que Jim, conseille par les deux hommes les plus experimentes de l'Angleterre, comprenait fort bien que la tactique la plus sure consistait a laisser le coquin gaspiller sa force et son souffle en pure perte. Il y avait quelque chose d'horrible dans l'energie que mettait Berks a lancer ses coups et a accompagner chaque coup d'un grognement sourd. Apres chacun d'eux, je regardais Jim comme j'aurais regarde un navire echoue sur la plage du Sussex, apres chaque vague succedant a une autre vague, qui venait de monter en grondant et chaque fois je m'attendais a le revoir cruellement abime. Mais la lumiere de la lanterne me montrait chaque fois la figure aux traits fins de l'adolescent, avec la meme expression alerte, les yeux bien ouverts, la bouche serree, pendant qu'il recevait les coups sur l'avant-bras ou que, baissant subitement la tete, il les laissait passer en sifflant par-dessus son epaule. Mais Berks avait autant de ruse que de violence. Graduellement, il fit reculer Jim dans un angle du carre de cordes, d'ou il lui etait impossible de s'echapper et des qu'il l'y eut enferme, il se jeta sur lui comme un tigre. Ce qui se passa alors dura si peu de temps, que je ne saurais le detailler dans son ordre, mais je vis Jim se baisser rapidement sous les deux bras lances a toute volee. En meme temps, j'entendis un bruit sec, sonore, et je vis Jim danser au centre du ring, Berks gisant sur le cote, une main sur un oeil. Quelles clameurs! Les professionnels, les Corinthiens, le Prince, les valets d'ecurie, l'hotelier, tout le monde criait a tue-tete. Le vieux Buckhorse sautillait pres de moi, sur une caisse, et de sa voix criarde, piaillait des critiques et des conseils en un jargon de ring etrange et vieilli que personne ne comprenait. Ses yeux eteints brillaient. Sa face parcheminee fremissait d'excitation et son bruit musical de cloche domina le vacarme. Les deux hommes furent entraines vivement dans leurs coins. Un des seconds les epongeait tandis que l'autre agitait une serviette, devant leur figure. Eux-memes, les bras ballants, les jambes allongees, absorbaient autant d'air que leurs poumons pouvaient en contenir pendant le court intervalle qui leur etait accorde. -- Que pensez-vous de votre blanc bec campagnard? cria Craven triomphant. Avez-vous jamais rien vu de plus magistral? -- Ce n'est certes point un Jeannot, dit Sir John en hochant la tete. A combien tenez-vous pour Berks, Lord Sele? -- A deux contre un. -- Je vous le prends a cent par unite. -- Voila Sir John qui se couvre, s'ecria mon oncle, en se retournant vers nous avec un sourire. -- Allez! dit Jackson. Ce round-la fut notablement plus court que le precedent. Evidemment, Berks avait recu la recommandation d'engager la lutte de pres a tout prix, pour profiter de l'avantage que lui donnait sa superiorite de poids, avant que l'avantage que donnait a son adversaire sa superiorite de forme put faire son effet. D'autre part, Jim, apres ce qui s'etait passe dans le dernier round, etait moins dispose a faire de grands efforts pour le tenir a distance d'une longueur de bras. Il visa a la tete de Berks qui se lancait a fond, le manqua et recut a rebours un violent coup en plein corps, qui lui imprima sur les cotes, en haut, la marque en rouge de quatre phalanges. Comme ils se rapprochaient, Jim saisit a l'instant sous son bras la tete spherique de son adversaire et y appliqua deux coups du bras ploye, mais grace a son poids le professionnel le fit sauter par-dessus lui et tous deux roulerent a terre, cote a cote, essouffles. Mais Jim se releva d'un bond et se rendit dans son coin, tandis que Berks, etourdi par ses exces de ce soir, se dirigeait vers son siege en s'appuyant d'un bras sur Mendoza et de l'autre sur Sam le Hollandais. -- Soufflets de forge a raccommoder, s'ecria Jem Belcher. Et maintenant qui tient quatre contre un? -- Donnez-nous le temps d'oter le couvercle de notre poivriere, dit Mendoza. Nous entendons qu'il y en ait pour la nuit. -- Voila qui en a bien l'air! dit Jack Harrison. Il a deja un oeil de ferme. Je tiens un contre un que mon garcon gagne. -- Combien? crierent plusieurs voix. -- Deux livres quatre shillings trois pence, dit Harrison comptant tout ce qu'il possedait en ce monde. Jackson cria une fois de plus. -- Allez! Tous deux furent d'un bond a la marque, Jim avec autant de ressort et de confiance et Berks avec un ricanement fixe sur sa face de bouledogue et un eclair de feroce malice dans l'oeil qui pouvait lui servir. Sa demi-minute ne lui avait pas rendu tout son souffle et sa vaste poitrine velue se soulevait, s'abaissant avec un haletement rapide, bruyant comme celui d'un chien courant qui n'en peut plus. -- Allez-y, mon garcon, bourrez-le sans relache, hurlerent Belcher et Harrison. -- Menagez votre souffle, Berks! Menagez votre souffle, criaient les Juifs. Ainsi donc nous assistames a un renversement de tactique, car cette fois c'etait Jim qui se lancait avec toute la vigueur de la jeunesse, avec une energie que rien n'avait entamee, tandis que Berks, le sauvage, payait a la nature la dette qu'il avait contractee, en l'outrageant tant de fois. Il ouvrait la bouche. Il avait des gargouillements dans la gorge, sa figure s'empourprait dans les efforts qu'il faisait pour respirer tout en etendant son long bras gauche et reployant son bras droit en travers, pour parer les coups de son nerveux antagoniste. -- Laissez-vous tomber quand il frappera, cria Mendoza. Laissez- vous tomber et prenez un instant de repos. Mais il n'y avait pas de sournoiserie ni de changement dans le jeu de Berks. Il avait toujours ete une courageuse brute qui dedaignait de s'effacer devant un adversaire, tant qu'il pouvait tenir sur ses jambes. Il tint Jim a distance avec ses longs bras et si bien que Jim bondit autour de lui pour trouver une ouverture, il etait arrete comme s'il avait eu devant une barre de fer de quarante pouces. Maintenant, chaque instant gagne etait un avantage pour Berks. Deja il respirait plus librement et la teinte bleuatre s'effacait sur sa figure. Jim devinait que les chances d'une prompte victoire allaient lui glisser entre les doigts. Il revint, il multiplia ses attaques rapides comme l'eclair, sans pouvoir vaincre la resistance passive que lui opposait le professionnel experimente. C'etait alors que la science du ring trouvait son application. Heureusement pour Jim, il avait derriere lui deux maitres de cette science. -- Portez votre gauche sur sa marque, mon garcon, et visez a la tete avec le droit, crierent-ils. Jim entendit et agit a l'instant. -- Pan! Son poing gauche arriva juste a l'endroit ou la courbe des cotes de son adversaire quittait le sternum. La violence du coup fut attenuee de moitie par le coude de Berks, mais elle eut pour resultat de lui faire porter la tete en avant. -- Pan! fit le poing droit, avec un son clair, net, d'une boule de billard qui en heurte une autre. Berks chancela, battit l'air de ses bras, pivota et s'abattit en une vaste masse de chair sur le sol. Ses seconds s'elancerent aussitot et le mirent sur son seant. Sa tete se balancait inconsciemment d'une epaule a l'autre et finit meme par tomber en arriere le menton tendu vers le plafond. Sam le Hollandais lui fourra la vessie de brandy entre les dents, pendant que Mendoza le secouait avec fureur en lui hurlant des injures aux oreilles; mais ni l'alcool ni les injures ne pouvaient le faire sortir de cette insensibilite sereine. Le mot: "Allez!" fut prononce au moment prescrit et les Juifs, voyant que l'affaire etait finie, lacherent la tete de leur homme qui retomba avec bruit sur le plancher. Il y resta etendu, ses gros bras, ses fortes jambes allonges, pendant que les Corinthiens et les professionnels s'empressaient d'aller plus loin secouer la main de son vainqueur. De mon cote, j'essayai aussi de fendre la foule, mais ce n'etait pas une tache aisee pour l'homme le plus faible qu'il y eut dans la piece. Tout autour de moi, des discussions animees s'engageaient entre amateurs et professionnels sur la performance de Jim et sur son avenir. -- C'est le plus beau debut que j'aie jamais vu, depuis le jour ou Jem Belcher se battit pour la premiere fois avec Paddington Jones a Wormwood Scrubbs, il y aura de cela quatre ans au dernier avril, dit Berkeley Craven. Vous lui verrez la ceinture autour du corps, avant qu'il ait vingt-cinq ans, ou je ne me connais pas en hommes. -- Cette belle figure que voila me coute bel et bien cinq cents livres, grommelait Sir John Lade. Qui aurait cru qu'il tapait d'une facon si cruelle? -- Malgre cela, disait un autre, je suis convaincu que si Joe Berks avait ete a jeun, il l'aurait mange. En outre, le jeune gars etait en plein entrainement, tandis que l'autre etait pret a eclater comme une pomme de terre trop cuite, s'il avait ete touche. Je n'ai jamais vu un homme aussi mou et avec le souffle en pareille condition. Mettez les hommes a l'entrainement et votre casseur de tetes sera comme une poule devant un cheval. Quelques-uns furent de l'avis de celui qui venait de parler. D'autres furent d'un avis contraire, de sorte qu'une discussion passionnee s'engagea autour de moi. Pendant qu'elle marchait, le prince partit et comme a un signal donne, la majorite de la compagnie gagna la porte. Cela me permit d'arriver enfin jusqu'au coin ou Jim finissait sa toilette pendant que le champion Harrison, avec des larmes de joie sur les joues, l'aidait a remettre son pardessus. -- En quatre rounds! ne cessait-il de repeter dans une sorte d'extase. Joe Berks en quatre rounds! Et il en a fallu quatorze a Jem Belcher! -- Eh bien! Roddy, cria Jim en me tendant la main, je vous l'avais bien dit que j'irais a Londres et que je m'y ferais un nom. -- C'etait splendide, Jim! -- Bon vieux Roddy! J'ai vu dans le coin votre figure, vos yeux fixes sur moi. Vous n'etes pas change avec tous vos beaux habits et vos vernis de Londres. -- C'est vous qui avez change, Jim. J'ai eu de la peine a vous reconnaitre quand vous etes entre dans la salle. -- Et moi aussi, dit le forgeron. Ou avez-vous pris tout ce beau plumage, Jim? Je sais pour sur que ce n'est pas votre tante qui vous aura aide a faire les premiers pas vers le ring et ses prix. -- Miss Hinton a ete une amie pour moi, la meilleure amie que j'aie jamais eue! -- Hum! je m'en doutais, grommela le forgeron. Eh bien! Jim, je n'y suis pour rien et vous, Jim, vous aurez a me rendre temoignage sur ce point quand nous retournerons a la maison. Je ne sais pas trop ce que... Mais ce qui est fait est fait et on n'y peut plus rien... Apres tout, elle est... A present que le diable emporte ma langue maladroite. Je ne saurais dire si c'etait l'effet du vin qu'il avait bu au souper ou l'excitation que lui causait la victoire du petit Jim, mais Harrison etait tres agite et sa physionomie d'ordinaire placide avait une expression de trouble extreme. Ses manieres semblaient tour a tour trahir la jubilation et l'embarras. Jim l'examinait avec curiosite et evidemment, se demandait ce qui pouvait se cacher derriere ces phrases hachees et ces longs silences. Pendant ce temps, le hangar aux voitures avait ete debarrasse. Jem Belcher etait reste a causer d'un air fort grave avec mon oncle. -- C'est parfait, Belcher, dit mon oncle, a portee de mon oreille. -- Je me ferais un vrai plaisir de m'en charger, monsieur, dit le fameux pugiliste. Et tous deux se dirigerent vers nous. -- Je desirais vous demander, Jim Harrison, si vous consentiriez a etre mon champion dans le combat avec Wilson le Crabe, de Gloucester, dit mon oncle. -- Ce que je desire, sir Charles, c'est la chance de faire mon chemin. -- Il y a de gros enjeux, de tres gros enjeux sur l'_event_, dit mon oncle. Vous recevrez deux cents livres si vous gagnez. Cela vous convient-il? -- Je combattrai pour l'honneur et parce que je veux qu'on m'estime digne de me mettre en ligne avec Jem Belcher. Belcher se mit a rire de bon coeur. -- Vous prenez le chemin pour y arriver, jeune homme, dit-il, mais c'etait chose assez aisee pour vous, ce soir, de battre un homme qui avait bu et qui n'etait pas en forme. -- Je ne tenais pas du tout a me battre avec lui, dit Jim en rougissant. -- Oh! je sais que vous avez assez de courage pour vous battre avec n'importe quel bipede. J'en etais sur des que mes yeux se sont arretes sur vous. Mais je vous rappelle que quand vous aurez a vous battre avec Wilson, vous aurez affaire a l'homme de l'Ouest qui donne les plus belles promesses et l'homme le plus fort de l'Ouest sera sans doute l'homme le plus fort de l'Angleterre. Il a les mouvements aussi vifs et la portee de bras aussi longue que vous, et il s'entraine jusqu'a sa demi-once de graisse. Je vous en avertis des maintenant, voyez-vous, parce que si je dois me charger de vous... -- Vous charger de moi? -- Oui, dit mon oncle, Belcher a consenti a vous entrainer pour la prochaine lutte, si vous consentiez a l'accepter. -- Certainement, et je vous en suis tres reconnaissant, dit Jim avec empressement; a moins que mon oncle ne veuille bien m'entrainer, il n'y a personne que je choisisse plus volontiers. -- Non, Jim, je resterai avec vous quelques jours, mais Belcher en sait bien plus long que moi en fait d'entrainement. Ou se logera- t-on? -- Je pensais que si nous choisissions l'hotel _Georges_ a Crawley, ce serait plus commode pour vous. Puis, si nous avions le choix de l'emplacement, nous prendrions la dune de Crawley, car, en dehors de Molesey Hurst, ou peut-etre du creux de Smitham, il n'y a guere d'endroit plus convenable pour un combat. Etes-vous de cet avis? -- J'y adhere de tout mon coeur, dit Jim. -- Alors, vous m'appartenez a partir de cette heure, voyez-vous, dit Belcher. Vous mangerez ce que je mangerai, vous boirez ce que je boirai, vous dormirez comme moi, et vous aurez a faire tout ce qu'on vous dira de faire. Nous n'avons pas une heure a perdre, car Wilson est au demi entrainement depuis le mois dernier. Vous avez vu ce soir son verre vide. -- Jim est pret au combat, comme il ne le sera jamais plus en sa vie, dit Harrison, mais nous irons tous deux a Crawley demain. Ainsi donc, bonsoir, Sir Charles. -- Bonne nuit, Roddy, dit Jim, vous viendrez a Crawley me voir dans mon lieu d'entrainement, n'est-ce pas? Je lui promis avec empressement que je viendrais. -- Il faut etre plus attentif, mon neveu, dit mon oncle pendant que nous roulions vers la maison dans son _vis-a-vis_ modele. En premiere jeunesse, on est quelque peu porte a se laisser diriger par son coeur, plus que par sa raison. Jim Harrison me parait un jeune homme des plus convenables, mais apres tout il est apprenti forgeron et candidat au prix du ring. Il y a un large fosse entre sa position et celle d'un de mes proches parents et vous devez lui faire sentir que vous etes son superieur. -- Il est le plus ancien et le plus cher ami que j'aie au monde, monsieur. Nous avons passe notre jeunesse ensemble et nous n'avons jamais eu de secret l'un pour l'autre. Quant a lui montrer que je suis son superieur, je ne sais trop comment je pourrais faire, car je vois bien qu'il est le mien. -- Hum! dit sechement mon oncle. Et ce fut la derniere parole qu'il m'adressa ce soir-la. XII -- LE CAFE FLADONG Le petit Jim se rendit donc au _Georges_ a Crawley pour se remettre aux soins de Jem Belcher et du champion Harrison et s'entrainer en vue de sa grande lutte avec Wilson le Crabe, de Gloucester. Pendant ce temps, on racontait dans tous les clubs, dans tous les salons de bars comment il avait paru, a un souper de Corinthiens et battu en quatre rounds le formidable Joe Berks. Je me rappelai cet apres-midi de Friar's Oak ou Jim m'avait dit qu'il se ferait un nom, et son projet s'etait realise plutot qu'il ne s'y etait attendu, car, quelque part qu'on allat, on etait certain de ne point parler autre chose que du match entre Sir Lothian Hume et Sir Charles Tregellis et des qualites des deux combattants probables. Les paris en faveur de Wilson haussaient regulierement, car il avait a son avoir bon nombre de combats officiels et Jim n'avait qu'une victoire. Les connaisseurs, qui avaient vu s'exercer Wilson, etaient d'avis que la singuliere tactique defensive qui lui avait valu son surnom, etait tres propre a deconcerter son antagoniste. Pour la taille, la force, et la reputation d'endurance, on eut eu peine a decider entre eux, mais Wilson avait ete soumis a des epreuves plus rigoureuses. Ce fut seulement quelques jours avant la bataille, que mon pere fit la visite a Londres qu'il avait promise. Le marin ne se plaisait point dans les cites. Il trouvait plus de charme a se promener sur les dunes, a diriger sa lunette sur la moindre voile de hune qui se montrait a l'horizon qu'a s'orienter dans les rues encombrees par la foule. Il se plaignait de ne pouvoir diriger sa marche d'apres celle du soleil et trouvait qu'on etait a chaque instant arrete dans ses calculs. Il y avait dans l'air des bruits de guerre et il devait utiliser son influence aupres de Lord Nelson dans le cas ou un emploi se presenterait pour lui ou pour moi. Mon oncle venait de se mettre en route, vetu, comme c'etait son habitude le soir, de son grand habit vert de cheval, aux boutons d'argent, chausse de ses bottes en cuir de Cordoue, coiffe de son chapeau rond, pour se montrer au Mail, sur son petit cheval a queue coupee court. J'etais reste a la maison, car j'avais deja reconnu, a part moi, que je n'avais aucune vocation pour la vie fashionable. Ces hommes-la, avec leurs petits gilets, leurs gestes, leurs facons depourvues de naturel, m'etaient devenus insupportables et mon oncle, lui-meme, avec ses airs de froideur et de protection, m'inspirait des sentiments fort meles. Mes pensees se reportaient vers le Sussex. Je revais de la vie cordiale et simple qu'on mene a la campagne, quand tout a coup, on frappa a la porte et j'entendis une voix familiere, puis j'apercus sur le seuil une figure souriante, au teint hale, aux paupieres ridees, aux yeux bleu clair. -- Eh bien! Roddy, s'ecria-t-il, comme vous voila grand personnage! Mais j'aimerais mieux vous voir avec l'uniforme bleu du roi sur le dos, qu'avec toutes ces cravates et toutes ces manchettes. -- Et je ne demanderais pas mieux, moi aussi, pere. -- Cela me rechauffe le coeur de vous entendre parler ainsi. Lord Nelson m'a promis de vous trouver une cabine. Demain nous nous mettrons a sa recherche et nous lui rafraichirons la memoire. Mais ou est votre oncle? -- Il fait sa promenade a cheval au Mail. Une expression de soulagement passa sur l'honnete figure de mon pere, car il ne se sentait jamais completement a son aise en compagnie de son beau-frere. -- Je suis alle a l'Amiraute et je compte avoir un navire quand la guerre eclatera. En tout cas, cela ne tardera pas bien longtemps. Lord Saint-Vincent me l'a dit de sa propre bouche. Mais je suis attendu chez _Fladong_, Roddy. Si vous voulez venir y souper avec moi, vous y verrez quelques-uns de mes camarades de la Mediterranee. Quand on se rappelle que, dans la derniere annee de la guerre, nous avions cinquante mille marins et soldats de marine embarques, que commandaient quatre mille officiers, quand on songe que la moitie de ce nombre avait ete licencie, quand le traite de paix d'Amiens mit leurs navires a l'ancre dans Hamoaze ou dons la baie de Portsmouth, on comprendra sans peine que Londres, aussi bien que les ports de mer, etaient pleins de gens de mer. On ne pouvait circuler dans les rues, sans rencontrer de ces hommes a figures de bohemiens, aux yeux vifs, dont la simplicite de costume denoncait la maigreur de la bourse, tout comme leur air distrait temoignait combien leur pesait une vie d'inaction forcee, si contraire a leurs habitudes. Ils avaient l'air completement depayses, dans les rues sombres aux maisons de briques, comme les mouettes qui, chassees au loin par le mauvais temps, se montrent dans les comtes du centre. Cependant, pendant que les tribunaux de prises s'attardaient dans leurs operations et tant qu'il y avait une chance d'obtenir un emploi en montrant a l'Amiraute leurs figures halees, ils continuaient a aller par Whitehall avec leur allure de marins arpentant le pont, a se reunir le soir pour discuter sur les evenements de la derniere guerre ou les chances de la guerre prochaine, au cafe _Fladong_, dans Oxford Street, qui etait reserve aux marins aussi exclusivement que celui de Slaughter l'etait a l'armee et celui d'Ibbetson a l'eglise d'Angleterre. Je ne fus donc pas surpris de voir la vaste piece, ou nous soupions, pleine de marins, mais je me rappelle que ce qui me causa quelque etonnement, ce fut de voir tous ces gens de mer, qui, bien qu'ils eussent servi dans les situations les plus diverses, dans toutes les regions du globe, de la Baltique aux Indes Orientales, etaient tous coules dans un moule unique, qui les rendait encore plus semblables entre eux qu'on ne l'est ordinairement entre freres. Les regles du service exigeaient qu'on fut constamment rase de pres, que chaque tete fut poudree, que sur chaque nuque tombat la petite queue de cheveux naturels attaches par un ruban de soie noire. Les morsures du vent et les chaleurs tropicales avaient reuni leur influence pour leur donner un teint fonce, en meme temps que l'habitude du commandement et la menace de dangers toujours prets a reparaitre avaient imprime sur tous le meme caractere d'autorite et de vivacite. Il y avait parmi eux quelques faces joviales, mais les vieux officiers avaient des figures sillonnees de rides profondes et des nez imposants qui faisaient, a la plupart d'entre eux, une figure d'ascetes austeres et durcis par les intemperies comme ceux du desert. Les veilles solitaires, une discipline qui interdisait toute camaraderie, avaient laisse leurs marques sur ces figures de Peaux-Rouges. Pour ma part, j'etais si occupe a les examiner, que je touchai a peine a mon souper. Malgre ma grande jeunesse, je savais que, s'il restait quelque liberte en Europe, nous la devions a ces hommes, et je croyais lire sur leurs traits farouches et durs le resume de ces dix annees de luttes qui avaient fini par faire disparaitre de la mer le pavillon tricolore. Lorsque nous eumes fini de souper, mon pere me conduisit dans la grande salle du cafe ou etaient reunis une centaine d'autres officiers de marine qui buvaient du vin, fumaient leurs longues pipes de terre en faisant une fumee aussi epaisse que celle qui regne sur le pont superieur quand on combat bord a bord. Comme nous entrions, nous nous trouvames face-a-face avec un officier d'un certain age qui allait sortir. C'etait un homme aux grands yeux intelligents, a figure pleine et placide, une de ces figures que l'on attribuerait a un philosophe, a un philanthrope, plutot qu'a un marin guerrier. -- Voici Cuddie Collingwood, dit tout bas mon pere. -- Hello, lieutenant Stone! dit d'un ton tres cordial le fameux amiral. Je vous ai a peine entrevu, depuis que vous vintes a bord de l'_Excellent_ apres Saint-Vincent. Vous avez eu la chance de vous trouver aussi sur le Nil, a ce qu'on m'a dit? -- J'etais troisieme sur le _Thesee_, sous Millar, monsieur. -- J'ai failli mourir de chagrin de ne m'y etre point trouve. J'ai eu bien de la peine a m'en remettre Quand on pense a cette brillante expedition!... Et dire que j'etais charge de faire la chasse a des bateaux de legumes, aux miserables bateaux charges de choux, a San Lucar. -- Votre tache valait mieux que la mienne, Sir Cuthbert, dit une voix derriere nous, celle d'un gros homme en uniforme de capitaine de poste qui fit un pas en avant pour se mettre dans notre cercle. Sa figure de matin etait agitee par l'emotion et, en parlant, il hochait piteusement la tete. -- Oui, oui, Troubridge, je sais comprendre les sentiments et y compatir. -- J'ai passe cette nuit-la dans le tourment, Collingwood, et elle a laisse ses traces sur moi, des traces qui dureront jusqu'a ce qu'on me lance par-dessus le bord dans un cercueil de toile a voile. Dire que j'avais mon beau _Culloden_ echoue sur un banc de sable, trop loin pour tirer un coup de canon. Entendre et voir la bataille pendant toute la nuit, sans pouvoir tirer une seule bordee, sans meme oter le tampon d'un seul canon! Deux fois, j'ai ouvert ma boite a pistolets pour me faire sauter la cervelle, et deux fois j'ai ete retenu par la pensee que Nelson pourrait encore peut-etre m'employer. Collingwood serra la main du malheureux capitaine. -- L'amiral Nelson n'a pas ete longtemps sans vous trouver un emploi utile, Troubridge. Nous avons tous entendu parler de votre siege de Capoue et conter comment vous avez mis en position vos canons, sans tranchees ni paralleles, et tire a bout portant par les embrasures. La melancolie disparut de la large face du gros marin et son rire sonore remplit la salle. -- Je ne suis pas assez malin ou assez patient pour leurs facons en zigzag, dit-il. Nous nous sommes places bord a bord et nous avons fonce sur leurs sabords jusqu'a ce qu'ils aient amene pavillon. Mais vous, Sir Cuthbert, ou avez-vous ete? -- Avec ma femme et mes deux fillettes, a Morpeth, la-haut dans le Nord. Je ne les ai vues qu'une seule fois en dix ans et il peut se passer dix autres annees, je n'en sais rien, avant que je les revoie. J'ai fait la-bas de bonne besogne pour la flotte. -- Je croyais, monsieur, que c'etait dans l'interieur, dit mon pere. -- C'est en effet dans l'interieur, dit-il, mais j'y ai fait neanmoins de bonne besogne pour la flotte. Dites-moi un peu ce qu'il y a dans ce sac. Collingwood tira de sa poche un petit sac noir et l'agita. -- Des balles, dit Troubridge. -- C'est quelque chose de plus necessaire encore a un marin, dit l'amiral; et retournant le sac, il fit tomber quelques grains dans le creux de la main. "Je l'emporte dans mes promenades a travers champs et partout ou je trouve un endroit de bonne terre, j'enfonce un grain profondement avec le bout de ma canne. Mes chenes combattront ces gredins sur l'eau quand je serai deja oublie. Savez-vous combien il faut de chenes pour construire un vaisseau de quatre vingt canons? Mon pere secoua la tete. -- Deux mille, pas un de moins. Chaque navire a deux ponts qui amene le drapeau blanc, coute a l'Angleterre tout un bois. Comment nos petits-fils arriveront-ils a battre les Francais si nous ne leur preparons pas de quoi construire leurs vaisseaux? Il remit son petit sac dans sa poche, puis, prenant le bras de Troubridge, il franchit la porte avec lui. -- Voici un homme dont la vie pourrait vous aider a regler la votre, dit mon pere, comme nous nous installions a une table libre. C'est toujours le meme gentleman paisible, toujours preoccupe du bien-etre de son equipage et cherissant, dans le fond de son coeur, sa femme et ses enfants qu'il a vus si rarement. On dit dans la flotte que jamais il n'a laisse echapper un juron, Rodney, et pourtant, je ne sais comment il a pu faire, quand il etait premier lieutenant, avec un equipage de debutants. Mais tout le monde aime Cuddie, car on sait que c'est un ange au combat. Comment allez-vous, capitaine Foley? Mes respects, Sir Edward. Eh bien! il n'y aurait qu'a exercer l'enrolement force dans la compagnie presente pour faire a une corvette un equipage d'officiers a pavillon. "Il y a ici, Rodney, reprit mon pere, en jetant les yeux autour de lui, plus d'un homme dont le nom n'ira jamais plus loin que le livre de loch de son navire et qui, dans sa sphere, ne s'est pas montre moins digne qu'un amiral d'etre cite en exemple. Nous les connaissons et nous parlons d'eux, bien qu'on n'ait jamais braille leurs noms dans les rues de Londres. Il y a autant de science de la mer et de talent a se debrouiller dans la conduite d'un cutter que dans celle d'un vaisseau de ligne, lorsqu'il s'agit de combattre, bien que cela ne doive pas vous rapporter un titre ni les remerciements du Parlement. Voici par exemple Hamilton, cet homme a l'air calme, a la figure pale, adosse a la colonne. C'est lui qui, avec six bateaux a rames, a coupe la retraite a la fregate l'_Hermione_ sous la gueule de deux cents canons de cote dans le port de Puerto Caballo. C'est lui qui a attaque douze canonnieres espagnoles avec son seul petit brick et a force quatre d'entre elles a se rendre. Voici Walker, du Cutter la _Rose_, qui a attaque trois navires corsaires francais avec des equipages de cent cinquante-six hommes. Il en a coule un, capture un autre et force le troisieme a la fuite. Comment allez-vous, capitaine Bail? J'espere que vous vous portez bien? Deux ou trois officiers qui connaissaient mon pere et qui etaient assis aux environs, rapprocherent leurs chaises, et il se forma bientot un petit cercle ou tout le monde parlait a tres haute voix et discutait sur les choses de la mer. On brandissait de longues pipes de terre a bout de tuyau rouge. On les dirigeait vers les interlocuteurs en causant. Mon pere me chuchota a l'oreille que mon voisin etait le capitaine Foley, du _Goliath_, qui marchait en tete a la bataille du Nil, que cet autre grand mince, roux fonce, assis en face, etait Lord Cochrane, le plus hardi capitaine de fregate qu'il y eut dans la marine. Meme a Friar's Oak, on nous avait dit comment, sur son petit vaisseau le _Rapide_ arme de quatorze petits canons, monte par cinquante-quatre hommes, il avait pris a l'abordage la fregate espagnole _Gamo_, montee par trois cents hommes d'equipage. Il etait aise a voir que c'etait un homme vif, irascible, emporte, car il parlait de ses griefs d'un ton de colere qui rougissait ses joues piquees de taches de rousseur. -- Nous ne ferons rien de bon sur l'Ocean, tant que nous n'aurons pas pendu les entrepreneurs des chantiers de la marine. Je voudrais avoir un cadavre d'entrepreneur comme figure de poupe a chaque navire de premiere classe de la flotte, et a chaque fregate, il y aurait un fournisseur d'approvisionnements. Je les connais bien avec leurs pieces a la glu, leurs rivets du diable. Ils risquent cinq cents existences pour economiser quelques livres de cuivre. Qu'est-il advenu de la _Chance_? Et de l'_Oreste_ et du _Martin_? Ils ont coule en pleine mer et nous n'en avons jamais recu de nouvelles. Je puis donc dire que leurs equipages ont ete massacres. Il parait que Lord Cochrane exprimait l'opinion de tous, car un murmure d'approbation, mele de jurons lances avec conviction par des marins au long cours, se fit entendre dans tout le cercle. -- Ces coquins de l'autre cote de l'eau savent mieux s'y prendre, dit un capitaine borgne qui avait a la boutonniere le ruban bleu et blanc du combat de Saint-Vincent. C'est bel et bien sa tete que l'on risque a commettre de pareilles sottises. A-t-on jamais vu sortir de Toulon un vaisseau dans l'etat ou etait ma fregate de trente-huit canons, au sortir de Plymouth, l'an dernier? Ses mats avaient tant de jeu que d'un cote ses voiles etaient raides comme des barres de fer, tandis que de l'autre elles pendaient en festons. Le moindre sloop, qui ait jamais quitte un port de France, aurait pu la gagner de vitesse, et ensuite ce serait moi et non pas ce bousilleur de Devonport que l'on aurait fait comparaitre devant une cour martiale. Ils aimaient a grogner ces vieux loups de mer, car a peine l'un d'eux avait-il fini d'exposer ses griefs, qu'un autre commencait les siens et y mettait encore plus d'aigreur. -- Regardez nos voiles, dit le capitaine Foley, mettez ensemble a l'ancre un vaisseau francais et un vaisseau anglais et dites ensuite a quelle nation est celui-ci ou celui-la. -- _Francinet_ a son mat de misaine et son grand mat de perroquet presque egaux, dit mon pere. -- Dans les anciens vaisseaux peut-etre, mais combien y a-t-il de vaisseaux neufs qui sont etablis sur le type francais? Non, quand ils sont a l'ancre, il est impossible de les determiner. Mais quand ils mettent a la voile, comment les distinguerez-vous? -- _Francinet_ a des voiles blanches, s'ecrierent plusieurs. -- Et les notres sont noires de moisissure. Voila la difference. Etonnez-vous ensuite qu'ils nous depassent a la voile, quand le vent passe a travers les trous de notre toile. -- Sur le _Rapide_, dit Cochrane, la toile etait si mince, que quand je prenais mon observation, je relevais toujours mon meridien a travers le petit hunier et mon horizon a travers la voile de misaine. Ces mots provoquerent un eclat de rire general. Ensuite tous repartirent, se soulageant enfin de ces longues bouderies, de ces souffrances supportees en silence qui s'etaient accumulees pendant de nombreuses annees de service et que la discipline leur interdisait de reveler tant qu'ils avaient les pieds sur la dunette. L'un parlait de sa poudre dont il fallait six livres pour lancer un boulet a mille yards, l'autre maudissait les tribunaux de l'Amiraute, ou la prise entre comme un vaisseau bien gree et en sort comme un schooner. Le vieux capitaine parla de l'avancement subordonne aux interets parlementaires, qui avaient souvent mis dans une cabine de capitaine un freluquet dont la place aurait ete dans la sainte barbe. Puis ils revinrent a la difficulte de trouver des equipages pour leurs vaisseaux. Ils hausserent la voix pour gemir en choeur. -- A quoi bon construire de nouveaux vaisseaux, disait Foley, alors qu'avec une prime de cent