The Project Gutenberg EBook of Le Cote de Guermantes, by Marcel Proust This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Le Cote de Guermantes Author: Marcel Proust Release Date: July 23, 2004 [EBook #12999] Last Updated: November 20, 2017 Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE COTE DE GUERMANTES *** Produced by Robert Connal, Wilelmina Malliere and the Online Distributed Proofreading Team. From images generously made available by gallica (Bibliotheque nationale de France) at http://gallica.bnf.fr MARCEL PROUST A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU VII LE COTE DE GUERMANTES (_DEUXIEME PARTIE_) _nrf_ GALLIMARD OEUVRES DE MARCEL PROUST _nrf_ _A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU_ DU COTE DE CHEZ SWANN _(2 vol.)._ A L'OMBRE DES JEUNES FILLES EN FLEURS _(3 vol_.). LE COTE DE GUERMANTES _(3 vol.)._ SODOME ET GOMORRHE _(2 vol.)_. LA PRISONNIERE _(2 vol_.). ALBERTINE DISPARUE. LE TEMPS RETROUVE _(2 vol_.). PASTICHES ET MELANGES. LES PLAISIRS ET LES JOURS. CHRONIQUES. LETTRES A LA N.R.F. MORCEAUX CHOISIS. UN AMOUR DE SWANN _(edition illustree par Laprade_). * * * * * _Collection in-8 "A la Gerbe_" OEUVRES COMPLETES _(18 vol.)._ Comme je l'avais suppose avant de faire la connaissance de Mme de Villeparisis a Balbec, il y avait une grande difference entre le milieu ou elle vivait et celui de Mme de Guermantes. Mme de Villeparisis etait une de ces femmes qui, nees dans une maison glorieuse, entrees par leur mariage dans une autre qui ne l'etait pas moins, ne jouissent pas cependant d'une grande situation mondaine, et, en dehors de quelques duchesses qui sont leurs nieces ou leurs belles-soeurs, et meme d'une ou deux tetes couronnees, vieilles relations de famille, n'ont dans leur salon qu'un public de troisieme ordre, bourgeoisie, noblesse de province ou taree, dont la presence a depuis longtemps eloigne les gens elegants et snobs qui ne sont pas obliges d'y venir par devoirs de parente ou d'intimite trop ancienne. Certes je n'eus au bout de quelques instants aucune peine a comprendre pourquoi Mme de Villeparisis s'etait trouvee, a Balbec, si bien informee, et mieux que nous-memes, des moindres details du voyage que mon pere faisait alors en Espagne avec M. de Norpois. Mais il n'etait pas possible malgre cela de s'arreter a l'idee que la liaison, depuis plus de vingt ans, de Mme de Villeparisis avec l'Ambassadeur put etre la cause du declassement de la marquise dans un monde ou les femmes les plus brillantes affichaient des amants moins respectables que celui-ci, lequel d'ailleurs n'etait probablement plus depuis longtemps pour la marquise autre chose qu'un vieil ami. Mme de Villeparisis avait-elle eu jadis d'autres aventures? etant alors d'un caractere plus passionne que maintenant, dans une vieillesse apaisee et pieuse qui devait peut-etre pourtant un peu de sa couleur a ces annees ardentes et consumees, n'avait-elle pas su, en province ou elle avait vecu longtemps, eviter certains scandales, inconnus des nouvelles generations, lesquelles en constataient seulement l'effet dans la composition melee et defectueuse d'un salon fait, sans cela, pour etre un des plus purs de tout mediocre alliage? Cette "mauvaise langue" que son neveu lui attribuait lui avait-elle, dans ces temps-la, fait des ennemis? l'avait-elle poussee a profiter de certains succes aupres des hommes pour exercer des vengeances contre des femmes? Tout cela etait possible; et ce n'est pas la facon exquise, sensible--nuancant si delicatement non seulement les expressions mais les intonations--avec laquelle Mme de Villeparisis parlait de la pudeur, de la bonte, qui pouvait infirmer cette supposition; car ceux qui non seulement parlent bien de certaines vertus, mais meme en ressentent le charme et les comprennent a merveille (qui sauront en peindre dans leurs Memoires une digne image), sont souvent issus, mais ne font pas eux-memes partie, de la generation muette, fruste et sans art, qui les pratiqua. Celle-ci se reflete en eux, mais ne s'y continue pas. A la place du caractere qu'elle avait, on trouve une sensibilite, une intelligence, qui ne servent pas a l'action. Et qu'il y eut ou non dans la vie de Mme de Villeparisis de ces scandales qu'eut effaces l'eclat de son nom, c'est cette intelligence, une intelligence presque d'ecrivain de second ordre bien plus que de femme du monde, qui etait certainement la cause de sa decheance mondaine. Sans doute c'etaient des qualites assez peu exaltantes, comme la ponderation et la mesure, que pronait surtout Mme de Villeparisis; mais pour parler de la mesure d'une facon entierement adequate, la mesure ne suffit pas et il faut certains merites d'ecrivains qui supposent une exaltation peu mesuree; j'avais remarque a Balbec que le genie de certains grands artistes restait incompris de Mme de Villeparisis; et qu'elle ne savait que les railler finement, et donner a son incomprehension une forme spirituelle et gracieuse. Mais cet esprit et cette grace, au degre ou ils etaient pousses chez elle, devenaient eux-memes--dans un autre plan, et fussent-ils deployes pour meconnaitre les plus hautes oeuvres--de veritables qualites artistiques. Or, de telles qualites exercent sur toute situation mondaine une action morbide elective, comme disent les medecins, et si desagregeante que les plus solidement assises ont peine a y resister quelques annees. Ce que les artistes appellent intelligence semble pretention pure a la societe elegante qui, incapable de se placer au seul point de vue d'ou ils jugent tout, ne comprenant jamais l'attrait particulier auquel ils cedent en choisissant une expression ou en faisant un rapprochement, eprouve aupres d'eux une fatigue, une irritation d'ou nait tres vite l'antipathie. Pourtant dans sa conversation, et il en est de meme des Memoires d'elle qu'on a publies depuis, Mme de Villeparisis ne montrait qu'une sorte de grace tout a fait mondaine. Ayant passe a cote de grandes choses sans les approfondir, quelquefois sans les distinguer, elle n'avait guere retenu des annees ou elle avait vecu, et qu'elle depeignait d'ailleurs avec beaucoup de justesse et de charme, que ce qu'elles avaient offert de plus frivole. Mais un ouvrage, meme s'il s'applique seulement a des sujets qui ne sont pas intellectuels, est encore une oeuvre de l'intelligence, et pour donner dans un livre, ou dans une causerie qui en differe peu, l'impression achevee de la frivolite, il faut une dose de serieux dont une personne purement frivole serait incapable. Dans certains Memoires ecrits par une femme et consideres comme un chef-d'oeuvre, telle phrase qu'on cite comme un modele de grace legere m'a toujours fait supposer que pour arriver a une telle legerete l'auteur avait du posseder autrefois une science un peu lourde, une culture rebarbative, et que, jeune fille, elle semblait probablement a ses amies un insupportable bas bleu. Et entre certaines qualites litteraires et l'insucces mondain, la connexite est si necessaire, qu'en lisant aujourd'hui les Memoires de Mme de Villeparisis, telle epithete juste, telles metaphores qui se suivent, suffiront au lecteur pour qu'a leur aide il reconstitue le salut profond, mais glacial, que devait adresser a la vieille marquise, dans l'escalier d'une ambassade, telle snob comme Mme Leroi, qui lui cornait peut-etre un carton en allant chez les Guermantes mais ne mettait jamais les pieds dans son salon de peur de s'y declasser parmi toutes ces femmes de medecins ou de notaires. Un bas bleu, Mme de Villeparisis en avait peut-etre ete un dans sa prime jeunesse, et, ivre alors de son savoir, n'avait peut-etre pas su retenir contre des gens du monde moins intelligents et moins instruits qu'elle, des traits aceres que le blesse n'oublie pas. Puis le talent n'est pas un appendice postiche qu'on ajoute artificiellement a ces qualites differentes qui font reussir dans la societe, afin de faire, avec le tout, ce que les gens du monde appellent une "femme complete". Il est le produit vivant d'une certaine complexion morale ou generalement beaucoup de qualites font defaut et ou predomine une sensibilite dont d'autres manifestations que nous ne percevons pas dans un livre peuvent se faire sentir assez vivement au cours de l'existence, par exemple telles curiosites, telles fantaisies, le desir d'aller ici ou la pour son propre plaisir, et non en vue de l'accroissement, du maintien, ou pour le simple fonctionnement des relations mondaines. J'avais vu a Balbec Mme de Villeparisis enfermee entre ses gens et ne jetant pas un coup d'oeil sur les personnes assises dans le hall de l'hotel. Mais j'avais eu le pressentiment que cette abstention n'etait pas de l'indifference, et il parait qu'elle ne s'y etait pas toujours cantonnee. Elle se toquait de connaitre tel ou tel individu qui n'avait aucun titre a etre recu chez elle, parfois parce qu'elle l'avait trouve beau, ou seulement parce qu'on lui avait dit qu'il etait amusant, ou qu'il lui avait semble different des gens qu'elle connaissait, lesquels, a cette epoque ou elle ne les appreciait pas encore parce qu'elle croyait qu'ils ne la lacheraient jamais, appartenaient tous au plus pur faubourg Saint-Germain. Ce boheme, ce petit bourgeois qu'elle avait distingue, elle etait obligee de lui adresser ses invitations, dont il ne pouvait pas apprecier la valeur, avec une insistance qui la depreciait peu a peu aux yeux des snobs habitues a coter un salon d'apres les gens que la maitresse de maison exclut plutot que d'apres ceux qu'elle recoit. Certes, si a un moment donne de sa jeunesse, Mme de Villeparisis, blasee sur la satisfaction d'appartenir a la fine fleur de l'aristocratie, s'etait en quelque sorte amusee a scandaliser les gens parmi lesquels elle vivait, a defaire deliberement sa situation, elle s'etait mise a attacher de l'importance a cette situation apres qu'elle l'eut perdue. Elle avait voulu montrer aux duchesses qu'elle etait plus qu'elles, en disant, en faisant tout ce que celles-ci n'osaient pas dire, n'osaient pas faire. Mais maintenant que celles-ci, sauf celles de sa proche parente, ne venaient plus chez elle, elle se sentait amoindrie et souhaitait encore de regner, mais d'une autre maniere que par l'esprit. Elle eut voulu attirer toutes celles qu'elle avait pris tant de soin d'ecarter. Combien de vies de femmes, vies peu connues d'ailleurs (car chacun, selon son age, a comme un monde different, et la discretion des vieillards empeche les jeunes gens de se faire une idee du passe et d'embrasser tout le cycle), ont ete divisees ainsi en periodes contrastees, la derniere toute employee a reconquerir ce qui dans la deuxieme avait ete si gaiement jete au vent. Jete au vent de quelle maniere? Les jeunes gens se le figurent d'autant moins qu'ils ont sous les yeux une vieille et respectable marquise de Villeparisis et n'ont pas l'idee que la grave memorialiste d'aujourd'hui, si digne sous sa perruque blanche, ait pu etre jadis une gaie soupeuse qui fit peut-etre alors les delices, mangea peut-etre la fortune d'hommes couches depuis dans la tombe; qu'elle se fut employee aussi a defaire, avec une industrie perseverante et naturelle, la situation qu'elle tenait de sa grande naissance ne signifie d'ailleurs nullement que, meme a cette epoque reculee, Mme de Villeparisis n'attachat pas un grand prix a sa situation. De meme l'isolement, l'inaction ou vit un neurasthenique peuvent etre ourdis par lui du matin au soir sans lui paraitre pour cela supportables, et tandis qu'il se depeche d'ajouter une nouvelle maille au filet qui le retient prisonnier, il est possible qu'il ne reve que bals, chasses et voyages. Nous travaillons a tout moment a donner sa forme a notre vie, mais en copiant malgre nous comme un dessin les traits de la personne que nous sommes et non de celle qu'il nous serait agreable d'etre. Les saluts dedaigneux de Mme Leroi pouvaient exprimer en quelques maniere la nature veritable de Mme de Villeparisis, ils ne repondaient aucunement a son desir. Sans doute, au meme moment ou Mme Leroi, selon une expression chere a Mme Swann, "coupait" la marquise, celle-ci pouvait chercher a se consoler en se rappelant qu'un jour la reine Marie-Amelie lui avait dit: "Je vous aime comme une fille." Mais de telles amabilites royales, secretes et ignorees, n'existaient que pour la marquise, poudreuses comme le diplome d'un ancien premier prix du Conservatoire. Les seuls vrais avantages mondains sont ceux qui creent de la vie, ceux qui peuvent disparaitre sans que celui qui en a beneficie ait a chercher a les retenir ou a les divulguer, parce que dans la meme journee cent autres leur succedent. Se rappelant de telles paroles de la reine, Mme de Villeparisis les eut pourtant volontiers troquees contre le pouvoir permanent d'etre invitee que possedait Mme Leroi, comme, dans un restaurant, un grand artiste inconnu, et de qui le genie n'est ecrit ni dans les traits de son visage timide, ni dans la coupe desuete de son veston rape, voudrait bien etre meme le jeune coulissier du dernier rang de la societe mais qui dejeune a une table voisine avec deux actrices, et vers qui, dans une course obsequieuse et incessante, s'empressent patron, maitre d'hotel, garcons, chasseurs et jusqu'aux marmitons qui sortent de la cuisine en defiles pour le saluer comme dans les feeries, tandis que s'avance le sommelier, aussi poussiereux que ses bouteilles, bancroche et ebloui comme si, venant de la cave, il s'etait tordu le pied avant de remonter au jour. Il faut dire pourtant que, dans le salon de Mme de Villeparisis, l'absence de Mme Leroi, si elle desolait la maitresse de maison, passait inapercue aux yeux d'un grand nombre de ses invites. Ils ignoraient totalement la situation particuliere de Mme Leroi, connue seulement du monde elegant, et ne doutaient pas que les receptions de Mme de Villeparisis ne fussent, comme en sont persuades aujourd'hui les lecteurs de ses Memoires, les plus brillantes de Paris. A cette premiere visite qu'en quittant Saint-Loup j'allai faire a Mme de Villeparisis, suivant le conseil que M. de Norpois avait donne a mon pere, je la trouvai dans son salon tendu de soie jaune sur laquelle les canapes et les admirables fauteuils en tapisseries de Beauvais se detachaient en une couleur rose, presque violette, de framboises mures. A cote des portraits des Guermantes, des Villeparisis, on en voyait--offerts par le modele lui-meme--de la reine Marie-Amelie, de la reine des Belges, du prince de Joinville, de l'imperatrice d'Autriche. Mme de Villeparisis, coiffee d'un bonnet de dentelles noires de l'ancien temps (qu'elle conservait avec le meme instinct avise de la couleur locale ou historique qu'un hotelier breton qui, si parisienne que soit devenue sa clientele, croit plus habile de faire garder a ses servantes la coiffe et les grandes manches), etait assise a un petit bureau, ou devant elle, a cote de ses pinceaux, de sa palette et d'une aquarelle de fleurs commencee, il y avait dans des verres, dans des soucoupes, dans des tasses, des roses mousseuses, des zinnias, des cheveux de Venus, qu'a cause de l'affluence a ce moment-la des visites elle s'etait arretee de peindre, et qui avaient l'air d'achalander le comptoir d'une fleuriste dans quelque estampe du XVIIIe siecle. Dans ce salon legerement chauffe a dessein, parce que la marquise s'etait enrhumee en revenant de son chateau, il y avait, parmi les personnes presentes quand j'arrivai, un archiviste avec qui Mme de Villeparisis avait classe le matin les lettres autographes de personnages historiques a elle adressees et qui etaient destinees a figurer en _fac-similes_ comme pieces justificatives dans les Memoires qu'elle etait en train de rediger, et un historien solennel et intimide qui, ayant appris qu'elle possedait par heritage un portrait de la duchesse de Montmorency, etait venu lui demander la permission de reproduire ce portrait dans une planche de son ouvrage sur la Fronde, visiteurs auxquels vint se joindre mon ancien camarade Bloch, maintenant jeune auteur dramatique, sur qui elle comptait pour lui procurer a l'oeil des artistes qui joueraient a ses prochaines matinees. Il est vrai que le kaleidoscope social etait en train de tourner et que l'affaire Dreyfus allait precipiter les Juifs au dernier rang de l'echelle sociale. Mais, d'une part, le cyclone dreyfusiste avait beau faire rage, ce n'est pas au debut d'une tempete que les vagues atteignent leur plus grand courroux. Puis Mme de Villeparisis, laissant toute une partie de sa famille tonner contre les Juifs, etait jusqu'ici restee entierement etrangere a l'Affaire et ne s'en souciait pas. Enfin un jeune homme comme Bloch, que personne ne connaissait, pouvait passer inapercu, alors que de grands Juifs representatifs de leur parti etaient deja menaces. Il avait maintenant le menton ponctue d'un "bouc", il portait un binocle, une longue redingote, un gant, comme un rouleau de papyrus a la main. Les Roumains, les Egyptiens et les Turcs peuvent detester les Juifs. Mais dans un salon francais les differences entre ces peuples ne sont pas si perceptibles, et un Israelite faisant son entree comme s'il sortait du fond du desert, le corps penche comme une hyene, la nuque obliquement inclinee et se repandant en grands "salams", contente parfaitement un gout d'orientalisme. Seulement il faut pour cela que le Juif n'appartienne pas au "monde", sans quoi il prend facilement l'aspect d'un lord, et ses facons sont tellement francisees que chez lui un nez rebelle, poussant, comme les capucines, dans des directions imprevues, fait penser au nez de Mascarille plutot qu'a celui de Salomon. Mais Bloch n'ayant pas ete assoupli par la gymnastique du "Faubourg", ni ennobli par un croisement avec l'Angleterre ou l'Espagne, restait, pour un amateur d'exotisme, aussi etrange et savoureux a regarder, malgre son costume europeen, qu'un Juif de Decamps. Admirable puissance de la race qui du fond des siecles pousse en avant jusque dans le Paris moderne, dans les couloirs de nos theatres, derriere les guichets de nos bureaux, a un enterrement, dans la rue, une phalange intacte stylisant la coiffure moderne, absorbant, faisant oublier, disciplinant la redingote, demeurant, en somme, toute pareille a celle des scribes assyriens peints en costume de ceremonie a la frise d'un monument de Suse qui defend les portes du palais de Darius. (Une heure plus tard, Bloch allait se figurer que c'etait par malveillance antisemitique que M. de Charlus s'informait s'il portait un prenom juif, alors que c'etait simplement par curiosite esthetique et amour de la couleur locale.) Mais, au reste, parler de permanence de races rend inexactement l'impression que nous recevons des Juifs, des Grecs, des Persans, de tous ces peuples auxquels il vaut mieux laisser leur variete. Nous connaissons, par les peintures antiques, le visage des anciens Grecs, nous avons vu des Assyriens au fronton d'un palais de Suse. Or il nous semble, quand nous rencontrons dans le monde des Orientaux appartenant a tel ou tel groupe, etre en presence de creatures que la puissance du spiritisme aurait fait apparaitre. Nous ne connaissions qu'une image superficielle; voici qu'elle a pris de la profondeur, qu'elle s'etend dans les trois dimensions, qu'elle bouge. La jeune dame grecque, fille d'un riche banquier, et a la mode en ce moment, a l'air d'une de ces figurantes qui, dans un ballet historique et esthetique a la fois, symbolisent, en chair et en os, l'art hellenique; encore, au theatre, la mise en scene banalise-t-elle ces images; au contraire, le spectacle auquel l'entree dans un salon d'une Turque, d'un Juif, nous fait assister, en animant les figures, les rend plus etranges, comme s'il s'agissait en effet d'etre evoques par un effort mediumnique. C'est l'ame (ou plutot le peu de chose auquel se reduit, jusqu'ici du moins, l'ame, dans ces sortes de materialisations), c'est l'ame entrevue auparavant par nous dans les seuls musees, l'ame des Grecs anciens, des anciens Juifs, arrachee a une vie tout a la fois insignifiante et transcendentale, qui semble executer devant nous cette mimique deconcertante. Dans la jeune dame grecque qui se derobe, ce que nous voudrions vainement etreindre, c'est une figure jadis admiree aux flancs d'un vase. Il me semblait que si j'avais dans la lumiere du salon de Mme de Villeparisis pris des cliches d'apres Bloch, ils eussent donne d'Israel cette meme image, si troublante parce qu'elle ne parait pas emaner de l'humanite, si decevante parce que tout de meme elle ressemble trop a l'humanite, et que nous montrent les photographies spirites. Il n'est pas, d'une facon plus generale, jusqu'a la nullite des propos tenus par les personnes au milieu desquelles nous vivons qui ne nous donne l'impression du surnaturel, dans notre pauvre monde de tous les jours ou meme un homme de genie de qui nous attendons, rassembles comme autour d'une table tournante, le secret de l'infini, prononce seulement ces paroles, les memes qui venaient de sortir des levres de Bloch: "Qu'on fasse attention a mon chapeau haut de forme." --Mon Dieu, les ministres, mon cher monsieur, etait en train de dire Mme de Villeparisis s'adressant plus particulierement a mon ancien camarade, et renouant le fil d'une conversation que mon entree avait interrompue, personne ne voulait les voir. Si petite que je fusse, je me rappelle encore le roi priant mon grand-pere d'inviter M. Decazes a une redoute ou mon pere devait danser avec la duchesse de Berry. "Vous me ferez plaisir, Florimond", disait le roi. Mon grand-pere, qui etait un peu sourd, ayant entendu M. de Castries, trouvait la demande toute naturelle. Quand il comprit qu'il s'agissait de M. Decazes, il eut un moment de revolte, mais s'inclina et ecrivit le soir meme a M. Decazes en le suppliant de lui faire la grace et l'honneur d'assister a son bal qui avait lieu la semaine suivante. Car on etait poli, monsieur, dans ce temps-la, et une maitresse de maison n'aurait pas su se contenter d'envoyer sa carte en ajoutant a la main: "une tasse de the", ou "the dansant", ou "the musical". Mais si on savait la politesse on n'ignorait pas non plus l'impertinence. M. Decazes accepta, mais la veille du bal on apprenait que mon grand-pere se sentant souffrant avait decommande la redoute. Il avait obei au roi, mais il n'avait pas eu M. Decazes a son bal....--Oui, monsieur, je me souviens tres bien de M. Mole, c'etait un homme d'esprit, il l'a prouve quand il a recu M. de Vigny a l'Academie, mais il etait tres solennel et je le vois encore descendant diner chez lui son chapeau haut de forme a la main. --Ah! c'est bien evocateur d'un temps assez pernicieusement philistin, car c'etait sans doute une habitude universelle d'avoir son chapeau a la main chez soi, dit Bloch, desireux de profiter de cette occasion si rare de s'instruire, aupres d'un temoin oculaire, des particularites de la vie aristocratique d'autrefois, tandis que l'archiviste, sorte de secretaire intermittent de la marquise, jetait sur elle des regards attendris et semblait nous dire: "Voila comme elle est, elle sait tout, elle a connu tout le monde, vous pouvez l'interroger sur ce que vous voudrez, elle est extraordinaire." --Mais non, repondit Mme de Villeparisis tout en disposant plus pres d'elle le verre ou trempaient les cheveux de Venus que tout a l'heure elle recommencerait a peindre, c'etait une habitude a M. Mole, tout simplement. Je n'ai jamais vu mon pere avoir son chapeau chez lui, excepte, bien entendu, quand le roi venait, puisque le roi etant partout chez lui, le maitre de la maison n'est plus qu'un visiteur dans son propre salon. --Aristote nous a dit dans le chapitre II..., hasarda M. Pierre, l'historien de la Fronde, mais si timidement que personne n'y fit attention. Atteint depuis quelques semaines d'insomnie nerveuse qui resistait a tous les traitements, il ne se couchait plus et, brise de fatigue, ne sortait que quand ses travaux rendaient necessaire qu'il se deplacat. Incapable de recommencer souvent ces expeditions si simples pour d'autres mais qui lui coutaient autant que si pour les faire il descendait de la lune, il etait surpris de trouver souvent que la vie de chacun n'etait pas organisee d'une facon permanente pour donner leur maximum d'utilite aux brusques elans de la sienne. Il trouvait parfois fermee une bibliotheque qu'il n'etait alle voir qu'en se campant artificiellement debout et dans une redingote comme un homme de Wells. Par bonheur il avait rencontre Mme de Villeparisis chez elle et allait voir le portrait. Bloch lui coupa la parole. --Vraiment, dit-il en repondant a ce que venait de dire Mme de Villeparisis au sujet du protocole reglant les visites royales, je ne savais absolument pas cela--comme s'il etait etrange qu'il ne le sut pas. --A propos de ce genre de visites, vous savez la plaisanterie stupide que m'a faite hier matin mon neveu Basin? demanda Mme de Villeparisis a l'archiviste. Il m'a fait dire, au lieu de s'annoncer, que c'etait la reine de Suede qui demandait a me voir. --Ah! il vous a fait dire cela froidement comme cela! Il en a de bonnes! s'ecria Bloch en s'esclaffant, tandis que l'historien souriait avec une timidite majestueuse. --J'etais assez etonnee parce que je n'etais revenue de la campagne que depuis quelques jours; j'avais demande pour etre un peu tranquille qu'on ne dise a personne que j'etais a Paris, et je me demandais comment la reine de Suede le savait deja, reprit Mme de Villeparisis laissant ses visiteurs etonnes qu'une visite de la reine de Suede ne fut en elle-meme rien d'anormal pour leur hotesse. Certes si le matin Mme de Villeparisis avait compulse, avec l'archiviste la documentation de ses Memoires, en ce moment elle en essayait a son insu le mecanisme et le sortilege sur un public moyen, representatif de celui ou se recruteraient un jour ses lecteurs. Le salon de Mme de Villeparisis pouvait se differencier d'un salon veritablement elegant d'ou auraient ete absentes beaucoup de bourgeoises qu'elle recevait et ou on aurait vu en revanche telles des dames brillantes que Mme Leroi avait fini par attirer, mais cette nuance n'est pas perceptible dans ses Memoires, ou certaines relations mediocres qu'avait l'auteur disparaissent, parce qu'elles n'ont pas l'occasion d'y etre citees; et des visiteuses qu'il n'avait pas n'y font pas faute, parce que dans l'espace forcement restreint qu'offrent ces Memoires, peu de personnes peuvent figurer, et que si ces personnes sont des personnages princiers, des personnalites historiques, l'impression maximum d'elegance que des Memoires puissent donner au public se trouve atteinte. Au jugement de Mme Leroi, le salon de Mme de Villeparisis etait un salon de troisieme ordre; et Mme de Villeparisis souffrait du jugement de Mme Leroi. Mais personne ne sait plus guere aujourd'hui qui etait Mme Leroi, son jugement s'est evanoui, et c'est le salon de Mme de Villeparisis, ou frequentait la reine de Suede, ou avaient frequente le duc d'Aumale, le duc de Broglie, Thiers, Montalembert, Mgr Dupanloup, qui sera considere comme un des plus brillants du XIXe siecle par cette posterite qui n'a pas change depuis les temps d'Homere et de Pindare, et pour qui le rang enviable c'est la haute naissance, royale ou quasi royale, l'amitie des rois, des chefs du peuple, des hommes illustres. Or, de tout cela Mme de Villeparisis avait un peu dans son salon actuel et dans les souvenirs, quelquefois retouches legerement, a l'aide desquels elle le prolongeait dans le passe. Puis M. de Norpois, qui n'etait pas capable de refaire une vraie situation a son amie, lui amenait en revanche les hommes d'Etat etrangers ou francais qui avaient besoin de lui et savaient que la seule maniere efficace de lui faire leur cour etait de frequenter chez Mme de Villeparisis. Peut-etre Mme Leroi connaissait-elle aussi ces eminentes personnalites europeennes. Mais en femme agreable et qui fuit le ton des bas bleus elle se gardait de parler de la question d'Orient aux premiers ministres aussi bien que de l'essence de l'amour aux romanciers et aux philosophes. "L'amour? avait-elle repondu une fois a une dame pretentieuse qui lui avait demande: "Que pensez-vous de l'amour?" L'amour? je le fais souvent mais je n'en parle jamais." Quand elle avait chez elle de ces celebrites de la litterature et de la politique elle se contentait, comme la duchesse de Guermantes, de les faire jouer au poker. Ils aimaient souvent mieux cela que les grandes conversations a idees generales ou les contraignait Mme de Villeparisis. Mais ces conversations, peut-etre ridicules dans le monde, ont fourni aux "Souvenirs" de Mme de Villeparisis de ces morceaux excellents, de ces dissertations politiques qui font bien dans des Memoires comme dans les tragedies a la Corneille. D'ailleurs les salons des Mme de Villeparisis peuvent seuls passer a la posterite parce que les Mme Leroi ne savent pas ecrire, et le sauraient-elles, n'en auraient pas le temps. Et si les dispositions litteraires des Mme de Villeparisis sont la cause du dedain des Mme Leroi, a son tour le dedain des Mme Leroi sert singulierement les dispositions litteraires des Mme de Villeparisis en faisant aux dames bas bleus le loisir que reclame la carriere des lettres. Dieu qui veut qu'il y ait quelques livres bien ecrits souffle pour cela ces dedains dans le coeur des Mme Leroi, car il sait que si elles invitaient a diner les Mme de Villeparisis, celles-ci laisseraient immediatement leur ecritoire et feraient atteler pour huit heures. Au bout d'un instant entra d'un pas lent et solennel une vieille dame d'une haute taille et qui, sous son chapeau de paille releve, laissait voir une monumentale coiffure blanche a la Marie-Antoinette. Je ne savais pas alors qu'elle etait une des trois femmes qu'on pouvait observer encore dans la societe parisienne et qui, comme Mme de Villeparisis, tout en etant d'une grande naissance, avaient ete reduites, pour des raisons qui se perdaient dans la nuit des temps et qu'aurait pu nous dire seul quelque vieux beau de cette epoque, a ne recevoir qu'une lie de gens dont on ne voulait pas ailleurs. Chacune de ces dames avait sa "duchesse de Guermantes", sa niece brillante qui venait lui rendre des devoirs, mais ne serait pas parvenue a attirer chez elle la "duchesse de Guermantes" d'une des deux autres. Mme de Villeparisis etait fort liee avec ces trois dames, mais elle ne les aimait pas. Peut-etre leur situation assez analogue a la sienne lui en presentait-elle une image qui ne lui etait pas agreable. Puis aigries, bas bleus, cherchant, par le nombre des saynetes qu'elles faisaient jouer, a se donner l'illusion d'un salon, elles avaient entre elles des rivalites qu'une fortune assez delabree au cours d'une existence peu tranquille forcait a compter, a profiter du concours gracieux d'un artiste, en une sorte de lutte pour la vie. De plus la dame a la coiffure de Marie-Antoinette, chaque fois qu'elle voyait Mme de Villeparisis, ne pouvait s'empecher de penser que la duchesse de Guermantes n'allait pas a ses vendredis. Sa consolation etait qu'a ces memes vendredis ne manquait jamais, en bonne parente, la princesse de Poix, laquelle etait sa Guermantes a elle et qui n'allait jamais chez Mme de Villeparisis quoique Mme de Poix fut amie intime de la duchesse. Neanmoins de l'hotel du quai Malaquais aux salons de la rue de Tournon, de la rue de la Chaise et du faubourg Saint-Honore, un lien aussi fort que deteste unissait les trois divinites dechues, desquelles j'aurais bien voulu apprendre, en feuilletant quelque dictionnaire mythologique de la societe, quelle aventure galante, quelle outrecuidance sacrilege, avaient amene la punition. La meme origine brillante, la meme decheance actuelle entraient peut-etre pour beaucoup dans telle necessite qui les poussait, en meme temps qu'a se hair, a se frequenter. Puis chacune d'elles trouvait dans les autres un moyen commode de faire des politesses a leurs visiteurs. Comment ceux-ci n'eussent-ils pas cru penetrer dans le faubourg le plus ferme, quand on les presentait a une dame fort titree dont la soeur avait epouse un duc de Sagan ou un prince de Ligne? D'autant plus qu'on parlait infiniment plus dans les journaux de ces pretendus salons que des vrais. Meme les neveux "gratins" a qui un camarade demandait de les mener dans le monde (Saint-Loup tout le premier) disaient: "Je vous conduirai chez ma tante Villeparisis, ou chez ma tante X..., c'est un salon interessant." Ils savaient surtout que cela leur donnerait moins de peine que de faire penetrer lesdits amis chez les nieces ou belles-soeurs elegantes de ces dames. Les hommes tres ages, les jeunes femmes qui l'avaient appris d'eux, me dirent que si ces vieilles dames n'etaient pas recues, c'etait a cause du dereglement extraordinaire de leur conduite, lequel, quand j'objectai que ce n'est pas un empechement a l'elegance, me fut represente comme ayant depasse toutes les proportions aujourd'hui connues. L'inconduite de ces dames solennelles qui se tenaient assises toutes droites prenait, dans la bouche de ceux qui en parlaient, quelque chose que je ne pouvais imaginer, proportionne a la grandeur des epoques ante-historiques, a l'age du mammouth. Bref ces trois Parques a cheveux blancs, bleus ou roses, avaient file le mauvais coton d'un nombre incalculable de messieurs. Je pensai que les hommes d'aujourd'hui exageraient les vices de ces temps fabuleux, comme les Grecs qui composerent Icare, Thesee, Hercule avec des hommes qui avaient ete peu differents de ceux qui longtemps apres les divinisaient. Mais on ne fait la somme des vices d'un etre que quand il n'est plus guere en etat de les exercer, et qu'a la grandeur du chatiment social, qui commence a s'accomplir et qu'on constate seul, on mesure, on imagine, on exagere celle du crime qui a ete commis. Dans cette galerie de figures symboliques qu'est le "monde", les femmes veritablement legeres, les Messalines completes, presentent toujours l'aspect solennel d'une dame d'au moins soixante-dix ans, hautaine, qui recoit tant qu'elle peut, mais non qui elle veut, chez qui ne consentent pas a aller les femmes dont la conduite prete un peu a redire, a laquelle le pape donne toujours sa "rose d'or", et qui quelquefois a ecrit sur la jeunesse de Lamartine un ouvrage couronne par l'Academie francaise. "Bonjour Alix", dit Mme de Villeparisis a la dame a coiffure blanche de Marie-Antoinette, laquelle dame jetait un regard percant sur l'assemblee afin de denicher s'il n'y avait pas dans ce salon quelque morceau qui put etre utile pour le sien et que, dans ce cas, elle devrait decouvrir elle-meme, car Mme de Villeparisis, elle n'en doutait pas, serait assez maligne pour essayer de le lui cacher. C'est ainsi que Mme de Villeparisis eut grand soin de ne pas presenter Bloch a la vieille dame de peur qu'il ne fit jouer la meme saynete que chez elle dans l'hotel du quai Malaquais. Ce n'etait d'ailleurs qu'un rendu. Car la vieille dame avait eu la veille Mme Ristori qui avait dit des vers, et avait eu soin que Mme de Villeparisis a qui elle avait chipe l'artiste italienne ignorat l'evenement avant qu'il fut accompli. Pour que celle-ci ne l'apprit pas par les journaux et ne s'en trouvat pas froissee, elle venait le lui raconter, comme ne se sentant pas coupable. Mme de Villeparisis, jugeant que ma presentation n'avait pas les memes inconvenients que celle de Bloch, me nomma a la Marie-Antoinette du quai. Celle-ci cherchant, en faisant le moins de mouvements possible, a garder dans sa vieillesse cette ligne de deesse de Coysevox qui avait, il y a bien des annees, charme la jeunesse elegante, et que de faux hommes de lettres celebraient maintenant dans des bouts rimes--ayant pris d'ailleurs l'habitude de la raideur hautaine et compensatrice, commune a toutes les personnes qu'une disgrace particuliere oblige a faire perpetuellement des avances--abaissa legerement la tete avec une majeste glaciale et la tournant d'un autre cote ne s'occupa pas plus de moi que si je n'eusse pas existe. Son attitude a double fin semblait dire a Mme de Villeparisis: "Vous voyez que je n'en suis pas a une relation pres et que les petits jeunes--a aucun point de vue, mauvaise langue,--ne m'interessent pas." Mais quand, un quart d'heure apres, elle se retira, profitant du tohu-bohu elle me glissa a l'oreille de venir le vendredi suivant dans sa loge, avec une des trois dont le nom eclatant--elle etait d'ailleurs nee Choiseul--me fit un prodigieux effet. --Monsieur, j'crois que vous voulez ecrire quelque chose sur Mme la duchesse de Montmorency, dit Mme de Villeparisis a l'historien de la Fronde, avec cet air bougon dont, a son insu, sa grande amabilite etait froncee par le recroquevillement boudeur, le depit physiologique de la vieillesse, ainsi que par l'affectation d'imiter le ton presque paysan de l'ancienne aristocratie. J'vais vous montrer son portrait, l'original de la copie qui est au Louvre. Elle se leva en posant ses pinceaux pres de ses fleurs, et le petit tablier qui apparut alors a sa taille et qu'elle portait pour ne pas se salir avec ses couleurs, ajoutait encore a l'impression presque d'une campagnarde que donnaient son bonnet et ses grosses lunettes et contrastait avec le luxe de sa domesticite, du maitre d'hotel qui avait apporte le the et les gateaux, du valet de pied en livree qu'elle sonna pour eclairer le portrait de la duchesse de Montmorency, abbesse dans un des plus celebres chapitres de l'Est. Tout le monde s'etait leve. "Ce qui est assez amusant, dit-elle, c'est que dans ces chapitres ou nos grand'tantes etaient souvent abbesses, les filles du roi de France n'eussent pas ete admises. C'etaient des chapitres tres fermes.--Pas admises les filles du Roi, pourquoi cela? demanda Bloch stupefait.--Mais parce que la Maison de France n'avait plus assez de quartiers depuis qu'elle s'etait mesalliee." L'etonnement de Bloch allait grandissant. "Mesalliee, la Maison de France? Comment ca?--Mais en s'alliant aux Medicis, repondit Mme de Villeparisis du ton le plus naturel. Le portrait est beau, n'est-ce pas? et dans un etat de conservation parfaite", ajouta-t-elle. --Ma chere amie, dit la dame coiffee a la Marie-Antoinette, vous vous rappelez que quand je vous ai amene Liszt il vous a dit que c'etait celui-la qui etait la copie. --Je m'inclinerai devant une opinion de Liszt en musique, mais pas en peinture! D'ailleurs, il etait deja gateux et je ne me rappelle pas qu'il ait jamais dit cela. Mais ce n'est pas vous qui me l'avez amene. J'avais dine vingt fois avec lui chez la princesse de Sayn-Wittgenstein. Le coup d'Alix avait rate, elle se tut, resta debout et immobile. Des couches de poudre platrant son visage, celui-ci avait l'air d'un visage de pierre. Et comme le profil etait noble, elle semblait, sur un socle triangulaire et moussu cache par le mantelet, la deesse effritee d'un parc. --Ah! voila encore un autre beau portrait, dit l'historien. La porte s'ouvrit et la duchesse de Guermantes entra. --Tiens, bonjour, lui dit sans un signe de tete Mme de Villeparisis en tirant d'une poche de son tablier une main qu'elle tendit a la nouvelle arrivante; et cessant aussitot de s'occuper d'elle pour se retourner vers l'historien: C'est le portrait de la duchesse de La Rochefoucauld.... Un jeune domestique, a l'air hardi et a la figure charmante (mais rognee si juste pour rester aussi parfaite que le nez un peu rouge et la peau legerement enflammee semblaient garder quelque trace de la recente et sculpturale incision) entra portant une carte sur un plateau. --C'est ce monsieur qui est deja venu plusieurs fois pour voir Madame la Marquise. --Est-ce que vous lui avez dit que je recevais? --Il a entendu causer. --Eh bien! soit, faites-le entrer. C'est un monsieur qu'on m'a presente, dit Mme de Villeparisis. Il m'a dit qu'il desirait beaucoup etre recu ici. Jamais je ne l'ai autorise a venir. Mais enfin voila cinq fois qu'il se derange, il ne faut pas froisser les gens. Monsieur, me dit-elle, et vous, monsieur, ajouta-t-elle en designant l'historien de la Fronde, je vous presente ma niece, la duchesse de Guermantes. L'historien s'inclina profondement ainsi que moi et, semblant supposer que quelque reflexion cordiale devait suivre ce salut, ses yeux s'animerent et il s'appretait a ouvrir la bouche quand il fut refroidi par l'aspect de Mme de Guermantes qui avait profite de l'independance de son torse pour le jeter en avant avec une politesse exageree et le ramener avec justesse sans que son visage et son regard eussent paru avoir remarque qu'il y avait quelqu'un devant eux; apres avoir pousse un leger soupir, elle se contenta de manifester de la nullite de l'impression que lui produisaient la vue de l'historien et la mienne en executant certains mouvements des ailes du nez avec une precision qui attestait l'inertie absolue de son attention desoeuvree. Le visiteur importun entra, marchant droit vers Mme de Villeparisis, d'un air ingenu et fervent, c'etait Legrandin. --Je vous remercie beaucoup de me recevoir, madame, dit-il en insistant sur le mot "beaucoup": c'est un plaisir d'une qualite tout a fait rare et subtile que vous faites a un vieux solitaire, je vous assure que sa repercussion.... Il s'arreta net en m'apercevant. --Je montrais a monsieur le beau portrait de la duchesse de La Rochefoucauld, femme de l'auteur des _Maximes_, il me vient de famille. Mme de Guermantes, elle, salua Alix, en s'excusant de n'avoir pu, cette annee comme les autres, aller la voir. "J'ai eu de vos nouvelles par Madeleine", ajouta-t-elle. --Elle a dejeune chez moi ce matin, dit la marquise du quai Malaquais avec la satisfaction de penser que Mme de Villeparisis n'en pourrait jamais dire autant. Cependant je causais avec Bloch, et craignant, d'apres ce qu'on m'avait dit du changement a son egard de son pere, qu'il n'enviat ma vie, je lui dis que la sienne devait etre plus heureuse. Ces paroles etaient de ma part un simple effet de l'amabilite. Mais elle persuade aisement de leur bonne chance ceux qui ont beaucoup d'amour-propre, ou leur donne le desir de persuader les autres. "Oui, j'ai en effet une vie delicieuse, me dit Bloch d'un air de beatitude. J'ai trois grands amis, je n'en voudrais pas un de plus, une maitresse adorable, je suis infiniment heureux. Rare est le mortel a qui le Pere Zeus accorde tant de felicites." Je crois qu'il cherchait surtout a se louer et a me faire envie. Peut-etre aussi y avait-il quelque desir d'originalite dans son optimisme. Il fut visible qu'il ne voulait pas repondre les memes banalites que tout le monde: "Oh! ce n'etait rien, etc." quand, a ma question: "Etait-ce joli?" posee a propos d'une matinee dansante donnee chez lui et a laquelle je n'avais pu aller, il me repondit d'un air uni, indifferent comme s'il s'etait agi d'un autre: "Mais oui, c'etait tres joli, on ne peut plus reussi. C'etait vraiment ravissant." --Ce que vous nous apprenez la m'interesse infiniment, dit Legrandin a Mme de Villeparisis, car je me disais justement l'autre jour que vous teniez beaucoup de lui par la nettete alerte du tour, par quelque chose que j'appellerai de deux termes contradictoires, la rapidite lapidaire et l'instantane immortel. J'aurais voulu ce soir prendre en note toutes les choses que vous dites; mais je les retiendrai. Elles sont, d'un mot qui est, je crois, de Joubert, amies de la memoire. Vous n'avez jamais lu Joubert? Oh! vous lui auriez tellement plu! Je me permettrai des ce soir de vous envoyer ses oeuvres, tres fier de vous presenter son esprit. Il n'avait pas votre force. Mais il avait aussi bien de la grace. J'avais voulu tout de suite aller dire bonjour a Legrandin, mais il se tenait constamment le plus eloigne de moi qu'il pouvait, sans doute dans l'espoir que je n'entendisse pas les flatteries qu'avec un grand raffinement d'expression, il ne cessait a tout propos de prodiguer a Mme de Villeparisis. Elle haussa les epaules en souriant comme s'il avait voulu se moquer et se tourna vers l'historien. --Et celle-ci, c'est la fameuse Marie de Rohan, duchesse de Chevreuse, qui avait epouse en premieres noces M. de Luynes. --Ma chere, Mme de Luynes me fait penser a Yolande; elle est venue hier chez moi; si j'avais su que vous n'aviez votre soiree prise par personne, je vous aurais envoye chercher; Mme Ristori, qui est venue a l'improviste, a dit devant l'auteur des vers de la reine Carmen Sylva, c'etait d'une beaute! "Quelle perfidie! pensa Mme de Villeparisis. C'est surement de cela qu'elle parlait tout bas, l'autre jour, a Mme de Beaulaincourt et a Mme de Chaponay."--J'etais libre, mais je ne serais pas venue, repondit-elle. J'ai entendu Mme Ristori dans son beau temps, ce n'est plus qu'une ruine. Et puis je deteste les vers de Carmen Sylva. La Ristori est venue ici une fois, amenee par la duchesse d'Aoste, dire un chant de _l'Enfer,_ de Dante. Voila ou elle est incomparable. Alix supporta le coup sans faiblir. Elle restait de marbre. Son regard etait percant et vide, son nez noblement arque. Mais une joue s'ecaillait. Des vegetations legeres, etranges, vertes et roses, envahissaient le menton. Peut-etre un hiver de plus la jetterait bas. --Tenez, monsieur, si vous aimez la peinture, regardez le portrait de Mme de Montmorency, dit Mme de Villeparisis a Legrandin pour interrompre les compliments qui recommencaient. Profitant de ce qu'il s'etait eloigne, Mme de Guermantes le designa a sa tante d'un regard ironique et interrogateur. --C'est M. Legrandin, dit a mi-voix Mme de Villeparisis; il a une soeur qui s'appelle Mme de Cambremer, ce qui ne doit pas, du reste, te dire plus qu'a moi. --Comment, mais je la connais parfaitement, s'ecria en mettant sa main devant sa bouche Mme de Guermantes. Ou plutot je ne la connais pas, mais je ne sais pas ce qui a pris a Basin, qui rencontre Dieu sait ou le mari, de dire a cette grosse femme de venir me voir. Je ne peux pas vous dire ce que c'a ete que sa visite. Elle m'a raconte qu'elle etait allee a Londres, elle m'a enumere tous les tableaux du British. Telle que vous me voyez, en sortant de chez vous je vais fourrer un carton chez ce monstre. Et ne croyez pas que ce soit des plus faciles, car sous pretexte qu'elle est mourante elle est toujours chez elle et, qu'on y aille a sept heures du soir ou a neuf heures du matin, elle est prete a vous offrir des tartes aux fraises. --Mais bien entendu, voyons, c'est un monstre, dit Mme de Guermantes a un regard interrogatif de sa tante. C'est une personne impossible: elle dit "plumitif", enfin des choses comme ca.--Qu'est-ce que ca veut dire "plumitif"? demanda Mme de Villeparisis a sa niece?--Mais je n'en sais rien! s'ecria la duchesse avec une indignation feinte. Je ne veux pas le savoir. Je ne parle pas ce francais-la. Et voyant que sa tante ne savait vraiment pas ce que voulait dire plumitif, pour avoir la satisfaction de montrer qu'elle etait savante autant que puriste et pour se moquer de sa tante apres s'etre moquee de Mme de Cambremer:--Mais si, dit-elle avec un demi-rire, que les restes de la mauvaise humeur jouee reprimaient, tout le monde sait ca, un plumitif c'est un ecrivain, c'est quelqu'un qui tient une plume. Mais c'est une horreur de mot. C'est a vous faire tomber vos dents de sagesse. Jamais on ne me ferait dire ca. --Comment, c'est le frere! je n'ai pas encore realise. Mais au fond ce n'est pas incomprehensible. Elle a la meme humilite de descente de lit et les memes ressources de bibliotheque tournante. Elle est aussi flagorneuse que lui et aussi embetante. Je commence a me faire assez bien a l'idee de cette parente. --Assieds-toi, on va prendre un peu de the, dit Mme de Villeparisis a Mme de Guermantes, sers-toi toi-meme, toi tu n'as pas besoin de voir les portraits de tes arriere-grand'meres, tu les connais aussi bien que moi. Mme de Villeparisis revint bientot s'asseoir et se mit a peindre. Tout le monde se rapprocha, j'en profitai pour aller vers Legrandin et, ne trouvant rien de coupable a sa presence chez Mme de Villeparisis, je lui dis sans songer combien j'allais a la fois le blesser et lui faire croire a l'intention de le blesser: "Eh bien, monsieur, je suis presque excuse d'etre dans un salon puisque je vous y trouve." M. Legrandin conclut de ces paroles (ce fut du moins le jugement qu'il porta sur moi quelques jours plus tard) que j'etais un petit etre foncierement mechant qui ne se plaisait qu'au mal. "Vous pourriez avoir la politesse de commencer par me dire bonjour", me repondit-il, sans me donner la main et d'une voix rageuse et vulgaire que je ne lui soupconnais pas et qui, nullement en rapport rationnel avec ce qu'il disait d'habitude, en avait un autre plus immediat et plus saisissant avec quelque chose qu'il eprouvait. C'est que, ce que nous eprouvons, comme nous sommes decides a toujours le cacher, nous n'avons jamais pense a la facon dont nous l'exprimerions. Et tout d'un coup, c'est en nous une bete immonde et inconnue qui se fait entendre et dont l'accent parfois peut aller jusqu'a faire aussi peur a qui recoit cette confidence involontaire, elliptique et presque irresistible de votre defaut ou de votre vice, que ferait l'aveu soudain indirectement et bizarrement profere par un criminel ne pouvant s'empecher de confesser un meurtre dont vous ne le saviez pas coupable. Certes je savais bien que l'idealisme, meme subjectif, n'empeche pas de grands philosophes de rester gourmands ou de se presenter avec tenacite a l'Academie. Mais vraiment Legrandin n'avait pas besoin de rappeler si souvent qu'il appartenait a une autre planete quand tous ses mouvements convulsifs de colere ou d'amabilite etaient gouvernes par le desir d'avoir une bonne position dans celle-ci. --Naturellement, quand on me persecute vingt fois de suite pour me faire venir quelque part, continua-t-il a voix basse, quoique j'aie bien droit a ma liberte, je ne peux pourtant pas agir comme un rustre. Mme de Guermantes s'etait assise. Son nom, comme il etait accompagne de son titre, ajoutait a sa personne physique son duche qui se projetait autour d'elle et faisait regner la fraicheur ombreuse et doree des bois des Guermantes au milieu du salon, a l'entour du pouf ou elle etait. Je me sentais seulement etonne que leur ressemblance ne fut pas plus lisible sur le visage de la duchesse, lequel n'avait rien de vegetal et ou tout au plus le couperose des joues--qui auraient du, semblait-il, etre blasonnees par le nom de Guermantes--etait l'effet, mais non l'image, de longues chevauchees au grand air. Plus tard, quand elle me fut devenue indifferente, je connus bien des particularites de la duchesse, et notamment (afin de m'en tenir pour le moment a ce dont je subissais deja le charme alors sans savoir le distinguer) ses yeux, ou etait captif comme dans un tableau le ciel bleu d'une apres-midi de France, largement decouvert, baigne de lumiere meme quand elle ne brillait pas; et une voix qu'on eut crue, aux premiers sons enroues, presque canaille, ou trainait, comme sur les marches de l'eglise de Combray ou la patisserie de la place, l'or paresseux et gras d'un soleil de province. Mais ce premier jour je ne discernais rien, mon ardente attention volatilisait immediatement le peu que j'eusse pu recueillir et ou j'aurais pu retrouver quelque chose du nom de Guermantes. En tout cas je me disais que c'etait bien elle que designait pour tout le monde le nom de duchesse de Guermantes: la vie inconcevable que ce nom signifiait, ce corps la contenait bien; il venait de l'introduire au milieu d'etres differents, dans ce salon qui la circonvenait de toutes parts et sur lequel elle exercait une reaction si vive que je croyais voir, la ou cette vie cessait de s'etendre, une frange d'effervescence en delimiter les frontieres: dans la circonference que decoupait sur le tapis le ballon de la jupe de pekin bleu, et, dans les prunelles claires de la duchesse, a l'intersection des preoccupations, des souvenirs, de la pensee incomprehensible, meprisante, amusee et curieuse qui les remplissaient, et des images etrangeres qui s'y refletaient. Peut-etre eusse-je ete un peu moins emu si je l'eusse rencontree chez Mme de Villeparisis a une soiree, au lieu de la voir ainsi a un des "jours" de la marquise, a un de ces thes qui ne sont pour les femmes qu'une courte halte au milieu de leur sortie et ou, gardant le chapeau avec lequel elles viennent de faire leurs courses, elles apportent dans l'enfilade des salons la qualite de l'air du dehors et donnent plus jour sur Paris a la fin de l'apres-midi que ne font les hautes fenetres ouvertes dans lesquelles on entend les roulements des victorias: Mme de Guermantes etait coiffee d'un canotier fleuri de bleuets; et ce qu'ils m'evoquaient, ce n'etait pas, sur les sillons de Combray ou si souvent j'en avais cueilli, sur le talus contigu a la haie de Tansonville, les soleils des lointaines annees, c'etait l'odeur et la poussiere du crepuscule, telles qu'elles etaient tout a l'heure, au moment ou Mme de Guermantes venait de les traverser, rue de la Paix. D'un air souriant, dedaigneux et vague, tout en faisant la moue avec ses levres serrees, de la pointe de son ombrelle, comme de l'extreme antenne de sa vie mysterieuse, elle dessinait des ronds sur le tapis, puis, avec cette attention indifferente qui commence par oter tout point de contact avec ce que l'on considere soi-meme, son regard fixait tour a tour chacun de nous, puis inspectait les canapes et les fauteuils mais en s'adoucissant alors de cette sympathie humaine qu'eveille la presence meme insignifiante d'une chose que l'on connait, d'une chose qui est presque une personne; ces meubles n'etaient pas comme nous, ils etaient vaguement de son monde, ils etaient lies a la vie de sa tante; puis du meuble de Beauvais ce regard etait ramene a la personne qui y etait assise et reprenait alors le meme air de perspicacite et de cette meme desapprobation que le respect de Mme de Guermantes pour sa tante l'eut empechee d'exprimer, mais enfin qu'elle eut eprouvee si elle eut constate sur les fauteuils au lieu de notre presence celle d'une tache de graisse ou d'une couche de poussiere. L'excellent ecrivain G---- entra; il venait faire a Mme de Villeparisis une visite qu'il considerait comme une corvee. La duchesse, qui fut enchantee de le retrouver, ne lui fit pourtant pas signe, mais tout naturellement il vint pres d'elle, le charme qu'elle avait, son tact, sa simplicite la lui faisant considerer comme une femme d'esprit. D'ailleurs la politesse lui faisait un devoir d'aller aupres d'elle, car, comme il etait agreable et celebre, Mme de Guermantes l'invitait souvent a dejeuner meme en tete a tete avec elle et son mari, ou l'automne, a Guermantes, profitait de cette intimite pour le convier certains soirs a diner avec des altesses curieuses de le rencontrer. Car la duchesse aimait a recevoir certains hommes d'elite, a la condition toutefois qu'ils fussent garcons, condition que, meme maries, ils remplissaient toujours pour elle, car comme leurs femmes, toujours plus ou moins vulgaires, eussent fait tache dans un salon ou il n'y avait que les plus elegantes beautes de Paris, c'est toujours sans elles qu'ils etaient invites; et le duc, pour prevenir toute susceptibilite, expliquait a ces veufs malgre eux que la duchesse ne recevait pas de femmes, ne supportait pas la societe des femmes, presque comme si c'etait par ordonnance du medecin et comme il eut dit qu'elle ne pouvait rester dans une chambre ou il y avait des odeurs, manger trop sale, voyager en arriere ou porter un corset. Il est vrai que ces grands hommes voyaient chez les Guermantes la princesse de Parme, la princesse de Sagan (que Francoise, entendant toujours parler d'elle, finit par appeler, croyant ce feminin exige par la grammaire, la Sagante), et bien d'autres, mais on justifiait leur presence en disant que c'etait la famille, ou des amies d'enfance qu'on ne pouvait eliminer. Persuades ou non par les explications que le duc de Guermantes leur avait donnees sur la singuliere maladie de la duchesse de ne pouvoir frequenter des femmes, les grands hommes les transmettaient a leurs epouses. Quelques-unes pensaient que la maladie n'etait qu'un pretexte pour cacher sa jalousie, parce que la duchesse voulait etre seule a regner sur une cour d'adorateurs. De plus naives encore pensaient que peut-etre la duchesse avait un genre singulier, voire un passe scandaleux, que les femmes ne voulaient pas aller chez elle, et qu'elle donnait le nom de sa fantaisie a la necessite. Les meilleures, entendant leur mari dire monts et merveilles de l'esprit de la duchesse, estimaient que celle-ci etait si superieure au reste des femmes qu'elle s'ennuyait dans leur societe car elles ne savent parler de rien. Et il est vrai que la duchesse s'ennuyait aupres des femmes, si leur qualite princiere ne leur donnait pas un interet particulier. Mais les epouses eliminees se trompaient quand elles s'imaginaient qu'elle ne voulait recevoir que des hommes pour pouvoir parler litterature, science et philosophie. Car elle n'en parlait jamais, du moins avec les grands intellectuels. Si, en vertu de la meme tradition de famille qui fait que les filles de grands militaires gardent au milieu de leurs preoccupations les plus vaniteuses le respect des choses de l'armee, petite-fille de femmes qui avaient ete liees avec Thiers, Merimee et Augier, elle pensait qu'avant tout il faut garder dans son