The Project Gutenberg EBook of OEuvres Completes De Alfred De Musset (Tome Septieme), by Alfred De Musset This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: OEuvres Completes De Alfred De Musset (Tome Septieme) Author: Alfred De Musset Release Date: August 19, 2004 [EBook #13221] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES COMPLETES DE ALFRED *** Produced by Carlo Traverso, Wilelmina Malliere and Distributed Proofreaders Europe. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica). OEUVRES COMPLETES DE ALFRED DE MUSSET EDITION ORNEE DE 28 GRAVURES D' APRES LES DESSINS DE BIDA D'UN PORTRAIT GRAVE PAR FLAMENG D'APRES L'ORIGINAL DE LANDELLE ET ACCOMPAGNEE D'UNE NOTICE SUR ALFRED DE MUSSET PAR SON FRERE TOME SEPTIEME NOUVELLES ET CONTES II PARIS EDITION CHARPENTIER L. HEBERT, LIBRAIRE 7, RUE PERRONET, 7 1888 CROISILLES 1839 I Au commencement du regne de Louis XV, un jeune homme nomme Croisilles, fils d'un orfevre, revenait de Paris au Havre, sa ville natale. Il avait ete charge par son pere d'une affaire de commerce, et cette affaire s'etait terminee a son gre. La joie d'apporter une bonne nouvelle le faisait marcher plus gaiement et plus lestement que de coutume; car, bien qu'il eut dans ses poches une somme d'argent assez considerable, il voyageait a pied pour son plaisir. C'etait un garcon de bonne humeur, et qui ne manquait pas d'esprit, mais tellement distrait et etourdi, qu'on le regardait comme un peu fou. Son gilet boutonne de travers, sa perruque au vent, son chapeau sous le bras, il suivait les rives de la Seine, tantot revant, tantot chantant, leve des le matin, soupant au cabaret, et charme de traverser ainsi l'une des plus belles contrees de la France. Tout en devastant, au passage, les pommiers de la Normandie, il cherchait des rimes dans sa tete (car tout etourdi est un peu poete), et il essayait de faire un madrigal pour une belle demoiselle de son pays; ce n'etait pas moins que la fille d'un fermier general, mademoiselle Godeau, la perle du Havre, riche heritiere fort courtisee. Croisilles n'etait point recu chez M. Godeau autrement que par hasard, c'est-a-dire qu'il y avait porte quelquefois des bijoux achetes chez son pere. M. Godeau, dont le nom, tant soit peu commun, soutenait mal une immense fortune, se vengeait par sa morgue du tort de sa naissance, et se montrait, en toute occasion, enormement et impitoyablement riche. Il n'etait donc pas homme a laisser entrer dans son salon le fils d'un orfevre; mais, comme mademoiselle Godeau avait les plus beaux yeux du monde, que Croisilles n'etait pas mal tourne, et que rien n'empeche un joli garcon de devenir amoureux d'une belle fille, Croisilles adorait mademoiselle Godeau, qui n'en paraissait pas fachee. Il pensait donc a elle tout en regagnant le Havre, et, comme il n'avait jamais reflechi a rien, au lieu de songer aux obstacles invincibles qui le separaient de sa bien-aimee, il ne s'occupait que de trouver une rime au nom de bapteme qu'elle portait. Mademoiselle Godeau s'appelait Julie, et la rime etait aisee a trouver. Croisilles, arrive a Honfleur, s'embarqua le coeur satisfait, son argent et son madrigal en poche, et, des qu'il eut touche le rivage, il courut a la maison paternelle. Il trouva la boutique fermee; il y frappa a plusieurs reprises, non sans etonnement ni sans crainte, car ce n'etait point un jour de fete; personne ne venait. Il appela son pere, mais en vain. Il entra chez un voisin pour demander ce qui etait arrive; au lieu de lui repondre, le voisin detourna la tete, comme ne voulant pas le reconnaitre. Croisilles repeta ses questions; il apprit que son pere, depuis longtemps gene dans ses affaires, venait de faire faillite, et s'etait enfui en Amerique, abandonnant a ses creanciers tout ce qu'il possedait. Avant de sentir tout son malheur, Croisilles fut d'abord frappe de l'idee qu'il ne reverrait peut-etre jamais son pere. Il lui paraissait impossible de se trouver ainsi abandonne tout a coup; il voulut a toute force entrer dans la boutique, mais on lui fit entendre que les scelles etaient mis; il s'assit sur une borne, et, se livrant a sa douleur, il se mit a pleurer a chaudes larmes, sourd aux consolations de ceux qui l'entouraient, ne pouvant cesser d'appeler son pere, quoiqu'il le sut deja bien loin; enfin il se leva, honteux de voir la foule s'attrouper autour de lui, et, dans le plus profond desespoir, il se dirigea vers le port. Arrive sur la jetee, il marcha devant lui comme un homme egare qui ne sait ou il va ni que devenir. Il se voyait perdu sans ressources, n'ayant plus d'asile, aucun moyen de salut, et, bien entendu, plus d'amis. Seul, errant au bord de la mer, il fut tente de mourir en s'y precipitant. Au moment ou, cedant a cette pensee, il s'avancait vers un rempart eleve, un vieux domestique, nomme Jean, qui servait sa famille depuis nombre d'annees, s'approcha de lui. --Ah! mon pauvre Jean! s'ecria-t-il, tu sais ce qui s'est passe depuis mon depart. Est-il possible que mon pere nous quitte sans avertissement, sans adieu? --Il est parti, repondit Jean, mais non pas sans vous dire adieu. En meme temps il tira de sa poche une lettre qu'ils donna a son jeune maitre. Croisilles reconnut l'ecriture de son pere, et, avant d'ouvrir la lettre, il la baisa avec transport; mais elle ne renfermait que quelques mots. Au lieu de sentir sa peine adoucie, le jeune homme la trouva confirmee. Honnete jusque-la et connu pour tel, ruine par un malheur imprevu (la banqueroute d'un associe), le vieil orfevre n'avait laisse a son fils que quelques paroles banales de consolation, et nul espoir, sinon cet espoir vague, sans but ni raison, le dernier bien, dit-on, qui se perde. --Jean, mon ami, tu m'as berce, dit Croisilles apres avoir lu la lettre, et tu es certainement aujourd'hui le seul etre qui puisse m'aimer un peu; c'est une chose qui m'est bien douce, mais qui est facheuse pour toi; car, aussi vrai que mon pere s'est embarque la, je vais me jeter dans cette mer qui le porte, non pas devant toi ni tout de suite, mais un jour ou l'autre, car je suis perdu. --Que voulez-vous y faire? repliqua Jean, n'ayant point l'air d'avoir entendu, mais retenant Croisilles par le pan de son habit; que voulez-vous y faire, mon cher maitre? Votre pere a ete trompe; il attendait de l'argent qui n'est pas venu, et ce n'etait pas peu de chose. Pouvait-il rester ici? Je l'ai vu, monsieur, gagner sa fortune depuis trente ans que je le sers; je l'ai vu travailler, faire son commerce, et les ecus arriver un a un chez vous. C'est un honnete homme, et habile; on a cruellement abuse de lui. Ces jours derniers, j'etais encore la, et comme les ecus etaient arrives, je les ai vus partir du logis. Votre pere a paye tout ce qu'il a pu pendant une journee entiere; et, lorsque son secretaire a ete vide, il n'a pu s'empecher de me dire, en me montrant un tiroir ou il ne restait que six francs: "Il y avait ici cent mille francs ce matin!" Ce n'est pas la une banqueroute, monsieur, ce n'est point une chose qui deshonore! --Je ne doute pas plus de la probite de mon pere, repondit Croisilles, que de son malheur. Je ne doute pas non plus de son affection; mais j'aurais voulu l'embrasser, car que veux-tu que je devienne? Je ne suis point fait a la misere, je n'ai pas l'esprit necessaire pour recommencer ma fortune. Et quand je l'aurais? mon pere est parti. S'il a mis trente ans a s'enrichir, combien m'en faudra-t-il pour reparer ce coup? Bien davantage. Et vivra-t-il alors? Non sans doute; il mourra la-bas, et je ne puis pas meme l'y aller trouver; je ne puis le rejoindre qu'en mourant aussi. Tout desole qu'etait Croisilles, il avait beaucoup de religion. Quoique son desespoir lui fit desirer la mort, il hesitait a se la donner. Des les premiers mots de cet entretien, il s'etait appuye sur le bras de Jean, et tous deux retournaient vers la ville. Lorsqu'ils furent entres dans les rues, et lorsque la mer ne fut plus si proche: --Mais, monsieur, dit encore Jean, il me semble qu'un homme de bien a le droit de vivre, et qu'un malheur ne prouve rien. Puisque votre pere ne s'est pas tue, Dieu merci, comment pouvez-vous songer a mourir? Puisqu'il n'y a point de deshonneur, et toute la ville le sait, que penserait-on de vous? Que vous n'avez pu supporter la pauvrete. Ce ne serait ni brave ni chretien; car, au fond, qu'est-ce qui vous effraye? Il y a des gens qui naissent pauvres, et qui n'ont jamais eu ni pere ni mere. Je sais bien que tout le monde ne se ressemble pas, mais enfin il n'y a rien d'impossible a Dieu. Qu'est-ce que vous feriez en pareil cas? Votre pere n'etait pas ne riche, tant s'en faut, sans vous offenser, et c'est peut-etre ce qui le console. Si vous aviez ete ici depuis un mois, cela vous aurait donne du courage. Oui, monsieur, on peut se ruiner, personne n'est a l'abri d'une banqueroute; mais votre pere, j'ose le dire, a ete un homme, quoiqu'il soit parti un peu vite. Mais que voulez-vous? on ne trouve pas tous les jours un batiment pour l'Amerique. Je l'ai accompagne jusque sur le port, et si vous aviez vu sa tristesse! comme il m'a recommande d'avoir soin de vous, de lui donner de vos nouvelles!... Monsieur, c'est une vilaine idee que vous avez de jeter le manche apres la cognee. Chacun a son temps d'epreuve ici-bas, et j'ai ete soldat avant d'etre domestique. J'ai rudement souffert, mais j'etais jeune; j'avais votre age, monsieur, a cette epoque-la, et il me semblait que la Providence ne peut pas dire son dernier mot a un homme de vingt-cinq ans. Pourquoi voulez-vous empecher le bon Dieu de reparer le mal qu'il vous fait? Laissez-lui le temps, et tout s'arrangera. S'il m'etait permis de vous conseiller, vous attendriez seulement deux ou trois ans, et je gagerais que vous vous en trouveriez bien. Il y a toujours moyen de s'en aller de ce monde. Pourquoi voulez-vous profiter d'un mauvais moment? Pendant que Jean s'evertuait a persuader son maitre, celui-ci marchait en silence, et, comme font souvent ceux qui souffrent, il regardait de cote et d'autre, comme pour chercher quelque chose qui put le rattacher a la vie. Le hasard fit que, sur ces entrefaites, mademoiselle Godeau, la fille du fermier general, vint a passer avec sa gouvernante. L'hotel qu'elle habitait n'etait pas eloigne de la; Croisilles la vit entrer chez elle. Cette rencontre produisit sur lui plus d'effet que tous les raisonnements du monde. J'ai dit qu'il etait un peu fou, et qu'il cedait presque toujours a un premier mouvement. Sans hesiter plus longtemps et sans s'expliquer, il quitta le bras de son vieux domestique, et alla frapper a la porte de M. Godeau. II Quand on se represente aujourd'hui ce qu'on appelait jadis un financier, on imagine un ventre enorme, de courtes jambes, une immense perruque, une large face a triple menton, et ce n'est pas sans raison qu'on s'est habitue a se figurer ainsi ce personnage. Tout le monde sait a quels abus ont donne lieu les fermes royales, et il semble qu'il y ait une loi de nature qui rende plus gras que le reste des hommes ceux qui s'engraissent non seulement de leur propre oisivete, mais encore du travail des autres. M. Godeau, parmi les financiers, etait des plus classiques qu'on put voir, c'est-a-dire des plus, gros; pour l'instant il avait la goutte, chose fort a la mode en ce temps-la, comme l'est a present la migraine. Couche sur une chaise longue, les yeux a demi fermes, il se dorlotait au fond d'un boudoir. Les panneaux de glaces qui l'environnaient repetaient majestueusement de toutes parts son enorme personne; des sacs pleins d'or couvraient sa table; autour de lui, les meubles, les lambris, les portes, les serrures, la cheminee, le plafond, etaient dores; son habit l'etait; je ne sais si sa cervelle ne l'etait pas aussi. Il calculait les suites d'une petite affaire qui ne pouvait manquer de lui rapporter quelques milliers de louis; il daignait en sourire tout seul, lorsqu'on lui annonca Croisilles, qui entra d'un air humble mais resolu, et dans tout le desordre qu'on peut supposer d'un homme qui a grande envie de se noyer. M. Godeau fut un peu surpris de cette visite inattendue; il crut que sa fille avait fait quelque emplette; il fut confirme dans cette pensee en la voyant paraitre presque en meme temps que le jeune homme. Il fit signe a Croisilles, non pas de s'asseoir, mais de parler. La demoiselle prit place sur un sofa, et Croisilles, reste debout, s'exprima a peu pres en ces termes: --Monsieur, mon pere vient de faire faillite. La banqueroute d'un associe l'a force a suspendre ses payements, et, ne pouvant assister a sa propre honte, il s'est enfui en Amerique, apres avoir donne a ses creanciers jusqu'a son dernier sou. J'etais absent lorsque cela s'est passe; j'arrive, et il y a deux heures que je sais cet evenement. Je suis absolument sans ressources et determine a mourir. Il est tres probable qu'en sortant de chez vous je vais me jeter a l'eau. Je l'aurais deja fait, selon toute apparence, si le hasard ne m'avait fait rencontrer mademoiselle votre fille tout a l'heure. Je l'aime, monsieur, du plus profond de mon coeur; il y a deux ans que je suis amoureux d'elle, et je me suis tu jusqu'ici a cause du respect que je lui dois; mais aujourd'hui, en vous le declarant, je remplis un devoir indispensable, et je croirais offenser Dieu si, avant de me donner la mort, je ne venais pas vous demander si vous voulez que j'epouse mademoiselle Julie. Je n'ai pas la moindre esperance que vous m'accordiez cette demande, mais je dois neanmoins vous la faire; car je suis bon chretien, monsieur, et lorsqu'un bon chretien se voit arrive a un tel degre de malheur, qu'il ne lui soit plus possible de souffrir la vie, il doit du moins, pour attenuer son crime, epuiser toutes les chances qui lui restent avant de prendre un dernier parti. Au commencement de ce discours, M. Godeau avait suppose qu'on venait lui emprunter de l'argent, et il avait jete prudemment son mouchoir sur les sacs places aupres de lui, preparant d'avance un refus poli, car il avait toujours eu de la bienveillance pour le pere de Croisilles. Mais quand il eut ecoute jusqu'au bout, et qu'il eut compris de quoi il s'agissait, il ne douta pas que le pauvre garcon ne fut devenu completement fou. Il eut d'abord quelque envie de sonner et de le faire mettre a la porte; mais il lui trouva une apparence si ferme, un visage si determine, qu'il eut pitie d'une demence si tranquille. Il se contenta de dire a sa fille de se retirer, afin de ne pas l'exposer plus longtemps a entendre de pareilles inconvenances. Pendant que Croisilles avait parle, mademoiselle Godeau etait devenue rouge comme une peche au mois d'aout. Sur l'ordre de son pere, elle se retira. Le jeune homme lui fit un profond salut dont elle ne sembla pas s'apercevoir. Demeure seul avec Croisilles, M. Godeau toussa, se souleva, se laissa retomber sur ses coussins, et s'efforcant de prendre un air paternel: --Mon garcon, dit-il, je veux bien croire que tu ne te moques pas de moi et que tu as reellement perdu la tete. Non seulement j'excuse ta demarche, mais je consens a ne point t'en punir. Je suis fache que ton pauvre diable de pere ait fait banqueroute et qu'il ait decampe; c'est fort triste, et je comprends assez que cela t'ait tourne la cervelle. Je veux faire quelque chose pour toi; prends un pliant et assieds-toi la. --C'est inutile, monsieur, repondit Croisilles; du moment que vous me refusez, je n'ai plus qu'a prendre conge de vous. Je vous souhaite toutes sortes de prosperites. --Et ou t'en vas-tu? --Ecrire a mon pere et lui dire adieu. --Eh, que diantre! on jurerait que tu dis vrai; tu vas te noyer, ou le diable m'emporte. --Oui, monsieur; du moins je le crois, si le courage ne m'abandonne pas. --La belle avance! fi donc! quelle niaiserie! Assieds-toi, te dis-je, et ecoute-moi. M. Godeau venait de faire une reflexion fort juste, c'est qu'il n'est jamais agreable qu'on dise qu'un homme, quel qu'il soit, s'est jete a l'eau en nous quittant. Il toussa donc de nouveau, prit sa tabatiere, jeta un regard distrait sur son jabot, et continua. --Tu n'es qu'un sot, un fou, un enfant, c'est clair, tu ne sais ce que tu dis. Tu es ruine, voila ton affaire. Mais, mon cher ami, tout cela ne suffit pas; il faut reflechir aux choses de ce monde. Si tu venais me demander... je ne sais quoi, un bon conseil, eh bien! passe; mais qu'est-ce que tu veux? tu es amoureux de ma fille? --Oui, monsieur, et je vous repete que je suis bien eloigne de supposer que vous puissiez me la donner pour femme; mais comme il n'y a que cela au monde qui pourrait m'empecher de mourir, si vous croyez en Dieu, comme je n'en doute pas, vous comprendrez la raison qui m'amene. --Que je croie en Dieu ou non, cela ne te regarde pas, je n'entends pas qu'on m'interroge; reponds d'abord: Ou as-tu vu ma fille? --Dans la boutique de mon pere et dans cette maison, lorsque j'y ai apporte des bijoux pour mademoiselle Julie. --Qui est-ce qui t'a dit qu'elle s'appelle Julie? On ne s'y reconnait plus, Dieu me pardonne! Mais, qu'elle s'appelle Julie ou Javotte, sais-tu ce qu'il faut, avant tout, pour oser pretendre a la main de la fille d'un fermier general? --Non, je l'ignore absolument, a moins que ce ne soit d'etre aussi riche qu'elle. --Il faut autre chose, mon cher, il faut un nom. --Eh bien! je m'appelle Croisilles. --Tu t'appelles Croisilles, malheureux! Est-ce un nom que Croisilles? --Ma foi, monsieur, en mon ame et conscience, c'est un aussi beau nom que Godeau. --Tu es un impertinent, et tu me le payeras. --Eh, mon Dieu! monsieur, ne vous fachez pas; je n'ai pas la moindre envie de vous offenser. Si vous voyez la quelque chose qui vous blesse, et si vous voulez m'en punir, vous n'avez que faire de vous mettre en colere: en sortant d'ici, je vais me noyer. Bien que M. Godeau se fut promis de renvoyer Croisilles le plus doucement possible, afin d'eviter tout scandale, sa prudence ne pouvait resister a l'impatience de l'orgueil offense; l'entretien auquel il essayait de se resigner lui paraissait monstrueux en lui-meme; je laisse a penser ce qu'il eprouvait en s'entendant parler de la sorte. --Ecoute, dit-il presque hors de lui et resolu a en finir a tout prix, tu n'es pas tellement fou que tu ne puisses comprendre un mot de sens commun. Es-tu riche?... Non. Es-tu noble?... Encore moins. Qu'est-ce que c'est que la frenesie qui t'amene? Tu viens me tracasser, tu crois faire un coup de tete; tu sais parfaitement bien que c'est inutile; tu veux me rendre responsable de ta mort. As-tu a te plaindre de moi? dois-je un sou a ton pere? Est-ce ma faute si tu en es la? Eh, mordieu! on se noie et on se tait. --C'est ce que je vais faire de ce pas; je suis votre tres humble serviteur. --Un moment! il ne sera pas dit que tu auras eu en vain recours a moi. Tiens, mon garcon, voila quatre louis d'or; va-t'en diner a la cuisine, et que je n'entende plus parler de toi. --Bien oblige, je n'ai pas faim, et je n'ai que faire de votre argent! Croisilles sortit de la chambre, et le financier, ayant mis sa conscience en repos par l'offre qu'il venait de faire, se renfonca de plus belle dans sa chaise et reprit ses meditations. Mademoiselle Godeau, pendant ce temps-la, n'etait pas si loin qu'on pouvait le croire; elle s'etait, il est vrai, retiree par obeissance pour son pere; mais, au lieu de regagner sa chambre, elle etait restee a ecouter derriere la porte. Si l'extravagance de Croisilles lui paraissait inconcevable, elle n'y voyait du moins rien d'offensant; car l'amour, depuis que le monde existe, n'a jamais passe pour offense; d'un autre cote, comme il n'etait pas possible de douter du desespoir du jeune homme, mademoiselle Godeau se trouvait prise a la fois par les deux sentiments les plus dangereux aux femmes, la compassion et la curiosite. Lorsqu'elle vit l'entretien termine et Croisilles pret a sortir, elle traversa rapidement le salon ou elle se trouvait, ne voulant pas etre surprise aux aguets, et elle se dirigea vers son appartement; mais presque aussitot elle revint sur ses pas. L'idee que Croisilles allait peut-etre reellement se donner la mort lui troubla le coeur malgre elle. Sans se rendre compte de ce qu'elle faisait, elle marcha a sa rencontre; le salon etait vaste, et les deux jeunes gens vinrent lentement au-devant l'un de l'autre. Croisilles etait pale comme la mort, et mademoiselle Godeau cherchait vainement quelque parole qui put exprimer ce qu'elle sentait. En passant a cote de lui, elle laissa tomber a terre un bouquet de violettes qu'elle tenait a la main. Il se baissa aussitot, ramassa le bouquet et le presenta a la jeune fille pour le lui rendre; mais, au lieu de le reprendre, elle continua sa route sans prononcer un mot, et entra dans le cabinet de son pere. Croisilles, reste seul, mit le bouquet dans son sein, et sortit de la maison le coeur agite, ne sachant trop que penser de cette aventure. III A peine avait-il fait quelques pas dans la rue, qu'il vit accourir son fidele Jean, dont le visage exprimait la joie. --Qu'est-il arrive? lui demanda-t-il; as-tu quelque nouvelle a m'apprendre? --Monsieur, repondit Jean, j'ai a vous apprendre que les scelles sont leves, et que vous pouvez rentrer chez vous. Toutes les dettes de votre pere payees, vous restez proprietaire de la maison. Il est bien vrai qu'on a emporte tout ce qu'il y avait d'argent et de bijoux, et qu'on a meme enleve les meubles; mais enfin la maison vous appartient, et vous n'avez pas tout perdu. Je cours partout depuis une heure, ne sachant ce que vous etiez devenu, et j'espere, mon cher maitre, que vous serez assez sage pour prendre un parti raisonnable. --Quel parti veux-tu que je prenne? --Vendre cette maison, monsieur, c'est toute votre fortune; elle, vaut une trentaine de mille francs. Avec cela, du moins, on ne meurt pas de faim; et qui vous empecherait d'acheter un petit fonds de commerce qui ne manquerait pas de prosperer? --Nous verrons cela, repondit Croisilles, tout en se hatant de prendre le chemin de sa rue. Il lui tardait de revoir le toit paternel; mais, lorsqu'il y fut arrive, un si triste spectacle s'offrit a lui, qu'il eut a peine le courage d'entrer. La boutique en desordre, les chambres desertes, l'alcove de son pere vide, tout presentait a ses regards la nudite de la misere. Il ne restait pas une chaise; tous les tiroirs avaient ete fouilles, le comptoir brise, la caisse emportee; rien n'avait echappe aux recherches avides des creanciers et de la justice, qui, apres avoir pille la maison, etaient partis, laissant les portes ouvertes, comme pour temoigner aux passants que leur besogne etait accomplie. --Voila donc, s'ecria Croisilles, voila donc ce qui reste de trente ans de travail et de la plus honnete existence, faute d'avoir eu a temps, au jour fixe, de quoi faire honneur a une signature imprudemment engagee! Pendant que le jeune homme se promenait de long en large, livre aux plus tristes pensees, Jean paraissait fort embarrasse. Il supposait que son maitre etait sans argent, et qu'il pouvait meme n'avoir pas dine. Il cherchait donc quelque moyen pour le questionner la-dessus, et pour lui offrir, en cas de besoin, une part de ses economies. Apres s'etre mis l'esprit a la torture pendant un quart d'heure pour imaginer un biais convenable, il ne trouva rien de mieux que de s'approcher de Croisilles, et de lui demander d'une voix attendrie: --Monsieur aime-t-il toujours les perdrix aux choux? Le pauvre homme avait prononce ces mots avec un accent a la fois si burlesque et si touchant, que Croisilles, malgre sa tristesse, ne put s'empecher d'en rire. --Et a propos de quoi cette question? dit-il. --Monsieur, repondit Jean, c'est que ma femme m'en fait cuire une pour mon diner, et si par hasard vous les aimiez toujours... Croisilles avait entierement oublie jusqu'a ce moment la somme qu'il rapportait a son pere; la proposition de Jean le fit se ressouvenir que ses poches etaient pleines d'or. --Je te remercie de tout mon coeur, dit-il au vieillard, et j'accepte avec plaisir ton diner; mais, si tu es inquiet de ma fortune, rassure-toi, j'ai plus d'argent qu'il ne m'en faut pour avoir ce soir un bon souper que tu partageras a ton tour avec moi. En parlant ainsi, il posa sur la cheminee quatre bourses bien garnies, qu'il vida, et qui contenaient chacune cinquante louis. --Quoique cette somme ne m'appartienne pas, ajouta-t-il, je puis en user pour un jour ou deux. A qui faut-il que je m'adresse pour la faire tenir a mon pere? --Monsieur, repondit Jean avec empressement, votre pere m'a bien recommande de vous dire que cet argent vous appartenait; et si je ne vous en parlais point, c'est que je ne savais pas de quelle maniere vos affaires de Paris s'etaient terminees. Votre pere ne manquera de rien la-bas; il logera chez un de vos correspondants, qui le recevra de son mieux; il a d'ailleurs emporte ce qu'il lui faut, car il etait bien sur d'en laisser encore de trop, et ce qu'il a laisse, monsieur, tout ce qu'il a laisse, est a vous, il vous le marque lui-meme dans sa lettre, et je suis expressement charge de vous le repeter. Cet or est donc aussi legitimement votre bien que cette maison ou nous sommes. Je puis vous rapporter les paroles memes que votre pere, m'a dites en partant: "Que mon fils me pardonne de le quitter; qu'il se souvienne seulement pour m'aimer que je suis encore en ce monde, et qu'il use de ce qui restera apres mes dettes payees, comme si c'etait mon heritage." Voila, monsieur, ses propres expressions; ainsi remettez ceci dans votre poche, et puisque vous voulez bien de mon diner, allons, je vous prie, a la maison. La joie et la sincerite qui brillaient dans les yeux de Jean ne laissaient aucun doute a Croisilles. Les paroles de son pere l'avaient emu a tel point qu'il ne put retenir ses larmes; d'autre part, dans un pareil moment, quatre mille francs n'etaient pas une bagatelle. Pour ce qui regardait la maison, ce n'etait point une ressource certaine, car on ne pouvait en tirer parti qu'en la vendant, chose toujours longue et difficile. Tout cela cependant ne laissait pas que d'apporter un changement considerable a la situation dans laquelle se trouvait le jeune homme; il se sentit tout a coup attendri, ebranle dans sa funeste resolution, et, pour ainsi dire, a la fois plus triste et moins desole. Apres avoir ferme les volets de la boutique, il sortit de la maison avec Jean, et, en traversant de nouveau la ville, il ne put s'empecher de songer combien c'est peu de chose que nos afflictions, puisqu'elles servent quelquefois a nous faire trouver une joie imprevue dans la plus faible lueur d'esperance. Ce fut avec cette pensee qu'il se mit a table a cote de son vieux serviteur, qui ne manqua point, durant le repas, de faire tous ses efforts pour l'egayer. Les etourdis ont un heureux defaut: ils se desolent aisement, mais ils n'ont meme pas le temps de se consoler, tant il leur est facile de se distraire. On se tromperait de les croire insensibles ou egoistes; ils sentent peut-etre plus vivement que d'autres, et ils sont tres capables de se bruler la cervelle dans un moment de desespoir; mais, ce moment passe, s'ils sont encore en vie, il faut qu'ils aillent diner, qu'ils boivent et mangent comme a l'ordinaire, pour fondre ensuite en larmes en se couchant. La joie et la douleur ne glissent pas sur eux; elles les traversent comme des fleches: bonne et violente nature qui sait souffrir, mais qui ne peut pas mentir, dans laquelle on lit tout a nu, non pas fragile et vide comme le verre, mais pleine et transparente comme le cristal de roche. Apres avoir trinque avec Jean, Croisilles, au lieu de se noyer, s'en alla a la comedie. Debout dans le fond du parterre, il tira de son sein le bouquet de mademoiselle Godeau, et, pendant qu'il en respirait le parfum dans un profond recueillement, il commenca a penser d'un esprit plus calme a son aventure du matin. Des qu'il y eut reflechi quelque temps, il vit clairement la verite, c'est-a-dire que la jeune fille, en lui laissant son bouquet entre les mains et en refusant de le reprendre, avait voulu lui donner une marque d'interet; car autrement ce refus et ce silence n'auraient ete qu'une preuve de mepris, et cette supposition n'etait pas possible. Croisilles jugea donc que mademoiselle Godeau avait le coeur moins dur que monsieur son pere, et il n'eut pas de peine a se souvenir que le visage de la demoiselle, lorsqu'elle avait traverse le salon, avait exprime une emotion d'autant plus vraie qu'elle semblait involontaire. Mais cette emotion etait-elle de l'amour ou seulement de la pitie, ou moins encore peut-etre, de l'humanite? Mademoiselle Godeau avait-elle craint de le voir mourir, lui, Croisilles, ou seulement d'etre la cause de la mort d'un homme, quel qu'il fut? Bien que fane et a demi effeuille, le bouquet avait encore une odeur si exquise et une si galante tournure, qu'en le respirant et en le regardant, Croisilles ne put se defendre d'esperer. C'etait une guirlande de roses autour d'une touffe de violettes. Combien de sentiments et de mysteres un Turc aurait lus dans ces fleurs, en interpretant leur langage! Mais il n'y a que faire d'etre Turc en pareille circonstance. Les fleurs qui tombent du sein d'une jolie femme, en Europe comme en Orient, ne sont jamais muettes; quand elles ne raconteraient que ce qu'elles ont vu, lorsqu'elles reposaient sur une belle gorge, ce serait assez pour un amoureux, et elles le racontent en effet. Les parfums ont plus d'une ressemblance avec l'amour, et il y a meme des gens qui pensent que l'amour n'est qu'une sorte de parfum; il est vrai que la fleur qui l'exhale est la plus belle de la creation. Pendant que Croisilles divaguait ainsi, fort peu attentif a la tragedie qu'on representait pendant ce temps-la, mademoiselle Godeau elle-meme parut dans une loge en face de lui. L'idee ne lui vint pas que, si elle l'apercevait, elle pourrait bien trouver singulier de le voir la apres ce qui venait de se passer. Il fit au contraire tous ses efforts pour se rapprocher d'elle; mais il n'y put parvenir. Une figurante de Paris etait venue en poste jouer Merope, et la foule etait si serree, qu'il n'y avait pas moyen de bouger. Faute de mieux, il se contenta donc de fixer ses regards sur sa belle, et de ne pas la quitter un instant des yeux. Il remarqua qu'elle semblait preoccupee, maussade, et qu'elle ne parlait a personne qu'avec une sorte de repugnance. Sa loge etait entouree, comme on peut penser, de tout ce qu'il y avait de petits-maitres normands dans la ville; chacun venait a son tour passer devant elle a la galerie, car, pour entrer dans la loge meme qu'elle occupait, cela n'etait pas possible, attendu que monsieur son pere en remplissait seul, de sa personne, plus des trois quarts. Croisilles remarqua encore qu'elle ne lorgnait point et qu'elle n'ecoutait pas la piece. Le coude appuye sur la balustrade, le menton dans sa main, le regard distrait, elle avait l'air, au milieu de ses atours, d'une statue de Venus deguisee en marquise; l'etalage de sa robe et de sa coiffure, son rouge, sous lequel on devinait sa paleur, toute la pompe de sa toilette, ne faisaient que mieux ressortir son immobilite. Jamais Croisilles ne l'avait vue si jolie. Ayant trouve moyen, pendant l'entr'acte, de s'echapper de la cohue, il courut regarder au carreau de la loge, et, chose etrange, a peine y eut-il mis la tete, que mademoiselle Godeau, qui n'avait pas bouge depuis une heure, se retourna. Elle tressaillit legerement en l'apercevant, et ne jeta sur lui qu'un coup d'oeil; puis elle reprit sa premiere posture. Si ce coup d'oeil exprimait la surprise, l'inquietude, le plaisir de l'amour; s'il voulait dire: "Quoi! vous n'etes pas mort!" ou: "Dieu soit beni! vous voila vivant!" je ne me charge pas de le demeler; toujours est-il que, sur ce coup d'oeil, Croisilles se jura tout bas de mourir ou de se faire aimer. IV De tous les obstacles qui nuisent a l'amour, l'un des plus grands est sans contredit ce qu'on appelle la fausse honte, qui en est bien une tres veritable. Croisilles n'avait pas ce triste defaut que donnent l'orgueil et la timidite; il n'etait pas de ceux qui tournent pendant des mois entiers autour de la femme qu'ils aiment, comme un chat autour d'un oiseau en cage. Des qu'il eut renonce a se noyer, il ne songea plus qu'a faire savoir a sa chere Julie qu'il vivait uniquement pour elle; mais comment le lui dire? S'il se presentait une seconde fois a l'hotel du fermier general, il n'etait pas douteux que M. Godeau ne le fit mettre au moins a la porte. Julie ne sortait jamais qu'avec une femme de chambre, quand il lui arrivait d'aller a pied; il etait donc inutile d'entreprendre de la suivre. Passer les nuits sous les croisees de sa maitresse est une folie chere aux amoureux, mais qui, dans le cas present, etait plus inutile encore. J'ai dit que Croisilles etait fort religieux; il ne lui vint donc pas a l'esprit de chercher a rencontrer sa belle a l'eglise. Comme le meilleur parti, quoique le plus dangereux, est d'ecrire aux gens lorsqu'on ne peut leur parler soi-meme, il ecrivit des le lendemain. Sa lettre n'avait, bien entendu, ni ordre ni raison. Elle etait a peu pres concue en ces termes: "Mademoiselle, "Dites-moi au juste, je vous en supplie, ce qu'il faudrait posseder de fortune pour pouvoir pretendre a vous epouser. Je vous fais la une etrange question; mais je vous aime si eperdument qu'il m'est impossible de ne pas la faire, et vous etes la seule personne au monde a qui je puisse l'adresser. Il m'a semble, hier au soir, que vous me regardiez au spectacle. Je voulais mourir; plut a Dieu que je fusse mort, en effet, si je me trompe et si ce regard n'etait pas pour moi! Dites-moi si le hasard peut etre assez cruel pour qu'un homme s'abuse d'une maniere a la fois si triste et si douce. J'ai cru que vous m'ordonniez de vivre. Vous etes riche, belle, je le sais; votre pere est orgueilleux et avare, et vous avez le droit d'etre fiere; mais je vous aime, et le reste est un songe. Fixez sur moi ces yeux charmants, pensez a ce que peut l'amour, puisque je souffre, que j'ai tout lieu de craindre, et que je ressens une inexprimable jouissance a vous ecrire cette folle lettre qui m'attirera peut-etre votre colere; mais pensez aussi, mademoiselle, qu'il y a un peu de votre faute dans cette folie. Pourquoi m'avez-vous laisse ce bouquet? Mettez-vous un instant, s'il se peut, a ma place; j'ose croire que vous m'aimez, et j'ose vous demander de me le dire. Pardonnez-moi, je vous en conjure. Je donnerais mon sang pour etre certain de ne pas vous offenser, et pour vous voir ecouter mon amour avec ce sourire d'ange qui n'appartient qu'a vous. Quoi que vous fassiez, votre image m'est restee; vous ne l'effacerez qu'en m'arrachant le coeur. Tant que votre regard vivra dans mon souvenir, tant que ce bouquet gardera un reste de parfum, tant qu'un mot voudra dire qu'on, aime, je conserverai quelque esperance." Apres avoir cachete sa lettre, Croisilles s'en alla devant l'hotel Godeau, et se promena de long en large dans la rue, jusqu'a ce qu'il vit sortir un domestique. Le hasard, qui sert toujours les amoureux en cachette, quand il le peut sans se compromettre, voulut que la femme de chambre de mademoiselle Julie eut resolu ce jour-la de faire emplette d'un bonnet. Elle se rendait chez la marchande de modes, lorsque Croisilles l'aborda, lui glissa un louis dans la main, et la pria de se charger de sa lettre. Le marche fut bientot conclu; la servante prit l'argent pour payer son bonnet, et promit de faire la commission par reconnaissance. Croisilles, plein de joie, revint a sa maison et s'assit devant sa porte, attendant la reponse. Avant de parler de cette reponse, il faut dire un mot de mademoiselle Godeau. Elle n'etait pas tout a fait exempte de la vanite de son pere, mais son bon naturel y remediait. Elle etait, dans la force du terme, ce qu'on nomme un enfant gate. D'habitude elle parlait fort peu, et jamais on ne la voyait tenir une aiguille; elle passait les journees a sa toilette, et les soirees sur un sofa, n'ayant pas l'air d'entendre la conversation. Pour ce qui regardait sa parure, elle etait prodigieusement coquette, et son propre visage etait a coup sur ce qu'elle avait le plus considere en ce monde. Un pli a sa collerette, une tache d'encre a son doigt, l'auraient desolee; aussi, quand sa robe lui plaisait, rien ne saurait rendre le dernier regard qu'elle jetait sur sa glace avant de quitter sa chambre. Elle ne montrait ni gout ni aversion pour les plaisirs qu'aiment ordinairement les jeunes filles; elle allait volontiers au bal, et elle y renoncait sans humeur, quelquefois sans motif; le spectacle l'ennuyait, et elle s'y endormait continuellement. Quand son pere, qui l'adorait, lui proposait de lui faire quelque cadeau a son choix, elle etait une heure a se decider, ne pouvant se trouver un desir. Quand M. Godeau recevait ou donnait a diner, il arrivait que Julie ne paraissait pas au salon: elle passait la soiree, pendant ce temps-la, seule dans sa chambre, en grande toilette, a se promener de long en large, son eventail a la main. Si on lui adressait un compliment, elle detournait la tete, et si on tentait de lui faire la cour, elle ne repondait que par un regard a la fois si brillant et si serieux, qu'elle deconcertait le plus hardi. Jamais un bon mot ne l'avait fait rire; jamais un air d'opera, une tirade de tragedie, ne l'avaient emue; jamais, enfin, son coeur n'avait donne signe de vie, et, en la voyant passer dans tout l'eclat de sa nonchalante beaute, on aurait pu la prendre pour une belle somnambule qui traversait ce monde en revant. Tant d'indifference et de coquetterie ne semblait pas aise a comprendre. Les uns disaient qu'elle n'aimait rien; les autres, qu'elle n'aimait qu'elle-meme. Un seul mot suffisait cependant pour expliquer son caractere: elle attendait. Depuis l'age de quatorze ans, elle avait entendu repeter sans cesse que rien n'etait aussi charmant qu'elle; elle en etait persuadee; c'est pourquoi elle prenait grand soin de sa parure: en manquant de respect a sa personne, elle aurait cru commettre un sacrilege. Elle marchait, pour ainsi dire, dans sa beaute, comme un enfant dans ses habits de fete; mais elle etait bien loin de croire que cette beaute dut rester inutile; sous son apparente insouciance se cachait une volonte secrete, inflexible, et d'autant plus forte qu'elle etait mieux dissimulee. La coquetterie des femmes ordinaires, qui se depense en oeillades, en minauderies et en sourires, lui semblait une escarmouche puerile, vaine, presque meprisable. Elle se sentait en possession d'un tresor, et elle dedaignait de le hasarder au jeu piece a piece: il lui fallait un adversaire digne d'elle; mais, trop habituee a voir ses desirs prevenus, elle ne cherchait pas cet adversaire; on peut meme dire davantage, elle etait etonnee qu'il se fit attendre. Depuis quatre ou cinq ans qu'elle allait dans le monde et qu'elle etalait consciencieusement ses paniers, ses falbalas et ses belles epaules, il lui paraissait inconcevable qu'elle n'eut point encore inspire une grande passion. Si elle eut dit le fond de sa pensee, elle eut volontiers repondu a ceux qui lui faisaient des compliments: "Eh bien! s'il est vrai que je sois si belle, que ne vous brulez-vous la cervelle pour moi?" Reponse que, du reste, pourraient faire bien des jeunes filles, et que plus d'une, qui ne dit rien, a au fond du coeur, quelquefois sur le bord des levres. Qu'y a-t-il, en effet, au monde, de plus impatientant pour une femme que d'etre jeune, belle, riche, de se regarder dans son miroir, de se voir paree, digne en tout point de plaire, toute disposee a se laisser aimer, et de se dire: On m'admire, on me vante, tout le monde me trouve charmante, et personne ne m'aime. Ma robe est de la meilleure faiseuse, mes dentelles sont superbes, ma coiffure est irreprochable, mon visage le plus beau de la terre, ma taille fine, mon pied bien chausse; et tout cela ne me sert a rien qu'a aller bailler dans le coin d'un salon! Si un jeune homme me parle, il me traite en enfant; si on me demande en mariage, c'est pour ma dot; si quelqu'un me serre la main en dansant, c'est un fat de province; des que je parais quelque part, j'excite un murmure d'admiration, mais personne ne me dit, a moi seule, un mot qui me fasse battre le coeur. J'entends des impertinents qui me louent tout haut, a deux pas de moi, et pas un regard modeste et sincere ne cherche le mien. Je porte une ame ardente, pleine de vie, et je ne suis, a tout prendre, qu'une jolie poupee qu'on promene, qu'on fait sauter au bal, qu'une gouvernante habille le matin et decoiffe le soir, pour recommencer le lendemain. Voila ce que mademoiselle Godeau s'etait dit bien des fois a elle-meme, et il y avait de certains jours ou cette pensee lui inspirait un si sombre ennui, qu'elle restait muette et presque immobile une journee entiere. Lorsque Croisilles lui ecrivit, elle etait precisement dans un acces d'humeur semblable. Elle venait de prendre son chocolat, et elle revait profondement, etendue dans une bergere, lorsque sa femme de chambre entra et lui remit la lettre d'un air mysterieux. Elle regarda l'adresse, et, ne reconnaissant pas l'ecriture, elle retomba dans sa distraction. La femme de chambre se vit alors forcee d'expliquer de quoi il s'agissait, ce qu'elle fit d'un air assez deconcerte, ne sachant trop comment la jeune fille prendrait cette demarche. Mademoiselle Godeau ecouta sans bouger, ouvrit ensuite la lettre, et y jeta seulement un coup d'oeil; elle demanda aussitot une feuille de papier, et ecrivit nonchalamment ce peu de mots: "Eh, mon Dieu! non, monsieur, je ne suis pas fiere. Si vous aviez seulement cent mille ecus, je vous epouserais tres volontiers." Telle fut la reponse que la femme de chambre rapporta sur-le-champ a Croisilles, qui lui donna encore un louis pour sa peine. V Cent mille ecus, comme dit le proverbe, ne se trouvent pas dans le pas d'un ane; et si Croisilles eut ete defiant, il eut pu croire, en lisant la lettre de mademoiselle Godeau, qu'elle etait folle ou qu'elle se moquait de lui. Il ne pensa pourtant ni l'un ni l'autre; il ne vit rien autre chose, sinon que sa chere Julie l'aimait, qu'il lui fallait cent mille ecus, et il ne songea, des ce moment, qu'a tacher de se les procurer. Il possedait deux cents louis comptant, plus une maison qui, comme je l'ai dit, pouvait valoir une trentaine de mille francs. Que faire? Comment s'y prendre pour que ces trente-quatre mille francs en devinssent tout a coup trois cent mille? La premiere idee qui vint a l'esprit du jeune homme fut de trouver une maniere quelconque de jouer a croix ou pile toute sa fortune; mais, pour cela, il fallait vendre la maison. Croisilles commenca donc par coller sur sa porte un ecriteau portant que sa maison etait a vendre; puis, tout en revant a ce qu'il ferait de l'argent qu'il pourrait en tirer, il attendit un acheteur. Une semaine s'ecoula, puis une autre; pas un acheteur ne se presenta. Croisilles passait ses journees a se desoler avec Jean, et le desespoir s'emparait de lui, lorsqu'un brocanteur juif sonna a sa porte. --Cette maison est a vendre, monsieur. En etes-vous le proprietaire? --Oui, monsieur. --Et combien vaut-elle? --Trente mille francs, a ce que je crois; du moins je l'ai entendu dire a mon pere. Le juif visita toutes les chambres, monta au premier, descendit a la cave, frappa sur les murailles, compta les marches de l'escalier, fit tourner les portes sur leurs gonds et les clefs dans les serrures, ouvrit et ferma les fenetres; puis enfin, apres avoir tout bien examine, sans dire un mot et sans faire la moindre proposition, il salua Croisilles et se retira. Croisilles, qui, durant une heure, l'avait suivi le coeur palpitant, ne fut pas, comme on pense, peu desappointe de cette retraite silencieuse. Il supposa que le juif avait voulu se donner le temps de reflechir, et qu'il reviendrait incessamment. Il l'attendit pendant huit jours, n'osant sortir de peur de manquer sa visite, et regardant a la fenetre du matin au soir; mais ce fut en vain: le juif ne reparut point. Jean, fidele a son triste role de raisonneur, faisait, comme on dit, de la morale a son maitre, pour le dissuader de vendre sa maison d'une maniere si precipitee et dans un but si extravagant. Mourant d'impatience, d'ennui et d'amour, Croisilles prit un matin ses deux cents louis et sortit, resolu a tenter la fortune avec cette somme, puisqu'il n'en pouvait avoir davantage. Les tripots, dans ce temps-la, n'etaient pas publics, et l'on n'avait pas encore invente ce raffinement de civilisation qui permet au premier venu de se ruiner a toute heure, des que l'envie lui en passe par la tete. A peine Croisilles fut-il dans la rue qu'il s'arreta, ne sachant ou aller risquer son argent. Il regardait les maisons du voisinage, et les toisait les unes apres les autres, tachant de leur trouver une apparence suspecte et de deviner ce qu'il cherchait. Un jeune homme de bonne mine, vetu d'un habit magnifique, vint a passer. A en juger par les dehors, ce ne pouvait etre qu'un fils de famille. Croisilles l'aborda poliment. --Monsieur, lui dit-il, je vous demande pardon de la liberte que je prends. J'ai deux cents louis dans ma poche et je meurs d'envie de les perdre ou d'en avoir davantage. Ne pourriez-vous pas m'indiquer quelque honnete endroit ou se font ces sortes de choses? A ce discours assez etrange, le jeune homme partit d'un eclat de rire. --Ma foi! monsieur, repondit-il, si vous cherchez un mauvais lieu, vous n'avez qu'a me suivre, car j'y vais. Croisilles le suivit, et au bout de quelques pas ils entrerent tous deux dans une maison de la plus belle apparence, ou ils furent recus le mieux du monde par un vieux gentilhomme de fort bonne compagnie. Plusieurs jeunes gens etaient deja assis autour d'un tapis vert: Croisilles y prit modestement une place, et en moins d'une heure ses deux cents louis furent perdus. Il sortit aussi triste que peut l'etre un amoureux qui se croit aime. Il ne lui restait pas de quoi diner, mais ce n'etait pas ce qui l'inquietait. --Comment ferai-je a present, se demanda-t-il, pour me procurer de l'argent? A qui m'adresser dans cette ville? Qui voudra me preter seulement cent louis sur cette maison que je ne puis vendre? Pendant qu'il etait dans cet embarras, il rencontra son brocanteur juif. Il n'hesita pas a s'adresser a lui, et, en sa qualite d'etourdi, il ne manqua pas de lui dire dans quelle situation il se trouvait. Le juif n'avait pas grande envie d'acheter la maison; il n'etait venu la voir que par curiosite, ou, pour mieux dire, par acquit de conscience, comme un chien entre en passant dans une cuisine dont la porte est ouverte, pour voir s'il n'y a rien a voler; mais il vit Croisilles si desespere, si triste, si denue de toute ressource, qu'il ne put resister a la tentation de profiter de sa misere, au risque de se gener un peu pour payer la maison. Il lui en offrit donc a peu pres le quart de ce qu'elle valait. Croisilles lui sauta au cou; l'appela son ami et son sauveur, signa aveuglement un marche a faire dresser les cheveux sur la tete, et, des le lendemain, possesseur de quatre cents nouveaux louis, il se dirigea de rechef vers le tripot ou il avait ete si poliment et si lestement ruine la veille. En s'y rendant, il passa sur le port. Un vaisseau allait en sortir; le vent etait doux, l'Ocean tranquille. De toutes parts, des negociants, des matelots, des officiers de marine en uniforme, allaient et venaient. Des crocheteurs transportaient d'enormes ballots pleins de marchandises. Les passagers faisaient leurs adieux; de legeres barques flottaient de tous cotes; sur tous les visages on lisait la crainte, l'impatience ou l'esperance; et, au milieu de l'agitation qui l'entourait, le majestueux navire se balancait doucement, gonflant ses voiles orgueilleuses. --Quelle admirable chose, pensa Croisilles, que de risquer ainsi ce qu'on possede, et d'aller chercher au dela des mers une perilleuse fortune! Quelle emotion de regarder partir ce vaisseau charge de tant de richesses, du bien-etre de tant de familles! Quelle joie de le voir revenir, rapportant le double de ce qu'on lui a confie, rentrant plus fier et plus riche qu'il n'etait parti! Que ne suis-je un de ces marchands! Que ne puis-je jouer ainsi mes quatre cents louis! Quel tapis vert que cette mer immense, pour y tenter hardiment le hasard! Pourquoi n'acheterais-je pas quelques ballots de toiles ou de soieries? qui m'en empeche, puisque j'ai de l'or? Pourquoi ce capitaine refuserait-il de se charger de mes marchandises? Et qui sait? au lieu d'aller perdre cette pauvre et unique somme dans un tripot, je la doublerais, je la triplerais peut-etre par une honnete industrie. Si Julie m'aime veritablement, elle attendra quelques annees, et elle me restera fidele jusqu'a ce que je puisse l'epouser. Le commerce produit quelquefois des benefices plus gros qu'on ne pense; il ne manque pas d'exemples, en ce monde, de fortunes rapides, surprenantes, gagnees ainsi sur ces flots changeants: pourquoi la Providence ne benirait-elle pas une tentative faite dans un but si louable, si digne de sa protection? Parmi ces marchands qui ont tant amasse et qui envoient des navires aux deux bouts de la terre, plus d'un a commence par une moindre somme que celle que j'ai la. Ils ont prospere avec l'aide de Dieu; pourquoi ne pourrais-je pas prosperer a mon tour? Il me semble qu'un bon vent souffle dans ces voiles, et que ce vaisseau inspire la confiance. Allons! le sort en est jete, je vais m'adresser a ce capitaine qui me parait aussi de bonne mine, j'ecrirai ensuite a Julie, et je veux devenir un habile negociant. Le plus grand danger que courent les gens qui sont habituellement un peu fous, c'est de le devenir tout a fait par instants. Le pauvre garcon, sans reflechir davantage, mit son caprice a execution. Trouver des marchandises a acheter lorsqu'on a de l'argent et qu'on ne s'y connait pas, c'est la chose du monde la moins difficile. Le capitaine, pour obliger Croisilles, le mena chez un fabricant de ses amis qui lui vendit autant de toiles et de soieries qu'il put en payer; le tout, mis dans une charrette, fut promptement transporte a bord. Croisilles, ravi et plein d'esperance, avait ecrit lui-meme en grosses lettres son nom sur ses ballots. Il les regarda s'embarquer avec une joie inexprimable; l'heure du depart arriva bientot, et le navire s'eloigna de la cote. VI Je n'ai pas besoin de dire que, dans cette affaire, Croisilles n'avait rien garde. D'un autre cote, sa maison etait vendue; il ne lui restait pour tout bien que les habits qu'il avait sur le corps; point de gite, et pas un denier. Avec toute la bonne volonte possible, Jean ne pouvait supposer que son maitre fut reduit a un tel denument; Croisilles etait, non pas trop fier, mais trop insouciant pour le dire; il prit le parti de coucher a la belle etoile, et, quant aux repas, voici le calcul qu'il fit: il presumait que le vaisseau qui portait sa fortune mettrait six mois a revenir au Havre; il vendit, non sans regret, une montre d'or que son pere lui avait donnee, et qu'il avait heureusement gardee; il en eut trente-six livres. C'etait de quoi vivre a peu pres six mois avec quatre sous par jour. Il ne douta pas que ce ne fut assez, et, rassure par le present, il ecrivit a mademoiselle Godeau pour l'informer de ce qu'il avait fait; il se garda bien, dans sa lettre, de lui parler de sa detresse; il lui annonca, au contraire, qu'il avait entrepris une operation de commerce magnifique, dont les resultats etaient prochains et infaillibles; il lui expliqua comme quoi la _Fleurette_, vaisseau a fret de cent cinquante tonneaux, portait dans la Baltique ses toiles et ses soieries; il la supplia de lui rester fidele pendant un an, se reservant de lui en demander davantage ensuite, et, pour sa part, il lui jura un eternel amour. Lorsque mademoiselle Godeau recut cette lettre, elle etait au coin de son feu, et elle tenait a la main, en guise d'ecran, un de ces bulletins qu'on imprime dans les ports, qui marquent l'entree et la sortie des navires, et en meme temps annoncent les desastres. Il ne lui etait jamais arrive, comme on peut penser, de prendre interet a ces sortes de choses, et elle n'avait jamais jete les yeux sur une seule de ces feuilles. La lettre de Croisilles fut cause qu'elle lut le bulletin qu'elle tenait; le premier mot qui frappa ses yeux fut precisement le nom de la _Fleurette_; le navire avait echoue sur les cotes de France dans la nuit meme qui avait suivi son depart. L'equipage s'etait sauve a grand'peine, mais toutes les marchandises avaient ete perdues. Mademoiselle Godeau, a cette nouvelle, ne se souvint plus que Croisilles avait fait devant elle l'aveu de sa pauvrete; elle en fut aussi desolee que s'il se fut agi d'un million; en un instant, l'horreur d'une tempete, les vents en furie, les cris des noyes, la ruine d'un homme qui l'aimait, toute une scene de roman, se presenterent a sa pensee; le bulletin et la lettre lui tomberent des mains; elle se leva dans un trouble extreme, et, le sein palpitant, les yeux prets a pleurer, elle se promena a grands pas, resolue a agir dans cette occasion, et se demandant ce qu'elle devait faire. Il y a une justice a rendre a l'amour, c'est que plus les motifs qui le combattent sont forts, clairs, simples, irrecusables, en un