livres vous n'arriverez pas a equiper ceux que vous avez? Mais lord Cochrane voyait la question autrement. -- Les hommes! monsieur, vous les auriez s'ils etaient bien traites. L'amiral Nelson trouve les hommes qu'il lui faut pour ses navires. Et de meme l'amiral Collingwood. Pourquoi? Parce qu'il se preoccupe de ses hommes et des lors ses hommes se souviennent de lui. Que les officiers et les hommes se respectent mutuellement et alors on n'aura aucune peine a maintenir l'effectif de l'equipage. Ce qui pourrit la marine, c'est cet infernal systeme qui consiste a faire passer les equipages d'un navire a l'autre, sans les officiers. Mais moi, je n'ai jamais rencontre de difficulte et je crois pouvoir dire que, si demain je hissais mon pennon, je trouverais tous mes vieux du _Rapide_ et j'aurais autant de volontaires que je voudrais en prendre. -- C'est tres bien, mylord, dit le vieux capitaine avec quelque chaleur. Quand les marins entendent dire que le _Rapide_ a pris cinquante navires en treize mois, on peut etre sur qu'ils s'offriront volontiers pour servir sous son commandant. Un bon croiseur est toujours sur de completer facilement son equipage. Mais ce ne sont pas les croiseurs qui livrent les batailles pour la defense du pays et qui bloquent les ports de l'ennemi. Je dis que tout le benefice des prises devrait etre reparti egalement entre la flotte entiere, et tant qu'on n'aura pas etabli cette regle, les hommes les plus capables iront toujours la ou ils rendent le moins de services et ou ils font les plus grands profits. Ce discours produisit un choeur de protestations de la part des officiers de croiseurs et de vehementes approbations de la part de ceux qui servaient a bord des vaisseaux de ligne. Ces derniers paraissaient former la majorite dans le cercle qui s'etait rassemble. A voir l'animation des figures et la colere qui brillait dans les regards il etait evident que la question tenait fort a coeur a chacun des deux partis. -- Ce que le croiseur obtient, s'ecria un capitaine de fregate, le croiseur le gagne. -- Entendez-vous par la, monsieur, dit le capitaine Foley, que les devoirs d'un officier a bord d'un croiseur exigent plus d'attention ou plus d'habilete professionnelle que ceux d'un officier charge d'un blocus, qui a la cote a tribord toutes les fois que le vent tourne a l'ouest et qui a continuellement en vue les huniers de l'escadre ennemie? -- Je ne pretends point a une habilete superieure, monsieur. -- Alors, pourquoi reclamez-vous une solde plus forte? Pouvez-vous nier qu'un marin devant le mat rend plus de services sur une fregate rapide qu'un lieutenant ne peut le faire sur un vaisseau de guerre? -- L'annee derniere, pas plus tard, dit un officier a tournure de gentleman qui aurait pu etre pris pour un petit maitre a la ville, sans le teint cuivre qu'il devait a un soleil comme on n'en voit jamais a Londres, l'annee derniere, j'ai ramene de la Mediterranee le vieil _Ocean_ qui flottait comme une barrique vide et ne rapportait absolument rien, comme chargement, que de la gloire. Dans le canal nous rencontrames la fregate _La Minerve_ de l'Ocean occidental qui plongeait jusqu'aux sabords et etait prete a eclater sous un butin que l'on avait juge trop precieux pour le confier aux equipages de prise. Il y avait des lingots d'argent jusqu'au long de ses vergues et pres de son beaupre, de la vaisselle d'argent a la pomme de ses mats. Mes marins auraient tire sur elle, oui, ils auraient tire, si on ne les avait pas retenus. Cela les enrageait de penser a tout ce qu'ils avaient fait dans le Sud, et de voir cette impudente fregate faire parade de son argent sous leurs yeux. -- Je ne vois pas le bien fonde de leurs griefs, capitaine Bail, dit Cochrane. -- Quand vous serez promu au commandement d'un navire a deux ponts, milord, il pourra bien se faire qu'il vous apparaisse plus clairement. -- Vous parlez comme si un croiseur n'avait d'autre tache que de faire des prises. Si c'est la votre maniere de voir, permettez-moi de vous dire que vous n'etes pas au fait de la chose. J'ai commande un sloop, une corvette et une fregate et, sur chacun d'eux, j'ai eu a remplir des devoirs fort divers. Il m'a fallu eviter les vaisseaux de ligne de l'ennemi et livrer bataille a ses croiseurs. J'ai du donner la chasse a ses corsaires et les capturer et leur couper la retraite quand ils se refugiaient sous ses batteries. Il m'a fallu faire une diversion sur ses forts, debarquer mes hommes, detruire ses canons et postes de signaux. Tout cela, et en outre les convois, les reconnaissances, la necessite de risquer son propre navire, pour arriver a connaitre les mouvements de l'ennemi, incombe a l'officier qui commande un croiseur. Je vais meme jusqu'a dire que quand on est capable d'accomplir avec succes ces taches, on merite mieux de son pays que l'officier du vaisseau de ligne, qui fait le va et vient entre Ouessant et les Roches Noires, assez longtemps pour construire un recif avec la masse de ses os de boeuf. -- Monsieur, dit le colerique vieux marin, un officier comme ca ne court pas du moins le risque d'etre pris pour un corsaire. -- Je suis surpris, capitaine Bulkeley, repliqua avec vivacite Cochrane, que vous alliez jusqu'a mettre ensemble les termes de corsaire et d'officier du roi. Les choses tournaient a l'orage entre ces loups de mer aux tetes chaudes, aux propos laconiques, mais le capitaine Foley para au danger en portant la discussion sur les nouveaux vaisseaux que l'on construisait dans les ports de France. Je prenais grand interet a ecouter ces hommes, qui passaient leur vie a combattre nos voisins, a en discuter le caractere et les methodes. Vous qui vivez en des temps de paix et d'entente cordiale, vous ne sauriez vous imaginer avec quelle rage l'Angleterre haissait alors la France, et par-dessus tout son grand chef. C'etait plus qu'un simple prejuge, qu'une antipathie. C'etait une aversion profonde, agressive, dont vous pouvez encore aujourd'hui vous faire quelque idee en jetant les yeux sur les journaux et les caricatures de l'epoque. Le mot de Francais n'etait guere prononce que precede de l'epithete coquin ou canaille. Dans tous les rangs de la societe, dans toutes les parties du pays, ce sentiment etait le meme. Et les soldats de marine, qui etaient a bord de nos vaisseaux, menaient a combattre contre les Francais une ferocite qu'ils n'auraient jamais montree, s'il s'etait agi de Danois, de Hollandais ou d'Espagnols. Si, maintenant que cinquante ans se sont ecoules, vous me demandez d'ou venait ce sentiment de virulence a leur egard, ce sentiment si etranger au caractere anglais avec son laisser-aller et sa tolerance, je vous avouerai que, selon moi, c'etait la crainte. Naturellement, ce n'etait point une crainte individuelle. Nos detracteurs les plus venimeux ne nous ont jamais qualifies de laches. C'etait la crainte de leur etoile, la crainte de leur avenir, la crainte de l'homme subtil dont les plans paraissaient toujours tourner heureusement, la crainte de la lourde main qui avait jete a bas une nation, puis une autre. Notre pays etait petit et au temps de la guerre, sa population n'etait guere superieure a la moitie de celle de la France. Et alors, la France s'etait agrandie par des bonds _gig_antesques. Elle s'etait avancee au nord jusqu'a la Belgique et a la Hollande. Elle s'etait accrue par le sud en Italie. Pendant ce temps, nous etions affaiblis par la haine profonde qui regnait en Irlande entre les Catholiques et les Presbyteriens. Le danger etait imminent, evident pour l'homme le plus incapable de reflexion. On ne pouvait se promener le long de la cote du Kent sans voir les amas de bois amonceles pour servir de signaux et avertir le pays du debarquement de l'ennemi, et quand le soleil brillait sur les hauteurs du cote de Boulogne, on voyait son eclat se refleter sur les baionnettes des veterans qui manoeuvraient. Rien d'etonnant a ce qu'il y eut, au fond du coeur des plus braves, une crainte de la puissance francaise, et cette animosite a toujours pour resultat d'engendrer une haine amere et pleine de rancune. Alors les marins parlerent sans bienveillance de leurs recents ennemis. Ils les haissaient sincerement et selon l'usage de notre pays, ils disaient tout haut ce qu'ils avaient sur le coeur. En ce qui concernait les officiers francais, il etait impossible d'en parler dune facon plus chevaleresque, mais quant a la nation, ils l'avaient en horreur. Les vieux avaient combattu contre eux dans la guerre d'Amerique, combattu encore pendant ces dix dernieres annees, et on eut dit que le desir le plus ardent qu'ils eussent dans le coeur etait de passer le reste de leur vie a combattre encore contre eux. Mais si j'etais surpris de la violente animosite qu'ils temoignaient a l'egard des Francais, je ne l'etais pas moins de voir a quel degre ils les appreciaient. La longue serie des victoires anglaises avait fini par obliger les Francais a s'abriter dans les ports, a renoncer avec desespoir a la lutte et cela nous avait fait croire a tous que, pour une raison ou une autre et par la nature meme des choses, l'Anglais sur mer avait toujours le dessus contre le Francais. Mais ceux qui avaient participe a la lutte n'etaient nullement de cet avis. Ils se repandaient en bruyants eloges sur la vaillance de leurs adversaires et ils expliquaient leur defaite par des raisons precises. Ils rappelaient que les officiers de l'ancienne marine francaise etaient presque tous des aristocrates, que la Revolution les avait chasses de leurs vaisseaux et que la face navale etait tombee entre les mains de matelots indisciplines et de chefs sans competence. Cette flotte mal commandee avait ete rudement rejetee dans les ports par la poussee de la flotte anglaise qui avait de bons equipages bien commandes. Elle les y avait maintenus immobiles, de sorte qu'ils n'avaient eu aucune occasion d'apprendre les choses de la mer. Leur exercice dans les ports, leur tir au canon dans les ports ne servaient a rien, quand il s'agissait de voiles a carguer, de bordees a tirer sur un vaisseau de ligne qui se balancait sur les vagues de l'Atlantique. Quand une de leurs fregates gagnait le large et qu'elle pouvait naviguer librement un couple d'annees, alors son equipage arrivait a connaitre son affaire et un officier anglais pouvait esperer mettre une plume a son chapeau, lorsque avec un navire d'egale force il arrivait a lui faire amener son pavillon. Telles etaient les opinions de ces officiers experimentes qui les appuyaient de nombreux souvenirs de preuves multiples de la vaillance francaise. Ils citaient, entre autres, la facon dont l'equipage de l'_Orient_ avait employe ses canons de gaillard d'arriere, pendant que, sous leurs pieds, le pont etait en feu et qu'ils savaient qu'ils se battaient sur une soute aux poudres prete a sauter. On esperait en general que l'expedition des Indes Occidentales qui avait eu lieu depuis la paix, aurait donne a beaucoup de navires l'experience de l'Ocean et qu'on pourrait se hasarder a les faire sortir du Canal si la guerre venait a eclater de nouveau. Mais recommencerait-elle? Nous avions depense des sommes fabuleuses et fait des efforts immenses pour faire flechir la puissance de Napoleon et l'empecher de se faire le despote de l'Europe entiere. Le gouvernement l'essaierait-il une fois de plus? Se laisserait-il epouvanter par le poids effrayant d'une dette qui ferait courber le dos a bien des generations futures? Pitt etait la et certes, il n'etait point homme a laisser la besogne a moitie faite. Soudain, il y eut de l'agitation pres de la porte. Parmi les nuages gris de fumee de tabac, j'entrevis un uniforme bleu et des epaulettes d'or, autour desquels se formait un rassemblement dense, pendant qu'un rauque murmure, partant du groupe, se changeait en applaudissements lances par de fortes poitrines. Tout le monde se leva pour regarder. On se demandait les uns aux autres de quoi il s'agissait. Mais la foule bouillonnait et les applaudissements redoublaient. -- Qu'est-ce que c'est? Qu'est-ce qu'il arrive? demandaient une vingtaine de voix. -- Enlevons-le! Hissons-le, cria quelqu'un et, aussitot apres, je vis le capitaine Troubridge au-dessus des epaules de la foule. Sa figure etait rouge, comme s'il etait sous l'influence du vin et il agitait quelque chose qui ressemblait a une lettre. Les applaudissements se turent peu a peu et il se fit un tel silence que j'aurais pu discerner le froissement du papier dans sa main. -- Grandes nouvelles, gentlemen, cria-t-il, grandes nouvelles! Le contre-amiral Collingwood m'a charge de vous les communiquer. L'ambassadeur de France a recu ses passeports ce soir. Tous les vaisseaux qui figurent a l'Annuaire vont recevoir leur commission. L'amiral Cornwallis doit quitter la baie de Cawsand pour croiser au large d'Ouessant. Une escadre part pour la Mer du Nord, une autre pour la mer d'Irlande. Il avait sans doute d'autres nouvelles a donner, mais son auditoire ne voulut pas en entendre davantage. Comme on criait, comme on trepignait, quel delire! Prudes et vieux officiers a pavillon, graves capitaines d'armes, jeunes lieutenants, tous criaient a tue-tete comme des ecoliers echappes en vacances. On ne songeait plus a ces cuisants et multiples griefs que j'avais entendu enumerer. Le mauvais temps etait passe. Les oiseaux de mer, captifs sur terre, allaient raser l'ecume, une fois encore. Les notes du _God Save the King_ dominerent majestueusement le bruit confus. J'entendis les antiques vers chantes d'une facon qui faisait oublier leurs mauvaises rimes et leur banalite. J'espere que vous ne les entendrez jamais chanter ainsi, avec des larmes sur les joues ridees, avec des sanglots dans des voix d'hommes energiques. Ceux qui parlent du flegme de nos compatriotes ne les ont jamais vus quand la croute de lave est brisee et que, pendant un instant, la flamme ardente et durable du Nord apparait a decouvert. C'est ainsi que je la vis alors, et si je ne la vois point aujourd'hui, je ne suis ni assez vieux, ni assez sot pour croire qu'elle soit eteinte. XIII -- LORD NELSON Le rendez-vous entre Lord Nelson et mon pere devait avoir lieu a une heure matinale, et il tenait d'autant plus a etre exact qu'il savait combien les allees et venues de l'amiral seraient modifiees par les nouvelles que nous avions apprises, la veille au soir. Je venais a peine de dejeuner et mon oncle n'avait pas sonne pour son chocolat, quand mon pere vint me prendre a Jermyn Street. Au bout de quelques centaines de pas dans Piccadilly, nous nous trouvames devant le grand batiment de briques deteintes qui servait de logement de ville aux Hamilton et qui devenait le quartier general de Lord Nelson lorsque affaires ou plaisirs le faisaient venir de Merton. Un valet de pied repondit a notre coup de marteau et nous introduisit dans un grand salon au mobilier sombre, aux tentures de nuance triste. Mon pere fit passer son nom et nous nous assimes, jetant les yeux sur les blanches statuettes italiennes qui occupaient les angles, sur un tableau qui representait le Vesuve et la baie de Naples et qui etait accroche au-dessus du clavecin. Je me rappelle encore une pendule noire au bruyant tic-tac qui etait sur la cheminee; et de temps a autre, au milieu du bruit des voitures de louage, il nous arrivait de bruyants eclats de rire de je ne sais quelle autre piece. Lorsque enfin la porte s'ouvrit, mon pere et moi nous nous levames, nous attendant a nous trouver en presence du plus grand des Anglais. Mais ce fut une personne bien differente qui entra. C'etait une dame de haute taille et qui me parut extremement belle, bien que peut-etre un critique plus experimente et plus difficile eut trouve que son charme appartenait plutot aux temps passe qu'au present. Son corps de reine presentait des lignes grandes et nobles, tandis que sa figure qui commencait a s'empater, a devenir grossiere, etait encore remarquable par l'eclat du teint, la beaute de grands yeux bleu clair et les reflets de sa noire chevelure qui se frisait sur un front blanc et bas. Elle avait un port des plus imposants, si bien qu'en la regardant a son entree majestueuse, et devant cette pose qu'elle prit en jetant un coup d'oeil sur mon pere, je me rappelai alors la reine des Peruviens, qui sous les traits de Miss Polly Hinton, nous excitait le petit Jim et moi a nous revolter. -- Lieutenant Anson Stone? demandait-elle. --Oui, belle, dame, repondit mon pere. -- Ah! s'ecria-t-elle en sursautant d'une facon affectee, avec exageration. Alors, vous me connaissez? -- J'ai vu Votre Seigneurie a Naples. -- Alors, vous avez vu aussi sans doute, mon pauvre Sir William? Mon pauvre Sir William! Et elle toucha sa robe de ses doigts blancs couverts de bagues, comme pour attirer notre attention sur ce fait qu'elle etait en complet costume de deuil. -- J'ai entendu parler de la triste perte qu'avait eprouvee Votre Seigneurie, dit mon pere. -- Nous sommes morts ensemble, s'ecria-t-elle. Que peut etre desormais mon existence, sinon une mort lentement prolongee? Elle parlait d'une belle et riche voix qu'agitait le fremissement le plus douloureux, mais je ne pus m'empecher de reconnaitre qu'elle avait l'air de la personne la plus robuste que j'eusse jamais vue et je fus surpris de voir qu'elle me lancait de petites oeillades interrogatives comme si elle prenait quelque plaisir a se voir admirer, fut-ce par un individu aussi insignifiant que moi. Mon pere, en son rude langage de marin, tachait de balbutier quelques banales paroles de condoleances, mais ses yeux se detournaient de cette figure reveche, halee, pour epier quel effet elle avait produit sur moi. -- Voici son portrait, a cet ange tutelaire de cette demeure, s'ecria-t-elle en montrant d'un geste grandiose, large, un portrait suspendu au mur et representant un gentleman a la figure tres maigre, au nez proeminent et qui avait plusieurs decorations a son habit. "Mais c'est assez parler de mes chagrins personnels, dit-elle en essuyant sur ses yeux d'invisibles larmes. Vous etes venus voir Lord Nelson. Il m'a chargee de vous dire qu'il serait ici dans un instant. Vous avez sans doute appris que les hostilites vont reprendre? -- Nous avons appris cette nouvelle hier soir. -- Lord Nelson a recu l'ordre de prendre le commandement de la flotte de la Mediterranee. -- Vous pouvez croire qu'en un tel moment... Mais n'est-ce pas le pas de Sa Seigneurie que j'entends? Mon attention etait si absorbee par les singulieres facons de la dame, et par les gestes, les poses dont elle accompagnait toutes ses remarques, que je ne vis pas le grand amiral entrer dans la piece. Lorsque je me retournai, il etait tout pres a cote de moi. C'etait un petit homme brun a la tournure svelte et elancee d'un adolescent. Il n'etait point en uniforme. Il portait un habit brun a haut collet, dont la manche droite et vide, pendait a son cote. L'expression de sa figure etait, je m'en souviens bien, extremement triste et douce, avec les rides profondes qui decelaient les luttes de son ame impatiente, ardente. Un de ses yeux avait ete creve et abime par une blessure, mais l'autre se portait de mon pere a moi avec autant de vivacite que de penetration. A vrai dire, d'ensemble, avec ses regards brefs et aigus, la belle pose de sa tete, tout en lui indiquait l'energie, la promptitude, en sorte que, si je puis comparer les grandes choses aux petites, il me rappela un terrier de bonne race, bien dresse au combat, doux et leste, mais vif et pret a tout ce que le hasard pourrait mettre sur sa voie. -- Eh bien! lieutenant Stone, dit-il du ton le plus cordial en tendant sa main gauche a mon pere, je suis fort content de vous voir. Londres est plein de marins de la Mediterranee, mais je compte qu'avant une semaine, il ne restera plus aucun officier d'entre vous sur la terre ferme. -- Je suis venu vous demander, Sir, si vous pourriez m'aider a avoir un vaisseau. -- Vous en aurez un, Stone, si on fait quelque cas de ma parole a l'Amiraute. J'aurai besoin d'avoir derriere moi tous les anciens du Nil. Je ne puis vous promettre un vaisseau de premiere ligne, mais ce sera au moins un vaisseau de soixante-quatre canons, et je puis vous assurer qu'on est a meme de faire bien des choses avec un vaisseau de soixante-quatre canons, bien maniable, qui a un bon equipage et qui est bien bati. -- Qui pourrait en douter, quand on a entendu parler de l'_Agamemnon_? s'ecria Lady Hamilton. Et en meme temps, elle se mit a parler de l'amiral et de ses exploits en termes d'une exageration elogieuse, avec une telle averse de compliments et d'epithetes, que mon pere et moi nous ne savions quelle figure faire. Nous nous sentions humilies et chagrins de la presence d'un homme qui etait force d'entendre dire devant lui de telles choses. Mais, apres avoir risque un coup d'oeil sur Lord Nelson, je m'apercus a ma grande surprise que, bien loin de temoigner de l'embarras, il souriait, il avait l'air enchante comme si cette grossiere flatterie de la dame etait pour lui la chose la plus precieuse du monde. -- Allons, allons, ma chere dame, vos eloges surpassent de beaucoup mes merites... Ces mots l'encourageant, elle se lanca dans une apostrophe theatrale au favori de la Grande-Bretagne, au fils aine de Neptune, et il s'y soumit en manifestant la meme gratitude, le meme plaisir. Qu'un homme du monde, age de quarante-cinq ans, penetrant, honnete, au fait du manege des cours, se laissat entortiller par des hommages aussi crus, aussi grossiers, j'en fus stupefait, comme le furent tous ceux qui le connaissaient. Mais vous qui avez beaucoup vecu, vous n'avez pas besoin qu'on vous dise combien de fois il arrive que la nature la plus energique, la plus noble, a quelque faiblesse unique, inexplicable, une faiblesse qui se montre d'autant plus visiblement qu'elle contraste avec le reste, ainsi qu'une tache noire apparait d'une maniere plus choquante sur le drap le plus blanc. -- Vous etes un officier de mer comme je les aime, Stone, dit-il, quand Sa Seigneurie fut arrivee au bout de son panegyrique. Vous etes un marin de la vieille ecole. Il arpenta la piece a petits pas impatients tout en parlant et en pivotant de temps a autre sur un talon, comme si quelque barriere invisible l'avait arrete. -- Nous commencons a devenir trop beaux pour notre besogne avec ces inventions d'epaulettes, d'insignes de gaillard d'arriere. Au temps ou j'entrai au service, vous auriez pu voir un lieutenant faire les liures et le greement de son beaupre, ayant parfois un epissoir suspendu au cou, pour donner l'exemple a ses hommes. Aujourd'hui, c'est tout juste, s'il veut bien porter son sextant jusqu'a l'ecoutille. Quand serez-vous pret a embarquer, Stone? -- Ce soir, Mylord. -- Bien, Stone, bien. Voila le veritable esprit. On double la besogne a chaque maree sur les chantiers, mais je ne sais quand les vaisseaux seront prets. J'arbore mon pavillon sur la _Victoire_ mercredi, et nous mettons a la voile aussitot. -- Non, non, pas si tot, il ne pourra pas etre pret a prendre la mer, dit Lady Hamilton d'une voix plaintive en joignant les mains, et elle tourna les yeux vers le plafond, tout en parlant. -- Il faut qu'il soit pret et il le sera, s'ecria Nelson avec une vehemence extraordinaire. Par le ciel, quand meme le diable serait a la porte, je m'embarquerai mercredi. Qui sait ce que ces gredins peuvent bien faire en mon absence? La tete me tourne a la pensee des diableries qu'ils projettent peut-etre. En cet instant meme, chere dame, la reine, notre reine, s'ecarquille peut-etre les yeux pour apercevoir les voiles des hunes des vaisseaux de Nelson. Comme je me figurais qu'il parlait de notre vieille reine Charlotte, je ne comprenais rien a ses paroles, mais mon pere me dit ensuite que Nelson et Lady Hamilton s'etaient pris d'une affection extraordinaire pour la reine de Naples et c'etaient les interets de ce petit royaume qui lui tenaient si fort a coeur. Peut-etre mon air d'ahurissement attira-t-il l'attention de Nelson sur moi, car il suspendit tout a coup sa promenade a l'allure de gaillard d'arriere et me toisa des pieds a la tete, d'un air severe. -- Eh bien! jeune gentleman, dit-il d'un ton sec. -- C'est mon fils unique, Sir, dit mon pere. Mon desir est qu'il entre au service si l'on peut trouver une cabine pour lui, car voici bien des generations que nous sommes officiers du roi. -- Ainsi donc, vous tenez a venir vous faire rompre les os, s'ecria Nelson d'un ton rude, et en regardant d'un air de mecontentement les beaux habits qui avaient ete si longuement discutes entre mon oncle et Mr Brummel. Vous aurez a quitter ce grand habit pour une jaquette de toile ciree, si vous servez sous mes ordres. Je fus si embarrasse par la brusquerie de son langage, que je pus a peine repondre en balbutiant que j'esperais faire mon devoir. Alors, sa bouche severe se detendit en un sourire plein de bienveillance, et bientot, il posa sur mon epaule sa petite main brune. -- Je crois pouvoir dire que vous marcherez tres bien. Je vois que vous etes de bonne etoffe. Mais ne vous imaginez pas entrer dans un service facile, jeune gentleman, quand vous entrez dans le service de Sa Majeste. C'est une profession penible. Vous entendez parler du petit nombre qui reussit, mais que savez-vous de centaines d'autres qui n'arrivent pas a faire leur chemin? Voyez combien j'ai eu de chance. Sur deux cents qui etaient avec moi a l'expedition de San Juan, cent quarante-cinq sont morts en une seule nuit. J'ai pris part a cent quatre-vingts engagements, et comme vous voyez, j'ai perdu un oeil et un bras sans compter d'autres graves blessures. La chance m'a permis de passer a travers tout cela, et maintenant, je bats pavillon amiral, mais je me rappelle plus d'un honnete homme qui me valait et qui n'a point perce. "Oui, reprit-il, comme la dame se repandait en protestations loquaces, bien des gens, bien des gens qui me valaient sont devenus la proie des requins et des crabes de terre. Mais c'est un marin sans valeur que celui qui ne se risque pas chaque jour, et nos existences a tous sont dans la main de celui qui connait parfaitement l'heure ou il nous la redemandera. Pendant un instant, le serieux de son regard, le ton religieux de sa voix nous firent entrevoir peut-etre les profondeurs du vrai Nelson, l'homme des contes orientaux, imbu de ce viril puritanisme qui fit surgir de cette region, les Cotes de fer, ceux qui devaient faconner le coeur de l'Angleterre et les Peres Pelerins qui devaient le propager au dehors. C'etait la le Nelson qui affirmait avoir vu la main de Dieu s'appesantir sur les Francais et qui s'agenouillait dans la cabine de son vaisseau amiral, pour attendre le moment de se porter sur la ligue ennemie. Il y avait aussi une humaine tendresse dans le ton qu'il prenait pour parler de ses camarades morts, et elle me fit comprendre pourquoi il etait si aime de tous ceux qui servirent sous lui. En effet, bien qu'il eut la durete du fer quand il s'agissait de naviguer et de combattre, en sa nature complexe, il se combinait une faculte qui manque a l'Anglais, cette emotion affectueuse qui s'exprimait par des larmes, lorsqu'il etait touche, et par des mouvements instinctifs de tendresse, comme celui dans lequel il demanda a son capitaine de pavillon de l'embrasser quand il gisait mourant, dans le poste de la _Victoire_. Mon pere s'etait leve pour partir, mais l'amiral, avec cette bienveillance qu'il temoigna toujours a la jeunesse, et qui avait ete un instant glacee par l'inopportune splendeur de mes habits, continua a se promener devant nous, en jetant des phrases breves et substantielles pour m'encourager et me conseiller. -- C'est de l'ardeur que nous demandons dans le service, jeune gentleman, dit-il. Il nous faut des hommes chauffes au rouge, qui ne sachent ce que c'est que le repos. Nous en avons de tels dans la Mediterranee et nous les retrouverons. Quelle troupe fraternelle. Lorsqu'on me demandait d'en designer un pour une tache difficile, je repondais a l'amiraute de prendre le premier venu, car le meme esprit les animait tous. Si nous avions pris dix-neuf vaisseaux, nous n'aurions jamais declare notre tache bien remplie, tant que le vingtieme aurait navigue sur les mers. Vous savez ce qu'il en etait chez nous, Stone. Vous avez passe trop de temps sur la Mediterranee, pour que j'aie besoin de vous en dire quoi que ce soit. -- J'espere etre sous vos ordres, Mylord, dit mon pere, la prochaine fois que nous les rencontrerons. -- Nous les rencontrerons, il le faut, et cela sera. Par le ciel! je n'aurai pas de repos, tant que je ne leur aurai pas donne une secousse. Ce coquin de Bonaparte pretend nous abaisser. Qu'il essaie et que Dieu favorise la bonne cause! Il parlait avec tant d'animation, que la manche vide s'agitait en l'air, ce qui lui donnait l'air le plus extraordinaire. Voyant mes yeux fixes sur lui, il sourit et se tourna vers mon pere. -- Je peux encore faire de la besogne avec ma nageoire, dit-il en posant la main sur son moignon. Qu'est-ce qu'on disait dans la flotte a ce propos? -- Que c'etait un signal indiquant qu'il ne ferait pas bon se mettre en travers de votre ecubier. -- Ils me connaissent, les coquins. Vous le voyez, jeune gentleman, il ne s'est pas perdu la moindre etincelle de l'ardeur que j'ai mise a servir mon pays. Il pourra arriver un jour, que vous arborerez votre propre pavillon et, quand ce jour viendra, vous vous souviendrez que le conseil que je donne a un officier, c'est qu'il ne fasse rien a moitie, par demi mesures. Mettez votre enjeu d'un seul coup, et si vous perdez sans qu'il y ait de votre faute, le pays vous confiera un autre enjeu de meme valeur. Ne vous preoccupez pas de manoeuvres. Foin des manoeuvres! La seule dont vous ayez besoin, consiste a vous mettre bord a bord avec l'ennemi. Combattez jusqu'au bout et vous aurez toujours raison. N'ayez jamais une arriere pensee pour vos aises, pour votre propre vie, car votre vie ne vous appartient plus a partir du jour ou vous avez endosse l'uniforme bleu. Elle appartient au pays et il faut la depenser sans compter pour peu que le pays en retire le moindre avantage. Comment est le vent, ce matin, Stone? -- Est, sud-est, dit mon pere sans hesitation. -- Alors, Cornwallis est sans doute en bon chemin pour Brest, quoique pour ma part, j'eusse prefere tacher de les attirer au large. -- C'est aussi ce que souhaiteraient tous les officiers et tous les hommes de la flotte, Votre Seigneurie, dit mon pere. -- Ils n'aiment pas le service de blocus, et cela n'est pas etonnant, puisqu'il ne rapporte ni argent, ni honneur. Vous vous rappelez comment cela se passait dans les mois d'hiver, devant Toulon, Stone, alors que nous n'avions a bord ni poudre, ni boeuf, ni vin, ni porc, ni farine, pas meme des cables, de la toile et du filin de reserve. Et nous consolidions nos vieux pontons avec des cordages. Dieu sait si je ne m'attendais pas a voir le premier Levantin venu couler nos vaisseaux. Mais, quand meme nous n'avons pas lache prise. Neanmoins, je crains que la-bas, nous n'ayons pas fait grand chose pour l'honneur de l'Angleterre. Chez nous, on illumine les fenetres a la nouvelle d'une grande bataille, mais on ne comprend pas qu'il nous serait plus aise de recommencer six fois la bataille du Nil que de rester en station tout l'hiver pour le blocus. Mais je prie Dieu qu'il nous fasse rencontrer cette nouvelle flotte ennemie, et que nous puissions en finir par une bataille corps a corps. -- Puisse-je etre avec vous, mylord! dit gravement mon pere. Mais nous vous avons deja pris trop de temps et je n'ai plus qu'a vous remercier de votre bonte et a vous offrir tous mes souhaits. -- Bonjour, Stone, dit Nelson, vous aurez votre vaisseau et si je puis avoir ce jeune gentleman parmi mes officiers, ce sera chose faite. Mais si j'en crois son habillement, reprit-il en portant ses yeux sur moi, vous avez ete mieux partage pour la repartition des prises que la plupart de vos camarades. Pour ma part, jamais je n'ai songe, jamais je n'ai pu songer a gagner de l'argent. Mon pere expliqua que le fameux Sir Charles Tregellis etait mon oncle, qu'il s'etait charge de moi et que je demeurais chez lui. -- Alors, vous n'avez pas besoin que je vous vienne en aide, dit Nelson avec quelque amertume. Quand on a des guinees et des protections, on peut passer par-dessus la tete des vieux officiers de marine, fut-on incapable de distinguer la poupe d'avec la cuisine, ou une caronade d'avec une piece longue de neuf. Neanmoins... Mais que diable se passe-t-il? Le valet de pied s'etait precipite soudain dans la chambre, mais il s'arreta devant le regard de colere que lui lanca l'amiral. -- Votre Seigneurie m'a dit d'accourir chez vous des que cela arriverait, expliqua-t-il en montrant une grande enveloppe bleue. -- Par le ciel! Ce sont mes ordres, s'ecria Nelson en la saisissant vivement et faisant des efforts maladroits pour en rompre les cachets avec la main qui lui restait. Lady Hamilton accourut a son aide, mais elle eut a peine jete les yeux sur le papier, qui s'y trouvait, qu'elle jeta un cri percant, porta la main a ses yeux et se laissa choir evanouie. Mais je ne pus m'empecher de reconnaitre