The Project Gutenberg EBook of Abelard, Tome I., by Charles de Remusat This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Abelard, Tome I. Author: Charles de Remusat Release Date: July 6, 2004 [EBook #12829] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ABELARD, TOME I. *** Produced by Robert Connal, Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team; From images generously made available by gallica (Bibliotheque nationale de France) at http://gallica.bnf.fr. ABELARD PAR CHARLES DE REMUSAT. 1845 Spero equidem quod gloriam eorum qui nunc sunt posteritas celebrabit. Jean de SALISBURY, disciple d'Abelard. _Metalogicus in prologo_. TOME PREMIER PREFACE. On se propose dans cet ouvrage de faire connaitre la vie, le caractere, les ecrits et les opinions d'Abelard, et de recueillir tout ce qu'il est utile de savoir pour marquer sa place dans l'histoire de l'esprit humain. Abelard est moins connu qu'il n'est celebre, et sa renommee semble romanesque plutot qu'historique. On sait vaguement qu'il fut un professeur, un philosophe, un theologien, qu'il se fit une grande reputation dans les ecoles du moyen age, et qu'il exerca une puissante influence sur les etudes et les idees de son temps. Mais dans quel sens dirigea-t-il les esprits, quel etait le fond de ses doctrines, quelle la nature de son talent, quels les titres de ses ouvrages, quel role joua-t-il dans les lettres et dans l'Eglise, voila ce qu'on ignore; et le vulgaire meme raconte la fatale histoire de ses amours. C'est par ce souvenir que le nom d'Abelard est reste populaire. Peut-etre a la faveur de ce souvenir, le tableau que j'entreprends de tracer inspirera-t-il quelque curiosite. Peut-etre souhaitera-t-on de mieux connaitre l'homme dont on a si souvent entendu rappeler les aventures, et l'amant servira-t-il a recommander le philosophe. Moi-meme, je l'avouerai, ce n'est point par l'histoire que j'ai commence avec lui. C'est dans le monde de l'imagination que je l'avais cherche d'abord, et l'etude de la philosophie n'a pas donne naissance a cet ouvrage. Le lecteur me permettra-t-il de lui en retracer brievement l'histoire? Il y a quelques annees qu'en reflechissant sur un sujet que la reflexion n'epuisera pas, sur ce que devient la nature morale de l'homme dans les temps ou l'intelligence prevaut sur tout le reste, je fus conduit a me demander s'il n'y aurait pas moyen de concevoir un ouvrage ou la puissance de l'esprit, devenue superieure a celle du caractere, serait mise en presence des plus fortes realites du monde social, des epreuves de la destinee, des passions meme de l'ame. La lutte de l'esprit tout seul avec la vie tout entiere me paraissait interessante a decrire encore une fois, et je cherchais dans quel temps, sur quelle scene, par quels personnages, il serait bon de la representer. Pour que cette peinture fut frappante et vive, en effet, il ne me semblait pas qu'elle dut avoir pour cadre un sujet imaginaire. Un heros ideal qui a une epoque indeterminee se mesure avec des etres d'invention, ne saurait offrir un exemple qui saisisse et qui emeuve; si vraisemblable qu'on s'attache a le faire, il parait toujours hors du vrai, et la situation ou on le place est prise pour une combinaison de fantaisie. La pensee morale que j'aspirais a mettre en action, ne pouvait prendre tout son relief et produire tout son effet que sur un fond de realite. Je revais a tout cela, lorsqu'il m'arriva un de ces hasards qui ne manquent guere aux auteurs preoccupes d'une idee. Un jour, mes yeux s'arreterent sur l'affiche d'un theatre ou se lisait le nom que j'ecris aujourd'hui au titre de cet ouvrage. Seulement ce nom etait suivi d'un autre que la philosophie seule a le triste courage d'en separer. Soudain, la pensee qui flottait dans mon esprit se fixa, pour ainsi dire; elle s'unit au nom d'Abelard, et prit des lors une forme distincte: le sujet necessaire me parut trouve. Et prenant