salon une place aux gens d'esprit, mais avait d'autre part retenu de la facon a la fois condescendante et intime dont ces hommes celebres etaient recus a Guermantes le pli de considerer les gens de talent comme des relations familieres dont le talent ne vous eblouit pas, a qui on ne parle pas de leurs oeuvres, ce qui ne les interesserait d'ailleurs pas. Puis le genre d'esprit Merimee et Meilhac et Halevy, qui etait le sien, la portait, par contraste avec le sentimentalisme verbal d'une epoque anterieure, a un genre de conversation qui rejette tout ce qui est grandes phrases et expression de sentiments eleves, et faisait qu'elle mettait une sorte d'elegance quand elle etait avec un poete ou un musicien a ne parler que des plats qu'on mangeait ou de la partie de cartes qu'on allait faire. Cette abstention avait, pour un tiers peu au courant, quelque chose de troublant qui allait jusqu'au mystere. Si Mme de Guermantes lui demandait s'il lui ferait plaisir d'etre invite avec tel poete celebre, devore de curiosite il arrivait a l'heure dite. La duchesse parlait au poete du temps qu'il faisait. On passait a table. "Aimez-vous cette facon de faire les oeufs?" demandait-elle au poete. Devant son assentiment, qu'elle partageait, car tout ce qui etait chez elle lui paraissait exquis, jusqu'a un cidre affreux qu'elle faisait venir de Guermantes: "Redonnez des oeufs a monsieur", ordonnait-elle au maitre d'hotel, cependant que le tiers, anxieux, attendait toujours ce qu'avaient surement eu l'intention de se dire, puisqu'ils avaient arrange de se voir malgre mille difficultes avant son depart, le poete et la duchesse. Mais le repas continuait, les plats etaient enleves les uns apres les autres, non sans fournir a Mme de Guermantes l'occasion de spirituelles plaisanteries ou de fines historiettes. Cependant le poete mangeait toujours sans que duc ou duchesse eussent eu l'air de se rappeler qu'il etait poete. Et bientot le dejeuner etait fini et on se disait adieu, sans avoir dit un mot de la poesie, que tout le monde pourtant aimait, mais dont, par une reserve analogue a celle dont Swann m'avait donne l'avant-gout, personne ne parlait. Cette reserve etait simplement de bon ton. Mais pour le tiers, s'il y reflechissait un peu, elle avait quelque chose de fort melancolique, et les repas du milieu Guermantes faisaient alors penser a ces heures que des amoureux timides passent souvent ensemble a parler de banalites jusqu'au moment de se quitter, et sans que, soit timidite, pudeur, ou maladresse, le grand secret qu'ils seraient plus heureux d'avouer ait pu jamais passer de leur coeur a leurs levres. D'ailleurs il faut ajouter que ce silence garde sur les choses profondes qu'on attendait toujours en vain le moment de voir aborder, s'il pouvait passer pour caracteristique de la duchesse, n'etait pas chez elle absolu. Mme de Guermantes avait passe sa jeunesse dans un milieu un peu different, aussi aristocratique, mais moins brillant et surtout moins futile que celui ou elle vivait aujourd'hui, et de grande culture. Il avait laisse a sa frivolite actuelle une sorte de tuf plus solide, invisiblement nourricier et ou meme la duchesse allait chercher (fort rarement car elle detestait le pedantisme) quelque citation de Victor Hugo ou de Lamartine qui, fort bien appropriee, dite avec un regard senti de ses beaux yeux, ne manquait pas de surprendre et de charmer. Parfois meme, sans pretentions, avec pertinence et simplicite, elle donnait a un auteur dramatique academicien quelque conseil sagace, lui faisait attenuer une situation ou changer un denouement. Si, dans le salon de Mme de Villeparisis, tout autant que dans l'eglise de Combray, au mariage de Mlle Percepied, j'avais peine a retrouver dans le beau visage, trop humain, de Mme de Guermantes, l'inconnu de son nom, je pensais du moins que, quand elle parlerait, sa causerie, profonde, mysterieuse, aurait une etrangete de tapisserie medievale, de vitrail gothique. Mais pour que je n'eusse pas ete decu par les paroles que j'entendrais prononcer a une personne qui s'appelait Mme de Guermantes, meme si je ne l'eusse pas aimee, il n'eut pas suffi que les paroles fussent fines, belles et profondes, il eut fallu qu'elles refletassent cette couleur amarante de la derniere syllabe de son nom, cette couleur que je m'etais des le premier jour etonne de ne pas trouver dans sa personne et que j'avais fait se refugier dans sa pensee. Sans doute j'avais deja entendu Mme de Villeparisis, Saint-Loup, des gens dont l'intelligence n'avait rien d'extraordinaire prononcer sans precaution ce nom de Guermantes, simplement comme etant celui d'une personne qui allait venir en visite ou avec qui on devait diner, en n'ayant pas l'air de sentir, dans ce nom, des aspects de bois jaunissants et tout un mysterieux coin de province. Mais ce devait etre une affectation de leur part comme quand les poetes classiques ne nous avertissent pas des intentions profondes qu'ils ont cependant eues, affectation que moi aussi je m'efforcais d'imiter en disant sur le ton le plus naturel: la duchesse de Guermantes, comme un nom qui eut ressemble a d'autres. Du reste tout le monde assurait que c'etait une femme tres intelligente, d'une conversation spirituelle, vivant dans une petite coterie des plus interessantes: paroles qui se faisaient complices de mon reve. Car quand ils disaient coterie intelligente, conversation spirituelle, ce n'est nullement l'intelligence telle que je la connaissais que j'imaginais, fut-ce celle des plus grands esprits, ce n'etait nullement de gens comme Bergotte que je composais cette coterie. Non, par intelligence, j'entendais une faculte ineffable, doree, impregnee d'une fraicheur sylvestre. Meme en tenant les propos les plus intelligents (dans le sens ou je prenais le mot "intelligent" quand il s'agissait d'un philosophe ou d'un critique), Mme de Guermantes aurait peut-etre decu plus encore mon attente d'une faculte si particuliere, que si, dans une conversation insignifiante, elle s'etait contentee de parler de recettes de cuisine ou de mobilier de chateau, de citer des noms de voisines ou de parents a elle, qui m'eussent evoque sa vie. --Je croyais trouver Basin ici, il comptait venir vous voir, dit Mme de Guermantes a sa tante. --Je ne l'ai pas vu, ton mari, depuis plusieurs jours, repondit d'un ton susceptible et fache Mme de Villeparisis. Je ne l'ai pas vu, ou enfin peut-etre une fois, depuis cette charmante plaisanterie de se faire annoncer comme la reine de Suede. Pour sourire Mme de Guermantes pinca le coin de ses levres comme si elle avait mordu sa voilette. --Nous avons dine avec elle hier chez Blanche Leroi, vous ne la reconnaitriez pas, elle est devenue enorme, je suis sure qu'elle est malade. --Je disais justement a ces messieurs que tu lui trouvais l'air d'une grenouille. Mme de Guermantes fit entendre une espece de bruit rauque qui signifiait qu'elle ricanait par acquit de conscience. --Je ne savais pas que j'avais fait cette jolie comparaison, mais, dans ce cas, maintenant c'est la grenouille qui a reussi a devenir aussi grosse que le boeuf. Ou plutot ce n'est pas tout a fait cela, parce que toute sa grosseur s'est amoncelee sur le ventre, c'est plutot une grenouille dans une position interessante. --Ah! je trouve ton image drole, dit Mme de Villeparisis qui etait au fond assez fiere, pour ses visiteurs, de l'esprit de sa niece. --Elle est surtout _arbitraire_, repondit Mme de Guermantes en detachant ironiquement cette epithete choisie, comme eut fait Swann, car j'avoue n'avoir jamais vu de grenouille en couches. En tout cas cette grenouille, qui d'ailleurs ne demande pas de roi, car je ne l'ai jamais vue plus folatre que depuis la mort de son epoux, doit venir diner a la maison un jour de la semaine prochaine. J'ai dit que je vous previendrais a tout hasard. Mme de Villeparisis fit entendre une sorte de grommellement indistinct. --Je sais qu'elle a dine avant-hier chez Mme de Mecklembourg, ajouta-t-elle. Il y avait Hannibal de Breaute. Il est venu me le raconter, assez drolement je dois dire. --Il y avait a ce diner quelqu'un de bien plus spirituel encore que Babal, dit Mme de Guermantes, qui, si intime qu'elle fut avec M. de Breaute-Consalvi, tenait a le montrer en l'appelant par ce diminutif. C'est M. Bergotte. Je n'avais pas songe que Bergotte put etre considere comme spirituel; de plus il m'apparaissait comme mele a l'humanite intelligente, c'est-a-dire infiniment distant de ce royaume mysterieux que j'avais apercu sous les toiles de pourpre d'une baignoire et ou M. de Breaute, faisant rire la duchesse, tenait avec elle, dans la langue des Dieux, cette chose inimaginable: une conversation entre gens du faubourg Saint-Germain. Je fus navre de voir l'equilibre se rompre et Bergotte passer par-dessus M. de Breaute. Mais, surtout, je fus desespere d'avoir evite Bergotte le soir de _Phedre_, de ne pas etre alle a lui, en entendant Mme de Guermantes dire a Mme de Villeparisis: --C'est la seule personne que j'aie envie de connaitre, ajouta la duchesse en qui on pouvait toujours, comme au moment d'une maree spirituelle, voir le flux d'une curiosite a l'egard des intellectuels celebres croiser en route le reflux du snobisme aristocratique. Cela me ferait un plaisir! La presence de Bergotte a cote de moi, presence qu'il m'eut ete si facile d'obtenir, mais que j'aurais crue capable de donner une mauvaise idee de moi a Mme de Guermantes, eut sans doute eu au contraire pour resultat qu'elle m'eut fait signe de venir dans sa baignoire et m'eut demande d'amener un jour dejeuner le grand ecrivain. --Il parait qu'il n'a pas ete tres aimable, on l'a presente a M. de Cobourg et il ne lui a pas dit un mot, ajouta Mme de Guermantes, en signalant ce trait curieux comme elle aurait raconte qu'un Chinois se serait mouche avec du papier. Il ne lui a pas dit une fois "Monseigneur", ajouta-t-elle, d'un air amuse par ce detail aussi important pour elle que le refus par un protestant, au cours d'une audience du pape, de se mettre a genoux devant Sa Saintete. Interessee par ces particularites de Bergotte, elle n'avait d'ailleurs pas l'air de les trouver blamables, et paraissait plutot lui en faire un merite sans qu'elle sut elle-meme exactement de quel genre. Malgre cette facon etrange de comprendre l'originalite de Bergotte, il m'arriva plus tard de ne pas trouver tout a fait negligeable que Mme de Guermantes, au grand etonnement de beaucoup, trouvat Bergotte plus spirituel que M. de Breaute. Ces jugements subversifs, isoles et, malgre tout, justes, sont ainsi portes dans le monde par de rares personnes superieures aux autres. Et ils y dessinent les premiers lineaments de la hierarchie des valeurs telle que l'etablira la generation suivante au lieu de s'en tenir eternellement a l'ancienne. Le comte d'Argencourt, charge d'affaires de Belgique et petit-cousin par alliance de Mme de Villeparisis, entra en boitant, suivi bientot de deux jeunes gens, le baron de Guermantes et S.A. le duc de Chatellerault, a qui Mme de Guermantes dit: "Bonjour, mon petit Chatellerault", d'un air distrait et sans bouger de son pouf, car elle etait une grande amie de la mere du jeune duc, lequel avait, a cause de cela et depuis son enfance, un extreme respect pour elle. Grands, minces, la peau et les cheveux dores, tout a fait de type Guermantes, ces deux jeunes gens avaient l'air d'une condensation de la lumiere printaniere et vesperale qui inondait le grand salon. Suivant une habitude qui etait a la mode a ce moment-la, ils poserent leurs hauts de forme par terre, pres d'eux. L'historien de la Fronde pensa qu'ils etaient genes comme un paysan entrant a la mairie et ne sachant que faire de son chapeau. Croyant devoir venir charitablement en aide a la gaucherie et a la timidite qu'il leur supposait: --Non, non, leur dit-il, ne les posez pas par terre, vous allez les abimer. Un regard du baron de Guermantes, en rendant oblique le plan de ses prunelles, y roula tout a coup une couleur d'un bleu cru et tranchant qui glaca le bienveillant historien. --Comment s'appelle ce monsieur, me demanda le baron, qui venait de m'etre presente par Mme de Villeparisis? --M. Pierre, repondis-je a mi-voix. --Pierre de quoi? --Pierre, c'est son nom, c'est un historien de grande valeur. --Ah!... vous m'en direz tant. --Non, c'est une nouvelle habitude qu'ont ces messieurs de poser leurs chapeaux a terre, expliqua Mme de Villeparisis, je suis comme vous, je ne m'y habitue pas. Mais j'aime mieux cela que mon neveu Robert qui laisse toujours le sien dans l'antichambre. Je lui dis, quand je le vois entrer ainsi, qu'il a l'air de l'horloger et je lui demande s'il vient remonter les pendules. --Vous parliez tout a l'heure, madame la marquise, du chapeau de M. Mole, nous allons bientot arriver a faire, comme Aristote, un chapitre des chapeaux, dit l'historien de la Fronde, un peu rassure par l'intervention de Mme de Villeparisis, mais pourtant d'une voix encore si faible que, sauf moi, personne ne l'entendit. --Elle est vraiment etonnante la petite duchesse, dit M. d'Argencourt en montrant Mme de Guermantes qui causait avec G... Des qu'il y a un homme en vue dans un salon, il est toujours a cote d'elle. Evidemment cela ne peut etre que le grand pontife qui se trouve la. Cela ne peut pas etre tous les jours M. de Borelli, Schlumberger ou d'Avenel. Mais alors ce sera M. Pierre Loti ou Edmond Rostand. Hier soir, chez les Doudeauville, ou, entre parentheses, elle etait splendide sous son diademe d'emeraudes, dans une grande robe rose a queue, elle avait d'un cote d'elle M. Deschanel, de l'autre l'ambassadeur d'Allemagne: elle leur tenait tete sur la Chine; le gros public, a distance respectueuse, et qui n'entendait pas ce qu'ils disaient, se demandait s'il n'y allait pas y avoir la guerre. Vraiment on aurait dit une reine qui tenait le cercle. Chacun s'etait rapproche de Mme de Villeparisis pour la voir peindre. --Ces fleurs sont d'un rose vraiment celeste, dit Legrandin, je veux dire couleur de ciel rose. Car il y a un rose ciel comme il y a un bleu ciel. Mais, murmura-t-il pour tacher de n'etre entendu que de la marquise, je crois que je penche encore pour le soyeux, pour l'incarnat vivant de la copie que vous en faites. Ah! vous laissez bien loin derriere vous Pisanello et Van Huysun, leur herbier minutieux et mort. Un artiste, si modeste qu'il soit, accepte toujours d'etre prefere a ses rivaux et tache seulement de leur rendre justice. --Ce qui vous fait cet effet-la, c'est qu'ils peignaient des fleurs de ce temps-la que nous ne connaissons plus, mais ils avaient une bien grande science. --Ah! des fleurs de ce temps-la, comme c'est ingenieux, s'ecria Legrandin. --Vous peignez en effet de belles fleurs de cerisier ... ou de roses de mai, dit l'historien de la Fronde non sans hesitation quant a la fleur, mais avec de l'assurance dans la voix, car il commencait a oublier l'incident des chapeaux. --Non, ce sont des fleurs de pommier, dit la duchesse de Guermantes en s'adressant a sa tante. --Ah! je vois que tu es une bonne campagnarde; comme moi, tu sais distinguer les fleurs. --Ah! oui, c'est vrai! mais je croyais que la saison des pommiers etait deja passee, dit au hasard l'historien de la Fronde pour s'excuser. --Mais non, au contraire, ils ne sont pas en fleurs, ils ne le seront pas avant une quinzaine, peut-etre trois semaines, dit l'archiviste qui, gerant un peu les proprietes de Mme de Villeparisis, etait plus au courant des choses de la campagne. --Oui, et encore dans les environs de Paris ou ils sont tres en avance. En Normandie, par exemple, chez son pere, dit-elle en designant le duc de Chatellerault, qui a de magnifiques pommiers au bord de la mer, comme sur un paravent japonais, ils ne sont vraiment roses qu'apres le 20 mai. --Je ne les vois jamais, dit le jeune duc, parce que ca me donne la fievre des foins, c'est epatant. --La fievre des foins, je n'ai jamais entendu parler de cela, dit l'historien. --C'est la maladie a la mode, dit l'archiviste. --Ca depend, cela ne vous donnerait peut-etre rien si c'est une annee ou il y a des pommes. Vous savez le mot du Normand. Pour une annee ou il y a des pommes ... dit M. d'Argencourt, qui n'etant pas tout a fait francais, cherchait a se donner l'air parisien. --Tu as raison, repondit a sa niece Mme de Villeparisis, ce sont des pommiers du Midi. C'est une fleuriste qui m'a envoye ces branches-la en me demandant de les accepter. Cela vous etonne, monsieur Valleneres, dit-elle en se tournant vers l'archiviste, qu'une fleuriste m'envoie des branches de pommier? Mais j'ai beau etre une vieille dame, je connais du monde, j'ai quelques amis, ajouta-t-elle en souriant par simplicite, crut-on generalement, plutot, me sembla-t-il, parce qu'elle trouvait du piquant a tirer vanite de l'amitie d'une fleuriste quand on avait d'aussi grandes relations. Bloch se leva pour venir a son tour admirer les fleurs que peignait Mme de Villeparisis. --N'importe, marquise, dit l'historien regagnant sa chaise, quand meme reviendrait une de ces revolutions qui ont si souvent ensanglante l'histoire de France--et, mon Dieu, par les temps ou nous vivons on ne peut savoir, ajouta-t-il en jetant un regard circulaire et circonspect comme pour voir s'il ne se trouvait aucun "mal pensant" dans le salon, encore qu'il n'en doutat pas,--avec un talent pareil et vos cinq langues, vous seriez toujours sure de vous tirer d'affaire. L'historien de la Fronde goutait quelque repos, car il avait oublie ses insomnies. Mais il se rappela soudain qu'il n'avait pas dormi depuis six jours, alors une dure fatigue, nee de son esprit, s'empara de ses jambes, lui fit courber les epaules, et son visage desole pendait, pareil a celui d'un vieillard. Bloch voulut faire un geste pour exprimer son admiration, mais d'un coup de coude il renversa le vase ou etait la branche et toute l'eau se repandit sur le tapis. --Vous avez vraiment des doigts de fee, dit a la marquise l'historien qui, me tournant le dos a ce moment-la, ne s'etait pas apercu de la maladresse de Bloch. Mais celui-ci crut que ces mots s'appliquaient a lui, et pour cacher sous une insolence la honte de sa gaucherie: --Cela ne presente aucune importance, dit-il, car je ne suis pas mouille. Mme de Villeparisis sonna et un valet de pied vint essuyer le tapis et ramasser les morceaux de verre. Elle invita les deux jeunes gens a sa matinee ainsi que la duchesse de Guermantes a qui elle recommanda: --Pense a dire a Gisele et a Berthe (les duchesses d'Auberjon et de Portefin) d'etre la un peu avant deux heures pour m'aider, comme elle aurait dit a des maitres d'hotel extras d'arriver d'avance pour faire les compotiers. Elle n'avait avec ses parents princiers, pas plus qu'avec M. de Norpois, aucune de ces amabilites qu'elle avait avec l'historien, avec Cottard, avec Bloch, avec moi, et ils semblaient n'avoir pour elle d'autre interet que de les offrir en pature a notre curiosite. C'est qu'elle savait qu'elle n'avait pas a se gener avec des gens pour qui elle n'etait pas une femme plus ou moins brillante, mais la soeur susceptible, et menagee, de leur pere ou de leur oncle. Il ne lui eut servi a rien de chercher a briller vis-a-vis d'eux, a qui cela ne pouvait donner le change sur le fort ou le faible de sa situation, et qui mieux que personne connaissaient son histoire et respectaient la race illustre dont elle etait issue. Mais surtout ils n'etaient plus pour elle qu'un residu mort qui ne fructifierait plus; ils ne lui feraient pas connaitre leurs nouveaux amis, partager leurs plaisirs. Elle ne pouvait obtenir que leur presence ou la possibilite de parler d'eux a sa reception de cinq heures, comme plus tard dans ses Memoires dont celle-ci n'etait qu'une sorte de repetition, de premiere lecture a haute voix devant un petit cercle. Et la compagnie que tous ces nobles parents lui servaient a interesser, a eblouir, a enchainer, la compagnie des Cottard, des Bloch, des auteurs dramatiques notoires, historiens de la Fronde de tout genre, c'etait dans celle-la que, pour Mme de Villeparisis--a defaut de la partie du monde elegant qui n'allait pas chez elle--etaient le mouvement, la nouveaute, les divertissements et la vie; c'etaient ces gens-la dont elle pouvait tirer des avantages sociaux (qui valaient bien qu'elle leur fit rencontrer quelquefois, sans qu'ils la connussent jamais, la duchesse de Guermantes): des diners avec des hommes remarquables dont les travaux l'avaient interessee, un opera-comique ou une pantomime toute montee que l'auteur faisait representer chez elle, des loges pour, des spectacles curieux. Bloch se leva pour partir. Il avait dit tout haut que l'incident du vase de fleurs renverse n'avait aucune importance, mais ce qu'il disait tout bas etait different, plus different encore ce qu'il pensait: "Quand on n'a pas des domestiques assez bien styles pour savoir placer un vase sans risquer de tremper et meme de blesser les visiteurs on ne se mele pas d'avoir de ces luxes-la", grommelait-il tout bas. Il etait de ces gens susceptibles et "nerveux" qui ne peuvent supporter d'avoir commis une maladresse qu'ils ne s'avouent pourtant pas, pour qui elle gate toute la journee. Furieux, il se sentait des idees noires, ne voulait plus retourner dans le monde. C'etait le moment ou un peu de distraction est necessaire. Heureusement, dans une seconde, Mme de Villeparisis allait le retenir. Soit parce qu'elle connaissait les opinions de ses amis et le flot d'antisemitisme qui commencait a monter, soit par distraction, elle ne l'avait pas presente aux personnes qui se trouvaient la. Lui, cependant, qui avait peu l'usage du monde, crut qu'en s'en allant il devait les saluer, par savoir-vivre, mais sans amabilite; il inclina plusieurs fois le front, enfonca son menton barbu dans son faux-col, regardant successivement chacun a travers son lorgnon, d'un air froid et mecontent. Mais Mme de Villeparisis l'arreta; elle avait encore a lui parler du petit acte qui devait etre donne chez elle, et d'autre part elle n'aurait pas voulu qu'il partit sans avoir eu la satisfaction de connaitre M. de Norpois (qu'elle s'etonnait de ne pas voir entrer), et bien que cette presentation fut superflue, car Bloch etait deja resolu a persuader aux deux artistes dont il avait parle de venir chanter a l'oeil chez la marquise, dans l'interet de leur gloire, a une de ces receptions ou frequentait l'elite de l'Europe. Il avait meme propose en plus une tragedienne "aux yeux purs, belle comme Hera", qui dirait des proses lyriques avec le sens de la beaute plastique. Mais a son nom Mme de Villeparisis avait refuse, car c'etait l'amie de Saint-Loup. --J'ai de meilleures nouvelles, me dit-elle a l'oreille, je crois que cela ne bat plus que d'une aile et qu'ils ne tarderont pas a etre separes, malgre un officier qui a joue un role abominable dans tout cela, ajouta-t-elle. (Car la famille de Robert commencait a en vouloir a mort a M. de Borodino qui avait donne la permission pour Bruges, sur les instances du coiffeur, et l'accusait de favoriser une liaison infame.) C'est quelqu'un de tres mal, me dit Mme de Villeparisis, avec l'accent vertueux des Guermantes meme les plus depraves. De tres, tres mal, reprit-elle en mettant trois _t_ a tres. On sentait qu'elle ne doutait pas qu'il ne fut en tiers dans toutes les orgies. Mais comme l'amabilite etait chez la marquise l'habitude dominante, son expression de severite froncee envers l'horrible capitaine, dont elle dit avec une emphase ironique le nom: le Prince de Borodino, en femme pour qui l'Empire ne compte pas, s'acheva en un tendre sourire a mon adresse avec un clignement d'oeil mecanique de connivence vague avec moi. --J'aime beaucoup de Saint-Loup-en-Bray, dit Bloch, quoiqu'il soit un mauvais chien, parce qu'il est extremement bien eleve. J'aime beaucoup, pas lui, mais les personnes extremement bien elevees, c'est si rare, continua-t-il sans se rendre compte, parce qu'il etait lui-meme tres mal eleve, combien ses paroles deplaisaient. Je vais vous citer une preuve que je trouve tres frappante de sa parfaite education. Je l'ai rencontre une fois avec un jeune homme, comme il allait monter sur son char aux belles jantes, apres avoir passe lui-meme les courroies splendides a deux chevaux nourris d'avoine et d'orge et qu'il n'est pas besoin d'exciter avec le fouet etincelant. Il nous presenta, mais je n'entendis pas le nom du jeune homme, car on n'entend jamais le nom des personnes a qui on vous presente, ajouta-t-il en riant parce que c'etait une plaisanterie de son pere. De Saint-Loup-en-Bray resta simple, ne fit pas de frais exageres pour le jeune homme, ne parut gene en aucune facon. Or, par hasard, j'ai appris quelques jours apres que le jeune homme etait le fils de Sir Rufus Israel! La fin de cette histoire parut moins choquante que son debut, car elle resta incomprehensible pour les personnes presentes. En effet, Sir Rufus Israel, qui semblait a Bloch et a son pere un personnage presque royal devant lequel Saint-Loup devait trembler, etait au contraire aux yeux du milieu Guermantes un etranger parvenu, tolere par le monde, et de l'amitie de qui on n'eut pas eu l'idee de s'enorgueillir, bien au contraire! --Je l'ai appris, dit Bloch, par le fonde de pouvoir de Sir Rufus Israel, lequel est un ami de mon pere et un homme tout a fait extraordinaire. Ah! un individu absolument curieux, ajouta-t-il, avec cette energie affirmative, cet accent d'enthousiasme qu'on n'apporte qu'aux convictions qu'on ne s'est pas formees soi-meme. Bloch s'etait montre enchante de l'idee de connaitre M. de Norpois. --Il eut aime, disait-il, le faire parler sur l'affaire Dreyfus. Il y a la une mentalite que je connais mal et ce serait assez piquant de prendre une interview a ce diplomate considerable, dit-il d'un ton sarcastique pour ne pas avoir l'air de se juger inferieur a l'Ambassadeur. --Dis-moi, reprit Bloch en me parlant tout bas, quelle fortune peut avoir Saint-Loup? Tu comprends bien que, si je te demande cela, je m'en moque comme de l'an quarante, mais c'est au point de vue balzacien, tu comprends. Et tu ne sais meme pas en quoi c'est place, s'il a des valeurs, francaises, etrangeres, des terres? Je ne pus le renseigner en rien. Cessant de parler a mi-voix, Bloch demanda tres haut la permission d'ouvrir les fenetres et, sans attendre la reponse, se dirigea vers celles-ci. Mme de Villeparisis dit qu'il etait impossible d'ouvrir, qu'elle etait enrhumee. "Ah! si ca doit vous faire du mal! repondit Bloch, decu. Mais on peut dire qu'il fait chaud!" Et se mettant a rire, il fit faire a ses regards qui tournerent autour de l'assistance une quete qui reclamait un appui contre Mme de Villeparisis. Il ne le rencontra pas, parmi ces gens bien eleves. Ses yeux allumes, qui n'avaient pu debaucher personne, reprirent avec resignation leur serieux; il declara en matiere de defaite: "Il fait au moins 22 degres 25! Cela ne m'etonne pas. Je suis presque en nage. Et je n'ai pas, comme le sage Antenor, fils du fleuve Alpheios, la faculte de me tremper dans l'onde paternelle, pour etancher ma sueur, avant de me mettre dans une baignoire polie et de m'oindre d'une huile parfumee." Et avec ce besoin qu'on a d'esquisser a l'usage des autres des theories medicales dont l'application serait favorable a notre propre bien-etre: "Puisque vous croyez que c'est bon pour vous! Moi je crois tout le contraire. C'est justement ce qui vous enrhume." Mme de Villeparisis regretta qu'il eut dit cela aussi tout haut, mais n'y attacha pas grande importance quand elle vit que l'archiviste, dont les opinions nationalistes la tenaient pour ainsi dire a la chaine, se trouvait place trop loin pour avoir pu entendre. Elle fut plus choquee d'entendre que Bloch, entraine par le demon de sa mauvaise education qui l'avait prealablement rendu aveugle, lui demandait, en riant a la plaisanterie paternelle: "N'ai-je pas lu de lui une savante etude ou il demontrait pour quelles raisons irrefutables la guerre russo-japonaise devait se terminer par la victoire des Russes et la defaite des Japonais? Et n'est-il pas un peu gateux? Il me semble que c'est lui que j'ai vu viser son siege, avant d'aller s'y asseoir, en glissant comme sur des roulettes." --Jamais de la vie! Attendez un instant, ajouta la marquise, je ne sais pas ce qu'il peut faire. Elle sonna et quand le domestique fut entre, comme elle ne dissimulait nullement et meme aimait a montrer que son vieil ami passait la plus grande partie de son temps chez elle: --Allez donc dire a M. de Norpois de venir, il est en train de classer des papiers dans mon bureau, il a dit qu'il viendrait dans vingt minutes et voila une heure trois quarts que je l'attends. Il vous parlera de l'affaire Dreyfus, de tout ce que vous voudrez, dit-elle d'un ton boudeur a Bloch, il n'approuve pas beaucoup ce qui se passe. Car M. de Norpois etait mal avec le ministere actuel et Mme de Villeparisis, bien qu'il ne se fut pas permis de lui amener des personnes du gouvernement (elle gardait tout de meme sa hauteur de dame de la grande aristocratie et restait en dehors et au-dessus des relations qu'il etait oblige de cultiver), etait tenue par lui au courant de ce qui se passait. De meme ces nommes politiques du regime n'auraient pas ose demander a M. de Norpois de les presenter a Mme de Villeparisis. Mais plusieurs etaient aller le chercher chez elle a la campagne, quand ils avaient eu besoin de son concours dans des circonstances graves. On savait l'adresse. On allait au chateau. On ne voyait pas la chatelaine. Mais au diner elle disait: "Monsieur, je sais qu'on est venu vous deranger. Les affaires vont-elles mieux?" --Vous n'etes pas trop presse? demanda Mme de Villeparisis a Bloch? --Non, non, je voulais partir parce que je ne suis pas tres bien, il est meme question que je fasse une cure a Vichy pour ma vesicule biliaire, dit-il en articulant ces mots avec une ironie satanique. --Tiens, mais justement mon petit-neveu Chatellerault doit y aller, vous devriez arranger cela ensemble. Est-ce qu'il est encore la? Il est gentil, vous savez, dit Mme de Villeparisis de bonne foi peut-etre, et pensant que des gens qu'elle connaissait tous deux n'avaient aucune raison de ne pas se lier. --Oh! je ne sais si ca lui plairait, je ne le connais ... qu'a peine, il est la-bas plus loin, dit Bloch confus et ravi. Le maitre d'hotel n'avait pas du executer d'une facon complete la commission dont il venait d'etre charge pour M. de Norpois. Car celui-ci, pour faire croire qu'il arrivait du dehors et n'avait pas encore vu la maitresse de la maison, prit au hasard un chapeau dans l'antichambre et vint baiser ceremonieusement la main de Mme de Villeparisis, en lui demandant de ses nouvelles avec le meme interet qu'on manifeste apres une longue absence. Il ignorait que la marquise de Villeparisis avait prealablement ote toute vraisemblance a cette comedie, a laquelle elle coupa court d'ailleurs en emmenant M. de Norpois et Bloch dans un salon voisin. Bloch, qui avait vu toutes les amabilites qu'on faisait a celui qu'il ne savait pas encore etre M. de Norpois, et les saluts compasses, gracieux et profonds par lesquels l'Ambassadeur y repondait, Bloch se sentait inferieur a tout ce ceremonial et, vexe de penser qu'il ne s'adresserait jamais a lui, m'avait dit pour avoir l'air a l'aise: "Qu'est-ce que cette espece d'imbecile?" Peut-etre du reste toutes les salutations de M. de Norpois choquant ce qu'il y avait de meilleur en Bloch, la franchise plus directe d'un milieu moderne, est-ce en partie sincerement qu'il les trouvait ridicules. En tout cas elles cesserent de le lui paraitre et meme l'enchanterent des la seconde ou ce fut lui, Bloch, qui se trouva en etre l'objet. --Monsieur l'Ambassadeur, dit Mme de Villeparisis, je voudrais vous faire connaitre Monsieur. Monsieur Bloch, Monsieur le marquis de Norpois. Elle tenait, malgre la facon dont elle rudoyait M. de Norpois, a lui dire: "Monsieur l'Ambassadeur" par savoir-vivre, par consideration exageree du rang d'ambassadeur, consideration que le marquis lui avait inculquee, et enfin pour appliquer ces manieres moins familieres, plus ceremonieuses a l'egard d'un certain homme, lesquelles dans le salon d'une femme distinguee, tranchant avec la liberte dont elle use avec ses autres habitues, designent aussitot son amant. M. de Norpois noya son regard bleu dans sa barbe blanche, abaissa profondement sa haute taille comme s'il l'inclinait devant tout ce que lui representait de notoire et d'imposant le nom de Bloch, murmura "je suis enchante", tandis que son jeune interlocuteur, emu mais trouvant que le celebre diplomate allait trop loin, rectifia avec empressement et dit: "Mais pas du tout, au contraire, c'est moi qui suis enchante!" Mais cette ceremonie, que M. de Norpois par amitie pour Mme de Villeparisis renouvelait avec chaque inconnu que sa vieille amie lui presentait, ne parut pas a celle-ci une politesse suffisante pour Bloch a qui elle dit: --Mais demandez-lui tout ce que vous voulez savoir, emmenez-le a cote si cela est plus commode; il sera enchante de causer avec vous. Je crois que vous vouliez lui parler de l'affaire Dreyfus, ajouta-t-elle sans plus se preoccuper si cela faisait plaisir a M. de Norpois qu'elle n'eut pense a demander leur agrement au portrait de la duchesse de Montmorency avant de le faire eclairer pour l'historien, ou au the avant d'en offrir une tasse. --Parlez-lui fort, dit-elle a Bloch, il est un peu sourd, mais il vous dira tout ce que vous voudrez, il a tres bien connu Bismarck, Cavour. N'est-ce pas, Monsieur, dit-elle avec force, vous avez bien connu Bismarck? --Avez-vous quelque chose sur le chantier? me demanda M. de Norpois avec un signe d'intelligence en me serrant la main cordialement. J'en profitai pour le debarrasser obligeamment du chapeau qu'il avait cru devoir apporter en signe de ceremonie, car je venais de m'apercevoir que c'etait le mien qu'il avait pris par hasard. "Vous m'aviez montre une oeuvrette un peu tarabiscotee ou vous coupiez les cheveux en quatre. Je vous ai donne franchement mon avis; ce que vous aviez fait ne valait pas la peine que vous le couchiez sur le papier. Nous preparez-vous quelque chose? Vous etes tres feru de Bergotte, si je me souviens bien.--Ah! ne dites pas de mal de Bergotte, s'ecria la duchesse.--Je ne conteste pas son talent de peintre, nul ne s'en aviserait, duchesse. Il sait graver au burin ou a l'eau-forte, sinon brosser, comme M. Cherbuliez, une grande composition. Mais il me semble que notre temps fait une confusion de genres et que le propre du romancier est plutot de nouer une intrigue et d'elever les coeurs que de fignoler a la pointe seche un frontispice ou un cul-de-lampe. Je verrai votre pere dimanche chez ce brave A.J., ajouta-t-il en se tournant vers moi. J'esperai un instant, en le voyant parler a Mme de Guermantes, qu'il me preterait peut-etre pour aller chez elle l'aide qu'il m'avait refusee pour aller chez M. Swann. "Une autre de mes grandes admirations, lui dis-je, c'est Elstir. Il parait que la duchesse de Guermantes en a de merveilleux, notamment cette admirable botte de radis que j'ai apercue a l'Exposition et que j'aimerais tant revoir; quel chef-d'oeuvre que ce tableau!" Et en effet, si j'avais ete un homme en vue, et qu'on m'eut demande le morceau de peinture que je preferais, j'aurais cite cette botte de radis. --Un chef-d'oeuvre? s'ecria M. de Norpois avec un air d'etonnement et de blame. Ce n'a meme pas la pretention d'etre un tableau, mais une simple esquisse (il avait raison). Si vous appelez chef-d'oeuvre cette vive pochade, que direz-vous de la "Vierge" d'Hebert ou de Dagnan-Bouveret? --J'ai entendu que vous refusiez l'amie de Robert, dit Mme de Guermantes a sa tante apres que Bloch eut pris a part l'Ambassadeur, je crois que vous n'avez rien a regretter, vous savez que c'est une horreur, elle n'a pas l'ombre de talent, et en plus elle est grotesque. --Mais comment la connaissez-vous, duchesse? dit M. d'Argencourt. --Mais comment, vous ne savez pas qu'elle a joue chez moi avant tout le monde? je n'en suis pas plus fiere pour cela, dit en riant Mme de Guermantes, heureuse pourtant, puisqu'on parlait de cette actrice, de faire savoir qu'elle avait eu la primeur de ses ridicules. Allons, je n'ai plus qu'a partir, ajouta-t-elle sans bouger. Elle venait de voir entrer son mari, et par les mots qu'elle prononcait, faisait allusion au comique d'avoir l'air de faire ensemble une visite de noces, nullement aux rapports souvent difficiles qui existaient entre elle et cet enorme gaillard vieillissant, mais qui menait toujours une vie de jeune homme. Promenant sur le grand nombre de personnes qui entouraient la table a the les regards affables, malicieux et un peu eblouis par les rayons du soleil couchant, de ses petites prunelles rondes et exactement logees dans l'oeil comme les "mouches" que savait viser et atteindre si parfaitement l'excellent tireur qu'il etait, le duc s'avancait avec une lenteur emerveillee et prudente comme si, intimide par une si brillante assemblee, il eut craint de marcher sur les robes et de deranger les conversations. Un sourire permanent de bon roi d'Yvetot legerement pompette, une main a demi depliee flottant, comme l'aileron d'un requin, a cote de sa poitrine, et qu'il laissait presser indistinctement par ses vieux amis et par les inconnus qu'on lui presentait, lui permettaient, sans avoir a faire un seul geste ni a interrompre sa tournee debonnaire, faineante et royale, de satisfaire a l'empressement de tous, en murmurant seulement: "Bonsoir, mon bon", "bonsoir mon cher ami", "charme monsieur Bloch", "bonsoir Argencourt", et pres de moi, qui fus le plus favorise quand il eut entendu mon nom: "Bonsoir, mon petit voisin, comment va votre pere? Quel brave homme!" Il ne fit de grandes demonstrations que pour Mme de Villeparisis, qui lui dit bonjour d'un signe de tete en sortant une main de son petit tablier. Formidablement riche dans un monde ou on l'est de moins en moins, ayant assimile a sa personne, d'une facon permanente, la notion de cette enorme fortune, en lui la vanite du grand seigneur etait doublee de celle de l'homme d'argent, l'education raffinee du premier arrivant tout juste a contenir la suffisance du second. On comprenait d'ailleurs que ses succes de femmes, qui faisaient le malheur de la sienne, ne fussent pas dus qu'a son nom et a sa fortune, car il etait encore d'une grande beaute, avec, dans le profil, la purete, la decision de contour de quelque dieu grec. --Vraiment, elle a joue chez vous? demanda M. d'Argencourt a la duchesse. --Mais voyons, elle est venue reciter, avec un bouquet de lis dans la main et d'autres lis "su" sa robe. (Mme de Guermantes mettait, comme Mme de Villeparisis, de l'affectation a prononcer certains mots d'une facon tres paysanne, quoiqu'elle ne roulat nullement les _r_ comme faisait sa tante.) Avant que M. de Norpois, contraint et force, n'emmenat Bloch dans la petite baie ou ils pourraient causer ensemble, je revins un instant vers le vieux diplomate et lui glissai un mot d'un fauteuil academique pour mon pere. Il voulut d'abord remettre la conversation a plus tard. Mais j'objectai que j'allais partir pour Balbec. "Comment! vous allez de nouveau a Balbec? Mais vous etes un veritable globe-trotter!" Puis il m'ecouta. Au nom de Leroy-Beaulieu, M. de Norpois me regarda d'un air soupconneux. Je me figurai qu'il avait peut-etre tenu a M. Leroy-Beaulieu des propos desobligeants pour mon pere, et qu'il craignait que l'economiste ne les lui eut repetes. Aussitot, il parut anime d'une veritable affection pour mon pere. Et apres un de ces ralentissements du debit ou tout d'un coup une parole eclate, comme malgre celui qui parle, et chez qui l'irresistible conviction emporte les efforts begayants qu'il faisait pour se taire: "Non, non, me dit-il avec emotion, il ne _faut pas_ que votre pere se presente. Il ne le faut pas dans son interet, pour lui-meme, par respect pour sa valeur qui est grande et qu'il compromettrait dans une pareille aventure. Il vaut mieux que cela. Fut-il nomme, il aurait tout a perdre et rien a gagner. Dieu merci, il n'est pas orateur. Et c'est la seule chose qui compte aupres de mes chers collegues, quand meme ce qu'on dit ne serait que turlutaines. Votre pere a un but important dans la vie; il doit y marcher droit, sans se laisser detourner a battre les buissons, fut-ce les buissons, d'ailleurs plus epineux que fleuris, du jardin d'Academus. D'ailleurs il ne reunirait que quelques voix. L'Academie aime a faire faire un stage au postulant avant de l'admettre dans son giron. Actuellement, il n'y a rien a faire. Plus tard je ne dis pas. Mais il faut que ce soit la Compagnie elle-meme qui vienne le chercher. Elle pratique avec plus de fetichisme que de bonheur le "_Fara da se_" de nos voisins d'au dela des Alpes. Leroy-Beaulieu m'a parle de tout cela d'une maniere qui ne m'a pas plu. Il m'a du reste semble a vue de nez avoir partie liee avec votre pere. Je lui ai peut-etre fait sentir un peu vivement qu'habitue a s'occuper de cotons et de metaux, il meconnaissait le role des imponderables, comme disait Bismarck. Ce qu'il faut eviter avant tout, c'est que votre pere se presente: _Principiis obsta_. Ses amis se trouveraient dans une position delicate s'il les mettait en presence du fait accompli. Tenez, dit-il brusquement d'un air de franchise, en fixant ses yeux bleus sur moi, je vais vous dire une chose qui va vous etonner de ma part a moi qui aime tant votre pere. Eh bien, justement parce que je l'aime, justement (nous sommes les deux inseparables, _Arcades ambo_) parce que je sais les services qu'il peut rendre a son pays, les ecueils qu'il peut lui eviter s'il reste a la barre, par affection, par haute estime, par patriotisme, je ne voterais pas pour lui. Du reste, je crois l'avoir laisse entendre. (Et je crus apercevoir dans ses yeux le profil assyrien et severe de Leroy-Beaulieu.) Donc lui donner ma voix serait de ma part une sorte de palinodie. A plusieurs reprises, M. de Norpois traita ses collegues de fossiles. En dehors des autres raisons, tout membre d'un club ou d'une Academie aime a investir ses collegues du genre de caractere le plus contraire au sien, moins pour l'utilite de pouvoir dire: "Ah! si cela ne dependait que de moi!" que pour la satisfaction de presenter le titre qu'il a obtenu comme plus difficile et plus flatteur. "Je vous dirai, conclut-il, que, dans votre interet a tous, j'aime mieux pour votre pere une election triomphale dans dix ou quinze ans." Paroles qui furent jugees par moi comme dictees, sinon par la jalousie, au moins par un manque absolu de serviabilite et qui se trouverent recevoir plus tard, de l'evenement meme, un sens different. --Vous n'avez pas l'intention d'entretenir l'Institut du prix du pain pendant la Fronde? demanda timidement l'historien de la Fronde a M. de Norpois. Vous pourriez trouver la un succes considerable (ce qui voulait dire me faire une reclame monstre), ajouta-t-il en souriant a l'Ambassadeur avec une pusillanimite mais aussi une tendresse qui lui fit lever les paupieres et decouvrir ses yeux, grands comme un ciel. Il me semblait avoir vu ce regard, pourtant je ne connaissais que d'aujourd'hui l'historien. Tout d'un coup je me rappelai: ce meme regard, je l'avais vu dans les yeux d'un medecin bresilien qui pretendait guerir les etouffements du genre de ceux que j'avais par d'absurdes inhalations d'essences de plantes. Comme, pour qu'il prit plus soin de moi, je lui avais dit que je connaissais le professeur Cottard, il m'avait repondu, comme dans l'interet de Cottard: "Voila un traitement, si vous lui en parliez, qui lui fournirait la matiere d'une retentissante communication a l'Academie de medecine!" Il n'avait ose insister mais m'avait regarde de ce meme air d'interrogation timide, interessee et suppliante que je venais d'admirer chez l'historien de la Fronde. Certes ces deux hommes ne se connaissaient pas et ne se ressemblaient guere, mais les lois psychologiques ont comme les lois physiques une certaine generalite. Et les conditions necessaires sont les memes, un meme regard eclaire des animaux humains differents, comme un meme ciel matinal des lieux de la terre situes bien loin l'un de l'autre et qui ne se sont jamais vus. Je n'entendis pas la reponse de l'Ambassadeur, car tout le monde, avec un peu de brouhaha, s'etait approche de Mme de Villeparisis pour la voir peindre. --Vous savez de qui nous parlons, Basin? dit la duchesse a son mari. --Naturellement je devine, dit le duc. --Ah! ce n'est pas ce que nous appelons une comedienne de la grande lignee. --Jamais, reprit Mme de Guermantes s'adressant a M. d'Argencourt, vous n'avez imagine quelque chose de plus risible. --C'etait meme drolatique, interrompit M. de Guermantes dont le bizarre vocabulaire permettait a la fois aux gens du monde de dire qu'il n'etait pas un sot et aux gens de lettres de le trouver le pire des imbeciles. --Je ne peux pas comprendre, reprit la duchesse, comment Robert a jamais pu l'aimer. Oh! je sais bien qu'il ne faut jamais discuter ces choses-la, ajouta-t-elle avec une jolie moue de philosophe et de sentimentale desenchantee. Je sais que n'importe qui peut aimer n'importe quoi. Et, ajouta-t-elle--car si elle se moquait encore de la litterature nouvelle, celle-ci, peut-etre par la vulgarisation des journaux ou a travers certaines conversations, s'etait un peu infiltree en elle--c'est meme ce qu'il y a de beau dans l'amour, parce que c'est justement ce qui le rend "mysterieux". --Mysterieux! Ah! j'avoue que c'est un peu fort pour moi, ma cousine, dit le comte d'Argencourt. --Mais si, c'est tres mysterieux, l'amour, reprit la duchesse avec un doux sourire de femme du monde aimable, mais aussi avec l'intransigeante conviction d'une wagnerienne qui affirme a un homme du cercle qu'il n'y a pas que du bruit dans la _Walkyrie_. Du reste, au fond, on ne sait pas pourquoi une personne en aime une autre; ce n'est peut-etre pas du tout pour ce que nous croyons, ajouta-t-elle en souriant, repoussant ainsi tout d'un coup par son interpretation l'idee qu'elle venait d'emettre. Du reste, au fond on ne sait jamais rien, conclut-elle d'un air sceptique et fatigue. Aussi, voyez-vous, c'est plus "intelligent"; il ne faut jamais discuter le choix des amants. Mais apres avoir pose ce principe, elle y manqua immediatement en critiquant le choix de Saint-Loup. --Voyez-vous, tout de meme, je trouve etonnant qu'on puisse trouver de la seduction a une personne ridicule. Bloch entendant que nous parlions de Saint-Loup, et comprenant qu'il etait a Paris, se mit a en dire un mal si epouvantable que tout le monde en fut revolte. Il commencait a avoir des haines, et on sentait que pour les assouvir il ne reculerait devant rien. Ayant pose en principe qu'il avait une haute valeur morale, et que l'espece de gens qui frequentait la Boulie (cercle sportif qui lui semblait elegant) meritait le bagne, tous les coups qu'il pouvait leur porter lui semblaient meritoires. Il alla une fois jusqu'a parler d'un proces qu'il voulait intenter a un de ses amis de la Boulie. Au cours de ce proces, il comptait deposer d'une facon mensongere et dont l'inculpe ne pourrait pas cependant prouver la faussete. De cette facon, Bloch, qui ne mit du reste pas a execution son projet, pensait le desesperer et l'affoler davantage. Quel mal y avait-il a cela, puisque celui qu'il voulait frapper ainsi etait un homme qui ne pensait qu'au chic, un homme de la Boulie, et que contre de telles gens toutes les armes sont permises, surtout a un Saint, comme lui, Bloch? --Pourtant, voyez Swann, objecta M. d'Argencourt qui, venant enfin de comprendre le sens des paroles qu'avait prononcees sa cousine, etait frappe de leur justesse et cherchait dans sa memoire l'exemple de gens ayant aime des personnes qui a lui ne lui eussent pas plu. --Ah! Swann ce n'est pas du tout le meme cas, protesta la duchesse. C'etait tres etonnant tout de meme parce que c'etait une brave idiote, mais elle n'etait pas ridicule et elle a ete jolie. --Hou, hou, grommela Mme de Villeparisis. --Ah! vous ne la trouviez pas jolie? si, elle avait des choses charmantes, de bien jolis yeux, de jolis cheveux, elle s'habillait et elle s'habille encore merveilleusement. Maintenant, je reconnais qu'elle est immonde, mais elle a ete une ravissante personne. Ca ne m'a fait pas moins de chagrin que Charles l'ait epousee, parce que c'etait tellement inutile. La duchesse ne croyait pas dire quelque chose de remarquable, mais, comme M. d'Argencourt se mit a rire, elle repeta la phrase, soit qu'elle la trouvat drole, ou seulement qu'elle trouvat gentil le rieur qu'elle se mit a regarder d'un air calin, pour ajouter l'enchantement de la douceur a celui de l'esprit. Elle continua: --Oui, n'est-ce pas, ce n'etait pas la peine, mais enfin elle n'etait pas sans charme et je comprends parfaitement qu'on l'aimat, tandis que la demoiselle de Robert, je vous assure qu'elle est a mourir de rire. Je sais bien qu'on m'objectera cette vieille rengaine d'Augier: "Qu'importe le flacon pourvu qu'on ait l'ivresse!" Eh bien, Robert a peut-etre l'ivresse, mais il n'a vraiment pas fait preuve de gout dans le choix du flacon! D'abord, imaginez-vous qu'elle avait la pretention que je fisse dresser un escalier au beau milieu de mon salon. C'est un rien, n'est-ce pas, et elle m'avait annonce qu'elle resterait couchee a plat ventre sur les marches. D'ailleurs, si vous aviez entendu ce qu'elle disait! je ne connais qu'une scene, mais je ne crois pas qu'on puisse imaginer quelque chose de pareil: cela s'appelle les _Sept Princesses_. --Les _Sept Princesses_, oh! oil, oil, quel snobisme! s'ecria M. d'Argencourt. Ah! mais attendez, je connais toute la piece. C'est d'un de mes compatriotes. Il l'a envoyee au Roi qui n'y a rien compris et m'a demande de lui expliquer. --Ce n'est pas par hasard du Sar Peladan? demanda l'historien de la Fronde avec une intention de finesse et d'actualite, mais si bas que sa question passa inapercue. --Ah! vous connaissez les _Sept Princesses_? repondit la duchesse a M. d'Argencourt. Tous mes compliments! Moi je n'en connais qu'une, mais cela m'a ote la curiosite de faire la connaissance des six autres. Si elles sont toutes pareilles a celle que j'ai vue! "Quelle buse!" pensais-je, irrite de l'accueil glacial qu'elle m'avait fait. Je trouvais une sorte d'apre satisfaction a constater sa complete incomprehension de Maeterlinck. "C'est pour une pareille femme que tous les matins je fais tant de kilometres, vraiment j'ai de la bonte. Maintenant c'est moi qui ne voudrais pas d'elle." Tels etaient les mots que je me disais; ils etaient le contraire de ma pensee; c'etaient de purs mots de conversation, comme nous nous en disons dans ces moments ou, trop agites pour rester seuls avec nous-meme, nous eprouvons le besoin, a defaut d'autre interlocuteur, de causer avec nous, sans sincerite, comme avec un etranger. --Je ne peux pas vous donner une idee, continua la duchesse, c'etait a se tordre de rire. On ne s'en est pas fait faute, trop meme, car la petite personne n'a pas aime cela, et dans le fond Robert m'en a toujours voulu. Ce que je ne regrette pas du reste, car si cela avait bien tourne, la demoiselle serait peut-etre revenue et je me demande jusqu'a quel point cela aurait charme Marie-Aynard. On appelait ainsi dans la famille la mere de Robert, Mme de Marsantes, veuve d'Aynard de Saint-Loup, pour la distinguer de sa cousine la princesse de Guermantes-Baviere, autre Marie, au prenom de qui ses neveux, cousins et beaux-freres ajoutaient, pour eviter la confusion, soit le prenom de son mari, soit un autre de ses prenoms a elle, ce qui donnait soit Marie-Gilbert, soit Marie-Hedwige. --D'abord la veille il y eut une espece de repetition qui etait une bien belle chose! poursuivit ironiquement Mme de Guermantes. Imaginez qu'elle disait une phrase, pas meme, un quart de phrase, et puis elle s'arretait; elle ne disait plus rien, mais je n'exagere pas, pendant cinq minutes. --Oil, oil, oil! s'ecria M. d'Argencourt. --Avec toute la politesse du monde je me suis permis d'insinuer que cela etonnerait peut-etre un peu. Et elle m'a repondu textuellement: "Il faut toujours dire une chose comme si on etait en train de la composer soi-meme." Si vous y reflechissez c'est monumental, cette reponse! --Mais je croyais qu'elle ne disait pas mal les vers, dit un des deux jeunes gens. --Elle ne se doute pas de ce que c'est, repondit Mme de Guermantes. Du reste je n'ai pas eu besoin de l'entendre. Il m'a suffi de la voir arriver avec des lis! J'ai tout de suite compris qu'elle n'avait pas de talent quand j'ai vu les lis! Tout le monde rit. --Ma tante, vous ne m'en avez pas voulu de ma plaisanterie de l'autre jour au sujet de la reine de Suede? je viens vous demander l'aman. --Non, je ne t'en veux pas; je te donne meme le droit de gouter si tu as faim. --Allons, Monsieur Valleneres, faites la jeune fille, dit Mme de Villeparisis a l'archiviste, selon une plaisanterie consacree. M. de Guermantes se redressa dans le fauteuil ou il s'etait affale, son chapeau a cote de lui sur le tapis, examina d'un air de satisfaction les assiettes de petits fours qui lui etaient presentees. --Mais volontiers, maintenant que je commence a etre familiarise avec cette noble assistance, j'accepterai un baba, ils semblent excellents. --Monsieur remplit a merveille son role de jeune fille, dit M. d'Argencourt qui, par esprit d'imitation, reprit la plaisanterie de Mme de Villeparisis. L'archiviste presenta l'assiette de petits fours a l'historien de la Fronde. --Vous vous acquittez a merveille de vos fonctions, dit celui-ci par timidite et pour tacher de conquerir la sympathie generale. Aussi jeta-t-il a la derobee un regard de connivence sur ceux qui avaient deja fait comme lui. --Dites-moi, ma bonne tante, demanda M. de Guermantes a Mme de Villeparisis, qu'est-ce que ce monsieur assez bien de sa personne qui sortait comme j'entrais? Je dois le connaitre parce qu'il m'a fait un grand salut, mais je ne l'ai pas remis; vous savez, je suis brouille avec les noms, ce qui est bien desagreable, dit-il d'un air de satisfaction. --M. Legrandin. --Ah! mais Oriane a une cousine dont la mere, sauf erreur, est nee Grandin. Je sais tres bien, ce sont des Grandin de l'Eprevier. --Non, repondit Mme de Villeparisis, cela n'a aucun rapport. Ceux-ci Grandin tout simplement, Grandin de rien du tout. Mais ils ne demandent qu'a l'etre de tout ce que tu voudras. La soeur de celui-ci s'appelle Mme de Cambremer. --Mais voyons, Basin, vous savez bien de qui ma tante veut parler, s'ecria la duchesse avec indignation, c'est le frere de cette enorme herbivore que vous avez eu l'etrange idee d'envoyer venir me voir l'autre jour. Elle est restee une heure, j'ai pense que je deviendrais folle. Mais j'ai commence par croire que c'etait elle qui l'etait en voyant entrer chez moi une personne que je ne connaissais pas et qui avait l'air d'une vache. --Ecoutez, Oriane, elle m'avait demande votre jour; je ne pouvais pourtant pas lui faire une grossierete, et puis, voyons, vous exagerez, elle n'a pas l'air d'une vache, ajouta-t-il d'un air plaintif, mais non sans jeter a la derobee un regard souriant sur l'assistance. Il savait que la verve de sa femme avait besoin d'etre stimulee par la contradiction, la contradiction du bon sens qui proteste que, par exemple, on ne peut pas prendre une femme pour une vache (c'est ainsi que Mme de Guermantes, encherissant sur une premiere image, etait souvent arrivee a produire ses plus jolis mots). Et le duc se presentait naivement pour l'aider, sans en avoir l'air, a reussir son tour, comme, dans un wagon, le compere inavoue d'un joueur de bonneteau. --Je reconnais qu'elle n'a pas l'air d'une vache, car elle a l'air de plusieurs, s'ecria Mme de Guermantes. Je vous jure que j'etais bien embarrassee voyant ce troupeau de vaches qui entrait en chapeau dans mon salon et qui me demandait comment j'allais. D'un cote j'avais envie de lui repondre: "Mais, troupeau de vaches, tu confonds, tu ne peux pas etre en relations avec moi puisque tu es un troupeau de vaches", et d'autre part, ayant cherche dans ma memoire, j'ai fini par croire que votre Cambremer etait l'infante Dorothee qui avait dit qu'elle viendrait une fois et qui est assez _bovine_ aussi, de sorte que j'ai failli dire Votre Altesse royale et parler a la troisieme personne a un troupeau de vaches. Elle a aussi le genre de gesier de la reine de Suede. Du reste cette attaque de vive force avait ete preparee par un tir a distance, selon toutes les regles de l'art. Depuis je ne sais combien de temps j'etais bombardee de ses cartes, j'en trouvais partout, sur tous les meubles, comme des prospectus. J'ignorais le but de cette reclame. On ne voyait chez moi que "Marquis et Marquise de Cambremer" avec une adresse que je ne me rappelle pas et dont je suis d'ailleurs resolue a ne jamais me servir. --Mais c'est tres flatteur de ressembler a une reine, dit l'historien de la Fronde. --Oh! mon Dieu, monsieur, les rois et les reines, a notre epoque ce n'est pas grand'chose! dit M. de Guermantes parce qu'il avait la pretention d'etre un esprit et moderne, et aussi pour n'avoir pas l'air de faire cas des relations royales, auxquelles il tenait beaucoup. Bloch et M. de Norpois, qui s'etaient leves, se trouverent plus