mot, moins il a le sens commun, plus la passion s'irrite, et plus on aime; c'est une belle chose sous le ciel que cette deraison du coeur; nous ne vaudrions pas grand'chose sans elle. Apres s'etre promenee dans sa chambre, sans oublier ni son cher eventail, ni le coup d'oeil a la glace en passant, Julie se laissa retomber dans sa bergere. Qui l'eut pu voir en ce moment eut joui d'un beau spectacle: ses yeux etincelaient, ses joues etaient en feu; elle poussa un long soupir et murmura avec une joie et une douleur delicieuses: --Pauvre garcon! il s'est ruine pour moi! Independamment de la fortune qu'elle devait attendre de son pere, mademoiselle Godeau avait, a elle appartenant, le bien que sa mere lui avait laisse. Elle n'y avait jamais songe; en ce moment, pour la premiere fois de sa vie, elle se souvint qu'elle pouvait disposer de cinq cent mille francs. Cette pensee la fit sourire; un projet bizarre, hardi, tout feminin, presque aussi fou que Croisilles lui-meme, lui traversa l'esprit; elle berca quelque temps son idee dans sa tete, puis se decida a l'executer. Elle commenca par s'enquerir si Croisilles n'avait pas quelque parent ou quelque ami; la femme de chambre fut mise en campagne. Tout bien examine, on decouvrit, au quatrieme etage d'une vieille maison, une tante a demi percluse, qui ne bougeait jamais de son fauteuil, et qui n'etait pas sortie depuis quatre ou cinq ans. Cette pauvre femme, fort agee, semblait avoir ete mise ou plutot laissee au monde comme un echantillon des miseres humaines. Aveugle, goutteuse, presque sourde, elle vivait seule dans un grenier; mais une gaiete plus forte que le malheur et la maladie la soutenait a quatre-vingts ans et lui faisait encore aimer la vie; ses voisins ne passaient jamais devant sa porte sans entrer chez elle, et les airs surannes qu'elle fredonnait egayaient toutes les filles du quartier. Elle possedait une petite rente viagere qui suffisait a l'entretenir; tant que durait le jour, elle tricotait; pour le reste, elle ne savait pas ce qui s'etait passe depuis la mort de Louis XIV. Ce fut chez cette respectable personne que Julie se fit conduire en secret. Elle se mit pour cela dans tous ses atours; plumes, dentelles, rubans, diamants, rien ne fut epargne: elle voulait seduire; mais sa vraie beaute en cette circonstance fut le caprice qui l'entrainait. Elle monta l'escalier raide et obscur qui menait chez la bonne dame, et, apres le salut le plus gracieux, elle parla a peu pres ainsi: --Vous avez, madame, un neveu nomme Croisilles, qui m'aime et qui a demande ma main; je l'aime aussi et voudrais l'epouser; mais mon pere, M. Godeau, fermier general de cette ville, refuse de nous marier, parce que votre neveu n'est pas riche. Je ne voudrais pour rien au monde etre l'occasion d'un scandale, ni causer de la peine a personne; je ne saurais donc avoir la pensee de disposer de moi sans le consentement de ma famille. Je viens vous demander une grace que je vous supplie de m'accorder; il faudrait que vous vinssiez vous-meme proposer ce mariage a mon pere. J'ai, grace a Dieu, une petite fortune qui est toute a votre service; vous prendrez, quand il vous plaira, cinq cent mille francs chez mon notaire, vous direz que cette somme appartient a votre neveu, et elle lui appartient en effet; ce n'est point un present que je veux lui faire, c'est une dette que je lui paye, car je suis cause de la ruine de Croisilles, et il est juste que je la repare. Mon pere ne cedera pas aisement; il faudra que vous insistiez et que vous ayez un peu de courage; je n'en manquerai pas de mon cote. Comme personne au monde, excepte moi, n'a de droit sur la somme dont je vous parle, personne ne saura jamais de quelle maniere elle aura passe entre vos mains. Vous n'etes pas tres riche non plus, je le sais, et vous pouvez craindre qu'on ne s'etonne de vous voir doter ainsi votre neveu; mais songez que mon pere ne vous connait pas, que vous vous montrez fort peu par la ville, et que par consequent il vous sera facile de feindre que vous arrivez de quelque voyage. Cette demarche vous coutera sans doute, il faudra quitter votre fauteuil et prendre un peu de peine; mais vous ferez deux heureux, madame, et, si vous avez jamais connu l'amour, j'espere que vous ne me refuserez pas. La bonne dame, pendant ce discours, avait ete tour a tour surprise, inquiete, attendrie et charmee. Le dernier mot la persuada. --Oui, mon enfant, repeta-t-elle plusieurs fois, je sais ce que c'est, je sais ce que c'est! En parlant ainsi, elle fit un effort pour se lever; ses jambes affaiblies la soutenaient a peine; Julie s'avanca rapidement, et lui tendit la main pour l'aider; par un mouvement presque involontaire, elles se trouverent en un instant dans les bras l'une de l'autre. Le traite fut aussitot conclu; un cordial baiser le scella d'avance, et toutes les confidences necessaires s'ensuivirent sans peine. Toutes les explications etant faites, la bonne dame tira de son armoire une venerable robe de taffetas qui avait ete sa robe de noce. Ce meuble antique n'avait pas moins de cinquante ans, mais pas une tache, pas un grain de poussiere ne l'avait deflore; Julie en fut dans l'admiration. On envoya chercher un carrosse de louage, le plus beau qui fut dans toute la ville. La bonne dame prepara le discours qu'elle devait tenir a M. Godeau; Julie lui apprit de quelle facon il fallait toucher le coeur de son pere, et n'hesita pas a avouer que la vanite etait son cote vulnerable. --Si vous pouviez imaginer, dit-elle, un moyen de flatter ce penchant, nous aurions partie gagnee. La bonne dame reflechit profondement, acheva sa toilette sans mot dire, serra la main de sa future niece, et monta en voiture. Elle arriva bientot a l'hotel Godeau; la, elle se redressa, si bien en entrant, qu'elle semblait rajeunie de dix ans. Elle traversa majestueusement le salon ou etait tombe le bouquet de Julie, et, quand la porte du boudoir s'ouvrit, elle dit d'une voix ferme au laquais qui la precedait: --Annoncez la baronne douairiere de Croisilles. Ce mot decida du bonheur des deux amants; M. Godeau en fut ebloui. Bien que les cinq cent mille francs lui semblassent peu de chose, il consentit a tout pour faire de sa fille une baronne, et elle le fut; qui eut ose lui en contester le titre? A mon avis, elle l'avait bien gagne. FIN DE CROISILLES. Cette nouvelle a ete publiee pour la premiere fois dans le numero de la _Revue des Deux Mondes_ du 15 fevrier 1839. HISTOIRE D'UN MERLE BLANC 1842 I Qu'il est glorieux, mais qu'il est penible d'etre en ce monde un merle exceptionnel! Je ne suis point un oiseau fabuleux, et M. de Buffon m'a decrit. Mais, helas! je suis extremement rare et tres difficile a trouver. Plut au ciel que je fusse tout a fait impossible! Mon pere et ma mere etaient deux bonnes gens qui vivaient, depuis nombre d'annees, au fond d'un vieux jardin retire du Marais. C'etait un menage exemplaire. Pendant que ma mere, assise dans un buisson fourre, pondait regulierement trois fois par an, et couvait, tout en sommeillant, avec une religion patriarcale, mon pere, encore fort propre et fort petulant, malgre son grand age, picorait autour d'elle toute la journee, lui apportant de beaux insectes qu'il saisissait delicatement par le bout de la queue pour ne pas degouter sa femme, et, la nuit venue, il ne manquait jamais, quand il faisait beau, de la regaler d'une chanson qui rejouissait tout le voisinage. Jamais une querelle, jamais le moindre nuage n'avait trouble cette douce union. A peine fus-je venu au monde, que, pour la premiere fois de sa vie, mon pere commenca a montrer de la mauvaise humeur. Bien que je ne fusse encore que d'un gris douteux, il ne reconnaissait en moi ni la couleur, ni la tournure de sa nombreuse posterite. --Voila un sale enfant, disait-il quelquefois en me regardant de travers; il faut que ce gamin-la aille apparemment se fourrer dans tous les platras et tous les tas de boue qu'il rencontre, pour etre toujours si laid et si crotte. --Eh, mon Dieu! mon ami, repondait ma mere, toujours roulee en boule dans une vieille ecuelle dont elle avait fait son nid, ne voyez-vous pas que c'est de son age? Et vous-meme, dans votre jeune temps, n'avez-vous pas ete un charmant vaurien? Laissez grandir notre merlichon, et vous verrez comme il sera beau; il est des mieux que j'aie pondus. Tout en prenant ainsi ma defense, ma mere ne s'y trompait pas; elle voyait pousser mon fatal plumage, qui lui semblait une monstruosite; mais elle faisait comme toutes les meres qui s'attachent souvent a leurs enfants par cela meme qu'ils sont maltraites de la nature, comme si la faute en etait a elles, ou comme si elles repoussaient d'avance l'injustice du sort qui doit les frapper. Quand vint le temps de ma premiere mue, mon pere devint tout a fait pensif et me considera attentivement. Tant que mes plumes tomberent, il me traita encore avec assez de bonte et me donna meme la patee, me voyant grelotter presque nu dans un coin; mais des que mes pauvres ailerons transis commencerent a se recouvrir de duvet, a chaque plume blanche qu'il vit paraitre, il entra dans une telle colere, que je craignis qu'il ne me plumat pour le reste de mes jours! Helas! je n'avais pas de miroir; j'ignorais le sujet de cette fureur, et je me demandais pourquoi le meilleur des peres se montrait pour moi si barbare. Un jour qu'un rayon de soleil et ma fourrure naissante m'avaient mis, malgre moi, le coeur en joie, comme je voltigeais dans une allee, je me mis, pour mon malheur, a chanter. A la premiere note qu'il entendit, mon pere sauta en l'air comme une fusee. --Qu'est-ce que j'entends-la? s'ecria-t-il; est-ce ainsi qu'un merle siffle? est-ce ainsi que je siffle? est-ce la siffler? Et, s'abattant pres de ma mere avec la contenance la plus terrible: --Malheureuse! dit-il, qui est-ce qui a pondu dans ton nid? A ces mots, ma mere indignee s'elanca de son ecuelle, non sans se faire du mal a une patte; elle voulut parler, mais ses sanglots la suffoquaient, elle tomba a terre a demi pamee. Je la vis pres d'expirer; epouvante et tremblant de peur, je me jetai aux genoux de mon pere. --O mon pere! lui dis-je, si je siffle de travers, et si je suis mal vetu, que ma mere n'en soit point punie! Est-ce sa faute si la nature m'a refuse une voix comme la votre? Est-ce sa faute si je n'ai pas votre beau bec jaune et votre bel habit noir a la francaise, qui vous donnent l'air d'un marguillier en train d'avaler une omelette? Si le Ciel a fait de moi un monstre, et si quelqu'un doit en porter la peine, que je sois du moins le seul malheureux! --Il ne s'agit pas de cela, dit mon pere; que signifie la maniere absurde dont tu viens de te permettre de siffler? qui t'a appris a siffler ainsi contre tous les usages et toutes les regles? --Helas! monsieur, repondis-je humblement, j'ai siffle comme je pouvais, me sentant gai parce qu'il fait beau, et ayant peut-etre mange trop de mouches. --On ne siffle pas ainsi dans ma famille, reprit mon pere hors de lui. Il y a des siecles que nous sifflons de pere en fils, et, lorsque je fais entendre ma voix la nuit, apprends qu'il y a ici, au premier etage, un vieux monsieur, et au grenier une jeune grisette, qui ouvrent leurs fenetres pour m'entendre. N'est-ce pas assez que j'aie devant les yeux l'affreuse couleur de tes sottes plumes qui te donnent l'air enfarine comme un paillasse de la foire? Si je n'etais le plus pacifique des merles, je t'aurais deja cent fois mis a nu, ni plus ni moins qu'un poulet de basse-cour pret a etre embroche. --Eh bien! m'ecriai-je, revolte de l'injustice de mon pere, s'il en est ainsi, monsieur, qu'a cela ne tienne! je me deroberai a votre presence, je delivrerai vos regards de cette malheureuse queue blanche, par laquelle vous me tirez toute la journee. Je partirai, monsieur, je fuirai; assez d'autres enfants consoleront votre vieillesse, puisque ma mere pond trois fois par an; j'irai loin de vous cacher ma misere, et peut-etre, ajoutai-je en sanglotant, peut-etre trouverai-je, dans le potager du voisin ou sur les gouttieres, quelques vers de terre ou quelques araignees pour soutenir ma triste existence. --Comme tu voudras, repliqua mon pere, loin de s'attendrir a ce discours; que je ne te voie plus! Tu n'es pas mon fils; tu n'es pas un merle. --Et que suis-je donc, monsieur, s'il vous plait? --Je n'en sais rien, mais tu n'es pas un merle. Apres ces paroles foudroyantes, mon pere s'eloigna a pas lents. Ma mere se releva tristement, et alla, en boitant, achever de pleurer dans son ecuelle. Pour moi, confus et desole, je pris mon vol du mieux que je pus, et j'allai, comme je l'avais annonce, me percher sur la gouttiere d'une maison voisine. II Mon pere eut l'inhumanite de me laisser pendant plusieurs jours dans cette situation mortifiante. Malgre sa violence, il avait bon coeur, et, aux regards detournes qu'il me lancait, je voyais bien qu'il aurait voulu me pardonner et me rappeler; ma mere, surtout, levait sans cesse vers moi des yeux pleins de tendresse, et se risquait meme parfois a m'appeler d'un petit cri plaintif; mais mon horrible plumage blanc leur inspirait, malgre eux, une repugnance et un effroi auxquels je vis bien qu'il n'y avait point de remede. --Je ne suis point un merle! me repetais-je; et, en effet, en m'epluchant le matin et en me mirant dans l'eau de la gouttiere, je ne reconnaissais que trop clairement combien je ressemblais peu a ma famille.--O ciel! repetais-je encore, apprends-moi donc ce que je suis! Une certaine nuit qu'il pleuvait averse, j'allais m'endormir extenue de faim et de chagrin, lorsque je vis se poser pres de moi un oiseau plus mouille, plus pale et plus maigre que je ne le croyais possible. Il etait a peu pres de ma couleur, autant que j'en pus juger a travers la pluie qui nous inondait; a peine avait-il sur le corps assez de plumes pour habiller un moineau, et il etait plus gros que moi. Il me sembla, au premier abord, un oiseau tout a fait pauvre et necessiteux; mais il gardait, en depit de l'orage qui maltraitait son front presque tondu, un air deserte qui me charma. Je lui fis modestement une grande reverence, a laquelle il repondit par un coup de bec qui faillit me jeter a bas de la gouttiere. Voyant que je me grattais l'oreille et que je me retirais avec componction sans essayer de lui repondre en sa langue: --Qui es-tu? me demanda-t-il d'une voix aussi enrouee que son crane etait chauve. --Helas! monseigneur, repondis-je (craignant une seconde estocade), je n'en sais rien. Je croyais etre un merle, mais l'on m'a convaincu que je n'en suis pas un. La singularite de ma reponse et mon air de sincerite l'interesserent. Il s'approcha de moi et me fit conter mon histoire, ce dont je m'acquittai avec toute la tristesse et toute l'humilite qui convenaient a ma position et au temps affreux qu'il faisait. --Si tu etais un ramier comme moi, me dit-il apres m'avoir ecoute, les niaiseries dont tu t'affliges ne t'inquieteraient pas un moment. Nous voyageons, c'est la notre vie, et nous avons bien nos amours, mais je ne sais qui est mon pere. Fendre l'air, traverser l'espace, voir a nos pieds les monts et les plaines, respirer l'azur meme des cieux, et non les exhalaisons de la terre, courir comme la fleche a un but marque qui ne nous echappe jamais, voila notre plaisir et notre existence. Je fais plus de chemin en un jour qu'un homme n'en peut faire en dix. --Sur ma parole, monsieur, dis-je un peu enhardi, vous etes un oiseau bohemien. --C'est encore une chose dont je ne me soucie guere, reprit-il. Je n'ai point de pays; je ne connais que trois choses: les voyages, ma femme et mes petits. Ou est ma femme, la est ma patrie. --Mais qu'avez-vous la qui vous pend au cou? C'est comme une vieille papillotte chiffonnee. --Ce sont des papiers d'importance, repondit-il en se rengorgeant; je vais a Bruxelles de ce pas, et je porte au celebre banquier *** une nouvelle qui va faire baisser la rente d'un franc soixante-dix-huit centimes. --Juste Dieu! m'ecriai-je, c'est une belle existence que la votre, et Bruxelles, j'en suis sur, doit etre une ville bien curieuse a voir. Ne pourriez-vous pas m'emmener avec vous? Puisque je ne suis pas un merle, je suis peut-etre un pigeon ramier. --Si tu en etais un, repliqua-t-il, tu m'aurais rendu le coup de bec que je t'ai donne tout a l'heure. --Eh bien! monsieur, je vous le rendrai; ne nous brouillons pas pour si peu de chose. Voila le matin qui parait et l'orage qui s'apaise. De grace, laissez-moi vous suivre! Je suis perdu, je n'ai plus rien au monde;--si vous me refusez, il ne me reste plus qu'a me noyer dans cette gouttiere. --Eh bien, en route! suis-moi si tu peux. Je jetai un dernier regard sur le jardin ou dormait ma mere. Une larme coula de mes yeux; le vent et la pluie l'emporterent. J'ouvris mes ailes et je partis. III Mes ailes, je l'ai dit, n'etaient pas encore bien robustes. Tandis que mon conducteur allait comme le vent, je m'essoufflais a ses cotes; je tins bon pendant quelque temps, mais bientot il me prit un eblouissement si violent, que je me sentis pres de defaillir. --Y en a-t-il encore pour longtemps? demandai-je d'une voix faible. --Non, me repondit-il, nous sommes au Bourget; nous n'avons plus que soixante lieues a faire. J'essayai de reprendre courage, ne voulant pas avoir l'air d'une poule mouillee, et je volai encore un quart d'heure; mais, pour le coup, j'etais rendu. --Monsieur, begayai-je de nouveau, ne pourrait-on pas s'arreter un instant? J'ai une soif horrible qui me tourmente, et, en nous perchant sur un arbre... --Va-t'en au diable! tu n'es qu'un merle! me repondit le ramier en colere. Et, sans daigner tourner la tete, il continua son voyage enrage. Quant a moi, abasourdi et n'y voyant plus, je tombai dans un champ de ble. J'ignore combien de temps dura mon evanouissement. Lorsque je repris connaissance, ce qui me revint d'abord en memoire fut la derniere parole du ramier: Tu n'es qu'un merle, m'avait-il dit.--O mes chers parents! pensai-je, vous vous etes donc trompes! Je vais retourner pres de vous; vous me reconnaitrez pour votre vrai et legitime enfant, et vous me rendrez ma place dans ce bon petit tas de feuilles qui est sous l'ecuelle de ma mere. Je fis un effort pour me lever; mais la fatigue du voyage et la douleur que je ressentais de ma chute me paralysaient tous les membres. A peine me fus-je dresse sur mes pattes, que la defaillance me reprit, et je retombai sur le flanc. L'affreuse pensee de la mort se presentait deja a mon esprit, lorsque, a travers les bluets et les coquelicots, je vis venir a moi, sur la pointe du pied, deux charmantes personnes. L'une etait une petite pie fort bien mouchetee et extremement coquette, et l'autre une tourterelle couleur de rose. La tourterelle s'arreta a quelques pas de distance, avec un grand air de pudeur et de compassion pour mon infortune; mais la pie s'approcha en sautillant de la maniere la plus agreable du monde. --Eh, bon Dieu! pauvre enfant, que faites-vous la? me demanda-t-elle d'une voix folatre et argentine. --Helas! madame la marquise, repondis-je (car c'en devait etre une pour le moins), je suis un pauvre diable de voyageur que son postillon a laisse en route, et je suis en train de mourir de faim. --Sainte Vierge! que me dites-vous? repondit-elle. Et aussitot elle se mit a voltiger ca et la sur les buissons qui nous entouraient, allant et venant de cote et d'autre, m'apportant quantite de baies et de fruits, dont elle fit un petit tas pres de moi, tout en continuant ses questions. --Mais qui etes-vous? mais d'ou venez-vous? C'est une chose incroyable que votre aventure! Et ou alliez-vous? Voyager seul, si jeune, car vous sortez de votre premiere mue! Que font vos parents? d'ou sont-ils? comment vous laissent-ils aller dans cet etat-la? Mais c'est a faire dresser les plumes sur la tete! Pendant qu'elle parlait, je m'etais souleve un peu de cote, et je mangeais de grand appetit. La tourterelle restait immobile, me regardant toujours d'un oeil de pitie. Cependant elle remarqua que je retournais la tete d'un air languissant, et elle comprit que j'avais soif. De la pluie tombee dans la nuit une goutte restait sur un brin de mouron; elle recueillit timidement cette goutte dans son bec, et me l'apporta toute fraiche. Certainement, si je n'eusse pas ete si malade, une personne si reservee ne se serait jamais permis une pareille demarche. Je ne savais pas encore ce que c'est que l'amour, mais mon coeur battait violemment. Partage entre deux emotions diverses, j'etais penetre d'un charme inexplicable. Ma panetiere etait si gaie, mon echanson si expansif et si doux, que j'aurais voulu dejeuner ainsi pendant toute l'eternite. Malheureusement, tout a un terme, meme l'appetit d'un convalescent. Le repas fini et mes forces revenues, je satisfis la curiosite de la petite pie, et lui racontai mes malheurs avec autant de sincerite que je l'avais fait la veille devant le pigeon. La pie m'ecouta avec plus d'attention qu'il ne semblait devoir lui appartenir, et la tourterelle me donna des marques charmantes de sa profonde sensibilite. Mais, lorsque j'en fus a toucher le point capital qui causait ma peine, c'est-a-dire l'ignorance ou j'etais de moi-meme: --Plaisantez-vous? s'ecria la pie; vous, un merle! vous, un pigeon! Fi donc! vous etes une pie, mon cher enfant, pie s'il en fut, et tres gentille pie, ajouta-t-elle en me donnant un petit coup d'aile, comme qui dirait un coup d'eventail. --- Mais, madame la marquise, repondis-je, il me semble que, pour une pie, je suis d'une couleur, ne vous en deplaise... --Une pie russe, mon cher, vous etes une pie russe! Vous ne savez pas qu'elles sont blanches? Pauvre garcon, quelle innocence[1]! [Note 1: On trouve, en effet, des pies blanches en Russie.] --Mais, madame, repris-je, comment serais-je une pie russe, etant ne au fond du Marais, dans une vieille ecuelle cassee? --Ah! le bon enfant! Vous etes de l'invasion, mon cher; croyez-vous qu'il n'y ait que vous? Fiez-vous a moi, et laissez-vous faire; je veux vous emmener tout a l'heure et vous montrer les plus belles choses de la terre. --Ou cela, madame, s'il vous plait? --Dans mon palais vert, mon mignon; vous verrez quelle vie on y mene. Vous n'aurez pas plus tot ete pie un quart d'heure, que vous ne voudrez plus entendre parler d'autre chose. Nous sommes la une centaine, non pas de ces grosses pies de village qui demandent l'aumone sur les grands chemins, mais toutes nobles et de bonne compagnie, effilees, lestes, et pas plus grosses que le poing. Pas une de nous n'a ni plus ni moins de sept marques noires et de cinq marques blanches; c'est une chose invariable, et nous meprisons le reste du monde. Les marques noires vous manquent, il est vrai, mais votre qualite de Russe suffira pour vous faire admettre. Notre vie se compose de deux choses: caqueter et nous attifer. Depuis le matin jusqu'a midi, nous nous attifons, et, depuis midi jusqu'au soir, nous caquetons. Chacune de nous perche sur un arbre, le plus haut et le plus vieux possible. Au milieu de la foret s'eleve un chene immense, inhabite, helas! C'etait la demeure du feu roi Pie X, ou nous allons en pelerinage en poussant de bien gros soupirs; mais, a part ce leger chagrin, nous passons le temps a merveille. Nos femmes, ne sont pas plus begueules que nos maris ne sont jaloux, mais nos plaisirs sont purs et honnetes, parce que notre coeur est aussi noble que notre langage est libre et joyeux. Notre fierte n'a pas de bornes, et, si un geai ou toute autre canaille vient par hasard a s'introduire chez nous, nous le plumons impitoyablement. Mais nous n'en sommes pas moins les meilleures gens du monde, et les passereaux, les mesanges, les chardonnerets qui vivent dans nos taillis, nous trouvent toujours pretes a les aider, a les nourrir et a les defendre. Nulle part il n'y a plus de caquetage que chez nous, et nulle part moins de medisance. Nous ne manquons pas de vieilles pies devotes qui disent leurs patenotres toute la journee, mais la plus eventee de nos jeunes commeres peut passer, sans crainte d'un coup de bec, pres de la plus severe douairiere. En un mot, nous vivons de plaisir, d'honneur, de bavardage, de gloire et de chiffons. --Voila qui est fort beau, madame, repliquai-je, et je serais certainement mal appris de ne point obeir aux ordres d'une personne comme vous. Mais avant d'avoir l'honneur de vous suivre, permettez-moi, de grace, de dire un mot a cette bonne demoiselle qui est ici.--Mademoiselle, continuai-je en m'adressant a la tourterelle, parlez-moi franchement, je vous en supplie; pensez-vous que je sois veritablement une pie russe? A cette question, la tourterelle baissa la tete, et devint rouge pale, comme les rubans de Lolotte. --Mais, monsieur, dit-elle, je ne sais si je puis... --Au nom du ciel, parlez, mademoiselle! Mon dessein n'a rien qui puisse vous offenser, bien au contraire. Vous me paraissez toutes deux si charmantes, que je fais ici le serment d'offrir mon coeur et ma patte a celle de vous qui en voudra, des l'instant que je saurai si je suis pie ou autre chose; car, en vous regardant, ajoutai-je, parlant un peu plus bas a la jeune personne, je me sens je ne sais quoi de tourtereau qui me tourmente singulierement. --Mais, en effet, dit la tourterelle en rougissant encore davantage, je ne sais si c'est le reflet du soleil qui tombe sur vous a travers ces coquelicots, mais votre plumage me semble avoir une legere teinte... Elle n'osa en dire plus long. --O perplexite! m'ecriai-je, comment savoir a quoi m'en tenir? comment donner mon coeur a l'une de vous, lorsqu'il est si cruellement dechire? O Socrate! quel precepte admirable, mais difficile a suivre, tu nous as donne, quand tu as dit: "Connais-toi toi-meme!" Depuis le jour ou une malheureuse chanson avait si fort contrarie mon pere, je n'avais pas fait usage de ma voix. En ce moment, il me vint a l'esprit de m'en servir comme d'un moyen pour discerner la verite. "Parbleu! pensai-je, puisque monsieur mon pere m'a mis a la porte des le premier couplet, c'est bien le moins que le second produise quelque effet sur ces dames." Ayant donc commence par m'incliner poliment, comme pour reclamer l'indulgence, a cause de la pluie que j'avais recue, je me mis d'abord a siffler, puis a gazouiller, puis a faire des roulades, puis enfin a chanter a tue-tete, comme un muletier espagnol en plein vent. A mesure que je chantais, la petite pie s'eloignait de moi d'un air de surprise qui devint bientot de la stupefaction, puis qui passa a un sentiment d'effroi accompagne d'un profond ennui. Elle decrivait des cercles autour de moi, comme un chat autour d'un morceau de lard trop chaud qui vient de le bruler, mais auquel il voudrait pourtant gouter encore. Voyant l'effet de mon epreuve, et voulant la pousser jusqu'au bout, plus la pauvre marquise montrait d'impatience, plus je m'egosillais a chanter. Elle resista pendant vingt-cinq minutes a mes melodieux efforts; enfin, n'y pouvant plus tenir, elle s'envola a grand bruit, et regagna son palais de verdure. Quant a la tourterelle, elle s'etait, presque des le commencement, profondement endormie. --Admirable effet de l'harmonie! pensai-je. O Marais! o ecuelle maternelle! plus que jamais je reviens a vous! Au moment ou je m'elancais pour partir, la tourterelle rouvrit les yeux. --Adieu, dit-elle, etranger si gentil et si ennuyeux! Mon nom est Gourouli; souviens-toi de moi! --Belle Gourouli, lui repondis-je, vous etes bonne, douce et charmante; je voudrais vivre et mourir pour vous. Mais vous etes couleur de rose; tant de bonheur n'est pas fait pour moi! IV Le triste effet produit par mon chant ne laissait pas que de m'attrister.--Helas! musique, helas! poesie, me repetais-je en regagnant Paris, qu'il y a peu de coeurs qui vous comprennent! En faisant ces reflexions, je me cognai la tete contre celle d'un oiseau qui volait dans le sens oppose au mien. Le choc fut si rude et si imprevu, que nous tombames tous deux sur la cime d'un arbre qui, par bonheur, se trouva la. Apres que nous nous fumes un peu secoues, je regardai le nouveau venu, m'attendant a une querelle. Je vis avec surprise qu'il etait blanc. A la verite, il avait la tete un peu plus grosse que moi, et, sur le front, une espece de panache qui lui donnait un air heroi-comique; de plus, il portait sa queue fort en l'air, avec une grande magnanimite: du reste, il ne me parut nullement dispose a la bataille. Nous nous abordames fort civilement, et nous nous fimes de mutuelles excuses, apres quoi nous entrames en conversation. Je pris la liberte de lui demander son nom et de quel pays il etait. --Je suis etonne, me dit-il, que vous ne me connaissiez pas. Est-ce que vous n'etes pas des notres? --En verite, monsieur, repondis-je, je ne sais pas desquels je suis. Tout le monde me demande et me dit la meme chose; il faut que ce soit une gageure qu'on ait faite. --Vous voulez rire, repliqua-t-il; votre plumage vous sied trop bien pour que je meconnaisse un confrere. Vous appartenez infailliblement a cette race illustre et venerable qu'on nomme en latin _cacuata_, en langue savante _kakatoes_, et en jargon vulgaire catacois. --Ma foi, monsieur, cela est possible, et ce serait bien de l'honneur pour moi. Mais ne laissez pas de faire comme si je n'en etais pas, et daignez m'apprendre a qui j'ai la gloire de parler. --Je suis, repondit l'inconnu, le grand poete Kacatogan. J'ai fait de puissants voyages, monsieur, des traversees arides et de cruelles peregrinations. Ce n'est pas d'hier que je rime, et ma muse a eu des malheurs. J'ai fredonne sous Louis XVI, monsieur, j'ai braille pour la Republique, j'ai noblement chante l'Empire, j'ai discretement loue la Restauration, j'ai meme fait un effort dans ces derniers temps, et je me suis soumis, non sans peine, aux exigences de ce siecle sans gout. J'ai lance dans le monde des distiques piquants, des hymnes sublimes, de gracieux dithyrambes, de pieuses elegies, des drames chevelus, des romans crepus, des vaudevilles poudres et des tragedies chauves. En un mot, je puis me flatter d'avoir ajoute au temple des Muses quelques festons galants, quelques sombres creneaux et quelques ingenieuses arabesques. Que voulez-vous! je me suis fait vieux. Mais je rime encore vertement, monsieur, et, tel que vous me voyez, je revais a un poeme en un chant, qui n'aura pas moins de six cents pages, quand vous m'avez fait une bosse au front. Du reste, si je puis vous etre bon a quelque chose, je suis tout a votre service. --Vraiment, monsieur, vous le pouvez, repliquai-je, car vous me voyez en ce moment dans un grand embarras poetique. Je n'ose dire que je sois un poete, ni surtout un aussi grand poete que vous, ajoutai-je en le saluant, mais j'ai recu de la nature un gosier qui me demange quand je me sens bien aise ou que j'ai du chagrin. A vous dire la verite, j'ignore absolument les regles. --Je les ai oubliees, dit Kacatogan, ne vous inquietez pas de cela. --Mais il m'arrive, repris-je, une chose facheuse: c'est que ma voix produit sur ceux qui l'entendent a peu pres le meme effet que celle d'un certain Jean de Nivelle sur... Vous savez ce que je veux dire? --Je le sais, dit Kacatogan; je connais par moi-meme cet effet bizarre. La cause ne m'en est pas connue, mais l'effet est incontestable. --Eh bien! monsieur, vous qui me semblez etre le Nestor de la poesie, sauriez-vous, je vous prie, un remede a ce penible inconvenient? --Non, dit Kacatogan, pour ma part, je n'en ai jamais pu trouver. Je m'en suis fort tourmente etant jeune, a cause qu'on me sifflait toujours; mais, a l'heure qu'il est, je n'y songe plus. Je crois que cette repugnance vient de ce que le public en lit d'autres que nous: cela le distrait.. --Je le pense comme vous; mais vous conviendrez, monsieur, qu'il est dur, pour une creature bien intentionnee, de mettre les gens en fuite des qu'il lui prend un bon mouvement. Voudriez-vous me rendre le service de m'ecouter, et me dire sincerement votre avis? --Tres volontiers, dit Kacatogan; je suis tout oreilles. Je me mis a chanter aussitot, et j'eus la satisfaction de voir que Kacatogan ne s'enfuyait ni ne s'endormait. Il me regardait fixement, et, de temps en temps, il inclinait la tete d'un air d'approbation, avec une espece de murmure flatteur. Mais je m'apercus bientot qu'il ne m'ecoutait pas, et qu'il revait a son poeme. Profitant d'un moment ou je reprenais haleine, il m'interrompit tout a coup. --Je l'ai pourtant trouvee, cette rime! dit-il en souriant et en branlant la tete; c'est la soixante mille sept cent quatorzieme qui sort de cette cervelle-la! Et l'on ose dire que je vieillis! Je vais lire cela aux bons amis, je vais le leur lire, et nous verrons ce qu'on en dira! Parlant ainsi, il prit son vol et disparut, ne semblant plus se souvenir de m'avoir rencontre. V Reste seul et desappointe, je n'avais rien de mieux a faire que de profiter du reste du jour et de voler a tire-d'aile vers Paris. Malheureusement, je ne savais pas ma route. Mon voyage avec le pigeon avait ete trop peu agreable pour me laisser un souvenir exact; en sorte que, au lieu d'aller tout droit, je tournai a gauche au Bourget, et, surpris par la nuit, je fus oblige de chercher un gite dans les bois de Mortefontaine. Tout le monde se couchait lorsque j'arrivai. Les pies et les geais, qui, comme on le sait, sont les plus mauvais coucheurs de la terre, se chamaillaient de tous les cotes. Dans les buissons piaillaient les moineaux, en pietinant les uns sur les autres. Au bord de l'eau marchaient gravement deux herons, perches sur leurs longues echasses; dans l'attitude de la meditation, Georges Dandins du lieu, attendant patiemment leurs femmes. D'enormes corbeaux, a moitie endormis, se posaient lourdement sur la pointe des arbres les plus eleves, et nasillaient leurs prieres du soir. Plus bas, les mesanges amoureuses se pourchassaient encore dans les taillis, tandis qu'un pivert ebouriffe poussait son menage par derriere, pour le faire entrer dans le creux d'un arbre. Des phalanges de friquets arrivaient des champs en dansant en l'air comme des bouffees de fumee, et se precipitaient sur un arbrisseau qu'elles couvraient tout entier; des pinsons, des fauvettes, des rouges-gorges, se groupaient legerement sur des branches decoupees, comme des cristaux sur une girandole. De toute part resonnaient des voix qui disaient bien distinctement:--Allons, ma femme!--Allons, ma fille!--Venez, ma belle!--Par ici, ma mie!--Me voila, mon cher!--Bonsoir, ma maitresse!--Adieu,--mes amis!--Dormez bien, mes enfants! Quelle position pour un celibataire que de coucher dans une pareille auberge! J'eus la tentation de me joindre a quelques oiseaux de ma taille, et de leur demander l'hospitalite.--La nuit, pensais-je, tous les oiseaux sont gris; et, d'ailleurs, est-ce faire tort aux gens que de dormir poliment pres d'eux? Je me dirigeai d'abord vers un fosse ou se rassemblaient des etourneaux. Ils faisaient leur toilette de nuit avec un soin tout particulier, et je remarquai que la plupart d'entre eux avaient les ailes dorees et les pattes vernies: c'etaient les dandies de la foret: Ils etaient assez bons enfants, et ne m'honorerent d'aucune attention. Mais leurs propos etaient si creux, ils se racontaient avec tant de fatuite leurs tracasseries et leurs bonnes fortunes, ils se frottaient si lourdement l'un a l'autre, qu'il me fut impossible d'y tenir. J'allai ensuite me percher sur une branche ou s'alignaient une demi-douzaine d'oiseaux de differentes especes. Je pris modestement la derniere place, a l'extremite de la branche, esperant qu'on m'y souffrirait. Par malheur, ma voisine etait une vieille colombe, aussi seche qu'une girouette rouillee. Au moment ou je m'approchai d'elle, le peu de plumes qui couvraient ses os etaient l'objet de sa sollicitude; elle feignait de les eplucher, mais elle eut trop craint d'en arracher une: elle les passait seulement en revue pour voir si elle avait son compte. A peine l'eus-je touchee du bout de l'aile, qu'elle se redressa majestueusement. --Qu'est-ce que vous faites donc, monsieur? me dit-elle en pincant le bec avec une pudeur britannique. Et, m'allongeant un grand coup de coude, elle me jeta a bas avec une vigueur qui eut fait honneur a un portefaix. Je tombai dans une bruyere ou dormait une grosse gelinotte. Ma mere elle-meme, dans son ecuelle, n'avait pas un tel air de beatitude. Elle etait si rebondie, si epanouie, si bien assise sur son triple ventre, qu'on l'eut prise pour un pate dont on avait mange la croute. Je me glissai furtivement pres d'elle. --Elle ne s'eveillera pas, me disais-je, et, en tout cas, une si bonne grosse maman ne peut pas etre bien mechante. Elle ne le fut pas en effet. Elle ouvrit les yeux a demi, et me dit en poussant un leger soupir: --Tu me genes, mon petit, va-t'en de la. Au meme instant, je m'entendis appeler: c'etaient des grives qui, du haut d'un sorbier, me faisaient signe de venir a elles.--Voila enfin de bonnes ames, pensai-je. Elles me firent place en riant comme des folles, et je me fourrai aussi lestement dans leur groupe emplume qu'un billet doux dans un manchon. Mais je ne tardai pas a juger que ces dames avaient mange plus de raisin qu'il n'est raisonnable de le faire; elles se soutenaient a peine sur les branches, et leurs plaisanteries de mauvaise compagnie, leurs eclats de rire et leurs chansons grivoises me forcerent de m'eloigner. Je commencais a desesperer, et j'allais m'endormir dans un coin solitaire, lorsqu'un rossignol se mit a chanter. Tout le monde aussitot fit silence. Helas! que sa voix etait pure! que sa melancolie meme paraissait douce! Loin de troubler le sommeil d'autrui, ses accords semblaient le bercer. Personne ne songeait a le faire taire, personne ne trouvait mauvais qu'il chantat sa chanson a pareille heure; son pere ne le battait pas, ses amis ne prenaient pas la fuite. --Il n'y a donc que moi, m'ecriai-je, a qui il soit defendu d'etre heureux! Partons, fuyons ce monde cruel! Mieux vaut chercher ma route dans les tenebres, au risque d'etre avale par quelque hibou, que de me laisser dechirer ainsi par le spectacle du bonheur des autres! Sur cette pensee, je me remis en chemin et j'errai longtemps au hasard. Aux premieres clartes du jour, j'apercus les tours de Notre-Dame. En un clin d'oeil j'y atteignis, et je ne promenai pas longtemps mes regards avant de reconnaitre notre jardin. J'y volai plus vite que l'eclair... Helas! il etait vide... J'appelai en vain mes parents: personne ne me repondit. L'arbre ou se tenait mon pere, le buisson maternel, l'ecuelle cherie, tout avait disparu. La cognee avait tout detruit; au lieu de l'allee verte ou j'etais ne, il ne restait qu'un cent de fagots. VI Je cherchai d'abord mes parents dans tous les jardins d'alentour, mais ce fut peine perdue; ils s'etaient sans doute refugies dans quelque quartier eloigne, et je ne pus jamais savoir de leurs nouvelles. Penetre d'une tristesse affreuse, j'allai me percher sur la gouttiere ou la colere de mon pere m'avait d'abord exile. J'y passais les jours et les nuits a deplorer ma triste existence. Je ne dormais plus, je mangeais a peine: j'etais pres de mourir de douleur. Un jour que je me lamentais comme a l'ordinaire: --Ainsi donc, me disais-je tout haut, je ne suis ni un merle, puisque mon pere me plumait; ni un pigeon, puisque je suis tombe en route quand j'ai voulu aller en Belgique; ni une pie russe, puisque la petite marquise s'est bouche les oreilles des que j'ai ouvert le bec; ni une tourterelle, puisque Gourouli, la bonne Gourouli elle-meme, ronflait comme un moine quand je chantais; ni un perroquet, puisque Kacatogan n'a pas daigne m'ecouter; ni un oiseau quelconque, enfin, puisque, a Mortefontaine, on m'a laisse coucher tout seul. Et cependant j'ai des plumes sur le corps; voila des pattes et voila des ailes. Je ne suis point un monstre, temoin Gourouli, et cette petite marquise elle-meme, qui me trouvaient assez a leur gre. Par quel mystere inexplicable ces plumes, ces ailes et ces pattes ne sauraient-elles former un ensemble auquel on puisse donner un nom? Ne serais-je pas par hasard?... J'allais poursuivre mes doleances, lorsque je fus interrompu par deux portieres qui se disputaient dans la rue. --Ah, parbleu! dit l'une d'elles a l'autre, si tu en viens jamais a bout, je te fais cadeau d'un merle blanc! --Dieu juste! m'ecriai-je, voila mon affaire. O Providence! je suis fils d'un merle, et je suis blanc: je suis un merle blanc! Cette decouverte, il faut l'avouer, modifia beaucoup mes idees. Au lieu de continuer a me plaindre, je commencai a me rengorger et a marcher fierement le long de la gouttiere, en regardant l'espace d'un air victorieux. --C'est quelque chose, me dis-je, que d'etre un merle blanc: cela ne se trouve point dans le pas d'un ane. J'etais bien bon de m'affliger de ne pas rencontrer mon semblable: c'est le sort du genie, c'est le mien! Je voulais fuir le monde, je veux l'etonner! Puisque je suis cet oiseau sans pareil dont le vulgaire nie l'existence, je dois et pretends me comporter comme tel, ni plus ni moins que le phenix, et mepriser le reste des volatiles. Il faut que j'achete les Memoires d'Alfieri et les poemes de lord Byron; cette nourriture substantielle m'inspirera un noble orgueil, sans compter celui que Dieu m'a donne. Oui, je veux ajouter, s'il se peut, au prestige de ma naissance. La nature m'a fait rare, je me ferai mysterieux. Ce sera une faveur, une gloire de me voir.--Et, au fait, ajoutai-je plus bas, si je me montrais tout bonnement pour de l'argent? --Fi donc! quelle indigne pensee! Je veux faire un poeme comme Kacatogan, non pas en un chant, mais en vingt-quatre, comme tous les grands hommes; ce n'est pas assez, il y en aura quarante-huit, avec des notes et un appendice! Il faut que l'univers apprenne que j'existe. Je ne manquerai pas, dans mes vers, de deplorer mon isolement; mais ce sera de telle sorte, que les plus heureux me porteront envie. Puisque le ciel m'a refuse une femelle, je dirai un mal affreux de celles des autres. Je prouverai que tout est trop vert, hormis les raisins que je mange. Les rossignols n'ont qu'a se bien tenir; je demontrerai, comme deux et deux font quatre, que leurs complaintes font mal au coeur, et que leur marchandise ne vaut rien. Il faut que j'aille trouver Charpentier. Je veux me creer tout d'abord une puissante position litteraire. J'entends avoir autour de moi une cour composee, non pas seulement de journalistes, mais d'auteurs veritables et meme de femmes de lettres. J'ecrirai un role pour mademoiselle Rachel, et, si elle refuse de le jouer, je publierai a son de trompe que son talent est bien inferieur a celui d'une vieille actrice de province. J'irai a Venise, et je louerai, sur les bords du grand canal, au milieu de cette cite feerique, le beau palais Mocenigo, qui coute quatre livres dix sous par jour; la, je m'inspirerai de tous les souvenirs que l'auteur de _Lara_ doit y avoir laisses. Du fond de ma solitude, j'inonderai le monde d'un deluge de rimes croisees, calquees sur la strophe de Spencer, ou je soulagerai ma grande ame; je ferai soupirer toutes les mesanges, roucouler toutes les tourterelles, fondre en larmes toutes les becasses, et hurler toutes les vieilles chouettes. Mais, pour ce qui regarde ma personne, je me montrerai inexorable et inaccessible a l'amour. En vain me pressera-t-on, me suppliera-t-on d'avoir pitie des infortunees qu'auront seduites mes chants sublimes; a tout cela, je repondrai: Foin! O exces de gloire! mes manuscrits se vendront au poids de l'or, mes livres traverseront les mers; la renommee, la fortune, me suivront partout; seul, je semblera! indifferent aux murmures de la foule qui m'environnera. En un mot, je serai un parfait merle blanc, un veritable ecrivain excentrique, fete, choye, admire, envie, mais completement grognon et insupportable. VII Il ne me fallut pas plus de six semaines pour mettre au jour mon premier ouvrage. C'etait, comme je me l'etais promis, un poeme en quarante-huit chants. Il s'y trouvait bien quelques negligences, a cause de la prodigieuse fecondite avec laquelle je l'avais ecrit; mais je pensai que le public d'aujourd'hui, accoutume a la belle litterature qui s'imprime au bas des journaux, ne m'en ferait pas un reproche. J'eus un succes digne de moi, c'est-a-dire sans pareil. Le sujet de mon ouvrage n'etait autre que moi-meme: je me conformai en cela a la grande mode de notre temps. Je racontais mes souffrances passees avec une fatuite charmante; je mettais le lecteur au fait de mille details domestiques du plus piquant interet; la description de l'ecuelle de ma mere ne remplissait pas moins de quatorze chants: j'en avais compte les rainures, les trous, les bosses, les eclats, les echardes, les clous, les taches, les teintes diverses, les reflets; j'en montrais le dedans, le dehors, les bords, le fond, les cotes, les plans inclines, les plans droits; passant au contenu, j'avais etudie les brins d'herbe, les pailles, les feuilles seches, les petits morceaux de bois, les graviers, les gouttes d'eau, les debris de mouches, les pattes de hannetons cassees qui s'y trouvaient: c'etait une description ravissante. Mais ne pensez pas que je l'eusse imprimee tout d'une venue; il y a des lecteurs impertinents qui l'auraient sautee. Je l'avais habilement coupee par morceaux, et entremelee au recit, afin que rien n'en fut perdu; en sorte qu'au moment le plus interessant et le plus dramatique arrivaient tout a coup quinze pages d'ecuelle. Voila, je crois, un des grands secrets de l'art, et, comme je n'ai point d'avarice, en profitera qui voudra. L'Europe entiere fut emue a l'apparition de mon livre; elle devora les revelations intimes que je daignais lui communiquer. Comment en eut-il ete autrement? Non seulement j'enumerais tous les faits qui se rattachaient a ma personne, mais je donnais encore au public un tableau complet de toutes les revasseries qui m'avaient passe par la tete depuis l'age de deux mois; j'avais meme intercale au plus bel endroit une ode composee dans mon oeuf. Bien entendu d'ailleurs que je ne negligeais pas de traiter en passant le grand sujet qui preoccupe maintenant tant de monde: a savoir, l'avenir de l'humanite. Ce probleme m'avait paru interessant; j'en ebauchai, dans un moment de loisir, une solution qui passa generalement pour satisfaisante. On m'envoyait tous les jours des compliments en vers, des lettres de felicitation et des declarations d'amour anonymes. Quant aux visites, je suivais rigoureusement le plan que je m'etais trace; ma porte etait fermee a tout le monde. Je ne pus cependant me dispenser de recevoir deux etrangers qui s'etaient annonces comme etant de mes parents. L'un etait un merle du Senegal, et l'autre un merle de la Chine. --Ah! monsieur, me dirent-ils en m'embrassant a m'etouffer, que vous etes un grand merle! que vous avez bien peint, dans votre poeme immortel, la profonde souffrance du genie meconu! Si nous n'etions pas deja aussi incompris que possible, nous le deviendrions apres vous avoir lu. Combien nous sympathisons avec vos douleurs, avec votre sublime mepris du vulgaire! Nous aussi, monsieur, nous les connaissons par nous-memes, les peines secretes que vous avez chantees! Voici deux sonnets que nous avons faits, l'un portant l'autre, et que nous vous prions d'agreer. --Voici, en outre, ajouta le Chinois, de la musique que mon epouse a composee sur un passage de votre preface. Elle rend merveilleusement l'intention de l'auteur. --Messieurs, leur dis-je, autant que j'en puis juger, vous me semblez doues d'un grand coeur et d'un esprit plein de lumieres. Mais pardonnez-moi de vous faire une question. D'ou vient votre melancolie? --Eh! monsieur, repondit l'habitant du Senegal, regardez comme je suis bati. Mon plumage, il est vrai, est agreable a voir, et je suis revetu de cette belle couleur verte qu'on voit briller sur les canards; mais mon bec est trop court et mon pied trop grand; et voyez de quelle queue je suis affuble! la longueur de mon corps n'en fait pas les deux tiers. N'y a-t-il pas la de quoi se donner au diable? --Et moi, monsieur, dit le Chinois, mon infortune est encore plus penible. La queue de mon confrere balaye les rues; mais les polissons me montrent au doigt, a cause que je n'en ai point[2]. [Note 2: Ces descriptions du merle de la Chine et du merle du Senegal sont exactes.] --Messieurs, repris-je, je vous plains de toute mon ame; il est toujours facheux d'avoir trop ou trop peu n'importe de quoi. Mais permettez-moi de vous dire qu'il y a au Jardin des Plantes plusieurs personnes qui vous ressemblent, et qui demeurent la depuis longtemps, fort paisiblement empaillees. De meme qu'il ne suffit pas a une femme de lettres d'etre devergondee pour faire un bon livre, ce n'est pas non plus assez pour un merle d'etre mecontent pour avoir du genie. Je suis seul de mon espece, et je m'en afflige; j'ai peut-etre tort, mais c'est mon droit. Je suis blanc, messieurs; devenez-le, et nous verrons ce que vous saurez dire. VIII Malgre la resolution que j'avais prise et le calme que j'affectais, je n'etais pas heureux. Mon isolement, pour etre glorieux, ne m'en semblait pas moins penible, et je ne pouvais songer sans effroi a la necessite ou je me trouvais de passer ma vie entiere dans le celibat. Le retour du printemps, en particulier, me causait une gene mortelle, et je commencais a tomber de nouveau dans la tristesse, lorsqu'une circonstance imprevue decida de ma vie entiere. Il va sans dire que mes ecrits avaient traverse la Manche, et que les Anglais se les arrachaient. Les Anglais s'arrachent tout, hormis ce qu'ils comprennent. Je recus un jour, de Londres, une lettre signee d'une jeune merlette: "J'ai lu votre poeme, me disait-elle, et l'admiration que j'ai eprouvee m'a fait prendre la resolution de vous offrir ma main et ma personne. Dieu nous a crees l'un pour l'autre! Je suis semblable a vous, je suis une merlette blanche!..." On suppose aisement ma surprise et ma joie.--Une merlette blanche! me dis-je, est-il bien possible? Je ne suis donc plus seul sur la terre! Je me hatai de repondre a la belle inconnue, et je le fis d'une maniere qui temoignait assez combien sa proposition m'agreait. Je la pressais de venir a Paris ou de me permettre de voler pres d'elle. Elle me repondit qu'elle aimait mieux venir, parce que ses parents l'ennuyaient, qu'elle mettait ordre a ses affaires et que je la verrais bientot. Elle vint, en effet, quelques jours apres. O bonheur! c'etait la plus jolie merlette du monde, et elle etait encore plus blanche que moi. --Ah! mademoiselle, m'ecriai-je, ou plutot madame, car je vous considere des a present comme mon epouse legitime, est-il croyable qu'une creature si charmante se trouvat sur la terre sans que la renommee m'apprit son existence? Benis soient les malheurs que j'ai eprouves et les coups de bec que m'a donnes mon pere, puisque le ciel me reservait une consolation si inesperee! Jusqu'a ce jour, je me croyais condamne a une solitude eternelle, et, a vous parler franchement, c'etait un rude fardeau a porter; mais je me sens, en vous regardant, toutes les qualites d'un pere de famille. Acceptez ma main sans delai; marions-nous a l'anglaise, sans ceremonie, et partons ensemble pour la Suisse. --Je ne l'entends pas ainsi, me repondit la jeune merlette; je veux que nos noces soient magnifiques, et que tout ce qu'il y a en France de merles un peu bien nes y soient solennellement rassembles. Des gens comme nous doivent a leur propre gloire de ne pas se marier comme des chats de gouttiere. J'ai apporte une provision de _bank-notes_. Faites vos invitations, allez chez vos marchands, et ne lesinez pas sur les rafraichissements. Je me conformai aveuglement aux ordres de la blanche merlette. Nos noces furent d'un luxe ecrasant; on y mangea dix mille mouches. Nous recumes la benediction nuptiale d'un reverend pere Cormoran, qui etait archeveque _in partibus_. Un bal superbe termina la journee; enfin, rien ne manqua a mon bonheur. Plus j'approfondissais le caractere de ma charmante femme, plus mon amour augmentait. Elle reunissait, dans sa petite personne, tous les agrements de l'ame et du corps. Elle etait seulement un peu begueule; mais j'attribuai cela a l'influence du brouillard anglais dans lequel elle avait vecu jusqu'alors, et je ne doutai pas que le climat de la France ne dissipat bientot ce leger nuage. Une chose qui m'inquietait plus serieusement, c'etait une sorte de mystere dont elle s'entourait quelquefois avec une rigueur singuliere, s'enfermant a clef avec ses cameristes, et passant ainsi des heures entieres pour faire sa toilette, a ce qu'elle pretendait. Les maris n'aiment pas beaucoup ces fantaisies dans leur menage. Il m'etait arrive vingt fois de frapper a l'appartement de ma femme sans pouvoir obtenir qu'on m'ouvrit la porte. Cela m'impatientait cruellement. Un jour, entre autres, j'insistai avec tant de mauvaise humeur, qu'elle se vit obligee de ceder et de m'ouvrir un peu a la hate, non sans se plaindre fort de mon importunite. Je remarquai, en entrant, une grosse bouteille pleine d'une espece de colle faite avec de la farine et du blanc d'Espagne. Je demandai a ma femme ce qu'elle faisait de cette drogue; elle me repondit que c'etait un opiat pour des engelures qu'elle avait. Cet opiat me sembla tant soit peu louche; mais quelle defiance pouvait m'inspirer une personne si douce et si sage, qui s'etait donnee a moi avec tant d'enthousiasme et une sincerite si parfaite? J'ignorais d'abord que ma bien-aimee fut une femme de plume; elle me l'avoua au bout de quelque temps, et elle alla meme jusqu'a me montrer le manuscrit d'un roman ou elle avait imite a la fois Walter Scott et Scarron. Je laisse a penser le plaisir que me causa une si aimable surprise. Non seulement je me voyais possesseur d'une beaute incomparable, mais j'acquerais encore la certitude que l'intelligence de ma compagne etait digne en tout point de mon genie. Des cet instant, nous travaillames ensemble. Tandis que je composais mes poemes, elle barbouillait des rames de papier. Je lui recitais mes vers a haute voix, et cela ne la genait nullement pour ecrire pendant ce temps-la. Elle pondait ses romans avec une facilite presque egale a la mienne, choisissant toujours les sujets les plus dramatiques, des parricides, des rapts, des meurtres, et meme jusqu'a des filouteries, ayant toujours soin, en passant, d'attaquer le gouvernement et de precher l'emancipation des merlettes. En un mot, aucun effort ne coutait a son esprit, aucun tour de force a sa pudeur; il ne lui arrivait jamais de rayer une ligne, ni de faire un plan avant de se mettre a l'oeuvre. C'etait le type de la merlette lettree. Un jour qu'elle se livrait au travail avec une ardeur inaccoutumee, je m'apercus qu'elle suait a grosses gouttes, et je fus etonne devoir en meme temps qu'elle avait une grande tache noire dans le dos. --Eh, bon Dieu! lui dis-je, qu'est-ce donc? est-ce que vous etes malade? Elle parut d'abord un peu effrayee et meme penaude; mais la grande habitude qu'elle avait du monde l'aida bientot a reprendre l'empire admirable qu'elle gardait toujours sur elle-meme. Elle me dit que c'etait une tache d'encre, et qu'elle y etait fort sujette dans ses moments d'inspiration. --Est-ce que ma femme deteint? me dis-je tout bas. Cette pensee m'empecha de dormir. La bouteille de colle me revint en memoire.