dans l'histoire les faits et les situations, dans les moeurs et dans les hommes du XIIe siecle, les traits et les couleurs, je composai avec une sorte d'entrainement un ouvrage en forme de roman dramatique, qui, lui aussi, s'appelle Abelard. Quelques personnes pourront se souvenir d'en avoir entendu parler. J'avais ecrit sous l'empire d'une sorte de passion pour mon sujet, pour mon idee, mais avec le sentiment d'une independance absolue. La science, la foi et l'amour, l'ecole, le gouvernement et l'Eglise, j'avais essaye de tout peindre, sans rien ecarter, sans rien adoucir, sans rien menager, ne supposant pas meme un moment qu'un si etrange tableau put jamais passer sous les yeux du public. Mais qui ne connait les faiblesses paternelles? Quel auteur ne prend confiance dans l'ouvrage dont la composition l'a charme? J'ai donc un jour songe a livrer aux perils de la publicite ce premier Abelard. Cependant il s'agissait d'une oeuvre qui contient sans doute une pensee serieuse et morale, mais sous les formes les plus libres de la realite et de l'imagination, ou dans le cadre des moeurs grossieres du XIIe siecle, la lutte violente des croyances, des idees et des passions est representee avec une franchise qui peut paraitre excessive, avec un abandon qui peut blesser les esprits severes. C'est une de ces oeuvres enfin qui n'ont qu'une excuse possible, celle du talent. Je me figurai quelque temps que je pourrais lui en creer une autre; c'est alors que je concus le projet d'opposer l'histoire au roman, et de racheter le mensonge par la verite. A des fictions dramatiques, je resolus de joindre un tableau de philosophie et de critique ou le raisonnement et l'etude prissent la place de l'imagination. Changeant de but et de travail, je m'occupai alors de mieux connaitre l'Abelard de la realite, d'apprendre sa vie, de penetrer ses ecrits, d'approfondir ses doctrines; et voila comme s'est fait le livre que je soumets en ce moment au jugement du public. Destine a servir d'accompagnement et presque de compensation a une tentative hasardeuse, il parait seul aujourd'hui. Des illusions temeraires sont a demi dissipees; une sage voix que je voudrais ecouter toujours, me conseille de renoncer aux fictions passionnees, et de dire tristement adieu a la muse qui les inspire: Abi Quo blandae juvenum te revocant preces. Ce recit servira du moins a temoigner de mes consciencieux efforts pour rendre cet ouvrage moins indigne du sujet. Plus je tenais a expier en quelque sorte une composition d'un genre moins severe, plus je devais tacher de donner a celle-ci les merites qui dependent de l'etude, de la patience et du travail. Je n'ai rien neglige pour savoir tout le necessaire, pour ne parler qu'en connaissance de cause, et dans la partie historique j'espere m'etre approche de la parfaite exactitude. L'etendue de mes recherches, et plus encore la revision de quelques savants amis m'ont donne confiance dans ma fidelite d'historien. On trouvera donc ici une biographie d'Abelard plus complete qu'aucune autre, aussi complete peut-etre que permet de la faire l'etat des monuments connus jusqu'a ce jour. Quant a l'interet du recit, il me parait, a moi, tres-vif dans les faits memes. Qui sait s'il ne se sera pas evanoui sous ma main? Mais tout n'est pas histoire dans cet ouvrage. Apres la premiere partie, qui renferme la vie d'Abelard et qui peut aussi donner une vue generale de son talent et de ses idees, il me restait a faire connaitre ses ecrits. A l'exception de quelques lettres sur ses malheurs, ils sont tous philosophiques ou theologiques: j'ai donc joint au livre premier, un livre sur la philosophie, un livre sur la theologie d'Abelard. Cette partie de mon travail, pour etre la plus neuve, n'etait pas la plus attrayante, et j'ignore si ce n'est point une temerite que d'avoir voulu rendre de l'interet a la science si longtemps decriee sous le nom desastreux de