pres de nous. --Monsieur, dit Mme de Villeparisis, lui avez-vous parle de l'affaire Dreyfus? M. de Norpois leva les yeux au ciel, mais en souriant, comme pour attester l'enormite des caprices auxquels sa Dulcinee lui imposait le devoir d'obeir. Neanmoins il parla a Bloch, avec beaucoup d'affabilite, des annees affreuses, peut-etre mortelles, que traversait la France. Comme cela signifiait probablement que M. de Norpois (a qui Bloch cependant avait dit croire a l'innocence de Dreyfus) etait ardemment antidreyfusard, l'amabilite de l'Ambassadeur, l'air qu'il avait de donner raison a son interlocuteur, de ne pas douter qu'ils fussent du meme avis, de se liguer en complicite avec lui pour accabler le gouvernement, flattaient la vanite de Bloch et excitaient sa curiosite. Quels etaient les points importants que M. de Norpois ne specifiait point, mais sur lesquels il semblait implicitement admettre que Bloch et lui etaient d'accord, quelle opinion avait-il donc de l'affaire, qui put les reunir? Bloch etait d'autant plus etonne de l'accord mysterieux qui semblait exister entre lui et M. de Norpois que cet accord ne portait pas que sur la politique, Mme de Villeparisis ayant assez longuement parle a M. de Norpois des travaux litteraires de Bloch. --Vous n'etes pas de votre temps, dit a celui-ci l'ancien ambassadeur, et je vous en felicite, vous n'etes pas de ce temps ou les etudes desinteressees n'existent plus, ou on ne vend plus au public que des obscenites ou des inepties. Des efforts tels que les votres devraient etre encourages si nous avions un gouvernement. Bloch etait flatte de surnager seul dans le naufrage universel. Mais la encore il aurait voulu des precisions, savoir de quelles inepties voulait parler M. de Norpois. Bloch avait le sentiment de travailler dans la meme voie que beaucoup, il ne s'etait pas cru si exceptionnel. Il revint a l'affaire Dreyfus, mais ne put arriver a demeler l'opinion de M. de Norpois. Il tacha de le faire parler des officiers dont le nom revenait souvent dans les journaux a ce moment-la; ils excitaient plus la curiosite que les hommes politiques meles a la meme affaire, parce qu'ils n'etaient pas deja connus comme ceux-ci et, dans un costume special, du fond d'une vie differente et d'un silence religieusement garde, venaient seulement de surgir et de parler, comme Lohengrin descendant d'une nacelle conduite par un cygne. Bloch avait pu, grace a un avocat nationaliste qu'il connaissait, entrer a plusieurs audiences du proces Zola. Il arrivait la le matin, pour n'en sortir que le soir, avec une provision de sandwiches et une bouteille de cafe, comme au concours general ou aux compositions de baccalaureat, et ce changement d'habitudes reveillant l'erethisme nerveux que le cafe et les emotions du proces portaient a son comble, il sortait de la tellement amoureux de tout ce qui s'y etait passe que, le soir, rentre chez lui, il voulait se replonger dans le beau songe et courait retrouver dans un restaurant frequente par les deux partis des camarades avec qui il reparlait sans fin de ce qui s'etait passe dans la journee et reparait par un souper commande sur un ton imperieux qui lui donnait l'illusion du pouvoir le jeune et les fatigues d'une journee commencee si tot et ou on n'avait pas dejeune. L'homme, jouant perpetuellement entre les deux plans de l'experience et de l'imagination, voudrait approfondir la vie ideale des gens qu'il connait et connaitre les etres dont il a eu a imaginer la vie. Aux questions de Bloch, M. de Norpois repondit: --Il y a deux officiers meles a l'affaire en cours et dont j'ai entendu parler autrefois par un homme dont le jugement m'inspirait grande confiance et qui faisait d'eux le plus grand cas (M. de Miribel), c'est le lieutenant-colonel Henry et le lieutenant-colonel Picquart. --Mais, s'ecria Bloch, la divine Athena, fille de Zeus, a mis dans l'esprit de chacun le contraire de ce qui est dans l'esprit de l'autre. Et ils luttent l'un contre l'autre, tels deux lions. Le colonel Picquart avait une grande situation dans l'armee, mais sa Moire l'a conduit du cote qui n'etait pas le sien. L'epee des nationalistes tranchera son corps delicat et il servira de pature aux animaux carnassiers et aux oiseaux qui se nourrissent de la graisse de morts. M. de Norpois ne repondit pas. --De quoi palabrent-ils la-bas dans un coin, demanda M. de Guermantes a Mme de Villeparisis en montrant M. de Norpois et Bloch. --De l'affaire Dreyfus. --Ah! diable! A propos, saviez-vous qui est partisan enrage de Dreyfus? Je vous le donne en mille. Mon neveu Robert! Je vous dirai meme qu'au Jockey, quand on a appris ces prouesses, cela a ete une levee de boucliers, un veritable tolle. Comme on le presente dans huit jours.... --Evidemment, interrompit la duchesse, s'ils sont tous comme Gilbert qui a toujours soutenu qu'il fallait renvoyer tous les Juifs a Jerusalem.... --Ah! alors, le prince de Guermantes est tout a fait dans mes idees, interrompit M. d'Argencourt. Le duc se parait de sa femme mais ne l'aimait pas. Tres "suffisant", il detestait d'etre interrompu, puis il avait dans son menage l'habitude d'etre brutal avec elle. Fremissant d'une double colere de mauvais mari a qui on parle et de beau parleur qu'on n'ecoute pas, il s'arreta net et lanca sur la duchesse un regard qui embarrassa tout le monde. --Qu'est-ce qu'il vous prend de nous parler de Gilbert et de Jerusalem? dit-il enfin. Il ne s'agit pas de cela. Mais, ajouta-t-il d'un ton radouci, vous m'avouerez que si un des notres etait refuse au Jockey, et surtout Robert dont le pere y a ete pendant dix ans president, ce serait un comble. Que voulez-vous, ma chere, ca les a fait tiquer, ces gens, ils ont ouvert de gros yeux. Je ne peux pas leur donner tort; personnellement vous savez que je n'ai aucun prejuge de races, je trouve que ce n'est pas de notre epoque et j'ai la pretention de marcher avec mon temps, mais enfin, que diable! quand on s'appelle le marquis de Saint-Loup, on n'est pas dreyfusard, que voulez-vous que je vous dise! M. de Guermantes prononca ces mots: "quand on s'appelle le marquis de Saint-Loup" avec emphase. Il savait pourtant bien que c'etait une plus grande chose de s'appeler "le duc de Guermantes". Mais si son amour-propre avait des tendances a s'exagerer plutot la superiorite du titre de duc de Guermantes, ce n'etait peut-etre pas tant les regles du bon gout que les lois de l'imagination qui le poussaient a le diminuer. Chacun voit en plus beau ce qu'il voit a distance, ce qu'il voit chez les autres. Car les lois generales qui reglent la perspective dans l'imagination s'appliquent aussi bien aux ducs qu'aux autres hommes. Non seulement les lois de l'imagination, mais celles du langage. Or, l'une ou l'autre de deux lois du langage pouvaient s'appliquer ici, l'une veut qu'on s'exprime comme les gens de sa classe mentale et non de sa caste d'origine. Par la M. de Guermantes pouvait etre dans ses expressions, meme quand il voulait parler de la noblesse, tributaire de tres petits bourgeois qui auraient dit: "Quand on s'appelle le duc de Guermantes", tandis qu'un homme lettre, un Swann, un Legrandin, ne l'eussent pas dit. Un duc peut ecrire des romans d'epicier, meme sur les moeurs du grand monde, les parchemins n'etant la de nul secours, et l'epithete d'aristocratique etre meritee par les ecrits d'un plebeien. Quel etait dans ce cas le bourgeois a qui M. de Guermantes avait entendu dire: "Quand on s'appelle", il n'en savait sans doute rien. Mais une autre loi du langage est que de temps en temps, comme font leur apparition et s'eloignent certaines maladies dont on n'entend plus parler ensuite, il nait on ne sait trop comment, soit spontanement, soit par un hasard comparable a celui qui fit germer en France une mauvaise herbe d'Amerique dont la graine prise apres la peluche d'une couverture de voyage etait tombee sur un talus de chemin de fer, des modes d'expressions qu'on entend dans la meme decade dites par des gens qui ne se sont pas concertes pour cela. Or, de meme qu'une certaine annee j'entendis Bloch dire en parlant de lui-meme: "Comme les gens les plus charmants, les plus brillants, les mieux poses, les plus difficiles, se sont apercus qu'il n'y avait qu'un seul etre qu'ils trouvaient intelligent, agreable, dont ils ne pouvaient se passer, c'etait Bloch" et la meme phrase dans la bouche de bien d'autres jeunes gens qui ne la connaissaient pas et qui remplacaient seulement Bloch par leur propre nom, de meme je devais entendre souvent le "quand on s'appelle". --Que voulez-vous, continua le duc, avec l'esprit qui regne la, c'est assez comprehensible. --C'est surtout comique, repondit la duchesse, etant donne les idees de sa mere qui nous rase avec la Patrie francaise du matin au soir. --Oui, mais il n'y a pas que sa mere, il ne faut pas nous raconter de craques. Il y a une donzelle, une cascadeuse de la pire espece, qui a plus d'influence sur lui et qui est precisement compatriote du sieur Dreyfus. Elle a passe a Robert son etat d'esprit. --Vous ne saviez peut-etre pas, monsieur le duc, qu'il y a un mot nouveau pour exprimer un tel genre d'esprit, dit l'archiviste qui etait secretaire des comites antirevisionnistes. On dit "mentalite". Cela signifie exactement la meme chose, mais au moins personne ne sait ce qu'on veut dire. C'est le fin du fin et, comme on dit, le "dernier cri". Cependant, ayant entendu le nom de Bloch, il le voyait poser des questions a M. de Norpois avec une inquietude qui en eveilla une differente mais aussi forte chez la marquise. Tremblant devant l'archiviste et faisant l'antidreyfusarde avec lui, elle craignait ses reproches s'il se rendait compte qu'elle avait recu un Juif plus ou moins affilie au "syndicat". --Ah! mentalite, j'en prends note, je le resservirai, dit le duc. (Ce n'etait pas une figure, le duc avait un petit carnet rempli de "citations" et qu'il relisait avant les grands diners.) Mentalite me plait. Il y a comme cela des mots nouveaux qu'on lance, mais ils ne durent pas. Dernierement, j'ai lu comme cela qu'un ecrivain etait "talentueux". Comprenne qui pourra. Puis je ne l'ai plus jamais revu. --Mais mentalite est plus employe que talentueux, dit l'historien de la Fronde pour se meler a la conversation. Je suis membre d'une commission au ministere de l'Instruction publique ou je l'ai entendu employer plusieurs fois, et aussi a mon cercle, le cercle Volney, et meme a diner chez M. Emile Ollivier. --Moi qui n'ai pas l'honneur, de faire partie du ministere de l'Instruction publique, repondit le duc avec une feinte humilite, mais avec une vanite si profonde que sa bouche ne pouvait s'empecher de sourire et ses yeux de jeter a l'assistance des regards petillants de joie sous l'ironie desquels rougit le pauvre historien, moi qui n'ai pas l'honneur de faire partie du ministere de l'Instruction publique, reprit-il, s'ecoutant parler, ni du cercle Volney (je ne suis que de l'Union et du Jockey) ... vous n'etes pas du Jockey, monsieur? demanda-t-il a l'historien qui, rougissant encore davantage, flairant une insolence et ne la comprenant pas, se mit a trembler de tous ses membres, moi qui ne dine meme pas chez M. Emile Ollivier, j'avoue que je ne connaissais pas mentalite. Je suis sur que vous etes dans mon cas, Argencourt. --Vous savez pourquoi on ne peut pas montrer les preuves de la trahison de Dreyfus. Il parait que c'est parce qu'il est l'amant de la femme du ministre de la Guerre, cela se dit sous le manteau. --Ah! je croyais de la femme du president du Conseil, dit M. d'Argencourt. --Je vous trouve tous aussi assommants, les uns que les autres avec cette affaire, dit la duchesse de Guermantes qui, au point de vue mondain, tenait toujours a montrer qu'elle ne se laissait mener par personne. Elle ne peut pas avoir de consequence pour moi au point de vue des Juifs pour la bonne raison que je n'en ai pas dans mes relations et compte toujours rester dans cette bienheureuse ignorance. Mais, d'autre part, je trouve insupportable que, sous pretexte qu'elles sont bien pensantes, qu'elles n'achetent rien aux marchands juifs ou qu'elles ont "Mort aux Juifs" ecrit sur leur ombrelle, une quantite de dames Durand ou Dubois, que nous n'aurions jamais connues, nous soient imposees par Marie-Aynard ou par Victurnienne. Je suis allee chez Marie-Aynard avant-hier. C'etait charmant autrefois. Maintenant on y trouve toutes les personnes qu'on a passe sa vie a eviter, sous pretexte qu'elles sont contre Dreyfus, et d'autres dont on n'a pas idee qui c'est. --Non, c'est la femme du ministre de la Guerre. C'est du moins un bruit qui court les ruelles, reprit le duc qui employait ainsi dans la conversation certaines expressions qu'il croyait ancien regime. Enfin en tout cas, personnellement, on sait que je pense tout le contraire de mon cousin Gilbert. Je ne suis pas un feodal comme lui, je me promenerais avec un negre s'il etait de mes amis, et je me soucierais de l'opinion du tiers et du quart comme de l'an quarante, mais enfin tout de meme vous m'avouerez que, quand on s'appelle Saint-Loup, on ne s'amuse pas a prendre le contrepied des idees de tout le monde qui a plus d'esprit que Voltaire et meme que mon neveu. Et surtout on ne se livre pas a ce que j'appellerai ces acrobaties de sensibilite, huit jours avant de se presenter au Cercle! Elle est un peu roide! Non, c'est probablement sa petite grue qui lui aura monte le bourrichon. Elle lui aura persuade qu'il se classerait parmi les "intellectuels". Les intellectuels, c'est le "tarte a la creme" de ces messieurs. Du reste cela a fait faire un assez joli jeu de mots, mais tres mechant. Et le duc cita tout bas pour la duchesse et M. d'Argencourt: "Mater Semita" qui en effet se disait deja au Jockey, car de toutes les graines voyageuses, celle a qui sont attachees les ailes les plus solides qui lui permettent d'etre disseminee a une plus grande distance de son lieu d'eclosion, c'est encore une plaisanterie. --Nous pourrions demander des explications a monsieur, qui a l'air _d'une_ erudit, dit-il en montrant l'historien. Mais il est preferable de n'en pas parler, d'autant plus que le fait est parfaitement faux. Je ne suis pas si ambitieux que ma cousine Mirepoix qui pretend qu'elle peut suivre la filiation de sa maison avant Jesus-Christ jusqu'a la tribu de Levi, et je me fais fort de demontrer qu'il n'y a jamais eu une goutte de sang juif dans notre famille. Mais enfin il ne faut tout de meme pas nous la faire a l'oseille, il est bien certain que les charmantes opinions de monsieur mon neveu peuvent faire assez de bruit dans Landerneau. D'autant plus que Fezensac est malade, ce sera Duras qui menera tout, et vous savez s'il aime a faire des embarras, dit le duc qui n'etait jamais arrive a connaitre le sens precis de certains mots et qui croyait que faire des embarras voulait dire faire non pas de l'esbroufe, mais des complications. Bloch cherchait a pousser M. de Norpois sur le colonel Picquart. --Il est hors de conteste, repondit M. de Norpois, que sa deposition etait necessaire. Je sais qu'en soutenant cette opinion j'ai fait pousser a plus d'un de mes collegues des cris d'orfraie, mais, a mon sens, le gouvernement avait le devoir de laisser parler le colonel. On ne sort pas d'une pareille impasse par une simple pirouette, ou alors on risque de tomber dans un bourbier. Pour l'officier lui-meme, cette deposition produisit a la premiere audience une impression des plus favorables. Quand on l'a vu, bien pris dans le joli uniforme des chasseurs, venir sur un ton parfaitement simple et franc raconter ce qu'il avait vu, ce qu'il avait cru, dire: "Sur mon honneur de soldat (et ici la voix de M. de Norpois vibra d'un leger tremolo patriotique) telle est ma conviction", il n'y a pas a nier que l'impression a ete profonde. "Voila, il est dreyfusard, il n'y a plus l'ombre d'un doute", pensa Bloch. --Mais ce qui lui a aliene entierement les sympathies qu'il avait pu rallier d'abord, cela a ete sa confrontation avec l'archiviste Gribelin, quand on entendit ce vieux serviteur, cet homme qui n'a qu'une parole (et M. de Norpois accentua avec l'energie des convictions sinceres les mots qui suivirent), quand on l'entendit, quand on le vit regarder dans les yeux son superieur, ne pas craindre de lui tenir la dragee haute et lui dire d'un ton qui n'admettait pas de replique: "Voyons, mon colonel, vous savez bien que je n'ai jamais menti, vous savez bien qu'en ce moment, comme toujours, je dis la verite", le vent tourna, M. Picquart eut beau remuer ciel et terre dans les audiences suivantes, il fit bel et bien fiasco. "Non, decidement il est antidreyfusard, c'est couru, se dit Bloch. Mais s'il croit Picquart un traitre qui ment, comment peut-il tenir compte de ses revelations et les evoquer comme s'il y trouvait du charme et les croyait sinceres? Et si au contraire il voit en lui un juste qui delivre sa conscience, comment peut-il le supposer mentant dans sa confrontation avec Gribelin?" --En tout cas, si ce Dreyfus est innocent, interrompit la duchesse, il ne le prouve guere. Quelles lettres idiotes, emphatiques, il ecrit de son ile! Je ne sais pas si M. Esterhazy vaut mieux que lui, mais il a un autre chic dans la facon de tourner les phrases, une autre couleur. Cela ne doit pas faire plaisir aux partisans de M. Dreyfus. Quel malheur pour eux qu'ils ne puissent pas changer d'innocent. Tout le monde eclata de rire. "Vous avez entendu le mot d'Oriane? demanda vivement le duc de Guermantes a Mme de Villeparisis.--Oui, je le trouve tres drole." Cela ne suffisait pas au duc: "Eh bien, moi, je ne le trouve pas drole; ou plutot cela m'est tout a fait egal qu'il soit drole ou non. Je ne fais aucun cas de l'esprit." M. d'Argencourt protestait. "Il ne pense pas un mot de ce qu'il dit", murmura la duchesse. "C'est sans doute parce que j'ai fait partie des Chambres ou j'ai entendu des discours brillants qui ne signifiaient rien. J'ai appris a y apprecier surtout la logique. C'est sans doute a cela que je dois de n'avoir pas ete reelu. Les choses droles me sont indifferentes.--Basin, ne faites pas le Joseph Prudhomme, mon petit, vous savez bien que personne n'aime plus l'esprit que vous.--Laissez-moi finir. C'est justement parce que je suis insensible a un certain genre de faceties, que je prise souvent l'esprit de ma femme. Car il part generalement d'une observation juste. Elle raisonne comme un homme, elle formule comme un ecrivain." Peut-etre la raison pour laquelle M. de Norpois parlait ainsi a Bloch comme s'ils eussent ete d'accord venait-elle de ce qu'il etait tellement antidreyfusard que, trouvant que le gouvernement ne l'etait pas assez, il en etait l'ennemi tout autant qu'etaient les dreyfusards. Peut-etre parce que l'objet auquel il s'attachait en politique etait quelque chose de plus profond, situe dans un autre plan, et d'ou le dreyfusisme apparaissait comme une modalite sans importance et qui ne merite pas de retenir un patriote soucieux des grandes questions exterieures. Peut-etre, plutot, parce que les maximes de sa sagesse politique ne s'appliquant qu'a des questions de forme, de procede, d'opportunite, elles etaient aussi impuissantes a resoudre les questions de fond qu'en philosophie la pure logique l'est a trancher les questions d'existence, ou que cette sagesse meme lui fit trouver dangereux de traiter de ces sujets et que, par prudence, il ne voulut parler que de circonstances secondaires. Mais ou Bloch se trompait, c'est quand il croyait que M. de Norpois, meme moins prudent de caractere et d'esprit moins exclusivement formel, eut pu, s'il l'avait voulu, lui dire la verite sur le role d'Henry, de Picquart, de du Paty de Clam, sur tous les points de l'affaire. La verite, en effet, sur toutes ces choses, Bloch ne pouvait douter que M. de Norpois la connut. Comment l'aurait-il ignoree puisqu'il connaissait les ministres? Certes, Bloch pensait que la verite politique peut etre approximativement reconstituee par les cerveaux les plus lucides, mais il s'imaginait, tout comme le gros du public, qu'elle habite toujours, indiscutable et materielle, le dossier secret du president de la Republique et du president du Conseil, lesquels en donnent connaissance aux ministres. Or, meme quand la verite politique comporte des documents, il est rare que ceux-ci aient plus que la valeur d'un cliche radioscopique ou le vulgaire croit, que la maladie du patient s'inscrit en toutes lettres, tandis qu'en fait, ce cliche fournit un simple element d'appreciation qui se joindra a beaucoup d'autres sur lesquels s'appliquera le raisonnement du medecin et d'ou il tirera son diagnostic. Aussi la verite politique, quand on se rapproche des hommes renseignes et qu'on croit l'atteindre, se derobe. Meme plus tard, et pour en rester a l'affaire Dreyfus, quand se produisit un fait aussi eclatant que l'aveu d'Henry, suivi de son suicide, ce fait fut aussitot interprete de facon opposee par des ministres dreyfusards et par Cavaignac et Cuignet qui avaient eux-memes fait la decouverte du faux et conduit l'interrogatoire; bien plus, parmi les ministres dreyfusards eux-memes, et de meme nuance, jugeant non seulement sur les memes pieces mais dans le meme esprit, le role d'Henry fut explique de facon entierement opposee, les uns voyant en lui un complice d'Esterhazy, les autres assignant au contraire ce role a du Paty de Clam, se ralliant ainsi a une these de leur adversaire Cuignet et etant en complete opposition avec leur partisan Reinach. Tout ce que Bloch put tirer de M. de Norpois c'est que, s'il etait vrai que le chef d'etat-major, M. de Boisdeffre, eut fait faire une communication secrete a M. Rochefort, il y avait evidemment la quelque chose de singulierement regrettable. --Tenez pour assure que le ministre de la Guerre a du, _in petto_ du moins, vouer son chef d'etat-major aux dieux infernaux. Un desaveu officiel n'eut pas ete a mon sens une superfetation. Mais le ministre de la Guerre s'exprime fort crument la-dessus _inter pocula_. Il y a du reste certains sujets sur lesquels il est fort imprudent de creer une agitation dont on ne peut ensuite rester maitre. --Mais ces pieces sont manifestement fausses, dit Bloch. M. de Norpois ne repondit pas, mais declara qu'il n'approuvait pas les manifestations du Prince Henri d'Orleans: --D'ailleurs elles ne peuvent que troubler la serenite du pretoire et encourager des agitations qui dans un sens comme dans l'autre seraient a deplorer. Certes il faut mettre le hola aux menees antimilitaristes, mais nous n'avons non plus que faire d'un grabuge encourage par ceux des elements de droite qui, au lieu de servir l'idee patriotique, songent a s'en servir. La France, Dieu merci, n'est pas une republique sud-americaine et le besoin ne se fait pas sentir d'un general de pronunciamento. Bloch ne put arriver a le faire parler de la question de la culpabilite de Dreyfus ni donner un pronostic sur le jugement qui interviendrait dans l'affaire civile actuellement en cours. En revanche M. de Norpois parut prendre plaisir a donner des details sur les suites de ce jugement. --Si c'est une condamnation, dit-il, elle sera probablement cassee, car il est rare que, dans un proces ou les depositions de temoins sont aussi nombreuses, il n'y ait pas de vices de forme que les avocats puissent invoquer. Pour en finir sur l'algarade du prince Henri d'Orleans, je doute fort qu'elle ait ete du gout de son pere. --Vous croyez que Chartres est pour Dreyfus? demanda la duchesse en souriant, les yeux ronds, les joues roses, le nez dans son assiette de petits fours, l'air scandalise. --Nullement, je voulais seulement dire qu'il y a dans toute la famille, de ce cote-la, un sens politique dont on a pu voir, chez l'admirable princesse Clementine, le _nec plus ultra_, et que son fils le prince Ferdinand a garde comme un precieux heritage. Ce n'est pas le prince de Bulgarie qui eut serre le commandant Esterhazy dans ses bras. --Il aurait prefere un simple soldat, murmura Mme de Guermantes, qui dinait souvent avec le Bulgare chez le prince de Joinville et qui lui avait repondu une fois, comme il lui demandait si elle n'etait pas jalouse: "Si, Monseigneur, de vos bracelets." --Vous n'allez pas ce soir au bal de Mme de Sagan? dit M. de Norpois a Mme de Villeparisis pour couper court a l'entretien avec Bloch. Celui-ci ne deplaisait pas a l'Ambassadeur qui nous dit plus tard, non sans naivete et sans doute a cause des quelques traces qui subsistaient dans le langage de Bloch de la mode neo-homerique qu'il avait pourtant abandonnee: "Il est assez amusant, avec sa maniere de parler un peu vieux jeu, un peu solennelle. Pour un peu il dirait: "les Doctes Soeurs" comme Lamartine ou Jean-Baptiste Rousseau. C'est devenu assez rare dans la jeunesse actuelle et cela l'etait meme dans celle qui l'avait precedee. Nous-memes nous etions un peu romantiques." Mais si singulier que lui parut l'interlocuteur, M. de Norpois trouvait que l'entretien n'avait que trop dure. --Non, monsieur, je ne vais plus au bal, repondit-elle avec un joli sourire de vieille femme. Vous y allez, vous autres? C'est de votre age, ajouta-t-elle en englobant dans un meme regard M. de Chatellerault, son ami, et Bloch. Moi aussi j'ai ete invitee, dit-elle en affectant par plaisanterie d'en tirer vanite. On est meme venu m'inviter. (On: c'etait la princesse de Sagan.) --Je n'ai pas de carte d'invitation, dit Bloch, pensant que Mme de Villeparisis allait lui en offrir une, et que Mme de Sagan serait heureuse de recevoir l'ami d'une femme qu'elle etait venue inviter en personne. La marquise ne repondit rien, et Bloch n'insista pas, car il avait une affaire plus serieuse a traiter avec elle et pour laquelle il venait de lui demander un rendez-vous pour le surlendemain. Ayant entendu les deux jeunes gens dire qu'ils avaient donne leur demission du cercle de la rue Royale ou on entrait comme dans un moulin, il voulait demander a Mme de Villeparisis de l'y faire recevoir. --Est-ce que ce n'est pas assez faux chic, assez snob a cote, ces Sagan? dit-il d'un air sarcastique. --Mais pas du tout, c'est ce que nous faisons de mieux dans le genre, repondit M. d'Argencourt qui avait adopte toutes les plaisanteries parisiennes. --Alors, dit Bloch a demi ironiquement, c'est ce qu'on appelle une des _solennites_, des grandes _assises mondaines_ de la saison! Mme de Villeparisis dit gaiement a Mme de Guermantes: --Voyons, est-ce une grande solennite mondaine, le bal de Mme de Sagan? --Ce n'est pas a moi qu'il faut demander cela, lui repondit ironiquement la duchesse, je ne suis pas encore arrivee a savoir ce que c'etait qu'une solennite mondaine. Du reste, les choses mondaines ne sont pas mon fort. --Ah! je croyais le contraire, dit Bloch qui se figurait que Mme de Guermantes avait parle sincerement. Il continua, au grand desespoir de M. de Norpois, a lui poser nombre de questions sur les officiers dont le nom revenait le plus souvent a propos de l'affaire Dreyfus; celui-ci declara qu'a "vue de nez" le colonel du Paty de Clam lui faisait l'effet d'un cerveau un peu fumeux et qui n'avait peut-etre pas ete tres heureusement choisi pour conduire cette chose delicate, qui exige tant de sang-froid et de discernement, une instruction. --Je sais que le parti socialiste reclame sa tete a cor et a cri, ainsi que l'elargissement immediat du prisonnier de l'ile du Diable. Mais je pense que nous n'en sommes pas encore reduits a passer ainsi sous les fourches caudines de MM. Gerault-Richard et consorts. Cette affaire-la, jusqu'ici, c'est la bouteille a l'encre. Je ne dis pas que d'un cote comme de l'autre il n'y ait a cacher d'assez vilaines turpitudes. Que meme certains protecteurs plus ou moins desinteresses de votre client puissent avoir de bonnes intentions, je ne pretends pas le contraire, mais vous savez que l'enfer en est pave, ajouta-t-il avec un regard fin. Il est essentiel que le gouvernement donne l'impression qu'il n'est pas aux mains des factions de gauche et qu'il n'a pas a se rendre pieds et poings lies aux sommations de je ne sais quelle armee pretorienne qui, croyez-moi, n'est pas l'armee. Il va de soi que si un fait nouveau se produisait, une procedure de revision serait entamee. La consequence saute aux yeux. Reclamer cela, c'est enfoncer une porte ouverte. Ce jour-la le gouvernement saura parler haut et clair ou il laisserait tomber en quenouille ce qui est sa prerogative essentielle. Les coqs-a-l'ane ne suffiront plus. Il faudra donner des juges a Dreyfus. Et ce sera chose facile car, quoique l'on ait pris l'habitude dans notre douce France, ou l'on aime a se calomnier soi-meme, de croire ou de laisser croire que pour faire entendre les mots de verite et de justice il est indispensable de traverser la Manche, ce qui n'est bien souvent qu'un moyen detourne de rejoindre la Spree, il n'y a pas de juges qu'a Berlin. Mais une fois l'action gouvernementale mise en mouvement, le gouvernement saurez-vous l'ecouter? Quand il vous conviera a remplir votre devoir civique, saurez-vous l'ecouter, vous rangerez-vous autour de lui? a son patriotique appel saurez-vous ne pas rester sourds et repondre: "Present!"? M. de Norpois posait ces questions a Bloch avec une vehemence qui, tout en intimidant mon camarade, le flattait aussi; car l'Ambassadeur avait l'air de s'adresser en lui a tout un parti, d'interroger Bloch comme s'il avait recu les confidences de ce parti et pouvait assumer la responsabilite des decisions qui seraient prises. "Si vous ne desarmiez pas, continua M. de Norpois sans attendre la reponse collective de Bloch, si, avant meme que fut sechee l'encre du decret qui instituerait la procedure de revision, obeissant a je ne sais quel insidieux mot d'ordre vous ne desarmiez pas, mais vous confiniez dans une opposition sterile qui semble pour certains _l'ultima ratio_ de la politique, si vous vous retiriez sous votre tente et bruliez vos vaisseaux, ce serait a votre grand dam. Etes-vous prisonniers des fauteurs de desordre? Leur avez-vous donne des gages?" Bloch etait embarrasse pour repondre. M. de Norpois ne lui en laissa pas le temps. "Si la negative est vraie, comme je veux le croire, et si vous avez un peu de ce qui me semble malheureusement manquer a certains de vos chefs et de vos amis, quelque esprit politique, le jour meme ou la Chambre criminelle sera saisie, si vous ne vous laissez pas embrigader par les pecheurs en eau trouble, vous aurez ville gagnee. Je ne reponds pas que tout l'etat-major puisse tirer son epingle du jeu, mais c'est deja bien beau si une partie tout au moins peut sauver la face sans mettre le feu aux poudres et amener du grabuge. Il va de soi d'ailleurs que c'est au gouvernement qu'il appartient de dire le droit et de clore la liste trop longue des crimes impunis, non, certes, en obeissant aux excitations socialistes ni de je ne sais quelle soldatesque, ajouta-t-il, en regardant Bloch dans les yeux et peut-etre avec l'instinct qu'ont tous les conservateurs de se menager des appuis dans le camp adverse. L'action gouvernementale doit s'exercer sans souci des surencheres, d'ou qu'elles viennent. Le gouvernement n'est, Dieu merci, aux ordres ni du colonel Driant, ni, a l'autre pole, de M. Clemenceau. Il faut mater les agitateurs de profession et les empecher de relever la tete. La France dans son immense majorite desire le travail, dans l'ordre! La-dessus ma religion est faite. Mais il ne faut pas craindre d'eclairer l'opinion; et si quelques moutons, de ceux qu'a si bien connus notre Rabelais, se jetaient a l'eau tete baissee, il conviendrait de leur montrer que cette eau est trouble, qu'elle a ete troublee a dessein par une engeance qui n'est pas de chez nous, pour en dissimuler les dessous dangereux. Et il ne doit pas se donner l'air de sortir de sa passivite a son corps defendant quand il exercera le droit qui est essentiellement le sien, j'entends de mettre en mouvement Dame Justice. Le gouvernement acceptera toutes vos suggestions. S'il est avere qu'il y ait eu erreur judiciaire, il sera assure d'une majorite ecrasante qui lui permettrait de se donner du champ. --Vous, monsieur, dit Bloch, en se tournant vers M. d'Argencourt a qui on l'avait nomme en meme temps que les autres personnes, vous etes certainement dreyfusard: a l'etranger tout le monde l'est. --C'est une affaire qui ne regarde que les Francais entre eux, n'est-ce pas? repondit M. d'Argencourt avec cette insolence particuliere qui consiste a preter a l'interlocuteur une opinion qu'on sait manifestement qu'il ne partage pas, puisqu'il vient d'en emettre une opposee. Bloch rougit; M. d'Argencourt sourit, en regardant autour de lui, et si ce sourire, pendant qu'il l'adressa aux autres visiteurs, fut malveillant pour Bloch, il se tempera de cordialite en l'arretant finalement sur mon ami afin d'oter a celui-ci le pretexte de se facher des mots qu'il venait d'entendre et qui n'en restaient pas moins cruels. Mme de Guermantes dit a l'oreille de M. d'Argencourt quelque chose que je n'entendis pas mais qui devait avoir trait a la religion de Bloch, car il passa a ce moment dans la figure de la duchesse cette expression a laquelle la peur qu'on a d'etre remarque par la personne dont on parle donne quelque chose d'hesitant et de faux et ou se mele la gaite curieuse et malveillante qu'inspire un groupement humain auquel nous nous sentons radicalement etrangers. Pour se rattraper Bloch se tourna vers le duc de Chatellerault: "Vous, monsieur, qui etes francais, vous savez certainement qu'on est dreyfusard a l'etranger, quoiqu'on pretende qu'en France on ne sait jamais ce qui se passe a l'etranger. Du reste je sais qu'on peut causer avec vous, Saint-Loup me l'a dit." Mais le jeune duc, qui sentait que tout le monde se mettait contre Bloch et qui etait lache comme on l'est souvent dans le monde, usant d'ailleurs d'un esprit precieux et mordant que, par atavisme, il semblait tenir de M. de Charlus: "Excusez-moi, Monsieur, de ne pas discuter de Dreyfus avec vous, mais c'est une affaire dont j'ai pour principe de ne parler qu'entre Japhetiques." Tout le monde sourit, excepte Bloch, non qu'il n'eut l'habitude de prononcer des phrases ironiques sur ses origines juives, sur son cote qui tenait un peu au Sinai. Mais au lieu d'une de ces phrases, lesquelles sans doute n'etaient pas pretes, le declic de la machine interieure en fit monter une autre a la bouche de Bloch. Et on ne put recueillir que ceci: "Mais comment avez-vous pu savoir? Qui vous a dit?" comme s'il avait ete le fils d'un forcat. D'autre part, etant donne son nom qui ne passe pas precisement pour chretien, et son visage, son etonnement montrait quelque naivete. Ce que lui avait dit M. de Norpois ne l'ayant pas completement satisfait, il s'approcha de l'archiviste et lui demanda si on ne voyait pas quelquefois, chez Mme de Villeparisis M. du Paty de Clam ou M. Joseph Reinach. L'archiviste ne repondit rien; il etait nationaliste et ne cessait de precher a la marquise qu'il y aurait bientot une guerre sociale et qu'elle devrait etre plus prudente dans le choix de ses relations. Il se demanda si Bloch n'etait pas un emissaire secret du syndicat venu pour le renseigner et alla immediatement repeter a Mme de Villeparisis ces questions que Bloch venait de lui poser. Elle jugea qu'il etait au moins mal eleve, peut-etre dangereux pour la situation de M. de Norpois. Enfin elle voulait donner satisfaction a l'archiviste, la seule personne qui lui inspirat quelque crainte et par lequel elle etait endoctrinee, sans grand succes (chaque matin il lui lisait l'article de M. Judet dans le _Petit Journal_). Elle voulut donc signifier a Bloch qu'il eut a ne pas revenir et elle trouva tout naturellement dans son repertoire mondain la scene par laquelle une grande dame met quelqu'un a la porte de chez elle, scene qui ne comporte nullement le doigt leve et les yeux flambants que l'on se figure. Comme Bloch s'approchait d'elle pour lui dire au revoir, enfoncee dans son grand fauteuil, elle parut a demi tiree d'une vague somnolence. Ses regards noyes n'eurent que la lueur faible et charmante d'une perle. Les adieux de Bloch, deplissant a peine dans la figure de la marquise un languissant sourire, ne lui arracherent pas une parole, et elle ne lui tendit pas la main. Cette scene mit Bloch au comble de l'etonnement, mais comme un cercle de personnes en etait temoin alentour, il ne pensa pas qu'elle put se prolonger sans inconvenient pour lui et, pour forcer la marquise, la main qu'on ne venait pas lui prendre, de lui-meme il la tendit. Mme de Villeparisis fut choquee. Mais sans doute, tout en tenant a donner une satisfaction immediate a l'archiviste et au clan antidreyfusard, voulait-elle pourtant menager l'avenir, elle se contenta d'abaisser les paupieres et de fermer a demi les yeux. --Je crois qu'elle dort, dit Bloch a l'archiviste qui, se sentant soutenu par la marquise, prit un air indigne. Adieu, madame, cria-t-il. La marquise fit le leger mouvement de levres d'une mourante qui voudrait ouvrir la bouche, mais dont le regard ne reconnait plus. Puis elle se tourna, debordante d'une vie retrouvee, vers le marquis d'Argencourt tandis que Bloch s'eloignait persuade qu'elle etait "ramollie". Plein de curiosite et du dessein d'eclairer un incident si etrange, il revint la voir quelques jours apres. Elle le recut tres bien parce qu'elle etait bonne femme, que l'archiviste n'etait pas la, qu'elle tenait a la saynete que Bloch devait faire jouer chez elle, et qu'enfin elle avait fait le jeu de grande dame qu'elle desirait, lequel fut universellement admire et commente le soir meme dans divers salons, mais d'apres une version qui n'avait deja plus aucun rapport avec la verite. --Vous parliez des _Sept Princesses_, duchesse, vous savez (je n'en suis pas plus fier pour ca) que l'auteur de ce ... comment dirai-je, de ce factum, est un de mes compatriotes, dit M. d'Argencourt avec une ironie melee de la satisfaction de connaitre mieux que les autres l'auteur d'une oeuvre dont on venait de parler. Oui, il est belge de son etat, ajouta-t-il. --Vraiment? Non, nous ne vous accusons pas d'etre pour quoi que ce soit dans les _Sept Princesses._ Heureusement pour vous et pour vos compatriotes, vous ne ressemblez pas a l'auteur de cette ineptie. Je connais des Belges tres aimables, vous, votre Roi qui est un peu timide mais plein d'esprit, mes cousins Ligne et bien d'autres, mais heureusement vous ne parlez pas le meme langage que l'auteur des _Sept Princesses._ Du reste, si vous voulez que je vous dise, c'est trop d'en parler parce que surtout ce n'est rien. Ce sont des gens qui cherchent a avoir l'air obscur et au besoin qui s'arrangent d'etre ridicules pour cacher qu'ils n'ont pas d'idees. S'il y avait quelque chose dessous, je vous dirais que je ne crains pas certaines audaces, ajouta-t-elle d'un ton serieux, du moment qu'il y a de la pensee. Je ne sais pas si vous avez vu la piece de Borelli. Il y a des gens que cela a choques; moi, quand je devrais me faire lapider, ajouta-t-elle sans se rendre compte qu'elle ne courait pas de grands risques, j'avoue que j'ai trouve cela infiniment curieux. Mais les _Sept Princesses_! L'une d'elle a beau avoir des bontes pour son neveu, je ne peux pas pousser les sentiments de famille.... La duchesse s'arreta net, car une dame entrait qui etait la vicomtesse de Marsantes, la mere de Robert. Mme de Marsantes etait consideree dans le faubourg Saint-Germain comme un etre superieur, d'une bonte, d'une resignation angeliques. On me l'avait dit et je n'avais pas de raison particuliere pour en etre surpris, ne sachant pas a ce moment-la qu'elle etait la propre soeur du duc de Guermantes. Plus tard j'ai toujours ete etonne chaque fois que j'appris, dans cette societe, que des femmes melancoliques, pures, sacrifiees, venerees comme d'ideales saintes de vitrail, avaient fleuri sur la meme souche genealogique que des freres brutaux, debauches et vils. Des freres et soeurs, quand ils sont tout a fait pareils du visage comme etaient le duc de Guermantes et Mme de Marsantes, me semblaient devoir avoir en commun une seule intelligence, un meme coeur, comme aurait une personne qui peut avoir de bons ou de mauvais moments mais dont on ne peut attendre tout de meme de vastes vues si elle est d'esprit borne, et une abnegation sublime si elle est de coeur dur. Mme de Marsantes suivait les cours de Brunetiere. Elle enthousiasmait le faubourg Saint-Germain et, par sa vie de sainte, l'edifiait aussi. Mais la connexite morphologique du joli nez et du regard penetrant incitait pourtant a classer Mme de Marsantes dans la meme famille intellectuelle et morale que son frere le duc. Je ne pouvais croire que le seul fait d'etre une femme, et peut-etre d'avoir ete malheureuse et d'avoir l'opinion de tous pour soi, pouvait faire qu'on fut aussi different des siens, comme dans les chansons de geste ou toutes les vertus et les graces sont reunies en la soeur de freres farouches. Il me semblait que la nature, moins libre que les vieux poetes, devait se servir a peu pres exclusivement des elements communs a la famille et je ne pouvais lui attribuer tel pouvoir d'innovation qu'elle fit, avec des materiaux analogues a ceux qui composaient un sot et un rustre, un grand esprit sans aucune tare de sottise, une sainte sans aucune souillure de brutalite. Mme de Marsantes avait une robe de surah blanc a grandes palmes, sur lesquelles se detachaient des fleurs en etoffe lesquelles etaient noires. C'est qu'elle avait perdu, il y a trois semaines, son cousin M. de Montmorency, ce qui ne l'empechait pas de faire des visites, d'aller a de petits diners, mais en deuil. C'etait une grande dame. Par atavisme son ame etait remplie par la frivolite des existences de cour, avec tout ce qu'elles ont de superficiel et de rigoureux. Mme de Marsantes n'avait pas eu la force de regretter longtemps son pere et sa mere, mais pour rien au monde elle n'eut porte de couleurs dans le mois qui suivait la mort d'un cousin. Elle fut plus qu'aimable avec moi parce que j'etais l'ami de Robert et parce que je n'etais pas du meme monde que Robert. Cette bonte s'accompagnait d'une feinte timidite, de l'espece de mouvement de retrait intermittent de la voix, du regard, de la pensee qu'on ramene a soi comme une jupe indiscrete, pour ne pas prendre trop de place, pour rester bien droite, meme dans la souplesse, comme le veut la bonne education. Bonne education qu'il ne faut pas prendre trop au pied de la lettre d'ailleurs, plusieurs de ces dames versant tres vite dans le devergondage des moeurs sans perdre jamais la correction presque enfantine des manieres. Mme de Marsantes agacait un peu dans la conversation parce que, chaque fois qu'il s'agissait d'un roturier, par exemple de Bergotte, d'Elstir, elle disait en detachant le mot, en le faisant valoir, et en le psalmodiant sur deux tons differents en une modulation qui etait particuliere aux Guermantes: "J'ai eu _l'honneur_, le grand _hon_-neur de rencontrer Monsieur Bergotte, de faire la connaissance de Monsieur Elstir", soit pour faire admirer son humilite, soit par le meme gout qu'avait M. de Guermantes de revenir aux formes desuetes pour protester contre les usages de mauvaise education actuelle ou on ne se dit pas assez "honore". Quelle que fut celle de ces deux raisons qui fut la vraie, de toutes facons on sentait que, quand Mme de Marsantes disait: "J'ai eu _l'honneur,_ le grand _hon_-neur", elle croyait remplir un grand role, et montrer qu'elle savait accueillir les noms des hommes de valeur comme elle les eut recus eux-memes dans son chateau, s'ils s'etaient trouves dans le voisinage. D'autre part, comme sa famille etait nombreuse, qu'elle l'aimait beaucoup, que, lente de debit et amie des explications, elle voulait faire comprendre les parentes, elle se trouvait (sans aucun desir d'etonner et tout en n'aimant sincerement parler que de paysans touchants et de gardes-chasse sublimes) citer a tout instant toutes les familles mediatisees d'Europe, ce que les personnes moins brillantes ne lui pardonnaient pas et, si elles etaient un peu intellectuelles, raillaient comme de la stupidite. A la campagne, Mme de Marsantes etait adoree pour le bien qu'elle faisait, mais surtout parce que la purete d'un sang ou depuis plusieurs generations on ne rencontrait que ce qu'il y a de plus grand dans l'histoire de France avait ote a sa maniere d'etre tout ce que les gens du peuple appellent "des manieres" et lui avait donne la parfaite simplicite. Elle ne craignait pas d'embrasser une pauvre femme qui etait malheureuse et lui disait d'aller chercher un char de bois au chateau. C'etait, disait-on, la parfaite chretienne. Elle tenait a faire faire un mariage colossalement riche a Robert. Etre grande dame, c'est jouer a la grande dame, c'est-a-dire, pour une part, jouer la simplicite. C'est un jeu qui coute extremement cher, d'autant plus que la simplicite ne ravit qu'a la condition que les autres sachent que vous pourriez ne pas etre simples, c'est-a-dire que vous etes tres riches. On me dit plus tard, quand je racontai que je l'avais vue: "Vous avez du vous rendre compte qu'elle a ete ravissante." Mais la vraie beaute est si particuliere, si nouvelle, qu'on ne la reconnait pas pour la beaute. Je me dis seulement ce jour-la qu'elle avait un nez tout petit, des yeux tres bleus, le cou long et l'air triste. --Ecoute, dit Mme de Villeparisis a la duchesse de Guermantes, je crois que j'aurai tout a l'heure la visite d'une femme que tu ne veux pas connaitre, j'aime mieux te prevenir pour que cela ne t'ennuie pas. D'ailleurs, tu peux etre tranquille, je ne l'aurai jamais chez moi plus tard, mais elle doit venir pour une seule fois aujourd'hui. C'est la femme de Swann. Mme Swann, voyant les proportions que prenait l'affaire Dreyfus et craignant que les origines de son mari ne se tournassent contre elle, l'avait supplie de ne plus jamais parler de l'innocence du condamne. Quand il n'etait pas la, elle allait plus loin et faisait profession du nationalisme le plus ardent; elle ne faisait que suivre en cela d'ailleurs Mme Verdurin chez qui un antisemitisme bourgeois et latent s'etait reveille et avait atteint une veritable exasperation. Mme Swann avait gagne a cette attitude d'entrer dans quelques-unes des ligues de femmes du monde antisemite qui commencaient a se former et avait noue des relations avec plusieurs personnes de l'aristocratie. Il peut paraitre etrange que, loin de les imiter, la duchesse de Guermantes, si amie de Swann, eut, au contraire, toujours resiste au desir qu'il ne lui avait pas cache de lui presenter sa femme. Mais on verra plus tard que c'etait un effet du caractere particulier de la duchesse qui jugeait qu'elle "n'avait pas" a faire telle ou telle chose, et imposait avec despotisme ce qu'avait decide son "libre arbitre" mondain, fort arbitraire. --Je vous remercie de me prevenir, repondit la duchesse. Cela me serait en effet tres desagreable. Mais comme je la connais de vue je me leverai a temps. --Je t'assure, Oriane, elle est tres agreable, c'est une excellente femme, dit Mme de Marsantes. --Je n'en doute pas, mais je n'eprouve aucun besoin de m'en assurer par moi-meme. --Est-ce que tu es invitee chez Lady Israel? demanda Mme de Villeparisis a la duchesse, pour changer la conversation. --Mais, Dieu merci, je ne la connais pas, repondit Mme de Guermantes. C'est a Marie-Aynard qu'il faut demander cela. Elle la connait et je me suis toujours demande pourquoi. --Je l'ai en effet connue, repondit Mme de Marsantes, je confesse mes erreurs. Mais je suis decidee a ne plus la connaitre. Il parait que c'est une des pires et qu'elle ne s'en cache pas. Du reste, nous avons tous ete trop confiants, trop hospitaliers. Je ne frequenterai plus personne de cette nation. Pendant qu'on avait de vieux cousins de province du meme sang, a qui on fermait sa, porte, on l'ouvrait aux Juifs. Nous voyons maintenant leur remerciement. Helas! je n'ai rien a dire, j'ai un fils adorable et qui debite, en jeune fou qu'il est, toutes les insanites possibles, ajouta-t-elle en entendant que M. d'Argencourt avait fait allusion a Robert. Mais, a propos de Robert, est-ce que vous ne l'avez pas vu? demanda-t-elle a Mme de Villeparisis; comme c'est samedi, je pensais qu'il aurait pu passer vingt-quatre heures a Paris, et dans ce cas il serait surement venu vous voir. En realite Mme de Marsantes pensait que son fils n'aurait pas de permission; mais comme, en tout cas, elle savait que s'il en avait eu une il ne serait pas venu chez Mme de Villeparisis, elle esperait, en ayant l'air de croire qu'elle l'eut trouve ici, lui faire pardonner, par sa tante susceptible, toutes les visites qu'il ne lui avait pas faites. --Robert ici! Mais je n'ai pas meme eu un mot de lui; je crois que je ne l'ai pas vu depuis Balbec. --Il est si occupe, il a tant a faire, dit Mme de Marsantes. Un imperceptible sourire fit onduler les cils de Mme de Guermantes qui regarda le cercle qu'avec la pointe de son ombrelle elle tracait sur le tapis. Chaque fois que le duc avait delaisse trop ouvertement sa femme, Mme de Marsantes avait pris avec eclat contre son propre frere le parti de sa belle-soeur. Celle-ci gardait de cette protection un souvenir reconnaissant et rancunier, et elle n'etait qu'a demi fachee des fredaines de Robert. A ce moment, la porte s'etant ouverte de nouveau, celui-ci entra. --Tiens, quand on parle du Saint-Loup ... dit Mme de Guermantes. Mme de Marsantes, qui tournait le dos a la porte, n'avait pas vu entrer son fils. Quand elle l'apercut, en cette mere la joie battit veritablement comme un coup d'aile, le corps de Mme de Marsantes se souleva a demi, son visage palpita et elle attachait sur Robert des yeux emerveilles: --Comment, tu es venu! quel bonheur! quelle surprise! --Ah! _quand on parle du Saint-Loup_ ... je comprends, dit le diplomate belge riant aux eclats. --C'est delicieux, repliqua sechement Mme de Guermantes qui detestait les calembours et n'avait hasarde celui-la qu'en ayant l'air de se moquer d'elle-meme. --Bonjour, Robert, dit-elle; eh bien! voila comme on oublie sa tante. Ils causerent un instant ensemble et sans doute de moi, car tandis que Saint-Loup se rapprochait de sa mere, Mme de Guermantes se tourna vers moi. --Bonjour, comme allez-vous? me dit-elle. Elle laissa pleuvoir sur moi la lumiere de son regard bleu, hesita un instant, deplia et tendit la tige de son bras, pencha en avant son corps, qui se redressa rapidement en arriere comme un arbuste qu'on a couche et qui, laisse libre, revient a sa position naturelle. Ainsi agissait-elle sous le feu des regards de Saint-Loup qui l'observait et faisait a distance des efforts desesperes pour obtenir un peu plus encore de sa tante. Craignant que la conversation ne tombat, il vint l'alimenter et repondit pour moi: --Il ne va pas tres bien, il est un peu fatigue; du reste, il irait peut-etre mieux s'il te voyait plus souvent, car je ne te cache pas qu'il aime beaucoup te voir. --Ah! mais, c'est tres aimable, dit Mme de Guermantes d'un ton volontairement banal, comme si je lui eusse apporte son manteau. Je suis tres flattee. --Tiens, je vais un peu pres de ma mere, je te donne ma chaise, me dit Saint-Loup en me forcant ainsi a m'asseoir a cote de sa tante. Nous nous tumes tous deux. --Je vous apercois quelquefois le matin, me dit-elle comme si ce fut une nouvelle qu'elle m'eut apprise, et comme si moi je ne la voyais pas. Ca fait beaucoup de bien a la sante. --Oriane, dit a mi-voix Mme de Marsantes, vous disiez que vous alliez voir Mme de Saint-Ferreol, est-ce que vous auriez ete assez gentille pour lui dire qu'elle ne m'attende pas a diner? Je resterai chez moi puisque j'ai Robert. Si meme j'avais ose vous demander de dire en passant qu'on achete tout de suite de ces cigares que Robert aime, ca s'appelle des "Corona", il n'y en a plus. Robert se rapprocha; il avait seulement entendu le nom de Mme de Saint-Ferreol. --Qu'est-ce que c'est encore que ca, Mme de Saint-Ferreol? demanda-t-il sur un ton d'etonnement et de decision, car il affectait d'ignorer tout ce qui concernait le monde. --Mais voyons, mon cheri, tu sais bien, dit sa mere, c'est la soeur de Vermandois; c'est elle qui t'avait donne ce beau jeu de billard que tu aimais tant. --Comment, c'est la soeur de Vermandois, je n'en avais pas la moindre idee. Ah! ma famille est epatante, dit-il en se tournant a demi vers moi et en prenant sans s'en rendre compte les intonations de Bloch comme il empruntait ses idees, elle connait des gens inouis, des gens qui s'appellent plus ou moins Saint-Ferreol (et detachant la derniere consonne de chaque mot), elle va au bal, elle se promene en Victoria, elle mene une existence fabuleuse. C'est prodigieux. Mme de Guermantes fit avec la gorge ce bruit leger, bref et fort comme d'un sourire force qu'on ravale, et qui etait destine a montrer qu'elle prenait part, dans la mesure ou la parente l'y obligeait, a l'esprit de son neveu. On vint annoncer que le prince de Faffenheim-Munsterburg-Weinigen faisait dire a M. de Norpois qu'il etait la. --Allez le chercher, monsieur, dit Mme de Villeparisis a l'ancien ambassadeur qui se porta au-devant du premier ministre allemand. Mais la marquise le rappela: --Attendez, monsieur; faudra-t-il que je lui montre la miniature de l'Imperatrice Charlotte? --Ah! je crois qu'il sera ravi, dit l'Ambassadeur d'un ton penetre et comme s'il enviait ce fortune ministre de la faveur qui l'attendait. --Ah! je sais qu'il est tres _bien pensant_, dit Mme de Marsantes, et c'est si rare parmi les etrangers. Mais je suis renseignee. C'est l'antisemitisme en personne. Le nom du prince gardait, dans la franchise avec, laquelle ses premieres syllabes etaient--comme on dit en musique--attaquees, et dans la begayante repetition qui les scandait, l'elan, la naivete manieree, les lourdes "delicatesses" germaniques projetees comme des branchages verdatres sur le "Heim" d'email bleu sombre qui deployait la mysticite d'un vitrail rhenan, derriere les dorures pales et finement ciselees du XVIIIe siecle allemand. Ce nom contenait, parmi les noms divers dont il etait forme, celui d'une petite ville d'eaux allemande, ou tout enfant j'avais ete avec ma grand'mere, au pied d'une montagne honoree par les promenades de Goethe, et des vignobles de laquelle nous buvions au Kurhof les crus illustres a l'appellation composee et retentissante comme les epithetes qu'Homere donne a ses heros. Aussi a peine eus-je entendu prononcer le nom du prince, qu'avant de m'etre rappele la station thermale il me parut diminuer, s'impregner d'humanite, trouver assez grande pour lui une petite place dans ma memoire, a laquelle il adhera, familier, terre a terre, pittoresque, savoureux, leger, avec quelque chose d'autorise, de prescrit. Bien plus, M. de Guermantes, en expliquant qui etait le prince, cita plusieurs de ses titres, et je reconnus le nom d'un village traverse par la riviere ou chaque soir, la cure finie, j'allais en barque, a travers les moustiques; et celui d'une foret assez eloignee pour que le medecin ne m'eut pas permis d'y aller en promenade. Et en effet, il etait comprehensible que la suzerainete du seigneur s'etendit aux lieux circonvoisins et associat a nouveau dans l'enumeration de ses titres les noms qu'on pouvait lire a cote les uns des autres sur une carte. Ainsi, sous la visiere du prince du Saint-Empire et de l'ecuyer de Franconie, ce fut le visage d'une terre aimee ou s'etaient souvent arretes pour moi les rayons du soleil de six heures que je vis, du moins avant que le prince, rhingrave et electeur palatin, fut entre. Car j'appris en quelques instants que les revenus qu'il tirait de la foret et de la riviere peuplees de gnomes et d'ondines, de la montagne enchantee ou s'eleve le vieux Burg qui garde le souvenir de Luther et de Louis le Germanique, il en usait pour avoir cinq automobiles Charron, un hotel a Paris et un a Londres, une loge le lundi a l'Opera et une aux "mardis" des "Francais". Il ne me semblait pas--et il ne semblait pas lui-meme le croire--qu'il differat des hommes de meme fortune et de meme age qui avaient une moins poetique origine. Il avait leur culture, leur ideal, se rejouissant de son rang mais seulement a cause des avantages qu'il lui conferait, et n'avait plus qu'une ambition dans la vie, celle d'etre elu membre correspondant de l'Academie des Sciences morales et politiques, raison pour laquelle il etait venu chez Mme de Villeparisis. Si lui, dont la femme etait a la tete de la coterie la plus fermee de Berlin, avait sollicite d'etre presente chez la marquise, ce n'etait pas qu'il en eut eprouve d'abord le desir. Ronge depuis des annees par cette ambition d'entrer a l'Institut, il n'avait malheureusement jamais pu voir monter au-dessus de cinq le nombre des Academiciens qui semblaient prets a voter pour lui. Il savait que M. de Norpois disposait a lui seul d'au moins une dizaine de voix auxquelles il etait capable, grace a d'habiles transactions, d'en ajouter d'autres. Aussi le prince, qui l'avait connu en Russie quand ils y etaient tous deux ambassadeurs, etait-il alle le voir et avait-il fait tout ce qu'il avait pu pour se le concilier. Mais il avait eu beau multiplier les amabilites, faire avoir au marquis des decorations russes, le citer dans des articles de politique etrangere, il avait eu devant lui un ingrat, un homme pour qui toutes ces prevenances avaient l'air de