The Project Gutenberg EBook of George Sand, by Elme Caro This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: George Sand Author: Elme Caro Release Date: July 28, 2004 [EBook #13038] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK GEORGE SAND *** Produced by Wilelmina Malliere and the Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr LES GRANDS ECRIVAINS FRANCAIS GEORGE SAND PAR E. CARO DE L'ACADEMIE FRANCAISE PARIS LIBRAIRIE HACHETTE ET C^[ie] 79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79 1887 [Illustration: GEORGE SAND. REPRODUCTION DU DESSIN DE COUTURE.] GEORGE SAND CHAPITRE PREMIER LES ANNEES D'ENFANCE ET DE JEUNESSE DE GEORGE SAND LES ORIGINES ET LA FORMATION DE SON ESPRIT "On ne lit plus George Sand", nous dit-on. Soit; mais, ne fut-ce que pour l'honneur de la langue francaise, on reviendra, nous le croyons, sinon a toute l'oeuvre, du moins a une partie de cette oeuvre epuree par le temps, triee avec soin par le gout public, superieure aux vicissitudes et aux caprices de l'opinion. Quand on nous a demande de rassembler nos souvenirs sur cet auteur et de les faire revivre dans ce temps si etrangement dedaigneux et si vite oublieux, on est alle au-devant d'un secret desir que nous avions de faire appel, un jour ou l'autre, a nos impressions d'autrefois, de les ranimer par une nouvelle lecture, de les produire a la lumiere en les rectifiant et les temperant par l'experience acquise et la comparaison. Sand! cette syllabe magique resumait pour nous des journees de reveries delicieuses et de discussions passionnees. Elle represente tant de passions genereuses, tant d'aspirations confuses, de temerites de pensee, de decouragements profonds, d'esperances surhumaines melees a l'elegante torture du doute! c'etait en une seule conscience, en une seule imagination, une partie d'une generation qui se tourmentait vaguement au milieu d'un etat de choses prospere et tranquille en apparence, aux approches de 1848, comme si la tranquillite un peu monotone des evenements etait une excitation a desirer autre chose, a souhaiter l'emotion, a se precipiter dans l'inconnu des faits ou des idees: generation heureuse, en somme, bien que deja remuee par des pressentiments obscurs. Une vague idee de reforme ou de renovation sociale, plus ardente que precise, planait dans beaucoup d'esprits, agites sans trop savoir pourquoi. C'etait le temps ou un jeune homme "ayant le tourment des choses divines", comme disait George Sand, pouvait se donner la joie d'entendre, dans la meme journee, les appels splendides de Lacordaire a Notre-Dame, et, le soir, l'emouvante voix de Mlle Rachel au Theatre-Francais dans quelque grande tragedie, ou bien encore s'enivrer de la prose exquise et presque rythmee d'Alfred de Musset, revele sur la meme scene. On lisait quelque grande et profonde poesie de Victor Hugo sur la mort recente de sa fille; on discutait sur tel ou tel portrait des _Girondins_ de Lamartine; on devorait _la Mare au Diable_, ce petit chef-d'oeuvre de poesie rustique qui rachetait par son charme l'erreur prolixe du _Meunier d'Angibault_. C'etait un temps sature d'idees et d'emotions, singulierement caracterise par un de ces grands poetes qui disait alors: "La France s'ennuie", et, chose plus singuliere, qui le lui faisait croire, confondant l'ennui avec la secrete fermentation des esprits, mecontents du present qui ne leur donnait pas assez d'emotions. Je prends les annees deja lointaines de 1846 et 1847, parce qu'elles marquent l'apogee d'influence et de gloire ou s'eleva le nom de George Sand, une gloire formee dans la tempete. On n'a pas perdu le souvenir des polemiques exaltees dont George Sand etait alors l'occasion ou le pretexte. Doit-on s'etonner, si l'on y reflechit, que cette renommee brillante et orageuse oscillat, au souffle des opinions contraires, entre l'admiration et l'anatheme? Bien peu d'esprits gardaient la mesure a son egard. C'etaient tantot des fureurs justicieres et vengeresses contre une reformatrice audacieuse, tantot une idolatrie lyrique comme les oeuvres qui en etaient l'objet, une acclamation bruyante en l'honneur des idees et des principes confondus, dans une sorte d'apotheose dereglee, avec la puissance de l'inspiration et la beaute du style. Toutes ces passions sont bien tombees aujourd'hui. Il y a place maintenant, a ce qu'il semble, au milieu d'une indifference reelle ou affectee, pour un jugement plus impartial, peut-etre pour une admiration mieux raisonnee et plus libre. En tout cas, s'il est vrai que ce soit l'oubli qui ait fait disparaitre egalement les deux partis, celui de l'injure et celui de la louange a outrance, s'il est vrai qu'on ne lise plus meme les oeuvres qui ont ete le pretexte enflamme de tant de jugements contradictoires, notre etude aura un merite, celui d'une exploration dans des regions devenues inconnues, quelque chose comme un voyage de decouvertes. De cette annee de 1847 remontons de quelque quinze ou seize ans en arriere, vers la fin de l'hiver de 1831, ou George Sand vint s'installer a Paris avec le berceau de sa fille et son tres leger bagage, quelques cahiers griffonnes a Nohant au milieu du bruit des enfants, sans une connaissance, sans un appui dans le monde des lettres, au milieu de ce vaste desert d'hommes, dont plusieurs etaient des concurrents redoutables, armes pour la lutte et prets a defendre contre la nouvelle venue tous les acces des librairies, des journaux et des revues. J'ai essaye souvent de me representer l'etat d'esprit de la baronne Aurore Dudevant, quand, a l'age de vingt-sept ans, elle vint tenter l'avenir dans l'ignorance complete de ses forces, transfuge volontaire de la maison et de la vie conjugales, prete a faire pour son compte, et peut-etre aussi pour l'instruction des autres, l'epreuve de ce grand probleme, l'independance absolue de la femme. Quelle nature deja complexe! Que d'influences contradictoires s'etaient croisees et melees en elle! A la voir a sa table de travail, dans sa mansarde du quai Saint-Michel, affublee de sa redingote en gros drap gris, ou bien encore a la suivre avec ses amis berrichons au restaurant Pinson, a l'estaminet, aux musees, aux concerts, au parterre des theatres le soir des premieres representations, naivement curieuse de tout ce qui interessait alors la jeunesse intelligente, de tous les evenements litteraires et politiques des assemblees, des clubs et de la rue, qui donc reconnaitrait dans cet etudiant quelque peu tapageur l'eleve mystique du couvent des Anglaises, l'humble et douce amie de la soeur Alicia, ou bien encore la pastoure des champs du Berry, l'aventureuse et reveuse enfant des bruyeres et des bois? Ce petit jeune homme delure qui fait le soir de si gaies promenades dans le quartier Latin avec une troupe de camarades, sous la conduite d'un tres vieux jeune homme vaniteux, Henri Delatouche, le chef de la boheme litteraire de ce temps,--cet observateur vagabond, ce novice romancier, c'est une femme, tres serieuse au fond, qui a connu deja de mortelles tristesses, qui a beaucoup vecu par la douleur, si la douleur fait vivre, qui a souffert dans toutes ses affections intimes, qui a ete meurtrie par tous les liens de la famille; ces liens etaient meme devenus pour elle un supplice insupportable par la fatalite des circonstances et sans doute aussi par cette autre fatalite que chacun porte en soi et dont chacun est l'industrieux et cruel artiste. Elle vient essayer de se refaire a Paris une existence nouvelle, en dehors de toutes les lois de l'opinion et de tous les instincts de son sexe. Elle veut mettre la nature elle-meme dans son jeu et la contraindre a son caprice; elle _virilise_ autant qu'elle peut sa maniere de vivre, son costume, ses gouts, ses opinions, son talent. Elle va essayer de toutes les doctrines qui circulent a travers le monde, qui lui font esperer un meilleur avenir pour l'humanite; elle a toutes les curiosites intellectuelles; elle va les experimenter sur le vif; elle a l'impatience genereuse et dereglee du vrai absolu, et ce qu'elle a concu comme vrai, elle n'imagine pas qu'on puisse l'ajourner un seul instant. Deja, a vingt-sept ans, que de regions d'idees n'a-t-elle pas explorees, en les traversant toutes sans se satisfaire et s'arreter dans aucune! Comme Wilhelm Meister, elle peut compter ses annees d'apprentissage, et d'un apprentissage si rude! L'_Histoire de ma vie_[1] nous les fera parcourir, et nous suivrons, dans cet itineraire exact, plus d'un sentier douloureux. Nous saisirons la, en meme temps, les sources mysterieuses d'ou jaillit son imagination naissante. La premiere de ces sources, c'est a son origine meme qu'il faut la rapporter. George Sand resta toute sa vie dans une dependance assez etroite des influences qui peserent sur son berceau. Fille du peuple par sa mere, fille de l'aristocratie par son pere, elle devait, dit-elle, la plupart de ses instincts a la singularite de sa position, a sa naissance _a cheval_, comme elle le disait, sur deux classes, a son amour pour sa mere, contrarie et brise par des prejuges qui l'ont fait souffrir ayant qu'elle put les comprendre, a son affection non raisonnee pour son pere, esprit frondeur et romanesque, qui, dans un intervalle de sa vie militaire, ne sachant que faire de sa jeunesse, de sa passion, de son ideal, se donne tout entier a un amour exclusif et disproportionne qui le met en lutte, dans sa propre famille, contre les principes d'aristocratie, contre le monde du passe; enfin a une education qui fut tour a tour philosophique et religieuse, et a tous les contrastes que sa propre vie lui a presentes des l'age le plus tendre. Elle s'est formee au milieu des luttes que le sang du peuple a soulevees dans son coeur et dans sa vie, "et si plus tard certains livres firent de l'effet sur elle, c'est que leurs tendances ne faisaient que confirmer et consacrer les siennes". Ajoutez a ces sentiments de solidarite et d'heredite irresistibles les tiraillements douloureux, les dechirements memes du coeur que lui imposent de cruels malentendus, perpetuellement balancee entre les emportements de sa mere et les mepris a peine dissimules de sa grand'mere; veritable enfant de Paris, imbue des prejuges d'une race a laquelle elle n'appartenait cependant que d'un cote, on comprend a quelle ecole cette ame ardente, souvent muette par contrainte, fut soumise et quel fonds d'amertume elle dut amasser en elle contre cette difference des classes dont souffrit cruellement son enfance. A ce point de vue, la lecture des premiers volumes de l'_Histoire de ma vie_ est singulierement instructive et nous fait penetrer dans les premieres impressions auxquelles s'eveilla cette existence, bizarrement divisee, des qu'elle prit conscience d'elle-meme. De la ce qu'elle appela plus tard ses instincts egalitaires et democratiques, qui ne furent que l'explosion de vieilles rancunes et de souffrances intimes, qui dataient de loin. Quand elle lut, encore enfant, les _Battuecas_ de Mme de Genlis, un roman innocemment socialiste (sans que le nom fut encore prononce), ce fut l'institutrice et l'amie des rois qui revela a l'enfant reveuse une partie de ses idees futures. Elle en resta toujours la, avec une naivete que l'age ne corrigea pas, a travers des lectures et des formules nouvelles qui amenerent cette naivete a declamer plus d'une fois toujours tres sincerement, mais un peu au hasard. Cependant, son imagination travaillait sans cesse, silencieusement et activement. Plus tard elle en retrouvait la trace et l'action naissante dans les souvenirs les plus lointains de sa vie. La vie d'imagination, disait-elle, avait ete toute sa vie d'enfant. Elle se rappelait fort bien le moment ou le doute lui etait venu sur l'existence du pere Noel, le grand distributeur de cadeaux a l'enfance. Elle le regrettait sincerement. La premiere journee ou l'enfant doute est la derniere de son bonheur naif. "Retrancher le merveilleux de la vie de l'enfant, c'est proceder contre les lois memes de sa nature. L'enfant vit tout naturellement dans un milieu pour ainsi dire surnaturel, ou tout est prodige en lui, et ou tout ce qui est en dehors de lui doit, a la premiere vue, lui sembler prodigieux." L'enfance elle-meme, la naissance encore si voisine d'elle, ce flot de sensations qui lui apportent la nouvelle d'un monde inconnu, tout cela n'est-il pas un cours continu de merveilles? George Sand combat, en toute occasion, la chimere de Rousseau, qui veut supprimer le merveilleux sous pretexte de mensonge. Laissez faire la nature, elle sait son metier. Ne devancez rien. "On ne rend pas service a l'enfant en hatant sans menagement et sans discernement l'appreciation de toutes les choses qui le frappent. Il est bon qu'il la cherche lui-meme et qu'il l'etablisse a sa maniere durant la periode de sa vie ou, a la place de son innocente erreur, nos explications, hors de portee pour lui, le jetteraient dans des erreurs plus grandes encore, et peut-etre a jamais funestes a la droiture de son jugement et, par suite, a la moralite de son ame." Elle etait nee reveuse; tout enfant, elle se perdait dans des extases sans fin qui l'isolaient du monde entier. L'habitude contractee, presque des le berceau, d'une reverie dont il lui etait impossible plus tard de se rendre compte, lui donna de bonne heure l'_air bete_. "Je dis le mot tout net parce que toute ma vie, dans l'enfance, au couvent, dans l'intimite de la famille, on me l'a dit de meme, et qu'il faut bien que ce soit vrai." Ces crises de reverie prenaient quelquefois une duree et une intensite extremes, comme il arriva dans les jours qui suivirent la mort de son pere (elle avait alors quatre ans). Quand elle se fut fait une vague idee de ce que c'est que la mort, elle resta des heures entieres assise sur un tabouret aux pieds de sa mere, ne disant mot, les bras pendants, les yeux fixes, la bouche entr'ouverte: "Je l'ai souvent vue ainsi, disait sa mere pour rassurer la famille inquiete; c'est sa nature; ce n'est pas betise. Soyez sure qu'elle rumine toujours quelque chose." Elle _ruminait_, en effet; c'etait la forme habituelle d'une pensee active deja. Elle a peint en traits expressifs ce premier travail tout interieur de son imagination. De son propre mouvement, dans cette periode de sa vie commencante, elle ne lisait pas, elle etait paresseuse par nature et avec delices; elle avouait qu'elle n'avait pu se vaincre plus tard qu'avec de grands efforts. Tout ce qu'elle apprenait par les yeux et par les oreilles entrait en ebullition dans sa petite tete, elle y songeait au point de perdre souvent la notion de la realite et du milieu ou elle se trouvait. Avec de pareilles dispositions, l'amour du roman, sans qu'elle sut encore ce que c'etait que le roman, s'empara d'elle avant qu'elle eut fini d'apprendre a lire. Elle composait des histoires interminables en les jouant avec sa soeur Caroline ou sa petite compagne Ursule. C'etait une sorte de pastiche de tout ce qui entrait dans sa petite cervelle, mythologie et religion melees, dans la singuliere education que lui donnait sa mere, artiste et poete a sa maniere, "qui lui parlait des trois Graces ou des neuf Muses avec autant de serieux que des vertus theologales ou des vierges sages", en amalgamant les contes de Perrault et les pieces feeriques du boulevard, "si bien que les anges et les amours, la bonne vierge et la bonne fee, les polichinelles et les magiciens, les diablotins du theatre et les saints de l'Eglise produisaient dans sa tete le plus etrange gachis poetique qu'on puisse imaginer". Cette fermentation d'images qui se realisaient en scenes fantastiques au dedans d'elle-meme et qu'elle essayait de realiser mieux encore dans ses jeux au dehors, se modifiait, mais ne disparaissait pas quand elle passait du petit appartement de la rue Grange-Bateliere, ou elle demeurait a Paris avec sa mere, a la maison de Nohant, qui appartenait a Mme Dupin. La c'etait une tout autre existence, de tout autres aliments pour la vie _ruminante_. En dehors des heures d'etude, ou elle n'apportait qu'une regularite exterieure, elle vivait volontiers en compagnie des petits paysans du voisinage, dans les _patureaux_ ou ils se reunissaient autour de leur feu, en plein vent, jouant, dansant ou se racontant des histoires a faire peur. Elle s'animait, elle s'exaltait de leurs terreurs. "On ne s'imagine pas, disait-elle en se rappelant cette periode de son enfance, ce qui se passe dans la tete de ces enfants qui vivent au milieu des scenes de la nature sans y rien comprendre, et qui ont l'etrange faculte de voir par les yeux du corps tout ce que leur imagination leur represente." C'est la qu'elle s'essayait de bonne foi a ce genre d'hallucination particuliere aux gens de la campagne, guettant l'apparition de quelque animal fantastique, le passage de la _grand'bete_ que presque tous ses petits compagnons avaient vue au moins une fois. Elle etait la premiere aux contes de la veillee, lorsque les chanvreurs venaient broyer le chanvre a la ferme. Malgre toute la bonne volonte qu'elle y mit, elle declare qu'elle ne put jamais obtenir la moindre vision pour son compte; elle ne put reussir a etre completement dupe d'elle-meme; mais l'ebranlement de l'imagination et des nerfs persistait; elle en ressentait une sorte de fremissement et de volupte; toute sa vie elle aima a raviver le plaisir frissonnant que lui donnaient les emotions de ce genre. De toutes ces inventions rustiques qu'elle recueillait avidement, de ces visions du soir qu'elle sollicitait dans la campagne, il y avait juste de quoi troubler un instant sa cervelle et lui ravir quelques heures de sommeil. Au fond, ce n'etaient que des materiaux qu'elle amassait dans son magasin d'images; elle les accumulait dans son incessante reverie, pour l'oeuvre future dont elle n'avait pourtant aucune idee; elle etait artiste deja et se dedoublait comme le font les artistes, a la fois auteur et acteur dans ces petits drames qu'elle se jouait a elle-meme. Plus tard elle consacra des etudes nombreuses a ce genre de litterature, la litterature de la peur, qu'elle avait experimentee sur elle-meme, le _Diable aux champs_, les _Contes d'une grand'mere_, les _Legendes rustiques, le Drac_, etc., etc. Elle avait fini par se faire, sur ce sujet, une erudition tres curieuse dont elle s'amusait non sans un peu de frayeur. L'element fantastique lui semblait etre une des forces de l'esprit populaire. Elle se plaisait surtout a le saisir chez des populations qui ne semblent pouvoir reagir que par l'imagination contre la rude misere de leur vie materielle. Le _Kobold_ en Suede, le _Korigan_ en Bretagne, le _Follet_ en Berry, l'_Orco_ a Venise, le _Drac_ en Provence, il y a peu de ses romans d'aventures qui ne garde quelque souvenir de ces noms, quelque impression de ce genre, et qui ne soit une de ses reveries d'enfance continuee. C'est ainsi qu'elle prelude a ce songe d'age d'or, a ce mirage d'innocence champetre qui la prit des l'enfance et la suivit jusque dans l'age mur. Malgre ces preoccupations assez sombres, elle n'etait pas triste pourtant; elle avait ses heures de franche, d'exuberante gaiete. Sa vie d'enfance et d'adolescence fut une alternative de solitude recueillie et d'etourdissement complet. Au sortir de ses longues revasseries, elle se livrait avec une sorte d'ivresse a des amusements tres simples et tres actifs qui faisaient le plus singulier contraste aux yeux des personnes habituees a la voir vivre. C'etaient "les deux faces d'un esprit porte a s'assombrir et avide de s'egayer, peut-etre d'une ame impossible a contenter avec ce qui interesse la plupart des hommes, et facile a charmer avec ce qu'ils jugent pueril et illusoire.... Je ne peux pas, disait-elle, m'expliquer mieux moi-meme. Grace a ces contrastes, certaines gens prirent de moi l'opinion que j'etais tout a fait bizarre." Cette vie interieure, qu'elle portait deja si vive et si intense dans le secret de sa pensee, manqua prendre un autre courant et une direction toute nouvelle, grace a un assez grave evenement; ce fut une crise religieuse qui, vers la seizieme annee, se declara chez elle. A la suite de dechirements de coeur qui se renouvelaient sans cesse et de quelques revelations maladroitement cruelles qui lui furent faites sur le passe de sa mere, Aurore avait resolu de renoncer a tout ce qui devait mettre dans l'avenir un plus grand intervalle entre sa mere et elle, qui vivaient generalement separees; elle voulut renoncer a la fortune de sa grand'mere, a l'instruction, aux belles manieres, a tout ce qu'on appelle _le monde_. Elle prit en horreur les lecons de son pedagogue Deschartres, dont elle a immortalise plus tard la figure, les vanites, les ridicules et la rude honnetete; elle se revolta, elle tourna a l'_enfant terrible_. Mme Dupin, ne pouvant venir a bout de sa revolte, resolut de la mettre au couvent des Anglaises, qui etait alors la maison d'education en vogue a Paris pour les jeunes filles de la haute societe. La jeune pensionnaire, qui arrivait la le coeur brise des dernieres luttes entre sa mere et sa grand'mere, les deux etres qu'elle cherissait le plus, se reposa delicieusement dans cet abri. Elle nous a raconte avec un charme exquis, dans l'_Histoire de ma vie_, son sejour au couvent, egayant son recit de quelques vifs portraits de soeurs et de pensionnaires, decrivant les moeurs et les habitudes, les salles d'etude et les chambres, nous interessant a ces petits drames de la vie des religieuses, aux querelles des eleves, a leurs raccommodements, aux fautes et aux punitions encourues ou subies, a cette oisivete errante dans les couloirs, dans les souterrains et sur les toits du couvent, a la recherche d'un secret qui n'avait jamais existe et de victimes imaginaires dont on ne savait pas meme les noms, mais qu'on voulait delivrer d'une captivite romanesque. C'est deja, en action, la conception qui se realisera dans plusieurs de ses romans et qu'elle semble poursuivre sans cesse, les mysteres de _la Daniella_, de _la Comtesse de Rudolstadt_, du _Chateau des Desertes_, de _Flamarande_ et de tant d'autres recits ou l'invention se complique de surprises materielles, de labyrinthes, de dedales d'architecture fantastique, et ou l'on croirait assister a une secrete collaboration d'Anne Radcliffe avec un ecrivain de genie. Il y a de ces idees fixes dans George Sand. Celle-la s'etait annoncee de bonne heure. Dans cette compagnie de jeunes filles fort indisciplinees, dont quelques-unes l'entrainaient soit a leur suite, soit a leur tete, sa gaiete, un instant assoupie, se reveilla et meme a l'exces; elle devint _diable_, elle aussi, un nom caracteristique choisi par les pensionnaires qui ne voulaient se classer ni parmi les _sages_, ni parmi les _betes_. Puis tout d'un coup, apres deux annees d'etudes fort irregulieres et agitees, apres qu'elle eut epuise des amusements qui n'avaient guere de diabolique que le nom, et qui se reduisaient a un mouvement sans but, a la rebellion muette et systematique contre la regle, une revolution vint a s'operer dans son esprit. "Cela s'etait fait tout d'un coup, comme une passion qui s'allume dans une ame ignorante de ses propres forces." Un jour arriva ou son amour profond et tranquille pour la mere Alicia ne lui suffit plus. "Tous ses besoins etaient dans son coeur, et son coeur s'ennuyait." Sous une vive impulsion, qui ressemblait a un coup de la grace, elle se sentit transformee. Elle entendit, elle aussi, un jour, dans un coin sombre de la chapelle ou elle s'abimait en meditations, le _Tolle, lege_ de saint Augustin, qu'un tableau naif representait devant elle. Tout d'un coup elle se donne, sans reserve, sans discussion, a la foi qui l'envahit; elle n'etait point lache, nous dit-elle, et se fit un point d'honneur de cet abandon total. Elle subit jusqu'au bout "la maladie sacree"; la devotion s'empara d'elle; elle connut les larmes brulantes de la piete, les exaltations de la foi, et parfois aussi elle en ressentit les defaillances et les langueurs. La fievre mystique l'agitait, comme saintement egaree, sous les arceaux du cloitre; elle usait ses genoux, elle repandait son ame en sanglots sur le pave de la chapelle ou elle avait eu sa revelation. Plus tard elle reprendra les souvenirs de cette periode de sa vie dans un recit brulant d'amour divin, dans _Spiridion_, ou plutot dans les premieres pages du recit; car il arrive un moment ou l'ame tendrement exaltee du jeune moine est en proie a des troubles et a des visions d'un autre genre qui le detournent de la foi simple et le jettent dans des voies nouvelles. Mais le debut du roman garde l'empreinte d'une grande et sincere emotion religieuse qui ne se rencontre nulle part, dans la vie de l'auteur, au meme degre qu'au couvent des Anglaises. Comme il arriva pour le jeune moine Spiridion, la vie vint bientot chez elle troubler ce beau reve mystique, deconcerter l'extase et apporter des elements nouveaux qui modifierent profondement l'impression recue. Mais elle en conserva toujours un germe d'idealisme chretien que les accidents de la vie, ses aventures memes ne purent jamais etouffer et qui reparaissait toujours apres des eclipses passageres. La fievre religieuse s'apaisa bientot, a son retour a Nohant, ou la rappelait la sollicitude un peu inquiete de sa grand'mere et ou des incertitudes cruelles sur une sante precaire l'obligerent a rentrer dans les soucis de la vie pratique. Pendant les dix derniers mois que dura la lente et inevitable destruction d'une vie qui lui etait chere, Aurore vecut pres du lit de Mme Dupin, ou seule dans une tristesse presque sauvage. Cette melancolie profonde n'etait un instant suspendue que par des promenades a cheval, "par cette reverie au galop", et sans but, qui lui faisait parcourir une succession rapide de paysages, tantot mornes, tantot delicieux, et dont les seuls episodes, notes par elle et consignes dans ses souvenirs, etaient des rencontres pittoresques de troupeaux ou d'oiseaux voyageurs, le bruit d'un ruisseau dont l'eau clapotait sous les pieds des chevaux, un dejeuner sur un banc de ferme avec son petit page rustique Andre, style par Deschartres a ne pas interrompre son silence plein de songes. C'est alors qu'elle devint tout a fait poete par la tournure de son esprit et par la sensation aigue des choses exterieures, mais poete sans s'en apercevoir, sans le savoir. En meme temps elle prenait la resolution de s'instruire et se mit avec ardeur a des lectures qui l'attacherent passionnement. Elle sentait le vide qu'avait laisse dans son esprit son education dispersee et fortuite sous la discipline bizarre de Deschartres ou sous la regle trop indulgente du couvent. Elle se mit a lire enormement, mais avec une curiosite tumultueuse, sans direction et sans ordre. Un nouveau changement se fit a cette epoque dans son esprit. Elle abandonna l'_Imitation de Jesus-Christ_ et le dogme de l'humilite pour le _Genie du Christianisme_, qui l'initiait a la poesie romantique plutot qu'a une forme nouvelle de la verite religieuse. Bientot elle passa a la philosophie; chaque livre nouveau marquait en elle comme une nouvelle ere. Je ne connais rien de dangereux comme la metaphysique, prise a grande dose et sans methode par un esprit ardent et completement inexperimente. Il y a pour ces jeunes intelligences un egal peril ou de s'attacher exclusivement a une doctrine, quand on est incapable de l'examiner avec sang-froid, et d'y puiser l'enthousiasme exclusif d'un sectaire, ou bien de tout confondre et de tout meler dans un eclectisme sans jugement, de rapprocher par des affinites de sentiment des noms et des dogmes disparates, comme Jesus-Christ et Spinoza. La jeune reveuse ne put echapper a ce double peril: elle passa tour a tour de l'enthousiasme qui confond tout a l'enthousiasme qui s'attache exclusivement a une pensee ou a un nom, tout cela au gre de la sensation presente ou du caprice de l'imagination. Mais elle augmentait rapidement son capital de connaissances, qui fut bientot considerable, bien qu'assez mal classe. Sans facons, elle s'etait mise aux prises avec Mably, Locke, Condillac, Montesquieu, Bacon, Bossuet, Aristote, Leibniz surtout, qu'elle mettait au-dessus de tous les autres comme metaphysicien (ce qui etait une vue et une preference heureuses), Montaigne, Pascal. Puis etaient venus les poetes et les moralistes, La Bruyere, Pope, Milton, Dante, Virgile, Shakespeare; le tout sans idee de suite, sans programme d'etudes, comme ils lui tomberent sous la main. Elle s'emparait de cette masse tourbillonnante d'idees avec une etrange facilite d'intuition; la cervelle etait profonde et large, la memoire etait docile, le sentiment vif et rapide, la volonte tendue. Enfin Rousseau etait arrive; elle avait reconnu son maitre, elle avait subi le charme imperieux de cette logique ardente, et son divorce avec le catholicisme fut consomme. Dans ce conflit d'opinions et de doctrines, sa force nerveuse s'etait epuisee a essayer de tout comprendre, de tout concilier ou de choisir. _Rene_ de Chateaubriand, _Hamlet_ de Shakespeare, Byron enfin avaient acheve l'oeuvre. Elle etait tombee dans un desarroi intellectuel et moral, dans une melancolie qu'elle n'essayait meme plus de combattre. Elle avait resolu de s'abstenir autant que possible de la vie; elle avait meme passe du degout de la vie au desir de la mort. Elle ne s'approchait jamais de la riviere sans eprouver dans sa tete comme une gaiete febrile, en se disant: "Comme c'est aise! Je n'aurais qu'un pas a faire." Oui ou Non?--Voila ce qu'elle se repetait assez souvent et assez longtemps pour risquer d'etre lancee par le _Oui_ au fond de cette eau transparente qui la magnetisait. Un jour, le _Oui_ fut prononce; elle poussa son cheval hors de la voie marquee par le gue, dans le hasard des eaux profondes. C'en etait fait d'elle et des chefs-d'oeuvre futurs, si la bonne jument Colette ne l'avait sauvee, d'un bond extraordinaire, hors du gouffre. La mort de sa grand'mere, dont elle raconte les derniers moments avec une douleur sans phrase et une sincerite touchante, termina la periode d'initiation. La separation entre les deux familles paternelle et maternelle fut consommee, legalement au moins, par l'ouverture du testament. Sa mere, prevenue par quelqu'un, connaissait depuis longtemps la clause qui la separait de sa fille; elle savait aussi l'adhesion donnee a cette clause. De la de nouvelles tempetes. On y ceda dans une certaine mesure. Aurore dut rompre avec ses parents de Villeneuve, a qui elle etait recommandee par le voeu de la morte. Ce fut un nouveau dechirement de famille. Pour obvier a une situation fausse et parfois intolerable, Mme Dupin conduisit un jour sa fille a la campagne, chez des amis qu'elle avait rencontres trois jours auparavant et qui se trouvaient etre les meilleures gens de la terre, les Duplessis; ils habitaient avec leurs enfants une belle villa de la Brie. Mme Dupin promit de venir la chercher "la semaine prochaine". Elle l'y laissa cinq mois, et c'est la que se fit, un jour, le mariage qui devait clore tout naturellement des relations de famille orageuses et parfois meme extravagantes et constituer pour la jeune femme une existence normale en esperance. Ici encore les deceptions ne manquerent pas. Aurore passait pour une riche heritiere, d'assez belle figure et d'un caractere gai, quand elle n'etait pas en contact avec les emportements et les irritations de sa mere, qui avaient le privilege de la rendre affreusement triste. C'est dans la famille Duplessis qu'elle rencontra le fils naturel d'un colonel en retraite, M. Dudevant, dont la fortune etait en rapport avec la sienne et qui la prit tout de suite a gre, "tout en ne lui parlant point d'amour, et s'avouant peu dispose a la passion subite, a l'enthousiasme, et, dans tous les cas, inhabile a l'exprimer d'une maniere seduisante". On fit a Aurore la plaisanterie de la traiter comme sa femme future; il n'en fallut pas davantage. Elle se maria presque passivement, comme elle faisait tous les actes exterieurs de sa vie. Le mariage eut lieu en septembre 1822; ils partirent pour Nohant, ou sa premiere occupation, pendant l'hiver de 1823, fut le souci de la maternite qui se preparait pour elle, a travers les plus doux reves et les plus vives aspirations. La transformation fut complete pour elle. Les besoins de l'intelligence, l'inquietude des pensees, les curiosites de l'etude comme celles de l'observation, tout disparut, dit-elle, aussitot que le doux fardeau se fit sentir. "La Providence veut que, dans cette phase d'attente et d'espoir, la vie physique et la vie du sentiment predominent. Aussi les veilles, les lectures, les reveries, la vie intellectuelle en un mot fut naturellement supprimee, et sans le moindre merite ni le moindre regret." Son mari etait une nature negative et tatillonne; il passait sa vie a la chasse; elle, sans un seul point d'appui autour d'elle, s'abstint de rever; elle fit des layettes avec une ardeur et bientot une _maestria_ de coup de ciseaux qui la surprirent elle-meme. Sauf l'episode de la maternite, les commencements de cette existence nouvelle furent assez ternes. Ce ne fut que par accident que revinrent plus tard des acces de cette exaltation douloureuse qui avait fait jusque-la son secret supplice et, ce qui est plus dangereux, sa secrete et chere volupte. Quelques annees se passerent dans une sorte de tranquillite prosaique et de bonheur negatif. Le reve semblait s'etre enfui bien loin; deux beaux enfants grandissaient autour d'elle. Elle etait devenue, s'il faut l'en croire, une _campagnarde engourdie_, en apparence au moins; elle s'appliqua meme a devenir une bonne femme de menage, ce qui est plus difficile encore. Si sa pensee travaillait encore solitairement dans la condition tres bourgeoise ou elle semblait condamnee a vivre, la jeune mere n'avait pas le pedantisme de ses agitations morales; personne n'en avait le secret ni meme le soupcon autour d'elle, et quand elle eut ecrit ses premiers romans, un de ses plus chers amis, un habitue de Nohant, le Malgache, lui ecrivait: "_Lelia_, c'est une fantaisie. Ca ne vous ressemble pas, a vous qui etes gaie, qui dansez la bourree, qui appreciez le lepidoptere, qui ne meprisez pas le calembour, qui ne cousez pas mal et qui faites tres bien les confitures." Quand definitivement son interieur fut trouble, vers 1831, quand les projets d'un avenir a sa guise eurent pris le dessus, quand on lui eut accorde une miserable pension et la liberte, qui devait plus tard se transformer en une separation legale a son profit, quand elle fut arrivee a Paris pour y courir les risques effrayants d'une existence completement affranchie, ce fut alors que l'on connut Mme Sand, une femme nouvelle avec un nom nouveau. Ce fut Henri Delatouche qui la baptisa ainsi. Sand restait indivis entre Jules Sandeau et elle, reunis par une collaboration pour la premiere oeuvre. On fut vite d'accord sur les prenoms. Sandeau garda le sien; George etait synonyme de Berrichon. "Jules et George, inconnus au public, passeraient pour freres ou cousins." Les deux noms conquirent bientot une celebrite qui les separa de plus en plus l'un de l'autre. Nous ne racontons pas une biographie, nous essayons seulement de tracer une esquisse psychologique. Notre dessein etait de noter les epreuves diverses et les phases intellectuelles qui avaient marque la jeunesse de Mme Sand. Elle arrivait a la vie litteraire avec un fonds de souffrances tres reelles, bien qu'exagerees sans doute par une imagination forte, d'emotions intimes et d'agitations religieuses, irritee plutot qu'apaisee par des lectures sans regle, avec une sensibilite aigue et raffinee, un dedain profond pour les verites relatives dont il faut bien parfois se contenter dans le train du monde, la haine instinctive de tous les jougs qu'impose la loi ou l'opinion, l'horreur innee de tout ce qui engage la liberte de la pensee ou celle du coeur. Ajoutez a cela qu'elle se trouve, presque a son coup d'essai et par le miracle d'une nature prodigue, en possession d'un _style_ merveilleux, qui semble fait tout expres et comme prepare pour recevoir son ardente pensee, qui s'etait forme tout seul et sans conseils, depuis la longue serie des petits cahiers consacres a l'epopee de _Corambe_ jusqu'au premier roman qu'elle donnera au public. Comment se fit la premiere revelation de son talent d'ecrire? il est curieux d'en connaitre l'origine. Ce fut vers la fin du dernier automne qu'elle passa a Nohant. Elle avait beaucoup lu Walter Scott, dont les traces se retrouvent dans plusieurs de ses romans. Elle ebauchait, pendant ces mois tristes, a travers ses longues promenades, l'idee d'une espece de roman qui ne devait jamais voir le jour et qu'elle ecrivit sur la tablette d'une vieille armoire, dans l'ancien boudoir de sa grand'mere, pres de ses enfants: "L'ayant lu, dit-elle avec candeur, je me convainquis qu'il ne valait rien, mais que j'en pouvais faire de moins mauvais", et comme elle etait alors tres preoccupee du choix du metier qui lui assurerait sa liberte a Paris, elle vint a penser qu'en somme il n'etait pas plus mauvais que beaucoup d'autres qui, tant bien que mal, faisaient vivre. "Je reconnus que j'ecrivais vite, facilement, longtemps, sans fatigue; que mes idees, engourdies dans mon cerveau, s'eveillaient et s'enchainaient, par la deduction, au courant de la plume; que dans ma vie de recueillement j'avais beaucoup observe et assez bien compris les caracteres que le hasard avait fait passer devant moi, et que, par consequent, je connaissais assez la nature