qu'elle se laissa choir fort habilement et que, malgre la perte de ses sens, elle eut la bonne fortune d'arranger fort habilement les plis de son costume et de prendre une attitude classique et gracieuse. Quant a lui, l'honnete marin, il etait si incapable de supercherie et d'affectation, qu'il ne les soupconnait point chez autrui, aussi courut-il tout affole a la sonnette, pour reclamer a grands cris domestiques, medecin, sels, en jetant des mots incoherents dans sa douleur, se repandant en paroles si passionnees, si emues, que mon pere jugea plus discret de me tirer par la manche, comme pour m'avertir qu'il nous fallait sortir a la derobee. Nous le laissames donc dans ce sombre salon de Londres, perdant la tete tant il etait emu de pitie pour cette femme superficielle qui n'avait rien de naturel, pendant que dehors, tout contre le chasse-roues, dans Piccadilly, l'attendait la haute berline noire prete a l'emporter pour ce long voyage qui allait aboutir a poursuivre la flotte francaise sur un parcours de sept mille milles a travers l'Ocean, a la rencontrer enfin et a la vaincre. Cette victoire devait limiter aux conquetes continentales l'ambition de Napoleon, mais elle couterait a notre grand marin la vie qu'il devait perdre au moment le plus glorieux de son existence, comme je souhaiterais qu'il vous advint a tous. XIV -- SUR LA ROUTE Deja approchait le jour de la grande bataille. La guerre sur le point d'eclater et Napoleon qui devenait de plus en plus menacant n'etaient que des objets de second ordre pour tous les sportsmen et en ce temps-la les sportsmen formaient bien la moitie de la population. Dans le club patricien, dans la taverne plebeienne, dans le cafe que frequentait le negociant, dans la caserne du soldat, a Londres et dans les provinces, la meme question passionnait toute la nation. Toutes les diligences qui arrivaient de l'Ouest apportaient des details sur la belle condition de Wilson le Crabe, qui etait retourne dans son pays natal pour s'entrainer et qu'on savait etre sous la direction immediate du capitaine Barclay, l'expert. D'un autre cote, bien que mon oncle n'eut pas encore designe son champion, personne dans le public ne doutait que ce ne fut Jim, et les renseignements qu'on avait sur son physique et sa performance lui valurent bon nombre de parieurs. Toutefois, la cote etait en faveur de Wilson et les gens de l'Ouest, comme un seul homme, tenaient pour lui, tandis qu'a Londres l'opinion etait partagee. Deux jours avant le combat, on donnait Wilson a trois contre deux, dans tous les clubs du West End. J'etais alle deux fois voir Jim a Crawley, dans l'hotel ou il etait installe pour son entrainement et je l'y trouvai soumis au severe regime en usage. Depuis la pointe du jour jusqu'a la tombee de la nuit, il courait, sautait, frappait sur une vessie suspendue a une barre ou s'exercait contre son formidable entraineur. Ses yeux brillaient. Sa peau luisait de sante debordante. Il avait une telle confiance dans le succes que mes apprehensions s'evanouirent a la vue de sa vaillante attitude et quand j'entendis son langage empreint d'une joie tranquille. -- Mais je m'etonne que vous veniez me voir maintenant, Rodney, me dit-il en faisant un effort pour rire, maintenant que me voila devenu boxeur, et a la solde de votre oncle, tandis que vous etes a la ville et passe Corinthien. Si vous n'aviez pas ete le meilleur, le plus sincere petit gentleman du monde, c'est vous qui auriez ete mon patron d'ici peu de temps au lieu d'etre mon ami. En contemplant ce superbe gaillard a la figure distinguee, aux traits fins, en pensant a ses belles qualites, aux impulsions genereuses dont je le savais capable, je trouvai si absurde qu'il regardat mon amitie comme une marque de condescendance, que je ne pus retenir un bruyant eclat de rire. -- Tout cela est fort bien, Rodney, me dit-il en me regardant fixement dans les yeux. Mais, qu'est-ce que votre oncle en pense? Cette question etait une colle. Je dus me borner a repondre d'un ton mal assure que, si redevable que je fusse envers mon oncle, j'avais tout d'abord connu Jim et qu'assurement j'etais assez grand pour choisir mes amis. Les doutes de Jim etaient fondes jusqu'a un certain point. Mon oncle s'opposait tres nettement a ce qu'il y eut entre nous la moindre intimite. Mais comme il trouvait bon nombre d'autres choses a desapprouver dans ma conduite, celle-la perdait de son importance. Je crains de lui avoir cause bien des desappointements. Je n'avais invente aucune excentricite, bien qu'il eut eu la bonte de m'en indiquer plusieurs, au moyen desquelles je parviendrais a "sortir de l'orniere", selon son expression, et a m'imposer a l'attention du monde etrange au milieu duquel il vivait. -- Vous etes un jeune gaillard des plus agiles, mon neveu. Ne vous croyez-vous pas capable de faire le tour d'une chambre en sautant d'un meuble sur l'autre sans toucher le parquet? Un petit tour de force dans ce genre, serait extremement goute. Il y avait un capitaine des gardes qui est arrive a se faire un grand succes dans la societe en pariant une petite somme qu'il le ferait. Madame Lieven, qui est extremement exigeante, l'invitait frequemment a ses soirees rien que pour qu'il put s'exhiber. Je lui affirmai que je me sentais incapable de cet exploit. -- Vous etes tout de meme un peu difficile, dit-il en haussant les epaules. Etant mon neveu, vous auriez pu vous assurer une position en continuant ma reputation de gout delicat. Si vous aviez declare la guerre au mauvais gout, le monde de la _fashion_ se serait empresse de vous regarder comme un arbitre en vertu de vos traditions de famille et vous seriez parvenu sans la moindre concurrence a la position que vise ce jeune parvenu de Brummel. Mais vous n'avez aucun instinct dans cette direction. Vous etes incapable d'attention pour les moindres details. Regardez vos souliers! Et encore votre cravate! et enfin votre chaine de montre! Il ne faut en laisser voir que deux anneaux. J'en ai laisse voir trois, mais c'etait aller trop loin et en ce moment, je ne vous en vois pas moins de cinq. Je le regrette, mon neveu, mais je ne vous crois pas destine a atteindre la situation sur laquelle j'ai le droit de compter pour un proche parent. -- Je suis desole de vous avoir cause ces desillusions, monsieur, dis-je. -- Votre mauvaise fortune consiste en ce que vous ne vous etes pas trouve plus tot sous mon influence, dit-il. J'aurais pu vous modeler de facon a satisfaire meme mes propres aspirations. J'avais un frere cadet qui fut dans un cas semblable. J'ai fait de mon mieux pour lui, mais il pretendait mettre des cordons a ses souliers et il commettait en public l'erreur de prendre le vin de Bourgogne pour le vin du Rhin. Le pauvre garcon a fini par se jeter dans les livres et il a vecu et il est mort cure de village. C'etait un brave homme, mais d'une banalite... et il n'y a pas place dans la societe pour les gens depourvus de relief. -- Alors, monsieur, je crains qu'elle n'ait pas de place pour moi, dis-je. Mais mon pere a le plus grand espoir que Lord Nelson me trouvera un emploi dans la flotte. Si j'ai fait four a la ville, je n'en ai pas moins de reconnaissance pour les bontes que vous m'avez temoignees en vous chargeant de moi et j'espere que, si je recois ma commission, je pourrai encore vous faire honneur. -- Il pourrait bien arriver que vous parveniez a la hauteur que je m'etais assignee pour vous, mais que vous y parveniez par un autre chemin, dit mon oncle. Il y a a la ville des hommes, tels que Lord Saint-Vincent, Lord Hood, qui font figure dans les societes les plus respectables, bien qu'ils n'aient pour toute recommandation que leurs services dans la marine. Ce fut dans l'apres-midi du jour qui precedait le combat, qu'eut lieu cette conversation entre mon oncle et moi, dans le coquet sanctuaire de sa maison de Jermyn Street. Il etait vetu, je m'en souviens, de son ample habit de brocart, qu'il portait ordinairement pour aller a son club, et il avait le pied pose sur une chaise, car Abernethy, qui venait de sortir, le traitait pour un commencement de goutte. Etait-ce l'effet de la souffrance, etait-ce peut-etre celui du desappointement que lui avait cause mon avenir, mais ses facons avec moi etaient plus seches que d'ordinaire et il y avait, je le crains bien, un peu d'ironie dans son sourire, quand il parlait de mes defauts. Quant a moi, cette explication me fut un soulagement, car mon pere etait parti de Londres avec la ferme conviction qu'on trouverait de l'emploi pour nous deux, et le seul poids que j'eusse sur l'esprit etait l'idee de la peine que j'aurais a quitter mon oncle sans detruire les plans qu'il avait formes a mon sujet. J'avais pris en aversion cette existence vide pour laquelle j'etais si peu fait, j'etais pareillement excede de ces propos egoistes d'une coterie de femmes frivoles et de sots petits- maitres qui pretendaient se faire regarder comme le centre de l'univers. Peut-etre le sourire railleur de mon oncle voltigea-t-il sur mes levres quand je l'entendis parler de la surprise dedaigneuse qu'il avait eprouvee, en rencontrant dans ce milieu sacro-saint les hommes qui avaient sauve le pays de l'aneantissement. -- A propos, mon neveu, dit-il, il n'y a pas de goutte qui tienne et qu'Abernethy le veuille ou non, il faut que nous soyons a Crawley ce soir. Le combat aura lieu sur la dune de Crawley. Sir Lothian Hume et son champion sont a Reigate. J'ai retenu des lits pour nous deux a l'hotel Georges. A ce que l'on me dit, l'affluence depassera tout ce que l'on a vu jusqu'a ce jour. L'odeur de ces auberges de campagne m'est toujours desagreable, mais, que voulez-vous? L'autre jour, au club Berkeley, Craven disait qu'il n'y avait pas un lit disponible a vingt milles autour de Crawley et qu'on faisait payer trois guinees par nuit. J'espere que votre jeune ami, si je dois le regarder comme tel, sera a la hauteur de ce qu'il promettait, car j'ai mis sur l'event plus que je ne voudrais perdre. Sir Lothian, lui aussi, s'engage a fond, car il a fait chez Limmer un pari supplementaire de cinq mille contre trois mille sur Wilson. D'apres ce que je sais de l'etat de ses affaires, il sera serieusement entame si nous l'emportons... Eh bien, Lorimer? -- Une personne qui desire vous voir, Sir Charles, dit le nouveau valet. -- Vous savez que je ne recois personne jusqu'a ce que ma toilette soit achevee. -- Il insiste pour vous voir, monsieur. Il a presque enfonce la porte. -- Enfonce la porte? Que voulez-vous dire, Lorimer? Pourquoi ne l'avez-vous pas mis dehors? Un sourire passa sur la figure du domestique. Au meme instant, on entendit dans le corridor une voix de basse profonde. -- Je vous dis de me faire entrer tout de suite, mon garcon. Autrement, ce sera tant pis pour vous. Il me sembla que j'avais deja entendu cette voix, mais lorsque par-dessus l'epaule du domestique j'entrevis une large face charnue, bovine, avec un nez aplati a la Michel-Ange au centre, je reconnus aussitot l'homme que j'avais eu pour voisin au souper. -- C'est War le boxeur, monsieur, dis-je. -- Oui, monsieur, dit notre visiteur en introduisant sa volumineuse personne dans la piece. C'est Bill War, le tenancier du cabaret _a la Tonne_ dans Jermyn Street et l'homme le mieux cote pour l'endurance. Il n'y a qu'une chose qui est cause qu'on me bat, Sir Charles, et c'est ma viande, ca me pousse si vite, que j'en ai toujours quatre stone, quand je n'en ai pas besoin. Oui, monsieur, j'en ai attrape assez pour faire un champion des petits poids, avec ce que j'ai en trop. Vous auriez peine a croire en me voyant que, meme apres m'etre battu avec Mendoza, j'etais capable de sauter par-dessus les quatre pieds de hauteur de la corde qui entoure le ring, avec l'agilite d'un petit cabri, mais, maintenant, si je lancais mon castor dans le ring, je n'arriverais jamais a le ravoir, a moins que le vent ne l'en fasse sortir, car le diable m'emporte si je pourrais passer par-dessus la corde pour le rattraper. Je vous presente mes respects, jeune homme, et j'espere que vous etes en bonne sante. Une expression de vive contrariete avait paru sur la figure de mon oncle, en voyant envahir ainsi son sejour intime. Mais c'etait une des necessites de sa situation de rester en bons termes avec les professionnels. Il se contenta donc de lui demander quelle affaire l'amenait. Pour toute reponse, le gros lutteur jeta sur le domestique un regard significatif. -- C'est chose importante, Sir Charles, et ca doit rester entre vous et moi. -- Vous pouvez sortir, Lorimer... A present, War, de quoi s'agit- il? Le boxeur s'assit fort tranquillement a cheval sur une chaise, en posant ses bras sur le dossier. -- J'ai eu des renseignements, Sir Charles, dit il. -- Eh bien! Qu'est-ce que c'est? s'ecria mon oncle avec impatience. -- Des renseignements de valeur. -- Allons, expliquez-vous. -- Des renseignements qui valent de l'argent, dit War en pincant les levres. -- Je vois que vous voulez qu'on vous paie ce que vous savez. Le boxeur eut un sourire affirmatif. -- Oui, mais je n'achete rien de confiance. Vous me connaissez assez pour ne pas jouer ce jeu-la avec moi. -- Je vous connais pour ce que vous etes, Sir Charles, c'est-a- dire pour un noble Corinthien, un Corinthien fini. Mais voyez- vous, si je me servais de ca contre vous, ca me mettrait des centaines de livres dans la poche. Mais mon coeur ne le souffrira pas. Bill War a toujours ete pour le bon sport et le franc jeu. Si je m'en sers pour vous, j'espere que vous ferez en sorte que je n'y perde pas. -- Vous pouvez agir comme il vous plaira, dit mon oncle. Si vos informations me sont utiles, je saurai ce que je dois faire pour vous. -- On ne saurait parler plus franchement que ca. Nous nous en contenterons, patron, et vous vous montrerez genereux comme vous avez toujours passe pour l'etre. Eh bien, notre homme, Jim Harrison, combat contre Wilson le Crabe, de Gloucester, demain, sur la dune de Crawley pour un enjeu. -- Eh bien, apres? -- Connaitriez-vous par hasard quelle etait la cote hier? -- Elle etait a trois contre deux sur Wilson. -- C'est ca meme, patron. Trois contre deux, voila ce qui a ete offert dans le salon de mon bar. Savez vous ou en est la cote aujourd'hui? -- Je ne suis pas encore sorti. -- Eh bien! je vais vous le dire, elle est a sept contre un sur votre homme. -- Vous dites? -- Sept contre un, patron, pas moins. -- Vous dites des betises, War. Comment peut-il se faire que la cote ait passe de trois contre deux a sept contre un? -- Je suis alle chez Tom Owen, je suis alle au _Trou dans le Mur_, je suis alle a _La Voiture et les Chevaux_, et vous pouvez miser a sept contre un dans n'importe laquelle de ces maisons. On joue de l'argent par tonnes contre votre homme. C'est la meme proportion qu'un cheval contre une poule dans toutes les maisons de sport, dans toutes les tavernes, depuis ici jusqu'a Stepney. L'expression qui parut sur la figure de mon oncle me convainquit que l'affaire etait vraiment serieuse pour lui. Puis il haussa les epaules avec un sourire d'incredulite. -- Tant pis pour les sots qui misent, dit-il. Mon homme est en bonne forme. Vous l'avez vu hier, mon neveu? -- Il allait tres bien, hier, monsieur. -- S'il etait arrive quelque chose de facheux, j'en aurais ete informe. -- Mais peut-etre qu'il ne lui est rien arrive de facheux _pour le moment_, dit War. -- Que voulez-vous dire? -- Je vais m'expliquer, monsieur. Vous vous rappelez, Berks? Vous savez que c'est un homme qui ne doit guere inspirer de confiance en tout temps et qu'il en veut a votre homme, parce qu'il a ete battu par lui dans le hangar aux voitures. "Bon! hier soir, vers dix heures, il entre dans mon bar escorte des trois plus fieffes coquins qu'il y ait a Londres. Ces trois- la, c'etaient Ike-le-Rouge, celui qui a ete exclu du ring pour avoir triche avec Bittoon, puis Yussef le batailleur, qui vendrait sa mere pour une piece de sept shillings; le troisieme etait Chris Mac Carthy, un voleur de chiens par profession, qui a un chenil du cote de Haymarket. Il est bien rare de voir ensemble ces quatre types de beaute, et ils en avaient tous plus qu'ils ne pouvaient en tenir, excepte Chris, un lapin trop malin pour se griser quand il y a une affaire en train. De mon cote, je les fais entrer au salon. "Ce n'etait pas que la chose en valut la peine, mais je craignais qu'ils ne commencent a chercher noise a mes clients et je ne voulais pas non plus compromettre ma licence en les laissant devant le comptoir. Je leur sers a boire et je reste avec eux, rien que pour les empecher de mettre la main sur le perroquet empaille et les tableaux. "Bon! patron, pour abreger, ils se mirent a parler du combat et ils eclaterent de rire a l'idee que le jeune Harrison pourrait gagner, tous, excepte Chris qui restait a faire des signes et des grimaces aux autres, tellement, qu'a la fin Berks fut sur le point de lui lancer un coup de torchon dans la figure pour sa peine. "Je devinai qu'il se mijotait quelque chose et ca n'etait pas bien difficile a voir, surtout quant Ike-le-Rouge se dit pret a parier un billet de cinq livres que Jim Harrison ne se battrait pas. "Donc, je me leve pour aller chercher une autre bouteille de delie-langues et je me mets derriere le guichet ferme d'un volet par lequel on fait passer les boissons du comptoir dans le salon. Je l'ouvre de la largeur d'un pouce et j'aurais ete attable avec eux que je n'aurais pas mieux entendu ce qu'ils disaient. "Il y avait Chris Mac Carthy qui bougonnait apres eux, parce qu'ils ne tenaient pas leur langue tranquille. Il y avait Joe Berks qui parlait de leur casser la figure s'ils avaient l'aplomb de l'interpeller davantage. "Comme ca, Chris se mit a les raisonner, car il avait peur de Berks et il leur demanda s'ils voulaient decidement etre en etat de faire la besogne le lendemain matin et si le patron consentirait a payer en voyant qu'ils s'etaient grises et qu'il ne fallait pas compter sur eux. "Ca les calma tous les trois et Yussef le batailleur demanda a quelle heure on partirait. "Chris leur dit que tant que l'hotel _Georges_ a Crawley ne serait pas ferme, on pourrait travailler a cela. "-- C'est bien mal paye pour employer la corde, dit Ike-le-Rouge. "-- Au diable la corde, dit Chris en tirant un petit baton plombe de sa poche de cote. Pendant que trois de vous le tiendront a terre, je lui casserai l'os du bras avec ca. Nous aurons gagne notre argent et nous risquons tout au plus six mois de prison. "-- Il se defendra, dit Berks. "-- Eh bien, dit Chris, ce sera son seul combat. "Je n'en ai pas entendu davantage. Ce matin je suis sorti, et j'ai vu comme je vous l'ai dit que la cote en faveur de Wilson montait a des sommes fabuleuses, que les joueurs ne la trouvaient jamais assez haute. "Voila ou on en est, patron, et vous savez ce que ca signifie, mieux que Bill War ne pourrait vous le dire. -- Tres bien, War, dit mon oncle en se levant, je vous suis tres oblige de m'avoir appris cela et je ferai en sorte que vous n'y perdiez pas. Je regarde cela comme des propos en l'air de coquins ivres, mais vous ne m'en avez pas moins rendu un immense service en attirant mon attention de ce cote. Je compte vous voir demain aux Dunes. -- Mr Jackson m'a prie de me charger de la garde du ring. -- Tres bien. J'espere que nous aurons un loyal et bon combat. Bonsoir et merci. -- Mon oncle avait conserve son attitude un peu narquoise pendant que War etait present, mais celui-ci avait a peine referme la porte qu'il se tourna vers moi avec un air d'agitation que je ne lui avais jamais vu. -- Il faut que nous partions a l'instant pour Crawley, mon neveu, dit-il en souriant. Il n'y a pas une minute a perdre. Lorimer, faites atteler les juments baies a la voiture. Mettez-y le necessaire de toilette et dites a William qu'il soit devant la porte le plus tot possible. -- J'y veillerai, monsieur, dis-je. Et je courus a la remise de Little Ryder Street ou mon oncle logeait ses chevaux. Le garcon d'ecurie etait absent et je dus envoyer un lad a sa recherche. Pendant ce temps-la, aide du palefrenier, je tirai dehors la voiture et je fis sortir les deux juments de leurs boxes. Il fallut une demi-heure, peut-etre trois quarts d'heure, avant que tout fut en place. Lorimer attendait deja dans Jermyn Street avec les inevitables paniers pendant que mon oncle restait debout dans l'embrasure de la porte ouverte, vetu de son grand habit de cheval couleur faon. Sa figure pale etait d'un calme impassible et ne laissait rien voir des emotions tumultueuses qui se livraient bataille dans son ame. J'en etais certain. -- Nous allons vous laisser, Lorimer. Nous aurions peut-etre des difficultes a vous trouver un lit. Tenez-leur la tete, William. Montez, mon neveu. Hola! War, qu'y a-t-il encore? Le boxeur accourait de toute la vitesse que lui permettait sa corpulence. -- Rien qu'un mot de plus avant votre depart, Sir Charles, dit-il tout haletant. J'ai entendu dire dans mon comptoir que les quatre hommes en question etaient partis pour Crawley a une heure. -- Tres bien, War, dit mon oncle, un pied, sur le marchepied. -- Et la cote est montee a dix contre un. -- Lachez la tete, William. -- Encore un mot, patron, un seul. Vous m'excuserez ma liberte. Mais a votre place, j'emporterais mes pistolets. -- Merci, je les ai. La longue laniere claqua entre les oreilles du cheval de tete. Le groom s'elanca a terre et l'on passa de Jermyn Street a Saint James Street et de la a Whitehall avec une rapidite qui indiquait que les vaillantes juments n'etaient pas moins impatientes que leur maitre. L'horloge du parlement marquait un peu plus de quatre heures et demie quand nous franchimes comme au vol le pont de Westminster. L'eau se refleta au-dessous de nous aussi vite que l'eclair, puis on roula entre les deux rangees de maisons aux murailles brunes formant l'avenue qui nous avait menes a Londres. Nous etions arrives a Streatham, quand il rompit le silence. -- J'ai un enjeu considerable, mon neveu, dit-il. -- Et moi aussi, repondis-je. -- Vous! s'ecria-t-il avec surprise. -- J'ai mon ami, monsieur! -- Ah! oui, j'avais oublie. Vous avez votre excentricite, apres tout, mon neveu. Vous etes un ami fidele, ce qui est chose rare dans notre monde. Je n'en ai jamais eu qu'un dans ma position et celui-la... Mais vous m'avez entendu raconter l'histoire. Je crains qu'il ne fasse nuit quand nous arriverons a Crawley. -- Je le crains aussi. -- En ce cas, nous arriverons peut-etre trop tard. -- Dieu fasse que non, Monsieur. -- Nous sommes derriere les meilleures betes qui soient en Angleterre, mais je crains que nous ne trouvions les routes encombrees, avant que nous arrivions a Crawley. "Avez-vous entendu, mon neveu! War a entendu ces quatre bandits parler de quelqu'un qui leur donnait les ordres et qui les payait pour leur crime. Vous avez compris, n'est-ce pas? qu'ils ont ete engages pour estropier mon homme. "Des lors, qui peut bien les avoir pris a gage, qui peut y etre interesse? A moins que ce ne soit... "Je connais sir Lothian Hume pour un homme capable de tout. Je sais qu'il a perdu de fortes sommes aux cartes chez Wattier et chez White. Je sais qu'il a joue une grosse somme sur cet event et qu'il s'y est engage avec une temerite qui fait croire a ses amis qu'il a quelque raison personnelle pour compter sur le resultat. "Par le ciel! Comme tout cela s'enchaine. S'il en etait ainsi... Il retomba dans le silence, mais je vis reparaitre cette expression de froideur farouche que j'avais remarquee en lui, le jour ou lui et sir John Lade couraient cote a cote sur la route de Godstone. Le soleil descendait lentement sur les basses collines du Surrey et l'ombre surgissait d'instant en instant, mais les roues continuaient a bourdonner et les sabots a frapper sans se ralentir. Un vent frais nous soufflait a la figure, quoique les feuilles pendissent immobiles aux branches d'arbres qui s'etendaient au- dessus de la route. Les bords dores du soleil venaient a peine de disparaitre derriere les chenes de la cote de Reigate quand les juments inondees de sueur arriverent devant l'hotel de _la Couronne_ a Red Hill. Le proprietaire, sportsman et amateur de ring, accourut pour saluer un Corinthien aussi connu que l'etait Sir Charles Tregellis. -- Vous connaissez Berks, le boxeur? demanda mon oncle. -- Oui, Sir Charles. -- Est-il passe? -- Oui, Sir Charles. Il devait etre environ quatre heures, bien qu'avec cette cohue de gens et de voitures, il soit difficile d'en jurer. Il y avait la lui, Ike le Rouge, le Juif Yussef et un autre. Ils avaient entre les brancards une bete de sang. Ils l'avaient menee a fond de train, car elle etait couverte d'ecume. -- Voila, qui est bien grave, mon neveu, dit mon oncle, pendant que nous volions vers Reigate. S'ils allaient ce train, c'est qu'evidemment, ils tenaient a faire leur coup de bonne heure. -- Jim et Belcher seraient certainement de force a leur tenir tete a tous les quatre, suggerai-je. -- Si Belcher etait avec lui, je ne craindrais rien; mais on ne saurait prevoir quelle diablerie ils ont arrangee. Que nous le trouvions seulement sain et sauf, et je ne perdrai pas un moment jusqu'a ce que je le voie sur le ring. Nous veillerons pour monter la garde avec nos pistolets, mon neveu, et j'espere, seulement que ces bandits seront assez hardis pour tenter leur coup. Mais il faut qu'ils aient ete a l'avance bien certains de reussir, pour que la cote ait monte a un pareil chiffre, et c'est la ce qui m'inquiete. -- Mais assurement, ils n'ont rien a gagner a commettre une pareille infamie, Monsieur. S'ils arrivent a blesser Jim, la lutte ne pourrait avoir lieu et les paris ne seraient pas decides. -- Il en serait ainsi dans une lutte ordinaire pour gagner un prix, et c'est heureux qu'il en soit ainsi, autrement les coquins qui infestent le ring, ne tarderaient pas a rendre tout sport impossible, mais ici il en est autrement. D'apres les conditions du pari, je dois perdre, a moins que je ne presente un homme dans une certaine limite d'age, qui soit vainqueur de Wilson le Crabe. Vous devez vous souvenir que je n'ai point nomme mon homme; C'est dommage, mais c'est ainsi. Nous savons qui il est, nos adversaires le savent aussi, mais les arbitres et le depositaire des enjeux refuseraient d'en tenir compte. Si nous nous plaignions que Jim Harrison est hors de combat, ils nous repondraient qu'ils n'ont pas ete dument informes que Jim Harrison etait notre champion. Les conditions sont, jouer ou payer, et les gredins en profitent. Les craintes qu'avait exprimees mon oncle au sujet de l'encombrement de la route ne furent que trop justifiees, car lorsque nous eumes depasse Reigate, nous vimes un tel defile de voitures de toute espece que, pendant les huit milles qui restaient a parcourir, il n'y avait pas, je crois, un seul cheval dont les naseaux ne fussent a plus de quelques pieds de l'arriere de la voiture ou carriole qui le precedait. Toutes les routes qui partaient de Londres, comme celles qui s'eloignaient de Guildford a l'ouest, de Tunbridge a l'est, avaient contribue pour leur part a grossir ce flot de _four in hand_, de _gigs_, de _sportsmen_ a cheval, si bien que la large route de Brighton etait emplie d'un fosse a l'autre, d'une cohue qui riait, criait, chantait et marchait dans la meme direction. Il etait impossible a quiconque eut contemple cette foule bigarree de ne pas reconnaitre que la passion du ring, bonne ou mauvaise peu importe, n'etait point le trait distinctif d'une certaine classe, mais qu'elle etait une marque du caractere national, profondement enracinee dans la nature de l'Anglais, qu'elle avait ete transmise de generation en generation, aussi bien au jeune aristocrate qui conduisait sa fine voiture, qu'aux grossiers revendeurs assis sur six rangs de profondeur dans leur carriole que trainait un bidet. La, je vis des hommes d'Etat et des soldats, des gentilshommes et des gens de lois, des fermiers et des hobereaux, des vagabonds d'East End et des lourdauds de province. Tout ce monde se demenait avec la perspective de passer une nuit penible, rien que pour avoir la chance d'assister a une lutte qui pouvait se terminer en un seul round, chose impossible a prevoir. On ne saurait imaginer une foule plus joyeuse, plus cordiale. Les plaisanteries se croisaient, aussi dru que les nuages de poussiere, et devant chaque auberge du bord de la route, le patron et les garcons se tenaient prets avec leurs plateaux charges de pots debordants de mousse pour desalterer ces bouches pressees. Ces haltes pour boire la biere, cette rude camaraderie, la cordialite, les incommodites accueillies par des eclats de rire, cette impatience de voir la lutte, etaient autant de traits, qui pouvaient etre qualifies de vulgaires, de populaires, par les gens au gout difficile, mais quant a moi, maintenant que je prete l'oreille aux lointains et vagues echos de notre temps passe, tout cela me parait constituer l'ossature qui formait la charpente si solide et si virile dont cette race antique etait constituee. Mais helas! quelle chance avions-nous de gagner du terrain? Mon oncle, avec toute son habilete, n'arrivait pas a apercevoir un passage dans cette masse en mouvement. Il fallut garder notre rang dans la file et ramper comme des escargots de Reigate a Horley, puis a la Croix de Povey, puis a la bruyere de Lowfield, pendant que le jour faisait place au crepuscule et qu'a celui-ci succedait la nuit. Au pont de Kimberham, toutes les lanternes furent allumees. C'etait un merveilleux spectacle que cette courbe de la route qui s'etendait devant nous, que les replis de ce serpent aux ecailles dorees qui se deroulait dans l'obscurite. Enfin! Enfin, nous apercumes l'immense et l'informe masse de l'orme de Crawley qui nous dominait dans les tenebres, et nous arrivames a l'entree de la rue du village ou toutes les fenetres des cottages etaient eclairees, puis devant la haute facade du vieil hotel _Georges_, ou l'on voyait de la lumiere a toutes les portes, a toutes les vitres, a toutes les fentes en l'honneur de la noble compagnie qui devait y passer la nuit. XV -- JEU DELOYAL L'impatience de mon oncle ne lui permit pas d'attendre son tour dans le defile qui devait nous amener devant la porte. Il jeta les renes et une piece d'une couronne a un des individus mal vetus qui encombraient l'allee des pietons, et se frayant vivement passage a travers la foule, il poussa vers l'entree. Lorsqu'il parut dans la zone de lumiere que projetaient les fenetres, on se demanda a voix basse quel pouvait etre cet imperieux gentleman, a la figure pale, sous son manteau de cheval, et un vide se forma pour nous laisser passer. Jusqu'alors je ne m'etais pas doute combien mon oncle etait populaire dans le monde sportif, car sur notre passage, les gens se mirent a crier a tue-tete: -- Hurrah! pour le beau Tregellis! Bonne chance pour vous et pour votre champion, Sir Charles! Place au fameux, au noble Corinthien! Cependant le maitre d'hotel attire par les acclamations accourait a notre rencontre. -- Bonsoir, Sir Charles, s'ecria-t-il. Vous allez bien, j'espere? Et vous reconnaitrez, j'en suis sur, que votre champion fait honneur au _Georges_. -- Comment va-t-il? demanda vivement mon oncle. -- Il ne saurait aller mieux, Monsieur. Il est aussi beau qu'une peinture. Oui, il est en etat de gagner un royaume a la lutte. Mon oncle eut un soupir de soulagement. -- Ou est-il? demanda-t-il. -- Il est rentre de bonne heure dans sa chambre, monsieur, car il avait une affaire toute particuliere pour demain, dit le maitre d'hotel avec un gros rire. -- Ou est Belcher? -- Le voici dans le salon du bar. En disant ces mots, il ouvrit la porte. Nous y jetames un coup d'oeil et nous vimes une vingtaine d'hommes bien mis, parmi lesquels je reconnus plusieurs figures qui m'etaient devenues familieres pendant ma courte carriere au West- End. Ils etaient assis autour d'une table sur laquelle fumait une soupiere pleine de punch. A l'autre bout, installe tres a son aise, parmi les aristocrates et les dandys qui l'entouraient, etait assis le champion de l'Angleterre, le magnifique athlete, renverse sur sa chaise, un foulard rouge negligemment noue autour du cou, de la facon pittoresque a laquelle son nom fut longtemps attache. Plus d'un demi-siecle s'est ecoule et j'ai vu ma part de beaux hommes. Peut-etre cela tient-il a ce que je suis moi-meme d'assez petite taille, mais c'est un des traits de mon caractere de trouver plus de plaisir a la vue d'un bel homme qu'a celle de tout autre chef- d'oeuvre de la nature. Neanmoins, pendant toute cette periode, je n'ai jamais vu un homme plus beau que Jim Belcher et si je cherche a lui trouver un pendant en mes souvenirs, je ne puis en trouver d'autre que le second, Jim, dont je cherche a vous raconter le destin et les aventures. Il y eut de joyeuses exclamations de bienvenue, quand la figure de mon oncle apparut sur le seuil. -- Entrez, Tregellis, nous vous attendions... Nous avons commande une fameuse epaule de mouton... Quelles nouvelles fraiches nous apportez-vous de Londres?... Qu'est-ce que cela signifie, cette hausse de la cote contre votre champion?... Est-ce que les gens sont