scolastique. A la fin du dernier siecle, une telle entreprise aurait paru insensee. Le temps meme n'est pas loin ou le courage m'aurait manque pour l'accomplir. Mais de nos jours, le tombeau du moyen age a ete rouvert avec encore plus de curiosite que de respect. On s'est plu a y contempler les grands ossements que les annees n'avaient pas detruits, a y recueillir les joyaux grossiers ou precieux qui brillaient encore meles a de froides poussieres. Les monuments ou ces reliques languirent oubliees si longtemps, sont devenus l'objet d'une admiration passionnee, comme s'ils etaient retrouves d'hier, et que la terre les eut jadis enfouis dans son sein. Ne pouvant inventer le neuf, on s'est epris du plaisir de comprendre le vieux. L'enthousiasme du passe est venu colorer la critique, echauffer l'erudition. A juger severement notre epoque, on pourrait dire que les faits reels reveillent seuls en elle l'imagination et qu'elle ne retourne a la poesie que par l'histoire. A-t-il ete presomptueux d'esperer que le gout d'antiquaire qui s'attache aux moeurs, aux formes, aux edifices des ages gothiques, s'etendrait jusqu'a leurs idees, et qu'on aimerait a connaitre la science contemporaine de l'art qu'on admire? Il ne faut rien dissimuler, ce livre est tres-serieux. Nous ne nous sommes point arrete a la surface. Rassembler en passant quelques traits de la physionomie d'un homme et d'une epoque, offrir de rares extraits, piquants par leur singularite, choisis a plaisir dans les debris d'une litterature a demi barbare, aurait suffi peut-etre pour donner a quelques pages un interet de curiosite. Ce n'etait pas assez pour nous. Notre ambition a ete de faire connaitre, avec les ouvrages d'Abelard, le fond et les details de ses doctrines, les procedes de son esprit, les formes de son style, d'eclairer ainsi, a sa lumiere, toute une periode encore obscure de la vie intellectuelle de la societe francaise. Qu'on ne s'attende donc point a trouver seulement ici des fragments epars de philosophie ou de theologie; mais bien une philosophie, mais une theologie, chacune avec ses principes, sa methode et son langage, chacune telle qu'un vieux passe l'a connue, admiree, celebree, alors que l'ecole etait pour nos aieux ce que la presse est devenue pour leurs enfants. Au lieu de presenter des considerations generales sur l'esprit de notre philosophe, nous suivrons cet esprit dans sa marche, nous le decrirons dans ses monuments. Ce ne sera pas une simple critique, mais, s'il est possible, une reproduction du genie d'un homme. Ce sera en meme temps, si nos forces ne trahissent pas nos desseins, une introduction utile a l'etude de la scolastique, et par consequent a l'histoire de l'esprit humain dans le moyen age. Cet ouvrage devra toute son originalite a son exactitude, et rien n'y paraitra nouveau que ce qui sera scrupuleusement historique. L'intelligence et le savoir affectaient jadis des formes si differentes de celles qui nous semblent aujourd'hui les plus naturelles, peut-etre parce qu'elles nous sont les plus familieres; le caractere des questions, le choix des arguments, la portee des solutions, tout est si etrange chez les scolastiques, que la raison meme, dans leurs livres, n'est pas toujours reconnaissable, et que le bon sens y prend quelquefois une tournure de paradoxe. La scolastique produit aujourd'hui l'effet d'une science en desuetude qui etonne et ne persuade plus. Cependant, pour qui ne s'en tient pas a l'apparence, pour qui brise l'enveloppe que pretaient a la pensee le gout et l'erudition du temps, la scolastique contient dans son sein, elle offre dans son cours et les problemes de tous les siecles et quelquefois les idees du notre. C'est que les formes de la science peuvent varier, mais le fond est invariable comme l'esprit humain. Les Grecs n'ont presque rien dit a la maniere des modernes, et cependant ils ont connu tous les systemes, toutes les hypotheses