humaine pour la depeindre." Cela l'encouragea dans sa tentative; elle en conclut que, de tous les petits travaux dont elle etait capable, la litterature proprement dite, dont elle avait le gout et l'instinct confus, etait celui qui lui offrait le plus de chances de succes comme metier. Elle fit son choix. Mais elle avait bien hesite auparavant; elle avait essaye des portraits au crayon ou a l'aquarelle en quelques heures. C'etait ressemblant, parait-il, mais cela manquait d'originalite. Elle crut un instant avoir trouve son aptitude veritable: elle peignait avec gout des fleurs et des oiseaux d'ornement, des compositions microscopiques sur des tabatieres et des etuis a cigares en bois de Spa. Elle faillit meme en vendre un quatre-vingts francs, chez un marchand a qui elle l'avait confie. A quoi tiennent les destinees litteraires! Si elle en avait obtenu cent francs, ce qu'elle demandait en tremblant, sans croire que ce fut possible, _Consuelo_ et _la Mare au Diable_ n'auraient jamais paru. Heureusement la mode de ces objets passa vite, et Mme Dudevant fut obligee de chercher ailleurs ce qu'elle avait cru trouver la, _son gagne-pain_. Le mot est d'elle; il etait strictement vrai dans les conditions qui lui etaient faites. Elle avait a payer de son travail son passage a travers la vie libre, apres qu'elle avait d'abord et de guerre lasse abandonne tous ses droits a son mari, pour racheter son independance. Ce mari, que nous ne retrouverons pas sur notre chemin, sans etre precisement une _realite offensive_ dans les premieres annees, sans etre d'ordinaire ni mechant ni brutal, s'etait arrange de maniere a devenir insupportable et a rendre la vie commune bien difficile a une femme d'un caractere solitaire et assez sauvage, qu'on ne pouvait ni asservir ni reduire dans ses habitudes et ses gouts. Quelques autres defauts, plus graves, parait-il, vinrent s'ajouter aux difficultes conjugales et deciderent une separation, qui, d'abord partielle et librement consentie, devint definitive. Il arriva enfin un jour ou Mme Dudevant reconquit son droit entier a l'independance qu'elle avait tant de fois souhaitee. En 1836 un jugement du tribunal de Bourges prononca la separation a son profit et lui laissa l'education des deux enfants. Mais deja elle avait fait l'essai dangereux de la celebrite litteraire par des oeuvres qui avaient surpris l'attention publique. Elle y etait arrivee avec les qualites dont nous lui avons vu faire l'essai dans la retraite, interieurement si agitee, ou elle avait vecu: l'habitude des longues reveries, qui etait devenue un abri contre la vie reelle, une sensibilite tres vive pour toutes les formes de la souffrance humaine, une bonte qui fut pour elle une source d'inspirations et en meme temps une occasion perpetuelle d'erreurs et de malentendus dans son existence; enfin une imagination inepuisable dont elle avait suivi en secret, avec delices, les jeux et les combinaisons tour a tour ravissantes et terribles, jusqu'au jour ou elle imagina de les jeter dans le public, qui s'en eprit passionnement et acclama le nom de l'enchanteresse. On lui donna presque aussitot sa place, et ce fut souvent la premiere, dans cette illustre pleiade de romanciers qui embrassait les noms si divers de Balzac, d'Alexandre Dumas, de Jules Sandeau, et dans laquelle le nom de George Sand garda son eclat personnel sans rien emprunter aux astres fraternels et voisins. NOTES: [Note 1: Sa grand'mere etait la propre fille du marechal Maurice de Saxe et d'une des demoiselles Verriere, bien connues au XVIIIe siecle. Son grand-pere etait le celebre M. Dupin de Francueil, que Jean-Jacques Rousseau et Mme d'Epinay designent sous le nom de Francueil seulement, et qui, a l'age de soixante-deux ans, etait encore un _reste d'homme charmant_ du dernier siecle. De ce mariage etait ne Maurice Dupin, un militaire, brillant causeur la plume a la main, un peu trop ami des aventures, qui, tres jeune, unit son sort a celui d'une fort aimable et spirituelle modiste de Paris, contre le gre de Mme Dupin, tour a tour indulgente et courroucee. Maurice Dupin eut, en 1804, une fille, Aurore, qui devait illustrer le nom de George Sand.] CHAPITRE II HISTOIRE DES OEUVRES DE GEORGE SAND L'ORDRE ET LA SUCCESSION PSYCHOLOGIQUE DE SES ROMANS Quelle idee George Sand se faisait-elle du roman quand elle entreprit d'ecrire pour le public? Meme en faisant aussi large que l'on voudra la part de la spontaneite, peut-on croire que cette intelligence, si richement douee et si feconde, ait marche tout a fait au hasard, dans les voies qui se sont offertes a elle, avec l'indifference banale d'un talent qui ne vise qu'au succes, ou bien s'est-elle developpee selon la regle inapercue, mais active, d'instincts energiques et permanents? Elle va repondre pour nous: "Je n'avais pas la moindre theorie quand je commencai a ecrire, et je ne crois pas en avoir jamais eu quand une envie de roman m'a mis la plume en main. Cela n'empeche pas que mes instincts ne m'aient fait, a mon insu, la theorie que je vais etablir, que j'ai generalement suivie sans m'en rendre compte, et qui, a l'heure ou j'ecris, est encore en discussion. Selon cette theorie, le roman serait une oeuvre de poesie autant que d'analyse. Il y faudrait des situations vraies et des caracteres vrais, reels meme, se groupant autour d'un type destine a resumer le sentiment ou l'idee principale du livre. Ce type represente generalement la passion de l'amour, puisque presque tous les romans sont des histoires d'amour. Selon la theorie annoncee (et c'est la qu'elle commence), il faut idealiser cet amour, ce type par consequent, et ne pas craindre de lui donner toutes les puissances dont on a l'aspiration en soi-meme, ou toutes les douleurs dont on a vu ou senti la blessure. Mais, en aucun cas, il ne faut l'avilir dans le hasard des evenements; il faut qu'il meure ou triomphe, et on ne doit pas craindre de lui donner une importance exceptionnelle dans la vie, des forces au-dessus du vulgaire, des charmes ou des souffrances qui depassent tout a fait l'habitude des choses humaines, et meme un peu _le vraisemblable_ admis par la plupart des intelligences. En resume, idealisation du sentiment qui fait le sujet, en laissant a l'art du conteur le soin de placer ce sujet dans des conditions et dans un cadre de realite assez sensible pour le faire ressortir." George Sand n'a pas ete infaillible dans l'application de cette theorie. Il lui est arrive plus d'une fois d'idealiser dans le chimerique et le faux. Mais c'etait la l'erreur de son jugement, non de ses instincts; elle restait fidele d'intention a sa theorie, alors meme qu'elle la trahissait. Cette theorie parait bien simple et bien grande, par comparaison surtout avec ce qui s'est vu plus tard. A travers toutes les aventures de sa vie reelle et de sa vie litteraire, George Sand garda intact son culte de l'ideal, elle resta poete. Le gout changeant des generations nouvelles ne lui ravira jamais cet honneur. C'est dans une conception poetique que naissent ces recits si riches, si varies, qui souvent s'alterent dans la suite des evenements, mais qui toujours ont des commencements merveilleux. On comprend comment cette spontaneite d'une imagination dont j'ai essaye de retracer les origines troublees, qui ne se gouverne guere, qui s'excite elle-meme, comment le souvenir des crises morales traversees, l'espoir confus d'un avenir ou sa credulite enthousiaste voyait eclore des reves divins, comment toute cette nature inquiete, fremissante et superbe, avec ses illusions et ses vraies douleurs, va trouver d'instinct son expression dans des oeuvres etranges, audacieuses de pensee, d'un style exalte et inquietant, gemissantes et passionnees, debordantes de lyrisme, a propos de l'amour, a propos de la religion, a propos de la vie humaine. Que si, de plus, on vient a penser que cet auteur est une femme froissee par la vie, decue, irritee de mille manieres, que jusqu'alors dans une existence tres active au dedans, mais tres solitaire et tres retiree, elle est restee etrangere a tous les grands spectacles de la politique et de la societe, et qu'elle se precipite dans ce monde inconnu, avec son inexperience effrenee, ses vastes desirs et une compassion profonde pour les miseres et les douleurs qui crient a travers l'humanite, et encore plus pour celles qui souffrent et saignent silencieusement: on comprendra que cette femme soit tout d'abord consternee et saisie a cette vue, comme toutes les belles ames qui jugent le monde avec leur coeur et dont les aspirations sont violemment meurtries par la brutalite des faits. Elle demandera alors si a tant de maux il n'y a pas de remede. Ce seront d'abord les preoccupations personnelles, religieuses et morales qui domineront son esprit et ses oeuvres. Puis ce sera le tour des preoccupations sociales. Alors, autour de cette femme inspiree, de ce poete applaudi, de cet ecrivain deja populaire, vous verrez se presser en foule les docteurs de la renovation universelle, les empiriques et les utopistes, les sophistes et les reveurs, les apotres sinceres et les charlatans de la question sociale, les exploiteurs et les exploites, les ambitieux et les naifs. Ils ont trouve dans George Sand l'eclatant porte-voix de leurs doctrines. C'est a qui lui proposera un plan nouveau, un systeme inedit, la philosophie, la politique, la religion de l'avenir. La nature de Mme Sand la predisposait a subir le despotisme des convictions apres et des imaginations fortes. Fanatique du bien absolu ou, a son defaut, d'un mieux immediat, reve plutot qu'experimente, plus paresseuse a concevoir l'idee qu'a la mettre en oeuvre, reconnaissant elle-meme que l'initiative intellectuelle lui manque, elle laisse envahir toute une periode de sa vie par l'utopie politique, par le vague desir d'un age d'or sur l'avenement duquel tout le monde est d'accord autour d'elle, sans que chacun renonce a son plan pour le faire eclore, et a son programme particulier pour le realiser. Enfin, un beau jour (oui, ce fut un beau jour pour son talent et sa gloire) elle eprouvera comme une grande lassitude de cette agitation d'idees dans le vide, de ces theories, immaculees et superbes tant qu'elles demeurent sur le trone interieur de la pensee pure, et qui, des qu'elles descendent dans les aventures de la politique active et dans les mouvements de la rue, se laissent _avilir et souiller par les evenements_. Ce grand esprit, qui a l'horreur de la violence, rentrera en soi sous une impression de fatigue et de degout; elle fera, si j'ose dire, une retraite spirituelle en elle-meme dans le sanctuaire de ses plus chers souvenirs; elle se rendra a l'appel energique que lui font ses secrets instincts, trop longtemps froisses par la discussion violente et la lutte ingrate; elle reviendra a son gout pour la campagne, pour ces champs du Berry, theatre de la premiere poesie de ses reveries d'enfant; il y aura en elle comme une eclosion soudaine et inesperee de souvenirs frais et charmants, d'emotions exquises et saines. Enfin, nous nous reposerons avec elle de toutes les agitations et de toutes les haines; la douce lumiere, un peu voilee, de la campagne natale finira par eclipser l'eclat fievreux du reformateur, le reve enflamme du poete humanitaire. N'est-ce pas la precisement le cercle parcouru par Mme Sand, et cette page de biographie intime n'est-elle pas l'histoire en raccourci de ses oeuvres? I La premiere periode de sa vie litteraire est toute au lyrisme spontane, personnel. Et comme je voudrais faire ici un tableau non de fantaisie, mais d'histoire, avec la precision relative que comportent ces sortes de divisions d'un caractere tout psychologique, je crois pouvoir etendre cette premiere periode de 1832 a 1840 environ. Dans cet intervalle de neuf annees paraissent, coup sur coup, les chefs-d'oeuvre de la premiere maniere, _Indiana, Valentine, Jacques, Andre, Mauprat, Lelia_ et la charmante serie des contes venitiens[2]. Rappelons rapidement le sujet des oeuvres principales. Nous verrons qu'elles procedent toutes d'un fonds commun d'emotions et de douleurs personnelles, sans etre pourtant la confidence et le recit de sa vie. Mme Sand a toujours proteste contre les applications trop strictement biographiques qui ont ete faites de ses premiers romans. Cependant il faut s'entendre sur ce point delicat. _Indiana_, elle nous l'assure, n'est pas son histoire devoilee. C'etait du moins l'expression de ses reflexions habituelles, de ses agitations morales, d'une partie de ses souffrances reelles ou factices; ce n'etait pas sa vie, soit, c'etait le roman ou le drame de sa vie, tel qu'elle l'avait concu sous les ombrages de Nohant. Que ce ne fut pas, je veux le croire, une plainte formulee contre son maitre particulier, c'etait du moins une protestation contre la tyrannie dans le mariage, personnifiee par le colonel Delmare. C'etait aussi la conception, l'ideal d'une femme aimante, telle qu'elle l'imaginait alors; c'est pour son propre compte qu'elle s'interessait a la peinture d'un amour naif et profond, exalte et sincere, passionne et chaste, que sa naivete meme trahit, que sa sincerite livre en proie et sans autre defense que le hasard a l'egoisme voluptueux et feroce d'un homme du monde, et que sauve enfin du dernier desespoir un coeur heroiquement silencieux, un coeur digne d'elle, digne de la reconcilier avec la vie et l'amitie.--_Valentine_ recommence, avec des details ravissants et une poesie incomparable, ce theme du mariage impie et malheureux que les convenances sacrileges du monde ont impose, et qui traine a sa suite les plus lamentables et tragiques douleurs, le reveil violent de la nature et du coeur, les ardeurs fatales, les tentations plus fortes que la volonte, la famille deshonoree, une noble maison brisee, un foyer aneanti.--_Jacques_, c'est son ideal de l'amour dans l'homme (comme _Indiana_ est son ideal de l'amour dans la femme); c'est un stoicien devenu amoureux avec la profondeur et l'elevation qu'un stoicien peut mettre dans ces sortes de choses, avec un courage triste jusqu'a la mort des qu'il pressent une faiblesse ou une trahison, un devoue qui abdique sans eclat tous ses droits et se resigne au suicide pour epargner a Fernande, adoree jusque dans sa faute, l'humiliation de ses joies coupables et la honte de son bonheur adultere.--L'amour dans une nature gracieuse et faible qu'il exalte et qu'il brise, l'amour encore, mais dans une nature sauvage qu'il dompte et qu'il eleve a la plus haute education de l'intelligence et du coeur, ce sont deux reves sur les effets divers de la grande passion, c'est _Andre_, c'est _Mauprat_.--_Lelia!_ Qui ne se rappelle toujours, apres l'avoir lu une fois, ce poeme etrange, incoherent, magnifique et absurde, ou le spiritualisme tombe si bas, ou la sensualite aspire si haut, ou le desespoir declame en si beau style, ou l'esprit, ravi, etonne, scandalise, passe brusquement d'une scene de debauche a une priere sublime, ou l'inspiration la plus fantasque s'elance de l'abime au ciel pour retomber au plus profond de l'abime? C'est le doute qui blaspheme, qui maudit, qui s'attendrit jusqu'a l'extase; c'est l'amour qui s'injurie lui-meme sans pitie et qui analyse ses miseres avec une sorte de fureur desesperee; c'est la foi qui tantot se renie et tantot se livre a ses transports; c'est l'ideal qui se deshonore dans les bras des prostituees, et qui demande a l'orgie l'impuissante consolation de ses reves et de ses elans trompes. Ce lyrisme excessif, bien qu'il ait vieilli, offre encore au lecteur un spectacle etonnant ou le vertige et la fievre se melent a des aspirations de la plus grande beaute.--Dans _Spiridion_, le jeune moine Alexis, qui n'est pas sans ressembler beaucoup a George Sand elle-meme en consultation aupres de Lamennais, represente l'ame en peine a la recherche de la verite religieuse, touchee de l'ideal divin et le cherchant avec une douloureuse anxiete a travers les symboles et les livres, et surtout a travers les angoisses d'un vieux moine mourant qui legue a son successeur la flamme, recueillie dans le feu de l'orage, mais la flamme ou s'allumera la revolte religieuse et plus tard la Revolution. A cote de ces grands romans il ne faut pas oublier des oeuvres moindres, non par le talent, mais par l'etendue. Qui ne connait pas les nouvelles de Mme Sand l'ignore vraiment ou est expose a la meconnaitre dans l'etonnante souplesse de son art. A travers ses plus grandes oeuvres, a toutes les epoques de sa vie, mais surtout dans la premiere periode, se joue par intervalles un courant vif et bondissant d'esprit tout francais, l'esprit renaissant du XVIIIe siecle, de fantaisie elegante et de curiosite aventureuse qui trouve a se repandre en liberte dans des fictions dont l'amour est le theme perpetuellement varie. A-t-on jamais manie l'ironie legere d'une main plus gracieuse que celle qui a ecrit _Cora_, _Lavinia_, ou qui a trace ces pages ou la derniere marquise du XVIIIe siecle nous peint, en jouant avec son eventail, les moeurs et les caracteres de son temps et nous raconte la seule emotion qui ait failli troubler le cours harmonieux d'une longue existence, vouee aux amours faciles! Et _Lavinia_, qui pourrait l'oublier? Nous gardons, longtemps apres qu'elle a disparu, l'impression de ce sourire ou a passe la maligne vengeance d'un coeur trahi, qui voit revenir a lui le transfuge et qui l'abandonne a son tour, avec une tristesse souriante, a ses remords vite consoles. Comme tous ces recits sont d'une invention naturelle, d'une allure vive, d'un tour et d'un style exquis! _Metella_ nous montre, au vif et au naturel en meme temps, l'art de peindre les troubles les plus graves du coeur, d'un trait discret qui laisse tout deviner presque sans rien marquer et en courant a la surface. _Le Secretaire intime_, _Teverino_ sont deux inspirations de la plus brillante poesie. J'aime moins _Leone Leoni_, malgre la vigueur extraordinaire du ton, et je goute mediocrement quelques pages dans _la Derniere Aldini_. La mere ne me plait guere quand elle veut epouser son gondolier, et la fille m'effraye quand elle se jette a la tete du chanteur. Mais combien d'autres pages pleines de fraicheur et d'eclat, et quel riant coloris! que de finesse et de grace dans la scene ou Lelio se trouve pour la premiere fois en tete-a-tete avec la jeune Alezia! quelle lutte ingenieuse, et le charmant triomphe pour tous les deux! L'eclat des grandes oeuvres de George Sand a ete trop vif; elles ont ete celebrees ou discutees avec trop de feu, pour que les _nouvelles_ n'eussent pas un peu a en souffrir. Il y a la cependant quelques-uns des plus purs joyaux de cet ecrin deja si riche. Toutes les elegances de l'esprit s'y unissent comme pour faire un cadre d'or a un sentiment delicat. Grace emue, fantaisie souriante, originalite tour a tour piquante et attendrie, que de dons aimables, et quel malheur que George Sand ne s'en soit pas contentee! Pourquoi a-t-elle voulu faire de son talent un instrument plus sonore, mais souvent faux, de doctrines mal etudiees? De ces nouvelles, dont le cadre et le paysage sont empruntes a l'Italie et surtout a Venise, il faut rapprocher les _Lettres d'un voyageur_, publiees a differentes dates et a d'assez grands intervalles, mais dont les premieres, les lettres venitiennes, offrent un interet etrange et passionne que les autres n'ont pas au meme degre. Ces premieres lettres, vrai poeme en prose, chroniques de voyage dans les Alpes et vers le Tyrol, recit de conversations ou d'impressions solitaires a Venise, sont l'expression attristee, dramatique, d'un esprit souffrant, malade, deja cruellement eprouve par la douleur, trompe par l'amour, comme si, apres quelques annees a peine d'experience, il avait du se demontrer a lui-meme que les passions les plus romanesques ne sont pas a l'abri de la souffrance, pas plus que les existences les plus bourgeoises. C'est tantot un jugement amerement resigne sur la vie et les hommes, tantot une plainte aigre, un cri d'angoisse, un de ces cris qui se font entendre a travers le monde, et qui ont un long retentissement. C'est, a coup sur, la confidence la plus sympathique et la plus curieuse que Mme Sand nous ait donnee sur elle-meme par la sincerite de l'accent, avec une exquise discretion de la douleur. Dans ces simples pages s'agitent en une seule ame tous les sentiments les plus sacres de l'ame; ils s'agitent, ils palpitent sous le voile; ni le sexe ni l'age de ce pauvre et poetique voyageur de la vie ne s'y revelent un seul instant; la passion et la souffrance y gardent une admirable pudeur, et le charme en est double. Toutes ces oeuvres si diverses par la conception, par la fantaisie, par le cadre, portent la trace brulante d'un esprit jeune. Le sujet, a peu pres unique a travers la variete eblouissante des aventures, c'est la peinture de l'amour noble aux prises avec les tentations et les surprises de la vie, avec les defaillances ou les trahisons, ce sont les fortunes de ce pauvre et grand coeur humain dans ses elans trompes vers l'heroisme et dans ses chutes prodigieuses; c'est aussi la lutte des ames aimantes contre les perfidies du sort, qui les jette en proie a la violence; c'est la revolte de la nature contre les erreurs fatales de la societe; c'est une protestation contre les servitudes du code, ou de l'opinion, en un mot, contre tout ce qui gene le libre elan des amours vrais. C'est enfin la poursuite inquiete et passionnee de l'ideal religieux, d'un ideal souvent chimerique et trouble, mais ardemment espere, entrevu a travers les doubles tenebres _de la superstition et du scepticisme_. Telle est l'inspiration qui domine dans cette premiere periode, et tel est le motif de ces premiers chants. Chacune de ces oeuvres est un poeme consacre a l'amour divin et surtout a l'amour humain, tous les deux fort etonnes d'etre si intimement meles et confondus. La question sociale ne parait que dans un vague lointain et incidemment. L'idee d'une reformation ne va guere d'abord au dela du mariage, critique moins encore dans son principe que dans sa pratique. Elle ecrivait alors, comme elle le dit, sous l'empire d'une emotion, non d'un systeme. II Le systeme se fait jour bientot et refoule l'emotion dans certaines limites. L'emotion et le systeme, l'une venue de l'ame meme de l'auteur, l'autre venu du dehors, se partageront, a parts plus ou moins egales, les romans de la seconde periode, ceux qui remplissent la vie litteraire de Mme Sand de 1840 a 1848 environ. Ce fut un malheur, au point de vue de l'art, que ce partage. On ne peut pas dire precisement que le talent ait baisse dans les oeuvres de la seconde maniere; mais, a coup sur, l'interet est moins vif, la sympathie, a chaque instant deconcertee, se refroidit. Il y a des parties entieres frappees d'une mortelle langueur. Cela devait etre, et cela est. Ce qu'elle nous avait promis dans le roman, c'etait la peinture plus ou moins idealisee du coeur humain, l'analyse de l'ame jetee dans des situations fictives et se developpant, dans cette combinaison d'evenements imaginaires, au gre de l'auteur, observateur ou poete. Ce qui nous plaisait dans cette lecture, c'etait d'y gouter l'ineffable oubli du monde reel, le repos de ce labeur tumultueux ou tout ce que nous avons de sentiment et d'activite s'epuise, par l'effet necessaire de la vie pratique, dans des luttes si apres et toujours renaissantes, souvent pour de si miserables objets. On aimait a s'y distraire du combat, du bruit et de la poussiere de chaque jour. O poete, vous m'avez presente l'amorce d'une fiction aimable, je vous ai suivi sans defiance et d'un coeur charme; vous avez sollicite ma curiosite, vous l'avez ravie; vous m'avez emu, je subis la douce ivresse que votre art m'a preparee. Et, tout d'un coup, voici que mon emotion s'arrete et se glace. Qu'avez-vous fait? Au milieu de l'idylle enchantee, voici une tirade traitresse dont je reconnais l'inspirateur, voici le sermon socialiste qui commence, et le charme cesse d'agir. Vous me rejetez de vive force, et par une sorte de perfidie, dans ce milieu discordant et agite que je voulais fuir. Je reconnais ici le discours de M. Michel (de Bourges), la le pamphlet enflamme de M. de Lamennais, ailleurs le reve philosophique et religieux de M. Pierre Leroux; courez apres mon emotion, essayez de la ressaisir, elle est bien loin. J'ajoute que, par la force des choses, dans ces episodes de predication intermittente, le talent ni le style ne sont plus les memes. On sent trop bien que l'inspiration vient du dehors et que cette parole n'est qu'un echo. L'inevitable declamation arrive, comme toujours, quand le style n'est plus le son meme de l'ame, directement frappee par son emotion propre. L'eloquence se guinde, la verve forcee prend des airs d'emphase. Que l'on eprouve cette critique sur les principaux romans de cette seconde periode. C'est vers 1840, avec _le Compagnon du tour de France_, que le systeme arrive et que le socialisme entre en campagne. Certes il y a des parties charmantes dans ce roman, des types et des situations saisis avec art. Le fond de l'oeuvre est, ou du moins devrait etre, le contraste de l'amour genereux et vraiment grand de Pierre Huguenin, avec la passion vaniteuse et sensuelle d'Amaury, l'un devouant l'ardeur de sa chaste pensee a une vierge austere, grave, qui est toute intelligence et toute ame, l'autre cherchant la satisfaction d'un gout d'artiste dans la seduction d'une femme elegante et coquette, qu'il aime avec tout l'orgueil de ses sens et toute l'exaltation d'une fantaisie. Ce qui est vrai dans ce roman, ce qui est bien observe et vraiment beau, c'est l'effet de ce faux et mauvais amour sur Amaury. Ce coeur bien doue, mais faible, dupe de sa vanite, expie cruellement sa faute, non par la perte de son avenir, mais, ce qui est plus terrible, par la degradation successive de ses belles qualites. La volupte et l'ambition l'ont touche, elles le possederont a jamais. Ce qui est vrai aussi, et admirablement decrit, c'est l'effet d'un noble amour sur Pierre Huguenin; c'est la peinture de son elevation morale, de la delicate fierte de ses sentiments, de ce courage et de cette probite du bon sens qui se tient a l'ecart et dans l'ombre ou doivent se releguer les passions impossibles. Mais, a chaque instant, helas! ces belles analyses s'arretent brusquement. Cette etude profonde et charmante des effets de deux passions contraires sur deux ames plebeiennes s'interrompt pour laisser passer le flot de la declamation politique. Je ne connais pas de personnage plus incommode, plus bruyant, plus sottement bavard que cet Achille Lefort, qu'on est sur de trouver a tous les detours des allees, toutes les fois que l'idylle s'y promene. Je ne sache rien de plus invraisemblable que le caractere de M. de Villepreux, ce complice d'Achille Lefort qu'il meprise, melange indefinissable d'un grand seigneur sceptique, d'un membre de l'opposition constitutionnelle, d'un conspirateur sans conviction, qui, a certains moments, semble monter sur le trepied de la sibylle humanitaire, et qui, l'instant d'apres, en redescend avec le sourire d'un Machiavel du Palais-Bourbon. Mais surtout, je ne sache rien de plus faux, de plus declamatoire de plus dissonant que le personnage de la noble Yseult, dans la derniere partie du roman, ou l'on est tout etonne de decouvrir que cette jeune fille, qui semble etre la raison meme, avec tant de grace et de charme, n'est rien qu'une conspiratrice exaltee, une pedante infatuee. Voyez-la initiant Pierre Huguenin aux mysteres du carbonarisme, fondant, au milieu de cette campagne splendide et de ce beau parc, la loge _Jean-Jacques Rousseau_; puis, a son tour, initiee par la vertu de l'ouvrier a la vraie doctrine de l'egalite, tout a coup, dans une scene etrange, lui demandant, _devant Dieu qui les voit et qui les entend_, s'il l'aime comme elle l'aime, et lui avouant que, depuis le jour ou elle a pu raisonner sur l'avenir, elle a resolu _d'epouser un homme du peuple afin d'etre peuple_, comme les esprits disposes au christianisme se faisaient baptiser afin de pouvoir se dire chretiens. Charmante et douce Yseult, ou etes-vous? Je ne sais quel fantome, echappe du club des femmes, a pris votre place. Je ne vous reconnais plus[3]. Ainsi s'entremelent, a chaque instant, au grand depit du lecteur, les deux parties du roman, l'une tout aimable et tout emue, empreinte de ce charme qui est la grace dans l'art, l'autre surchargee de tons violents et criards qui font peur a la grace et qui la forcent a s'envoler bien loin. _Horace_ serait l'analyse interessante d'un caractere miserablement personnel et faible, si le roman n'etait pas gate par le contraste trop visiblement cherche d'Arsene, l'homme du peuple sublime, heros du socialisme naissant, type de toutes les vertus selon la morale nouvelle. Dans _Jeanne_ on voit poindre l'_idee druidique_, si chere a quelques amis de Mme Sand, melee a je ne sais quelle vague synthese ou quel chaos religieux. Ici encore, on voudrait choisir dans cette oeuvre si melangee. Quelques episodes charmants, comme la rencontre de Jeanne endormie dans les _Pierres Jomatres_ et comme le poisson d'avril, quelques scenes rustiques, admirablement peintes, comme l'incendie dans un hameau, les lavandieres, la mort a la campagne, la fenaison, ne suffisent pas a sauver le roman de l'ennui que vous cause la preoccupation du systeme, incessamment ramene a la traverse du sentiment. Peu a peu le systeme tue le roman. Il arrive un moment ou Jeanne n'est plus cette fille des champs, admirablement simple et pure, dont le charme naif inspire de l'amitie ou de l'amour a tous ceux qui la rencontrent, et qui s'en etonne ou s'en effraye avec tant de modestie et de pudeur. Elle se transforme a vue d'oeil. Elle devient tantot la Velleda du Mont-Barlot, tantot la Grande Pastoure, elle grandit sans cesse, si c'est grandir, au point de vue de l'art, que de passer a l'etat de mythe et d'allegorie. Elle symbolise l'ame heroique et reveuse du peuple des campagnes. Je le veux bien, mais je ferme le livre au moment ou la jeune paysanne devient une si belle parleuse, et je passe avec empressement a _Consuelo_. Ici encore, malgre les tresors d'invention et d'art qui s'y depensent, n'eprouverai-je aucune deconvenue? Certes je ne suis pas assez sottement empresse de prouver ma critique, pour discuter l'etonnante fecondite d'invention, la curiosite, la passion repandues dans tout ce roman et meme dans la premiere partie de _la Comtesse de Rudolstadt_, qui en est la suite. Mme Sand, comme elle l'avoue, sentait la un beau sujet, des types puissants, une epoque et des pays semes d'accidents historiques, dont le cote intime etait precieux a explorer, et a travers lesquels son imagination se promenait avec une emotion croissante, a mesure qu'elle avancait au hasard, toujours frappee et tentee par des horizons nouveaux. Des lectures recentes qui avaient vivement saisi son esprit mobile l'attiraient a cette entreprise singuliere et complexe, en lui faisant pressentir tout ce que le XVIIIe siecle offre d'interet sous le rapport de l'art, de la philosophie et du merveilleux, trois elements produits par ce siecle d'une facon tres heterogene en apparence, et dont le lien etait cependant curieux a etablir sans trop de fantaisie. Siecle de Marie-Therese et de Frederic II, de Voltaire et de Cagliostro: siecle etrange qui commence par des chansons, se developpe dans des conspirations bizarres, et aboutit par des idees profondes a des revolutions formidables! Je reconnais volontiers, avec Mme Sand, la grandeur du sujet, et, plus liberal qu'elle envers elle-meme, je reconnais qu'elle en a tire le plus souvent un grand parti, par l'interet de l'intrigue, le charme etrange de certaines situations, la vive peinture des sentiments et des caracteres. Comme on aime cette Consuelo, intelligence elevee, noble coeur, admirable artiste, dans les debuts chastement aventureux de sa vie errante a Venise, dans ses premiers triomphes et ses premieres tristesses, a son arrivee a ce terrible chateau des Geants par une nuit de tempete, dans toute cette fantasmagorie des vieilles ruines et des grands souterrains, dans son amour pour le jeune comte Albert si longtemps combattu par l'effroi, dans sa fuite, dans sa rencontre a travers champs avec Haydn presque enfant, dans ce long voyage enfin, le plus ravissant et le plus fantastique que l'imagination puisse rever! Et plus tard, quand, aux prises avec des evenements terribles, triste fiancee de la mort, sous le coup d'un effrayant mystere dont parfois sa raison se trouble, nous voyons reparaitre Consuelo, vierge et veuve, comtesse de Rudolstadt, toujours grande et noble artiste, a la cour de Frederic et dans la dangereuse intimite de la princesse Amelie, que de scenes pleines d'attrait et de terreur! Sa prison, son enlevement, cette fuite nouvelle sous la conduite des Invisibles, ces emotions douloureuses d'une passion enigmatique qui l'attire comme un amour permis et qui l'effraye comme une sorte d'adultere envers un mort, tout cela est raconte avec un interet, un entrain incomparables. Mais, pour Dieu! que le comte Albert ne soit donc pas si fatal, si prolixe et si nuageux! S'il aime Consuelo, qu'il lui parle de son amour et qu'il ne lui commente pas sans fin, dans une histoire de fantaisie, les sanglantes legendes de Jean Ziska et des Hussites! Si sa demence n'etait pas si pretentieuse, il pourrait nous interesser; s'il ne repassait pas a chaque instant dans le roman, avec son front pale, son oeil fixe et son manteau noir seme de larmes d'argent comme un drap mortuaire, il pourrait nous sembler aimable. Mais c'est bien mal a lui de deraisonner si souvent pour effrayer Consuelo et pour impatienter le lecteur! Et quand le moment de l'initiation arrive, quand l'oracle parle enfin au fond du souterrain, est-ce que je me trompe? Est-ce le noble comte qui parle? il me semble reconnaitre de vieilles phrases qui ont fait un long et vaillant service dans _la Democratie pacifique_ de ce temps et ailleurs: "Une secte mysterieuse et singuliere reva, entre beaucoup d'autres, de rehabiliter la vie de la chair, et de reunir dans un seul principe divin ces deux principes arbitrairement divises. Elle voulut sanctionner l'amour, l'_egalite_, la _communaute de tous_, les elements de bonheur. Elle chercha a relever de son abjection le pretendu principe du mal et a le rendre, au contraire, serviteur et agent du bien" ... etc., etc.... Le noble comte peut continuer longtemps ainsi, il y a longtemps que je reve, et je soupconne Consuelo de n'avoir tant de patience a l'entendre que parce qu'elle fait comme moi. Mais tout cela n'est rien en regard du second volume de _la Comtesse de Rudolstadt_. C'est ici qu'un grand courage pourrait se donner le spectacle de la maree montante du systeme et de la declamation. L'ennui atteint tout a coup des hauteurs demesurees. Qui pourrait suivre Consuelo dans ce Pantheon bizarre que lui ouvrent les pretres et les pretresses de la verite, qui est decore, entre chaque colonne, des statues des plus grands amis de l'humanite, et ou l'on voit figurer Jesus-Christ entre Pythagore et Platon, Apollonius de Tyane a cote de saint Jean, Abailard aupres de saint Bernard, Jean Huss et Jerome de Prague a cote de sainte Catherine et de Jeanne d'Arc? De grace, arretons-nous sur le seuil du temple avant que Spartacus n'arrive pour clore l'histoire, et que toutes les figures plus ou moins touchantes du roman ne disparaissent dans les brumes d'un symbolisme universel. Encore un roman qui finit par ce qu'il y a de plus froid au monde, l'allegorie, uni a ce qu'il y a de plus pompeusement vide, la theosophie humanitaire. Ce serait vraiment abuser de l'evidence que d'insister davantage et de repeter longuement la meme et triste epreuve sur le _Meunier d'Angibault_, ou l'on voit, au commencement, un artisan heroique, le grand Lemor, refuser la main d'une veuve patricienne qu'il adore, parce que la richesse est contraire a ses principes, et la riche veuve, a la fin du roman, se rejouir de l'incendie qui devore son chateau, parce qu'elle voit tomber, avec le dernier pan de mur qui lui appartient, le dernier obstacle qui la separait du socialisme et de son amant. Parlerons-nous du _Peche de M. Antoine_, dont le plus gros peche n'est pas, a mes yeux, d'avoir une aussi jolie fille que Gilberte, mais bien d'avoir rendu M. de Boisguilbault le plus insupportable des hommes en lui enlevant sa femme. Tout le monde est plus ou moins communiste ici, dans le singulier monde ou s'agitent les personnages du roman: M. Antoine, gentilhomme dechu; Jean, le paysan philosophe; Janille, la servante; Emile, Cardonnet, le jeune sage; M. de Boisguilbault, le vieux fou. Il n'y a que M. Cardonnet le pere qui ne trempe pas dans l'_idee nouvelle_; mais aussi on a bien soin, comme si cela ne s'entendait pas de soi-meme, d'en faire le type de l'industriel sans coeur, dont la froide brutalite fait mourir sa femme, et qui broie les idees comme les hommes sous la meule de son usine. Tout ce monde-la (toujours M. Cardonnet excepte) a les deux caracteres obliges des personnages: l'heroisme du coeur et l'argumentation intarissable. C'est a qui fera les plus belles actions et parlera le plus longtemps. La palme reste a M. de Boisguilbault. III Deja pourtant, a la meme epoque ou le reve humanitaire obsedait si cruellement cette belle imagination, il s'etait fait en elle plus d'une revolte sourde contre la tyrannie des amities et des idees systematiques. Plus d'une fois elle avait ose, pour