devenus fous?... Que diable se passe-t-il?... Tout le monde parlait a la fois. -- Excusez-moi, gentlemen, repondit mon oncle, je me ferai un devoir de vous donner plus tard toutes les nouvelles que je pourrai. J'ai une affaire de quelque importance a regler. Belcher, je voudrais vous dire quelques mots. Le champion vint nous rejoindre dans le corridor. -- Ou est votre homme, Belcher? -- Il est rentre dans sa chambre, monsieur. Je crois que douze heures de bon sommeil lui feront grand bien avant la lutte. -- Comment a-t-il passe la journee? -- Je lui ai fait faire de legers exercices, du baton, des alteres, de la marche et une demi-heure avec les gants de boxe. Il nous fera grand honneur, monsieur, ou je ne suis qu'un Hollandais. Mais que diable se passe-t-il au sujet des paris? Si je ne le savais pas aussi droit qu'une ligne a peche, j'aurais cru qu'il jouait double jeu et pariait contre lui-meme. -- C'est pour cela que je suis accouru, Belcher. J'ai ete informe de source sure qu'il y a un complot organise pour l'estropier et que les gredins sont tellement certains de reussir qu'ils sont prets a parier n'importe quelle somme qu'il ne se presentera pas. Belcher siffla entre ses dents. -- Je n'ai apercu aucun indice en ce sens, monsieur. Personne n'a ete aupres de lui, personne ne lui a adresse la parole, si ce n'est votre neveu et moi. -- Quatre bandits, et de ce nombre Berks qui les dirige, nous ont devances de plusieurs heures. C'est War qui me l'a appris. -- Ce que dit War est droit et ce que fait Joe Berks est tordu. Quels etaient les autres? -- Ike le rouge, Yussef le batailleur, et Chris Mac Carthy. -- Une jolie bande en effet. Eh bien! monsieur, le jeune homme est sain et sauf, mais il serait peut-etre prudent que l'un ou l'autre de nous reste dans sa chambre avec lui. Pour ma part, tant qu'il est confie a mes soins, je ne m'eloigne jamais beaucoup de lui. -- C'est dommage de l'eveiller. -- Il aura quelque peine a s'endormir avec tout ce vacarme dans la maison. Par ici, monsieur, suivez le corridor. Nous traversames les longs et bas et tortueux corridors de l'auberge, construction a l'ancienne mode, jusqu'a l'arriere de la maison. -- Voici ma chambre, monsieur, dit Belcher, en indiquant d'un signe de tete une porte a droite. Celle de gauche est la sienne. En disant ces mots, il l'ouvrit. -- Jim, dit-il, voici Sir Charles Tregellis qui vient vous voir. Et ensuite. -- Grands Dieux! Qu'est-ce que cela signifie? La petite chambre nous apparut dans toute son etendue, fortement eclairee par une lampe de cuivre posee sur la table. Les draps n'avaient pas ete tires, mais des plis sur la courtepointe montraient qu'on s'etait etendu dessus. Une moitie du volet a claire-voie se balancait sur ses gonds, une casquette de drap jetee sur la table, voila tout ce qui restait de celui qui occupait la chambre. Mon oncle jeta les yeux autour de lui et hocha la tete. -- Nous sommes arrives trop tard a ce qu'il parait. -- Voici sa casquette, monsieur. Ou diable peut-il etre alle tete nue? Il y a une heure, je le croyais tranquille et au lit. Jim! Jim! appela-t-il. -- Il est certainement sorti par la fenetre, s'ecria mon oncle. Je suis persuade que ces bandits l'ont attire au-dehors par quelque artifice diabolique de leur invention. Prenez la lampe pour m'eclairer, mon neveu. Ha! je m'en doutais, voici la trace de ses pieds sur la plate-bande de fleurs. Le maitre de l'hotel et deux ou trois des Corinthiens, qui se trouvaient dans le salon du bar, nous avaient suivis jusqu'au fond de la maison. L'un d'eux ouvrit la porte de cote et nous nous trouvames dans le jardin potager et la, groupes sur l'allee sablee, nous pumes abaisser la lampe jusqu'a la terre molle, fraichement remuee, qui se trouvait entre nous et la fenetre. -- Voici la marque de ses pieds, dit Belcher. Il portait ce soir ses bottes de marche et vous pouvez voir les clous. Mais qu'est ceci? Quelque autre est venu ici. -- Une femme! m'ecriai-je. -- Par le ciel! vous avez raison, mon neveu. Belcher lanca un juron avec conviction. -- Il n'a jamais dit un mot a aucune jeune fille du village. J'y ai fait tout particulierement attention! Et dire que les voila qui arrivent ainsi a un tel moment! -- C'est aussi clair que possible, Tregellis, dit l'honorable Berkeley Craven, qui avait quitte la societe reunie au salon du bar. Quelle que soit la personne qui est venue, elle est arrivee par le dehors et a frappe a la fenetre. Vous voyez ici et ici encore les traces de petits souliers qui toutes ont la pointe dans la direction de la maison, tandis que les autres traces sont tournees en dehors. Elle est venue l'appeler et il l'a suivie. -- Voila qui est parfaitement certain, dit mon oncle. Il faut nous separer pour chercher dans des directions diverses, a moins que quelque indice nous revele ou ils sont alles. -- Il n'y a qu'une allee qui conduise hors du jardin, dit le maitre de l'hotel, en se mettant a notre tete. Il donne sur cette ruelle ecartee qui conduit aux ecuries. L'autre bout va rejoindre la petite route. Soudain apparut la forte lumiere jaune d'une lanterne d'ecurie qui dessina un rond brillant dans l'obscurite, et un palefrenier sortit dans la cour en flanant. -- Qui va la? cria le maitre de l'hotel. -- C'est moi, patron, Bill Shields. -- Depuis quand etes-vous ici, Bill? -- Patron, voici une heure que je suis dans les ecuries a aller et venir. Il n'y a pas moyen de mettre un cheval de plus. Ce n'est pas la peine d'essayer et j'ose a peine leur donner a manger, car pour peu qu'ils tiennent plus de place... -- Venez par ici, Bill, et faites attention a vos reponses, car une erreur peut vous couter votre place. Avez-vous vu quelqu'un passer dans le sentier? -- Il s'y trouvait, il y a quelque temps, un individu avec une casquette en poil de lapin. Il etait la, a flaner, aussi, je lui ai demande qu'est-ce qu'il avait a faire, car sa figure ne m'allait pas, non plus que sa facon de reluquer aux fenetres. J'ai tourne la lanterne de l'ecurie sur lui, mais il a baisse la tete, et tout ce que je peux dire, c'est qu'il avait les cheveux rouges. Je jetai un rapide coup d'oeil sur mon oncle, et je vis que sa figure s'etait encore assombrie. -- Qu'est-il devenu? demanda-t-il. -- Il s'est esquive et je ne l'ai plus vu, monsieur. -- Vous n'avez vu aucune autre personne? Vous n'avez pas vu, par exemple, une femme et un homme sortir ensemble par le sentier? -- Non, monsieur. -- Rien entendu d'extraordinaire? -- Ah! puisque vous en parlez, monsieur, oui, j'ai entendu quelque chose, mais, dans une nuit pareille, quand toutes les fripouilles de Londres sont dans le village... -- Eh bien! qu'etait-ce? -- Eh bien! monsieur, c'etait comme qui dirait un cri parti de la- bas. On aurait dit quelqu'un qui avait attrape un mauvais coup. Je me suis dit: C'est sans doute deux lurons qui se battent et je n'ai pas fait grande attention. -- De quel cote partait ce cri? -- Du cote de la route, monsieur. -- Venait-il de loin? -- Non, monsieur, je suis sur que ca venait de deux cents yards au plus. -- Un seul cri? -- Oui, comme qui dirait un hurlement. Puis j'ai entendu une voiture passer a fond de train sur la route. Je me rappelle que j'ai trouve singulier que l'on quittat Crawley en voiture, dans une nuit comme celle-ci. Mon oncle prit la lanterne des mains de l'homme, et nous, nous descendimes le sentier, groupes derriere lui. Le sentier aboutissait a angle droit sur la route. Mon oncle y courut, mais il ne fut pas longtemps a chercher. La forte lumiere eclaira soudain quelque chose qui amena un gemissement sur mes levres et un apre juron sur celle de Belcher. A la surface blanchie de la poussiere de la route s'allongeait une trainee ecarlate et pres de la tache de mauvais augure, gisait un petit et meurtrier instrument, un assommoir de poche, tel que War l'avait mentionne le matin. XVI -- LES DUNES DE CRAWLEY Pendant cette nuit terrible, mon oncle et moi, Belcher, Berkeley Craven et une douzaine de Corinthiens nous fouillames toute la campagne pour trouver quelque trace de notre champion perdu, mais a part cette trace inquietante sur la route, on ne decouvrit pas le moindre indice de ce qui lui etait arrive. Personne ne l'avait vu, personne n'avait rien appris sur son compte. Le cri isole, jete dans la nuit et dont le palefrenier avait parle, etait l'unique preuve qu'une tragedie avait eu lieu. Divises en petits groupes, nous battimes tout le pays jusqu'a East Grintead et meme Bletchingley et le soleil etait deja assez eleve au-dessus de l'horizon lorsque nous fumes de retour a Crawley, le coeur gros et accables de fatigue. Mon oncle, qui s'etait rendu en voiture a Reigate, dans l'espoir d'en rapporter quelques renseignements, n'en revint qu'a sept heures passees et un coup d'oeil, jete sur sa figure, nous apprit des nouvelles aussi sombres que celles qu'il lut sur nos figures a nous. Nous tinmes conseil autour de la table ou nous etait servi un dejeuner qui ne nous tentait guere et auquel avait ete invite Mr Berkeley Craven, en sa qualite d'homme de bon conseil et de grande experience en matiere de sport. Belcher etait a moitie fou de voir tourner ainsi brusquement toutes les peines qu'il s'etait donnees pour cet entrainement. Il etait incapable d'autre chose que de lancer de delirantes menaces contre Berks et ses compagnons et de leur promettre de les arranger de belle facon des qu'il les rencontrerait. Mon oncle restait grave et pensif. Il ne mangeait pas et tambourinait avec ses doigts sur la table. Moi, j'avais le coeur gros, j'etais sur le point de cacher ma figure dans mes mains et de fondre en larmes, a la pensee de l'impuissance ou j'etais de secourir mon ami. Mr Berkeley Craven, homme du monde a la figure florissante, etait le seul d'entre nous qui parut avoir garde a la fois, son sang- froid et son appetit. -- Voyons, la lutte devait avoir lieu a dix heures, n'est-ce pas? demanda-t-il. -- C'etait convenu ainsi. -- Je me permets de croire qu'elle aura lieu. Ne dites jamais: "c'est fini" Tregellis. Votre champion a trois heures pour revenir. Mon oncle hocha la tete. -- Les bandits auront trop bien accompli leur oeuvre pour que cela soit possible. Je le crains, dit-il. -- Voyons, raisonnons sur la chose, dit Berkeley Craven. Une jeune femme veut tirer le jeune homme de sa chambre par ses agaceries. Connaissez-vous une jeune femme qui ait de l'influence sur lui? Mon oncle m'interrogea du regard. -- Non, je n'en connais aucune. -- Bon, nous savons qu'il en est venu une, dit Berkeley Craven. Il n'y a pas le moindre doute a ce sujet. Elle est venue conter quelque histoire touchante, quelque histoire qu'un galant jeune homme ne peut se refuser a ecouter. Il est tombe dans le piege et s'est laisse attirer dans quelque endroit ou les gredins l'attendaient. Nous pouvons regarder tout cela comme prouve, je le suppose, Tregellis? -- Je ne vois pas d'explication plus plausible, dit mon oncle. -- Eh bien alors, il est evident que ces hommes n'ont aucun interet a le tuer. War le leur a entendu dire. Ils n'etaient pas certains peut-etre de faire a un jeune homme aussi solide assez de mal pour le mettre absolument hors d'etat de se battre. Meme avec un bras casse, il aurait pu risquer la lutte: d'autres l'ont deja fait. Il y avait trop d'argent en jeu pour qu'ils se missent dans le moindre danger. Ils lui auront sans doute donne un coup sur la tete pour l'empecher de faire trop de resistance, puis ils l'auront emmene dans une ferme ou une etable ou ils le retiendront prisonnier jusqu'a ce que l'heure de la lutte soit passee. Je vous garantis que vous le reverrez avant la nuit aussi bien portant qu'avant. Cette theorie avait des apparences si plausibles qu'il me semblait qu'elle m'otait un poids de dessus le coeur, mais je vis bien qu'au point de vue de mon oncle ce n'etait guere consolant. -- Je crois pouvoir dire que vous avez raison, Craven, dit-il. -- J'en suis convaincu. -- Mais cela ne nous aidera guere a remporter la victoire. -- C'est la le point essentiel, monsieur, s'ecria Belcher. Par le Seigneur, je voudrais qu'on me permit de prendre sa place, meme avec mon bras gauche attache sur mon dos. -- En tout cas, je vous conseillerais de vous rendre au ring, dit Craven. Il faut que vous teniez bon jusqu'au dernier moment, avec l'espoir que votre homme reviendra. -- C'est ce que je ferai certainement et je protesterai si l'on m'oblige a payer l'enjeu dans de pareilles circonstances. Craven haussa les epaules. -- Vous vous rappelez les conditions du match, dit-il. Je crains qu'elles ne soient toujours: Jouez ou payez. Sans doute, le cas pourrait etre soumis aux juges, mais ils se prononceront contre vous, cela ne fait aucun doute pour moi. Nous etions retombes dans un silence melancolique, quand tout a coup Belcher sauta sur la table. -- Ecoutez, cria-t-il, ecoutez cela. -- Qu'est-ce que c'est? nous ecriames-nous d'une seule voix. -- C'est la cote. Ecoutez cela. Par-dessus le brouhaha de voix et le grondement des roues qui venait du dehors, une seule phrase parvint a nos oreilles. -- Au pair sur le champion de Sir Charles. -- Au pair, s'ecria mon oncle. Elle etait a sept a un contre moi hier. Qu'est-ce que cela signifie? -- Au pair sur les deux champions, repeta la voix. -- Il y a quelqu'un qui sait certaine chose, dit Belcher, et il n'y a personne qui plus que nous ait le droit de le savoir. Venez, monsieur, et nous irons jusqu'au fond de l'affaire. La rue du village etait encombree de monde, car les gens avaient couche par douze ou quinze dans une meme chambre et des centaines de gentlemen avaient passe la nuit dans leurs voitures. La foule etait si dense qu'il ne fut pas facile de sortir de l'hotel _Georges_. Un homme, qui ronflait d'une facon epouvantable, etait vautre sur le seuil et n'avait pas l'air de s'apercevoir du flot de peuple qui passait autour de lui et quelquefois sur lui. -- Quelle est la cote, mes enfants? demanda Belcher du haut des marches. -- Au pair, Jim, crierent plusieurs voix. -- Elle etait bien plus elevee en faveur de Wilson, quand je l'ai entendue pour la derniere fois. -- Oui, mais il est arrive un homme qui l'a fait baisser bientot et apres lui, on s'est mis a le suivre, si bien que maintenant vous trouvez a parier au pair. -- Qui a commence? -- Eh le voici! C'est cet homme, qui est etendu ivre sur les marches. Il n'a cesse de boire, comme si c'etait de l'eau, depuis qu'il est arrive en voiture a six heures, et il n'est pas etonnant qu'il se trouve dans cet etat. Belcher se pencha et tourna la tete inerte de l'individu de facon a ce qu'on vit ses traits. -- Il m'est inconnu, monsieur. -- Et a moi aussi, ajouta mon oncle. -- Mais pas a moi, m'ecriai-je. C'est John Cummings, le proprietaire de l'auberge de Friar's Oak, je le connais depuis que j'etais tout petit et je ne saurais m'y tromper. -- Et que diable celui-la peut-il savoir de l'affaire? dit Craven. -- Rien du tout, selon toute probabilite, repondit mon oncle. Je vous prie de m'apporter un peu d'eau de lavande, proprietaire, car l'odeur de cette cohue est epouvantable. Mon neveu, je crois que vous n'arriverez pas a tirer un mot raisonnable de cet ivrogne, ni a lui faire dire ce qu'il sait. Ce fut en vain que je le secouai par les epaules, que je lui criai son nom aux oreilles. Rien n'etait capable de le tirer de cette ivresse beate. -- Eh bien! voila une situation unique, aussi loin, que remonte mon experience, dit Berkeley Craven. Nous voici a deux heures de la lutte et cependant vous ne savez pas si vous aurez un homme pour vous representer. J'espere que vous ne vous etes pas engage de facon a perdre beaucoup, Tregellis? Mon oncle haussa les epaules et prit une pincee de son tabac de ce geste large, inimitable, que jamais personne ne s'etait risque a imiter. -- Tres bien, mon garcon, dit-il, mais il est temps que nous pensions a nous mettre en route pour les Dunes. Ce voyage de nuit m'a laisse quelque peu _effleure_ et je ne serais pas fache de rester seul une demi-heure pour m'occuper de ma toilette. Si ce doit etre ma derniere ruade, au moins elle sera lancee par un sabot bien cire. J'ai entendu un homme qui avait voyage dans les regions incultes, dire que, selon lui, le Peau Rouge et le gentleman anglais etaient proches parents, il en donnait comme preuve leur commune passion pour le sport et leur aptitude a ne point laisser percer l'emotion. Je me rappelai ce langage, en voyant mon oncle, ce matin-la, car je ne crois pas que jamais victime liee au poteau ait eu sous les yeux une perspective aussi cruelle. Non seulement une bonne partie de sa fortune etait en jeu, mais encore, il s'agissait de la situation terrible ou il allait se trouver devant cette foule immense, parmi laquelle etaient bien des gens qui avaient risque leur argent d'apres son jugement, et il se verrait peut-etre au dernier moment reduit a faire des excuses sans valeur, au lieu d'avoir un champion a presenter. Quelle situation pour un homme qui s'etait toujours fait gloire de son aplomb, se donnait comme capable de mener toutes les entreprises avec un grand succes. Moi qui le connaissais bien, je voyais a la couleur livide de ses joues et a l'agitation nerveuse de ses doigts, qu'il ne savait reellement plus ou donner de la tete. Mais un etranger qui eut vu son attitude degagee, la facon dont il faisait voltiger son mouchoir brode, dont il maniait son bizarre lorgnon, dont il agitait ses manchettes, n'eut jamais cru que cette sorte de papillon put avoir le moindre souci terrestre. Il etait bien pres de neuf heures lorsque nous fumes prets a partir pour les dunes de Crawley. A ce moment-la, la voiture de mon oncle etait presque la seule qui restat dans la rue du village. Les autres voitures etaient restees la nuit, avec leurs roues entrecroisees, les brancards de l'une poses sur la caisse de l'autre en rangs aussi serres qu'on avait pu les mettre, depuis la vieille eglise jusqu'a l'orme de Crawley et qui couvraient la route sur cinq de front et un bon demi-mille de longueur. A ce moment, la rue grise du village s'allongeait devant nous, presque deserte. On n'y voyait plus que quelques femmes et enfants. Hommes, chevaux, voitures, tout etait parti. Mon oncle tira ses gants de cheval et arrangea son habillement avec un soin meticuleux, mais je remarquai qu'il jeta sur la route et dans les deux sens un coup d'oeil ou se voyait cependant encore quelque espoir avant de monter en voiture. J'etais assis en arriere avec Belcher. L'honorable Berkeley Craven prit place a cote de mon oncle. La route de Crawley gagne, par une belle courbe, le plateau couvert de bruyeres qui s'etend a bien des milles dans tous les sens. Des files de pietons, pour la plupart si fatigues, si couverts de poussiere qu'ils avaient evidemment fait a pied et pendant la nuit les trente milles qui les separaient de Londres, marchaient d'un pas lourd sur les bords de la route ou coupaient au plus court en grimpant la longue pente bigarree qui grimpait au plateau. Un cavalier, en costume fantaisiste vert et superbement monte, attendait a la croisee des routes, et quand il eut lance son cheval d'un coup d'eperon jusqu'a nous, je reconnus la belle figure brune et les yeux noirs et hardis de Mendoza. -- J'attends ici pour donner les renseignements officiels, Sir Charles, dit-il. C'est au bas de la route de Grinstead, a un demi- mille sur la gauche. -- Tres bien, dit mon oncle, en tirant sur les renes des juments pour prendre la route qui debouchait a cet endroit. -- Vous n'avez pas amene votre homme la-bas, remarqua Mendoza d'un air un peu soupconneux. -- Que diable cela peut-il vous faire? cria Belcher d'un ton furieux. -- Cela nous fait beaucoup a nous tous, car on raconte d'etranges histoires. -- Alors vous ferez bien de les garder pour vous ou vous pourriez bien vous repentir de les avoir ecoutees. -- _All right_, Jim! A ce que je vois, votre dejeuner de ce matin n'est pas bien passe. -- Les autres sont-ils arrives? dit mon oncle, d'un air insouciant. -- Pas encore, Sir Charles, mais Tom Oliver est la-bas avec les cordages et les piquets. Jackson vient d'arriver en voiture et la plupart des gardiens du ring sont a leur poste. -- Nous avons encore une heure, fit remarquer mon oncle, en se remettant en marche. Il est possible que les autres soient en retard, puisqu'ils doivent venir de Reigate. -- Vous prenez la chose en homme, Tregellis, dit Craven. -- Nous devons faire bonne contenance et avoir un front d'airain jusqu'au dernier moment. -- Naturellement, monsieur, s'ecria Belcher, je n'aurais jamais cru que les paris montent comme cela. C'est qu'il y a quelqu'un qui sait... Nous devons y aller du bec et des ongles, Sir Charles, et voir comment cela tournera. Il nous arriva un bruit pareil a celui que font les vagues sur la plage, bien avant que nous fussions en presence de cette immense multitude. Enfin, a un plongeon brusque que fit la route, nous vimes cette foule, ce tourbillon d'etres humains se deployant devant nous, avec un vide tournoyant au centre. Tout autour, les voitures et les chevaux etaient dissemines par milliers a travers la lande. Les pentes etaient animees par la presence de tentes et de boutiques improvisees. On avait choisi pour emplacement du ring un endroit ou l'on avait pratique dans le sol une grande cuvette, de facon que le contour format un amphitheatre naturel d'ou tout le monde put bien voir ce qui se passait au centre. A notre approche, un murmure de bienvenue partit de la foule qui etait placee sur les bords et par consequent le plus proche de nous et ces acclamations se repeterent dans toute la multitude. Un instant apres, on entendit de grands cris qui commencaient a l'autre bout de l'arene. Toutes les figures, qui etaient tournees vers nous, se retournerent, si bien qu'en un clin d'oeil, tout le premier plan passa du blanc au noir. -- Ce sont eux. Ils sont exacts, dirent ensemble mon oncle et Craven. En nous tenant debout sur notre voiture, nous pumes apercevoir la cavalcade qui approchait des Dunes. Elle commencait par la spacieuse barouche ou etaient assis Sir Lothian Hume, Wilson le Crabe et le capitaine Barclay, son entraineur. Les postillons avaient a leur coiffure des flots de faveurs jaune serin. C'etait la couleur sous laquelle devait lutter Wilson. Derriere la voiture venaient a cheval une centaine au moins de gentlemen de l'Ouest, puis une file, a perte de vue, de _gigs_, de _tilburys_, de voitures. Tout cela descendit par la route de Grinstead. La grosse barouche arrivait, en tanguant sur la prairie, dans notre direction. Sir Lothian Hume nous apercut et donna a ses postillons l'ordre d'arreter. -- Bonjour, Sir Charles, dit-il en mettant pied a terre. J'ai cru reconnaitre votre voiture rouge. Voila une belle matinee pour la lutte. Mon oncle s'inclina d'un air froid, sans repondre. -- Je suppose, puisque nous voila tous presents, que nous pouvons commencer tout de suite, dit Sir Lothian, sans faire attention aux facons de son interlocuteur. -- Nous commencerons a dix heures. Pas une minute plus tot. -- Tres bien, puisque vous y tenez. A propos, Sir Charles, ou est votre homme? -- C'est a vous que je devrais adresser cette question, Sir Lothian. Ou est mon homme? Une expression d'etonnement se peignit sur les traits de Sir Lothian, expression admirablement feinte si elle n'etait pas vraie. -- Qu'entendez-vous dire, en me faisant une pareille question? -- C'est que je tiens a le savoir. -- Mais comment puis-je repondre? Est-ce que c'est mon affaire? -- J'ai des motifs de croire que vous en avez fait votre affaire. -- Si vous aviez la bonte de vous expliquer un peu plus clairement, il me serait peut-etre possible de vous comprendre. Tous deux etaient tres pales, tres froids, tres raides et impassibles dans leur attitude, mais ils echangeaient des regards comme s'ils croisaient le fer. Je me rappelai la reputation de terrible duelliste qu'avait Sir Lothian et je tremblai pour mon oncle. -- Maintenant, monsieur, si vous vous imaginez avoir un grief contre moi vous m'obligeriez infiniment en me le faisant connaitre clairement. -- C'est ce que je vais faire, dit mon oncle. Il a ete organise un complot pour estropier ou enlever mon champion et j'ai toutes les raisons possibles de croire que vous y etes mele. Un vilain sourire narquois passa sur la figure bilieuse de Sir Lothian. -- Je vois, dit-il, votre homme n'est pas devenu le champion sur lequel vous comptiez, au bout de son entrainement, et vous voila bien embarrasse pour trouver une defaite. Tout de meme je crois que vous eussiez pu en trouver une qui fut plus plausible ou qui comportat des suites moins serieuses. -- Monsieur, repondit mon oncle, vous etes un menteur, mais personne ne sait mieux que vous a quel point vous etes un menteur. Les joues creuses de Sir Lothian palirent de colere et je vis pendant un instant, dans ses yeux profondement enfonces, la lueur que l'on apercoit au fond de ceux d'un matin en fureur qui se dresse et se traine au bout de sa chaine. Puis, par un effort, il redevint ce qu'il etait d'ordinaire l'homme froid, dur, maitre de lui-meme. -- Il ne convient pas dans notre situation de nous quereller comme deux rustres ivres un jour de marche, dit-il. Nous pousserons l'affaire plus loin un autre jour. -- Pour cela, je vous le promets, repondit mon oncle d'un ton farouche. -- En attendant, je vous invite a observer les conditions de votre engagement. Si vous ne presentez pas votre champion dans vingt- cinq minutes, je reclame l'enjeu. -- Vingt-huit minutes, dit mon oncle en regardant sa montre. Alors vous pourrez le reclamer, mais pas un instant plus tot. Il etait admirable en ce moment, car il avait l'air d'un homme qui dispose de toute sorte de ressources cachees. Pendant ce temps, Craven, qui avait echange quelques mots avec Sir Lothian Hume, revint pres de nous. -- J'ai ete prie de remplir les fonctions d'unique juge en cette affaire. Cela repond-il a vos desirs, Sir Charles? -- Je vous serais extremement oblige, Craven, d'accepter ces fonctions. -- Et l'on a propose Jackson comme chronometreur. -- Je ne saurais en souhaiter de meilleur. -- Tres bien, voila qui est convenu. Pendant ce temps, la derniere voiture etait arrivee et les chevaux avaient ete attaches au piquet sur la lande. Les trainards s'etaient rapproches de telle sorte que la vaste multitude formait maintenant une masse compacte d'ou montait une voix unique qui commencait a mugir d'impatience. Quand on jetait les yeux autour de soi, on avait peine a apercevoir quelque objet en mouvement, sur cette vaste etendue de lande verte et pourpre. Un _gig_ attarde arrivait au grand galop sur la route venant du sud. Quelques pietons montaient encore peniblement de Crawley, mais on n'apercevait nulle part un indice de l'absent. -- Les paris vont leur train, malgre tout, dit Belcher. J'ai fait un tour au ring et on est toujours au pair. -- Il y a une place pour vous dans l'enceinte exterieure pres du ring, Sir Charles, dit Craven. -- Je n'apercois encore aucun signe de mon champion. Je n'entrerai pas avant son arrivee. -- Il est de mon devoir de vous avertir qu'il n'y a plus que dix minutes. -- Et moi je marque cinq, s'ecria Sir Lothian. -- C'est une question que le juge doit trancher, dit Craven, d'un ton ferme, ma montre marque dix minutes, ce sera dix minutes. -- Voici Wilson le Crabe, s'ecria Belcher. Au meme instant, retentit dans la foule un cri pareil a un cri de tonnerre. Le pugiliste de l'Ouest etait sorti de la tente ou il faisait sa toilette. Il etait suivi de Sam le Hollandais et de Tom Owen qui remplissaient le role de seconds aupres de lui. Il etait nu jusqu'a la ceinture, avec une paire de calecons blancs, des bas de soie blanche et des souliers de course. Il avait autour de la taille une ceinture jaune serin et de jolies petites faveurs de la meme couleur etaient attachees a ses genoux. Il tenait a la main un grand chapeau blanc. Il parcourut au pas de course l'espace qu'on avait maintenu libre dans la foule pour permettre l'acces du ring. Il lanca en l'air le chapeau qui tomba dans l'enceinte formee par les piquets. Puis, d'un double saut, il franchit les enceintes exterieures et interieures de cordes et resta debout au centre, les bras croises. Je ne m'etonnai pas des applaudissements de la foule. Belcher lui- meme ne put s'empecher d'y joindre les siens. C'etait assurement un jeune athlete d'une structure magnifique. Il etait impossible de voir rien de plus beau que sa peau blanche, lustree et luisante comme la peau d'une panthere sous les rayons du soleil du matin, avec les belles vagues du jeu des muscles a chacun de ses mouvements. Ses bras etaient longs et flexibles, ses epaules bien detachees et neanmoins puissantes, avec cette legere tombee qui est plus que la carrure un indice de force. Il joignit les mains derriere la tete, les eleva, les agita derriere lui et, a chacun de ses mouvements, quelque nouvelle surface de peau blanche et lisse se bombait, se couvrait de saillies musculaires pendant qu'un cri d'admiration et de ravissement de la foule accueillait chacune de ces exhibitions. Puis, croisant de nouveau ses bras, il resta immobile comme une belle statue en attendant son adversaire. Sir Lothian Hume, l'air impatient, etait reste les yeux fixes sur sa montre, il la referma d'un coup sec et triomphant. -- Le temps est ecoule, s'ecria-t-il. Le match est forfait. -- Le temps n'est point ecoule, dit Craven. -- J'ai encore cinq minutes, dit mon oncle en jetant autour de lui un regard desespere. -- Seulement trois, Tregellis. -- Ou est votre champion, Sir Charles? Ou est l'homme pour qui nous avons parie? Et des figures echauffees se tendaient deja l'une sur l'autre. Des regards irrites se portaient sur nous. -- Plus qu'une minute. J'en suis bien fache, Tregellis, mais je serai contraint de declarer le forfait contre vous. Il y eut un remous soudain dans la foule, une poussee, un cri, et de loin, un vieux chapeau noir lance en l'air par-dessus les tetes des spectateurs du ring, vint rouler dans l'enceinte des cordes. -- Sauves, grand Dieu! hurla Belcher. -- Je crois bien cette fois que c'est mon homme, dit mon oncle d'un ton calme. -- Trop tard! s'ecria sir Lothian. -- Non, repliqua le juge, il s'en faut de vingt secondes. Maintenant la lutte peut avoir lieu. XVII -- AUTOUR DU RING Parmi toute cette vaste multitude, je fus un de ceux, en bien petit nombre, qui virent de quel cote arrivait ce chapeau noir, si opportunement lance par-dessus les cordes. J'ai deja parle d'un _gig_ qui approchait isolement et arrivait grand train, par la route du sud. Mon oncle l'avait apercu, mais en avait ete distrait par la discussion entre sir Lothian Hume et le juge au sujet de l'heure. Quant a moi, j'avais ete si frappe de l'allure furieuse a laquelle arrivaient les retardataires, que j'etais reste a les regarder avec une sorte de vague espoir, dont je n'osais rien dire, par la crainte de causer a mon oncle un nouveau desappointement. Je venais de voir que le _gig_ contenait une femme et un homme, lorsque soudain je vis le vehicule faire un ecart sur la route, se lancer en bondissant au galop de cheval, cahotant sur les roues et coupant court a travers la lande, ecrasant les touffes de genets, puis s'enfoncant jusqu'aux moyeux dans la bruyere et les mares. Lorsque le conducteur arreta ses juments couvertes d'ecume, il jeta les renes a sa compagne, s'elanca a bas de son siege et se lanca furieusement a travers la foule et bientot fut lance le chapeau qui apprit a tous le defi porte. -- Maintenant, je suppose, Craven, dit mon oncle aussi froidement que si ce coup de theatre avait ete arrange d'avance et avec soin par lui, rien ne nous presse. -- A present que votre champion a jete son chapeau dans le ring, vous pouvez prendre votre temps, Sir Charles. -- Mon neveu, votre ami a certainement paru a temps. Il s'en est fallu de l'epaisseur d'un cheveu... -- Ce n'est pas Jim, monsieur, dis-je tout bas. C'en est un autre. Les sourcils souleves de mon oncle exprimerent l'etonnement. -- Comment! un autre! s'exclama-t-il. -- Et un solide encore! brailla Belcher, en se donnant sur la cuisse une claque qui fit le bruit d'un coup de pistolet. Eh! que ma carcasse saute si ce n'est pas ce vieux Jack Harrison en personne. Nous jetames un regard sur la foule et nous vimes la tete et les epaules d'un homme robuste et vaillant qui gagnait peu a peu du terrain, en laissant derriere lui un sillage en forme de V, comme il s'en forme derriere un chien qui nage. Maintenant qu'il se rapprochait du bord interieur ou la foule etait moins dense, il leva la tete, et nous vimes la figure bonhomme et tannee du forgeron qui se tourna vers nous. Des qu'il fut sorti de la foule, il ouvrit vivement son grand par- dessus sous lequel il parut en tout son equipement de combattant, culottes noires, bas chocolat et souliers blancs. -- Je suis bien fache d'arriver aussi tard, Sir Charles. Je serais venu plus tot, mais il m'a fallu du temps pour arranger ca avec la femme. Je n'ai pu la decider tout d'un coup, et il a fallu l'emmener avec moi et nous avons discute la chose en route. Et jetant un coup d'oeil sur le _gig_, j'y vis en effet mistress