--O ciel! m'ecriai-je, quel soupcon! Cette creature celeste ne serait-elle qu'une peinture, un leger badigeon? se serait-elle vernie pour abuser de moi?... Quand je croyais presser sur mon coeur la soeur de mon ame, l'etre previlegie cree pour moi seul, n'aurais-je donc epouse que de la farine? Poursuivi par ce doute horrible, je formai le dessein de m'en affranchir. Je fis l'achat d'un barometre, et j'attendis avidement qu'il vint a faire un jour de pluie. Je voulais emmener ma femme a la campagne, choisir un dimanche douteux, et tenter l'epreuve d'une lessive. Mais nous etions en plein juillet; il faisait un beau temps effroyable. L'apparence du bonheur et l'habitude d'ecrire avaient fort excite ma sensibilite. Naif comme j'etais, il m'arrivait parfois, en travaillant, que le sentiment fut plus fort que l'idee, et de me mettre a pleurer en attendant la rime. Ma femme aimait beaucoup ces rares occasions: toute faiblesse masculine enchante l'orgueil feminin. Une certaine nuit que je limais une rature, selon le precepte de Boileau, il advint a mon coeur de s'ouvrir. --O Loi! dis-je a ma chere merlette, toi, la seule et la plus aimee! toi, sans qui ma vie est un songe! toi, dont un regard, un sourire, metamorphosent pour moi l'univers, vie de mon coeur, sais-tu combien je t'aime? Pour mettre en vers une idee banale deja usee par d'autres poetes, un peu d'etude et d'attention me font aisement trouver des paroles; mais ou en prendrai-je jamais pour t'exprimer ce que ta beaute m'inspire? Le souvenir meme de mes peines passees pourrait-il me fournir un mot pour te parler de mon bonheur present? Avant que tu fusses venue a moi, mon isolement etait celui d'un orphelin exile; aujourd'hui, c'est celui d'un roi. Dans ce faible corps, dont j'ai le simulacre jusqu'a ce que la mort en fasse un debris, dans cette petite cervelle enfievree, ou fermente une inutile pensee, sais-tu, mon ange, comprends-tu, ma belle, que rien ne peut etre qui ne soit a toi? Ecoute ce que mon cerveau peut dire, et sens combien mon amour est plus grand! Oh! que mon genie fut une perle, et que tu fusses Cleopatre! En radotant ainsi, je pleurais sur ma femme, et elle deteignait visiblement. A chaque larme qui tombait de mes yeux, apparaissait une plume, non pas meme noire, mais du plus vieux roux (je crois qu'elle avait deja deteint autre part). Apres quelques minutes d'attendrissement, je me trouvai vis-a-vis d'un oiseau decolle et desenfarine, identiquement semblable aux merles les plus plats et les plus ordinaires. Que faire? que dire? quel parti prendre? Tout reproche etait inutile. J'aurais bien pu, a la verite, considerer le cas comme redhibitoire, et faire casser mon mariage; mais comment oser publier ma honte? N'etait-ce pas assez de mon malheur? Je pris mon courage a deux pattes, je resolus de quitter le monde, d'abandonner la carriere des lettres, de fuir dans un desert, s'il etait possible, d'eviter a jamais l'aspect d'une creature vivante, et de chercher, comme Alceste, Un endroit ecarte, Ou d'etre un merle blanc on eut la liberte! X Je m'envolai la-dessus, toujours pleurant; et le vent, qui est le hasard des oiseaux, me rapporta sur une branche de Mortefontaine. Pour cette fois, on etait couche.--Quel mariage! me disais-je, quelle equipee! C'est certainement a bonne intention que cette pauvre enfant s'est mis du blanc; mais je n'en suis pas moins a plaindre, ni elle moins rousse. Le rossignol chantait encore. Seul, au fond de la nuit, il jouissait a plein coeur du bienfait de Dieu qui le rend si superieur aux poetes, et donnait librement sa pensee au silence qui l'entourait. Je ne pus resister a la tentation d'aller a lui et de lui parler. --Que vous etes heureux! lui dis-je: non seulement vous chantez tant que vous voulez, et tres bien, et tout le monde ecoute; mais vous avez une femme et des enfants, votre nid, vos amis, un bon oreiller de mousse, la pleine lune et pas de journaux. Rubini et Rossini ne sont rien aupres de vous: vous valez l'un, et vous devinez l'autre. J'ai chante aussi, monsieur, et c'est pitoyable. J'ai range des mots en bataille comme des soldats prussiens, et j'ai coordonne des fadaises pendant que vous etiez dans les bois. Votre secret peut-il s'apprendre? --Oui, me repondit le rossignol, mais ce n'est pas ce que vous croyez. Ma femme m'ennuie, je ne l'aime point; je suis amoureux de la rose: Sadi, le Persan, en a parle. Je m'egosille toute la nuit pour elle, mais elle dort et ne m'entend pas. Son calice est ferme a l'heure qu'il est: elle y berce un vieux scarabee,--et demain matin, quand je regagnerai mon lit, epuise de souffrance et de fatigue, c'est alors qu'elle s'epanouira, pour qu'une abeille lui mange le coeur! FIN DE L'HISTOIRE D'UN MERLE BLANC. Il n'y a pas une seule page de ce conte qui ne renferme, sous la forme d'une piquante allegorie, quelque peinture de moeurs d'une verite frappante, ou quelque trait de critique litteraire plein de raison et de verve gauloise. Les souffrances, les deceptions, les chagrins des poetes en general, et ceux de l'auteur en particulier, y sont presentes gaiement sous des allusions si transparentes que nous ne ferons pas au lecteur l'injure de lui en donner l'explication. L'_Histoire d'un merle blanc_ a paru pour la premiere fois dans les _Scenes de la vie privee des animaux_, ouvrage publie par livraisons et illustre par le crayon de Grandville. PIERRE ET CAMILLE 1844 I Le chevalier des Arcis, officier de cavalerie, avait quitte le service en 1760. Bien qu'il fut jeune encore, et que sa fortune lui permit de paraitre avantageusement a la cour, il s'etait lasse de bonne heure de la vie de garcon et des plaisirs de Paris. Il se retira pres du Mans, dans une jolie maison de campagne. La, au bout de peu de temps, la solitude, qui lui avait d'abord ete agreable, lui sembla penible. Il sentit qu'il lui etait difficile de rompre tout a coup avec les habitudes de sa jeunesse. Il ne se repentit pas d'avoir quitte le monde; mais, ne pouvant se resoudre a vivre seul, il prit le parti de se marier, et de trouver, s'il etait possible, une femme qui partageat son gout pour le repos et pour la vie sedentaire qu'il etait decide a mener. Il ne voulait point que sa femme fut belle; il ne la voulait pas laide, non plus; il desirait qu'elle eut de l'instruction et de l'intelligence, avec le moins d'esprit possible; ce qu'il recherchait par-dessus tout, c'etait de la gaiete et une humeur egale, qu'il regardait, dans une femme, comme les premieres des qualites. La fille d'un negociant retire, qui demeurait dans le voisinage, lui plut. Comme le chevalier ne dependait de personne, il ne s'arreta pas a la distance qu'il y avait entre un gentilhomme et la fille d'un marchand. Il adressa a la famille une demande qui fut accueillie avec empressement. Il fit sa cour pendant quelques mois, et le mariage fut conclu. Jamais alliance ne fut formee sous de meilleurs et de plus heureux auspices. A mesure qu'il connut mieux sa femme, le chevalier decouvrit en elle de nouvelles qualites et une douceur de caractere inalterable. Elle, de son cote, se prit pour son mari d'un amour extreme. Elle ne vivait qu'en lui, ne songeait qu'a lui complaire, et, bien loin de regretter les plaisirs de son age qu'elle lui sacrifiait, elle souhaitait que son existence entiere put s'ecouler dans une solitude qui, de jour en jour, lui devenait plus chere. Cette solitude n'etait cependant pas complete. Quelques voyages a la ville, la visite reguliere de quelques amis y faisaient diversion de temps en temps. Le chevalier ne refusait pas de voir frequemment les parents de sa femme, en sorte qu'il semblait a celle-ci qu'elle n'avait pas quitte la maison paternelle. Elle sortait souvent des bras de son mari pour se retrouver dans ceux de sa mere, et jouissait ainsi d'une faveur que la Providence accorde a bien peu de gens, car il est rare qu'un bonheur nouveau ne detruise pas un ancien bonheur. M. des Arcis n'avait pas moins de douceur et de bonte que sa femme; mais les passions de sa jeunesse, l'experience qu'il paraissait avoir faite des choses de ce monde, lui donnaient parfois de la melancolie. Cecile (ainsi se nommait madame des Arcis) respectait religieusement ces moments de tristesse. Quoiqu'il n'y eut en elle, a ce sujet, ni reflexion ni calcul, son coeur l'avertissait aisement de ne pas se plaindre de ces legers nuages qui detruisent tout des qu'on les regarde, et qui ne sont rien quand on les laisse passer. La famille de Cecile etait composee de bonnes gens, marchands enrichis par le travail, et dont la vieillesse etait, pour ainsi dire, un perpetuel dimanche. Le chevalier aimait cette gaiete du repos, achetee par la peine, et y prenait part volontiers. Fatigue des moeurs de Versailles et meme des soupers de mademoiselle Quinault, il se plaisait a ces facons un peu bruyantes, mais franches et nouvelles pour lui. Cecile avait un oncle, excellent homme, meilleur convive encore, qui s'appelait Giraud. Il avait ete maitre macon, puis il etait devenu peu a peu architecte; a tout cela il avait gagne une vingtaine de mille livres de rente. La maison du chevalier etait fort a son gout, et il y etait toujours bien recu, quoiqu'il y arrivat quelquefois couvert de platre et de poussiere; car, en depit des ans et de ses vingt mille livres, il ne pouvait se tenir de grimper sur les toits et de manier la truelle. Quand il avait bu quelques coups de Champagne, il fallait qu'il perorat au dessert.--Vous etes heureux, mon neveu, disait-il souvent au chevalier: vous etes riche, jeune, vous avez une bonne petite femme, une maison pas trop mal batie; il ne vous manque rien, il n'y a rien a dire; tant pis pour le voisin s'il s'en plaint. Je vous dis et repete que vous etes heureux. Un jour, Cecile, entendant ces mots, et se penchant vers son mari:--N'est-ce pas, lui dit-elle, qu'il faut que ce soit un peu vrai, pour que tu te le laisses dire en face? Madame des Arcis, au bout de quelque temps, reconnut qu'elle etait enceinte. Il y avait derriere la maison une petite colline d'ou l'on decouvrait tout le domaine. Les deux epoux s'y promenaient souvent ensemble. Un soir qu'ils y etaient assis sur l'herbe: --Tu n'as pas contredit mon oncle l'autre jour, dit Cecile. Penses-tu cependant qu'il eut tout a fait raison? Es-tu parfaitement heureux? --Autant qu'un homme peut l'etre, repondit le chevalier, et je ne vois rien qui puisse ajouter a mon bonheur. --Je suis donc plus ambitieuse que toi, reprit Cecile, car il me serait aise de te citer quelque chose qui nous manque ici, et qui nous est absolument necessaire. Le chevalier crut qu'il s'agissait de quelque bagatelle, et qu'elle voulait prendre un detour pour lui confier un caprice de femme. Il fit, en plaisantant, mille conjectures, et a chaque question, les rires de Cecile redoublaient. Tout en badinant ainsi, ils s'etaient leves et ils descendaient la colline. M. des Arcis doubla le pas, et, invite par la pente rapide, il allait entrainer sa femme, lorsque celle-ci s'arreta, et s'appuyant sur l'epaule du chevalier: --Prends garde, mon ami, lui dit-elle, ne me fais pas marcher si vite. Tu cherchais bien loin ce que je te demandais; nous l'avons la sous mes paniers. Presque tous leurs entretiens, a compter de ce jour, n'eurent plus qu'un sujet; ils ne parlaient que de leur enfant, des soins a lui donner, de la maniere dont ils l'eleveraient, des projets qu'ils formaient deja pour son avenir. Le chevalier voulut que sa femme prit toutes les precautions possibles pour conserver le tresor qu'elle portait. Il redoubla pour elle d'attentions et d'amour; et tout le temps que dura la grossesse de Cecile ne fut qu'une longue et delicieuse ivresse, pleine des plus douces esperances. Le terme fixe par la nature arriva; un enfant vint au monde, beau comme le jour. C'etait une fille, qu'on appela Camille. Malgre l'usage general et contre l'avis meme des medecins, Cecile voulut la nourrir elle-meme. Son orgueil maternel etait si flatte de la beaute de sa fille, qu'il fut impossible de l'en separer; il etait vrai que l'on n'avait vu que bien rarement a un enfant nouveau-ne des traits aussi reguliers et aussi remarquables; ses yeux surtout, lorsqu'ils s'ouvrirent a la lumiere, brillerent d'un eclat extraordinaire. Cecile, qui avait ete elevee au couvent, etait extremement pieuse. Ses premiers pas, des qu'elle put se lever, furent pour aller a l'eglise rendre graces a Dieu. Cependant, l'enfant commenca a prendre des forces et a se developper. A mesure qu'elle grandissait, on fut surpris de lui voir garder une immobilite etrange. Aucun bruit ne semblait la frapper; elle etait insensible a ces mille discours que les meres adressent a leurs nourrissons; tandis qu'on chantait en la bercant, elle restait les yeux fixes et ouverts, regardant avidement la clarte de la lampe, et ne paraissant rien entendre. Un jour qu'elle etait endormie, une servante renversa un meuble; la mere accourut aussitot, et vit avec etonnement que l'enfant ne s'etait pas reveillee. Le chevalier fut effraye de ces indices trop clairs pour qu'on put s'y tromper. Des qu'il les eut observes avec attention, il comprit a quel malheur sa fille etait condamnee. La mere voulut en vain s'abuser, et, par tous les moyens imaginables, detourner les craintes de son mari. Le medecin fut appele, et l'examen ne fut ni long ni difficile. On reconnut que la pauvre Camille etait privee de l'ouie, et par consequent de la parole. II La premiere pensee de la mere avait ete de demander si le mal etait sans remede, et on lui avait repondu qu'il y avait des exemples de guerison. Pendant un an, malgre l'evidence, elle conserva quelque espoir; mais toutes les ressources de l'art echouerent, et, apres les avoir epuisees, il fallut enfin y renoncer. Malheureusement a cette epoque, ou tant de prejuges furent detruits et remplaces, il en existait un impitoyable contre ces pauvres creatures qu'on appelle sourds-muets. De nobles esprits, des savants distingues ou des hommes seulement pousses par un sentiment charitable, avaient, il est vrai, des longtemps, proteste contre cette barbarie. Chose bizarre, c'est un moine espagnol qui, le premier, au seizieme siecle, a devine et essaye cette tache, crue alors impossible, d'apprendre aux muets a parler sans parole. Son exemple avait ete suivi en Italie, en Angleterre et en France, a differentes reprises. Bonnet, Wallis, Bulwer, Van Helmont, avaient mis au jour des ouvrages importants, mais l'intention chez eux avait ete meilleure que l'effet; un peu de bien avait ete opere ca et la, a l'insu du monde, presque au hasard, sans aucun fruit. Partout, meme a Paris, au sein de la civilisation la plus avancee, les sourds-muets etaient regardes comme une espece d'etres a part, marques du sceau de la colere celeste. Prives de la parole, on leur refusait la pensee. Le cloitre pour ceux qui naissaient riches, l'abandon pour les pauvres, tel etait leur sort; ils inspiraient plus d'horreur que de pitie. Le chevalier tomba peu a peu dans le plus profond chagrin. Il passait la plus grande partie du jour seul, enferme dans son cabinet, ou se promenait dans les bois. Il s'efforcait, lorsqu'il voyait sa femme, de montrer un visage tranquille, et tentait de la consoler, mais en vain. Madame des Arcis, de son cote, n'etait pas moins triste. Un malheur merite peut faire verser des larmes, presque toujours tardives et inutiles; mais un malheur, sans motif accable la raison, en decourageant la piete. Ces deux nouveaux maries, faits pour s'aimer et qui s'aimaient, commencerent ainsi a se voir avec peine et a s'eviter dans les memes allees ou ils venaient de se parler d'un espoir si prochain, si tranquille et si pur. Le chevalier, en s'exilant volontairement dans sa maison de campagne, n'avait pense qu'au repos; le bonheur avait semble l'y surprendre. Madame des Arcis n'avait fait qu'un mariage de raison; l'amour etait venu, il etait reciproque. Un obstacle terrible se placait tout a coup entre eux, et cet obstacle etait precisement l'objet meme qui eut du etre un lien sacre. Ce qui causa cette separation soudaine et tacite, plus affreuse qu'un divorce, et plus cruelle qu'une mort lente, c'est que la mere, en depit du malheur, aimait son enfant avec passion, tandis que le chevalier, quoi qu'il voulut faire, malgre sa patience et sa bonte, ne pouvait vaincre l'horreur que lui inspirait cette malediction de Dieu tombee sur lui. --Pourrais-je donc hair ma fille? se demandait-il souvent durant ses promenades solitaires. Est-ce sa faute si la colere du ciel l'a frappee? Ne devrais-je pas uniquement la plaindre, chercher a adoucir la douleur de ma femme, cacher ce que je souffre, veiller sur mon enfant? A quelle triste existence est-elle reservee si moi, son pere, je l'abandonne? que deviendra-t-elle? Dieu me l'envoie ainsi; c'est a moi de me resigner. Qui en prendra soin? qui relevera? qui la protegera? Elle n'a au monde que sa mere et moi; elle ne trouvera pas un mari, et elle n'aura jamais ni frere ni soeur; c'est assez d'une malheureuse de plus au monde. Sous peine de manquer de coeur, je dois consacrer ma vie a lui faire supporter la sienne. Ainsi pensait le chevalier, puis il rentrait a la maison avec la ferme intention de remplir ses devoirs de pere et de mari; il trouvait son enfant dans les bras de sa femme, il s'agenouillait devant eux, prenait les mains de Cecile entre les siennes: on lui avait parle, disait-il, d'un medecin celebre, qu'il allait faire venir; rien n'etait encore decide; on avait vu des cures merveilleuses. En parlant ainsi, il soulevait sa fille entre ses bras et la promenait par la chambre; mais d'affreuses pensees le saisissaient malgre lui; l'idee de l'avenir, la vue de ce silence, de cet etre inacheve, dont les sens etaient fermes, la reprobation, le degout, la pitie, le mepris du monde, l'accablaient. Son visage palissait, ses mains tremblaient; il rendait l'enfant a sa mere, et se detournait pour cacher ses larmes. C'est dans ces moments que madame des Arcis serrait sa fille sur son coeur avec une sorte de tendresse desesperee et ce plein regard de l'amour maternel, le plus violent et le plus fier de tous. Jamais elle ne faisait entendre une plainte; elle se retirait dans sa chambre, posait Camille dans son berceau, et passait des heures entieres, muette comme elle, a la regarder. Cette espece d'exaltation sombre et passionnee devint si forte, qu'il n'etait pas rare de voir madame des Arcis garder le silence le plus absolu pendant des journees. On lui adressait en vain la parole. Il semblait qu'elle voulut savoir par elle-meme ce que c'etait que cette nuit de l'esprit dans laquelle sa fille devait vivre. Elle parlait par signes a l'enfant et savait seule se faire comprendre. Les autres personnes de la maison, le chevalier lui-meme, semblaient etrangers a Camille. La mere de madame des Arcis, femme d'un esprit assez vulgaire, ne venait guere a Chardonneux[3] (ainsi se nommait la terre du chevalier) que pour deplorer le malheur arrive a son gendre et a sa chere Cecile. Croyant faire preuve de sensibilite, elle s'apitoyait sans relache sur le triste sort de cette pauvre enfant, et il lui echappa de dire un jour:--Mieux eut valu pour elle ne pas etre nee.--Qu'auriez-vous donc fait si j'etais ainsi? repliqua Cecile presque avec l'accent de la colere. [Note 3: Il y a pres du Mans un chateau de ce nom. L'auteur y passa quelques jours en septembre 1829.] L'oncle Giraud, le maitre macon, ne trouvait pas grand mal a ce que sa petite niece fut muette:--J'ai eu, disait-il, une femme si bavarde, que je regarde toute chose au monde, n'importe laquelle, comme preferable. Cette petite-la est sure d'avance de ne jamais tenir de mauvais propos, ni d'en ecouter, de ne pas impatienter toute une maison en chantant de vieux airs d'opera, qui sont tous pareils; elle ne sera pas querelleuse, elle ne dira pas d'injures aux servantes, comme ma femme n'y manquait jamais; elle ne s'eveillera pas si son mari tousse, ou bien s'il se leve plus tot qu'elle pour surveiller ses ouvriers; elle ne revera pas tout haut, elle sera discrete; elle y verra clair, les sourds ont de bons yeux; elle pourra regler un memoire, quand elle ne ferait que compter sur ses doigts, et payer, si elle a de l'argent, mais sans chicaner, comme les proprietaires a propos de la moindre batisse; elle saura d'elle-meme une chose tres bonne qui ne s'apprend d'ordinaire que difficilement, c'est qu'il vaut mieux faire que dire; si elle a le coeur a sa place, on le verra sans qu'elle ait besoin de se mettre du miel au bout de la langue. Elle ne rira pas en compagnie, c'est vrai; mais elle n'entendra pas, a diner, les rabat-joie qui font des periodes; elle sera jolie, elle aura de l'esprit, elle ne fera pas de bruit; elle ne sera pas obligee, comme un aveugle, d'avoir un caniche pour se promener. Ma foi, si j'etais jeune, je l'epouserais tres bien quand elle sera grande, et aujourd'hui que je suis vieux et sans enfants, je la prendrais tres bien chez nous comme ma fille, si par hasard elle vous ennuyait. Lorsque l'oncle Giraud tenait de pareils discours, un peu de gaiete rapprochait par instants M. des Arcis de sa femme. Ils ne pouvaient s'empecher de sourire tous deux a cette bonhomie un peu brusque, mais respectable et surtout bienfaisante, ne voulant voir le mal nulle part. Mais le mal etait la; tout le reste de la famille regardait avec des yeux effrayes et curieux ce malheur, qui etait une rarete. Quand ils venaient en carriole du gue de Mauny[4], ces braves gens se mettaient en cercle avant diner, tachant de voir et de raisonner, examinant tout d'un air d'interet, prenant un visage compose, se consultant tout bas pour savoir quoi dire, tentant quelquefois de detourner la pensee commune par une grosse remarque sur un fetu. La mere restait devant eux, sa fille sur ses genoux, sa gorge decouverte, quelques gouttes de lait coulant encore. Si Raphael eut ete de la famille, la Vierge a la Chaise aurait pu avoir une soeur; madame des Arcis ne s'en doutait pas, et en etait d'autant plus belle. [Note 4: Le gue de Mauny est un site pittoresque des environs du Mans et un but de promenade pour les habitants de la ville.] III La petite fille devenait grande; la nature remplissait tristement sa tache, mais fidelement. Camille n'avait que ses yeux au service de son ame; ses premiers gestes furent, comme l'avaient ete ses premiers regards, diriges vers la lumiere. Le plus pale rayon de soleil lui causait des transports de joie. Lorsqu'elle commenca a se tenir debout et a marcher, une curiosite tres marquee lui fit examiner et toucher tous les objets qui l'environnaient, avec une delicatesse melee de crainte et de plaisir, qui tenait de la vivacite de l'enfant, et deja de la pudeur de la femme. Son premier mouvement etait de courir vers tout ce qui lui etait nouveau, comme pour le saisir et s'en emparer; mais elle se retournait presque toujours a moitie chemin en regardant sa mere, comme pour la consulter. Elle ressemblait alors a l'hermine, qui, dit-on, s'arrete et renonce a la route qu'elle voulait suivre, si elle voit qu'un peu de fange ou de gravier pourrait tacher sa fourrure. Quelques enfants du voisinage venaient jouer avec Camille dans le jardin. C'etait une chose etrange que la maniere dont elle les regardait parler. Ces enfants, a peu pres du meme age qu'elle, essayaient, bien entendu, de repeter des mots estropies par leurs bonnes, et tachaient, en ouvrant les levres, d'exercer leur intelligence au moyen d'un bruit qui ne semblait qu'un mouvement a la pauvre fille. Souvent, pour prouver qu'elle avait compris, elle etendait les mains vers ses petites compagnes, qui, de leur cote, reculaient effrayees devant cette autre expression de leur propre pensee. Madame des Arcis ne quittait pas sa fille. Elle observait avec anxiete les moindres actions, les moindres signes de vie de Camille. Si elle eut pu deviner que l'abbe de l'Epee allait bientot venir et apporter la lumiere dans ce monde de tenebres, quelle n'eut pas ete sa joie! Mais elle ne pouvait rien et demeurait sans force contre ce mal du hasard, que le courage et la piete d'un homme allaient detruire. Singuliere chose qu'un pretre en voie plus qu'une mere, et que l'esprit, qui discerne, trouve ce qui manque au coeur, qui souffre! Quand les petites amies de Camille furent en age de recevoir les premieres instructions d'une gouvernante, la pauvre enfant commenca a temoigner une tres grande tristesse de ce qu'on n'en faisait pas autant pour elle que pour les autres. Il y avait chez un voisin une vieille institutrice anglaise qui faisait epeler a grand'peine un enfant et le traitait severement. Camille assistait a la lecon, regardait avec etonnement son petit camarade, suivant des yeux ses efforts, et tachant, pour ainsi dire, de l'aider; elle pleurait avec lui lorsqu'il etait gronde. Les lecons de musique furent pour elle le sujet d'une peine bien plus vive. Debout pres du piano, elle roidissait et remuait ses petits doigts en regardant la maitresse de tous ses grands yeux, qui etaient tres noirs et tres beaux. Elle semblait demander ce qui se faisait la, et frappait quelquefois sur les touches d'une facon en meme temps douce et irritee. L'impression que les etres ou les objets exterieurs produisaient sur les autres enfants ne paraissait pas la surprendre. Elle observait les choses et s'en souvenait comme eux. Mais lorsqu'elle les voyait se montrer du doigt ces memes objets et echanger entre eux ce mouvement des levres qui lui etait inintelligible, alors recommencait son chagrin. Elle se retirait dans un coin, et, avec une pierre ou un morceau de bois, elle tracait presque machinalement sur le sable quelques lettres majuscules qu'elle avait vu epeler a d'autres, et qu'elle considerait attentivement. La priere du soir, que le voisin faisait faire regulierement a ses enfants tous les jours, etait pour Camille une enigme qui ressemblait a un mystere. Elle s'agenouillait, avec ses amies et joignait les mains sans savoir pourquoi. Le chevalier voyait en cela une profanation: --Otez-moi cette petite, disait-il; epargnez-moi cette singerie.--Je prends sur moi d'en demander pardon a Dieu, repondit un jour la mere. Camille donna de bonne heure des signes de cette bizarre faculte que les Ecossais appellent la double vue, que les partisans du magnetisme veulent faire admettre, et que les medecins rangent, la plupart du temps, au nombre des maladies. La petite sourde et muette sentait venir ceux qu'elle aimait, et allait souvent au-devant d'eux, sans que rien eut pu l'avertir de leur arrivee. Non seulement les autres enfants ne s'approchaient d'elle qu'avec une certaine crainte, mais ils l'evitaient quelquefois d'un air de mepris. Il arrivait que l'un d'eux, avec ce manque de pitie dont parle La Fontaine, venait lui parler longtemps en la regardant en face et en riant, lui demandant de repondre. Ces petites rondes des enfants, qui se danseront tant qu'il y aura de petites jambes, Camille les regardait a la promenade, deja a demi jeune fille, et quand venait le vieux refrain: Entrez dans la danse, Voyez comme on danse... seule a l'ecart, appuyee sur un banc, elle suivait la mesure, en balancant sa jolie tete, sans essayer de se meler au groupe, mais avec assez de tristesse et de gentillesse pour faire pitie. L'une des plus grandes taches qu'essaya cet esprit maltraite fut de vouloir compter avec une petite voisine qui apprenait l'arithmetique. Il s'agissait d'un calcul fort aise et fort court. La voisine se debattait contre quelques chiffres un peu embrouilles. Le total ne se montait guere a plus de douze ou quinze unites. La voisine comptait sur ses doigts. Camille, comprenant qu'on se trompait, et voulant aider, etendit ses deux mains ouvertes. On lui avait donne, a elle aussi, les premieres et les plus simples notions; elle savait que deux et deux font quatre. Un animal intelligent, un oiseau meme, compte d'une facon ou d'une autre, que nous ne savons pas, jusqu'a deux ou trois. Une pie, dit-on, a compte jusqu'a cinq. Camille, dans cette circonstance, aurait eu a compter plus loin. Ses mains n'allaient que jusqu'a dix. Elle les tenait ouvertes devant sa petite amie avec un air si plein de bonne volonte, qu'on l'eut prise pour un honnete homme qui ne peut pas payer. La coquetterie se montre de bonne heure chez les femmes: Camille n'en donnait aucun indice.--C'est pourtant drole, disait le chevalier, qu'une petite fille ne comprenne pas un bonnet! A de pareils propos, madame des Arcis souriait tristement.--Elle est pourtant belle! disait-elle a son mari; et en meme temps, avec douceur, elle poussait un peu Camille pour la faire marcher devant son pere, afin qu'il vit mieux sa taille, qui commencait a se former, et sa demarche encore enfantine, qui etait charmante. A mesure qu'elle avancait en age, Camille se prit de passion, non pour la religion, qu'elle ne connaissait pas, mais pour les eglises, qu'elle voyait. Peut-etre avait-elle dans l'ame cet instinct invincible qui fait qu'un enfant de dix ans concoit et garde le projet de prendre une robe de laine, de chercher ce qui est pauvre et ce qui souffre, et de passer ainsi toute sa vie. Il mourra bien des indifferents et meme des philosophes avant que l'un d'eux explique une pareille fantaisie, mais elle existe. "Lorsque j'etais enfant, je ne voyais pas Dieu, je ne voyais que le ciel," est certainement un mot sublime, ecrit, comme on sait, par un sourd-muet. Camille etait bien loin de tant de force. L'image grossiere de la Vierge, badigeonnee de blanc de ceruse, sur un fond de platre frotte de bleu, a peu pres comme l'enseigne d'une boutique; un enfant de choeur de province, dont un vieux surplis couvrait la soutane, et dont la voix faible et argentine faisait tristement vibrer les carreaux, sans que Camille en put rien entendre; la demarche du suisse, les airs du bedeau,--qui sait ce qui fait lever les yeux a un enfant? Mais qu'importe, des que ces yeux se levent? IV --Elle est pourtant belle! se repetait le chevalier, et Camille l'etait en effet. Dans le parfait ovale d'un visage regulier, sur des traits d'une purete et d'une fraicheur admirables, brillait, pour ainsi dire, la clarte d'un bon coeur. Camille etait petite, non point pale, mais tres blanche, avec de longs cheveux noirs. Gaie, active, elle suivait son naturel; triste avec douceur et presque avec nonchalance des que le malheur venait la toucher; pleine de grace dans tous ses mouvements, d'esprit et quelquefois d'energie dans sa petite pantomime, singulierement industrieuse a se faire entendre, vive a comprendre, toujours obeissante des qu'elle avait compris. Le chevalier restait aussi parfois, comme madame des Arcis, a regarder sa fille sans parler. Tant de grace et de beaute, joint a tant de malheur et d'horreur, etait pres de lui troubler l'esprit; on le vit embrasser souvent Camille avec une sorte de transport, en disant tout haut:--Je ne suis cependant pas un mechant homme! Il y avait une allee dans le bois, au fond du jardin, ou le chevalier avait l'habitude de se promener apres le dejeuner. De la fenetre de sa chambre, madame des Arcis voyait son mari aller et venir derriere les arbres. Elle n'osait guere l'y aller retrouver. Elle regardait, avec un chagrin plein d'amertume, cet homme qui avait ete pour elle plutot un amant qu'un epoux, dont elle n'avait jamais recu un reproche, a qui elle n'en avait jamais eu un seul a faire, et qui n'avait plus le courage de l'aimer parce qu'elle etait mere. Elle se hasarda pourtant un matin. Elle descendit en peignoir, belle comme un ange, le coeur palpitant; il s'agissait d'un bal d'enfants qui devait avoir lieu dans un chateau voisin. Madame des Arcis voulait y mener Camille. Elle voulait voir l'effet que pourrait produire sur le monde et sur son mari la beaute de sa fille. Elle avait passe des nuits sans sommeil a chercher quelle robe elle lui mettrait; elle avait forme sur ce projet les plus douces esperances.--Il faudra bien, se disait-elle, qu'il en soit fier et qu'on en soit jaloux, une fois pour toutes, de cette pauvre petite. Elle ne dira rien, mais elle sera la plus belle. Des que le chevalier vit sa femme venir a lui, il s'avanca au-devant d'elle, et lui prit la main, qu'il baisa avec un respect et une galanterie qui lui venaient de Versailles, et dont il ne s'ecartait jamais, malgre sa bonhomie naturelle. Ils commencerent par echanger quelques mots insignifiants, puis ils se mirent a marcher l'un a cote de l'autre. Madame des Arcis cherchait de quelle maniere elle proposerait a son mari de la laisser mener sa fille au bal, et de rompre ainsi une determination qu'il avait prise depuis la naissance de Camille, celle de ne plus voir le monde. La seule pensee d'exposer son malheur aux yeux des indifferents ou des malveillants mettait le chevalier presque hors de lui. Il avait annonce formellement sa volonte sur ce sujet. Il fallait donc que madame des Arcis trouvat un biais, un pretexte quelconque, non seulement pour executer son dessein, mais pour en parler. Pendant ce temps-la, le chevalier paraissait reflechir beaucoup de son cote. Il fut le premier a rompre le silence. Une affaire survenue a un de ses parents, dit-il a sa femme, venait d'occasionner de grands derangements de fortune dans sa famille; il etait important pour lui de surveiller les gens charges des mesures a prendre; ses interets, et par consequent ceux de madame des Arcis elle-meme, couraient le risque d'etre compromis faute de soin. Bref, il annonca qu'il etait oblige de faire un court voyage en Hollande, ou il devait s'entendre avec son banquier; il ajouta que l'affaire etait extremement pressee, et qu'il comptait partir des le lendemain matin. Il n'etait que trop facile a madame des Arcis de comprendre le motif de ce voyage. Le chevalier etait bien eloigne de songer a abandonner sa femme; mais, en depit de lui-meme, il eprouvait un besoin irresistible de s'isoler tout a fait pendant quelque temps, ne fut-ce que pour revenir plus tranquille. Toute vraie douleur donne, la plupart du temps, ce besoin de solitude a l'homme comme la souffrance physique aux animaux. Madame des Arcis fut d'abord tellement surprise, qu'elle ne repondit que par ces phrases banales qu'on a toujours sur les levres quand on ne peut pas dire ce qu'on pense: elle trouvait ce voyage tout simple; le chevalier avait raison, elle reconnaissait l'importance de cette demarche, et ne s'y opposait en aucune facon. Tandis qu'elle parlait, la douleur lui serrait le coeur; elle dit qu'elle se trouvait lasse, et s'assit sur un banc. La, elle resta plongee dans une reverie profonde, les regards fixes, les mains pendantes. Madame des Arcis n'avait connu jusqu'alors ni grande joie ni grands plaisirs. Sans etre une femme d'un esprit eleve, elle sentait assez fortement et elle etait d'une famille assez commune pour avoir quelque peu souffert. Son mariage avait ete pour elle un bonheur tout a fait imprevu, tout a fait nouveau; un eclair avait brille devant ses yeux au milieu de longues et froides journees, maintenant la nuit la saisissait. Elle demeura longtemps pensive. Le chevalier detournait les yeux, et semblait impatient de rentrer a la maison. Il se levait et se rasseyait. Madame des Arcis se leva aussi enfin, prit le bras de son mari; ils rentrerent ensemble. L'heure du diner venue, madame des Arcis fit dire qu'elle se trouvait malade et qu'elle ne descendrait pas. Dans sa chambre etait un prie-Dieu ou elle resta a genoux jusqu'au soir. Sa femme de chambre entra plusieurs fois, ayant recu du chevalier l'ordre secret de veiller sur elle; elle ne repondit pas a ce qu'on lui disait. Vers huit heures du soir elle sonna, demanda la robe commandee a l'avance pour sa fille, et qu'on mit le cheval a la voiture. Elle fit avertir en meme temps le chevalier qu'elle allait au bal, et qu'elle souhaitait qu'il l'y accompagnat. Camille avait la taille d'un enfant, mais la plus svelte et la plus legere. Sur ce corps bien-aime, dont les contours commencaient a se dessiner, la mere posa une petite parure simple et fraiche. Une robe de mousseline blanche brodee, des petits souliers de satin blanc, un collier de graines d'Amerique sur le cou, une couronne de bluets sur la tete, tels furent les atours de Camille, qui se mirait avec orgueil et sautait de joie. La mere, vetue d'une robe de velours, comme quelqu'un qui ne veut pas danser, tenait son enfant devant une psyche, et l'embrassait coup sur coup, en repetant: Tu es belle, tu es belle! lorsque le chevalier monta. Madame des Arcis, sans aucune emotion apparente, demanda a son domestique si on avait attele, et a son mari s'il venait. Le chevalier donna la main a sa femme, et l'on alla au bal. C'etait la premiere fois qu'on voyait Camille. On avait beaucoup entendu parler d'elle. La curiosite dirigea tous les regards vers la petite fille des qu'elle parut. On pouvait s'attendre a ce que madame des Arcis montrat quelque embarras et quelque inquietude; il n'en fut rien. Apres les politesses d'usage, elle s'assit de l'air le plus calme, et tandis que chacun suivait des yeux son enfant avec une espece d'etonnement ou un air d'interet affecte, elle la laissait aller par la chambre sans paraitre y songer. Camille retrouvait la ses petites compagnes; elle courait tour a tour vers l'une ou vers l'autre, comme si elle eut ete au jardin. Toutes, cependant, la recevaient avec reserve et avec froideur. Le chevalier, debout a l'ecart, souffrait visiblement. Ses amis vinrent a lui, vanterent la beaute de sa fille; des personnes etrangeres, ou meme inconnues, l'aborderent avec l'intention de lui faire compliment. Il sentait qu'on le consolait, et ce n'etait guere de son gout. Cependant un regard auquel on ne se trompe pas, le regard de tous, lui remit peu a peu quelque joie au coeur. Apres avoir parle par gestes presque a tout le monde, Camille etait restee debout entre les genoux de sa mere. On venait de la voir aller de cote et d'autre; on s'attendait a quelque chose d'etrange, ou tout au moins de curieux; elle n'avait rien fait que de dire bonsoir aux gens avec une grande reverence, donner un petit _shake-hand_ a des demoiselles anglaises, envoyer des baisers aux meres de ses petites amies, le tout peut-etre appris par coeur, mais fait avec grace et naivete. Revenue tranquillement a sa place, on commenca a l'admirer. Rien, en effet, n'etait plus beau que cette enveloppe dont ne pouvait sortir cette pauvre ame. Sa taille, son visage, ses longs cheveux boucles, ses yeux surtout d'un eclat incomparable, surprenaient tout le monde. En meme temps que ses regards essayaient de tout deviner, et ses gestes de tout dire, son air reflechi et melancolique pretait a ses moindres mouvements, a ses allures d'enfant et a ses poses un certain aspect d'un air de grandeur; un peintre ou un sculpteur en eut ete frappe. On s'approcha de madame des Arcis, on l'entoura, on fit mille questions par gestes a Camille; a l'etonnement et a la repugnance avaient succede une bienveillance sincere, une franche sympathie. L'exageration, qui arrive toujours des que le voisin parle apres le voisin pour repeter la meme chose, s'en mela bientot. On n'avait jamais vu un si charmant enfant; rien ne lui ressemblait, rien n'etait si beau qu'elle. Camille eut enfin un triomphe complet, auquel elle etait loin de rien comprendre. Madame des Arcis le comprenait. Toujours calme au dehors, elle eut ce soir-la un battement de coeur qui lui etait du, le plus heureux, le plus pur de sa vie. Il y eut entre elle et son mari un sourire echange, qui valait bien des larmes. Cependant une jeune fille se mit au piano, et joua une contredanse. Les enfants se prirent par la main, se mirent en place et commencerent a executer les pas que le maitre de danse de l'endroit leur avait appris. Les parents, d'autre part, commencerent a se complimenter reciproquement, a trouver charmante cette petite fete, et a se faire remarquer les uns aux autres la gentillesse de leurs progenitures. Ce fut bientot un grand bruit de rires enfantins, de plaisanteries de cafe entre les jeunes gens, de causeries de chiffons entre les jeunes filles, de bavardages entre les papas, de politesses aigres-douces entre les mamans, bref un bal d'enfants en province. Le chevalier ne quittait pas des yeux sa fille, qui, on le pense bien, n'etait pas de la contredanse. Camille regardait la fete avec une attention un peu triste. Un petit garcon vint l'inviter. Elle secoua la tete pour toute reponse; quelques bluets tomberent de sa couronne, qui n'etait pas bien solide. Madame des Arcis les ramassa, et eut bientot repare, avec quelques epingles, le desordre de cette coiffure qu'elle avait faite elle-meme; mais elle chercha vainement ensuite son mari: il n'etait plus dans la salle. Elle fit demander s'il etait parti, et s'il avait pris la voiture. On lui repondit qu'il etait retourne chez lui a pied. V Le chevalier avait resolu de s'eloigner sans dire adieu a sa femme. Il craignait et fuyait toute explication facheuse, et comme, d'ailleurs, son dessein etait de revenir dans peu de temps, il crut agir plus sagement en laissant seulement une lettre. Il n'etait pas tout a fait vrai que ses affaires l'appelassent en Hollande; cependant son voyage pouvait lui etre avantageux. Un de ses amis ecrivit a Chardonneux pour presser son depart; c'etait un pretexte convenu. Il prit, en rentrant, le semblant d'un homme oblige de s'en aller a l'improviste. Il fit faire ses paquets en toute hate, les envoya a la ville, monta a cheval et partit. Une hesitation involontaire et un tres grand regret s'emparerent cependant de lui lorsqu'il franchit le seuil de sa porte. Il craignit d'avoir obei trop vite a un sentiment qu'il pouvait maitriser, de faire verser a sa femme des larmes inutiles, et de ne pas trouver ailleurs le repos qu'il otait peut-etre a sa maison.--Mais qui sait, pensa-t-il, si je ne fais pas, au contraire, une chose utile et raisonnable? Qui sait si le chagrin passager que pourra causer mon absence ne nous rendra pas des jours plus heureux? Je suis frappe d'un malheur dont Dieu seul connait la cause; je m'eloigne pour quelques jours du lieu ou je souffre. Le changement, le voyage, la fatigue meme, calmeront peut-etre mes ennuis; je vais m'occuper de choses materielles, importantes, necessaires; je reviendrai le coeur plus tranquille, plus content; j'aurai reflechi, je saurai mieux ce que j'ai a faire.--Cependant Cecile va souffrir, se disait-il au fond du coeur. Mais, son parti une fois pris, il continua sa route. Madame des Arcis avait quitte le bal vers onze heures. Elle etait montee en voiture avec sa fille, qui s'endormit bientot sur ses genoux. Bien qu'elle ignorat que le chevalier eut execute si promptement son projet de voyage, elle n'en souffrait pas moins d'etre sortie seule de chez ses voisins. Ce qui n'est aux yeux du monde qu'un manque d'egards devient une douleur sensible a qui en soupconne le motif. Le chevalier n'avait pu supporter le spectacle public de son malheur. La mere avait voulu montrer ce malheur pour tacher de le vaincre et d'en avoir raison. Elle eut aisement pardonne a son mari un mouvement de tristesse ou de mauvaise humeur; mais il faut penser qu'en province une telle maniere de laisser ainsi sa femme et sa fille est une chose presque inouie; et la moindre bagatelle en pareil cas, seulement un manteau qu'on cherche, lorsque celui qui devrait l'apporter n'est pas la, a fait, quelquefois plus de mal que tout le respect des convenances ne saurait faire de bien. Tandis que la voiture se trainait lentement sur les cailloux d'un chemin vicinal nouvellement fait, madame des Arcis, regardant sa fille endormie, se livrait aux plus tristes pressentiments. Soutenant Camille, de facon a ce que les cahots ne pussent l'eveiller, elle songeait, avec cette force que la nuit donne a la pensee, a la fatalite qui semblait la poursuivre jusque dans cette joie legitime qu'elle venait d'avoir a ce bal. Une etrange disposition d'esprit la faisait se reporter tour a tour, tantot vers son propre passe, tantot vers l'avenir de sa fille.--Que va-t-il arriver? se disait-elle. Mon mari s'eloigne de moi; s'il ne part pas aujourd'hui pour toujours, ce sera demain; tous mes efforts, toutes mes prieres ne serviront qu'a l'importuner; son amour est mort, sa pitie subsiste, mais son chagrin est plus fort que lui et que moi-meme. Ma fille est belle, mais vouee au malheur; qu'y puis-je faire? que puis-je prevoir ou empecher? Si je m'attache a cette pauvre enfant, comme je le dois, comme je le fais, c'est presque renoncer a voir mon mari. Il nous fuit, nous lui faisons horreur. Si je tentais, au contraire, de me rapprocher de lui, si j'osais essayer de rappeler son ancien amour, ne me demanderait-il pas peut-etre de me separer de ma fille? Ne pourrait-il pas se faire qu'il voulut confier Camille a des etrangers, et se delivrer d'un spectacle qui l'afflige? En se parlant ainsi a elle-meme, madame des Arcis embrassait Camille. --Pauvre enfant! se disait-elle, moi t'abandonner! moi acheter au prix de ton repos, de ta vie peut-etre, l'apparence d'un bonheur qui me fuirait a mon tour! cesser d'etre mere pour etre epouse! Quand une pareille chose serait possible, ne vaut-il pas mieux mourir que d'y songer? Puis elle revenait a ses conjectures.--Que va-t-il arriver? se demandait-elle encore. Qu'ordonnera de nous la Providence? Dieu veille sur tous, il nous voit comme les autres. Que fera-t-il de nous? que deviendra cette enfant? A quelque distance de Chardonneux, il y avait un gue a passer. Il avait beaucoup plu depuis un mois a peu pres, en sorte que la riviere debordait et couvrait les pres d'alentour. Le _passeux_ refusa d'abord de prendre la voiture dans son bac, et dit qu'il fallait deteler, qu'il se chargeait de traverser l'eau avec les gens et le cheval, non avec le carrosse. Madame des Arcis, pressee de revoir son mari, ne voulut pas descendre. Elle dit au cocher d'entrer dans le bac; c'etait un trajet de quelques minutes, qu'elle avait fait cent fois. Au milieu du gue, le bateau commenca a devier, pousse par le courant. Le _passeux_ demanda aide au cocher pour empecher, disait-il, d'aller a l'ecluse. Il y avait, en effet, a deux ou trois cents pas plus bas, un moulin avec une ecluse, faite de soliveaux, de pieux et de planches rassemblees, mais vieille, brisee par l'eau, et devenue une espece de cascade, ou plutot de precipice. Il etait clair que, si l'on se laissait entrainer jusque-la, on devait s'attendre a un accident terrible. Le cocher etait descendu de son siege; il aurait voulu etre bon a quelque chose, mais il n'y avait qu'une perche dans le bac. Le _passeux_, de son cote, faisait ce qu'il pouvait, mais la nuit etait sombre; une petite pluie fine aveuglait ces deux hommes, qui tantot se relayaient, tantot reunissaient leurs forces, pour couper l'eau et gagner la rive. A mesure que le bruit de l'ecluse se rapprochait, le danger devenait plus effrayant. Le bateau, lourdement charge, et defendu contre le courant par deux hommes vigoureux, n'allait pas vite. Lorsque la perche etait bien enfoncee et bien tenue a l'avant, le bac s'arretait, allait de cote, ou tournait sur lui-meme; mais le flot etait trop fort. Madame des Arcis, qui etait restee dans la voiture avec l'enfant, ouvrit la glace avec une terreur affreuse: --Est-ce que nous sommes perdus? s'ecria-t-elle. En ce moment la perche rompit. Les deux hommes tomberent dans le bateau, epuises, et les mains meurtries. Le _passeux_ savait nager, mais non le cocher. Il n'y avait pas de temps a perdre: --Pere Georgeot, dit madame des Arcis au _passeux_ (c'etait son nom), peux-tu me sauver, ma fille et moi? Le pere Georgeot jeta un coup, d'oeil sur l'eau, puis sur la rive: --Certainement, repondit-il en haussant les epaules d'un air presque offense qu'on lui adressat une pareille question. --Que faut-il faire? dit madame des Arcis. --Vous mettre sur mes epaules, repliqua le _passeux_. Gardez votre robe, ca vous soutiendra. Empoignez-moi le cou a deux bras, mais n'ayez pas peur et ne vous cramponnez pas, nous serions noyes; ne criez pas, ca vous ferait boire. Quant a la petite, je la prendrai d'une main par la taille, je nagerai de l'autre a la mariniere, et je la passerai en l'air sans la mouiller. Il n'y a pas vingt-cinq brasses d'ici aux pommes de terre qui sont dans ce champ-la. --Et Jean? dit madame des Arcis, designant le cocher. --Jean boira un coup, mais il en reviendra. Qu'il aille a l'ecluse et qu'il attende, je le retrouverai. Le pere Georgeot s'elanca dans l'eau, charge de son double fardeau, mais il avait trop prejuge de ses forces. Il n'etait plus jeune, tant s'en fallait. La rive etait plus loin qu'il ne disait, et le courant plus fort qu'il ne l'avait pense. Il fit cependant tout ce qu'il put pour arriver a terre, mais il fut bientot entraine. Le tronc d'un saule couvert par l'eau, et qu'il ne pouvait voir dans les tenebres, l'arreta tout a coup: il s'y etait violemment frappe au front. Son sang coula, sa vue s'obscurcit. --Prenez votre fille et mettez-la sur mon cou, dit-il, ou sur le votre; je n'en puis plus. --Pourrais-tu la sauver si tu ne portais qu'elle? demanda la mere. -Je n'en sais rien, mais je crois que oui, dit le _passeux_. Madame des Arcis, pour toute reponse, ouvrit les bras, lacha le cou du _passeux_, et se laissa aller au fond de l'eau. Lorsque le _passeux_ eut depose a terre la petite Camille saine et sauve, le cocher, qui avait ete tire de la riviere par un paysan, l'aida a chercher le corps de madame des Arcis. On ne le trouva que le lendemain matin, pres du rivage. VI Un an apres cet evenement, dans une chambre d'un hotel garni situe rue du Bouloi, a Paris, dans le quartier des diligences, une jeune fille en deuil etait assise pres d'une table, au coin du feu. Sur cette table etait une bouteille de vin d'ordinaire, a moitie vide, et un verre. Un homme courbe par l'age, mais d'une physionomie ouverte et franche, vetu a peu pres comme un ouvrier, se promenait a grands pas dans la chambre. De temps en temps il s'approchait de la jeune fille, s'arretait devant elle, et la regardait d'un air presque paternel. La jeune fille, alors, etendait le bras, soulevait la bouteille avec un empressement mele d'une sorte de repugnance involontaire, et remplissait le verre. Le vieillard buvait un petit coup, puis recommencait a marcher, tout en gesticulant d'une facon singuliere et presque ridicule, pendant que la jeune fille, souriant d'un air triste, suivait ses mouvements avec attention. Il eut ete difficile, a qui se fut trouve la, de deviner quelles etaient ces deux personnes: l'une, immobile, froide, pareille au marbre, mais pleine de grace et de distinction, portant sur son visage et dans ses moindres gestes plus que ce qu'on appelle ordinairement la beaute; l'autre, d'une apparence tout a fait vulgaire, les habits en desordre, le chapeau sur la tete, buvant du gros vin de cabaret, et faisant resonner sur le parquet les clous de ses souliers. C'etait un etrange contraste. Ces deux personnes etaient pourtant liees par une amitie bien vive et bien tendre. C'etait Camille et l'oncle Giraud. Le digne homme etait venu a Chardonneux lorsque madame des Arcis avait ete portee d'abord a l'eglise, puis a sa derniere demeure. Sa mere etant morte et son pere absent, la pauvre enfant se trouvait alors absolument seule en ce monde. Le chevalier, ayant une fois quitte sa maison, distrait par son voyage, appele par ses affaires et oblige de parcourir plusieurs villes de la Hollande, n'avait appris que fort tard la mort de sa femme; en sorte qu'il se passa pres d'un mois, pendant lequel Camille resta, pour ainsi dire, orpheline. Il y avait bien, il est vrai, a la maison une sorte de gouvernante qui avait charge de veiller sur la jeune fille; mais la mere, de son vivant, ne souffrait point de partage. Cet emploi etait une sinecure; la gouvernante connaissait a peine Camille, et ne pouvait lui etre d'aucun secours dans une pareille circonstance. La douleur de la jeune fille a la mort de sa mere avait ete si violente, qu'on avait craint longtemps pour ses jours. Lorsque le corps de madame des Arcis avait ete retire de l'eau et apporte a la maison, Camille accompagnait ce cortege funebre en poussant des cris de desespoir si dechirants que les gens du pays en avaient presque peur. Il y avait, en effet, je ne sais quoi d'effrayant dans cet etre qu'on etait habitue a voir muet, doux et tranquille, et qui sortait tout a coup de son silence en presence de la mort. Les sons inarticules qui s'echappaient de ses levres, et qu'elle seule n'entendait pas, avaient quelque chose de sauvage; ce n'etaient ni des paroles ni des sanglots, mais une sorte de langage horrible, qui semblait invente par la douleur. Pendant un jour et une nuit, ces cris affreux ne cesserent de remplir la maison; Camille courait de tous cotes, s'arrachant les cheveux et frappant les murailles. On essaya en vain de l'arreter; la force meme fut inutile. Ce ne fut que la nature epuisee qui la fit enfin tomber au pied du lit ou le corps de sa mere etait couche. Presque aussitot, elle avait paru reprendre sa tranquillite accoutumee, et, pour ainsi dire, tout oublier. Elle etait restee quelque temps dans un calme apparent, marchant toute la journee, au hasard, d'un pas lent et distrait, ne se refusant a aucun des soins qu'on prenait pour elle; on la croyait revenue a elle-meme, et le medecin, qui avait ete appele, s'y trompa comme tout le monde; mais une fievre nerveuse se declara bientot avec les plus graves symptomes. Il fallut veiller constamment sur la malade; sa raison semblait entierement perdue. C'etait alors que l'oncle Giraud avait pris la resolution de venir a tout prix au secours de sa niece.