respirer le grand air des libres espaces, soulever un instant le joug de plomb qui l'ecrase. Entre _le Meunier d'Angibault_ et _le Peche de M. Antoine_, ces deux grosses machines socialistes, elle avait donne au monde attentif et ravi une delicieuse idylle, la _Mare au Diable_, et prelude ainsi, par un petit chef-d'oeuvre d'exquise chastete et de poesie champetre, a la nouvelle maniere qui devait marquer pour elle une autre periode, une periode de renaissance. Bonheur inattendu! Dans ces pages privilegiees, pas un mot de politique ni d'utopie. Rien qui divise, rien que de pudique et d'attendri, rien que de noble sans effort, de beau sans emphase, de touchant sans phrase! Un petit voyage de trois lieues, qui dure une nuit parce que l'on s'egare; une conversation plusieurs fois interrompue, reprise, quittee, entre le fin laboureur Germain, qui va chercher femme a Fourche, et la petite Marie, qui s'en va bergere aux Ormeaux; deux personnages episodiques, mais non etrangers a l'action, Petit-Pierre, qui voudrait bien avoir Marie pour seconde mere, et la Grise, une bonne et belle jument qu'on aime comme si elle etait une personne; le bivouac improvise sous les grands chenes et ou la nuit se passe tout gentiment, pour Marie, a jaser et a dormir, pour Germain, a causer et a rever; une emotion bien vite reprimee par le brave paysan devant tant d'innocence et de candeur, et, ce qui vaut mieux, un bon projet de mariage qui germe dans sa tete et qu'il remportera demain a la ferme, voila tout; ce n'est rien, et ce _rien_ restera dans notre litterature d'imagination parmi les oeuvres accomplies, nees sous un rayon propice, et consacrees. La poesie est le talisman de Mme Sand; des qu'elle y touche, la sympathie renait et les mauvais reves avec l'ennui s'enfuient. Cette veine d'innocence et de poesie renouvelees devait porter bonheur a Mme Sand. Apres s'etre efforcee d'oublier M. de Boisguilbault et son communisme dans les brillantes aventures de son _Piccinino_, elle revint avec amour a la veine d'or ou elle avait deja recueilli un tresor de grace et de sentiment: elle y puisa _Francois le Champi_. On eut peur en ouvrant le livre. On avait apercu, parmi les premieres lignes, quelques mots de funeste augure, je ne sais quelle theorie de la connaissance, de la sensation et de leur rapport qui est le sentiment, et l'on tremblait que M.P. Leroux n'eut repandu les lumieres troublees de sa psychologie sur cette oeuvre nouvelle. On se rassura bien vite. On respira en s'apercevant que cette page etait absolument un hors-d'oeuvre, une derniere concession a l'amitie. On respira, mais l'alerte avait ete chaude. Il restait un roman berrichon de la tete aux pieds. Mme Sand avait plie son beau style a cette fantaisie du langage rustique, imite dans ses dernieres finesses et saisi dans tout son naturel, pour raconter l'histoire de ce brave Champi, de la bonne Madelon, de leur bucolique amitie a l'ombre du moulin, amitie de mere de la part de Madelon, amitie de fils de la part de Champi, mais qui se change avec les evenements et les annees en une tendresse bien vive et qui les mene, l'un donnant le bras a l'autre, jusqu'a l'eglise du village, avec le petit Jeannie derriere eux, souriant de son plus fin sourire: ne faut-il pas bien souvent un _Ascagne_ enfant dans les romans de village comme dans les poemes epiques, pour servir de pretexte aux premieres effusions de l'amour naissant? Mais pendant que se deroulait cette epopee tranquille dans le feuilleton du _Journal des Debats_, au moment meme ou le roman arrivait a son denouement, un autre denouement, qui fit beaucoup de tort au premier, nous dit Mme Sand, trouvait sa place dans le _premier Paris_ dudit journal. C'etait la revolution de 1848. La crise fut vive pour Mme Sand. L'emotion de la premiere heure faillit arreter la renaissance de son talent, et couper brusquement la veine nouvelle. Des amities exigeantes arrivees au pouvoir faillirent compromettre cette plume exquise dans les violences de la polemique; des _Lettres au peuple_ et des _Bulletins du ministere de l'interieur_, voila ce qui remplaca, pendant quelques mois, les fables charmantes dont elle s'enchantait la veille et dont elle nous enchantait tous. Il fallut l'insurrection terrible de Juin pour rompre le charme et affranchir l'imagination devenue captive. "C'est a la suite de ces nefastes journees, dit-elle, que, troublee et navree jusqu'au fond de l'ame par les orages exterieurs, je m'efforcai de retrouver dans la solitude, sinon le calme, au moins la foi.... Dans ces moments-la un genie orageux et puissant comme celui de Dante ecrit, avec ses larmes, avec sa bile, avec ses nerfs, un poeme terrible, un drame tout plein de tortures et de gemissements. De nos jours, plus faible et plus sensible, l'artiste, qui n'est que le reflet et l'echo d'une generation assez semblable a lui, eprouve le besoin imperieux de detourner la vue et de distraire l'imagination, en se reportant vers un ideal de calme, d'innocence et de reverie. Dans les temps ou le mal vient de ce que les hommes se meconnaissent et se detestent, la mission de l'artiste est de celebrer la douceur, la confiance, l'amitie, et de rappeler ainsi aux hommes endurcis ou decourages que les moeurs pures, les sentiments tendres et l'equite primitive sont ou peuvent etre encore de ce monde. Les allusions directes aux malheurs presents, l'appel aux passions qui fermentent, ce n'est point la le chemin du salut; mieux vaut une douce chanson, un son de pipeau rustique, un conte pour endormir les petits enfants sans frayeur et sans souffrance, que le spectacle des maux reels, renforces et rembrunis encore par les couleurs de la fiction." Ces lignes sont ecrites au devant de _la Petite Fadette_, comme un adieu a la politique orageuse et un engagement, pris a demi-voix, de s'en tenir desormais a des reves plus doux. _La Petite Fadette_ fut le premier gage de la reconciliation de Mme Sand avec son genie. Dans ces annees inquietes, dans ces heures incertaines dont chacune apportait un peril ou une menace, une discorde nouvelle entre les chefs des partis et un fremissement des masses, avec quelle joie on echappait aux anxietes de cette vie precaire en suivant Mme Sand dans les _traines_ fleuries, vers la riviere qui s'endort la-bas, sous les branchages! Que de larmes melees de sourires, un peu par contraste avec les evenements, firent couler l'amitie des deux _bessons_ de la Bessonniere, la jalousie de Sylvinet, la tendresse etonnee d'abord, bientot emue et vive, du beau Landry pour la Fadette, la gentillesse croissante de la Fanchon, transformee par le charme magique d'un amour vrai! Ce fut un succes de grace renaissante. Les plus beaux jours du talent etaient revenus, l'emotion publique les reconnaissait et les saluait. C'est a la meme source d'inspiration champetre qu'il faut rapporter quelques oeuvres, plus voisines de nous par le temps, comme les _Maitres sonneurs_, un recit bien original, et _les Visions de la nuit dans les campagnes_, piquante fantaisie d'une imagination qui aime a traduire les naives terreurs, les superstitions et les legendes, non sans s'emouvoir elle-meme de ces jeux de la peur, qui sont la poesie de minuit et le drame nocturne des champs. Vers cette epoque, la passion du theatre, qui avait ete tres vive chez Mme Sand, se reveilla avec une force nouvelle. L'effort infructueux de _Cosima_ avait irrite cette passion plus encore qu'elle ne l'avait decouragee. _Gabrielle_, _les Sept Cordes de la Lyre_, les _Mississipiens_ avaient ete comme un spectacle ideal que Mme Sand avait donne a son imagination. Dans sa studieuse retraite de Nohant, sa recreation la plus chere, avec ses enfants et ses amis, etait, nous le verrons plus tard, un theatre de fantaisie, ou chacun, sur un scenario prepare d'avance, apportait la verve improvisee de son esprit ou la malice piquante de sa raison, sa melancolie ou sa gaiete.--En 1849 elle fit jouer sa comedie pastorale de _Francois le Champi_. Nous ne la suivrons pas longuement dans cette voie nouvelle, dans laquelle l'auteur ne rencontrera jamais un succes egal a son merite, a son effort, a son visible desir de bien faire. Le tour particulier de son talent, amoureux de l'analyse et de la poesie, ne lui profitait pas ici autant qu'ailleurs. Ce qu'il faut, au theatre, c'est la science du relief, l'instinct de la perspective, l'habilete des combinaisons et surtout l'action, encore l'action et toujours l'action; c'est la gaiete naturelle qui enleve le rire, ou le secret des emotions fortes et l'imprevu qui saisissent l'esprit. L'action vive et rapide n'etait pas le fait de Mme Sand. Ni l'esprit dramatique ni la _vis comica_ ne se rencontrent chez elle. Son theatre manque de relief; les formes trop simples et trop nues de son art, son habitude des analyses delicates et des sentiments fins, le style meme, d'une prodigieuse facilite, mais un peu prolixe et parfois un peu declamatoire, qui tantot ne brille que par une simplicite savante et tantot s'illumine de l'eclair lyrique, mieux a sa place dans un roman, voila autant d'obstacles a sa popularite sur la scene. Quoi qu'il en soit, pendant de longues annees, dans la derniere periode de sa vie, depuis _Francois le Champi_ et _le Mariage de Victorine_ (1851) jusqu'au _Marquis de Villemer_ (1864), Mme Sand fut, avec un succes inegal, passionnement occupee de son theatre. Elle sentait tres vivement chez les autres, elle appreciait ce don du theatre qu'elle fit tant d'efforts pour acquerir et pour imposer au public. Quoi qu'on en ait dit plus tard, elle n'y reussit jamais completement. Nous avons cependant assiste a des reprises recentes de quelques-unes de ses pieces, un peu trop vite abandonnees autrefois, et qui ont ete tres bien accueillies par un public nouveau; nous venons d'applaudir[4] a cette jolie comedie romanesque _les Beaux Messieurs de Bois-Dore_ et a ce drame sentimental _Claudie_, qui a reussi malgre le ton de predication suranne du pere Remy. Je suis assure qu'on pourrait faire la meme et heureuse epreuve sur d'autres pastorales, mises au theatre, comme _Francois le Champi_, ou des drames voues a l'etude des ames d'artistes, comme _Maitre Favilla_. Il faut tenir compte d'un mouvement de reaction tres marque qui s'opere dans les esprits en faveur du theatre idealiste, pour comprendre ce genre de succes qui fait honneur au public lettre. Malgre cela et quelques autres raisons tirees du charme sentimental de l'ecrivain tardivement retrouve, on peut dire que Mme Sand ne reussit que deux fois, d'une maniere durable, au theatre: dans _le Mariage de Victorine_ et dans _le Marquis de Villemer_. Encore est-il juste de dire que, ces deux fois, elle avait eu deux precieux collaborateurs: pour la premiere piece, Sedaine; pour la seconde, Alexandre Dumas fils. Pendant cette periode, disputee au roman et en partie usurpee par des tentatives dramatiques, Mme Sand n'abandonnait pas la voie que lui montrait sa vraie vocation. IV Elle donnait successivement: des romans du genre historique, comme _les Beaux Messieurs de Bois-Dore_, dont etait sortie presque aussitot la piece du meme nom, cette etrange hallucination, ce reve retrospectif sur les amours et la religion antediluviennes, qu'elle a intitule _Evenor et Leucippe_; quelques romans agreables, comme _la Filleule_, _Adriani_, _Mont-Reveche_, qui nous semblent particulierement significatifs par la peinture tres vive et tres soignee des caracteres, par la gracieuse variete des situations, par le mouvement de l'intrigue et surtout par le desinteressement tres marque de toute theorie sociale, le parti pris de revenir a sa conception primitive du roman, pur de toute preoccupation etrangere[5]. Les bucoliques ne peuvent durer toujours. Elles avaient valu a Mme Sand un regain de succes et une popularite qui avait monte pendant quelque temps jusqu'au ton de l'enthousiasme; on avait pu craindre un instant qu'elle ne se s'attardat dans ces paysanneries qui l'avaient si heureusement affranchie de la haineuse politique. Aussi ce fut avec un grand plaisir qu'on la vit revenir a la veritable patrie du roman, la societe tout entiere, dans sa complexite infinie, aujourd'hui, mais pas pour longtemps, parmi les ouvriers de la Ville-Noire, hier dans le salon bourgeois et puritain des Obernay, avant-hier dans l'aristocratique boudoir de la vieille marquise de Villemer ou sur les montagnes de l'Auvergne. Dans la longue serie des oeuvres qui couronnent d'une flamme vive encore, bien que par instants palissante, les derniers travaux de Mme Sand, deux surtout meritent de fixer l'attention de la posterite, _Jean de la Roche_ et _le Marquis de Villemer_. Je viens de relire ces deux romans et je suis retombe sous le charme d'autrefois. Je l'ai senti presque aussi vif et penetrant. Combien y en a-t-il, parmi les oeuvres de pure imagination, qui resistent a l'epreuve d'une seconde journee quand elles ont perdu pour nous l'attrait de l'inconnu et cette premiere fleur de la nouveaute, souvent si fragile et si artificielle? Ces deux oeuvres sont de la meilleure maniere de George Sand, avec le progres que l'experience la plus delicate de la vie a pu apporter dans les conceptions primitives de son art, sans que l'age ait refroidi l'inspiration. Le sujet de _Jean de la Roche_ est peut-etre le plus original et le plus simple. Il n'echappe pas a la poetique du genre qui condamne tout roman a n'etre, plus ou moins, que l'histoire d'un amour malheureux. Ce sera donc encore l'eternelle lutte de l'amour contre les obstacles qui l'entourent a chaque pas et le detournent de son but. Mais la nouveaute est ici dans la nature de l'obstacle. Jean de la Roche est d'une naissance au moins egale a celle de miss Love; sa fortune est convenable, et M. Butler, grace a Dieu, n'a rien de commun avec les peres barbares qui remplissent les romans et les drames des eclats de leur colere. Quand tout semble conspirer au bonheur de cet amour partage et beni, d'ou vient donc l'obstacle? D'ou jaillira la source des larmes? Miss Love a pour frere un enfant, un terrible enfant, qui, voyant que sa soeur va se marier, tombe dans une sorte de desespoir. Il est jaloux a sa maniere, chastement, mais maladivement jaloux. Sa langueur silencieuse et obstinee, une fievre nerveuse, des rechutes terribles, voila tout le noeud du roman. L'enfant est jaloux jusqu'a en mourir, et, comme elle l'adore, comme elle est le sacrifice meme, le sacrifice qui garde le sourire aux levres, sans hesiter elle immole ses plus cheres esperances. L'analyse de cette passion etrange d'un enfant fait l'originalite de ce roman. Ce n'est plus de vive lutte que l'on peut enlever un obstacle de cette nature; il faut des soins et des menagements infinis pour traiter cette maladie de l'ame qui menace a chaque instant d'emporter une vie fragile; il faut surtout une resignation gaie et le plus difficile courage, celui qui ne craint pas de se mesurer avec le temps et d'attendre, presque sans esperance, un changement invraisemblable. A travers quels incidents varies un art ingenieux conduit l'interet, le soutient en le graduant et le variant sans cesse, comment tout se demele enfin sous la main delicate de l'auteur, comment l'epreuve de ces deux ames vaillantes se termine et se consacre par un bonheur qui n'est que le resultat naturel et comme l'oeuvre de leurs genereuses qualites, voila ou se marque le talent renouvele de l'auteur. La derniere partie du roman, la rencontre de Jean de la Roche, deguise et meconnaissable, avec la famille Butler, une excursion tres pittoresque au Mont-Dore, qui lui fournit l'occasion de s'assurer si on l'aime encore apres cinq longues annees d'absence et de malentendu, le repentir tardif de Hope Butler, l'expiation qu'il offre pour le mal deja fait, mais qui, dans l'enfant devenu jeune homme, garde encore son caractere etrange et maladif, ces dernieres scenes, si naturelles et si bien preparees en meme temps, achevent l'emotion du lecteur. Nous ne raconterons pas _le Marquis de Villemer_, popularise par le theatre aussi bien que par le roman. Bien des fois deja on avait vu le drame ou le roman aux prises avec des donnees analogues. Ni dans la litterature anglaise, ni dans la notre, l'histoire de l'institutrice ou de la demoiselle de compagnie n'est nouvelle. Mais ce qui est nouveau ici, c'est l'analyse des personnages, traces avec autant de nettete que d'elegance; c'est surtout l'abondance et la variete des plus charmants details d'interieur. Quels piquants entretiens que ceux de Caroline de Saint-Geneix avec la vieille marquise, une personne compliquee, faussee par l'abus des relations sociales, incapable de vivre seule, incapable meme de penser quand elle est seule, mais esprit charmant des qu'elle est en communication avec l'esprit d'autrui, et dont la jouissance unique en ce monde est la conversation, qui lui rend le service d'activer ses idees, de les rendre _gaies_ par le mouvement, de la tirer hors d'elle-meme! Ce qui frappe le lecteur, c'est le grand air qui regne d'un bout a l'autre de ce charmant recit, c'est l'attitude et le ton de la vie aristocratique, si naturellement pris et si naturellement garde dans tout ce roman. On n'a pas assez remarque ce caractere de l'esprit de Mme Sand dans ses anciennes oeuvres. La democratie des idees a fait illusion et donne le change sur l'habitude et l'allure de ce style, qui n'est jamais mieux a sa place que dans les peintures de la haute vie, ou il excelle sans effort, ou il se meut avec une aisance merveilleuse. Qu'on la compare, sur ce point, avec Balzac! quelle superiorite aisee chez George Sand! C'est le caractere des esprits vraiment superieurs de se continuer sans se repeter et de savoir se renouveler. Toutes les oeuvres de la derniere periode ne meritent pas cependant le meme eloge. L'auteur y laisse sentir quelques traces de fatigue, dont la plus marquee est une prolixite que ne peuvent aviver quelques traits d'analyse morale et quelques pages de description saisissante. Il n'en reste pas moins vrai que c'est un prodige de fecondite que cette vie litteraire de Mme Sand, vue dans son ensemble, enchantant de ses fictions ou troublant de ses reves quatre ou cinq generations, a travers tant de catastrophes publiques ou privees, presque toujours egale a elle-meme, mais n'ayant jamais dit le dernier mot de son art, deconcertant a chaque instant la critique, qui croit l'avoir enfin saisi, lui reservant toujours de nouvelles surprises, tandis qu'autour d'elle, et sur la route qu'elle a parcourue, se sont amonceles tant de ruines intellectuelles, tant de debris, de talents incomplets, frappes ou d'impuissance ou de ridicule et, dans leur infatuation, ne s'apercevant meme pas qu'ils ont cesse d'exister. Dans l'intervalle des romans, qui etaient l'oeuvre principale de sa vie, elle trouvait le temps de se meler activement, meme sous forme litteraire, de la vie des autres, soit qu'elle racontat toute sorte d'histoires a ses petits-enfants, _le Chateau de Pictordu_, _la Tour de Percemont_, _le Chene parlant_, _les Dames Vertes_, _le Diable au Champ_, toutes les varietes des _Contes d'une grand'mere_, ou se montre une imagination intarissable; soit qu'elle ecrivit d'une plume negligente sur le bord de la table de famille ses impressions un peu vagues sur la litterature du jour; soit enfin que plus tard, sous le coup des emotions les plus vives, a la date de l'annee terrible, elle retracat dans le _Journal d'un Voyageur pendant la guerre_ les angoisses publiques, les douleurs et les inquietudes privees dans un style attriste, mais viril, tout vibrant de patriotisme. Le reste de cette vie prodigieusement active, s'il pouvait y avoir encore un excedent de minutes libres dans des journees si occupees, etait la partie reservee a une _Correspondance_ infatigable, qui etait comme le complement tenu au jour le jour de cette biographie commencee d'apres un vaste plan, l'_Histoire de ma vie_, remontant beaucoup trop haut dans la genealogie de sa famille, arretee trop tot, ou abondent les pages les plus curieuses, d'autres tout simplement exquises, comme le recit du sejour au couvent des Anglaises. Et dans cette nomenclature rapide, que d'oeuvres nous omettons, que de petits chefs-d'oeuvre nous laissons dans l'ombre! Nous avons essaye de faire l'histoire des oeuvres de Mme Sand. C'est quelque chose comme la biographie de son talent, reparti en quatre periodes: la premiere (1831-1840), qui est celle du lyrisme personnel, ou les emotions contenues pendant une jeunesse solitaire et reveuse eclatent dans des fictions brillantes et passionnees; la seconde (1840-1848), ou l'inspiration est moins personnelle et ou l'auteur s'abandonne a l'influence des doctrines etrangeres, c'est la periode du roman systematique; la troisieme (1848-1860 environ), qui se marque par une lassitude visible des theories, par une tendance a un genre simple, naif et vrai, par le triomphe de l'idylle et par la poursuite d'une forme nouvelle du succes, le succes au theatre; la derniere, qui embrasse toute la fin de cette vie si feconde (1860-1876), et que signale un retour au roman de la premiere maniere, mais ou la flamme est temperee par l'experience, parfois meme amortie par l'age, quelque peu languissante en depit de chefs-d'oeuvre qui subsistent et semblent protester contre cette impression par la vigueur toujours jeune et la purete de l'inspiration. NOTES: [Note 2: Citons les dates des principaux romans: En 1832, _Indiana, Valentine_; en 1833, _Lelia_; en 1834, les _Lettres d'un voyageur_ et _Jacques_; en 1835, _Andre_ et _Leone Leoni_; de 1833 a 1838, le _Secretaire intime, Lavinia, Metella, Mattea, la Derniere Aldini_; _Mauprat_ fut ecrit a Nohant en 1836, au moment ou Mme Sand venait de plaider en separation. Ces rapprochements eclairent la pensee de l'auteur.] [Note 3: Le roman russe nous a montre souvent, dans ces derniers temps, ce type d'une Yseult nihiliste. En France ce type est reste une fiction.] [Note 4: Mai 1887.] [Note 5: Citons encore, mais sans nous arreter: _la Daniella_, un roman _tres romanesque_; _Narcisse_, _les Dames Vertes_, _l'Homme de neige_, _Constance Verrier_, _la Famille de Germandre_, _Valvedre_, _la Ville-Noire_, _Tamaris_ (1862); _Mademoiselle de La Quintinie_ (1863), _la Confession d'une jeune fille_ (1865), _Monsieur Sylvestre_, _le Dernier amour_, _Cadio_ (1868), _Mademoiselle Merquem_, _Pierre qui roule_, _le Chateau de Pictordu_, _Flamarande_, etc., etc.; puis les _Legendes rustiques_, _Impressions et souvenirs_, _Autour de la table_, les _Contes d'une grand'mere_, etc., etc.] CHAPITRE III LES SOURCES DE L'INSPIRATION DE GEORGE SAND LES IDEES ET LES SENTIMENTS Peut-on demeler exactement et reduire a quelques-unes les sources principales de l'inspiration de Mme Sand dans sa longue vie litteraire? Quelle etait sa doctrine sur les grands sujets de la meditation humaine dont elle se montre passionnement occupee: les lois sociales, l'amour, la nature, les idees, le sentiment du divin dans le monde et dans la vie? Comment gouverne-t-elle et melange-t-elle ces diverses inspirations? N'ont-elles pas produit quelquefois, par leur conflit, quelque effet discordant, quelque confusion dans son oeuvre? Certes ce serait un insupportable pedantisme que d'evoquer les ombres charmantes et legeres de ses divers romans, de demander a chacune d'elles ce qu'elle represente dans le monde et de reduire en syllogismes ces fantaisies d'un esprit si libre et si varie. Dans le sens rigoureux du mot, il n'y a pas de doctrine chez Mme Sand: c'est une imagination puissante qui s'epanche en liberte, ce n'est pas une theorie qui se developpe. D'ailleurs la passion est bien plus forte et bien plus vivante chez elle que l'idee, et, quand c'est un principe, vrai ou faux, qui l'inspire, il a fallu d'abord que ce principe cessat d'etre une abstraction et devint un sentiment. On dit que Mme Sand a eu plusieurs maitres de philosophie. Je veux bien le croire, puisqu'elle-meme nous le laisse supposer. Mais son premier maitre de philosophie a ete son coeur, un maitre plein d'illusions et de chimeres, et ce n'est que par l'intermediaire de celui-ci que les autres ont pu agir et se faire ecouter. Il n'y a donc pas lieu de chercher bien rigoureusement la doctrine de Mme Sand, mais seulement d'analyser ses idees a travers ses sentiments. Trois sources d'inspiration semblent intarissables chez Mme Sand: l'amour, la passion de l'humanite, le sentiment de la nature. Plusieurs autres peuvent etre distinguees a cote de celles-la, mais elles s'absorbent insensiblement et finissent par disparaitre. Il semble, a l'en croire, que l'amour est l'unique affaire de la vie, que la vie elle-meme, c'est-a-dire l'action, sous ses formes les plus variees, n'ait pas d'autre objet ni d'autre emploi. Avant d'avoir aime, on ne vivait pas; quand on n'aime plus ou qu'on n'est plus aime, a peine a-t-on le droit de vivre encore. Cela seul, aimer, etre aime donne du prix a l'existence. Je vois bien apparaitre un autre mobile, vaguement deja dans les romans de la premiere maniere, tres nettement dans les romans de la seconde periode, le sentiment humanitaire; mais ce mobile lui-meme se subordonne au premier. Dans des romans comme _le Compagnon du tour de France_, _la Comtesse de Rudolstadt_, _le Meunier d'Angibault_, c'est l'amour qui est l'initiateur supreme a la doctrine egalitaire. On se devoue au grand oeuvre, comme le comte Albert, soit, mais Consuelo est la recompense esperee et prevue de ce devouement. Tout ce qu'il y a d'activite virile ou d'heroisme dans le monde a pour but l'amour a meriter ou a conquerir. Si l'opinion sociale ou les hasards de la vie ont creuse un abime entre eux et l'objet aime, les heros de Mme Sand deploient une force incalculable pour le franchir. Il y a meme la une idee touchante, que l'auteur a employee plusieurs fois avec un singulier bonheur. Que d'energie montre ce paysan demi-lettre, Simon, dans le rude assaut de sa destinee! Pour s'elever jusqu'a Fiamma, il aura la force de conquerir la fortune, le talent meme. Mauprat, le coeur pris par l'image d'Edmee, deviendra, avec une resolution et des peines incroyables, de bandit et de sauvage, honnete homme, heros. Quand il n'y a pas d'abime a franchir, on se croise les bras et on aime; on ne sait bien faire que cela dans le petit monde que gouverne l'amoureuse fantaisie de Mme Sand. Voyez Octave, dans _Jacques_, il ne lui vient pas a l'idee qu'il puisse y avoir d'autre occupation ou d'autre devoir ici-bas. Il a aime Sylvia; quand il ne l'aime plus, c'est Fernande qu'il aime. Son inutilite dans la societe n'est pour lui ni un souci ni un remords; d'ailleurs il n'y pense pas, et s'il y pense, il n'y croit pas. Sa fonction sociale est d'aimer; Dieu sait s'il s'en acquitte en conscience. Benedict, dans _Valentine_, ne s'imagine pas non plus que son intelligence ou ses bras puissent servir a autre chose. Du jour ou il a rencontre Valentine, sa vie exterieure s'arrete. Il abdique toute son activite, tout son avenir; il ne songe pas que l'existence a ses exigences et ses devoirs. Il vit avec son amour et de son amour, dans l'immobilite d'une extase orientale, que troublent seulement ses fureurs et ses desespoirs.--La raison de vivre, c'est l'amour; le droit de vivre cesse avec lui. Ceux qui persistent a trainer sur la terre l'inutile fardeau d'une existence sans amour sont des ames faibles qui n'ont pas su trouver en elles l'energie d'une resolution supreme. Mais croyez bien que ces volontes inertes, qui n'ont pas l'energie de la mort, n'ont pas eu celle du veritable amour. Andre, apres la mort de Genevieve, se promene malade au bras de Joseph Marteau, le long des traines, lentement, les yeux baisses, comme s'il craignait encore de rencontrer le regard de son pere. _L'infortune_, nous dit Mme Sand, _n'avait pas eu la force de mourir_. C'est qu'aussi Andre n'a porte dans la passion que les agitations et les terreurs de la faiblesse. Voyez les vrais heros de l'amour, ils sauront quitter la vie quand l'amour les quittera. Valentine mourra de la mort de Benedict. Indiana ne veut pas survivre a son coeur. Jacques, trahi, va chercher une mort inconnue dans les glaciers. A qui n'a plus l'amour il ne reste plus rien a faire en ce monde. Ainsi le veut l'esthetique du roman. Quel contraste avec les idees de Carlyle, le philosophe anglais, sur le meme sujet! "Ce qu'il execrait le plus violemment dans les romans de Thackeray, c'est que l'amour y est represente (a la facon francaise) comme s'etendant sur toute notre existence et en formant le grand interet; tandis que l'amour, au contraire (_la chose qu'on appelle l'amour_), est confine a un tres petit nombre d'annees de la vie de l'homme, et que, meme dans cette fraction insignifiante du temps, il n'est qu'un des objets dont l'homme a a s'occuper, parmi une foule d'autres objets infiniment plus importants.... A vrai dire, toute l'affaire de l'amour est une si miserable futilite qu'a une epoque heroique personne ne se donnerait la peine d'y penser, encore bien moins d'en ouvrir la bouche[6]?" Qui a raison? Si l'on s'etonne que l'amour soit, non pas le plus grand, mais presque l'unique devoir de la vie, Mme Sand vous l'expliquera en disant qu'il vient de Dieu. On sait qu'il etait fort a la mode, en ce temps, de meler ce nom aux plus vifs emportements de la passion. Nos poetes mettaient alors une sorte de mysticisme dans les aventures les plus risquees du coeur. Mais aucun poete, aucun romancier n'a plus ouvertement que Mme Sand, je dirai plus candidement, abuse de Dieu dans l'amour. Certes il y a de nobles passions qui grandissent l'ame, et, comme la raison humaine cherche l'ideal divin dans tout ce qui est grand et beau, on peut croire parfois, en sentant l'homme meilleur, a une secrete intervention de Dieu dans ces sentiments privilegies. Mais quel enthousiasme indiscret et perilleux d'appliquer a tous les amours, quels qu'ils soient, cette complaisante faveur de la Providence! De quelles coupables lachetes de coeur, de quelles perfidies, de quelles defaillances morales on la rend ainsi involontairement complice! Ecoutez Mme Sand nous retracer a sa facon les hautes origines de l'amour: "Ce qui fait l'immense superiorite de ce sentiment sur tous les autres, _ce qui prouve son essence divine_, c'est qu'il ne nait point de l'homme meme, c'est que l'homme n'en peut disposer; c'est qu'il ne l'accorde pas plus qu'il ne l'ote par un acte de sa volonte; c'est que le coeur humain le recoit d'en haut sans doute pour le reporter sur la creature choisie entre toutes dans les desseins du ciel; et quand une ame energique l'a recu, c'est en vain que toutes les considerations humaines eleveraient la voix pour le detruire; il subsiste seul et par sa propre puissance. Tous ces auxiliaires qu'on lui donne, ou plutot qu'il attire a soi, l'amitie, la confiance, la sympathie, l'estime meme, ne sont que des allies subalternes; il les a crees, il les domine, il leur survit." Et, quelques lignes plus loin, elle ajoute: "La supreme Providence, qui est partout en depit des hommes, n'avait-elle pas preside a ce rapprochement? L'un etait necessaire a l'autre: Benedict a Valentine, pour lui faire connaitre ces emotions sans lesquelles la vie est incomplete; Valentine a Benedict, pour apporter le repos et la consolation dans une vie orageuse et tourmentee. Mais la societe se trouvait la entre eux, qui rendait ce choix absurde, coupable, impie! La Providence a fait l'ordre admirable de la nature, les hommes l'ont detruit; a qui la faute?" Qu'il y ait une predestination divine entre Benedict et Valentine, j'ai peine a le croire, mais que Dieu intervienne expres pour autoriser jusqu'aux inconstances du coeur, voila ce que je ne peux, en conscience, accorder a Jacques. "Je n'ai jamais travaille mon imagination, dit-il, pour allumer ou ranimer en moi le sentiment qui n'y etait pas encore ou celui qui n'y etait plus; je ne me suis jamais impose la constance comme un role. Quand j'ai senti l'amour s'eteindre, je l'ai dit sans honte et sans remords, et _j'ai obei a la Providence qui m'attirait ailleurs_." La singuliere fonction pour la Providence, d'appeler Jacques a de nouvelles amours! Du reste, Jacques fait des proselytes a sa doctrine, sa femme la premiere. Car, plus tard, lorsque sa femme le trahit, c'est religieusement, si je puis dire. On n'avait jamais pousse la piete si avant dans l'adultere. Imaginez, pour consacrer son bonheur, le projet que forme l'aimable Fernande. "O mon cher Octave! ecrit-elle a son amant, nous ne passerons jamais une nuit ensemble sans nous agenouiller et sans prier pour Jacques." Voila un mari bien console. On ne doit pas s'etonner, d'apres cela, si les heros de Mme Sand croient rendre a Dieu une sorte de culte en cedant a l'amour. Les amants prennent tout a coup, dans leurs extases, des airs d'inspires. Quand ils racontent leurs joies, c'est avec une sorte d'exaltation pieuse. Ils semblent voir la quelque chose comme des rites sacres, ou ils apportent un orgueil attendri. Ce ne sont plus des amants, ce sont des grands pretres. De quel ton religieux Valreg raconte l'invraisemblable bonheur qui lui est arrive, le mensonge bizarre et l'heroisme cynique par lequel la Daniella s'est livree a lui! Je n'insisterai pas, je veux seulement indiquer la note qui domine dans cette etrange action de graces. Les metaphores les plus mystiques se pressent sous sa plume delirante. "Une vierge sage calomniant sa purete, eteignant sa lampe comme une vierge folle, pour rassurer la mauvaise et lache conscience de celui qu'elle aime et qui la meconnait! Mais c'est un reve que je fais!... _Je suis dans un etat surnaturel.... Je me trouve tel que Dieu m'a fait. L'amour primordial, le principal effluve de la divinite s'est repandu dans l'air que je respire; ma poitrine s'en est remplie.... C'est comme un fluide nouveau qui le penetre et qui le vivifie.... Je vis enfin par ce sens intellectuel qui voit, entend et comprend, un ordre de choses immuable, qui coopere sciemment a l'oeuvre sans fin et sans limites de la vie superieure, de la vie en Dieu_", etc., etc. Ce n'est plus seulement un apotre de l'amour, c'est un illumine. Venant de Dieu, l'amour est sacre. Y ceder, c'est faire acte pie; y resister serait un sacrilege; le blamer dans les autres, une impiete. Le voeu de la nature, n'est-ce pas l'appel meme de Dieu a ces elus d'une nouvelle espece? Est-il besoin d'ajouter que l'amour se legitime par lui-meme? Il est irresponsable, puisqu'il est divin. Les egarements qu'il amene rencontrent dans l'auteur et dans ses principaux personnages la plus large indulgence, la sympathie la plus illimitee: "Marthe, dit Eugenie (dans le roman d'_Horace_), pourquoi donc cette douleur? Est-ce du regret pour le passe, est-ce la crainte de l'avenir? Tu as dispose de toi, tu etais libre, personne n'a le droit de t'humilier." Ceux memes qui auraient quelque droit de se plaindre, comme les maris abandonnes, sont les premiers, quand ils ont de grandes ames, a repandre leur benediction heroique sur le couple adultere: "Ne maudis pas ces deux amants, ecrit Jacques a Sylvia. Ils ne sont pas coupables, ils s'aiment. Il n'y a pas de crime la ou il y a de l'amour sincere". Et ailleurs: "Fernande cede aujourd'hui a une passion qu'un an de combats et de resistance a enracinee dans son coeur; je suis force de l'admirer, car je pourrais l'aimer encore, y eut-elle cede au bout d'un mois. Nulle creature humaine ne peut commander a l'amour, et nul n'est coupable pour le ressentir et pour le perdre." Mais ou donc s'arretera cette indulgence pour les egarements de l'amour? J'ai peur qu'elle ne s'etende bien loin, jusqu'aux dernieres limites ou peut s'etendre la vie libre. Je me rappelle involontairement une apologie tres vive (_pro domo sua_) d'Isidora la courtisane, demontrant a Laurent que toutes ces femmes de plaisir et d'ivresse qu'un stoicisme pueril meprise, ce sont les types les plus rares et les plus puissants qui soient sortis des mains de la nature. Mme Sand peut dire qu'Isidora parle ainsi par circonstance ou par situation, et que d'ailleurs il ne faut pas discuter si severement les folles pensees qui s'echangent au bal masque. Soit; mais plus loin, dans le meme livre, Laurent developpe un theme analogue, et conclut hardiment, devant la noble Alice, que la societe n'a pas donne d'autre issue aux facultes de la femme, belle et intelligente, mais nee dans la misere, que la corruption. Et la pudique Alice repond avec une expansion douloureuse: "Vous avez raison, Laurent". Le mot est d'une bouche bien grave, cette fois! Dans toutes les fautes qui peuvent entrainer une femme, dans celles memes qui l'avilissent aux yeux du monde, il n'y a de coupable que la societe, qui entrave les libres elans de Dieu dans les ames. On va bien loin avec cette theorie. J'ai peur que les ames qui, par malheur, la prendraient au serieux, ne s'enervent dans une sorte de fatalisme oriental. C'est la foi dans la liberte qui nous fait libres. Croyez-y vigoureusement, vous la sentirez vivre et agir en vous. Cessez d'y croire, et vous tomberez au rang de ces ames serviles que la passion agite sous son joug de fer. On est libre dans la mesure ou l'on croit l'etre, car c'est precisement cette affirmation de notre force qui nous affranchit. Ceci est un dogme de la plus pure philosophie; c'est un dogme religieux aussi, car la religion nous dit que la grace ne se refuse pas a qui la merite par l'effort. Je ne pretends pas que l'homme soit impeccable, ni que l'opinion doive s'armer d'une ridicule