ne pas compter, qui n'avait pas fait avancer sa candidature d'un pas, ne lui avait meme pas promis sa voix! Sans doute M. de Norpois le recevait avec une extreme politesse, meme ne voulait pas qu'il se derangeat et "prit la peine de venir jusqu'a sa porte", se rendait lui-meme a l'hotel du prince et, quand le chevalier teutonique avait lance: "Je voudrais bien etre votre collegue", repondait d'un ton penetre: "Ah! je serais tres heureux!" Et sans doute un naif, un docteur Cottard, se fut dit: "Voyons, il est la chez moi, c'est lui qui a tenu a venir parce qu'il me considere comme un personnage plus important que lui, il me dit qu'il serait heureux que je sois de l'Academie, les mots ont tout de meme un sens, que diable! sans doute s'il ne me propose pas de voter pour moi, c'est qu'il n'y pense pas. Il parle trop de mon grand pouvoir, il doit croire que les alouettes me tombent toutes roties, que j'ai autant de voix que j'en veux, et c'est pour cela qu'il ne m'offre pas la sienne, mais je n'ai qu'a le mettre au pied du mur, la, entre nous deux, et a lui dire: "Eh bien! votez pour moi", et il sera oblige de le faire. Mais le prince de Faffenheim n'etait pas un naif; il etait ce que le docteur Cottard eut appele "un fin diplomate" et il savait que M. de Norpois n'en etait pas un moins fin, ni un homme qui ne se fut pas avise de lui-meme qu'il pourrait etre agreable a un candidat en votant pour lui. Le prince, dans ses ambassades et comme ministre des Affaires Etrangeres, avait tenu, pour son pays au lieu que ce fut comme maintenant pour lui-meme, de ces conversations ou on sait d'avance jusqu'ou on veut aller et ce qu'on ne vous fera pas dire. Il n'ignorait pas que dans le langage diplomatique causer signifie offrir. Et c'est pour cela qu'il avait fait avoir a M. de Norpois le cordon de Saint-Andre. Mais s'il eut du rendre compte a son gouvernement de l'entretien qu'il avait eu apres cela avec M. de Norpois, il eut pu enoncer dans sa depeche: "J'ai compris que j'avais fait fausse route." Car des qu'il avait recommence a parler Institut, M. de Norpois lui avait redit: --J'aimerais cela beaucoup, beaucoup pour mes collegues. Ils doivent, je pense, se sentir vraiment honores que vous ayez pense a eux. C'est une candidature tout a fait interessante, un peu en dehors de nos habitudes. Vous savez, l'Academie est tres routiniere, elle s'effraye de tout ce qui rend un son un peu nouveau. Personnellement je l'en blame. Que de fois il m'est arrive de le laisser entendre a mes collegues. Je ne sais meme pas, Dieu me pardonne, si le mot d'encroutes n'est pas sorti une fois de mes levres, avait-il ajoute avec un sourire scandalise, a mi-voix, presque _a parte_, comme dans un effet de theatre et en jetant sur le prince un coup d'oeil rapide et oblique de son oeil bleu, comme un vieil acteur qui veut juger de son effet. Vous comprenez, prince, que je ne voudrais pas laisser une personnalite aussi eminente que la votre s'embarquer dans une partie perdue d'avance. Tant que les idees de mes collegues resteront aussi arrierees, j'estime que la sagesse est de s'abstenir. Croyez bien d'ailleurs que si je voyais jamais un esprit un peu plus nouveau, un peu plus vivant, se dessiner dans ce college qui tend a devenir une necropole, si j'escomptais une chance possible pour vous, je serais le premier a vous en avertir. "Le cordon de Saint-Andre est une erreur, pensa le prince; les negociations n'ont pas fait un pas; ce n'est pas cela qu'il voulait. Je n'ai pas mis la main sur la bonne clef." C'etait un genre de raisonnement dont M. de Norpois, forme a la meme ecole que le prince, eut ete capable. On peut railler la pedantesque niaiserie avec laquelle les diplomates a la Norpois s'extasient devant une parole officielle a peu pres insignifiante. Mais leur enfantillage a sa contre-partie: les diplomates savent que, dans la balance qui assure cet equilibre, europeen ou autre, qu'on appelle la paix, les bons sentiments, les beaux discours, les supplications pesent fort peu; et que le poids lourd, le vrai, les determinations, consiste en autre chose, en la possibilite que l'adversaire a, s'il est assez fort, ou n'a pas, de contenter, par moyen d'echange, un desir. Cet ordre de verites, qu'une personne entierement desinteressee comme ma grand'mere, par exemple, n'eut pas compris, M. de Norpois, le prince von ---- avaient souvent ete aux prises avec lui. Charge d'affaires dans les pays avec lesquels nous avions ete a deux doigts d'avoir la guerre, M. de Norpois, anxieux de la tournure que les evenements allaient prendre, savait tres bien que ce n'etait pas par le mot "Paix", ou par le mot "Guerre", qu'ils lui seraient signifies, mais par un autre, banal en apparence, terrible ou beni, et que le diplomate, a l'aide de son chiffre, saurait immediatement lire, et auquel, pour sauvegarder la dignite de la France, il repondrait par un autre mot tout aussi banal mais sous lequel le ministre de la nation ennemie verrait aussitot: Guerre. Et meme, selon une coutume ancienne, analogue a celle qui donnait au premier rapprochement de deux etres promis l'un a l'autre la forme d'une entrevue fortuite a une representation du theatre du Gymnase, le dialogue ou le destin dicterait le mot "Guerre" ou le mot "Paix" n'avait generalement pas eu lieu dans le cabinet du ministre, mais sur le banc d'un "Kurgarten" ou le ministre et M. de Norpois allaient l'un et l'autre a des fontaines thermales boire a la source de petits verres d'une eau curative. Par une sorte de convention tacite, ils se rencontraient a l'heure de la cure, faisaient d'abord ensemble quelques pas d'une promenade que, sous son apparence benigne, les deux interlocuteurs savaient aussi tragique qu'un ordre de mobilisation. Or, dans une affaire privee comme cette presentation a l'Institut, le prince avait use du meme systeme d'induction qu'il avait fait dans sa carriere, de la meme methode de lecture a travers les symboles superposes. Et certes on ne peut pretendre que ma grand'mere et ses rares pareils eussent ete seuls a ignorer ce genre de calculs. En partie la moyenne de l'humanite, exercant des professions tracees d'avance, rejoint par son manque d'intuition l'ignorance que ma grand'mere devait a son haut desinteressement. Il faut souvent descendre jusqu'aux etres entretenus, hommes ou femmes, pour avoir a chercher le mobile de l'action ou des paroles en apparence les plus innocentes dans l'interet, dans la necessite de vivre. Quel homme ne sait que, quand une femme qu'il va payer lui dit: "Ne parlons pas d'argent", cette parole doit etre comptee, ainsi qu'on dit en musique, comme "une mesure pour rien", et que si plus tard elle lui declare: "Tu m'as fait trop de peine, tu m'as souvent cache la verite, je suis a bout", il doit interpreter: "un autre protecteur lui offre davantage"? Encore n'est-ce la que le langage d'une cocotte assez rapprochee des femmes du monde. Les apaches fournissent des exemples plus frappants. Mais M. de Norpois et le prince allemand, si les apaches leur etaient inconnus, avaient accoutume de vivre sur le meme plan que les nations, lesquelles sont aussi, malgre leur grandeur, des etres d'egoisme et de ruse, qu'on ne dompte que par la force, par la consideration de leur interet, qui peut les pousser jusqu'au meurtre, un meurtre symbolique souvent lui aussi, la simple hesitation a se battre ou le refus de se battre pouvant signifier pour une nation: "perir". Mais comme tout cela n'est pas dit dans les Livres Jaunes et autres, le peuple est volontiers pacifiste; s'il est guerrier, c'est instinctivement, par haine, par rancune, non par les raisons qui ont decide les chefs d'Etat avertis par les Norpois. L'hiver suivant, le prince fut tres malade, il guerit, mais son coeur resta irremediablement atteint. "Diable! se dit-il, il ne faudrait pas perdre de temps pour l'Institut car, si je suis trop long, je risque de mourir avant d'etre nomme. Ce serait vraiment desagreable." Il fit sur la politique de ces vingt dernieres annees une etude pour la _Revue des Deux Mondes_ et s'y exprima a plusieurs reprises dans les termes les plus flatteurs sur M. de Norpois. Celui-ci alla le voir et le remercia. Il ajouta qu'il ne savait comment exprimer sa gratitude. Le prince se dit, comme quelqu'un qui vient d'essayer d'une autre clef pour une serrure: "Ce n'est pas encore celle-ci", et se sentant un peu essouffle en reconduisant M. de Norpois, pensa: "Sapristi, ces gaillards-la me laisseront crever avant de me faire entrer. Depechons." Le meme soir, il rencontra M. de Norpois a l'Opera: --Mon cher ambassadeur, lui dit-il, vous me disiez ce matin que vous ne saviez pas comment me prouver votre reconnaissance; c'est fort exagere, car vous ne m'en devez aucune, mais je vais avoir l'indelicatesse de vous prendre au mot. M. de Norpois n'estimait pas moins le tact du prince que le prince le sien. Il comprit immediatement que ce n'etait pas une demande qu'allait lui faire le prince de Faffenheim, mais une offre, et avec une affabilite souriante il se mit en devoir de l'ecouter. --Voila, vous allez me trouver tres indiscret. Il y a deux personnes auxquelles je suis tres attache et tout a fait diversement comme vous allez, le comprendre, et qui se sont fixees depuis peu a Paris ou elles comptent vivre desormais: ma femme et la grande-duchesse Jean. Elles vont donner quelques diners, notamment en l'honneur du roi et de la reine d'Angleterre, et leur reve aurait ete de pouvoir offrir a leurs convives une personne pour laquelle, sans la connaitre, elle eprouvent toutes deux une grande admiration. J'avoue que je ne savais comment faire pour contenter leur desir quand j'ai appris tout a l'heure, par le plus grand des hasards, que vous connaissiez cette personne; je sais qu'elle vit tres retiree, ne veut voir que peu de monde, _happy few_; mais si vous me donniez votre appui, avec la bienveillance que vous me temoignez, je suis sur qu'elle permettrait que vous me presentiez chez elle et que je lui transmette le desir de la grande-duchesse et de la princesse. Peut-etre consentirait-elle a venir diner avec la reine d'Angleterre et, qui sait, si nous ne l'ennuyons pas trop, passer les vacances de Paques avec nous a Beaulieu chez la grande-duchesse Jean. Cette personne s'appelle la marquise de Villeparisis. J'avoue que l'espoir de devenir l'un des habitues d'un pareil bureau d'esprit me consolerait, me ferait envisager sans ennui de renoncer a me presenter a l'Institut. Chez elle aussi on tient commerce d'intelligence et de fines causeries. Avec un sentiment de plaisir inexprimable le prince sentit que la serrure ne resistait pas et qu'enfin cette clef-la y entrait. --Une telle option est bien inutile, mon cher prince, repondit M. de Norpois; rien ne s'accorde mieux avec l'Institut que le salon dont vous parlez et qui est une veritable pepiniere d'academiciens. Je transmettrai votre requete a Mme la marquise de Villeparisis: elle en sera certainement flattee. Quant a aller diner chez vous, elle sort tres peu et ce sera peut-etre plus difficile. Mais je vous presenterai et vous plaiderez vous-meme votre cause. Il ne faut surtout pas renoncer a l'Academie; je dejeune precisement, de demain en quinze, pour aller ensuite avec lui a une seance importante, chez Leroy-Beaulieu sans lequel on ne peut faire une election; j'avais deja laisse tomber devant lui votre nom qu'il connait, naturellement, a merveille. Il avait emis certaines objections. Mais il se trouve qu'il a besoin de l'appui de mon groupe pour l'election prochaine, et j'ai l'intention de revenir a la charge; je lui dirai tres franchement les liens tout a fait cordiaux qui nous unissent, je ne lui cacherai pas que, si vous vous presentiez, je demanderais a tous mes amis de voter pour vous (le prince eut un profond soupir de soulagement) et il sait que j'ai des amis. J'estime que, si je parvenais a m'assurer son concours, vos chances deviendraient fort serieuses. Venez ce soir-la a six heures chez Mme de Villeparisis, je vous introduirai et je pourrai vous rendre compte de mon entretien du matin. C'est ainsi que le prince de Faffenheim avait ete amene a venir voir Mme de Villeparisis. Ma profonde desillusion eut lieu quand il parla. Je n'avais pas songe que, si une epoque a des traits particuliers et generaux plus forts qu'une nationalite, de sorte que, dans un dictionnaire illustre ou l'on donne jusqu'au portrait authentique de Minerve, Leibniz avec sa perruque et sa fraise differe peu de Marivaux ou de Samuel Bernard, une nationalite a des traits particuliers plus forts qu'une caste. Or ils se traduisirent devant moi, non par un discours ou je croyais d'avance que j'entendrais le frolement des elfes et la danse des Kobolds, mais par une transposition qui ne certifiait pas moins cette poetique origine: le fait qu'en s'inclinant, petit, rouge et ventru, devant Mme de Villeparisis, le Rhingrave lui dit: "Ponchour, Matame la marquise" avec le meme accent qu'un concierge alsacien. --Vous ne voulez pas que je vous donne une tasse de the ou un peu de tarte, elle est tres bonne, me dit Mme de Guermantes, desireuse d'avoir ete aussi aimable que possible. Je fais les honneurs de cette maison comme si c'etait la mienne, ajouta-t-elle sur un ton ironique qui donnait quelque chose d'un peu guttural a sa voix, comme si elle avait etouffe un rire rauque. --Monsieur, dit Mme de Villeparisis a M. de Norpois, vous penserez tout a l'heure que vous avez quelque chose a dire au prince au sujet de l'Academie? Mme de Guermantes baissa les yeux, fit faire un quart de cercle a son poignet pour regarder l'heure. --Oh! mon Dieu; il est temps que je dise au revoir a ma tante, si je dois encore passer chez Mme de Saint-Ferreol, et je dine chez Mme Leroi. Et elle se leva sans me dire adieu. Elle venait d'apercevoir Mme Swann, qui parut assez genee de me rencontrer. Elle se rappelait sans doute qu'avant personne elle m'avait dit etre convaincue de l'innocence de Dreyfus. --Je ne veux pas que ma mere me presente a Mme Swann, me dit Saint-Loup. C'est une ancienne grue. Son mari est juif et elle nous le fait au nationalisme. Tiens, voici mon oncle Palamede. La presence de Mme Swann avait pour moi un interet particulier du a un fait qui s'etait produit quelques jours auparavant, et qu'il est necessaire de relater a cause des consequences qu'il devait avoir beaucoup plus tard, et qu'on suivra dans leur detail quand le moment sera venu. Donc, quelques jours avant cette visite, j'en avais recu une a laquelle je ne m'attendais guere, celle de Charles Morel, le fils, inconnu de moi, de l'ancien valet de chambre de mon grand-oncle. Ce grand-oncle (celui chez lequel j'avais vu la dame en rose) etait mort l'annee precedente. Son valet de chambre avait manifeste a plusieurs reprises l'intention de venir me voir; je ne savais pas le but de sa visite, mais je l'aurais vu volontiers car j'avais appris par Francoise qu'il avait garde un vrai culte pour la memoire de mon oncle et faisait, a chaque occasion, le pelerinage du cimetiere. Mais oblige d'aller se soigner dans son pays, et comptant y rester longtemps, il me deleguait son fils. Je fus surpris de voir entrer un beau garcon de dix-huit ans, habille plutot richement qu'avec gout, mais qui pourtant avait l'air de tout, excepte d'un valet de chambre. Il tint du reste, des l'abord, a couper le cable avec la domesticite d'ou il sortait, en m'apprenant avec un sourire satisfait qu'il etait premier prix du Conservatoire. Le but de sa visite etait celui-ci: son pere avait, parmi les souvenirs de mon oncle Adolphe, mis de cote certains qu'il avait juge inconvenant d'envoyer a mes parents, mais qui, pensait-il, etaient de nature a interesser un jeune homme de mon age. C'etaient les photographies des actrices celebres, des grandes cocottes que mon oncle avait connues, les dernieres images de cette vie de vieux viveur qu'il separait, par une cloison etanche, de sa vie de famille. Tandis que le jeune Morel me les montrait, je me rendis compte qu'il affectait de me parler comme a un egal. Il avait a dire "vous", et le moins souvent possible "Monsieur", le plaisir de quelqu'un dont le pere n'avait jamais employe, en s'adressant a mes parents, que la "troisieme personne". Presque toutes les photographies portaient une dedicace telle que: "A mon meilleur ami". Une actrice plus ingrate et plus avisee avait ecrit: "Au meilleur des amis", ce qui lui permettait, m'a-t-on assure, de dire que mon oncle n'etait nullement, et a beaucoup pres, son meilleur ami, mais l'ami qui lui avait rendu le plus de petits services, l'ami dont elle se servait, un excellent homme, presque une vieille bete. Le jeune Morel avait beau chercher a s'evader de ses origines, on sentait que l'ombre de mon oncle Adolphe, venerable et demesuree aux yeux du vieux valet de chambre, n'avait cesse de planer, presque sacree, sur l'enfance et la jeunesse du fils. Pendant que je regardais les photographies, Charles Morel examinait ma chambre. Et comme je cherchais ou je pourrais les serrer: "Mais comment se fait-il, me dit-il (d'un ton ou le reproche n'avait pas besoin de s'exprimer tant il etait dans les paroles memes), que je n'en voie pas une seule de votre oncle dans votre chambre?" Je sentis le rouge me monter au visage, et balbutiai: "Mais je crois que je n'en ai pas.--Comment, vous n'avez pas une seule photographie de votre oncle Adolphe qui vous aimait tant! Je vous en enverrai une que je prendrai dans les quantites qu'a mon paternel, et j'espere que vous l'installerez a la place d'honneur, au-dessus de cette commode qui vous vient justement de votre oncle." Il est vrai que, comme je n'avais meme pas une photographie de mon pere ou de ma mere dans ma chambre, il n'y avait rien de si choquant a ce qu'il ne s'en trouvat pas de mon oncle Adolphe. Mais il n'etait pas difficile de deviner que pour Morel, lequel avait enseigne cette maniere de voir a son fils, mon oncle etait le personnage important de la famille, duquel mes parents tiraient seulement un eclat amoindri. J'etais plus en faveur parce que mon oncle disait tous les jours que je serais une espece de Racine, de Vaulabelle, et Morel me considerait a peu pres comme un fils adoptif, comme un enfant d'election de mon oncle. Je me rendis vite compte que le fils de Morel etait tres "arriviste". Ainsi, ce jour-la, il me demanda, etant un peu compositeur aussi, et capable de mettre quelques vers en musique, si je ne connaissais pas de poete ayant une situation importante dans le monde "aristo". Je lui en citai un. Il ne connaissait pas les oeuvres de ce poete et n'avait jamais entendu son nom, qu'il prit en note. Or je sus que peu apres il avait ecrit a ce poete pour lui dire qu'admirateur fanatique de ses oeuvres, il avait fait de la musique sur un sonnet de lui et serait heureux que le librettiste en fit donner une audition chez la Comtesse ----. C'etait aller un peu vite et demasquer son plan. Le poete, blesse, ne repondit pas. Au reste, Charles Morel semblait avoir, a cote de l'ambition, un vif penchant vers des realites plus concretes. Il avait remarque dans la cour la niece de Jupien en train de faire un gilet et, bien qu'il me dit seulement avoir justement besoin d'un gilet "de fantaisie", je sentis que la jeune fille avait produit une vive impression sur lui. Il n'hesita pas a me demander de descendre et de la presenter, "mais par rapport a votre famille, vous m'entendez, je compte sur votre discretion quant a mon pere, dites seulement un grand artiste de vos amis, vous comprenez, il faut faire bonne impression aux commercants". Bien qu'il m'eut insinue que, ne le connaissant pas assez pour l'appeler, il le comprenait, "cher ami", je pourrais lui dire devant la jeune fille quelque chose comme "pas Cher Maitre evidemment ... quoique, mais, si cela vous plait: cher grand artiste", j'evitai dans la boutique de le "qualifier" comme eut dit Saint-Simon, et me contentai de repondre a ses "vous" par des "vous". Il avisa, parmi quelques pieces de velours, une du rouge le plus vif et si criard que, malgre le mauvais gout qu'il avait, il ne put jamais, par la suite, porter ce gilet. La jeune fille se remit a travailler avec ses deux "apprenties", mais il me sembla que l'impression avait ete reciproque et que Charles Morel, qu'elle crut "de son monde" (plus elegant seulement et plus riche), lui avait plu singulierement. Comme j'avais ete tres etonne de trouver parmi les photographies que m'envoyait son pere une du portrait de miss Sacripant (c'est-a-dire Odette) par Elstir, je dis a Charles Morel, en l'accompagnant jusqu'a la porte cochere: "Je crains que vous ne puissiez me renseigner. Est-ce que mon oncle connaissait beaucoup cette dame? Je ne vois pas a quelle epoque de la vie de mon oncle je puis la situer; et cela m'interesse a cause de M. Swann....--Justement j'oubliais de vous dire que mon pere m'avait recommande d'attirer votre attention sur cette dame. En effet, cette demi-mondaine dejeunait chez votre oncle le dernier jour que vous l'avez vu. Mon pere ne savait pas trop s'il pouvait vous faire entrer. Il parait que vous aviez plu beaucoup a cette femme legere, et elle esperait vous revoir. Mais justement a ce moment-la il y a eu de la fache dans la famille, a ce que m'a dit mon pere, et vous n'avez jamais revu votre oncle." Il sourit a ce moment, pour lui dire adieu de loin, a la niece de Jupien. Elle le regardait et admirait sans doute son visage maigre, d'un dessin regulier, ses cheveux legers, ses yeux gais. Moi, en lui serrant la main, je pensais a Mme Swann, et je me disais avec etonnement, tant elles etaient separees et differentes dans mon souvenir, que j'aurais desormais a l'identifier avec la "Dame en rose". M. de Charlus fut bientot assis a cote de Mme Swann. Dans toutes les reunions ou il se trouvait, et dedaigneux avec les hommes, courtise par les femmes, il avait vite fait d'aller faire corps avec la plus elegante, de la toilette de laquelle il se sentait empanache. La redingote ou le frac du baron le faisait ressembler a ces portraits remis par un grand coloriste d'un homme en noir, mais qui a pres de lui, sur une chaise, un manteau eclatant qu'il va revetir pour quelque bal costume. Ce tete-a-tete, generalement avec quelque Altesse, procurait a M. de Charlus de ces distinctions qu'il aimait. Il avait, par exemple, pour consequence que les maitresses de maison laissaient, dans une fete, le baron avoir seul une chaise sur le devant dans un rang de dames, tandis que les autres hommes se bousculaient dans le fond. De plus, fort absorbe, semblait-il, a raconter, et tres haut, d'amusantes histoires a la dame charmee, M. de Charlus etait dispense d'aller dire bonjour aux autres, donc d'avoir des devoirs a rendre. Derriere la barriere parfumee que lui faisait la beaute choisie, il etait isole au milieu d'un salon comme au milieu d'une salle de spectacle dans une loge et, quand on venait le saluer, au travers pour ainsi dire de la beaute de sa compagne, il etait excusable de repondre fort brievement et sans s'interrompre de parler a une femme. Certes Mme Swann n'etait guere du rang des personnes avec qui il aimait ainsi a s'afficher. Mais il faisait profession d'admiration pour elle, d'amitie pour Swann, savait qu'elle serait flattee de son empressement, et etait flatte lui-meme d'etre compromis par la plus jolie personne qu'il y eut la. Mme de Villeparisis n'etait d'ailleurs qu'a demi contente d'avoir la visite de M. de Charlus. Celui-ci, tout en trouvant de grands defauts a sa tante, l'aimait beaucoup. Mais, par moments, sous le coup de la colere, de griefs imaginaires, il lui adressait, sans resister a ses impulsions, des lettres de la derniere violence, dans lesquelles il faisait etat de petites choses qu'il semblait jusque-la n'avoir pas remarquees. Entre autres exemples je peux citer ce fait, parce que mon sejour a Balbec me mit au courant de lui: Mme de Villeparisis, craignant de ne pas avoir emporte assez d'argent pour prolonger sa villegiature a Balbec, et n'aimant pas, comme elle etait avare et craignait les frais superflus, faire venir de l'argent de Paris, s'etait fait preter trois mille francs par M. de Charlus. Celui-ci, un mois plus tard, mecontent de sa tante pour une raison insignifiante, les lui reclama par mandat telegraphique. Il recut deux mille neuf cent quatre-vingt-dix et quelques francs. Voyant sa tante quelques jours apres a Paris et causant amicalement avec elle, il lui fit, avec beaucoup de douceur, remarquer l'erreur commise par la banque chargee de l'envoi. "Mais il n'y a pas erreur, repondit Mme de Villeparisis, le mandat telegraphique coute six francs soixante-quinze.--Ah! du moment que c'est intentionnel, c'est parfait, repliqua M. de Charlus. Je vous l'avais dit seulement pour le cas ou vous l'auriez ignore, parce que dans ce cas-la, si la banque avait agi de meme avec des personnes moins liees avec vous que moi, cela aurait pu vous contrarier.--Non, non, il n'y a pas erreur.--Au fond vous avez eu parfaitement raison", conclut gaiement M. de Charlus en baisant tendrement la main de sa tante. En effet, il ne lui en voulait nullement et souriait seulement de cette petite mesquinerie. Mais quelque temps apres, ayant cru que dans une chose de famille sa tante avait voulu le jouer et "monter contre lui tout un complot", comme celle-ci se retranchait assez betement derriere des hommes d'affaires avec qui il l'avait precisement soupconnee d'etre alliee contre lui, il lui avait ecrit une lettre qui debordait de fureur et d'insolence. "Je ne me contenterai pas de me venger, ajoutait-il en post-scriptum, je vous rendrai ridicule. Je vais des demain aller raconter a tout le monde l'histoire du mandat telegraphique et des six francs soixante-quinze que vous m'avez retenus sur les trois mille francs que je vous avais pretes, je vous deshonorerai." Au lieu de cela il etait alle le lendemain demander pardon a sa tante Villeparisis, ayant regret d'une lettre ou il y avait des phrases vraiment affreuses. D'ailleurs a qui eut-il pu apprendre l'histoire du mandat telegraphique? Ne voulant pas de vengeance, mais une sincere reconciliation, cette histoire du mandat, c'est maintenant qu'il l'aurait tue. Mais auparavant il l'avait racontee partout, tout en etant tres bien avec sa tante, il l'avait racontee sans mechancete, pour faire rire, et parce qu'il etait l'indiscretion meme. Il l'avait racontee, mais sans que Mme de Villeparisis le sut. De sorte qu'ayant appris par sa lettre qu'il comptait la deshonorer en divulguant une circonstance ou il lui avait declare a elle-meme qu'elle avait bien agi, elle avait pense qu'il l'avait trompee alors et mentait en feignant de l'aimer. Tout cela s'etait apaise, mais chacun des deux ne savait pas exactement l'opinion que l'autre avait de lui. Certes il s'agit la d'un cas de brouilles intermittentes un peu particulier. D'ordre different etaient celles de Bloch et de ses amis. D'un autre encore celles de M. de Charlus, comme on le verra, avec des personnes tout autres que Mme de Villeparisis. Malgre cela il faut se rappeler que l'opinion que nous avons les uns des autres, les rapports d'amitie, de famille, n'ont rien de fixe qu'en apparence, mais sont aussi eternellement mobiles que la mer. De la tant de bruits de divorce entre des epoux qui semblaient unis et qui, bientot apres, parlent tendrement l'un de l'autre; tant d'infamies dites par un ami sur un ami dont nous le croyions inseparable et avec qui nous le trouverons reconcilie avant que nous ayons eu le temps de revenir de notre surprise; tant de renversements d'alliances en si peu de temps, entre les peuples. --Mon Dieu, ca chauffe entre mon oncle et Mme Swann, me dit Saint-Loup. Et maman qui, dans son innocence, vient les deranger. Aux pures tout est pur! Je regardais M. de Charlus. La houppette de ses cheveux gris, son oeil dont le sourcil etait releve par le monocle et qui souriait, sa boutonniere en fleurs rouges, formaient comme les trois sommets mobiles d'un triangle convulsif et frappant. Je n'avais pas ose le saluer, car il ne m'avait fait aucun signe. Or, bien qu'il ne fut pas tourne de mon cote, j'etais persuade qu'il m'avait vu; tandis qu'il debitait quelque histoire a Mme Swann dont flottait jusque sur un genou du baron le magnifique manteau couleur pensee, les yeux errants de M. de Charlus, pareils a ceux d'un marchand en plein vent qui craint l'arrivee de la _Rousse_, avaient certainement explore chaque partie du salon et decouvert toutes les personnes qui s'y trouvaient. M. de Chatellerault vint lui dire bonjour sans que rien decelat dans le visage de M. de Charlus qu'il eut apercu le jeune duc avant le moment ou celui-ci se trouva devant lui. C'est ainsi que, dans les reunions un peu nombreuses comme etait celle-ci, M. de Charlus gardait d'une facon presque constante un sourire sans direction determinee ni destination particuliere, et qui, preexistant de la sorte aux saluts des arrivants, se trouvait, quand ceux-ci entraient dans sa zone, depouille de toute signification d'amabilite pour eux. Neanmoins il fallait bien que j'allasse dire bonjour a Mme Swann. Mais, comme elle ne savait pas si je connaissais Mme de Marsantes et M. de Charlus, elle fut assez froide, craignant sans doute que je lui demandasse de me presenter. Je m'avancai alors vers M. de Charlus, et aussitot le regrettai car, devant tres bien me voir, il ne le marquait en rien. Au moment ou je m'inclinai devant lui, je trouvai, distant de son corps dont il m'empechait d'approcher de toute la longueur de son bras tendu, un doigt veuf, eut-on dit, d'un anneau episcopal dont il avait l'air d'offrir, pour qu'on la baisat, la place consacree, et dus paraitre avoir penetre, a l'insu du baron et par une effraction dont il me laissait la responsabilite, dans la permanence, la dispersion anonyme et vacante de son sourire. Cette froideur ne fut pas pour encourager beaucoup Mme Swann a se departir de la sienne. --Comme tu as l'air fatigue et agite, dit Mme de Marsantes a son fils qui etait venu dire bonjour a M. de Charlus. Et en effet, les regards de Robert semblaient par moments atteindre a une profondeur qu'ils quittaient aussitot comme un plongeur qui a touche le fond. Ce fond, qui faisait si mal a Robert quand il le touchait qu'il le quittait aussitot pour y revenir un instant apres, c'etait l'idee qu'il avait rompu avec sa maitresse. --Ca ne fait rien, ajouta sa mere, en lui caressant la joue, ca ne fait rien, c'est bon de voir son petit garcon. Mais cette tendresse paraissant agacer Robert, Mme de Marsantes entraina son fils dans le fond du salon, la ou, dans une baie tendue de soie jaune, quelques fauteuils de Beauvais massaient leurs tapisseries violacees comme des iris empourpres dans un champ de boutons d'or. Mme Swann se trouvant seule et ayant compris que j'etais lie avec Saint-Loup me fit signe de venir aupres d'elle. Ne l'ayant pas vue depuis si longtemps, je ne savais de quoi lui parler. Je ne perdais pas de vue mon chapeau parmi tous ceux qui se trouvaient sur le tapis, mais me demandais curieusement a qui pouvait en appartenir un qui n'etait pas celui du duc de Guermantes et dans la coiffe duquel un G etait surmonte de la couronne ducale. Je savais qui etaient tous les visiteurs et n'en trouvais pas un seul dont ce put etre le chapeau. --Comme M. de Norpois est sympathique, dis-je a Mme Swann en le lui montrant. Il est vrai que Robert de Saint-Loup me dit que c'est une peste, mais.... --Il a raison, repondit-elle. Et voyant que son regard se reportait a quelque chose qu'elle me cachait, je la pressai de questions. Peut-etre contente d'avoir l'air d'etre tres occupee par quelqu'un dans ce salon, ou elle ne connaissait presque personne, elle m'emmena dans un coin. --Voila surement ce que M. de Saint-Loup a voulu vous dire, me repondit-elle, mais ne le lui repetez pas, car il me trouverait indiscrete et je tiens beaucoup a son estime, je suis tres "honnete homme", vous savez. Dernierement Charlus a dine chez la princesse de Guermantes; je ne sais pas comment on a parle de vous. M. de Norpois leur aurait dit--c'est inepte, n'allez pas vous mettre martel en tete pour cela, personne n'y a attache d'importance, on savait trop de quelle bouche cela tombait--que vous etiez un flatteur a moitie hysterique. J'ai raconte bien auparavant ma stupefaction qu'un ami de mon pere comme etait M. de Norpois eut pu s'exprimer ainsi en parlant de moi. J'en eprouvai une plus grande encore a savoir que mon emoi de ce jour ancien ou j'avais parle de Mme Swann et de Gilberte etait connu par la princesse de Guermantes de qui je me croyais ignore. Chacune de nos actions, de nos paroles, de nos attitudes est separee du "monde", des gens qui ne l'ont pas directement percue, par un milieu dont la permeabilite varie a l'infini et nous reste inconnue; ayant appris par l'experience que tel propos important que nous avions souhaite vivement etre propage (tels ceux si enthousiastes que je tenais autrefois a tout le monde et en toute occasion sur Mme Swann, pensant que parmi tant de bonnes graines repandues il s'en trouverait bien une qui leverait) s'est trouve, souvent a cause de notre desir meme, immediatement mis sous le boisseau, combien a plus forte raison etions-nous eloigne de croire que telle parole minuscule, oubliee de nous-meme, voire jamais prononcee par nous et formee en route par l'imparfaite refraction d'une parole differente, serait transportee, sans que jamais sa marche s'arretat, a des distances infinies--en l'espece jusque chez la princesse de Guermantes--et allat divertir a nos depens le festin des dieux. Ce que nous nous rappelons de notre conduite reste ignore de notre plus proche voisin; ce que nous en avons oublie avoir dit, ou meme ce que nous n'avons jamais dit, va provoquer l'hilarite jusque dans une autre planete, et l'image que les autres se font de nos faits et gestes ne ressemble pas plus a celle que nous nous en faisons nous-meme qu'a un dessin quelque decalque rate, ou tantot au trait noir correspondrait un espace vide, et a un blanc un contour inexplicable. Il peut du reste arriver que ce qui n'a pas ete transcrit soit quelque trait irreel que nous ne voyons que par complaisance, et que ce qui nous semble ajoute nous appartienne au contraire, mais si essentiellement que cela nous echappe. De sorte que cette etrange epreuve qui nous semble si peu ressemblante a quelquefois le genre de verite, peu flatteur certes, mais profond et utile, d'une photographie par les rayons N. Ce n'est pas une raison pour que nous nous y reconnaissions. Quelqu'un qui a l'habitude de sourire dans la glace a sa belle figure et a son beau torse, si on lui montre leur radiographie aura, devant ce chapelet osseux, indique comme etant une image de lui-meme, le meme soupcon d'une erreur que le visiteur d'une exposition qui, devant un portrait de jeune femme, lit dans le catalogue: "Dromadaire couche". Plus tard, cet ecart entre notre image selon qu'elle est dessinee par nous-meme ou par autrui, je devais m'en rendre compte pour d'autres que moi, vivant beatement au milieu d'une collection de photographies qu'ils avaient tirees d'eux-memes tandis qu'alentour grimacaient d'effroyables images, habituellement invisibles pour eux-memes, mais qui les plongeaient dans la stupeur si un hasard les leur montrait en leur disant: "C'est vous." Il y a quelques annees j'aurais ete bien heureux de dire a Mme Swann "a quel sujet" j'avais ete si tendre pour M. de Norpois, puisque ce "sujet" etait le desir de la connaitre. Mais je ne le ressentais plus, je n'aimais plus Gilberte. D'autre part, je ne parvenais pas a identifier Mme Swann a la Dame en rose de mon enfance. Aussi je parlai de la femme qui me preoccupait en ce moment. --Avez-vous vu tout a l'heure la duchesse de Guermantes? demandai-je a Mme Swann. Mais comme la duchesse ne saluait pas Mme Swann, celle-ci voulait avoir l'air de la considerer comme une personne sans interet et de la presence de laquelle on ne s'apercoit meme pas. --Je ne sais pas, je n'ai pas _realise_, me repondit-elle d'un air desagreable, en employant un terme traduit de l'anglais. J'aurais pourtant voulu avoir des renseignements non seulement sur Mme de Guermantes mais sur tous les etres qui l'approchaient, et, tout comme Bloch, avec le manque de tact des gens qui cherchent dans leur conversation non a plaire aux autres mais a elucider, en egoistes, des points que les interessent, pour tacher de me representer exactement la vie de Mme de Guermantes, j'interrogeai Mme de Villeparisis sur Mme Leroi. --Oui, je sais, repondit-elle avec un dedain affecte, la fille de ces gros marchands de bois. Je sais qu'elle voit du monde maintenant, mais je vous dirai que je suis bien vieille pour faire de nouvelles connaissances. J'ai connu des gens si interessants, si aimables, que vraiment je crois que Mme Leroi n'ajouterait rien a ce que j'ai. Mme de Marsantes, qui faisait la dame d'honneur de la marquise, me presenta au prince, et elle n'avait pas fini que M. de Norpois me presentait aussi, dans les termes les plus chaleureux. Peut-etre trouvait-il commode de me faire une politesse qui n'entamait en rien son credit puisque je venais justement d'etre presente; peut-etre parce qu'il pensait qu'un etranger, meme illustre, etait moins au courant des salons francais et pouvait croire qu'on lui presentait un jeune homme du grand monde; peut-etre pour exercer une de ses prerogatives, celle d'ajouter le poids de sa propre recommandation d'ambassadeur, ou par le gout d'archaisme de faire revivre en l'honneur du prince l'usage, flatteur pour cette Altesse, que deux parrains etaient necessaires si on voulait lui etre presente. Mme de Villeparisis interpella M. de Norpois, eprouvant le besoin de me faire dire par lui qu'elle n'avait pas a regretter de ne pas connaitre Mme Leroi. --N'est-ce pas, monsieur l'ambassadeur, que Mme Leroi est une personne sans interet, tres inferieure a toutes celles qui frequentent ici, et que j'ai eu raison de ne pas l'attirer? Soit independance, soit fatigue, M. de Norpois se contenta de repondre par un salut plein de respect mais vide de signification. --Monsieur, lui dit Mme de Villeparisis en riant, il y a des gens bien ridicules. Croyez-vous que j'ai eu aujourd'hui la visite d'un monsieur qui a voulu me faire croire qu'il avait plus de plaisir a embrasser ma main que celle d'une jeune femme? Je compris tout de suite que c'etait Legrandin. M. de Norpois sourit avec un leger clignement d'oeil, comme s'il s'agissait d'une concupiscence si naturelle qu'on ne pouvait en vouloir a celui qui l'eprouvait, presque d'un commencement de roman qu'il etait pret a absoudre, voire a encourager, avec une indulgence perverse a la Voisenon ou a la Crebillon fils. --Bien des mains de jeunes femmes seraient incapables de faire ce que j'ai vu la, dit le prince en montrant les aquarelles commencees de Mme de Villeparisis. Et il lui demanda si elle avait vu les fleurs de Fantin-Latour qui venaient d'etre exposees. --Elles sont de premier ordre et, comme on dit aujourd'hui, d'un beau peintre, d'un des maitres de la palette, declara M. de Norpois; je trouve cependant qu'elles ne peuvent pas soutenir la comparaison avec celles de Mme de Villeparisis ou je reconnais mieux le coloris de la fleur. Meme en supposant que la partialite de vieil amant, l'habitude de flatter, les opinions admises dans une coterie, dictassent ces paroles a l'ancien ambassadeur, celles-ci prouvaient pourtant sur quel neant de gout veritable repose le jugement artistique des gens du monde, si arbitraire qu'un rien peut le faire aller aux pires absurdites, sur le chemin desquelles il ne rencontre pour l'arreter aucune impression vraiment sentie. --Je n'ai aucun merite a connaitre les fleurs, j'ai toujours vecu aux champs, repondit modestement Mme de Villeparisis. Mais, ajouta-t-elle gracieusement en s'adressant au prince, si j'en ai eu toute jeune des notions un peu plus serieuses que les autres enfants de la campagne, je le dois a un homme bien distingue de votre nation, M. de Schlegel. Je l'ai rencontre a Broglie ou ma tante Cordelia (la marechale de Castellane) m'avait amenee. Je me rappelle tres bien que M. Lebrun, M. de Salvandy, M. Doudan, le faisaient parler sur les fleurs. J'etais une toute petite fille, je ne pouvais pas bien comprendre ce qu'il disait. Mais il s'amusait a me faire jouer et, revenu dans votre pays, il m'envoya un bel herbier en souvenir d'une promenade que nous avions ete faire en phaeton au Val Richer et ou je m'etais endormie sur ses genoux. J'ai toujours conserve cet herbier et il m'a appris a remarquer bien des particularites des fleurs qui ne m'auraient pas frappee sans cela. Quand Mme de Barante a publie quelques lettres de Mme de Broglie, belles et affectees comme elle etait elle-meme, j'avais espere y trouver quelques-unes de ces conversations de M. de Schlegel. Mais c'etait une femme qui ne cherchait dans la nature que des arguments pour la religion. Robert m'appela dans le fond du salon, ou il etait avec sa mere. --Que tu as ete gentil, lui dis-je, comment te remercier? Pouvons-nous diner demain ensemble? --Demain, si tu veux, mais alors avec Bloch; je l'ai rencontre devant la porte; apres un instant de froideur, parce que j'avais, malgre moi, laisse sans reponse deux lettres de lui (il ne m'a pas dit que c'etait cela qui l'avait froisse, mais je l'ai compris), il a ete d'une tendresse telle que je ne peux pas me montrer ingrat envers un tel ami. Entre nous, de sa part au moins, je sens bien que c'est a la vie, a la mort. Je ne crois pas que Robert se trompat absolument. Le denigrement furieux etait souvent chez Bloch l'effet d'une vive sympathie qu'il avait cru qu'on ne lui rendait pas. Et comme il imaginait peu la vie des autres, ne songeait pas qu'on peut avoir ete malade ou en voyage, etc., un silence de huit jours lui paraissait vite provenir d'une froideur voulue. Aussi je n'ai jamais cru que ses pires violences d'ami, et plus tard d'ecrivain, fussent bien profondes. Elles s'exasperaient si l'on y repondait par une dignite glacee, ou par une platitude qui l'encourageait a redoubler ses coups, mais cedaient souvent a une chaude sympathie. "Quant a gentil, continua Saint-Loup, tu pretends que je l'ai ete pour toi, mais je n'ai pas ete gentil du tout, ma tante dit que c'est toi qui la fuis, que tu ne lui dis pas un mot. Elle se demande si tu n'as pas quelque chose contre elle." Heureusement pour moi, si j'avais ete dupe de ces paroles, notre imminent depart pour Balbec m'eut empeche d'essayer de revoir Mme de Guermantes, de lui assurer que je n'avais rien contre elle et de la mettre ainsi dans la necessite de me prouver que c'etait elle qui avait quelque chose contre moi. Mais je n'eus qu'a me rappeler qu'elle ne m'avait pas meme offert d'aller voir les Elstir. D'ailleurs ce n'etait pas une deception; je ne m'etais nullement attendu a ce qu'elle m'en parlat; je savais que je ne lui plaisais pas, que je n'avais pas a esperer me faire aimer d'elle; le plus que j'avais pu souhaiter, c'est que, grace a sa bonte, j'eusse d'elle, puisque je ne devais pas la revoir avant de quitter Paris, une impression entierement douce, que j'emporterais a Balbec indefiniment prolongee, intacte, au lieu d'un souvenir mele d'anxiete et de tristesse. A tous moments Mme de Marsantes s'interrompait de causer avec Robert pour me dire combien il lui avait souvent parle de moi, combien il m'aimait; elle etait avec moi d'un empressement qui me faisait presque de la peine parce que je le sentais dicte par la crainte qu'elle avait de faire facher ce fils qu'elle n'avait pas encore vu aujourd'hui, avec qui elle etait impatiente de se trouver seule, et sur lequel elle croyait donc que l'empire qu'elle exercait n'egalait pas et devait menager le mien. M'ayant entendu auparavant demander a Bloch des nouvelles de M. Nissim Bernard, son oncle, Mme de Marsantes s'informa si c'etait celui qui avait habite Nice. --Dans ce cas, il y a connu M. de Marsantes avant qu'il m'epousat, avait repondu Mme de Marsantes. Mon mari m'en a souvent parle comme d'un homme excellent, d'un coeur delicat et genereux. "Dire que pour une fois il n'avait pas menti, c'est incroyable", eut pense Bloch. Tout le temps j'aurais voulu dire a Mme de Marsantes que Robert avait pour elle infiniment plus d'affection que pour moi, et que, m'eut-elle temoigne de l'hostilite, je n'etais pas d'une nature a chercher a le prevenir contre elle, a le detacher d'elle. Mais depuis que Mme de Guermantes etait partie, j'etais plus libre d'observer Robert, et je m'apercus seulement alors que de nouveau une sorte de colere semblait s'etre elevee en lui, affleurant a son visage durci et sombre. Je craignais qu'au souvenir de la scene de l'apres-midi il ne fut humilie vis-a-vis de moi de s'etre laisse traiter si durement par sa maitresse, sans riposter. Brusquement il s'arracha d'aupres de sa mere qui lui avait passe un bras autour du cou, et venant a moi m'entraina derriere le petit comptoir fleuri de Mme de Villeparisis, ou celle-ci s'etait rassise, puis me fit signe de le suivre dans le petit salon. Je m'y dirigeais assez vivement quand M. de Charlus, qui avait pu croire que j'allais vers la sortie, quitta brusquement M. de Faffenheim avec qui il causait, fit un tour rapide qui l'amena en face de moi. Je vis avec inquietude qu'il avait pris le chapeau au fond duquel il y avait un G et une couronne ducale. Dans l'embrasure de la porte du petit salon il me dit sans me regarder: --Puisque je vois que vous allez dans le monde maintenant, faites-moi donc le plaisir de venir me voir. Mais c'est assez complique, ajouta-t-il d'un air d'inattention et de calcul, et comme s'il s'etait agi d'un plaisir qu'il avait peur de ne plus retrouver une fois qu'il aurait laisse echapper l'occasion de combiner avec moi les moyens de le realiser. Je suis peu chez moi, il faudrait que vous m'ecriviez. Mais j'aimerais mieux vous expliquer cela plus tranquillement. Je vais partir dans un moment. Voulez-vous faire deux pas avec moi? Je ne vous retiendrai qu'un instant. --Vous ferez bien de faire attention, monsieur, lui dis-je. Vous avez pris par erreur le chapeau d'un des visiteurs. --Vous voulez m'empecher de prendre mon chapeau? Je supposai, l'aventure m'etant arrivee a moi-meme peu auparavant, que, quelqu'un lui ayant enleve son, chapeau, il en avait avise un au hasard pour ne pas rentrer nu-tete, et que je le mettais dans l'embarras en devoilant sa ruse. Je lui dis qu'il fallait d'abord que je dise quelques mots a Saint-Loup. "Il est en train de parler avec cet idiot de duc de Guermantes, ajoutai-je.--C'est charmant ce que vous dites la, je le dirai a mon frere.--Ah! vous croyez que cela peut interesser M. de Charlus? (Je me figurais que, s'il avait un frere, ce frere devait s'appeler Charlus aussi. Saint-Loup m'avait bien donne quelques explications la-dessus a Balbec, mais je les avais oubliees.)--Qui est-ce qui vous parle de M. de Charlus? me dit le baron d'un air insolent. Allez aupres de Robert. Je sais que vous avez participe ce matin a un de ces dejeuners d'orgie qu'il a avec une femme qui le deshonore. Vous devriez bien user de votre influence sur lui pour lui faire comprendre le chagrin qu'il cause a sa pauvre mere et a nous tous en trainant notre nom dans la boue". J'aurais voulu repondre qu'au dejeuner avilissant on n'avait parle que d'Emerson, d'Ibsen, de Tolstoi, et que la jeune femme avait preche Robert pour qu'il ne but que de l'eau; afin de tacher d'apporter quelque baume a Robert de qui je croyais la fierte blessee, je cherchai a excuser sa maitresse. Je ne savais pas qu'en ce moment, malgre sa colere contre elle, c'etait a lui-meme qu'il adressait des reproches. Meme dans les querelles entre un bon et une mechante et quand le droit est tout entier d'un cote, il arrive toujours qu'il y a une vetille qui peut donner a la mechante l'apparence de n'avoir pas tort sur un point. Et comme tous les autres points, elle les neglige, pour peu que le bon ait besoin d'elle, soit demoralise par la separation, son affaiblissement le rendra scrupuleux, il se rappellera les reproches absurdes qui lui ont ete faits et se demandera s'ils n'ont pas quelque fondement. --Je crois que j'ai eu tort dans cette affaire du collier, me dit Robert. Bien sur je ne l'avais pas fait dans une mauvaise intention, mais je sais bien que les autres ne se mettent pas au meme point de vue que nous-meme. Elle a eu une enfance tres dure. Pour elle je suis tout de meme le riche qui croit qu'on arrive a tout par son argent, et contre lequel le pauvre ne peut pas lutter, qu'il s'agisse d'influencer Boucheron ou de gagner un proces devant un tribunal. Sans doute elle a ete bien cruelle; moi qui n'ai jamais cherche que son bien. Mais, je me rends bien compte, elle croit que j'ai voulu lui faire sentir qu'on pouvait la tenir par l'argent, et ce n'est pas vrai. Elle qui m'aime tant, que doit-elle se dire! Pauvre cherie; si tu savais, elle a de telles delicatesses, je ne peux pas te dire, elle a souvent fait pour moi des choses adorables. Ce qu'elle doit etre malheureuse en ce moment! En tout cas, quoi qu'il arrive je ne veux pas qu'elle me prenne pour un mufle, je cours chez Boucheron chercher le collier. Qui sait? peut-etre en voyant que j'agis ainsi reconnaitra-t-elle ses torts. Vois-tu, c'est l'idee qu'elle souffre en ce moment que je ne peux pas supporter! Ce qu'on souffre, soi, on le sait, ce n'est rien. Mais elle, se dire qu'elle souffre et ne pas pouvoir se le representer, je crois que je deviendrais fou, j'aimerais mieux ne la revoir jamais que de la laisser souffrir. Qu'elle soit heureuse sans moi s'il le faut, c'est tout ce que je demande. Ecoute, tu sais, pour moi, tout ce qui la touche c'est immense, cela prend quelque chose de cosmique; je cours chez le bijoutier et apres cela lui demander pardon. Jusqu'a ce que je sois la-bas, qu'est-ce qu'elle va pouvoir penser de moi? Si elle savait seulement que je vais venir! A tout hasard tu pourras venir chez elle; qui sait, tout s'arrangera peut-etre. Peut-etre, dit-il avec un sourire, comme n'osant croire a un tel reve, nous irons diner tous les trois a la campagne. Mais on ne peut pas savoir encore, je sais si mal la prendre; pauvre petite, je vais peut-etre encore la blesser. Et puis sa decision est peut-etre irrevocable. Robert m'entraina brusquement vers sa mere. --Adieu, lui dit-il; je suis force de partir. Je ne sais pas quand je reviendrai en permission, sans doute pas avant un mois. Je vous l'ecrirai des que je le saurai. Certes Robert n'etait nullement de ces fils qui, quand ils sont dans le monde avec leur mere, croient qu'une attitude exasperee a son egard doit faire contrepoids aux sourires et aux saluts qu'ils adressent aux etrangers. Rien n'est plus repandu que cette odieuse vengeance de ceux qui semblent croire que la grossierete envers les siens complete tout naturellement la tenue de ceremonie. Quoi que la pauvre mere dise, son fils, comme s'il avait ete emmene malgre lui et voulait faire payer cher sa presence, contrebat immediatement d'une contradiction ironique, precise, cruelle, l'assertion timidement risquee; la mere se range aussitot, sans le desarmer pour cela, a l'opinion de cet etre superieur qu'elle continuera a vanter a chacun, en son absence, comme une nature delicieuse, et qui ne lui epargne pourtant aucun de ses traits les plus aceres. Saint-Loup etait tout autre, mais l'angoisse que provoquait l'absence de Rachel faisait que, pour des raisons differentes, il n'etait pas moins dur avec sa mere que ne le sont ces fils-la avec la leur. Et aux paroles qu'il prononca je vis le meme battement, pareil a celui d'une aile, que Mme de Marsantes n'avait pu reprimer a l'arrivee de son fils, la dresser encore tout entiere; mais maintenant c'etait un visage anxieux, des yeux desoles qu'elle attachait sur lui. --Comment, Robert, tu t'en vas? c'est serieux? mon petit enfant! le seul jour ou je pouvais t'avoir! Et presque bas, sur le ton le plus naturel, d'une voix d'ou elle s'efforcait de bannir toute tristesse pour ne pas inspirer a son fils une pitie qui eut peut-etre ete cruelle pour lui, ou inutile et bonne seulement a l'irriter, comme un argument de simple bon sens elle ajouta: --Tu sais que ce n'est pas gentil ce que tu fais la. Mais a cette simplicite elle ajoutait tant de timidite pour lui montrer qu'elle n'entreprenait pas sur sa liberte, tant de tendresse pour qu'il ne lui reprochat pas d'entraver ses plaisirs, que Saint-Loup ne put pas ne pas apercevoir en lui-meme comme la possibilite d'un attendrissement, c'est-a-dire un obstacle a passer la soiree avec son amie. Aussi se mit-il en colere: --C'est regrettable, mais gentil ou non, c'est ainsi. Et il fit a sa mere les reproches que sans doute il se sentait peut-etre meriter; c'est ainsi que les egoistes ont toujours le dernier mot; ayant pose d'abord que leur resolution est inebranlable, plus le sentiment auquel on fait appel en eux pour qu'ils y renoncent est touchant, plus ils trouvent condamnables, non pas eux qui y resistent, mais ceux qui les mettent dans la necessite d'y resister, de sorte que leur propre durete peut aller jusqu'a la plus extreme cruaute sans que cela fasse a leurs yeux qu'aggraver d'autant la culpabilite de l'etre assez indelicat pour souffrir, pour avoir raison, et leur causer ainsi lachement la douleur d'agir contre leur propre pitie. D'ailleurs, d'elle-meme Mme de Marsantes cessa d'insister, car elle sentait qu'elle ne le retiendrait plus. --Je te laisse, me dit-il, mais, maman, ne le gardez pas longtemps parce qu'il faut qu'il aille faire une visite tout a l'heure. Je sentais bien que ma presence ne pouvait faire aucun plaisir a Mme de Marsantes, mais j'aimais mieux, en ne partant pas avec Robert, qu'elle ne crut pas que j'etais mele a ces plaisirs qui la privaient de lui. J'aurais voulu trouver quelque excuse a la conduite de son fils, moins par affection pour lui que par pitie pour elle. Mais ce fut elle qui parla la premiere: --Pauvre petit, me dit-elle, je suis sure que je lui ai fait de la peine. Voyez-vous, monsieur, les meres sont tres egoistes; il n'a pourtant pas tant de plaisirs, lui qui vient si peu a Paris. Mon Dieu, s'il n'etait pas encore parti, j'aurais voulu le rattraper, non pas pour le retenir certes, mais pour lui dire que je ne lui en veux pas, que je trouve qu'il a eu raison. Cela ne vous ennuie pas que je regarde sur l'escalier? Et nous allames jusque-la: --Robert! Robert! cria-t-elle. Non, il est parti, il est trop tard. Maintenant je me serais aussi volontiers charge d'une mission pour faire rompre Robert et sa maitresse qu'il y a quelques heures pour qu'il partit vivre tout a fait avec elle. Dans un cas Saint-Loup m'eut juge un ami traitre, dans l'autre cas sa famille m'eut appele son mauvais genie. J'etais pourtant le meme homme a quelques heures de distance. Nous rentrames dans le salon. En ne voyant pas rentrer Saint-Loup, Mme de Villeparisis echangea avec M. de Norpois ce regard dubitatif, moqueur, et sans grande pitie qu'on a en montrant une epouse trop jalouse ou une mere trop tendre (lesquelles donnent aux autres la comedie) et qui signifie: "Tiens, il a du y avoir de l'orage." Robert alla chez sa maitresse en lui apportant le splendide bijou que, d'apres leurs conventions, il n'aurait pas du lui donner. Mais d'ailleurs cela revint au meme car elle n'en voulut pas, et meme, dans la suite, il ne reussit jamais a le lui faire accepter. Certains amis de Robert pensaient que ces preuves de desinteressement qu'elle donnait etaient un calcul pour se l'attacher. Pourtant elle ne tenait pas a l'argent, sauf peut-etre pour pouvoir le depenser sans compter. Je lui ai vu faire a tort et a travers, a des gens qu'elle croyait pauvres, des charites insensees. "En ce moment, disaient a Robert ses amis pour faire contrepoids par leurs mauvaises paroles a un acte de desinteressement de Rachel, en ce moment elle doit etre au promenoir des Folies-Bergere. Cette Rachel, c'est une enigme, un veritable sphinx." Au reste combien de femmes interessees, puisqu'elles sont entretenues, ne voit-on pas, par une delicatesse qui fleurit au milieu de cette existence, poser elles-memes mille petites bornes a la generosite de leur amant! Robert ignorait presque toutes les infidelites de sa maitresse et faisait travailler son esprit sur ce qui n'etait que des riens insignifiants aupres de la vraie vie de Rachel, vie qui ne commencait chaque jour que lorsqu'il venait de la quitter. Il ignorait presque toutes ces infidelites. On aurait pu les lui apprendre sans ebranler sa confiance en Rachel. Car c'est une charmante loi de nature, qui se manifeste au sein des societes les plus complexes, qu'on vive dans l'ignorance parfaite de ce qu'on aime. D'un cote du miroir, l'amoureux se dit: "C'est un ange, jamais elle ne se donnera a moi, je n'ai plus qu'a mourir, et pourtant elle m'aime; elle m'aime tant que peut-etre ... mais non ce ne sera pas possible." Et dans l'exaltation de son desir, dans l'angoisse de son attente, que de bijoux il met aux pieds de cette femme, comme il court emprunter de l'argent pour lui eviter un souci! cependant, de l'autre cote de la cloison, a travers laquelle ces conversations ne passeront pas plus que celles qu'echangent les promeneurs devant un aquarium, le public dit: "Vous ne la connaissez pas? je vous en