--Puisqu'elle n'a plus ni pere ni mere dans ce moment-ci, avait-il dit aux gens de la maison, je me declare pour son oncle veritable, charge de la soigner et d'empecher qu'il ne lui arrive malheur. Cette enfant m'a toujours plu; j'ai souvent demande a son pere de me la donner pour me faire rire. Je ne veux pas l'en priver, c'est sa fille, mais pour l'instant je m'en empare. A son retour, je la lui rendrai fidelement. L'oncle Giraud n'avait pas grande foi aux medecins, par une assez bonne raison, c'est qu'il croyait a peine aux maladies, n'ayant jamais lui-meme ete malade. Une fievre nerveuse surtout lui paraissait une chimere, un pur derangement d'idees, qu'un peu de distraction devait guerir. Il s'etait donc decide a amener Camille a Paris.--Vous voyez, disait-il encore, qu'elle a du chagrin, cette enfant. Elle ne fait que pleurer, et elle a raison; une mere ne vous meurt pas deux fois. Mais il ne s'agit pas que la fille s'en aille parce que l'autre vient de partir; il faut tacher qu'elle pense a autre chose. On dit que Paris est tres bon pour cela; je ne connais point Paris, moi, ni elle non plus. Ainsi donc je vais l'y mener, cela nous fera du bien a tous les deux. D'ailleurs, quand ce ne serait que la route, cela ne peut que lui etre tres bon. J'ai eu de la peine comme un autre, et toutes les fois que j'ai vu sautiller devant moi la queue d'un postillon, cela m'a toujours ragaillardi. De cette facon, Camille et son oncle etaient venus a Paris. Le chevalier, instruit de ce voyage par une lettre de l'oncle Giraud, l'approuva. Au retour de sa tournee en Hollande, il avait rapporte a Chardonneux une melancolie tellement profonde, qu'il lui etait presque impossible de voir qui que ce fut, meme sa fille. Il semblait vouloir fuir tout etre vivant, et chercher a se fuir lui-meme. Presque toujours seul, a cheval dans les bois, il fatiguait son corps outre mesure pour donner quelque repos a son ame. Un chagrin cache, incurable, le devorait. Il se reprochait au fond du coeur d'avoir rendu sa femme malheureuse pendant sa vie, et d'avoir contribue a sa mort.--Si j'avais ete la, se disait-il, elle vivrait, et je devais y etre. Cette pensee, qui ne le quittait plus, empoisonnait sa vie. Il desirait que Camille fut heureuse; il etait pret, dans l'occasion, a faire pour cela les plus grands sacrifices. Sa premiere idee, en revenant a Chardonneux, avait ete d'essayer de remplacer pres de sa fille celle qui n'etait plus, et de payer avec usure cette dette de coeur qu'il avait contractee; mais le souvenir de la ressemblance de la mere et de l'enfant lui causait a l'avance une douleur intolerable. C'etait en vain qu'il cherchait a se tromper sur cette douleur meme, et qu'il voulait se persuader que ce serait plutot a ses yeux une consolation, un adoucissement a sa peine, de retrouver ainsi sur un visage aime les traits de celle qu'il pleurait sans cesse. Camille, malgre tout, etait pour lui un reproche vivant, une preuve de sa faute et de son malheur, qu'il ne se sentait pas la force de supporter. L'oncle Giraud n'en pensait pas si long. Il ne songeait qu'a egayer sa niece et a lui rendre la vie agreable. Malheureusement ce n'etait pas facile. Camille s'etait laisse emmener sans resistance, mais elle ne voulait prendre part a aucun des plaisirs que le bonhomme tachait de lui proposer. Ni promenades, ni fetes, ni spectacles, ne pouvaient la tenter; pour toute reponse, elle montrait sa robe noire. Le vieux maitre macon etait obstine. Il avait loue, comme on l'a vu, un appartement garni dans une auberge des Messageries, la premiere qu'un commissionnaire de la rue lui avait indiquee, ne comptant y rester qu'un mois ou deux. Il y etait avec Camille depuis pres d'un an. Pendant un an, Camille s'etait refusee a toutes ses propositions de partie de plaisir, et, comme il etait en meme temps aussi bon et aussi patient qu'entete, il attendait depuis un an sans se plaindre. Il aimait cette pauvre fille de toute son ame, sans qu'il en sut lui meme la cause, par un de ces charmes inexplicables qui attachent la bonte au malheur. --Mais enfin, je ne sais pas, disait-il, tout en achevant sa bouteille, ce qui peut t'empecher de venir a l'Opera avec moi. Cela coute fort cher; j'ai le billet dans ma poche; voila ton deuil fini d'hier; tu as la deux robes neuves; d'ailleurs tu n'as qu'a mettre ton capuchon, et... Il s'interrompit.--Diable! dit-il, tu n'entends rien, je n'y avais pas pense. Mais qu'importe? ce n'est pas necessaire dans ces endroits-la. Tu n'entends pas, moi, je n'ecoute pas. Nous regarderons danser, voila tout. Ainsi parlait le bon oncle, qui ne pouvait jamais songer, quand il avait quelque chose d'interessant a dire, que sa niece ne pouvait l'entendre ni lui repondre. Il causait avec elle malgre lui. D'une autre part, quand il essayait de s'exprimer par signes, c'etait encore pire; elle le comprenait encore moins. Aussi avait-il adopte l'habitude de lui parler comme a tout le monde, en gesticulant, il est vrai, de toutes ses forces; Camille s'etait faite a cette pantomime parlante, et trouvait moyen d'y repondre a sa facon. Le deuil de Camille venait de finir en effet, comme le disait le bonhomme. Il avait fait faire deux belles robes a sa niece, et les lui presentait d'un air a la fois si tendre et si suppliant, qu'elle lui sauta au cou pour le remercier, puis elle se rassit avec la tristesse calme qu'on lui voyait toujours. --Mais ce n'est pas tout, dit l'oncle, il faut les mettre, ces belles robes. Elles sont faites pour cela, ces robes; elles sont jolies, ces robes. Et, tout en parlant, il se promenait par la chambre en faisant danser les robes comme des marionnettes. Camille avait assez pleure pour qu'un moment de joie lui fut permis. Pour la premiere fois depuis la mort de sa mere, elle se leva, se placa devant son miroir, prit une des deux robes que son oncle lui montrait, le regarda tendrement, lui tendit la main, et fit un petit signe de tete pour dire: Oui. A ce signe, le bonhomme Giraud se mit a sauter comme un enfant, avec ses gros souliers. Il triomphait: l'heure etait enfin venue ou il accomplissait son dessein; Camille allait se parer, sortir avec lui, venir a l'Opera, voir le monde: il ne se tenait pas d'aise a cette pensee, et il embrassait sa niece coup sur coup, tout en criant apres la femme de chambre, les domestiques, tous les gens de la maison. La toilette achevee, Camille etait si belle, qu'elle sembla le reconnaitre elle-meme, et sourit a sa propre image.--La voiture est en bas, dit l'oncle Giraud, tachant d'imiter avec ses bras le geste d'un cocher qui fouette ses chevaux, et avec sa bouche le bruit d'un carrosse. Camille sourit de nouveau, prit la robe de deuil qu'elle venait de quitter, la plia avec soin, la baisa, la mit dans l'armoire, et partit. VII Si l'oncle Giraud n'etait pas elegant de sa personne, il se piquait du moins de bien faire les choses. Peu lui importait que ses habits, toujours tout neufs et beaucoup trop larges, parce qu'il ne voulait pas etre gene, l'enveloppassent comme bon leur semblait, que ses bas drapes fussent mal tires, et que sa perruque lui tombat sur les yeux. Mais quand il se melait de regaler les autres, il prenait d'abord ce qu'il y avait de plus cher et de meilleur. Aussi avait-il retenu ce soir-la, pour lui et pour Camille, une bonne loge decouverte, bien en evidence, afin que sa niece put etre vue de tout le monde. Aux premiers regards que Camille jeta sur le theatre et dans la salle, elle fut eblouie; cela ne pouvait manquer: une jeune fille a peine agee de seize ans, elevee au fond d'une campagne, et se trouvant tout a coup transportee au milieu du sejour du luxe, des arts et du plaisir, devait presque croire qu'elle revait. On jouait un ballet: Camille suivait avec curiosite les attitudes, les gestes et les pas des acteurs; elle comprenait que c'etait une pantomime, et, comme elle devait s'y connaitre, elle cherchait a s'en expliquer le sens. A tout moment, elle se retournait vers son oncle d'un air stupefait, comme pour le consulter; mais il n'y comprenait guere plus qu'elle. Elle voyait des bergers en bas de soie offrant des fleurs a leurs bergeres, des amours voltigeant au bout d'une corde, des dieux assis sur des nuages. Les decorations, les lumieres, le lustre surtout, dont l'eclat la charmait, les parures des femmes, les broderies, les plumes, toute cette pompe d'un spectacle inconnu pour elle la jetait dans un doux etonnement. De son cote, elle devint bientot elle-meme l'objet d'une curiosite presque generale; sa parure etait simple, mais du meilleur gout. Seule, en grande loge, a cote d'un homme aussi peu musque que l'etait l'oncle Giraud, belle comme un astre et fraiche comme une rose, avec ses grands yeux noirs et son air naif, elle devait necessairement attirer les regards. Les hommes commencerent a se la montrer, les femmes a l'observer; les marquis s'approcherent, et les compliments les plus flatteurs, faits a haute voix, a la mode du temps, furent adresses a la nouvelle venue; par malheur, l'oncle Giraud seul recueillait ces hommages, qu'il savourait avec delices. Cependant Camille, peu a peu, reprit d'abord son air tranquille, puis un mouvement de tristesse la saisit. Elle sentit combien il etait cruel d'etre isolee au milieu de cette foule. Ces gens qui causaient dans leurs loges, ces musiciens dont les instruments reglaient la mesure des pas des acteurs, ce vaste echange de pensees entre le theatre et la salle, tout cela, pour ainsi dire, la repoussa en elle-meme.--Nous parlons et tu ne parles pas, semblait lui dire tout ce monde; nous ecoutons, nous rions, nous chantons, nous nous aimons, nous jouissons de tout; toi seule ne jouis de rien, toi seule n'entends rien, toi seule n'es ici qu'une statue, le simulacre d'un etre qui ne fait qu'assister a la vie. Camille ferma les yeux pour se delivrer de ce spectacle; elle se souvint de ce bal d'enfants ou elle avait vu danser ses compagnes, et ou elle etait restee pres de sa mere. Elle revint par la pensee a la maison natale, a son enfance si malheureuse, a ses longues souffrances, a ses larmes secretes, a la mort de sa mere, enfin a ce deuil qu'elle venait de quitter, et qu'elle resolut de reprendre en rentrant. Puisqu'elle etait a jamais condamnee, il lui sembla qu'il valait mieux pour elle ne jamais tenter de moins souffrir. Elle sentit plus amerement qu'elle ne l'avait encore fait que tout effort de sa part pour resister a la malediction celeste etait inutile. Remplie de cette pensee, elle ne put retenir quelques pleurs que l'oncle Giraud vit couler; il cherchait a en deviner la cause, lorsqu'elle lui fit signe qu'elle voulait partir. Le bonhomme, surpris et inquiet, hesitait et ne savait que faire; Camille se leva, et lui montra la porte de la loge, afin qu'il lui donnat son mantelet. En ce moment, elle apercut au-dessous d'elle, a la galerie, un jeune homme de bonne mine, tres richement vetu, qui tenait a la main un morceau d'ardoise, sur lequel il tracait des lettres et des figures avec un petit crayon blanc. Il montrait ensuite cette ardoise a son voisin, plus age que lui; celui-ci paraissait le comprendre aussitot, et lui repondait de la meme maniere avec une tres grande promptitude. Tous deux echangeaient en meme temps, en ouvrant ou fermant les doigts, certains signes qui semblaient leur servir a se mieux communiquer leurs idees. Camille ne comprit rien, ni a ces dessins qu'elle distinguait a peine, ni a ces signes qu'elle ne connaissait pas; mais elle avait remarque, du premier coup d'oeil, que ce jeune homme ne remuait pas les levres;--prete a sortir, elle s'arreta. Elle voyait qu'il parlait un langage qui n'etait celui de personne, et qu'il trouvait moyen de s'exprimer sans ce fatal mouvement de la parole, si incomprehensible pour elle, et qui faisait le tourment de sa pensee. Quel que fut ce langage etrange, une surprise extreme, un desir invincible d'en voir davantage lui firent reprendre la place qu'elle venait de quitter; elle se pencha au bord de la loge et observa attentivement ce que faisait cet inconnu. Le voyant de nouveau ecrire sur l'ardoise et la presenter a son voisin, elle fit un mouvement involontaire comme pour la saisir au passage. A ce mouvement, le jeune homme se retourna et regarda Camille a son tour. A peine leurs yeux se furent-ils rencontres, qu'ils resterent tous deux d'abord immobiles et indecis, comme s'ils eussent cherche a se reconnaitre; puis, en un instant, ils se devinerent, et se dirent d'un regard: Nous sommes muets tous deux. L'oncle Giraud apportait a sa niece son mantelet, sa canne et son loup, mais elle ne voulut plus s'en aller, elle avait repris sa chaise, et resta accoudee sur la balustrade. L'abbe de l'Epee venait, alors de commencer a se faire connaitre. Faisant une visite a une dame, dans la rue des Fosses-Saint-Victor, touche de pitie pour deux sourdes-muettes qu'il avait vues, par hasard, travailler a l'aiguille, la charite qui remplissait son ame s'etait eveillee tout a coup, et operait deja des prodiges. Dans la pantomime informe de ces etres miserables et meprises, il avait trouve les germes d'une langue feconde, qu'il croyait pouvoir devenir universelle, plus vraie, en tout cas, que celle de Leibnitz. Comme la plupart des hommes de genie, il avait peut-etre depasse son but, le voyant trop grand; mais c'etait deja beaucoup d'en voir la grandeur. Quelle que put etre l'ambition de sa bonte, il apprenait aux sourds-muets a lire et a ecrire. Il les replacait au nombre des hommes. Seul et sans aide, par sa propre force, il avait entrepris de faire une famille de ces malheureux, et il se preparait a sacrifier a ce projet sa vie et sa fortune, en attendant que le roi jetat les yeux sur eux. Le jeune homme assis pres de la loge de Camille etait un des eleves formes par l'abbe. Ne gentilhomme et d'une ancienne maison, doue d'une vive intelligence, mais frappe de la _demi-mort_, comme on disait alors, il avait recu, l'un des premiers, la meme education a peu pres que le celebre comte de Solar, avec cette difference qu'il etait riche, et qu'il ne courait pas le risque de mourir de faim, faute d'une pension du duc de Penthievre[5]. Independamment des lecons de l'abbe, on lui avait donne un gouverneur, qui, etant une personne laique, pouvait l'accompagner partout, charge, bien entendu, de veiller sur ses actions et de diriger ses pensees (c'etait le voisin qui lisait sur l'ardoise). Le jeune homme profitait, avec grand soin et grande application, de ces etudes journalieres qui exercaient son esprit sur toute chose, a la lecture comme au manege, a l'Opera comme a la messe; cependant un peu de fierte native et une independance de caractere tres prononcee luttaient en lui contre cette application penible. Il ne savait rien des maux qui auraient pu l'atteindre, s'il fut ne dans une classe inferieure ou seulement, comme Camille, dans un autre lieu qu'a Paris. L'une des premieres choses qu'on lui avait apprises, lorsqu'il avait commence a epeler, avait ete le nom de son pere, le marquis de Maubray. Il savait donc qu'il etait, a la fois, different des autres hommes par le privilege de la naissance et par une disgrace de la nature. L'orgueil et l'humiliation se disputaient ainsi un noble esprit, qui, par bonheur, ou peut-etre par necessite, n'en etait pas moins reste simple. [Note 5: L'histoire romanesque de ce pretendu comte de Solar est restee un mystere. Un enfant sourd-muet, abandonne de ses parents, en 1773, fut recueilli par l'abbe de l'Epee. Apres lui avoir appris a s'exprimer dans le langage des signes, l'abbe crut reconnaitre en lui l'heritier des comtes de Solar, lui fit obtenir a ce titre une pension du duc de Penthievre, et l'engagea a faire valoir ses droits. Il y eut proces.--Un jugement du Chatelet, de 1781, donna gain de cause au jeune sourd-muet; mais sa partie adverse en appela au parlement. Le proces demeura en suspens, l'abbe de l'Epee mourut, et la revolution survint. Enfin le 24 juillet 1792, un arret definitif cassa le jugement du Chatelet et interdit au nomme Joseph de porter a l'avenir le nom de Solar. M. Bouilli a ecrit sur ce sujet un drame en cinq actes intitule _l'Abbe de l'Epee_, qui a obtenu dans son temps un succes de larmes.] Ce marquis, sourd-muet, observant et comprenant les autres, aussi fier qu'eux tous, et qui avait aussi, aupres de son gouverneur, sur les grands parquets de Versailles, traine ses talons rouges a fleur de terre, selon l'usage, etait lorgne par plus d'une jolie femme, mais il ne quittait pas des yeux Camille; de son cote, elle le voyait tres bien, sans le regarder davantage. L'opera fini, elle prit le bras de son oncle, et, n'osant pas se retourner, rentra pensive. VIII Il va sans dire que ni Camille ni l'oncle Giraud ne savaient seulement le nom de l'abbe de l'Epee; encore moins se doutaient-ils de la decouverte d'une science nouvelle qui faisait parler les muets. Le chevalier aurait pu connaitre cette decouverte; sa femme l'eut certainement connue si elle eut vecu; mais Chardonneux etait loin de Paris; le chevalier ne recevait pas la gazette, ou, s'il la recevait, ne la lisait pas. Ainsi quelques lieues de distance, un peu de paresse, ou la mort, peuvent produire le meme resultat. Revenue au logis, Camille n'avait plus qu'une idee: ce que ses gestes et ses regards pouvaient dire, elle l'employa pour expliquer a son oncle qu'il lui fallait, avant tout, une ardoise et un crayon. Le bonhomme Giraud ne fut point embarrasse par cette demande, bien qu'elle lui fut adressee un peu tard, car il etait temps de souper; il courut a sa chambre, et, persuade qu'il avait compris, il rapporta en triomphe a sa niece une petite planche et un morceau de craie, reliques precieuses de son ancien amour pour la batisse et la charpente. Camille n'eut pas l'air de se plaindre de voir son desir rempli de cette facon; elle prit la planchette sur ses genoux, et fit asseoir son oncle a cote d'elle; puis elle lui fit prendre la craie, et lui saisit la main comme pour le guider, en meme temps que ses regards inquiets s'appretaient a suivre ses moindres mouvements. L'oncle Giraud comprenait bien qu'elle lui demandait d'ecrire quelque chose, mais quoi? Il l'ignorait.--Est-ce le nom de ta mere? Est-ce le mien? Est-ce le tien? Et pour se faire comprendre, il frappa du bout du doigt, le plus doucement qu'il put, sur le coeur de la jeune fille. Elle inclina aussitot la tete; le bonhomme crut qu'il avait devine; il ecrivit donc en grosses lettres le nom de Camille; apres quoi, satisfait de lui-meme et de la maniere dont il avait passe sa soiree, le souper etant pret, il se mit a table sans attendre sa niece, qui n'etait pas de force a lui tenir tete. Camille ne se retirait jamais que son oncle n'eut acheve sa bouteille; elle le regarda prendre son repas, lui souhaita le bonsoir, puis rentra chez elle, tenant sa petite planche entre ses bras. Aussitot son verrou tire, elle se mit a son tour a ecrire. Debarrassee de sa coiffure et de ses paniers, elle commenca a copier, avec un soin et une peine infinie, le mot que son oncle venait de tracer, et a barbouiller de blanc une grande table qui etait au milieu de la chambre. Apres plus d'un essai et plus d'une rature, elle parvint assez bien a reproduire les lettres qu'elle avait devant les yeux. Lorsque ce fut fait, et que, pour s'assurer de l'exactitude de sa copie, elle eut compte une a une les lettres qui lui avaient servi de modele, elle se promena autour de la table, le coeur palpitant d'aise comme si elle eut remporte une victoire. Ce mot de _Camille_ qu'elle venait d'ecrire lui paraissait admirable a voir, et devait certainement, a son sens, exprimer les plus belles choses du monde. Dans ce mot seul, il lui semblait voir une multitude de pensees, toutes plus douces, plus mysterieuses, plus charmantes les unes que les autres. Elle etait loin de croire que ce n'etait que son nom. On etait au mois de juillet, l'air etait pur et la nuit superbe. Camille avait ouvert sa fenetre; elle s'y arretait de temps en temps, et la, revant, les cheveux denoues, les bras croises, les yeux brillants, belle de cette paleur que la clarte des nuits donne aux femmes, elle regardait l'une des plus tristes perspectives qu'on puisse avoir devant les yeux: l'etroite cour d'une longue maison ou se trouvait logee une entreprise de diligences. Dans cette cour, froide, humide et malsaine, jamais un rayon de soleil n'avait penetre; la hauteur des etages, entasses l'un sur l'autre, defendait contre la lumiere cette espece de cave. Quatre ou cinq grosses voitures, serrees sous un hangar, presentaient leurs timons a qui voulait entrer. Deux ou trois autres, laissees dans la cour, faute de place, semblaient attendre les chevaux, dont le pietinement dans l'ecurie demandait l'avoine du soir au matin. Au-dessus d'une porte strictement fermee des minuit pour les locataires, mais toujours prete a s'ouvrir avec bruit a toute heure au claquement du fouet d'un cocher, s'elevaient d'enormes murailles, garnies d'une cinquantaine de croisees, ou jamais, passe dix heures, une chandelle ne brillait, a moins de circonstances extraordinaires. Camille allait quitter sa fenetre, quand tout a coup, dans l'ombre que projetait une lourde diligence, il lui sembla voir passer une forme humaine, revetue d'un habit brillant, se promenant a pas lents. Le frisson de la peur saisit d'abord Camille sans qu'elle sut pourquoi, car son oncle etait la, et la surveillance du bonhomme se revelait par son bruyant sommeil; quelle apparence d'ailleurs qu'un voleur ou un assassin vint se promener dans cette cour en pareil costume? L'homme y etait pourtant, et Camille le voyait. Il marchait derriere la voiture, regardant la fenetre ou elle se tenait. Apres quelques instants, Camille sentit revenir son courage; elle prit sa lumiere, et avancant le bras hors de la croisee, eclaira subitement la cour; en meme temps elle y jeta un regard a demi effraye, a demi menacant. L'ombre de la voiture s'etant effacee, le marquis de Maubray, car c'etait lui, vit qu'il etait completement decouvert, et, pour toute reponse, posa un genou en terre, joignant ses mains en regardant Camille, dans l'attitude du plus profond respect. Ils resterent quelque temps ainsi, Camille a la fenetre, tenant sa lumiere, le marquis a genoux devant elle. Si Romeo et Juliette, qui ne s'etaient vus qu'un soir dans un bal masque, ont echange des la premiere fois tant de serments, fidelement tenus, que l'on songe a ce que purent etre les premiers gestes et les premiers regards de deux amants qui ne pouvaient se dire que par la pensee ces memes choses, eternelles devant Dieu, et que le genie de Shakspeare a immortalisees sur la terre. Il est certain qu'il est ridicule de monter sur deux ou trois marchepieds pour grimper sur l'imperiale d'une voiture, en s'arretant a chaque effort qu'on est oblige de faire, pour savoir si l'on doit continuer. Il est vrai qu'un homme en bas de soie et en veste brodee risque d'avoir mauvaise grace lorsqu'il s'agit de sauter de cette imperiale sur le rebord d'une croisee. Tout cela est incontestable, a moins, qu'on n'aime. Lorsque le marquis de Maubray fut dans la chambre de Camille, il commenca par lui faire un salut aussi ceremonieux que s'il l'eut rencontree aux Tuileries. S'il avait su parler, peut-etre lui eut-il raconte comme quoi il avait echappe a la vigilance de son gouverneur, pour venir, au moyen de quelque argent donne a un laquais, passer la nuit sous sa fenetre; comme quoi il l'avait suivie lorsqu'elle avait quitte l'Opera; comment un regard d'elle avait change sa vie entiere; comment enfin il n'aimait qu'elle au monde, et n'ambitionnait d'autre bonheur que de lui offrir sa main et sa fortune. Tout cela etait ecrit sur ses levres; mais la reverence de Camille, en lui rendant son salut, lui fit comprendre combien un tel recit eut ete inutile et qu'il lui importait peu de savoir comment il avait fait pour venir chez elle, des l'instant qu'il y etait venu. M. de Maubray, malgre l'espece d'audace dont il avait fait preuve pour parvenir jusqu'a celle qu'il aimait, etait, nous l'avons dit, simple et reserve. Apres avoir salue Camille, il cherchait vainement de quelle facon lui demander si elle voulait de lui pour epoux; elle ne comprenait rien a ce qu'il tachait de lui expliquer. Il vit sur la table la planchette ou etait ecrit le nom de _Camille_. Il prit le morceau de craie, et, a cote de ce nom, il ecrivit le sien: _Pierre_. --Qu'est-ce que tout cela veut dire? cria une grosse voix de basse taille; qu'est-ce que c'est que des rendez-vous pareils? Par ou vous etes-vous introduit ici, monsieur? Que venez-vous faire dans cette maison? C'etait l'oncle Giraud qui parlait ainsi, entrant en robe de chambre, d'un air furieux. --Voila une belle chose! continua-t-il. Dieu sait que je dormais, et que, du moins, si vous avez fait du bruit, ce n'est pas avec votre langue. Qu'est-ce que c'est que des etres pareils, qui ne trouvent rien de plus simple que de tout escalader? Quelle est votre intention? Abimer une voiture, briser tout, faire du degat, et apres cela, quoi? Deshonorer une famille! Jeter l'opprobre et l'infamie sur d'honnetes gens!... Celui-la, non plus, ne m'entend pas encore, s'ecria l'oncle Giraud desole. Mais le marquis prit un crayon, un morceau de papier, et ecrivit cette espece de lettre: "J'aime mademoiselle Camille, je veux l'epouser, j'ai vingt mille livres de rente. Voulez-vous me la donner?" --Il n'y a que les gens qui ne parlent pas, dit l'oncle Giraud, pour mener les affaires aussi vite. --Mais, dites donc, s'ecria-t-il apres quelques moments de reflexion, je ne suis pas son pere, je ne suis que l'oncle. Il faut demander la permission au papa. IX Ce n'etait pas une chose facile que d'obtenir du chevalier son consentement a un pareil mariage, non qu'il ne fut dispose, comme on l'a vu, a faire tout ce qui etait possible pour rendre sa fille moins malheureuse; mais il y avait dans la circonstance presente une difficulte presque insurmontable. Il s'agissait d'unir une femme, atteinte d'une horrible infirmite, a un homme frappe de la meme disgrace, et, si une telle union devait avoir des fruits, il etait probable qu'elle ne ferait que mettre quelque infortune de plus au monde. Le chevalier, retire dans sa terre, toujours en proie au plus noir chagrin, continuait de vivre dans la solitude. Madame des Arcis avait ete enterree dans le parc, quelques saules pleureurs entouraient sa tombe, et annoncaient de loin aux passants la modeste place ou elle reposait. C'etait vers ce lieu que le chevalier dirigeait tous les jours ses promenades. La, il passait de longues heures, devore de regrets et de tristesse, et se livrant a tous les souvenirs qui pouvaient nourrir sa douleur. Ce fut la que l'oncle Giraud vint le trouver tout a coup un matin. Des le lendemain du jour ou il avait surpris les deux amants ensemble, le bonhomme avait quitte Paris avec sa niece, avait ramene Camille au Mans, et l'avait laissee dans sa propre maison, pour y attendre le resultat de la demarche qu'il allait faire. Pierre, averti de ce voyage, avait promis d'etre fidele et de rester pret a tenir sa parole. Orphelin des longtemps, maitre de sa fortune, n'ayant besoin que de prendre l'avis d'un tuteur, sa volonte n'avait a craindre aucun obstacle. Le bonhomme, de son cote, voulait bien servir de mediateur et tacher de marier les deux jeunes gens, mais il n'entendait pas que cette premiere entrevue, qui lui semblait passablement etrange, put se renouveler autrement qu'avec la permission du pere et du notaire. Aux premiers mots de l'oncle Giraud, le chevalier montra, comme on le pense, le plus grand etonnement. Lorsque le bonhomme commenca a lui raconter cette rencontre a l'Opera, cette scene bizarre et cette proposition plus singuliere encore, il eut peine a concevoir qu'un tel roman fut possible. Force cependant de reconnaitre qu'on lui parlait serieusement, les objections auxquelles on s'attendait se presenterent aussitot a son esprit: --Que voulez-vous? dit-il a Giraud. Unir deux etres egalement malheureux? N'est-ce pas assez d'avoir dans notre famille cette pauvre creature dont je suis le pere? Faut-il encore augmenter notre malheur en lui donnant un mari semblable a elle? Suis-je destine a me voir entoure d'etres reprouves du monde, objets de mepris et de pitie? Dois-je passer ma vie avec des muets, vieillir au milieu de leur affreux silence, avoir les yeux fermes par leurs mains? Mon nom, dont je ne tire pas vanite, Dieu le sait, mais qui, enfin, est celui de mon pere, dois-je le laisser a des infortunes qui ne pourront ni le signer ni le prononcer? --Non pas le prononcer, dit Giraud, mais le signer, c'est autre chose. --Le signer! s'ecria le chevalier. Etes-vous prive de raison? --Je sais ce que je dis, et ce jeune homme sait ecrire, repliqua l'oncle. Je vous temoigne et vous certifie qu'il ecrit meme fort bien et meme tres couramment, comme sa proposition, que j'ai dans ma poche et qui est fort honnete, en fait foi. Le bonhomme montra en meme temps au chevalier le papier sur lequel le marquis de Maubray avait trace le peu de mots qui exposaient, d'une maniere laconique, il est vrai, mais claire, l'objet de sa demande. --Que signifie cela? dit le pere. Depuis quand les sourds-muets tiennent-ils la plume? Quel conte me faites-vous, Giraud? --Ma foi, dit Giraud, je ne sais ce qui en est, ni comment pareille chose peut se faire. La verite est que mon intention etait tout bonnement de distraire Camille, et de voir un peu aussi, avec elle, ce que c'est que les pirouettes. Ce petit marquis s'est trouve etre la, et il est certain qu'il avait une ardoise et un crayon, dont il se servait tres lestement. J'avais toujours cru, comme vous, que, lorsqu'on etait muet, c'etait pour ne rien dire; mais pas du tout. Il parait qu'aujourd'hui on a fait une decouverte au moyen de laquelle tout ce monde-la se comprend et fait tres bien la conversation. On dit que c'est un abbe, dont je ne sais plus le nom, qui a invente ce moyen-la. Quant a moi, vous comprenez bien qu'une ardoise ne m'a jamais paru bonne qu'a mettre sur un toit; mais ces Parisiens sont si fins! --Est-ce serieux, ce que vous dites? --Tres serieux. Ce petit marquis est riche, joli garcon; c'est un gentilhomme et un galant homme; je reponds de lui. Songez, je vous en prie, a une chose: que ferez-vous de cette pauvre Camille? Elle ne parle pas, c'est vrai, mais ce n'est pas sa faute. Que voulez-vous qu'elle devienne? Elle ne peut pas toujours rester fille. Voila un homme qui l'aime; cet homme-la, si vous la lui donnez, ne se degoutera jamais d'elle a cause du defaut qu'elle a au bout de la langue; il sait ce qui en est par lui-meme. Ils se comprennent, ces enfants, ils s'entendent, sans avoir besoin de crier pour cela. Le petit marquis sait lire et ecrire; Camille apprendra a en faire autant; cela ne lui sera pas plus difficile qu'a l'autre. Vous sentez bien que, si je vous proposais de marier votre fille a un aveugle, vous auriez le droit de me rire au nez; mais je vous propose un sourd-muet, c'est raisonnable. Vous voyez que, depuis seize ans que vous avez cette petite-la, vous ne vous en etes jamais bien console. Comment voulez-vous qu'un homme fait comme tout le monde s'en arrange, si vous, qui etes son pere, vous ne pouvez pas en prendre votre parti? Tandis que l'oncle parlait, le chevalier jetait de temps en temps un regard du cote du tombeau de sa femme, et semblait reflechir profondement. --Rendre a ma fille l'usage de la pensee! dit-il apres un long silence; Dieu le permettrait-il? est-ce possible? En ce moment, le cure d'un village voisin entrait dans le jardin, venant diner au chateau. Le chevalier le salua d'un air distrait, puis, sortant tout a coup de sa reverie: -L'abbe, lui demanda-t-il, vous savez quelquefois les nouvelles, et vous recevez les papiers. Avez-vous entendu parler d'un pretre qui a entrepris l'education des sourds-muets? Malheureusement, le personnage auquel cette question s'adressait etait un veritable cure de campagne de ce temps-la, homme simple et bon, mais fort ignorant, et partageant tous les prejuges d'un siecle ou il y en avait tant, et de si funestes. --Je ne sais ce que monseigneur veut dire, repondit-il (traitant le chevalier en seigneur de village), a moins qu'il ne soit question de l'abbe de l'Epee. --Precisement, dit l'oncle Giraud. C'est le nom qu'on m'a dit; je ne m'en souvenais plus. --Eh bien! dit le chevalier, que faut-il en croire? --Je ne saurais, repliqua le cure, parler avec trop de circonspection d'une matiere sur laquelle je ne puis me donner encore pour completement edifie. Mais je suis fonde a croire, d'apres le peu de renseignements qu'il m'a ete loisible de recueillir a ce sujet, que ce monsieur de l'Epee, qui parait etre, d'ailleurs, une personne tout a fait venerable, n'a point atteint le but qu'il s'etait propose. --Qu'entendez-vous par la? dit l'oncle Giraud. --J'entends, dit le pretre, que l'intention la plus pure peut quelquefois faillir par le resultat. Il est hors de doute, d'apres ce que j'ai pu en apprendre, que les plus louables efforts ont ete faits; mais j'ai tout lieu de croire que la pretention d'apprendre a lire aux sourds-muets, comme le dit monseigneur, est tout a fait chimerique. --Je l'ai vu de mes yeux, dit Giraud; j'ai vu un sourd-muet qui ecrit. --Je suis bien eloigne, repliqua le cure, de vouloir vous contredire en aucune facon; mais des personnes savantes et distinguees, parmi lesquelles je pourrais meme citer des docteurs de la Faculte de Paris, m'ont assure d'une maniere peremptoire que la chose etait impossible. --Une chose qu'on voit ne peut pas etre impossible, reprit le bonhomme impatiente. J'ai fait cinquante lieues avec un billet dans ma poche, pour le montrer au chevalier; le voila, c'est clair comme le jour. En parlant ainsi, le vieux maitre macon avait de nouveau tire son papier, et l'avait mis sous les yeux du cure. Celui-ci, a demi etonne, a demi pique, examina le billet, le retourna, le lut plusieurs fois a haute voix, et le rendit a l'oncle, ne sachant trop quoi dire. Le chevalier avait semble etranger a la discussion; il continuait de marcher en silence, et son incertitude croissait d'instant en instant. --Si Giraud a raison, pensait-il, et si je refuse, je manque a mon devoir; c'est presque un crime que je commets. Une occasion se presente ou cette pauvre fille, a qui je n'ai donne que l'apparence de la vie, trouve une main qui recherche la sienne dans les tenebres ou elle est plongee. Sans sortir de cette nuit qui l'enveloppe pour toujours, elle peut rever qu'elle est heureuse. De quel droit l'en empecherais-je? Que dirait sa mere, si elle etait la?... Les regards du chevalier se reporterent encore une fois vers le tombeau, puis il prit le bras de l'oncle Giraud, fit quelques pas a l'ecart avec lui, et lui dit a voix basse: Faites ce que vous voudrez. --A la bonne heure! dit l'oncle; je vais la chercher, je vous l'amene; elle est chez moi, nous revenons ensemble, ce sera fait dans un instant. --Jamais! repondit le pere. Tachons ensemble qu'elle soit heureuse; mais la revoir, je ne le peux pas. Pierre et Camille furent maries a Paris, a l'eglise des Petits-Peres. Le gouverneur et l'oncle furent les seuls temoins. Lorsque le pretre officiant leur adressa les formules d'usage, Pierre, qui en avait assez appris pour savoir a quel moment il fallait s'incliner en signe d'assentiment, s'acquitta assez bien d'un role qui etait pourtant difficile a remplir. Camille n'essaya de rien deviner ni de rien comprendre; elle regarda son mari, et baissa la tete comme lui. Ils n'avaient fait que se voir et s'aimer, et c'est assez, pourrait-on dire. Lorsqu'ils sortirent de l'eglise, en se tenant la main pour toujours, c'est tout au plus s'ils se connaissaient. Le marquis avait une assez grande maison. Camille, apres la messe, monta dans un brillant equipage, qu'elle regardait avec une curiosite enfantine. L'hotel dans lequel on la ramena ne lui fut pas un moindre sujet d'etonnement. Ces appartements, ces chevaux, ces gens, qui allaient etre a elle, lui semblaient une merveille. Il etait convenu, du reste, que ce mariage se ferait sans bruit; un souper fort simple fut toute la fete. X Camille devint mere. Un jour que le chevalier faisait sa triste promenade au fond du parc, un domestique lui apporta une lettre ecrite d'une main qui lui etait inconnue, et ou se trouvait un singulier melange de distinction et d'ignorance. Elle venait de Camille et renfermait ce qui suit: "O mon pere! je parle, non pas avec ma bouche, mais avec ma main. Mes pauvres levres sont toujours fermees, et cependant je sais parler. Celui qui est mon maitre m'a appris a pouvoir vous ecrire. Il m'a fait enseigner comme pour lui, par la meme personne qui l'avait eleve, car vous savez qu'il est reste comme moi tres longtemps. J'ai eu beaucoup de peine a apprendre. Ce qu'on enseigne d'abord, c'est de parler avec les doigts, ensuite on apprend des figures ecrites. Il y en a de toutes sortes, qui expriment la peur, la colere, et tout en general. On est tres long a connaitre tout, et encore plus a mettre des mots, a cause des figures qui ne sont pas la meme chose, mais enfin on en vient a bout, comme vous voyez. L'abbe de l'Epee est un homme tres bon et tres doux, de meme que le pere Vanin, de la Doctrine chretienne. "J'ai un enfant qui est tres beau; je n'osais pas vous en parler avant de savoir s'il sera comme nous. Mais je n'ai pu resister au plaisir que j'ai a vous ecrire, malgre notre peine car vous pensez bien que mon mari et moi nous sommes tres inquiets, surtout parce que nous ne pouvons pas entendre. La bonne peut bien entendre, mais nous avons peur qu'elle ne se trompe; ainsi nous attendons avec une grande impatience de voir s'il ouvrira les levres et s'il les remuera avec le bruit des entendants-parlants. Vous pensez bien que nous avons consulte des medecins pour savoir s'il est possible que l'enfant de deux personnes aussi malheureuses que nous ne soit pas muet aussi, et ils nous ont bien dit que cela se pouvait; mais nous n'osons pas le croire. Jugez avec quelle crainte nous regardons ce pauvre enfant depuis longtemps, et comme nous sommes embarrasses lorsqu'il ouvre ses petites levres et que nous ne pouvons pas savoir si elles font du bruit! Soyez sur, mon pere, que je pense bien a ma mere, car elle a du s'inquieter comme moi. Vous l'avez bien aimee, comme moi aussi j'aime mon enfant; mais je n'ai ete pour vous qu'un sujet de chagrin. Maintenant que je sais lire et ecrire, je comprends combien ma mere a du souffrir. Si vous etiez tout a fait bon pour moi, cher pere, vous viendriez nous voir a Paris; ce serait un sujet de joie et de reconnaissance pour votre fille respectueuse. CAMILLE." Apres avoir lu cette lettre, le chevalier hesita longtemps. Il avait eu d'abord peine a s'en fier a ses yeux, et a croire que c'etait Camille elle-meme qui lui avait ecrit; mais il fallait se rendre a l'evidence. Qu'allait-il faire? S'il cedait a sa fille, et s'il allait en effet a Paris, il s'exposait a retrouver, dans une douleur nouvelle, tous les souvenirs d'une ancienne douleur. Un enfant qu'il ne connaissait pas, il est vrai, mais qui n'en etait pas moins le fils de sa fille, pouvait lui rendre les chagrins du passe. Camille pouvait lui rappeler Cecile, et cependant il ne pouvait s'empecher en meme temps de partager l'inquietude de cette jeune mere attendant une parole de son enfant. --Il faut y aller, dit l'oncle Giraud quand le chevalier le consulta. C'est moi qui ai fait ce mariage-la, et je le tiens pour bon et durable. Voulez-vous laisser votre sang dans la peine? N'en est-ce pas assez, soit dit sans reproche, d'avoir oublie votre femme au bal, moyennant quoi elle est tombee a l'eau? Oubliez-vous aussi cette petite? Pensez-vous que ce soit tout d'etre triste? Vous l'etes, j'en conviens, et meme plus que de raison; mais croyez-vous qu'on n'ait pas autre chose a faire au monde? Elle vous demande de venir; partons. Je vais avec vous, et je n'ai qu'un regret, c'est qu'elle ne m'ait pas appele aussi. Il n'est pas bien de sa part de n'avoir pas frappe a ma porte, moi qui lui ai toujours ouvert. --Il a raison, pensait le chevalier. J'ai fait inutilement et cruellement souffrir la meilleure des femmes. Je l'ai laissee mourir d'une mort affreuse quand j'aurais du l'en preserver. Si je dois en etre puni aujourd'hui par le spectacle du malheur de ma fille, je ne saurais m'en plaindre; quelque penible que soit pour moi ce spectacle, je dois m'y resoudre et m'y condamner. Ce chatiment m'est du. Que la fille me punisse d'avoir abandonne la mere! J'irai a Paris, je verrai cet enfant. J'ai delaisse ce que j'aimais, je me suis eloigne du malheur; je veux prendre maintenant un amer plaisir a le contempler. Dans un joli boudoir boise, a l'entre-sol d'un bon hotel situe dans le faubourg Saint-Germain, se tenaient la jeune femme et son mari lorsque le pere et l'oncle arriverent. Sur une table etaient des dessins, des livres, des gravures. Le mari lisait, la femme brodait, l'enfant jouait sur le tapis. Le marquis s'etait leve; Camille courut a son pere, qui l'embrassa tendrement, et ne put retenir quelques larmes; mais les regards du chevalier se reporterent aussitot sur l'enfant. Malgre lui, l'horreur qu'il avait eue autrefois pour l'infirmite de Camille reprenait place dans son coeur, a la vue de cet etre qui allait heriter de la malediction qu'il lui avait leguee. Il recula lorsqu'on le lui presenta. --Encore un muet! s'ecria-t-il. Camille prit son fils dans ses bras; sans entendre elle avait compris. Soulevant doucement l'enfant devant le chevalier, elle posa son doigt sur ses petites levres, en les frottant un peu, comme pour l'inviter a parler. L'enfant se fit prier quelques minutes, puis prononca bien distinctement ces deux mots, que la mere lui avait fait apprendre d'avance:--Bonjour, papa. --Et vous voyez bien que Dieu pardonne tout, et toujours, dit l'oncle Giraud. FIN DE PIERRE ET CAMILLE. LE SECRET DE JAVOTTE 1844 [Illustration: LE SECRET DE JAVOTTE ... deux jeunes gens, revenant de la chasse suivaient a cheval la route de Noisy...] I L'automne dernier, vers huit heures du soir, deux jeunes gens revenant de la chasse suivaient a cheval la route de Noisy, a quelque distance de Luzarches. Derriere eux marchait un piqueur menant les chiens. Le soleil se couchait et dorait au loin la belle foret de Carenelle, ou le feu duc de Bourbon aimait a chasser. Tandis que le plus jeune des deux cavaliers, age d'environ vingt-cinq ans, trottait gaiement sur sa monture, et s'amusait a sauter les haies, l'autre paraissait distrait et preoccupe. Tantot il excitait son cheval et le frappait avec impatience, tantot il s'arretait tout a coup et restait au pas en arriere, comme absorbe par ses pensees. A peine repondait-il aux joyeux discours de son compagnon, qui, de son cote, le raillait de son silence. En un mot, il semblait livre a cette reverie bizarre, particuliere aux savants et aux amoureux, qui sont rarement ou ils paraissent etre. Arrive a un carrefour, il mit pied a terre, et s'avancant au bord d'un fosse, il ramassa une petite branche de saule qui etait enfoncee dans le sable assez profondement; il detacha une feuille de cette branche, et, sans qu'on l'apercut, la glissa furtivement dans son sein; puis, remontant aussitot a cheval: --Pierre, dit-il au piqueur, prends le tourne-bride et va-t'en aux Clignets par le village; nous rentrerons, mon frere et moi, par la garenne; car je vois qu'aujourd'hui Gitana n'est pas sage, elle me ferait quelque sottise si nous rencontrions dans le chemin creux quelque troupeau de bestiaux rentrant a la ferme. Le piqueur obeit et prit avec ses chiens un sentier trace dans les roches. Voyant cela, le jeune Armand de Berville (ainsi se nommait le moins age des deux freres) partit d'un grand eclat de rire: --Parbleu! dit-il, mon cher Tristan, tu es d'une prudence admirable ce soir. N'as-tu pas peur que Gitana ne soit devoree par un mouton? Mais tu as beau faire; je parierais que, malgre toutes tes precautions, cette pauvre bete, d'ordinaire si tranquille, va te jouer quelque mauvais tour d'ici a une demi-heure. --Pourquoi cela? demanda Tristan d'un ton bref et presque irrite. --Mais, apparemment, repondit Armand en se rapprochant de son frere, parce que nous allons passer devant l'avenue de Renonval, et que ta jument est sujette a caracoler quand elle voit la grille. Heureusement, ajouta-t-il en riant, et de plus belle, que madame de Vernage est la, et que tu trouveras chez elle ton couvert mis, si Gitana te casse une jambe. --Mauvaise langue, dit Tristan souriant a son tour un peu a contre-coeur, qu'est-ce qui pourra donc te deshabituer de tes mechantes plaisanteries? --Je ne plaisante pas du tout, reprit Armand; et quel mal y a-t-il a cela? Elle a de l'esprit, cette marquise; elle aime le passe-poil, c'est de son age. N'as-tu pas l'honneur d'etre au service du roi dans le regiment des hussards noirs? Si, d'une autre part, elle aime aussi la chasse, et si elle trouve que ton cor fait bon effet au soleil sur ta veste rouge, est-ce que c'est un peche mortel? --Ecoute, ecervele, dit Tristan. Que tu badines ainsi entre nous, si cela te plait, rien de mieux; mais pense serieusement a ce que tu dis quand il y a un tiers pour l'entendre. Madame de Vernage est l'amie de notre mere; sa maison est une des seules ressources que nous ayons dans le pays pour nous desennuyer de cette vie monotone qui t'amuse, toi, avocat sans causes, mais qui me tuerait si je la menais longtemps. La marquise est presque la seule femme parmi nos rares connaissances... --La plus agreable, ajouta Armand. --Tant que tu voudras. Tu n'es pas fache, toi-meme, d'aller a Renonval, lorsqu'on nous y invite. Ce ne serait pas un trait d'esprit de notre part que de nous brouiller avec ces gens-la, et c'est ce que tes discours finiront par faire, si tu continues a jaser au hasard. Tu sais tres bien que je n'ai pas plus qu'un autre la pretention de plaire a madame de Vernage... --Prends garde a Gitana! s'ecria Armand. Regarde comme elle dresse les oreilles; je te dis qu'elle sent la marquise d'une lieue. --Treve de plaisanteries. Retiens ce que je te recommande et tache d'y penser serieusement. --Je pense, dit Armand, et tres serieusement, que la marquise est tres bien en manches plates, et que le noir lui va a merveille. --A quel propos cela? --A propos de manches. Est-ce que tu te figures qu'on ne voit rien dans ce monde? L'autre jour, en causant dans le bateau, est-ce que je ne t'ai pas entendu tres clairement dire que le noir etait ta couleur, et cette bonne marquise, sur ce renseignement, n'a-t-elle pas eu la grace de monter dans sa chambre en rentrant, et de redescendre galamment avec la plus noire de toutes ses robes? --Qu'y a-t-il d'etonnant? n'est-il pas tout simple de changer de toilette pour diner? --Prends garde a Gitana, te dis-je; elle est capable de s'emporter, et de te mener tout droit, malgre toi, a l'ecurie de Renonval. Et la semaine derniere, a la fete, cette meme marquise, toujours de noir vetue, n'a-t-elle pas trouve naturel de m'installer dans la grande caleche avec mon chien et monsieur le cure, pour grimper dans ton tilbury, au risque de montrer sa jambe? --Qu'est-ce que cela prouve? il fallait bien que l'un de nous deux subit cette corvee? --Oui, mais cet _un_, c'est toujours moi. Je ne m'en plains pas, je ne suis pas jaloux; mais pas plus tard qu'hier, au rendez-vous de chasse, n'a-t-elle pas imagine de quitter sa voiture et de me prendre mon propre cheval, que je lui ai cede avec un desinteressement admirable, pour qu'elle put galoper dans les bois a cote de monsieur l'officier? Plains-toi donc de moi, je suis ta providence; au lieu de te renfermer dans tes denegations, tu me devrais, honnetement parlant, ta confiance et tes secrets. --Quelle confiance veux-tu qu'on ait dans un etourdi tel que toi, et quels secrets veux-tu que je te dise, s'il n'y a rien de vrai dans tes contes? --Prends garde a Gitana, mon frere. --Tu m'impatientes avec ton refrain. Et quand il serait vrai que j'eusse fantaisie d'aller ce soir faire une visite a Renonval, qu'y aurait-il d'extraordinaire? Aurais-je besoin d'un pretexte pour te prier d'y venir avec moi ou de rentrer seul a la maison? --Non, certainement; de meme que, si nous venions a rencontrer madame de Vernage se promenant devant son avenue, il n'y aurait non plus rien de surprenant. Le chemin que tu nous fais prendre est bien le plus long, il est vrai; mais qu'est-ce que c'est qu'un quart de lieue de plus ou de moins en comparaison de l'eternite? La marquise doit nous avoir entendus sonner du cor; il serait bien juste qu'elle prit le frais sur la route, en compagnie de son inevitable adorateur et voisin, M. de la Bretonniere. --J'avoue, dit Tristan, bien aise de changer de texte, que ce M. de la Bretonniere m'ennuie cruellement. Semble-t-il convenable qu'une femme d'autant d'esprit que madame de Vernage se laisse accaparer par un sot et traine partout une pareille ombre? --Il est certain, repondit Armand, que le personnage est lourd et indigeste. C'est un vrai hobereau, dans la force du terme, cree et mis au monde pour l'etat de voisin. Voisiner est son lot; c'est meme presque sa science, car il voisine comme personne ne le fait. Jamais je n'ai vu un homme mieux etabli que lui hors de chez soi. Si on va diner chez madame de Vernage, il est au bout de la table au milieu des enfants. Il chuchote avec la gouvernante, il donne de la bouillie au petit; et remarque bien que ce n'est pas un pique-assiette ordinaire et classique, qui se croit oblige de rire si la maitresse du logis dit un bon mot; il serait plutot dispose, s'il osait, a tout blamer et tout contrecarrer. S'il s'agit d'une partie de campagne, jamais il ne manquera de trouver que le barometre est a variable. Si quelqu'un cite une anecdote, ou parle d'une curiosite, il a vu quelque chose de bien mieux; mais il ne daigne pas dire quoi, et se contente de hocher la tete avec une modestie a le souffleter. L'assommante creature! je ne sais pas, en verite, s'il est possible de causer un quart d'heure durant avec madame de Vernage, quand il est la, sans que sa tete inquiete et effarouchee vienne se placer entre elle et vous. Il n'est certes pas beau, il n'a pas d'esprit; les trois quarts du temps il ne dit mot, et par une faveur speciale de la Providence, il trouve moyen, en se taisant, d'etre plus ennuyeux qu'un bavard, rien que par la facon dont il regarde parler les autres. Mais que lui importe? Il ne vit pas, il assiste a la vie, et tache de gener, de decourager et d'impatienter les vivants. Avec tout cela, la marquise le supporte; elle a la charite de l'ecouter, de l'encourager; je crois, ma foi, qu'elle l'aime et qu'elle ne s'en debarrassera jamais. --Qu'entends-tu par la? demanda Tristan, un peu trouble a ce dernier mot. Crois-tu qu'on puisse aimer un personnage semblable? --Non pas d'amour, reprit Armand avec un air d'indifference railleuse. Mais enfin ce pauvre homme n'est pas non plus un monstre. Il est garcon et fort a l'aise. Il a, comme nous, un petit castel, une petite meute, et un grand vieux carrosse. Il possede sur tout autre, pres de la marquise, cet incomparable avantage que donnent une habitude de dix ans et une obsession de tous les jours. Un nouveau venu, un officier en conge, permets-moi de te le dire tout bas, peut eblouir et plaire en passant; mais celui qui est la tous les jours a quinte et quatorze par etat, sans compter l'industrie, comme dit Basile. Tandis que les deux freres causaient ainsi, ils avaient laisse les bois derriere eux et commencaient a entrer dans les vignes. Deja ils apercevaient sur le coteau le clocher du village de Renonval. --Madame de Vernage, continua Armand, a cent belles qualites; mais c'est une coquette. Elle passe pour devote, et elle a un chapelet benit accroche a son etagere; mais elle aime assez les fleurettes. Ne t'en deplaise, c'est, a mon avis, une femme difficile a deviner et passablement dangereuse. --Cela est possible, dit Tristan. --Et meme probable, reprit son frere. Je ne suis pas fache que tu le penses comme moi, et je te dirai volontiers a mon tour: Parlons serieusement. J'ai depuis longtemps occasion de la connaitre et de l'etudier de pres. Toi, tu viens ici pour quelques jours; tu es un jeune et beau garcon, elle est une belle et spirituelle femme; tu ne sais que faire, elle te plait, tu lui en contes, et elle te laisse dire. Moi, qui la vois l'hiver comme l'ete, a Paris comme a la campagne, je suis moins confiant, et elle le sait bien; c'est pourquoi elle me prend mon cheval et me laisse en tete-a-tete avec le cure. Ses grands yeux noirs, qu'elle baisse vers la terre avec une modestie parfois si severe, savent se relever vers toi, j'en suis bien sur, lorsque vous courez la foret, et je dois convenir que cette femme a un grand charme. Elle a tourne la tete, a ma connaissance, a trois ou quatre pauvres petits garcons qui ont failli en perdre l'esprit; mais veux-tu que je t'exprime ma pensee? Je te dirai, en style de Scudery, qu'on penetre assez facilement jusqu'a l'antichambre de son coeur, mais que l'appartement est toujours ferme, peut-etre parce qu'il n'y a personne. --Si tu ne te trompais pas, dit Tristan, ce serait un assez vilain caractere. --Non pas a son avis: qu'a-t-on a lui reprocher? Est-ce sa faute si on devient amoureux d'elle? Bien qu'elle n'ait guere plus de trente ans, elle dit a qui veut l'entendre qu'elle a renonce, depuis qu'elle est veuve, aux plaisirs du monde, qu'elle veut vivre en paix dans sa terre, monter a cheval et prier Dieu. Elle fait l'aumone et va a confesse; or, toute femme qui a un confesseur, si elle n'est pas sincerement et veritablement religieuse, est la pire espece de coquette que la civilisation ait inventee. Une femme pareille, sure d'elle-meme, belle encore et jouissant volontiers des petits privileges de la beaute, sait composer sans cesse, non avec sa conscience, mais avec sa prochaine confession. Aux moments memes ou elle semble se livrer avec le plus charmant abandon aux cajoleries qu'elle aime tout bas, elle regarde si le bout de son pied est suffisamment cache sous sa robe, et calcule la place ou elle peut laisser prendre, sans peche, un baiser sur sa mitaine. A quoi bon? diras-tu. Si la foi lui manque, pourquoi ne pas etre franchement coquette? Si elle croit, pourquoi s'exposer a la tentation? Parce qu'elle la brave et s'en amuse. Et, en effet, on ne saurait dire qu'elle soit sincere ni hypocrite; elle est ainsi et elle plait; ses victimes passent et disparaissent. La Bretonniere, le silencieux, restera jusqu'a sa mort, tres probablement, sur le seuil du temple ou ce sphynx aux grands yeux rend ses oracles et respire l'encens. Tristan, pendant que son frere parlait, avait arrete son cheval. La grille du chateau de Renonval n'etait plus eloignee que d'une centaine de pas. Devant cette grille, comme Armand l'avait prevu, madame de Vernage se promenait sur la pelouse; mais elle etait seule, contre l'ordinaire. Tristan changea tout a coup de visage. --Ecoute, Armand, dit-il, je t'avoue que je l'aime. Tu es homme et tu as du coeur; tu sais aussi bien que moi que devant la passion il n'y a ni loi ni conseil. Tu n'es pas le premier qui me parle ainsi d'elle; on m'a dit tout cela, mais je n'en puis rien croire. Je suis subjugue par cette femme; elle est si charmante, si aimable, si seduisante, quand elle veut... --Je le sais tres bien, dit Armand. --Non, s'ecria Tristan, je ne puis croire qu'avec tant de grace, de douceur, de piete, car enfin elle fait l'aumone, comme tu dis, et remplit ses devoirs; je ne puis, je ne veux pas croire qu'avec tous les dehors de la franchise et de la bonte, elle puisse etre telle que tu te l'imagines. Mais il n'importe; je cherchais un motif pour te laisser en chemin, et pour rester seul; j'aime mieux m'en fier a ta parole. Je vais a Renonval; retourne aux Clignets. Si notre bonne mere s'inquiete de ne pas me voir avec toi, tu lui diras que j'ai perdu la chasse, que mon cheval est malade, ce que tu voudras. Je ne veux faire qu'une courte visite, et je reviendrai sur-le-champ. --Pourquoi ce mystere, s'il en est ainsi? --Parce que la marquise elle-meme reconnait que c'est le plus sage. Les gens du pays sont bavards, sots et importuns comme trois petites villes ensemble. Garde-moi le secret; a ce soir. Sans attendre une reponse, Tristan partit au galop. Demeure seul, Armand changea de route, et prit un chemin de traverse qui le menait plus vite chez lui. Ce n'etait pas, on le pense bien, sans deplaisir ni sans une sorte de crainte qu'il voyait son frere s'eloigner. Jeune d'annees, mais deja muri par une precoce experience du monde, Armand de Berville, avec un esprit souvent leger en apparence, avait beaucoup de sens et de raison. Tandis que Tristan, officier distingue dans l'armee, courait en Algerie les chances de la guerre, et se livrait parfois aux dangereux ecarts d'une imagination vive et passionnee, Armand restait a la maison et tenait compagnie a sa vieille mere. Tristan le raillait parfois de ses gouts sedentaires, et l'appelait monsieur l'abbe, pretendant que, sans la Revolution, il aurait porte la tonsure, en sa qualite de cadet; mais cela ne le fachait pas.