dont les modernes se sont vantes. Je ne sais pas meme une erreur dans laquelle ils ne nous aient devances. Quand on lit les Dialogues de Platon, on y voit figurer, sous des noms antiques, Hobbes, Locke, Hume et Kant lui-meme. Ainsi chez les maitres de la scolastique, nous reconnaissons des Euthydeme et des Protagoras, quelquefois Democrite, Empedocle ou Parmenide, ca et la des idees de Platon, partout le souvenir et l'imitation d'Aristote. Sans doute le moyen age morcelait la philosophie; mais toutes les parties s'en tiennent si etroitement qu'on ne peut longtemps en isoler une, et des voies differentes y ramenent au meme point. L'esprit humain n'innove guere que dans les methodes, et les methodes diversifient, mais ne detruisent pas son identite. Les idees sur lesquelles porte la philosophie se presentent comme d'elles-memes a la reflexion. Des que l'esprit se regarde, il les retrouve. C'est un heritage substitue de generation en generation, comme ces pierres precieuses qui se perpetuent dans les familles, et dont la disposition seule change suivant la mode et le gout des diverses epoques. Indestructibles, et inalterables, ces idees demeurent dans l'esprit humain comme des symboles de l'eternelle verite. Elles ne manquent donc a aucune grande philosophie; et elles peuvent etre decouvertes sous tous les voiles que les caprices du raisonnement leur ont pretes. Il est curieux et piquant parfois de les reconnaitre, malgre les deguisements dont les revetent la philosophie et la theologie de nos peres. Cet interet nous soutenait dans la tache ingrate de penetrer au fond de ces deux sciences, d'en reproduire les idees et les expressions, de leur rendre, s'il nous etait possible, la vie et la lumiere. Cette restauration etait une oeuvre assez nouvelle. Depuis quelques annees, on a bien su ressaisir avec sagacite le sens intime de toutes les doctrines, on les a traduites avec succes dans une langue commune, celle de la critique contemporaine. Mais a peine a-t-on ose, dans de courts passages, faire revivre l'enseignement original des maitres du passe. A peine celui qui a le premier parmi nous entrepris de retirer la scolastique d'un oubli de deux siecles, a-t-il ose lui rendre a certains moments et ses formes et son style. Par le choix de notre sujet, par l'etendue de notre travail, nous avons du nous jeter audacieusement dans cette oeuvre de restitution scientifique. Nous sommes rentre dans la nuit du moyen age, pour y marcher le flambeau a la main. Un historien dont la science profonde est vivifiee par une puissante imagination, a su ranimer les sentiments et les moeurs de la societe de ces temps-la. Il a remis sur ses pieds le Germain, le Gaulois, le Saxon, le Normand. Ce qu'il a si habilement fait pour l'homme moral, pour l'homme politique, serait-il chimerique de le tenter pour l'homme intellectuel? A cote du guerrier franc, du magistrat communal, du serf des cites ou des champs, en face du roi, du leude et du pretre, reprenant a sa voix la parole et l'action, ne pourrait-on faire revivre l'ecrivain et le philosophe, aux luttes des races opposer les combats des ecoles, aux jeux de la force, les guerres de l'esprit? Est-il impossible de convoquer encore pour un instant les hommes du XIXe siecle autour d'une de ces chaires eloquentes ou la raison humaine, essayant sa puissance, begayant des verites timides, preparait, il y a sept cents ans, la lointaine emancipation du monde? PREUVES ET AUTORITES DE L'HISTOIRE D'ABELARD. On a beaucoup ecrit sur Abelard, mais on s'est beaucoup repete, et il faut bien choisir les autorites, quand on parle de lui. Parmi celles que nous allons citer, les unes, qui sont originales, et ce que les anciens editeurs appelaient _testimonia_, datent de son temps ou viennent de ceux qui avaient pu connaitre ses contemporains; les autres sont posterieures et n'ont qu'une valeur relative a l'instruction, a la veracite, a la sagacite de l'ecrivain. I. AUTORITES DU XIIe SIECLE ET DU SUIVANT. I.