severite pour chatier ses defaillances. Ce que je veux uniquement, c'est retablir la responsabilite la ou elle doit etre, et empecher qu'on n'aggrave encore des faiblesses trop reelles par ces complaisances de doctrines empressees a les absoudre. Il y a une certaine grandeur morale, meme dans une faute, a s'en reconnaitre le libre auteur, plutot que d'en chercher la lache excuse dans une fatalite que nous faisons nous-memes en y croyant. L'idealite sensuelle, voila le vice secret de presque tous les amours dans Mme Sand. Ses heros s'elevent aux plus hautes cimes du platonisme. Mais regardez de plus pres dans le coeur, vous y apercevrez un sensualisme delicat ou violent qui gate les plus nobles aspirations. Un exemple suffira. Lelia est moins une femme qu'un symbole. Parmi tous les grands sentiments qu'elle symbolise, il faut placer incontestablement l'amour pur. Mme Sand a voulu en faire la plus brillante expression de l'idealisme dans la passion. Certes elle parle un magnifique langage quand elle s'ecrie: "L'amour, Stenio, n'est pas ce que vous croyez; ce n'est pas cette violente aspiration de toutes les facultes vers un etre cree, c'est l'aspiration sainte de la partie la plus etheree de notre ame vers l'inconnu. Etres bornes, nous cherchons sans cesse a donner le change a ces insatiables desirs qui nous consument; nous cherchons un but autour de nous, et, pauvres prodigues que nous sommes, nous parons nos perissables idoles de toutes les beautes immaterielles apercues dans nos reves. Les emotions des sens ne nous suffisent pas. La nature n'a rien d'assez recherche dans le tresor de ses joies naives pour apaiser la soif de bonheur qui est en nous; il nous faut le ciel, et nous ne l'avons pas!" Et le discours, lance ainsi par une pensee impetueuse et sublime vers l'infini, ne s'arrete plus. L'ame, entrainee a sa suite, gravit les cimes les plus elevees du sentiment. Mais tournez le feuillet: l'ame redescend la montagne. Quelle scene! et comme le _grand coeur_ de Lelia est pres de faiblir! Se rappelle-t-on les pages brulantes qui commencent ainsi: "Lelia passa ses doigts dans les cheveux parfumes de Stenio, et, attirant sa tete sur son sein, elle la couvrit de baisers...." Il y a dans ces pages un si indefinissable melange de platonisme et de volupte, l'un reprenant sans cesse ce que l'autre a ravi, et la volupte vaincue revenant a chaque instant se jouer du platonisme tour a tour indigne et attendri, il y a dans cette lutte dangereuse et trop longtemps decrite quelque chose de si irritant pour l'imagination, que je n'hesite pas a juger Pulcherie, la pretresse du plaisir, moins impudique dans ses ivresses, que cette sublime Lelia dans les hallucinations de sa cynique chastete. Les nobles idees elles-memes qui se presentent au milieu de ce delire ne font qu'en aggraver l'etrange abandon. "Comme ton coeur bat rude et violent dans ta poitrine, jeune homme! C'est bien, mon enfant; mais ce coeur renferme-t-il le germe de quelque male vertu? Traversera-t-il la vie sans se corrompre ou sans se secher?... Tu souris, mon gracieux poete, endors-toi ainsi." Je ne peux souffrir cette sollicitude pour la vertu future de Stenio en un pareil moment. Lelia proteste en vain contre nos soupcons. En vain elle declare qu'elle se complait dans la beaute de Stenio avec _une candeur_, une _puerilite maternelle_. Je me defie malgre moi de ces candeurs et de ces maternites factices. Une des consequences de la theorie sur l'origine providentielle de la passion est cet axiome romanesque, que l'amour egalise les rangs. C'est la societe seule qui fait les castes. Dieu n'est pour rien dans nos pueriles combinaisons. D'ou il faut conclure que, dans ce travail providentiel qui predestine les ames les unes aux autres, il n'est tenu aucun compte des degres de la hierarchie sociale ou le hasard et le prejuge distribueront ces ames a leur entree dans la vie. Il y a egalite devant Dieu, il y aura egalite dans l'amour, qui est son oeuvre. Et l'on verra toutes ces nobles heroines, Valentine de Raimbault, Marcelle de Blanchemont, Yseult de Villepreux et tant d'autres, aller chercher leur ideal sous la blouse du paysan ou la veste de l'ouvrier, jalouses de relever leurs freres abaisses et de remettre chacun d'eux a sa vraie place. Ainsi se font les mariages d'ames, d'une extremite a l'autre de l'echelle sociale, dans le monde des romans de Mme Sand. Elle se plait, dans les jeux de son imagination, a rapprocher les conditions et a preparer (elle le croit du moins) la fusion des castes par l'amour. Qu'y a-t-il de vrai dans cette idee? L'amour egalise-t-il les rangs dans la vie comme dans le roman? C'est une de ces questions delicates qui n'admettent pas de reponse absolue, et que d'autres juges que les hommes pourraient seuls eclairer avec leurs instincts et leurs fines inductions. Si j'en crois quelques temoignages, cette idee de Mme Sand seduirait beaucoup l'imagination des femmes. Il y a, en effet, dans le coeur de chacune d'elles, une tendance au devouement dans l'amour, une sorte d'instinct chevaleresque qui s'exalte dans l'idee d'une lutte genereuse avec les disgraces immeritees de la societe ou de la fortune. Quelle ame feminine resisterait, en imagination au moins, au plaisir de relever une grande intelligence refoulee dans l'ombre, un coeur vaillant egare, par les hasards d'un sort contraire, dans les rangs obscurs de la vie? Mais cet heroisme va-t-il au dela du reve? Une femme nee dans un rang eleve, entouree de ce luxe et de cet eclat qui sont comme le cadre naturel des hautes existences sociales, pourra-t-elle, de cette region ou elle vit, distinguer dans la foule humaine ce noble declasse qu'elle doit remettre a son vrai niveau? Et si par un hasard miraculeux elle le decouvre, les circonstances se feront-elles assez les complices de son desir pour rapprocher ces deux coeurs entre lesquels le monde met des intervalles plus infranchissables que l'Ocean avec ses abimes, que le desert avec ses immensites? Je suppose ces obstacles vaincus et les deux ames mises en contact l'une avec l'autre par une destinee propice, tout sera-t-il dit pour cela, et ne verra-t-on pas s'elever tout a coup, par le seul effet d'une connaissance plus longue, des obstacles imprevus et cette fois invincibles? L'amour survivra-t-il a cette delicate epreuve de l'intimite familiere? Songez que, de ces deux ames, l'une apporte cette indelebile habitude de manieres, de langage et de ton, qui est devenue pour elle une seconde nature plus necessaire que la premiere. Songez que l'autre vient d'ailleurs et que toute la distinction du coeur ne rachete pas ces inexperiences de la vie sociale, ces ignorances qui ne sont sublimes que dans les livres. Il faut au moins que la culture intellectuelle et des instincts particulierement delicats viennent combler ces abimes ou l'amour, cruellement desappointe, risquerait fort de s'engloutir. Sans doute, l'amour ne consulte pas les regles de la hierarchie sociale; mais il sera difficile d'admettre que ces regles soient absolument interverties. Et, pour preciser ma pensee, j'accorde a Mme Sand qu'Edmee puisse aimer Mauprat: il est de sa famille et, apres quelques annees de soins, ce sera un fort galant homme; ou que la derniere Aldini laisse son imagination d'abord, son coeur ensuite, s'eprendre de Lelio: c'est un artiste celebre, un esprit charmant, un noble coeur; que Valentine enfin pardonne a Benedict quelques rudesses de manieres: c'est une sorte de genie, inculte seulement a la surface, plein d'eloquence naturelle et d'idees fortes. Mais je doute que les grandes dames et les nobles demoiselles de Mme Sand puissent aimer, ailleurs que dans les romans, les unes un gondolier ignare, les autres un ouvrier illettre; surtout que, si elles ont eu le vertige de ces amours disproportionnes, elles poussent l'imprudence au dela, et qu'elles revent des unions plus impossibles que leur amour. En tout ceci je ne fais qu'exprimer des doutes et marquer des nuances. Je pose des questions, je me garderai bien de les resoudre. Qui oserait, sans folie, affirmer qu'il y a quelque chose que l'amour ne puisse pas faire? Mais alors c'est a titre d'exception. Nous avons indique la theorie de l'amour dans Mme Sand, si pourtant ce n'est pas forcer le sens des mots que de voir une theorie dans ces inspirations ardentes d'une sensibilite sans regle. Et malgre tout, en depit des plus justes critiques, il est difficile de ne pas subir le charme. Il faut tenir sa raison bien en garde pour l'empecher d'etre entrainee. Jamais on n'a porte une candeur plus eloquente dans le paradoxe, ni une loyaute plus enthousiaste dans l'erreur. Et puis, quelle injustice ce serait de ne voir dans Mme Sand que le peintre seduisant des egarements ou des sophismes de la passion! Comme il y a de grandes et nobles parties dans sa conception de l'amour! Quelle generosite, quelle delicate fierte, quel devouement chevaleresque dans ses types les plus aimes! Il y a sur quelques-uns d'entre eux l'imperissable rayon de la grace ideale. Genevieve, creature plus fraiche et plus pure que les fleurs au milieu desquelles s'ecoulait ta vie, jusqu'au jour fatal ou l'on te ravit ton bonheur en troublant ta purete; Consuelo, ravissante et fiere image de la conscience dans l'art et de l'honneur dans l'amour, chaste fille religieusement fidele a un souvenir a travers les aventures de votre vie errante; Edmee, type envie des femmes, une des plus touchantes creations du roman moderne, douce heroine qui avez si souvent visite les reves des jeunes ames enthousiastes, dans ce fantastique costume de chasse sous lequel vous vit pour la premiere fois votre sauvage amant, avec cet air de calme souriant, de franchise courageuse et d'inviolable honneur; et vous aussi, vous Marie, l'heroine de _la Mare au Diable_, qui n'aviez pour inspirer un grand amour que votre ingenuite et qui avez vaincu avec cette arme l'ame rude d'un paysan, qui avez fait par votre desinteressement l'education de cette generosite ignoree d'elle-meme, qui avez fait eclore par votre honte sans art la justice et le devouement, la ou le calcul regnait en maitre; vous enfin, Caroline de Saint-Geneix, qui avez vaincu un ennemi plus fort que la rudesse du paysan, l'implacable orgueil d'un prejuge, et qui, a force de reserve, de pudeur, de grandeur d'ame, d'heroisme simple et modeste, avez soumis toutes les resistances, ameliore toutes les ames, transforme autour de vous toutes les fatalites d'education et de race; vous toutes, vous avez su noblement et delicatement aimer, vous avez fait connaitre un jour, une heure, la vraie grandeur dans l'amour vrai. Vous avez emu l'ame de plusieurs generations. Vous vivrez maintenant au milieu de ce peuple ideal que le genie cree et qui vit du souffle immortel de l'art. La conception que Mme Sand s'est faite de l'amour n'a pas ete indifferente; elle a eu des consequences d'une certaine portee. C'est par l'idee de la passion irresponsable que la lutte de Mme Sand a commence contre l'opinion, contre les lois sociales, et que cette lutte s'est tout d'abord introduite dans les romans, ou plus tard elle s'est fait une si large place. La s'est revelee une lacune qu'il serait inutile de ne pas signaler dans la nature morale de Mme Sand, tant elle s'y trahit manifestement d'elle-meme. Ce qui manque a cette ame si puissante et si riche d'enthousiasme, c'est une humble qualite morale qu'elle dedaigne et qu'elle calomnie meme, quand elle vient a en parler, la resignation, qui n'est pas, comme elle semble le croire, l'inerte vertu des ames basses, pliees d'avance a tous les jougs dans une superstitieuse servilite devant la force. C'est la une fausse et degradante resignation; la veritable procede de la conception de l'ordre universel, au prix duquel les souffrances individuelles, sans cesser d'etre une occasion de merite, cessent d'etre un droit a la revolte. Que deviendrait la societe si chacun, armant sa passion de la force, la jetait en guerre a travers les interets legitimes ou les droits contraires? Ce serait la societe elementaire selon Hobbes, la lutte de l'homme devenu un loup pour l'homme. La resignation, entendue dans son vrai sens, philosophique et chretien, est une acceptation virile des lois morales et aussi des lois necessaires au bon ordre des societes, elle est une adhesion libre a l'ordre, un sacrifice consenti par la raison d'une partie de son bien particulier et de sa liberte personnelle, non a la force ou a la tyrannie d'un caprice humain, mais aux exigences du bien general, qui ne subsiste que par l'accord des libertes individuelles et des passions reglees. Cette conception manque tout a fait a Mme Sand. Elle ne sait pas se resigner, et l'orgueil de la passion fremit dans toutes ses oeuvres, superbe et revolte. De la ces declamations celebres sur les droits de l'etre humain a secouer le joug des lois sociales, des lois sans pitie et sans intelligence, qui meurtrissent le coeur et violentent la liberte. De la tant de propheties irritees et cette utopie du mariage ideal: "Je ne doute pas, s'ecrie Jacques, que le mariage ne soit aboli, si l'espece humaine fait quelque progres vers la justice et la raison; un lien plus humain et non moins sacre remplacera celui-la, et saura assurer l'existence des enfants qui naitront d'un homme et d'une femme, sans enchainer jamais la liberte de l'un et de l'autre. Mais les hommes sont trop grossiers et les femmes trop laches, pour demander une loi plus noble que la loi de fer qui les regit; a des etres sans conscience et sans vertu il faut de lourdes chaines." Demander une loi, c'est bientot dit, une loi qui affranchisse la liberte des epoux sans detruire la famille que fonde le pacte de ces deux libertes. Qu'on essaye donc de la concevoir, cette loi, dans la contradiction de ses termes! A moins de conclure tout simplement a l'union libre, je defie les legislateurs de l'avenir de sortir de ce dilemme: il faut que l'homme et la femme alienent leur liberte ou que la famille perisse. Encore s'il n'y avait que l'homme et la femme, le probleme serait bientot resolu. Ils se quitteraient des qu'ils ne s'aimeraient plus, a supposer pourtant qu'ils puissent vivre l'un sans l'autre. C'est une panacee commode a l'usage des deux epoux, quand ils ont tous deux des rentes ou meme quand ils n'ont rien. Mais que deviendront les enfants, sous la loi de ces mariages ephemeres? Mme Sand ne s'en occupe pas. Pas davantage la Sibylle, quand elle prepare dans le temple des _Invisibles_ les decrets de l'avenir: "Oui, dit-elle, l'abandon de deux volontes qui se confondent en une seule est un miracle, car toute ame est libre en vertu d'un droit divin. Arriere donc les serments sacrileges et les lois grossieres! Laissez-leur l'ideal, et ne les attachez pas a la realite par les chaines de la loi. _Laissez a Dieu le soin de continuer le miracle_." A merveille; mais enfin, si Dieu ne continue pas le miracle? Si l'enthousiasme qui a entraine cet homme et cette femme a se donner l'un a l'autre par le pacte toujours revocable de l'amour; si cette ferveur qui les fait s'ecrier a la premiere heure de l'amour: "Non pas seulement dans cette vie, mais dans l'eternite"; si la passion, enfin, se refroidit et disparait, le mariage ideal cessera-t-il par la meme? L'enthousiasme est une base bien fragile pour supporter la famille. Le roman de _Jacques_ nous montre une femme qui s'est mariee dans la plenitude de sa liberte, qui a connu et pratique cette ferveur exigee dans le mariage ideal et qui disait, elle aussi: "Pour l'eternite". Et pourtant, apres quelques annees, que deviennent Fernande et la famille qu'elle a fondee? Mme Sand elude la difficulte; elle envoie aux enfants une maladie, qui les enleve, elle conseille a Jacques d'aller se tuer dans quelque gouffre ignore, pour laisser sa femme libre d'aimer ailleurs. Fort bien, mais la realite ne se laisse pas gouverner comme le roman. Et si les enfants s'obstinent a vivre? Et si Jacques ne veut pas mourir? Il serait trop cruel, en verite, de recommander l'exemple de Jacques a tous les maris que leurs femmes cessent d'aimer. Quelle hecatombe! George Sand avait-elle ete coupable, des ses premiers romans, de pareilles intentions? Elle s'en etait defendue dans une reponse bien curieuse, courtoise mais vive, a M. Nisard, qui a du etre ecrite vers 1836 et qui a ete annexee, sous forme de post-scriptum, aux _Lettres d'un Voyageur_. C'est comme une apologie personnelle des romans de sa premiere maniere et de leurs tendances: "S'il ne s'agissait pour moi que de vanite satisfaite, disait-elle au critique severe et delicat qui s'etait occupe de la partie sociale de ses oeuvres, je n'aurais que des remerciements a vous offrir, car vous accordez a la partie imaginative de mes contes beaucoup plus d'eloges qu'elle n'en merite. Mais plus je suis touche de votre suffrage, plus il m'est impossible d'accepter votre blame a certains egards.... Vous dites, monsieur, que la haine du mariage est le but de tous mes livres. Permettez-moi d'en excepter quatre ou cinq, entre autres _Lelia_, que vous mettez au nombre de mes plaidoyers contre l'institution sociale, et ou je ne sache pas qu'il en soit dit un mot.... _Indiana_ ne m'a pas semble, non plus, lorsque je l'ecrivais, pouvoir etre une apologie de l'adultere. Je crois que dans ce roman (ou il n'y a pas d'adultere commis, s'il m'en souvient bien) l'_amant_ (_ce roi de mes livres_, comme vous l'appelez spirituellement) a un pire role que le mari--_Andre_ n'est ni _contre_ le mariage, ni _pour_ l'amour adultere.--Enfin dans _Valentine_, dont le denouement n'est ni neuf ni habile, j'en conviens, la vieille fatalite intervient pour empecher la femme adultere de jouir, par un second mariage, d'un bonheur qu'elle n'a pas su attendre--Reste _Jacques_, le seul qui ait ete assez heureux, je crois, pour obtenir de vous quelque attention." Et l'apologie, tres habile, commence par l'aveu que l'artiste a pu pecher, que sa main sans experience et sans mesure a pu tromper sa pensee, que son histoire ressemble un peu a celle de Benvenuto Cellini, qui s'arretait trop au detail en negligeant la forme et les proportions de l'ensemble. C'est quelque chose de semblable qui a du lui arriver a elle-meme en ecrivant ce roman, et sans doute aussi tous ses autres romans se ressentent de cette hate d'ouvrier ardent et malhabile, qui se complait a la fantaisie du moment, et qui manque le but a force de s'amuser aux moyens. Cette premiere excuse une fois admise, on voudra bien considerer qu'il y a en elle plus de la nature du poete que de celle du legislateur, qu'elle ne se sent pas la force d'etre un reformateur; qu'il lui est arrive souvent d'ecrire _lois sociales_ a la place des vrais mots, qui eussent ete les _abus_, les _ridicules_, les _prejuges_ et les _vices_ du temps, lesquels lui semblent appartenir de plein droit a la juridiction du roman, tout aussi bien qu'a celle de la comedie. A ceux qui lui ont demande ce qu'elle mettrait a la place des _maris_, elle a repondu naivement que c'etait le _mariage_, de meme qu'a la place des pretres, qui ont compromis la religion, elle croit que c'est la religion qu'il faut mettre. Elle a fait peut-etre une autre grande faute contre le langage, lorsque, en parlant des _abus_ et _des vices_ de la societe, elle a dit _la societe_; elle jure qu'elle n'a jamais songe a refaire la Charte constitutionnelle; elle n'a pas eu, d'ailleurs, l'intention qu'on lui prete de donner au monde son malheur personnel en preuve de sa these, faisant ainsi d'un cas prive une question sociale. Elle s'est bornee a developper des aphorismes aussi peremptoires que ceux-ci: "Le desordre des femmes est tres souvent provoque par la ferocite ou l'infamie des hommes".--"Un mari qui meprise ses devoirs de gaiete de coeur, en jurant, riant et buvant, est _quelquefois_ moins excusable que la femme qui trahit les siens en pleurant, en souffrant et en expiant." Mais enfin quelle est sa conclusion? Evidemment cet amour qu'elle edifie et qu'elle couronne sur les ruines de l'_infame_ est son utopie; cet amour est grand, noble, beau, volontaire, eternel; mais cet amour, "c'est le mariage tel que l'a fait Jesus, tel que l'a explique saint Paul, tel encore, si vous voulez, que le chapitre VI du titre V du Code civil en exprime les devoirs reciproques". C'est, en un mot, le mariage vrai, ideal, humanitaire et chretien a la fois, qui doit faire succeder la fidelite conjugale, le veritable repos et la veritable saintete de la famille a l'espece de contrat honteux et de despotisme stupide qu'a engendres _la decrepitude_ du monde. Malgre tout, l'objection de fond subsiste toujours. Comment tirer un pacte irrevocable d'elements aussi changeants, aussi fugaces que l'amour? Comment le sacrement social du mariage pourra-t-il avoir une chance quelconque de stabilite, s'il n'est que la constatation de la passion? Ne faut-il pas toujours y faire intervenir un element plus solide, plus substantiel, ou l'honneur ou un serment social, ou un engagement religieux qui lui donne une regle et un appui? Et que deviendront, dans le peril de ces unions mobiles si facilement rompues, la faiblesse de la femme abandonnee ou celle de l'enfant trahi? On dirait que Mme Sand elle-meme a reconnu tardivement la force de l'objection. Elle s'est fort amendee dans les derniers romans. Comme exemple, voyez _Valvedre_, la contre-partie de _Jacques_ dont la conclusion logique etait que le mariage tombe de soi avec l'amour. Rien n'est plus curieux que de voir le meme sujet traite deux fois par un auteur sincere, a vingt-sept ans de distance, chaque fois avec les preoccupations differentes qu'apporte la vie et qui imposent aux heros du roman des destinees si differentes, au roman lui-meme deux denouements contraires. Le sujet est le meme: la lutte du mari et de l'amant; mais comme cette lutte se termine differemment! Par malheur, _Valvedre_ ne vaut pas _Jacques_. La verve et le charme se sont en partie eclipses. Alida, c'est encore Fernande, mais depouillee de sa poesie, passionnee a froid et dans le faux. L'amant n'a guere change. Qu'il s'appelle Octave ou Francis, c'est toujours le meme personnage qui prodigue l'heroisme dans les mots et qui debute dans la vie par immoler une femme a son amour-propre. Mais le mari n'est plus cet insense sublime qui se tue pour n'etre pas un obstacle dans la vie de celle qu'il aime follement et pour faire que le bonheur de sa femme ne soit pas un crime. Jacques s'appelle maintenant Valvedre; il a reflechi, il a cherche des consolations dans l'etude. Il a tue en lui la folie du desespoir; il n'abdique pas son role et son devoir de mari; il ne cede plus volontairement sa femme a Octave, et quand sa femme l'a quitte, quand elle meurt de la situation fausse ou l'a jetee le depit plus que l'amour, il apparait pres du lit funebre; il reprend a l'amant faible et inutile le coeur de cette femme qui va mourir. Il ecrase Francis de sa generosite, tout en lui enlevant la joie de la derniere pensee d'Alida. Le denouement est, on le voit, tout l'oppose de l'ancien roman. La reflexion a fait son oeuvre, la vie aussi. Il est certain que c'est l'attaque vive contre les lois a propos du mariage qui introduisit plus tard la question sociale tout entiere dans les romans de George Sand. Elle s'enhardit en dehors des limites qu'elle avait tout d'abord tracees autour de sa pensee. Elle ne s'arreta pas, comme en 1836, a la crainte de se poser en reformateur de la societe; elle entreprit de porter remede, sur les principaux points, a _l'infame decrepitude du monde_. Exaltation dans le sentiment, faiblesse et incoherence dans la conception, voila ce qui caracterise les theories sociales de Mme Sand. Nous n'insisterons pas sur ce cote si connu et si souvent discute de ses oeuvres, ou d'ailleurs il y aurait bien des questions de propriete ou de voisinage a resoudre entre elle et ceux qu'elle se plut a nommer ses maitres dans l'oeuvre de destruction et de reconstruction qu'elle preparait. D'ailleurs, il faut bien se le dire, depuis ces ages lointains des politiciens et des philosophes dont la pensee agitait les reformes futures, cette partie des romans de Mme Sand a etrangement vieilli. Il semble, lorsqu'on les relit a pres de cinquante ans de distance, que l'on assiste a une exhumation de doctrines antediluviennes. Etrange et magnifique superiorite de la poesie, qui est la fiction dans l'art, sur l'utopie, qui est la fiction violente dans la realite sociale! Tout ce qui reste de l'art pur, de l'art desinteresse, dans les recits de cette periode, conserve a travers les annees la serenite d'une incorruptible et radieuse jeunesse. Les figures aimees, qu'on y rencontre avec tant de plaisir, dans les intervalles de la these qui declame, peuplent encore notre imagination et sont comme le charme immortel de notre souvenir. Au contraire, tout ce qui releve du systeme, toutes ces doctrines si trompeuses, si vagues, si pleines de specieuses promesses et de formules sibyllines, tout ce qui rappelle ces grandes epopees de la philosophie de l'avenir, tout cela porte les traces d'une effroyable caducite, tout cela est mort, irremissiblement mort. Qui aurait le courage, aujourd'hui, de relire ou de discuter des pages, ecrites pourtant avec une conviction ardente, sous la dictee des grands prophetes, comme celles qui remplissent le second volume de _la Comtesse de Rudolstadt_, les trois quarts du _Peche de M. Antoine_, et cet _Evenor_, dont je ne peux evoquer le souvenir sans un indicible effroi? Est-il besoin de rappeler meme les traits fondamentaux de la doctrine, le melange d'un mysticisme _historique_ elabore par Pierre Leroux, et d'un radicalisme revolutionnaire naivement imite de Michel (de Bourges)? Mme Sand a toujours eu un gout tres vif, une passion veritable pour les idees, mais elle les interprete en les melant et les confondant toutes. Sa metaphysique est fort incertaine et vague. George Sand est idealiste, sans doute, et c'est par la qu'elle se distingue profondement de l'ecole des romanciers qui l'ont suivie. Mais qui pourrait definir clairement sa pensee dans les oeuvres diverses ou elle a essaye de l'exprimer? Elle a l'elan vigoureux, elle a le coup d'aile vers les regions mysterieuses. Mais quelle doctrine precise rapporte-t-elle de ces explorations sublimes? Que l'on essaye seulement de comprendre quel sens prend sous sa plume, en certaines circonstances solennelles, ce grand mot Dieu, dont elle use avec une sorte de prodigalite? Que devient-il, ce nom, au bout des transformations que sa pensee a subies dans ses diverses phases, a travers les maitres qu'elle a ecoutes avec une curiosite docile et passionnee? Que devient-il dans cet immense laboratoire humanitaire, ce Dieu de l'amour pur, que Lelia appelait dans sa priere desesperee, dans l'eglise des Camaldules, ce Dieu de verite que Spiridion invoquait, d'un coeur enflamme, a travers les persecutions des moines, dans les sombres visions du cloitre? Sous l'influence de Pierre Leroux, il semble bien qu'il soit devenu le commencement et le terme du _circulus_ universel. Plus tard, affranchie de la secte, Mme Sand rendra au nom de Dieu une partie de sa signification compromise et de ses attributs perdus. Mais ce serait toute une histoire que de raconter l'odyssee de ce Dieu successivement transforme, aneanti et finalement retrouve. C'est tout un _avatar_ dont le sens reste souvent une enigme. Loin de nous toute pensee d'ironie! Ces choses sont graves, et il faudrait etre miserablement gai pour en rire; d'ailleurs ces idees philosophiques et sociales ont vecu dans une ame sincere, c'est assez pour que l'on n'en plaisante pas. J'accorde de grand coeur mon respect, non aux theories elles-memes, mais au loyal enthousiasme qui les a embrassees. Au reste, il faut bien le dire, ces doctrines sont mortes, et bien mortes; elles ont succombe sous leur impuissance en face des faits, et le socialisme doctrinal de 1848 a ete trouve incapable de resoudre pratiquement le plus mince probleme. Mais ce qui n'est pas mort, ce sont les problemes eux-memes; ce qui n'est pas mort, c'est la necessite economique et morale de les poser, et d'en chercher au moins la solution partielle. Ce qui n'est pas mort, enfin, c'est la misere et l'imprescriptible obligation, pour quiconque a une conscience et du coeur, de devouer une part de sa pensee et de sa vie a ces souffrances de nos freres inconnus. Les theories de ce temps-la sont bien finies, je le crois, mais la cause qui les a fait naitre leur survit, et ce n'est pas trop dire que de declarer que cette cause est celle meme du christianisme, que ces deux causes n'en font qu'une, et que nul n'est vraiment ni chretien ni philosophe qui n'est pas resolu a opposer aux tristes conquetes de la misere l'effort croissant de la sympathie et du devouement. Ne nous inquietons pas trop de savoir si le progres est indefini et continu. Nous savons, en tout cas, qu'il n'est pas fatal et qu'il depend de nous. Travailler au progres partiel, sur un atome de l'etendue, sur un point du temps, c'est peut-etre tout ce que nous pouvons faire, faisons-le. Occupons-nous moins d'aimer l'humanite de l'avenir que les hommes qui sont pres de nous, a la portee de notre main et de notre coeur. Tout cela n'est pas chose nouvelle, c'est le socialisme de la charite, et c'est le bon. Qui de nous ou de Mme Sand se trouve le plus rapproche de M. de Lamennais, la seule intelligence vraiment philosophique qu'elle ait connue? Avait-elle lu ces admirables lignes dans les _Oeuvres posthumes_: "On ne saurait tromper plus dangereusement les hommes qu'en leur montrant le bonheur comme le but de la vie terrestre. Le bonheur n'est point de la terre, et se figurer qu'on l'y trouvera est le plus sur moyen de perdre la jouissance des biens que Dieu y a mis a notre portee. Nous avons a remplir une fonction grande et sainte, mais qui nous oblige a un rude et perpetuel combat. On nourrit le peuple d'envie et de haine, c'est-a-dire de souffrances, en opposant la pretendue felicite des riches a ses angoisses et a sa misere." Et, avec un admirable geste d'ame, l'illustre penseur s'ecrie: "Je les ai vus de pres, ces riches si heureux! Leurs plaisirs sans saveur aboutissent a un irremediable ennui qui m'a donne l'idee des tortures infernales. Sans doute, il y a des riches qui echappent plus ou moins a cette destinee, mais par des moyens qui ne sont pas de ceux que la richesse procure. La paix du coeur est le fond du bonheur veritable, et cette paix est le fruit du devoir parfaitement accompli, de la moderation des desirs, des saintes esperances, des pures affections. Rien d'eleve, rien de beau, rien de bon ne se fait sur la terre qu'au prix de la souffrance et de l'abnegation de soi, et le sacrifice seul est fecond." Pour cette simple page d'un vrai penseur qui tempere par des traits d'une raison si forte ses indignations et ses coleres, je donnerais de grand coeur tous les discours de Pierre Leroux et surtout la fameuse conversation du pont des Saints-Peres, un soir que les Tuileries ruisselaient de l'eclat d'une fete, ou M. Michel (de Bourges) tenta d'initier a des doctrines farouches l'intelligence vraiment naive de Mme Sand, ou elle eut l'etonnement et presque le scandale de cette eloquence furibonde, debridee a cette heure jusqu'a une sorte de ferocite apocalyptique. La naivete dans le genie, peut-on la nier, puisque, malgre l'horreur avouee de cette conversation, tout entiere en sanglants dithyrambes, Mme Sand continua quelque temps encore a croire a l'esprit politique de son prolixe et bruyant ami? Pour moi, je ne pardonnerai jamais a cet ami et a beaucoup d'autres d'avoir exalte dans le faux cette sensibilite d'artiste, si facile a recevoir les impressions fortes, et jete cette vive imagination dans les chimeriques violences de leurs doctrines. Au fond, ils trouvaient d'avance un complice dans son coeur, qui longtemps ne vit pas la transition trop facile entre les idees de reforme et les utopies sanglantes; elle-meme l'avoua plus tard. Son coeur fut la premiere dupe. Tout enfant, dans les campagnes du Berry, plus tard au couvent, ce qui avait eclate dans les premiers traits de sa nature, c'etait une immense bonte, une compassion infinie, une tendresse profonde pour la misere humaine. Il etait impossible de s'approcher d'elle, meme avec les preventions les plus contraires, sans etre desarme par cette grace rayonnante du sentiment. Rarement elle se fachait, soit contre les hommes, soit contre les choses, meme quand elle en souffrait le plus cruellement. Elle se retirait avec tristesse, mais sans colere, des contacts ou des situations les plus injurieux pour sa dignite. Et quand elle regardait autour d'elle, c'etait avec un regard de tendre et profonde sympathie. Apres bien des essais differents de morale applicable a sa vie, elle avait fini par se faire a elle-meme une morale qui tenait dans cette regle unique: Etre bon. Chacun se fait une morale selon son coeur. Le jour ou elle s'etait elevee a cette conception claire du but et de l'emploi de la vie, les grandes emotions qui avaient souleve la sienne jusque dans son fond s'etaient pacifiees. Une lumiere superieure avait penetre a travers le trouble et le tumulte de son coeur qui, jusqu'alors, n'avait eu que des instincts facilement egares. Cette idee, qui resume en effet la morale sociale, avait pris chez elle une importance et une sorte de royaute intellectuelle: _le devoir de sortir de soi_. Elle avait fini par comprendre, a force de douloureuses experiences, ce qu'il y a d'egoisme implacable dans la passion. Elle avait fini par concevoir que la vraie vie, c'est de penser non toujours a soi et pour soi, mais aux autres et pour les autres, et aussi a tout ce qui est grand, noble et beau, a tout ce qui peut nous distraire de ce moi, toujours pret a se prendre pour l'objet de sa monotone analyse et de sa lugubre idolatrie. C'est par ce grand cote de sa nature, la sensibilite toute prete et la bonte absolue, qu'elle avait ete si facilement prise par les theses sociales emergees du cerveau de chaque reformateur en disponibilite. Ces theses elles-memes, qu'etait-ce, sinon des formes variees de l'utopie qui l'avait seduite des son enfance et dont le premier mobile avait ete le sentiment profond du mal humain, du mal social; utopie qui pouvait se croire innocente et sainte tant qu'elle n'avait pas essaye de regner en dehors des imaginations et des coeurs, et qu'elle n'avait pas encore tente la force comme dernier moyen d'apostolat? "Il n'y a en moi, disait-elle un jour, rien de fort que le besoin d'aimer." C'est par ce besoin d'aimer qu'elle parvint a maintenir en elle, au-dessus des tentations du doute et meme un peu contre l'opinion de son siecle "qui n'allait pas de ce cote-la pour le moment", une doctrine toute d'ideal et de sentiment qui ressemblait assez a une sorte de platonisme chretien. Leibniz d'abord, et puis Lamennais, Lessing, puis Herder explique par Quinet, Pierre Leroux, Jean Reynaud enfin, voila les principaux maitres qui l'empecherent, par des secours successifs, de trop flotter dans sa route a travers les diverses tentatives de la philosophie moderne. "Chaque secours de la sagesse des maitres vient a point en ce monde, ou il n'est pas de conclusion absolue et definitive. Quand, avec la jeunesse de mon temps, je secouais la voute de plomb des mysteres, Lamennais vint a propos etayer les parties sacrees du temple. Quand, indignes apres les lois de septembre, nous etions prets encore a renverser le sanctuaire reserve, Leroux vint, eloquent, _ingenieux, sublime_, nous promettre le regne du ciel sur cette meme terre que nous maudissions. Et, de nos jours, comme nous desesperions encore, Reynaud, deja grand, s'est leve plus grand encore, pour nous ouvrir, au nom de la science et de la foi, au nom de Leibniz et de Jesus, l'infini des mondes comme une patrie qui nous reclame." Que de noms divers et contradictoires successivement invoques! Elle n'avait pas eu trop de ces secours pour rester fidele a quelques-unes des idees qui, sous des formules plus ou moins variees, donnent du prix a la vie et un sens a l'esperance. Apres la periode de devotion et d'extase qu'elle avait traversee au couvent des Anglaises et les annees qui suivirent, avec des oscillations diverses terminees un jour par une rupture avec la foi ancienne, elle avait eu de grandes perplexites et de grands abattements. Elle avait connu le doute et avait revele l'etat de son ame dans plusieurs de ses livres. "Tu me demandes, dit-elle a un de ces amis reels ou imaginaires qui sont les confidents commodes du _Voyageur_, si c'est une comedie que ce livre (_Lelia_), que tu as lu si serieusement.