felicite, elle a vole, ruine je ne sais pas combien de gens, il n'y a pas pis que ca comme fille. C'est une pure escroqueuse. Et roublarde!" Et peut-etre le public n'a-t-il pas absolument tort en ce qui concerne cette derniere epithete, car meme l'homme sceptique qui n'est pas vraiment amoureux de cette femme et a qui elle plait seulement dit a ses amis: "Mais non, mon cher, ce n'est pas du tout une cocotte; je ne dis pas que dans sa vie elle n'ait pas eu deux ou trois caprices, mais ce n'est pas une femme qu'on paye, ou alors ce serait trop cher. Avec elle c'est cinquante mille francs ou rien du tout." Or, lui, a depense cinquante mille francs pour elle, il l'a eue une fois, mais elle, trouvant d'ailleurs pour cela un complice chez lui-meme, dans la personne de son amour-propre, elle a su lui persuader qu'il etait de ceux qui l'avaient eue pour rien. Telle est la societe, ou chaque etre est double, et ou le plus perce a jour, le plus mal fame, ne sera jamais connu par un certain autre qu'au fond et sous la protection d'une coquille, d'un doux cocon, d'une delicieuse curiosite naturelle. Il y avait a Paris deux honnetes gens que Saint-Loup ne saluait plus et dont il ne parlait pas sans que sa voix tremblat, les appelant exploiteurs de femmes: c'est qu'ils avaient ete ruines par Rachel. --Je ne me reproche qu'une chose, me dit tout bas Mme de Marsantes, c'est de lui avoir dit qu'il n'etait pas gentil. Lui, ce fils adorable, unique, comme il n'y en a pas d'autres, pour la seule fois ou je le vois, lui avoir dit qu'il n'etait pas gentil, j'aimerais mieux avoir recu un coup de baton, parce que je suis certaine que, quelque plaisir qu'il ait ce soir, lui qui n'en a pas tant, il lui sera gate par cette parole injuste. Mais, Monsieur, je ne vous retiens pas, puisque vous etes presse. Mme de Marsantes me dit au revoir avec anxiete. Ces sentiments se rapportaient a Robert, elle etait sincere. Mais elle cessa de l'etre pour redevenir grande dame: --J'ai ete _interessee, si heureuse_, de causer un peu avec vous. Merci! merci! Et d'un air humble elle attachait sur moi des regards reconnaissants, enivres, comme si ma conversation etait un des plus grands plaisirs qu'elle eut connus dans la vie. Ces regards charmants allaient fort bien avec les fleurs noires sur la robe blanche a ramages; ils etaient d'une grande dame qui sait son metier. --Mais, je ne suis pas presse, Madame, repondis-je; d'ailleurs j'attends M. de Charlus avec qui je dois m'en aller. Mme de Villeparisis entendit ces derniers mots. Elle en parut contrariee. S'il ne s'etait agi d'une chose qui ne pouvait interesser un sentiment de cette nature, il m'eut paru que ce qui me semblait en alarme a ce moment-la chez Mme de Villeparisis, c'etait la pudeur. Mais cette hypothese ne se presenta meme pas a mon esprit. J'etais content de Mme de Guermantes, de Saint-Loup, de Mme de Marsantes, de M. de Charlus, de Mme de Villeparisis, je ne reflechissais pas, et je parlais gaiement a tort et a travers. --Vous devez partir avec mon neveu Palamede? me dit-elle. Pensant que cela pouvait produire une impression tres favorable sur Mme de Villeparisis que je fusse lie avec un neveu qu'elle prisait si fort: "Il m'a demande de revenir avec lui, repondis-je avec joie. J'en suis enchante. Du reste nous sommes plus amis que vous ne croyez, Madame, et je suis decide a tout pour que nous le soyons davantage." De contrariee, Mme de Villeparisis sembla devenue soucieuse: "Ne l'attendez pas, me dit-elle d'un air preoccupe, il cause avec M. de Faffenheim. Il ne pense deja plus a ce qu'il vous a dit. Tenez, partez, profitez vite pendant qu'il a le dos tourne." Ce premier emoi de Mme de Villeparisis eut ressemble, n'eussent ete les circonstances, a celui de la pudeur. Son insistance, son opposition auraient pu, si l'on n'avait consulte que son visage, paraitre dictees par la vertu. Je n'etais, pour ma part, guere presse d'aller retrouver Robert et sa maitresse. Mais Mme de Villeparisis semblait tenir tant a ce que je partisse que, pensant peut-etre qu'elle avait a causer d'affaire importante avec son neveu, je lui dis au revoir. A cote d'elle M. de Guermantes, superbe et olympien, etait lourdement assis. On aurait dit que la notion omnipresente en tous ses membres de ses grandes richesses lui donnait une densite particulierement elevee, comme si elles avaient ete fondues au creuset en un seul lingot humain, pour faire cet homme qui valait si cher. Au moment ou je lui dis au revoir, il se leva poliment de son siege et je sentis la masse inerte de trente millions que la vieille education francaise faisait mouvoir, soulevait, et qui se tenait debout devant moi. Il me semblait voir cette statue de Jupiter Olympien que Phidias, dit-on, avait fondue tout en or. Telle etait la puissance que la bonne education avait sur M. de Guermantes, sur le corps de M. de Guermantes du moins, car elle ne regnait pas aussi en maitresse sur l'esprit du duc. M. de Guermantes riait de ses bons mots, mais ne se deridait pas a ceux des autres. Dans l'escalier, j'entendis derriere moi une voix qui m'interpellait: --Voila comme vous m'attendez, Monsieur. C'etait M. de Charlus. --Cela vous est egal de faire quelques pas a pied? me dit-il sechement, quand nous fumes dans la cour. Nous marcherons jusqu'a ce que j'aie trouve un fiacre qui me convienne. --Vous vouliez me parler de quelque chose, Monsieur? --Ah! voila, en effet, j'avais certaines choses a vous dire, mais je ne sais trop si je vous les dirai. Certes je crois qu'elles pourraient etre pour vous le point de depart d'avantages inappreciables. Mais j'entrevois aussi qu'elles ameneraient dans mon existence, a mon age ou on commence a tenir a la tranquillite, bien des pertes de temps, bien des derangements. Je me demande si vous valez la peine que je me donne pour vous tout ce tracas, et je n'ai pas le plaisir de vous connaitre assez pour en decider. Peut-etre aussi n'avez-vous pas de ce que je pourrais faire pour vous un assez grand desir pour que je me donne tant d'ennuis, car je vous le repete tres franchement, Monsieur, pour moi ce ne peut etre que de l'ennui. Je protestai qu'alors il n'y fallait pas songer. Cette rupture des pourparlers ne parut pas etre de son gout. --Cette politesse ne signifie rien, me dit-il d'un ton dur. Il n'y a rien de plus agreable que de se donner de l'ennui pour une personne qui en vaille le peine. Pour les meilleurs d'entre nous, l'etude des arts, le gout de la brocante, les collections, les jardins, ne sont que des ersatz, des succedanes, des alibis. Dans le fond de notre tonneau, comme Diogene, nous demandons un homme. Nous cultivons les begonias, nous taillons les ifs, par pis aller, parce que les ifs et les begonias se laissent faire. Mais nous aimerions donner notre temps a un arbuste humain, si nous etions surs qu'il en valut la peine. Toute la question est la; vous devez vous connaitre un peu. Valez-vous la peine ou non? --Je ne voudrais, Monsieur, pour rien au monde, etre pour vous une cause de soucis, lui dis-je, mais quant a mon plaisir, croyez bien que tout ce qui me viendra de vous m'en causera un tres grand. Je suis profondement touche que vous veuillez bien faire ainsi attention a moi et chercher a m'etre utile. A mon grand etonnement ce fut presque avec effusion qu'il me remercia de ces paroles. Passant son bras sous le mien avec cette familiarite intermittente qui m'avait deja frappe a Balbec et qui contrastait avec la durete de son accent: --Avec l'inconsideration de votre age, me dit-il, vous pourriez parfois avoir des paroles capables de creuser un abime infranchissable entre nous. Celles que vous venez de prononcer au contraire sont du genre qui est justement capable de me toucher et de me faire faire beaucoup pour vous. Tout en marchant bras dessus bras dessous avec moi et en me disant ces paroles qui, bien que melees de dedain, etaient si affectueuses, M. de Charlus tantot fixait ses regards sur moi avec cette fixite intense, cette durete percante qui m'avaient frappe le premier matin ou je l'avais apercu devant le casino a Balbec, et meme bien des annees avant, pres de l'epinier rose, a cote de Mme Swann que je croyais alors sa maitresse, dans le parc de Tansonville; tantot il les faisait errer autour de lui et examiner les fiacres, qui passaient assez nombreux a cette heure de relais, avec tant d'insistance que plusieurs s'arreterent, le cocher ayant cru qu'on voulait le prendre. Mais M. de Charlus les congediait aussitot. --Aucun ne fait mon affaire, me dit-il, tout cela est une question de lanternes, du quartier ou ils rentrent. Je voudrais, Monsieur, me dit-il, que vous ne puissiez pas vous meprendre sur le caractere purement desinteresse et charitable de la proposition que je vais vous adresser. J'etais frappe combien sa diction ressemblait a celle de Swann encore plus qu'a Balbec. --Vous etes assez intelligent, je suppose, pour ne pas croire que c'est par "manque de relations", par crainte de la solitude et de l'ennui, que je m'adresse a vous. Je n'aime pas beaucoup a parler de moi, Monsieur, mais enfin, vous l'avez peut-etre appris, un article assez retentissant du _Times_ y a fait allusion, l'empereur d'Autriche, qui m'a toujours honore de sa bienveillance et veut bien entretenir avec moi des relations de cousinage, a declare naguere dans un entretien rendu public que, si M. le comte de Chambord avait eu aupres de lui un homme possedant aussi a fond que moi les dessous de la politique europeenne, il serait aujourd'hui roi de France. J'ai souvent pense, Monsieur, qu'il y avait en moi, du fait non de mes faibles dons mais de circonstances que vous apprendrez peut-etre un jour, un tresor d'experience, une sorte de dossier secret et inestimable, que je n'ai pas cru devoir utiliser personnellement, mais qui serait sans prix pour un jeune homme a qui je livrerais en quelques mois ce que j'ai mis plus de trente ans a acquerir et que je suis peut-etre seul a posseder. Je ne parle pas des jouissances intellectuelles que vous auriez a apprendre certains secrets qu'un Michelet de nos jours donnerait des annees de sa vie pour connaitre et grace auxquels certains evenements prendraient a ses yeux un aspect entierement different. Et je ne parle pas seulement des evenements accomplis, mais de l'enchainement de circonstances (c'etait une des expressions favorites de M. de Charlus et souvent, quand il la prononcait, il conjoignait ses deux mains comme quand on veut prier, mais les doigts raides et comme pour faire comprendre par ce complexus ces circonstances qu'il ne specifiait pas et leur enchainement). Je vous donnerais une explication inconnue non seulement du passe, mais de l'avenir. M. de Charlus s'interrompit pour me poser des questions sur Bloch dont on avait parle sans qu'il eut l'air d'entendre, chez Mme de Villeparisis. Et de cet accent dont il savait si bien detacher ce qu'il disait qu'il avait l'air de penser a toute autre chose et de parler machinalement par simple politesse; il me demanda si mon camarade etait jeune, etait beau, etc. Bloch, s'il l'eut entendu, eut ete plus en peine encore que pour M. de Norpois, mais a cause de raisons bien differentes, de savoir si M. de Charlus etait pour ou contre Dreyfus. "Vous n'avez pas tort, si vous voulez vous instruire, me dit M. de Charlus apres m'avoir pose ces questions sur Bloch, d'avoir parmi vos amis quelques etrangers." Je repondis que Bloch etait Francais. "Ah! dit M. de Charlus, j'avais cru qu'il etait Juif." La declaration de cette incompatibilite me fit croire que M. de Charlus etait plus antidreyfusard qu'aucune des personnes que j'avais rencontrees; Il protesta au contraire contre l'accusation de trahison portee contre Dreyfus. Mais ce fut sous cette forme: "Je crois que les journaux disent que Dreyfus a commis un crime contre sa patrie, je crois qu'on le dit, je ne fais pas attention aux journaux, je les lis comme je me lave les mains, sans trouver que cela vaille la peine de m'interesser. En tout cas le crime est inexistant, le compatriote de votre ami aurait commis un crime contre sa patrie s'il avait trahi la Judee, mais qu'est-ce qu'il a a voir avec la France?" J'objectai que, s'il y avait jamais une guerre, les Juifs seraient aussi bien mobilises que les autres. "Peut-etre et il n'est pas certain que ce ne soit pas une imprudence. Mais si on fait venir des Senegalais et des Malgaches, je ne pense pas qu'ils mettront grand coeur a defendre la France, et c'est bien naturel. Votre Dreyfus pourrait plutot etre condamne pour infraction aux regles de l'hospitalite. Mais laissons cela. Peut-etre pourriez-vous demander a votre ami de me faire assister a quelque belle fete au temple, a une circoncision, a des chants juifs. Il pourrait peut-etre louer une salle et me donner quelque divertissement biblique, comme les filles de Saint-Cyr jouerent des scenes tirees des _Psaumes_ par Racine pour distraire Louis XIV. Vous pourriez peut-etre arranger meme des parties pour faire rire. Par exemple une lutte entre votre ami et son pere ou il le blesserait comme David Goliath. Cela composerait une farce assez plaisante. Il pourrait meme, pendant qu'il y est, frapper a coups redoubles sur sa charogne, ou, comme dirait ma vieille bonne, sur sa carogne de mere. Voila qui serait fort bien fait et ne serait pas pour nous deplaire, hein! petit ami, puisque nous aimons les spectacles exotiques et que frapper cette creature extra-europeenne, ce serait donner une correction meritee a un vieux chameau." En disant ces mots affreux et presque fous, M. de Charlus me serrait le bras a me faire mal. Je me souvenais de la famille de M. de Charlus citant tant de traits de bonte admirables, de la part du baron, a l'egard, de cette vieille bonne dont il venait de rappeler le patois molieresque, et je me disais que les rapports, peu etudies jusqu'ici, me semblait-il, entre la bonte et la mechancete dans un meme coeur, pour divers qu'ils puissent etre, seraient interessants a etablir. Je l'avertis qu'en tout cas Mme Bloch n'existait plus, et que quant a M. Bloch je me demandais jusqu'a quel point il se plairait a un jeu qui pourrait parfaitement lui crever les yeux. M. de Charlus sembla fache. "Voila, dit-il, une femme qui a eu grand tort de mourir. Quant aux yeux creves, justement la Synagogue est aveugle, elle ne voit pas les verites de l'Evangile. En tout cas, pensez, en ce moment ou tous ces malheureux Juifs tremblent devant la fureur stupide des chretiens, quel honneur pour eux de voir un homme comme moi condescendre a s'amuser de leurs jeux." A ce moment j'apercus M. Bloch pere qui passait, allant sans doute au-devant de son fils. Il ne nous voyait pas mais j'offris a M. de Charlus de le lui presenter. Je ne me doutais pas de la colere que; j'allais dechainer chez mon compagnon: "Me le presenter! Mais il faut que vous ayez bien peu le sentiment des valeurs! On ne me connait pas si facilement que ca. Dans le cas actuel l'inconvenance serait double a cause de la juvenilite du presentateur et de l'indignite du presente. Tout au plus, si on me donne un jour le spectacle asiatique que j'esquissais, pourrai-je adresser a cet affreux bonhomme quelques paroles empreintes de bonhomie. Mais a condition qu'il se soit laisse copieusement rosser par son fils. Je pourrais aller jusqu'a exprimer ma satisfaction." D'ailleurs M. Bloch ne faisait nulle attention a nous. Il etait en train d'adresser a Mme Sazerat de grands saluts fort bien accueillis d'elle. J'en etais surpris, car jadis, a Combray, elle avait ete indignee que mes parents eussent recu le jeune Bloch, tant elle etait antisemite. Mais le dreyfusisme, comme une chasse d'air, avait fait il y a quelques jours voler jusqu'a elle M. Bloch. Le pere de mon ami avait trouve Mme Sazerat charmante et etait particulierement flatte de l'antisemitisme de cette dame qu'il trouvait une preuve de la sincerite de sa foi et de la verite de ses opinions dreyfusardes, et qui donnait aussi du prix a la visite qu'elle l'avait autorisee a lui faire. Il n'avait meme pas ete blesse qu'elle eut dit etourdiment devant lui: "M. Drumont a la pretention de mettre les revisionnistes dans le meme sac que les protestants et les juifs. C'est charmant cette promiscuite!" "Bernard, avait-il dit avec orgueil, en rentrant, a M. Nissim Bernard, tu sais, elle a le prejuge!" Mais M. Nissim Bernard n'avait rien repondu et avait leve au ciel un regard d'ange. S'attristant du malheur des Juifs, se souvenant de ses amities chretiennes, devenant maniere et precieux au fur et a mesure que les annees venaient, pour des raisons que l'on verra plus tard, il avait maintenant l'air d'une larve preraphaelite ou des poils se seraient malproprement implantes, comme des cheveux noyes dans une opale. "Toute cette affaire Dreyfus, reprit le baron qui tenait toujours mon bras, n'a qu'un inconvenient: c'est qu'elle detruit la societe (je ne dis pas la bonne societe, il y a longtemps que la societe ne merite plus cette epithete louangeuse) par l'afflux de messieurs et de dames du Chameau, de la Chamellerie, de la Chamelliere, enfin de gens inconnus que je trouve meme chez mes cousines parce qu'ils font partie de la ligue de la Patrie Francaise, antijuive, je ne sais quoi, comme si une opinion politique donnait droit a une qualification sociale." Cette frivolite de M. de Charlus l'apparentait davantage a la duchesse de Guermantes. Je lui soulignai le rapprochement. Comme il semblait croire que je ne la connaissais pas, je lui rappelai la soiree de l'Opera ou il avait semble vouloir se cacher de moi. M. de Charlus me dit avec tant de force ne m'avoir nullement vu que j'aurais fini par le croire si bientot un petit incident ne m'avait donne a penser que trop orgueilleux peut-etre il n'aimait pas a etre vu avec moi. --Revenons a vous, me dit M. de Charlus, et a mes projets sur vous. Il existe entre certains hommes, Monsieur, une franc-maconnerie dont je ne puis vous parler, mais qui compte dans ses rangs en ce moment quatre souverains de l'Europe. Or l'entourage de l'un d'eux veut le guerir de sa chimere. Cela est une chose tres grave et peut nous amener la guerre. Oui, Monsieur, parfaitement. Vous connaissez l'histoire de cet homme qui croyait tenir dans une bouteille la princesse de la Chine. C'etait une folie. On l'en guerit. Mais des qu'il ne fut plus fou il devint bete. Il y a des maux dont il ne faut pas chercher a guerir parce qu'ils nous protegent seuls contre de plus graves. Un de mes cousins avait une maladie de l'estomac, il ne pouvait rien digerer. Les plus savants specialistes de l'estomac le soignerent sans resultat. Je l'amenai a un certain medecin (encore un etre bien curieux, entre parentheses, et sur lequel il y aurait beaucoup a dire). Celui-ci devina aussitot que la maladie etait nerveuse, il persuada son malade, lui ordonna de manger sans crainte ce qu'il voudrait et qui serait toujours bien tolere. Mais mon cousin avait aussi de la nephrite. Ce que l'estomac digere parfaitement, le rein finit par ne plus pouvoir l'eliminer, et mon cousin, au lieu de vivre vieux avec une maladie d'estomac imaginaire qui le forcait a suivre un regime, mourut a quarante ans, l'estomac gueri mais le rein perdu. Ayant une formidable avance sur votre propre vie, qui sait, vous serez peut-etre ce qu'eut pu etre un homme eminent du passe si un genie bienfaisant lui avait devoile, au milieu d'une humanite qui les ignorait, les lois de la vapeur et de l'electricite. Ne soyez pas bete, ne refusez pas par discretion. Comprenez que si je vous rends un grand service, je n'estime pas que vous m'en rendiez un moins grand. Il y a longtemps que les gens du monde ont cesse de m'interesser, je n'ai plus qu'une passion, chercher a racheter les fautes de ma vie en faisant profiter de ce que je sais une ame encore vierge et capable d'etre enflammee par la vertu. J'ai eu de grands chagrins, Monsieur, et que je vous dirai peut-etre un jour, j'ai perdu ma femme qui etait l'etre le plus beau, le plus noble, le plus parfait qu'on put rever. J'ai de jeunes parents qui ne sont pas, je ne dirai pas dignes, mais capables de recevoir l'heritage moral dont je vous parle. Qui sait si vous n'etes pas celui entre les mains de qui il peut aller, celui dont je pourrai diriger et elever si haut la vie? La mienne y gagnerait par surcroit. Peut-etre en vous apprenant les grandes affaires diplomatiques y reprendrais-je gout de moi-meme et me mettrais-je enfin a faire des choses interessantes ou vous seriez de moitie. Mais avant de le savoir, il faudrait que je vous visse souvent, tres souvent, chaque jour. Je voulais profiter de ces bonnes dispositions inesperees de M. de Charlus pour lui demander s'il ne pourrait pas me faire rencontrer sa belle-soeur, mais, a ce moment, j'eus le bras vivement deplace par une secousse comme electrique. C'etait M. de Charlus qui venait de retirer precipitamment son bras de dessous le mien. Bien que, tout en parlant, il promenat ses regards dans toutes les directions, il venait seulement d'apercevoir M. d'Argencourt qui debouchait d'une rue transversale. En nous voyant, M. d'Argencourt parut contrarie, jeta sur moi un regard de mefiance, presque ce regard destine a un etre d'une autre race que Mme de Guermantes avait eu pour Bloch, et tacha de nous eviter. Mais on eut dit que M. de Charlus tenait a lui montrer qu'il ne cherchait nullement a ne pas etre vu de lui, car il l'appela et pour lui dire une chose fort insignifiante. Et craignant peut-etre que M. d'Argencourt ne me reconnut pas, M. de Charlus lui dit que j'etais un grand ami de Mme de Villeparisis, de la duchesse de Guermantes, de Robert de Saint-Loup; que lui-meme, Charlus, etait un vieil ami de ma grand'mere, heureux de reporter sur le petit-fils un peu de la sympathie qu'il avait pour elle. Neanmoins je remarquai que M. d'Argencourt, a qui pourtant j'avais ete a peine nomme chez Mme de Villeparisis et a qui M. de Charlus venait de parler longuement de ma famille, fut plus froid avec moi qu'il n'avait ete il y a une heure; pendant fort longtemps il en fut ainsi chaque fois qu'il me rencontrait. Il m'observait avec une curiosite qui n'avait rien de sympathique et sembla meme avoir a vaincre une resistance quand, en nous quittant, apres une hesitation, il me tendit une main qu'il retira aussitot. --Je regrette cette rencontre, me dit M. de Charlus. Cet Argencourt, bien ne mais mal eleve, diplomate plus que mediocre, mari detestable et coureur, fourbe comme dans les pieces, est un de ces hommes incapables de comprendre, mais tres capables de detruire les choses vraiment grandes. J'espere que notre amitie le sera, si elle doit se fonder un jour, et j'espere que vous me ferez l'honneur de la tenir autant que moi a l'abri des coups de pied d'un de ces anes qui, par desoeuvrement, par maladresse, par mechancete, ecrasent ce qui semblait fait pour durer. C'est malheureusement sur ce moule que sont faits la plupart des gens du monde. --La duchesse de Guermantes semble tres intelligente. Nous parlions tout a l'heure d'une guerre possible. Il parait qu'elle a la-dessus des lumieres speciales. --Elle n'en a aucune, me repondit sechement M. de Charlus. Les femmes, et beaucoup d'hommes d'ailleurs, n'entendent rien aux choses dont je voulais parler. Ma belle-soeur est une femme charmante qui s'imagine etre encore au temps des romans de Balzac ou les femmes influaient sur la politique. Sa frequentation ne pourrait actuellement exercer sur vous qu'une action facheuse, comme d'ailleurs toute frequentation mondaine. Et c'est justement une des premieres choses que j'allais vous dire quand ce sot m'a interrompu. Le premier sacrifice qu'il faut me faire--j'en exigerai autant que je vous ferai de dons--c'est de ne pas aller dans le monde. J'ai souffert tantot de vous voir a cette reunion ridicule. Vous me direz que j'y etais bien, mais pour moi ce n'est pas une reunion mondaine, c'est une visite de famille. Plus tard, quand vous serez un homme arrive, si cela vous amuse de descendre un moment dans le monde, ce sera peut-etre sans inconvenients. Alors je n'ai pas besoin de vous dire de quelle utilite je pourrai vous etre. Le "Sesame" de l'hotel Guermantes et de tous ceux qui valent la peine que la porte s'ouvre grande devant vous, c'est moi qui le detiens. Je serai juge et entends rester maitre de l'heure. Je voulus profiter de ce que M. de Charlus parlait de cette visite chez Mme de Villeparisis pour tacher de savoir quelle etait exactement celle-ci, mais la question se posa sur mes levres autrement que je n'aurais voulu et je demandai ce que c'etait que la famille Villeparisis. --C'est absolument comme si vous me demandiez ce que c'est que la famille: "rien" me repondit M. de Charlus. Ma tante a epouse par amour un M. Thirion, d'ailleurs excessivement riche, et dont les soeurs etaient tres bien mariees et qui, a partir de ce moment-la, s'est appele le marquis de Villeparisis. Cela n'a fait de mal a personne, tout au plus un peu a lui, et bien peu! Quant a la raison, je ne sais pas; je suppose que c'etait, en effet, un monsieur de Villeparisis, un monsieur ne a Villeparisis, vous savez que c'est une petite localite pres de Paris. Ma tante a pretendu qu'il y avait ce marquisat dans la famille, elle a voulu faire les choses regulierement, je ne sais pas pourquoi. Du moment qu'on prend un nom auquel on n'a pas droit, le mieux est de ne pas simuler des formes regulieres. "Mme de Villeparisis, n'etant que Mme Thirion, acheva la chute qu'elle avait commencee dans mon esprit quand j'avais vu la composition melee de son salon. Je trouvais injuste qu'une femme dont meme le titre et le nom etaient presque tout recents put faire illusion aux contemporains et dut faire illusion a la posterite grace a des amities royales. Mme de Villeparisis redevenant ce qu'elle m'avait paru etre dans mon enfance, une personne qui n'avait rien d'aristocratique, ces grandes parentes qui l'entouraient me semblerent lui rester etrangeres. Elle ne cessa dans la suite d'etre charmante pour nous. J'allais quelquefois la voir et elle m'envoyait de temps en temps un souvenir. Mais je n'avais nullement l'impression qu'elle fut du faubourg Saint-Germain, et si j'avais eu quelque renseignement a demander sur lui, elle eut ete une des dernieres personnes a qui je me fusse adresse. "Actuellement, continua M. de Charlus, en allant dans le monde, vous ne feriez que nuire a votre situation, deformer votre intelligence et votre caractere. Du reste il faudrait surveiller, meme et surtout, vos camaraderies. Ayez des maitresses si votre famille n'y voit pas d'inconvenient, cela ne me regarde pas et meme je ne peux que vous y encourager, jeune polisson, jeune polisson qui allez avoir bientot besoin de vous faire raser, me dit-il en me touchant le menton. Mais le choix des amis hommes a une autre importance. Sur dix jeunes gens, huit sont de petites fripouilles, de petits miserables capables de vous faire un tort que vous ne reparerez jamais. Tenez, mon neveu Saint-Loup est a la rigueur un bon camarade pour vous. Au point de vue de votre avenir, il ne pourra vous etre utile en rien; mais pour cela, moi je suffis. Et, somme toute, pour sortir avec vous, aux moments ou vous aurez assez de moi, il me semble ne pas presenter d'inconvenient serieux, a ce que je crois. Du moins, lui c'est un homme, ce n'est pas un de ces effemines comme on en rencontre tant aujourd'hui qui ont l'air de petits truqueurs et qui meneront peut-etre demain a l'echafaud leurs innocentes victimes. (Je ne savais pas le sens de cette expression d'argot: "truqueur". Quiconque l'eut connue eut ete aussi surpris que moi. Les gens du monde aiment volontiers a parler argot, et les gens a qui on peut reprocher certaines choses a montrer qu'ils ne craignent nullement de parler d'elles. Preuve d'innocence a leurs yeux. Mais ils ont perdu l'echelle, ne se rendent plus compte du degre a partir duquel une certaine plaisanterie deviendra trop speciale, trop choquante, sera plutot une preuve de corruption que de naivete.) Il n'est pas comme les autres, il est tres gentil, tres serieux. Je ne pus m'empecher de sourire de cette epithete de "serieux" a laquelle l'intonation que lui preta M. de Charlus semblait donner le sens de "vertueux", de "range", comme on dit d'une petite ouvriere qu'elle est "serieuse". A ce moment un fiacre passa qui allait tout de travers; un jeune cocher, ayant deserte son siege, le conduisait du fond de la voiture ou il etait assis sur les coussins, l'air a moitie gris. M. de Charlus l'arreta vivement. Le cocher parlementa un moment. --De quel cote allez-vous? --Du votre (cela m'etonnait, car M. de Charlus avait deja refuse plusieurs fiacres ayant des lanternes de la meme couleur). --Mais je ne veux pas remonter sur le siege. Ca vous est egal que je reste dans la voiture? --Oui, seulement baissez la capote. Enfin pensez a ma proposition, me dit M. de Charlus avant de me quitter, je vous donne quelques jours pour y reflechir, ecrivez-moi. Je vous le repete, il faudra que je vous voie chaque jour et que je recoive de vous des garanties de loyaute, de discretion que d'ailleurs, je dois le dire, vous semblez offrir. Mais, au cours de ma vie, j'ai ete si souvent trompe par les apparences que je ne veux plus m'y fier. Sapristi! c'est bien le moins qu'avant d'abandonner un tresor je sache en quelles mains je le remets. Enfin, rappelez-vous bien ce que je vous offre, vous etes comme Hercule dont, malheureusement pour vous, vous ne me semblez pas avoir la forte musculature, au carrefour de deux routes. Tachez de ne pas avoir a regretter toute votre vie de n'avoir pas choisi celle qui conduisait a la vertu. Comment, dit-il au cocher, vous n'avez pas encore, baisse la capote? je vais plier les ressorts moi-meme Je crois du reste qu'il faudra aussi que je conduise, etant donne l'etat ou vous semblez etre. Et il sauta a cote du cocher, au fond du fiacre qui partit au grand trot. Pour ma part, a peine rentre a la maison, j'y retrouvai le pendant de la conversation qu'avaient echangee un peu auparavant Bloch et M. de Norpois, mais sous une forme breve, invertie et cruelle: c'etait une dispute entre notre maitre d'hotel, qui etait dreyfusard, et celui des Guermantes, qui etait antidreyfusard. Les verites et contre-verites qui s'opposaient en haut chez les intellectuels de la Ligue de la Patrie francaise et celle des Droits de l'homme se propageaient en effet jusque dans les profondeurs du peuple. M. Reinach manoeuvrait par le sentiment des gens qui ne l'avaient jamais vu, alors que pour lui l'affaire Dreyfus se posait seulement devant sa raison comme un theoreme irrefutable et qu'il demontra, en effet, par la plus etonnante reussite de politique rationnelle (reussite contre la France, dirent certains) qu'on ait jamais vue. En deux ans il remplaca un ministere Billot par un ministere Clemenceau, changea de fond en comble l'opinion publique, tira de sa prison Picquart pour le mettre, ingrat, au Ministere de la Guerre. Peut-etre ce rationaliste manoeuvreur de foules etait-il lui-meme manoeuvre par son ascendance. Quand les systemes philosophiques qui contiennent le plus de verites sont dictes a leurs auteurs, en derniere analyse, par une raison de sentiment, comment supposer que, dans une simple affaire politique comme l'affaire Dreyfus, des raisons de ce genre ne puissent, a l'insu du raisonneur, gouverner sa raison? Bloch croyait avoir logiquement choisi son dreyfusisme, et savait pourtant que son nez, sa peau et ses cheveux lui avaient ete imposes par sa race. Sans doute la raison est plus libre; elle obeit pourtant a certaines lois qu'elle ne s'est pas donnees. Le cas du maitre d'hotel des Guermantes et du notre etait particulier. Les vagues des deux courants de dreyfusisme et d'antidreyfusisme, qui de haut en bas divisaient la France, etaient assez silencieuses, mais les rares echos qu'elles emettaient etaient sinceres. En entendant quelqu'un, au milieu d'une causerie qui s'ecartait volontairement de l'Affaire, annoncer furtivement une nouvelle politique, generalement fausse mais toujours souhaitee, on pouvait induire de l'objet de ses predictions l'orientation de ses desirs. Ainsi s'affrontaient sur quelques points, d'un cote un timide apostolat, de l'autre, une sainte indignation. Les deux maitres d'hotel que j'entendis en rentrant faisaient exception a la regle. Le notre laissa entendre que Dreyfus etait coupable, celui des Guermantes qu'il etait innocent. Ce n'etait pas pour dissimuler leurs convictions, mais par mechancete et aprete au jeu. Notre maitre d'hotel, incertain si la revision se ferait, voulait d'avance, pour le cas d'un echec, oter au maitre d'hotel des Guermantes la joie de croire une juste cause battue. Le maitre d'hotel des Guermantes pensait qu'en cas de refus de revision, le notre serait plus ennuye de voir maintenir a l'ile du Diable un innocent. Je remontai et trouvai ma grand'mere plus souffrante. Depuis quelque temps, sans trop savoir ce qu'elle avait, elle se plaignait de sa sante. C'est dans la maladie que nous nous rendons compte que nous ne vivons pas seuls, mais enchaines a un etre d'un regne different, dont des abimes nous separent, qui ne nous connait pas et duquel il est impossible de nous faire comprendre: notre corps. Quelque brigand que nous rencontrions sur une route, peut-etre pourrons-nous arriver a le rendre sensible a son interet personnel sinon a notre malheur. Mais demander pitie a notre corps, c'est discourir devant une pieuvre, pour qui nos paroles ne peuvent pas avoir plus de sens que le bruit de l'eau, et avec laquelle nous serions epouvantes d'etre condamnes a vivre. Les malaises de ma grand'mere passaient souvent inapercus a son attention toujours detournee vers nous. Quand elle en souffrait trop, pour arriver a les guerir, elle s'efforcait en vain de les comprendre. Si les phenomenes morbides dont son corps etait le theatre restaient obscurs et insaisissables a la pensee de ma grand'mere, ils etaient clairs et intelligibles pour des etres appartenant au meme regne physique qu'eux, de ceux a qui l'esprit humain a fini par s'adresser pour comprendre ce que lui dit son corps, comme devant les reponses d'un etranger on va chercher quelqu'un du meme pays qui servira d'interprete. Eux peuvent causer avec notre corps, nous dire si sa colere est grave ou s'apaisera bientot. Cottard, qu'on avait appele aupres de ma grand'mere et qui nous avait agaces en nous demandant avec un sourire fin, des la premiere minute ou nous lui avions dit que ma grand'mere etait malade: "Malade? Ce n'est pas au moins une maladie diplomatique?", Cottard essaya, pour calmer l'agitation de sa malade, le regime lacte. Mais les perpetuelles soupes au lait ne firent pas d'effet parce que ma grand'mere y mettait beaucoup de sel (Widal n'ayant pas encore fait ses decouvertes), dont on ignorait l'inconvenient en ce temps-la. Car la medecine etant un compendium des erreurs successives et contradictoires des medecins, en appelant a soi les meilleurs d'entre eux on a grande chance d'implorer une verite qui sera reconnue fausse quelques annees plus tard. De sorte que croire a la medecine serait la supreme folie, si n'y pas croire n'en etait pas une plus grande, car de cet amoncellement d'erreurs se sont degagees a la longue quelques verites. Cottard avait recommande qu'on prit sa temperature. On alla chercher un thermometre. Dans presque toute sa hauteur le tube etait vide de mercure. A peine si l'on distinguait, tapie au fond dans sa petite cuve, la salamandre d'argent. Elle semblait morte. On placa le chalumeau de verre dans la bouche de ma grand'mere. Nous n'eumes pas besoin de l'y laisser longtemps; la petite sorciere n'avait pas ete longue a tirer son horoscope. Nous la trouvames immobile, perchee a mi-hauteur de sa tour et n'en bougeant plus, nous montrant avec exactitude le chiffre que nous lui avions demande et que toutes les reflexions qu'ait pu faire sur soi-meme l'ame de ma grand'mere eussent ete bien incapables de lui fournir: 38 deg.3. Pour la premiere fois nous ressentimes quelque inquietude. Nous secouames bien fort le thermometre pour effacer le signe fatidique, comme si nous avions pu par la abaisser la fievre en meme temps que la temperature marquee. Helas! il fut bien clair que la petite sibylle depourvue de raison n'avait pas donne arbitrairement cette reponse, car le lendemain, a peine le thermometre fut-il replace entre les levres de ma grand'mere que presque aussitot, comme d'un seul bond, belle de certitude et de l'intuition d'un fait pour nous invisible, la petite prophetesse etait venue s'arreter au meme point, en une immobilite implacable, et nous montrait encore ce chiffre 38 deg.3, de sa verge etincelante. Elle ne disait rien d'autre, mais nous avions eu beau desirer, vouloir, prier, sourde, il semblait que ce fut son dernier mot avertisseur et menacant. Alors, pour tacher de la contraindre a modifier sa reponse, nous nous adressames a une autre creature du meme regne, mais plus puissante, qui ne se contente pas d'interroger le corps mais peut lui commander, un febrifuge du meme ordre que l'aspirine, non encore employee alors. Nous n'avions pas fait baisser le thermometre au dela de 37 deg.1/2 dans l'espoir qu'il n'aurait pas ainsi a remonter. Nous fimes prendre ce febrifuge a ma grand'mere et remimes alors le thermometre. Comme un gardien implacable a qui on montre l'ordre d'une autorite superieure aupres de laquelle on a fait jouer une protection, et qui le trouvant en regle repond: "C'est bien, je n'ai rien a dire, du moment que c'est comme ca, passez", la vigilante touriere ne bougea pas cette fois. Mais, morose, elle semblait dire: "A quoi cela vous servira-t-il? Puisque vous connaissez la quinine, elle me donnera l'ordre de ne pas bouger, une fois, dix fois, vingt fois. Et puis elle se lassera, je la connais, allez. Cela ne durera pas toujours. Alors vous serez bien avances." Alors ma grand'mere eprouva la presence, en elle, d'une creature qui connaissait mieux le corps humain que ma grand'mere, la presence d'une contemporaine des races disparues, la presence du premier occupant--bien anterieur a la creation de l'homme qui pense;--elle sentit cet allie millenaire qui la tatait, un peu durement meme, a la tete, au coeur, au coude; il reconnaissait les lieux, organisait tout pour le combat prehistorique qui eut lieu aussitot apres. En un moment, Python ecrase, la fievre fut vaincue par le puissant element chimique, que ma grand'mere, a travers les regnes, passant par-dessus tous les animaux et les vegetaux, aurait voulu pouvoir remercier. Et elle restait emue de cette entrevue qu'elle venait d'avoir, a travers tant de siecles, avec un climat anterieur a la creation meme des plantes. De son cote le thermometre, comme une Parque momentanement vaincue par un dieu plus ancien, tenait immobile son fuseau d'argent. Helas! d'autres creatures inferieures, que l'homme a dressees a la chasse de ces gibiers mysterieux qu'il ne peut pas poursuivre au fond de lui-meme, nous apportaient cruellement tous les jours un chiffre d'albumine faible, mais assez fixe pour que lui aussi parut en rapport avec quelque etat persistant que nous n'apercevions pas. Bergotte avait choque en moi l'instinct scrupuleux qui me faisait subordonner mon intelligence, quand il m'avait parle du docteur du Boulbon comme d'un medecin qui ne m'ennuierait pas, qui trouverait des traitements, fussent-ils en apparence bizarres, mais s'adapteraient a la singularite de mon intelligence. Mais les idees se transforment en nous, elles triomphent des resistances que nous leur opposions d'abord et se nourrissent de riches reserves intellectuelles toutes pretes, que nous ne savions pas faites pour elles. Maintenant, comme il arrive chaque fois que les propos entendus au sujet de quelqu'un que nous ne connaissons pas ont eu la vertu d'eveiller en nous l'idee d'un grand talent, d'une sorte de genie, au fond de mon esprit je faisais beneficier le docteur du Boulbon de cette confiance sans limites que nous inspire celui qui d'un oeil plus profond qu'un autre percoit la verite. Je savais certes qu'il etait plutot un specialiste des maladies nerveuses, celui a qui Charcot avant de mourir avait predit qu'il regnerait sur la neurologie et la psychiatrie. "Ah! je ne sais pas, c'est tres possible", dit Francoise qui etait la et qui entendait pour la premiere fois le nom de Charcot comme celui de du Boulbon. Mais cela ne l'empechait nullement de dire: "C'est possible." Ses "c'est possible", ses "peut-etre", ses "je ne sais pas" etaient exasperants en pareil cas. On avait envie de lui repondre: "Bien entendu que vous ne le saviez pas puisque vous ne connaissez rien a la chose dont il s'agit, comment pouvez-vous meme dire que c'est possible ou pas, vous n'en savez rien? En tout cas maintenant vous ne pouvez pas dire que vous ne savez pas ce que Charcot a dit a du Boulbon, etc., vous le savez puisque nous vous l'avons dit, et vos "peut-etre", vos "c'est possible" ne sont pas de mise puisque c'est certain." Malgre cette competence plus particuliere en matiere cerebrale et nerveuse, comme je savais que du Boulbon etait un grand medecin, un homme superieur, d'une intelligence inventive et profonde, je suppliai ma mere de le faire venir, et l'espoir que, par une vue juste du mal, il le guerirait peut-etre, finit par l'emporter sur la crainte que nous avions, si nous appelions un consultant, d'effrayer ma grand'mere. Ce qui decida ma mere fut que, inconsciemment encouragee par Cottard, ma grand'mere ne sortait plus, ne se levait guere. Elle avait beau nous repondre par la lettre de Mme de Sevigne sur Mme de la Fayette: "On disait qu'elle etait folle de ne vouloir point sortir. Je disais a ces personnes si precipitees dans leur jugement: "Mme de la Fayette n'est pas folle" et je m'en tenais la. Il a fallu qu'elle soit morte pour faire voir qu'elle avait raison de ne pas sortir." Du Boulbon appele donna tort, sinon a Mme de Sevigne qu'on ne lui cita pas, du moins a ma grand'mere. Au lieu de l'ausculter, tout en posant sur elle ses admirables regards ou il y avait peut-etre l'illusion de scruter profondement la malade, ou le desir de lui donner cette illusion, qui semblait spontanee mais devait etre tenue machinale, ou de ne pas lui laisser voir qu'il pensait a tout autre chose, ou de prendre de l'empire sur elle,--il commenca a parler de Bergotte. --Ah! je crois bien, Madame, c'est admirable; comme vous avez raison de l'aimer! Mais lequel de ses livres preferez-vous? Ah! vraiment! Mon Dieu, c'est peut-etre en effet le meilleur. C'est en tout cas son roman le mieux compose: Claire y est bien charmante; comme personnage d'homme lequel vous y est le plus sympathique? Je crus d'abord qu'il la faisait ainsi parler litterature parce que, lui, la medecine l'ennuyait, peut-etre aussi pour faire montre de sa largeur d'esprit, et meme, dans un but plus therapeutique, pour rendre confiance a la malade, lui montrer qu'il n'etait pas inquiet, la distraire de son etat. Mais, depuis, j'ai compris que, surtout particulierement remarquable comme alieniste et pour ses etudes sur le cerveau, il avait voulu se rendre compte par ses questions si la memoire de ma grand'mere etait bien intacte. Comme a contre-coeur il l'interrogea un peu sur sa vie, l'oeil sombre et fixe. Puis tout a coup, comme apercevant la verite et decide a l'atteindre coute que coute, avec un geste prealable qui semblait avoir peine a s'ebrouer, en les ecartant, du flot des dernieres hesitations qu'il pouvait avoir et de toutes les objections que nous aurions pu faire, regardant ma grand'mere d'un oeil lucide, librement et comme enfin sur la terre ferme, ponctuant les mots sur un ton doux et prenant, dont l'intelligence nuancait toutes les inflexions (sa voix du reste, pendant toute la visite, resta ce qu'elle etait naturellement, caressante, et sous ses sourcils embroussailles, ses yeux ironiques etaient remplis de bonte): --Vous irez bien, Madame, le jour lointain ou proche, et il depend de vous que ce soit aujourd'hui meme, ou vous comprendrez que vous n'avez rien et ou vous aurez repris la vie commune. Vous m'avez dit que vous ne mangiez pas, que vous ne sortiez pas? --Mais, Monsieur, j'ai un peu de fievre. Il toucha sa main. --Pas en ce moment en tout cas. Et puis la belle excuse! Ne savez-vous pas que nous laissons au grand air, que nous suralimentons, des tuberculeux qui ont jusqu'a 39 deg.? --Mais j'ai aussi un peu d'albumine. --Vous ne devriez pas le savoir. Vous avez ce que j'ai decrit sous le nom d'albumine mentale. Nous avons tous eu, au cours d'une indisposition, notre petite crise d'albumine que notre medecin s'est empresse de rendre durable en nous la signalant. Pour une affection que les medecins guerissent avec des medicaments (on assure, du moins, que cela est arrive quelquefois), ils en produisent dix chez des sujets bien portants, en leur inoculant cet agent pathogene, plus virulent mille fois que tous les microbes, l'idee qu'on est malade. Une telle croyance, puissante sur le temperament de tous, agit avec une efficacite particuliere chez les nerveux. Dites-leur qu'une fenetre fermee est ouverte dans leur dos, ils commencent a eternuer; faites-leur croire que vous avez mis de la magnesie dans leur potage, ils seront pris de coliques; que leur cafe etait plus fort que d'habitude, ils ne fermeront pas l'oeil de la nuit. Croyez-vous, Madame, qu'il ne m'a pas suffi de voir vos yeux, d'entendre seulement la facon dont vous vous exprimez, que dis-je? de voir Madame votre fille et votre petit-fils qui vous ressemblent tant, pour connaitre a qui j'avais affaire? "Ta grand'mere pourrait peut-etre aller s'asseoir, si le docteur le lui permet, dans une allee calme des Champs-Elysees, pres de ce massif de lauriers devant lequel tu jouais autrefois", me dit ma mere consultant ainsi indirectement du Boulbon et de laquelle la voix prenait, a cause de cela, quelque chose de timide et de deferent qu'elle n'aurait pas eu si elle s'etait adressee a moi seul. Le docteur se tourna vers ma grand'mere et, comme il n'etait pas moins lettre que savant: "Allez aux Champs-Elysees, Madame, pres du massif de lauriers qu'aime votre petit-fils. Le laurier vous sera salutaire. Il purifie. Apres avoir extermine le serpent Python, c'est une branche de laurier a la main qu'Apollon fit son entree dans Delphes. Il voulait ainsi se preserver des germes mortels de la bete venimeuse. Vous voyez que le laurier est le plus ancien, le plus venerable, et j'ajouterai--ce qui a sa valeur en therapeutique, comme en prophylaxie--le plus beau des antiseptiques." Comme une grande partie de ce que savent les medecins leur est enseignee par les malades, ils sont facilement portes a croire que ce savoir des "patients" est le meme chez tous, et ils se flattent d'etonner celui aupres de qui ils se trouvent avec quelque remarque apprise de ceux qu'ils ont auparavant soignes. Aussi fut-ce avec le fin sourire d'un Parisien qui, causant avec un paysan, espererait l'etonner en se servant d'un mot de patois, que le docteur du Boulbon dit a ma grand'mere: "Probablement les temps de vent reussissent a vous faire dormir la ou echoueraient les, plus puissants hypnotiques.--Au contraire, Monsieur, le vent m'empeche absolument de dormir." Mais les medecins sont susceptibles. "Ach!" murmura du Boulbon en froncant les sourcils, comme si on lui avait marche sur le pied et si les insomnies de ma grand'mere par les nuits de tempete etaient pour lui une injure personnelle. Il n'avait pas tout de meme trop d'amour-propre, et comme, en tant qu'"esprit superieur", il croyait de son devoir de ne pas ajouter foi a la medecine, il reprit vite sa serenite philosophique. Ma mere, par desir passionne d'etre rassuree par l'ami de Bergotte, ajouta a l'appui de son dire qu'une cousine germaine de ma grand'mere, en proie a une affection nerveuse, etait restee sept ans cloitree dans sa chambre a coucher de Combray, sans se lever qu'une fois ou deux par semaine. --Vous voyez, Madame, je ne le savais pas, et j'aurais pu vous le dire. --Mais, Monsieur, je ne suis nullement comme elle, au contraire; mon medecin ne peut pas me faire rester couchee, dit ma grand'mere, soit qu'elle fut un peu agacee par les theories du docteur ou desireuse de lui soumettre les objections qu'on y pouvait faire, dans l'espoir qu'il les refuterait, et que, une fois qu'il serait parti, elle n'aurait plus en elle-meme aucun doute a elever sur son heureux diagnostic. --Mais naturellement, Madame, on ne peut pas avoir, pardonnez-moi le mot, toutes les vesanies; vous en avez d'autres, vous n'avez pas celle-la. Hier, j'ai visite une maison de sante pour neurastheniques. Dans le jardin, un homme etait debout sur un banc, immobile comme un fakir, le cou incline dans une position qui devait etre fort penible. Comme je lui demandais ce qu'il faisait la, il me repondit sans faire un mouvement ni tourner la tete: "Docteur, je suis extremement rhumatisant et enrhumable, je viens de prendre trop d'exercice, et pendant que je me donnais betement chaud ainsi, mon cou etait appuye contre mes flanelles. Si maintenant je l'eloignais de ces flanelles avant d'avoir laisse tomber ma chaleur, je suis sur de prendre un torticolis et peut-etre une bronchite." Et il l'aurait pris, en effet. "Vous etes un joli neurasthenique, voila ce que vous etes", lui dis-je. Savez-vous la raison qu'il me donna pour me prouver que non? C'est que, tandis que tous les malades de l'etablissement avaient la manie de prendre leur poids, au point qu'on avait du mettre un cadenas a la balance pour qu'ils ne passassent pas toute la journee a se peser, lui on etait oblige de le forcer a monter sur la bascule, tant il en avait peu envie. Il triomphait de n'avoir pas la manie des autres, sans penser qu'il avait aussi la sienne et que c'etait elle qui le preservait d'une autre. Ne soyez pas blessee de la comparaison, Madame, car cet homme qui n'osait pas tourner le cou de peur de s'enrhumer est le plus grand poete de notre temps. Ce pauvre maniaque est la plus haute intelligence que je connaisse. Supportez d'etre appelee une nerveuse. Vous appartenez a cette famille magnifique et lamentable qui est le sel de la terre. Tout ce que nous connaissons de grand nous vient des nerveux. Ce sont eux et non pas d'autres qui ont fonde les religions et compose les chefs-d'oeuvre. Jamais le monde ne saura tout ce qu'il leur doit et surtout ce qu'eux ont souffert pour le lui donner. Nous goutons les fines musiques, les beaux tableaux, mille delicatesses, mais nous ne savons pas ce qu'elles ont coute, a ceux qui les inventerent, d'insomnies, de pleurs, de rires spasmodiques, d'urticaires, d'asthmes, d'epilepsies, d'une angoisse de mourir qui est pire que tout cela, et que vous connaissez peut-etre, Madame, ajouta-t-il en souriant a ma grand'mere, car, avouez-le, quand je suis venu, vous n'etiez pas tres rassuree. Vous vous croyiez malade, dangereusement malade peut-etre. Dieu sait de quelle affection vous croyiez decouvrir en vous les symptomes. Et vous ne vous trompiez pas, vous les aviez. Le nervosisme est un pasticheur de genie. Il n'y a pas de maladie qu'il ne contrefasse a merveille. Il imite a s'y meprendre la dilatation des dyspeptiques, les nausees de la grossesse, l'arythmie du cardiaque, la febricite du tuberculeux. Capable de tromper le medecin, comment ne tromperait-il pas le malade? Ah! ne croyez pas que je raille vos maux, je n'entreprendrais pas de les soigner si je ne savais pas les comprendre. Et, tenez, il n'y a de bonne confession que reciproque. Je vous ai dit que sans maladie nerveuse il n'est pas de grand artiste, qui plus est, ajouta-t-il en elevant gravement l'index, il n'y a pas de grand savant. J'ajouterai que, sans qu'il soit atteint lui-meme de maladie nerveuse, il n'est pas, ne me faites pas dire de bon medecin, mais seulement de medecin correct des maladies nerveuses. Dans la pathologie nerveuse, un medecin qui ne dit pas trop de betises, c'est un malade a demi gueri, comme un critique est un poete qui ne fait plus de vers, un policier un voleur qui n'exerce plus. Moi, Madame, je ne me crois pas comme vous albuminurique, je n'ai pas la peur nerveuse de la nourriture, du grand air, mais je ne peux pas m'endormir sans m'etre releve plus de vingt fois pour voir si ma porte est fermee. Et cette maison de sante ou j'ai trouve hier un poete qui ne tournait pas le cou, j'y allais retenir une chambre, car, ceci entre nous, j'y passe mes vacances a me soigner quand j'ai augmente mes maux en me fatiguant trop a guerir ceux des autres. --Mais, Monsieur, devrais-je faire une cure semblable? dit avec effroi ma grand'mere. --C'est inutile, Madame. Les manifestations que vous accusez cederont devant ma parole. Et puis vous avez pres de vous quelqu'un de tres puissant que je constitue desormais votre medecin. C'est votre mal, votre suractivite nerveuse. Je saurais la maniere de vous en guerir, je me garderais bien de le faire. Il me suffit de lui commander. Je vois sur votre table un ouvrage de Bergotte. Guerie de votre nervosisme, vous ne l'aimeriez plus. Or, me sentirais-je le droit d'echanger les joies qu'il procure contre une integrite nerveuse qui serait bien incapable de vous les donner? Mais ces joies memes, c'est un puissant remede, le plus puissant de tous peut-etre. Non, je n'en veux pas a votre energie nerveuse. Je lui demande seulement de m'ecouter; je vous confie a elle. Qu'elle fasse machine en arriere. La force qu'elle mettait pour vous empecher de vous promener, de prendre assez de nourriture, qu'elle l'emploie a vous faire manger, a vous faire lire, a vous faire sortir, a vous distraire de toutes facons. Ne me dites pas que vous etes fatiguee. La fatigue est la realisation organique d'une idee preconcue. Commencez par ne pas la penser. Et si jamais vous avez une petite indisposition, ce qui peut arriver a tout le monde, ce sera comme si vous ne l'aviez pas, car elle aura fait de vous, selon un mot profond de M. de Talleyrand, un bien portant imaginaire. Tenez, elle a commence a vous guerir, vous m'ecoutez toute droite, sans vous etre appuyee une fois, l'oeil vif, la mine bonne, et il y a de cela une demi-heure d'horloge et vous ne vous en etes pas apercue. Madame, j'ai bien l'honneur de vous saluer. Quand, apres avoir reconduit le docteur du Boulbon, je rentrai dans la chambre ou ma mere etait seule, le chagrin qui m'oppressait depuis plusieurs semaines s'envola, je sentis que ma mere allait laisser eclater sa joie et qu'elle allait voir la mienne, j'eprouvai cette impossibilite de supporter l'attente de l'instant prochain ou, pres de nous, une personne va etre emue qui, dans un autre ordre, est un peu comme la peur qu'on eprouve quand on sait que quelqu'un va entrer pour vous effrayer par une porte qui est encore fermee; je voulus dire un mot a maman, mais ma voix se brisa, et fondant en larmes, je restai longtemps, la tete sur son epaule, a pleurer, a gouter, a accepter, a cherir la douleur, maintenant que je savais qu'elle etait sortie de ma vie, comme nous aimons a nous exalter de vertueux projets que les circonstances ne nous permettent pas de mettre a execution. Francoise m'exaspera en ne prenant pas part a notre joie. Elle etait tout emue parce qu'une scene terrible avait eclate entre le valet de pied et le concierge rapporteur. Il avait fallu que la duchesse, dans sa bonte, intervint, retablit un semblant de paix et pardonnat au valet de pied. Car elle etait bonne, et c'aurait ete la place ideale si elle n'avait pas ecoute les "racontages". On commencait deja depuis plusieurs jours a savoir ma grand'mere souffrante et a prendre de ses nouvelles. Saint-Loup m'avait ecrit: "Je ne veux pas profiter de ces heures ou ta chere grand'mere n'est pas bien pour te faire ce qui est beaucoup plus que des reproches et ou elle n'est pour rien. Mais je mentirais en te disant, fut-ce par preterition, que je n'oublierai jamais la perfidie de ta conduite et qu'il n'y aura jamais un pardon pour ta fourberie et ta trahison." Mais des amis, jugeant ma grand'mere peu souffrante (on ignorait meme qu'elle le fut du tout), m'avaient demande de les prendre le lendemain aux Champs-Elysees pour aller de la faire une visite et assister, a la campagne, a un diner qui m'amusait. Je n'avais plus aucune raison de renoncer a ces deux plaisirs. Quand on avait dit a ma grand'mere qu'il faudrait maintenant, pour obeir au docteur du Boulbon, qu'elle se promenat beaucoup, on a vu qu'elle avait tout de suite parle des Champs-Elysees. Il me serait aise de l'y conduire; pendant qu'elle serait assise a lire, de m'entendre avec mes amis sur le lieu ou nous retrouver, et j'aurais encore le temps, en me depechant, de prendre avec eux le train pour Ville-d'Avray. Au moment convenu, ma grand'mere ne voulut pas sortir, se trouvant fatiguee. Mais ma mere, instruite par du Boulbon, eut l'energie de se facher et de se faire obeir. Elle pleurait presque a la pensee que ma grand'mere allait retomber dans sa faiblesse nerveuse, et ne s'en releverait plus. Jamais un temps aussi beau et chaud ne se preterait si bien a sa sortie. Le soleil changeant de place intercalait ca et la dans la solidite rompue du balcon ses inconsistantes mousselines et donnait a la pierre de taille un tiede epiderme, un halo d'or imprecis. Comme Francoise n'avait pas eu le temps d'envoyer un "tube" a sa