--_Historia calamitatum_, ou l'_Epistola prima_. Ce sont les Memoires de sa vie ecrits par lui jusque vers l'annee 1135. Cette lettre a ete donnee pour la premiere fois dans ses Oeuvres, par Duchesne, qui y a joint d'excellentes notes. Le meilleur texte, bien qu'incomplet, a ete revu sur le manuscrit 2923 de la Bibliotheque Royale, et insere dans le Recueil des historiens des Gaules et de la France (t. XIV, p. 278). Turlot, qui l'a reproduit en presque totalite, dit que le manuscrit a appartenu a Petrarque et contient des notes de lui. (_Abail. et Heloise_, p. 4.) La bibliotheque de Troyes possede un manuscrit sous le n'o 802, qui a ete collationne avec l'imprime a la demande de M. Cousin; il contient de nombreuses differences assez peu importantes, sauf une seule qui sera indiquee. II.--Les lettres d'Heloise et d'Abelard, souvent reimprimees et traduites. La premiere traduction est celle de Jean de Meung, le manuscrit en existe a la Bibliotheque du Roi. La premiere edition du texte est celle qui fait partie des Oeuvres deja citees: _Petri Abaelardi filosofi et theologi abbatis ruyensis et Heloisae conjugis ejus primae paracletensis abbatissae Opera, nunc primum edita ex Mss. codd. V. Illus. Francisci Amboesii_, etc., in-4 deg.. Paris, 1616. Cette edition des Oeuvres d'Abelard, la premiere et la seule qui porte ce titre, est appelee indifferemment l'edition d'Amboise ou de Duchesne; elle contient les lettres d'Abelard et d'Heloise, des lettres de saint Bernard, du pape Innocent II, de Pierre le Venerable, de Berenger de Poitiers, de Foulque de Deuil, etc., toutes pieces importantes pour l'histoire d'Abelard, ainsi que plusieurs de ses ouvrages theologiques qui ne sont encore imprimes que la. Les principaux sont: 1 deg. le Commentaire sur l'epitre aux Romains; 2 deg. l'Introduction a la theologie; 3 deg. les Sermons. Voyez sur cette edition Bayle, _Dict. crit_., art. _Fr. d'Amboise_, et l'_Histoire litteraire de la France_, par les benedictins de Saint-Maur et l'Institut, t. XII, p. 149. La seconde edition complete des lettres, contenant toutes celles que d'Amboise a donnees; _P. Abaelardi abbatis ruyensis et Heloissae abbatissae paracletensis Epistolae, edit. cur. Ricardi Rawlinson_, in-8 deg.. Londres, 1718. Le texte a ete revu avec soin, mais corrige avec trop de hardiesse, d'apres un manuscrit d'une existence douteuse. III.--Les autres ouvrages d'Abelard, savoir: _Petri Abaelardi Theologia christiana.--Ejusdem Expositio in Hexameron_. (Durand et Martene, Thesaur. nov. anedoct., t. V, p. 1139 et 1361.) _Petri Abaelardi Ethica, seu liber dictus: SCITO TE IPSUM_. (Bernard Pez, Thesaur. anecdot. noviss., t. III, pars II, p. 626.) _Petri Abaelardi Dialogus inter philosophum, judaeum et christianum_. (Frid. Henr. Rheinwald, Anecdot. ad histor. ecclesiast. pertin., partie. I, Berolini, 1831.) _Petri Abaelardi Epitome theologiae christianae_, (F. H. Rheinwald, meme recueil, partie II, 1835.) Ouvrages inedits d'Abelard, pour servir a l'histoire de la philosophie scolastique en France, publies par M. Victor Cousin. Les principaux ouvrages sont: 1 deg. _Petri Abaelardi Sic et Non_; 2 deg. _Ejusdem Dialectica_; 3 deg. _Ejusdem fragmentum de Generibus et Speciebus_. (Documents inedits relat. a l'Hist. de France, publies par ordre du gouvernement, in-4 deg., 1836, p. 3, 173 et 507.) _Petri Abaelardi tractatus de Intellectibus_. (Cousin, Fragm. philos. 