--Je te repondrai que _oui_ et que _non_, selon les jours. Il y eut des nuits de recueillement, de douleur austere, de resignation enthousiaste, ou j'ecrivis de belles phrases de bonne foi. Il y eut des matinees de fatigue, d'insomnie, de colere, ou je me moquais de la veille et ou je pensai tous les blasphemes que j'ecrivis. Il y eut des apres-midi d'humeur ironique et facetieuse, ou je me plus a faire Trenmor (le forcat philosophe) plus creux qu'une gourde." Tous les types avaient represente, a un certain moment, des etats de son esprit en lutte. Ce ne sont des personnages ni completement reels, ni completement allegoriques. Pulcherie, c'etait l'epicurisme heritier de la partie mondaine et frivole du dernier siecle; Stenio, l'enthousiasme et la faiblesse d'un temps sans point de repere et sans appui; Magnus, le debris d'un clerge corrompu et abruti; Lelia, l'aspiration sublime, qui est l'essence meme des intelligences elevees. Tel etait son plan; jusqu'a quel point elle l'a execute, dans quelle mesure elle l'a fait sortir d'une demi-realite, ou sont plonges tous les personnages, pour lui confier parfois une realite choquante, c'est la la part et c'est aussi l'oeuvre de l'artiste, la responsabilite de l'artiste. Quant a l'idee philosophique qui preside au livre, elle ressort de chaque page; c'est l'idee concue _sous le coup d'un abattement profond_ devant l'enigme de la vie, qui jamais n'avait pese plus lourdement et plus cruellement sur elle. Elle s'etonna des fureurs qui accueillirent ce livre, ne comprenant pas que l'on haisse un auteur a travers son oeuvre. C'etait un livre de bonne foi, c'est-a-dire de doute sincere, d'un doute qui remue a de grandes profondeurs les idees et les ames. Ceux qui ne comprirent pas ou qui n'entendirent pas ce cri de conscience, cette plainte entrecoupee, melee de fievre et de sanglots, se scandaliserent. Ce qui dura toute sa vie, ce qui la consola infailliblement et toujours dans ses heures de detresse, ce fut l'amour de la nature, un des rares amours qui ne trompent pas. Cet amour fut le plus sur de son inspiration et la moitie au moins de son genie. Personne, comme elle, avec des mots, de simples mots choisis et combines entre eux, de ces mots qui servent a chacun de nous et qui expriment les sensations communes avec une desesperante froideur, personne n'a reussi a traduire, dans la realite vivante d'un paysage, ces lumieres et ces ombres, ces harmonies et ces contrastes, cette magie des sons, ces symphonies de la couleur, ces profondeurs et ces lointains des bois, cet infini mouvant de la mer, cet infini etoile du ciel. Personne surtout n'a su comme elle saisir, exprimer cette ame interieure, cette ame secrete des choses qui repand sur la face mysterieuse de la nature le charme de la vie. A quoi tient cette superiorite de peintre de la nature, qui frappe au premier aspect chez Mme Sand? La premiere raison qui s'offre est si naive que j'ose a peine l'exprimer. Mme Sand voit la nature, elle la regarde, elle ne l'invente pas. La preuve en est dans la nettete des details et de l'ensemble, qui fait voir exactement ce qu'elle voit elle-meme. La pensee du lecteur reconstruit avec facilite les grandes scenes qu'a decrites son ample et souple pinceau. J'ai trouve l'explication de cet effet si simple, et pourtant si rare, dans ces lignes jetees au bas d'une page perdue: "Il est certain, dit Mme Sand, que ce qu'on voit ne vaut pas toujours ce qu'on reve. Mais cela n'est vrai qu'en fait d'art et d'oeuvre humaine. Quant a moi, soit que j'aie l'imagination paresseuse a l'ordinaire, soit que Dieu ait plus de talent que moi (ce qui ne serait pas impossible), j'ai le plus souvent trouve la nature infiniment plus belle que je ne l'avais prevu, et je ne me souviens pas de l'avoir trouvee maussade, si ce n'est a des heures ou je l'etais moi-meme." Le trait propre de Mme Sand, c'est precisement d'avoir une imagination qui ne precede pas son regard, qui ne deflore pas son plaisir, qui n'interpose pas les jeux d'un prisme personnel entre elle et la nature. Elle voit la nature telle qu'elle est, longuement, profondement. Elle garde grave en traits indelebiles le tableau qui a passe sous ses yeux, elle le conserve inaltere. On pourrait dire qu'elle apporte plus de memoire imaginative que d'imagination dans ses souvenirs et ses visions de la realite. C'est meme cette absence d'un brillant defaut qui donne aux traits de son paysage une si lumineuse precision. Un des grands peintres de son temps, M. de Lamartine, avait trop de splendeurs dans son ame pour bien voir au dehors. Je parierais qu'il trouvait toujours la nature moins belle qu'il ne l'avait prevu. L'eclat de son reve eclipsait la realite tant qu'elle etait sous ses yeux, et, plus tard, quand il voulait revoir dans son souvenir le paysage entrevu, quand il voulait le peindre, c'etait encore son imagination qui travaillait autant que sa memoire. Sa peinture etait splendide, mais confuse; elle avait la mobilite scintillante d'un rayonnement; le regard ebloui ne pouvait ni s'y fixer ni en rien saisir avec tranquillite. L'art fatigue a la longue l'esprit. La nature le repose et le recree sans cesse. Quand Mme Sand voyageait en Italie, son compagnon de voyage, Alfred de Musset, n'etait avide que de _marbres tailles_. "Quel est donc, disait-on de lui, ce jeune homme qui s'inquiete tant de la blancheur des marbres?" Au bout de peu de jours il fut rassasie de statues, de fresques, d'eglises et de galeries. Son plus doux souvenir fut celui d'une eau limpide et froide ou il lava son front chaud et fatigue dans un jardin de Genes. "C'est que les creations de l'art parlent a l'esprit seul, et que le spectacle de la nature parle a toutes les facultes. Il nous penetre par tous les pores comme par toutes les idees. Au sentiment tout intellectuel de l'admiration l'aspect des campagnes ajoute le plaisir sensuel. La fraicheur des eaux, les parfums des plantes, les harmonies du vent circulent dans le sang et les nerfs, en meme temps que l'eclat des couleurs et la beaute des formes s'insinuent dans l'imagination." La nature tout entiere passe dans l'homme; elle lui parle le langage le plus varie. Il y a quelques pages, a la fin du premier volume de _la Daniella_, qui sont une tentative etonnante pour exprimer l'effet d'orchestre que realisent pour des oreilles intelligentes ces jeux sonores et combines de la campagne. Jean Valreg est monte, le soir, sur la petite terrasse du chateau de Mondragon, et la il recueille tous les bruits des collines et des vallees qui montent jusqu'a lui, il etudie cette musique produite par la rencontre des sons epars qui constitue en ce pays la musique naturelle, locale. "Il y a, dit-il, des endroits comme cela qui chantent toujours", et celui-ci est le plus melodieux ou il se soit jamais trouve. Et il enumere, dans une langue bien curieuse, tous ces bruits divers: la chanson des grandes girouettes, si regulierement phrasee a son debut qu'il a pu ecrire six mesures parfaitement musicales, lesquelles reviennent invariablement a chaque souffle du vent d'est. Ces girouettes pleurardes et radoteuses, avec leurs notes d'une tenuite impossible, sont comme les tenors aigus qui dominent l'ensemble. "Je ne sais quel esprit de l'air les met d'accord avec le son des cloches des Camaldules.... D'autres chants se melent a ces bruits: ce sont les refrains des paysans epars dans la campagne.... Les basses continues sont dans le bruissement lourd des pins demesures et d'une cascade qui recueille les eaux perdues des ruines. Puis il y a les cris des oiseaux, des vautours, et des aigles surtout." En ecoutant tout cela, Valreg poursuit une idee qui l'a bien souvent frappe dans ces harmonies naturelles que produit le hasard; par cela meme qu'elles echappent aux regles tracees, elles atteignent a des effets d'une puissance et d'une signification extraordinaires; elles remplissent l'air d'une symphonie fantastique qui ressemble a la langue mysterieuse de l'infini. A la realite decouverte ou devinee du paysage se joint, chez Mme Sand, un charme de sensibilite et un attrait tout particuliers. On ne s'interesse pas seulement a sa peinture, on en est emu, on l'aime. Ce nouvel effet tient a l'art delicat ou plutot a l'heureux instinct de ne jamais decrire uniquement pour decrire, et d'associer toujours a la nature quelque chose de l'ame humaine, une pensee ou un sentiment. Le paysage ne va jamais seul, chez elle; il est choisi en harmonie ou en contraste avec l'etat de l'ame qui s'y repand. Mais ce contraste lui-meme est une sorte particuliere d'harmonie plus intime. Au moment ou il semble que, dans l'imposante solitude des montagnes, tout le reste va etre oublie, il surgira de l'ombre du rocher une petite pastoure espagnole, et nous voila qui mettons dans un coin du paysage son piquant profil, son joli sourire, sa chevelure flottante, _melee au vent comme la queue d'une jeune cavale_. Et ainsi l'ame, en retrouvant la figure humaine, se detend de la grandeur trop austere que lui imposent les cimes et les torrents. Si nos regards se perdent dans les horizons de la mer, on nous y montre une voile, et sous cette voile nous devinons un rude travailleur qui peine et qui souffre. S'ils se portent vers les profondeurs sans limites du ciel, on nous y fait supposer des peuples d'ames inconnues, animant de leurs joies ou de leurs souffrances la bleue immensite. Toujours un sentiment joue autour du paysage et ajoute a l'infini de la nature l'infini plus mysterieux de l'ame. Une fleur, une herbe, tout s'harmonise avec nos pensees. Des traits charmants eclatent a chaque instant a travers les dialogues ou les reveries, comme celui-ci: "En portant mes mains a mon visage, je respirai l'odeur d'une sauge dont j'avais touche les feuilles quelques heures auparavant. Cette petite plante fleurissait maintenant sur la montagne, a plusieurs lieues de moi. Je l'avais respectee; je n'avais emporte d'elle que son exquise senteur. D'ou vient qu'elle l'avait laissee? Quelle chose precieuse est donc le parfum, qui, sans rien faire perdre a la plante dont il emane, s'attache aux mains d'un ami, et le suit en voyage pour le charmer et lui rappeler longtemps la beaute de la fleur qu'il aime? Le parfum de l'ame, c'est le souvenir...." Cette page m'a toujours frappe comme un exemple de l'heureuse facilite avec laquelle Mme Sand mele l'ame aux choses et l'homme a la nature. On n'oublie plus ces paysages. Ils se marient si bien a la situation du roman ou au caractere des personnages, que les deux souvenirs restent inseparablement lies et n'en font bientot plus qu'un. Est-il possible de penser a Valentine sans se reporter a cette scene enchanteresse ou son ame, vaguement impatiente d'amour, en pressent le mysterieux appel dans la campagne deserte, qu'elle traverse seule, le soir de la fete, au pas negligent de son cheval, quand tout a coup, aux murmures de l'eau voisine et de la brise qui s'eleve, vient se joindre une voix pure, un chant jeune et vibrant? C'est Benedict qui s'approche, c'est la rencontre, c'est l'amour; la destinee fait son oeuvre. Et Andre, qui de nous ne saurait le retrouver, s'il l'avait perdu? Il est la, bien sur, dans cette gorge inhabitee, ou de riviere coule silencieusement entre deux marges la verdure, promenant les reves de son adolescence romanesque et troublee. Il est la, je l'ai vu, evoquant ses heroines, Alice et Diana Vernon, derriere ce massif de trembles ou il a cru voir un jour passer une ombre, une fee, qui sera Genevieve.--Il y a des attitudes qui restent gravees dans l'esprit. "Il m'enveloppa dans mon couvre-pied de satin rose et me porta aupres de la fenetre. Je jetai un cri de joie et d'admiration a la vue du sublime aspect deploye sous mes yeux. Ce site sauvage et romantique me plait a la folie.... Ah! ne changeons rien aux lieux que tu aimes, Jacques! Comment aurais-je d'autres gouts que les tiens? Crois-tu donc que j'aie des yeux a moi?" Ainsi ecrivait, ainsi parlait Fernande, et plus tard, quand Octave aura passe dans sa vie et que Jacques sera trahi, nous la reverrons involontairement a cette fenetre d'ou elle apercut ses riches domaines, et nous saisirons la, dans cette attitude et dans ce moment, les faciles extases d'une ame faible.--Mauprat! son nom seul evoque l'ombre sinistre de son chateau effondre, la herse brisee, les traces du feu encore fraiches sur les murs et le souterrain a demi comble ou Edmee sentit defaillir son courage. Stenio, enfin, le charmant poete, allez le contempler pour la derniere fois dans le premier de ses sommeils que ne vint pas troubler l'orgueilleuse et orageuse image de Lelia. Le voila, baigne du flot bleu, les pieds ensevelis dans le sable de la rive, sa tete reposant sur un tapis de lotus, son regard attache au ciel. Ainsi tous ces souvenirs nous reviennent dans le cadre heureux qui les recut la premiere fois et les fixa pour toujours. Chacun des romans de George Sand se resume dans une situation et dans un paysage dont rien ne peut rompre ni deconcerter la poetique union. L'homme associe a la nature, la nature associee a l'homme, c'est une grande loi de l'art. Nul peintre ne l'a pratiquee avec un instinct plus delicat et plus sur. C'est qu'en effet la nature nous ecrase de son silence et de sa grandeur quand la voix de l'homme ne vient pas l'emouvoir, quand ses muettes harmonies n'expriment pas une ame imaginaire que la notre concoit et interprete. L'homme, dit quelque part Mme Sand, n'est pas fait pour vivre toujours avec des arbres, avec des pierres, ni meme avec l'eau qui court a travers les fleurs ou les montagnes, mais bien avec les hommes ses semblables. Dans les jours orageux de la jeunesse on reve de vivre au desert, on s'imagine que la solitude est le grand refuge contre les atteintes, le grand remede aux blessures que l'on recevra dans le combat de la vie; c'est une grave erreur: l'experience nous aura bientot detrompes et nous apprendra que, la ou l'on ne vit pas avec des semblables, il n'est point d'admiration poetique ni de jouissance d'art capables de combler l'abime. C'est la pensee, c'est la souffrance, c'est le don humain de sentir ou d'aimer qui repand la vie au dehors et cree le paysage avec l'ame particuliere qui le contemple. Mais, pour aider a ce travail d'idealisation, la nature prete ses formes, ses harmonies, ses couleurs, et le tout, ainsi combine, devient la matiere immortelle de l'art. La passion et la nature, Mme Sand est la tout entiere. Tout ce qui est en dehors de cette double inspiration lui est comme etranger, comme venu d'une ame pour ainsi dire exterieure, et si les formes de son talent se plient encore, avec leur admirable souplesse, a quelque nouvelle sorte d'inspiration qui ne viendrait pas du fond meme, on sent bientot l'effort et le parti pris. Elle n'est elle-meme, dans la plenitude de ses forces et la liberte de son art, qu'alors qu'elle raconte les troubles delicats de l'amour naissant, les violentes emotions des coeurs eprouves par la vie ou qu'elle esquisse a grands traits les paysages alpestres, comme dans le voyage aux Pyrenees[7], la vie et l'aspect de Venise, comme dans les _Lettres d'un voyageur_, ou les scenes tranquilles de la campagne du Berry, dont l'image la poursuivait a travers les enchantements de l'Italie. Elle arrive au comble de son art quand elle unit ces deux inspirations l'une a l'autre, et que, melant l'ame de l'homme a la nature, elle attendrit le paysage et ajoute a la grandeur la sympathie. Cet amour de la nature, elle ne l'avait pas pris seulement a l'ecole de Jean-Jacques Rousseau, elle l'avait pris en elle-meme. Elle avait senti la grandeur religieuse de la terre, la nourrice feconde; son ame virgilienne avait vecu, pendant une grande partie de son enfance et de sa jeunesse, dans l'intimite des champs et des bois; elle etait vraiment la fille de ce sol natal qui l'avait bercee dans ses sillons, nourrie avec les petits pastours, faconnee a son image, formee de ses influences familieres, consolee dans bien des chagrins sans cause, charmee de ses vagues terreurs. Par cette communaute de sensations, elle s'etait faite elle-meme la soeur des petits paysans qui avaient ete pendant de longs mois sa compagnie vagabonde et qui, depuis, avaient grandi. De la lui vint tout naturellement au coeur le gout de la bucolique et de l'idylle qui apparaissent dans presque toutes ses oeuvres et qui deviendront meme, a un moment de sa vie, un refuge contre les emotions violentes de la politique et comme un genre privilegie. C'est alors que, en face des injustices sociales dont elle etait blessee, elle evoquera l'image de la vie champetre et le tableau des interieurs rustiques; elle transportera de la scene du monde, qu'elle a jugee artificielle, sur une scene aussi humaine et plus naturelle a son gre, le conflit des passions et les drames du coeur, qu'elle poursuit toujours. Mais elle y transportera aussi quelques-unes des illusions de son imagination; elle n'y verra bien souvent que des types embellis ou rectifies de paysan poete, pretre de la nature, officiant, benissant les travaux de la campagne, ou de paysanne vertueuse, sentimentale, chevaleresque, heroique meme (comme Jeanne, la grande pastoure). C'est de la poesie, assurement, et si sincere qu'elle parait naturelle. Balzac et les romanciers modernes concevront autrement les paysans et les peindront avec une aprete dure, meme feroce, de pinceau; ne sera-ce pas une exageration dans un autre sens? Ce que je reprocherais plus volontiers a George Sand, ce n'est pas sa peinture du bon paysan, qui, apres tout, a sa realite, pourvu qu'on l'aide un peu a se degager d'une enveloppe de sensations et d'impressions vulgaires, c'est sa conception chimerique du paysan philosophe, lettre, comme Patience, qui serait plutot un transfuge de la societe, un renegat des villes, un Jean-Jacques Rousseau refugie dans les forets, et qui n'a plus rien de l'ame elementaire des champs. Quant au paysan, legerement idealise par George Sand, il n'est pas aussi faux qu'on l'a dit; cet ensemble de bons sentiments et ces germes de poesie champetre peuvent se trouver en lui, dans certaines circonstances et par d'heureuses rencontres. L'auteur n'a fait que les degager de leur rudesse native et les eclaircir par le langage. Il ne les a pas crees, il les a exprimes. Tous ses personnages de la campagne sont a la rigueur possibles; il ne faut a chacun d'eux, pour devenir ce qu'ils sont dans ses recits, qu'une occasion favorable, une excitation venue du dehors, une combinaison d'evenements qui les eleve au-dessus de leur maniere ordinaire de sentir et de parler, et les revele a eux-memes. C'est la l'oeuvre de l'artiste, qui n'invente pas, a proprement parler, mais qui ajoute a la realite humaine la conscience, par laquelle elle s'apercoit, et la voix, par laquelle elle se rend compte d'elle-meme en se traduisant aux autres. C'est l'oeuvre propre de George Sand dans ses adorables paysanneries. Elle est interprete plutot que creatrice, si l'on excepte quelques personnages faux et artificiels qui n'ont rien du paysan que l'apparence et le nom, et qui se sont introduits, par une sorte de fraude, dans ses bergeries. NOTES: [Note 6: _Mme Carlyle.--Portraits de femmes_, par Arvede Barine.] [Note 7: _Histoire de ma vie_, t. VIII.] CHAPITRE IV L'INVENTION ET L'OBSERVATION CHEZ GEORGE SAND. SON STYLE. CE QUI DOIT PERIR ET CE QUI SURVIVRA DANS SON OEUVRE Quelle part Mme Sand fait-elle a l'imagination et quelle part a l'observation? Comment se combinent en elle la puissance d'invention, qui est si variee et si feconde, avec l'experience de la vie reelle, dans les differentes situations qu'elle decrit et les caracteres qu'elle met en jeu? On a souvent tranche la question d'un mot: Idealiste et romanesque, Mme Sand n'observe pas. C'est bientot dit; il serait pourtant injuste de croire que ces facultes soient toujours contraires et divisees et d'en conclure qu'il y ait dans le roman deux ecoles radicalement opposees, celle de George Sand et celle de Balzac. Il n'y aurait meme pas de paradoxe a etablir que Mme Sand observe tres finement, et que Balzac, de son cote, imagine avec une sorte d'intrepidite. Au fond, il se pourrait bien qu'il n'y eut pas deux ecoles contraires en litterature, comme on se plait a le repeter, celle de l'imagination ou l'idealisme, celle de l'observation ou le realisme. Je n'attache, pour ma part, qu'une mediocre importance a ces distinctions tranchantes de programmes et a ces pretentions absolues en sens divers. Peut-etre meme, en realite, n'y a-t-il pas d'ecoles litteraires proprement dites; il n'y aurait que des temperaments differents, organises plus specialement pour l'observation ou l'imagination: les uns plus sensibles a l'exactitude du detail, les autres donnant libre carriere a leur puissance d'invention. Une ecole se cree artificiellement lorsqu'un ecrivain d'un temperament donne, ayant experimente son initiative ou son succes dans un certain sens, s'institue, un beau jour, le maitre d'un genre. Il se fait accepter, a ce titre, par une foule d'esprits secondaires qui prennent le mot d'ordre et se mettent a la suite, exagerant la _maniere_ de l'initiateur et dociles au succes, qui revele souvent un gout changeant de l'opinion. C'est ainsi qu'on arrive a faire un systeme tout simplement avec les qualites et surtout avec les defauts d'un homme. Toutes ces querelles d'ecoles nous paraissent vaines. Il n'y avait pas eu, a l'origine, de dissentiment absolu entre Mme Sand et Balzac, qu'elle rencontra plusieurs fois dans les annees de son noviciat litteraire a Paris. Elle declare elle-meme, avec un eclectisme tres degage et une spirituelle tolerance, que toute maniere est bonne et tout sujet fecond pour qui sait s'en servir. "Il est heureux, disait-elle, qu'il en soit ainsi. S'il n'y avait qu'une doctrine dans l'art, l'art perirait vite, faute de hardiesse et de tentatives nouvelles." Balzac etait une preuve vivante a l'appui de sa theorie. "Elle poursuivait l'idealisation du sentiment qui faisait le sujet de son roman, tandis que Balzac sacrifiait cet ideal a la verite de sa peinture." Mais il se gardait bien de faire de ce sacrifice un programme d'ecole; c'etait une simple tendance de son esprit qu'il exprimait ainsi. Plus liberal que ne le furent plus tard ses disciples, il admettait au meme titre la tendance contraire et felicitait Mme Sand d'y rester fidele. Ainsi, ces deux grands artistes se maintenaient justes et tolerants l'un pour l'autre. Balzac, d'ailleurs, lui aussi, ne s'asservissait pas a un dogme. Il essayait de tout; il cherchait et tatonnait pour son propre compte. Ce n'est que beaucoup plus tard que l'ecole, s'etant formee, attribua au chef un systeme absolu qui n'avait ete d'abord qu'une preference de gout. A plus forte raison peut-on le dire des dynasties qui se sont succede depuis Balzac, et dont les chefs principaux n'ont fait que rediger dans des programmes les qualites dominantes de leur esprit, soit Flaubert, l'homme d'un chef-d'oeuvre unique et d'un immense labeur, soit les freres Goncourt, deux artistes de la sensation subtile et aigue, soit Alphonse Daudet, dont l'observation profonde et cruelle a eu de si fortes prises sur les esprits de son temps, ou bien encore Zola, qui a cree l'epopee du roman ultra-democratique, le maitre de l'_Assommoir_ et de _Germinal_, jusqu'a l'avenement nouveau de Paul Bourget et de Guy de Maupassant, l'un psychologue raffine et souffrant "du mal de la vie", l'autre doue d'un humour naturel et d'un style de race qui dissimulent mal un fond effrayant de mepris pour l'homme, peut-etre meme, si l'on penetre plus loin, une tristesse presque tragique. En realite, peut-on dire que chacun de ces noms represente une ecole? Assurement non; ce qu'il faut y voir, ce sont des diversites d'esprits a l'infini, dont chacun s'attribue l'initiative et la souverainete d'un genre nouveau; il y a des variations de genres d'un esprit a un autre, comme, a certains moments, il y a des variations du gout dans l'esprit public. Les modes n'ont qu'un temps; elles se succedent les unes aux autres sans se detruire et meme sans se remplacer, par une sorte de rythme regulier. Nul ne peut dire de quel cote ira la generation prochaine, quand on sera fatigue des exces de l'observation brutale. Ce sera peut-etre l'occasion de revenir a George Sand, trop delaissee un instant par une epoque exclusivement positive, amoureuse des faits plus que des idees, eprise de methodes experimentales la meme ou elles n'ont que faire, et defiante des belles chimeres. Et deja paraissent chez des esprits en eveil des symptomes d'une reaction vers la creatrice de tant de beaux romans. George Sand etait portee, par son temperament d'esprit, a la conception d'aventures plus ou moins chimeriques, au conflit des passions ideales avec des evenements imaginaires; elle s'y complaisait delicieusement. Mais on se tromperait fort en croyant qu'elle observat mediocrement la vie reelle et qu'elle ne s'en inspirat que rarement. Que de preuves nous pourrions donner du contraire! Dira-t-on qu'elle n'est pas, en meme temps qu'une merveilleuse artiste d'inventions superbes, une psychologue penetrante dans presque toutes ses oeuvres, dans certaines parties au moins? Au moment ou elle ecrivait ses premiers romans, a l'aurore de sa vie litteraire, que d'observations fines et variees elle deploie deja, quelle experience de la vie reelle, profondement sentie, se revele, bien que moins en dehors que chez Balzac, moins etalee en surface, mais bien delicate et d'un ton si juste, jusqu'au moment ou la chimere s'empare de l'auteur et l'emporte avec le lecteur au ciel ou aux abimes. Vous rappelez-vous, au hasard des premieres oeuvres, l'interieur glacial de ce petit castel de la Brie? Comme cela est bien vu, finement observe! Comme toutes ces attitudes diverses ont ete notees dans un souvenir exact! Comme tous ces details d'interieur sont rendus! Comme on sent peser lourdement sur chacun des acteurs le poids d'une soiree d'automne pluvieuse qui a suivi une journee plus monotone encore! Ce vieux salon, meuble dans le gout Louis XV, que le colonel Delmare arpente avec la gravite saccadee de sa mauvaise humeur, cette jeune creole, toute fluette, toute pale, Indiana, enfoncee sous le manteau de la cheminee, le coude appuye sur son genou, dans sa premiere attitude de tristesse non encore revoltee, mais prete a l'etre au premier signal de la passion; en face d'elle, ce Ralph, fixe et petrifie, comme s'il craignait de deranger l'immobilite de la scene, de meme que dans tout le roman il craindra de troubler les evenements par sa modeste personnalite, jusqu'a ce que les evenements lui imposent un role d'heroisme qui le trouvera pret: n'y a-t-il pas dans chacun de ces traits comme une experience personnelle, une impression de vie reelle, une preparation des destinees qui vont s'accomplir? Combien elle est curieuse aussi, dans une autre oeuvre, voisine de celle-ci par la date, la psychologie d'Andre, avec cette sensibilite naive, emportee en dedans, craintive au dehors, avec cette tendresse de coeur qui le rendait presque repentant devant les reproches, meme injustes! Ce sont la d'admirables etudes de caracteres. L'insurmontable langueur de ce personnage, cette inertie triste et molle, l'effroi des recriminations, cette avidite vague et febrile de l'inconnu, tout cela ne fait-il pas de lui la victime inevitable du conflit qui va briser sa vie entre le marquis de Morand, son pere, un tyran sans mauvaise humeur, un joyeux et loyal butor, et sa maitresse, Genevieve, une pauvre fleuriste qui prendra tout ce coeur desherite et qui mourra de cet amour! Pas une page ici, pas une ligne qui ne soit du roman experimental, sauf la poesie, qui transfigure tout, meme l'analyse, meme l'observation. Nous pourrions faire la meme enquete, qui nous donnerait le meme resultat, jusqu'a _Jean de la Roche_, jusqu'au _Marquis de Villemer_, en insistant sur ce trait que les situations donnees et les caracteres indiques sont presque toujours pris dans la realite la mieux observee, et que ce n'est que dans la suite et sous la pression d'une imagination qui ne se contient plus que les caracteres s'alterent, se deforment ou s'idealisent a l'exces. Il y a un de ses romans surtout, dont elle dit elle-meme "qu'il est un livre tout d'analyse et de meditation", et qui m'a semble se detacher en relief sur l'ensemble de son oeuvre, comme une des plus fortes etudes qui aient jamais ete faites sur une des formes maladives de l'amour, la jalousie; je veux parler de _Lucrezia Floriani_. Il importe peu que ce soit un chapitre de psychologie intime, ou les personnages reels du drame de sa vie peuvent se reconnaitre eux-memes sous des noms nouveaux. Il importe moins encore que George Sand se soit faiblement defendue d'avoir voulu faire dans ce roman des portraits tres exacts[8]. Ce qui importe, c'est l'exactitude de la peinture morale qu'elle nous a donnee, quel que soit l'exemplaire vivant ou elle en a pris les traits. Le point de depart, ce fut un de ces amours reputes impossibles et qui sont precisement ceux qui eclatent avec le plus de violence. "Comment le prince Karoll, cet homme si beau, si jeune, si chaste, si pieux, si poetique, si fervent et si recherche dans toutes ses pensees, dans toutes ses affections, dans toute sa conduite, tomba-t-il, inopinement et sans combat, sous l'empire d'une femme usee par tant de passions, desabusee de tant de choses, sceptique et rebelle a l'egard de celles qu'il respectait le plus, credule jusqu'au fanatisme a l'egard de celles qu'il avait toujours niees, et qu'il devait nier toujours?" Ce fut, en effet, un terrible malentendu; le chatiment ne se fit pas attendre. A peine la destinee de cet invraisemblable amour s'est-elle accomplie, l'imagination du prince Karoll s'excite sur toutes les circonstances de la vie de Lucrezia, meme sur ce passe qu'on ne lui a pas cache; les difficultes commencent; tout s'assombrit dans cette ame ou le soupcon est entre; la vie entre ces deux etres n'est plus qu'un long orage. Comment nait la jalousie, comment elle jette son poison secret dans les rapides joies de ce bonheur, etonne d'abord de lui-meme, comment elle le corrompt sans le detruire, produisant les courtes folies, les angoisses delirantes, les fureurs qui eclatent ou celles qui tuent par de longs silences, comment les ruines morales s'accumulent sous les coups d'un insense, jusqu'au denouement fatal, vulgaire et poignant, voila ce que raconte ce livre avec une logique de deductions, une surete de traits, une profondeur d'analyse qui trahissent la vie observee de pres et profondement sentie. La jalousie incurable du passe, voila la maladie du prince Karoll. Les details et la gradation du mal sont marques avec une precision presque scientifique. Il a aime cette femme, sachant tout, et, malgre tout, il l'a aimee quand elle n'etait plus ni tres jeune ni tres belle, en depit d'un caractere qui etait precisement l'oppose du sien, et n'ayant pu prendre jamais son parti de ces moeurs imprudentes, de ces devouements effrenes, de cette faiblesse d'un coeur jointe a cette hardiesse d'un esprit qui semblaient une violente protestation contre tous les principes et les sentiments sur lesquels il a vecu jusque-la. Il n'a jamais pu pardonner a cette femme d'etre si differente de lui-meme. Il la poursuivra de sa folie croissante et devenue a la fin presque furieuse jusqu'au jour ou Lucrezia tombe, sans avoir, une seule heure, inspire de confiance a son etrange amant, sans avoir conquis son estime, sans avoir cesse d'etre aimee de lui comme une maitresse, jamais comme une amie.--Que ceux qui refusent a George Sand la faculte d'analyse relisent ce roman et qu'ils disent s'il n'y a pas la une admirable et profonde etude de passion, si chaque page n'est pas ecrite avec une observation ou un souvenir? Ce qui a donne le change sur l'absence pretendue de la faculte d'observation chez George Sand, c'est qu'il arrive un moment, meme dans ses plus belles fictions, ou le romanesque s'introduit a forte dose dans le roman, l'absorbe tout entier et efface tout le reste. Le romanesque, c'est l'exaltation dans la chimere: il marque l'age d'une generation et la date d'un livre; il se reconnait a la maniere d'aimer (surtout a la facon de dire que l'on aime), a la maniere de concevoir et d'imaginer les evenements, a la maniere plus ou moins agitee et surexcitee d'ecrire. Un maitre de la critique, M. Brunetiere, a marque fortement ces traits: "... Cette facon forcenee d'aimer fut celle de toute la generation romantique. Tout le monde n'aime pas de la meme maniere, et chacun a la sienne; mais les romantiques ont aime comme personne avant eux n'avait fait, ni depuis.... Certes, _Indiana_, _Valentine_, _Lelia_ meme et _Jacques_ sont de curieuses etudes de l'amour romantique. George Sand, selon son instinct, n'a pris, dans la realite, qu'un point de depart ou d'appui, qu'elle quitte aussitot pour revenir au reve interieur de son imagination.... Il y a dans ces romans une partie romanesque et sentimentale qui a etrangement vieilli[9]." Prenons, des les debuts, deux des oeuvres les plus celebres, _Valentine_ et _Mauprat_, et voyons comment ce jugement se verifie, et aussi comment le pronostic se realise. Dans chacune d'elles il y a une matiere riche, neuve, variee, d'invention naturelle, et aussi semblable au vrai qu'il est possible, melee bientot a des exagerations de caracteres ou de details qui etonnent ou revoltent l'imagination la plus docile et la plus credule. Que la ravissante Edmee aime son cousin Bernard, qu'elle l'ait aime des sa rencontre avec lui dans la societe epouvantable des Mauprat, qu'elle ait tacitement choisi ce rustre, ce sauvage qui sait a peine signer son nom, qu'elle ait pris a tache de le civiliser pour le rendre digne d'elle, qu'elle ait reussi enfin, a force de devouement actif et silencieux, a en faire un vaillant homme, un honnete homme, en l'elevant jusqu'au niveau de son coeur, tout cela, c'est le roman meme, et quel beau, quel noble roman! Mais a travers ce courant divers ou melange de deux existences, separees a l'origine par des abimes et que le plus sincere amour a rapprochees dans la vie, l'element invraisemblable se glisse, grandit, intercepte l'interet, contrarie a chaque instant les belles et saines emotions du roman, les empeche de germer a l'aise. C'est la perpetuelle apparition du pere Patience a tous les carrefours du pays et a chaque page du roman; c'est l'inevitable intervention de cet homme qui a tout appris dans la vie des champs, qui sait tout du present et de l'avenir, de ce grand justicier, de ce magistrat improvise qui impose silence aux puissances de la province, de ce paysan qui joue, a chaque occasion, le role de Mirabeau, conduisant par sa parole les evenements, nouant et denouant l'action? N'est-ce pas le faux et l'invraisemblable en personne? Qui nous delivrera de ce type artificiel, de son bavardage et de son infaillibilite? C'est vraiment trop demander a notre bonne volonte que de nous faire accepter ce prolixe collaborateur, eclaire des feux de la revolution prochaine, travaillant, au nom du contrat social, a la justification de Bernard, qui n'est pas coupable, et au denouement du roman, qui se denouerait fort bien sans lui. Element romanesque, et d'autant plus blamable ici qu'il est inutile. Ce bonhomme Patience m'a bien l'air de jouer _la Mouche du coche_, et le mutisme actif de Marcasse fait dix fois plus de besogne, sans en avoir l'air, bien qu'il ait, lui aussi, une bonne part de romanesque. _Valentine_ est, a cote de _Mauprat_, un des plus charmants et des plus tragiques recits d'amour. Car, que demander a Mme Sand? Au fond, elle ne sait que l'amour. Elle a prodigue, ici encore, les plus merveilleuses peintures de ce sentiment, elle l'a encadre dans le theatre de ses longues et continuelles reveries, dans ces paysages du Berry qu'elle a tant aimes. Elle a trahi, par la grace d'un incomparable pinceau, l'_incognito_ de cette contree modeste, de cette Vallee-Noire, dont elle dit: "C'etait moi-meme, c'etait le cadre, c'etait le vetement de ma propre existence". Et tout cela elle l'a livre au public, comme attiree par un charme secret et le repandant a son tour. De la est sortie cette analyse de passion qu'on n'oublie plus et qui fait de chaque lecteur un complice de Benedict. On le suit, on le voit arrete, contemplant Valentine, sur le bord de l'Indre, tandis qu'assis sur un frene mal equarri, il s'enivre de son image, tantot reflechie dans l'onde immobile, tantot troublee par un frisson de l'eau. Il ne pense pas, dans ce moment-la, il jouit, il est heureux; il boit par les yeux le poison fatal dont il mourra. Les evenements se developpent; mais deja peu a peu quelques-uns des caracteres d'abord indiques changent et se deforment. Benedict est le paysan sublime et passionne. M. de Lansac, le fiance de Valentine, d'abord un tres galant homme, devient le type legerement charge d'abord, puis demesurement avili de l'homme du monde sans passion genereuse, sans jeunesse morale, use et fletri au dedans, d'ailleurs cupide et debauche, tout ce qu'il faut pour rendre la lutte difficile a Valentine, facile a Benedict. Mme de Raimbault, une femme du monde, qui a simplement des prejuges, passe tout a coup a l'etat d'une vieille coquette, coureuse de bals de sous-prefecture, qui se desinteresse de sa fille a un point invraisemblable, ainsi que plus tard M. de Lansac de sa femme, sans doute pour laisser les incidents les plus graves se developper a leur aise, sans la gene de la vie de famille, ou la plus simple surveillance entraverait les libres allures du roman. Ainsi s'explique ce va-et-vient des personnages les plus compromettants et les plus faciles a compromettre, qui entrent dans le parc et le chateau, ou bien en sortent, comme il leur plait, le jour et meme la nuit. Benedict en profite a souhait, d'abord pour essayer de tuer a l'affut, dans la soiree meme du mariage, l'epoux, M. de Lansac, sous le pretexte etonnant de punir "une mere sans entrailles qui condamnait froidement sa fille a _un opprobre legal_, au dernier des opprobres qu'on puisse infliger a la femme, au viol", puis, pour s'introduire au chateau furtivement, et prendre la place de M. de Lansac absent dans la chambre nuptiale. Et de la une des plus incroyables folies qui puissent traverser une imagination exaltee, cette