Harrison qui y etait assise. Sir Charles fit signe a Jack Harrison. -- Qu'est-ce qui peut bien vous amener ici, Harrison? dit-il. Jamais je ne fus plus content de voir un homme de ma vie que je le suis de vous voir en ce moment, mais j'avoue que je ne vous attendais pas. -- Mais, monsieur, vous avez ete prevenu que je viendrais. -- Non, certainement non. -- N'avez-vous pas recu un mot d'avis, Sir Charles, d'un nomme Cummings qui est le maitre de l'auberge de Friar's Oak? Maitre Rodney que voici le connait bien. -- Nous l'avons vu ivre mort a l'hotel _Georges_. -- Ca y est, j'en avais eu peur, s'ecria Harrison avec depit. Il est toujours comme cela quand il est excite. Jamais je n'ai vu un homme se monter la tete comme il l'a fait quand il a su que je prendrais cette lutte a mon compte. Il s'est muni d'un sac de souverains pour parier pour moi. -- C'est donc pour cela que la cote a change? dit mon oncle. Il en a entraine d'autres. -- Je craignais tellement qu'il ne se mit a boire, que je lui avais fait promettre d'aller tout droit vous trouver sans perdre une minute. Il avait un billet pour vous. -- J'ai appris qu'il etait arrive a l'hotel _Georges_ a six heures. Or, je ne suis arrive de Reigate qu'a sept heures passees et, a ce moment-la, je suis sur qu'il devait avoir bu sa commission. Mais ou est votre neveu Jim et comment avez-vous pu savoir qu'on aurait besoin de vous? -- Ce n'est pas sa faute, je vous en reponds, s'il vous a laisse dans le petrin. Quant a moi, j'ai recu l'ordre de le remplacer. Cet ordre m'a ete donne par le seul homme en ce monde, auquel je n'aurais jamais desobei. -- Oui, Sir Charles, dit mistress Harrison qui etait descendue du _gig_ et s'etait approchee de nous, tirez de lui le meilleur parti que vous pourrez pour cette fois, car vous n'aurez plus mon Jack, dussiez-vous me le demander a genoux. -- Elle n'encourage pas du tout les sports. Ca c'est un fait! dit le forgeron. -- Les sports! s'ecria-t-elle d'une voix criarde ou percaient le mepris et la colere. Revenez m'en parler quand tout sera fini. Elle s'eloigna en toute hate et je la vis plus tard, assise parmi la bruyere, le dos tourne a la foule et les mains sur les oreilles, toute recroquevillee, toute convulsionnee d'apprehension. Pendant que se passait cette scene rapide, la foule etait devenue de plus en plus tumultueuse, tant par l'impatience que lui causait le retard que par son redoublement d'entrain, lorsqu'elle avait entrevu la bonne fortune inesperee de voir un boxeur aussi repute qu'Harrison. Son nom avait deja circule et plus d'un connaisseur age avait tire de sa poche sa bourse en filet, pour mettre quelques guinees sur l'homme qui allait representer l'ecole du passe en face de l'ecole du present. Les jeunes gens penchaient pour l'homme de l'Ouest et l'on avait encore quelques petites variations dans la cote, selon que se modifiait la proportion des partisans de l'un ou de l'autre, dans les groupes de la foule. Pendant ce temps-la, sir Lothian Hume faisait des embarras aupres de l'honorable Berkeley Craven, qui etait reste debout pres de notre voiture. -- Je depose une protestation formelle contre cette maniere d'agir, dit-il. -- Pour quels motifs, monsieur? -- Parce que l'homme presente ici n'est pas celui qu'a designe en premier lieu Sir Charles Tregellis. -- Je n'ai designe absolument personne, vous le savez bien, dit mon oncle. -- Les paris ont ete tenus dans l'idee que le jeune Jim Harrison serait l'adversaire de mon champion. Maintenant, au dernier moment, il est retire pour etre remplace par un autre plus redoutable. -- Sir Charles Tregellis ne depasse en rien son droit, dit Craven d'un ton ferme. Il a pris l'engagement de presenter un homme qui serait en dedans des limites d'age convenues, et l'on me dit qu'Harrison remplit ces conditions. Vous avez trente-cinq ans passes, Harrison? -- Quarante ans le mois prochain, monsieur. -- Tres bien. Je declare que la lutte peut s'engager. Mais, helas! il y avait une autorite superieure a celle du juge lui-meme, et nous avions a subir un incident qui fut le prelude et parfois aussi la fin de bien des luttes d'autrefois. A travers la lande etait arrive un cavalier vetu de noir, avec des bottes de chasse a revers de basane, suivi d'un couple de grooms, et ce groupe de cavaliers se dessinait nettement au sommet des ondulations, puis disparaissait au fond des plis de terrain alternativement. Quelques personnes de la foule qui savaient observer avaient jete des regards soupconneux du cote de ce cavalier, mais le plus grand nombre l'apercurent seulement lorsqu'il eut arrete son cheval sur un tertre qui dominait l'amphitheatre et d'ou, avec une voix de stentor, il annonca qu'il representait le _Custos Rotulorum_ de Sa Majeste dans le comte de Sussex et qu'il declarait la reunion de cette assemblee contraire a la loi, et qu'il avait charge de la disperser en employant au besoin la force. Jamais, jusqu'alors, je n'avais compris cette crainte profondement enracinee, ce respect salutaire que la loi avait fini, au bout de bien des siecles, a imprimer a coups de trique dans l'ame de ces insulaires sauvages et turbulents. Voila donc un homme, flanque simplement de deux domestiques, en face de trente mille autres hommes irrites, mecontents, et parmi lesquels sa trouvaient en grand nombre des boxeurs de profession et aussi parmi ces derniers, des representants de la classe la plus brutale et la plus dangereuse qu'il y eut dans le pays. Et pourtant, c'etait cet homme isole qui parlait de recourir a la force pendant que l'immense multitude flottait en murmurant pareille a un animal indocile et de dispositions farouches, face- a-face avec une puissance, qu'il savait sourde a tout raisonnement, capable de vaincre toute resistance. Mais mon oncle, ainsi que Berkeley Craven, sir John Lade et une douzaine d'autres lords et gentlemen accoururent au devant de ce geneur du sport. -- Je suppose que vous avez un mandat, monsieur? dit Craven. -- Oui, monsieur, j'ai un mandat. -- Alors, la loi me donne le droit de l'examiner. Le magistrat lui tendit un papier bleu. Les gentlemen, qui formaient le petit groupe, pencherent la tete pour l'examiner, car la plupart d'entre eux etaient eux-memes des magistrats et fort attentifs a decouvrir la moindre bevue dans la redaction. A la fin, Craven haussa les epaules et rendit le papier. -- Il me parait en forme, monsieur, dit-il. -- Il est absolument correct, repondit le magistrat avec affabilite. Pour vous eviter une perte de votre temps precieux, gentlemen, je puis vous dire, une fois pour toutes, que je suis parfaitement resolu a interdire tout combat, en quelques circonstances que ce soit, sur le territoire du comte dont j'ai la charge et je suis decide a vous suivre tout le jour pour l'empecher. Dans mon inexperience, je me figurais que cela paraissait terminer l'affaire d'une facon definitive, mais je n'avais pas rendu justice a la prevoyance des personnes qui organisent ces rencontres et j'ignorais egalement les avantages qui faisaient de la dune de Crawley un lieu de reunion privilegie. Les patrons, les parieurs, le juge, le chronometreur tinrent conseil. -- Il y a sept milles de terrain au-dela de la frontiere du Hampshire et deux au-dela de celle du Surrey, dit Jackson. Le fameux maitre du ring avait arbore en l'honneur de la circonstance un magnifique habit ecarlate aux boutonnieres brodees d'or, une canne blanche, un chapeau a boucle avec large ruban noir, des bas de soie blancs, des culottes couleur marron clair. Ce costume faisait bien valoir sa superbe prestance et particulierement ces fameux mollets en balustre qui avaient tant contribue a faire de lui le premier des coureurs et des sauteurs, aussi bien que le plus redoutable des pugilistes anglais. Sa figure aux traits durs, aux os saillants, ses yeux percants et son enorme carrure faisaient de lui un excellent meneur pour cette troupe rude et tapageuse qui l'avait pris pour commandant en chef. -- Si je pouvais me hasarder a vous donner un avis, dit l'affable magistrat, ce serait de passer du cote du Hampshire car, du cote du Sussex, sir James Ford n'est pas moins oppose que moi a ces sortes de reunions, tandis que Mr Merridew de Long Hall, qui est le magistrat du Hampshire, est moins rigoureux sur ce point. -- Monsieur, dit mon oncle en soulevant son chapeau de facon a produire le plus grand effet, je vous suis infiniment oblige. Si le juge le permet, il n'y aura qu'a deplacer les piquets. L'instant d'apres, ce fut une scene de la plus vive animation. Tom Owen et son auxiliaire Fogs, aides des gardiens du ring, arracherent les piquets et les cordes et les emporterent dans un autre endroit de la plaine. Wilson le Crabe fut enveloppe dans de grands manteaux et emmene dans la barouche, pendant que le champion Harrison prenait la place de Mr Craven sur notre voiture. Ensuite, l'immense foule se deplaca, cavaliers, vehicules, pietons, se mouvant comme un flot lent sur la vaste surface de la lande. Les voitures avaient un mouvement de roulis et de tangage, comme des vaisseaux qui naviguent, cependant qu'elles avancaient sur cinquante de front, secouees, cahotees par toutes les inegalites qu'elles rencontraient. De temps a autre, avec un bruit sec et sourd, une clavette de moyeu partait, une roue s'abattait sur les touffes de bruyere et des eclats de rire accueillaient les gens de la voiture, tandis qu'ils contemplaient piteusement le desastre. Puis, dans une partie de la lande ou les broussailles etaient plus clairsemees et la surface plus egale, les pietons se mirent a courir, les cavaliers firent jouer les eperons, les conducteurs firent claquer leurs fouets et toute la foule s'ecoula en une course au clocher, affolee a la suite de la barouche jaune et de la voiture rouge qui formaient l'avant-garde. -- Que pensez-vous de nos chances? dit mon oncle a Harrison de facon a ce que je pus l'entendre, pendant que les juments allaient avec precaution sur ce terrain inegal. -- Ce sera ma derniere lutte, Sir Charles, dit le forgeron. Vous avez entendu la bonne femme dire que, si elle me laissait aller, ce serait a la condition de ne plus le lui demander. Il faut que je fasse de mon mieux pour que cette lutte soit bonne. -- Mais votre entrainement? -- Je suis toujours en entrainement, monsieur. Je travaille ferme du matin au soir et je ne bois que de l'eau. Je ne crois pas que le capitaine Barclay puisse faire mieux avec toutes ses regles. -- Il a le bras un peu long pour vous. -- Je me suis battu avec d'autres qui l'avaient plus long encore et je les ai vaincus. Si on en venait a un corps a corps, j'aurais tous les avantages et avec une poussee, je viendrais a bout de lui. -- C'est un match entre la jeunesse et l'experience. Eh bien! Je ne retirerais pas une guinee de mon enjeu. Mais a moins qu'il ait ete contraint, je ne pardonnerai pas au jeune Jim de m'avoir abandonne. -- Il etait contraint, Sir Charles. -- Vous l'avez vu, alors? -- Non, patron, je ne l'ai pas vu. -- Vous savez ou il est? -- Ah! il ne m'est pas permis de parler dans un sens ou dans l'autre. Tout ce que je puis vous dire, c'est qu'il ne lui a pas ete possible d'agir autrement. Mais voici le policier qui revient sur nous. Ce personnage de mauvais augure revint au galop pres de notre voiture, mais cette fois avec une mission plus aimable. -- Mon ressort s'arrete a ce fosse, monsieur, dit-il. Je me figure que vous aurez peine a trouver un endroit plus avantageux pour une partie de boxe que ce champ en pente douce qui se trouve de l'autre cote. La je suis absolument certain que personne ne viendra vous deranger. Le desir manifeste, qu'il avait de voir la lutte s'engager, contrastait si fort avec le zele qu'il avait mis a nous chasser de son comte, que mon oncle ne put s'empecher de lui en faire l'observation. -- Le role d'un magistrat n'est point de fermer les yeux sur une violation de la loi, repondit-il, mais si mon collegue du Hampshire n'eprouve point de scrupules a permettre cela dans son ressort, je ne serais pas fache de voir la lutte. Et donnant de l'eperon a son cheval, il alla se placer sur un tertre voisin, d'ou il esperait bien voir ce qui se passerait. Alors, j'eus sous les yeux tous ces details d'etiquette, ces curiosites d'usages qui se sont perpetues jusqu'a nos jours; ils sont encore si recents que nous ne sommes pas parvenus a nous persuader qu'un jour ils seront recueillis par quelque historien de la societe avec autant de zele que les sportsmen en mettaient a les observer. La lutte prenait un certain caractere de dignite, grace a un rigide code de ceremonies, tout comme le choc entre chevaliers bardes de fer etait precede et embelli par l'appel des herauts et le detail des armoiries. Aux yeux de bien des gens d'autrefois, le duel dut apparaitre comme une epreuve sanguinaire et barbare, mais nous qui le contemplons au bout d'une ample perspective, nous y voyons une rude et vaillante preparation aux conditions de la vie dans un siecle de fer. Et tout de meme, maintenant que le ring est devenu une chose du passe aussi bien que les lices, une philosophie plus large doit nous faire comprendre que, quand les choses apparaissent d'elles- memes d'une facon si naturelle et si spontanee, c'est qu'elles ont une fonction a remplir, c'est qu'il y a moins de mal a ce que deux hommes se battent, de leur propre gre, jusqu'a l'epuisement de leurs forces, c'est, dis-je, un moindre mal que si l'ideal de l'energie et de l'endurance courait le risque de s'abaisser chez un peuple dont le destin est si completement subordonne aux qualites individuelles du citoyen. Qu'on en finisse avec la guerre, si l'intelligence de l'homme est capable de supprimer cette chose maudite, mais jusqu'au jour ou l'on en trouvera le moyen, qu'on se garde de s'en prendre a ces qualites premieres, auxquelles nous pouvons, a tout moment, etre obliges de recourir pour nous tenir en surete. Tom Owen et son original aide Fogs, qui reunissait les professions de boxeur et de poete, mais qui, heureusement pour lui, tirait meilleur parti de ses poings que de sa plume, eurent bientot etabli le ring selon les regles alors en vogue. Les poteaux de bois blanc, dont chacun portait les initiales P.C. du _Pugiling-Club_, furent plantes de facon a delimiter un carre de vingt-quatre pieds de cote entoures de cordes. En dehors de ce ring, une autre enceinte fut disposee; il y avait huit pieds de largeur entre les deux. L'enceinte interieure etait destinee aux combattants et a leurs seconds tandis que dans l'enceinte exterieure, des places etaient reservees au juge, au chronometreur, aux patrons des champions et a un petit nombre de personnages distingues ou favorises du nombre desquels je fus, etant en compagnie de mon oncle. Une vingtaine de pugilistes bien connus, y compris mon ami Bill War, Richmond le noir, Maddox, la Gloire de Westminster, Tom Belcher, Paddington Jones, Tom Blake l'endurant, Symonds le bandit, Tyne le tailleur et d'autres furent disposes comme gardes dans l'enceinte exterieure. Tous ces gaillards portaient les hauts chapeaux blancs qui etaient si en faveur aupres des gens a la mode. Ils etaient armes de cravaches a monture d'argent, marquees aux initiales P.C. Si quelqu'un, vagabond de l'East End ou patricien du West End, se faufilait dans l'enceinte exterieure, le corps des gardiens, au lieu de recourir aux raisonnements ou aux prieres, tombait a tour de bras sur le coupable et le cravachait sans merci, jusqu'a ce qu'il se fut enfui du terrain defendu. Et malgre cette garde formidable et ces procedes sauvages, les gardes qui avaient a soutenir l'effort de poussee en avant d'une foule enragee, etaient souvent aussi ereintes que les combattants eux-memes a la fin d'une rencontre. Jusqu'a ce moment-la, ils formaient une ligne de sentinelles qui presentait, sous une serie d'uniformes chapeaux blancs, tous les types possibles du boxeur, depuis la figure fraiche et juvenile de Tom Belcher, de Jones et des autres nouvelles recrues, jusqu'aux faces cicatrisees et mutilees des vieux professionnels. Pendant qu'on s'occupait de planter les poteaux, de fixer les cordes, je pouvais, grace a ma place privilegiee, entendre les propos de la foule qui etait derriere moi. Deux rangs de cette foule etaient allonges par terre, les deux autres rangs agenouilles et le reste debout en colonnes serrees sur toute la pente douce, de telle sorte que chaque ligne ne pouvait voir que par-dessus les epaules de celle qui etait en avant d'elle. Il y avait plusieurs spectateurs et, de ce nombre, de fort experimentes, qui voyaient les chances d'Harrison sous le jour le plus sombre, et j'avais le coeur gros a entendre leurs propos. -- Toujours la meme histoire, disait l'un. Ils ne veulent pas se mettre dans la tete que les jeunes doivent avoir leur tour. Il faut le leur enfoncer dans la tete a coups de poing. -- Oui, oui, disait un autre, c'est comme cela que Jack Slack a battu Boughton et que moi-meme, j'ai vu Hooper le ferblantier mettre en morceaux le marchand d'huile. Ils en viennent tous la avec le temps et maintenant c'est le tour d'Harrison. -- N'en soyez pas si sur que ca, s'ecria un troisieme. J'ai vu Jack Harrison se battre cinq fois et jamais je ne l'ai vu vaincu. C'est un boucher, vous dis-je. -- C'etait, voulez-vous dire. -- Eh bien, je ne vois pas qu'il ait tant change que cela. Et je suis pret a mettre dix guinees sur mon opinion. -- Comment! dit tres haut un homme place juste derriere moi et qui faisait l'important, en parlant avec l'accent lourd et zezayant de l'ouest. D'apres ce que j'ai vu de ces jeunes gens de Gloucester, je ne crois pas qu'Harrison eut tenu bon pendant dix rounds, quand il etait dans sa premiere jeunesse. Je suis arrive hier par le coche de Bristol et le garde m'a dit qu'il avait quinze mille livres sonnant en or dans le coffre, qui avaient ete envoyees pour miser sur notre homme. -- Ils auront de la chance s'il revient, leur argent, dit un autre. Harrison n'est pas une demoiselle au combat et il a de la race jusqu'a la moelle des os. Il ne reculerait pas quand meme son adversaire serait aussi gros que Carlton House. -- Peuh! repondit l'homme de L'Ouest. C'est seulement dans les pays de Bristol et de Gloucester que l'on trouve les hommes capables de battre ceux des pays de Bristol et de Gloucester. -- Vous avez un fameux toupet de parler ainsi, dit une voix irritee dans la foule qui se trouvait derriere lui. Il y a six hommes de Londres qui se chargeraient de demolir douze de ceux qui nous arrivent de l'Ouest. L'affaire aurait peut-etre debute par un engagement impromptu entre le cockney indique et le gentleman venu de Bristol, si un tonnerre d'applaudissements n'etait pas venu couper court a leur altercation. Ces applaudissements etaient dus a l'apparition sur le ring de Wilson le Crabe, suivi de Sam le Hollandais et de Mendoza, qui portaient le bassin, l'eponge, la vessie a eau-de-vie et autres insignes de leur office. Des qu'il fut entre, Wilson le Crabe defit le foulard jaune serin qui lui ceignait les reins et l'attacha a un des poteaux des angles ou le foulard resta agite par la brise. Ensuite ses seconds lui remirent un paquet de petits rubans de la meme couleur et faisant le tour du ring, il les offrit comme souvenir de lutte aux Corinthiens, au prix d'un shilling la piece. Son petit commerce, qui marchait fort bien, ne fut interrompu que par l'arrivee d'Harrison qui entra posement, tranquillement, en enjambant les cordes ainsi qu'il convenait a son age plus mur et a ses articulations moins souples. Les cris qui l'accueillirent furent plus enthousiastes encore que ceux qui avaient salue Wilson, et ils exprimaient une admiration plus profonde, car la foule avait deja eu le temps de voir le physique de Wilson, tandis que celui d'Harrison etait une nouveaute pour elle. J'avais souvent contemple les bras et le cou du puissant forgeron, mais je ne l'avais jamais vu nu jusqu'a la ceinture. Je n'avais point compris la merveilleuse symetrie de developpement qui avait fait de lui, dans sa jeunesse, le modele favori des sculpteurs de Londres. Ce n'etait plus du tout cette peau lisse, blanche, ces jeux de lumiere sur les saillies des muscles qui faisaient de Wilson un coup d'oeil si agreable. Au lieu de cela, on se trouvait en presence d'une grandeur rudement taillee, d'un enchevetrement de muscles noueux. On eut dit les racines d'un vieux chene se tordant pour aller de la poitrine a l'epaule et de l'epaule au coude. Meme quand il etait au repos, le soleil jetait des ombres sur les courbes de sa peau. Mais quand il faisait un effort, chaque muscle faisait saillir ses faisceaux en masses distinctes et nettes et faisait de son corps un amas de noeuds et d'asperites. La peau de sa figure et de son corps etait d'une teinte plus foncee, d'un grain plus serre que celle de son adversaire plus jeune, mais il paraissait avoir plus de resistance, de durete et cette apparence etait encore plus marquee par la couleur plus sombre de ses bas et de ses culottes. Il entra dans le ring en sucant un citron, suivi de Jim Belcher et de Caleb Baldwin le fruitier. Il se dirigea vers le poteau et noua son foulard gorge de pigeon par-dessus le foulard jaune de l'homme de l'Ouest et enfin se dirigea vers son adversaire la main tendue. -- J'espere que vous allez bien, Wilson? dit-il. -- Pas trop mal merci, repondit l'autre. Nous nous parlerons sur un autre ton, j'espere, avant de nous quitter. -- Mais sans rancune, dit le forgeron. Et les deux hommes echangerent un ricanement avant de se placer dans leurs coins. -- Puis-je demander, monsieur le juge, si ces deux hommes ont ete peses? demanda Sir Lothian Hume, debout dans l'enceinte exterieure. -- Ils viennent d'etre peses sous mes yeux, monsieur, repondit Mr Craven. Votre homme a fait baisser le plateau a treize stone trois et Harrison a treize huit. -- C'est un homme de quinze stone, depuis la taille jusqu'a la tete, s'ecria Sam le Hollandais de son coin. -- Nous lui en ferons perdre un peu avant la fin. -- Vous en recevrez plus de lui que vous n'en avez jamais achete, repliqua Jim Belcher. Et la foule de rire a ces rudes plaisanteries. XVIII -- LA DERNIERE BATAILLE DU FORGERON -- Qu'on quitte le ring exterieur! cria Jackson, debout pres des cordes, une grosse montre d'argent a la main. -- Swhack! Swhack! Swhack! firent les cravaches, car un certain nombre de spectateurs, les uns jetes en avant par la poussee de derriere, les autres prets a risquer un peu de douleur physique pour avoir une chance de mieux voir, s'etaient glisses sous les cordes et formaient une rangee irreguliere en dedans de l'enceinte exterieure. Maintenant, parmi les rires bruyants de la foule, sous une averse de coups portes par les gardes, ils faisaient de furieux plongeons en arriere, avec la precipitation maladroite de moutons effrayes qui cherchent a passer par une breche de leur parc. Leur situation etait embarrassante, car les gens places en avant refusaient de reculer d'un pouce, mais les arguments qu'ils recevaient par derriere finirent par avoir le dessus et les derniers fugitifs etaient rentres, tout effarouches, dans les rangs, pendant que les gardes reprenaient leurs postes sur les bords, a intervalles egaux, leurs cravaches le long de la cuisse. -- Gentlemen, cria de nouveau Jackson, je suis requis de vous informer que le champion designe par Sir Charles Tregellis est Jack Harrison luttant pour le poids de treize stone huit et celui de sir Lothian Hume est Wilson le Crabe, de treize trois. Personne ne doit rester dans l'enceinte exterieure a l'exception du juge et du chronometreur. Il ne me reste plus qu'a vous prier, si l'occasion l'exige, de me donner votre concours pour tenir le terrain libre, eviter la confusion et veiller a la loyaute du combat. Tout est pret? -- Tout est pret, cria-t-on des deux coins. -- Allez. Pendant un instant, tout le monde se tut, tout le monde cessa de respirer, lorsque Harrison, Wilson, Belcher et Sam le Hollandais se dirigerent d'un pas rapide vers le centre du ring. Les deux hommes se donnerent une poignee de main. Les seconds en firent autant. Les quatre mains se croiserent. Puis les seconds se retirerent en arriere. Les deux hommes resterent face-a-face, pied contre pied, les mains levees. C'etait un spectacle magnifique pour quiconque n'etait pas depourvu de l'instinct qui fait apprecier la plus noble des oeuvres de la nature. Chacun de ces deux hommes repondait a la condition qui fait l'athlete puissant, celle de paraitre plus grand sans ses vetements qu'avec eux. Dans le jargon du ring, ils bouffaient bien. Et chacun d'eux faisait ressortir les traits caracteristiques de l'autre par les contrastes avec les siens propres: l'adolescent allonge, aux membres delies, aux pieds de daim, et le veteran trapu, rugueux, dont le tronc ressemblait a une souche de chene. La cote se mit a monter en faveur du jeune homme a partir du moment ou ils furent mis en presence, car ses avantages etaient bien apparents, tandis que les qualites, qui avaient eleve si haut Harrison dans sa jeunesse, n'etaient plus qu'un souvenir reste aux anciens. Tout le monde pouvait voir les trois pouces de superiorite dans la taille et les deux pouces de plus dans la longueur des bras, et il suffisait de remarquer le mouvement rapide, felin, des pieds, le parfait equilibre du corps sur les jambes, pour juger avec quelle promptitude Wilson pouvait bondir sur son adversaire plus lent ou lui echapper. Mais il fallait un instinct plus penetrant, pour interpreter le sourire farouche qui voltigeait sur les levres du forgeron ou la flamme secrete qui brillait dans ses yeux gris. Seuls les gens d'autrefois savaient qu'avec son coeur puissant et sa charpente de fer, c'etait un homme contre lequel il etait dangereux de parier. Wilson se tenait dans la position qui lui avait valu son surnom, sa main et son pied gauche bien en avant, son corps penche tres en arriere de ses reins, sa garde placee en travers de sa poitrine, mais tenue assez en avant pour qu'il fut extremement difficile d'aller au-dela. De son cote, le forgeron avait pris l'attitude tombee en desuetude qu'avaient introduite Humphries et Mendoza, mais qui ne s'etait pas revue depuis dix ans dans une lutte de premiere classe. Ses deux genoux etaient legerement flechis, il se presentait bien carrement a son adversaire et tenait ses deux poings bruns par- dessus sa marque, de maniere a pouvoir lancer l'un ou l'autre a son gre. Les mains de Wilson, qui se mouvaient incessamment en dedans et au dehors, avaient ete plongees dans quelque liquide astringent, afin de les empecher de s'enfler, et elles contrastaient si vivement avec la blancheur de ses avant-bras, que je crus qu'il portait des gants de couleur foncee et tres collants, jusqu'au moment ou mon oncle m'expliqua la chose a voix basse. Ils etaient ainsi face-a-face au milieu d'un fremissement d'attention et d'expectative, pendant que l'immense multitude suivait les moindres mouvements, silencieuse, haletante, a ce point qu'ils eussent pu se croire seuls, homme a homme, au centre de quelque solitude primitive. Il parut evident, des le debut, que Wilson le Crabe etait decide a ne negliger aucune chance, qu'il s'en rapporterait a la legerete de ses pieds, a l'agilite de ses mains, jusqu'au moment ou il comprendrait quelque chose a la tactique de son adversaire. Il tourna plusieurs fois autour de lui, a petits pas rapides, menacants, tandis que le forgeron pivotait lentement sur lui-meme, reglant ses mouvements en consequence. Alors, Wilson fit un pas en arriere, pour engager Harrison a rompre et a le suivre. L'ancien sourit et secoua la tete. -- Il faut que vous veniez a moi, mon garcon, dit-il, je suis trop vieux pour vous faire la chasse tout autour du ring, mais nous avons la journee devant nous, et j'attendrai. Il ne s'attendait pas peut-etre a recevoir aussi promptement une reponse a son invitation, car en un instant, l'homme de l'Ouest bondissant comme une panthere fut sur lui. -- Pan! Pan! Pan! Puis des coups sourds se succederent. Les trois premiers tomberent sur la figure d'Harrison, les deux derniers s'appliquerent rudement sur son corps. Et d'un pas de danseur, le jeune homme recula, se degagea d'un style superbe, mais non sans remporter deux coups qui marquerent en rouge vif le bas de ses cotes. -- Premier sang pour Wilson! cria la foule. Et comme le forgeron tournait pour faire face aux mouvements de son agile adversaire, je frissonnai en voyant son menton empourpre et degouttant. Et Wilson revint a la marque avec une feinte et lanca un coup a toute volee sur la joue d'Harrison, puis, parant le coup droit que lui portait le poing vigoureux du forgeron, il termina le round par une glissade sur le gazon. -- Premier knock-down pour Harrison! hurlerent des milliers de voix, car deux fois autant de milliers de livres pouvaient changer de main selon le jugement rendu. -- J'en appelle au juge, s'ecria Sir Lothian Hume, c'etait une glissade et non un knock-down. -- Je juge que c'etait une glissade, dit Berkeley Craven. Et les deux adversaires se rendirent dans leur coin au milieu d'applaudissements unanimes pour leur premier round plein d'ardeur et bien dispute. Harrison fouilla dans sa bouche avec son pouce et son index et d'un mouvement de torsion rapide arracha une dent qu'il jeta dans le bassin. -- Tout a fait comme jadis, dit-il a Belcher. -- Prenez garde, Jack, dit le second anxieux. Vous avez recu un peu plus que vous n'avez donne. -- Je peux en porter davantage, dit-il avec serenite, pendant que Caleb Baldwin passait sur la figure la grosse eponge. Le fond brillant de la cuvette de fer blanc cessa brusquement de paraitre a travers l'eau. Je puis m'apercevoir, d'apres les commentaires que faisaient autour de moi les Corinthiens experimentes et d'apres les remarques de la foule placee derriere moi, qu'on regardait les chances d'Harrison comme diminuees par ce round. -- J'ai vu ses defauts de jadis et je n'ai pas vu ses qualites de jadis, dit Sir John Lade, notre concurrent sur la route de Brighton. Il est aussi lent que jamais sur ses pieds et dans sa garde. Wilson l'a touche autant qu'il a voulu. -- Wilson peut le toucher trois fois pendant qu'il sera lui-meme touche une fois, mais cette fois-la vaudra trois de Wilson, remarqua mon oncle. C'est un lutteur de nature, tandis que l'autre est expert aux exercices, mais je ne retire pas une guinee. Un silence soudain fit comprendre que les deux hommes etaient de nouveau face-a-face. Les seconds s'etaient si habilement acquittes de leur tache, que ni l'un ni l'autre ne paraissait avoir souffert de ce qui s'etait passe. Wilson prit malicieusement l'offensive avec le gauche, mais ayant mal juge la distance, il recut en reponse un coup ecrasant dans l'estomac qui l'envoya chancelant et la respiration coupee sur les cordes. -- Hurrah pour le vieux! hurla la foule. Mon oncle se mit a rire et a taquiner Sir John Lade. L'homme de l'Ouest sourit, se secoua comme un chien qui sort de l'eau et, d'un pas furtif, revint vers le centre du ring, ou son adversaire restait debout. Et la main droite alla s'appliquer une fois de plus sur la marque du Crabe, mais Wilson amortit le coup avec son coude et fil un bond de cote en riant. Les deux hommes etaient un peu essouffles et leur respiration rapide, profonde, melant son bruit a leur leger pietinement pendant qu'ils tournaient l'un autour de l'autre, faisait un bruit uniforme et a long rythme. Deux coups portes simultanement de chaque cote avec la main gauche, se heurterent avec une sorte de detonation comme un coup de pistolet, et alors, comme Harrison se lancait en avant pour une attaque, Wilson le fit glisser et mon vieil ami tomba la face en avant, tant par l'effet de son elan que par celui de sa vaine attaque, non sans recevoir au passage sur son oreille un coup a toute volee du bras a demi ploye de l'homme de l'Ouest. -- Knock-down pour Wilson! cria le juge auquel repondit un grondement pareil a une bordee d'un vaisseau de soixante-quatorze canons. Les Corinthiens lancerent en l'air par centaines leurs chapeaux a bords contournes et toute la pente qui s'etendait devant nous fut comme une greve de faces rouges et hurlantes. Mon coeur etait paralyse par la crainte. Je sursautais a chaque coup et pourtant je me sentais en proie a une fascination toute puissante, a un frisson de joie farouche, a une certaine exaltation de notre banale nature, que je voyais capable de s'elever au-dessus de sa douleur et de la crainte, rien que par un effort pour conquerir la plus humble des gloires. Belcher et Baldwin s'etaient elances sur leur homme, mais, malgre la froideur avec laquelle le forgeron accueillit son chatiment, les gens de l'Ouest manifesterent un enthousiasme immense. -- Nous le tenons, il est battu, il est battu! criaient les deux seconds juifs. Cent contre un sur Gloucester! -- Battu? Croyez-vous? dit Belcher. Vous ferez bien de louer ce champ avant que vous veniez a le battre, car il peut tenir un mois contre ces coups de chasse-mouches. Tout en parlant, il agitait une serviette devant la figure d'Harrison pendant que Baldwin la lui essuyait avec l'eponge. -- Comment