fille, elle nous quitta des apres le dejeuner. Ce fut deja bien beau qu'avant elle entrat chez Jupien pour faire faire un point au mantelet que ma grand'mere mettrait pour sortir. Rentrant moi-meme a ce moment-la de ma promenade matinale, j'allai avec elle chez le giletier. "Est-ce votre jeune maitre qui vous amene ici, dit Jupien a Francoise, est-ce vous qui me l'amenez, ou bien est-ce quelque bon vent et la fortune qui vous amenent tous les deux?" Bien qu'il n'eut pas fait ses classes, Jupien respectait aussi naturellement la syntaxe que M. de Guermantes, malgre bien des efforts, la violait. Une fois Francoise partie et le mantelet repare, il fallut que ma grand-mere s'habillat; Ayant refuse obstinement que maman restat avec elle, elle mit, toute seule, un temps infini a sa toilette, et maintenant que je savais qu'elle etait bien portante, et avec cette etrange indifference que nous avons pour nos parents tant qu'ils vivent, qui fait que nous les faisons passer apres tout le monde, je la trouvais bien egoiste d'etre si longue, de risquer de me mettre en retard quand elle savait que j'avais rendez-vous avec des amis et devais diner a Ville-d'Avray. D'impatience, je finis par descendre d'avance, apres qu'on m'eut dit deux fois qu'elle allait etre prete. Enfin elle me rejoignit, sans me demander pardon de son retard comme elle faisait d'habitude dans ces cas-la, rouge et distraite comme une personne qui est pressee et qui a oublie la moitie de ses affaires, comme j'arrivais pres de la porte vitree entr'ouverte qui, sans les en rechauffer le moins du monde, laissait entrer l'air liquide, gazouillant et tiede du dehors, comme si on avait ouvert un reservoir, entre les glaciales parois de l'hotel. --Mon Dieu, puisque tu vas voir des amis, j'aurais pu mettre un autre mantelet. J'ai l'air un peu malheureux avec cela. Je fus frappe comme elle etait congestionnee et compris que, s'etant mise en retard, elle avait du beaucoup se depecher. Comme nous venions de quitter le fiacre a l'entree de l'avenue Gabriel, dans les Champs-Elysees, je vis ma grand'mere qui, sans me parler, s'etait detournee et se dirigeait vers le petit pavillon ancien, grillage de vert, ou un jour j'avais attendu Francoise. Le meme garde forestier qui s'y trouvait alors y etait encore aupres de la "marquise", quand, suivant ma grand'mere qui, parce qu'elle avait sans doute une nausee, tenait sa main devant sa bouche, je montai les degres du petit theatre rustique edifie au milieu des jardins. Au controle, comme dans ces cirques forains ou le clown, pret a entrer en scene et tout enfarine, recoit lui-meme a la porte le prix des places, la "marquise", percevant les entrees, etait toujours la avec son museau enorme et irregulier enduit de platre grossier, et son petit bonnet de fleurs rouges et de dentelle noire surmontant sa perruque rousse. Mais je ne crois pas qu'elle me reconnut. Le garde, delaissant la surveillance des verdures, a la couleur desquelles etait assorti son uniforme, causait, assis a cote d'elle. --Alors, disait-il, vous etes toujours la. Vous ne pensez pas a vous retirer. --Et pourquoi que je me retirerais, Monsieur? Voulez-vous me dire ou je serais mieux qu'ici, ou j'aurais plus mes aises et tout le confortable? Et puis toujours du va-et-vient, de la distraction; c'est ce que j'appelle mon petit Paris: mes clients me tiennent au courant de ce qui se passe. Tenez, Monsieur, il y en a un qui est sorti il n'y a pas plus de cinq minutes, c'est un magistrat tout ce qu'il y a de plus haut place. Eh bien! Monsieur, s'ecria-t-elle avec ardeur comme prete a soutenir cette assertion par la violence--si l'agent de l'autorite avait fait mine d'en contester l'exactitude,--depuis huit ans, vous m'entendez bien, tous les jours que Dieu a faits, sur le coup de 3 heures, il est ici, toujours poli, jamais un mot plus haut que l'autre, ne salissant jamais rien, il reste plus d'une demi-heure pour lire ses journaux en faisant ses petits besoins. Un seul jour il n'est pas venu. Sur le moment je ne m'en suis pas apercue, mais le soir tout d'un coup je me suis dit: "Tiens, mais ce monsieur n'est pas venu, il est peut-etre mort." Ca m'a fait quelque chose parce que je m'attache quand le monde est bien. Aussi j'ai ete bien contente quand je l'ai revu le lendemain, je lui ai dit: "Monsieur, il ne vous etait rien arrive hier?" Alors il m'a dit comme ca qu'il ne lui etait rien arrive a lui, que c'etait sa femme qui etait morte, et qu'il avait ete si retourne qu'il n'avait pas pu venir. Il avait l'air triste assurement, vous comprenez, des gens qui etaient maries depuis vingt-cinq ans, mais il avait l'air content tout de meme de revenir. On sentait qu'il avait ete tout derange dans ses petites habitudes. J'ai tache de le remonter, je lui ai dit: "Il ne faut pas se laisser aller. Venez comme avant, dans votre chagrin ca vous fera une petite distraction." La "marquise" reprit un ton plus doux, car elle avait constate que le protecteur des massifs et des pelouses l'ecoutait avec bonhomie sans songer a la contredire, gardant inoffensive au fourreau une epee qui avait plutot l'air de quelque instrument de jardinage ou de quelque attribut horticole. --Et puis, dit-elle, je choisis mes clients, je ne recois pas tout le monde dans ce que j'appelle mes salons. Est-ce que ca n'a pas l'air d'un salon, avec mes fleurs? Comme j'ai des clients tres aimables, toujours l'un ou l'autre veut m'apporter une petite branche de beau lilas, de jasmin, ou des roses, ma fleur preferee. L'idee que nous etions peut-etre mal juges par cette dame en ne lui apportant jamais ni lilas, ni belles roses me fit rougir, et pour tacher d'echapper physiquement--ou de n'etre juge par elle que par contumace--a un mauvais jugement, je m'avancai vers la porte de sortie. Mais ce ne sont pas toujours dans la vie les personnes qui apportent les belles roses pour qui on est le plus aimable, car la "marquise", croyant que je m'ennuyais, s'adressa a moi: --Vous ne voulez pas que je vous ouvre une petite cabine? Et comme je refusais: --Non, vous ne voulez pas? ajouta-t-elle avec un sourire; c'etait de bon coeur, mais je sais bien que ce sont des besoins qu'il ne suffit pas de ne pas payer pour les avoir. A ce moment une femme mal vetue entra precipitamment qui semblait precisement les eprouver. Mais elle ne faisait pas partie du monde de la "marquise", car celle-ci, avec une ferocite de snob, lui dit sechement: --Il n'y a rien de libre, Madame. --Est-ce que ce sera long? demanda la pauvre dame, rouge sous ses fleurs jaunes. --Ah! Madame, je vous conseille d'aller ailleurs, car, vous voyez, il y a encore ces deux messieurs qui attendent, dit-elle en nous montrant moi et le garde, et je n'ai qu'un cabinet, les autres sont en reparation. "Ca a une tete de mauvais payeur, dit la "marquise". Ce n'est pas le genre d'ici, ca n'a pas de proprete, pas de respect, il aurait fallu que ce soit moi qui passe une heure a nettoyer pour madame. Je ne regrette pas ses deux sous." Enfin ma grand'mere sortit, et songeant qu'elle ne chercherait pas a effacer par un pourboire l'indiscretion qu'elle avait montree en restant un temps pareil, je battis en retraite pour ne pas avoir une part du dedain que lui temoignerait sans doute la "marquise", et je m'engageai dans une allee, mais lentement, pour que ma grand'mere put facilement me rejoindre et continuer avec moi. C'est ce qui arriva bientot. Je pensais que ma grand'mere allait me dire: "Je t'ai fait bien attendre, j'espere que tu ne manqueras tout de meme pas tes amis", mais elle ne prononca pas une seule parole, si bien qu'un peu decu, je ne voulus pas lui parler le premier; enfin levant les yeux vers elle, je vis que, tout en marchant aupres de moi, elle tenait la tete tournee de l'autre cote. Je craignais qu'elle n'eut encore mal au coeur. Je la regardai mieux et fus frappe de sa demarche saccadee. Son chapeau etait de travers, son manteau sale, elle avait l'aspect desordonne et mecontent, la figure rouge et preoccupee d'une personne qui vient d'etre bousculee par une voiture ou qu'on a retiree d'un fosse. --J'ai eu peur que tu n'aies eu une nausee, grand'mere; te sens-tu mieux? lui dis-je. Sans doute pensa-t-elle qu'il lui etait impossible, sans m'inquieter, de ne pas me repondre. --J'ai entendu toute la conversation entre la "marquise" et le garde, me dit-elle. C'etait on ne peut plus Guermantes et petit noyau Verdurin. Dieu! qu'en termes galants ces choses-la etaient mises. Et elle ajouta encore, avec application, ceci de sa marquise a elle, Mme de Sevigne: "En les ecoutant je pensais qu'ils me preparaient les delices d'un adieu." Voila le propos qu'elle me tint et ou elle avait mis toute sa finesse, son gout des citations, sa memoire des classiques, un peu plus meme qu'elle n'eut fait d'habitude et comme pour montrer qu'elle gardait bien tout cela en sa possession. Mais ces phrases, je les devinai plutot que je ne les entendis, tant elle les prononca d'une voix ronchonnante et en serrant les dents plus que ne pouvait l'expliquer la peur de vomir. --Allons, lui dis-je assez legerement pour n'avoir pas l'air de prendre trop au serieux son malaise, puisque tu as un peu mal au coeur, si tu veux bien nous allons rentrer, je ne veux pas promener aux Champs-Elysees une grand'mere qui a une indigestion. --Je n'osais pas te le proposer a cause de tes amis, me repondit-elle. Pauvre petit! Mais puisque tu le veux bien, c'est plus sage. J'eus peur qu'elle ne remarquat la facon dont elle prononcait ces mots. --Voyons, lui dis-je brusquement, ne te fatigue donc pas a parler, puisque tu as mal au coeur; c'est absurde, attends au moins que nous soyons rentres. Elle me sourit tristement et me serra la main. Elle avait compris qu'il n'y avait pas a me cacher ce que j'avais devine tout de suite: qu'elle venait d'avoir une petite attaque. CHAPITRE PREMIER MALADIE DE MA GRAND'MERE. MALADIE DE BERGOTTE. LE DUC ET LE MEDECIN. DECLIN DE MA GRAND'MERE. SA MORT. Nous retraversames l'avenue Gabriel, au milieu de la foule des promeneurs. Je fis asseoir ma grand'mere sur un banc et j'allai chercher un fiacre. Elle, au coeur de qui je me placais toujours pour juger la personne la plus insignifiante, elle m'etait maintenant fermee, elle etait devenue une partie du monde exterieur, et plus qu'a de simples passants, j'etais force de lui taire ce que je pensais de son etat, de lui taire mon inquietude. Je n'aurais pu lui en parler avec plus de confiance qu'a une etrangere. Elle venait de me restituer les pensees, les chagrins que depuis mon enfance je lui avais confies pour toujours. Elle n'etait pas morte encore. J'etais deja seul. Et meme ces allusions qu'elle avait faites aux Guermantes, a Moliere, a nos conversations sur le petit noyau, prenaient un air sans appui, sans cause, fantastique, parce qu'elles sortaient du neant de ce meme etre qui, demain peut-etre, n'existerait plus, pour lequel elles n'auraient plus aucun sens, de ce neant--incapable de les concevoir--que ma grand'mere serait bientot. --Monsieur, je ne dis pas, mais vous n'avez pas pris de rendez-vous avec moi, vous n'avez pas de numero. D'ailleurs, ce n'est pas mon jour de consultation. Vous devez avoir votre medecin. Je ne peux pas me substituer, a moins qu'il ne me fasse appeler en consultation. C'est une question de deontologie.... Au moment ou je faisais signe a un fiacre, j'avais rencontre le fameux professeur E..., presque ami de mon pere et de mon grand-pere, en tout cas en relations avec eux, lequel demeurait avenue Gabriel, et, pris d'une inspiration subite, je l'avais arrete au moment ou il rentrait, pensant qu'il serait peut-etre d'un excellent conseil pour ma grand'mere. Mais, presse, apres avoir pris ses lettres, il voulait m'econduire, et je ne pus lui parler qu'en montant avec lui dans l'ascenseur, dont il me pria de le laisser manoeuvrer les boutons, c'etait chez lui une manie. --Mais, Monsieur, je ne demande pas que vous receviez ma grand'mere, vous comprendrez apres ce que je vais vous dire, qu'elle est peu en etat, je vous demande au contraire de passer d'ici une demi-heure chez nous, ou elle sera rentree. --Passer chez vous? mais, Monsieur, vous n'y pensez pas. Je dine chez le Ministre du Commerce, il faut que je fasse une visite avant, je vais m'habiller tout de suite; pour comble de malheur mon habit a ete dechire et l'autre n'a pas de boutonniere pour passer les decorations. Je vous en prie, faites-moi le plaisir de ne pas toucher les boutons de l'ascenseur, vous ne savez pas le manoeuvrer, il faut etre prudent en tout. Cette boutonniere va me retarder encore. Enfin, par amitie pour les votres, si votre grand'mere vient tout de suite je la recevrai. Mais je vous previens que je n'aurai qu'un quart d'heure bien juste a lui donner. J'etais reparti aussitot, n'etant meme pas sorti de l'ascenseur que le professeur E... avait mis lui-meme en marche pour me faire descendre, non sans me regarder avec mefiance. Nous disons bien que l'heure de la mort est incertaine, mais quand nous disons cela, nous nous representons cette heure comme situee dans un espace vague et lointain, nous ne pensons pas qu'elle ait un rapport quelconque avec la journee deja commencee et puisse signifier que la mort--ou sa premiere prise de possession partielle de nous, apres laquelle elle ne nous lachera plus--pourra se produire dans cet apres-midi meme, si peu incertain, cet apres-midi ou l'emploi de toutes les heures est regle d'avance. On tient a sa promenade pour avoir dans un mois le total de bon air necessaire, on a hesite sur le choix d'un manteau a emporter, du cocher a appeler, on est en fiacre, la journee est tout entiere devant vous, courte, parce qu'on veut etre rentre a temps pour recevoir une amie; on voudrait qu'il fit aussi beau le lendemain; et on ne se doute pas que la mort, qui cheminait en vous dans un autre plan, au milieu d'une impenetrable obscurite, a choisi precisement ce jour-la pour entrer en scene, dans quelques minutes, a peu pres a l'instant ou la voiture atteindra les Champs-Elysees. Peut-etre ceux que hante d'habitude l'effroi de la singularite particuliere a la mort, trouveront-ils quelque chose de rassurant a ce genre de mort-la--a ce genre de premier contact avec la mort--parce qu'elle y revet une apparence connue, familiere, quotidienne. Un bon dejeuner l'a precedee et la meme sortie que font des gens bien portants. Un retour en voiture decouverte se superpose a sa premiere atteinte; si malade que fut ma grand'mere, en somme plusieurs personnes auraient pu dire qu'a six heures, quand nous revinmes des Champs-Elysees, elles l'avaient saluee, passant en voiture decouverte, par un temps superbe. Legrandin, qui se dirigeait vers la place de la Concorde, nous donna un coup de chapeau, en s'arretant, l'air etonne. Moi qui n'etais pas encore detache de la vie, je demandai a ma grand'mere si elle lui avait repondu, lui rappelant qu'il etait susceptible. Ma grand'mere, me trouvant sans doute bien leger, leva sa main en l'air comme pour dire: "Qu'est-ce que cela fait? cela n'a aucune importance." Oui, on aurait pu dire tout a l'heure, pendant que je cherchais un fiacre, que ma grand'mere etait assise sur un banc, avenue Gabriel, qu'un peu apres elle avait passe en voiture decouverte. Mais eut-ce ete bien vrai? Le banc, lui, pour qu'il se tienne dans une avenue--bien qu'il soit soumis aussi a certaines conditions d'equilibre--n'a pas besoin d'energie. Mais pour qu'un etre vivant soit stable, meme appuye sur un banc ou dans une voiture, il faut une tension de forces que nous ne percevons pas, d'habitude, plus que nous ne percevons (parce qu'elle s'exerce dans tous les sens) la pression atmospherique. Peut-etre si on faisait le vide en nous et qu'on nous laissat supporter la pression de l'air, sentirions-nous, pendant l'instant qui precederait notre destruction, le poids terrible que rien ne neutraliserait plus. De meme, quand les abimes de la maladie et de la mort s'ouvrent en nous et que nous n'avons plus rien a opposer au tumulte avec lequel le monde et notre propre corps se ruent sur nous, alors soutenir meme la pesee de nos muscles, meme le frisson qui devaste nos moelles, alors, meme nous tenir immobiles dans ce que nous croyons d'habitude n'etre rien que la simple position negative d'une chose, exige, si l'on veut que la tete reste droite et le regard calme, de l'energie vitale, et devient l'objet d'une lutte epuisante. Et si Legrandin nous avait regardes de cet air etonne, c'est qu'a lui comme a ceux qui passaient alors, dans le fiacre ou ma grand'mere semblait assise sur la banquette, elle etait apparue sombrant, glissant a l'abime, se retenant desesperement aux coussins qui pouvaient a peine retenir son corps precipite, les cheveux en desordre, l'oeil egare, incapable de plus faire face a l'assaut des images que ne reussissait plus a porter sa prunelle. Elle etait apparue, bien qu'a cote de moi, plongee dans ce monde inconnu au sein duquel elle avait deja recu les coups dont elle portait les traces quand je l'avais vue tout a l'heure aux Champs-Elysees, son chapeau, son visage, son manteau deranges par la main de l'ange invisible avec lequel elle avait lutte. J'ai pense, depuis, que ce moment de son attaque n'avait pas du surprendre entierement ma grand'mere, que peut-etre meme elle l'avait prevu longtemps d'avance, avait vecu dans son attente. Sans doute, elle n'avait pas su quand ce moment fatal viendrait, incertaine, pareille aux amants qu'un doute du meme genre porte tour a tour a fonder des espoirs deraisonnables et des soupcons injustifies sur la fidelite de leur maitresse. Mais il est rare que ces grandes maladies, telles que celle qui venait enfin de la frapper en plein visage, n'elisent pas pendant longtemps domicile chez le malade avant de le tuer, et durant cette periode ne se fassent pas assez vite, comme un voisin ou un locataire "liant", connaitre de lui. C'est une terrible connaissance, moins par les souffrances qu'elle cause que par l'etrange nouveaute des restrictions definitives qu'elle impose a la vie. On se voit mourir, dans ce cas, non pas a l'instant meme de la mort, mais des mois, quelquefois des annees auparavant, depuis qu'elle est hideusement venue habiter chez nous. La malade fait la connaissance de l'etranger qu'elle entend aller et venir dans son cerveau. Certes elle ne le connait pas de vue, mais des bruits qu'elle l'entend regulierement faire elle deduit ses habitudes. Est-ce un malfaiteur? Un matin, elle ne l'entend plus. Il est parti. Ah! si c'etait pour toujours! Le soir, il est revenu. Quels sont ses desseins? Le medecin consultant, soumis a la question, comme une maitresse adoree, repond par des serments tel jour crus, tel jour mis en doute. Au reste, plutot que celui de la maitresse, le medecin joue le role des serviteurs interroges. Ils ne sont que des tiers. Celle que nous pressons, dont nous soupconnons qu'elle est sur le point de nous trahir, c'est la vie elle-meme, et malgre que nous ne la sentions plus la meme, nous croyons encore en elle, nous demeurons en tout cas dans le doute jusqu'au jour qu'elle nous a enfin abandonnes. Je mis ma grand'mere dans l'ascenseur du professeur E..., et au bout d'un instant il vint a nous et nous fit passer dans son cabinet. Mais la, si presse qu'il fut, son air rogue changea, tant les habitudes sont fortes, et il avait celle d'etre aimable, voire enjoue, avec ses malades. Comme il savait ma grand'mere tres lettree et qu'il l'etait aussi, il se mit a lui citer pendant deux ou trois minutes de beaux vers sur l'Ete radieux qu'il faisait. Il l'avait assise dans un fauteuil, lui a contre-jour, de maniere a bien la voir. Son examen fut minutieux, necessita meme que je sortisse un instant. Il le continua encore, puis ayant fini, se mit, bien que le quart d'heure touchat a sa fin, a refaire quelques citations a ma grand'mere. Il lui adressa meme quelques plaisanteries assez fines, que j'eusse prefere entendre un autre jour, mais qui me rassurerent completement par le ton amuse du docteur. Je me rappelai alors que M. Fallieres, president du Senat, avait eu, il y avait nombre d'annees, une fausse attaque, et qu'au desespoir de ses concurrents, il s'etait mis trois jours apres a reprendre ses fonctions et preparait, disait-on, une candidature plus ou moins lointaine a la presidence de la Republique. Ma confiance en un prompt retablissement de ma grand'mere fut d'autant plus complete, que, au moment ou je me rappelais l'exemple de M. Fallieres, je fus tire de la pensee de ce rapprochement par un franc eclat de rire qui termina une plaisanterie du professeur E.... Sur quoi il tira sa montre, fronca fievreusement le sourcil en voyant qu'il etait en retard de cinq minutes, et tout en nous disant adieu sonna pour qu'on apportat immediatement son habit. Je laissai ma grand'mere passer devant, refermai la porte et demandai la verite au savant. --Votre grand'mere est perdue, me dit-il. C'est une attaque provoquee par l'uremie. En soi, l'uremie n'est pas fatalement un mal mortel, mais le cas me parait desespere. Je n'ai pas besoin de vous dire que j'espere me tromper. Du reste, avec Cottard, vous etes en excellentes mains. Excusez-moi, me dit-il en voyant entrer une femme de chambre qui portait sur le bras l'habit noir du professeur. Vous savez que je dine chez le Ministre du Commerce, j'ai une visite a faire avant. Ah! la vie n'est pas que roses, comme on le croit a votre age. Et il me tendit gracieusement la main. J'avais referme la porte et un valet nous guidait dans l'antichambre, ma grand'mere et moi, quand nous entendimes de grands cris de colere. La femme de chambre avait oublie de percer la boutonniere pour les decorations. Cela allait demander encore dix minutes. Le professeur tempetait toujours pendant que je regardais sur le palier ma grand'mere qui etait perdue. Chaque personne est bien seule. Nous repartimes vers la maison. Le soleil declinait; il enflammait un interminable mur que notre fiacre avait a longer avant d'arriver a la rue que nous habitions, mur sur lequel l'ombre, projetee par le couchant, du cheval et de la voiture, se detachait en noir sur le fond rougeatre, comme un char funebre dans une terre cuite de Pompei. Enfin nous arrivames. Je fis asseoir la malade en bas de l'escalier dans le vestibule, et je montai prevenir ma mere. Je lui dis que ma grand'mere rentrait un peu souffrante, ayant eu un etourdissement. Des mes premiers mots, le visage de ma mere atteignit au paroxysme d'un desespoir pourtant deja si resigne, que je compris que depuis bien des annees elle le tenait tout pret en elle pour un jour incertain et fatal. Elle ne me demanda rien; il semblait, de meme que la mechancete aime a exagerer les souffrances des autres, que par tendresse elle ne voulut pas admettre que sa mere fut tres atteinte, surtout d'une maladie qui peut toucher l'intelligence. Maman frissonnait, son visage pleurait sans larmes, elle courut dire qu'on allat chercher le medecin, mais comme Francoise demandait qui etait malade, elle ne put repondre, sa voix s'arreta dans sa gorge. Elle descendit en courant avec moi, effacant de sa figure le sanglot qui la plissait. Ma grand'mere attendait en bas sur le canape du vestibule, mais des qu'elle nous entendit, se redressa, se tint debout, fit a maman des signes gais de la main. Je lui avais enveloppe a demi la tete avec une mantille en dentelle blanche, lui disant que c'etait pour qu'elle n'eut pas froid dans l'escalier. Je ne voulais pas que ma mere remarquat trop l'alteration du visage, la deviation de la bouche; ma precaution etait inutile: ma mere s'approcha de grand'mere, embrassa sa main comme celle de son Dieu, la soutint, la souleva jusqu'a l'ascenseur, avec des precautions infinies ou il y avait, avec la peur d'etre maladroite et de lui faire mal, l'humilite de qui se sent indigne de toucher ce qu'il connait de plus precieux, mais pas une fois elle ne leva les yeux et ne regarda le visage de la malade. Peut-etre fut-ce pour que celle-ci ne s'attristat pas en pensant que sa vue avait pu inquieter sa fille. Peut-etre par crainte d'une douleur trop forte qu'elle n'osa pas affronter. Peut-etre par respect, parce qu'elle ne croyait pas qu'il lui fut permis sans impiete de constater la trace de quelque affaiblissement intellectuel dans le visage venere. Peut-etre pour mieux garder plus tard intacte l'image du vrai visage de sa mere, rayonnant d'esprit et de bonte. Ainsi monterent-elles l'une a cote de l'autre, ma grand'mere a demi cachee dans sa mantille, ma mere detournant les yeux. Pendant ce temps il y avait une personne qui ne quittait pas des siens ce qui pouvait se deviner des traits modifies de ma grand'mere que sa fille n'osait pas voir, une personne qui attachait sur eux un regard ebahi, indiscret et de mauvais augure: c'etait Francoise. Non qu'elle n'aimat sincerement ma grand'mere (meme elle avait decue et presque scandalisee par la froideur de maman qu'elle aurait voulu voir se jeter en pleurant dans les bras de sa mere), mais elle avait un certain penchant a envisager toujours le pire, elle avait garde de son enfance deux particularites qui sembleraient devoir s'exclure, mais qui, quand elles sont assemblees, se fortifient: le manque d'education des gens du peuple qui ne cherchent pas a dissimuler l'impression, voire l'effroi douloureux cause en eux par la vue d'un changement physique qu'il serait plus delicat de ne pas paraitre remarquer, et la rudesse insensible de la paysanne qui arrache les ailes des libellules avant qu'elle ait l'occasion de tordre le cou aux poulets et manque de la pudeur qui lui ferait cacher l'interet qu'elle eprouve a voir la chair qui souffre. Quand, grace aux soins parfaits de Francoise, ma grand'mere fut couchee, elle se rendit compte qu'elle parlait beaucoup plus facilement, le petit dechirement ou encombrement d'un vaisseau qu'avait produit l'uremie avait sans doute ete tres leger. Alors elle voulut ne pas faire faute a maman, l'assister dans les instants les plus cruels que celle-ci eut encore traverses. --Eh bien! ma fille, lui dit-elle, en lui prenant la main, et en gardant l'autre devant sa bouche pour donner cette cause apparente a la legere difficulte qu'elle avait encore a prononcer certains mots, voila comme tu plains ta mere! tu as l'air de croire que ce n'est pas desagreable une indigestion! Alors pour la premiere fois les yeux de ma mere se poserent passionnement sur ceux de ma grand'mere, ne voulant pas voir le reste de son visage, et elle dit, commencant la liste de ces faux serments que nous ne pouvons pas tenir: --Maman, tu seras bientot guerie, c'est ta fille qui s'y engage. Et enfermant son amour le plus fort, toute sa volonte que sa mere guerit, dans un baiser a qui elle les confia et qu'elle accompagna de sa pensee, de tout son etre jusqu'au bord de ses levres, elle alla le deposer humblement, pieusement sur le front adore. Ma grand'mere se plaignait d'une espece d'alluvion de couvertures qui se faisait tout le temps du meme cote sur sa jambe gauche et qu'elle ne pouvait pas arriver a soulever. Mais elle ne se rendait pas compte qu'elle en etait elle-meme la cause, de sorte que chaque jour elle accusa injustement Francoise de mal "retaper" son lit. Par un mouvement convulsif, elle rejetait de ce cote tout le flot de ces ecumantes couvertures de fine laine qui s'y amoncelaient comme les sables dans une baie bien vite transformee en greve (si on n'y construit une digue) par les apports successifs du flux. Ma mere et moi (de qui le mensonge etait d'avance perce a jour par Francoise, perspicace et offensante), nous ne voulions meme pas dire que ma grand'mere fut tres malade, comme si cela eut pu faire plaisir aux ennemis que d'ailleurs elle n'avait pas, et eut ete plus affectueux de trouver qu'elle n'allait pas si mal que ca, en somme, par le meme sentiment instinctif qui m'avait fait supposer qu'Andree plaignait trop Albertine pour l'aimer beaucoup. Les memes phenomenes se reproduisent des particuliers a la masse, dans les grandes crises. Dans une guerre, celui qui n'aime pas son pays n'en dit pas de mal, mais le croit perdu, le plaint, voit les choses en noir. Francoise nous rendait un service infini par sa faculte de se passer de sommeil, de faire les besognes les plus dures. Et si, etant allee se coucher apres plusieurs nuits passees debout, on etait oblige de l'appeler un quart d'heure apres qu'elle s'etait endormie, elle etait si heureuse de pouvoir faire des choses penibles comme si elles eussent ete les plus simples du monde que, loin de rechigner, elle montrait sur son visage de la satisfaction et de la modestie. Seulement quand arrivait l'heure de la messe, et l'heure du premier dejeuner, ma grand'mere eut-elle ete agonisante, Francoise se fut eclipsee a temps pour ne pas etre en retard. Elle ne pouvait ni ne voulait etre suppleee par son jeune valet de pied. Certes elle avait apporte de Combray une idee tres haute des devoirs de chacun envers nous; elle n'eut pas tolere qu'un de nos gens nous "manquat". Cela avait fait d'elle une si noble, si imperieuse, si efficace educatrice, qu'il n'y avait jamais eu chez nous de domestiques si corrompus qui n'eussent vite modifie, epure leur conception de la vie jusqu'a ne plus toucher le "sou du franc" et a se precipiter--si peu serviables qu'ils eussent ete jusqu'alors--pour me prendre des mains et ne pas me laisser me fatiguer a porter le moindre paquet. Mais, a Combray aussi, Francoise avait contracte--et importe a Paris--l'habitude de ne pouvoir supporter une aide quelconque dans son travail. Se voir preter un concours lui semblait recevoir une avanie, et des domestiques sont restes des semaines sans obtenir d'elle une reponse a leur salut matinal, sont meme partis en vacances sans qu'elle leur dit adieu et qu'ils devinassent pourquoi, en realite pour la seule raison qu'ils avaient voulu faire un peu de sa besogne, un jour qu'elle etait souffrante. Et en ce moment ou ma grand'mere etait si mal, la besogne de Francoise lui semblait particulierement sienne. Elle ne voulait pas, elle la titulaire, se laisser chiper son role dans ces jours de gala. Aussi son jeune valet de pied, ecarte par elle, ne savait que faire, et non content d'avoir, a l'exemple de Victor, pris mon papier dans mon bureau, il s'etait mis, de plus, a emporter des volumes de vers de ma bibliotheque. Il les lisait, une bonne moitie de la journee, par admiration pour les poetes qui les avaient composes, mais aussi afin, pendant l'autre partie de son temps, d'emailler de citations les lettres qu'il ecrivait a ses amis de village. Certes, il pensait ainsi les eblouir. Mais, comme il avait peu de suite dans les idees, il s'etait forme celle-ci que ces poemes, trouves dans ma bibliotheque, etaient chose connue de tout le monde et a quoi il est courant de se reporter. Si bien qu'ecrivant a ces paysans dont il escomptait la stupefaction, il entremelait ses propres reflexions de vers de Lamartine, comme il eut dit: qui vivra verra, ou meme: bonjour. A cause des souffrances de ma grand'mere on lui permit la morphine. Malheureusement si celle-ci les calmait, elle augmentait aussi la dose d'albumine. Les coups que nous destinions au mal qui s'etait installe en grand'mere portaient toujours a faux; c'etait elle, c'etait son pauvre corps interpose qui les recevait, sans qu'elle se plaignit qu'avec un faible gemissement. Et les douleurs que nous lui causions n'etaient pas compensees par un bien que nous ne pouvions lui faire. Le mal feroce que nous aurions voulu exterminer, c'est a peine si nous l'avions frole, nous ne faisions que l'exasperer davantage, hatant peut-etre l'heure ou la captive serait devoree. Les jours ou la dose d'albumine avait ete trop forte, Cottard apres une hesitation refusait la morphine. Chez cet homme si insignifiant, si commun, il y avait, dans ces courts moments ou il deliberait, ou les dangers d'un traitement et d'un autre se disputaient en lui jusqu'a ce qu'il s'arretat a l'un, la sorte de grandeur d'un general qui, vulgaire dans le reste de la vie, est un grand stratege, et, dans un moment perilleux, apres avoir reflechi un instant, conclut pour ce qui militairement est le plus sage et dit: "Faites face a l'Est." Medicalement, si peu d'espoir qu'il y eut de mettre un terme a cette crise d'uremie, il ne fallait pas fatiguer le rein. Mais, d'autre part, quand ma grand'mere n'avait pas de morphine, ses douleurs devenaient intolerables, elle recommencait perpetuellement un certain mouvement qui lui etait difficile a accomplir sans gemir; pour une grande part, la souffrance est une sorte de besoin de l'organisme de prendre conscience d'un etat nouveau qui l'inquiete, de rendre la sensibilite adequate a cet etat. On peut discerner cette origine de la douleur dans le cas d'incommodites qui n'en sont pas pour tout le monde. Dans une chambre remplie d'une fumee a l'odeur penetrante, deux hommes grossiers entreront et vaqueront a leurs affaires; un troisieme, d'organisation plus fine, trahira un trouble incessant. Ses narines ne cesseront de renifler anxieusement l'odeur qu'il devrait, semble-t-il, essayer de ne pas sentir et qu'il cherchera chaque fois a faire adherer, par une connaissance plus exacte, a son odorat incommode. De la vient sans doute qu'une vive preoccupation empeche de se plaindre d'une rage de dents. Quand ma grand'mere souffrait ainsi, la sueur coulait sur son grand front mauve, y collant les meches blanches, et si elle croyait que nous n'etions pas dans la chambre, elle poussait des cris: "Ah! c'est affreux!", mais si elle apercevait ma mere, aussitot elle employait toute son energie a effacer de son visage les traces de douleur, ou, au contraire, repetait les memes plaintes en les accompagnant d'explications qui donnaient retrospectivement un autre sens a celles que ma mere avait pu entendre: --Ah! ma fille, c'est affreux, rester couchee par ce beau soleil quand on voudrait aller se promener, je pleure de rage contre vos prescriptions. Mais elle ne pouvait empecher le gemissement de ses regards, la sueur de son front, le sursaut convulsif, aussitot reprime, de ses membres. --Je n'ai pas mal, je me plains parce que je suis mal couchee, je me sens les cheveux en desordre, j'ai mal au coeur, je me suis cognee contre le mur. Et ma mere, au pied du lit, rivee a cette souffrance comme si, a force de percer de son regard ce front douloureux, ce corps qui recelait le mal, elle eut du finir par l'atteindre et l'emporter, ma mere disait: --Non, ma petite maman, nous ne te laisserons pas souffrir comme ca, on va trouver quelque chose, prends patience une seconde, me permets-tu de t'embrasser sans que tu aies a bouger? Et penchee sur le lit, les jambes flechissantes, a demi agenouillee, comme si, a force d'humilite, elle avait plus de chance de faire exaucer le don passionne d'elle-meme, elle inclinait vers ma grand'mere toute sa vie dans son visage comme, dans un ciboire qu'elle lui tendait, decore en reliefs de fossettes et de plissements si passionnes, si desoles et si doux qu'on ne savait pas s'ils y etaient creuses par le ciseau d'un baiser, d'un sanglot ou d'un sourire. Ma grand'mere essayait, elle aussi, de tendre vers maman son visage. Il avait tellement change que sans doute, si elle eut eu la force de sortir, on ne l'eut reconnue qu'a la plume de son chapeau. Ses traits, comme dans des seances de modelage, semblaient s'appliquer, dans un effort qui la detournait de tout le reste, a se conformer a certain modele que nous ne connaissions pas. Ce travail de statuaire touchait a sa fin et, si la figure de ma grand'mere avait diminue, elle avait egalement durci. Les veines qui la traversaient semblaient celles, non pas d'un marbre, mais d'une pierre plus rugueuse. Toujours penchee en avant par la difficulte de respirer, en meme temps que repliee sur elle-meme par la fatigue, sa figure fruste, reduite, atrocement expressive, semblait, dans une sculpture primitive, presque prehistorique, la figure rude, violatre, rousse, desesperee de quelque sauvage gardienne de tombeau. Mais toute l'oeuvre n'etait pas accomplie. Ensuite, il faudrait la briser, et puis, dans ce tombeau--qu'on avait si peniblement garde, avec cette dure contraction--descendre. Dans un de ces moments ou, selon l'expression populaire, on ne sait plus a quel saint se vouer, comme ma grand'mere toussait et eternuait beaucoup, on suivit le conseil d'un parent qui affirmait qu'avec le specialiste X... on etait hors d'affaire en trois jours. Les gens du monde disent cela de leur medecin, et on les croit comme Francoise croyait les reclames des journaux. Le specialiste vint avec sa trousse chargee de tous les rhumes de ses clients, comme l'outre d'Eole. Ma grand'mere refusa net de se laisser examiner. Et nous, genes pour le praticien qui s'etait derange inutilement, nous deferames au desir qu'il exprima de visiter nos nez respectifs, lesquels pourtant n'avaient rien. Il pretendait que si, et que migraine ou colique, maladie de coeur ou diabete, c'est une maladie du nez mal comprise. A chacun de nous il dit: "Voila une petite cornee que je serais bien aise de revoir. N'attendez pas trop. Avec quelques pointes de feu je vous debarrasserai." Certes nous pensions a toute autre chose. Pourtant nous nous demandames: "Mais debarrasser de quoi?" Bref tous nos nez etaient malades; il ne se trompa qu'en mettant la chose au present. Car des le lendemain son examen et son pansement provisoire avaient accompli leur effet. Chacun de nous eut son catarrhe. Et comme il rencontrait dans la rue mon pere secoue par des quintes, il sourit a l'idee qu'un ignorant put croire le mal du a son intervention. Il nous avait examines au moment ou nous etions deja malades. La maladie de ma grand'mere donna lieu a diverses personnes de manifester un exces ou une insuffisance de sympathie qui nous surprirent tout autant que le genre de hasard par lequel les uns ou les autres nous decouvraient des chainons de circonstances, ou meme d'amities, que nous n'eussions pas soupconnees. Et les marques d'interet donnees par les personnes qui venaient sans cesse prendre des nouvelles nous revelaient la gravite d'un mal que jusque-la nous n'avions pas assez isole, separe des mille impressions douloureuses ressenties aupres ma grand'mere. Prevenues par depeche, ses soeurs ne quitterent pas Combray. Elles avaient decouvert un artiste qui leur donnait des seances d'excellente musique de chambre, dans l'audition de laquelle elles pensaient trouver, mieux qu'au chevet de la malade, un recueillement, une elevation douloureuse, desquels la forme ne laissa pas de paraitre insolite. Madame Sazerat ecrivit a maman, mais comme une personne dont les fiancailles brusquement rompues (la rupture etait le dreyfusisme) nous ont a jamais separes. En revanche Bergotte vint passer tous les jours plusieurs heures avec moi. Il avait toujours aime a venir se fixer pendant quelque temps dans une meme maison ou il n'eut pas de frais a faire. Mais autrefois c'etait pour y parler sans etre interrompu, maintenant pour garder longuement le silence sans qu'on lui demandat de parler. Car il etait tres malade: les uns disaient d'albuminurie, comme ma grand'mere; selon d'autres il avait une tumeur. Il allait en s'affaiblissant; c'est avec difficulte qu'il montait notre escalier, avec une plus grande encore qu'il le descendait. Bien qu'appuye a la rampe il trebuchait souvent, et je crois qu'il serait reste chez lui s'il n'avait pas craint de perdre entierement l'habitude, la possibilite de sortir, lui l'"homme a barbiche" que j'avais connu alerte, il n'y avait pas si longtemps. Il n'y voyait plus goutte, et sa parole meme s'embarrassait souvent. Mais en meme temps, tout au contraire, la somme de ses oeuvres, connues seulement des lettres a l'epoque ou Mme Swann patronnait leurs timides efforts de dissemination, maintenant grandies et fortes aux yeux de tous, avait pris dans le grand public une extraordinaire puissance d'expansion. Sans doute il arrive que c'est apres sa mort seulement qu'un ecrivain devient celebre. Mais c'etait en vie encore et durant son lent acheminement vers la mort non encore atteinte, qu'il assistait a celui de ses oeuvres vers la Renommee. Un auteur mort est du moins illustre sans fatigue. Le rayonnement de son nom s'arrete a la pierre de sa tombe. Dans la surdite du sommeil eternel, il n'est pas importune par la Gloire. Mais pour Bergotte l'antithese n'etait pas entierement achevee. Il existait encore assez pour souffrir du tumulte. Il remuait encore, bien que peniblement, tandis que ses oeuvres, bondissantes, comme des filles qu'on aime mais dont l'impetueuse jeunesse et les bruyants plaisirs vous fatiguent, entrainaient chaque jour jusqu'au pied de son lit des admirateurs nouveaux. Les visites qu'il nous faisait maintenant venaient pour moi quelques annees trop tard, car je ne l'admirais plus autant. Ce qui n'est pas en contradiction avec ce grandissement de sa renommee. Une oeuvre est rarement tout a fait comprise et victorieuse, sans que celle d'un autre ecrivain, obscure encore, n'ait commence, aupres de quelques esprits plus difficiles, de substituer un nouveau culte a celui qui a presque fini de s'imposer. Dans les livres de Bergotte, que je relisais souvent, ses phrases etaient aussi claires devant mes yeux que mes propres idees, les meubles dans ma chambre et les voitures dans la rue. Toutes choses s'y voyaient aisement, sinon telles qu'on les avait toujours vues, du moins telles qu'on avait l'habitude de les voir maintenant. Or un nouvel ecrivain avait commence a publier des oeuvres ou les rapports entre les choses etaient si differents de ceux qui les liaient pour moi que je ne comprenais presque rien de ce qu'il ecrivait. Il disait par exemple: "Les tuyaux d'arrosage admiraient le bel entretien des routes" (et cela c'etait facile, je glissais le long de ces routes) "qui partaient toutes les cinq minutes de Briand et de Claudel". Alors je ne comprenais plus parce que j'avais attendu un nom de ville et qu'il m'etait donne un nom de personne. Seulement je sentais que ce n'etait pas la phrase qui etait mal faite, mais moi pas assez fort et agile pour aller jusqu'au bout. Je reprenais mon elan, m'aidais des pieds et des mains pour arriver a l'endroit d'ou je verrais les rapports nouveaux entre les choses. Chaque fois, parvenu a peu pres a la moitie de la phrase, je retombais comme plus tard au regiment, dans l'exercice appele portique. Je n'en avais, pas moins pour le nouvel ecrivain l'admiration d'un enfant gauche et a qui on donne zero pour la gymnastique, devant un autre enfant plus adroit. Des lors j'admirai moins Bergotte dont la limpidite me parut de l'insuffisance. Il y eut un temps ou on reconnaissait bien les choses quand c'etait Fromentin qui les peignait et ou on ne les reconnaissait plus quand c'etait Renoir. Les gens de gout nous disent aujourd'hui que Renoir est un grand peintre du XVIIIe siecle. Mais en disant cela ils oublient le Temps et qu'il en a fallu beaucoup, meme en plein XIXe, pour que Renoir fut salue grand artiste. Pour reussir a etre ainsi reconnus, le peintre original, l'artiste original procedent a la facon des oculistes. Le traitement par leur peinture, par leur prose, n'est pas toujours agreable. Quand il est termine, le praticien nous dit: Maintenant regardez. Et voici que le monde (qui n'a pas ete cree une fois, mais aussi souvent qu'un artiste original est survenu) nous apparait entierement different de l'ancien, mais parfaitement clair. Des femmes passent dans la rue, differentes de celles d'autrefois, puisque ce sont des Renoir, ces Renoir ou nous nous refusions jadis a voir des femmes. Les voitures aussi sont des Renoir, et l'eau, et le ciel: nous avons envie de nous promener dans la foret pareille a celle qui le premier jour nous semblait tout excepte une foret, et par exemple une tapisserie aux nuances nombreuses mais ou manquaient justement les nuances propres aux forets. Tel est l'univers nouveau et perissable qui vient d'etre cree. Il durera jusqu'a la prochaine catastrophe geologique que dechaineront un nouveau peintre ou un nouvel ecrivain originaux. Celui qui avait remplace pour moi Bergotte me lassait non par l'incoherence mais par la nouveaute, parfaitement coherente, de rapports que je n'avais pas l'habitude de suivre. Le point, toujours le meme, ou je me sentait retomber, indiquait l'identite de chaque tour de force a faire. Du reste, quand une fois sur mille je pouvais suivre l'ecrivain jusqu'au bout de sa phrase, ce que je voyais etait toujours d'une drolerie, d'une verite, d'un charme, pareils a ceux que j'avais trouves jadis dans la lecture de Bergotte, mais plus delicieux. Je songeais qu'il n'y avait pas tant d'annees qu'un meme renouvellement du monde, pareil a celui que j'attendais de son successeur, c'etait Bergotte qui me l'avait apporte. Et j'arrivais a me demander s'il y avait quelque verite en cette distinction que nous faisons toujours entre l'art, qui n'est pas plus avance qu'au temps d'Homere, et la science aux progres continus. Peut-etre l'art ressemblait-il au contraire en cela a la science; chaque nouvel ecrivain original me semblait en progres sur celui qui l'avait precede; et qui me disait que dans vingt ans, quand je saurais accompagner sans fatigue le nouveau d'aujourd'hui, un autre ne surviendrait pas devant qui l'actuel filerait rejoindre Bergotte? Je parlai a ce dernier du nouvel ecrivain. Il me degouta de lui moins en m'assurant que son art etait rugueux, facile et vide, qu'en me racontant l'avoir vu, ressemblant, au point de s'y meprendre, a Bloch. Cette image se profila desormais sur les pages ecrites et je ne me crus plus astreint a la peine de comprendre. Si Bergotte m'avait mal parle de lui, c'etait moins, je crois, par jalousie de son insucces que par ignorance de son oeuvre. Il ne lisait presque rien. Deja la plus grande partie de sa pensee avait passe de son cerveau dans ses livres. Il etait amaigri comme s'il avait ete opere d'eux. Son instinct reproducteur ne l'induisait plus a l'activite, maintenant qu'il avait produit au dehors presque tout ce qu'il pensait. Il menait la vie vegetative d'un convalescent, d'une accouchee; ses beaux yeux restaient immobiles, vaguement eblouis, comme les yeux d'un homme etendu au bord de la mer qui dans une vague reverie regarde seulement chaque petit flot. D'ailleurs si j'avais moins d'interet a causer avec lui que je n'aurais eu jadis, de cela je n'eprouvais pas de remords. Il etait tellement homme d'habitude que les plus simples comme les plus luxueuses, une fois qu'il les avait prises, lui devenaient indispensables pendant un certain temps. Je ne sais ce qui le fit venir une premiere fois, mais ensuite chaque jour ce fut pour la raison qu'il etait venu la veille. Il arrivait a la maison comme il fut alle au cafe, pour qu'on ne lui parlat pas, pour qu'il put--bien rarement--parler, de sorte qu'on aurait pu en somme trouver un signe qu'il fut emu de notre chagrin ou prit plaisir a se trouver avec moi, si l'on avait voulu induire quelque chose d'une telle assiduite. Elle n'etait pas indifferente a ma mere, sensible a tout ce qui pouvait etre considere comme un hommage a sa malade. Et tous les jours elle me disait: "Surtout n'oublie pas de bien le remercier." Nous eumes--discrete attention de femme, comme le gouter que nous sert entre deux seances de pose la compagne d'un peintre,--supplement a titre gracieux de celles que nous faisait son mari, la visite de Mme Cottard. Elle venait nous offrir sa "cameriste", si nous aimions le service d'un homme, allait se "mettre en campagne" et mieux, devant nos refus, nous dit qu'elle esperait du moins que ce n'etait pas la de notre part une "defaite", mot qui dans son monde signifie un faux pretexte pour ne pas accepter une invitation. Elle nous assura que le professeur, qui ne parlait jamais chez lui de ses malades, etait aussi triste que s'il s'etait agi d'elle-meme. On verra plus tard que meme si cela eut ete vrai, cela eut ete a la fois bien peu et beaucoup, de la part du plus infidele et plus reconnaissant des maris. Des offres aussi utiles, et infiniment plus touchantes par la maniere (qui etait un melange de la plus haute intelligence, du plus grand coeur, et d'un rare bonheur d'expression), me furent adressees par le grand-duc heritier de Luxembourg. Je l'avais connu a Balbec ou il etait venu voir une de ses tantes, la princesse de Luxembourg, alors qu'il n'etait encore que comte de Nassau. Il avait epouse quelques mois apres la ravissante fille d'une autre princesse de Luxembourg, excessivement riche parce qu'elle etait la fille unique d'un prince a qui appartenait une immense affaire de farines. Sur quoi le grand-duc de Luxembourg, qui n'avait pas d'enfants et qui adorait son neveu Nassau, avait fait approuver par la Chambre qu'il fut declare grand-duc heritier. Comme dans tous les mariages de ce genre, l'origine de la fortune est l'obstacle, comme elle est aussi la cause efficiente. Je me rappelais ce comte de Nassau comme un des plus remarquables jeunes gens que j'aie rencontres, deja devore alors d'un sombre et eclatant amour pour sa fiancee. Je fus tres touche des lettres qu'il ne cessa de m'ecrire pendant la maladie de ma grand'mere, et maman elle-meme, emue, reprenait tristement un mot de sa mere: Sevigne n'aurait pas mieux dit. Le sixieme jour, maman, pour obeir aux prieres de grand'mere, dut la quitter un moment et faire semblant d'aller se reposer. J'aurais voulu, pour que ma grand'mere s'endormit, que Francoise restat sans bouger. Malgre mes supplications, elle sortit de la chambre; elle aimait ma grand'mere; avec sa clairvoyance et son pessimisme elle la jugeait perdue. Elle aurait donc voulu lui donner tous les soins possibles. Mais on venait de dire qu'il y avait un ouvrier electricien, tres ancien dans sa maison, beau-frere de son patron, estime dans notre immeuble ou il venait travailler depuis de longues annees, et surtout de Jupien. On avait commande cet ouvrier avant que ma grand'mere tombat malade. Il me semblait qu'on eut pu le faire repartir ou le laisser attendre. Mais le protocole de Francoise ne le permettait pas, elle aurait manque de delicatesse envers ce brave homme, l'etat de ma grand'mere ne comptait plus. Quand au bout d'un quart d'heure, exaspere, j'allai la chercher a la cuisine, je la trouvai causant avec lui sur le "carre" de l'escalier de service, dont la porte etait ouverte, procede qui avait l'avantage de permettre, si l'un de nous arrivait, de faire semblant qu'on allait se quitter, mais l'inconvenient d'envoyer d'affreux courants d'air. Francoise quitta donc l'ouvrier, non sans lui avoir encore crie quelques compliments, qu'elle avait oublies, pour sa femme et son beau-frere. Souci caracteristique de Combray, de ne pas manquer a la delicatesse, que Francoise portait jusque dans la politique exterieure. Les niais s'imaginent que les grosses dimensions des phenomenes sociaux sont une excellente occasion de penetrer plus avant dans l'ame humaine; ils devraient au contraire comprendre que c'est en descendant en profondeur dans une individualite qu'ils auraient chance de comprendre ces phenomenes. Francoise avait mille fois repete au jardinier de Combray que la guerre est le plus insense des crimes et que rien ne vaut sinon vivre. Or, quand eclata la guerre russo-japonaise, elle etait genee, vis-a-vis du czar, que nous ne nous fussions pas mis en guerre pour aider "les pauvres Russes" "puisqu'on est alliancé", disait-elle. Elle ne trouvait pas cela delicat envers Nicolas II qui avait toujours eu "de si bonnes paroles pour nous"; c'etait un effet du meme code qui l'eut empechee de refuser a Jupien un petit verre, dont elle savait qu'il allait "contrarier sa digestion", et qui faisait que, si pres de la mort de ma grand'mere, la meme malhonnetete dont elle jugeait coupable la France, restee neutre a l'egard du Japon, elle eut cru la commettre, en n'allant pas s'excuser elle-meme aupres de ce bon ouvrier electricien qui avait pris tant de derangement. Nous fumes heureusement tres vite debarrasses de la fille de Francoise qui eut a s'absenter plusieurs semaines. Aux conseils habituels qu'on donnait, a Combray, a la famille d'un malade: "Vous n'avez pas essaye d'un petit voyage, le changement d'air, retrouver l'appetit, etc...." elle avait ajoute l'idee presque unique qu'elle s'etait specialement forgee et qu'ainsi elle repetait chaque fois qu'on la voyait, sans se lasser, et comme pour l'enfoncer dans la tete des autres: "Elle aurait du se soigner _radicalement_ des le debut." Elle ne preconisait pas un genre de cure plutot qu'un autre, pourvu que cette cure fut _radicale_. Quant a Francoise, elle voyait qu'on donnait peu de medicaments a ma grand'mere. Comme, selon elle, ils ne servent qu'a vous abimer l'estomac, elle en etait heureuse, mais plus encore humiliee. Elle avait dans le Midi des cousins--riches relativement--dont la fille, tombee malade en pleine adolescence, etait morte a vingt-trois ans; pendant quelques annees le pere et la mere s'etaient ruines en remedes, en docteurs differents, en peregrinations d'une "station" thermale a une autre, jusqu'au deces. Or cela paraissait a Francoise, pour ces parents-la, une espece de luxe, comme s'ils avaient eu des chevaux de courses, un chateau. Eux-memes, si affliges qu'ils fussent, tiraient une certaine vanite de tant de depenses. Ils n'avaient plus rien, ni surtout le bien le plus precieux, leur enfant, mais ils aimaient a repeter qu'ils avaient fait pour elle autant et plus que les gens les plus riches. Les rayons ultra-violets, a l'action desquels on avait, plusieurs fois par jour, pendant des mois, soumis la malheureuse, les flattaient particulierement. Le pere, enorgueilli dans sa douleur par une espece de gloire, en arrivait quelquefois a parler de sa fille comme d'une etoile de l'Opera pour laquelle il se fut ruine. Francoise n'etait pas insensible a tant de mise en scene; celle qui entourait la maladie de ma grand'mere lui semblait un peu pauvre, bonne pour une maladie sur un petit theatre de province. Il y eut un moment ou les troubles de l'uremie se porterent sur les yeux de ma grand'mere. Pendant quelques jours, elle ne vit plus du tout. Ses yeux n'etaient nullement ceux d'une aveugle et restaient les memes. Et je compris seulement qu'elle ne voyait pas, a l'etrangete d'un certain sourire d'accueil qu'elle avait des qu'on ouvrait la porte, jusqu'a ce qu'on lui eut pris la main pour lui dire bonjour, sourire qui commencait trop tot et restait stereotype sur ses levres, fixe, mais toujours de face et tachant a etre vu de partout, parce qu'il n'y avait plus l'aide du regard pour le regler, lui indiquer le moment, la direction, le mettre au point, le faire varier au fur et a mesure du changement de place ou d'expression de la personne qui venait d'entrer; parce qu'il restait seul, sans sourire des yeux qui eut detourne un peu de lui l'attention du visiteur, et prenait par la, dans sa gaucherie, une importance excessive, donnant l'impression d'une amabilite exageree. Puis la vue revint completement, des yeux le mal nomade passa aux oreilles. Pendant quelques jours, ma grand'mere fut sourde. Et comme elle avait peur d'etre surprise par l'entree soudaine de quelqu'un qu'elle n'aurait pas entendu venir, a tout moment (bien que couchee du cote du mur) elle detournait brusquement la tete vers la porte. Mais le mouvement de son cou etait maladroit, car on ne se fait pas en quelques jours a cette transposition, sinon de regarder les bruits, du moins d'ecouter avec les yeux. Enfin les douleurs diminuerent, mais l'embarras de la parole augmenta. On etait oblige de faire repeter a ma grand'mere a peu pres tout ce qu'elle disait. Maintenant ma grand'mere, sentant qu'on ne la comprenait plus, renoncait a prononcer un seul mot et restait immobile. Quand elle m'apercevait, elle avait une sorte de sursaut comme ceux qui tout d'un coup manquent d'air, elle voulait me parler, mais n'articulait que des sons inintelligibles. Alors, domptee par son impuissance meme, elle laissait retomber sa tete, s'allongeait a plat sur le lit, le visage grave, de marbre, les mains immobiles sur le drap, ou s'occupant d'une action toute materielle comme de s'essuyer les doigts avec son mouchoir. Elle ne voulait pas penser. Puis elle commenca a avoir une agitation constante. Elle desirait sans cesse se lever. Mais on l'empechait, autant qu'on pouvait, de le faire, de peur qu'elle ne se rendit compte de sa paralysie. Un jour qu'on l'avait laissee un instant seule, je la trouvai, debout, en chemise de nuit, qui essayait d'ouvrir la fenetre. A Balbec, un jour ou on avait sauve malgre elle une veuve qui s'etait jetee a l'eau, elle m'avait dit (mue peut-etre par un de ces pressentiments que nous lisons parfois dans le mystere si obscur pourtant de notre vie organique, mais ou il semble que se reflete l'avenir) qu'elle ne connaissait pas cruaute pareille a celle d'arracher une desesperee a la mort qu'elle a voulue et de la rendre a son martyre. Nous n'eumes que le temps de saisir ma grand'mere, elle soutint contre ma mere une lutte presque brutale, puis vaincue, rassise de force dans un fauteuil, elle cessa de vouloir, de regretter, son visage redevint impassible et elle se mit a enlever soigneusement les poils de fourrure qu'avait laisses sur sa chemise de nuit un