scene capitale de la nuit de noces entre Valentine malade, alienee d'elle-meme, tombee par desespoir dans une sorte de somnambulisme, et Benedict, qui passe pres d'elle les heures troublantes de la nuit, s'exaltant de la presence aimee, livre a toutes les furies de la passion, qu'heureusement une serie de hasards transforme en un inoffensif et delirant monologue. Tout cela est bien etrange. "Il ne faut pas oublier, dit Mme Sand ingenument, que Benedict etait un naturel d'exces et d'exception." Il le prouvera jusqu'a la fin, a travers des incidents sans nombre, des surprises et des rendez-vous manques, jusqu'a un meurtre absurde, jusqu'au coup de fourche qui atteint le heros par suite d'un ridicule malentendu. Toute cette seconde partie du roman est une serie de drames vulgaires et forcenes ou l'invraisemblable tue l'interet. Le charme s'est evanoui. Mais qu'il etait grand, irresistible dans la premiere partie du livre! George Sand avait elle-meme conscience de cette impulsion etrange qui la portait a un romanesque exagere: "Je declare aimer beaucoup, disait-elle dans le preface de _Lucrezia Floriani_, les evenements romanesques, l'imprevu, l'intrigue, l'_action_ dans le roman.... J'ai fait tous mes efforts, cependant, pour retenir la litterature de mon temps dans un chemin praticable entre le lac paisible et le torrent.... Mon instinct m'eut poussee vers les abimes, je le sens encore a l'interet et a l'avidite irreflechie avec lesquels mes yeux et mes oreilles cherchent le drame; mais quand je me retrouve avec ma pensee apaisee, je fais comme le lecteur, je reviens sur ce que j'ai vu et entendu, et je me demande le pourquoi et le comment de l'action qui m'a emue et emportee. Je m'apercois alors des brusques invraisemblances ou des mauvaises raisons de ces faits que le torrent de l'imagination a pousses devant lui, au mepris des obstacles de la raison ou de la verite morale, et de la le mouvement retrograde qui me repousse, comme tant d'autres, vers le lac uni et monotone de l'analyse". On pourrait faire un travail de ce genre sur la plupart des romans de George Sand et fixer les proportions variables de ces deux elements qu'elle emploie, le chimerique pousse a outrance et le reel finement observe. C'est la que se revelerait le grand defaut de cette belle imagination creatrice. Elle ne sait pas composer une oeuvre; elle ne sait y conserver ni l'unite du sujet, qui change souvent, ni l'unite de ton dans les caracteres qui s'alterent sans cesse. Elle n'en a d'avance arrete ni le but ni les proportions. Quand par hasard il lui arrive de conserver l'unite de l'oeuvre, c'est a son insu et comme par un coup de la grace. Elle concevait des personnages dans une situation donnee, qui etait presque toujours un etat de passion, elle s'eprenait d'eux, elle s'y interessait ardemment et pour son propre compte, tandis qu'elle les racontait et les peignait avec la flamme interieure; elle s'abandonnait a une sorte de hasard d'inspiration qui amenait les grandes luttes, mais qu'elle gouvernait bien peu, disait-elle, au point d'ignorer d'avance comment ces batailles de la vie se termineraient et comment le roman se denouerait. C'etait veritablement le triomphe de ce qu'on a nomme plus tard l'_inconscient_ dans le talent ou dans le genie. Je ne puis, en effet, mieux exprimer ce singulier phenomene dont elle donnait le spectacle etonnant dans sa methode de travail, qu'en disant que c'etait un phenomene d'inconscience superbe, mais bien peu sure dans le resultat. Rien de calcule, en apparence, rien de premedite; pas meme les grandes lignes arretees; tout procedait dans son art comme dans la vie. Quand une rencontre dramatique a lieu, quand une grande aventure commence, qui peut dire, dans le train de l'existence, ce qui devra arriver le lendemain? Il en etait de meme dans le domaine de son imagination. Elle ne savait pas la veille ce qui arriverait de ses heros ou a ses heros. Elle les livrait a la fatalite de son art, comme la vie les livre a la fatalite des evenements. De la ce contraste saillant dans ses oeuvres: l'entrain, la fougue, les merveilleux preludes, le commencement enchanteur de presque toutes ses fictions, des plus belles. Puis, a un certain moment, il se produit une sorte de fatigue: la richesse des developpements devient de la prolixite, le recit se traine en meandres inutiles; le style aussi se lasse et se neglige. Et cependant il faut bien finir. On finit, mais c'est une fin de raison, non d'inspiration. La composition languit, tout simplement parce qu'il n'y a pas eu de plan prepare, et que la composition n'est pas portee jusqu'au bout par l'ardeur de la pensee ou de la passion. Les denouements n'egalent jamais les preludes de l'oeuvre. On la voyait vivement preoccupee d'une idee de roman, possedee par son sujet, a tel point que tous ceux qu'elle avait traites auparavant semblaient ne plus exister pour elle, et, quelque temps apres, elle avait hate de dire adieu a ses personnages les plus chers d'un jour. Elle avait use et comme consume par le feu de son imagination les plus beaux enfants de son reve; elle les replongeait dans le passe, en un tour de main, je pourrais dire dans le neant. N'etait-ce pas un neant relatif que cet oubli qui succedait si vite en elle a la presence reelle de tous ces personnages, dont le nom meme sortait parfois de sa memoire? La fournaise ardente s'etait refroidie; pour se rallumer, elle attendait d'autres types, d'autres moules d'ou allait sortir un monde nouveau. Quand le chimerique s'introduit ainsi dans ses oeuvres, forcant les evenements et les caracteres, c'est une preuve que chez elle l'inspiration s'epuise, que la fatigue se trahit et que l'auteur ressent une certaine hate d'en finir avec le sujet dont elle a deja exprime la substance et la fleur. Mais il faut bien se garder de confondre ce romanesque mediocre, qui exprime une lassitude dans son talent, avec un autre genre de romanesque, qui produit chez elle des oeuvres exquises et qui est un jeu enchante de son imagination. Pour bien marquer cette nuance, deux noms suffisent; nous pourrions en citer dix: _Teverino_ et _le Secretaire intime_. Ce sont la des recits concus dans une heure de fecondite heureuse et qui semblent avoir ete acheves sous la meme inspiration fraiche et sans defaillance, de la premiere a la derniere page, sans un intervalle de repos ni de fatigue. Songes d'une nuit d'ete, reveries d'une journee de printemps, on ne sait de quel nom designer ces fictions magiques, qui vous tiennent comme suspendus dans un monde legerement ideal, ou tout succede au voeu de l'auteur avec une complaisance des evenements et une docilite des personnages qu'on ne trouve pas toujours en ce monde. _Le Secretaire intime_ est une fantaisie "qui lui est venue apres avoir relu les _Contes fantastiques_ d'Hoffmann"; il a garde quelque chose de son origine. Tout est invraisemblable dans cette principaute batie entre ciel et terre, aux ordres de cette souveraine enigmatique et ravissante, Quintilia Cavalcanti, tour a tour folle du luxe et du plaisir, et adonnee au plus serieux labeur de la pensee, soupconnee des plus noirs crimes d'amour, une Marguerite de Bourgogne qui se montre dans un cadre enchante, puis tout a coup revelee a travers les aventures les plus contraires comme une epouse admirable, vertueuse et fidele a un epoux qu'elle adore dans l'_incognito_ de son exil errant. L'amour legitime avec des airs d'aventurier! Quel reve enfin realise par Mme Sand! C'est la seule maniere, a ce qu'il parait, de faire supporter le mariage. Et que d'epreuves pour le jeune comte de Saint-Julien, jete en plein mystere par un hasard de voyage, admis sur le grand chemin dans le carrosse de la princesse, au grand deplaisir de la lectrice et de l'abbe, a la stupefaction de la petite cour fabuleuse et agitee ou il debarque comme un evenement, puis montant en grade et en faveur avec une rapidite qui lui donne le vertige, et dans ce vertige fatal concevant un impossible amour qui le mene au bord des plus grands perils. Le denouement arrive. L'heureux epoux, le mysterieux Marx, sauve Julien de ses imprudences. Notre heros sort de cette feerie, tour a tour ravi, epouvante, humilie, meurtri. La guerison ne viendra que plus tard, apres la maladie de rigueur, qui suit les grandes defaillances, et le retour dans sa famille, ou il rapportera une imagination plus calme, une ame plus indulgente et le souvenir, le reve plutot des aventures dont il a eu pendant une annee le spectacle eblouissant et tragique devant les yeux. Il n'y a pas de bon sens dans cette fable. Mais quelle jolie suite aux _Contes_ d'Hoffmann! C'est ainsi qu'un grand artiste imite et s'inspire. C'est de la meme source de romanesque heureux qu'est sorti _Teverino_. Il arrive ainsi bien souvent a George Sand, lasse de la vie plate et vulgaire, de vouloir s'en echapper a tout prix, et de se raconter a elle-meme de merveilleuses histoires, comme celles qui prenaient tant de place autrefois dans sa vie d'enfant et qui finissaient par lui faire une existence revee presque aussi importante, dix fois plus precieuse et plus chere que l'autre. C'est dans un de ces jours ou, comme Scheherazade dans _les Mille et une Nuits_, mais pour satisfaire a son caprice d'imagination et non pas a celui d'un sultan feroce, elle s'amusait elle-meme et s'enchantait de ces recits, qu'elle concut l'idee de cette journee unique, et qu'une fois concue comme a travers un songe, elle la jeta sur le papier, dans sa vivacite et sa fraicheur intactes, a peine entamees par le travail presque insensible de la composition. Certes il y a bien de quoi crier a l'invraisemblance quand on voit s'organiser, au hasard des evenements, cette jolie caravane de voyage, dans la villa de Sabina, au lever du soleil. Leonce conjure Sabina de se laisser emmener ou il voudra, sans rien lui designer d'avance, a travers les paysages les plus varies, aussi loin qu'on pourra aller dans une seule journee. Il a touche la corde magique, l'inconnu; la fantaisie enleve les dernieres resistances; Leonce va devenir l'arbitre de cette journee. On part a deux, avec la negresse de Sabina et le jockey sur le siege. Et bientot les rencontres commencent: on enleve un bon cure qui marchait gravement sur la route, son breviaire a la main; un peu plus loin, une ravissante petite paysanne errante, qui a pour specialite d'apprivoiser les oiseaux et qu'on annexe a la caravane; plus loin enfin, a travers mille aventures, le heros du roman, le plus singulier et le plus merveilleux des heros, un voyageur que Leonce rencontre se baignant dans un lac, bien different dans sa noble nudite de ce qu'il paraissait etre, un instant auparavant, sous ses haillons sordides. Leonce fait de lui un homme comme il faut en lui jetant des habits convenables. Touchant apologue qui nous fait voir qu'il n'y a bien souvent qu'une question de vetements entre les hommes, surtout dans les romans de Mme Sand! C'est une idee chere a l'auteur, et qu'elle reprendra souvent, jamais avec autant de bonheur et de grace. Teverino s'est revele a Leonce avec sa distinction naturelle; c'est le plus beau des mortels et le plus eloquent des artistes. Des lors il va prendre sa place, qui sera la premiere, dans cette journee romantique; il marque en tout genre une superiorite de virtuose, de philosophe, d'ami devoue (bien qu'improvise), d'amant chevaleresque, si bien qu'il remplit toute la fin de la journee, toute la soiree qui la termine et la matinee qui la recommence, des propos les plus fins, les plus brillants, les plus poetiques, des actes les plus audacieux, des engagements de coeur les plus hardis, arretes a temps avec une discretion que n'aurait pas un homme du monde. Il eblouit de sa voix d'artiste toute une petite ville italienne ou l'on s'est arrete pour le soir, il etonne de plus en plus Leonce, il l'irrite meme et le domine par la noblesse de sa conduite, il se fait un instant presque aimer de l'elegante et hautaine Sabina; et ce n'est que par generosite qu'apres l'avoir troublee, comme pour faire l'epreuve de sa puissance, il detache de lui ce coeur fragile, un instant surpris, le rend a Leonce, et disparait.--Ce souverain improvise de quelques heures, pendant cette journee unique, est l'enfant gate de George Sand. C'est bien l'artiste aventurier qu'elle a toujours aime, un de ces bohemes de genie, deguenilles mais delicats, nobles et superbes, qui doivent leurs riches facultes a la nature, et qui les ont conservees avec soin, grace a une independance, a une paresse, a un desinteressement qui les rend pauvres, mais les garde purs. Elle l'a vu agir devant ses yeux, cette fois; elle l'a vu marcher, ce heros longtemps imagine, elle l'a vu dominer le petit monde ou elle l'a introduit. Elle en a ete heureuse, comme du succes d'un fils cheri de son imagination. On peut sourire de ce facile bonheur qu'elle s'est donne a elle-meme. Mais les traits de la vie reelle se melent si bien ici a la fable, il y a de si charmants episodes dans cette journee disposee par la plus aimable et la plus ingenieuse des providences, il y a des conversations si elegantes et si delicates, qu'il faut bien en passer par la fantaisie de l'auteur, et vraiment on aurait mauvaise grace a resister au charme qui vous penetre et vous entraine. Le roman, ainsi concu, est tout simplement de la poesie. Soit. Est-ce donc la quelque chose de si malheureux, et George Sand perdra-t-elle quelque chose a une accusation de ce genre? Il faut bien que le roman se rapproche de la poesie ou de la science. Le roman scientifique est en grand honneur de nos jours: la science des moeurs, des institutions, des classes sociales, des caracteres et des temperaments, des influences physiologiques et medicales qui determinent l'individualite de chacun, des heredites que l'on subit a travers les ages, voila la matiere indefinie et toujours variee du roman experimental. Mais faut-il sacrifier a ce genre unique tous les autres genres et en particulier celui qui considere le roman comme une oeuvre a la fois d'analyse et de poesie, comme George Sand le definissait d'instinct? Prenons garde, le roman selon George Sand, c'est le vrai roman national; si nous en croyons les interpretes des origines de notre litterature[10], il est ne des anciennes chansons de geste; il est de la meme famille que la poesie; et qui pourra d'ailleurs demontrer qu'on a tort de le comprendre ainsi? On notera, avec un soin pedantesque, les invraisemblances qui abondent dans les fictions de George Sand. Mais ne serait-il pas aise de noter, en regard de l'invraisemblance des evenements que l'on peut signaler chez elle, le defaut de logique des caracteres chez les naturalistes le plus en vogue, l'incoherence des sentiments, la bizarrerie maladive de la conduite, sous pretexte de maladies ou d'heredite? Et nous en viendrions a nous demander de quel cote il y a le plus d'invraisemblable. C'est une querelle qui durera longtemps et ou nous n'avons pas l'intention d'entrer. Il serait pourtant curieux de savoir si les pretendus observateurs de la realite ne font pas autant de concessions que les autres romanciers a une certaine convention aussi artificielle, aussi arbitraire, aussi fausse que celle dont ils font un si terrible grief a l'ecole qu'ils veulent detruire, comme si l'on detruisait des temperaments et des gouts! A cette maniere de comprendre le roman, correspond le style, qui meriterait une etude a part chez George Sand et dont nous n'indiquerons que quelques traits, bien reconnaissables a travers la variete infinie des sujets qu'elle a traites et dans la longue suite de cette vie remplie pendant quarante-six ans des plus feconds travaux. Certes on ne peut pas dire qu'elle n'ait pas fait, pendant un aussi long intervalle de temps, son education d'ecrivain, et qu'elle n'ait pas modifie son instrument d'expression et ses ressources. Cependant, des le debut, sa langue etait formee, deja ample et souple, pleine de mouvement et de feu. Le long travail d'une vie litteraire ne fit que la developper, il ne la crea pas; elle lui etait venue comme d'instinct, aussitot que, dans sa retraite de Nohant, elle jeta sur quelques feuilles eparses ses tristesses, ses larmes, ses revoltes, toute la matiere de son reve interieur. Les mots lui obeissaient deja sans resistance, les images suivaient d'elles-memes et s'entrelacaient sans effort avec une justesse que rencontrent seuls, du premier coup, les ecrivains de race. Ecrire est, pour certaines personnes, aussi naturel que respirer. George Sand ecrivait en prose comme Lamartine en vers; c'etait pour tous les deux une sorte de fonction de la vie; ils la remplissaient sans l'avoir etudiee; ni l'un ni l'autre n'aurait pu en rendre compte a eux-memes ni aux autres. Ni l'un ni l'autre ne furent des artistes de travail et de volonte; ils furent des artistes de nature; ils etaient nes grands ecrivains, ils l'etaient des la premiere page. Cette facilite, qui est un don, est un piege. George Sand n'a pu echapper a ce peril d'un abandon trop peu surveille au courant qui l'entraine. Elle a une complaisance excessive a developper ses idees; elle s'endort parfois, elle s'oublie dans une sorte de prolixite qui la trompe elle-meme; elle a ses negligences. On a aussi note trop souvent une certaine tendance a l'emphase, pour que ce grief n'ait pas quelque motif. Dans les conversations, ou plutot dans les discours dialogues de _Lelia_ ou de _Spiridion_, de _Consuelo_ ou de _la Comtesse de Rudolstadt_, il est certain que ce beau style devient la proie d'un lyrisme philosophique assez nuageux, qu'il s'y dissout en vapeurs fuyantes ou s'y assombrit jusqu'a une sorte d'obscurite volontaire. Les tenebres ne vont pas a ce temperament sain et naturel de l'ecrivain. Il les secoue avec bonheur et se retrouve tout entier, quand la crise philosophique est terminee, soit dans les descriptions de paysages, qui, dans _Lelia_, sont d'un art merveilleux, soit dans les peintures de caracteres, des que l'ecrivain sort de ces regions d'une demi-realite a peine consistante, quand il touche terre, quand il se prend a la vie ou qu'il s'egaye d'une de ces situations qu'il a inventees (comme les diverses rencontres de voyageurs dans _Teverino_). Il y a la des parties de dialogues tres vives, spirituelles, d'autres tres elegantes, des remarques et des conversations pleines d'un esprit de belle tournure et de bonne compagnie, meme quand les personnages sont equivoques. On n'a peut-etre pas assez remarque cette qualite de l'esprit dans le style de George Sand: "Les romantiques, a-t-on dit, n'ont pas connu la bonne plaisanterie: ni Chateaubriand, ni Lamartine, ni Vigny, ni Hugo, ni Balzac, ni George Sand." Cela n'est pas tout a fait juste pour Mme Sand. Elle n'avait pas d'esprit dans la conversation, elle ne savait pas plaisanter en causant. Mais tout changeait quand elle avait la plume a la main. Elle suivait alors, d'un trait rapide, les conversations qu'elle entendait au dedans d'elle-meme; elle s'y absorbait, et, dans ces improvisations qu'elle recueillait de ses interlocuteurs imaginaires, le naturel, la grace, la verve, la finesse ingenieuse abondaient; la force de la situation se dessinait si vivement en elle, qu'elle semblait n'etre qu'un echo; mais la voix interieure qui lui dictait ces vives et fines reparties etait bien a elle; c'etait _elle-meme_ et _une autre_, tres differente de ce qu'elle etait dans la vie reelle. "Ce n'est, nous dit-on encore, ni par un eclat extraordinaire ni par la perfection plastique que son style se recommande, mais par des qualites qui semblent encore tenir de la bonte et en etre parentes. Car il est ample, aise, genereux, et nul mot ne semble mieux fait pour le caracteriser que ce mot des anciens: _Lactea ubertas_, une abondance de lait, un ruissellement copieux et bienfaisant de mamelle nourriciere", et l'image entraine une hardie et charmante apostrophe a la "_douce Io du roman contemporain_"[11]. Rien de plus aimable, assurement. C'est l'hommage d'un ecrivain qui, parmi les jeunes, est un de ceux qui l'ont le plus et le mieux aimee. Un mot pourtant nous inquiete. On reproche a ce style si expressif et si colore de n'etre pas suffisamment _plastique_. Que veut-on dire par la? Sans doute qu'il n'est pas assez fortement modele sur les formes reelles, qu'il n'en dessine pas assez rigoureusement les contours, comme celui de Victor Hugo, de Theophile Gautier ou de Flaubert, qu'il ne s'etudie pas a les mettre en relief? Est-ce un tort? S'il n'est pas plastique, c'est-a-dire sculptural, ce style est pourtant tres pittoresque, et, quand il s'agit de decrire, il ressemble a une belle peinture. N'est-ce pas une compensation? Ce style est d'une transparence merveilleuse, au fond de laquelle on voit la realite telle que l'a vue le peintre, plus la pensee meme du peintre qui l'a interpretee. Soit dans les descriptions, soit dans les analyses, soit dans la suite des evenements, il suit l'idee d'un mouvement continu, il l'exprime et le manifeste avec une aisance et une fluidite qui n'empechent pas la force. J'ai vu, dans un repli des montagnes du Jura, une source que l'on appelle la Source bleue, a cause de sa couleur, qui reflete le paysage environnant, un coin du ciel menage au-dessus d'elle et peut-etre aussi la nature de la pierre ou elle a creuse sa coupe d'azur. Elle est calme, profonde, attirante comme par un charme magique. On ne peut voir cette source sans s'eprendre d'elle et adorer la Naiade qui la consacre; on la suit dans sa fuite a travers les pres voisins; elle s'excite par la pente a laquelle elle obeit; elle murmure avec fracas en descendant rapidement a travers son lit de cailloux; elle s'irrite et fremit, au bas du coteau, contre un rocher immobile et brutal qui lui barre le chemin; elle detourne de cette barriere sa colere et son cours, grondant encore, elargissant a chaque pas son onde grossie des torrents voisins qu'elle recoit et qu'elle absorbe. Un instant, comme trop pleine des tresors amasses de ces eaux etrangeres, elle passe par-dessus ses rives, elle s'epuise par ce debordement, elle va perdre une partie de ses flots inutiles autour d'ilots de sables denudes; puis enfin, se recueillant par un dernier effort, elle se ramene en soi, elle s'offre apaisee a la contemplation des hommes, apres avoir porte dans son cristal tant de paysages mobiles, tant de scenes variees des villes et des champs. C'est l'image du style de George Sand, toujours fidele au mouvement interieur de sa pensee, qu'il represente et dessine dans ses elans, dans ses agitations, comme dans ses soudains apaisements. On a beau jeu pour nous dire qu'apres quarante ou cinquante annees, ce style, au moins dans certaines parties, a vieilli comme d'autres parties de l'oeuvre. Il y a, a la verite, tout un attirail d'idees exterieures, de sentiments factices, de langage, propre a chaque generation et qui nous fait l'effet, quand nous le revoyons au grand jour, d'une toilette defraichie, d'un habit hors d'usage. Cette loi de la decadence inevitable, qui ne touche qu'aux dehors du personnage humain, au choix passager qu'il a fait, a sa date, de certaines manieres d'etre ou de paraitre, cette loi n'a pas epargne, chez Mme Sand, toute la partie sentimentale, le romanesque dans l'expression violente des sentiments ou l'invention des situations, l'invraisemblance exageree des evenements, l'emportement des theses, la declamation surabondante, l'exces d'un style trop lyrique, dont l'auteur lui-meme souriait par moments; voila les parties caduques et condamnees qui ont sombre pour toujours et qui, pour tout autre ecrivain, auraient entraine le reste de l'oeuvre dans un pareil et irreparable naufrage. Mais ici quel desastre c'eut ete que la perte de tant d'oeuvres en partie superieures et de recits que le rayon de l'art a touches! Que de choses resteront et renaitront si un injuste oubli s'est un instant mepris sur elles! Tout ce qui est grace aisee, creation elegante, reverie enchantee, sincerite de la passion, fantaisie merveilleuse, charme du style, tout cela ne merite-t-il pas de vivre? Le temps fera de plus en plus surement son oeuvre, ici comme ailleurs. Et apres ce travail d'elimination, qu'il accomplit avec une justesse infaillible sur chaque grande renommee, il proclamera avec un immortel honneur cette puissance d'invention, qui n'exclut pas la faculte d'analyse, mais qui lui cree un cadre merveilleux; il proclamera que, grace a cette richesse inepuisable d'imagination et ce don expressif du style, George Sand est restee un poete qui a peu d'egaux, un des plus grands poetes de sa race et de son temps. Nous sommes maintenant a meme, a ce qu'il semble, de repondre a la question que nous posions a la premiere ligne de cette etude. Oui, on reviendra a Mme Sand, apres quelques annees de negligence et quelques eliminations necessaires dans son oeuvre. Elle attirera de nouveau les generations nouvelles par l'eclat de cette poesie que nous avons essaye de definir. Quand elle ne servirait qu'a nous consoler, par quelques-unes de ses oeuvres, de l'exces et du debordement du naturalisme contemporain, elle aurait eu raison d'ecrire, meme pour nous, meme pour ce qui s'appelle la posterite. Elle aura sa place marquee dans la renaissance infaillible du roman, du theatre et de la poesie idealistes qui conserveront longtemps une clientele considerable dans l'humanite de demain et d'apres-demain, quoi qu'on fasse pour comprimer cet elan de l'esprit. Ce sont des moeurs nouvelles qui ont amene le roman a prendre une si grande place dans la vie moderne. Mais rien ne nous oblige a croire que cette place sera eternellement occupee par le roman naturaliste. Comme nous l'avons deja dit, il y aura partage entre les deux theories opposees ou peut-etre oscillation periodique de l'esprit public entre l'une et l'autre. Ce qui a fait la royaute litteraire du roman, c'est en grande partie l'ennui moderne, cette maladie que les generations des autres siecles, moins excitees et plus croyantes, n'ont pas connue au meme degre que nous; c'est l'ennui, ce vide absolu de l'esprit et du coeur, qui est un trait irrecusable des hommes de notre temps. Autrefois on avait pour se distraire et s'occuper, dans les intervalles du travail quotidien, soit la passion de l'esprit et de la conversation, comme au XVIIIe siecle, soit les passions religieuses, comme au XVIIe siecle, la curiosite violemment excitee par la Reforme et la Renaissance, comme au XVIe. Aujourd'hui, quand la vie, surmenee par le travail des affaires, est contrainte au repos, quelle ressource lui reste dans ce vaste desert des idees qui represente le monde intellectuel ou moral pour la majorite des hommes? C'est le roman qui tient alors la place qu'occupaient autrefois les livres de controverse dans les siecles anciens ou les grandes questions de critique et de renovation sociale au dernier siecle. Le developpement exagere de la vie positive a cree du meme coup l'irresistible besoin d'y echapper. Rien, non rien, meme le desir de faire vite fortune et d'appliquer cette rapide fortune a de rapides plaisirs, ne prescrit contre certaines exigences de l'esprit. On a beau jeter en pature a l'homme de ce temps les amusements ou les divertissements violents, on parvient bien a le distraire un instant, a le passionner pendant une heure ou deux; on attire toute son activite au dehors, on l'y excite, on l'y epuise. Et au meme instant ou on le croit le plus oublieux de son _moi_ interieur, il echappe a ces prises du dehors; il fait de soudaines rentrees en lui; il y revient, tout fatigue du train de vie qu'il menait hier, qu'il menera demain. Mais aussi, presque aussitot, deshabitue depuis longtemps de penser, il s'effraye de cette solitude inanimee, de ce silence qu'il trouve en lui; il a oublie de remplir et d'orner de pensees solides ce fond interieur de l'ame qu'il n'habite qu'a de rares intervalles. L'ideal philosophique ou religieux ne visite plus guere cette ame vouee aux divinites vulgaires et faciles. Les lettres severes rebutent depuis longtemps ces esprits restes arides sous une couche de banale culture. Quelle ressource lui restera pour remplir un instant ce grand vide qui s'ouvre devant lui? Le theatre et le roman, qui ne differe du theatre que par le developpement de l'action concentree sur la scene interieure. D'ailleurs, le roman est toujours la, toujours a sa portee et sous sa main; il se prete a remplir certaines heures ou l'homme, en tete-a-tete avec lui-meme, ne sait que penser. Il prend telle oeuvre qui mene grand bruit, il la laisse, il la reprend a sa fantaisie. Le roman semble s'adapter de lui-meme a ces intervalles inoccupes de la vie moderne; il remplit les repos de l'action ou des affaires, ou l'homme, meme le plus ordinaire, sent en lui je ne sais quelle vague lassitude ou quelle morne inquietude qui ressemble a un besoin de penser. Mais l'influence du roman ne s'arrete pas la; il n'est pas uniquement l'entretien et la distraction intellectuelle d'un grand nombre d'esprits vides ou mediocrement cultives. Les intelligences les plus hautes elles-memes n'y echappent pas; c'est une sorte d'habitude qui s'est creee pour l'esprit. Je demandais a un philosophe distingue de ce temps quel etait, d'ordinaire, le premier article qu'il lisait dans la _Revue des Deux Mondes_. Il me repondit avec ingenuite que c'etait toujours par le roman qu'il commencait sa lecture. Le plus grave esprit de notre age, celui qu'on se figurait, surtout dans les dernieres annees de sa vie, comme naturellement absorbe dans les plus hautes meditations philosophiques ou religieuses, M. Guizot, me disait qu'il travaillait dans la premiere partie de la journee, qu'il faisait une promenade selon le temps, et que, tous les jours de sa vie, il rentrait a quatre heures pour se faire lire un roman anglais. Mais c'est surtout dans la vie des jeunes gens et des femmes que le roman s'est introduit, impose comme l'aliment principal de leur intelligence. On peut dire que, pour beaucoup, il est devenu la litterature unique. C'est ici que se place naturellement un voeu, une esperance, si l'on aime mieux, en faveur de la renaissance de George Sand, comme un des maitres injustement oublies. Si l'on reve pour le roman d'etre autre chose que la distraction abaissee d'une intelligence en detresse, l'element d'une curiosite vulgaire, s'il doit, comme les autres formes de l'art, racheter sa souverainete par une fin elevee, la justifier, avoir un but, en un mot, ne serait-ce pas a la condition qu'il mit un peu d'ideal dans cette pauvre vie, si agitee en apparence, si surexcitee au dehors, bruyante a la surface, au dedans si terne et si morne? Ne serait-ce pas aller contre ce but que de proscrire cet ideal de la vie factice qui se joue devant notre imagination, comme on le proscrit avec tant de soin de la vie reelle? Et quel art est-ce donc, si c'en est un, de nous donner dans une succession de types avilis, de situations tour a tour ternes et violentes, de scenes triviales, de scandales odieux ou mesquins, sous pretexte d'etudes de moeurs, la representation des realites qui obsedent notre vie de chaque jour, qui occupent et poursuivent nos regards? Il semble que le vice incurable du roman ainsi compris soit la negation meme de sa fin legitime, qui est de relever l'homme, un instant, de toutes les tristesses et des miseres, des trivialites et des ennuis de la vie quotidienne, de lui donner, pour quelques heures, l'illusion d'un monde ou il puisse changer au moins le cours de ses idees et le train de ses soucis vulgaires, ou les sentiments aient plus de force, les caracteres plus d'unite, les passions plus de noblesse, l'amour plus d'elevation et de duree, le soleil plus d'eclat. Le roman anglais, qui s'est depuis longtemps acclimate dans notre langue, et le roman russe, qui a fait recemment une entree si superbe et triomphante dans notre litterature, sont beaucoup moins eloignes de cette conception qu'on ne le croirait. A un fond de realisme, qui est dans les exigences toutes naturelles de l'esprit moderne, ces deux formes les plus recentes du roman, soit dans George Eliot, soit dans le comte Tolstoi, joignent tout un ensemble d'aspirations severes et de poursuites elevees qui les rapprochent singulierement, par certains points, de l'ideal que nous venons de decrire. C'etait aussi la, nous l'avons vu, l'idee que George Sand s'etait faite du roman, au debut de sa vie litteraire[12]. Transformer la realite des caracteres et des passions en l'elevant au-dessus des vulgarites et des laideurs, craindre avant tout de l'avilir dans le hasard des evenements, qu'est-ce que cela, sinon chercher par tous les moyens l'expression la plus complete et la plus saisissante du reve de la vie, verser quelques rayons d'ideal dans notre triste et pale existence? N'est-ce pas la de l'art, du vrai, du grand art? Notre vie est dure ici-bas, dit George Sand, et nous n'y pouvons jamais etre assez contents de nous ni des autres pour ne pas desirer de rever tout eveilles.--Personne, plus et mieux qu'elle, et d'une main plus prodigue, n'a seme sur nous les enchantements de ce reve. Nous ne pourrons jamais nous soustraire a cette soif de fiction, a moins que notre monde ne se transforme en une sorte de paradis ou l'ideal d'une vie meilleure ne sera plus possible. En attendant, nous aspirerons toujours a sortir de nous-memes; toujours notre imagination fera son charme et son ivresse de ce breuvage delicieux, la poesie sous les formes variees de l'art, le poeme, le theatre ou le roman. Que deviendrai-je si, a la place du breuvage exquis, votre main impitoyable me verse une seconde fois le breuvage vulgaire dont je suis rassasie? C'est la gloire de George Sand d'avoir, dans sa longue carriere, toujours echappe a ce peril, et toujours epargne a ses amis inconnus cet affreux deboire. Sur ce point-la, au moins, elle ne les a jamais trompes. NOTES: [Note 8: "On a pretendu que, dans ce roman, j'avais peint le caractere de Chopin avec une grande exactitude sous le nom du prince Karoll. On s'est trompe, parce que l'on a cru reconnaitre quelques-uns de ses traits, et, procedant par ce systeme, trop commode pour etre sur, on s'est fourvoye de bonne foi." (_Histoire de ma vie_, t. X, p. 231.)] [Note 9: _Revue des Deux Mondes, Revue litteraire_, 1er janvier 1887.] [Note 10: "_Roman_, veut dire, au moyen age, composition en langue romane, c'est-a-dire en francais, et specialement, comme les compositions le plus en honneur sont les chansons de geste, il prend le sens de chanson de geste. A la fin du moyen age, il veut dire successivement chanson de geste mise en prose (roman de chevalerie), histoire en prose de quelques grandes aventures imaginaires, puis histoire en prose de quelques aventures inventees a plaisir, et finalement recit invente a plaisir. Qu'on aille retrouver dans cette derniere evolution de sens la poesie ecrite en roman!" (A. Darmesteter, _la Vie des mots_, p. 16).] [Note 11: M. Jules Lemaitre, _Revue Bleue_, 8 janvier 1887.] [Note 12: Voir chapitre II] CHAPITRE V LA VIE INTIME A NOHANT LA METHODE DE TRAVAIL DE GEORGE SAND SA DERNIERE CONCEPTION DE L'ART Avant de prendre conge de George Sand, nous voudrions l'etudier un instant dans sa vie intime et l'y saisir d'un coup d'oeil retrospectif. Quand cette etude n'est pas faite, on n'a jamais la notion complete d'un ecrivain, surtout si cet ecrivain est une femme. Cette vie ne commence veritablement qu'a l'epoque de l'etablissement definitif a Nohant, ou George Sand se fixa en 1839, apres le voyage en Suisse avec Liszt et Mme d'Agoult, et une retraite de quelques mois a Majorque, avec Chopin, le grand artiste deja bien malade. Il y eut encore, ici et la, plusieurs sejours provisoires a Paris, pour l'education des enfants, Maurice et Solange; mais des ce moment-la, c'est Nohant qui est devenu son sejour habituel, son centre d'action; c'est la que son existence est fixee et qu'elle a pu realiser son reve, l'idee d'une vie arrangee pour elle, ses enfants et ses amis. C'est la que se developpe et s'acheve, dans un cadre fixe et familier, ce que je pourrais appeler la _derniere maniere_ de George Sand, sur laquelle nous voudrions arreter et retenir l'attention du lecteur. Nous devons rappeler cependant quelques traits de la vie anterieure, celle qui a ete l'objet ou le pretexte de tant de legendes. Se souvient-on, a ce propos, du joli conte d'Alfred de Musset, l'_Histoire d'un merle blanc_? C'etait une bien vieille histoire que celle qui s'etait passee vers 1833 et 1834 a Paris et a Venise. Mais elle marque bien l'origine et le point de depart de cette vie d'abord si fantasque et livree a l'aventure. On trouve tout, meme l'histoire des autres dans cette fantaisie, quelque peu arrangee, mais transparente, du poete racontant les malentendus qui l'accueillent a son entree dans la vie, les malveillances qu'il subit dans sa famille meme, a cause de son plumage et de son ramage inusites, les accidents et les deceptions de tout genre qui lui font sentir chaque jour combien il est penible, bien que glorieux, d'etre en ce monde "un merle exceptionnel"! Apres plusieurs aventures dont il est sorti perdant chaque fois beaucoup de ses illusions et un peu de ses plumes, il rencontre enfin sa consolation sous la forme de la merlette de ses reves, de la merlette ideale. "Acceptez ma main sans delai; marions-nous a l'anglaise, sans ceremonie, et partons ensemble pour la Suisse.