--Va pour le titre, repondait-il, mais donne-moi le benefice. La baronne de Berville, la mere, veuve depuis longtemps, habitait le Marais en hiver, et dans la belle saison la petite terre des Clignets. Ce n'etait pas une maison assez riche pour entretenir un grand equipage, mais comme les jeunes gens aimaient la chasse et que la baronne adorait ses enfants, on avait fait venir des _foxhounds_ d'Angleterre; quelques voisins avaient suivi cet exemple; ces petites meutes reunies formaient de quoi composer des chasses passables dans les bois qui entouraient la foret de Carenelle. Ainsi s'etaient etablies rapidement, entre les habitants des Clignets et ceux de deux ou trois chateaux des environs, des relations amicales et presque intimes. Madame de Vernage, comme on vient de le voir, etait la reine du canton. Depuis le sieur de Franconville et le magistrat de Beauvais jusqu'a l'elegant un peu arriere de Luzarches, tout rendait hommage a la belle marquise, voire meme le cure de Noisy. Renonval etait le rendez-vous de ce qu'il y avait de personnes notables dans l'arrondissement de Pontoise. Toutes etaient d'accord pour vanter, comme Tristan, la grace et la bonte de la chatelaine. Personne ne resistait a l'empire souverain qu'elle exercait, comme on dit, sur les coeurs; et c'est precisement pourquoi Armand etait fache que son frere ne revint pas souper avec lui. Il ne lui fut pas difficile de trouver un pretexte pour justifier cette absence, et de dire a la baronne en rentrant que Tristan s'etait arrete chez un fermier, avec lequel il etait en marche pour un coin de terre. Madame de Berville, qui ne dinait qu'a neuf heures quand ses enfants allaient a la chasse, afin de prendre son repas en famille, voulut attendre pour se mettre a table que son fils aine fut revenu. Armand, mourant de faim et de soif, comme tout chasseur qui a fait son metier, parut mediocrement satisfait de ce retard qu'on lui imposait. Peut-etre craignait-il, a part lui, que la visite a Renonval ne se prolongeat plus longtemps qu'il n'avait ete dit. Quoi qu'il en fut, il prit d'abord, pour se donner un peu de patience, un a-compte sur le diner, puis il alla visiter ses chiens et jeter a l'ecurie le coup d'oeil du maitre, et revint s'etendre sur un canape, deja a moitie endormi par la fatigue de la journee. La nuit etait venue, et le temps s'etait mis a l'orage. Madame de Berville, assise, comme de coutume, devant son metier a tapisserie, regardait la pendule, puis la fenetre, ou ruisselait la pluie. Une demi-heure s'ecoula lentement, et bientot vint l'inquietude. --Que fait donc ton frere? disait la baronne; il est impossible qu'a cette heure et par un temps semblable il s'arrete si longtemps en route; quelque accident lui sera arrive: je vais envoyer a sa rencontre. --C'est inutile, repondait Armand; je vous jure qu'il se porte aussi bien que nous, et peut-etre mieux; car, voyant cette pluie, il se sera sans doute fait donner a souper dans quelque cabaret de Noisy, pendant que nous sommes a l'attendre. L'orage redoublait, le temps se passait; de guerre lasse, on servit le diner; mais il fut triste et silencieux. Armand se reprochait de laisser ainsi sa mere dans une incertitude cruelle, et qui lui semblait inutile; mais il avait donne sa parole. De son cote, madame de Berville voyait aisement, sur le visage de son fils, l'inquietude qui l'agitait; elle n'en penetrait pas la cause, mais l'effet ne lui echappait pas. Habituee a toute la tendresse et aux confidences meme d'Armand, elle sentait que, s'il gardait le silence, c'est qu'il y etait oblige. Par quelle raison? elle l'ignorait, mais elle respectait cette reserve, tout en ne pouvant s'empecher d'en souffrir. Elle levait les yeux vers lui d'un air craintif et presque suppliant, puis elle ecoutait gronder la foudre, et haussait les epaules en soupirant. Ses mains tremblaient, malgre elle, de l'effort qu'elle faisait pour paraitre tranquille. A mesure que l'heure avancait, Armand se sentait de moins en moins le courage de tenir sa promesse. Le diner termine, il n'osait se lever; la mere et le fils resterent longtemps seuls, appuyes sur la table desservie, et se comprenant sans ouvrir les levres. Vers onze heures, la femme de chambre de la baronne etant venue apporter les bougeoirs, madame de Berville souhaita le bonsoir a son fils, et se retira dans son appartement pour dire ses prieres accoutumees. --Que fait-il, en effet, cet etourdi garcon? se disait Armand, tout en se debarrassant, pour se mettre au lit, de son attirail de chasseur. Rien de bien inquietant, cela est probable. Il fait les yeux doux a madame de Vernage, et subit le silence imposant de la Bretonniere. Est-ce bien sur? Il me semble qu'a cette heure-ci la Bretonniere doit etre dans son coche, en route pour aller se coucher. Il est vrai que Tristan est peut-etre en route aussi; j'en doute, pourtant; le chemin n'est pas bon, il pleut bien fort pour monter a cheval. D'une autre part, il y a d'excellents lits a Renonval, et une marquise si polie peut certainement offrir un asile a un capitaine surpris par l'orage. Il est probable, tout bien considere, que Tristan ne reviendra que demain. Cela est facheux, pour deux raisons: d'abord cela inquiete notre mere, et puis, c'est toujours une chose dangereuse que ces abris trouves chez une voisine; il n'y a rien qui porte moins conseil qu'une nuit passee sous le toit d'une jolie femme, et on ne dort jamais bien chez les gens dont on reve. Quelquefois meme, on ne dort pas du tout. Que va-t-il advenir de Tristan s'il se prend tout de bon pour cette coquette? Il a du coeur pour deux, mais tant pis. Elle trouvera aise de le jouer, trop aise, peut-etre, c'est la mon espoir. Elle dedaignera d'en agir faussement envers un si loyal caractere. Mais, apres tout, se disait encore Armand, en soufflant sur sa bougie, qu'il revienne quand il voudra, il est beau et brave. Il s'est tire d'affaire a Constantine, il s'en tirera a Renonval. Il y avait longtemps que toute la maison reposait et que le silence regnait dans la campagne lorsque le bruit des pas d'un cheval se fit entendre sur la route. Il etait deux heures du matin; une voix imperieuse cria qu'on ouvrit, et tandis que le garcon d'ecurie levait lourdement, l'une apres l'autre, les barres de fer qui retenaient la grande porte, les chiens se mirent, selon leur coutume, a pousser de longs gemissements. Armand, qui dormait de tout son coeur, reveille en sursaut, vit tout a coup devant lui son frere tenant un flambeau et enveloppe d'un manteau degouttant de pluie. --Tu rentres a cette heure-ci? lui dit-il; il est bien tard ou bien matin. Tristan s'approcha de lui, lui serra la main, et lui dit avec l'accent d'une colere presque furieuse: --Tu avais raison, c'est la derniere des femmes, et je ne la reverrai de ma vie. Apres quoi il sortit brusquement. II Malgre toutes les questions, toutes les instances que put faire Armand, Tristan ne voulut donner a son frere aucune explication des etranges paroles qu'il avait prononcees en rentrant. Le lendemain, il annonca a sa mere que ses affaires le forcaient d'aller a Paris pour quelques jours, et donna ses ordres en consequence; il avait le dessein de partir le soir meme. --Il faut convenir, disait Armand, que tu en agis avec moi d'une facon un peu cavaliere. Tu me fais la moitie d'une confidence, et tu t'en vas d'un jour a l'autre avec le reste de ton secret. Que veux-tu que je pense de ce depart impromptu? --Ce qu'il te plaira, repondit Tristan avec une indifference si tranquille qu'elle semblait n'avoir rien d'emprunte, tu ne feras qu'y perdre ta peine. J'ai eu un mouvement de colere, il est vrai, pour une bagatelle, une querelle d'amour-propre, une bouderie, comme tu voudras l'appeler. La Bretonniere m'a ennuye; la marquise etait de mauvaise humeur; l'orage m'a contrarie; je suis revenu je ne sais pourquoi, et je t'ai parle sans savoir ce que je disais. Je conviendrai bien, si tu veux, qu'il y a un peu de froid entre la marquise et moi; mais, a la premiere occasion, tu nous verras amis comme devant. --Tout cela est bel et bon, repliquait Armand, mais tu ne parlais pas hier par enigme, quand tu m'as dit: C'est la derniere des femmes. Il n'y a la mauvaise humeur qui tienne. Quelque chose est arrive que tu caches. --Et que veux-tu qu'il me soit arrive? demandait Tristan. A cette question, Armand baissait la tete, et restait muet; car en pareille circonstance, du moment que son frere se taisait, toute supposition, meme faite en plaisantant, pouvait etre aisement blessante. Vers le milieu de la journee, une caleche decouverte entra dans la cour des Clignets. Un petit homme d'assez mauvaise tournure, a l'air gauche et endimanche, descendit aussitot de la voiture, baissa lui-meme le marchepied et presenta la main a une grande et belle femme, mise simplement et avec gout. C'etait madame de Vernage et la Bretonniere qui venaient faire visite a la baronne. Tandis qu'ils montaient le perron, ou madame de Berville vint les recevoir, Armand observa le visage de son frere avec un peu de surprise et beaucoup d'attention. Mais Tristan le regarda en souriant, comme pour lui dire: Tu vois qu'il n'y a rien de nouveau. A la tournure aisee que prit la conversation, aux politesses froides, mais sans nulle contrainte, qu'echangerent Tristan et la marquise, il ne semblait pas, en effet, que rien d'extraordinaire se fut passe la veille. La marquise apportait a madame de Berville, qui aimait les oiseaux, un nid de rouges-gorges; la Bretonniere l'avait dans son chapeau. On descendit dans le jardin et on alla voir la voliere. La Bretonniere, bien entendu, donna le bras a la baronne; les deux jeunes gens resterent pres de madame de Vernage. Elle paraissait plus gaie que de coutume; elle marchait au hasard de cote et d'autre sans respect pour les buis de la baronne, et tout en se faisant un bouquet au passage. --Eh bien! messieurs, dit-elle, quand chassons-nous? Armand attendait cette question pour entendre Tristan annoncer son depart. Il l'annonca effectivement du ton le plus calme; mais, en meme temps, il fixa sur la marquise un regard penetrant, presque dur et offensif. Elle ne parut y faire aucune attention, et ne lui demanda meme pas quand il comptait revenir. --En ce cas-la, reprit-elle, monsieur Armand, vous serez le seul representant des Berville que nous verrons a Renonval; car je suppose que nous vous aurons. La Bretonniere dit qu'il a decouvert, avec les lunettes de mon garde, une espece de cochon sauvage a qui la barbe vient comme aux oiseaux les plumes... --Point du tout, dit la Bretonniere, c'est une sorte de truie chinoise, de couleur noire, appelee tonkin. Lorsque ces animaux quittent la basse-cour et s'habituent a vivre dans les bois... --Oui, dit la marquise, ils deviennent farouches, et, a force de manger du gland, les defenses leur poussent au bout du museau. --C'est de toute verite, repondit la Bretonniere, non pas, il est vrai, a la premiere, ni meme a la seconde generation; mais il suffit que le fait existe, ajouta-t-il d'un air satisfait. --Sans doute, reprit madame de Vernage, et si un homme s'avisait de faire comme mesdames les tonkines, de s'installer dans une foret, il en resulterait que ses petits-enfants auraient des cornes sur la tete. Et c'est ce qui prouve, continua-t-elle en frappant de son bouquet sur la main de Tristan, qu'on a grand tort de faire le sauvage: cela ne reussit a personne. --Cela est encore vrai, dit la Bretonniere; la sauvagerie est un grand defaut. --Elle vaut pourtant mieux, repondit Tristan, qu'une certaine espece de domesticite. La Bretonniere ouvrait de grands yeux, ne sachant trop s'il devait se facher. --Oui, dit madame de Berville a la marquise, vous avez bien raison. Grondez-moi ce mechant garcon, qui est toujours sur les grands chemins, et qui veut encore nous quitter ce soir pour aller a Paris. Defendez-lui donc de partir. Madame de Vernage, qui, tout a l'heure, n'avait pas dit un mot pour essayer de retenir Tristan, se voyant ainsi priee de le faire, y mit aussitot toute l'insistance et toute la bonne grace dont elle etait capable. Elle prit son plus doux regard et son plus doux sourire pour dire a Tristan qu'il se moquait, qu'il n'avait point d'affaires a Paris, que la curiosite d'une chasse au tonkin devait l'emporter sur tout au monde; qu'enfin elle le priait officiellement de venir dejeuner le lendemain a Renonval. Tristan repondait a chacun de ses compliments par un de ces petits saluts insignifiants qu'ont inventes les gens qui ne savent quoi dire: il etait clair que sa patience etait mise a une cruelle epreuve. Madame de Vernage n'attendit pas un refus qu'elle prevoyait, et, des qu'elle eut cesse de parler, elle se retourna et s'occupa d'autre chose, exactement comme si elle eut repete une comedie et que son role eut ete fini. --Que signifie tout cela? se disait toujours Armand. Quel est celui qui en veut a l'autre? Est-ce mon frere? est-ce la Bretonniere? Que vient faire ici la marquise? La facon d'etre de madame de Vernage etait, en effet, difficile a comprendre. Tantot elle temoignait a Tristan une froideur et une indifference marquees; tantot elle paraissait le traiter avec plus de familiarite et de coquetterie qu'a l'ordinaire.--Cassez-moi donc cette branche-la, lui disait-elle; cherchez-moi du muguet. J'ai du monde ce soir, je veux etre toute en fleurs; je compte mettre une robe botanique, et avoir un jardin sur la tete. Tristan obeissait: il le fallait bien. La marquise se trouva bientot avoir une veritable botte de fleurs, mais aucune ne lui plaisait.--Vous n'etes pas connaisseur, disait-elle, vous etes un mauvais jardinier; vous brisez tout, et vous croyez bien faire parce que vous vous piquez les doigts; mais ce n'est pas cela, vous ne savez pas choisir. En parlant ainsi, elle effeuillait les branches, puis les laissait tomber a terre, et les repoussait du pied en marchant, avec ce dedain sans souci qui fait quelquefois tant de mal le plus innocemment du monde. Il y avait au milieu du parc une petite riviere avec un pont de bois qui etait brise, mais dont il restait encore quelques planches. La Bretonniere, selon sa manie, declara qu'il y avait danger a s'y hasarder, et qu'il fallait revenir par un autre chemin. La marquise voulut passer, et commencait a prendre les devants, quand la baronne lui representa qu'en effet ce pont etait vermoulu, et qu'elle courait le risque d'une chute assez grave. --Bah! dit madame de Vernage. Vous calomniez vos planches pour faire les honneurs de la profondeur de votre riviere; et si je faisais comme Conde, qu'est-ce qu'il arriverait donc? Devant monter a cheval, au retour, elle avait a la main une cravache. Elle la jeta de l'autre cote de l'eau, dans une petite ile:--Maintenant, messieurs, reprit-elle, voila mon baton jete a l'ennemi. Qui de vous ira le chercher? --C'est fort imprudent, dit la Bretonniere; cette cravache est fort jolie, la pomme en est tres bien ciselee. --Y aura-t-il du moins une recompense honnete? demanda Armand. --Fi donc! s'ecria la marquise. Vous marchandez avec la gloire! Et vous, monsieur le hussard, ajouta-t-elle en se tournant vers Tristan, qu'est-ce que vous dites? passerez-vous? Tristan semblait hesiter, non par crainte du danger ni du ridicule, mais par un sentiment de repugnance a se voir ainsi provoque pour une semblable bagatelle. Il fronca le sourcil et repondit froidement: --Non, madame. --Helas! dit madame de Vernage en soupirant, si mon pauvre Phanor etait la, il m'aurait deja rendu ma cravache. La Bretonniere, tatant le pont avec sa canne, le contemplait d'un air de reflexion profonde; appuyee nonchalamment sur la poutre brisee qui servait de rampe, la marquise s'amusait a faire plier les planches en se balancant au-dessus de l'eau: elle s'elanca tout a coup, traversa le pont avec une vivacite et une legerete charmantes, et se mit a courir dans l'ile. Armand avait voulu la prevenir, mais son frere lui prit le bras, et, se mettant a marcher a grands pas, l'entraina a l'ecart dans une allee; la, des que les deux jeunes gens furent seuls: --La patience m'echappe, dit Tristan. J'espere que tu ne me crois pas assez sot pour me facher d'une plaisanterie; mais cette plaisanterie a un motif. Sais-tu ce qu'elle vient chercher ici? Elle vient me braver, jouer avec ma colere, et voir jusqu'a quel point j'endurerai son audace; elle sait ce que signifie son froid persiflage. Miserable coeur! meprisable femme, qui, au lieu de respecter mon silence et de me laisser m'eloigner d'elle en paix, vient promener ici sa petite vanite, et se faire une sorte de triomphe d'une discretion qu'on ne lui doit pas! --Explique-toi, dit Armand; qu'y a-t-il? --Tu sauras tout, car, aussi bien, tu y es interesse, puisque tu es mon frere. Hier au soir, pendant que nous causions sur la route, et que tu me disais tant de mal de cette femme, je suis descendu de cheval au carrefour des Roches. Il y avait a terre une branche de saule, que tu ne m'as pas vu ramasser; cette branche de saule, c'etait madame de Vernage qui l'avait enfoncee dans le sable, en se promenant le matin. Elle riait tout a l'heure en m'en faisant casser d'autres aux arbres; mais celle-la avait un sens: elle voulait dire que la gouvernante et les enfants de la marquise etaient alles chez son oncle a Beaumont, que la Bretonniere ne viendrait pas diner, et que, si je craignais d'eveiller les gens en sortant de Renonval un peu plus tard, je pouvais laisser mon cheval chez le bonhomme du Heloy. --Peste! dit Armand, tout cela dans un brin de saule! --Oui, et plut a Dieu que j'eusse repousse du pied ce brin de saule comme elle vient de le faire pour nos fleurs! Mais, je te l'ai dit et tu l'as vu toi-meme, je l'aimais, j'etais sous le charme. Quelle bizarrerie! Oui! hier encore je l'adorais; j'etais tout amour, j'aurais donne mon sang pour elle, et aujourd'hui... --Eh bien, aujourd'hui? --Ecoute; il faut, pour que tu me comprennes, que tu saches d'abord une petite aventure qui m'est arrivee l'an passe. Tu sauras donc qu'au bal de l'Opera j'ai rencontre une espece de grisette, de modiste, je ne sais quoi. Je suis venu a faire sa connaissance par un hasard assez singulier. Elle etait assise a cote de moi, et je ne faisais nulle attention a elle, lorsque Saint-Aubin, que tu connais, vint me dire bonsoir. Au meme instant, ma voisine, comme effrayee, cacha sa tete derriere mon epaule; elle me dit a l'oreille qu'elle me suppliait de la tirer d'embarras, de lui donner le bras pour faire un tour de foyer; je ne pouvais guere m'y refuser. Je me levai avec elle, et je quittai Saint-Aubin. Elle me conta la-dessus qu'il etait son amant, qu'elle avait peur de lui, qu'il etait jaloux, enfin, qu'elle le fuyait. Je me trouvais ainsi tout a coup jouer, aux yeux de Saint-Aubin, le role d'un rival heureux; car il avait reconnu sa grisette, et nous suivait d'un air mecontent. Que te dirai-je? Il me parut plaisant de prendre a peu pres au serieux ce role que l'occasion m'offrait. J'emmenai souper la petite fille. Saint-Aubin, le lendemain, vint me trouver et voulut se facher. Je lui ris au nez, et je n'eus pas de peine a lui faire entendre raison. Il convint de bonne grace qu'il n'etait guere possible de se couper la gorge pour une demoiselle qui se refugiait au bal masque pour fuir la jalousie de son amant. Tout se passa en plaisanterie, et l'affaire fut oubliee; tu vois que le mal n'est pas grand. --Non, certes; il n'y a la rien de bien grave. --Voici maintenant ce qui arrive: Saint-Aubin, comme tu sais, voit quelquefois madame de Vernage. Il est venu ici et a Renonval. Or, cette nuit, au moment meme ou la marquise, assise pres de moi, ecoutait de son grand air de reine toutes les folies qui me passaient par la tete, et essayait, en souriant, cette bague qui, grace au ciel, est encore a mon doigt, sais-tu ce qu'elle imagine de me dire? Que cette histoire de bal lui a ete contee, qu'elle la sait de bonne source, que Saint-Aubin adorait cette grisette, qu'il a ete au desespoir de l'avoir perdue, qu'il a voulu se venger, qu'il m'a demande raison, que j'ai recule, et qu'alors... Tristan ne put achever. Pendant quelques minutes les deux freres marcherent en silence. --Qu'as-tu repondu? dit enfin Armand. --Je lui ai repondu une chose tres simple. Je lui ai dit tout bonnement: Madame la marquise, un homme qui souffre qu'un autre homme leve la main sur lui impunement s'appelle un lache, vous le savez tres bien. Mais la femme qui, sachant cela, ou le croyant, devient la maitresse de ce lache, s'appelle aussi d'un certain nom qu'il est inutile de vous dire. La-dessus, j'ai pris mon chapeau. --Et elle ne t'a pas retenu? --Si fait, elle a d'abord voulu prendre les choses en riant, et me dire que je me fachais pour un propos en l'air. Ensuite, elle m'a demande pardon de m'avoir offense sans dessein; je ne sais meme pas si elle n'a pas essaye de pleurer. A tout cela, je n'ai rien replique, sinon que je n'attachais aucune importance a une indignite qui ne pouvait m'atteindre, qu'elle etait libre de croire et de penser tout ce que bon lui semblerait, et que je ne me donnerais pas la moindre peine pour lui oter son opinion. Je suis, lui ai-je dit, soldat depuis dix ans, mes camarades qui me connaissent auraient quelque peine a admettre votre conte, et par consequent je ne m'en soucie qu'autant qu'il faut pour le mepriser. --Est-ce la reellement ta pensee? --Y songes-tu? Si je pouvais hesiter a savoir ce que j'ai a faire, c'est precisement parce que je suis soldat que je n'aurais pas deux partis a prendre. Veux-tu que je laisse une femme sans coeur plaisanter avec mon honneur, et repeter demain sa miserable histoire a une coquette de son bord, ou a quelqu'un de ces petits garcons a qui tu pretends qu'elle tourne la tete? Supposes-tu que mon nom, le tien, celui de notre mere, puisse devenir un objet de risee? Seigneur Dieu! cela fait fremir! --Oui, dit Armand, et voila cependant les petits badinages pleins de grace qu'inventent ces dames pour se desennuyer. Faire d'une niaiserie un roman bien noir, bien scandaleux, voila le bon plaisir de leur cervelle creuse. Mais que comptes-tu faire maintenant? --Je compte aller ce soir a Paris. Saint-Aubin est aussi un soldat; c'est un brave; je suis loin de croire, Dieu m'en preserve! qu'un mot de sa part ait jamais pu donner l'idee de cette fable fabriquee par quelque femme de chambre; mais, a coup sur, je le ramenerai ici, et il ne lui sera pas plus difficile de dire tout haut la verite, qu'il ne me le sera, a moi, de l'entendre. C'est une demarche facheuse, penible, que je ferai la, sans nul doute; c'est une triste chose que d'aller trouver un camarade, et de lui dire: On m'accuse d'avoir manque de coeur. Mais n'importe, en pareille circonstance, tout est juste et doit etre permis. Je te le repete, c'est notre nom que je defends, et s'il ne devait pas sortir de la pur comme de l'or, je m'arracherais moi-meme la croix que je porte. Il faut que la marquise entende Saint-Aubin lui dire, en ma presence, qu'on lui a repete un sot conte, et que ceux qui l'ont forge en ont menti. Mais, une fois cette explication faite, il faut que la marquise m'entende aussi a mon tour; il faut que je lui donne bien discretement, en termes bien polis, en tete-a-tete, une lecon qu'elle n'oublie jamais; je veux avoir le petit plaisir de lui exprimer nettement ce que je pense de son orgueil et de sa ridicule pruderie. Je ne pretends pas faire comme Bussy d'Amboise, qui, apres avoir expose sa vie pour aller chercher le bouquet de sa maitresse, le lui jeta a la figure: je m'y prendrai plus civilement; mais quand une bonne parole produit son effet, il importe peu comment elle est dite, et je te reponds que d'ici a quelque temps, du moins, la marquise sera moins fiere, moins coquette et moins hypocrite. --Allons rejoindre la compagnie, dit Armand, et ce soir j'irai avec toi. Je te laisserai faire tout seul, cela va sans dire; mais, si tu le permets, je serai dans la coulisse. La marquise se disposait a retourner chez elle lorsque les deux freres reparurent. Elle se doutait vraisemblablement qu'elle avait ete pour quelque chose dans leur conversation, mais son visage n'en exprimait rien; jamais, au contraire, elle n'avait semble plus calme et plus contente d'elle-meme. Ainsi qu'il a ete dit, elle s'en allait a cheval. Tristan, faisant les honneurs de la maison, s'approcha pour lui prendre le pied et la mettre en selle. Comme elle avait marche sur le sable mouille, son brodequin etait humide, en sorte que l'empreinte en resta marquee sur le gant de Tristan. Des que madame de Vernage fut partie, Tristan ota ce gant et le jeta a terre. --Hier, je l'aurais baise, dit-il a son frere. Le soir venu, les deux jeunes gens prirent la poste ensemble, et allerent coucher a Paris. Madame de Berville, toujours inquiete et toujours indulgente, comme une vraie mere qu'elle etait, fit semblant de croire aux raisons qu'ils pretendirent avoir pour partir. Des le lendemain matin, comme on le pense bien, leur premier soin fut d'aller demander M. de Saint-Aubin, capitaine de dragons, rue Neuve-Saint-Augustin, a l'hotel garni ou il logeait habituellement quand il etait en conge. --Dieu veuille que nous le trouvions! disait Armand. Il est peut-etre en garnison bien loin. --Quand il serait a Alger, repondait Tristan, il faut qu'il parle, ou du moins qu'il ecrive; j'y mettrai six mois, s'il le faut, mais je le trouverai, ou il dira pourquoi. Le garcon de l'hotel etait un Anglais, chose fort commode peut-etre pour les sujets de la reine Victoria curieux de visiter Paris, mais assez genante pour les Parisiens. A la premiere parole de Tristan, il repondit par l'exclamation la plus britannique: --Oh! --Voila qui est bien, dit Armand, plus impatient encore que son frere; mais M. de Saint-Aubin est-il ici? --Oh! no. --N'est-ce pas dans cette maison qu'il demeure? --Oh! yes. --Il est donc sorti? --Oh! no. --Expliquez-vous. Peut-on lui parler? --No, sir, impossible. --Pourquoi, impossible? --Parce qu'il est... Comment dites-vous? --Il est malade. --Oh! no, il est mort. III Il serait difficile de peindre l'espece de consternation qui frappa Tristan et son frere en apprenant la mort de l'homme qu'ils avaient un si grand desir de retrouver. Ce n'est jamais, quoi qu'on en dise, une chose indifferente que la mort. On ne la brave pas sans courage, on ne la voit pas sans horreur, et il est meme douteux qu'un gros heritage puisse rendre vraiment agreable sa hideuse figure, dans le moment ou elle se presente. Mais quand elle nous enleve subitement quelque bien ou quelque esperance, quand elle se mele de nos affaires et nous prend dans les mains ce que nous croyons tenir, c'est alors surtout qu'on sent sa puissance, et que l'homme reste muet devant le silence eternel. Saint-Aubin avait ete tue en Algerie, dans une razzia. Apres s'etre fait raconter, tant bien que mal, par les gens de l'hotel, les details de cet evenement, les deux freres reprirent tristement le chemin de la maison qu'ils habitaient a Paris. --Que faire maintenant? dit Tristan; je croyais n'avoir, pour sortir d'embarras, qu'un mot a dire a un honnete homme, et il n'est plus. Pauvre garcon! je m'en veux a moi-meme de ce qu'un motif d'interet personnel se mele au chagrin que me cause sa mort. C'etait un brave et digne officier; nous avions bivouaque et trinque ensemble. Ayez donc trente ans, une vie sans reproche, une bonne tete et un sabre au cote, pour aller vous faire assassiner par un Bedouin en embuscade! Tout est fini, je ne songe plus a rien, je ne veux pas m'occuper d'un conte quand j'ai a pleurer un ami. Que toutes les marquises du monde disent ce qui leur plaira. --Ton chagrin est juste, repondit Armand; je le partage et je le respecte; mais, tout en regrettant un ami et en meprisant une coquette, il ne faut pourtant rien oublier. Le monde est la, avec ses lois; il ne voit ni ton dedain ni tes larmes; il faut lui repondre dans sa langue, ou, tout au moins, l'obliger a se taire. --Et que veux-tu que j'imagine? Ou veux-tu que je trouve un temoin, une preuve quelconque, un etre ou une chose qui puisse parler pour moi? Tu comprends bien que Saint-Aubin, lorsqu'il est venu me trouver pour s'expliquer en galant homme sur une aventure de grisette, n'avait pas amene avec lui tout son regiment. Les choses se sont passees en tete-a-tete; si elles eussent du devenir serieuses, certes, alors, les temoins seraient la; mais nous nous sommes donne une poignee de main, et nous avons dejeune ensemble; nous n'avions que faire d'inviter personne. --Mais il n'est guere probable, reprit Armand, que cette sorte de querelle et de reconciliation soit demeuree tout a fait secrete. Quelques amis communs ont du la connaitre. Rappelle-toi, cherche dans les souvenirs. --Et a quoi bon? quand meme, en cherchant bien, je pourrais retrouver quelqu'un qui se souvint de cette vieille histoire, ne veux-tu pas que j'aille me faire donner par le premier venu une espece d'attestation comme quoi je ne suis pas un poltron? Avec Saint-Aubin, je pouvais agir sans crainte; tout se demande a un ami. Mais quel role jouerais-je, a l'heure qu'il est, en allant dire a un de nos camarades: Vous rappelez-vous une petite fille, un bal, une querelle de l'an passe? On se moquerait de moi, et on aurait raison. --C'est vrai; et cependant il est triste de laisser une femme, et une femme orgueilleuse, vindicative et offensee, tenir impunement de mechants propos. --Oui, cela est triste plus qu'on ne peut le dire. A une insulte faite par un homme on repond par un coup d'epee. Contre toute espece d'injure, publique ou non,... meme imprimee, on peut se defendre; mais quelle ressource a-t-on contre une calomnie sourde, repetee dans l'ombre, a voix basse, par une femme malfaisante qui veut vous nuire? C'est la le triomphe de la lachete. C'est la qu'une pareille creature, dans toute la perfidie du mensonge, dans toute la securite de l'impudence, vous assassine a coups d'epingle; c'est la qu'elle ment avec tout l'orgueil, toute la joie de la faiblesse qui se venge; c'est la qu'elle glisse a loisir, dans l'oreille d'un sot qu'elle cajole, une infamie etudiee, revue et augmentee par l'auteur; et cette infamie fait son chemin, cela se repete, se commente, et l'honneur, le bien du soldat, l'heritage des aieux, le patrimoine des enfants, est mis en question pour une telle misere! Tristan parut reflechir pendant quelque temps, puis il ajouta d'un ton a demi serieux, a demi plaisant: --J'ai envie de me battre avec la Bretonniere. --A propos de quoi? dit Armand, qui ne put s'empecher de rire. Que t'a fait ce pauvre diable dans tout cela? --Ce qu'il m'a fait, c'est qu'il est tres possible qu'il soit au courant de mes affaires. Il est assez dans les inities, et passablement curieux de sa nature; je ne serais pas du tout surpris que la marquise le prit pour confident. --Tu avoueras du moins que ce n'est pas sa faute si on lui raconte une histoire, et qu'il n'en est pas responsable. --Bah! et s'il s'en fait l'editeur? Cet homme-la, qui n'est qu'une mouche du coche, est plus jaloux cent fois de madame de Vernage que s'il etait son mari; et, en supposant qu'elle lui recite ce beau roman invente sur mon compte, crois-tu qu'il s'amuse a en garder le secret? --A la bonne heure, mais encore faudrait-il etre sur d'abord qu'il en parle, et meme, dans ce cas-la, je ne vois guere qu'il puisse etre juste de chercher querelle a quelqu'un parce qu'il repete ce qu'il a entendu dire. Quelle gloire y aurait-il d'ailleurs a faire peur a la Bretonniere? Il ne se battrait certainement pas, et, franchement, il serait dans son droit. --Il se battrait. Ce garcon-la me gene; il est ennuyeux, il est de trop dans ce monde. --En verite, mon cher Tristan, tu parles comme un homme qui ne sait a qui s'en prendre. Ne dirait-on pas, a t'entendre, que tu cherches une affaire d'honneur pour retablir ta reputation, ou que tu as besoin d'une balafre pour la montrer a ta maitresse, comme un etudiant allemand? --Mais, aussi, c'est que je me trouve dans une situation vraiment intolerable. On m'accuse, on me deshonore, et je n'ai pas un moyen de me venger! Si je croyais reellement... Les deux jeunes gens passaient en cet instant sur le boulevard, devant la boutique d'un bijoutier. Tristan s'arreta de nouveau, tout a coup, pour regarder un bracelet place dans l'etalage. --Voila une chose etrange, dit-il. --Qu'est-ce que c'est? veux-tu te battre aussi avec la fille de comptoir? --Non pas, mais tu me conseillais de chercher dans mes souvenirs. En voici un qui se presente. Tu vois bien ce bracelet d'or qui, du reste, n'a rien de merveilleux: un serpent avec deux turquoises. Dans le moment de ma dispute avec Saint-Aubin, il venait de commander, chez ce meme marchand, dans cette boutique, un bracelet comme celui-la, lequel bracelet etait destine a cette grisette dont il s'occupait, et qui avait failli nous brouiller; lorsque, apres notre querelle videe, nous eumes dejeune ensemble:--Parbleu, me dit-il en riant, tu viens de m'enlever la reine de mes pensees a l'instant ou je me disposais a lui faire un cadeau; c'etait un petit bracelet avec mon nom grave en dedans; mais, ma foi, elle ne l'aura pas. Si tu veux le lui donner, je te le cede; puisque tu es le prefere, il faut que tu payes ta bienvenue.--Faisons mieux, repondis-je; soyons de moitie dans l'envoi que tu comptais lui faire.--Tu as raison, reprit-il; mon nom est deja sur la plaque, il faut que le tien y soit grave aussi, et, en signe de bonne amitie, nous y ferons ajouter la date. Ainsi fut dit, ainsi fut fait. La date et les deux noms, ecrits sur le bracelet, furent envoyes a la demoiselle, et doivent actuellement exister quelque part en la possession de mademoiselle Javotte (c'est le nom de notre heroine), a moins qu'elle ne l'ait vendu pour aller diner. --A merveille! s'ecria Armand; cette preuve que tu cherchais est toute trouvee. Il faut maintenant que ce bracelet reparaisse. Il faut que la marquise voie les deux signatures, et le jour bien specifie. Il faut que mademoiselle Javotte elle-meme temoigne au besoin de la verite et de l'identite de la chose. N'en est-ce pas assez pour prouver clairement que rien de serieux n'a pu se passer entre Saint-Aubin et toi? Certes, deux amis qui, pour se divertir, font un pareil cadeau a une femme qu'ils se disputent, ne sont pas bien en colere l'un contre l'autre, et il devient alors evident... --Oui, tout cela est tres bien, dit Tristan; ta tete va plus vite que la mienne; mais pour executer cette grande entreprise, ne vois-tu pas qu'avant de retrouver ce bracelet si precieux, il faudrait commencer par retrouver Javotte? Malheureusement ces deux decouvertes semblent egalement difficiles. Si, d'un cote, la jeune personne est sujette a perdre ses nippes, elle est capable, d'une autre part, de s'egarer fort elle-meme. Chercher, apres un an d'intervalle, une grisette perdue sur le pave de Paris, et, dans le tiroir de cette grisette, un gage d'amour fabrique en metal, cela me parait au-dessus de la puissance humaine; c'est un reve impossible a realiser. --Pourquoi? reprit Armand; essayons toujours. Vois comme le hasard, de lui-meme, te fournit l'indice qu'il te fallait; tu avais oublie ce bracelet; il te le met presque devant les yeux, ou du moins, il te le rappelle. Tu cherchais un temoin, le voila, il est irrecusable; ce bracelet dit tout, ton amitie pour Saint-Aubin, son estime pour toi, le peu de gravite de l'affaire. La Fortune est femme, mon cher; quand elle fait des avances, il faut en profiter. Penses-y, tu n'as que ce moyen d'imposer silence a madame de Vernage; mademoiselle Javotte et son serpentin bleu sont ta seule et unique ressource. Paris est grand, c'est vrai, mais nous avons du temps. Ne le perdons pas; et d'abord, ou demeurait jadis cette demoiselle? --A te dire vrai, je n'en sais plus rien; c'etait, je crois, dans un passage, une espece de _square_, de cite. --Entrons chez le bijoutier, et questionnons-le. Les marchands ont quelquefois une memoire incroyable; ils se souviennent des gens apres des annees, surtout de ceux qui ne les payent pas tres bien. Tristan se laissa conduire par son frere; tous deux entrerent dans la boutique. Ce n'etait pas une chose facile que de rappeler au marchand un objet de peu de valeur achete chez lui il y avait longtemps. Il ne l'avait pourtant pas oublie, a cause de la singularite des deux noms reunis. --Je me souviens, en effet, dit-il, d'un petit bracelet que deux jeunes gens m'ont commande l'hiver dernier, et je reconnais bien monsieur. Mais quant a savoir ou ce bracelet a ete porte, et a qui, je n'en peux rien dire. --C'etait a une demoiselle Javotte, dit Armand, qui devait demeurer dans un passage. --Attendez, reprit le bijoutier. Il ouvrit son livre, le feuilleta, reflechit, se consulta, et finit par dire: C'est cela meme; mais ce n'est point le nom de Javotte que je trouve sur mon livre. C'est le nom de madame de Monval, cite Bergere, 4. --Vous avez raison dit Tristan, elle se faisait appeler ainsi; ce nom de Monval m'etait sorti de la tete; peut-etre avait-elle le droit de le porter, car son titre de Javotte n'etait, je crois, qu'un sobriquet. Travaillez-vous encore quelquefois pour elle; vous a-t-elle achete autre chose? --Non, monsieur; elle m'a vendu, au contraire, une chaine d'argent cassee qu'elle avait. --Mais point de bracelet? --Non, monsieur. --Va pour Monval, dit Armand; grand merci, monsieur. Et quant a nous, en route pour la cite Bergere. --Je crois, dit Tristan en quittant le bijoutier, qu'il serait bon de prendre un fiacre. J'ai quelque peur que madame de Monval n'ait change plusieurs fois de domicile, et que notre course ne soit longue. Cette prevision etait fondee. La portiere de la cite Bergere apprit aux deux freres que madame de Monval avait demenage depuis longtemps, qu'elle s'appelait a present mademoiselle Durand, ouvriere en robes, et qu'elle demeurait rue Saint-Jacques. --Est-elle a son aise? a-t-elle de quoi vivre? demanda Armand, poursuivi par la crainte du bracelet vendu. --Oh! oui, monsieur, elle fait beaucoup de depense; elle avait ici un logement complet, des meubles d'acajou et une batterie de cuisine. Elle voyait beaucoup de militaires, toutes personnes decorees et tres comme il faut. Elle donnait quelquefois de tres jolis diners qu'on faisait venir du cafe Vachette. Tous ces messieurs etaient bien gais, et il y en avait un qui avait une bien belle voix; il chantait comme un vrai artiste de l'Academie. Du reste, monsieur, il n'y a jamais eu rien a dire sur le compte de madame de Monval. Elle etudiait aussi pour etre artiste; c'etait moi qui faisais son menage, et elle ne sortait jamais qu'en citadine. --Fort bien, dit Armand; allons rue Saint-Jacques. --Mademoiselle Durand ne loge plus ici, repondit la seconde portiere; il y a six mois qu'elle s'en est allee, et nous ne savons guere trop ou elle est. Ce ne doit pas etre dans un palais, car elle n'est pas partie en carrosse, et elle n'emportait pas grand'chose. --Est-ce qu'elle menait une vie malheureuse? --Oh! mon Dieu, une vie bien pauvre. Elle n'etait guere a l'aise, cette demoiselle. Elle demeurait la au fond de l'allee, sur la cour, derriere la fruitiere. Elle travaillait toute la sainte journee; elle ne gagnait guere et elle avait bien du mal. Elle allait au marche le matin, et elle faisait sa soupe elle-meme sur un petit fourneau qu'elle avait. On ne peut pas dire qu'elle manquait de soin, mais cela sentait toujours les choux dans sa chambre. Il y a une dame en deuil qui est venue, une de ses tantes, qui l'a emmenee; nous croyons qu'elle s'est mise aux soeurs du Bon-Pasteur. La lingere du coin vous dira peut-etre cela: c'etait elle qui l'employait. --Allons chez la lingere, dit Armand; mais les choux sont de mauvais augure. Le troisieme renseignement recueilli sur Javotte ne fut pas d'abord plus satisfaisant que les deux premiers. Moyennant une petite somme que sa famille avait trouve moyen de fournir, elle etait entree, en effet, au couvent des soeurs du Bon-Pasteur, et y avait passe environ trois mois. Comme sa conduite etait bonne, la protection de quelques personnes charitables l'avait fait admettre par les soeurs, qui lui montraient beaucoup de bonte et qui n'avaient qu'a se louer de son obeissance.--Malheureusement, disait la lingere, cette pauvre enfant a une tete si vive qu'il ne lui est pas possible de rester en place. C'etait une grande faveur pour elle que d'avoir ete recue comme pensionnaire par les religieuses. Tout le monde disait du bien d'elle, et elle remplissait regulierement ses devoirs de religion, en meme temps qu'elle travaillait tres bien, car c'est une bonne ouvriere. Mais tout d'un coup sa tete est partie; elle a demande a s'en aller. Vous comprenez, monsieur, que dans ce temps-ci un couvent n'est pas une prison; on lui a ouvert les portes, et elle s'est envolee. --Et vous ignorez ce qu'elle est devenue? --Pas tout a fait, repondit en riant la lingere. Il y a une de mes demoiselles qui l'a rencontree au Ranelagh. Elle se fait appeler maintenant Amelina Rosenval. Je crois qu'elle demeure rue de Breda, et qu'elle est figurante aux Folies-Dramatiques. Tristan commencait a se decourager.--Laissons tout cela, dit-il a son frere. A la tournure que prennent les choses, nous n'en aurons jamais fini. Qui sait si mademoiselle Durand, madame de Monval, madame Rosenval, n'est pas en Chine ou a Quimper-Corentin? --Il faut y aller voir, disait toujours Armand. Nous avons trop fait pour nous arreter. Qui te dit que nous ne sommes pas sur le point de decouvrir notre voyageuse? Ouvriere ou artiste, nonne ou figurante, je la trouverai. Ne faisons pas comme cet homme qui avait parie de traverser pieds nus un bassin gele au mois de janvier, et qui, arrive a moitie chemin, trouva que c'etait trop froid et revint sur ses pas. Armand avait raison cette fois. Madame Rosenval en personne fut decouverte rue de Breda; mais il ne s'agissait plus, a cette nouvelle adresse, du couvent, ni des choux, ni du Ranelagh. De figurante qu'elle etait naguere, madame Rosenval etait devenue tout a coup, par la grace du hasard et d'un ancien prefet, personnage important et protecteur des arts, _prima donna_ d'un theatre de province. Elle habitait depuis quelque temps une assez grande ville du midi de la France, ou son talent, nouvellement decouvert, mais genereusement encourage, faisait les delices des connaisseurs du lieu et l'admiration de la garnison. Elle se trouvait a Paris en passant, pour contracter, si faire se pouvait, un engagement dans la capitale. On dit aux deux jeunes gens, il est vrai, qu'on ne savait pas s'ils pourraient etre recus; mais ils furent introduits par une femme de chambre dans un appartement assez riche, d'un gout peu severe, orne de statuettes, de glaces et de cartons-pates, a peu pres comme un cafe. La maitresse du lieu etait a sa toilette; elle fit dire qu'on attendit, et qu'elle allait recevoir M. de Berville. --A present, je te laisse, dit Armand a son frere; tu vois que nous sommes venus a bout de notre campagne. C'est a toi de faire le reste; decide madame Rosenval a te rendre ton bracelet; qu'elle l'accompagne d'un mot de sa main qui donne plus de poids a cette restitution; reviens arme de cette preuve authentique, et moquons-nous de la marquise. Armand sortit sur ces paroles, et Tristan resta seul a se promener dans le somptueux salon de Javotte. Il y etait depuis un quart d'heure, lorsque la porte de la chambre a coucher s'ouvrit. Un gros et grand monsieur, a la demarche grave, a la tete grisonnante, portant des lunettes, une chaine, un binocle et des breloques de montre, le tout en or, s'avanca d'un air affable et majestueux.