cela va-t-il, Harrison? demanda mon oncle. -- Joyeux comme un cabri, Monsieur. C'est aussi beau que le jour. Cette reponse pleine d'entrain avait un tel accent de gaiete que les nuages disparurent du front de mon oncle. -- Vous devriez recommander a votre homme plus d'initiative, Tregellis, dit Sir John Lade. Il ne gagnera jamais, il n'attaque pas. -- Il en sait plus que vous ou moi sur le jeu, Lade. Je prefere le laisser agir a son gre. -- La cote est maintenant contre lui a trois contre un, dit un gentleman que sa moustache grise designait comme un officier de la derniere guerre. -- C'est tres vrai, general Fitzpatrick, mais vous remarquerez que ce sont les jeunes gens qui donnent une cote elevee et que ce sont les vieux qui l'acceptent. Je m'en tiens a mon opinion. Les deux hommes furent bientot aux prises avec entrain; des qu'on jeta le cri de: Allez! Le forgeron avait le cote gauche de la tete un peu bossue, mais il avait toujours son sourire bonhomme et pourtant menacant. Quant a Wilson il paraissait absolument tel qu'il etait au debut, mais deux fois, je le vis se mordre les levres comme pour reprimer un soudain spasme de douleur, et les ecchymoses qu'il avait sur les cotes passaient du rouge vif au pourpre fonce. Il tenait sa garde un peu plus bas pour defendre ce point vulnerable et voltigeait autour de son adversaire avec une agilite propre a prouver que sa respiration n'avait pas souffert des coups portes a la poitrine. De son cote, le forgeron perseverait dans la tactique defensive par ou il avait commence. On nous avait rapporte de l'Ouest bien des choses sur la finesse du jeu de Wilson, sur la rapidite de ses coups, mais la realite etait au-dessus de ce que nous savions de lui. Dans ce round et les deux suivants, il fit preuve d'une agilite et d'une justesse qui n'avaient jamais ete surpassees meme par Mendoza au temps de sa pleine force. Il se portait en avant, en arriere, avec la rapidite de l'eclair. Ses coups s'entendaient et se sentaient avant qu'on les vit. Mais Harrison les recevait tous avec le meme sourire obstine, ripostait de temps a autre par un coup vigoureux en plein corps, car avec sa haute taille et son attitude, son adversaire s'arrangeait pour tenir sa figure hors d'atteinte. A la fin du cinquieme round les paris etaient a quatre contre un et les gens de l'Ouest exultaient bruyamment. -- Qu'en dites-vous maintenant? s'ecria l'homme de l'Ouest qui etait derriere moi. Il etait tellement excite qu'il ne pouvait plus que repeter: -- Qu'en dites-vous maintenant? Lorsque dans le sixieme round le forgeron recut deux coups sans arriver a riposter par un coup qui comptat, que, par-dessus le marche, il fit une chute, mon homme ne put que jeter des sons inarticules et des cris de joie, tant il etait enthousiasme. Sir Lothian Hume souriait et balancait la tete, pendant que mon oncle restait froid, impassible, et pourtant je savais qu'il souffrait autant que moi. -- Cela ne marche pas, Tregellis, dit le general Fitzpatrick. Mon argent est sur le vieux, mais le jeune est meilleur boxeur. -- Mon homme est un peu passe, repondit mon oncle, mais il finira par avoir le dessus. Je vis que Belcher et Baldwin avaient l'air grave et je compris qu'un changement de quelque sorte devenait necessaire pour couper court a cette vieille histoire des jeunes et des anciens. Toutefois, le septieme round fit apparaitre la reserve de force qu'il y avait chez le vieux et brave boxeur et s'allonger les figures de ces faiseurs de paris qui s'etaient figure qu'en somme la lutte etait terminee et que quelques rounds suffiraient pour donner au forgeron le coup de grace. Lorsque les deux hommes etaient face-a-face, il etait evident que Wilson avait pris le parti d'agir par la ruse, qu'il entendait forcer l'autre au combat et se maintenir sur l'offensive qu'il avait prise. Mais il y avait toujours dans les yeux du veteran cette lueur grise et toujours sur sa rude figure ce meme sourire. Il avait aussi pris une sorte de coquetterie dans les mouvements d'epaules, dans le port de tete, et je sentis revenir ma confiance en voyant de quelle facon il se carrait devant son homme. Wilson attaqua avec la main gauche, mais il n'alla pas assez loin, et il evita un rude coup de la main droite qui passa en sifflant pres de ses cotes. -- Bravo, vieux, s'ecria Belcher. Un de ces coups, s'il arrive a destination, vaudra une dose de laudanum. Il y eut un temps d'arret pendant lequel les pieds s'agiterent, le souffle penible se fit entendre, interrompu par un grand coup de Wilson en plein corps, coup que le forgeron arreta avec le plus grand sang-froid. Mais, il y eut encore quelque temps de tension silencieuse. Wilson attaqua malicieusement a la tete, mais Harrison recut le choc sur son avant-bras en souriant, et faisant signe de la tete a son adversaire. -- Ouvrez la poivriere, hurla Mendoza. Et Wilson s'elanca pour obeir a ces instructions, mais il fut repousse avec des coups vigoureux en pleine poitrine. -- Voila le moment, allez-y vivement, cria Belcher. Et le forgeron, s'elancant en avant, fit pleuvoir une grele de coups de bras a demi ploye, jusqu'a ce qu'enfin Wilson le Crabe, n'en pouvant plus, se retirat dans son coin. Les deux hommes avaient des marques a montrer, mais Harrison avait definitivement le dessus dans l'offensive. Ce fut alors a nous de lancer nos chapeaux en l'air, et de nous enrouer a force de crier pendant que les seconds donnaient a notre homme des claques dans son large dos en le ramenant dans son coin. -- Qu'en dites-vous maintenant? criaient tous les voisins de l'homme de l'Ouest en repetant son propre refrain. -- Eh bien! Sam le Hollandais n'a jamais mieux repris l'offensive, s'ecria Sir John Lade. Ou en est la cote en ce moment, Sir Lothian? -- J'ai joue tout ce que je voulais jouer, mais je ne crois pas que mon homme puisse perdre. Mais le sourire n'en avait pas moins disparu de sa figure et je remarquai qu'il ne cessait de regarder par-dessus son epaule du cote de la foule. Un nuage d'un rouge livide arrivait lentement du sud-ouest, je puis pourtant dire que parmi les trente mille spectateurs, il y en avait fort peu qui eussent du temps et de l'attention de reste pour s'en apercevoir. Mais sa presence se manifesta soudain par quelques grosses gouttes de pluie qui finirent bientot en averse abondante, remplissant l'air de ses sifflements et faisant un bruit sec sur les chapeaux hauts et durs des Corinthiens. Les collets d'habits furent releves, les mouchoirs furent noues autour du cou, pendant que la peau des deux hommes ruisselait d'humidite et qu'ils se tenaient debout face-a-face. Je remarquai que Belcher, d'un air tres serieux, murmura quelques mots a l'oreille d'Harrison, qui se levait de dessus ses genoux, que le forgeron faisait de la tete un signe d'assentiment, de l'air d'un homme qui comprend et approuve les recommandations qu'il recoit. Et on vit aussitot quels avaient ete ces conseils. Harrison allait faire succeder l'attaque a la defense. Le resultat du repos apres le dernier round avait convaincu les seconds que leur champion, avec son endurance et sa vigueur, devait avoir le dessus quand il s'agissait de recevoir et de rendre des coups. Et alors, pour achever l'affaire, survint la pluie. Le gazon devenu glissant, neutralisait l'avantage que donnait a Wilson son agilite et il allait eprouver plus de difficulte a esquiver les attaques impetueuses de son adversaire. L'art du ring consiste a tirer parti de circonstances de ce genre et plus d'un second vigilant a fait gagner a son homme une bataille presque perdue. -- Allez-y, allez-y donc! hurlerent ses deux seconds pendant que tous les parieurs pour Harrison repetaient leurs cris a travers la foule. Et Harrison y alla de telle sorte qu'aucun de ceux qui le virent ne devaient l'oublier. Wilson le Crabe, aussi obstine qu'une pierre, le recevait chaque fois d'un coup lance a la volee, mais il n'y avait pas de force, pas de science humaine qui parut capable de faire reculer cet homme de fer. En des rounds qui se suivirent sans interruption, il se fraya passage par des coups retentissants, comme des claques, du poing droit et du gauche, et chaque fois qu'il touchait, il cognait avec une puissance formidable. Parfois il se couvrait la figure avec la main gauche, quand d'autres fois, il negligeait toute precaution, mais ses coups avaient un ressort irresistible. L'averse continuait a les fouetter. L'eau coulait a flots de leur figure et se repandait en filets rouges sur leur corps, mais ni l'un ni l'autre n'y prenaient garde, si ce n'est dans le but de manoeuvrer de facon a ce qu'elle tombat sur les yeux de l'antagoniste. Mais apres une serie de rounds, le champion de l'Ouest faiblit. Apres cette serie de rounds, la cote monta de notre cote et depassa le chiffre le plus eleve qu'elle eut atteint jusqu'alors en sens inverse. Le coeur defaillant dans la pitie et l'admiration que m'inspiraient ces deux vaillants hommes, je souhaitais avec ardeur que chaque assaut fut le dernier. Et pourtant, a peine Jackson avait il crie: "Allez!" que tous deux s'elancaient des genoux de leurs seconds, le rire sur leurs figures abimees et la blague sur leurs levres saignantes. C'etait la peut-etre une humble lecon de choses, mais je vous en donne ma parole, plus d'une fois dans ma vie, je me suis contraint a accomplir une tache penible, en rappelant a mon souvenir cette matinee des Dunes de Crawley. Je me suis demande si j'etais faible au point de ne pouvoir faire pour mon pays ou pour ceux que j'aimais, autant que le faisaient ces deux hommes, en vue d'un enjeu miserable et pour se conquerir de la consideration parmi leurs pareils. Un tel spectacle peut rendre plus brutaux ceux qui le sont deja, mais j'affirme qu'il a aussi son cote intellectuel et qu'en voyant jusqu'ou peut atteindre l'extreme limite de l'endurance humaine et le courage, on recoit un enseignement qui a sa valeur propre. Mais si le ring peut produire d'aussi brillantes qualites, il faut avoir un veritable parti pris pour nier qu'il puisse engendrer des vices terribles et le destin voulut que ce matin-la, nous eussions les deux exemples sous les yeux. Pendant que la lutte se poursuivait et tournait contre le champion de Sir Lothian Hume, le hasard fit que mes regards se detournerent fort souvent pour remarquer l'expression que prenait sa figure. Je savais, en effet, avec quelle temerite il avait parie, je savais que sa fortune aussi bien que son champion s'effondraient sous les coups ecrasants du vieux boxeur. Le sourire confiant, qu'il avait en suivant les rounds du debut, avait depuis longtemps disparu de ses levres et ses joues avaient pris une paleur livide, en meme temps que ses yeux gris et farouches lancaient des regards furtifs de dessous les gros sourcils. Plus d'une fois, il eclata en imprecations sauvages, lorsqu'un coup jetait Wilson a terre. Mais je remarquai tout particulierement que son menton ne cessait de se retourner vers son epaule et qu'a la fin de chaque round il avait de prompts et vifs coups d'oeil vers les derniers rangs de la foule. Pendant quelque temps, sur cette pente immense, formees de figures qui s'etageaient en demi-cercle derriere nous, il me fut impossible de decouvrir exactement sur quel point son regard se dirigeait. Mais a la fin, je parvins a le reconnaitre. Un homme de tres haute taille qui montrait une paire de larges epaules sous un costume vert-bouteille, regardait avec la plus grande attention de notre cote et je m'apercus qu'il se faisait un echange rapide de signaux presque imperceptibles entre lui et le baronnet corinthien. Tout en surveillant cet inconnu, je vis que le groupe dont il formait le centre etait compose de tout ce qu'il y avait de plus dangereux dans l'assemblee, des gens aux figures farouches et vicieuses, exprimant la cruaute et la debauche. Ils hurlaient comme une meute de loups a chaque coup et lancaient des imprecations a Harrison chaque fois que celui-ci revenait dans son coin. Ils etaient si turbulents que je vis les gardes du ring se parler a demi-voix et regarder de leur cote comme s'ils s'attendaient a quelque incident, mais aucun d'eux ne se doutait a quel point le danger etait imminent et combien il pouvait etre grave. Trente rounds avaient eu lieu en une heure vingt-cinq minutes et la pluie battante etait plus forte que jamais. Une vapeur epaisse montait des deux combattants et le ring etait transforme en une mare de boue. Des chutes multiples avaient donne aux adversaires une couleur brune a laquelle se melaient ca et la d'horribles taches rouges. Chaque round avait donne l'indice que Wilson le Crabe baissait et il etait evident, meme pour mes yeux inexperimentes, qu'il s'affaiblissait rapidement. Il s'appuyait de tout son poids sur les deux Juifs quand ils le ramenaient dans son coin et il chancelait quand ils cessaient de le soutenir. Mais sa science, grace a de longs exercices, avait fait de lui une sorte d'automate, de sorte que s'il se ralentissait et frappait avec moins de force, il le faisait toujours avec la meme justesse. Et meme un observateur de passage aurait pu croire qu'il avait le dessus dans la lutte, car c'etait le forgeron qui portait les marques les plus terribles. Mais il y avait dans les yeux de l'homme de l'Ouest je ne sais quelle fixite, quel egarement, on ne sait quel embarras dans la respiration qui nous revelaient que les coups les plus dangereux ne sont pas ceux qui se voient le mieux a la surface. Un vigoureux coup de travers, lance a la fin du trente et unieme round, lui coupa la respiration et quand il se redressa pour le trente-deuxieme round, dans une attitude plus elegamment brave que jamais, on eut dit qu'il avait le vertige, tant sa physionomie rappelait celle d'un homme qui a recu un coup d'assommoir. -- Il a perdu au jeu de la balle au pot, s'ecria Belcher. Vous pouvez y aller de votre facon, maintenant. -- Je me battrais encore toute une semaine, dit Wilson, haletant. -- Que le diable m'emporte! J'aime son genre, cria Sir John Lade. Il ne recule pas, il ne cede pas. Il ne cherche pas le corps a corps. Il ne boude pas. C'est une honte de le laisser se battre. Il faut l'emmener, le brave garcon. -- Qu'on l'emmene! Qu'on l'emmene! repeterent des centaines de voix. -- Je ne veux pas qu'on m'emmene. Qui ose parler ainsi? s'ecria Wilson qui etait revenu apres une nouvelle chute sur les genoux de ses seconds. -- Il a trop de coeur pour crier assez, dit le general Fitzpatrick. Puis s'adressant a Sir Lothian: -- Vous qui etes son soutien, vous devriez demander qu'on jette l'eponge en l'air. -- Vous croyez qu'il ne peut vaincre? -- Il est battu sans remission, monsieur. -- Vous ne le connaissez pas. C'est un glouton de premiere force. -- Jamais homme plus endurant n'ota sa chemise, mais l'autre est trop fort pour lui. -- Eh bien! monsieur, je crois qu'il peut soutenir dix rounds de plus. En parlant, il se retourna a demi et je le vis lever le bras gauche en l'air par un geste singulier. -- Coupez les cordes! Qu'on joue franc jeu! Attendez que la pluie cesse! cria derriere moi une voix de stentor. Je vis que c'etait celle de l'homme de haute taille a l'habit vert-bouteille. Son cri etait un signal, car cent voix rauques partirent avec le bruit d'un brusque coup de tonnerre, hurlant ensemble: -- Franc jeu pour Gloucester! Forcons le ring, forcons le ring! Jackson, venait de crier: "Allez!" et les deux hommes couverts de boue etaient deja debout, mais maintenant l'interet se portait sur l'assistance et non sur le combat. Plusieurs vagues, venant coup sur coup des rangs lointains de la foule, y avaient determine autant d'ondulations dans toute sa largeur. Toutes les tetes oscillaient avec une sorte de cadence dans un meme sens comme dans un champ de ble, sous un coup de vent. A chaque poussee le balancement augmentait. Ceux des premiers rangs faisaient de vains efforts pour resister a l'impulsion qui venait du dehors. Enfin, deux coups secs se firent entendre. Deux des piquets blancs, avec la terre adherente a leur pointe, furent lances dans le ring exterieur et une frange de gens lances par la vague compacte qui etait en arriere fut precipitee contre la ligne des gardes. Les longues cravaches s'abattirent, maniees par les bras les plus vigoureux de l'Angleterre, mais les victimes, qui se tordaient en hurlant, avaient a peine reussi a reculer quelques pas devant les coups impitoyables qu'une nouvelle poussee de l'arriere les rejetait de nouveau dans les bras des gardes. Un bon nombre d'entre eux se jeterent a terre et laisserent passer sur leur corps plusieurs vagues de suite, tandis que d'autres, rendus enrages par les coups, ripostaient avec leurs ceintures de chasse et leurs cannes. Alors, pendant que la moitie de la foule se serrait a droite et l'autre moitie a gauche, pour se soustraire a la pression de derriere, cette vaste masse se coupa soudain en deux et, a travers l'espace vide, s'elanca une troupe de bandits venus de l'autre bord. Tous etaient armes de cannes plombees et hurlaient: -- Franc jeu et vive Gloucester! Leur elan resolu entraina les gardes, les cordes du ring interieur furent cassees comme des fils et en un instant, le ring devint le centre d'une masse tourbillonnante, bouillonnante de tetes, de fouets, de cannes s'abattant avec fracas, pendant que le forgeron et l'homme de l'Ouest, debout au milieu de cette cohue, restaient face-a-face, si serres qu'ils ne pouvaient ni avancer ni reculer et ils continuaient a se battre sans faire attention au chaos qui faisait rage autour d'eux, pareils a deux bouledogues qui se tiendraient mutuellement par la gorge. La pluie battante, les jurons, les cris de douleur, les ordres, les conseils lances a tue-tete, l'odeur forte du drap mouille, les moindres details de cette scene, vue dans ma premiere jeunesse, tout cela me revient maintenant que je suis vieux, avec autant de nettete que si c'etait d'hier. A ce moment, il ne nous etait pas facile de faire des remarques, car nous nous trouvions, nous aussi, au milieu de cette foule enragee, qui nous portait de cote et d'autre et parfois nous soulevait de terre. Nous faisions tout notre possible pour nous maintenir derriere Jackson et Berkeley Craven. Ceux-ci, malgre les batons et les cravaches qui se croisaient autour d'eux, continuaient a marquer les rounds, et a surveiller le combat. -- Le ring est force, cria de toute sa force Sir Lothian Hume. J'en appelle au juge. La lutte est nulle et sans resultat. -- Gredin! s'ecria mon oncle avec colere. C'est vous qui avez organise cela. -- Vous avez deja un compte a regler avec moi, dit Hume d'un ton sinistre et narquois. Et pendant qu'il parlait, un mouvement de la foule le jeta en plein dans les bras de mon oncle. Les figures des deux hommes n'etaient qu'a quelques pouces de distance l'une de l'autre, et les yeux effrontes de Sir Lothian Hume durent se baisser sous l'imperieux dedain qui brillait d'une froide lueur dans ceux de mon oncle. -- Nous reglerons nos comptes, ne vous en inquietez pas, bien que ce soit me degrader que d'aller sur le terrain avec un monsieur de votre sorte. Ou en sommes-nous, Craven? -- Nous aurons a prononcer partie remise, Tregellis. -- Mon homme est en plein combat. -- Je n'y puis rien. Il m'est impossible de remplir ma tache quand a chaque instant, je recois un coup de fouet ou de canne. Jackson se lanca soudain dans la foule, mais il revint les mains vides et l'air piteux. -- On m'a vole ma montre de chronometreur, s'ecria-t-il. Un petit gredin me l'a arrachee de la main. Mon oncle porta la main a son gousset. -- La mienne a disparu aussi, s'ecria-t-il. -- Prononcez la remise sans delai ou votre homme va etre malmene, dit Jackson. Et nous vimes l'indomptable forgeron, debout devant Wilson pour un autre round, pendant qu'une douzaine de bandits, la trique a la main, commencaient a le cerner. -- Consentez-vous a une remise, Sir Lothian Hume? -- J'y consens. -- Et vous, Sir Charles? -- Non, certes. -- Le ring a disparu. -- Ce n'est pas ma faute. -- Ma foi, je n'y puis rien. Comme juge, j'ordonne que les champions se retirent et que les enjeux soient rendus a leurs possesseurs. -- Une remise! une remise! cria-t-on de tous cotes. Et bientot la foule se dispersa de tous cotes, les pietons au pas de course pour prendre une bonne avance sur la route de Londres, les Corinthiens a la recherche de leurs chevaux et de leurs voitures. Harrison courut au coin de Wilson et lui serra la main. -- J'espere que je ne vous ai pas fait trop de mal. -- J'en ai assez recu pour avoir de la peine a me tenir debout. Et vous? -- Ma tete chante comme une bouilloire. C'est cette pluie qui m'a favorise. -- Oui, j'ai cru un moment que je vous battrais. Je ne desire pas une plus belle lutte. -- Ni moi non plus. Bonjour. Et alors les deux champions aux braves coeurs se frayerent passage a travers les bandits hurlants, comme deux lions blesses parmi une meute de loups et de chacals. Je le repete, si le ring est tombe bien bas, il ne faut pas l'attribuer principalement aux boxeurs de profession mais a la cohue de parasites et de gredins qui vivent autour. Ils sont autant au-dessous du pugiliste honnete que le rodeur de champs de courses et le truqueur sont au-dessous du noble cheval de course qui sert de pretexte pour commettre leurs coquineries. XIX -- A LA FALAISE ROYALE Mon oncle, dans sa bonte, se preoccupa de faire coucher Harrison des que la chose fut possible, car le forgeron, quoiqu'il prit ses blessures en riant, n'en avait pas moins ete rudement malmene. -- N'ayez pas l'audace de me demander encore de vous battre, Jack Harrison, disait sa femme en contemplant cette figure cruellement ravagee. Tenez, vous voila en pire etat que quand vous avez battu Baruch le Noir et sans votre pardessus, je ne pourrais pas jurer que vous etes l'homme qui m'a conduite a l'autel. Quand le roi d'Angleterre le demanderait, je ne vous laisserais jamais recommencer. -- Eh bien, ma vieille, je vous donne ma parole que jamais je ne recommencerai. Il vaut mieux quitter la lutte que d'aller jusqu'a ce que la lutte me quitte. Il fit une grimace en avalant une gorgee du flacon de brandy que lui tendait Sir Charles. -- C'est un liquide de premier choix, monsieur. Mais il me brule terriblement mes levres fendues. Ah! voici John Cummings, l'hotelier de Friar's Oak, aussi vrai que je suis un pecheur! On le croirait a la recherche d'un medecin des fous, a en juger par la figure qu'il fait. C'etait, en effet, un singulier personnage que celui qui s'avancait avec nous sur la lande. Il avait la figure echauffee, l'air hebete de l'homme qui revient a la raison au sortir de l'etat d'ivresse. Il courait de cotes et d'autres, la tete nue, les cheveux et la barbe au vent. Il se precipitait en courts zigzags, d'un groupe a l'autre, son air extraordinaire attirant sur lui un feu roulant de traits d'esprit, si bien qu'il me rappelait malgre moi une becasse voletant a travers une ligne de fusils. Nous le vimes s'arreter un instant pres de la barouche jaune et remettre quelque chose a Sir Lothian Hume. Aussitot apres, il revint et nous apercevant tout a coup, il jeta un grand cri de joie et courut vers nous de toute sa vitesse en tenant un papier a bout de bras. -- Vous me faites un bel oiseau, John Cummings, dit Harrison d'un ton de reproche. Ne vous avais-je pas recommande de ne pas avaler une goutte de liquide, avant d'avoir remis votre message a Sir Charles? -- Je meriterais d'etre roue, oui, cria-t-il tourmente par le remords. Je vous ai demande, Sir Charles, aussi vrai que je suis vivant, mais vous n'etiez pas la et alors que voulez-vous? J'etais si content de placer mes enjeux a ce prix-la, sachant qu'Harrison allait lutter... Et puis le maitre de l'hotel _Georges_ m'a fait gouter a ses bouteilles de derriere les fagots, si bien que je n'ai plus eu ma tete a moi. Et a present, c'est seulement apres le combat que je vous vois, Sir Charles, et si vous faites tomber votre fouet sur mon dos, je n'aurai que ce que je merite. Mais mon oncle ne pretait aucune attention aux reproches que l'hotelier s'adressait a lui-meme avec volubilite. Il avait ouvert le billet et le lisait en relevant legerement les sourcils, ce qui etait chez lui la note la plus elevee dans la gamme assez restreinte de ses facultes d'emotion. -- Que comprenez-vous a ceci, mon neveu? demanda-t-il en faisant passer le billet. Voici ce que je lus: "Sir Charles Tregellis, "Sur le nom de Dieu, des que ces mots vous viendront, rendez-vous a la Falaise royale et mettez le moins de temps possible a faire le trajet. "Je vous prie de venir aussitot que cela sera possible, et jusqu'a ce moment-la, je resterai celui que vous connaissez sous le nom de "JAMES HARRISON." -- Eh bien, mon neveu? interrogea mon oncle. -- Eh bien, monsieur, je ne sais pas ce que cela peut signifier. -- Qui vous a remis cela, bonhomme? -- C'etait le jeune Jim Harrison lui-meme, dit l'hotelier, quoique j'aie eu de la peine a le reconnaitre. On l'aurait pris pour son propre fantome. Il etait si presse de vous faire parvenir cela qu'il n'a pas voulu me quitter avant de voir les chevaux harnaches et la voiture en route. Il y avait un billet pour vous et un autre pour Sir Lothian Hume, et je rendrais graces au ciel que Jim ait choisi un meilleur messager. -- Voila qui est mysterieux en effet, dit mon oncle en penchant la tete sur le billet. Que pouvait-il bien faire dans cette maison de mauvais augure? Et pourquoi signe-t-il celui que vous connaissiez sous le nom de James Harrison? Est-ce que j'aurais pu l'appeler d'un autre nom? Harrison, vous pouvez apporter quelque lumiere dans ceci. Quant a vous, Mistress Harrison, votre physionomie me prouve que vous etes au fait. -- Ca se pourrait, Sir Charles, mais mon Jack et moi nous sommes de bonnes gens, simples. Nous allons devant nous tant que nous y voyons clair et quand nous n'y voyons plus clair, nous nous arretons. La chose a marche comme ca pendant vingt ans, mais a present nous nous en tenons quittes et nous laisserons nos superieurs devant. Ainsi donc, si vous tenez a savoir ce que ce billet signifie, je ne puis que vous conseiller de faire ce qu'on vous demande, d'aller en voiture a la Falaise royale ou vous saurez tout. Mon oncle mit le billet dans sa poche. -- Je ne bougerai pas d'ici, Harrison, sans vous avoir vu entre les mains d'un chirurgien. -- Ne vous inquietez pas de moi, monsieur. La bonne femme et moi nous pouvons retourner a Crawley dans le _gig_; avec un yard d'emplatre et une tranche de viande saignante, je serai bientot sur pied. Mais mon oncle ne voulut rien entendre. Il conduisit le couple a Crawley, ou le forgeron fut confie aux soins de sa femme, apres avoir ete installe dans les conditions les plus confortables qu'on put obtenir avec de l'argent. Ensuite on dejeuna a la hate et on lanca les juments sur la route du sud. -- Voila qui met un terme a mes rapports avec le ring, mon neveu, dit mon oncle, je reconnais qu'il est desormais impossible d'en interdire l'acces a la friponnerie. J'ai ete filoute et nargue, mais on finit par apprendre la prudence et jamais je ne patronnerai une lutte de professionnels. Si j'avais ete plus age ou s'il m'avait inspire moins de crainte, j'aurais pu lui dire ce que j'avais dans le coeur. Je lui aurais demande de renoncer a d'autres choses encore et d'abandonner ce monde superficiel dans lequel il vivait, de chercher une autre tache qui fut digne de sa vigoureuse intelligence et de son excellent coeur. Mais a peine cette pensee avait-elle surgi dans mon esprit, qu'il avait oublie ces moments de serieux et se mettait a causer de nouveaux harnais a ornements d'argent qu'il comptait inaugurer sur le Mail, ou bien du pari de mille livres qu'il se proposait de mettre sur sa jeune jument Ethelberta contre Aurelius, le fameux cheval de trois ans de Lord Doncaster. Nous avions atteint Whiteman's Green, ce qui faisait une bonne moitie de la distance entre la dune de Crawley et Friar's Oak, lorsque je jetai un coup d'oeil en arriere et je vis sur la route le reflet du soleil sur une haute voiture jaune. Sir Lothian Hume nous suivait. -- Il a recu la meme invitation que nous et il se rend au meme but, dit mon oncle en jetant un coup d'oeil par-dessus son epaule. On nous demande tous les deux a la Falaise royale, nous, les deux survivants de cette sombre affaire. Et c'est Jim Harrison qui nous y appelle. Mon neveu, j'ai mene une existence pleine d'evenements, mais je sens que c'est une scene plus etrange que les autres, qui m'attend parmi ces arbres. Il fouetta les juments. Alors, grace a la courbe que faisait la route, nous pumes apercevoir les hauts et noirs pignons du vieux manoir, se dressant parmi les vieux chenes qui l'entourent. Cette vue, le renom de cette demeure ensanglantee, et hantee de fantomes, auraient suffi pour faire passer un frisson dans mes nerfs, mais lorsque les paroles de mon oncle me rappelerent tout a coup que cette etrange invitation avait ete adressee aux deux hommes qui avaient ete meles a cette tragedie digne du temps passe, et que cet appel venait de mon compagnon de mes jeux d'enfant, je retins mon souffle, croyant voir se former le contour de je ne sais quel evenement important qui se preparait sous nos yeux. La grille rouillee, entre les deux colonnes croulantes et surmontees d'armoiries, s'ouvrit a deux battants. Mon oncle, dans son impatience, cingla les juments pendant que nous volions sur l'avenue envahie par les herbes folles, et il finit par les arreter brusquement devant les marches que le temps avait noircies de taches. La porte d'entree s'etait ouverte et le petit Jim etait la a nous attendre. Mais combien ce petit Jim ressemblait peu a celui que j'avais connu et affectionne. Il y avait quelque chose de change en lui. Ce changement etait si evident que ce fut ce qui me frappa d'abord et il etait si subtil que je ne pus trouver de mots pour le definir. Ce n'etait pas qu'il fut mieux habille que jadis, car je reconnus le vieux costume brun qu'il portait. Ce n'etait pas qu'il eut l'air moins engageant, car son entrainement l'avait laisse tel qu'il pouvait passer pour le modele de ce que devait etre un homme. Et pourtant ce changement etait reel. C'etait je ne sais quelle dignite dans l'expression, je ne sais quoi qui donnait de l'assurance a son attitude et qui par sa presence visible paraissait etre la seule chose qui eut manque pour lui donner l'harmonie et la perfection. Et malgre son exploit on eut dit que son nom d'ecolier, petit Jim, lui etait reste naturellement jusqu'au moment ou je le vis en sa virilite maitresse d'elle-meme et si magnifique sur le seuil de la vieille maison. Une femme etait debout a cote de lui, la main posee sur son epaule. Je vis que c'etait Miss Hinton, d'Anstey Cross. -- Vous vous souvenez de moi, Sir Charles Tregellis? dit-elle en s'avancant, lorsque nous descendimes de voiture. Mon oncle la regarda longuement en face, d'un air intrigue. -- Je ne crois pas avoir eu le plaisir de... Et pourtant, madame... -- Polly Hinton, du Haymarket. Certainement vous ne pouvez avoir oublie Polly Hinton. -- Oubliee! Mais nous avons tous pris votre deuil, a Pop's Alley pendant plus d'annees que je ne voudrais. Mais je me demande avec surprise... -- Je me suis mariee secretement et j'ai quitte le theatre. Je tiens a vous demander pardon de vous avoir enleve Jim, la nuit derniere. -- C'etait donc vous? -- J'avais sur lui des droits encore plus respectables que les votres. Vous etiez son patron, moi j'etais sa mere. Et en parlant, elle attira vers elle la tete de Jim. A ce moment, ou leurs joues etaient pres de se toucher, ces deux figures, l'une qui portait encore les traces d'une beaute feminine en train de s'effacer, l'autre ou se peignait la force masculine en plein developpement, ces deux figures avaient un tel air de ressemblance avec leurs yeux noirs, leur chevelure d'un noir bleu, leur front large et blanc que je m'etonnai de ne pas avoir devine leur secret, des le jour ou je les avais vus ensemble. -- Oui, c'est mon garcon a moi et il m'a sauve de quelque chose qui etait pire que la mort, ainsi que votre neveu Rodney pourra vous le dire. Mais mes levres etaient scellees et c'est seulement hier soir que j'ai pu lui dire que c'etait a sa mere qu'il avait rendu le charme de la vie a force de douceur et de patience. -- Chut, ma mere! dit Jim en posant les levres sur la joue de sa mere. Il y a des choses qui doivent rester entre nous. Mais, dites-moi, Sir Charles, comment s'est passe le combat? -- Votre oncle aurait remporte la victoire, mais des gens de la populace ont force le ring. -- Il n'etait pas mon oncle, Sir Charles, mais il a ete pour moi et pour mon pere l'ami le meilleur, le plus fidele qu'il y ait eu au monde. Je n'en connais qu'un d'aussi vrai, reprit-il en me prenant la main, et il se nomme mon bon vieux Rodney Stone. Mais il n'a pas eu trop de mal, j'espere? -- D'ici huit ou quinze jours il sera sur pied. Mais je ne saurais affirmer que je comprends de quoi il s'agit, et je me permettrai de vous dire que vous ne m'avez rien appris qui me paraisse justifier la facon dont vous avez rompu votre engagement, d'un