--Je ne l'entends pas ainsi, me repondit la jeune merlette; je veux que mes noces soient magnifiques et que tout ce qu'il y a en France de merles un peu bien nes y soient solennellement rassembles." Le mariage se fait, malgre tout, a l'_anglaise_, mais avec un grand concours d'artistes emplumes, et l'on part pour la Suisse, Venise ou autres lieux. "J'ignorais alors que ma bien-aimee fut une femme de plume; elle me l'avoua au bout de quelque temps; elle alla meme jusqu'a me montrer le manuscrit d'un roman ou elle avait imite a la fois Walter Scott et _Scarron_. Je laisse a penser le plaisir que me causa une si aimable surprise.... Des cet instant nous travaillames ensemble. Tandis que je composais mes poemes, elle barbouillait des rames de papier. Je lui recitais mes vers a haute voix, et cela ne la genait nullement pour ecrire pendant ce temps-la.... Il ne lui arrivait jamais de rayer une ligne ni de faire un plan avant de se mettre a l'oeuvre. C'etait le type de la merlette lettree." Bien des traits sont justes dans cette esquisse; un seul detonne avec la physionomie de la _romanciere_. A aucune epoque sa plume, libre dans le domaine des idees, ne s'abaissa a la caricature ni a la parodie. Nous comprenons que la merlette lettree ait rappele a son ami Walter Scott et ses larges et puissants recits; mais nous sommes stupefaits quand nous voyons le satirique injuste joindre a ce nom celui de Scarron. Meme dans ses plus grandes hardiesses de pensee, Lelia resta Lelia, et jamais une equivoque ni une plaisanterie cynique n'alourdit ou n'effleura son aile, amie du grand vol et de la lumiere. Nous ne raconterons pas la fin de l'histoire, dont on peut voir la contre-partie dans _Elle et Lui_. Elle est triste dans les deux recits; elle l'avait ete dans la realite, et tout le monde la sait a peu pres, ce qui suffit. C'est affaire a la chronique d'entrer dans ce genre d'intimite, bien au dela de ce qui est necessaire. Nous avons voulu seulement marquer, sans insister, la place d'une premiere George Sand, tres prompte a se prendre et aussi a se deprendre, mettant tout son enjeu dans une passion, l'y perdant en belle joueuse, guerissant de chaque passion, mais non du jeu lui-meme, apportant en ces diverses tentatives une sorte de naivete incorrigible et de bonte facile, melant a ces cultes changeants des cultes episodiques pour tel art ou telle science, la poesie avec l'un, la musique avec l'autre, la philosophie avec un troisieme. C'est celle dont l'image s'est imposee a l'esprit de ses contemporains, dans l'ivresse de la jeunesse et des premiers triomphes, celle qui vivait tantot en etudiant ou en artiste, tantot en pelerin, sous des habits d'homme, dans le quartier Latin ou sur toutes les routes de l'Europe et particulierement sur les grands chemins de la boheme et autres pays imaginaires, abandonnant sa vie aux hasards des bons ou des mauvais gites, a la camaraderie des voyageurs de rencontre, dont elle illumine un instant le personnage des feux de son imagination, dont elle partage ou subit l'aventureuse hospitalite, les etranges fantaisies, les passions irreparables. Henri Heine, qui l'a vue souvent a la fin de cette periode (de 1833 a 1840), nous a laisse d'elle un vif portrait, qui doit etre ressemblant: "son visage peut etre nomme plutot beau qu'interessant, disait-il; la coupe de ses traits n'est cependant pas d'une severite antique, mais adoucie par la sentimentalite moderne, qui repand sur eux comme un voile de tristesse. Son front n'est pas haut, et sa riche chevelure du plus beau chatain tombe des deux cotes de la tete jusque sur ses epaules. Ses yeux sont un peu ternes, doux et tranquilles. Elle n'a pas un nez aquilin et emancipe, ni un spirituel petit nez camus. Son nez est simplement un nez droit et ordinaire. Autour de sa bouche se joue habituellement un sourire plein de bonhomie, mais qui n'est pas tres attrayant; sa levre inferieure, quelque peu pendante, semble reveler une certaine fatigue. Son menton est charnu, mais de tres belle forme. Aussi ses epaules, qui sont magnifiques.... Sa voix est mate et voilee, sans aucun timbre sonore, mais douce et agreable.... Elle brille peu par sa conversation. Elle n'a absolument rien de l'esprit petillant des Francaises ses compatriotes, mais rien non plus de leur babil intarissable. Avec un sourire aimable et parfois singulier, elle ecoute quand d'autres parlent, comme si elle cherchait a absorber en elle-meme les meilleures de vos paroles.... Cette particularite est un trait sur lequel M. de Musset appela un jour mon attention. "_Elle a par la un grand avantage sur nous autres_", me dit-il[13]" Et le portrait continue tranquillement sur ce ton modere, egaye par quelques-unes de ces epigrammes dont l'auteur ne pouvait pas s'abstenir longtemps. Pour ce premier portrait, il semble qu'il n'y ait plus a y revenir. La seconde partie de cette vie, de beaucoup la plus longue d'ailleurs, nous offre cet interet particulier, que c'est elle-meme, par son propre choix, qui l'organise et la gouverne, "qui la soustrait, autant que possible, au hasard des evenements ou au caprice des affections". Suivons-la, quand elle est definitivement retiree de la vie d'aventure, de l'existence errante et sans foyer, dans l'intimite de Nohant, dont elle a si cherement rachete les reliques et les souvenirs, ou elle recueille ses enfants, ou elle les voit grandir, ou elle les marie, ou plus tard sa joie profonde et calme de jeune aieule se repandra sur la tete de ses petits-enfants sans suspendre un seul instant sa production incessante, sans gener cette prodigalite d'un talent qui remplit pres d'un demi-siecle de ses inventions et de ses reves, de ses idees ou de ses passions, qui charme ou qui epouvante, qui remue l'ame de cinq a six generations. Car c'est un trait a noter que le silence, cette forme de l'oubli, n'a commence pour elle qu'apres sa mort. Tout le temps qu'elle a vecu, elle a ecrit, et par la elle a puissamment agi sur ses contemporains; c'est agir assurement que d'agiter ainsi les esprits d'un temps, d'inquieter les consciences, d'y produire ces grands mouvements de sympathie ou d'antipathie qui sont les flux et les reflux de l'opinion publique. Et qui l'a fait plus que George Sand dans ce siecle? Elle s'est peinte elle-meme dans cette seconde partie de sa vie, presque sans y penser, au moyen de sa _Correspondance_, bien plus instructive a cet egard que l'_Histoire de ma vie_, qui s'arrete brusquement au plus beau moment de sa carriere litteraire. C'est la _Correspondance_, et surtout la partie tres copieuse qui s'etend sur les vingt-cinq dernieres annees, que nous avons relue pour confronter les impressions de l'auteur avec nos souvenirs, ceux que nous avons emportes d'une visite que nous fimes a Nohant, au mois de juin 1861. Vers cette epoque deja lointaine, George Sand ecrivait a l'un de ses amis, en l'engageant a venir la voir: "Nous avons encore de belles journees ici. Notre climat est plus clair et plus chaud que celui des environs de Paris; Le pays n'est pas beau generalement chez nous: terrain calcaire, _tres frumental_, mais peu propre au developpement des grands arbres; des lignes douces et harmonieuses; beaucoup d'arbres, mais petits; un grand air de solitude, voila tout son merite. Il faudra vous attendre a ceci, que mon pays est, comme moi, insignifiant d'aspect. Il a du bon quand on le connait; mais il n'est guere plus opulent et plus demonstratif que ses habitants." Peu demonstrative, c'etait vrai, comme l'avait indique autrefois Henri Heine, et meme insignifiante d'aspect, pourquoi ne pas le dire? c'etait vrai aussi, pendant les premiers instants. Quand je la vis, ses cinquante-sept ans avaient marque leur empreinte sur toute sa personne et en avaient amorti l'effet, eteignant cette grace jeune et passionnee d'autrefois, cet eclat de physionomie qui, a travers la lourdeur de certains traits, avait ete sa principale beaute. La taille s'etait epaissie; les yeux restaient beaux, mais comme noyes dans un certain vague ou une certaine indolence, qui s'etaient augmentes avec l'age; il y avait en tout cela un peu d'inertie et comme une sorte de fatigue intellectuelle; elle semblait se refuser d'abord a de nouvelles connaissances ou au commerce de nouvelles idees qui n'entraient pas d'emblee dans les siennes, ou du moins ne s'y preter qu'avec peine. Hospitaliere, mais gravement et silencieusement, si l'on s'en etait tenu a cette premiere impression, on aurait pu la juger assez severement; il ne fallait pas s'y tenir, et, selon son expression, elle et son pays avaient du bon quand on les connaissait. On croira peut-etre que cette froideur de premier aspect etait un fait accidentel, personnel au visiteur inattendu de 1861. Il serait naturel de le croire; ce ne serait pourtant pas exact. On nous a raconte une bien jolie histoire sur l'impression que ressentit, a son arrivee, l'un de ses visiteurs les plus attendus, les plus souhaites, Theophile Gautier; il avait fait pour elle le grand sacrifice de quitter son boulevard, et il arrivait avec la conviction des Parisiens qui s'imaginent etre des heros pour aller voir un ami dans sa province; il debarquait a Nohant avec l'idee de son heroisme et dans l'attente de le voir recompense par la joie de George Sand, mesurant d'avance l'effusion de l'accueil a la vivacite, presque a la violence de l'invitation. Cependant George Sand restait calme, plus que calme, silencieuse, avec cet air indolent et lasse qui m'avait frappe en elle. Elle le quitte un instant pour donner des ordres. Lui, etonne, de plus en plus mecontent, se plaint a son compagnon de voyage, un habitue de la maison, d'un pareil accueil; son mecontentement, comme il arrive, s'exalte en s'exprimant; il veut partir, il rassemble sa canne, son chapeau, sa valise. Le temoin de cette grande colere va en toute hate prevenir George Sand pour qu'elle en conjure l'effet. Elle ne comprend rien d'abord a ce qu'on lui raconte. Quand elle a compris, elle fremit d'un pareil accident; une telle deception la bouleverse, elle se desespere. "Vous ne lui aviez donc pas dit, s'ecrie-t-elle ingenument, _que j'etais une bete_?" On l'entraine vers Theophile Gautier; les explications commencent; elles ne furent pas longues; il comprit bientot, a l'accent de la desolation, combien il se trompait, et sa rentree fut triomphale. La conversation de George Sand etait a l'avenant. Elle n'avait jamais ete bavarde, elle l'etait moins encore en vieillissant, hormis les jeux de famille et les contes aux enfants. De l'esprit, elle n'en avait pas, ni au sens parisien du mot, ni au sens gaulois. Elle l'admirait plus que de raison chez les autres, tout en le comprenant avec une certaine peine; il lui fallait un effort d'attention pour en saisir le jeu et s'habituer a ces surprises qu'il lui causait toujours. D'elle-meme, elle serait restee volontiers en dehors de ces fantaisies etourdissantes, de ces vives saillies, de cette gymnastique alerte de l'idee, de ces attaques et de ces ripostes ou excellaient quelques-uns de ses contemporains et de ses amis; elle aurait fait, parmi eux, triste figure si l'on n'avait connu d'ailleurs la haute valeur de cette intelligence. Je me la represente difficilement dans ces fameux diners de chez Magny, ou se reunissaient alors les plus brillants jouteurs de la plume ou de la parole. Elle-meme craignait, en y allant (ce qu'elle ne manquait pas de faire chaque fois qu'elle passait par Paris), d'y apporter de l'embarras pour les autres et de la gene dans cette conversation eblouissante, paradoxale, qui ne laissait pas de l'etonner. "Je vois, grace a vous, ecrivait-elle a l'un de ses plus zeles correspondants, le diner Magny comme si j'y etais. Seulement il me semble qu'il doit etre encore plus gai sans moi; car Theo[14] a parfois des remords quand il s'emancipe trop a mon oreille. Dieu sait pourtant que je ne voudrais, pour rien au monde, mettre une sourdine a sa verve. Elle fait d'autant plus ressortir l'inalterable douceur de l'adorable Renan, avec sa tete de _Charles le Sage_." On ne se figure pas George Sand avec son calme, avec son serieux, donnant la replique aux terribles malices de Sainte-Beuve, le chef du choeur, aux ironies de Flaubert, aux paradoxes "exuberants" de Theophile Gautier. Elle se plaignait parfois de cette outrance dans la plaisanterie, et de ce qu'elle appelait, d'un mot qui revient souvent dans sa correspondance, la _blague_, chez les artistes et les lettres de Paris. Elle a besoin de protester, au nom du bon sens, du gout et du serieux de la vie, quand la mesure a ete depassee. "Je ne sais, ecrit-elle a Flaubert, si tu etais chez Magny un jour ou je leur ai dit qu'ils etaient tous des _messieurs_. Ils disaient qu'il ne fallait pas ecrire pour les ignorants; ils me conspuaient, parce que je ne voulais ecrire que pour ceux-la, vu qu'eux seuls ont besoin de quelque chose. Les maitres sont pourvus, riches et satisfaits. Les imbeciles manquent de tout, je les plains. Aimer et plaindre ne se separent pas. Et voila le mecanisme peu complique de ma pensee." Elle ne convertissait personne, mais elle donnait a chacun une raison nouvelle de l'estimer, en parlant ainsi. Telle je la vis dans cette journee que nous passames a causer. Bien des choses de fond nous separaient; mais, parmi les ecrivains celebres, et meme parmi ceux qui ne le sont pas, je n'en ai pas connu un seul qui respectat plus et mieux les opinions des autres et qui imposat moins ses idees. Elle mettait a l'aise ses adversaires par un ton de bonhomie ou il n'y avait rien de simule; elle indiquait sa maniere de voir d'un trait simple et sobre; elle n'insistait pas. Meme dans ses lettres, elle n'aimait guere la discussion, elle ne la prolongeait pas volontiers, au moins dans l'ordre de ses idees sociales et politiques. Bien qu'elle y mit toute son ardeur, elle ne recherchait pas pour elles l'occasion de la controverse; elle craignait de les compromettre. "Je n'ai pas de facultes pour la discussion, disait-elle, et je fuis toutes les disputes, parce que j'y suis toujours battue, eusse-je dix mille fois raison." Et quand par hasard elle s'est aventuree sur le terrain brulant ou ses reves humanitaires essayent de prendre pied, elle interrompt, des qu'elle peut, la discussion: "Il parait que je ne suis pas claire dans mes sermons; j'ai cela de commun avec les orthodoxes, mais je n'en suis pas; ni dans la notion de l'egalite, ni dans celle de l'autorite, je n'ai pas de plan fixe. Tu as l'air de croire que je te veux convertir a une doctrine, mais non, je n'y songe pas. Chacun part d'un point de vue dont je respecte le libre choix. En peu de mots, je pense resumer le mien: Ne pas se placer derriere la vitre opaque par laquelle on ne voit rien que le reflet de son propre nez." Cette _insignifiance d'aspect_ n'etait que pour le premier regard. Si le hasard ou une bonne inspiration amenait l'entretien sur certains sujets qui lui etaient familiers, sa parole froide et paresseuse s'animait un peu; ses grands yeux alanguis reprenaient du mouvement et de l'eclat. Sur deux sujets surtout, elle aimait a causer: la vie de famille et le theatre. Il n'etait pas aise de l'attirer sur le roman, meme sur ses romans a elle. Chose singuliere! elle les avait presque tous oublies, et ce n'etait pas une affectation, c'etait une des formes ou l'un des signes de ce genie naturel qui travaillait en elle presque sans un effort de volonte. Avec les annees survenantes, d'autres inspirations avaient pris la place des premieres. Aussi est-ce avec une parfaite sincerite qu'elle raconte dans sa correspondance qu'elle est en train de refaire connaissance avec quelques-uns de ses romans les plus celebres. A la lettre, c'est du nouveau pour elle. Ce qu'elle m'avait dit de cette singuliere sensation d'un auteur qui se ressaisit lui-meme, elle l'exprime a merveille, vers le meme temps, dans une de ses lettres a Dumas fils: "J'ai essaye, ces jours-ci, de devenir, moi aussi, un lecteur de ce pauvre romancier. Ca m'arrive tous les dix ou quinze ans de m'y remettre comme etude sincere et aussi desinteressee que s'il s'agissait d'un autre, puisque j'ai oublie jusqu'aux noms des personnages et que je n'ai que la memoire du sujet sans rien des moyens d'execution. Je n'ai pas ete satisfaite de tout; il s'en faut. J'ai relu _l'Homme de neige_ et _le Chateau des Desertes_. Ce que j'en pense n'a pas grand interet a rapporter; mais le phenomene que j'y cherchais et que j'y ai trouve est assez curieux et peut vous servir." Elle etait, a ce moment, tombee dans un de ces etats de sterilite passagere que connaissent tous les ecrivains. Il fallait pourtant se remettre a son etat. "Mais alors, votre serviteur! il n'y avait plus personne. George Sand etait aussi absent de lui-meme que s'il fut passe a l'etat de fossile. Pas une idee d'abord, et puis, les idees revenues, pas moyen d'ecrire un mot." Dans un acces de desespoir, elle prit un ou deux romans d'elle. D'abord elle ne comprenait rien du tout. "Peu a peu ca s'est eclairci. Je me suis reconnue, dans mes qualites et mes defauts, et j'ai repris possession de mon _moi_ litteraire. A present, c'est fini, en voila pour longtemps a ne pas me relire." Elle avait une sorte de modestie tres particuliere; elle etait _homme_ de lettres sans en avoir le principal defaut, la preoccupation dominante de soi-meme et l'idee fixe de ses oeuvres. Elle etait sensible a l'eloge et ne laissait pas de connaitre sa valeur; mais c'etait le don de produire qu'elle estimait chez elle plutot que telle ou telle oeuvre. Elle ne ramenait jamais d'elle-meme le nom d'un de ses romans, et quand ce nom revenait, elle ne s'en souvenait que confusement. J'ai rarement vu a ce point le detachement d'un auteur; il m'arriva plusieurs fois de l'etonner par la fidelite de ma memoire, moins ingrate que la sienne pour tant d'oeuvres charmantes et passionnees. Au fond, j'ose a peine le dire, tant ce mot est decrie par l'ecole des artistes raffines, c'etait une bourgeoise. Elle en avait les habitudes, les instincts, particulierement celui de la maternite, qui etait a l'etat de predestination chez elle, bien que souvent mal applique et detourne de son but. C'etait une ame bourgeoise avec une imagination byronienne. Ce qu'il y a de constant, dans sa correspondance, c'est le souci de son interieur, de son menage, de ses enfants. Tout s'y ramene; elle presse sans cesse ses amis de venir la chercher la ou sont ses racines. Dans cette derniere partie de son existence, combien elle se montre differente de cette fantasque et superbe amazone d'un ideal chimerique, qui avait chevauche, dans de folles equipees, a travers tant de coeurs brises! C'est elle, c'est la meme qui, ramenee dans des conditions a peu pres normales d'existence et dans son cadre familial, decrit ainsi cette vie qui est devenue sa plus chere habitude et comme sa derniere religion. "A Nohant, c'est toujours la meme regularite monastique: le dejeuner, l'heure de promenade, les cinq heures de travail de ceux qui travaillent, le diner, le cent de dominos, la tapisserie, pendant laquelle Manceau[15] me fait la lecture de quelque roman; Nini[16], assise sur la table, brodant aussi; l'ami Borie ronflant, le nez dans le calorifere et pretendant qu'il ne dort plus du tout; Solange le faisant enrager; Emile (Aucante) disant des sentences." Voila bien le tableau de famille auquel se melent quelques profils d'amis. Car ce Nohant est une auberge hospitaliere, tout a fait ecossaise, ouverte toute l'annee aux intimes. Le jour, quand elle se porte bien, elle travaille a "son petit Trianon"; elle brouette des cailloux, elle arrache de mauvaises herbes, elle plante du lierre; elle s'ereinte dans un jardin de poupee, et cela la fait dormir, dit-elle, et manger on ne peut mieux. On la voit d'ici, et dans quel costume neglige je la surpris, cette bonne travailleuse de la terre! La vie d'interieur, elle l'avait d'ailleurs recherchee, meme a travers les circonstances les plus contraires, a condition que l'interieur fut regle par elle et qu'on lui laissat certaines libertes, d'ordinaire inconciliables. Quel est le sentiment qui dominait quand elle alla s'etablir avec ses enfants a Majorque, trainant avec elle le pauvre Chopin, deja tres malade? Il faut lire ses lettres de l'hiver de 1839, datees de l'abbaye de Valdemosa, pour se rendre compte de cette sorte de maternite exaltee dans laquelle s'etait transformee toute autre affection et qu'elle etendait sur le grand artiste souffrant. Dans cette famille reunie d'une facon assez bizarre, n'est-ce pas comme un autre enfant a elle qu'elle soigne et pour lequel elle se devoue ainsi? Ne pourrait-on pas s'y tromper? La vieille Chartreuse etait d'une poesie incomparable; la nature etait admirable, grandiose et sauvage; des aigles traversaient l'air au-dessus de leur tete; mais le climat devenait horrible, la pluie torrentielle; les habitants hostiles les regardaient comme des pestiferes. Tout cela eut paru tolerable si Chopin avait pu s'en arranger; mais cette poitrine, blessee a mort, allait de mal en pis. Une femme de chambre, amenee de France a grands frais, commencait a refuser le service, comme trop penible. On voyait le moment ou Lelia, apres avoir fait le coup de balai et le pot-au-feu, allait aussi tomber de fatigue; car, outre son travail de precepteur pour Maurice et Solange, outre son travail litteraire, il y avait les soins continuels qu'exigeait le malade et l'inquietude mortelle qu'il lui causait. Enfin, faut-il le dire? Lelia etait couverte de rhumatismes. On partit enfin; Chopin put partir aussi et, grace a elle, arriver a Paris[17]. Il n'etait que temps. Sans insister sur ce sujet, on pourrait dire qu'il y eut presque toujours ainsi, dans les affections les plus diverses de George Sand, je ne sais quel instinct maternel indecis ou egare, ce qui faisait dire a un homme d'esprit "qu'elle etait la fille de Jean-Jacques Rousseau et de Mme de Warens". L'infirmite morale de cette nature, incomplete et prodigue, etait de confondre des sentiments trop differents dans une sorte de melange que l'opinion, meme la plus indulgente, jugeait souvent equivoque et refusait de comprendre. Quand l'instinct maternel fut a peu pres degage de l'alliage et rendu a ses veritables objets, il s'empara de cette vie en maitre, presque en tyran. La vie de famille l'envahit. Elle est l'esclave de ses enfants et de ses petits-enfants; elle organise toute son existence pour les tenir en joie avec des jouets, avec des recits, pour les elever, plus tard pour leur gagner des dots et les bien marier. C'est pour eux qu'elle fonde son fameux theatre des marionnettes, qui tient une si grande place dans sa vie. Maurice est l'_impresario_; elle-meme est le poete de ces petits drames[18]. "Je suis restee tres gaie, sans initiative pour amuser les autres, mais sachant les aider a s'amuser." Quand elle voulut bien me promener a travers toute sa maison, apres une station au jardin, non loin de la riviere ou elle avait manque, aux jours d'autrefois, dans un acces de jeune desespoir, de chercher une fin a une existence dont la perspective la troublait deja, c'est dans la petite salle de theatre qu'elle me conduisit, comme dans un lieu consacre par les rites joyeux de la famille. Mais le theatre etait vide et demeuble. Sur les parois humides je pus voir encore Du spectacle d'hier l'affiche dechiree. Tout sentait l'abandon momentane dans la gentille salle, habituee aux applaudissements, aux rires de la famille et des amis. On avait passe l'hiver et le printemps a Tamaris, pres Toulon, sur les bords de la Mediterranee. On revenait esseule, un peu desoriente a Nohant. La vie accoutumee n'avait pas encore repris son cours. La maitresse de maison ne savait encore "ou fourrer sa personne, ses bouquins et ses paperasses". On lui arrangeait un cabinet de travail. Maurice s'etait ennuye a Tamaris, "de voir toujours la mer sans la franchir". Il s'etait envole en Afrique. De la il etait parti sur le yacht du prince Napoleon pour Cadix et Lisbonne; il etait meme question pour lui d'aller en Amerique. Les comediens ordinaires de Nohant etaient tous en vacances, et je crois me souvenir que _Balandard_, la grande marionnette dont il est si souvent question dans les lettres, etait en reparation. On echappait difficilement, quand on venait a Nohant, a cette douce manie dont toute la maison etait possedee. Je n'y echappai, ce jour-la, que grace a l'absence des principaux personnages de l'illustre theatre. En temps ordinaire, George Sand s'y mettait tout entiere, coeur et ame, avec ses doigts de fee. Elle faisait des scenarios et des costumes pour les bonshommes; elle cherchait des effets nouveaux de travestissements et de mots; elle s'enthousiasmait franchement de ceux qu'avait trouves son fils Maurice. C'etait pour elle comme une feerie perpetuelle dont elle s'enchantait naivement, ne croyant pas qu'il puisse y avoir de plus grand plaisir pour les amis qu'elle invitait[19]. Il n'est pas douteux que sa vocation litteraire, d'ailleurs assez discutable, pour le theatre, ne fut nee et ne se fut developpee au contact de ses marionnettes. Elle et ses enfants avaient fait, durant plusieurs hivers consecutifs dans la retraite de Nohant, avec quelques amis, leur seule distraction et leur principal souci de ces representations, qui finissaient par envahir les journees entieres par le soin avec lequel on les preparait, au grand etonnement des voisins immediats et des paysans, intrigues par une agitation sans but. Mme Sand a peint sous de vives couleurs cette vie en partie double, vie reelle et vie d'artiste melangees, en la transfigurant sur une plus grande scene, dans une de ses plus interessantes nouvelles. Le fond est tout a fait le meme. C'est "une sorte de mystere, qui resultait naturellement du vacarme prolonge assez avant dans les nuits, au milieu de la campagne, lorsque la neige ou le brouillard enveloppaient la maison, et que les serviteurs memes, n'aidant ni aux changements de decor ni aux soupers, quittaient de bonne heure le logis; le tonnerre, les coups de pistolet, les roulements de tambour, les cris du drame et la musique du ballet, tout cela avait quelque chose de fantastique, et les rares passants qui en saisirent de loin quelque chose n'hesiterent pas a nous croire fous ou ensorceles." C'est bien la le point de depart de cet ingenieux et charmant recit qui servit de theme a l'analyse de quelques idees d'art et ou il n'est pas difficile de reconnaitre dans _le Chateau des Desertes_ une sorte de Nohant idealise, de meme que dans Celio et dans Stella les enfants de celle qui avait retrace avec complaisance quelques-uns de ses propres traits dans la touchante image de Lucrezia Floriani. C'est ainsi que, sous sa main habile, la realite devenait de l'art et souvent du grand art. Dans un autre roman, _l'Homme de neige_, un des recits les plus dramatiques de George Sand, il faut remarquer le role considerable que l'auteur attribue a une representation de marionnettes. C'est un peu la scene des _comediens_ dans _Hamlet_ qui nous est rendue, avec de plus petites proportions et sur un plus petit theatre. Mais cette scene est capitale, comme dans la piece de Shakespeare, et les plus grands interets, la revelation et le chatiment du crime, soupconne non encore connu, tout est suspendu a cette representation ou Christian Waldo et l'avocat Socfle mettent tout leur esprit et toute leur ame a combiner les jeux de scene et les surprises de la conversation imaginee, d'ou doit sortir le denouement. Encore un souvenir dramatise du _Theatre de Nohant_. Mere de famille devouee, tout entiere a la vie interieure qu'elle cree autour d'elle, elle aimait qu'on la representat sous cet aspect, et c'est dans ce sens qu'elle repondait aux questions de M. Louis Ulbach, qui avait l'intention de faire son portrait dans un journal. Elle l'assurait que, depuis vingt-cinq annees, sa vie etait bien banale. "Que voulez-vous, disait-elle, je ne puis me hausser. Je ne suis qu'une bonne femme a qui on a prete des ferocites de caractere tout a fait fantastiques." Elle tenait beaucoup a ce que l'on detruisit, dans l'opinion publique, la legende d'autrefois. "On m'a accusee de n'avoir pas su aimer passionnement. Il me semble que j'ai vecu de tendresse et qu'on pouvait bien s'en contenter. A present, Dieu merci, on ne m'en demande pas davantage, et ceux qui veulent bien m'aimer, malgre le manque d'eclat de ma vie et de mon esprit, ne se plaignent pas de moi." Elle me disait a peu pres la meme chose, en termes fort simples. En abregeant cette lettre biographique, il me semble que je reproduis quelques traits de sa conversation. Elle ecrivait facilement, disait-elle, et avec plaisir, c'etait sa recreation; car la correspondance etait enorme, et c'etait la le travail. Si encore on n'avait a ecrire qu'a ses amis! Mais elle etait assaillie. "Que de demandes touchantes ou saugrenues! Toutes les fois que je ne peux rien, je ne reponds rien. Quelques-unes meritent que l'on essaye, meme avec peu d'espoir de reussir. Il faut alors repondre qu'on essayera... J'espere, apres ma mort, aller dans une planete ou l'on ne saura ni lire ni ecrire." Chacun fait a sa maniere l'image de son Paradis. Elle avait tant ecrit pendant sa vie qu'elle voulait se reposer d'ecrire toute l'eternite. Et de fait elle etait l'obligeance meme, mais sans banalite. Il est impossible de n'etre pas touche, en parcourant cette vaste correspondance, de la bienveillance, je dirai meme de la charite d'ame et d'art avec laquelle cette femme superieure se met a la portee des talents ou fractions de talent qui l'implorent, de la franchise d'eloge qui encourage les uns, de la sincerite, non sans menagements, destinee a decourager les autres. C'est surtout l'avocat politique qui est infatigable en elle. Plus libre que son parti, bien que republicaine de naissance, comme elle le dit, elle ne cesse pas de demander, non pour elle, grand Dieu! mais pour des amis ou des clients politiques, menaces ou frappes apres le coup d'Etat, de reclamer pour qu'on les laisse en France ou qu'on les rappelle de l'exil, et aupres de qui? aupres du prince Louis-Napoleon lui-meme, d'abord president, puis empereur, qui lui accordait un credit presque illimite d'influence. George Sand ne menageait pas ce credit; sans rien ceder de ses opinions personnelles, elle obtenait presque toujours ce qu'elle demandait, et cela fait le plus grand honneur a la solliciteuse et au sollicite. C'est une des rares circonstances ou les droits de l'humanite l'emportaient soit sur l'orgueil des partis irreconciliables, soit sur l'orgueil du pouvoir infaillible. George Sand ne cachait rien ou presque rien de ses affaires intimes; elle ne modifiait cette vie si bien reglee que pour accomplir quelques excursions en France, qui lui etaient necessaires pour chercher des cadres a ses romans; je ne parle pas d'un etablissement qu'elle fit vers la fin a Palaiseau, pour etre, disait-elle, plus a la portee des theatres de Paris, ou elle avait plusieurs pieces en preparation. Sauf cet episode assez court, c'est a Nohant qu'elle avait destine de mourir, et c'est la, en effet, qu'elle mourut, a l'age de soixante-douze ans, le 8 fevrier 1876. Elle n'avait aucune raison d'etre discrete sur sa position materielle: "Mes comptes ne sont pas embrouilles. J'ai bien gagne un million avec mon travail (en 1869); je n'ai pas mis un sou de cote; j'ai tout donne, sauf vingt mille francs, que j'ai places pour ne pas couter trop de tisane a mes enfants si je tombe malade; et encore ne suis-je pas bien sure de garder ce capital; car il se trouvera des gens qui en auront besoin, et si je me porte assez bien pour le renouveler, il faudra bien lacher mes economies. Gardez-moi le secret, pour que je les garde le plus possible." Quand il lui arrivait de faire allusion a quelque circonstance de sa vie passee, elle avait une maniere de s'absoudre elle-meme, sans rien dissimuler, qui ne manquait pas d'une certaine originalite de bonne humeur: "Je dois avoir de gros defauts; je suis comme tout le monde, je ne les vois pas. Je ne sais pas non plus si j'ai des qualites et des vertus. Si on a fait le bien, on ne s'en loue pas soi-meme, on trouve qu'on a ete logique, voila tout. Si on a fait le mal, c'est qu'on n'a pas su ce qu'on faisait. Mieux eclaire, on ne le ferait plus jamais." Peut-etre trouvera-t-on cet examen de conscience trop complaisant et trop commode. Je le donne pour ce qu'il est et pour ce qu'il vaut, comme une preuve assez naive qu'elle avait une indulgence universelle dont il lui semblait juste de profiter pour elle-meme, ajoutant plaisamment: "Vous voulez savoir plus qu'il n'y en a.... L'individu nomme George Sand cueille des fleurs, classe ses herbes, coud des robes et des manteaux pour son petit monde, et des costumes de marionnettes, lit de la musique, mais surtout passe des heures avec ses petits-enfants.... Ca n'a pas ete toujours si bien que ca. Il a eu la betise d'etre jeune, mais comme il n'a pas fait de mal, ni connu les mauvaises passions, ni vecu pour la vanite, il a le bonheur d'etre paisible et de s'amuser de tout." A cette date ou je la rencontrai a Nohant, elle arrivait chargee de plantes recueillies sur les bords de la Mediterranee et dans la Savoie. Elle s'effrayait du rangement qu'elle avait a faire dans ses herbes, et de fait elle se livra presque tout le jour a ce travail, en causant. Mais il y avait un bien autre rangement a faire dans la maison. Le cabinet de travail etait affreux, et rien qu'a le voir, il donnait le spleen. On en arrangeait un autre, ou George Sand comptait travailler avec plaisir. En attendant, son atelier de travail etait sa chambre a coucher. Elle me montra sur une table tres simple une pile de grandes feuilles de papier bleu, coupees d'avance dans le format in-quarto. "Quand vous partirez ce soir, me dit-elle, je me mettrai a l'ouvrage, et je ne me coucherai que quand j'aurai rempli douze de ces pages." C'etait la tache quotidienne: le travail etait ainsi regle d'avance; elle comptait sur l'exactitude de son inspiration, qui ne lui faisait presque jamais defaut. Ce fut pour moi une occasion presque inesperee de faire connaissance intime avec son procede de travail, dont les resultats m'avaient toujours etonne par leur abondance non moins que par leur exacte regularite. A cette epoque de sa vie, elle faisait au moins son petit roman tous les ans, avec une piece de theatre. "Ne voyez en moi qu'un vieux troubadour retire des affaires, qui chante de temps en temps sa romance a la lune, sans grand souci de bien ou de mal chanter, pourvu qu'il dise le motif qui lui trotte dans la tete, et qui, le reste du temps, flane delicieusement." J'avais etudie avec soin son oeuvre; deux caracteres m'avaient frappe: l'etonnante facilite du talent, poussee jusqu'a la negligence, et l'absence trop visible de composition dans ses meilleurs romans. Elle s'apercut clairement que meme au point de vue purement litteraire, en dehors des questions de fond, pendant que je lui parlais de mes impressions, j'y mettais des reserves. Elle parut mecontente, non que je fisse des reserves, mais que je les gardasse pour moi; elle me demanda une franchise entiere. Je m'expliquai donc, comme je le devais, sur ces deux points avec sincerite. Elle m'en remercia et poussa la critique bien plus loin que je ne le faisais moi-meme, ce qui me donna une idee tres favorable de sa nature litteraire, avide de verite et assez forte pour resister aux tentations subalternes de la flatterie. En reveillant mes souvenirs et les completant par les nombreuses confidences qui remplissent ses lettres les plus interessantes, je suis arrive a me faire une idee assez exacte de sa methode de travail et de ses idees sur les conditions et les exigences de son art, qu'elle portait a l'etat d'instinct jusqu'au jour ou, dans une discussion celebre, il fallut en trouver l'expression claire et la formule definitive. Il semble bien que c'etait le plaisir d'ecrire qui l'entrainait, presque sans premeditation, a jeter un peu confusement sur le papier ses reves, ses tendresses, ses meditations et ses chimeres, sous une forme concrete et vivante. Pour se rendre compte de cette facilite presque incroyable d'ecrire, il fallait se rappeler qu'il y avait en elle, avec le don naturel que rien ne remplace, ce fonds d'experience et de connaissances acquises, qui multiplie les ressources du talent et permet de le varier, non sans le fatiguer sans doute, mais sans l'epuiser jamais.