manteau qu'on avait jete sur elle. Son regard changea tout a fait, souvent inquiet, plaintif, hagard, ce n'etait plus son regard d'autrefois, c'etait le regard maussade d'une vieille femme qui radote.... A force de lui demander si elle ne desirait pas etre coiffee, Francoise finit par se persuader que la demande venait de ma grand'mere. Elle apporta des brosses, des peignes, de l'eau de Cologne, un peignoir. Elle disait: "Cela ne peut pas fatiguer Madame Amedee, que je la peigne; si faible qu'on soit on peut toujours etre peignee." C'est-a-dire, on n'est jamais trop faible pour qu'une autre personne ne puisse, en ce qui la concerne, vous peigner. Mais quand j'entrai dans la chambre, je vis entre les mains cruelles de Francoise, ravie comme si elle etait en train de rendre la sante a ma grand'mere, sous l'eplorement d'une vieille chevelure qui n'avait pas la force de supporter le contact du peigne, une tete qui, incapable de garder la pose qu'on lui donnait, s'ecroulait dans un tourbillon incessant ou l'epuisement des forces alternait avec la douleur. Je sentis que le moment ou Francoise allait avoir termine s'approchait et je n'osai pas la hater en lui disant: "C'est assez", de peur qu'elle ne me desobeit. Mais en revanche je me precipitai quand, pour que ma grand'mere vit si elle se trouvait bien coiffee, Francoise, innocemment feroce, approcha une glace. Je fus d'abord heureux d'avoir pu l'arracher a temps de ses mains, avant que ma grand'mere, de qui on avait soigneusement eloigne tout miroir, eut apercu par megarde une image d'elle-meme qu'elle ne pouvait se figurer. Mais, helas! quand, un instant apres, je me penchai vers elle pour baiser ce beau front qu'on avait tant fatigue, elle me regarda d'un air etonne, mefiant, scandalise: elle ne m'avait pas reconnu. Selon notre medecin c'etait un symptome que la congestion du cerveau augmentait. Il fallait le degager. Cottard hesitait. Francoise espera un instant qu'on mettrait des ventouses "clarifiees". Elle en chercha les effets dans mon dictionnaire mais ne put les trouver. Eut-elle bien dit scarifiees au lieu de clarifiees qu'elle n'eut pas trouve davantage cet adjectif, car elle ne le cherchait pas plus a la lettre _s_ qu'a la lettre _c_; elle disait en effet clarifiees mais ecrivait (et par consequent croyait que c'etait ecrit) "esclarifiees". Cottard, ce qui la decut, donna, sans beaucoup d'espoir, la preference aux sangsues. Quand, quelques heures apres, j'entrai chez ma grand'mere, attaches a sa nuque, a ses tempes, a ses oreilles, les petits serpents noirs se tordaient dans sa chevelure ensanglantee, comme dans celle de Meduse. Mais dans son visage pale et pacifie, entierement immobile, je vis grands ouverts, lumineux et calmes, ses beaux yeux d'autrefois (peut-etre encore plus surcharges d'intelligence qu'ils n'etaient avant sa maladie, parce que, comme elle ne pouvait pas parler, ne devait pas bouger, c'est a ses yeux seuls qu'elle confiait sa pensee, la pensee qui tantot tient en nous une place immense, nous offrant des tresors insoupconnes, tantot semble reduite a rien, puis peut renaitre comme par generation spontanee par quelques gouttes de sang qu'on tire), ses yeux, doux et liquides comme de l'huile, sur lesquels le feu rallume qui brulait eclairait devant la malade l'univers reconquis. Son calme n'etait plus la sagesse du desespoir mais de l'esperance. Elle comprenait qu'elle allait mieux, voulait etre prudente, ne pas remuer, et me fit seulement le don d'un beau sourire pour que je susse qu'elle se sentait mieux, et me pressa legerement la main. Je savais quel degout ma grand'mere avait de voir certaines betes, a plus forte raison d'etre touchee par elles. Je savais que c'etait en consideration d'une utilite superieure qu'elle supportait les sangsues. Aussi Francoise m'exasperait-elle en lui repetant avec ces petits rires qu'on a avec un enfant qu'on veut faire jouer: "Oh! les petites bebetes qui courent sur Madame." C'etait, de plus, traiter notre malade sans respect, comme si elle etait tombee en enfance. Mais ma grand'mere, dont la figure avait pris la calme bravoure d'un stoicien, n'avait meme pas l'air d'entendre. Helas! aussitot les sangsues retirees, la congestion reprit de plus en plus grave. Je fus surpris qu'a ce moment ou ma grand'mere etait si mal, Francoise disparut a tout moment. C'est qu'elle s'etait commande une toilette de deuil et ne voulait pas faire attendre la couturiere. Dans la vie de la plupart des femmes, tout, meme le plus grand chagrin, aboutit a une question d'essayage. Quelques jours plus tard, comme je dormais, ma mere vint m'appeler au milieu de la nuit. Avec les douces attentions que, dans les grandes circonstances, les gens qu'une profonde douleur accable temoignent fut-ce aux petits ennuis des autres: --Pardonne-moi de venir troubler ton sommeil, me dit-elle. --Je ne dormais pas, repondis-je en m'eveillant. Je le disais de bonne foi. La grande modification qu'amene en nous le reveil est moins de nous introduire dans la vie claire de la conscience que de nous faire perdre le souvenir de la lumiere un peu plus tamisee ou reposait notre intelligence, comme au fond opalin des eaux. Les pensees a demi voilees sur lesquelles nous voguions il y a un instant encore entrainaient en nous un mouvement parfaitement suffisant pour que nous ayons pu les designer sous le nom de veille. Mais les reveils trouvent alors une interference de memoire. Peu apres, nous les qualifions sommeil parce que nous ne nous les rappelons plus. Et quand luit cette brillante etoile, qui, a l'instant du reveil, eclaire derriere le dormeur son sommeil tout entier, elle lui fait croire pendant quelques secondes que c'etait non du sommeil, mais de la veille; etoile filante a vrai dire, qui emporte avec sa lumiere l'existence mensongere, mais les aspects aussi du songe et permet seulement a celui qui s'eveille de se dire: "J'ai dormi." D'une voix si douce qu'elle semblait craindre de me faire mal, ma mere me demanda si cela ne me fatiguerait pas trop de me lever, et me caressant les mains: --Mon pauvre petit, ce n'est plus maintenant que sur ton papa et sur ta maman que tu pourras compter. Nous entrames dans la chambre. Courbee en demi-cercle sur le lit, un autre etre que ma grand'mere, une espece de bete qui se serait affublee de ses cheveux et couchee dans ses draps, haletait, geignait, de ses convulsions secouait les couvertures. Les paupieres etaient closes et c'est parce qu'elles fermaient mal plutot que parce qu'elles s'ouvraient qu'elle laissaient voir un coin de prunelle, voile, chassieux, refletant l'obscurite d'une vision organique et d'une souffrance interne. Toute cette agitation ne s'adressait pas a nous qu'elle ne voyait pas, ni ne connaissait. Mais si ce n'etait plus qu'une bete qui remuait la, ma grand'mere ou etait-elle? On reconnaissait pourtant la forme de son nez, sans proportion maintenant avec le reste de la figure, mais au coin duquel un grain de beaute restait attache, sa main qui ecartait les couvertures d'un geste qui eut autrefois signifie que ces couvertures la genaient et qui maintenant ne signifiait rien. Maman me demanda d'aller chercher un peu d'eau et de vinaigre pour imbiber le front de grand'mere. C'etait la seule chose qui la rafraichissait, croyait maman qui la voyait essayer d'ecarter ses cheveux. Mais on me fit signe par la porte de venir. La nouvelle que ma grand'mere etait a toute extremite s'etait immediatement repandue dans la maison. Un de ces "extras" qu'on fait venir dans les periodes exceptionnelles pour soulager la fatigue des domestiques, ce qui fait que les agonies ont quelque chose des fetes, venait d'ouvrir au duc de Guermantes, lequel, reste dans l'antichambre, me demandait; je ne pus lui echapper. --Je viens, mon cher monsieur, d'apprendre ces nouvelles macabres. Je voudrais en signe de sympathie serrer la main a monsieur votre pere. Je m'excusai sur la difficulte de le deranger en ce moment. M. de Guermantes tombait comme au moment ou on part en voyage. Mais il sentait tellement l'importance de la politesse qu'il nous faisait, que cela lui cachait le reste et qu'il voulait absolument entrer au salon. En general, il avait l'habitude de tenir a l'accomplissement entier des formalites dont il avait decide d'honorer quelqu'un et il s'occupait peu que les malles fussent faites ou le cercueil pret. --Avez-vous fait venir Dieulafoy? Ah! c'est une grave erreur. Et si vous me l'aviez demande, il serait venu pour moi, il ne me refuse rien, bien qu'il ait refuse a la duchesse de Chartres. Vous voyez, je me mets carrement au-dessus d'une princesse du sang. D'ailleurs devant la mort nous sommes tous egaux, ajouta-t-il, non pour me persuader que ma grand'mere devenait son egale, mais ayant peut-etre senti qu'une conversation prolongee relativement a son pouvoir sur Dieulafoy et a sa preeminence sur la duchesse de Chartres ne serait pas de tres bon gout. Son conseil du reste ne m'etonnait pas. Je savais que, chez les Guermantes, on citait toujours le nom de Dieulafoy (avec un peu plus de respect seulement) comme celui d'un "fournisseur" sans rival. Et la vieille duchesse de Mortemart, nee Guermantes (il est impossible de comprendre pourquoi des qu'il s'agit d'une duchesse on dit presque toujours: "la vieille duchesse de" ou tout au contraire, d'un air fin et Watteau, si elle est jeune, la "petite duchesse de"), preconisait presque mecaniquement, en clignant de l'oeil, dans les cas graves "Dieulafoy, Dieulafoy", comme si on avait besoin d'un glacier "Poire Blanche" ou pour des petits fours "Rebattet, Rebattet". Mais j'ignorais que mon pere venait precisement de faire demander Dieulafoy. A ce moment ma mere, qui attendait avec impatience des ballons d'oxygene qui devaient rendre plus aisee la respiration de ma grand'mere, entra elle-meme dans l'antichambre ou elle ne savait guere trouver M. de Guermantes. J'aurais voulu le cacher n'importe ou. Mais persuade que rien n'etait plus essentiel, ne pouvait d'ailleurs la flatter davantage et n'etait plus indispensable a maintenir sa reputation de parfait gentilhomme, il me prit violemment par le bras et malgre que je me defendisse comme contre un viol par des: "Monsieur, monsieur, monsieur" repetes, il m'entraina vers maman en me disant: "Voulez-vous me faire le grand honneur de me presenter a madame votre _mere_?" en deraillant un peu sur le mot mere. Et il trouvait tellement que l'honneur etait pour elle qu'il ne pouvait s'empecher de sourire tout en faisant une figure de circonstance. Je ne pus faire autrement que de le nommer, ce qui declancha aussitot de sa part des courbettes, des entrechats, et il allait commencer toute la ceremonie complete du salut. Il pensait meme entrer en conversation, mais ma mere, noyee dans sa douleur, me dit de venir vite, et ne repondit meme pas aux phrases de M. de Guermantes qui, s'attendant a etre recu en visite et se trouvant au contraire laisse seul dans l'antichambre, eut fini par sortir si, au meme moment, il n'avait vu entrer Saint-Loup arrive le matin meme et accouru aux nouvelles. "Ah! elle est bien bonne!" s'ecria joyeusement le duc en attrapant son neveu par sa manche qu'il faillit arracher, sans se soucier de la presence de ma mere qui retraversait l'antichambre. Saint-Loup n'etait pas fache, je crois, malgre son sincere chagrin, d'eviter de me voir, etant donne ses dispositions pour moi. Il partit, entraine par son oncle qui, ayant quelque chose de tres important a lui dire et ayant failli pour cela partir a Doncieres, ne pouvait pas en croire sa joie d'avoir pu economiser un tel derangement. "Ah! si on m'avait dit que je n'avais qu'a traverser la cour et que je te trouverais ici, j'aurais cru a une vaste blague; comme dirait ton camarade M. Bloch, c'est assez farce." Et tout en s'eloignant avec Robert, qu'il tenait par l'epaule: "C'est egal, repetait-il, on voit bien que je viens de toucher de la corde de pendu ou tout comme; j'ai une sacree veine." Ce n'est pas que le duc de Guermantes fut mal eleve, au contraire. Mais il etait de ces hommes incapables de se mettre a la place des autres, de ces hommes ressemblant en cela a la plupart des medecins et aux croquemorts, et qui, apres avoir pris une figure de circonstance et dit: "ce sont des instants tres penibles", vous avoir au besoin embrasse et conseille le repos, ne considerent plus une agonie ou un enterrement que comme une reunion mondaine plus ou moins restreinte ou, avec une jovialite comprimee un moment, ils cherchent des yeux la personne a qui ils peuvent parler de leurs petites affaires, demander de les presenter a une autre ou "offrir une place" dans leur voiture pour les "ramener". Le duc de Guermantes, tout en se felicitant du "bon vent" qui l'avait pousse vers son neveu, resta si etonne de l'accueil pourtant si naturel de ma mere, qu'il declara plus tard qu'elle etait aussi desagreable que mon pere etait poli, qu'elle avait des "absences" pendant lesquelles elle semblait meme ne pas entendre les choses qu'on lui disait et qu'a son avis elle n'etait pas dans son assiette et peut-etre meme n'avait pas toute sa tete a elle. Il voulut bien cependant, a ce qu'on me dit, mettre cela en partie sur le compte des circonstances et declarer que ma mere lui avait paru tres "affectee" par cet evenement. Mais il avait encore dans les jambes tout le reste des saluts et reverences a reculons qu'on l'avait empeche de mener a leur fin et se rendait d'ailleurs si peu compte de ce que c'etait que le chagrin de maman, qu'il demanda, la veille de l'enterrement, si je n'essayais pas de la distraire. Un beau-frere de ma grand'mere, qui etait religieux, et que je ne connaissais pas, telegraphia en Autriche ou etait le chef de son ordre, et ayant par faveur exceptionnelle obtenu l'autorisation, vint ce jour-la. Accable de tristesse, il lisait a cote du lit des textes de prieres et de meditations sans cependant detacher ses yeux en vrille de la malade. A un moment ou ma grand'mere etait sans connaissance, la vue de la tristesse de ce pretre me fit mal, et je le regardai. Il parut surpris de ma pitie et il se produisit alors quelque chose de singulier. Il joignit ses mains sur sa figure comme un homme absorbe dans une meditation douloureuse, mais, comprenant que j'allais detourner de lui les yeux, je vis qu'il avait laisse un petit ecart entre ses doigts. Et, au moment ou mes regards le quittaient, j'apercus son oeil aigu qui avait profite de cet abri de ses mains pour observer si ma douleur etait sincere. Il etait embusque la comme dans l'ombre d'un confessionnal. Il s'apercut que je le voyais et aussitot clotura hermetiquement le grillage qu'il avait laisse entr'ouvert. Je l'ai revu plus tard, et jamais entre nous il ne fut question de cette minute. Il fut tacitement convenu que je n'avais pas remarque qu'il m'epiait. Chez le pretre comme chez l'alieniste, il y a toujours quelque chose du juge d'instruction. D'ailleurs quel est l'ami, si cher soit-il, dans le passe, commun avec le notre, de qui il n'y ait pas de ces minutes dont nous ne trouvions plus commode de nous persuader qu'il a du les oublier? Le medecin fit une piqure de morphine et pour rendre la respiration moins penible demanda des ballons d'oxygene. Ma mere, le docteur, la soeur les tenaient dans leurs mains; des que l'un etait fini, on leur en passait un autre. J'etais sorti un moment de la chambre. Quand je rentrai je me trouvai comme devant un miracle. Accompagnee en sourdine par un murmure incessant, ma grand'mere semblait nous adresser un long chant heureux qui remplissait la chambre, rapide et musical. Je compris bientot qu'il n'etait guere moins inconscient, qu'il etait aussi purement mecanique, que le rale de tout a l'heure. Peut-etre refletait-il dans une faible mesure quelque bien-etre apporte par la morphine. Il resultait surtout, l'air ne passant plus tout a fait de la meme facon dans les bronches, d'un changement de registre de la respiration. Degage par la double action de l'oxygene et de la morphine, le souffle de ma grand'mere ne peinait plus, ne geignait plus, mais vif, leger, glissait, patineur, vers le fluide delicieux. Peut-etre a l'haleine, insensible comme celle du vent dans la flute d'un roseau, se melait-il, dans ce chant, quelques-uns de ces soupirs plus humains qui, liberes a l'approche de la mort, font croire a des impressions de souffrance ou de bonheur chez ceux qui deja ne sentent plus, et venaient ajouter un accent plus melodieux, mais sans changer son rythme, a cette longue phrase qui s'elevait, montait encore, puis retombait pour s'elancer de nouveau de la poitrine allegee, a la poursuite de l'oxygene. Puis, parvenu si haut, prolonge avec tant de force, le chant, mele d'un murmure de supplication dans la volupte, semblait a certains moments s'arreter tout a fait comme une source s'epuise. Francoise, quand elle avait un grand chagrin, eprouvait le besoin si inutile, mais ne possedait pas l'art si simple, de l'exprimer. Jugeant ma grand'mere tout a fait perdue, c'etait ses impressions a elle, Francoise, qu'elle tenait a nous faire connaitre. Et elle ne savait que repeter: "Cela me fait quelque chose", du meme ton dont elle disait, quand elle avait pris trop de soupe aux choux: "J'ai comme un poids sur l'estomac", ce qui dans les deux cas etait plus naturel qu'elle ne semblait le croire. Si faiblement traduit, son chagrin n'en etait pas moins tres grand, aggrave d'ailleurs par l'ennui que sa fille, retenue a Combray (que la jeune Parisienne appelait maintenant la "cambrousse" et ou elle se sentait devenir "petrousse"), ne put vraisemblablement revenir pour la ceremonie mortuaire que Francoise sentait devoir etre quelque chose de superbe. Sachant que nous nous epanchions peu, elle avait a tout hasard convoque d'avance Jupien pour tous les soirs de la semaine. Elle savait qu'il ne serait pas libre a l'heure de l'enterrement. Elle voulait du moins, au retour, le lui "raconter". Depuis plusieurs nuits mon pere, mon grand-pere, un de nos cousins veillaient et ne sortaient plus de la maison. Leur devouement continu finissait par prendre un masque d'indifference, et l'interminable oisivete autour de cette agonie leur faisait tenir ces memes propos qui sont inseparables d'un sejour prolonge dans un wagon de chemin de fer. D'ailleurs ce cousin (le neveu de ma grand'tante) excitait chez moi autant d'antipathie qu'il meritait et obtenait generalement d'estime. On le "trouvait" toujours dans les circonstances graves, et il etait si assidu aupres des mourants que les familles, pretendant qu'il etait delicat de sante, malgre son apparence robuste, sa voix de basse-taille et sa barbe de sapeur, le conjuraient toujours avec les periphrases d'usage de ne pas venir a l'enterrement. Je savais d'avance que maman, qui pensait aux autres au milieu de la plus immense douleur, lui dirait sous une tout autre forme ce qu'il avait l'habitude de s'entendre toujours dire: --Promettez-moi que vous ne viendrez pas "demain". Faites-le pour "elle". Au moins n'allez pas "la-bas". Elle vous avait demande de ne pas venir. Rien n'y faisait; il etait toujours le premier a la "maison", a cause de quoi on lui avait donne, dans un autre milieu, le surnom, que nous ignorions, de "ni fleurs ni couronnes". Et avant d'aller a "tout", il avait toujours "pense a tout", ce qui lui valait ces mots: "Vous, on ne vous dit pas merci." --Quoi? demanda d'une voix forte mon grand-pere qui etait devenu un peu sourd et qui n'avait pas entendu quelque chose que mon cousin venait de dire a mon pere. --Rien, repondit le cousin. Je disais seulement que j'avais recu ce matin une lettre de Combray ou il fait un temps epouvantable et ici un soleil trop chaud. --Et pourtant le barometre est tres bas, dit mon pere. --Ou ca dites-vous qu'il fait mauvais temps? demanda mon grand-pere. --A Combray. --Ah! cela ne m'etonne pas, chaque fois qu'il fait mauvais ici il fait beau a Combray, et _vice versa_. Mon Dieu! vous parlez de Combray: a-t-on pense a prevenir Legrandin? --Oui, ne vous tourmentez pas, c'est fait, dit mon cousin dont les joues bronzees par une barbe trop forte sourirent imperceptiblement de la satisfaction d'y avoir pense. A ce moment, mon pere se precipita, je crus qu'il y avait du mieux ou du pire. C'etait seulement le docteur Dieulafoy qui venait d'arriver. Mon pere alla le recevoir dans le salon voisin, comme l'acteur qui doit venir jouer. On l'avait fait demander non pour soigner, mais pour constater, en espece de notaire. Le docteur Dieulafoy a pu en effet etre un grand medecin, un professeur merveilleux; a ces roles divers ou il excella, il en joignait un autre dans lequel il fut pendant quarante ans sans rival, un role aussi original que le raisonneur, le scaramouche ou le pere noble, et qui etait de venir constater l'agonie ou la mort. Son nom deja presageait la dignite avec laquelle il tiendrait l'emploi, et quand la servante disait: M. Dieulafoy, on se croyait chez Moliere. A la dignite de l'attitude concourait sans se laisser voir la souplesse d'une taille charmante. Un visage en soi-meme trop beau etait amorti par la convenance a des circonstances douloureuses. Dans sa noble redingote noire, le professeur entrait, triste sans affectation, ne donnait pas une seule condoleance qu'on eut pu croire feinte et ne commettait pas non plus la plus legere infraction au tact. Aux pieds d'un lit de mort, c'etait lui et non le duc de Guermantes qui etait le grand seigneur. Apres avoir regarde ma grand'mere sans la fatiguer, et avec un exces de reserve qui etait une politesse au medecin traitant, il dit a voix basse quelques mots a mon pere, s'inclina respectueusement devant ma mere, a qui je sentis que mon pere se retenait pour ne pas dire: "Le professeur Dieulafoy". Mais deja celui-ci avait detourne la tete, ne voulant pas importuner, et sortit de la plus belle facon du monde, en prenant simplement le cachet qu'on lui remit. Il n'avait pas eu l'air de le voir, et nous-memes nous demandames un moment si nous le lui avions remis tant il avait mis de la souplesse d'un prestidigitateur a le faire disparaitre, sans pour cela perdre rien de sa gravite plutot accrue de grand consultant a la longue redingote a revers de soie, a la belle tete pleine d'une noble commiseration. Sa lenteur et sa vivacite montraient que, si cent visites l'attendaient encore, il ne voulait pas avoir l'air presse. Car il etait le tact, l'intelligence et la bonte memes. Cet homme eminent n'est plus. D'autres medecins, d'autres professeurs ont pu l'egaler, le depasser peut-etre. Mais l'"emploi" ou son savoir, ses dons physiques, sa haute education le faisaient triompher, n'existe plus, faute de successeurs qui aient su le tenir. Maman n'avait meme pas apercu M. Dieulafoy, tout ce qui n'etait pas ma grand'mere n'existant pas. Je me souviens (et j'anticipe ici) qu'au cimetiere, ou on la vit, comme une apparition surnaturelle, s'approcher timidement de la tombe et semblant regarder un etre envole qui etait deja loin d'elle, mon pere lui ayant dit: "Le pere Norpois est venu a la maison, a l'eglise, au cimetiere, il a manque une commission tres importante pour lui, tu devrais lui dire un mot, cela le toucherait beaucoup", ma mere, quand l'ambassadeur s'inclina vers elle, ne put que pencher avec douceur son visage qui n'avait pas pleure. Deux jours plus tot--et pour anticiper encore avant de revenir a l'instant meme aupres du lit ou la malade agonisait--pendant qu'on veillait ma grand'mere morte, Francoise, qui, ne niant pas absolument les revenants, s'effrayait au moindre bruit, disait: "Il me semble que c'est elle." Mais au lieu d'effroi, c'etait une douceur infinie que ces mots eveillerent chez ma mere qui aurait tant voulu que les morts revinssent, pour avoir quelquefois sa mere aupres d'elle. Pour revenir maintenant a ces heures de l'agonie: --Vous savez ce que ses soeurs nous ont telegraphie? demanda mon grand-pere a mon cousin. --Oui, Beethoven, on m'a dit; c'est a encadrer, cela ne m'etonne pas. --Ma pauvre femme qui les aimait tant, dit mon grand-pere en essuyant une larme. Il ne faut pas leur en vouloir. Elles sont folles a lier, je l'ai toujours dit. Qu'est-ce qu'il y a, on ne donne plus d'oxygene? Ma mere dit: --Mais, alors, maman va recommencer a mal respirer. Le medecin repondit: --Oh! non, l'effet de l'oxygene durera encore un bon moment, nous recommencerons tout a l'heure. Il me semblait qu'on n'aurait pas dit cela pour une mourante; que, si ce bon effet devait durer, c'est qu'on pouvait quelque chose sur sa vie. Le sifflement de l'oxygene cessa pendant quelques instants. Mais la plainte heureuse de la respiration jaillissait toujours, legere, tourmentee, inachevee, sans cesse recommencante. Par moments, il semblait que tout fut fini, le souffle s'arretait, soit par ces memes changements d'octaves qu'il y a dans la respiration d'un dormeur, soit par une intermittence naturelle, un effet de l'anesthesie, le progres de l'asphyxie, quelque defaillance du coeur. Le medecin reprit le pouls de ma grand'mere, mais deja, comme si un affluent venait apporter son tribut au courant asseche, un nouveau chant s'embranchait a la phrase interrompue. Et celle-ci reprenait a un autre diapason, avec le meme elan inepuisable. Qui sait si, sans meme que ma grand'mere en eut conscience, tant d'etats heureux et tendres comprimes par la souffrance ne s'echappaient pas d'elle maintenant comme ces gaz plus legers qu'on refoula longtemps? On aurait dit que tout ce qu'elle avait a nous dire s'epanchait, que c'etait a nous qu'elle s'adressait avec cette prolixite, cet empressement, cette effusion. Au pied du lit, convulsee par tous les souffles de cette agonie, ne pleurant pas mais par moments trempee de larmes, ma mere avait la desolation sans pensee d'un feuillage que cingle la pluie et retourne le vent. On me fit m'essuyer les yeux avant que j'allasse embrasser ma grand'mere. --Mais je croyais qu'elle ne voyait plus, dit mon pere. --On ne peut jamais savoir, repondit le docteur. Quand mes levres la toucherent, les mains de ma grand'mere s'agiterent, elle fut parcourue tout entiere d'un long frisson, soit reflexe, soit que certaines tendresses aient leur hyperesthesie qui reconnait a travers le voile de l'inconscience ce qu'elles n'ont presque pas besoin des sens pour cherir. Tout d'un coup ma grand'mere se dressa a demi, fit un effort violent, comme quelqu'un qui defend sa vie. Francoise ne put resister a cette vue et eclata en sanglots. Me rappelant ce que le medecin avait dit, je voulus la faire sortir de la chambre. A ce moment, ma grand'mere ouvrit les yeux. Je me precipitai sur Francoise pour cacher ses pleurs, pendant que mes parents parleraient a la malade. Le bruit de l'oxygene s'etait tu, le medecin s'eloigna du lit. Ma grand'mere etait morte. Quelques heures plus tard, Francoise put une derniere fois et sans les faire souffrir peigner ces beaux cheveux qui grisonnaient seulement et jusqu'ici avaient semble etre moins ages qu'elle. Mais maintenant, au contraire, ils etaient seuls a imposer la couronne de la vieillesse sur le visage redevenu jeune d'ou avaient disparu les rides, les contractions, les empatements, les tensions, les flechissements que, depuis tant d'annees, lui avait ajoutes la souffrance. Comme au temps lointain ou ses parents lui avaient choisi un epoux, elle avait les traits delicatement traces par la purete et la soumission, les joues brillantes d'une chaste esperance, d'un reve de bonheur, meme d'une innocente gaiete, que les annees avaient peu a peu detruits. La vie en se retirant venait d'emporter les desillusions de la vie. Un sourire semblait pose sur les levres de ma grand'mere. Sur ce lit funebre, la mort, comme le sculpteur du moyen age, l'avait couchee sous l'apparence d'une jeune fille. CHAPITRE DEUXIEME VISITE D'ALBERTINE. PERSPECTIVE D'UN RICHE MARIAGE POUR QUELQUES AMIS DE SAINT-LOUP. L'ESPRIT DES GUERMANTES DEVANT LA PRINCESSE DE PARME. ETRANGE VISITE A M. DE CHARLUS. JE COMPRENDS DE MOINS EN MOINS SON CARACTERE. LES SOULIERS ROUGES DE LA DUCHESSE. Bien que ce fut simplement un dimanche d'automne, je venais de renaitre, l'existence etait intacte devant moi, car dans la matinee, apres une serie de jours doux, il avait fait un brouillard froid qui ne s'etait leve que vers midi. Or, un changement de temps suffit a recreer le monde et nous-meme. Jadis, quand le vent soufflait dans ma cheminee, j'ecoutais les coups qu'il frappait contre la trappe avec autant d'emotion que si, pareils aux fameux coups d'archet par lesquels debute la Symphonie en ut mineur, ils avaient ete les appels irresistibles d'un mysterieux destin. Tout changement a vue de la nature nous offre une transformation semblable, en adaptant au mode nouveau des choses nos desirs harmonises. La brume, des le reveil, avait fait de moi, au lieu de l'etre centrifuge qu'on est par les beaux jours, un homme replie, desireux du coin du feu et du lit partage, Adam frileux en quete d'une Eve sedentaire, dans ce monde different. Entre la couleur grise et douce d'une campagne matinale et le gout d'une tasse de chocolat, je faisais tenir toute l'originalite de la vie physique, intellectuelle et morale que j'avais apportee une annee environ auparavant a Doncieres, et qui, blasonnee de la forme oblongue d'une colline pelee--toujours presente meme quand elle etait invisible--formait en moi une serie de plaisirs entierement distincts de tous autres, indicibles a des amis en ce sens que les impressions richement tissees les unes dans les autres qui les orchestraient les caracterisaient bien plus pour moi et a mon insu que les faits que j'aurais pu raconter. A ce point de vue le monde nouveau dans lequel le brouillard de ce matin m'avait plonge etait un monde deja connu de moi (ce qui ne lui donnait que plus de verite), et oublie depuis quelque temps (ce qui lui rendait toute sa fraicheur). Et je pus regarder quelques-uns des tableaux de bruine que ma memoire avait acquis, notamment des "Matin a Doncieres", soit le premier jour au quartier, soit, une autre fois, dans un chateau voisin ou Saint-Loup m'avait emmene passer vingt-quatre heures, de la fenetre dont j'avais souleve les rideaux a l'aube, avant de me recoucher, dans le premier un cavalier, dans le second (a la mince lisiere d'un etang et d'un bois dont tout le reste etait englouti dans la douceur uniforme et liquide de la brume) un cocher en train d'astiquer une courroie, m'etaient apparus comme ces rares personnages, a peine distincts pour l'oeil oblige de s'adapter au vague mysterieux des penombres, qui emergent d'une fresque effacee. C'est de mon lit que je regardais aujourd'hui ces souvenirs, car je m'etais recouche pour attendre le moment ou, profitant de l'absence de mes parents, partis pour quelques jours a Combray, je comptais ce soir meme aller entendre une petite piece qu'on jouait chez Mme de Villeparisis. Eux revenus, je n'aurais peut-etre ose le faire; ma mere, dans les scrupules de son respect pour le souvenir de ma grand'mere, voulait que les marques de regret qui lui etaient donnees le fussent librement, sincerement; elle ne m'aurait pas defendu cette sortie, elle l'eut desapprouvee. De Combray au contraire, consultee, elle ne m'eut pas repondu par un triste: "Fais ce que tu veux, tu es assez grand pour savoir ce que tu dois faire", mais se reprochant de m'avoir laisse seul a Paris, et jugeant mon chagrin d'apres le sien, elle eut souhaite pour lui des distractions qu'elle se fut refusees a elle-meme et qu'elle se persuadait que ma grand'mere, soucieuse avant tout de ma sante et de mon equilibre nerveux, m'eut conseillees. Depuis le matin on avait allume le nouveau calorifere a eau. Son bruit desagreable, qui poussait de temps a autre une sorte de hoquet, n'avait aucun rapport avec mes souvenirs de Doncieres. Mais sa rencontre prolongee avec eux en moi, cet apres-midi, allait lui faire contracter avec eux une affinite telle que, chaque fois que (un peu) deshabitue de lui j'entendrais de nouveau le chauffage central, il me les rappellerait. Il n'y avait a la maison que Francoise. Le jour gris, tombant comme une pluie fine, tissait sans arret de transparents filets dans lesquels les promeneurs dominicaux semblaient s'argenter. J'avais rejete a mes pieds le _Figaro_ que tous les jours je faisais acheter consciencieusement depuis que j'y avais envoye un article qui n'y avait pas paru; malgre l'absence de soleil, l'intensite du jour m'indiquait que nous n'etions encore qu'au milieu de l'apres-midi. Les rideaux de tulle de la fenetre, vaporeux et friables comme ils n'auraient pas ete par un beau temps, avaient ce meme melange de douceur et de cassant qu'ont les ailes de libellules et les verres de Venise. Il me pesait d'autant plus d'etre seul ce dimanche-la que j'avais fait porter le matin une lettre a Mlle de Stermaria. Robert de Saint-Loup, que sa mere avait reussi a faire rompre, apres de douloureuses tentatives avortees, avec sa maitresse, et qui depuis ce moment avait ete envoye au Maroc pour oublier celle qu'il n'aimait deja plus depuis quelque temps, m'avait ecrit un mot, recu la veille, ou il m'annoncait sa prochaine arrivee en France pour un conge tres court. Comme il ne ferait que toucher barre a Paris (ou sa famille craignait sans doute de le voir renouer avec Rachel), il m'avertissait, pour me montrer qu'il avait pense a moi, qu'il avait rencontre a Tanger Mlle ou plutot Mme de Stermaria, car elle avait divorce apres trois mois de mariage. Et Robert se souvenant de ce que je lui avais dit a Balbec avait demande de ma part un rendez-vous a la jeune femme. Elle dinerait tres volontiers avec moi, lui avait-elle repondu, un des jours que, avant de regagner la Bretagne, elle passerait a Paris. Il me disait de me hater d'ecrire a Mme de Stermaria, car elle etait certainement arrivee. La lettre de Saint-Loup ne m'avait pas etonne, bien que je n'eusse pas recu de nouvelles de lui depuis qu'au moment de la maladie de ma grand'mere il m'eut accuse de perfidie et de trahison. J'avais tres bien compris alors ce qui s'etait passe. Rachel, qui aimait a exciter sa jalousie--elle avait des raisons accessoires aussi de m'en vouloir--avait persuade a son amant que j'avais fait des tentatives sournoises pour avoir, pendant l'absence de Robert, des relations avec elle. Il est probable qu'il continuait a croire que c'etait vrai, mais il avait cesse d'etre epris d'elle, de sorte que, vrai ou non, ce lui etait devenu parfaitement egal et que notre amitie seule subsistait. Quand, une fois que je l'eus revu, je voulus essayer de lui parler de ses reproches, il eut seulement un bon et tendre sourire par lequel il avait l'air de s'excuser, puis il changea de conversation. Ce n'est pas qu'il ne dut un peu plus tard, a Paris, revoir quelquefois Rachel. Les creatures qui ont joue un grand role dans notre vie, il est rare qu'elles en sortent tout d'un coup d'une facon definitive. Elles reviennent s'y poser par moments (au point que certains croient a un recommencement d'amour) avant de la quitter a jamais. La rupture de Saint-Loup avec Rachel lui etait tres vite devenue moins douloureuse, grace au plaisir apaisant que lui apportaient les incessantes demandes d'argent de son amie. La jalousie, qui prolonge l'amour, ne peut pas contenir beaucoup plus de choses que les autres formes de l'imagination. Si l'on emporte, quand on part en voyage, trois ou quatre images qui du reste se perdront en route (les lys et les anemones du Ponte Vecchio, l'eglise persane dans les brumes, etc.), la malle est deja bien pleine. Quand on quitte une maitresse, on voudrait bien, jusqu'a ce qu'on l'ait un peu oubliee, qu'elle ne devint pas la possession de trois ou quatre entreteneurs possibles et qu'on se figure, c'est-a-dire dont on est jaloux: tous ceux qu'on ne se figure pas ne sont rien. Or, les demandes d'argent frequentes d'une maitresse quittee ne vous donnent pas plus une idee complete de sa vie que des feuilles de temperature elevee ne donneraient de sa maladie. Mais les secondes seraient tout de meme un signe qu'elle est malade et les premieres fournissent une presomption, assez vague il est vrai, que la delaissee ou delaisseuse n'a pas du trouver grand'chose comme riche protecteur. Aussi chaque demande est-elle accueillie avec la joie que produit une accalmie dans la souffrance du jaloux, et suivie immediatement d'envois d'argent, car on veut qu'elle ne manque de rien, sauf d'amants (d'un des trois amants qu'on se figure), le temps de se retablir un peu soi-meme et de pouvoir apprendre sans faiblesse le nom du successeur. Quelquefois Rachel revint assez tard dans la soiree pour demander a son ancien amant la permission de dormir a cote de lui jusqu'au matin. C'etait une grande douceur pour Robert, car il se rendait compte combien ils avaient tout de meme vecu intimement ensemble, rien qu'a voir que, meme s'il prenait a lui seul une grande moitie du lit, il ne la derangeait en rien pour dormir. Il comprenait qu'elle etait pres de son corps, plus commodement qu'elle n'eut ete ailleurs, qu'elle se retrouvait a son cote--fut-ce a l'hotel--comme dans une chambre anciennement connue ou l'on a ses habitudes, ou on dort mieux. Il sentait que ses epaules, ses jambes, tout lui, etaient pour elle, meme quand il remuait trop par insomnie ou travail a faire, de ces choses si parfaitement usuelles qu'elles ne peuvent gener et que leur perception ajoute encore a la sensation du repos. Pour revenir en arriere, j'avais ete d'autant plus trouble par la lettre de Robert que je lisais entre les lignes ce qu'il n'avait pas ose ecrire plus explicitement. "Tu peux tres bien l'inviter en cabinet particulier, me disait-il. C'est une jeune personne charmante, d'un delicieux caractere, vous vous entendrez parfaitement et je suis certain d'avance que tu passeras une tres bonne soiree." Comme mes parents rentraient a la fin de la semaine, samedi ou dimanche, et qu'apres je serais force de diner tous les soirs a la maison, j'avais aussitot ecrit a Mme de Stermaria pour lui proposer le jour qu'elle voudrait, jusqu'a vendredi. On avait repondu que j'aurais une lettre, vers huit heures, ce soir meme. Je l'aurais atteint assez vite si j'avais eu pendant l'apres-midi qui me separait de lui le secours d'une visite. Quand les heures s'enveloppent de causeries, on ne peut plus les mesurer, meme les voir, elles s'evanouissent, et tout d'un coup c'est bien loin du point ou il vous avait echappe que reparait devant votre attention le temps agile et escamote. Mais si nous sommes seuls, la preoccupation, en ramenant devant nous le moment encore eloigne et sans cesse attendu, avec la frequence et l'uniformite d'un tic tac, divise ou plutot multiplie les heures par toutes les minutes qu'entre amis nous n'aurions pas comptees. Et confrontee, par le retour incessant de mon desir, a l'ardent plaisir que je gouterais dans quelques jours seulement, helas! avec Mme de Stermaria, cette apres-midi, que j'allais achever seul, me paraissait bien vide et bien melancolique. Par moments, j'entendais le bruit de l'ascenseur qui montait, mais il etait suivi d'un second bruit, non celui que j'esperais: l'arret a mon etage, mais d'un autre fort different que l'ascenseur faisait pour continuer sa route elancee vers les etages superieurs et qui, parce qu'il signifia si souvent la desertion du mien quand j'attendais une visite, est reste pour moi plus tard, meme quand je n'en desirais plus aucune, un bruit par lui-meme douloureux, ou resonnait comme une sentence d'abandon. Lasse, resignee, occupee pour plusieurs heures encore a sa tache immemoriale, la grise journee filait sa passementerie de nacre et je m'attristais de penser que j'allais rester seul en tete a tete avec elle qui ne me connaissait pas plus qu'une, ouvriere qui, installee pres de la fenetre pour voir plus clair en faisant sa besogne, ne s'occupe nullement de la personne presente dans la chambre. Tout d'un coup, sans que j'eusse entendu sonner, Francoise vint ouvrir la porte, introduisant Albertine qui entra souriante, silencieuse, replete, contenant dans la plenitude de son corps, prepares pour que je continuasse a les vivre, venus vers moi, les jours passes dans ce Balbec ou je n'etais jamais retourne. Sans doute, chaque fois que nous revoyons une personne avec qui nos rapports--si insignifiants soient-ils--se trouvent changes, c'est comme une confrontation de deux epoques. Il n'y a pas besoin pour cela qu'une ancienne maitresse vienne nous voir en amie, il suffit de la visite a Paris de quelqu'un que nous avons connu dans l'au-jour-le-jour d'un certain genre de vie, et que cette vie ait cesse, fut-ce depuis une semaine seulement. Sur chaque trait rieur, interrogatif et gene du visage d'Albertine, je pouvais epeler ces questions: "Et Madame de Villeparisis? Et le maitre de danse? Et le patissier?" Quand elle s'assit, son dos eut l'air de dire: "Dame, il n'y a pas de falaise ici, vous permettez que je m'asseye tout de meme pres de vous, comme j'aurais fait a Balbec?" Elle semblait une magicienne me presentant un miroir du Temps. En cela elle etait pareille a tous ceux que nous revoyons rarement, mais qui jadis vecurent plus intimement avec nous. Mais avec Albertine il n'y avait que cela. Certes, meme a Balbec, dans nos rencontres quotidiennes j'etais toujours surpris en l'apercevant tant elle etait journaliere. Mais maintenant on avait peine a la reconnaitre. Degages de la vapeur rose qui les baignait, ses traits avaient sailli comme une statue. Elle avait un autre visage, ou plutot elle avait enfin un visage; son corps avait grandi. Il ne restait presque plus rien de la gaine ou elle avait ete enveloppee et sur la surface de laquelle a Balbec sa forme future se dessinait a peine. Albertine, cette fois, rentrait a Paris plus tot que de coutume. D'ordinaire elle n'y arrivait qu'au printemps, de sorte que, deja trouble depuis quelques semaines par les orages sur les premieres fleurs, je ne separais pas, dans le plaisir que j'avais, le retour d'Albertine et celui de la belle saison. Il suffisait qu'on me dise qu'elle etait a Paris et qu'elle etait passee chez moi pour que je la revisse comme une rose au bord de la mer. Je ne sais trop si c'etait le desir de Balbec ou d'elle qui s'emparait de moi alors, peut-etre le desir d'elle etant lui-meme une forme paresseuse, lache et incomplete de posseder Balbec, comme si posseder materiellement une chose, faire sa residence d'une ville, equivalait a la posseder spirituellement. Et d'ailleurs, meme materiellement, quand elle etait non plus balancee par mon imagination devant l'horizon marin, mais immobile aupres de moi, elle me semblait souvent une bien pauvre rose devant laquelle j'aurais bien voulu fermer les yeux pour ne pas voir tel defaut des petales et pour croire que je respirais sur la plage. Je peux le dire ici, bien que je ne susse pas alors ce qui ne devait arriver que dans la suite. Certes, il est plus raisonnable de sacrifier sa vie aux femmes qu'aux timbres-poste, aux vieilles tabatieres, meme aux tableaux et aux statues. Seulement l'exemple des autres collections devrait nous avertir de changer, de n'avoir pas une seule femme, mais beaucoup. Ces melanges charmants qu'une jeune fille fait avec une plage, avec la chevelure tressee d'une statue d'eglise, avec une estampe, avec tout ce a cause de quoi on aime en l'une d'elles, chaque fois qu'elle entre, un tableau charmant, ces melanges ne sont pas tres stables. Vivez tout a fait avec la femme et vous ne verrez plus rien de ce qui vous l'a fait aimer; certes les deux elements desunis, la jalousie peut a nouveau les rejoindre. Si apres un long temps de vie commune je devais finir par ne plus voir en Albertine qu'une femme ordinaire, quelque intrigue d'elle avec un etre qu'elle eut aime a Balbec eut peut-etre suffi pour reincorporer en elle et amalgamer la plage et le deferlement du flot. Seulement ces melanges secondaires ne ravissant plus nos yeux, c'est a notre coeur qu'ils sont sensibles et funestes. On ne peut sous une forme si dangereuse trouver souhaitable le renouvellement du miracle. Mais j'anticipe les annees. Et je dois seulement ici regretter de n'etre pas reste assez sage pour avoir eu simplement ma collection de femmes comme on a des lorgnettes anciennes, jamais assez nombreuses derriere une vitrine ou toujours une place vide attend une lorgnette nouvelle et plus rare. Contrairement a l'ordre habituel de ses villegiatures, cette annee elle venait directement de Balbec et encore y etait-elle restee bien moins tard que d'habitude. Il y avait longtemps que je ne l'avais vue. Et comme je ne connaissais pas, meme de nom, les personnes qu'elle frequentait a Paris, je ne savais rien d'elle pendant les periodes ou elle restait sans venir me voir. Celles-ci etaient souvent assez longues. Puis, un beau jour, surgissait brusquement Albertine dont les roses apparitions et les silencieuses visites me renseignaient assez peu sur ce qu'elle avait pu faire dans leur intervalle, qui restait plonge dans cette obscurite de sa vie que mes yeux ne se souciaient guere de percer. Cette fois-ci pourtant, certains signes semblaient indiquer que des choses nouvelles avaient du se passer dans cette vie. Mais il fallait peut-etre tout simplement induire d'eux qu'on change tres vite a l'age qu'avait Albertine. Par exemple, son intelligence se montrait mieux, et quand je lui reparlai du jour ou elle avait mis tant d'ardeur a imposer son idee de faire ecrire par Sophocle: "Mon cher Racine", elle fut la premiere a rire de bon coeur. "C'est Andree qui avait raison, j'etais stupide, dit-elle, il fallait que Sophocle ecrive: "Monsieur". Je lui repondis que le "monsieur" et le "cher monsieur" d'Andree n'etaient pas moins comiques que son "mon cher Racine" a elle et le "mon cher ami" de Gisele, mais qu'il n'y avait, au fond, de stupides que des professeurs faisant encore adresser par Sophocle une lettre a Racine. La, Albertine ne me suivit plus. Elle ne voyait pas ce que cela avait de bete; son intelligence s'entr'ouvrait, mais n'etait pas developpee. Il y avait des nouveautes plus attirantes en elle; je sentais, dans la meme jolie fille qui venait de s'asseoir pres de mon lit, quelque chose de different; et dans ces lignes qui dans le regard et les traits du visage expriment la volonte habituelle, un changement de front, une demi-conversion comme si avaient ete detruites ces resistances contre lesquelles je m'etais brise a Balbec, un soir deja lointain ou nous formions un couple symetrique mais inverse de celui de l'apres-midi actuel, puisque alors c'etait elle qui etait couchee et moi a cote de son lit. Voulant et n'osant m'assurer si maintenant elle se laisserait embrasser, chaque fois qu'elle se levait pour partir, je lui demandais de rester encore. Ce n'etait pas tres facile a obtenir, car bien qu'elle n'eut rien a faire (sans cela, elle eut bondi au dehors), elle etait une personne exacte et d'ailleurs peu aimable avec moi, ne semblant guere se plaire dans ma compagnie. Pourtant chaque fois, apres avoir regarde sa montre, elle se rasseyait a ma priere, de sorte qu'elle avait passe plusieurs heures avec moi et sans que je lui eusse rien demande; les phrases que je lui disais se rattachaient a celles que je lui avais dites pendant les heures precedentes, et ne rejoignaient en rien ce a quoi je pensais, ce que je desirais, lui restaient indefiniment paralleles. Il n'y a rien comme le desir pour empecher les choses qu'on dit d'avoir aucune ressemblance avec ce qu'on a dans la pensee. Le temps presse et pourtant il semble qu'on veuille gagner du temps en parlant de sujets absolument etrangers a celui qui nous preoccupe. On cause, alors que la phrase qu'on voudrait prononcer serait deja accompagnee d'un geste, a supposer meme que, pour se donner le plaisir de l'immediat et assouvir la curiosite qu'on eprouve a l'egard des reactions qu'il amenera sans mot dire, sans demander aucune permission, on n'ait pas fait ce geste. Certes je n'aimais nullement Albertine: fille de la brume du dehors, elle pouvait seulement contenter le desir imaginatif que le temps nouveau avait eveille en moi et qui etait intermediaire entre les desirs que peuvent satisfaire d'une part les arts de la cuisine et ceux de la sculpture monumentale, car il me faisait rever a la fois de meler a ma chair une matiere differente et chaude, et d'attacher par quelque point a mon corps etendu un corps divergent comme le corps d'Eve tenait a peine par les pieds a la hanche d'Adam, au corps duquel elle est presque perpendiculaire, dans ces bas-reliefs romans de la cathedrale de Balbec qui figurent d'une facon si noble et si paisible, presque encore comme une frise antique, la creation de la femme; Dieu y est partout suivi, comme par deux ministres, de deux petits anges dans lesquels on reconnait--telles ces creatures ailees et tourbillonnantes de l'ete que l'hiver a surprises et epargnees--des Amours d'Herculanum encore en vie en plein XIIIe siecle, et trainant leur dernier vol, las mais ne manquant pas a la grace qu'on peut attendre d'eux, sur toute la facade du porche. Or, ce plaisir, qui en accomplissant mon desir m'eut delivre de cette reverie, et que j'eusse tout aussi volontiers cherche en n'importe quelle autre jolie femme, si l'on m'avait demande sur quoi--au cours de ce bavardage interminable ou je taisais a Albertine la seule chose a laquelle je pensasse--se basait mon hypothese optimiste au sujet des complaisances possibles, j'aurais peut-etre repondu que cette hypothese etait due (tandis que les traits oublies de la voix d'Albertine redessinaient pour moi le contour de sa personnalite) a l'apparition de certains mots qui ne faisaient pas partie de son vocabulaire, au moins dans l'acception qu'elle leur donnait maintenant. Comme elle me disait qu'Elstir etait bete et que je me recriais: --Vous ne me comprenez pas, repliqua-t-elle en souriant, je veux dire qu'il a ete bete en cette circonstance, mais je sais parfaitement que c'est quelqu'un de tout a fait distingue. De meme pour dire du golf de Fontainebleau qu'il etait elegant, elle declara: --C'est tout a fait une selection. A propos d'un duel que j'avais eu, elle me dit de mes temoins: "Ce sont des temoins de choix", et regardant ma figure avoua qu'elle aimerait me voir "porter la moustache". Elle alla meme, et mes chances me parurent alors tres grandes, jusqu'a prononcer, terme que, je l'eusse jure, elle ignorait l'annee precedente, que depuis qu'elle avait vu Gisele il s'etait passe un certain "laps de temps". Ce n'est pas qu'Albertine ne possedat deja quand j'etais a Balbec un lot tres sortable de ces expressions qui decelent immediatement qu'on est issu d'une famille aisee, et que d'annee en annee une mere abandonne a sa fille comme elle lui donne au fur et a mesure qu'elle grandit, dans les circonstances importantes, ses propres bijoux. On avait senti qu'Albertine avait cesse d'etre une petite enfant quand un jour, pour remercier d'un cadeau qu'une etrangere lui avait fait, elle avait repondu: "Je suis confuse." Mme Bontemps n'avait pu s'empecher de regarder son mari, qui avait repondu: --Dame, elle va sur ses quatorze ans. La nubilite plus accentuee s'etait marquee quand Albertine, parlant d'une jeune fille qui avait mauvaise facon, avait dit: "On ne peut meme pas distinguer si elle est jolie, elle a un _pied de rouge_ sur la figure." Enfin, quoique jeune fille encore, elle prenait deja des facons de femme de son milieu et de son rang en disant, si quelqu'un faisait des grimaces: "Je ne peux pas le voir parce que j'ai envie d'en faire aussi", ou si on s'amusait a des imitations: "Le plus drole, quand vous la contrefaites, c'est que vous lui ressemblez." Tout cela est tire du tresor social. Mais justement le milieu d'Albertine ne me paraissait pas pouvoir lui fournir "distingue" dans le sens ou mon pere disait de tel de ses collegues qu'il ne connaissait pas encore et dont on lui vantait la grande intelligence: "Il parait que c'est quelqu'un de tout a fait distingue." "Selection", meme pour le golf, me parut aussi incompatible avec la famille Simonet qu'il le serait, accompagne de l'adjectif "naturel", avec un texte anterieur de plusieurs siecles aux travaux de Darwin. "Laps de temps" me sembla de meilleur augure encore. Enfin m'apparut l'evidence de bouleversements que je ne connaissais pas mais propres a autoriser pour moi toutes les esperances, quand Albertine me dit, avec la satisfaction d'une personne dont l'opinion n'est pas indifferente: --C'est, _a mon sens_, ce qui pouvait arriver de mieux.... J'estime que c'est la meilleure solution, la solution elegante. C'etait si nouveau, si visiblement une alluvion laissant soupconner de si capricieux detours a travers des terrains jadis inconnus d'elle que, des les mots "a mon sens", j'attirai Albertine, et a "j'estime" je l'assis sur mon lit. Sans doute il arrive que des femmes peu cultivees, epousant un homme fort lettre, recoivent dans leur apport dotal de telles expressions. Et peu apres la metamorphose qui suit la nuit de noces, quand elles font leurs visites et sont reservees avec leurs anciennes amies, on remarque avec etonnement qu'elles sont devenues femmes si, en decretant qu'une personne est intelligente, elles mettent deux _l_ au mot intelligente; mais cela est justement le signe d'un changement, et il me semblait qu'il y avait un monde entre les expressions actuelles et le vocabulaire de l'Albertine que j'avais connue a Balbec--celui ou les plus grandes hardiesses etaient de dire d'une personne bizarre: "C'est un type", ou, si on proposait a Albertine de jouer: "Je n'ai pas d'argent a perdre", ou encore, si telle de ses amies lui faisait un reproche qu'elle ne trouvait pas justifie: "Ah! vraiment, je te trouve magnifique!", phrases dictees dans ces cas-la par une sorte de tradition bourgeoise presque aussi ancienne que le _Magnificat_ lui-meme, et qu'une jeune fille un peu en colere et sure de son droit emploie ce qu'on appelle "tout naturellement", c'est-a-dire parce qu'elle les a apprises de sa mere comme a faire sa priere ou a saluer. Toutes celles-la, Mme Bontemps les lui avait apprises en meme temps que la haine des Juifs et que l'estime pour le noir ou on est toujours convenable et comme il faut, meme sans que Mme Bontemps le lui eut formellement enseigne, mais comme se modele au gazouillement des parents chardonnerets celui des petits chardonnerets recemment nes, de sorte qu'ils deviennent de vrais chardonnerets eux-memes. Malgre tout, "selection" me parut allogene et "j'estime" encourageant. Albertine n'etait plus la meme, donc elle n'agirait peut-etre pas, ne reagirait pas de meme. Non seulement je n'avais plus d'amour pour elle, mais je n'avais meme, plus a craindre, comme j'aurais pu a Balbec, de briser en elle une amitie pour moi qui n'existait plus. Il n'y avait aucun doute que je lui fusse depuis longtemps devenu fort indifferent. Je me rendais compte que pour elle je ne faisais plus du tout partie de la "petite bande" a laquelle j'avais autrefois tant cherche, et j'avais ensuite ete si heureux de reussir a etre agrege. Puis comme elle n'avait meme plus, comme a Balbec, un air de franchise et de bonte, je n'eprouvais pas de grands scrupules; pourtant je crois que ce qui me decida fut une derniere decouverte philologique. Comme, continuant a ajouter un nouvel anneau a la chaine exterieure de propos sous laquelle je cachais mon desir intime, je parlais, tout en ayant maintenant Albertine au coin de mon lit, d'une des filles de la petite bande, plus menue que les autres, mais que je trouvais tout de meme assez jolie: "Oui, me repondit Albertine, elle a l'air d'une petite mousme." De toute evidence, quand j'avais connu Albertine, le mot de "mousme" lui etait inconnu. Il est vraisemblable que, si les choses eussent suivi leur cours normal, elle ne l'eut jamais appris, et je n'y aurais vu pour ma part aucun inconvenient car nul n'est plus horripilant. A l'entendre on se sent le meme mal de dents que si on a mis un trop gros morceau de glace dans sa bouche. Mais chez Albertine, jolie comme elle etait, meme "mousme" ne pouvait m'etre deplaisant. En revanche, il me parut revelateur sinon d'une initiation exterieure, au moins d'une evolution interne. Malheureusement il etait l'heure ou il eut fallu que je lui dise au revoir si je voulais qu'elle rentrat a temps pour son diner et aussi que je me levasse assez tot pour le mien. C'etait Francoise qui le preparait, elle n'aimait pas qu'il attendit et devait deja trouver contraire a un des articles de son code qu'Albertine, en l'absence de mes parents, m'eut fait une visite aussi prolongee et qui allait tout mettre en retard. Mais, devant "mousme", ces raisons tomberent et je me hatai de dire: --Imaginez-vous que je ne suis pas chatouilleux du tout, vous pourriez me chatouiller pendant une heure que je ne le sentirais meme pas. --Vraiment! --Je vous assure. Elle comprit sans doute que c'etait l'expression maladroite d'un desir, car comme quelqu'un qui vous offre une recommandation que vous n'osiez pas solliciter, mais dont vos paroles lui ont prouve qu'elle pouvait vous etre utile: --Voulez-vous que j'essaye? dit-elle avec l'humilite de la femme. --Si vous voulez, mais alors ce serait plus commode que vous vous etendiez tout a fait sur mon lit. --Comme cela? --Non, enfoncez-vous. --Mais je ne suis pas trop lourde? Comme elle finissait cette