seul mot. -- Entrez, Sir Charles, et, j'en suis convaincu, vous reconnaitrez qu'il m'eut ete impossible d'agir autrement. Mais si je ne me trompe pas, voici Sir Lothian Hume. La barouche jaune avait enfile l'avenue, et peu d'instants apres, les chevaux harasses, essouffles, venaient de s'arreter derriere notre voiture. Sir Lothian sauta a bas, d'un air sombre qui presageait la tempete. -- Restez ou vous etes, Corcoran, dit-il. Et alors j'entrevis un habit vert-bouteille qui m'apprit qui etait son compagnon de voyage. -- Eh bien! reprit-il en promenant autour de lui un regard insolent, je serais fort aise de savoir quel est celui qui a l'impertinence de m'adresser une invitation a visiter ma propre maison, et ou diable voulez-vous en venir en envahissant ma propriete? -- Je vous reponds que vous comprendrez cela et bien d'autres choses encore, dit Jim qui avait sur les levres un sourire enigmatique. Si vous voulez bien me suivre, je ferai tous mes efforts pour vous expliquer tout cela. Et tenant la main de sa mere, il nous conduisait dans cette chambre fatale ou les cartes etaient encore entassees sur le gueridon et ou la tache sombre se dissimulait encore dans un coin. -- Eh bien, monsieur, votre explication? s'ecria Sir Lothian qui se placa les bras croises pres de la porte. -- Mes premieres explications, c'est a vous que je les dois, Sir Charles. Et, en ecoutant ses paroles et en observant ses manieres, je ne pus qu'admirer le resultat produit sur un jeune paysan par la societe de cette femme qui etait sa mere sans qu'il le sut. -- Je tiens, reprit-il, a vous dire ce qui se passa cette nuit-la. -- Je vais le raconter a votre place, Jim, dit sa mere. Vous devez savoir, Sir Charles, que quoique mon fils ne connut rien au sujet de ses parents, nous etions vivants tous les deux et que nous ne l'avons jamais perdu de vue. Pour ma part, je l'aurais laisse agir a son gre, aller a Londres et relever ce defi. C'est seulement hier que la nouvelle en arriva aux oreilles de son pere, qui ne voulut le permettre a aucun prix. Il etait dans un etat d'extreme faiblesse et il ne fallait pas s'opposer a ses desirs. Il me donna l'ordre de partir aussitot et de ramener son fils aupres de lui. Je ne savais que faire, car j'etais convaincue que Jim ne viendrait jamais a moins qu'on ne lui trouvat un remplacant. J'allai trouver les braves gens qui l'avaient eleve. Je les mis au fait de la situation. Mistress Harrison aimait Jim, comme s'il eut ete son propre fils, et son mari affectionnait le mien, de sorte qu'ils vinrent a mon aide. Que Dieu les benisse pour leur bonte envers une epouse et une mere affligee. Harrison consentait a prendre la place de Jim, si celui-ci voulait aller retrouver son pere. Alors, je me rendis en voiture a Crawley. Je decouvris ou etait la chambre de Jim et je lui parlai par la fenetre, car j'etais certaine que ceux qui le soutenaient ne le laisseraient point partir. Je lui dis que j'etais sa mere. Je lui dis qui etait son pere. Je lui dis que mon phaeton attendait et que j'etais a peu pres certaine qu'il arriverait a peine assez a temps pour recevoir la derniere benediction de ce pere qu'il n'avait jamais connu. Et cependant le jeune homme ne voulut jamais partir avant que je lui eusse affirme qu'Harrison le remplacerait. -- Pourquoi n'a-t-il pas laisse un mot pour Belcher? -- J'avais la tete perdue, Sir Charles. Trouver un pere et une mere, un nom et un rang en quelques minutes. Il y avait de quoi bouleverser une cervelle plus forte que la mienne. Ma mere me demandait de partir avec elle et je suis parti. Le phaeton attendait, mais nous etions a peine en route, qu'un individu saisit la bride des chevaux et un couple de bandits m'assaillit. J'en assommai un avec le bout de mon fouet et il lacha la trique dont il allait me frapper. Puis, je fouettai les chevaux, ce qui me debarrassa des autres, et je partis sain et sauf. Je ne puis m'imaginer qui ils etaient et quel motif ils pouvaient avoir de nous attaquer. -- Peut-etre que Sir Lothian Hume pourrait vous l'apprendre, dit mon oncle. Notre ennemi ne dit rien, mais ses petits yeux gris se tournerent de notre cote avec une expression des plus menacantes. -- Lorsque je fus venu ici, que j'eus vu mon pere, je descendis... Mon oncle l'interrompit par une exclamation d'etonnement. -- Qu'avez-vous dit, jeune homme, vous etes venu ici, et vous avez vu votre pere, ici, a la Falaise royale? -- Oui, monsieur. Mon oncle devint tres pale: -- Au nom du ciel, dites-nous alors ou est votre pere? Jim pour toute reponse nous fit signe de regarder derriere nous, et nous nous apercumes que deux hommes venaient d'entrer dans la piece par la porte qui donnait sur l'escalier. Je reconnus immediatement l'un d'eux. Cette figure qui avait l'impassibilite d'un masque, ces facons pleines de reserve, ne pouvaient appartenir qu'a Ambroise l'ancien valet de mon oncle. Quant a l'autre, il etait tout different et offrait un aspect des plus singuliers. Il etait de haute taille, enveloppe dans une robe de chambre de nuance foncee et s'appuyait de tout son poids sur une canne. Sa longue figure exsangue etait si maigre, si bleme, que par une etrange illusion on aurait pu la croire transparente. C'est seulement sous les plis d'un linceul qu'il m'est arrive de voir une face aussi defaite. Sa chevelure melee de meches grises, son dos courbe auraient pu le faire prendre pour un vieillard, mais la couleur noire de ses sourcils, la vivacite et l'eclat des yeux noirs qui brillaient au- dessous, suffirent pour me faire douter que ce fut reellement un vieillard qui se tenait devant nous. Il y eut un instant de silence qu'interrompit un juron lance avec emportement par Sir Lothian Hume. -- Par Dieu! C'est Lord Avon! s'ecria-t-il. -- Entierement a votre service, gentlemen, repondit l'etrange personnage en robe de chambre. XX -- LORD AVON Mon oncle etait essentiellement un homme impassible et cette impassibilite s'etait encore developpee sous l'influence de la societe dans laquelle il vivait. Il aurait pu retourner une carte de laquelle dependit sa fortune sans qu'un de ses muscles eut bouge et je l'avais vu conduire a une allure qui eut pu lui etre mortelle, sur la route de Godstone, en gardant l'air aussi calme que s'il eut fait sa promenade quotidienne sur le mail. Mais la secousse qu'il recut a ce moment meme fut si forte, qu'il dut rester immobile, les joues pales, le regard fixe, avec une expression d'incredulite. Deux fois, je vis ses levres s'ouvrir, deux fois, il porta la main a sa gorge, comme si une barriere s'etait dressee entre lui et son desir de parler. Enfin, il fit en courant quelques pas vers les deux hommes, les mains tendues en avant, comme pour les accueillir. -- Ned! s'ecria-t-il. Mais l'etrange personnage, qui etait debout devant lui, croisa les bras sur la poitrine. -- Non, Charles, dit-il. Mon oncle s'arreta et le regarda avec stupefaction. -- Assurement, Ned, vous allez me faire bon accueil, apres tant d'annees. -- Vous avez cru que j'avais commis cet acte, Charles. J'ai lu cela dans votre attitude dans cette terrible matinee. Vous ne m'avez jamais demande d'explication. Vous n'avez jamais reflechi combien il etait impossible qu'un homme de mon caractere eut commis un tel crime. Au premier souffle du soupcon, vous, mon ami intime, l'homme qui me connaissait le mieux, vous m'avez regarde comme un voleur et un assassin. -- Non, non, Ned. -- Mais si, Charles, j'ai lu cela dans vos yeux. C'est pour cela que desireux de mettre en mains sures l'etre qui m'etait le plus cher au monde, j'ai du renoncer a vous et le confier a l'homme qui jamais, depuis le premier moment, n'a eu de doutes sur mon innocence. Il valait mille fois mieux que mon fils fut eleve dans un milieu humble et qu'il ignorat son malheureux pere plutot que d'apprendre a partager les doutes et les soupcons de ses egaux. -- Alors il est reellement votre fils? s'ecria mon oncle en jetant sur Jim un regard stupefait. Pour toute reponse, l'homme leva son long bras decharne et posa sa main amaigrie sur l'epaule de l'actrice qui le regarda avec l'amour dans les yeux. -- Je me suis marie, Charles, et j'ai tenu la chose secrete parce que j'avais choisi ma femme en dehors de notre monde. Vous connaissez le sot orgueil qui a ete toujours le trait le plus prononce de mon caractere. Je n'ai pu me decider a avouer ce que j'avais fait. C'est cette negligence de ma part, qui a amene une separation entre nous et dont le blame doit retomber sur moi et non sur elle. Neanmoins, en raison de ses habitudes, je lui ai retire l'enfant et assure une rente, a la condition qu'elle ne s'occupat point de lui. Je craignais que l'enfant ne fut gate par elle, et dans mon aveuglement, je n'avais pas compris qu'il pouvait lui faire du bien. Mais dans ma miserable existence, Charles, j'ai appris qu'il y a une puissance qui gouverne nos affaires, quelques efforts que nous fassions pour entraver son action, et que, sans aucun doute, nous sommes pousses par un courant invisible vers un but determine, quoique nous puissions nous donner l'illusion trompeuse de croire que c'est grace a nos coups de rame et a nos voiles que nous hatons notre marche. J'avais tenu mon regard fixe sur mon oncle, pendant qu'il ecoutait ces paroles, mais quand je levai les yeux, ils tomberent de nouveau sur la maigre figure de loup de Sir Lothian Hume. Il etait debout pres de la fenetre. Sa silhouette grise se dessinait sur les vitres poussiereuses. Jamais je ne vis sur une figure humaine pareille lutte entre des passions diverses et mauvaises: la colere, la jalousie et l'avidite decue. -- Est-ce que cela signifie, demanda-t-il d'une voix tonnante et rauque, que ce jeune homme pretend etre l'heritier de la pairie d'Avon? -- Il est mon fils legitime. -- Je vous connaissais fort bien, monsieur, dans votre jeunesse, mais vous me permettrez de vous faire remarquer que ni moi ni aucun de vos amis n'a jamais entendu parler de votre femme ou de votre fils. Je defie Sir Charles Tregellis de dire qu'il ait jamais admis l'existence d'un autre heritier que moi. -- Sir Lothian, j'ai deja fait connaitre les motifs qui m'ont fait tenir mon mariage secret. -- Vous avez donne une explication, monsieur. Mais c'est a d'autres et dans un autre lieu qu'ici que vous aurez a prouver que votre explication est satisfaisante. Deux yeux noirs etincelerent sur la figure pale et defaite et produisirent un effet aussi soudain que si un torrent de lumiere jaillissait a travers les fenetres d'une demeure croulante et ruinee. -- Vous osez mettre en doute ma parole? -- Je demande une preuve. -- Ma parole en est une pour ceux qui me connaissent. -- Excusez-moi, Lord Avon, je vous connais et je ne vois pas de motifs pour accepter votre affirmation. C'etait un langage brutal exprime sur un ton brutal. Lord Avon fit quelques pas en chancelant et ce fut seulement grace a l'intervention de sa femme d'un cote et de son fils de l'autre, qu'il ne porta pas ses mains fremissantes a la gorge de son insulteur. Sir Lothian Hume recula devant cette pale figure animee ou la colere brillait sous les noirs sourcils, mais il continua a porter des regards furieux autour de la piece. -- Un complot fort bien combine, s'ecria-t-il, ou un criminel, une actrice et un boxeur de profession ont chacun leur role. Sir Charles Tregellis, vous recevrez encore de mes nouvelles et vous aussi, mylord. Il tourna sur les talons et sortit a grands pas. -- Il est alle me denoncer, dit Lord Avon, la figure bouleversee par une convulsion d'orgueil blesse. -- Faut-il que je le ramene? s'ecria le petit Jim. -- Non, non, laissez-le aller. Cela vaut tout autant, car j'ai deja pris mon parti et reconnu que mon devoir envers vous, mon fils, l'emporte sur celui qui m'incombe envers mon frere et ma famille et dont je me suis acquitte au prix d'ameres souffrances. -- Vous avez ete injuste envers moi, Ned, si vous avez cru que je vous avais oublie ou que je vous avais juge defavorablement. Si je vous ai jamais cru l'auteur de cet acte, et comment douter du temoignage de mes yeux, j'ai toujours pense que cet acte avait ete commis dans un moment d'egarement et que vous n'en aviez pas plus conscience qu'un somnambule n'en a de ce qu'il a fait. -- Que voulez-vous dire en parlant du temoignage de vos yeux? dit Lord Avon en regardant fixement mon oncle. -- Ned, je vous ai vu dans cette nuit maudite. -- Vous m'avez vu? Ou? -- Dans le corridor. -- Et qu'est-ce que je faisais? -- Vous sortiez de la chambre de votre frere. J'ai entendu sa voix qui exprimait la colere et la douleur un court instant auparavant. Vous teniez a la main un sac d'argent et votre figure exprimait la plus vive agitation. Si vous pouvez seulement m'expliquer, Ned, de quelle facon vous etes venu la, vous m'oterez de dessus le coeur un poids qui s'est fait sentir sur lui, pendant toutes ces annees. Personne n'aurait reconnu, en ce moment-la, l'homme qui donnait le ton a tous les petits-maitres de Londres. En presence de cet ami d'autrefois, devant la scene tragique qui se jouait devant lui, le voile de trivialite et d'affectation venait de se dechirer et je sentais toute ma gratitude envers lui s'accroitre et se changer en affection, lorsque je considerais sa figure pale et anxieuse, l'ardent espoir qui s'y peignait en attendant les explications de son ami. Lord Avon cacha sa figura dans ses mains, et il se fit un silence de quelques minutes, dans le demi-jour de la piece. -- Maintenant, dit-il enfin, je ne m'etonne plus que vous ayez ete ebranle. Mon Dieu, quel filet etait tendu autour de moi. Si cette accusation meprisable avait ete proferee contre moi, vous, mon ami le plus cher, vous auriez ete contraint de chasser tous les doutes qui vous restaient encore sur ma culpabilite. Et pourtant, Charles, quoi que vous ayez vu, je suis aussi innocent que vous dans cette affaire. -- Je remercie Dieu de vous entendre parler ainsi. -- Mais vous n'etes pas encore satisfait, Charles, je le vois dans vos yeux. Vous desirez savoir comment un homme, qui etait innocent, s'est cache pendant tout ce temps. -- Votre parole me suffit, Ned, mais le monde exigera une autre reponse a cette question. -- Ce fut pour sauver l'honneur de la famille, Charles. Vous savez combien il m'etait cher. Je ne pouvais me disculper sans prouver que mon frere s'etait rendu coupable du crime le plus vil que puisse commettre un gentleman. Pendant dix-huit ans, je l'ai couvert au prix de tout ce que pouvait sacrifier un homme. J'ai vecu, comme dans une tombe, d'une vie qui a fait de moi un vieillard, une ruine d'homme alors que j'ai a peine quarante ans. Mais maintenant que je suis reduit a l'alternative de dire tout ce qui s'est passe a propos de mon frere ou de faire tort a mon fils, il n'y a pour moi qu'un parti a prendre et je l'adopte d'autant plus volontiers que j'ai des raisons d'esperer. Il pourra se presenter quelque circonstance qui empechera ce que j'ai a vous apprendre de parvenir aux oreilles du public. Il se leva de sa chaise et, s'appuyant lourdement sur ses deux soutiens, il traversa la piece d'un pas chancelant en se dirigeant vers l'etagere couverte de poussiere. La, au centre, se trouvait cet amas fatal de cartes tachees par le temps et la moisissure, tel que le petit Jim et moi, nous l'avions vu plusieurs annees auparavant. Lord Avon les remua d'un doigt tremblant, en choisit une douzaine qu'il tendit a mon oncle. -- Mettez votre index et votre pouce sur l'angle gauche du bas de chaque carte, et promenez legerement vos doigts dans les deux sens, dites-moi ce que vous sentez. -- On dirait qu'elle a ete piquee avec une epingle. -- Justement. Et quelle est cette carte? -- Le roi de trefle. -- Examinez l'angle inferieur de cette carte. -- Elle est tout a fait lisse. -- Et cette carte, c'est?... -- Le trois de pique. -- Et cette autre? -- Elle a ete piquee: c'est l'as de coeur. Lord Avon les jeta violemment a terre. -- Eh bien, la voila cette maudite affaire. Ai-je besoin d'en dire davantage, quand chaque mot est un supplice pour moi? -- Je vois quelque chose, mais je ne vois pas tout, Ned, il faut aller jusqu'au bout. Le frele personnage se raidit. On voyait bien qu'il se tendait en un violent effort. -- Alors je vais vous dire cela d'un trait, une fois pour toutes. J'espere que jamais je ne me retrouverai dans la necessite de rouvrir les levres au sujet de cette miserable affaire. "Vous vous rappelez notre partie, vous vous rappelez comme nous perdions. Vous vous rappelez que vous vous etes retires, que vous m'avez laisse tout seul, assis dans cette meme piece, a cette meme table. "Loin d'etre fatigue, j'etais tout a fait eveille et je passai une heure ou deux a repasser dans mon esprit les incidents du jeu et les modifications qu'il apporterait vraisemblablement dans mon etat de fortune. "Comme vous le savez, j'avais subi de grosses pertes, et ma seule consolation etait que mon frere avait gagne. Je savais bien que par suite de sa conduite irreflechie, il etait dans les griffes des Juifs et j'esperais que ce qui avait ebranle ma position aurait pour effet de raffermir la sienne. "Comme j'etais la a manier distraitement les cartes, le hasard me fit remarquer les petites piqures que vous venez de sentir. J'examinai les paquets et, a mon indicible horreur, je reconnus que quiconque aurait ete au courant de ce secret aurait pu les distribuer de facon a se rendre un compte exact des sortes de cartes qui passaient aux mains de chacun des adversaires. "Et alors, le sang me montant a la tete dans un mouvement de honte et de degout que je n'avais jamais connu, je me rappelai que mon attention avait ete frappee de la facon dont mon frere distribuait les cartes, de sa lenteur et de sa maniere de tenir les cartes par le bord inferieur. "Je ne le condamnai pas a la legere, je restai longtemps a peser les moindres indices qui pouvaient lui etre favorables ou defavorables. "Helas, tout concourait a confirmer mes horribles soupcons et a les changer en certitude. "Mon frere avait fait venir les paquets de cartes de chez Ledbing dans Bond Street. Il les avait gardees plusieurs heures dans sa chambre. Il avait joue avec une decision qui alors avait cause notre surprise. "Et par-dessus tout, je ne pouvais me cacher a moi-meme que sa vie passee n'etait point telle qu'elle dut faire croire qu'il lui etait impossible de commettre un crime aussi abominable. "Tout vibrant de colere et d'humiliation, je montai tout droit par l'escalier, ces cartes a la main, et je lui jetai a la face, son crime, le plus bas, le plus degradant que put commettre un coquin. "Il ne s'etait pas encore mis au lit et son gain etait reste eparpille sur la table de toilette. "Je ne savais guere que lui dire, mais les faits etaient si terribles qu'il ne tenta pas de nier sa faute. "Vous vous le rappellerez, car c'etait la seule circonstance attenuante qu'il y eut a son crime, il n'avait pas encore vingt et un ans. "Mes paroles l'accablerent. "Il se jeta a genoux devant moi, me supplia de l'epargner. "Je lui dis que par egard pour l'honneur de notre famille, je ne le denoncerais pas en public, mais que desormais, il devrait toute sa vie s'abstenir de toucher une carte et que l'argent gagne par lui serait restitue le lendemain avec une explication. "-- Cela serait la perte de sa position dans le monde, protesta-t- il. "Je repetai qu'il devait subir les consequences de son acte. "Seance tenante, je brulai les papiers qu'il m'avait gagnes, je mis toutes les pieces d'or qui se trouvaient sur la table, dans un sac de toile. "Je me disposais a quitter la chambre sans ajouter un mot, mais il se cramponna a moi, me dechira une manchette dans l'effort qu'il fit pour me retenir et me faire promettre de ne rien dire a Sir Lothian Hume et a vous. "C'etait son cri de desespoir en me trouvant sourd a toutes ses prieres qui est parvenu a vos oreilles, Charles, et qui vous a fait ouvrir votre porte et vous a permis de me voir pendant que je retournais dans ma chambre. Mon oncle poussa un long soupir de soulagement. -- Mais ce ne pouvait etre plus clair, dit-il. -- Dans la matinee, comme vous vous en souvenez, je vins chez vous et je vous rendis votre argent. "J'en fis autant pour Sir Lothian Hume. "Je ne parlai point des raisons qui me faisaient agir ainsi, car je ne pus prendre sur moi de vous avouer notre affreux deshonneur. "Alors survint cette horrible decouverte qui a jete une ombre sur mon existence et qui a ete aussi mysterieuse pour moi que pour vous. "Je me voyais soupconne, je vis aussi que je ne pourrais me justifier qu'en exposant au grand jour, par un aveu public, l'infamie de mon frere. "Je reculai devant cela, Charles. Plutot tout souffrir moi-meme, que de couvrir de honte, en public, une famille dont l'honneur n'avait pas de tache depuis tant de siecles. "Je me suis donc soustrait a mes juges et j'ai disparu du monde. "Mais il fallait avant tout prendre des mesures au sujet de ma femme et de mon fils dont vous et mes autres amis ignoriez l'existence. "J'ai honte de l'avouer, Mary, et je reconnais que c'est moi seul qui suis a blamer de tout ce qui s'en est suivi. "A cette epoque-la, il existait des motifs qui heureusement ont disparu depuis longtemps et qui me firent juger preferable que le fils fut separe de sa mere a un age ou il ne pouvait se douter qu'elle fut absente. "Je vous aurais mis dans la confidence, Charles, sans vos soupcons qui m'avaient blesse cruellement, car a cette epoque, je ne connaissais pas le motif qui vous avait inspire ce prejuge contre moi. "Le soir de cette tragedie, je courus a Londres. "Je pris mes mesures pour que ma femme jouit d'un revenu convenable, a la condition qu'elle ne s'occuperait pas de l'enfant. "J'avais, comme vous vous en souvenez, de frequents rapports avec Harrison le boxeur et avais eu a maintes reprises l'occasion d'admirer la franchise et l'honnetete de son caractere. Je lui portai alors mon enfant. "Je le trouvai, ainsi que je m'y attendais, absolument convaincu de mon innocence et pret a m'aider de toutes les facons. "Sur les prieres de sa femme, il venait de se retirer du ring et se demandait a quelle occupation il pourrait se livrer. "Je reussis a lui organiser un atelier de forgeron, a condition qu'il exercat sa profession au village de Friar's Oak. "Nous nous entendimes pour qu'il donnat Jim comme son neveu et convinmes que celui-ci ne saurait rien de ses malheureux parents. "Vous allez me demander pourquoi je fis choix de Friar's Oak. "C'etait parce que j'avais deja fixe le lieu de ma retraite cachee, et si je ne pouvais voir mon garcon, j'avais du moins la faible consolation de le savoir pres de moi. "Vous connaissez ce chateau. "C'est le plus ancien qu'il y ait en Angleterre, mais ce que vous ignorez, c'est qu'il a ete construit tout expres pour contenir des chambres secretes. Il n'y en a pas moins de deux que l'on peut habiter sans etre vu. "Dans les murs plus epais et les murs exterieurs sont pratiques des passages. "L'existence de ces chambres a toujours ete un secret de famille. Sans doute, c'etait un secret auquel je n'attachais pas grande importance et ce fut la seule raison qui m'eut empeche de les montrer a quelque ami. "Je retournai furtivement dans ma demeure. J'y rentrai de nuit. Je laissai dehors tout ce qui m'etait cher. Je me glissai comme un rat derriere les panneaux pour passer tout le reste de ma penible existence dans la solitude et le deuil. "Sur cette figure ravagee, sur cette chevelure grisonnante, Charles, vous pouvez lire le journal de ma miserable existence. "Une fois par semaine, Harrison venait m'apporter des provisions qu'il introduisait par la fenetre de la cuisine que je laissais ouverte dans cette intention. "Parfois je me risquais la nuit a faire une promenade a la clarte des etoiles et a recevoir sur mon front la fraicheur de la brise, mais il me fallut enfin y renoncer, car j'avais ete apercu par des campagnards et on commencait a parler d'un esprit qui hantait la Falaise royale. Une nuit deux chasseurs de fantomes... -- C'etait moi, mon pere, moi et mon ami Rodney Stone, s'ecria Petit Jim. -- Je le sais, Harrison me l'a dit cette meme nuit. Je fus fier, Jim, de retrouver en vous la vaillance de Barrington et d'avoir un heritier dont la vaillance pourrait effacer la tache de famille que je m'etais efforce de couvrir au prix de tant de peines. Puis, vint le jour ou la bienveillance de votre mere -- sa bienveillance inopportune -- vous fournit les moyens de vous enfuir a Londres. -- Ah! Edward, s'ecria sa femme, si vous aviez vu notre enfant, pareil a un aigle en cage, se heurtant aux barreaux, vous auriez vous-meme aide a lui permettre une aussi courte excursion. -- Je ne vous blame pas, Mary, je l'aurais peut-etre fait. Il alla a Londres et tenta de s'ouvrir une carriere par sa force et son courage. Un grand nombre de ses ancetres en ont fait autant, avec cette seule difference que leurs mains etaient fermees sur la poignee d'une epee, mais je n'en connais aucun parmi eux qui se soit comporte avec autant de vaillance. -- Pour cela, je le jure, dit mon oncle avec empressement. -- Ensuite, au retour d'Harrison, j'appris que mon fils etait definitivement engage dans un match ou il s'agissait de lutter en public pour de l'argent. Cela ne devait pas etre, Charles. C'est chose bien differente de lutter comme nous l'avons fait dans notre jeunesse, vous et moi, et de concourir pour gagner une bourse pleine d'or. -- Mon cher ami, pour rien au monde, je ne voudrais... -- Naturellement, Charles, vous ne le feriez pas. Vous avez fait choix de l'homme le plus capable. Pouviez-vous agir autrement? Mais cela ne devait pas etre. Je decidai que le moment etait venu de me faire connaitre a mon fils, d'autant plus que bien des indices me revelaient que mon genre de vie si contraire aux lois de la nature avait gravement altere ma sante. Le hasard, je devrais dire plutot la Providence, fit enfin paraitre en pleine lumiere ce qui etait jusqu'alors reste obscur et me donna les moyens de prouver mon innocence. Ma femme est allee hier soir chercher mon fils pour le ramener aupres de son malheureux pere. Il y eut quelques instants de silence et ce fut la voix de mon oncle qui y mit fin. -- Vous avez ete l'homme le plus cruellement traite du monde, Ned, dit-il. Plaise a Dieu que nous ayons de nombreuses annees pour vous indemniser, mais malgre tout nous sommes, a ce qu'il me semble, aussi loin que jamais de savoir comment votre malheureux frere a trouve la mort. -- Cela a ete un mystere pour moi, autant que pour vous pendant dix-huit ans. Mais enfin l'auteur du crime s'est revele. Avancez, Ambroise, et faites votre recit avec autant de franchise et de details que vous me l'avez fait a moi-meme. XXI -- LE RECIT DU VALET Le valet avait quitte le coin sombre de la piece ou il etait reste dans une immobilite telle que nous avions oublie sa presence. Alors, a cet appel de son ancien maitre, il vint se placer en pleine lumiere et tourna de notre cote sa figure bleme. Ses traits d'ordinaire impassibles etaient dans un etat d'agitation penible. Il parlait lentement, avec hesitation, comme si le tremblement de ses levres ne lui permettait pas d'articuler ses mots. Et pourtant, telle est la force de l'habitude, sous le coup de cette emotion extreme il conservait cet air de deference qui distingue les domestiques de bonne maison, et ses phrases se suivaient sur ce ton sonore qui avait attire mon attention des le premier jour, celui ou la voiture de mon oncle s'etait arretee devant la maison paternelle. -- Milady Avon et gentlemen, dit-il, si j'ai peche dans cette affaire et je conviens franchement qu'il en est ainsi, je ne vois qu'une maniere de l'expier, elle consiste dans la confession pleine et entiere que mon noble maitre Lord Avon m'a demandee. "Aussi, tout ce que je vais vous dire, si surprenant que cela vous paraisse, est la verite absolue, incontestable, au sujet de la mort mysterieuse du capitaine Barrington. "Il vous semble impossible qu'un homme dans mon humble situation eprouve une haine mortelle, implacable, contre un homme dans la situation qu'occupait le capitaine Barrington. "Vous estimez que le fosse qui les separe est trop large. "Gentlemen, je puis vous le dire, un fosse qui peut etre franchi par un amour coupable, peut l'etre aussi par la haine coupable et le jour ou ce jeune homme me ravit tout ce qui donnait pour moi du prix a la vie, je jurai a la face du ciel que je lui oterais cette existence impure, bien que cet acte fut le plus mince acompte de ce qu'il me redevait. "Je vois que vous me regardez de travers, Sir Charles Tregellis, mais vous devriez, monsieur, prier Dieu pour qu'il ne vous mette jamais dans le cas de vous demander ce que vous seriez capable de faire dans la meme situation. Nous etions tous stupefaits de voir la nature ardente de cet homme se faire jour avec evidence au travers de la contrainte artificielle qu'il s'imposait pour la tenir en echec. On eut dit que sa courte chevelure noire se herissait. Ses yeux flamboyaient dans l'intensite de son emotion. Sa figure exprimait une malignite haineuse que n'avait pu attenuer la mort de son ennemi, ni le cours des annees. Le serviteur plein de discretion avait disparu, il ne restait plus a la place que l'homme aux pensees profondes, l'etre dangereux, capable de se montrer amoureux ardent ou l'ennemi le plus vindicatif. -- Nous etions sur le point de nous marier, elle et moi, lorsqu'un hasard fatal mit cet homme sur notre chemin. "Par je ne sais quels vils artifices il la detacha de moi. "J'ai entendu dire qu'elle n'etait pas, tant s'en faut, la premiere et qu'il etait passe maitre en cet art. "La chose etait accomplie que je ne me doutais pas encore du danger. Elle fut abandonnee, le coeur brise, son existence perdue et dut rentrer dans la maison ou elle apportait la honte et la misere. "Je l'ai vue depuis et elle me dit que son seducteur avait eclate de rire quand elle lui avait reproche sa perfidie et je lui jurai que cet homme paierait cet eclat de rire avec tout son sang. "J'etais des lors domestique, mais je n'etais pas encore au service de Lord Avon. "Je me proposai et j'obtins cet emploi, dans la pensee qu'il m'offrirait l'occasion de regler mon compte avec son frere cadet. Et cependant il me fallut attendre un temps terriblement long, car bien des mois se passerent avant que la visite a la Falaise royale me donnat la chance que j'esperais le jour et dont je revais la nuit. "Mais quand elle se presenta, ce fut dans des conditions plus favorables a mes projets que je n'eusse ose y compter. "Lord Avon croyait etre seul a connaitre les passages secrets a la Falaise royale. En cela il se trompait. "Je les connaissais aussi ou du moins j'en savais assez pour les projets que j'avais formes. "Je n'ai pas besoin de vous dire en detail comment un jour que je preparais les chambres pour les invites, une pression fortuite sur un point de la boiserie fit s'ouvrir un panneau et laissa voir une etroite ouverture dans le mur. "Je m'y introduisis et je reconnus qu'un autre panneau s'ouvrait dans une chambre a coucher plus grande. "C'est tout ce que je savais, mais il ne m'en fallait pas davantage pour mon projet. "L'arrangement des chambres m'avait ete confie. Je pris mes mesures pour que le capitaine Barrington occupat la grande chambre et moi la plus petite. J'arriverais pres de lui quand je voudrais et personne ne s'en douterait. "Il arriva enfin. "Comment vous decrire l'impatience fievreuse ou je vecus jusqu'a ce que vint le moment que j'avais attendu, en vue duquel j'avais combine mes plans. "On avait joue pendant une nuit et un jour. Je passai une nuit et un jour a compter les minutes qui me rapprochaient de mon homme. "On pouvait me sonner pour me faire encore apporter du vin. A toute heure j'etais pret a servir, si bien que ce jeune capitaine dit avec un hoquet que j'etais le modele des domestiques. "Mon maitre me dit d'aller me coucher. Il avait remarque la rougeur de mes joues, l'eclat de mon regard et mettait tout cela sur le compte de la fievre. "Et en effet, c'etait bien la fievre qui me tenait, mais cette fievre-la, il n'y avait qu'un remede pour en venir a bout. "Alors enfin, a une heure tres matinale, je les entendis remuer leurs chaises, je devinai qu'ils avaient fini de jouer. "Lorsque j'entrai dans la piece pour recevoir mes ordres, je m'apercus que le capitaine Barrington avait deja gagne son lit tant bien que mal. "Les autres s'etaient egalement retires et je trouvai mon maitre seul devant la table, en face de sa bouteille vide et des cartes eparpillees. "Il me renvoya dans ma chambre, d'un ton colere, et cette fois-la je lui obeis. "Mon premier soin fut de me pourvoir d'une arme. "Je savais que si je me trouvais face-a-face avec lui, je pourrais l'etrangler, mais je devais m'arranger pour qu'il meure sans faire le moindre bruit. "Il y avait une panoplie de chasse dans le hall. J'y pris un grand couteau a lame droite que je repassai sur ma botte. "Puis je regagnai furtivement ma chambre et je m'assis au bord de mon lit pour attendre. "J'avais decide ce que je devais faire. Ce serait une mince satisfaction pour moi que de le