--Le don de nature se constate et ne s'analyse guere. Comment expliquer avec precision ce fait extraordinaire d'une imagination qui s'eprend avec ardeur de ses propres creations, d'une faculte d'expression qui se trouve un jour toute prete, sans avoir ete preparee, qui s'adapte presque sans tatonnement et sans effort aux sujets les plus divers, a l'analyse et a l'action, comme si l'auteur ne trouvait rien de plus aise et de plus naturel que de raconter ses visions interieures et de faire voir aux autres les personnages et les drames qui s'agitent en lui a l'aide d'un style qui n'est que sa pensee devenue visible? C'est la le don, il existe, et l'on trouve de ces esprits predestines qui se jouent des difficultes de l'expression avec une aisance lumineuse et une liberte pleine de grace, tandis que d'autres ecrivains, artistes profonds, mais laborieux, se travaillent eux-memes et fatiguent leur intelligence pour accomplir leur oeuvre, non certes sans succes, mais avec un effort qui laisse sa trace dans chaque page, dans chaque phrase, dans chaque mot. Le sillon est creuse profondement, mais le lecteur semble y avoir collabore lui-meme. De la, selon les degres ou se place l'ecrivain, une estime ou une admiration qui n'est pas exempte d'un certain sentiment de lassitude. Mais chez George Sand, a ce don naturel se joignait une culture tres variee, tres etendue. Elle avait beaucoup lu, et, bien qu'elle l'eut fait a tort et a travers, il lui etait reste de ces etudes diverses des alluvions assez riches qui, melees a son propre fonds, l'enrichissaient singulierement et aidaient a sa fecondite. Personne n'a mieux compris qu'elle et mieux exprime la necessite de l'etude pour l'art. "Je ne sais rien, disait-elle; mais cependant il me reste quelque chose d'avoir beaucoup lu et beaucoup appris.... Je ne sais rien, parce que je n'ai plus de memoire; mais j'ai beaucoup appris, et a dix-sept ans je passais mes nuits a apprendre. Si les choses ne sont pas restees en moi a l'etat distinct, elles ont fait tout de meme leur miel dans mon esprit." Nous avons vu, en effet, dans l'_Histoire de ma vie_, combien de lectures elle avait traversees au hasard, mais non sterilement, puisque de chaque auteur, poete, philosophe, publiciste, Byron, Goethe, Leibniz et Rousseau, il etait reste quelque parcelle qui roulait un peu confusement dans le vaste et puissant courant de sa vie cerebrale. Elle ne cessait de recommander cette methode aux dilettantes, aux amateurs, ou bien encore aux jeunes paresseux qui s'adressaient a elle, comme a une conseillere commode qui allait leur dire: "Vous avez du genie; fiez-vous a lui et marchez sans crainte". C'est ce que repondent d'ordinaire les grands avocats consultants de la gloire a tous les solliciteurs qui les importunent et a qui ils envoient bien vite, pour s'en debarrasser, quelque compliment stereotype, avec leur benediction litteraire. George Sand s'abstenait de payer en ce genre de monnaie banale les jeunes aspirants a l'art: "Vous voulez etre litterateur, ecrivait-elle a l'un d'eux, je le sais bien. Je vous ai dit: Vous pouvez l'etre si vous apprenez tout. L'art n'est pas un don qui puisse se passer d'un savoir etendu dans tous les sens.... Vous pouvez etre frappe du manque de solidite de la plupart des ecrits et des productions actuelles: tout vient du manque d'etude. Jamais un bon esprit ne se formera s'il n'a pas vaincu les difficultes de toute espece de travail, ou au moins de certains travaux qui exigent la tension de la volonte." Elle est implacable, pour ceux a qui elle s'interesse, sur cette hygiene preparatoire de la volonte qui ne conduit pas a l'erudition proprement dite, mais qui developpe une aptitude speciale a tout comprendre, le jour ou il le faudra et ou l'ecrivain le voudra. L'art tout seul, livre a lui-meme, se devore et se consume. "Vous avez les instincts et les gouts de l'art, dit-elle a l'un des favoris de sa critique; mais vous pouvez constater a chaque instant que l'artiste purement artiste est impuissant, c'est-a-dire mediocre ou excessif, c'est-a-dire fou.... Vous croyez pouvoir produire sans avoir amasse.... Vous croyez qu'on s'en tire avec de la reflexion et des conseils. Non, on ne s'en tire pas. Il faut avoir vecu et cherche. Il faut avoir digere beaucoup; aime, souffert, attendu, et en piochant toujours. Enfin, il faut savoir l'escrime a fond avant de se servir de l'epee. Voulez-vous faire comme tous ces gamins de lettres qui se croient des gaillards parce qu'ils impriment des platitudes et des billevesees? Fuyez-les comme la peste, ils sont les vibrions de la litterature[20]." C'est la, on en conviendra, une male et fiere rhetorique qui vaut toutes les rhetoriques de l'ecole. C'etait la voix puissante d'un talent muri; les conseils de sa vieillesse a l'impatiente jeunesse de ses solliciteurs confinaient a la plus haute morale: "L'art est une chose sacree, s'ecriait-elle, un calice qu'il ne faut aborder qu'apres le jeune et la priere. Oubliez-le, si vous ne pouvez mener de front l'etude des choses de fond et l'essai des premieres forces de l'invention." L'etude des choses de fond, c'est la condition de l'ecrivain futur. S'il ne s'est pas amasse d'avance un tresor de connaissances serieuses, dans un ordre quelconque des idees ou s'est exercee la grande curiosite humaine, histoire, sciences naturelles, droit, economie politique, philosophie, qu'importe qu'il ait l'outil? L'outil travaille a vide; que devient l'artiste dans son frivole labeur, s'il ne l'applique pas a quelque matiere resistante, s'il ne s'occupe que de la forme, indifferent aux choses, s'il ne se fait pas une loi de penetrer en tout sujet au dela du banal et du convenu et de donner des dessous et de la solidite a sa peinture? Excellents conseils et qu'elle avait, toute sa vie, appliques pour son propre compte, ne cessant pas de porter, dans les ordres les plus divers des connaissances humaines, sa mobile et enthousiaste curiosite. D'ailleurs, s'il faut des racines dans l'art comme dans la vie, elle en avait et qui dataient de loin et qu'elle ne cessait pas de developper et de fortifier dans le sol d'ou s'elancait son talent en superbes moissons. C'etait telle science, comme l'histoire naturelle, dont elle avait fait une constante etude, ou d'une maniere plus large, la nature, qu'elle n'avait pas cesse de contempler des yeux de son corps et de son esprit. Un probleme d'histoire naturelle la passionnait, elle ne le quittait pas qu'elle ne l'eut resolu, et pendant tout le temps qu'elle en poursuivait la solution, rien n'existait plus pour elle. Il lui arrivait, par exemple, pendant des mois entiers, de s'occuper de recherches de ce genre avec son fils Maurice, qui en etait epris de son cote; elle n'avait plus dans sa cervelle que des noms plus ou moins barbares. Dans ses reves, elle ne voyait que prismes rhomboides, reflets chatoyants, cassures ternes, cassures resineuses; ils passaient des heures entieres a se demander: "Tiens-tu l'_orthose_?--Tiens-tu l'_albite_?" Elle avait, au lendemain de ces orgies scientifiques, toutes les peines du monde a se remettre a la vie ordinaire et a ses besognes accoutumees; mais elle y revenait avec plus de force. D'autres fois, c'etait la botanique qui la possedait: "Ce que j'aimerais, ce serait de m'y livrer absolument; ce serait pour moi le paradis sur la terre." N'etait-ce pas encore un travail de ce genre que ces excursions annuelles qu'elle entreprenait a travers la France? "J'aime a avoir vu ce que je decris. N'eusse-je que trois mots a dire d'une localite, j'aime a la regarder dans mon souvenir et a me tromper le moins que je peux." Elle avait une maniere a elle de regarder la nature, silencieusement. Mais ce silence etait actif; elle absorbait chaque detail present devant ses yeux, et l'emportait vivant dans sa vision interne, aussi nette que la perception meme. De la le charme et la verite de ses paysages. Meme quand on ne les a pas vus dans la realite, on s'ecrie devant eux, involontairement, comme devant le portrait d'un grand maitre, quand on ne connait pas l'original: "C'est bien cela!" L'art seul vous fait croire a la ressemblance. D'autres racines, plus profondes encore, c'etaient celles qui l'attachaient, depuis les premieres annees de sa jeunesse, a tout un ensemble d'idees philosophiques, politiques et religieuses[21]. Elles s'etaient enfoncees de bonne heure dans cette ame ouverte et avide; elles s'y etaient, de bonne heure aussi, exagerees et faussees; a la longue, pourtant, quelques-unes s'etaient redressees d'elles-memes par la force naturelle d'un bon esprit; d'autres s'etaient assouplies, dans leur rigidite primitive, a la rude ecole de la vie. Plutot que d'insister encore une fois sur les aberrations de gout et de bon sens qui l'avaient designee autrefois aux inquietudes de la conscience publique, ou meme a des haines et a des vengeances terribles venues de deux cotes bien differents de l'opinion, du cote de Proudhon et du cote de Louis Veuillot, mieux vaudrait montrer George Sand dans la derniere periode de sa vie, la representer non pas comme une convertie a la moderation, ni comme le transfuge de ses idees, mais s'appliquant, avec une bonne foi meritoire, a les modifier dans une mesure plus acceptable pour elle-meme et a reconquerir, au moins sur certains points, la liberte de son _moi_ et son independance d'esprit. Certes il reste bien toujours en elle, soit en politique, soit en philosophie, une part suffisante d'exageration et de paradoxes. Mais comme il y a loin deja--par l'intervalle du temps et des idees--de la revoltee d'autrefois! Depuis l'experience de la guerre et de la Commune, ce n'est qu'a des traits assez rares, clairsemes dans la correspondance, que l'on reconnaitrait l'ancienne amie de Mazzini et d'Armand Barbes, l'utopiste des reformes sur la condition des femmes et le mariage, la disciple enthousiaste et fougueuse de l'Evangile de Pierre Leroux, la sectaire du Christianisme reforme par le pantheisme sombre de Lamennais, plus tard l'ardente revolutionnaire de 1848, la collaboratrice de Ledru-Rollin, le menacant redacteur des _Bulletins de la Republique_ emanes du ministere de l'Interieur. Tant d'evenements n'ont pas ete perdus pour elle, ni en politique, ni en philosophie sociale. Nous n'en voulons ici donner que quelques preuves. Je ne les veux meme pas tirer de ce fameux _Journal d'un Voyageur pendant la guerre_, que la _Revue des Deux Mondes_ publia avec tant de succes, au grand scandale de quelques lecteurs, mais de la Correspondance elle-meme, un temoin qui ne peut pas mentir. Le 28 avril 1871 elle ecrivait a Flaubert: "L'experience que Paris essaye ou subit ne prouve rien contre les lois du progres, et si j'ai quelques principes acquis dans l'esprit, bons ou mauvais, ils n'en sont ni ebranles ni modifies. Il y a longtemps que j'ai accepte la patience, comme on accepte le temps qu'il fait, la duree de l'hiver, la vieillesse, l'insucces sous toutes ses formes. Mais je crois que les gens de parti (sinceres) doivent changer leurs formules ou s'apercevoir peut-etre du vide de toute formule _a priori_." Et a Mme Adam, le 15 juin de la meme annee: "Pleurons des larmes de sang sur nos illusions et nos erreurs.... Nos principes peuvent et doivent rester les memes; mais l'application s'eloigne, et il peut se faire que nous soyons condamnes a vouloir ce que nous ne voudrions pas." Quoi qu'elle en dise, les principes eux-memes s'etaient, non pas ebranles dans le fond, mais modifies dans l'application. A un jeune enthousiaste qui lui envoyait des poesies politiques: "Merci, repondait-elle; mais ne me dediez pas ces vers-la.... Je hais le sang repandu, et je ne veux plus de cette these: "Faisons le mal pour amener le bien; tuons pour creer". Non, non, ma vieillesse proteste contre la tolerance ou ma jeunesse a flotte. Il faut nous debarrasser des theories de 1793; elles nous ont perdus. Terreur et Saint-Barthelemy, c'est la meme voie.... Maudissez tous ceux qui creusent des _charniers_. La vie n'en sort pas. C'est une erreur historique dont il faut nous degager. Le mal engendre le mal...." (21 octobre 1871.) Et dans le style familier qu'elle aime jusqu'a l'abus, avec ce tutoiement qui est chez elle un reste de la vie d'artiste, elle disait a Flaubert: "J'ai ecrit jour par jour mes impressions et mes reflexions durant la crise. La _Revue des Deux Mondes_ publie ce journal. Si tu le lis, tu verras que partout la vie a ete dechiree a fond, meme dans les pays ou la guerre n'a pas penetre! Tu verras aussi que je n'ai pas gobe, quoique tres gobeuse, la blague des partis." Le style n'est pas noble, mais combien expressif! Elle raille son enthousiasme d'autrefois sans critique et sans defiance, cet optimisme, impatient des delais, qui voulait realiser le progres, immediatement et a tout prix, fut-ce par la force. Elle avait cependant beaucoup fait pour ameliorer sa nature, et voila que les evenements de Paris remettent tout en question a ses yeux: "J'avais gagne beaucoup sur mon propre caractere, j'avais eteint les ebullitions inutiles et dangereuses, j'avais seme sur mes volcans de l'herbe et des fleurs qui venaient bien, et je me figurais que tout le monde pouvait s'eclairer, se corriger ou se contenir..., et voila que je m'eveille d'un reve.... C'est pourtant mal de desesperer.... Ca passera, j'espere. Mais _je suis malade du mal de ma nation et de ma race._"--"Defendons-nous de mourir!" s'ecrie-t-elle sans cesse, et elle ajoute: "Je parle comme si je devais vivre longtemps, et j'oublie que je suis tres vieille. Qu'importe? je vivrai dans ceux qui vivront apres moi." (1871.) En toute chose, meme dans l'ordre philosophique, il se produit ainsi chez elle un notable apaisement; la passion excessive, qui jette dans chacune de ses idees une flamme d'orage, s'est calmee. Elle demeure spiritualiste ardente, comme elle l'a toujours ete, mais elle ne croit plus necessaire de faire la guerre au christianisme; elle reste en dehors, elle ne fulmine plus. On chercherait en vain, dans sa correspondance des dernieres annees, ces declamations furibondes contre le pretre qui eclataient a tout propos et hors de propos, vingt ans auparavant, dans ses romans et dans ses lettres. Quant a ses convictions philosophiques, elle les defend avec une obstination indomptable et meritoire contre l'intolerance a rebours du materialisme qui se pretend scientifique. Elle ne supporte pas qu'on lui dise: "Croyez cela avec moi, sous peine de rester avec les hommes du passe, detruisons pour prouver, abattons tout pour reconstruire". Elle repond: "Bornez-vous a prouver et ne nous commandez rien". Ce n'est pas le role de la science d'abattre a coups de colere et a l'aide des passions.... Vous dites: "Il faut que la foi brule et tue la science, ou que la science chasse et dissipe la foi". Cette mutuelle extermination ne me parait pas le fait d'une bataille, ni l'oeuvre d'une generation. La liberte y perirait[22]." Elle ne voit pas la necessite de forcer son entendement pour en chasser de nobles idees, et de detruire en soi certaines facultes _pour faire piece aux devots_. "Il n'est pas necessaire, il n'est pas utile de tant affirmer le neant, dont nous ne savons rien. Il me semble qu'en ce moment on va trop loin, dans l'affirmation d'un realisme etroit et un peu grossier, dans la science comme dans l'art." On le voit, elle s'est graduellement affranchie des jougs de coterie qui ont pese sur elle si durement, et de l'influence excessive de certains personnages qui l'ont presque depossedee d'elle-meme. Elle se retrouve et se ressaisit avec ses convictions et aussi ses chimeres mais du moins avec celles qui sont bien a elle et qui constituent son _moi_. Elle remonte a un niveau d'ou sa passion et surtout celle des autres l'avaient fait trop souvent descendre. Dans l'intervalle, des talents nouveaux avaient surgi. Au moins dans l'ordre de ses travaux personnels, elle ne voulait en ignorer aucun. Elle s'interessait vivement a ces diverses manifestations de la vie litteraire. Elle avait ete en relations d'exquise courtoisie avec Octave Feuillet, qu'elle loua vivement et spontanement pour le _Roman d'un jeune homme pauvre_; elle resta meme avec lui en excellents termes jusqu'a l'apparition de l'_Histoire de Sibylle_, qui provoqua de sa part une reponse amere et passionnee, _Mademoiselle de la Quintinie_. Elle avait suivi avec interet les debuts d'Edmond About, elle y avait applaudi non sans quelques protestations contre le systeme de la raillerie perpetuelle. "On s'est beaucoup moque de nos desespoirs d'il y a trente ans. Vous riez, vous autres, mais bien plus tristement que nous ne pleurions." Elle s'etonnait surtout que les jeunes talents s'obstinassent "a voir et a montrer uniquement la vie de maniere a revolter douloureusement tout ce que l'on a d'honnetete dans le coeur. Nous en etions, nous, a peindre l'homme souffrant, le blesse de la vie. Vous peignez, vous, l'homme ardent qui regimbe contre la souffrance et qui, au lieu de rejeter la coupe, la remplit a pleins bords et l'avale. Mais cette coupe de force et de vie vous tue; a preuve que tous les personnages de _Madelon_ sont morts a la fin du drame, honteusement morts, sauf _Elle_, la personnification du vice, toujours jeune et triomphant." Cette sorte de partialite du succes, sinon de la sympathie, l'irrite. "Donc, quoi? Ce vice seul est une force, l'honneur et la vertu n'en sont pas?... Je conviendrai avec vous que Feuillet et moi nous faisons, chacun a notre point de vue, des legendes plutot que des romans de moeurs. Je ne vous demande, moi, que de faire ce que nous ne savons faire; et puisque vous connaissez si bien les plaies et les lepres de cette societe, de susciter _le sens de la force_ dans le milieu que vous montrez si vrai[23]." Elle avait pour Alexandre Dumas un vrai culte fait d'admiration et de tendresse. Elle jouit profondement de son succes; elle lit _l'Affaire Clemenceau_ avec une sollicitude maternelle; elle lui suggere aussitot la contre-partie, qui pourra devenir, quelque temps apres, en changeant le sexe, _la Princesse Georges_. Lorsque Alexandre Dumas se fait pour un jour publiciste, apres la guerre et la Commune, empruntant a Junius son masque et sa plume, elle applaudit avec ravissement, elle proclame que c'est un pur chef-d'oeuvre. "Comme vous allez au fond des choses et comme vous savez mettre des faits ou je ne mets que des intentions! Et puis, comme c'est dit! developpe et serre en meme temps, vigoureux, emu et solide!" Ce qu'elle ne se lassait pas d'admirer, c'est l'entente et la force scenique, la _vis dramatica_ predestinee a de si grands succes qu'elle se faisait gloire d'avoir devines: "Vous souvenez-vous que je vous ai dit, apres _Diane de Lys_, que vous les enterreriez tous!... Je m'en souviens, moi, parce que mon impression etait d'une force et d'une certitude completes. Vous aviez l'air de ne pas vous en douter, vous etiez si jeune! Je vous ai peut-etre revele a vous-meme, et c'est une des bonnes choses que j'ai faites en ma vie." Elle qui avait tant de soucis pour transformer ses romans en pieces et qui, d'ailleurs, ne se piquait pas d'une grande science des agencements sceniques, elle etait frappee de cette franchise d'allure, de cet accent de verite forte dans les situations et les sentiments ou _les autres_ n'echappent pas a la convention. "Et quels progres depuis ce temps-la! Vous etes arrive a savoir ce que vous faites et a imposer votre volonte au public. Vous irez plus loin encore, et toujours plus loin[24]." Cette aimable prophetie qu'elle lui envoyait avec ses benedictions maternelles, c'est au public a dire si elle s'est realisee. Si je voulais definir l'esprit de George Sand, en dehors des episodes et des aventures de sa vie litteraire, je dirais que c'etait un esprit dogmatique et passionne. Dogmatique, en ce sens qu'elle avait des convictions fermes sur des choses fondamentales. Il faut distinguer la valeur des idees et la foi aux idees. Quelle que fut la valeur des siennes, elle y croyait fortement, elle les prenait fort au serieux; elle ne permettait pas qu'en quelque milieu que ce fut, sceptique ou gouailleur, on en plaisantat; elle y subordonnait instinctivement la meilleure partie d'elle-meme, son art. Or les idees ont une telle force en soi, que, fussent-elles contestables, elles communiquent quelque chose de cette force aux esprits qui s'en nourrissent; elles lui donnent un caractere d'elevation et de generosite en comparaison de ceux qui se font une sorte d'esthetique de l'indifference absolue. C'est la le secret de cette superiorite qu'elle semble avoir conservee dans sa longue correspondance avec Flaubert, ou furent abordees quelques-unes des plus delicates questions de la litterature, ou purent se controler reciproquement deux manieres tout a fait diverses et presque opposees de concevoir l'art. Cette controverse amicale dura pres de douze annees, de 1864 a 1876. Comment etait nee cette amitie litteraire entre deux personnages si differents, il importe peu; sans doute ils se rencontrerent un jour a ce fameux diner Magny ou George Sand ne manquait pas de paraitre, quand elle passait par Paris, ne fut-ce que pour reprendre langue dans ce pays des lettres qu'elle oubliait dans les longs sejours de Nohant. Apres cette rencontre, plus ou moins fortuite, Flaubert avait applaudi de toutes ses forces a la premiere representation de _Villemer_, et George Sand, reconnaissante, lui ecrivait "qu'elle l'aimait de tout son coeur". La connaissance etait faite; les lettres devinrent de plus en plus frequentes; elles devaient durer autant que la vie de George Sand. Elle avait admire _Madame Bovary_; pour _Salammbo_, elle avait tout de suite vu le defaut de la cuirasse. "Ouvrage tres fort, tres beau, disait-elle, mais qui n'a vraiment d'interet que pour les artistes et les erudits. Ils le discutent d'autant plus, mais ils le lisent, tandis que le public se contente de dire: "C'est peut-etre superbe, mais les gens de ce temps-la ne m'interessent pas du tout[25]." Elle avait laisse, sans doute, percer quelque chose de cette impression en causant avec Flaubert, qui, de son cote, avait plaisante, parait-il, "le vieux troubadour de pendule d'auberge, qui toujours chante et chantera le parfait amour". Troubadour, le nom plait a George Sand, elle l'adopte en riant et se designe ainsi elle-meme depuis ce jour-la. L'artiste et le troubadour, c'etait bien la l'opposition des deux auteurs, caracterisee par deux mots pittoresques, et ce fut l'occasion toute naturelle de la controverse. Il est assez vraisemblable qu'avant cette epoque George Sand, bien qu'elle eut souvent touche en passant a ce sujet de l'art, n'avait jamais porte sa reflexion sur son art personnel, qu'elle ne s'etait jamais rendu un compte bien exact ni de ses procedes de compositions ni du but qu'elle poursuivait. Elle avait en cela, comme en autre chose, obei a ses instincts et particulierement a cette vocation d'ecrire pour raconter et pour peindre, qui s'exprimait chez elle avec une force irresistible et une facilite qui tenait du prodige. Ce qui l'amena a reflechir sur ces sujets et a se definir elle-meme, ce fut le spectacle des tendances et des richesses contraires qui surgissaient autour d'elle, et la comparaison des talents les plus divers qui s'imposait a elle. Le realisme ne faisait que commencer; elle put a peine connaitre le premier grand succes de M. Zola. Mais Flaubert, mais Jules et Edmond de Goncourt revelaient dans chacune de leurs oeuvres un art nouveau, ou se combinaient l'influence de Balzac par l'intensite de l'observation et celle de Theophile Gautier par la preoccupation et le souci de la forme. Il y avait la des symptomes qui saisirent la curiosite de George Sand, tenue en eveil et avertie. Elle profita des hasards de la vie d'abord, puis des relations d'amitie qui la rapprocherent de Flaubert, pour preciser, des qu'elle en eut l'occasion, les differences de temperament litteraire qu'elle sentait en elle, en presence de ces groupes nouveaux ou des personnalites qui en resumaient le mieux les tendances. Le contraste etait frappant entre sa nature, prodigue jusqu'a l'exces, toute en effusion litteraire, d'une fecondite inepuisable, d'une abondance si spontanee et si naturelle d'expression qu'elle-meme se comparait a une "eau de source qui court sans trop savoir ce qu'elle pourrait refleter en s'arretant[26]", et un ecrivain tel que Flaubert, esprit d'invention et d'expression laborieuse, difficile envers soi-meme comme envers les autres, inquiet et mecontent de son oeuvre, un des representants de ce groupe et de cette race d'artistes excessifs, grands ouvriers de la forme, bijoutiers de style, ciseleurs de camees rares, un chercheur acharne du mot le plus expressif ou de l'epithete la plus decorative, se torturant sur une page comme si l'avenir du monde ou mieux l'avenir de l'art en dependait, tourmente par une sorte d'acuite et de subtilite maladive de sensations litteraires, epuisant ainsi dans le detail sa riche personnalite d'artiste, indifferent au fond des choses, ne prenant ni parti ni passion pour les grandes idees qui menent le monde, curieux seulement de noter la diversite des caracteres qu'elles inspirent ou des manies qu'elles produisent, observateur impassible des marionnettes humaines et des fils secrets qui les agitent. Il n'en avait pas ete toujours ainsi. _Madame Bovary_ avait represente, dans l'histoire de cet esprit, un moment de dilatation et d'epanouissement, une richesse et une largeur de composition, une sorte de bonheur de produire, une joie dans la fecondite qu'il ne trouve pas plus tard. Cette large veine s'etait detournee ensuite du grand courant humain sur des curiosites archeologiques ou des singularites de cas pathologiques. De la une certaine desaffection du public, une impopularite croissante, et de la aussi, chez l'ecrivain, bien des ombrages et des decouragements. George Sand ne cesse pas de le relever dans ses defaillances; elle lui prodigue les meilleurs conseils, au hasard de son coeur et de sa plume; elle l'excite, le rassure, semant, a travers sa correspondance, les idees les plus saines sur la vraie situation de l'artiste, qui ne doit pas s'isoler trop orgueilleusement de l'humanite, sur les conditions de l'art, sur les devoirs qu'il impose et qu'il ne faut pas confondre avec les servitudes et les exigences des coteries. Dans toute cette partie de la correspondance, tout en se peignant au naturel, George Sand se maintient a un niveau tres eleve de raison et de coeur. Pleine de sollicitude pour le cher artiste tourmente et malade, elle fait tous ses efforts pour lui communiquer quelque chose de sa serenite et de sa vigueur saine d'esprit. Qu'il s'abandonne un peu plus a son imagination naturelle; qu'il la tourmente moins au risque de la paralyser: "Vous m'etonnez toujours avec votre travail penible; est-ce une coquetterie? Ca parait si peu.... Quant au style, j'en fais meilleur marche que vous. Le vent joue de ma vieille harpe comme il lui plait. Il a ses _hauts_ et ses _bas_, ses grosses notes et ses defaillances; au fond, ca m'est egal, pourvu que l'emotion vienne, mais je ne peux rien trouver en _moi_. C'est l'_autre_ qui chante a son gre, mal ou bien, et, quand j'essaye de penser a ca, je m'en effraye et me dis que je ne suis rien, rien du tout. Mais une grande sagesse nous sauve; nous savons nous dire: "Eh bien, quand nous ne serions absolument que des instruments, c'est encore un joli etat et une sensation a nulle autre pareille que de se sentir vibrer...." Laissez donc le vent courir un peu dans vos cordes. Moi, je crois que vous prenez plus de peine qu'il ne faut, et que vous devriez laisser faire l'_autre_ plus souvent...." Elle revient a chaque instant sur ce conseil qui contient en germe toute une hygiene appropriee au talent de Flaubert, devenu le tourmenteur et le supplicie de lui-meme. "Ayez donc moins de cruaute envers vous. Allez de l'avant, et, quand le souffle aura produit, vous remonterez le ton general et sacrifierez ce qui ne doit pas venir au premier plan. Est-ce que ca ne se peut pas? Il me semble que si. Ce que vous faites parait si facile, si abondant! C'est un trop-plein perpetuel. Je ne comprends rien a votre angoisse." Elle souffre aussi de voir qu'il se fache a tout propos contre le public, qu'il est _indecolereux_. "A l'age que tu as, j'aimerais te voir moins irrite, moins occupe de la betise des autres. Pour moi, c'est du temps perdu, comme de se recrier sur l'ennui de la pluie et des mouches. Le public, a qui l'on dit tant qu'il est bete, se fache et n'en devient que plus bete. Apres ca, peut-etre que cette indignation chronique est un besoin de ton organisation; moi, elle me tuerait." Elle combat sans cesse son heresie favorite, qui est que l'on ecrit pour vingt personnes intelligentes et qu'on se moque du reste. "Ce n'est pas vrai, puisque l'absence de succes t'irrite et t'affecte." Pas de mepris pour le public! Il faut ecrire pour tous ceux qui ont soif de lire et qui peuvent profiter d'une bonne lecture. Pas d'isolement orgueilleux en dehors de l'humanite! Elle ne peut pas admettre que, sous pretexte d'etre artiste, on cesse d'etre soi-meme, et que l'homme de lettres detruise l'homme. Quelle singuliere manie, des qu'on ecrit, de vouloir etre un autre homme que l'etre reel, d'etre celui qui doit disparaitre, celui qui s'annihile, celui qui n'est pas! Quelle fausse regle de bon gout! Pour elle, elle se met tant qu'elle peut dans _la peau de ses bonshommes_. Tout ecrivain doit faire ainsi, s'il veut interesser. Il ne s'agit pas de mettre sa personne en scene. Cela, en effet, ne vaut rien. "Mais retirer son ame de ce que l'on fait, quelle est cette fantaisie maladive? Cacher sa propre opinion sur les personnages que l'on met en scene, laisser par consequent le lecteur incertain sur l'opinion qu'il en doit avoir, c'est vouloir n'etre pas compris, et, des lors, le lecteur vous quitte; car, s'il veut entendre l'histoire que vous lui racontez, c'est a la condition que vous lui montriez clairement que celui-ci est un fort, celui-la un faible." C'a ete le tort impardonnable de l'_Education sentimentale_ et l'unique cause de son echec. "Cette volonte de peindre les choses comme elles sont, les aventures de la vie comme elles se presentent a la vue, n'est pas bien raisonnee, selon moi. Peignez en realiste ou en poete les choses inertes, cela m'est egal; mais quand on aborde les mouvements du coeur humain, c'est autre chose. Vous ne pouvez pas vous abstraire de cette contemplation; car l'homme, c'est vous, et les hommes, c'est le lecteur." Flaubert repondait qu'il preferait une phrase bien faite a toute la metaphysique, et il se renfermait, avec une sorte de mystere jaloux, dans le culte de la forme. Tout recemment le _Journal des Goncourt_ nous donnait un croquis intime d'une de ces seances du club des inities, au bureau de l'_Artiste_; il nous retracait l'image alourdie de Theophile Gautier repetant et rabachant amoureusement cette phrase: "De la forme nait l'idee", une phrase que lui avait dite le matin meme Flaubert et qu'il regardait comme la formule supreme de l'ecole, et qu'il voulait qu'on gravat sur les murs. C'est contre cette ecole que George Sand use les dernieres armes de sa dialectique toujours jeune malgre l'age. Ce sont la des formules deplorables, des partis pris excessifs _en paroles_. "Au fond, disait-elle a Flaubert, tu lis, tu creuses, tu travailles plus que moi et qu'une foule d'autres. Tu es plus riche cent fois que nous tous; tu es un riche et tu cries comme un pauvre. Faites la charite a un gueux qui a de l'or plein sa paillasse, mais qui ne veut se nourrir que de phrases bien faites et de mots choisis.... Mais, beta, fouille dans ta paillasse et mange ton or. Nourris-toi des idees et des sentiments amasses dans ta tete et dans ton coeur; les mots et les phrases, la _forme_, dont tu fais tant de cas, sortira toute seule de ta digestion. Tu la consideres comme un but, elle n'est qu'un effet.... La supreme impartialite est une chose antihumaine; un roman doit etre humain avant tout. S'il ne l'est pas, on ne lui sait point gre d'etre bien ecrit, bien compose et bien observe dans le detail. La qualite essentielle lui manque: l'interet." Et la note affectueuse venait corriger ce que le conseil avait de severe: "Il te faut un succes apres une mauvaise chance qui t'a trouble profondement; je te dis ou sont les conditions certaines de ce succes. Garde ton culte pour la forme; mais occupe-toi davantage du fond (qui etait, pour elle, les idees et la signification precise de l'oeuvre). Ne prends pas la vertu vraie pour un lieu commun en litterature. Donne-lui son representant; fais passer l'honnete et le fort a travers ces fous et ces idiots dont tu aimes a te moquer. Quitte la caverne des realistes et reviens a la vraie realite, qui est melee de beau et de laid, de terne et de brillant, mais ou la volonte du bien trouve quand meme sa place et son emploi." J'ai tenu a terminer ce portrait par ces belles et simples paroles qui lui donnent son vrai relief et sa vraie couleur. Quoi qu'on puisse dire de George Sand, de ses aventures de toute sorte, des evenements d'idee ou autres, ou l'a jetee la fougue de son imagination, enfin de ses chimeres qui, en un temps, sont allees jusqu'a la violence de la pensee, il est certain qu'a mesure qu'on avance dans sa vie, notee presque jour pour jour dans sa correspondance, on voit s'accroitre le tresor de son experience et de sa raison, sa fortune intellectuelle, et se mieux fixer l'emploi de ces biens cherement payes. Et quoi qu'on puisse penser d'elle un jour, de sa vie et de son oeuvre, il se degage de ses lettres comme une image ennoblie des qualites rares qui resteront son signe privilegie dans l'histoire litteraire de ce temps: la fecondite merveilleuse des conceptions, le genie naturel du style et une idee fiere de l'art, qui constitue la probite de son talent. FIN NOTES: [Note 13: _Lutece_.] [Note 14: Theophile Gautier.] [Note 15: Un jeune graveur malade, recueilli chez elle.] [Note 16: Une de ses petites-filles.] [Note 17: Voir specialement les lettres des 14 novembre, 14 decembre 1838, des 15 et 20 janvier, 22 fevrier et 8 mars 1839.] [Note 18: Mme Sand a recueilli avec soin les principales de ces pieces dans un volume a part: _le Theatre de Nohant_, ou se trouvent _le Drac, Plutus, le Pave, la Nuit de Noel, Marielle_. Ce ne sont pas tout a fait les pieces telles qu'elles avaient ete recitees sur la scene de Nohant, d'apres un canevas detaille, mais telles que l'auteur les a ecrites apres coup, sous l'impression qui lui en etait restee.] [Note 19: Voir la lettre, si curieuse a ce point de vue, a Flaubert, du 31 decembre 1867.] [Note 20: A cote de ces conseils, nous voudrions en placer d'autres, empruntes a des lettres inedites au comte d'A..., dont la belle-fille est devenue plus tard un de nos meilleurs romanciers. Mme Sand voulait qu'avant tout on respectat l'originalite de chaque esprit qui entre dans la carriere des lettres: "Vous savez, disait-elle, que je suis toute a votre service. Mais, croyez-moi, ne soumettez a aucune consultation, pas meme a la mienne, le talent et l'avenir de votre jeune ecrivain. Laissez-la se risquer et se produire dans sa spontaneite. Je sais par experience que les avis les plus sinceres peuvent retarder l'elan et faire devier l'individualite.... Elle sait ecrire, elle apprecie bien, elle est tres capable de faire de la bonne critique. Quant a l'imagination, si elle n'en a pas, aucun conseil ne lui en donnera, et si elle en a, les conseils risquent de lui en oter. Dites-lui que tant que j'ai consulte les autres, je n'ai pas eu d'inspiration, et que j'en ai eu le jour ou j'ai risque d'aller seule." (6 aout 1860.)] [Note 21: Ce qu'elle souffrait le moins, c'etait l'opinion de certains critiques legers qui disent "qu'on n'a pas besoin d'une croyance a soi pour ecrire, et qu'il suffit de reflechir les faits et les figures comme un miroir.... Non, ce n'est pas vrai, le lecteur ne s'attache qu'a l'ecrivain, qu'a une individualite, qu'elle lui plaise ou qu'elle le choque. Il sent qu'il a affaire a une personne et non a un instrument." (1er mars 1803, _Correspondance inedite_, citee plus haut.)] [Note 22: Lettre a M. Louis Viardot, 10 juin 1868.] [Note 23: Lettre a M. Edmond About, mars 1863.] [Note 24: Lettre a Alexandre Dumas, 23 mai 1871. Voir, pour le commencement de cette amitie, la lettre a M. Charles Edmond, du 27 novembre 1857.] [Note 25: Lettre a Maurice Sand du 20 juin 1865.] [Note 26: Lettres du 10 mars 1862.] TABLE DES MATIERES CHAPITRE PREMIER LES ANNEES D'ENFANCE ET DE JEUNESSE DE GEORGE SAND.--LES ORIGINES ET LA FORMATION DE SON ESPRIT. CHAPITRE II HISTOIRE DES OEUVRES DE GEORGE SAND.--L'ORDRE ET LA SUCCESSION PSYCHOLOGIQUE DE SES ROMANS. CHAPITRE III LES SOURCES DE L'INSPIRATION DE GEORGE SAND.--LES IDEES ET LES SENTIMENTS. CHAPITRE IV L'INVENTION ET L'OBSERVATION CHEZ GEORGE SAND.--SON STYLE.--CE QUI DOIT PERIR ET CE QUI SURVIVRA DANS SON OEUVRE. CHAPITRE V LA VIE INTIME A NOHANT.--LA METHODE DE TRAVAIL DE GEORGE SAND.--SA DERNIERE CONCEPTION DE L'ART. End of the Project Gutenberg EBook of George Sand, by Elme Caro *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK GEORGE SAND *** ***** This file should be named 13038.txt or 13038.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/3/0/3/13038/ Produced by Wilelmina Malliere and the Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. They may be modified and printed and given away--you may do practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at https://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is in the public domain in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country outside the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org 1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived from the public domain (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg-tm License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided that - You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." - You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm works. - You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. - You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg-tm works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread public domain works in creating the Project Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at https://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit https://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: https://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.