--Monsieur, dit-il a Tristan, j'apprends que vous etes le parent de madame Rosenval. Si vous voulez prendre la peine d'entrer, elle vous attend dans son cabinet. Il fit un leger salut et se retira. --Peste! se dit Tristan, il parait que Javotte voit a present meilleure compagnie que dans l'allee de la rue Saint-Jacques. Soulevant une portiere de soie chamarree, que lui avait indiquee le monsieur aux lunettes d'or, il penetra dans un boudoir tendu en mousseline rose, ou madame Rosenval, etendue sur un canape, le recut d'un air nonchalant. Comme on ne retrouve jamais sans plaisir une femme qu'on a aimee, fut-ce Amelina, fut-ce meme Javotte, surtout lorsque l'on s'est donne tant de peine pour la chercher, Tristan baisa avec empressement la main fort blanche de son ancienne conquete, puis il prit place a cote d'elle, et debuta, comme cela se devait, par lui faire ses compliments sur ce qu'elle etait embellie, qu'il la revoyait plus charmante que jamais, etc... (toutes choses qu'on dit a toute femme qu'on retrouve, fut-elle devenue plus laide qu'un peche mortel). --Permettez-moi, ma chere, ajouta-t-il, de vous feliciter sur l'heureux changement qui me semble s'etre opere dans vos petites affaires. Vous etes logee ici comme un grand seigneur. --Vous serez donc toujours un mauvais plaisant, monsieur de Berville? repondit Javotte; tout cela est fort simple; ce n'est qu'un pied-a-terre; mais je me fais arranger quelque chose la-bas, car vous savez que je perche au diable. --Oui, j'ai appris que vous etiez au theatre. --Mon Dieu, oui, je me suis decidee. Vous savez que la grande musique, la musique serieuse, a ete l'occupation de toute ma vie. M. le baron, que vous venez de voir, je suppose, sortant d'ici, et qui est un de mes bons amis, m'a persecutee pour prendre un engagement. Que voulez-vous! je me suis laisse faire. Nous jouons toutes sortes de choses, le drame, le vaudeville, l'opera. --On m'a dit cela, reprit Tristan; mais j'ai a vous parler d'une affaire assez serieuse, et, comme votre temps doit etre precieux, trouvez bon que je me hate de profiter de l'occasion que j'ai de vous faire mes confidences. Vous souvenez-vous d'un certain bracelet?... Tout en parlant, Tristan, par distraction, jeta les yeux sur la cheminee; la premiere chose qu'il y remarqua fut la carte de visite de la Bretonniere, accrochee a la glace. --Est-ce que vous connaissez ce personnage-la? demanda-t-il avec surprise. --Oui; c'est un ami du baron; je le vois de temps en temps, et je crois meme qu'il dine a la maison aujourd'hui. Mais, de grace, continuez donc, je vous en prie, et je vous ecoute. IV Il y aurait peut-etre pour le philosophe ou pour le psychologue, comme on dit, une curieuse etude a faire sur le chapitre des distractions. Supposez un homme qui est en train de parler des choses qui le touchent le plus a la personne dont il aie plus a craindre ou a esperer, a un avocat, a une femme ou a un ministre. Quel degre d'influence exercera sur lui une epingle qui le pique au milieu de son discours, une boutonniere qui se dechire, un voisin qui se met a jouer de la flute? Que fera un acteur, recitant une tirade, et apercevant tout a coup un de ses creanciers dans la salle? Jusqu'a quel point, enfin, peut-on parler d'une chose, et en meme temps penser a une autre? Tristan se trouvait a peu pres dans une situation de ce genre. D'une part, comme il l'avait dit, le temps pressait; le monsieur a lunettes d'or pouvait reparaitre a tout moment. D'ailleurs, dans l'oreille d'une femme qui vous ecoute, il y a une mouche qu'il faut prendre au vol; des qu'il n'est plus trop tot avec elle, presque toujours il est trop tard. Tristan attachait assez de prix a ce qu'il venait demander a Javotte pour y employer toute son eloquence. Plus la demarche qu'il faisait pouvait sembler bizarre et extraordinaire, plus il sentait la necessite de la terminer promptement. Mais, d'une autre part, il avait devant les yeux la carte de la Bretonniere, ses regards ne pouvaient s'en detacher; et, tout en poursuivant l'objet de sa visite, il se repetait a lui-meme:--Je retrouverai donc cet homme-la partout? --Enfin, que voulez-vous? dit Javotte. Vous etes distrait comme un poete en couches. Il va sans dire que Tristan ne voulait point parler de son motif secret, ni prononcer le nom de la marquise. --Je ne puis rien vous expliquer, repondit-il. Je ne puis que vous dire une seule chose, c'est que vous m'obligeriez infiniment en me rendant le bracelet que Saint-Aubin et moi nous vous avons donne, s'il est encore en votre possession. --Mais qu'est-ce que vous voulez en faire? --Rien qui puisse vous inquieter, je vous en donne ma parole. --Je vous crois, Berville, vous etes homme d'honneur. Le diable m'emporte, je vous crois. (Madame Rosenval, dans ses nouvelles grandeurs, avait conserve quelques expressions qui sentaient encore un peu les choux.) --Je suis enchante, dit Tristan, que vous ayez de moi un si bon souvenir; vous n'oubliez pas vos amis. --Oublier mes amis! jamais. Vous m'avez vue dans le monde quand j'etais sans le sou, je me plais a le reconnaitre. J'avais deux paires de bas a jour qui se succedaient l'une a l'autre, et je mangeais la soupe dans une cuillere de bois. Maintenant je dine dans de l'argent massif, avec un laquais par derriere et plusieurs dindons par devant; mais mon coeur est toujours le meme. Savez-vous que dans notre jeune temps nous nous amusions pour de bon? A present, je m'ennuie comme un roi... Vous souvenez-vous d'un jour,... a Montmorency?... Non, ce n'etait pas vous, je me trompe; mais c'est egal, c'etait charmant. Ah! les bonnes cerises! et ces cotelettes de veau que nous avons mangees chez le pere Duval, au Chateau de la Chasse, pendant que le vieux coq, ce pauvre Coco, picorait du pain sur la table! Il y a eu pourtant deux Anglais assez betes pour faire boire de l'eau-de-vie a ce pauvre animal, et il en est mort. Avez-vous su cela? Lorsque Javotte parlait ainsi a peu pres naturellement, c'etait avec une volubilite extreme; mais quand ses grands airs la reprenaient, elle se mettait tout a coup a trainer ses phrases avec un air de reverie et de distraction. --Oui, vraiment, continua-t-elle d'une voix de duchesse enrhumee, je me souviens toujours avec plaisir de tout ce qui se rattache au passe. --C'est a merveille, ma chere Amelina; mais, repondez, de grace, a mes questions. Avez-vous conserve ce bracelet? --Quel bracelet, Berville? qu'est-ce que vous voulez dire? --Ce bracelet que je vous redemande, et que Saint-Aubin et moi nous vous avions donne? --Fi donc! redemander un cadeau! c'est bien peu gentilhomme, mon cher. --Il ne s'agit point ici de gentilhommerie. Je vous l'ai dit, il s'agit d'un service fort important que vous pouvez me rendre. Reflechissez, je vous en conjure, et repondez-moi serieusement. Si ce n'est que le bracelet qui vous tient au coeur, je m'engage bien volontiers a vous en mettre un autre a chaque bras, en echange de celui dont j'ai besoin. --C'est fort galant de votre part. --Non, ce n'est pas galant, c'est tout simple. Je ne vous parle ici que dans mon interet. --Mais d'abord, dit Javotte en se levant et en jouant de l'eventail, il faudrait savoir, comme je vous disais, ce que vous en feriez, de ce bracelet. Je ne peux pas me fier a un homme qui n'a pas lui-meme confiance en moi. Voyons, contez-moi un peu vos affaires. Il y a quelque femme, quelque tricherie la-dessous. Tenez, je parierais que c'est quelque ancienne maitresse a vous ou a Saint-Aubin, qui veut me depouiller de mes ustensiles de menage. Il y a quelque brouille, quelque jalousie, quelque mauvais propos; allons, parlez donc. --S'il faut absolument vous dire mon motif, repondit Tristan, voulant se debarrasser de ces questions, la verite est que Saint-Aubin est mort; nous etions fort lies, vous le savez, et je desirerais garder ce bracelet ou nos deux noms sont ecrits ensemble. --Bah! quelle histoire vous me fabriquez la! Saint-Aubin est mort? Depuis quand? --Il est mort en Afrique, il y a peu de temps. --Vrai? Pauvre garcon! je l'aimais bien aussi. C'etait un gentil coeur, et je me souviens que dans le temps il m'appelait sa beaute rose.--Voila ma beaute rose, disait-il. Je trouve ce nom-la tres-joli. Vous rappelez-vous comme il etait drole un jour que nous etions a Ermenonville, et que nous avions tout casse dans l'auberge? Il ne restait seulement plus une assiette. Nous avions jete les chaises par les fenetres a travers les carreaux, et le matin, tout justement, voila qu'il arrive une grande longue famille de bons provinciaux qui venaient visiter la nature. Il ne se trouvait plus une tasse pour leur servir leur cafe au lait. --Tete de folle! dit Tristan; ne pouvez-vous, une fois par hasard, faire attention a ce qu'on vous dit? Avez-vous mon bracelet, oui ou non? --Je n'en sais rien du tout, et je n'aime pas les propositions faites a bout portant. --Mais vous avez, je le suppose, un coffre, un tiroir, un endroit quelconque a mettre vos bijoux? Ouvrez-moi ce tiroir ou ce coffre; je ne vous en demande pas davantage. Javotte sembla un peu reflechir, se rassit pres de Tristan, et lui prit la main: --Ecoutez, dit-elle, vous concevez que, si ce bracelet vous est necessaire, je ne tiens pas a une pareille misere. J'ai de l'amitie pour vous, Berville; il n'y a rien que je ne fisse pour vous obliger. Mais vous comprenez bien aussi que ma position m'impose des devoirs. Il est possible que, d'un jour a l'autre, j'entre a l'Opera, dans les choeurs. Monsieur le baron m'a promis d'y employer toute son influence. Un ancien prefet, comme lui, a de l'empire sur les ministres, et M. de la Bretonniere, de son cote... --La Bretonniere! s'ecria Tristan impatiente; et que diantre fait-il ici? Apparemment qu'il trouve moyen d'etre en meme temps a Paris et a la campagne. Il ne nous quitte pas la-bas, et je le retrouve chez vous! --Je vous dis que c'est un ami du baron. C'est un homme fort distingue que M. de la Bretonniere. Il est vrai qu'il a une campagne pres de la votre, et qu'il va souvent chez une personne que vous connaissez probablement, une marquise, une comtesse, je ne sais plus son nom. --Est-ce qu'il vous parle d'elle? Qu'est-ce que cela veut dire? --Certainement, il nous parle d'elle. Il la voit tous les jours, pas vrai? Il a son couvert a sa table; elle s'appelle Vernage, ou quelque chose comme ca; on sait ce que c'est, entre nous soit dit, que les voisins et les voisines... Eh bien! qu'est-ce que vous avez donc? --Peste soit du fat! dit Tristan, prenant la carte de la Bretonniere et la froissant entre ses doigts. Il faut que je lui dise son fait un de ces jours. --Oh! oh! Berville, vous prenez feu, mon cher. La Vernage vous touche, je le vois. Eh bien! tenez, faisons l'echange. Votre confidence pour mon bracelet. --Vous l'avez donc, ce bracelet? --Vous l'aimez donc, cette marquise? --Ne plaisantons pas. L'avez-vous? --Non pas, je ne dis pas cela. Je vous repete que ma position... --Belle position! Vous moquez-vous des gens? Quand vous iriez a l'Opera, et quand vous seriez figurante a vingt sous par jour... --Figurante! s'ecria Javotte en colere. Pour qui me prenez-vous, s'il vous plait? Je chanterai dans les choeurs, savez-vous! --Pas plus que moi; on vous pretera un maillot et une toque, et vous irez en procession derriere la princesse Isabelle; ou bien on vous donnera le dimanche une petite gratification pour vous enlever au bout d'une poulie dans le ballet de _la Sylphide_. Qu'est-ce que vous entendez avec votre position? --J'entends et je pretends que, pour rien au monde, je ne voudrais que monsieur le baron put voir mon nom mele a une mauvaise affaire. Vous voyez bien que, pour vous recevoir, j'ai dit que vous etiez mon parent. Je ne sais pas ce que vous ferez de ce bracelet, moi, et il ne vous plait pas de me le dire. Monsieur le baron ne m'a jamais connue que sous le nom de madame de Rosenval; c'est le nom d'une terre que mon pere a vendue. J'ai des maitres, mon cher, j'etudie, et je ne veux rien faire qui compromette mon avenir. Plus l'entretien se prolongeait, plus Tristan souffrait de la resistance et de l'etrange legerete de Javotte. Evidemment le bracelet etait la, dans cette chambre peut-etre; mais ou le trouver? Tristan se sentait par moments l'envie de faire comme les voleurs, et d'employer la menace pour parvenir a son but. Un peu de douceur et de patience lui semblait pourtant preferable. --Ma brave Javotte, dit-il, ne nous fachons pas. Je crois fermement a tout ce que vous me dites. Je ne veux non plus, en aucune facon, vous compromettre; chantez a l'Opera tant que vous voudrez, dansez meme, si bon vous semble. Mon intention n'est nullement... --Danser! moi qui ai joue Celimene! oui, mon petit, j'ai joue Celimene a Belleville, avant de partir pour la province; et mon directeur, M. Poupinel, qui a assiste a la representation, m'a engagee tout de suite pour les troisiemes Dugazon. J'ai ete ensuite seconde grande premiere coquette, premier role marque, et forte premiere chanteuse; et c'est Brochard lui-meme, qui est tenor leger, qui m'a fait resilier, et Gustave, qui est laruette, a voyage avec moi en Auvergne. Nous faisions quatre ou cinq cents francs avec _la Tour de Nesle_, et _Adolphe et Clara_; nous ne jouions que ces deux pieces-la partout. Si vous croyez que je vais danser! --Ne nous fachons pas, ma belle, je vous en conjure! --Savez-vous que j'ai joue avec Frederick? Oui, j'ai joue avec Frederick, en province, au benefice d'un homme de lettres. Il est vrai que je n'avais pas un grand role; je faisais un page dans _Lucrece Borgia_, mais toujours j'ai joue avec Frederick. --Je n'en doute pas, vous ne danserez point; je vous supplie de m'excuser; mais, ma chere, le temps se passe, et vous repondez a beaucoup de choses, excepte a ce que je vous demande. Finissons-en, s'il est possible. Dites-moi: voulez-vous me permettre d'aller a l'instant meme chez Fossin, d'y prendre un bracelet, une chaine, une bague, ce qui vous amusera, ce qui pourra vous plaire, de vous l'envoyer ou de vous le rapporter, selon votre fantaisie; en echange de quoi vous me renverrez ou vous me rendrez a moi-meme cette bagatelle que je vous demande, et a laquelle vous ne tenez pas sans doute? --Qui sait? dit Javotte d'un ton radouci; nous autres, nous tenons a peu de chose; et je suis comme cela, j'aime mes effets. --Mais ce bracelet ne vaut pas dix louis, et apparemment, ce n'est pas ce qu'il y a d'ecrit dessus qui vous le rend precieux? La vanite masculine, d'une part, et la coquetterie feminine, d'une autre, sont deux choses si naturelles et qui retrouvent toujours si bien leur compte, que Tristan n'avait pu s'empecher de se rapprocher de Javotte en faisant cette question. Il avait entoure doucement de son bras la jolie taille de son ancienne amie, et Javotte, la tete penchee sur son eventail, souriait en soupirant tout bas, tandis que la moustache du jeune hussard effleurait deja ses cheveux blonds; le souvenir du passe et l'idee d'un bracelet neuf lui faisaient palpiter le coeur. --Parlez, Tristan, dit-elle, soyez tout a fait franc. Je suis bonne fille; n'ayez pas peur. Dites-moi ou ira mon serpentin bleu. --Eh bien! mon enfant, repondit le jeune homme, je vais tout vous avouer: je suis amoureux. --Est-elle belle? --Vous etes plus jolie; elle est jalouse, elle veut ce bracelet; il lui est revenu, je ne sais comment, que je vous ai aimee... --Menteur! --Non, c'est la verite; vous etiez, ma chere, vous etes encore si parfaitement gentille, fraiche et coquette, une petite fleur; vos dents ont l'air de perles tombees dans une rose; vos yeux, votre pied... --Eh bien! dit Javotte, soupirant toujours. --Eh bien! reprit Tristan, et notre bracelet? Javotte se preparait peut-etre a repondre de sa voix la plus tendre: Eh bien! mon ami, allez chez Fossin, lorsqu'elle s'ecria tout a coup: --Prenez garde, vous m'egratignez! La carte de visite de la Bretonniere etait encore dans la main de Tristan, et le coin du carton corne avait, en effet, touche l'epaule de madame Rosenval. Au meme instant on frappa doucement a la porte; la tapisserie se souleva, et la Bretonniere lui-meme entra dans la chambre. --Pardieu! monsieur, s'ecria Tristan, ne pouvant contenir un mouvement de depit, vous arrivez comme mars en careme. --Comme mars en toute saison, dit la Bretonniere, enchante de son calembour. --On pourrait voir cela, reprit Tristan. --Quand il vous plaira, dit la Bretonniere. --Demain vous aurez de mes nouvelles. Tristan se leva, prit Javotte a part:--Je compte sur vous, n'est-ce pas? lui dit-il a voix basse; dans une heure, j'enverrai ici. Puis il sortit, sans plus de facon, en repetant encore: A demain! --Que veut dire cela? demanda Javotte. --Ma foi, je n'en sais rien, dit la Bretonniere. V Armand, comme on le pense bien, avait attendu impatiemment le retour de son frere, afin d'apprendre le resultat de l'entretien avec Javotte. Tristan rentra chez lui tout joyeux. --Victoire! mon cher, s'ecria-t-il; nous avons gagne la bataille, et mieux encore, car nous aurons demain tous les plaisirs du monde a la fois. --Bah! dit Armand; qu'y a-t-il donc? tu as un air de gaiete qui fait plaisir a voir. --Ce n'est pas sans raison ni sans peine. Javotte a hesite; elle a bavarde; elle m'a fait des discours a dormir debout; mais enfin elle cedera, j'en suis certain; je compte sur elle. Ce soir, nous aurons mon bracelet, et demain matin, pour nous distraire, nous nous battrons avec la Bretonniere. --Encore ce pauvre homme! Tu lui en veux donc beaucoup? --Non, en verite, je n'ai plus de rancune contre lui. Je l'ai rencontre, je l'ai envoye promener, je lui donnerai un coup d'epee, et je lui pardonne. --Ou l'as-tu donc vu? chez ta belle? --Eh, mon Dieu! oui; ne faut-il pas que ce monsieur-la se fourre partout? --Et comment la querelle est-elle venue? --Il n'y a pas de querelle; deux mots, te dis-je, une misere; nous en causerons. Commencons maintenant par aller chez Fossin acheter quelque chose pour Javotte, avec qui je suis convenu d'un echange; car on ne donne rien pour rien quand on s'appelle Javotte, et meme sans cela. --Allons, dit Armand, je suis ravi comme toi que tu sois parvenu a ton but et que tu aies de quoi confondre ta marquise. Mais, chemin faisant, mon cher ami, reflechissons, je t'en prie, sur la seconde partie de ta vengeance projetee. Elle me semble plus qu'etrange. --Treve de mots, dit Tristan, c'est un point resolu. Que j'aie tort ou raison, n'importe: nous pouvions ce matin discuter la-dessus; a present le vin est tire, il faut le boire. --Je ne me lasserai pas, reprit Armand, de te repeter que je ne concois pas comment un homme comme toi, un militaire, reconnu pour brave, peut trouver du plaisir a ces duels sans motif, ces affaires d'enfant, ces bravades d'ecolier, qui ont peut-etre ete a la mode, mais dont tout le monde se moque aujourd'hui. Les querelles de parti, les duels de cocarde peuvent se comprendre dans les crises politiques. Il peut sembler plaisant a un republicain de ferrailler avec un royaliste, uniquement parce qu'ils se rencontrent: les passions sont en jeu, et tout peut s'excuser. Mais je ne te conseille pas ici, je te blame. Si ton projet est serieux, je n'hesite pas a te dire qu'en pareil cas je refuserais de servir de temoin a mon meilleur ami. --Je ne te demande pas de m'en servir, mais de te taire; allons chez Fossin. --Allons ou tu voudras, je n'en demordrai pas. Prendre en grippe un homme importun, cela arrive a tout le monde: le fuir ou s'en railler, passe encore; mais vouloir le tuer, c'est horrible. --Je te dis que je ne le tuerai pas; je te le promets, je m'y engage. Un petit coup d'epee, voila tout. Je veux mettre en echarpe le bras du cavalier servant de la marquise, en meme temps que je lui offrirai humblement, a elle, le bracelet de ma grisette. --Songe donc que cela est inutile. Si tu te bats pour laver ton honneur, qu'as-tu a faire du bracelet? Si le bracelet te suffit, qu'as-tu a faire de cette querelle? M'aimes-tu un peu? cela ne sera pas. --Je t'aime beaucoup, mais cela sera. En parlant ainsi, les deux freres arriverent chez Fossin. Tristan, ne voulant pas que Javotte put se repentir de son marche, choisit pour elle une jolie chatelaine qu'il fit envelopper avec soin, ayant dessein de la porter lui-meme et d'attendre la reponse, s'il n'etait pas recu. Armand, ayant autre chose en tete et voyant son frere plus joyeux encore a l'idee de revenir promptement avec le bracelet en question, ne lui proposa pas de l'accompagner. Il fut convenu qu'ils se retrouveraient le soir. Au moment ou ils allaient se separer, la roue d'une caleche decouverte, courant avec un assez grand fracas, rasa le trottoir de la rue Richelieu. Une livree bizarre, qui attirait les yeux, fit retourner les passants. Dans cette voiture etait madame de Vernage, seule, nonchalamment etendue. Elle apercut les deux jeunes gens, et les salua d'un petit signe de tete, avec une indolence protectrice. --Ah! dit Tristan, palissant malgre lui, il parait que l'ennemi est venu observer la place. Elle a renonce a sa fameuse chasse, cette belle dame, pour faire un tour aux Champs-Elysees et respirer la poussiere de Paris. Qu'elle aille en paix! elle arrive a point. Je suis vraiment flatte de la voir ici. Si j'etais un fat, je croirais qu'elle vient savoir de mes nouvelles. Mais point du tout; regarde avec quel laisser-aller aristocratique, superieur meme a celui de Javotte, elle a daigne nous remarquer. Gageons qu'elle ne sait ce qu'elle vient faire; ces femmes-la cherchent le danger, comme les papillons la lumiere. Que son sommeil de ce soir lui soit leger! Je me presenterai demain a son petit lever, et nous en aurons des nouvelles. Je me fais une veritable fete de vaincre un tel orgueil avec de telles armes. Si elle savait que j'ai la, dans mes mains, un petit cadeau pour une petite fille, moyennant quoi je suis en droit de lui dire: Vos belles levres en ont menti et vos baisers sentent la calomnie; que dirait-elle? Elle serait peut-etre moins superbe, non pas moins belle... Adieu, mon cher, a ce soir. Si Armand n'avait pas plus longuement insiste pour dissuader son frere de se battre, ce n'etait pas qu'il crut impossible de l'en empecher; mais il le savait trop violent, surtout dans un moment pareil, pour essayer de le convaincre par la raison; il aimait mieux prendre un autre moyen. La Bretonniere, qu'il connaissait de longue main, lui paraissait avoir un caractere plus calme et plus facile a aborder: il l'avait vu chasser prudemment. Il alla le trouver sur-le-champ, resolu a voir si de ce cote il n'y aurait pas plus de chances de reconciliation. La Bretonniere etait seul, dans sa chambre, entoure de liasses de papiers, comme un homme qui met ses affaires en ordre. Armand lui exprima tout le regret qu'il eprouvait de voir qu'un mot (qu'il ignorait du reste, disait-il) pouvait amener deux gens de coeur a aller sur le terrain, et de la en prison. --Qu'avez-vous donc fait a mon frere? lui demanda-t-il. --Ma foi, je n'en sais rien, dit la Bretonniere, se levant et s'asseyant tour a tour d'un air un peu embarrasse, tout en conservant sa gravite ordinaire: votre frere, depuis longtemps, me semble mal dispose a mon egard; mais, s'il faut vous parler franchement, je vous avoue que j'ignore absolument pourquoi. --N'y a-t-il pas entre vous quelque rivalite? Ne faites-vous pas la cour a quelque femme?... --Non, en verite, pour ce qui me regarde, je ne fais la cour a personne, et je ne vois aucun motif raisonnable qui ait fait franchir ainsi a votre frere les bornes de la politesse. --Ne vous etes-vous jamais disputes ensemble? --Jamais, une seule fois exceptee, c'etait du temps du cholera: M. de Berville, en causant au dessert, soutint qu'une maladie contagieuse etait toujours epidemique, et il pretendait baser sur ce faux principe la difference qu'on a etablie entre le mot epidemique et le mot endemique. Je ne pouvais, vous le sentez, etre de son avis, et je lui demontrai fort bien qu'une maladie epidemique pouvait devenir fort dangereuse sans se communiquer par le contact. Nous mimes a cette discussion un peu trop de chaleur, j'en conviens... --Est-ce la tout? --Autant que je me le rappelle. Peut-etre cependant a-t-il ete blesse, il y a quelque temps, de ce que j'ai cede a l'un de mes parents deux bassets dont il avait envie. Mais que voulez-vous que j'y fasse? Ce parent vient me voir par hasard; je lui montre mes chiens, il trouve ces bassets... --Si ce n'est que cela encore, il n'y a pas de quoi s'arracher les yeux. --Non, a mon sens, je le confesse; aussi vous dis-je, en toute conscience, que je ne comprends exactement rien a la provocation qu'il vient de m'adresser. --Mais si vous ne faites la cour a personne, il est peut-etre amoureux, lui, de cette marquise chez laquelle nous allons chasser? --Cela se peut, mais je ne le crois pas... Je n'ai point souvenance d'avoir jamais remarque que la marquise de Vernage put souffrir ou encourager des assiduites condamnables. --Qu'est-ce qui vous parle de rien de condamnable? Est-ce qu'il y a du mal a etre amoureux? --Je ne discute pas cette question; je me borne a vous dire que je ne le suis point, et que je ne saurais, par consequent, etre le rival de personne. --En ce cas, vous ne vous battrez pas? --Je vous demande pardon; je suis provoque de la maniere la plus positive. Il m'a dit, lorsque je suis entre, que j'arrivais comme mars en careme. De tels discours ne se tolerent pas; il me faut une reparation. --Vous vous couperez la gorge pour un mot? --Les conjonctures sont fort graves. Je n'entre point dans les raisons qui ont amene ce defi; je m'en etonne parce qu'il me semble etrange, mais je ne puis faire autrement que de l'accepter. --Un duel pareil est-il possible? Vous n'etes pourtant pas fou, ni Berville non plus. Voyons, la Bretonniere, raisonnons. Croyez-vous que cela m'amuse de vous voir faire une etourderie semblable? --Je ne suis point un homme faible, mais je ne suis pas non plus un homme sanguinaire. Si votre frere me propose des excuses, pourvu qu'elles soient bonnes et valables, je suis pret a les recevoir. Sinon, voici mon testament que je suis en train d'ecrire, comme cela se doit. --Qu'entendez vous par des excuses valables? --J'entends... cela se comprend. --Mais encore? --De bonnes excuses. --Mais enfin, a peu pres, parlez. --Eh bien! Il m'a dit que j'arrivais comme mars en careme, et je crois lui avoir dignement repondu. Il faut qu'il retracte ce mot, et qu'il me dise, devant temoins, que j'arrivais tout simplement comme M. de la Bretonniere. --Je crois que, s'il est raisonnable, il ne peut vous refuser cela. Armand sortit de cette conference non pas entierement satisfait, mais moins inquiet qu'il n'etait venu. C'etait au boulevard de Gand, entre onze heures et minuit, qu'il avait rendez-vous avec son frere. Il le trouva, marchant a grands pas d'un air agite, et il s'appretait a negocier son accommodement dans les termes voulus par la Bretonniere, lorsque Tristan lui prit le bras en s'ecriant: --Tout est manque! Javotte se joue de moi, je n'ai pas mon bracelet. --Pourquoi? --Pourquoi? que sais-je? une idee d'hirondelle. Je suis alle chez elle tout droit; on me repond qu'elle est sortie. Je m'assure qu'en effet elle n'y est pas, et je demande si elle n'a rien laisse pour moi; la chambriere me regarde avec etonnement. A force de questions, j'apprends que madame Rosenval a dine avec son baron a lunettes et une autre personne, sans doute ce damne la Bretonniere; qu'ils se sont separes ensuite, la Bretonniere pour rentrer chez lui, Javotte et le baron pour aller au spectacle, non pas dans la salle, mais sur le theatre; et je ne sais quoi encore d'incomprehensible; le tout mele de verbiages de servante:--Madame avait recu une bonne nouvelle; madame paraissait tres contente; elle etait pressee, on n'avait pas eu le temps de manger le dessert, mais on avait envoye chercher a la cave du vin de Champagne. Cependant je tire de ma poche la petite boite de Fossin, que je remets a la chambriere, en la priant de donner cela ce soir a sa maitresse, et en confidence. Sans chercher a comprendre ce que je ne peux savoir, je joins a mon cadeau un billet ecrit a la hate. La-dessus, je rentre, je compte les minutes, et la reponse n'arrive pas. Voila ou en sont les choses. Maintenant que cette fille a je ne sais quoi en tete, s'en detournera-t-elle pour m'obliger? Quel vent a souffle sur cette girouette? --Mais, dit Armand, le spectacle a fini tard; il lui faut bien, a cette girouette, le temps necessaire pour lire et repondre, chercher ce bracelet et l'envoyer. Nous le trouverons chez toi tout a l'heure. Songe donc que Javotte ne peut decemment accepter ton cadeau qu'a titre d'echange. Quant a ton duel, n'y songe plus. --Eh, mon Dieu! je n'y songe pas; j'y vais. --Fou que tu es! et notre mere? Tristan baissa la tete sans repondre, et les deux freres rentrerent chez eux. Javotte n'etait pourtant pas aussi mechante qu'on pourrait le croire. Elle avait passe la journee dans une perplexite singuliere. Ce bracelet redemande, cette insistance, ce duel projete, tout cela lui semblait autant de reveries incomprehensibles; elle cherchait ce qu'elle avait a faire, et sentait que le plus sage eut ete de demeurer indifferente a des evenements qui ne la regardaient pas. Mais si madame Rosenval avait toute la fierte d'une reine de theatre, Javotte, au fond, avait bon coeur. Berville etait jeune et aimable; le nom de cette marquise mele a tout cela, ce mystere, ces demi confidences, plaisaient a l'imagination de la grisette parvenue. --S'il etait vrai qu'il m'aime encore un peu, pensait-elle, et qu'une marquise fut jalouse de moi, y aurait-il grand risque a donner ce bracelet? Ni le baron ni d'autres ne s'en douteraient; je ne le porte jamais; pourquoi ne pas rendre service, si cela ne fait de mal a personne? Tout en reflechissant, elle avait ouvert un petit secretaire dont la clef etait suspendue a son cou. La etaient entasses, pele-mele, tous les joyaux de sa couronne: un diademe en clinquant pour _la Tour de Nesle_, des colliers en strass, des emeraudes en verre qui avaient besoin des quinquets pour briller d'un eclat douteux; du milieu de ce tresor, elle tira le bracelet de Tristan et considera attentivement les deux noms graves sur la plaque. --Il est joli, ce serpentin, dit-elle; quelle peut etre l'idee de Berville en voulant le reprendre? je crois qu'il me sacrifie. Si l'inconnue me connait, je suis compromise. Ces deux noms a cote l'un de l'autre, ce n'est pas autorise. Si Berville n'a eu pour moi qu'un caprice, est-ce une raison? Bah! il m'en donnera un autre; ce sera drole. Javotte allait peut-etre envoyer le bracelet, lorsqu'un coup de sonnette vint l'interrompre dans ses reflexions. C'etait le monsieur aux lunettes d'or. --Mademoiselle, dit-il, je vous annonce un succes: vous etes des choeurs. Ce n'est pas, de prime abord, une affaire extremement brillante; trente sous, vous savez, mais qu'importe? ce joli pied est dans l'etrier. Des ce soir, vous porterez un domino dans le bal masque de _Gustave_. -Voila une nouvelle! s'ecria Javotte en sautant de joie. Choriste a l'Opera! choriste tout de suite! j'ai justement repasse mon chant; je suis en voix; ce soir, _Gustave_!... Ah, mon Dieu! Apres le premier moment d'ivresse, madame Rosenval retrouva la gravite qui convient a une cantatrice. --Baron, dit-elle, vous etes un homme charmant. Il n'y a que vous, et je sens ma vocation; dinons: allons a l'Opera, a la gloire; rentrons, soupons, allez-vous-en; je dors deja sur mes lauriers. Le convive attendu arriva bientot. On brusqua le diner, et Javotte ne manqua pas de vouloir partir beaucoup plus tot qu'il n'etait necessaire. Le coeur lui battait en entrant par la porte des acteurs, dans ce vieux, sombre et petit corridor ou Taglioni, peut-etre, a marche. Comme le ballet fut applaudi, madame Rosenval, couverte d'un capuchon rose, crut avoir contribue au succes. Elle rentra chez elle fort emue, et, dans l'ivresse du triomphe, ses pensees etaient a cent, lieues de Tristan, lorsque sa femme de chambre lui remit la petite boite soigneusement enveloppee par Fossin, et un billet ou elle trouva ces mots: "Il ne faut pas que les plaisirs vous fassent oublier un ancien ami qui a besoin d'un service. Soyez bonne comme autrefois. J'attends votre reponse avec impatience." --Ce pauvre garcon, dit madame Rosenval, je l'avais oublie. Il m'envoie une chatelaine; il y a plusieurs turquoises.... Javotte se mit au lit, et ne dormit guere. Elle songea bien plus a son engagement et a sa brillante destinee qu'a la demande de Tristan. Mais le jour la retrouva dans ses bonnes pensees. -Allons, dit-elle, il faut s'executer. Ma journee d'hier a ete heureuse; il faut que tout le monde soit content. Il etait huit heures du matin quand Javotte prit son bracelet, mit son chale et son chapeau, et sortit de chez elle, pleine de coeur, et presque encore grisette. Arrivee a la maison de Tristan, elle vit, devant la loge du concierge, une grosse femme, les joues couvertes de larmes. --M. de Berville? demanda Javotte. --Helas! repondit la grosse femme. --Y est-il, s'il vous plait? Est-ce ici? --Helas! madame,... il s'est battu,... on vient de le rapporter... Il est mort! Le lendemain, Javotte chantait pour la seconde fois dans les choeurs de l'Opera, sous un quatrieme nom qu'elle avait choisi: celui de madame Amaldi. FIN DU SECRET DE JAVOTTE. _Pierre et Camille_ et _le Secret de Javotte_ ont ete publies pour la premiere fois dans le _Constitutionnel_, a peu de distance l'un de l'autre (avril et juin 1844). MIMI PINSON PROFIL DE GRISETTE 1845 [Illustration: Dessin de Hida. Grave par G. Levy Elle a les yeux et les mains prestes. Les carabins matin et soir, Usent les manches de leurs vestes, Landerirette! A son comptoir.] I Parmi les etudiants qui suivaient; l'an passe, les cours de l'Ecole de medecine, se trouvait un jeune homme nomme Eugene Aubert. C'etait un garcon de bonne famille, qui avait a peu pres dix-neuf ans. Ses parents vivaient en province, et lui faisaient une pension modeste, mais qui lui suffisait. Il menait une vie tranquille, et passait pour avoir un caractere fort doux. Ses camarades l'aimaient; en toute circonstance, on le trouvait bon et serviable, la main genereuse et le coeur ouvert. Le seul defaut qu'on lui reprochait etait un singulier penchant a la reverie et a la solitude, et une reserve si excessive dans son langage et ses moindres actions, qu'on l'avait surnomme la _Petite Fille_, surnom, du reste, dont il riait lui-meme, et auquel ses amis n'attachaient aucune idee qui put l'offenser, le sachant aussi brave qu'un autre au besoin; mais il etait vrai que sa conduite justifiait un peu ce sobriquet, surtout par la facon dont elle contrastait avec les moeurs de ses compagnons. Tant qu'il n'etait question que de travail, il etait le premier a l'oeuvre; mais, s'il s'agissait d'une partie de plaisir, d'un diner au Moulin de Beurre, ou d'une contredanse a la Chaumiere, la _Petite Fille_ secouait la tete et regagnait sa chambrette garnie. Chose presque monstrueuse parmi les etudiants: non seulement Eugene n'avait pas de maitresse, quoique son age et sa figure eussent pu lui valoir des succes, mais on ne l'avait jamais vu faire le galant au comptoir d'une grisette, usage immemorial au quartier Latin. Les beautes qui peuplent la montagne Sainte-Genevieve et se partagent les amours des ecoles, lui inspiraient une sorte de repugnance qui allait jusqu'a l'aversion. Il les regardait comme une espece a part, dangereuse, ingrate et depravee, nee pour laisser partout le mal et le malheur en echange de quelques plaisirs.--Gardez-vous de ces femmes-la, disait-il: ce sont des poupees de fer rouge. Et il ne trouvait malheureusement que trop d'exemples pour justifier la haine qu'elles lui inspiraient. Les querelles, les desordres, quelquefois meme la ruine qu'entrainent ces liaisons passageres, dont les dehors ressemblent au bonheur, n'etaient que trop faciles a citer, l'annee derniere comme aujourd'hui, et probablement comme l'annee prochaine. Il va sans dire que les amis d'Eugene le raillaient continuellement sur sa morale et ses scrupules.--Que pretends-tu? lui demandait souvent un de ses camarades, nomme Marcel, qui faisait profession d'etre un bon vivant; que prouve une faute, ou un accident arrive une fois par hasard? --Qu'il faut s'abstenir, repondait Eugene, de peur que cela n'arrive une seconde fois. --Faux raisonnement, repliquait Marcel, argument de capucin de carte, qui tombe si le compagnon trebuche. De quoi vas-tu t'inquieter? Tel d'entre nous a perdu au jeu; est-ce une raison pour se faire moine? L'un n'a plus le sou, l'autre boit de l'eau fraiche; est-ce qu'Elise en perd l'appetit? A qui la faute si le voisin porte sa montre au mont-de-piete pour aller se casser un bras a Montmorency? la voisine n'en est pas manchote. Tu te bats pour Rosalie, on te donne un coup d'epee; elle te tourne le dos, c'est tout simple: en a-t-elle moins fine taille? Ce sont de ces petits inconvenients dont l'existence est parsemee, et ils sont plus rares que tu ne penses. Regarde un dimanche, quand il fait beau temps, que de bonnes paires d'amis dans les cafes, les promenades et les guinguettes! Considere-moi ces gros omnibus bien rebondis, bien bourres de grisettes, qui vont au Ranelagh ou a Belleville. Compte ce qui sort, un jour de fete seulement, du quartier Saint-Jacques: les bataillons de modistes, les armees de lingeres, les nuees de marchandes de tabac; tout cela s'amuse, tout cela a ses amours, tout cela va s'abattre autour de Paris, sous les tonnelles des campagnes, comme des volees de friquets. S'il pleut, cela va au melodrame manger des oranges et pleurer; car cela mange beaucoup, c'est vrai, et pleure aussi tres volontiers: c'est ce qui prouve un bon caractere. Mais quel mal font ces pauvres filles, qui ont cousu, bati, ourle, pique et ravaude toute la semaine, en prechant d'exemple, le dimanche, l'oubli des maux et l'amour du prochain? Et que peut faire de mieux un honnete homme qui, de son cote, vient de passer huit jours a dissequer des choses peu agreables, que de se debarbouiller la vue en regardant un visage frais, une jambe ronde, et la belle nature? --Sepulcres blanchis! disait Eugene. --Je dis et maintiens, continuait Marcel, qu'on peut et doit faire l'eloge des grisettes, et qu'un usage modere en est bon. Premierement, elles sont vertueuses, car elles passent la journee a confectionner les vetements les plus indispensables a la pudeur et a la modestie; en second lieu, elles sont honnetes, car il n'y a pas de maitresse lingere ou autre qui ne recommande a ses filles de boutique de parler au monde poliment; troisiemement, elles sont tres soigneuses et tres propres, attendu qu'elles ont sans cesse entre les mains du linge et des etoffes qu'il ne faut pas qu'elles gatent, sous peine d'etre moins bien payees; quatriemement, elles sont sinceres, parce qu'elles boivent du ratafia; en cinquieme lieu, elles sont economes et frugales, parce qu'elles ont beaucoup de peine a gagner trente sous, et s'il se trouve des occasions ou elles se montrent gourmandes et depensieres, ce n'est jamais avec leurs propres deniers; sixiemement, elles sont tres gaies, parce que le travail qui les occupe est en general ennuyeux a mourir, et qu'elles fretillent comme le poisson dans l'eau des que l'ouvrage est termine. Un autre avantage qu'on rencontre en elles, c'est qu'elles ne sont point genantes, vu qu'elles passent leur vie clouees sur une chaise dont elles ne peuvent pas bouger, et que par consequent il leur est impossible de courir apres leurs amants comme les dames de bonne compagnie. En outre, elles ne sont pas bavardes, parce qu'elles sont obligees de compter leurs points. Elles ne depensent pas grand'chose pour leurs chaussures, parce qu'elles marchent peu, ni pour leur toilette, parce qu'il est rare qu'on leur fasse credit. Si on les accuse d'inconstance, ce n'est pas parce qu'elles lisent de mauvais romans ni par mechancete naturelle; cela tient au grand nombre de personnes differentes qui passent devant leurs boutiques; d'un autre cote, elles prouvent suffisamment qu'elles sont capables de passions veritables, par la grande quantite d'entre elles qui se jettent journellement dans la Seine ou par la fenetre, ou qui s'asphyxient dans leurs domiciles. Elles ont, il est vrai, l'inconvenient d'avoir presque toujours faim et soif, precisement a cause de leur grande temperance; mais il est notoire qu'elles peuvent se contenter, en guise de repas, d'un verre de biere et d'un cigare: qualite precieuse qu'on rencontre bien rarement en menage. Bref, je soutiens qu'elles sont bonnes, aimables, fideles et desinteressees, et que c'est une chose regrettable lorsqu'elles finissent a l'hopital. Lorsque Marcel parlait ainsi, c'etait la plupart du temps au cafe, quand il s'etait un peu echauffe la tete; il remplissait alors le verre de son ami, et voulait le faire boire a la sante de mademoiselle Pinson, ouvriere en linge, qui etait leur voisine; mais Eugene prenait son chapeau, et, tandis que Marcel continuait a perorer devant ses camarades, il s'esquivait doucement. II Mademoiselle Pinson n'etait pas precisement ce qu'on appelle une jolie femme. Il y a beaucoup de difference entre une jolie femme et une jolie grisette. Si une jolie femme, reconnue pour telle, et ainsi nommee en langue parisienne, s'avisait de mettre un petit bonnet, une robe de guingamp et un tablier de soie, elle serait tenue, il est vrai, de paraitre une jolie grisette. Mais si une grisette s'affuble d'un chapeau, d'un camail de velours et d'une robe de Palmyre, elle n'est nullement forcee d'etre une jolie femme; bien au contraire, il est probable qu'elle aura l'air d'un porte-manteau, et, en l'ayant, elle sera dans son droit. La difference consiste donc dans les conditions ou vivent ces deux etres, et principalement dans ce morceau de carton roule, recouvert d'etoffe et appele chapeau, que les femmes ont juge a propos de s'appliquer de chaque cote de la tete, a peu pres comme les oeilleres des chevaux. (Il faut remarquer cependant que les oeilleres empechent les chevaux de regarder de cote et d'autre, et que le morceau de carton n'empeche rien du tout.) Quoi qu'il en soit, un petit bonnet autorise un nez retrousse, qui, a son tour, veut une bouche bien fendue, a laquelle il faut de belles dents et un visage rond pour cadre. Un visage rond demande des yeux brillants; le mieux est qu'ils soient le plus noirs possible, et les sourcils a l'avenant. Les cheveux sont _ad libitum_, attendu que les yeux noirs s'arrangent de tout. Un tel ensemble, comme on le voit, est loin de la beaute proprement dite. C'est ce qu'on appelle une figure chiffonnee, figure classique de grisette, qui serait peut-etre laide sous le morceau de carton, mais que le bonnet rend parfois charmante, et plus jolie que la beaute. Ainsi etait mademoiselle Pinson. Marcel s'etait mis dans la tete qu'Eugene devait faire la cour a cette demoiselle; pourquoi? je n'en sais rien, si ce n'est qu'il etait lui-meme l'adorateur de mademoiselle Zelia, amie intime de mademoiselle Pinson. Il lui semblait naturel et commode d'arranger ainsi les choses a son gout, et de faire amicalement l'amour. De pareils calculs ne sont pas rares, et reussissent assez souvent, l'occasion, depuis que le monde existe, etant, de toutes les tentations, la plus forte. Qui peut dire ce qu'ont fait naitre d'evenements heureux ou malheureux, d'amours, de querelles, de joies ou de desespoirs, deux portes voisines, un escalier secret, un corridor, un carreau casse? Certains caracteres, pourtant, se refusent a ces jeux du hasard. Ils veulent conquerir leurs jouissances, non les gagner a la loterie, et ne se sentent pas disposes a aimer parce qu'ils se trouvent en diligence a cote d'une jolie femme. Tel etait Eugene, et Marcel le savait; aussi avait-il forme depuis longtemps un projet assez simple, qu'il croyait merveilleux et surtout infaillible pour vaincre la resistance de son compagnon. Il avait resolu de donner un souper, et ne trouva rien de mieux que de choisir pour pretexte le jour de sa propre fete. Il fit donc apporter chez lui deux douzaines de bouteilles de biere, un gros morceau de veau froid avec de la salade, une enorme galette de plomb, et une bouteille de vin de Champagne. Il invita d'abord deux etudiants de ses amis, puis il fit savoir a mademoiselle Zelia qu'il y avait le soir gala a la maison, et qu'elle eut a amener mademoiselle Pinson. Elles n'eurent garde d'y manquer. Marcel passait, a juste titre, pour un des talons rouges du quartier Latin, de ces gens qu'on ne refuse pas; et sept heures du soir venaient a peine de sonner, que les deux grisettes frappaient a la porte de l'etudiant, mademoiselle Zelia en robe courte, en brodequins gris et en bonnet a fleurs, mademoiselle Pinson, plus modeste, vetue d'une robe noire qui ne la quittait pas, et qui lui donnait, disait-on, une sorte de petit air espagnol dont elle se montrait fort jalouse. Toutes deux ignoraient, on le pense bien, les secrets desseins de leur hote. Marcel n'avait pas fait la maladresse d'inviter Eugene d'avance; il eut ete trop sur d'un refus de sa part. Ce fut seulement lorsque ces demoiselles eurent pris place a table, et apres le premier verre vide, qu'il demanda la permission de s'absenter quelques instants pour aller chercher un convive, et qu'il se dirigea vers la maison qu'habitait Eugene; il le trouva, comme d'ordinaire, a son travail, seul, entoure de ses livres. Apres quelques propos insignifiants, il commenca a lui faire tout doucement ses reproches accoutumes, qu'il se fatiguait trop, qu'il avait tort de ne prendre aucune distraction, puis il lui proposa un tour de promenade. Eugene, un peu las, en effet, ayant etudie toute la journee, accepta; les deux jeunes gens sortirent ensemble, et il ne fut pas difficile a Marcel, apres quelques tours d'allee au Luxembourg, d'obliger son ami a entrer chez lui. Les deux grisettes, restees seules, et ennuyees probablement d'attendre, avaient debute par se mettre a l'aise; elles avaient ote leurs chales et leurs bonnets, et dansaient en chantant une contredanse, non sans faire, de temps en temps, honneur aux provisions, par maniere d'essai. Les yeux deja brillants et le visage anime, elles s'arreterent joyeuses et un peu essoufflees, lorsque Eugene les salua d'un air a la fois timide et surpris. Attendu ses moeurs solitaires, il etait a peine connu d'elles; aussi l'eurent-elles bientot devisage des pieds a la tete avec cette curiosite intrepide qui est le privilege de leur caste; puis elles reprirent leur chanson et leur danse, comme si de rien n'etait. Le nouveau venu, a demi deconcerte, faisait deja quelques pas en arriere songeant peut-etre a la retraite, lorsque Marcel, ayant ferme la porte a double tour, jeta bruyamment la clef sur la table. --Personne encore! s'ecria-t-il. Que font donc nos amis? Mais n'importe, le sauvage nous appartient. Mesdemoiselles, je vous presente le plus vertueux jeune homme de France et de Navarre, qui desire depuis longtemps avoir l'honneur de faire votre connaissance, et qui est, particulierement, grand admirateur de mademoiselle Pinson. La contredanse s'arreta de nouveau; mademoiselle Pinson fit un leger salut, et reprit son bonnet. --Eugene! s'ecria Marcel, c'est aujourd'hui ma fete; ces deux dames ont bien voulu venir la celebrer avec nous. Je t'ai presque amene de force, c'est vrai; mais j'espere que tu resteras de bon gre, a notre commune priere. Il est a present huit heures a peu pres; nous avons le temps de fumer une pipe en attendant que l'appetit nous vienne. Parlant ainsi, il jeta un regard significatif a mademoiselle Pinson, qui, le comprenant aussitot, s'inclina une seconde fois en souriant, et dit d'une voix douce a Eugene: Oui, monsieur, nous vous en prions. En ce moment les deux etudiants que Marcel avait invites frapperent a la porte. Eugene vit qu'il n'y avait pas moyen de reculer sans trop de mauvaise grace, et, se resignant, prit place avec les autres. III Le souper fut long et bruyant. Ces messieurs, ayant commence par remplir la chambre d'un nuage de fumee, buvaient d'autant pour se rafraichir. Ces dames, faisaient les frais de la conversation, et egayaient la compagnie de propos plus ou moins piquants aux depens de leurs amis et connaissances, et d'aventures plus, ou moins croyables, tirees des arriere-boutiques. Si la matiere manquait de vraisemblance, du moins n'etait-elle pas sterile. Deux clercs d'avoue, a les en croire, avaient gagne vingt mille francs en jouant sur les fonds espagnols, et les avaient manges en six semaines avec deux marchandes de gants. Le fils d'un des plus riches banquiers de Paris avait propose a une celebre lingere une loge a l'Opera et une maison de campagne, qu'elle avait refusees, aimant mieux soigner ses parents et rester fidele a un commis des Deux-Magots. Certain personnage qu'on ne pouvait nommer, et qui etait force par son rang a s'envelopper du plus grand mystere, venait incognito rendre visite a une brodeuse du passage du Pont-Neuf, laquelle avait ete enlevee tout a coup par ordre superieur, mise dans une chaise de poste a minuit, avec un portefeuille plein de billets de banque, et envoyee aux Etat-Unis, etc. --Suffit, dit Marcel, nous connaissons cela. Zelia improvise, et quant a mademoiselle Mimi (ainsi s'appelait mademoiselle Pinson en petit comite), ses renseignements sont imparfaits. Vos clercs d'avoue n'ont gagne qu'une entorse en voltigeant sur les ruisseaux; votre banquier a offert une orange, et votre brodeuse est si peu aux Etats-Unis, qu'elle est visible tous les jours, de midi a quatre heures, a l'hopital de la Charite, ou elle a pris un logement par suite de manque de comestibles. Eugene etait assis aupres de mademoiselle Pinson. Il crut remarquer, a ce dernier mot, prononce avec une indifference complete, qu'elle palissait. Mais, presque aussitot, elle se leva, alluma une cigarette, et, s'ecria d'un air delibere: --Silence a votre tour! Je demande la parole. Puisque le sieur Marcel ne croit pas aux fables, je vais raconter une histoire veritable, _et quorum pars magna fui._ --Vous parlez latin? dit Eugene. --Comme vous voyez, repondit mademoiselle Pinson; cette sentence me vient de mon oncle, qui a servi sous le grand Napoleon, et qui n'a jamais manque de la dire avant de reciter une bataille. Si vous ignorez ce que ces mots signifient, vous pouvez l'apprendre sans payer. Cela veut dire: "Je vous en donne ma parole d'honneur." Vous saurez donc que, la semaine passee, je m'etais rendue, avec deux de mes amies, Blanchette et Rougette, au theatre de l'Odeon. --Attendez que je coupe la galette, dit Marcel. --Coupez, mais ecoutez, reprit mademoiselle Pinson. J'etais donc allee avec Blanchette et Rougette a l'Odeon, voir une tragedie. Rougette, comme vous savez, vient de perdre sa grand'mere; elle a herite de quatre cents francs. Nous avions pris une baignoire; trois etudiants se trouvaient au parterre; ces jeunes gens nous aviserent, et, sous pretexte que nous etions seules, nous inviterent a souper. --De but en blanc? demanda Marcel; en verite, c'est tres galant. Et vous avez refuse, je suppose. --Non, monsieur, dit mademoiselle Pinson, nous acceptames, et, a l'entr'acte, sans attendre la fin de la piece, nous nous transportames chez Viot. --Avec vos cavaliers? --Avec nos cavaliers. Le garcon commenca, bien entendu, par nous dire qu'il n'y avait plus rien; mais une pareille inconvenance n'etait pas faite pour nous arreter. Nous ordonnames qu'on allat par la ville chercher ce qui pouvait manquer. Rougette prit la plume, et commanda un festin de noces: des crevettes, une omelette au sucre, des beignets, des moules, des oeufs a la neige, tout ce qu'il y a dans le monde des marmites. Nos jeunes inconnus, a dire vrai, faisaient legerement la grimace... --Je le crois parbleu bien! dit Marcel. --Nous n'en tinmes compte. La chose apportee, nous commencames a faire les jolies femmes. Nous ne trouvions rien de bon, tout nous degoutait. A peine un plat etait-il entame, que nous le renvoyions pour en demander un autre.--Garcon, emportez cela; ce n'est pas tolerable; ou avez-vous pris des horreurs pareilles? Nos inconnus desirerent manger, mais il ne leur fut pas loisible. Bref, nous soupames comme dinait Sancho, et la colere nous porta meme a briser quelques ustensiles. --Belle conduite! et comment payer? --Voila precisement la question que les trois inconnus s'adresserent. Par l'entretien qu'ils eurent a voix basse, l'un d'eux nous parut posseder six francs, l'autre infiniment moins, et le troisieme n'avait que sa montre, qu'il tira genereusement de sa poche. En cet etat, les trois infortunes se presenterent au comptoir, dans le but d'obtenir un delai quelconque. Que pensez-vous qu'on leur repondit? --Je pense, repliqua Marcel, que l'on vous a gardees en gage, et qu'on les a conduits au violon. --C'est une erreur, dit mademoiselle Pinson. Avant de monter dans le cabinet, Rougette avait pris ses mesures, et tout etait paye d'avance. Imaginez le coup de theatre, a cette reponse de Viot: Messieurs, tout est paye! Nos inconnus nous regarderent comme jamais trois chiens n'ont regarde trois eveques, avec une stupefaction piteuse melee d'un pur attendrissement. Nous, cependant, sans feindre d'y prendre garde, nous descendimes et fimes venir un fiacre.--Chere marquise, me dit Rougette, il faut reconduire ces messieurs chez eux.--Volontiers, chere comtesse, repondis-je. Nos pauvres amoureux ne savaient plus quoi dire. Je vous demande s'ils etaient penauds! ils se defendaient de notre politesse, ils ne voulaient pas qu'on les reconduisit, ils refusaient de dire leur adresse... Je le crois bien! Ils etaient convaincus qu'ils avaient affaire a des femmes du monde, et ils demeuraient rue du Chat-Qui-Peche! Les deux etudiants, amis de Marcel, qui, jusque-la, n'avaient guere fait que fumer et boire en silence, semblerent peu satisfaits de cette histoire. Leurs visages se rembrunirent; peut-etre en savaient-ils autant que mademoiselle Pinson sur ce malencontreux souper, car ils jeterent sur elle un regard inquiet, lorsque Marcel lui dit en riant: --Nommez les masques, mademoiselle Mimi. Puisque c'est de la semaine derniere, il n'y a plus d'inconvenient. --Jamais, monsieur, dit la grisette. On peut berner un homme, mais lui faire tort dans sa carriere, jamais! --Vous avez raison, dit Eugene, et vous agissez en cela plus sagement peut-etre que vous ne pensez. De tous ces jeunes gens qui peuplent les ecoles, il n'y en a presque pas un seul qui n'ait derriere lui quelque faute ou quelque folie, et cependant c'est de la que sortent tous les jours ce qu'il y a en France de plus distingue et de plus respectable: des medecins, des magistrats... --Oui, reprit Marcel, c'est la verite. Il y a des pairs de France en herbe qui dinent chez Flicoteaux, et qui n'ont pas toujours de quoi payer la carte. Mais, ajouta-t-il en clignant de l'oeil, n'avez-vous pas revu vos inconnus? --Pour qui nous prenez-vous? repondit mademoiselle Pinson d'un air serieux et presque offense. Connaissez-vous Blanchette et Rougette? et supposez-vous que moi-meme... --C'est bon, dit Marcel, ne vous fachez pas. Mais voila, en somme, une belle equipee. Trois ecervelees qui n'avaient peut-etre pas de quoi diner le lendemain, et qui jettent l'argent par les fenetres pour le plaisir de mystifier trois pauvres diables qui n'en peuvent mais! --Pourquoi nous invitent-ils a souper? repondit mademoiselle Pinson. IV Avec la galette parut, dans sa gloire, l'unique bouteille de vin de Champagne qui devait composer le dessert. Avec le vin on parla chanson.