tuer sans qu'il sache quelle main portait le coup et laquelle de ses fautes il expiait ainsi. "Si je pouvais seulement le lier, lui mettre un baillon, puis apres l'avoir eveille d'une ou deux piqures de mon poignard, je pourrais au moins l'eveiller pour lui faire entendre ce que j'avais a lui dire. "Je me representais l'expression de ses yeux, lorsque les vapeurs du sommeil se seraient peu a peu dissipees, cet air de colere se tournant aussitot en horreur, en epouvante, lorsqu'il comprendrait enfin qui j'etais et ce que je venais faire. "Ce serait le moment supreme de ma vie. "Je restai a attendre un temps qui me parut la duree d'une heure, mais je n'avais pas de montre et mon impatience etait telle que je puis dire qu'en realite, il s'etait ecoule a peine un quart d'heure. "Je me levai alors, j'otai mes souliers, je pris mon couteau. J'ouvris le panneau et me glissai sans bruit par l'ouverture. "Je n'avais guere plus de trente pieds a parcourir, mais je m'avancais pouce par pouce, car les vieilles planches moisies faisaient un bruit sec de brindilles cassees des qu'un corps pesant se placait sur elles. Naturellement il faisait noir comme dans un four et je cherchais ma route a tatons, lentement, bien lentement. A la fin, je vis une raie lumineuse jaune qui brillait devant moi, je savais qu'elle venait de l'autre cote du panneau. "J'arrivais donc trop tot, car il n'avait pas encore eteint ses chandelles. "J'avais attendu bien des mois, je pouvais attendre une heure de plus, car je ne tenais pas a agir avec precipitation ou etourderie. "Il etait absolument necessaire que je ne fisse aucun bruit en remuant, car je n'etais plus qu'a quelques pieds de mon homme et je n'etais separe de lui que par une mince cloison de bois. "Le temps avait fausse et fendu les planches, de sorte qu'apres m'etre avance avec precaution, aussi pres que possible du panneau glissant, je vis que je pouvais regarder sans difficulte dans la chambre. "Le capitaine Barrington etait debout pres de la table a toilette et avait ote son habit et son gilet. "Une grande pile de souverains et plusieurs feuilles de papier etaient placees devant lui et il comptait les gains qu'il avait faits au jeu. "Il avait la figure echauffee. Il etait alourdi par le manque de sommeil et par le vin. "Cette vue me rejouit, car elle me prouva qu'il dormirait profondement et que ma tache serait aisee. "J'avais encore les yeux fixes sur lui, quand soudain je le vis se dresser en sursaut avec une expression terrible sur ses traits. Pendant un instant, mon coeur cessa de battre, car je craignis qu'il n'eut devine d'une facon ou d'une autre ma presence. "Et alors, j'entendis a l'interieur la voix de mon maitre. "Je ne pouvais voir la porte par laquelle il etait entre ni l'endroit de la chambre ou il se trouvait, mais j'entendis tout ce qu'il etait venu dire. "Comme je contemplais la figure rouge et pourpre du capitaine, je le vis devenir d'une paleur livide quand il entendit les amers reproches ou on lui disait son infamie. "Ma revanche m'en fut plus douce, bien plus douce que je ne me l'etais peinte dans mes reves les plus charmants. "Je vis mon maitre s'approcher de la table a toilette, presenter les papiers a la flamme de la chandelle, en jeter les debris noircis dans le foyer, puis jeter les pieces d'or dans un petit sac de toile brune. "Puis, comme il se retournait pour sortir, le capitaine le saisit par le poignet en le suppliant, en memoire de leur mere, d'avoir pitie de lui. J'eus un regain d'affection pour mon maitre en le voyant degager sa manchette d'entre les doigts qui s'y cramponnaient et laisser la le miserable gredin etendu sur le sol. "Des lors, il me restait un point difficile a decider. Valait-il mieux que je fisse ce que j'etais venu faire, ou bien etait-il preferable, maintenant que j'etais maitre du secret de cet homme, de conserver une arme plus tranchante, plus terrible que le couteau de chasse de mon maitre? "J'etais sur que Lord Avon ne pouvait pas, ne voudrait pas le denoncer. "Je connaissais trop bien votre chatouilleuse sensibilite en ce qui regarde l'honneur de la famille, mylord, et j'etais certain que son secret etait sain et sauf entre vos mains. "Mais moi, j'avais a la fois le pouvoir et le desir et lorsque sa vie aurait ete fletrie, lorsqu'il aurait ete chasse comme un chien de son regiment, de ses clubs, le moment serait peut-etre venu pour moi de m'y prendre d'une autre facon avec lui. -- Ambroise, dit mon oncle, vous etes un profond scelerat. -- Nous avons tous notre maniere de sentir, monsieur, et vous me permettrez de vous dire qu'un valet peut etre aussi sensible a un affront qu'un gentleman, bien qu'il lui soit interdit de se faire justice par le duel. "Mais je vous raconte franchement, sur la demande de Lord Avon, tout ce que j'ai pense et fait cette nuit-la et je poursuivrai alors meme que je n'aurais pas le bonheur de conquerir votre approbation. "Lorsque Lord Avon fut sorti, le capitaine resta quelque temps agenouille, la figure posee sur une chaise. "Lorsqu'il se releva, il se mit a arpenter lentement la piece en baissant la tete. "De temps a autre, il s'arrachait les cheveux, levait les poings fermes. "Je voyais la moiteur perler sur son front. "Je le perdis de vue un instant. "Je l'entendis ouvrir des tiroirs l'un apres l'autre, comme s'il cherchait quelque chose. "Puis, il se rapprocha de la table de toilette ou il me tournait le dos. "Sa tete etait un peu rejetee en arriere et il portait les deux mains a son col de chemise, comme s'il voulait le defaire. "Puis j'entendis alors un eclaboussement comme si une cuvette avait ete renversee et il s'affaissa sur le sol, sa tete dans un coin, et elle faisait avec ses epaules un angle si extraordinaire qu'il me suffit d'un coup d'oeil pour comprendre que mon homme allait echapper a l'etreinte ou je croyais le tenir. "Je fis glisser le panneau. "Un instant apres j'etais dans la piece. "Ses paupieres battaient encore et quand mon regard se fixa sur ses yeux deja glaces, je crus y lire une expression de surprise indiquant qu'il me reconnaissait. "Je deposai mon couteau sur le sol et je m'allongeai a cote de lui pour pouvoir lui murmurer a l'oreille une ou deux menues choses dont je tenais a lui laisser le souvenir, mais a ce moment meme, il ouvrit la bouche et mourut. "Chose singuliere, moi qui n'avais pas eu peur de ma vie, j'eus peur alors a cote de lui, et pourtant, quand je le regardai, quand je vis qu'il etait toujours immobile, a l'exception de la tache de sang qui allait toujours s'agrandissant, sur le tapis, je fus pris d'une soudaine crise de peur. "Je pris mon couteau et revins sans bruit dans ma chambre en fermant les panneaux derriere moi. "Ce fut alors seulement que je m'apercus qu'en ma folle precipitation, au lieu d'avoir rapporte le couteau de chasse, j'avais ramasse le rasoir qui etait tombe tout sanglant des mains du mort. "Je cachai ce rasoir dans un endroit ou personne ne l'a jamais decouvert, mais ma frayeur m'empecha d'aller chercher l'autre arme, ce que j'aurais sans doute fait si j'avais prevu les consequences terribles qu'on ne manquerait pas de tirer de sa presence contre mon maitre. "Voila donc, Lady Avon, le recit exact et sincere de la facon dont est mort le capitaine Barrington. -- Et comment se fait-il, demanda mon oncle d'un ton colere, que vous ayez toujours laisse un innocent en butte a une persecution, alors qu'un mot de vous l'aurait sauve. -- C'est, Sir Charles, que j'avais les meilleurs motifs pour croire que cette demarche serait fort mal accueillie de Lord Avon. Comment pouvais-je lui dire tout cela sans reveler le scandale de famille qu'il mettait tant de soin a cacher? J'avoue qu'au debut je ne lui ai pas dit tout ce que j'avais vu, mais je dois m'en excuser en rappelant qu'il disparut avant que j'eusse pris le temps de savoir ce que je devais faire. "Pendant bien des annees, je puis dire meme depuis que je suis entre a votre service, Sir Charles, ma conscience m'a tourmente et j'ai jure que si jamais je retrouvais mon ancien maitre, je lui revelerais tout. "Le hasard m'ayant fait surprendre une histoire racontee par le jeune Mr Stone, ici present, m'a montre la possibilite que les chambres secretes de la Falaise royale fussent le sejour de quelqu'un. "J'ai eu la conviction que Lord Avon s'y tenait cache. Je n'ai pas perdu un moment pour le decouvrir et lui offrir de faire tout ce qui serait en mon pouvoir. -- Il dit la verite, conclut Lord Avon, mais il eut ete bien etrange que j'hesite a faire le sacrifice d'une vie fragile et d'une sante languissante pour une cause a laquelle j'avais deja donne toute ma jeunesse. De nouvelles reflexions m'ont enfin contraint a modifier ma resolution. "Mon fils, dans l'ignorance ou il etait de son vrai rang, allait se laisser entrainer dans un genre d'existence qui etait en harmonie avec sa force et son courage mais non avec les traditions de sa maison. "Je me suis dit, en outre, que la plupart des gens qui avaient connu mon frere avaient disparu, qu'il n'etait pas necessaire que tous les faits parussent au grand jour, que si je m'en vais sans avoir dissipe tout soupcon sur ce crime, il en resterait pour ma famille une tache plus noire que la faute qu'il a expiee si terriblement. Pour ces motifs... Le bruit de plusieurs pas lourds qui eveillaient les echos de la vieille maison interrompit Lord Avon. En entendant ce bruit, sa figure prit un degre de plus de paleur et il regarda piteusement sa femme et son fils. -- On vient m'arreter, s'ecria-t-il. Il faudra que je me soumette a l'humiliation d'une arrestation. -- Par ici, Sir James, par ici, dit du dehors la voix rude de Sir Lothian Hume. -- Je n'ai pas besoin qu'on me montre le chemin dans une maison ou j'ai bu maintes bouteilles de bon clairet, repondit une voix de basse taille. Et au meme moment, nous vimes dans le corridor le corpulent squire Ovington en culottes de basane et bottes montantes, la cravache a la main. Il avait a cote de lui Sir Lothian Hume et je vis deux constables de campagne qui regardaient par-dessus son epaule. -- Lord Avon, dit le squire, en qualite de magistrat du comte de Sussex, j'ai le devoir de vous dire qu'il y a un mandat d'arret contre vous en raison de l'assassinat premedite de votre frere, le capitaine Barrington, en l'annee 1786. -- Je suis pret a me disculper de l'accusation. -- Cela, je vous le dis en tant que magistrat, mais en tant qu'homme et comme etant le squire de Rougham-Grange, je suis enchante de vous voir, Ned, et voici ma main. Jamais on ne me fera croire qu'un bon Tory comme vous, un homme qui a montre la queue de son cheval sur tous les hippodromes des Dunes, ait pu se rendre coupable d'un acte pareil. -- Vous me rendez justice, James, dit Lord Avon en serrant la large main brune que le squire lui avait tendue. Je suis aussi innocent que vous et je puis le prouver. -- En attendant, dit Sir Lothian Hume, une grosse porte et une solide serrure seront les meilleures precautions pour que Lord Avon se presente lorsqu'on le convoquera. La figure halee du squire prit une teinte d'un pourpre fonce quand il s'adressa au Londonien. -- Est-ce que vous etes le magistrat du comte, monsieur? -- Je n'ai pas cet honneur, Sir James. -- Alors pourquoi vous permettez-vous de donner des conseils a un homme qui remplit ces fonctions depuis pres de vingt ans? Quand je ne suis pas sur de mon affaire, monsieur, la loi me donne un clerc avec qui je puis conferer et je n'ai pas besoin d'autre assistance. -- Vous le prenez sur un ton trop haut, Sir James, je n'ai pas l'habitude d'etre pris a partie si vivement. -- Je ne suis pas non plus habitue a me voir interrompre dans l'exercice de mes devoirs officiels, monsieur. Je dis cela en qualite de magistrat, Sir Lothian, mais comme homme, je suis toujours pret a soutenir mes opinions. Sir Lothian s'inclina. -- Vous me permettrez, monsieur, de vous faire remarquer que j'ai des interets de la plus grande importance engages dans cette affaire. J'ai tous les motifs possibles de croire qu'il s'est organise ici un complot qui vise ma position comme heritier de Lord Avon. Je demande a ce qu'il soit mis en lieu sur jusqu'a ce que cette affaire soit eclaircie et je vous requiers en votre qualite de magistrat d'executer votre mandat. -- Que le diable emporte tout cela, Ned, s'ecria le squire. Je voudrais bien avoir aupres de moi mon clerc Johnson et je ne demande qu'a vous traiter avec tous les egards que la loi autorise et pourtant, comme vous l'entendez, je suis invite a m'assurer de votre personne. -- Permettez-moi, monsieur, de vous suggerer une idee, dit mon oncle. Tant qu'il sera sous la surveillance personnelle du magistrat, il sera repute sous la garde de la loi, et cette condition est remplie s'il se trouve sous le toit de Rougham- Grange. -- Rien de mieux, s'ecria le squire avec empressement. Vous allez loger chez moi jusqu'a ce que cette affaire s'en aille en fumee. En d'autres termes, Lord Avon, je me declare responsable, comme representant de la loi, de ce que vous serez retenu en lieu sur, jusqu'au jour ou l'on me demandera de vous produire en personne. -- Vous avez vraiment bon coeur, James. -- Ta! ta! je ne fais que me conformer a la loi. J'espere, Sir Lothian Hume, que vous n'avez pas d'objections a faire a cela? Sir Lothian haussa les epaules et jeta un regard noir au magistrat. Puis s'adressant a mon oncle: -- Il y a encore une petite affaire en suspens entre nous, dit-il. Vous plairait-il de me donner le nom d'un ami?... Mr Corcoran qui est dehors, dans la barouche, agirait en mon nom et nous pourrions nous rencontrer demain matin. -- Avec plaisir, repondit mon oncle, je crois pouvoir compter sur votre pere, mon neveu? Votre ami pourra s'entendre avec le lieutenant Stone de Friar's Oak et le plus tot sera le mieux. Ainsi se termina cette etrange conference. De mon cote, j'avais couru aupres de mon premier ami d'enfance et je faisais de mon mieux pour lui dire combien j'etais heureux de sa bonne fortune, et il me repondait en m'assurant que quoi qu'il put lui arriver, rien n'affaiblirait son affection pour moi. Mon oncle me toucha l'epaule et nous allions partir, lorsque Ambroise, ayant remis le masque de bronze sur ses ardentes passions, s'approcha de lui avec respect. -- Je vous demande pardon, Sir Charles, mais je suis tres choque de voir votre cravate... -- Vous avez raison, Ambroise, Lorimer fait de son mieux, mais je n'ai jamais pu trouver quelqu'un qui vous remplace. -- Je serais fier de vous servir, monsieur. Mais vous devez reconnaitre que Lord Avon a des droits anterieurs. S'il consent a me rendre ma liberte... -- Vous pouvez partir, Ambroise, vous le pouvez. Vous etes un excellent serviteur, mais votre presence m'est devenue penible. -- Je vous remercie, Ned, dit mon oncle. Mais vous, Ambroise, il ne faudra pas me quitter aussi brusquement. -- Permettez-moi de vous expliquer le motif, monsieur. J'etais decide a vous prevenir de mon depart quand nous serions arrives a Brighton, mais ce soir-la, comme nous sortions du village, j'ai vu passer dans un phaeton une dame dont je connaissais fort bien les relations intimes avec Lord Avon, sans etre certain que c'etait sa femme. Sa presence en cet endroit me confirma dans la conviction qu'il se cachait a la Falaise royale. Je descendis furtivement de votre voiture, je la suivis aussitot dans le but de lui exposer l'affaire et de lui expliquer combien il etait necessaire que Lord Avon me vit. -- Eh bien, je vous pardonne votre desertion, dit mon oncle, et je vous serais fort oblige si vous vouliez bien, de nouveau, arranger ma cravate. XXII -- DENOUEMENT La voiture de Sir James Ovington attendait dehors. La famille Avon, si tragiquement dispersee, si singulierement reunie, y monta pour se rendre sous le toit hospitalier du Squire. Lorsqu'ils furent sortis, mon oncle monta en voiture et nous reconduisit, Ambroise et moi, au village. -- Il est preferable de voir votre pere tout de suite, mon neveu. Sir Lothian et son homme sont deja en route depuis quelque temps. Je serais desole qu'il y ait quelque malentendu dans notre rencontre. De mon cote je pensais a la terrible reputation de notre adversaire comme duelliste. Sans doute ma figure laissa voir mes sentiments, car mon oncle se mit a rire. -- Eh bien! mon neveu, dit-il, on dirait que vous marchez derriere mon cercueil. Ce n'est pas ma premiere affaire et je pense bien que ce ne sera pas ma derniere. Quand je me bats aux environs de la ville, j'ai l'habitude d'aller tirer une centaine de balles dans l'arriere-boutique de Manton, et je puis dire que je suis en etat de trouver la route jusqu'a son gilet. Toutefois je confesse que je suis un peu accable de tout ce qui est arrive. Penser que mon cher vieil ami est non seulement vivant, mais innocent! Et qu'il a, pour continuer la race des Avon, un si beau gaillard de fils et d'heritier! Voila qui donnera le coup de grace a Hume, car je sais que les Juifs lui ont donne de la marge a raison de ses esperances. Et vous, Ambroise, dire que vous avez fait irruption de cette facon-la! Parmi toutes les choses extraordinaires qui etaient arrivees, il semblait que ce fut celle-la qui ait fait la plus forte impression sur mon oncle, car il y revint a maintes reprises. Cet homme, qu'il avait fini par regarder comme une machine a faire les noeuds de cravate et a remuer le chocolat, s'etait montre anime de passions. C'etait un prodige dont il ne revenait pas. Si son rechaud a rasoirs avait mal tourne, il n'en eut pas ete plus ebahi. Nous etions a quelques centaines de yards du cottage, lorsque nous vimes le long Mr Corcoran, l'homme a l'habit vert, arpentant l'allee du jardin. Mon oncle nous attendait a la porte avec un air de ravissement contenu. -- Je suis heureux de vous etre utile, de n'importe quelle maniere, Sir Charles. Nous avons arrange cela pour demain a sept heures dans le communal de Ditchling. -- Je ne serais pas fache que l'on puisse remettre ces petites affaires a une heure plus tardive, dit mon oncle. On est oblige de se lever a une heure tout a fait absurde ou de negliger sa toilette. -- Ils s'arretent sur la route a l'auberge de Friar's Oak, et si vous teniez a ce que cela ait lieu plus tard... -- Non, non, je ferai cet effort, Ambroise, vous apporterez la batterie de toilette a sept heures. -- Je ne sais pas si vous tiendrez a vous servir de mes aboyeurs, dit mon pere. Je m'en suis servi dans quinze engagements et a la distance de trente yards, vous auriez peine a trouver meilleur outil. -- Je vous remercie, j'ai mes pistolets de duel sous le siege. Ambroise, veillez a ce que les chiens soient huiles, car j'aime une detente legere. Ah! ma soeur Mary, je vous ramene votre garcon qui ne s'en trouve pas plus mal, je l'espere, apres les distractions de la ville. Je n'ai pas besoin de vous dire que ma pauvre mere me couvrit de pleurs et de caresses, car vous qui avez des meres, vous en savez autant que moi, et vous qui n'en avez pas, vous ne saurez jamais combien la maison de famille est un nid chaud et confortable. Comme je m'etais agite et demene pour voir les merveilles de la ville! Et maintenant que j'en avais vu plus que je n'eusse reve dans mes songes les plus extravagants, mes yeux ne trouvaient rien qui me donnat une plus grande impression de douceur et de repos que notre petit salon, avec ses bibelots, en eux-memes objets insignifiants mais si riches en souvenirs, le poisson souffleur des Moluques, la corne de narval de l'Arctique, et la gravure du _Ca Ira_ poursuivi par Lord Hotham. Et comme c'etait egayant de voir aussi d'un cote du foyer flambant, mon pere avec sa pipe et sa bonne figure rouge et ma mere tournant et piquant ses aiguilles a tricoter. En les contemplant, je me demandais comment je pouvais avoir ce grand desir de les quitter ou comment je prendrais sur moi de les quitter de nouveau. Mais il faudrait bien les quitter et a bref delai comme je l'appris avec les bruyantes felicitations de mon pere et les larmes de ma mere. Il avait ete nomme au commandement du _Caton_, vaisseau de soixante-quatre canons, pendant qu'un billet de Lord Nelson date de Portsmouth, m'informait qu'un poste vacant m'attendait si je me mettais en route tout de suite. -- Et votre mere tient pret votre coffre de marin, mon garcon. Vous pourrez faire le voyage demain avec moi, car si vous tenez a etre un des hommes de Nelson, il faut lui prouver que vous etes digne de lui. -- Tous les Stone sont entres dans la marine, dit ma mere a mon oncle, comme pour s'excuser, et c'est une grande chance pour lui d'y entrer sous le patronage de Lord Nelson. Mais nous n'oublierons jamais la bonte que vous avez eue, Charles, de montrer un peu le monde a Rodney. -- Au contraire, ma soeur Mary, dit gravement mon oncle, votre fils a ete pour moi une societe tres agreable, au point que je crains qu'on ait le droit de m'accuser de negligence envers Fidelio. Je vous le ramene, j'espere, un peu plus poli que je l'ai emmene. Ce serait folie que de le traiter de distingue, mais du moins il n'y a aucun reproche a lui faire. La nature lui a refuse les dons supremes. Je l'ai trouve peu dispose a y suppleer par des avantages artificiels, mais du moins je lui ai montre un peu la vie. Je lui ai donne quelques lecons de finesse et de conduite qui paraitront peut-etre de trop a present, mais qui reviendront en valeur lorsqu'il sera d'age plus mur. Si sa carriere dans la ville n'a pas donne ce que j'en attendais, la raison s'en trouve uniquement de ce fait que j'ai la sottise de juger autrui d'apres l'ideal que je me suis fait. Toutefois, je suis bien dispose a son egard et je le regarde comme eminemment apte a la profession ou il va entrer. Il me tendit alors sa sacro-sainte tabatiere comme un gage solennel de sa bienveillance et quand mon esprit se reporte a ce temps-la, il y a peu de circonstances ou j'aie vu plus clairement briller cet eclair malicieux en ses grands yeux a l'expression hautaine, alors qu'il avait un pouce dans l'entournure de son gilet et qu'il m'offrait la petite boite brillante sur le creux de sa main blanche comme la neige. Il etait le type et le chef d'une etrange race d'hommes qui a disparu d'Angleterre, ce beau au sang abondant, au caractere viril, exquis dans sa toilette, etroit dans ses idees, grossier dans ses amusements, excentrique dans ses habitudes. Ces hommes traverserent l'histoire d'Angleterre d'un pas guinde, avec leurs absurdes cravates, leurs larges collets, leurs breloques dansantes et ils s'evanouirent dans ces sombres coulisses d'ou l'on ne revient jamais. Le monde, en se developpant, les a laisses derriere lui. Il n'y a plus de place en lui pour leurs modes bizarres, leurs mystifications, leurs excentricites soigneusement etudiees. Et cependant, derriere ce rideau, sous ces dehors de sottise dont ils prenaient si grand soin de se draper, c'etaient souvent des hommes energiques, d'une robuste personnalite. Les langoureux flaneurs de Saint-James etaient aussi les Yachtmen du Solent, les fins Cavaliers des comtes, les combattants qui se battaient sur la grande route ou dans quelque aventure matinale. C'est parmi eux que Wellington tria ses meilleurs officiers. Ils condescendent parfois a etre poetes, orateurs, et Byron, Charles James Fox, Castlereagh, ont conserve parmi eux quelque renommee. Je ne puis m'empecher de me demander comment l'histoire les comprendra, alors que moi-meme, qui connaissais si bien l'un d'eux, qui avais de son sang dans les veines, je n'ai pu faire la part de ce qui etait reel et ce qui etait du aux affectations qu'il avait cultivees avec tant de soin qu'elles avaient cesse de meriter ce nom-la. A travers les interstices de cette cuirasse de folie, j'ai maintes fois cru entrevoir les traits d'un homme genereux et sincere et je me plais a croire que ce ne fut pas une illusion. Le hasard ne voulut pas que les incidents de ce jour touchassent a leur fin. J'etais alle me coucher de bonne heure, mais il me fut impossible de dormir, car mon esprit revenait sans cesse au petit Jim et au changement extraordinaire qui s'etait produit dans son avenir et dans sa situation. J'etais encore a me retourner et a m'agiter dans mon lit, lorsque j'entendis le bruit de sabots de chevaux venant de la direction de Londres, et aussitot le grincement de roues qui tournaient pour s'arreter devant l'auberge. Mes fenetres se trouvaient ouvertes, car c'etait une fraiche nuit de printemps. J'entendis une voix qui demanda si Sir Lothian Hume se trouvait la. A ce nom je sautai a bas du lit et j'eus le temps de voir trois hommes descendre de la voiture et entrer a la file dans le vestibule eclaire de l'auberge. Les deux chevaux restaient immobiles sous le flot de lumiere qui tombait par la porte sur leurs epaules brunes et leurs tetes patientes. Dix minutes peut-etre s'ecoulerent. Alors j'entendis le bruit de pas nombreux et un groupe serre d'hommes franchit la porte avec fracas. -- Inutile d'employer la violence, dit une voix rauque. Au nom de qui cette poursuite? -- Au nom de plusieurs, monsieur. On vous a laisse de la corde dans l'espoir que vous gagneriez cette lutte de l'autre jour. Montant total: Douze mille livres. -- Voyons, mon ami, j'ai un rendez-vous des plus importants pour demain a sept heures. Je vous donnerai cinquante livres si vous me laissez libre jusque-la. -- C'est reellement impossible, monsieur. Il n'en faudrait pas tant pour nous faire perdre nos places d'employes du sherif. A la lumiere jaune que jetaient les lanternes de la voiture, je vis le baronnet jeter un coup d'oeil sur nos fenetres et sa haine nous aurait tues si ses yeux avaient ete des armes aussi terribles que ses pistolets. -- Je ne peux pas monter en voiture, a moins qu'on ne me delie les mains, dit-il. -- Tenez ferme, Billy, car il a l'air vicieux. Lachez un bras a la fois. Ah! Comme ca vous voudriez... -- Corcoran! Corcoran! hurla une voix. Puis je vis un plongeon, une lutte, une silhouette aux mouvements frenetiques qui arrivait a le detacher du groupe. Un coup violent fut lance et l'homme s'etala au milieu de la route eclairee par la lune faisant dans la poussiere des contorsions et des sauts comme une truite qu'on vient de mettre a terre. -- Le voila pris, cette fois. Tenez-le par les poignets. Et a present, avec ensemble! Il fut souleve comme un sac de farine et lance brutalement dans le fond de la voiture. Les trois hommes monterent d'un bond. Un fouet siffla dans l'obscurite et voila comment Sir Lothian Hume, le Corinthien a la mode, disparut de mes yeux et de ceux de tout le monde, excepte des gens charitables qui visitaient les prisons pour dettes. Lord Avon vecut deux ans de plus, temps suffisant pour qu'avec l'aide d'Ambroise il put prouver qu'il etait innocent du crime horrible sous l'ombre duquel il avait passe tant d'annees. Toutefois, il n'arriva pas a secouer les effets de ces annees passees dans des conditions malsaines, contraires aux lois de la nature. Ce furent seulement les soins devoues de sa femme et de son fils qui firent durer la flamme vacillante de sa vie. Celle que j'avais connue comme ancienne actrice a Anstey Cross devint la douairiere d'Avon, tandis que le petit Jim, aussi affectueux pour moi qu'au temps ou ensemble on chipait les nids d'oiseaux, ou on taquinait la truite, est devenu aujourd'hui Lord Avon, cheri de ses fermiers, le plus fin sportsman et l'homme le plus populaire qu'il y ait du Weald au Canal. Il epousa la seconde fille de Sir James Ovington et, comme j'ai vu cette semaine trois de ses petits enfants, il est fort probable que si les descendants de Sir Lothian Hume persistent a guigner le domaine, ils en seront pour leurs esperances, comme avant eux leur ancetre. La vieille maison de la Falaise Royale a ete demolie a cause des terribles souvenirs de famille qui la hantaient. Un bel edifice moderne s'est eleve a sa place. La loge situee sur la route de Brighton avait un air si coquet avec son treillage et ses massifs de roses que je ne fus pas le seul visiteur a declarer que je prefererais sa possession a celle de la grande maison de la-bas parmi les arbres. C'est la que pendant bien des annees, qui aboutirent a une tranquille et heureuse vieillesse, vecurent Jack Harrison et sa femme. Ils recurent ainsi au couchant de leur vie les soins et l'affection qu'ils avaient prodigues. Jamais Jack Harrison n'enjamba desormais le ring de vingt-quatre pieds, mais l'histoire de la grande lutte entre le forgeron et l'homme de l'Ouest est encore familiere aux vieux fideles du ring et rien ne lui plaisait plus que de la recommencer dans toutes les peripeties et tout en restant assis sous son auvent couvert de roses. Mais des qu'il entendait le bruit de la canne de sa femme se rapprocher, il se mettait a parler d'autre chose, du jardin et de son avenir, car elle etait toujours hantee par la crainte de le voir retourner au ring et, pour peu qu'elle restat une heure sans voir le vieillard, elle etait convaincue qu'il etait alle disputer la ceinture, au champion du jour, un parvenu. "Il livra le bon combat", inscrivit-on a sa priere, sur sa pierre funeraire, et quoique je sois convaincu que ses dernieres pensees furent pour Baruch le Noir et Wilson le Crabe, aucun de ceux qui le connaissaient ne se refusait a voir un sens symbolique dans ce resume de sa vie d'honnete et vaillant homme. Sir Charles Tregellis continua pendant quelque temps a montrer ses couleurs ecarlate et or a Newmarket et ses inimitables costumes a Saint-James. Ce fut lui qui inventa de mettre des boutons et des boucles au bas des pantalons de grande ceremonie et lui aussi qui ouvrit des perspectives nouvelles par ses recherches sur les merites compares de la colle de poisson et de l'empois dans le repassage des devants de chemise. Les vieux beaux, s'il en reste encore d'egares dans les coins chez _Arthur_ ou chez _White_, se rappellent peut-etre un arret rendu par Tregellis: a savoir que, pour qu'une cravate ait la raideur convenable, il faut qu'en la prenant par un des angles on la souleve aux trois quarts. Il y eut alors le schisme d'Alvanley et de son ecole, qui declarerent que c'etait assez de la moitie. Puis vint le regne de Brummel et la rupture declaree au sujet des collets de velours ou toute la ville marcha derriere le nouveau venu. Mon oncle, qui n'etait point ne pour passer au second rang apres n'importe qui, se retira aussitot a Saint-Albans et annonca qu'il en ferait le centre de la mode et de la societe pour remplacer Londres degenere. Toutefois, le maire et le conseil, lui ayant vote une adresse de remerciements pour ses projets bienveillants envers la ville et ayant commande a Londres des vetements pour cette circonstance, parurent tous avec des collets de velours. Cela produisit chez mon oncle un tel decouragement qu'il se mit au lit et ne parut plus en public. Sa fortune, par suite de laquelle une noble existence avait peut- etre ete manquee, fut repartie en un grand nombre de petits legs. L'un d'eux etait destine a Ambroise, son valet, mais il en reserva a sa soeur, ma mere, assez pour lui faire une vieillesse aussi ensoleillee, aussi agreable que je le pouvais desirer. Quant a moi, fil sans valeur auquel sont enfiles ces grains, j'ose a peine ajouter quelques mots sur mon propre compte, de peur que ces mots par lesquels je dois finir mon chapitre ne servent de commencement a un autre. Si je n'avais pas pris la plume pour vous raconter une histoire de terrien, j'aurais peut-etre reussi a vous faire un meilleur recit de marin, mais on ne peut pas mettre dans un seul cadre deux tableaux destines a se faire vis-a-vis. Le jour viendra peut-etre ou je mettrai par ecrit tous les souvenirs que j'ai gardes de la grande bataille qui se livra sur mer. J'y dirai comment mon pere y finit sa glorieuse carriere en frottant la peinture de son navire contre celle d'un vaisseau espagnol de quatre-vingts canons et celle d'un vaisseau espagnol de soixante-quatorze. Il tomba sur sa poupe brisee en mangeant une pomme. Je vois les barres de fumee en cette soiree d'octobre tournoyer lentement sur les flots de l'Atlantique, puis se lever, monter, monter, jusqu'a ce qu'ils fussent dechires ces legers flocons et perdus dans l'infini bleu du ciel. Et en meme temps qu'eux se leva le nuage qui etait reste suspendu sur le pays. Il s'amincit, s'attenua de meme, jusqu'au jour ou le soleil de Dieu, l'astre de paix et de securite, vint encore briller sur nous et cette fois, nous l'esperons, sans crainte d'un obscurcissement nouveau. End of Project Gutenberg's Jim Harrison, boxeur, by Arthur Conan Doyle *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JIM HARRISON, BOXEUR *** ***** This file should be named 13734.txt or 13734.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/3/7/3/13734/ Produced by Ebooks libres et gratuits from images made available by the Bibliothèque Nationale de France at http://gallica.bnf.fr; this text is also available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format, Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format. Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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