phrase la porte s'ouvrit, et Francoise portant une lampe entra. Albertine n'eut que le temps de se rasseoir sur la chaise. Peut-etre Francoise avait-elle choisi cet instant pour nous confondre, etant a ecouter a la porte, ou meme a regarder par le trou de la serrure. Mais je n'avais pas besoin de faire une telle supposition, elle avait pu dedaigner de s'assurer par les yeux de ce que son instinct avait du suffisamment flairer, car a force de vivre avec moi et mes parents, la crainte, la prudence, l'attention et la ruse avaient fini par lui donner de nous cette sorte de connaissance instinctive et presque divinatoire qu'a de la mer le matelot, du chasseur le gibier, et de la maladie, sinon le medecin, du moins souvent le malade. Tout ce qu'elle arrivait a savoir aurait pu stupefier a aussi bon droit que l'etat avance de certaines connaissances chez les anciens, vu les moyens presque nuls d'information qu'ils possedaient (les siens n'etaient pas plus nombreux: c'etait quelques propos, formant a peine le vingtieme de notre conversation a diner, recueillis a la volee par le maitre d'hotel et inexactement transmis a l'office). Encore ses erreurs tenaient-elles plutot, comme les leurs, comme les fables auxquelles Platon croyait, a une fausse conception du monde et a des idees preconcues qu'a l'insuffisance des ressources materielles. C'est ainsi que, de nos jours encore, les plus grandes decouvertes dans les moeurs des insectes ont pu etre faites par un savant qui ne disposait d'aucun laboratoire, de nul appareil. Mais si les genes qui resultaient de sa position de domestique ne l'avaient pas empechee d'acquerir une science indispensable a l'art qui en etait le terme--et qui consistait a nous confondre en nous en communiquant les resultats--la contrainte avait fait plus; la l'entrave ne s'etait pas contentee de ne pas paralyser l'essor, elle y avait puissamment aide. Sans doute Francoise ne negligeait aucun adjuvant, celui de la diction et de l'attitude par exemple. Comme (si elle ne croyait jamais ce que nous lui disions et que nous souhaitions qu'elle crut) elle admettait sans l'ombre d'un doute ce que toute personne de sa condition lui racontait de plus absurde et qui pouvait en meme temps choquer nos idees, autant sa maniere d'ecouter nos assertions temoignait de son incredulite, autant l'accent avec lequel elle rapportait (car le discours indirect lui permettait de nous adresser les pires injures avec impunite) le recit d'une cuisiniere qui lui avait raconte qu'elle avait menace ses maitres et en avait obtenu, en les traitant devant tout le monde de "fumier", mille faveurs, montrait que c'etait pour elle parole d'evangile. Francoise ajoutait meme: "Moi, si j'avais ete patronne je me serais trouvee vexee." Nous avions beau, malgre notre peu de sympathie originelle pour la dame du quatrieme, hausser les epaules, comme a une fable invraisemblable, a ce recit d'un si mauvais exemple, en le faisant, la narratrice savait prendre le cassant, le tranchant de la plus indiscutable et plus exasperante affirmation. Mais surtout, comme les ecrivains arrivent souvent a une puissance de concentration dont les eut dispenses le regime de la liberte politique ou de l'anarchie litteraire, quand ils sont ligotes par la tyrannie d'un monarque ou d'une poetique, par les severites des regles prosodiques ou d'une religion d'Etat, ainsi Francoise, ne pouvant nous repondre d'une facon explicite, parlait comme Tiresias et eut ecrit comme Tacite. Elle savait faire tenir tout ce qu'elle ne pouvait exprimer directement, dans une phrase que nous ne pouvions incriminer sans nous accuser, dans moins qu'une phrase meme, dans un silence, dans la maniere dont elle placait un objet. Ainsi, quand il m'arrivait de laisser, par megarde, sur ma table, au milieu d'autres lettres, une certaine qu'il n'eut pas fallu qu'elle vit, par exemple parce qu'il y etait parle d'elle avec une malveillance qui en supposait une aussi grande a son egard chez le destinataire que chez l'expediteur, le soir, si je rentrais inquiet et allais droit a ma chambre, sur mes lettres rangees bien en ordre en une pile parfaite, le document compromettant frappait tout d'abord mes yeux comme il n'avait pas pu ne pas frapper ceux de Francoise, place par elle tout en dessus, presque a part, en une evidence qui etait un langage, avait son eloquence, et des la porte me faisait tressaillir comme un cri. Elle excellait a regler ces mises en scene destinees a instruire si bien le spectateur, Francoise absente, qu'il savait deja qu'elle savait tout quand ensuite elle faisait son entree. Elle avait, pour faire parler ainsi un objet inanime, l'art a la fois genial et patient d'Irving et de Frederic Lemaitre. En ce moment, tenant au-dessus d'Albertine et de moi la lampe allumee qui ne laissait dans l'ombre aucune des depressions encore visibles que le corps de la jeune fille avait creusees dans le couvre-pieds, Francoise avait l'air de la "Justice eclairant le Crime". La figure d'Albertine ne perdait pas a cet eclairage. Il decouvrait sur les joues le meme vernis ensoleille qui m'avait charme a Balbec. Ce visage d'Albertine, dont l'ensemble avait quelquefois, dehors, une espece de paleur bleme, montrait, au contraire, au fur et a mesure que la lampe les eclairait, des surfaces si brillamment, si uniformement colorees, si resistantes et si lisses, qu'on aurait pu les comparer aux carnations soutenues de certaines fleurs. Surpris pourtant par l'entree inattendue de Francoise, je m'ecriai: --Comment, deja la lampe? Mon Dieu que cette lumiere est vive! Mon but etait sans doute par la seconde de ces phrases de dissimuler mon trouble, par la premiere d'excuser mon retard. Francoise repondit avec une ambiguite cruelle: --Faut-il que j'eteinde? --Teigne? glissa a mon oreille Albertine, me laissant charme par la vivacite familiere avec laquelle, me prenant a la fois pour maitre et pour complice, elle insinua cette affirmation psychologique dans le ton interrogatif d'une question grammaticale. Quand Francoise fut sortie de la chambre et Albertine rassise sur mon lit: --Savez-vous ce dont j'ai peur, lui dis-je, c'est que si nous continuons comme cela, je ne puisse pas m'empecher de vous embrasser. --Ce serait un beau malheur. Je n'obeis pas tout de suite a cette invitation, un autre l'eut meme pu trouver superflue, car Albertine avait une prononciation si charnelle et si douce que, rien qu'en vous parlant, elle semblait vous embrasser. Une parole d'elle etait une faveur, et sa conversation vous couvrait de baisers. Et pourtant elle m'etait bien agreable, cette invitation. Elle me l'eut ete meme d'une autre jolie fille du meme age; mais qu'Albertine me fut maintenant si facile, cela me causait plus que du plaisir, une confrontation d'images empreintes de beaute. Je me rappelais Albertine d'abord devant la plage, presque peinte sur le fond de la mer, n'ayant pas pour moi une existence plus reelle que ces visions de theatre, ou on ne sait pas si on a affaire a l'actrice qui est censee apparaitre, a une figurante qui la double a ce moment-la, ou a une simple projection. Puis la femme vraie s'etait detachee du faisceau lumineux, elle etait venue a moi, mais simplement pour que je pusse m'apercevoir qu'elle n'avait nullement, dans le monde reel, cette facilite amoureuse qu'on lui supposait empreinte dans le tableau magique. J'avais appris qu'il n'etait pas possible de la toucher, de l'embrasser, qu'on pouvait seulement causer avec elle, que pour moi elle n'etait pas plus une femme que des raisins de jade, decoration incomestible des tables d'autrefois, ne sont des raisins. Et voici que dans un troisieme plan elle m'apparaissait, reelle comme dans la seconde connaissance que j'avais eue d'elle, mais facile comme dans la premiere; facile, et d'autant plus delicieusement que j'avais cru si longtemps qu'elle ne l'etait pas. Mon surplus de science sur la vie (sur la vie moins unie, moins simple que je ne l'avais cru d'abord) aboutissait provisoirement a l'agnosticisme. Que peut-on affirmer, puisque ce qu'on avait cru probable d'abord s'est montre faux ensuite, et se trouve en troisieme lieu etre vrai? Et helas, je n'etais pas au bout de mes decouvertes avec Albertine. En tout cas, meme s'il n'y avait pas eu l'attrait romanesque de cet enseignement d'une plus grande richesse de plans decouverts l'un apres l'autre par la vie (cet attrait inverse de celui que Saint-Loup goutait, pendant les diners de Rivebelle, a retrouver, parmi les masques que l'existence avait superposes dans une calme figure, des traits qu'il avait jadis tenus sous ses levres), savoir qu'embrasser les joues d'Albertine etait une chose possible, c'etait un plaisir peut-etre plus grand encore que celui de les embrasser. Quelle difference entre posseder une femme sur laquelle notre corps seul s'applique parce qu'elle n'est qu'un morceau de chair, ou posseder la jeune fille qu'on apercevait sur la plage avec ses amies, certains jours, sans meme savoir pourquoi ces jours-la plutot que tels autres, ce qui faisait qu'on tremblait de ne pas la revoir. La vie vous avait complaisamment revele tout au long le roman de cette petite fille, vous avait prete pour la voir un instrument d'optique, puis un autre, et ajoute au desir charnel un accompagnement, qui le centuple et le diversifie, de ces desirs plus spirituels et moins assouvissables qui ne sortent pas de leur torpeur et le laissent aller seul quand il ne pretend qu'a la saisie d'un morceau de chair, mais qui, pour la possession de toute une region de souvenirs d'ou ils se sentaient nostalgiquement exiles, s'elevent en tempete a cote de lui, le grossissent, ne peuvent le suivre jusqu'a l'accomplissement, jusqu'a l'assimilation, impossible sous la forme ou elle est souhaitee, d'une realite immaterielle, mais attendent ce desir a mi-chemin, et au moment du souvenir, du retour, lui font a nouveau escorte; baiser, au lieu des joues de la premiere venue, si fraiches soient-elles, mais anonymes, sans secret, sans prestige, celles auxquelles j'avais si longtemps reve, serait connaitre le gout, la saveur, d'une couleur bien souvent regardee. On a vu une femme, simple image dans le decor de la vie, comme Albertine, profilee sur la mer, et puis cette image on peut la detacher, la mettre pres de soi, et voir peu a peu son volume, ses couleurs, comme si on l'avait fait passer derriere les verres d'un stereoscope. C'est pour cela que les femmes un peu difficiles, qu'on ne possede pas tout de suite, dont on ne sait meme pas tout de suite qu'on pourra jamais les posseder, sont les seules interessantes. Car les connaitre, les approcher, les conquerir, c'est faire varier de forme, de grandeur, de relief l'image humaine, c'est une lecon de relativisme dans l'appreciation, belle a reapercevoir quand elle a repris sa minceur de silhouette dans le decor de la vie. Les femmes qu'on connait d'abord chez l'entremetteuse n'interessent pas parce qu'elles restent invariables. D'autre part Albertine tenait, liees autour d'elle, toutes les impressions d'une serie maritime qui m'etait particulierement chere. Il me semblait que j'aurais pu, sur les deux joues de la jeune fille, embrasser toute la plage de Balbec. --Si vraiment vous permettez que je vous embrasse, j'aimerais mieux remettre cela a plus tard et bien choisir mon moment. Seulement il ne faudrait pas que vous oubliiez alors que vous m'avez permis. Il me faut un "bon pour un baiser". --Faut-il que je le signe? --Mais si je le prenais tout de suite, en aurais-je un tout de meme plus tard? --Vous m'amusez avec vos bons, je vous en referai de temps en temps. --Dites-moi, encore un mot: vous savez, a Balbec, quand je ne vous connaissais pas encore, vous aviez souvent un regard dur, ruse; vous ne pouvez pas me dire a quoi vous pensiez a ces moments-la? --Ah! je n'ai aucun souvenir. --Tenez, pour vous aider, un jour votre amie Gisele a saute a pieds joints par-dessus la chaise ou etait assis un vieux monsieur. Tachez de vous rappeler ce que vous avez pense a ce moment-la. --Gisele etait celle que nous frequentions le moins, elle etait de la bande si vous voulez, mais pas tout a fait. J'ai du penser qu'elle etait bien mal elevee et commune. --Ah! c'est tout? J'aurais bien voulu, avant de l'embrasser, pouvoir la remplir a nouveau du mystere qu'elle avait pour moi sur la plage, avant que je la connusse, retrouver en elle le pays ou elle avait vecu auparavant; a sa place du moins, si je ne le connaissais pas, je pouvais insinuer tous les souvenirs de notre vie a Balbec, le bruit du flot deferlant sous ma fenetre, les cris des enfants. Mais en laissant mon regard glisser sur le beau globe rose de ses joues, dont les surfaces doucement incurvees venaient mourir aux pieds des premiers plissements de ses beaux cheveux noirs qui couraient en chaines mouvementees, soulevaient leurs contreforts escarpes et modelaient les ondulations de leurs vallees, je dus me dire: "Enfin, n'y ayant pas reussi a Balbec, je vais savoir le gout de la rose inconnue que sont les joues d'Albertine. Et puisque les cercles que nous pouvons faire traverser aux choses et aux etres, pendant le cours de notre existence, ne sont pas bien nombreux, peut-etre pourrai-je considerer la mienne comme en quelque maniere accomplie, quand, ayant fait sortir de son cadre lointain le visage fleuri que j'avais choisi entre tous, je l'aurai amene dans ce plan nouveau, ou j'aurai enfin de lui la connaissance par les levres." Je me disais cela parce que je croyais qu'il est une connaissance par les levres; je me disais que j'allais connaitre le gout de cette rose charnelle, parce que je n'avais pas songe que l'homme, creature evidemment moins rudimentaire que l'oursin ou meme la baleine, manque cependant encore d'un certain nombre d'organes essentiels, et notamment n'en possede aucun qui serve au baiser. A cet organe absent il supplee par les levres, et par la arrive-t-il peut-etre a un resultat un peu plus satisfaisant que s'il etait reduit a caresser la bien-aimee avec une defense de corne. Mais les levres, faites pour amener au palais la saveur de ce qui les tente, doivent se contenter, sans comprendre leur erreur et sans avouer leur deception, de vaguer a la surface et de se heurter a la cloture de la joue impenetrable et desiree. D'ailleurs a ce moment-la, au contact meme de la chair, les levres, meme dans l'hypothese ou elles deviendraient plus expertes et mieux douees, ne pourraient sans doute pas gouter davantage la saveur que la nature les empeche actuellement de saisir, car, dans cette zone desolee ou elles ne peuvent trouver leur nourriture, elles sont seules, le regard, puis l'odorat les ont abandonnees depuis longtemps. D'abord au fur et a mesure que ma bouche commenca a s'approcher des joues que mes regards lui avaient propose d'embrasser, ceux-ci se deplacant virent des joues nouvelles; le cou, apercu de plus pres et comme a la loupe, montra, dans ses gros grains, une robustesse qui modifia le caractere de la figure. Les dernieres applications de la photographie--qui couchent aux pieds d'une cathedrale toutes les maisons qui nous parurent si souvent, de pres, presque aussi hautes que les tours, font successivement manoeuvrer comme un regiment, par files, en ordre disperse, en masses serrees, les memes monuments, rapprochent l'une contre l'autre les deux colonnes de la Piazzetta tout a l'heure si distantes, eloignent la proche Salute et dans un fond pale et degrade reussissent a faire tenir un horizon immense sous l'arche d'un pont, dans l'embrasure d'une fenetre, entre les feuilles d'un arbre situe au premier plan et d'un ton plus vigoureux, donnent successivement pour cadre a une meme eglise les arcades de toutes les autres--je ne vois que cela qui puisse, autant que le baiser, faire surgir de ce que nous croyons une chose a aspect defini, les cent autres choses qu'elle est tout aussi bien, puisque chacune est relative a une perspective non moins legitime. Bref, de meme qu'a Balbec, Albertine m'avait souvent paru differente, maintenant--comme si, en accelerant prodigieusement la rapidite des changements de perspective et des changements de coloration que nous offre une personne dans nos diverses rencontres avec elle, j'avais voulu les faire tenir toutes en quelques secondes pour recreer experimentalement le phenomene qui diversifie l'individualite d'un etre et tirer les unes des autres, comme d'un etui, toutes les possibilites qu'il enferme--dans ce court trajet de mes levres vers sa joue, c'est dix Albertines que je vis; cette seule jeune fille etant comme une deesse a plusieurs tetes, celle que j'avais vue en dernier, si je tentais de m'approcher d'elle, faisait place une autre. Du moins tant que je ne l'avais pas touchee, cette tete, je la voyais, un leger parfum venait d'elle jusqu'a moi. Mais helas!--car pour le baiser, nos narines et nos yeux sont aussi mal places que nos levres mal faites--tout d'un coup, mes yeux cesserent de voir, a son tour mon nez s'ecrasant ne percut plus aucune odeur, et sans connaitre pour cela davantage le gout du rose desire, j'appris a ces detestables signes, qu'enfin j'etais en train d'embrasser la joue d'Albertine. Etait-ce parce que nous jouions (figuree par la revolution d'un solide) la scene inverse de celle de Balbec, que j'etais, moi, couche, et elle levee, capable d'esquiver une attaque brutale et de diriger le plaisir a sa guise, qu'elle me laissa prendre avec tant de facilite maintenant ce qu'elle avait refuse jadis avec une mine si severe? (Sans doute, de cette mine d'autrefois, l'expression voluptueuse que prenait aujourd'hui son visage a l'approche de mes levres ne differait que par une deviation de lignes infinitesimales, mais dans lesquelles peut tenir toute la distance qu'il y a entre le geste d'un homme qui acheve un blesse et d'un qui le secourt, entre un portrait sublime ou affreux.) Sans savoir si j'avais a faire honneur et savoir gre de son changement d'attitude a quelque bienfaiteur involontaire qui, un de ces mois derniers, a Paris ou a Balbec, avait travaille pour moi, je pensai que la facon dont nous etions places etait la principale cause de ce changement. C'en fut pourtant une autre que me fournit Albertine; exactement celle-ci: "Ah! c'est qu'a ce moment-la, a Balbec, je ne vous connaissais pas, je pouvais croire que vous aviez de mauvaises intentions." Cette raison me laissa perplexe. Albertine me la donna sans doute sincerement. Une femme a tant de peine a reconnaitre dans les mouvements de ses membres, dans les sensations eprouvees par son corps, au cours d'un tete-a-tete avec un camarade, la faute inconnue ou elle tremblait qu'un etranger premeditat de la faire tomber. En tout cas, quelles que fussent les modifications survenues depuis quelque temps dans sa vie, et qui eussent peut-etre explique qu'elle eut accorde aisement a mon desir momentane et purement physique ce qu'a Balbec elle avait avec horreur refuse a mon amour, une bien plus etonnante se produisit en Albertine, ce soir-la meme, aussitot que ses caresses eurent amene chez moi la satisfaction dont elle dut bien s'apercevoir et dont j'avais meme craint qu'elle ne lui causat le petit mouvement de repulsion et de pudeur offensee que Gilberte avait eu a un moment semblable, derriere le massif de lauriers, aux Champs-Elysees. Ce fut tout le contraire. Deja, au moment ou je l'avais couchee sur mon lit et ou j'avais commence a la caresser, Albertine avait pris un air que je ne lui connaissais pas, de bonne volonte docile, de simplicite presque puerile. Effacant d'elle toutes preoccupations, toutes pretentions habituelles, le moment qui precede le plaisir, pareil en cela a celui qui suit la mort, avait rendu a ses traits rajeunis comme l'innocence du premier age. Et sans doute tout etre dont le talent est soudain mis en jeu devient modeste, applique et charmant; surtout si, par ce talent, il sait nous donner un grand plaisir, il en est lui-meme heureux, veut nous le donner bien complet. Mais dans cette expression nouvelle du visage d'Albertine il y avait plus que du desinteressement et de la conscience, de la generosite professionnels, une sorte de devouement conventionnel et subit; et c'est plus loin qu'a sa propre enfance, mais a la jeunesse de sa race qu'elle etait revenue. Bien differente de moi qui n'avais rien souhaite de plus qu'un apaisement physique, enfin obtenu, Albertine semblait trouver qu'il y eut eu de sa part quelque grossierete a croire que ce plaisir materiel allat sans un sentiment moral et terminat quelque chose. Elle, si pressee tout a l'heure, maintenant sans doute et parce qu'elle trouvait que les baisers impliquent l'amour et que l'amour l'emporte sur tout autre devoir, disait, quand je lui rappelais son diner: --Mais ca ne fait rien du tout, voyons, j'ai tout mon temps. Elle semblait genee de se lever tout de suite apres ce qu'elle venait de faire, genee par bienseance, comme Francoise, quand elle avait cru, sans avoir soif, devoir accepter avec une gaiete decente le verre de vin que Jupien lui offrait, n'aurait pas ose partir aussitot la derniere gorgee bue, quelque devoir imperieux qui l'eut appelee. Albertine--et c'etait peut-etre, avec une autre que l'on verra plus tard, une des raisons qui m'avaient a mon insu fait la desirer--etait une des incarnations de la petite paysanne francaise dont le modele est en pierre a Saint-Andre-des-Champs. De Francoise, qui devait pourtant bientot devenir sa mortelle ennemie, je reconnus en elle la courtoisie envers l'hote et l'etranger, la decence, le respect de la couche. Francoise, qui, apres la mort de ma tante, ne croyait pouvoir parler que sur un ton apitoye, dans les mois qui precederent le mariage de sa fille, eut trouve choquant, quand celle-ci se promenait avec son fiance, qu'elle ne le tint pas par le bras. Albertine, immobilisee aupres de moi, me disait: --Vous avez de jolis cheveux, vous avez de beaux yeux, vous etes gentil. Comme, lui ayant fait remarquer qu'il etait tard, j'ajoutais: "Vous ne me croyez pas?", elle me repondit, ce qui etait peut-etre vrai, mais seulement depuis deux minutes et pour quelques heures: --Je vous crois toujours. Elle me parla de moi, de ma famille, de mon milieu social. Elle me dit: "Oh! je sais que vos parents connaissent des gens tres bien. Vous etes ami de Robert Forestier et de Suzanne Delage." A la premiere minute, ces noms ne me dirent absolument rien. Mais tout d'un coup je me rappelai que j'avais en effet joue aux Champs-Elysees avec Robert Forestier que je n'avais jamais revu. Quant a Suzanne Delage, c'etait la petite niece de Mme Blandais, et j'avais du une fois aller a une lecon de danse, et meme tenir un petit role dans une comedie de salon, chez ses parents. Mais la peur d'avoir le fou rire, et des saignements de nez m'en avaient empeche, de sorte que je ne l'avais jamais vue. J'avais tout au plus cru comprendre autrefois que l'institutrice a plumet des Swann avait ete chez ses parents, mais peut-etre n'etait-ce qu'une soeur de cette institutrice ou une amie. Je protestai a Albertine que Robert Forestier et Suzanne Delage tenaient peu de place dans ma vie. "C'est possible, vos meres sont liees, cela permet de vous situer. Je croise souvent Suzanne Delage avenue de Messine, elle a du chic." Nos meres ne se connaissaient que dans l'imagination de Mme Bontemps qui, ayant su que j'avais joue jadis avec Robert Forestier auquel, parait-il, je recitais des vers, en avait conclu que nous etions lies par des relations de famille. Elle ne laissait jamais, m'a-t-on dit, passer le nom de maman sans dire: "Ah! oui, c'est le milieu des Delage, des Forestier, etc.", donnant a mes parents un bon point qu'ils ne meritaient pas. Du reste les notions sociales d'Albertine etaient d'une sottise extreme. Elle croyait les Simonnet avec deux _n_ inferieurs non seulement aux Simonet avec un seul _n_, mais a toutes les autres personnes possibles. Que quelqu'un ait le meme nom que vous, sans etre de votre famille, est une grande raison de le dedaigner. Certes il y a des exceptions. Il peut arriver que deux Simonnet (presentes l'un a l'autre dans une de ces reunions ou l'on eprouve le besoin de parler de n'importe quoi et ou on se sent d'ailleurs plein de dispositions optimistes, par exemple dans le cortege d'un enterrement qui se rend au cimetiere), voyant qu'ils s'appellent de meme, cherchent avec une bienveillance reciproque, et sans resultat, s'ils n'ont aucun lien de parente. Mais ce n'est qu'une exception. Beaucoup d'hommes sont peu honorables, mais nous l'ignorons ou n'en avons cure. Mais si l'homonymie fait qu'on nous remet des lettres a eux destinees, ou _vice versa_ nous commencons par une mefiance, souvent justifiee, quant a ce qu'ils valent. Nous craignons des confusions, nous les prevenons par une moue de degout si l'on nous parle d'eux. En lisant notre nom porte par eux, dans le journal, ils nous semblent l'avoir usurpe. Les peches des autres membres du corps social nous sont indifferents. Nous en chargeons plus lourdement nos homonymes. La haine que nous portons aux autres Simonnet est d'autant plus forte qu'elle n'est pas individuelle, mais se transmet hereditairement. Au bout de deux generations on se souvient seulement de la moue insultante que les grands-parents avaient a l'egard des autres Simonnet; on ignore la cause; on ne serait pas etonne d'apprendre que cela a commence par un assassinat. Jusqu'au jour frequent ou, entre une Simonnet et un Simonnet qui ne sont pas parents du tout, cela finit par un mariage. Non seulement Albertine me parla de Robert Forestier et de Suzanne Delage, mais spontanement, par un devoir de confidence que le rapprochement des corps cree, au debut du moins, avant qu'il ait engendre une duplicite speciale et le secret envers le meme etre, Albertine me raconta sur sa famille et un oncle d'Andree une histoire dont elle avait, a Balbec, refuse de me dire un seul mot, mais elle ne pensait pas qu'elle dut paraitre avoir encore des secrets a mon egard. Maintenant sa meilleure amie lui eut raconte quelque chose contre moi qu'elle se fut fait un devoir de me le rapporter. J'insistai pour qu'elle rentrat, elle finit par partir, mais si confuse pour moi de ma grossierete, qu'elle riait presque pour m'excuser, comme une maitresse de maison chez qui on va en veston, qui vous accepte ainsi mais a qui cela n'est pas indifferent. --Vous riez? lui dis-je. --Je ne ris pas, je vous souris, me repondit-elle tendrement. Quand est-ce que je vous revois? ajouta-t-elle comme n'admettant pas que ce que nous venions de faire, puisque c'en est d'habitude le couronnement, ne fut pas au moins le prelude d'une amitie grande, d'une amitie preexistante et que nous nous devions de decouvrir, de confesser et qui seule pouvait expliquer ce a quoi nous nous etions livres. --Puisque vous m'y autorisez, quand je pourrai je vous ferai chercher. Je n'osai lui dire que je voulais tout subordonner a la possibilite de voir Mme de Stermaria. --Helas! ce sera a l'improviste, je ne sais jamais d'avance, lui dis-je. Serait-ce possible que je vous fisse chercher le soir quand je serai libre? --Ce sera tres possible bientot car j'aurai une entree independante de celle de ma tante. Mais en ce moment c'est impraticable. En tout cas je viendrai a tout hasard demain ou apres-demain dans l'apres-midi. Vous ne me recevrez que si vous le pouvez. Arrivee a la porte, etonnee que je ne l'eusse pas devancee, elle me tendit sa joue, trouvant qu'il n'y avait nul besoin d'un grossier desir physique pour que maintenant nous nous embrassions. Comme les courtes relations que nous avions eues tout a l'heure ensemble etaient de celles auxquelles conduisent parfois une intimite absolue et un choix du coeur, Albertine avait cru devoir improviser et ajouter momentanement aux baisers que nous avions echanges sur mon lit, le sentiment dont ils eussent ete le signe pour un chevalier et sa dame tels que pouvait les concevoir un jongleur gothique. Quand m'eut quitte la jeune Picarde, qu'aurait pu sculpter a son porche l'imagier de Saint-Andre-des-Champs, Francoise m'apporta une lettre qui me remplit de joie, car elle etait de Mme de Stermaria, laquelle acceptait a diner. De Mme de Stermaria, c'est-a-dire, pour moi, plus que de la Mme de Stermaria reelle, de celle a qui j'avais pense toute la journee avant l'arrivee d'Albertine. C'est la terrible tromperie de l'amour qu'il commence par nous faire jouer avec une femme non du monde exterieur, mais avec une poupee interieure a notre cerveau, la seule d'ailleurs que nous ayons toujours a notre disposition, la seule que nous possederons, que l'arbitraire du souvenir, presque aussi absolu que celui de l'imagination, peut avoir fait aussi differente de la femme reelle que du Balbec reel avait ete pour moi le Balbec reve; creation factice a laquelle peu a peu, pour notre souffrance, nous forcerons la femme reelle a ressembler. Albertine m'avait tant retarde que la comedie venait de finir quand j'arrivai chez Mme de Villeparisis; et peu desireux de prendre a revers le flot des invites qui s'ecoulait en commentant la grande nouvelle: la separation qu'on disait deja accomplie entre le duc et la duchesse de Guermantes, je m'etais, en attendant de pouvoir saluer la maitresse de maison, assis sur une bergere vide dans le deuxieme salon, quand du premier, ou sans doute elle avait ete assise tout a fait au premier rang de chaises, je vis deboucher, majestueuse, ample et haute dans une longue robe de satin jaune a laquelle etaient attaches en relief d'enormes pavots noirs, la duchesse. Sa vue ne me causait plus aucun trouble. Un certain jour, m'imposant les mains sur le front (comme c'etait son habitude quand elle avait peur de me faire de la peine), en me disant: "Ne continue pas tes sorties pour rencontrer Mme de Guermantes, tu es la fable de la maison. D'ailleurs, vois comme ta grand'mere est souffrante, tu as vraiment des choses plus serieuses a faire que de te poster sur le chemin d'une femme qui se moque de toi", d'un seul coup, comme un hypnotiseur qui vous fait revenir du lointain pays ou vous vous imaginiez etre, et vous rouvre les yeux, ou comme le medecin qui, vous rappelant au sentiment du devoir et de la realite, vous guerit d'un mal imaginaire dans lequel vous vous complaisiez, ma mere m'avait reveille d'un trop long songe. La journee qui avait suivi avait ete consacree a dire un dernier adieu a ce mal auquel je renoncais; j'avais chante des heures de suite en pleurant l'"Adieu" de Schubert: ... _Adieu, des voix etranges T'appellent loin de moi, celeste soeur des Anges_. Et puis c'avait ete fini. J'avais cesse mes sorties du matin, et si facilement que je tirai alors le pronostic, qu'on verra se trouver faux, plus tard, que je m'habituerais aisement, dans le cours de ma vie, a ne plus voir une femme. Et quand ensuite Francoise m'eut raconte que Jupien, desireux de s'agrandir, cherchait une boutique dans le quartier, desireux de lui en trouver une (tout heureux aussi, en flanant dans la rue que deja de mon lit j'entendais crier lumineusement comme une plage, de voir, sous le rideau de fer leve des cremeries, les petites laitieres a manches blanches), j'avais pu recommencer ces sorties. Fort librement du reste; car j'avais conscience de ne plus les faire dans le but de voir Mme de Guermantes; telle une femme qui prend des precautions infinies tant qu'elle a un amant, du jour qu'elle a rompu avec lui laisse trainer ses lettres, au risque de decouvrir a son mari le secret d'une faute dont elle a fini de s'effrayer en meme temps que de la commettre. Ce qui me faisait de la peine c'etait d'apprendre que presque toutes les maisons etaient habitees par des gens malheureux. Ici la femme pleurait sans cesse parce que son mari la trompait. La c'etait l'inverse. Ailleurs une mere travailleuse, rouee de coups par un fils ivrogne, tachait de cacher sa souffrance aux yeux des voisins. Toute une moitie de l'humanite pleurait. Et quand je la connus, je vis qu'elle etait si exasperante que je me demandai si ce n'etait pas le mari ou la femme adulteres, qui l'etaient seulement parce que le bonheur legitime leur avait ete refuse, et se montraient charmants et loyaux envers tout autre que leur femme ou leur mari, qui avaient raison. Bientot je n'avais meme plus eu la raison d'etre utile a Jupien pour continuer mes peregrinations matinales. Car on apprit que l'ebeniste de notre cour, dont les ateliers n'etaient separes de la boutique de Jupien que par une cloison fort mince, allait recevoir conge du gerant parce qu'il frappait des coups trop bruyants. Jupien ne pouvait esperer mieux, les ateliers avaient un sous-sol ou mettre les boiseries, et qui communiquait avec nos caves. Jupien y mettrait son charbon, ferait abattre la cloison et aurait une seule et vaste boutique. Mais meme sans l'amusement de chercher pour lui, j'avais continue a sortir avant dejeuner. Meme comme Jupien, trouvant le prix que M. de Guermantes faisait tres eleve, laissait visiter pour que, decourage de ne pas trouver de locataire, le duc se resignat a lui faire une diminution, Francoise, ayant remarque que, meme apres l'heure ou on ne visitait pas, le concierge laissait "contre" la porte de la boutique a louer, flaira un piege dresse par le concierge pour attirer la fiancee du valet de pied des Guermantes (ils y trouveraient une retraite d'amour), et ensuite les surprendre. Quoi qu'il en fut, bien que n'ayant plus a chercher une boutique pour Jupien, je continuai a sortir avant le dejeuner. Souvent, dans ces sorties, je rencontrais M. de Norpois. Il arrivait que, causant avec un collegue, il jetait sur moi des regards qui, apres m'avoir entierement examine, se detournaient vers son interlocuteur sans m'avoir plus souri ni salue que s'il ne m'avait pas connu du tout. Car chez ces importants diplomates, regarder d'une certaine maniere n'a pas pour but de vous faire savoir qu'ils vous ont vu, mais qu'ils ne vous ont pas vu et qu'ils ont a parler avec leur collegue de quelque question serieuse. Une grande femme que je croisais souvent pres de la maison etait moins discrete avec moi. Car bien que je ne la connusse pas, elle se retournait vers moi, m'attendait--inutilement--devant les vitrines des marchands, me souriait, comme si elle allait m'embrasser, faisait le geste de s'abandonner. Elle reprenait un air glacial a mon egard si elle rencontrait quelqu'un qu'elle connut. Depuis longtemps deja dans ces courses du matin, selon ce que j'avais a faire, fut-ce acheter le plus insignifiant journal, je choisissais le chemin le plus direct, sans regret s'il etait en dehors du parcours habituel que suivaient les promenades de la duchesse et, s'il en faisait au contraire partie, sans scrupules et sans dissimulation parce qu'il ne me paraissait plus le chemin defendu ou j'arrachais a une ingrate la faveur de la voir malgre elle. Mais je n'avais pas songe que ma guerison, en me donnant a l'egard de Mme de Guermantes une attitude normale, accomplirait parallelement la meme oeuvre en ce qui la concernait et rendrait possible une amabilite, une amitie qui ne m'importaient plus. Jusque-la les efforts du monde entier ligues pour me rapprocher d'elle eussent expire devant le mauvais sort que jette un amour malheureux. Des fees plus puissantes que les hommes ont decrete que, dans ces cas-la, rien ne pourra servir jusqu'au jour ou nous aurons dit sincerement dans notre coeur la parole: "Je n'aime plus." J'en avais voulu a Saint-Loup de ne m'avoir pas mene chez sa tante. Mais pas plus que n'importe qui, il n'etait capable de briser un enchantement. Tandis que j'aimais Mme de Guermantes, les marques de gentillesse que je recevais des autres, les compliments, me faisaient de la peine, non seulement parce que cela ne venait pas d'elle, mais parce qu'elle ne les apprenait pas. Or, les eut-elle sus que cela n'eut ete d'aucune utilite. Meme dans les details d'une affection, une absence, le refus d'un diner, une rigueur involontaire, inconsciente, servent plus que tous les cosmetiques et les plus beaux habits. Il y aurait des parvenus, si on enseignait dans ce sens l'art de parvenir. Au moment ou elle traversait le salon ou j'etais assis, la pensee pleine du souvenir des amis que je ne connaissais pas et qu'elle allait peut-etre retrouver tout a l'heure dans une autre soiree, Mme de Guermantes m'apercut sur ma bergere, veritable indifferent qui ne cherchais qu'a etre aimable, alors que, tandis que j'aimais, j'avais tant essaye de prendre, sans y reussir, l'air d'indifference; elle obliqua, vint a moi et retrouvant le sourire du soir de l'Opera-Comique et que le sentiment penible d'etre aimee par quelqu'un qu'elle n'aimait pas n'effacait plus: --Non, ne vous derangez pas, vous permettez que je m'asseye un instant a cote de vous? me dit-elle en relevant gracieusement son immense jupe qui sans cela eut occupe la bergere dans son entier. Plus grande que moi et accrue encore de tout le volume de sa robe, j'etais presque effleure par son admirable bras nu autour duquel un duvet imperceptible et innombrable faisait fumer perpetuellement comme une vapeur doree, et par la torsade blonde de ses cheveux qui m'envoyaient leur odeur. N'ayant guere de place, elle ne pouvait se tourner facilement vers moi et, obligee de regarder plutot devant elle que de mon cote, prenait une expression reveuse et douce, comme dans un portrait. --Avez-vous des nouvelles de Robert? me dit-elle. Mme de Villeparisis passa a ce moment-la. --Eh bien! vous arrivez a une jolie heure, monsieur, pour une fois qu'on vous voit. Et remarquant que je parlais avec sa niece, supposant peut-etre que nous etions plus lies qu'elle ne savait: --Mais je ne veux pas deranger votre conversation avec Oriane, ajouta-t-elle (car les bons offices de l'entremetteuse font partie des devoirs d'une maitresse de maison). Vous ne voulez pas venir diner mercredi avec elle? C'etait le jour ou je devais diner avec Mme de Stermaria, je refusai. --Et samedi? Ma mere revenant le samedi ou le dimanche, c'eut ete peu gentil de ne pas rester tous les soirs a diner avec elle; je refusai donc encore. --Ah! vous n'etes pas un homme facile a avoir chez soi. --Pourquoi ne venez-vous jamais me voir? me dit Mme de Guermantes quand Mme de Villeparisis se fut eloignee pour feliciter les artistes et remettre a la diva un bouquet de roses dont la main qui l'offrait faisait seule tout le prix, car il n'avait coute que vingt francs. (C'etait du reste son prix maximum quand on n'avait chante qu'une fois. Celles qui pretaient leur concours a toutes les matinees et soirees recevaient des roses peintes par la marquise.) --C'est ennuyeux de ne jamais se voir que chez les autres. Puisque vous ne voulez pas diner avec moi chez ma tante, pourquoi ne viendriez-vous pas diner chez moi? Certaines personnes, etant restees le plus longtemps possible, sous des pretextes quelconques, mais qui sortaient enfin, voyant la duchesse assise pour causer avec un jeune homme, sur un meuble si etroit qu'on n'y pouvait tenir que deux, penserent qu'on les avait mal renseignees, que c'etait la duchesse, non le duc, qui demandait la separation, a cause de moi. Puis elles se haterent de repandre cette nouvelle. J'etais plus a meme que personne d'en connaitre la faussete. Mais j'etais surpris que, dans ces periodes difficiles ou s'effectue une separation non encore consommee, la duchesse, au lieu de s'isoler, invitat justement quelqu'un qu'elle connaissait aussi peu. J'eus le soupcon que le duc avait ete seul a ne pas vouloir qu'elle me recut et que, maintenant qu'il la quittait, elle ne voyait plus d'obstacles a s'entourer des gens qui lui plaisaient. Deux minutes auparavant j'eusse ete stupefait si on m'avait dit que Mme de Guermantes allait me demander d'aller la voir, encore plus de venir diner. J'avais beau savoir que le salon Guermantes ne pouvait pas presenter les particularites que j'avais extraites de ce nom, le fait qu'il m'avait ete interdit d'y penetrer, en m'obligeant a lui donner le meme genre d'existence qu'aux salons dont nous avons lu la description dans un roman, ou vu l'image dans un reve, me le faisait, meme quand j'etais certain qu'il etait pareil a tous les autres, imaginer tout different; entre moi et lui il y avait la barriere ou finit le reel. Diner chez les Guermantes, c'etait comme entreprendre un voyage longtemps desire, faire passer un desir de ma tete devant mes yeux et lier connaissance avec un songe. Du moins eusse-je pu croire qu'il s'agissait d'un de ces diners auxquels les maitres de maison invitent quelqu'un en disant: "Venez, il n'y aura _absolument_ que nous", feignant d'attribuer au paria la crainte qu'ils eprouvent de le voir mele a leurs autres amis, et cherchant meme a transformer en un enviable privilege reserve aux seuls intimes la quarantaine de l'exclu, malgre lui sauvage et favorise. Je sentis, au contraire, que Mme de Guermantes avait le desir de me faire gouter a ce qu'elle avait de plus agreable quand elle me dit, mettant d'ailleurs devant mes yeux comme la beaute violatre d'une arrivee chez la tante de Fabrice et le miracle d'une presentation au comte Mosca: --Vendredi vous ne seriez pas libre, en petit comite? Ce serait gentil. Il y aura la princesse de Parme qui est charmante; d'abord je ne vous inviterais pas si ce n'etait pas pour rencontrer des gens agreables. Desertee dans les milieux mondains intermediaires qui sont livres a un mouvement perpetuel d'ascension, la famille joue au contraire un role important dans les milieux immobiles comme la petite bourgeoisie et comme l'aristocratie princiere, qui ne peut chercher a s'elever puisque, au-dessus d'elle, a son point de vue special, il n'y a rien. L'amitie que me temoignaient "la tante Villeparisis" et Robert avait peut-etre fait de moi pour Mme de Guermantes et ses amis, vivant toujours sur eux-memes et dans une meme coterie, l'objet d'une attention curieuse que je ne soupconnais pas. Elle avait de ces parents-la une connaissance familiale, quotidienne, vulgaire, fort differente de ce que nous imaginons, et dans laquelle, si nous nous y trouvons compris, loin que nos actions en soient expulsees comme le grain de poussiere de l'oeil ou la goutte d'eau de la trachee-artere, elles peuvent rester gravees, etre commentees, racontees encore des annees apres que nous les avons oubliees nous-memes, dans le palais ou nous sommes etonnes de les retrouver comme une lettre de nous dans une precieuse collection d'autographes. De simples gens elegants peuvent defendre leur porte trop envahie. Mais celle des Guermantes ne l'etait pas. Un etranger n'avait presque jamais l'occasion de passer devant elle. Pour une fois que la duchesse s'en voyait designer un, elle ne songeait pas a se preoccuper de la valeur mondaine qu'il apporterait, puisque c'etait chose qu'elle conferait et ne pouvait recevoir. Elle ne pensait qu'a ses qualites reelles, Mme de Villeparisis et Saint-Loup lui avaient dit que j'en possedais. Et sans doute ne les eut-elle pas crus, si elle n'avait remarque qu'ils ne pouvaient jamais arriver a me faire venir quand ils le voulaient, donc que je ne tenais pas au monde, ce qui semblait a la duchesse le signe qu'un etranger faisait partie des "gens agreables". Il fallait voir, parlant de femmes qu'elle n'aimait guere, comme elle changeait de visage aussitot si on nommait, a propos de l'une, par exemple sa belle-soeur. "Oh! elle est charmante", disait-elle d'un air de finesse et de certitude. La seule raison qu'elle en donnat etait que cette dame avait refuse d'etre presentee a la marquise de Chaussegros et a la princesse de Silistrie. Elle n'ajoutait pas que cette dame avait refuse de lui etre presentee a elle-meme, duchesse de Guermantes. Cela avait eu lieu pourtant, et depuis ce jour, l'esprit de la duchesse travaillait sur ce qui pouvait bien se passer chez la dame si difficile a connaitre. Elle mourait d'envie d'etre recue chez elle. Les gens du monde ont tellement l'habitude qu'on les recherche que qui les fuit leur semble un phenix et accapare leur attention. Le motif veritable de m'inviter etait-il, dans l'esprit de Mme de Guermantes (depuis que je ne l'aimais plus), que je ne recherchais pas ses parents quoique etant recherche d'eux? Je ne sais. En tout cas, s'etant decidee a m'inviter, elle voulait me faire les honneurs de ce qu'elle avait de meilleur chez elle, et eloigner ceux de ses amis qui auraient pu m'empecher de revenir, ceux qu'elle savait ennuyeux. Je n'avais pas su a quoi attribuer le changement de route de la duchesse quand je l'avais vue devier de sa marche stellaire, venir s'asseoir a cote de moi et m'inviter a diner, effet de causes ignorees, faute de sens special qui nous renseigne a cet egard. Nous nous figurons les gens que nous connaissons a peine--comme moi la duchesse--comme ne pensant a nous que dans les rares moments ou ils nous voient. Or, cet oubli ideal ou nous nous figurons qu'ils nous tiennent est absolument arbitraire. De sorte que, pendant que dans le silence de la solitude pareil a celui d'une belle nuit nous nous imaginons les differentes reines de la societe poursuivant leur route dans le ciel a une distance infinie, nous ne pouvons nous defendre d'un sursaut de malaise ou de plaisir s'il nous tombe de la-haut, comme un aerolithe portant grave notre nom, que nous croyions inconnu dans Venus ou Cassiopee, une invitation a diner ou un mechant potin. Peut-etre parfois, quand, a l'imitation des princes persans qui, au dire du _Livre d'Esther_, se faisaient lire les registres ou etaient inscrits les noms de ceux de leurs sujets qui leur avaient temoigne du zele, Mme de Guermantes consultait la liste des gens bien intentionnes, elle s'etait dit de moi: "Un a qui nous demanderons de venir diner." Mais d'autres pensees l'avaient distraite _(De soins tumultueux un prince environne Vers de nouveaux objets est sans cesse entraine)_ jusqu'au moment ou elle m'avait apercu seul comme Mardochee a la porte du palais; et ma vue ayant rafraichi sa memoire elle voulait, tel Assuerus, me combler de ses dons. Cependant je dois dire qu'une surprise d'un genre oppose allait suivre celle que j'avais eue au moment ou Mme de Guermantes m'avait invite. Cette premiere surprise, comme j'avais trouve plus modeste de ma part et plus reconnaissant de ne pas la dissimuler et d'exprimer au contraire avec exageration ce qu'elle avait de joyeux, Mme de Guermantes, qui se disposait a partir pour une derniere soiree, venait de me dire, presque comme une justification, et par peur que je ne susse pas bien qui elle etait, pour avoir l'air si etonne d'etre invite chez elle: "Vous savez que je suis la tante de Robert de Saint-Loup qui vous aime beaucoup, et du reste nous nous sommes deja vus ici." En repondant que je le savais, j'ajoutai que je connaissais aussi M. de Charlus, lequel "avait ete tres bon pour moi a Balbec et a Paris". Mme de Guermantes parut etonnee et ses regards semblerent se reporter, comme pour une verification, a une page deja plus ancienne du livre interieur. "Comment! vous connaissez Palamede?" Ce prenom prenait dans la bouche de Mme de Guermantes une grande douceur a cause de la simplicite involontaire avec laquelle elle parlait d'un homme si brillant, mais qui n'etait pour elle que son beau-frere et le cousin avec lequel elle avait ete elevee. Et dans le gris confus qu'etait pour moi la vie de la duchesse de Guermantes, ce nom de Palamede mettait comme la clarte des longues journees d'ete ou elle avait joue avec lui, jeune fille, a Guermantes, au jardin. De plus, dans cette partie depuis longtemps ecoulee de leur vie, Oriane de Guermantes et son cousin Palamede avaient ete fort differents de ce qu'ils etaient devenus depuis; M. de Charlus notamment, tout entier livre a des gouts d'art qu'il avait si bien refrenes par la suite que je fus stupefait d'apprendre que c'etait par lui qu'avait ete peint l'immense eventail d'iris jaunes et noirs que deployait en ce moment la duchesse. Elle eut pu aussi me montrer une petite sonatine qu'il avait autrefois composee pour elle. J'ignorais absolument que le baron eut tous ces talents dont il ne parlait jamais. Disons en passant que M. de Charlus n'etait pas enchante que dans sa famille on l'appelat Palamede. Pour Meme, on eut pu comprendre encore que cela ne lui plut pas. Ces stupides abreviations sont un signe de l'incomprehension que l'aristocratie a de sa propre poesie (le judaisme a d'ailleurs la meme puisqu'un neveu de Lady Rufus Israel, qui s'appelait Moise, etait couramment appele dans le monde: "Momo") en meme temps que de sa preoccupation de ne pas avoir l'air d'attacher d'importance a ce qui est aristocratique. Or, M. de Charlus avait sur ce point plus d'imagination poetique et plus d'orgueil exhibe. Mais la raison qui lui faisait peu gouter Meme n'etait pas celle-la puisqu'elle s'etendait aussi au beau prenom de Palamede. La verite est que se jugeant, se sachant d'une famille princiere, il aurait voulu que son frere et sa belle-soeur disent de lui: "Charlus", comme la reine Marie-Amelie ou le duc d'Orleans pouvaient dire de leurs fils, petits-fils, neveux et freres: "Joinville, Nemours, Chartres, Paris". --Quel cachottier que ce Meme, s'ecria-t-elle. Nous lui avons parle longuement de vous, il nous a dit qu'il serait tres heureux de faire votre connaissance, absolument comme s'il ne vous avait jamais vu. Avouez qu'il est drole! et, ce qui n'est pas tres gentil de ma part a dire d'un beau-frere que j'adore et dont j'admire la rare valeur, par moments un peu fou. Je fus tres frappe de ce mot applique a M. de Charlus et je me dis que cette demi-folie expliquait peut-etre certaines choses, par exemple qu'il eut paru si enchante du projet de demander a Bloch de battre sa propre mere. Je m'avisai que non seulement par les choses qu'il disait, mais par la maniere dont il les disait, M. de Charlus etait un peu fou. La premiere fois qu'on entend un avocat ou un acteur, on est surpris de leur ton tellement different de la conversation. Mais comme on se rend compte que tout le monde trouve cela tout naturel, on ne dit rien aux autres, on ne se dit rien a soi-meme, on se contente d'apprecier le degre de talent. Tout au plus pense-t-on d'un acteur du Theatre-Francais: "Pourquoi au lieu de laisser retomber son bras leve l'a-t-il fait descendre par petites saccades coupees de repos, pendant au moins dix minutes?" ou d'un Labori: "Pourquoi, des qu'il a ouvert la bouche, a-t-il emis ces sons tragiques, inattendus, pour dire la chose la plus simple?" Mais comme tout le monde admet cela _a priori_, on n'est pas choque. De meme, en y reflechissant, on se disait que M. de Charlus parlait de soi avec emphase, sur un ton qui n'etait nullement celui du debit ordinaire. Il semblait qu'on eut du a toute minute lui dire: "Mais pourquoi criez-vous si fort? pourquoi etes-vous si insolent?" Seulement tout le monde semblait bien avoir admis tacitement que c'etait bien ainsi. Et on entrait dans la ronde qui lui faisait fete pendant qu'il perorait. Mais certainement a de certains moments un etranger eut cru entendre crier un dement. --Mais vous etes sur que vous ne confondez pas, que vous parlez bien de mon beau-frere Palamede? ajouta la duchesse avec une legere impertinence qui se greffait chez elle sur la simplicite. Je repondis que j'etais absolument sur et qu'il fallait que M. de Charlus eut mal entendu mon nom. --Eh bien! je vous quitte, me dit comme a regret Mme de Guermantes. Il faut que j'aille une seconde chez la princesse de Ligne. Vous n'y allez pas? Non, vous n'aimez pas le monde? Vous avez bien raison, c'est assommant. Si je n'etais pas obligee! Mais c'est ma cousine, ce ne serait pas gentil. Je regrette egoistement, pour moi, parce que j'aurais pu vous conduire, meme vous ramener. Alors je vous dis au revoir et je me rejouis pour mercredi. Que M. de Charlus eut rougi de moi devant M. d'Argencourt, passe encore. Mais qu'a sa propre belle-soeur, et qui avait une si haute idee de lui, il niat me connaitre, fait si naturel puisque je connaissais a la fois sa tante et son neveu, c'est ce que je ne pouvais comprendre. Je terminerai ceci en disant qu'a un certain point de vue il y avait chez Mme de Guermantes une veritable grandeur qui consistait a effacer entierement tout ce que d'autres n'eussent qu'incompletement oublie. Elle ne m'eut jamais rencontre la harcelant, la suivant, la pistant, dans ses promenades matinales, elle n'eut jamais repondu a mon salut quotidien avec une impatience excedee, elle n'eut jamais envoye promener Saint-Loup quand il l'avait suppliee de m'inviter, qu'elle n'aurait pas pu avoir avec moi des facons plus noblement et naturellement aimables. Non seulement elle ne s'attardait pas a des explications retrospectives, a des demi-mots, a des sourires ambigus, a des sous-entendus, non seulement elle avait dans son affabilite actuelle, sans retours en arriere, sans reticences, quelque chose d'aussi fierement rectiligne que sa majestueuse stature, mais les griefs qu'elle avait pu ressentir contre quelqu'un dans le passe etaient si entierement reduits en cendres, ces cendres etaient elles-memes rejetees si loin de sa memoire ou tout au moins de sa maniere d'etre, qu'a regarder son visage chaque fois qu'elle avait a traiter par la plus belle des simplifications ce qui chez tant d'autres eut ete pretexte a des restes de froideur, a des recriminations, on avait l'impression d'une sorte de purification. Mais si j'etais surpris de la modification qui s'etait operee en elle a mon egard, combien je l'etais plus d'en trouver en moi une tellement plus grande au sien. N'y avait-il pas eu un moment ou je ne reprenais vie et force que si j'avais, echafaudant toujours de nouveaux projets, cherche quelqu'un qui me ferait recevoir par elle et, apres ce premier bonheur, en procurerait bien d'autres a mon coeur de plus en plus exigeant? C'etait l'impossibilite de rien trouver qui m'avait fait partir a Doncieres voir Robert de Saint-Loup. Et maintenant, c'etait bien par les consequences derivant d'une lettre de lui que j'etais agite, mais a cause de Mme de Stermaria et non de Mme de Guermantes. Ajoutons, pour en finir avec cette soiree, qu'il s'y passa un fait, dementi quelques jours apres, qui ne laissa pas de m'etonner, me brouilla pour quelque temps avec Bloch, et qui constitue en soi une de ces curieuses contradictions dont on va trouver l'explication a la fin de ce volume[1] (Sodome I). Donc, chez Mme de Villeparisis, Bloch ne cessa de me vanter l'air d'amabilite de M. de Charlus, lequel Charlus, quand il le rencontrait dans la rue, le regardait dans les yeux comme s'il le connaissait, avait envie de le connaitre, savait tres bien qui il etait. J'en souris d'abord, Bloch s'etant exprime avec tant de violence a Balbec sur le compte du meme M. de Charlus. Et je pensai simplement que Bloch, a l'instar de son pere pour Bergotte, connaissait le baron "sans le connaitre". Et que ce qu'il prenait pour un regard aimable etait un regard distrait. Mais enfin Bloch vint a tant de precisions, et sembla si certain qu'a deux ou trois reprises M. de Charlus avait voulu l'aborder, que, me rappelant que j'avais parle de mon camarade au baron, lequel m'avait justement, en revenant d'une visite chez Mme de Villeparisis, pose sur lui diverses questions, je fis la supposition que Bloch ne mentait pas, que M. de Charlus avait appris son nom, qu'il etait mon ami, etc.... Aussi quelque temps apres, au theatre, je demandai a M. de Charlus de lui presenter Bloch, et sur son acquiescement allai le chercher. Mais des que M. de Charlus l'apercut, un etonnement aussitot reprime se peignit sur sa figure ou il fut remplace par une etincelante fureur. Non seulement il ne tendit pas la main a Bloch, mais chaque fois que celui-ci lui adressa la parole il lui repondit de l'air le plus insolent, d'une voix irritee et blessante. De sorte que Bloch, qui, a ce qu'il disait, n'avait eu jusque-la du baron que des sourires, crut que je l'avais non pas recommande mais desservi, pendant le court entretien ou, sachant le gout de M. de Charlus pour les protocoles, je lui avais parle de mon camarade avant de l'amener a lui. Bloch nous quitta, ereinte comme qui a voulu monter un cheval tout le temps pret a prendre le mors aux dents, ou nager contre des vagues qui vous rejettent sans cesse sur le galet, et ne me reparla pas de six mois. [Footnote 1: Dans l'edition originale "Sodome et Gomorrhe I" se trouvait compris dans le meme volume que cette 2e partie du Cote de Guermantes, ce qui explique la phrase et la parenthese. Mais, dans cette edition in-octavo, le titre de Sodome est reporte au volume suivant.] End of the Project Gutenberg EBook of Le Cote de Guermantes, by Marcel Proust *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE COTE DE GUERMANTES *** ***** This file should be named 12999.txt or 12999.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/2/9/9/12999/ Produced by Robert Connal, Wilelmina Malliere and the Online Distributed Proofreading Team. From images generously made available by gallica (Bibliotheque nationale de France) at http://gallica.bnf.fr Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. 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If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at https://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: https://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.