--Je vois, dit Marcel, je vois, comme dit Cervantes, Zelia qui tousse; c'est signe qu'elle veut chanter. Mais, si ces messieurs le trouvent bon, c'est moi qu'on fete, et qui par consequent prie mademoiselle Mimi, si elle n'est pas enrouee par son anecdote, de nous honorer d'un couplet. Eugene, continua-t-il, sois donc un peu galant, trinque avec ta voisine, et demande-lui un couplet pour moi. Eugene rougit et obeit. De meme que mademoiselle Pinson n'avait pas dedaigne de le faire pour l'engager lui-meme a rester, il s'inclina, et lui dit timidement: --Oui, mademoiselle, nous vous en prions. En meme temps il souleva son verre, et toucha celui de la grisette. De ce leger choc sortit un son clair et argentin; mademoiselle Pinson saisit cette note au vol, et d'une voix pure et fraiche la continua longtemps en cadence. --Allons, dit-elle, j'y consens, puisque mon verre me donne le _la_. Mais que voulez-vous que je vous chante? Je ne suis pas begueule, je vous en previens, mais je ne sais pas de couplets de corps de garde. Je ne m'encanaille pas la memoire. --Connu, dit Marcel, vous etes une vertu; allez votre train, les opinions sont libres. --Eh bien! reprit mademoiselle Pinson, je vais vous chanter a la bonne venue des couplets qu'on a faits sur moi. --Attention! Quel est l'auteur? --Mes camarades du magasin. C'est de la poesie faite a l'aiguille; ainsi je reclame l'indulgence. --Y a-t-il un refrain a votre chanson? --Certainement; la belle demande! --En ce cas-la, dit Marcel, prenons nos couteaux, et, au refrain, tapons sur la table, mais tachons d'aller en mesure. Zelia peut s'abstenir si elle veut. --Pourquoi cela, malhonnete garcon? demanda Zelia en colere? --Pour cause, repondit Marcel; mais si vous desirez etre de la partie, tenez, frappez avec un bouchon, cela aura moins d'inconvenients pour nos oreilles et pour vos blanches mains. Marcel avait range en rond les verres et les assiettes, et s'etait assis au milieu de la table, son couteau a la main. Les deux etudiants du souper de Rougette, un peu ragaillardis, oterent le fourneau de leurs pipes pour frapper avec le tuyau de bois; Eugene revait, Zelia boudait. Mademoiselle Pinson prit une assiette et fit signe qu'elle voulait la casser, ce a quoi Marcel repondit par un geste d'assentiment, en sorte que la chanteuse, ayant pris les morceaux pour s'en faire des castagnettes, commenca ainsi les couplets que ses compagnes avaient composes, apres s'etre excusee d'avance de ce qu'ils pouvaient contenir de trop flatteur pour elle: Mimi Pinson est une blonde, Une blonde que l'on connait. Elle n'a qu'une robe au monde, Landerirette! Et qu'un bonnet. Le Grand Turc en a davantage. Dieu voulut, de cette facon, La rendre sage. On ne peut pas la mettre en gage, La robe de Mimi Pinson. Mimi Pinson porte une rose, Une rose blanche au cote. Cette fleur dans son coeur eclose, Landerirette! C'est la gaiete. Quand un bon souper la reveille, Elle fait sortir la chanson De la bouteille. Parfois il penche sur l'oreille, Le bonnet de Mimi Pinson. Elle a les yeux et la main prestes. Les carabins, matin et soir, Usent les manches de leurs vestes, Landerirette! A son comptoir. Quoique sans maltraiter personne, Mimi leur fait mieux la lecon Qu'a la Sorbonne. Il ne faut pas qu'on la chiffonne, La robe de Mimi Pinson. Mimi Pinson peut rester fille; Si Dieu le veut, c'est dans son droit. Elle aura toujours son aiguille, Landerirette! Au bout du doigt. Pour entreprendre sa conquete, Ce n'est pas tout qu'un beau garcon; Faut etre honnete. Car il n'est pas loin de sa tete, Le bonnet de Mimi Pinson. D'un gros bouquet de fleurs d'orange Si l'amour veut la couronner, Elle a quelque chose en echange, Landerirette! A lui donner. Ce n'est pas, on se l'imagine, Un manteau sur un ecusson Fourre d'hermine; C'est l'etui d'une perle fine, La robe de Mimi Pinson. Mimi n'a pas l'ame vulgaire, Mais son coeur est republicain; Aux trois jours elle a fait la guerre, Landerirette! En casaquin. A defaut d'une hallebarde, On l'a vue avec son poincon Monter la garde. Heureux qui mettra sa cocarde Au bonnet de Mimi Pinson! Les couteaux et les pipes, voire meme les chaises, avaient fait leur tapage, comme de raison, a la fin de chaque couplet. Les verres dansaient sur la table, et les bouteilles, a moitie pleines, se balancaient joyeusement en se donnant de petits coups d'epaule. --Et ce sont vos bonnes amies, dit Marcel, qui vous ont fait cette chanson-la! Il y a un teinturier; c'est trop musque. Parlez-moi de ces bons airs ou on dit les choses! Et il entonna d'une voix forte: Nanette n'avait pas encore quinze ans... --Assez, assez, dit mademoiselle Pinson; dansons plutot, faisons un tour de valse. Y a-t-il ici un musicien quelconque? --J'ai ce qu'il vous faut, repondit Marcel; j'ai une guitare; mais, continua-t-il en decrochant l'instrument, ma guitare n'a pas ce qu'il lui faut; elle est chauve de trois de ses cordes. --Mais voila un piano, dit Zelia; Marcel va nous faire danser. Marcel lanca a sa maitresse un regard aussi furieux que si elle l'eut accuse d'un crime. Il etait vrai qu'il en savait assez pour jouer une contredanse; mais c'etait pour lui, comme pour bien d'autres, une espece de torture a laquelle il se soumettait peu volontiers. Zelia, en le trahissant, se vengeait du bouchon. --Etes-vous folle? dit Marcel; vous savez bien que ce piano n'est la que pour la gloire, et qu'il n'y a que vous qui l'ecorchiez, Dieu le sait. Ou avez-vous pris que je sache faire danser? Je ne sais que _la Marseillaise_, que je joue d'un seul doigt. Si vous vous adressiez a Eugene, a la bonne heure, voila un garcon qui s'y entend! mais je ne veux pas l'ennuyer a ce point, je m'en garderai bien. Il n'y a que vous ici d'assez indiscrete pour faire des choses pareilles sans crier gare. Pour la troisieme fois, Eugene rougit, et s'appreta a faire ce qu'on lui demandait d'une facon si politique et si detournee. Il se mit donc au piano, et un quadrille s'organisa. Ce fut presque aussi long que le souper. Apres la contredanse vint une valse; apres la valse, le galop, car on galope encore au quartier Latin. Ces dames surtout etaient infatigables, et faisaient des gambades et des eclats de rire a reveiller tout le voisinage. Bientot Eugene, doublement fatigue par le bruit et par la veillee, tomba, tout en jouant machinalement, dans une sorte de demi-sommeil, comme les postillons qui dorment a cheval. Les danseuses passaient et repassaient devant lui comme des fantomes dans un reve; et, comme rien n'est plus aisement triste qu'un homme qui regarde rire les autres, la melancolie, a laquelle il etait sujet, ne tarda pas a s'emparer de lui.--Triste joie, pensait-il, miserables plaisirs! instants qu'on croit voles au malheur! Et qui sait laquelle de ces cinq personnes qui sautent si gaiement devant moi, est sure, comme disait Marcel, d'avoir de quoi diner demain? Comme il faisait cette reflexion, mademoiselle Pinson passa pres de lui; il crut la voir, tout en galopant, prendre a la derobee un morceau de galette reste sur la table, et le mettre discretement dans sa poche. V Le jour commencait a paraitre quand la compagnie se separa. Eugene, avant de rentrer chez lui, marcha quelque temps dans les rues pour respirer l'air frais du matin. Suivant toujours ses tristes pensees, il se repetait tout bas, malgre lui, la chanson de la grisette: Elle n'a qu'une robe au monde Et qu'un bonnet. --Est-ce possible? se demandait-il. La misere peut-elle etre poussee a ce point, se montrer si franchement, et se railler d'elle-meme? Peut-on rire de ce qu'on manque de pain? Le morceau de galette emporte n'etait pas un indice douteux. Eugene ne pouvait s'empecher d'en sourire, et en meme temps d'etre emu de pitie.--Cependant, pensait-il encore, elle a pris de la galette et non du pain, il se peut que ce soit par gourmandise. Qui sait? c'est peut-etre l'enfant d'une voisine a qui elle veut rapporter un gateau, peut-etre une portiere bavarde, qui raconterait qu'elle a passe la nuit dehors, un Cerbere qu'il faut apaiser. Ne regardant pas ou il allait, Eugene s'etait engage par hasard dans ce dedale de petites rues qui sont derriere le carrefour Buci, et dans lesquelles une voiture passe a peine. Au moment ou il allait revenir sur ses pas, une femme, enveloppee dans un mauvais peignoir, la tete nue, les cheveux en desordre, pale et defaite, sortit d'une vieille maison. Elle semblait tellement faible qu'elle pouvait a peine marcher; ses genoux flechissaient; elle s'appuyait sur les murailles, et paraissait vouloir se diriger vers une porte voisine, ou se trouvait une boite aux lettres, pour y jeter un billet qu'elle tenait a la main. Surpris et effraye, Eugene s'approcha d'elle et lui demanda ou elle allait, ce qu'elle cherchait, et s'il pouvait l'aider. En meme temps il etendit le bras pour la soutenir, car elle etait pres de tomber sur une borne. Mais, sans lui repondre, elle recula avec une sorte de crainte et de fierte. Elle posa son billet sur la borne, montra du doigt la boite, et paraissant rassembler toutes ses forces:--La! dit-elle seulement; puis, continuant a se trainer aux murs, elle regagna sa maison. Eugene essaya en vain de l'obliger a prendre son bras et de renouveler ses questions. Elle rentra lentement dans l'allee sombre et etroite dont elle etait sortie. Eugene avait ramasse la lettre; il fit d'abord quelques pas pour la mettre a la poste, mais il s'arreta bientot. Cette etrange rencontre l'avait si fort trouble, et il se sentait frappe d'une sorte d'horreur melee d'une compassion si vive, que, avant de prendre le temps de la reflexion, il rompit le cachet presque involontairement. Il lui semblait odieux et impossible de ne pas chercher, n'importe par quel moyen, a penetrer un tel mystere. Evidemment cette femme etait mourante; etait-ce de maladie ou de faim? Ce devait etre, en tout cas, de misere. Eugene ouvrit la lettre; elle portait sur l'adresse: "A monsieur le baron de ***," et renfermait ce qui suit: "Lisez cette lettre, monsieur, et, par pitie, ne rejetez pas ma priere. Vous pouvez me sauver, et vous seul le pouvez. Croyez ce que je vous dis, sauvez-moi, et vous aurez fait une bonne action, qui vous portera bonheur. Je viens de faire une cruelle maladie, qui m'a ote le peu de force et de courage que j'avais. Le mois d'aout, je rentre en magasin; mes effets sont retenus dans mon dernier logement, et j'ai presque la certitude qu'avant samedi je me trouverai tout a fait sans asile. J'ai si peur de mourir de faim, que ce matin j'avais pris la resolution de me jeter a l'eau, car je n'ai rien pris encore depuis pres de vingt-quatre heures. Lorsque je me suis souvenue de vous, un peu d'espoir m'est venu au coeur. N'est-ce pas que je ne me suis pas trompee? Monsieur, je vous en supplie a genoux, si peu que vous ferez pour moi me laissera respirer encore quelques jours. Moi, j'ai peur de mourir, et puis je n'ai que vingt-trois ans! Je viendrai peut-etre a bout, avec un peu d'aide, d'atteindre le premier du mois. Si je savais des mots pour exciter votre pitie, je vous les dirais, mais rien ne me vient a l'idee. Je ne puis que pleurer de mon impuissance, car, je le crains bien, vous ferez de ma lettre comme on fait quand on en recoit trop souvent de pareilles: vous la dechirerez sans penser qu'une pauvre femme est la qui attend les heures et les minutes avec l'espoir que vous aurez pense qu'il serait par trop cruel de la laisser ainsi dans l'incertitude. Ce n'est pas l'idee de donner un louis, qui est si peu de chose pour vous, qui vous retiendra, j'en suis persuadee; aussi il me semble que rien ne vous est plus facile que de plier votre aumone dans un papier, et de mettre sur l'adresse: "A mademoiselle Bertin, rue de l'Eperon." J'ai change de nom depuis que je travaille dans les magasins, car le mien est celui de ma mere. En sortant de chez vous, donnez cela a un commissionnaire. J'attendrai mercredi et jeudi, et je prierai avec ferveur pour que Dieu vous rende humain. "Il me vient a l'idee que vous ne croyez pas a tant de misere; mais si vous me voyiez, vous seriez convaincu. "ROUGETTE." Si Eugene avait d'abord ete touche en lisant ces lignes, son etonnement redoubla, on le pense bien, lorsqu'il vit la signature. Ainsi c'etait cette meme fille qui avait follement depense son argent en parties de plaisir, et imagine ce souper ridicule raconte par mademoiselle Pinson, c'etait elle que le malheur reduisait a cette souffrance et a une semblable priere! Tant d'imprevoyance et de folie semblait a Eugene un reve incroyable. Mais point de doute, la signature etait la; et mademoiselle Pinson, dans le courant de la soiree, avait egalement prononce le nom de guerre de son amie Rougette, devenue mademoiselle Bertin. Comment se trouvait-elle tout a coup abandonnee, sans secours, sans pain, presque sans asile? Que faisaient ses amies de la veille, pendant qu'elle expirait peut-etre dans quelque grenier de cette maison? Et qu'etait-ce que cette maison meme ou l'on pouvait mourir ainsi? Ce n'etait pas le moment de faire des conjectures; le plus presse etait de venir au secours de la faim. Eugene commenca par entrer dans la boutique d'un restaurateur qui venait de s'ouvrir, et par acheter ce qu'il put y trouver. Cela fait, il s'achemina, suivi du garcon, vers le logis de Rougette; mais il eprouvait de l'embarras a se presenter brusquement ainsi. L'air de fierte qu'il avait trouve a cette pauvre fille lui faisait craindre, sinon un refus, du moins un mouvement de vanite blessee; comment lui avouer qu'il avait lu sa lettre? Lorsqu'il fut arrive devant la porte: --Connaissez-vous, dit-il au garcon, une jeune personne qui demeure dans cette maison, et qui s'appelle mademoiselle Bertin? --Oh que oui! monsieur, repondit le garcon. C'est nous qui portons habituellement chez elle. Mais si monsieur y va, ce n'est pas le jour. Actuellement elle est a la campagne. --Qui vous l'a dit? demanda Eugene. --Pardi! monsieur, c'est la portiere. Mademoiselle Rougette aime a bien diner, mais elle n'aime pas beaucoup a payer. Elle a plus tot fait de commander des poulets rotis et des homards que rien du tout; mais, pour voir son argent, ce n'est pas une fois qu'il faut y retourner! Aussi nous savons, dans le quartier, quand elle y est ou quand elle n'y est pas... --Elle est revenue, reprit Eugene. Montez chez elle, laissez-lui ce que vous portez, et si elle vous doit quelque chose, ne lui demandez rien aujourd'hui. Cela me regarde, et je reviendrai. Si elle veut savoir qui lui envoie ceci, vous lui repondrez que c'est le baron de ***. Sur ces mots, Eugene s'eloigna. Chemin faisant, il rajusta comme il put le cachet de la lettre, et la mit a la poste.--Apres tout, pensa-t-il, Rougette ne refusera pas, et si elle trouve que la reponse a son billet a ete un peu prompte, elle s'en expliquera avec son baron. VI Les etudiants, non plus que les grisettes, ne sont pas riches tous les jours. Eugene comprenait tres bien que, pour donner un air de vraisemblance a la petite fable que le garcon devait faire, il eut fallu joindre a son envoi le louis que demandait Rougette; mais la etait la difficulte. Les louis ne sont pas precisement la monnaie courante de la rue Saint-Jacques. D'une autre part, Eugene venait de s'engager a payer le restaurateur, et, par malheur, son tiroir, en ce moment, n'etait guere mieux garni que sa poche. C'est pourquoi il prit sans differer le chemin de la place du Pantheon. En ce temps-la demeurait encore sur cette place ce fameux barbier qui a fait banqueroute, et s'est ruine en ruinant les autres. La, dans l'arriere-boutique, ou se faisait en secret la grande et la petite usure, venait tous les jours l'etudiant pauvre et sans souci, amoureux peut-etre, emprunter a enorme interet quelques pieces depensees gaiement le soir et cherement payees le lendemain. La entrait furtivement la grisette, la tete basse, le regard honteux, venant louer pour une partie de campagne un chapeau fane, un chale reteint, une chemise achetee au mont-de-piete. La, des jeunes gens de bonne maison, ayant besoin de vingt-cinq louis, souscrivaient pour deux ou trois mille francs de lettres de change. Des mineurs mangeaient leur bien en herbe; des etourdis ruinaient leur famille, et souvent perdaient leur avenir. Depuis la courtisane titree, a qui un bracelet tourne la tete, jusqu'au cuistre necessiteux qui convoite un bouquin ou un plat de lentilles, tout venait la comme aux sources du Pactole, et l'usurier barbier, fier de sa clientele et de ses exploits jusqu'a s'en vanter, entretenait la prison de Clichy en attendant qu'il y allat lui-meme. Telle etait la triste ressource a laquelle Eugene, bien qu'avec repugnance, allait avoir recours pour obliger Rougette, ou pour etre du moins en mesure de le faire; car il ne lui semblait pas prouve que la demande adressee au baron produisit l'effet desirable. C'etait de la part d'un etudiant beaucoup de charite, a vrai dire, que de s'engager ainsi pour une inconnue; mais Eugene croyait en Dieu: toute bonne action lui semblait necessaire. Le premier visage qu'il apercut, en entrant chez le barbier, fut celui de son ami Marcel, assis devant une toilette, une serviette au cou, et feignant de se faire coiffer. Le pauvre garcon venait peut-etre chercher de quoi payer son souper de la veille; il semblait fort preoccupe, et froncait les sourcils d'un air peu satisfait, tandis que le coiffeur, feignant de son cote de lui passer dans les cheveux un fer parfaitement froid, lui parlait a demi-voix dans son accent gascon. Devant une autre toilette, dans un petit cabinet, se tenait assis, egalement affuble d'une serviette, un etranger fort inquiet, regardant sans cesse de cote et d'autre, et, par la porte entr'ouverte de l'arriere-boutique, on apercevait, dans une vieille psyche, la silhouette passablement maigre d'une jeune fille, qui, aidee de la femme du coiffeur, essayait une robe a carreaux ecossais. --Que viens-tu faire ici a cette heure? s'ecria Marcel, dont la figure reprit l'expression de sa bonne humeur habituelle, des qu'il reconnut son ami. Eugene s'assit pres de la toilette, et expliqua en peu de mots la rencontre qu'il avait faite et le dessein qui l'amenait. --Ma foi, dit Marcel, tu es bien candide. De quoi te meles-tu, puisqu'il y a un baron? Tu as vu une jeune fille interessante qui eprouvait le besoin de prendre quelque nourriture; tu lui as paye un poulet froid, c'est digne de toi; il n'y a rien a dire. Tu n'exiges d'elle aucune reconnaissance, l'incognito te plait; c'est heroique. Mais aller plus loin, c'est de la chevalerie. Engager sa montre ou sa signature pour une lingere que protege un baron, et que l'on n'a pas l'honneur de frequenter, cela ne s'est pratique, de memoire humaine, que dans la Bibliotheque bleue. --Ris de moi si tu veux, repondit Eugene. Je sais qu'il y a dans ce monde beaucoup plus de malheureux que je n'en puis soulager. Ceux que je ne connais pas, je les plains; mais si j'en vois un, il faut que je l'aide. Il m'est impossible, quoi que je fasse, de rester indifferent devant la souffrance. Ma charite ne va pas jusqu'a chercher les pauvres, je ne suis pas assez riche pour cela; mais quand je les trouve, je fais l'aumone. --En ce cas, reprit Marcel, tu as fort a faire; il n'en manque pas dans ce pays-ci. --Qu'importe? dit Eugene, encore emu du spectacle dont il venait d'etre temoin; vaut-il mieux laisser mourir les gens et passer son chemin? Cette malheureuse est une etourdie, une folle, tout ce que tu voudras; elle ne merite peut-etre pas la compassion qu'elle fait naitre; mais cette compassion, je la sens. Vaut-il mieux agir comme ses bonnes amies, qui deja ne semblent pas plus se soucier d'elle que si elle n'etait plus au monde, et qui l'aidaient hier a se ruiner? A qui peut-elle avoir recours? a un etranger qui allumera un cigare avec sa lettre, ou a mademoiselle Pinson, je suppose, qui soupe en ville et danse de tout son coeur, pendant que sa compagne meurt de faim? Je t'avoue, mon cher Marcel, que tout cela, bien sincerement, me fait horreur. Cette petite evaporee d'hier soir, avec sa chanson et ses quolibets, riant et babillant chez toi, au moment meme ou l'autre, l'heroine de son conte, expire dans un grenier, me souleve le coeur. Vivre ainsi en amies, presque en soeurs, pendant des jours et des semaines, courir les theatres, les bals, les cafes, et ne pas savoir le lendemain si l'une est morte et l'autre en vie, c'est pis que l'indifference des egoistes, c'est l'insensibilite de la brute. Ta demoiselle Pinson est un monstre, et tes grisettes que tu vantes, ces moeurs sans vergogne, ces amities sans ame, je ne sais rien de si meprisable! Le barbier, qui, pendant ces discours, avait ecoute en silence, et continue de promener son fer froid sur la tete de Marcel, sourit d'un air malin lorsque Eugene se tut. Tour a tour bavard comme une pie, ou plutot comme un perruquier qu'il etait, lorsqu'il s'agissait de mechants propos, taciturne et laconique comme un Spartiate des que les affaires etaient en jeu, il avait adopte la prudente habitude de laisser toujours d'abord parler ses pratiques, avant de meler son mot a la conversation. L'indignation qu'exprimait Eugene en termes si violents lui fit toutefois rompre le silence. --Vous etes severe, monsieur, dit-il en riant et en gasconnant. J'ai l'honneur de coiffer mademoiselle Mimi, et je crois que c'est une fort excellente personne. --Oui, dit Eugene, excellente en effet, s'il est question de boire et de fumer. --Possible, reprit le barbier, je ne dis pas non. Les jeunes personnes, ca rit, ca chante, ca fume, mais il y en a qui ont du coeur. --Ou voulez-vous en venir, pere Cadedis? demanda Marcel. Pas tant de diplomatie; expliquez-vous tout net. --Je veux dire, repliqua le barbier en montrant l'arriere-boutique, qu'il y a la, pendue a un clou, une petite robe de soie noire que ces messieurs connaissent sans doute, s'ils connaissent la proprietaire, car elle ne possede pas une garde-robe tres compliquee. Mademoiselle Mimi m'a envoye cette robe ce matin au petit jour; et je presume que, si elle n'est pas venue au secours de la petite Rougette, c'est qu'elle-meme ne roule pas sur l'or. --Voila qui est curieux, dit Marcel, se levant et entrant dans l'arriere-boutique, sans egard pour la pauvre femme aux carreaux ecossais. La chanson de Mimi en a donc menti, puisqu'elle met sa robe en gage? Mais avec quoi diable fera-t-elle ses visites a present? Elle ne va donc pas dans le monde aujourd'hui? Eugene avait suivi son ami. Le barbier ne les trompait pas: dans un coin poudreux, au milieu d'autres hardes de toute espece, etait humblement et tristement suspendue l'unique robe de mademoiselle Pinson. --C'est bien cela, dit Marcel; je reconnais ce vetement pour l'avoir vu tout neuf il y a dix-huit mois. C'est la robe de chambre, l'amazone et l'uniforme de parade de Mimi. Il doit y avoir a la manche gauche une petite tache grosse comme une piece de cinq sous, causee parle vin de Champagne. Et combien avez-vous prete la-dessus, pere Cadedis? car je suppose que cette robe n'est pas vendue, et qu'elle ne se trouve dans ce boudoir qu'en qualite de nantissement. --J'ai prete quatre francs, repondit le barbier; et je vous assure, monsieur, que c'est pure charite. A toute autre je n'aurais pas avance plus de quarante sous, car la piece est diablement mure; on y voit a travers, c'est une lanterne magique. Mais je sais que mademoiselle Mimi me payera; elle est bonne pour quatre francs. --Pauvre Mimi! reprit Marcel. Je gagerais tout de suite mon bonnet qu'elle n'a emprunte cette petite somme que pour l'envoyer a Rougette. --Ou pour payer quelque dette criarde, dit Eugene. --Non, dit Marcel, je connais Mimi; je la crois incapable de se depouiller pour un creancier. --Possible encore, dit le barbier. J'ai connu mademoiselle Mimi dans une position meilleure que celle ou elle se trouve actuellement; elle avait alors un grand nombre de dettes. On se presentait journellement chez elle pour saisir ce qu'elle possedait, et on avait fini, en effet, par lui prendre tous ses meubles, excepte son lit, car ces messieurs savent sans doute qu'on ne prend pas le lit d'un debiteur. Or, mademoiselle Mimi avait dans ce temps-la quatre robes fort convenables. Elle les mettait toutes les quatre l'une sur l'autre, et elle couchait avec pour qu'on ne les saisit pas; c'est pourquoi je serais surpris si, n'ayant plus qu'une seule robe aujourd'hui, elle l'engageait pour payer quelqu'un. --Pauvre Mimi! repeta Marcel. Mais, en verite, comment s'arrange-t-elle? Elle a donc trompe ses amis? elle possede donc un vetement inconnu? Peut-etre se trouve-t-elle malade d'avoir trop mange de galette, et, en effet, si elle est au lit, elle n'a que faire de s'habiller. N'importe, pere Cadedis, cette robe me fait peine, avec ses manches pendantes qui ont l'air de demander grace; tenez, retranchez-moi quatre francs sur les trente-cinq livres que vous venez de m'avancer, et mettez-moi cette robe dans une serviette, que je la rapporte a cette enfant. Eh bien! Eugene, continua-t-il, que dit a cela ta charite chretienne? --Que tu as raison, repondit Eugene, de parler et d'agir comme tu fais, mais que je n'ai peut-etre pas tort; j'en fais le pari, si tu veux. --Soit, dit Marcel, parions un cigare, comme les membres du Jockey-Club. Aussi bien, tu n'as plus que faire ici. J'ai trente et un francs, nous sommes riches. Allons de ce pas chez mademoiselle Pinson; je suis curieux de la voir. Il mit la robe sous son bras et tous deux sortirent de la boutique. VII --Mademoiselle est allee a la messe, repondit la portiere aux deux etudiants, lorsqu'ils furent arrives chez mademoiselle Pinson. --A la messe! dit Eugene surpris. --A la messe! repeta Marcel. C'est impossible, elle n'est pas sortie. Laissez-nous entrer; nous sommes de vieux amis. --Je vous assure, monsieur, repondit la portiere, qu'elle est sortie pour aller a la messe, il y a environ trois quarts d'heure. --Et a quelle eglise est-elle allee? --A Saint-Sulpice, comme de coutume; elle n'y manque pas un matin. --Oui, oui, je sais qu'elle prie le bon Dieu; mais cela me semble bizarre qu'elle soit dehors aujourd'hui. --La voici qui rentre, monsieur; elle tourne la rue; vous la voyez vous-meme. Mademoiselle Pinson, sortant de l'eglise, revenait chez elle, en effet. Marcel ne l'eut pas plus tot apercue, qu'il courut a elle, impatient de voir de pres sa toilette. Elle avait, en guise de robe, un jupon d'indienne foncee, a demi cache sous un rideau de serge verte dont elle s'etait fait, tant bien que mal, un chale. De cet accoutrement singulier, mais qui, du reste, n'attirait pas les regards, a cause de sa couleur sombre, sortaient sa tete gracieuse coiffee de son bonnet blanc, et ses petits pieds chausses de brodequins. Elle s'etait enveloppee dans son rideau avec tant d'art et de precaution, qu'il ressemblait vraiment a un vieux chale et qu'on ne voyait presque pas la bordure. En un mot, elle trouvait moyen de plaire encore dans cette friperie, et de prouver, une fois de plus sur terre, qu'une jolie femme est toujours jolie. --Comment me trouvez-vous? dit-elle aux deux jeunes gens en ecartant un peu son rideau, et en laissant voir sa fine taille serree dans son corset. C'est un deshabille du matin que Palmyre vient de m'apporter. --Vous etes charmante, dit Marcel. Ma foi, je n'aurais jamais cru qu'on put avoir si bonne mine avec le chale d'une fenetre. --En verite? reprit mademoiselle Pinson; j'ai pourtant l'air un peu paquet. --Paquet de roses, repondit Marcel. J'ai presque regret maintenant de vous avoir rapporte votre robe. --Ma robe? Ou l'avez-vous trouvee? --Ou elle etait, apparemment. --Et vous l'avez tiree de l'esclavage? --Eh, mon Dieu! oui, j'ai paye sa rancon. M'en voulez-vous de cette audace? --Non pas! a charge de revanche. Je suis bien aise de revoir ma robe; car, a vous dire vrai, voila deja longtemps que nous vivons toutes les deux ensemble, et je m'y suis attachee insensiblement. En parlant ainsi, mademoiselle Pinson montait lestement les cinq etages qui conduisaient a sa chambrette, ou les deux amis entrerent avec elle. --Je ne puis pourtant, reprit Marcel, vous rendre cette robe qu'a une condition. --Fi donc! dit la grisette. Quelque sottise! Des conditions? je n'en veux pas. --J'ai fait un pari, dit Marcel; il faut que vous nous disiez franchement pourquoi cette robe etait en gage. --Laissez-moi donc d'abord la remettre, repondit mademoiselle Pinson; je vous dirai ensuite mon pourquoi. Mais je vous previens que, si vous ne voulez pas faire antichambre dans mon armoire ou sur la gouttiere, il faut, pendant que je vais m'habiller, que vous vous voiliez la face comme Agamemnon. --Qu'a cela ne tienne, dit Marcel; nous sommes plus honnetes qu'on ne pense, et je ne hasarderai pas meme un oeil. --Attendez, reprit mademoiselle Pinson; je suis pleine de confiance, mais la sagesse des nations nous dit que deux precautions valent mieux qu'une. En meme temps elle se debarrassa de son rideau, et l'etendit delicatement sur la tete des deux amis, de maniere a les rendre completement aveugles. --Ne bougez pas, leur dit-elle; c'est l'affaire d'un instant. --Prenez garde a vous, dit Marcel. S'il y a un trou au rideau, je ne reponds de rien. Vous ne voulez pas vous contenter de notre parole, par consequent elle est degagee. --Heureusement ma robe l'est aussi, dit mademoiselle Pinson; et ma taille aussi, ajouta-t-elle en riant et en jetant le rideau par terre. Pauvre petite robe! il me semble qu'elle est toute neuve. J'ai un plaisir a me sentir dedans! --Et votre secret? nous le direz-vous maintenant? Voyons, soyez sincere, nous ne sommes pas bavards. Pourquoi et comment une jeune personne comme vous, sage, rangee, vertueuse et modeste, a-t-elle pu accrocher ainsi, d'un seul coup, toute sa garde-robe a un clou? -Pourquoi?... pourquoi?... repondit mademoiselle Pinson, paraissant hesiter. Puis elle prit les deux jeunes gens chacun par un bras, et leur dit en les poussant vers la porte: Venez avec moi, vous le verrez. Comme Marcel s'y attendait, elle les conduisit rue de l'Eperon. VIII Marcel avait gagne son pari. Les quatre francs et le morceau de galette de mademoiselle Pinson etaient sur la table de Rougette, avec les debris du poulet d'Eugene. La pauvre malade allait un peu mieux, mais elle gardait encore le lit; et, quelle que fut sa reconnaissance envers son bienfaiteur inconnu, elle fit dire a ces messieurs, par son amie, qu'elle les priait de l'excuser, et qu'elle n'etait pas en etat de les recevoir. --Que je la reconnais bien la, dit Marcel; elle mourrait sur la paille dans sa mansarde, qu'elle ferait encore la duchesse vis-a-vis de son pot a l'eau. Les deux amis, bien qu'a regret, furent donc obliges de s'en retourner chez eux comme ils etaient venus, non sans rire entre eux de cette fierte et de cette discretion si etrangement nichees dans une mansarde. Apres avoir ete a l'Ecole de medecine suivre les lecons du jour, ils dinerent ensemble, et, le soir venu, ils firent un tour de promenade au boulevard Italien. La, tout en fumant le cigare qu'il avait gagne le matin: --Avec tout cela, disait Marcel, n'es-tu pas force de convenir que j'ai raison d'aimer, au fond, et meme d'estimer ces pauvres creatures? Considerons sainement les choses sous un point de vue philosophique. Cette petite Mimi, que tu as tant calomniee, ne fait-elle pas, en se depouillant de sa robe, une oeuvre plus louable, plus meritoire, j'ose meme dire plus chretienne, que le bon roi Robert en laissant un pauvre couper la frange de son manteau? Le bon roi Robert, d'une part, avait evidemment quantite de manteaux; d'un autre cote, il etait a table, dit l'histoire, lorsqu'un mendiant s'approcha de lui, en se trainant a quatre pattes, et coupa avec des ciseaux la frange d'or de l'habit de son roi. Madame la reine trouva la chose mauvaise, et le digne monarque, il est vrai, pardonna genereusement au coupeur de franges; mais peut-etre avait-il bien dine. Vois quelle distance entre lui et Mimi! Mimi, quand elle a appris l'infortune de Rougette, assurement etait a jeun. Sois convaincu que le morceau de galette qu'elle avait emporte de chez moi etait destine par avance a composer son propre repas. Or, que fait-elle? Au lieu de dejeuner, elle va a la messe, et en ceci elle se montre encore au moins l'egale du roi Robert, qui etait fort pieux, j'en conviens, mais qui perdait son temps a chanter au lutrin, pendant que les Normands faisaient le diable a quatre. Le roi Robert abandonne sa frange, et, en somme, le manteau lui reste. Mimi envoie sa robe tout entiere au pere Cadedis, action incomparable en ce que Mimi est femme, jeune, jolie, coquette et pauvre; et note bien que cette robe lui est necessaire pour qu'elle puisse aller, comme de coutume, a son magasin, gagner le pain de sa journee. Non seulement donc elle se prive du morceau de galette qu'elle allait avaler, mais elle se met volontairement dans le cas de ne pas diner. Observons en outre que le pere Cadedis est fort eloigne d'etre un mendiant, et de se trainer a quatre pattes sous la table. Le roi Robert, renoncant a sa frange, ne fait pas un grand sacrifice, puisqu'il la trouve toute coupee d'avance, et c'est a savoir si cette frange etait coupee de travers ou non, et en etat d'etre recousue; tandis que Mimi, de son propre mouvement, bien loin d'attendre qu'on lui vole sa robe, arrache elle-meme de dessus son pauvre corps ce vetement, plus precieux, plus utile que le clinquant de tous les passementiers de Paris. Elle sort vetue d'un rideau; mais sois sur qu'elle n'irait pas ainsi dans un autre lieu que l'eglise. Elle se ferait plutot couper un bras que de se laisser voir ainsi fagotee au Luxembourg ou aux Tuileries; mais elle ose se montrer a Dieu, parce qu'il est l'heure ou elle prie tous les jours. Crois-moi, Eugene, dans ce seul fait de traverser avec son rideau la place Saint-Michel, la rue de Tournon et la rue du Petit-Lion, ou elle connait tout le monde, il y a plus de courage, d'humilite et de religion veritable que dans toutes les hymnes du bon roi Robert, dont tout le monde parle pourtant, depuis le grand Bossuet jusqu'au plat Anquetil, tandis que Mimi mourra inconnue dans son cinquieme etage, entre un pot de fleurs et un ourlet. --Tant mieux pour elle, dit Eugene. --Si je voulais maintenant, dit Marcel, continuer a comparer, je pourrais te faire un parallele entre Mucius Scaevola et Rougette. Penses-tu, en effet, qu'il soit plus difficile a un Romain du temps de Tarquin de tenir son bras, pendant cinq minutes, au-dessus d'un rechaud allume, qu'a une grisette contemporaine de rester vingt-quatre heures sans manger? Ni l'un ni l'autre n'ont crie, mais examine par quels motifs. Mucius est au milieu d'un camp, en presence d'un roi etrusque qu'il a voulu assassiner; il a manque son coup d'une maniere pitoyable, il est entre les mains des gendarmes. Qu'imagine-t-il? Une bravade. Pour qu'on l'admire avant qu'on le pende, il se roussit le poing sur un tison (car rien ne prouve que le brasier fut bien chaud, ni que le poing soit tombe en cendres). La-dessus, le digne Porsenna, stupefait de sa fanfaronnade, lui pardonne et le renvoie chez lui. Il est a parier que ledit Porsenna, capable d'un tel pardon, avait une bonne figure, et que Scaevola se doutait que, en sacrifiant son bras, il sauvait sa tete. Rougette, au contraire, endure patiemment le plus horrible et le plus lent des supplices, celui de la faim; personne ne la regarde. Elle est seule au fond d'un grenier, et elle n'a la pour l'admirer ni Porsenna, c'est-a-dire le baron, ni les Romains, c'est-a-dire les voisins, ni les Etrusques, c'est-a-dire ses creanciers, ni meme le brasier, car son poele est eteint. Or pourquoi souffre-t-elle sans se plaindre? Par vanite d'abord, cela est certain, mais Mucius est dans le meme cas; par grandeur d'ame ensuite, et ici est sa gloire; car si elle reste muette derriere son verrou, c'est precisement pour que ses amis ne sachent pas qu'elle se meurt, pour qu'on n'ait pas pitie de son courage, pour que sa camarade Pinson, qu'elle sait bonne et toute devouee, ne soit pas obligee, comme elle l'a fait, de lui donner sa robe et sa galette. Mucius, a la place de Rougette, eut fait semblant de mourir en silence mais c'eut ete dans un carrefour ou a la porte de Flicoteaux. Son taciturne et sublime orgueil eut ete une maniere delicate de demander a l'assistance un verre de vin et un crouton. Rougette, il est vrai, a demande un louis au baron, que je persiste a comparer a Porsenna. Mais ne vois-tu pas que le baron doit evidemment etre redevable a Rougette de quelques obligations personnelles? Cela saute aux yeux du moins clairvoyant. Comme tu l'as, d'ailleurs, sagement remarque, il se peut que le baron soit a la campagne, et des lors Rougette est perdue. Et ne crois pas pouvoir me repondre ici par cette vaine objection qu'on oppose a toutes les belles actions des femmes, a savoir qu'elles ne savent ce qu'elles font, et qu'elles courent au danger comme les chats sur les gouttieres. Rougette sait ce qu'est la mort; elle l'a vue de pres au pont d'Iena, car elle s'est deja jetee a l'eau une fois, et je lui ai demande si elle avait souffert. Elle m'a dit que non, qu'elle n'avait rien senti, excepte au moment ou on l'avait repechee, parce que les bateliers la tiraient par les jambes, et qu'ils lui avaient, a ce qu'elle disait, _racle_ la tete sur le bord du bateau. --Assez! dit Eugene, fais-moi grace de tes affreuses plaisanteries. Reponds-moi serieusement: crois-tu que de si horribles epreuves, tant de fois repetees, toujours menacantes, puissent enfin porter quelque fruit? Ces pauvres filles, livrees a elles-memes, sans appui, sans conseil, ont-elles assez de bon sens pour avoir de l'experience? Y a-t-il un demon, attache a elles, qui les voue a tout jamais au malheur et a la folie, ou, malgre tant d'extravagances, peuvent-elles revenir au bien? En voila une qui prie Dieu, dis-tu? elle va a l'eglise, elle remplit ses devoirs, elle vit honnetement de son travail; ses compagnes paraissent l'estimer,... et vous autres mauvais sujets, vous ne la traitez pas vous-memes avec votre legerete habituelle. En voila une autre qui passe sans cesse de l'etourderie a la misere, de la prodigalite aux horreurs de la faim. Certes, elle doit se rappeler longtemps les lecons cruelles qu'elle recoit. Crois-tu que, avec de sages avis, une conduite reglee, un peu d'aide, on puisse faire de telles femmes des etres raisonnables? S'il en est ainsi, dis-le-moi; une occasion s'offre a nous. Allons de ce pas chez la pauvre Rougette; elle, est sans doute encore bien souffrante, et son amie veille a son chevet. Ne me decourage pas, laisse-moi agir. Je veux essayer de les ramener dans la bonne route, de leur parler un langage sincere; je ne veux leur faire ni sermon ni reproches. Je veux m'approcher de ce lit, leur prendre la main, et leur dire... En ce moment, les deux amis passaient devant le cafe Tortoni. La silhouette de deux jeunes femmes, qui prenaient des glaces pres d'une fenetre, se dessinait a la clarte des lustres. L'une d'elles agita son mouchoir, et l'autre partit d'un eclat de rire. --Parbleu! dit Marcel, si tu veux leur parler, nous n'avons que faire d'aller si loin, car les voila, Dieu me pardonne! Je reconnais Mimi a sa robe, et Rougette a son panache blanc, toujours sur le chemin de la friandise. Il parait que monsieur le baron a bien fait les choses. --Et une pareille folie, dit Eugene, ne t'epouvante pas? --Si fait, dit Marcel; mais, je t'en prie, quand tu diras du mal des grisettes, fais une exception pour la petite Pinson. Elle nous a conte une histoire a souper, elle a engage sa robe pour quatre francs, elle s'est fait un chale avec un rideau; et qui dit ce qu'il sait, qui donne ce qu'il a, qui fait ce qu'il peut, n'est pas oblige a davantage. FIN DE MIMI PINSON. Ce _profil de grisette_, comme l'appelle l'auteur, a ete compose pour le _Diable a Paris_, ouvrage publie par livraisons et orne de dessins par Gavarni. Ce conte est entierement de pure invention. LA MOUCHE 1853 [Illustration: LA MOUCHE ... immobile, debout derriere elle, le Chevalier observait la Marquise qui ecrivait...] I En 1756, lorsque Louis XV, fatigue des querelles entre la magistrature et le grand conseil a propos de l'impot des deux sous[6], prit le parti de tenir un lit de justice, les membres du parlement remirent leurs offices. Seize de ces demissions furent acceptees, sur quoi il y eut autant d'exils.--Mais pourriez-vous, disait madame de Pompadour a l'un des presidents, pourriez-vous voir de sang-froid une poignee d'hommes resister a l'autorite d'un roi de France? N'en auriez-vous pas mauvaise opinion? Quittez votre petit manteau, monsieur le president, et vous verrez tout cela comme je le vois. Ce ne furent pas seulement les exiles qui porterent la peine de leur mauvais vouloir, mais aussi leurs parents et leurs amis. Le _decachetage_ amusait le roi. Pour se desennuyer de ses plaisirs, il se faisait lire par sa favorite tout ce qu'on trouvait de curieux a la poste. Bien entendu que, sous le pretexte de faire lui-meme sa police secrete, il se divertissait de mille intrigues qui lui passaient ainsi sous les yeux; mais quiconque, de pres ou de loin, tenait aux chefs des factions, etait presque toujours perdu. On sait que Louis XV, avec toutes sortes de faiblesses, n'avait qu'une seule force, celle d'etre inexorable. [Note 6: Deux sous pour livre du dixieme du revenu. (_Note de l'auteur_.)] Un soir qu'il etait devant le feu, les pieds sur le manteau de la cheminee, melancolique a son ordinaire, la marquise, parcourant un paquet de lettres, haussait les epaules en riant. Le roi demanda ce qu'il y avait. -C'est que je trouve la, repondit-elle, une lettre qui n'a pas le sens commun, mais c'est une chose touchante et qui fait pitie. -Qu'y a-t-il au bas? dit le roi. -Point de nom: c'est une lettre d'amour. -Et qu'y a-t-il dessus? -Voila le plaisant. C'est qu'elle est adressee a mademoiselle d'Annebault, la niece de ma bonne amie, madame d'Estrades. C'est apparemment pour que je la voie qu'on l'a fourree avec ces papiers. -Et qu'y a-t-il dedans? dit encore le roi. -Mais, je vous dis, c'est de l'amour. Il y est question aussi de Vauvert et de Neauflette. Est-on un gentilhomme dans ces pays-la? Votre Majeste les connait-elle? Le roi se piquait de savoir la France par coeur, c'est-a-dire la noblesse de France. L'etiquette de sa cour, qu'il avait etudiee, ne lui etait pas plus familiere que les blasons de son royaume: science assez courte, le reste ne comptant pas; mais il y mettait de la vanite, et la hierarchie etait, devant ses yeux, comme l'escalier de marbre de son palais; il y voulait marcher en maitre. Apres avoir reve quelques instants, il fronca le sourcil comme frappe d'un mauvais souvenir, puis, faisant signe a la marquise de lire, il se rejeta dans sa bergere, en disant avec un sourire: --Va toujours, la fille est jolie. Madame de Pompadour, prenant alors son ton le plus doucement railleur, commenca a lire une longue lettre toute remplie de tirades amoureuses: "Voyez un peu, disait l'ecrivain, comme les destins me persecutent! Tout semblait dispose a remplir mes voeux, et vous-meme, ma tendre amie, ne m'aviez-vous pas fait esperer le bonheur? Il faut pourtant que j'y renonce, et cela pour une faute que je n'ai pas commise. N'est-ce pas un exces de cruaute de m'avoir permis d'entrevoir les cieux, pour me precipiter dans l'abime? Lorsqu'un infortune est devoue a la mort, se fait-on un barbare plaisir de laisser devant ses regards tout ce qui doit faire aimer et regretter la vie? Tel est pourtant mon sort; je n'ai plus d'autre asile, d'autre esperance que le tombeau, car, des l'instant que je suis malheureux, je ne dois plus songer a votre main. Quand la fortune me souriait, tout mon espoir etait que vous fussiez a moi; pauvre aujourd'hui, je me ferais horreur si j'osais encore y songer, et, du moment que je ne puis vous rendre heureuse, tout en mourant d'amour, je vous defends de m'aimer..." La marquise souriait a ces derniers mots. --Madame, dit le roi, voila un honnete homme. Mais, qu'est-ce qui l'empeche d'epouser sa maitresse? --Permettez, Sire, que je continue: "Cette injustice qui m'accable, me surprend de la part du meilleur des rois. Vous savez que mon pere demandait pour moi une place de cornette ou d'enseigne aux gardes, et que cette place decidait de ma vie, puisqu'elle me donnait le droit de m'offrir a vous. Le duc de Biron m'avait propose; mais le roi m'a rejete d'une facon dont le souvenir m'est bien amer, car si mon pere a sa maniere de voir (je veux que ce soit une faute), dois-je toutefois en etre puni? Mon devouement au roi est aussi veritable, aussi sincere que mon amour pour vous. On verrait clairement l'un et l'autre, si je pouvais tirer l'epee. Il est desesperant qu'on refuse ma demande; mais que ce soit sans raison valable qu'on m'enveloppe dans une pareille disgrace, c'est ce qui est oppose a la bonte bien connue de Sa Majeste..." --Oui-da, dit le roi, ceci m'interesse. "Si vous saviez combien nous sommes tristes! Ah! mon amie, cette terre de Neauflette, ce pavillon de Vauvert, ces bosquets! je m'y promene seul tout le jour. J'ai defendu de ratisser; l'odieux jardinier est venu hier avec son manche a balai ferre. Il allait toucher le sable... La trace de vos pas, plus legere que le vent, n'etait pourtant pas effacee. Le bout de vos petits pieds et vos grands talons blancs etaient encore marques dans l'allee: ils semblaient marcher devant moi, tandis que je suivais votre belle image, et ce charmant fantome s'animait par instants, comme s'il se fut pose sur l'empreinte fugitive. C'est la, c'est en causant le long du parterre qu'il m'a ete donne de vous connaitre, de vous apprecier. Une education admirable dans l'esprit d'un ange, la dignite d'une reine avec la grace des nymphes, des pensees dignes de Leibnitz avec un langage si simple, l'abeille de Platon sur les levres de Diane, tout cela m'ensevelissait sous le voile de l'adoration. Et pendant ce temps-la ces fleurs bien-aimees s'epanouissaient autour de nous. Je les ai respirees en vous ecoutant: dans leur parfum vivait votre souvenir. Elles courbent a present la tete; elles me montrent la mort..." --C'est du mauvais Jean-Jacques, dit le roi. Pourquoi me lisez-vous cela? --Parce que Votre Majeste me l'a ordonne pour les beaux yeux de mademoiselle d'Annebault. --Cela est vrai, elle a de beaux yeux. "Et quand je rentre de ces promenades, je trouve mon pere seul, dans le grand salon, accoude aupres d'une chandelle, au milieu de ces dorures fanees qui couvrent nos lambris vermoulus. Il me voit venir avec peine,... mon chagrin derange le sien... Athenais! au fond de ce salon, pres de la fenetre, est le clavecin ou voltigeaient vos doigts delicieux, qu'une seule fois ma bouche a touches, pendant que la votre s'ouvrait doucement aux accords de la plus suave musique,... si bien que vos chants n'etaient qu'un sourire. Qu'ils sont heureux, ce Rameau, ce Lulli, ce Duni, que sais-je? et bien d'autres! Oui, oui, vous les aimez, ils sont dans votre memoire; leur souffle a passe sur vos levres. Je m'assieds aussi a ce clavecin, j'essaye d'y jouer un de ces airs qui vous plaisent; qu'ils me semblent froids, monotones! je les laisse et les ecoute mourir, tandis que l'echo s'en perd sous cette voute lugubre. Mon pere se retourne et me voit desole; qu'y peut-il faire? Un propos de ruelle, d'antichambre, a ferme nos grilles. Il me voit jeune, ardent, plein de vie, ne demandant qu'a etre au monde; il est mon pere et n'y peut rien..." --Ne dirait-on pas, dit le roi, que ce garcon s'en allait en chasse, et qu'on lui tue son faucon sur le poing? A qui en a-t-il, par hasard? "Il est bien vrai, reprit la marquise, continuant la lecture d'un ton plus bas, il est bien vrai que nous sommes proches voisins et parents eloignes de l'abbe Chauvelin..." --Voila donc ce que c'est! dit Louis XV en baillant. Encore quelque neveu des enquetes et requetes. Mon parlement abuse de ma bonte; il a vraiment trop de famille. --Mais si ce n'est qu'un parent eloigne!... --Bon, ce monde-la ne vaut rien du tout. Cet abbe Chauvelin est un janseniste; c'est un bon diable, mais c'est un demis. Jetez cette lettre au feu, et qu'on ne m'en parle plus. II Les derniers mots prononces par le roi n'etaient pas tout a fait un arret de mort, mais c'etait a peu pres une defense de vivre. Que pouvait faire, en 1756, un jeune homme sans fortune, dont le roi ne voulait pas entendre parler? Tacher d'etre commis, ou se faire philosophe, poete peut-etre, mais sans dedicace, et le metier, en ce cas, ne valait rien. Telle n'etait pas, a beaucoup pres, la vocation du chevalier de Vauvert, qui venait d'ecrire avec des larmes la lettre dont le roi se moquait. Pendant ce temps-la, seul, avec son pere, au fond du vieux chateau de Neauflette, il marchait par la chambre d'un air triste et furieux. --Je veux aller a Versailles, disait-il. --Et qu'y ferez-vous? --Je n'en sais rien; mais que fais-je ici. --Vous me tenez compagnie; il est bien certain que cela ne peut pas etre fort amusant pour vous, et je ne vous retiens en aucune facon. Mais oubliez-vous que votre mere est morte? --Non, monsieur, et je lui ai promis de vous consacrer la vie que vous m'avez donnee. Je reviendrai, mais je veux partir; je ne saurais plus rester dans ces lieux. --D'ou vient cela? --D'un amour extreme. J'aime eperdument mademoiselle d'Annebault. --Vous savez que c'est inutile. Il n'y a que Moliere qui fasse des mariages sans dot. Oubliez-vous aussi ma disgrace? --Eh! monsieur, votre disgrace, me serait-il permis, sans m'ecarter du plus profond respect, de vous demander ce qui l'a causee? Nous ne sommes pas du parlement. Nous payons l'impot, nous ne le faisons pas. Si le parlement lesine sur les deniers du roi, c'est son affaire et non la notre. Pourquoi M. l'abbe Chauvelin nous entraine-t-il dans sa ruine? --M. l'abbe Chauvelin agit en honnete homme. Il refuse d'approuver le dixieme, parce qu'il est revolte des dilapidations de la cour. Rien de pareil n'aurait eu lieu du temps de madame de Chateauroux. Elle etait belle, au moins, celle-la, et elle ne coutait rien, pas meme ce qu'elle donnait si genereusement. Elle etait maitresse et souveraine, et elle se disait satisfaite si le roi ne l'envoyait pas pourrir dans un cachot lorsqu'il lui retirerait ses bonnes graces. Mais cette Etioles, cette Le Normand, cette Poisson insatiable! --Et qu'importe? --Qu'importe! dites-vous? Plus que vous ne pensez. Savez-vous seulement que, a present, tandis que le roi nous gruge, la fortune de sa grisette est incalculable? Elle s'etait fait donner au debut cent quatre-vingt mille livres de rente; mais ce n'etait qu'une bagatelle, cela ne compte plus maintenant; on ne saurait se faire une idee des sommes effrayantes que le roi lui jette a la tete; il ne se passe pas trois mois de l'annee ou elle n'attrape au vol, comme par hasard, cinq ou six cent mille livres, hier sur les sels, aujourd'hui sur les augmentations du tresorier des ecuries; avec les logements qu'elle a dans toutes les maisons royales, elle achete la Selle, Cressy, Aulnay, Brinborion, Marigny, Saint-Remi, Bellevue, et tant d'autres terres, des hotels a Paris, a Fontainebleau, a Versailles, a Compiegne, sans compter une fortune secrete placee en tous pays dans toutes les banques d'Europe, en cas de disgrace probablement, ou de la mort du souverain. Et qui paye tout cela, s'il vous plait? --Je l'ignore, monsieur, mais ce n'est pas moi. --C'est vous, comme tout le monde, c'est la France, c'est le peuple qui sue sang et eau, qui crie dans la rue, qui insulte la statue de Pigalle. Et le parlement ne veut plus de cela; il ne veut plus de nouveaux impots. Lorsqu'il s'agissait des frais de la guerre, notre dernier ecu etait pret; nous ne songions pas a marchander. Le roi victorieux a pu voir clairement qu'il etait aime par tout le royaume, plus clairement encore lorsqu'il faillit mourir. Alors cessa toute dissidence, toute faction, toute rancune; la France entiere se mit a genoux devant le lit du roi, et pria pour lui. Mais si nous payons, sans compter, ses soldats ou ses medecins, nous ne voulons plus payer ses maitresses, et nous avons autre chose a faire que d'entretenir madame de Pompadour. --Je ne la defends pas, monsieur. Je ne saurais lui donner ni tort ni raison; je ne l'ai jamais vue. --Sans doute; et vous ne seriez pas fache de la voir, n'est-il pas vrai, pour avoir la-dessus quelque opinion? Car, a votre age, la tete juge par les yeux. Essayez donc, si bon vous semble, mais ce plaisir-la vous sera refuse. --Pourquoi, monsieur? --Parce que c'est une folie; parce que cette marquise est aussi invisible dans ses petits boudoirs de Brinborion que le Grand Turc dans son serail; parce qu'on vous fermera toutes les portes au nez. Que voulez-vous faire? Tenter l'impossible? chercher fortune comme un aventurier? --Non pas, mais comme un amoureux. Je ne pretends point solliciter, monsieur, mais reclamer contre une injustice. J'avais une esperance fondee, presque une promesse de M. de Biron; j'etais a la veille de posseder ce que j'aime, et cet amour n'est point deraisonnable; vous ne l'avez pas desapprouve. Souffrez donc que je tente de plaider ma cause. Aurai-je affaire au roi ou a madame de Pompadour, je l'ignore, mais je veux partir. --Vous ne savez pas ce que c'est que la cour, et vous voulez vous y presenter! --Eh! j'y serai peut-etre recu plus aisement par cette raison que j'y suis inconnu. --Vous inconnu, chevalier! y pensez-vous? Avec un nom comme le votre!... Nous sommes vieux gentilshommes, monsieur; vous ne sauriez etre inconnu. --Eh bien donc! le roi m'ecoutera. --Il ne voudra pas seulement vous entendre. Vous revez Versailles, et vous croirez y etre quand votre postillon s'arretera... Supposons que vous parveniez jusqu'a l'antichambre, a la galerie, a l'Oeil-de-Boeuf: vous ne verrez entre Sa Majeste et vous que le battant d'une porte: il y aura un abime. Vous vous retournerez, vous chercherez des biais, des protections, vous ne trouverez rien. Nous sommes parents de M. de Chauvelin; et comment croyez-vous que le roi se venge? Par la torture pour Damiens; par l'exil pour le parlement, mais pour nous autres, par un mot, ou, pis encore, par le silence. Savez-vous ce que c'est que le silence du roi, lorsque, avec son regard muet, au lieu de vous repondre, il vous devisage en passant et vous aneantit? Apres la Greve et la Bastille, c'est un certain degre de supplice qui, moins cruel en apparence, marque aussi bien que la main du bourreau. Le condamne, il est vrai, reste libre, mais il ne lui faut plus songer a s'approcher ni d'une femme, ni d'un courtisan, ni d'un salon, ni d'une abbaye, ni d'une caserne. Devant lui tout se ferme ou se detourne, et il se promene ainsi au hasard dans une prison invisible. --Je m'y remuerai tant que j'en sortirai. --Pas plus qu'un autre. Le fils de M. de Meynieres n'etait pas plus coupable que vous. Il avait, comme vous, des promesses, les plus legitimes esperances. Son pere, le plus devoue sujet de Sa Majeste, le plus honnete homme du royaume, repousse par le roi, est alle, avec ses cheveux gris, non pas prier, mais essayer de persuader la grisette. Savez-vous ce qu'elle a repondu? Voici ses propres paroles, que M. de Meynieres m'envoie dans une lettre: "Le roi est le maitre; il ne juge pas a propos de vous marquer son mecontentement personnellement; il se contente de vous le faire eprouver en privant monsieur votre fils d'un etat; vous punir autrement, ce serait commencer une affaire, et il n'en veut pas; il faut respecter ses volontes. Je vous plains cependant, j'entre dans vos peines, j'ai ete mere; je sais ce qu'il doit vous en couter pour laisser votre fils sans etat." Voila le style de cette creature, et vous voulez vous mettre a ses pieds! --On dit qu'ils sont charmants, monsieur. --Parbleu! oui. Elle n'est pas jolie, et le roi ne l'aime pas, on le sait. Il cede, il plie devant cette femme. Pour maintenir son etrange pouvoir, il faut bien qu'elle ait autre chose que sa tete de bois. --On pretend qu'elle a tant d'esprit! --Et point de coeur; le beau merite! --Point de coeur! elle qui sait si bien declamer les vers de Voltaire, chanter la musique de Rousseau! elle qui joue Alzire et Colette! C'est impossible, je ne le croirai jamais. --Allez-y voir, puisque vous le voulez. Je conseille et n'ordonne pas, mais vous en serez pour vos frais de voyage. Vous aimez donc beaucoup cette demoiselle d'Annebault? --Plus que ma vie. --Allez, monsieur. III On a dit que les voyages font tort a l'amour, parce qu'ils donnent des distractions; on a dit aussi qu'ils le fortifient, parce qu'ils laissent le temps d'y rever. Le chevalier etait trop jeune pour faire de si savantes distinctions. Las de la voiture, a moitie chemin, il avait pris un bidet de poste, et arrivait ainsi vers cinq heures du soir a l'auberge du Soleil, enseigne passee de mode, du temps de Louis XIV. Il y avait a Versailles un vieux pretre qui avait ete cure pres de Neauflette: le chevalier le connaissait et l'aimait. Ce cure, simple et pauvre, avait un neveu a benefices, abbe de cour, qui pouvait etre utile. Le chevalier alla donc chez le neveu, lequel, homme d'importance, plonge dans son rabat, recut fort bien le nouveau venu et ne dedaigna pas d'ecouter sa requete. --Mais, parbleu! dit-il, vous venez au mieux. Il y a ce soir opera a la cour, une espece de fete, de je ne sais quoi. Je n'y vais pas, parce que je boude la marquise, afin d'obtenir quelque chose; mais voici justement un mot de M. le duc d'Aumont, que je lui avais demande pour quelqu'un, je ne sais plus qui. Allez la. Vous n'etes pas encore presente, il est vrai, mais pour le spectacle cela n'est pas necessaire. Tachez de vous trouver sur le passage du roi au petit foyer. Un regard, et votre fortune est faite. Le chevalier remercia l'abbe, et, fatigue d'une nuit mal dormie et d'une journee a cheval, il fit, devant un miroir d'auberge, une de ces toilettes nonchalantes qui vont si bien aux amoureux. Une servante peu experimentee l'accommoda du mieux qu'elle put, et couvrit de poudre son habit paillete. Il s'achemina ainsi vers le hasard. Il avait vingt ans. La nuit tombait lorsqu'il arriva au chateau. Il s'avanca timidement vers la grille et demanda son chemin a la sentinelle. On lui montra le grand escalier. La, il apprit du suisse que l'opera venait de commencer, et que le roi, c'est-a-dire tout le monde, etait dans la salle[7]. [Note 7: Il ne s'agit point ici de la salle actuelle, construite par Louis XV, ou plutot par madame de Pompadour, mais terminee seulement en 1769 et inauguree en 1770, pour le mariage du duc de Berri (Louis XVI) avec Marie-Antoinette. Il s'agit d'une sorte de theatre mobile qu'on transportait dans une galerie ou un appartement, selon la coutume de Louis XIV. (Note de l'auteur.)] --Si monsieur le marquis veut traverser la cour, ajouta le suisse (a tout hasard, on donnait du marquis), il sera au spectacle dans un instant. S'il aime mieux passer par les appartements.... Le chevalier ne connaissait point le palais. La curiosite lui fit repondre d'abord qu'il passerait par les appartements; puis, comme un laquais se disposait a le suivre pour le guider, un mouvement de vanite lui fit ajouter qu'il n'avait que faire d'etre accompagne. Il s'avanca seul donc, non sans quelque emotion. Versailles resplendissait de lumiere. Du rez-de-chaussee jusqu'au faite, les lustres, les girandoles, les meubles dores, les marbres etincelaient. Hormis aux appartements de la reine, les deux battants etaient ouverts partout. A mesure que le chevalier marchait, il etait frappe d'un etonnement et d'une admiration difficiles a imaginer; car ce qui rendait tout a fait merveilleux le spectacle qui s'offrait a lui, ce n'etait pas seulement la beaute, l'eclat de ce spectacle meme, c'etait la complete solitude ou il se trouvait dans cette sorte de desert enchante. A se voir seul, en effet, dans une vaste enceinte, que ce soit dans un temple, un cloitre ou un chateau, il y a quelque chose de bizarre, et, pour ainsi dire, de mysterieux. Le monument semble peser sur l'homme: les murs le regardent; les echos l'ecoutent; le bruit de ses pas trouble un si grand silence, qu'il en ressent une crainte involontaire, et n'ose marcher qu'avec respect. Ainsi d'abord fit le chevalier; mais bientot la curiosite prit le dessus et l'entraina. Les candelabres de la galerie des Glaces, en se mirant, se renvoyaient leurs feux. On sait combien de milliers d'amours, que de nymphes et de bergeres se jouaient alors sur les lambris, voltigeaient aux plafonds, et semblaient enlacer d'une immense guirlande le palais tout entier. Ici de vastes salles, avec des baldaquins en velours seme d'or, et des fauteuils de parade conservant encore la roideur majestueuse du grand roi; la des ottomanes chiffonnees, des pliants en desordre autour d'une table de jeu; une suite infinie de salons toujours vides, ou la magnificence eclatait d'autant mieux qu'elle semblait plus inutile; de temps en temps des portes secretes s'ouvrant sur des corridors a perte de vue; mille escaliers, mille passages se croisant comme dans un labyrinthe; des colonnes, des estrades faites pour des geants; des boudoirs enchevetres comme des cachettes d'enfants; une enorme toile de Vanloo pres d'une cheminee de porphyre; une boite a mouches oubliee a cote d'un magot de la Chine; tantot une grandeur ecrasante, tantot une grace effeminee; et partout, au milieu du luxe, de la prodigalite et de la mollesse, mille odeurs enivrantes, etranges et diverses, les parfums meles des fleurs et des femmes, une tiedeur enervante, l'air de la volupte. Etre en pareil lieu a vingt ans, au milieu de ces merveilles, et s'y trouver seul, il y avait a coup sur de quoi etre ebloui. Le chevalier avancait au hasard, comme dans un reve. --Vrai palais de fees, murmurait-il; et, en effet, il lui semblait voir se realiser pour lui un de ces contes ou les princes egares decouvrent des chateaux magiques. Etait-ce bien des creatures mortelles qui habitaient ce sejour sans pareil? Etait-ce des femmes veritables qui venaient de s'asseoir dans ces fauteuils, et dont les contours gracieux avaient laisse a ces coussins cette empreinte legere, pleine encore d'indolence? Qui sait? derriere ces rideaux epais, au fond de quelque immense et brillante galerie, peut-etre allait-il apparaitre une princesse endormie depuis cent ans, une fee en paniers, une Armide en paillettes, ou quelque hamadryade de cour, sortant d'une colonne de marbre, entr'ouvrant un lambris dore! Etourdi, malgre lui, par toutes ces chimeres, le chevalier, pour mieux rever, s'etait jete sur un sofa, et il s'y serait peut-etre oublie longtemps, s'il ne s'etait souvenu qu'il etait amoureux. Que faisait, pendant ce temps-la, mademoiselle d'Annebault, sa bien-aimee, restee, elle, dans un vieux chateau? --Athenais! s'ecria-t-il tout a coup, que fais-je ici a perdre mon temps? Ma raison est-elle egaree? Ou suis-je donc, grand Dieu! et que se passe-t-il en moi? Il se leva et continua son chemin a travers ce pays nouveau, et il s'y perdit, cela va sans dire. Deux ou trois laquais, parlant a voix basse, lui apparurent au fond d'une galerie. Il s'avanca vers eux et leur demanda sa route pour aller a la comedie. --Si monsieur le marquis, lui repondit-on (toujours d'apres la meme formule), veut bien prendre la peine de descendre par cet escalier et de suivre la galerie a droite, il trouvera au bout trois marches a monter; il tournera alors a gauche, et quand il aura traverse le salon de Diane, celui d'Apollon, celui des Muses et celui du Printemps, il redescendra encore six marches; puis, en laissant a droite la salle des gardes, comme pour gagner l'escalier des ministres, il ne peut manquer de rencontrer la d'autres huissiers qui lui indiqueront le chemin. --Bien oblige, dit le chevalier, et, avec de si bons renseignements, ce sera bien ma faute si je ne m'y retrouve pas. Il se remit en marche avec courage, s'arretant toujours malgre lui pour regarder de cote et d'autre, puis se rappelant de nouveau ses amours; enfin, au bout d'un grand quart d'heure, ainsi qu'on le lui avait annonce, il trouva de nouveaux laquais. --Monsieur le marquis s'est trompe, lui dirent ceux-ci, c'est par l'autre aile du chateau qu'il aurait fallu prendre; mais rien n'est plus facile que de la regagner. Monsieur n'a qu'a descendre cet escalier, puis il traversera le salon des Nymphes, celui de l'Ete, celui de... --Je vous remercie, dit le chevalier. Et je suis bien sot, pensa-t-il encore, d'interroger ainsi les gens comme un badaud. Je me deshonore en pure perte, et quand, par impossible, ils ne se moqueraient pas de moi, a quoi me sert leur nomenclature, et tous les sobriquets pompeux de ces salons dont je ne connais pas un? Il prit le parti d'aller droit devant lui, autant que faire se pourrait.--Car, apres tout, se disait-il, ce palais est fort beau, il est tres grand, mais il n'est pas sans bornes, et, fut-il long comme trois fois notre garenne, il faudra bien que j'en voie la fin. Mais il n'est pas facile, a Versailles, d'aller longtemps droit devant soi, et cette comparaison rustique de la royale demeure avec une garenne deplut peut-etre aux nymphes de l'endroit, car elles recommencerent de plus belle a egarer le pauvre amoureux, et, sans doute pour le punir, elles prirent plaisir a le faire tourner et retourner sur ses propres pas, le ramenant sans cesse a la meme place, justement comme un campagnard fourvoye dans une charmille; c'est ainsi qu'elles l'enveloppaient dans leur dedale de marbre et d'or. Dans les _Antiquites de Rome_, de Piranesi, il y a une serie de gravures que l'artiste appelle "ses reves", et qui sont un souvenir de ses propres visions durant le delire d'une fievre. Ces gravures representent de vastes salles gothiques: sur le pave sont toutes sortes d'engins et de machines, roues, cables, poulies, leviers, catapultes, etc., etc., expression d'enorme puissance mise en action et de resistance formidable. Le long des murs vous apercevez un escalier et, sur cet escalier, grimpant, non sans peine, Piranesi lui-meme. Suivez les marches un peu plus haut, elles s'arretent tout a coup devant un abime. Quoi qu'il soit advenu du pauvre Piranesi, vous le croyez du moins au bout de son travail, car il ne peut faire un pas de plus sans tomber; mais levez les yeux, et vous voyez un second escalier qui s'eleve en l'air, et, sur cet escalier encore, Piranesi sur le bord d'un autre precipice. Regardez encore plus haut, et un escalier encore plus aerien se dresse devant vous, et encore le pauvre Piranesi continuant son ascension, et ainsi de suite, jusqu'a ce que l'eternel escalier et Piranesi disparaissent ensemble dans les nues, c'est-a-dire dans le bord de la gravure. Cette fievreuse allegorie represente assez exactement l'ennui d'une peine inutile, et l'espece de vertige que donne l'impatience. Le chevalier, voyageant toujours de salon en salon et de galerie en galerie, fut pris d'une sorte de colere. --Parbleu! dit-il, voila qui est cruel. Apres avoir ete si charme, si ravi, si enthousiasme de me trouver seul dans ce maudit palais (ce n'etait plus le palais des fees), je n'en pourrai donc pas sortir! Peste soit de la fatuite qui m'a inspire cette idee d'entrer ici comme le prince Fanfarinet avec ses bottes d'or massif, au lieu de dire au premier laquais venu de me conduire tout bonnement a la salle de spectacle! Lorsqu'il ressentait ces regrets tardifs, le chevalier etait, comme Piranesi, a la moitie d'un escalier, sur un palier, entre trois portes. Derriere celle du milieu, il lui sembla entendre un murmure si doux, si leger, si voluptueux, pour ainsi dire, qu'il ne put s'empecher d'ecouter. Au moment ou il s'avancait, tremblant de preter une oreille indiscrete, cette porte s'ouvrit a deux battants. Une bouffee d'air embaumee de mille parfums, un torrent de lumiere a faire palir la galerie des Glaces, vinrent le frapper si soudainement qu'il recula de quelques pas. --Monsieur le marquis veut-il entrer? demanda l'huissier qui avait ouvert la porte. --Je voudrais aller a la comedie, repondit le chevalier. --Elle vient de finir a l'instant meme. En meme temps, de fort belles dames, delicatement platrees de blanc et de carmin, donnant, non pas le bras, ni meme la main, mais le bout des doigts a de vieux et jeunes seigneurs, commencaient a sortir de la salle de spectacle, ayant grand soin de marcher de profil pour ne pas gater leurs paniers. Tout ce monde brillant parlait a voix basse, avec une demi-gaiete, melee de crainte et de respect. --Qu'est-ce donc? dit le chevalier, ne devinant pas que le hasard l'avait conduit precisement au petit foyer. --Le roi va passer, repondit l'huissier. Il y a une sorte d'intrepidite qui ne doute de rien, elle n'est que trop facile: c'est le courage des gens mal eleves. Notre jeune provincial, bien qu'il fut raisonnablement brave, ne possedait pas cette faculte. A ces seuls mots: "Le roi va passer," il resta immobile et presque effraye. Le roi Louis XV, qui faisait a cheval, a la chasse, une douzaine de lieues sans y prendre garde, etait, comme l'on sait, souverainement nonchalant. Il se vantait, non sans raison, d'etre le premier gentilhomme de France; et ses maitresses lui disaient, non sans cause, qu'il en etait le mieux fait et le plus beau. C'etait une chose considerable que de le voir quitter son fauteuil, et daigner marcher en personne. Lorsqu'il traversa le foyer, avec un bras pose ou plutot etendu sur l'epaule de M. d'Argenson, pendant que son talon rouge glissait sur le parquet (il avait mis cette paresse a la mode), toutes les chuchoteries cesserent; les courtisans baissaient la tete, n'osant pas saluer tout a fait, et les belles dames, se repliant doucement sur leurs jarretieres couleur de feu, au fond de leurs immenses falbalas, hasardaient ce bonsoir coquet que nos grand'meres appelaient une reverence, et que notre siecle a remplace par le brutal "shakehand" des Anglais. Mais le roi ne se souciait de rien, et ne voyait que ce qui lui plaisait. Alfieri etait peut-etre la, qui raconte ainsi sa presentation a Versailles, dans ses Memoires: "Je savais que le roi ne parlait jamais aux etrangers qui n'etaient pas marquants; je ne pus cependant me faire a l'impassible et sourcilleux maintien de Louis XV. Il toisait l'homme qu'on lui presentait de la tete aux pieds, et il avait l'air de n'en recevoir aucune impression. Il me semble cependant que, si l'on disait a un geant: _Voici une fourmi que je vous presente_, en la regardant il sourirait, ou dirait peut-etre: Ah! le petit animal!" Le taciturne monarque passa donc a travers ces fleurs, ces belles dames, et toute cette cour, gardant sa solitude au milieu de la foule. Il ne fallut pas au chevalier de longues reflexions pour comprendre qu'il n'avait rien a esperer du roi, et que le recit de ses amours n'obtiendrait la aucun succes. --Malheureux que je suis! pensa-t-il, mon pere n'avait que trop raison lorsqu'il me disait qu'a deux pas du roi je verrais un abime entre lui et moi. Quand bien meme je me hasarderais a demander une audience, qui me protegera? qui me presentera? Le voila, ce maitre absolu qui peut d'un mot changer ma destinee, assurer ma fortune, combler tous mes souhaits. Il est la, devant moi; en etendant la main, je pourrais toucher sa parure,... et je me sens plus loin de lui que si j'etais encore au fond de ma province! Comment lui parler? comment l'aborder? Qui viendra donc a mon secours? Pendant que le chevalier se desolait ainsi, il vit entrer une jeune dame assez jolie, d'un air plein de grace et de finesse; elle etait vetue fort simplement, d'une robe blanche, sans diamants ni broderies, avec une rose sur l'oreille. Elle donnait la main a un seigneur _tout a l'ambre_, comme dit Voltaire, et lui parlait tout bas derriere son eventail. Or le hasard voulut qu'en causant, en riant et en gesticulant, cet eventail vint a lui echapper et a tomber sous un fauteuil, precisement devant le chevalier. Il se precipita aussitot pour le ramasser, et comme, pour cela, il avait mis un genou en terre, la jeune dame lui parut si charmante, qu'il lui presenta l'eventail sans se relever. Elle s'arreta, sourit et passa, remerciant d'un leger signe de tete; mais, au regard qu'elle avait jete sur le chevalier, il sentit battre son coeur sans savoir pourquoi.--Il avait raison.--Cette jeune dame etait la petite d'Etioles, comme l'appelaient encore les mecontents, tandis que les autres, en parlant d'elle, disaient "la Marquise" comme on dit "la Reine". IV --Celle-la me protegera, celle-la viendra a mon secours! Ah! que l'abbe avait raison de me dire qu'un regard deciderait de ma vie! Oui, ces yeux si fins et si doux, cette petite bouche railleuse et delicieuse, ce petit pied noye dans un pompon... Voila ma bonne fee! Ainsi pensait, presque tout haut, le chevalier rentrant a son auberge. D'ou lui venait cette esperance subite? Sa jeunesse seule parlait-elle, ou les yeux de la marquise avaient-ils parle? Mais la difficulte restait toujours la meme. S'il ne songeait plus maintenant a etre presente au roi, qui le presenterait a la marquise? Il passa une grande partie de la nuit a ecrire a mademoiselle d'Annebault une lettre a peu pres pareille a celle qu'avait lue madame de Pompadour. Retracer cette lettre serait fort inutile. Hormis les sots, il n'y a que les amoureux qui se trouvent toujours nouveaux, en repetant toujours la meme chose. Des le matin le chevalier sortit et se mit a marcher, en revant dans les rues. Il ne lui vint pas a l'esprit d'avoir encore recours a l'abbe protecteur, et il ne serait pas aise de dire la raison qui l'en empechait. C'etait comme un melange de crainte et d'audace, de fausse honte et de romanesque. Et, en effet, que lui aurait repondu l'abbe, s'il lui avait conte son histoire de la veille?--Vous vous etes trouve a propos pour ramasser un eventail; avez-vous su en profiter? Qu'avez-vous dit a la marquise?--Rien.--Vous auriez du lui parler.--J'etais trouble, j'avais perdu la tete.--Cela est un tort; il faut savoir saisir l'occasion; mais cela peut se reparer. Voulez-vous que je vous presente a monsieur un tel? il est de mes amis; a madame une telle? elle est mieux encore. Nous tacherons de vous faire parvenir jusqu'a cette marquise qui vous a fait peur, et cette fois, etc., etc. Or le chevalier ne se souciait de rien de pareil. Il lui semblait qu'en racontant son aventure, il l'aurait, pour ainsi dire, gatee et defloree. Il se disait que le hasard avait fait pour lui une chose inouie, incroyable, et que ce devait etre un secret entre lui et la fortune; confier ce secret au premier venu, c'etait, a son avis, en oter tout le prix et s'en montrer indigne.--Je suis alle seul hier au chateau de Versailles, pensait-il; j'irai bien seul a Trianon (c'etait en ce moment le sejour de la favorite). Une telle facon de penser peut et doit meme paraitre extravagante aux esprits calculateurs, qui ne negligent rien et laissent le moins possible au hasard; mais les gens les plus froids, s'ils ont ete jeunes (tout le monde ne l'est pas, meme au temps de la jeunesse), ont pu connaitre ce sentiment bizarre, faible et hardi, dangereux et seduisant, qui nous entraine vers la destinee: on se sent aveugle, et on veut l'etre; on ne sait ou l'on va, et l'on marche. Le charme est dans cette insouciance et dans cette ignorance meme; c'est le plaisir de l'artiste qui reve, de l'amoureux qui passe la nuit sous les fenetres de sa maitresse; c'est aussi l'instinct du soldat; c'est surtout celui du joueur. Le chevalier, presque sans le savoir, avait donc pris le chemin de Trianon. Sans etre fort pare, comme on disait alors, il ne manquait ni d'elegance, ni de cette facon d'etre qui fait qu'un laquais, vous rencontrant en route, ne vous demande pas ou vous allez. Il ne lui fut donc pas difficile, grace a quelques indications prises a son auberge, d'arriver jusqu'a la grille du chateau, si l'on peut appeler ainsi cette bonbonniere de marbre qui vit jadis tant de plaisirs et d'ennuis. Malheureusement, la grille etait fermee, et un gros suisse, vetu d'une simple houppelande, se promenait, les mains derriere le dos, dans l'avenue interieure, comme quelqu'un qui n'attend personne. --Le roi est ici! se dit le chevalier, ou la marquise n'y est pas. Evidemment, quand les portes sont closes et que les valets se promenent, les maitres sont enfermes ou sortis. Que faire? Autant il se sentait, un instant auparavant, de confiance et de courage, autant il eprouvait tout a coup de trouble et de desappointement. Cette seule pensee: "Le roi est ici!" l'effrayait plus que n'avaient fait la veille ces trois mots: "Le roi va passer!" car ce n'etait alors que de l'imprevu, et maintenant il connaissait ce froid regard, cette majeste impassible. --Ah, bon Dieu! quel visage ferais-je si j'essayais, en etourdi, de penetrer dans ce jardin, et si j'allais me trouver face a face devant ce monarque superbe, prenant son cafe au bord d'un ruisseau? Aussitot se dessina devant le pauvre amoureux la silhouette desobligeante de la Bastille; au lieu de l'image charmante qu'il avait gardee de cette marquise passant en souriant, il vit des donjons, des cachots, du pain noir, l'eau de la question; il savait l'histoire de Latude. Peu a peu venait la reflexion, et peu a peu s'envolait l'esperance. --Et cependant, se dit-il encore, je ne fais point de mal, ni le roi non plus. Je reclame contre une injustice; je n'ai jamais chansonne personne. On m'a si bien recu hier a Versailles, et les laquais ont ete si polis! De quoi ai-je peur? De faire une sottise. J'en ferai d'autres qui repareront celle-la. Il s'approcha de la grille et la toucha du doigt; elle n'etait pas tout a fait fermee. Il l'ouvrit et entra resolument. Le suisse se retourna d'un air ennuye. --Que demandez-vous? ou allez-vous? --Je vais chez madame de Pompadour. --Avez-vous une audience? --Oui. --Ou est votre lettre? Ce n'etait plus le marquisat de la veille, et, cette fois, il n'y avait plus de duc d'Aumont. Le chevalier baissa tristement les yeux, et s'apercut que ses bas blancs et ses boucles de cailloux du Rhin etaient couverts de poussiere. Il avait commis la faute de venir a pied dans un pays ou l'on ne marchait pas. Le suisse baissa les yeux aussi, et le toisa, non de la tete aux pieds, mais des pieds a la tete. L'habit lui parut propre, mais le chapeau etait un peu de travers et la coiffure depoudree: --Vous n'avez point de lettre. Que voulez-vous? --Je voudrais parler a madame de Pompadour. --Vraiment! et vous croyez que ca se fait comme ca? --Je n'en sais rien. Le roi est-il ici? --Peut-etre. Sortez, et laissez-moi en repos. Le chevalier ne voulait pas se mettre en colere; mais, malgre lui, cette insolence le fit palir. --J'ai dit quelquefois a un laquais de sortir, repondit-il, mais un laquais ne me l'a jamais dit. --Laquais! moi? un laquais! s'ecria le suisse furieux. --Laquais, portier, valet et valetaille, je ne m'en soucie point, et tres peu m'importe. Le suisse fit un pas vers le chevalier, les poings crispes et le visage en feu. Le chevalier, rendu a lui-meme par l'apparence d'une menace, souleva legerement la poignee de son epee. --Prenez garde, dit-il, je suis gentilhomme, et il en coute trente-six livres pour envoyer en terre un rustre comme vous. --Si vous etes gentilhomme, monsieur, moi, j'appartiens au roi; je ne fais que mon devoir, et ne croyez pas... En ce moment, le bruit d'une fanfare, qui semblait venir du bois de Satory, se fit entendre au loin et se perdit dans l'echo. Le chevalier laissa son epee retomber dans le fourreau, et, ne songeant plus a la querelle commencee: --Eh, morbleu! dit-il, c'est le roi qui part pour la chasse. Que ne me le disiez-vous tout de suite? --Cela ne me regarde pas, ni vous non plus. --Ecoutez-moi, mon cher ami. Le roi n'est pas la, je n'ai pas de lettre, je n'ai pas d'audience. Voici pour boire, laissez-moi entrer. Il tira de sa poche quelques pieces d'or. Le suisse le toisa de nouveau avec un souverain mepris. --Qu'est-ce que c'est que ca? dit-il dedaigneusement. Cherche-t-on ainsi a s'introduire dans une demeure royale? Au lieu de vous faire sortir, prenez garde que je ne vous y enferme. --Toi, double maraud! dit le chevalier, retrouvant sa colere et reprenant son epee. --Oui, moi, repeta le gros homme. Mais, pendant cette conversation, ou l'historien regrette d'avoir compromis son heros, d'epais nuages avaient obscurci le ciel; un orage se preparait. Un eclair rapide brilla, suivi d'un violent coup de tonnerre, et la pluie commencait a tomber lourdement. Le chevalier, qui tenait encore son or, vit une goutte d'eau sur son soulier poudreux, grande comme un petit ecu. --Peste! dit-il, mettons-nous a l'abri. Il ne s'agit pas de se laisser mouiller. Et il se dirigea lestement vers l'antre du Cerbere, ou, si l'on veut, la maison du concierge; puis la, se jetant sans facon dans le grand fauteuil du concierge meme: --Dieu! que vous m'ennuyez! dit-il, et que je suis malheureux! Vous me prenez pour un conspirateur, et vous ne comprenez pas que j'ai dans ma poche un placet pour Sa Majeste! Je suis de province, mais vous n'etes qu'un sot. Le suisse, pour toute reponse, alla dans un coin prendre sa hallebarde, et resta ainsi debout, l'arme au poing. --Quand partirez-vous? s'ecria-t-il d'une voix de Stentor. La querelle, tour a tour oubliee et reprise, semblait cette fois devenir tout a fait serieuse, et deja les deux grosses mains du suisse tremblaient etrangement sur sa pique; qu'allait-il advenir? je ne sais, lorsque, tournant tout a coup la tete: Ah! dit le chevalier, qui vient la? Un jeune page, montant un cheval superbe (non pas anglais; dans ce temps-la les jambes maigres n'etaient pas a la mode), accourait a toute bride et au triple galop. Le chemin etait trempe par la pluie; la grille n'etait qu'entr'ouverte. Il y eut une hesitation; le suisse s'avanca et ouvrit la grille. Le page donna de l'eperon; le cheval, arrete un instant, voulut reprendre son train, manqua du pied, glissa sur la terre humide et tomba. Il est fort peu commode, presque dangereux, de faire relever un cheval tombe a terre. Il n'y a cravache qui tienne. La gesticulation des jambes de la bete, qui fait ce qu'elle peut, est extremement desagreable, surtout lorsque l'on a soi-meme une jambe aussi prise sous la selle. Le chevalier, toutefois, vint a l'aide sans reflechir a ces inconvenients, et il s'y prit si adroitement que bientot le cheval fut redresse et le cavalier degage. Mais celui-ci etait couvert de boue, et ne pouvait qu'a peine marcher en boitant. Transporte, tant bien que mal, dans la maison du suisse, et assis a son tour dans le grand fauteuil: --Monsieur, dit-il au chevalier, vous etes gentilhomme, a coup sur. Vous m'avez rendu un grand service, mais vous m'en pouvez rendre un plus grand encore. Voici un message du roi pour madame la marquise, et ce message est tres presse, comme vous le voyez, puisque mon cheval et moi, pour aller plus vite, nous avons failli nous rompre le cou. Vous comprenez que, fait comme je suis, avec une jambe ecloppee, je ne saurais porter ce papier. Il faudrait, pour cela, me faire porter moi-meme. Voulez-vous y aller a ma place? En meme temps, il tirait de sa poche une grande enveloppe doree d'arabesques, accompagnee du sceau royal. --Tres volontiers, monsieur, repondit le chevalier, prenant l'enveloppe. Et, leste et leger comme une plume, il partit en courant sur la pointe du pied. V Quand le chevalier arriva au chateau, un suisse etait encore devant le peristyle: --Ordre du roi, dit le jeune homme, qui, cette fois, ne redoutait plus les hallebardes; et, montrant sa lettre, il entra gaiement au travers d'une demi-douzaine de laquais. Un grand huissier, plante au milieu du vestibule, voyant l'ordre et le sceau royal, s'inclina gravement, comme un peuplier courbe par le vent, puis, de l'un de ses doigts osseux, il toucha, en souriant, le coin d'une boiserie. Une petite porte battante, masquee par une tapisserie, s'ouvrit aussitot comme d'elle-meme. L'homme osseux fit un signe obligeant: le chevalier entra et la tapisserie, qui s'etait entr'ouverte, retomba mollement derriere lui. Un valet de chambre silencieux l'introduisit alors dans un salon, puis dans un corridor, sur lequel s'ouvraient deux ou trois petits cabinets, puis enfin dans un second salon, et le pria d'attendre un instant. --Suis-je encore ici au chateau de Versailles? se demandait le chevalier. Allons-nous recommencer a jouer a cligne-musette? Trianon n'etait, a cette epoque, ni ce qu'il est maintenant, ni ce qu'il avait ete. On a dit que madame de Maintenon avait fait de Versailles un oratoire et madame de Pompadour un boudoir. On a dit aussi de Trianon que _ce petit chateau de porcelaine_ etait le boudoir de Madame de Montespan. Quoi qu'il en soit de tous ces boudoirs, il parait que Louis XV en mettait partout. Telle galerie ou son aieul se promenait majestueusement etait alors bizarrement divisee en une infinite de compartiments. Il y en avait de toutes les couleurs; le roi allait papillonnant dans ces bosquets de soie et de velours.--Trouvez-vous de bon gout mes petits appartements meubles? demanda-t-il un jour a la belle comtesse de Seran.--Non, dit-elle, je les voudrais bleus. Comme le bleu etait la couleur du roi, cette reponse le flatta. Au second rendez-vous, madame de Seran trouva le salon meuble en bleu, comme elle l'avait desire. Celui dans lequel, en ce moment, le chevalier se trouvait seul, n'etait ni bleu, ni blanc, ni rose, mais tout en glaces. On sait combien une jolie femme qui a une jolie taille gagne a laisser ainsi son image se repeter sous mille aspects. Elle eblouit, elle enveloppe, pour ainsi dire, celui a qui elle veut plaire. De quelque cote qu'il regarde, il la voit; comment l'eviter? Il ne lui reste plus qu'a s'enfuir, ou a s'avouer subjugue. Le chevalier regardait aussi le jardin. La, derriere les charmilles et les labyrinthes, les statues et les vases de marbre, commencait a poindre le gout pastoral, que la marquise allait mettre a la mode, et que, plus tard, madame Dubarry et la reine Marie-Antoinette devaient pousser a un si haut degre de perfection. Deja apparaissaient les fantaisies champetres ou se refugiait le caprice blase. Deja les tritons boursoufles, les graves deesses et les nymphes savantes, les bustes a grandes perruques, glaces d'horreur dans leurs niches de verdure, voyaient sortir de terre un jardin anglais au milieu des ifs etonnes. Les petites pelouses, les petits ruisseaux, les petits ponts, allaient bientot detroner l'Olympe pour le remplacer par une laiterie, etrange parodie de la nature, que les Anglais copient sans la comprendre, vrai jeu d'enfant devenu alors le passe-temps d'un maitre indolent, qui ne savait comment se desennuyer de Versailles dans Versailles meme. Mais le chevalier etait trop charme, trop ravi de se trouver la pour qu'une reflexion critique put se presenter a son esprit. Il etait, au contraire, pret a tout admirer, et il admirait en effet, tournant sa missive dans ses doigts, comme un provincial fait de son chapeau, lorsqu'une jolie fille de chambre ouvrit la porte et lui dit doucement: --Venez, monsieur. Il la suivit, et apres avoir passe de nouveau par plusieurs corridors plus ou moins mysterieux, elle le fit entrer dans une grande chambre ou les volets etaient a demi fermes. La, elle s'arreta et parut ecouter. --Toujours cligne-musette, se disait le chevalier. Cependant, au bout de quelques instants, une porte s'ouvrit encore, et une autre fille de chambre qui semblait devoir etre aussi jolie que la premiere, repeta du meme ton les memes paroles: --Venez, monsieur. S'il avait ete emu a Versailles, il l'etait maintenant bien autrement, car il comprenait qu'il touchait au seuil du temple qu'habitait la divinite. Il s'avanca le coeur palpitant; une douce lumiere, faiblement voilee par de legers rideaux de gaze, succeda a l'obscurite; un parfum delicieux, presque imperceptible, se repandit dans l'air autour de lui; la fille de chambre ecarta timidement le coin d'une portiere de soie, et, au fond d'un grand cabinet de la plus elegante simplicite, il apercut la dame a l'eventail, c'est-a-dire la toute-puissante marquise. Elle etait seule, assise devant une table, enveloppee d'un peignoir, la tete appuyee sur sa main, et paraissant tres preoccupee. En voyant entrer le chevalier, elle se leva par un mouvement subit et comme involontaire. --Vous venez de la part du roi? Le chevalier aurait pu repondre, mais il ne trouva rien de mieux que de s'incliner profondement, en presentant a la marquise la lettre qu'il lui apportait. Elle la prit, ou plutot s'en empara avec une extreme vivacite. Pendant qu'elle la decachetait, ses mains tremblaient sur l'enveloppe. Cette lettre, ecrite de la main du roi, etait assez longue. Elle la devora d'abord, pour ainsi dire, d'un coup d'oeil, puis elle la lut avidement avec une attention profonde, le sourcil fronce et serrant les levres. Elle n'etait pas belle ainsi, et ne ressemblait plus a l'apparition magique du petit foyer. Quand elle fut au bout, elle sembla reflechir. Peu a peu, son visage, qui avait pali, se colora d'un leger incarnat (a cette heure-la elle n'avait pas de rouge): non seulement la grace lui revint, mais un eclair de vraie beaute passa sur ses traits delicats; on aurait pu prendre ses joues pour deux feuilles de rose. Elle poussa un demi-soupir, laissa tomber la lettre sur la table, et se retournant vers le chevalier: --Je vous ai fait attendre, monsieur, lui dit-elle avec le plus charmant sourire, mais c'est que je n'etais pas levee, et je ne le suis meme pas encore. Voila pourquoi j'ai ete forcee de vous faire venir par les cachettes; car je suis assiegee ici presque autant que si j'etais chez moi. Je voudrais repondre un mot au roi. Vous ennuie-t-il de faire ma commission? Cette fois il fallait parler; le chevalier avait eu le temps de reprendre un peu de courage. --Helas! madame, dit-il tristement, c'est beaucoup de grace que vous me faites; mais, par malheur, je n'en puis profiter. --Pourquoi cela? --Je n'ai pas l'honneur d'appartenir a Sa Majeste. --Comment donc etes-vous venu ici? --Par un hasard. J'ai rencontre en route un page qui s'est jete par terre, et qui m'a prie... --Comment, jete par terre! repeta la marquise en eclatant de rire. (Elle paraissait si heureuse en ce moment, que la gaiete lui venait sans peine.) --Oui, madame, il est tombe de cheval a la grille. Je me suis trouve la, heureusement, pour l'aider a se relever, et, comme son habit etait fort gate, il m'a prie de me charger de son message. --Et par quel hasard vous etes-vous trouve la? --Madame, c'est que j'ai un placet a presenter a Sa Majeste. --Sa Majeste demeure a Versailles. --Oui, mais vous demeurez ici. --Oui-da! En sorte que c'etait vous qui vouliez me charger d'une commission. --Madame, je vous supplie de croire... --Ne vous effrayez pas, vous n'etes pas le premier. Mais a propos de quoi vous adresser a moi? Je ne suis qu'une femme... comme une autre. En prononcant ces mots d'un air moqueur, la marquise jeta un regard triomphant sur la lettre qu'elle venait de lire. --Madame, reprit le chevalier, j'ai toujours oui dire que les hommes exercaient le pouvoir, et que les femmes... --En disposaient, n'est-ce pas? Eh bien! monsieur, il y a une reine de France. --Je le sais, madame, et c'est ce qui fait que je me suis _trouve la_ ce matin. La marquise etait plus qu'habituee a de semblables compliments, bien qu'on ne les lui fit qu'a voix basse; mais dans la circonstance presente, celui-ci parut lui plaire tres singulierement. --Et sur quelle foi, dit-elle, sur quelle assurance avez-vous cru pouvoir parvenir jusqu'ici? car vous ne comptiez pas, je suppose, sur un cheval qui tombe en chemin. --Madame, je croyais,... j'esperais... --Qu'esperiez-vous? --J'esperais que le hasard... pourrait faire... --Toujours le hasard! Il est de vos amis, a ce qu'il parait; mais je vous avertis que, si vous n'en avez pas d'autres, c'est une triste recommandation. Peut-etre la fortune offensee voulut-elle se venger de cette irreverence; mais le chevalier, que ces dernieres questions avaient de plus en plus trouble, apercut tout a coup, sur le coin de la table, precisement le meme eventail qu'il avait ramasse la veille. Il le prit, et, comme la veille, il le presenta a la marquise, en flechissant le genou devant elle. --Voila, madame, lui dit-il, le seul ami que j'aie ici. La marquise parut d'abord etonnee, hesita un moment, regardant tantot l'eventail, tantot le chevalier. --Ah! vous avez raison, dit-elle enfin; c'est vous, monsieur! je vous reconnais. C'est vous que j'ai vu hier, apres la comedie, avec M. de Richelieu. J'ai laisse tomber cet eventail, et vous vous etes _trouve la_, comme vous disiez. --Oui, madame. --Et fort galamment, en vrai chevalier, vous me l'avez rendu: je ne vous ai pas remercie, mais j'ai toujours ete persuadee que celui qui sait, d'aussi bonne grace, relever un eventail, sait aussi, au besoin, relever le gant; et nous aimons assez cela, nous autres. --Et cela n'est que trop vrai, madame; car, en arrivant tout a l'heure, j'ai failli avoir un duel avec le suisse. --Misericorde! dit la marquise, prise d'un second acces de gaiete, avec le suisse! et pour quoi faire? --Il ne voulait pas me laisser entrer. --C'eut ete dommage. Mais, monsieur, qui etes-vous? que demandez-vous? --Madame, je me nomme le chevalier de Vauvert, M. de Biron avait demande pour moi une place de cornette aux gardes. --Oui-da! je me souviens encore. Vous venez de Neauflette; vous etes amoureux de mademoiselle d'Annebault... --Madame, qui a pu vous dire?... --Oh! je vous previens que je suis fort a craindre. Quand la memoire me manque, je devine. Vous etes parent de l'abbe Chauvelin, et refuse pour cela, n'est-ce pas? Ou est votre placet? --Le voila, madame; mais, en verite, je ne puis comprendre... --A quoi bon comprendre? Levez-vous, et mettez votre papier sur cette table. Je vais repondre au roi; vous lui porterez en meme temps votre demande et ma lettre. --Mais, madame, je croyais vous avoir dit... --Vous irez. Vous etes entre ici de par le roi, n'est-il pas vrai? Eh bien! vous entrerez la-bas de par la marquise de Pompadour, dame du palais de la reine. Le chevalier s'inclina sans mot dire, saisi d'une sorte de stupefaction. Tout le monde savait depuis longtemps combien de pourparlers, de ruses et d'intrigues la favorite avait mis en jeu, et quelle obstination elle avait montree pour obtenir ce titre, qui, en somme, ne lui rapporta rien qu'un affront cruel du Dauphin. Mais il y avait dix ans qu'elle le desirait; elle le voulait, elle avait reussi. M. de Vauvert, qu'elle ne connaissait pas, bien qu'elle connut ses amours, lui plaisait comme une bonne nouvelle. Immobile, debout derriere elle, le chevalier observait la marquise qui ecrivait, d'abord de tout son coeur, avec passion, puis qui reflechissait, s'arretait et passait sa main sur son petit nez, fin comme l'ambre. Elle s'impatientait: un temoin la genait. Enfin elle se decida et fit une rature; il fallait avouer que ce n'etait plus qu'un brouillon. En face du chevalier, de l'autre cote de la table, brillait un beau miroir de Venise. Le tres timide messager osait a peine lever les yeux. Il lui fut cependant difficile de ne pas voir dans ce miroir, par-dessus la tete de la marquise, le visage inquiet et charmant de la nouvelle dame du palais. --Comme elle est jolie! pensait-il. C'est malheureux que je sois amoureux d'une autre; mais Athenais est plus belle, et d'ailleurs ce serait, de ma part, une si affreuse deloyaute!... --De quoi parlez-vous? dit la marquise. (Le chevalier, selon sa coutume, avait pense tout haut sans le savoir.) Qu'est-ce que vous dites? --Moi, madame? j'attends. --Voila qui est fait, repondit la marquise, prenant une autre feuille de papier; mais, au petit mouvement qu'elle venait de faire pour se retourner, le peignoir avait glisse sur son epaule. La mode est une chose etrange. Nos grand'meres trouvaient tout simple d'aller a la cour avec d'immenses robes qui laissaient leur gorge presque decouverte, et l'on ne voyait a cela nulle indecence; mais elles cachaient soigneusement leur dos, que les belles dames d'aujourd'hui montrent au bal ou a l'Opera. C'est une beaute nouvellement inventee. Sur l'epaule frele, blanche et mignonne de madame de Pompadour, il y avait un petit signe noir qui ressemblait a une mouche tombee dans du lait. Le chevalier, serieux comme un etourdi qui veut avoir bonne contenance, regardait ce signe, et la marquise, tenant sa plume en l'air, regardait le chevalier dans la glace. Dans cette glace, un coup d'oeil rapide fut echange, coup d'oeil auquel les femmes ne se trompent pas, qui veut dire d'une part: "Vous etes charmante" et de l'autre: "Je n'en suis pas fachee." Toutefois la marquise rajusta son peignoir. --Vous regardez ma mouche, monsieur? --Je ne regarde pas, madame; je vois et j'admire. --Tenez, voila ma lettre; portez-la au roi avec votre placet. --Mais, madame... --Quoi donc? --Sa Majeste est a la chasse; je viens d'entendre sonner dans le bois de Satory. --C'est vrai, je n'y songeais plus; eh bien! demain, apres-demain, peu importe.--Non, tout de suite. Allez, vous donnerez cela a Lebel. Adieu, monsieur. Tachez de vous souvenir que cette mouche que vous venez de voir, il n'y a dans le royaume que le roi qui l'ait vue; et quant a votre ami le hasard, dites-lui, je vous prie, qu'il s'accoutume a ne pas jaser tout seul aussi haut que tout a l'heure. Adieu, chevalier. Elle toucha un petit timbre, puis, relevant sur sa manche un flot de dentelles, tendit au jeune homme son bras nu. Il s'inclina encore, et du bout des levres effleura a peine les ongles roses de la marquise. Elle n'y vit pas une impolitesse, tant s'en faut, mais un peu trop de modestie. Aussitot reparurent les petites filles de chambre (les grandes n'etaient pas levees), et derrieres elles, debout comme un clocher au milieu d'un troupeau de moutons, l'homme osseux, toujours souriant, indiquait le chemin. VI Seul, plonge dans un vieux fauteuil, au fond de sa petite chambre, a l'auberge du Soleil, le chevalier attendit le lendemain, puis le surlendemain; point de nouvelles. --Singuliere femme! douce et imperieuse, bonne et mechante, la plus frivole et la plus entetee! Elle m'a oublie. Oh, misere! Elle a raison, elle peut tout, et je ne suis rien. Il s'etait leve, et se promenait par la chambre. --Rien, non, je ne suis qu'un pauvre diable. Que mon pere disait vrai! La marquise s'est moquee de moi; c'est tout simple, pendant que je la regardais, c'est sa beaute qui lui a plu. Elle a bien ete aise de voir dans ce miroir et dans mes yeux le reflet de ses charmes, qui, ma foi, sont veritablement incomparables! Oui, ses yeux sont petits, mais quelle grace! Et Latour, avant Diderot, a pris pour faire son portrait la poussiere de l'aile d'un papillon. Elle n'est pas bien grande, mais sa taille est bien prise.--Ah! mademoiselle d'Annebault! Ah! mon amie cherie! est-ce que moi aussi j'oublierais? Deux ou trois petits coups secs frappes sur la porte le reveillerent de son chagrin. --Qu'est-ce? L'homme osseux, tout de noir vetu, avec une belle paire de bas de soie, qui simulaient des mollets absents, entra et fit un grand salut. --Il y a ce soir, monsieur le chevalier, bal masque a la cour, et madame la marquise m'envoie vous dire que vous etes invite. --Cela suffit, monsieur, grand merci. Des que l'homme osseux se fut retire, le chevalier courut a la sonnette: la meme servante qui, trois jours auparavant, l'avait accommode de son mieux, l'aida a mettre le meme habit paillete, tachant de l'accommoder mieux encore. Apres quoi le jeune homme s'achemina vers le palais, invite cette fois et plus tranquille en apparence, mais plus inquiet et moins hardi que lorsqu'il avait fait le premier pas dans ce monde encore inconnu de lui. Etourdi, presque autant que la premiere fois, par toutes les splendeurs de Versailles, qui, ce soir-la, n'etait pas desert, le chevalier marchait dans la grande galerie, regardant de tous les cotes, tachant de savoir pourquoi il etait la; mais personne ne semblait songer a l'aborder. Au bout d'une heure, il s'ennuyait et allait partir, lorsque deux masques, exactement pareils, assis sur une banquette, l'arreterent au passage. L'un des deux le visa du doigt, comme s'il eut tenu un pistolet; l'autre se leva et vint a lui: --Il parait, monsieur, lui dit le masque, en lui prenant le bras nonchalamment, que vous etes assez bien avec notre marquise. --Je vous demande pardon, madame, mais de qui parlez-vous? --Vous le savez bien. --Pas le moins du monde. --Oh! si fait. --Point du tout. --Toute la cour le sait. --Je ne suis pas de la cour. --Vous faites l'enfant. Je vous dis qu'on le sait. --Cela se peut, madame, mais je l'ignore. --Vous n'ignorez pas, cependant, qu'avant-hier un page est tombe de cheval a la grille de Trianon. N'etiez-vous pas la, par hasard? --Oui, madame. --Ne l'avez-vous pas aide a se relever? --Oui, madame. --Et n'etes-vous pas entre au chateau? --Sans doute. --Et ne vous a-t-on pas donne un papier? --Oui, madame. --Et ne l'avez-vous pas porte au roi? --Assurement. --Le roi n'etait pas a Trianon; il etait a la chasse, la marquise etait seule,... n'est-ce pas? --Oui, madame. --Elle venait de se reveiller; elle etait a peine vetue, excepte, a ce qu'on dit, d'un grand peignoir. --Les gens qu'on ne peut pas empecher de parler disent ce qui leur passe par la tete. --Fort bien, mais il parait qu'il a passe entre sa tete et la votre un regard qui ne l'a pas fachee. --Qu'entendez-vous par la, madame? --Que vous ne lui avez pas deplu. --Je n'en sais rien, et je serais au desespoir qu'une bienveillance si douce et si rare, a laquelle je ne m'attendais pas, qui m'a touche jusqu'au fond du coeur, put devenir la cause d'un mauvais propos. --Vous prenez feu bien vite, chevalier; on croirait que vous allez provoquer toute la cour; vous ne finirez jamais de tuer tant de monde. --Mais, madame, si ce page est tombe, et si j'ai porte son message.... Permettez-moi de vous demander pourquoi je suis interroge. Le masque lui serra le bras et lui dit:--Monsieur, ecoutez. --Tout ce qui vous plaira, madame. --Voici a quoi nous pensons, maintenant. Le roi n'aime plus la marquise, et personne ne croit qu'il l'ait jamais aimee. Elle vient de commettre une imprudence; elle s'est mis a dos tout le parlement, avec ses deux sous d'impot, et aujourd'hui elle ose attaquer une bien plus grande puissance, la compagnie de Jesus. Elle y succombera; mais elle a des armes, et, avant de perir, elle se defendra. --Eh bien! madame, qu'y puis-je faire? --Je vais vous le dire. M. de Choiseul est a moitie brouille avec M. de Bernis; ils ne sont surs, ni l'un ni l'autre, de ce qu'ils voudraient essayer. Bernis va s'en aller, Choiseul prendra sa place; un mot de vous peut en decider. --En quelle facon, madame, je vous prie? --En laissant raconter votre visite de l'autre jour. --Quel rapport peut-il y avoir entre ma visite, les jesuites et le parlement? --Ecrivez-moi un mot: la marquise est perdue. Et ne doutez pas que le plus vif interet, la plus entiere reconnaissance.... --Je vous demande encore bien pardon, madame, mais c'est une lachete que vous me demandez la. --Est-ce qu'il y a de la bravoure en politique? --Je ne me connais pas a tout cela. Madame de Pompadour a laisse tomber son eventail devant moi; je l'ai ramasse, je le lui ai rendu; elle m'a remercie, elle m'a permis, avec cette grace qu'elle a, de la remercier a mon tour. --Treve de facons: le temps se passe: je me nomme la comtesse d'Estrades. Vous aimez mademoiselle d'Annebault, ma niece;... ne dites pas non, c'est inutile; vous demandez un emploi de cornette,... vous l'aurez demain, et, si Athenais vous plait, vous serez bientot mon neveu. --Oh! madame, quel exces de bonte! --Mais il faut parler. --Non, madame. --On m'avait dit que vous aimiez cette petite fille. --Autant qu'on peut aimer; mais si jamais mon amour peut s'avouer devant elle, il faut que mon honneur y soit aussi. --Vous etes bien entete, chevalier! Est-ce la votre derniere reponse? --C'est la derniere, comme la premiere. --Vous refusez d'entrer aux gardes? Vous refusez la main de ma niece? --Oui, madame, si c'est a ce prix. Madame d'Estrades jeta sur le chevalier un regard percant, plein de curiosite; puis, ne voyant sur son visage aucun signe d'hesitation, elle s'eloigna lentement et se perdit dans la foule. Le chevalier, ne pouvant rien comprendre a cette singuliere aventure, alla s'asseoir dans un coin de la galerie. --Que pense faire cette femme? se disait-il; elle doit etre un peu folle. Elle veut bouleverser l'Etat au moyen d'une sotte calomnie, et, pour meriter la main de sa niece, elle me propose de me deshonorer! Mais Athenais ne voudrait plus de moi, ou, si elle se pretait a une pareille intrigue, ce serait moi qui la refuserais! Quoi! tacher de nuire a cette bonne marquise, la diffamer, la noircir;... jamais! non, jamais! Toujours fidele a ses distractions, le chevalier, tres probablement, allait se lever et parler tout haut, lorsqu'un petit doigt, couleur de rose, lui loucha legerement l'epaule. Il leva les yeux, et vit devant lui les deux masques pareils qui l'avaient arrete. --Vous ne voulez donc pas nous aider un peu, dit l'un des masques, deguisant sa voix. Mais, bien que les deux costumes fussent tout a fait semblables, et que tout parut calcule pour donner le change, le chevalier ne s'y trompa point. Le regard ni l'accent n'etaient plus les memes. --Repondrez-vous, monsieur? --Non, madame. --Ecrirez-vous? --Pas davantage. --C'est vrai que vous etes obstine. Bonsoir, lieutenant. --Que dites-vous, madame? --Voila votre brevet, et votre contrat de mariage. Et elle lui jeta son eventail. C'etait celui que le chevalier avait deja ramasse deux fois. Les petits amours de Boucher se jouaient sur le parchemin, au milieu de la nacre doree. Il n'y avait pas a en douter, c'etait l'eventail de madame de Pompadour. --O ciel! marquise, est-il possible?... --Tres possible, dit-elle, en soulevant, sur son menton, sa petite dentelle noire. --Je ne sais, madame, comment repondre.... --Il n'est pas necessaire. Vous etes un galant homme, et nous nous reverrons, car vous etes chez nous. Le roi vous a place dans la cornette blanche. Souvenez-vous que, pour un solliciteur, il n'y a pas de plus grande eloquence que de savoir se taire a propos.... Et pardonnez-nous, ajouta-t-elle en riant et en s'enfuyant, si, avant de vous donner notre niece, nous avons pris des renseignements[8]. [Note 8: Madame d'Estrades, peu de temps apres, fut disgraciee avec M. d'Argenson, pour avoir conspire, serieusement cette fois, contre madame de Pompadour. (_Note de l'auteur_.)] FIN DE LA MOUCHE. Ce conte a paru pour la premiere fois en 1853, dans le feuilleton du _Moniteur_.--C'est le dernier ouvrage d'Alfred de Musset qui ait ete publie de son vivant. FIN DU TOME SEPTIEME. TABLE DU TOME SEPTIEME CROISILLES HISTOIRE D'UN MERLE BLANC PIERRE ET CAMILLE LE SECRET DE JAVOTTE MIMI PINSON LA MOUCHE End of the Project Gutenberg EBook of OEuvres Completes De Alfred De Musset (Tome Septieme), by Alfred De Musset *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES COMPLETES DE ALFRED *** ***** This file should be named 13221.txt or 13221.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/3/2/2/13221/ Produced by Carlo Traverso, Wilelmina Malliere and Distributed Proofreaders Europe. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica). Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. 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