1840, t. III, Append. XI, p. 448.) Deux prefaces inedites d'Abailard, publiees par M. Lenoble dans les Annales de philosophie chretienne, janvier 1844. Les poesies qui se trouvent disseminees dans divers recueils, savoir: 1 deg. l'edition des Oeuvres donnee par d'Amboise, p. 1136; 2 deg. _Veterum scriptorum et monumentorum amplissima Collectio_, t. IX, p. 1091; 3 deg. _Gallia Christiana_, t. VII, p. 595; 4 deg. _Les Fragments philosophiques_ de M. Cousin, 1840, t. III, p. 440; 5 deg. _Spicilegium vaticanum. Beitraege zur naehern Kenntniss der Vatikanischen Bibliothek fuer deutsche Poesie des Mittelalters, von Carl Greith._, Frauenfield, 1838; 6 deg. _Bibliotheque de l'ecole des Chartes_, t. III, 2e livr. 1842. Le dernier recueil a fait connaitre les hymnes decouverts dans un manuscrit de Bruxelles, dont nous avons eu sous les yeux une copie et un specimen par M. Th. Oehler, et qui est intitule: _P. Ab. sequentiae et hymni per totum anni circulum in virginum monast. paraclet_. IV.--Les ouvrages de controverse des contemporains d'Abelard, savoir: Les lettres de saint Bernard, _S. Bernardi Opera omnia_, edition de Mabillon, 1690, vol. I, _passim_. Les lettres directement relatives a Abelard se retrouvent dans le recueil de ses Oeuvres par d'Amboise. Les lettres de Pierre le Venerable, _Vita S. Petri Vener. et Epistolae_. (Bibliotheca cluniacensis, p. 553 et 621; edition de Duchesne avec des notes, 1614.) La lettre de Guillaume de Saint-Thierry contre Abelard et la dissertation annexee, _Disputatio adversus P. Abaelardum_. (Bibliotheca patrum cistercensium, par Tissier, 1660-1669, t. IV, p. 112.) La dissertation d'un abbe anonyme (Geoffroy d'Auxerre?) contre le meme, _Disputatio anonymi abbatis adversus dogmata P. Abaelardi_. (Meme recueil, t. IV, p. 228.) La lettre de Gautier de Mortagne a Abelard, _Epistola Gualteri de Mauritania, episcopi laudunensis_. (Spicilegium, sive Collectio veterum aliquot scriptorum, D. Luc. d'Achery, edition de de la Barre, 1723, t. III, p. 520.) Les lettres de Hugues Metel adressees a Innocent II, a Abelard, a Heloise, _Hugon. Metelli Epist._ IV, V, XVI et XVII. (Car. Lud. Hugo, Sacr. antiquit. Monum., t. II, p. 330 et 348.) L'ouvrage de Gautier de Saint-Victor contre les theologiens dialecticiens de son temps, ecrit vers 1180, _Liber M. Walteri prior. S. Vict. Parisius contra manifestas et damnatas etiam in conciliis haereses_, manuscrit de l'abbaye de Saint-Victor, et dont on trouve de longs extraits dans Duboulai. (Hist. univ. parisiens., t. II, p. 629-660.) V.--Les recits ecrits par les contemporains ou dans le XIIIe siecle. Les vies de saint Bernard ecrites de son temps, _Ex vita et rebus gestis S. Bernardi, lib. III, a Gaufrido autissiod. seu claraeval. monach.--Epistola ejusdem ad episcopum albanensem, ex vit. S. Bernardi_, ab Alano, episc. autissiod. (Recueil des historiens des Gaules et de la France, t. XIV, p. 327, 370 et suiv.) _Johannis Saresberensis Metalogicus_, lib. I, cap. I et V; lib. II, cap. X et _passim_. Jean de Salisbury avait entendu les lecons d'Abelard et frequente les principales ecoles des Gaules.--_Ejusdem Policraticus, sive de Nugis curialium, cui accedit Metalog._, 1 vol. in-12, 1639, lib. II, cap. XXII, et lib. VII, cap. XII. (Voyez les extraits de cet auteur dans le Recueil des histor., t. XIV, p. 300 et suiv.) _Otto Frisingensis, de gestis Friderici I Caesaris Augusti_, lib. I, cap. XLVI, XLVII et seq. Othon, abbe de Morimond, de l'ordre de Citeaux, puis eveque de Frisingen (Freising, en Baviere), neveu de l'empereur Henri V, a compose une chronique de l'empereur Frederic Barberousse, dont il etait oncle paternel, et il y raconte la vie et la condamnation d'Abelard, son contemporain. (1 vol. in-folio, Basil., 1569, et Recueil des histor., t. XIII, p. 654.) _Ex vita S. Gosvini aquicinctensis abbatis_ lib. I, cap. IV et XVIII. Gosvin, abbe d'Anchin, fut un des adversaires actifs d'Abelard; sa vie a ete ecrite par des moines de son couvent, ses contemporains.(Recueil des histor., t. XIV, p. 442.) Extraits de diverses chroniques composees au XIIe siecle ou dans les suivants; les plus importants sont tires de: 1 deg. Guillaume de Nangis, _Ex Chronic. Guillielm. de Nangiaco_. (Recueil des histor., t. XX, p. 731, ou _Spicilegium_ de d'Achery, t. III, p. 1-6.) 2 deg. Robert d'Auxerre, _Ex Chronologia Roberti monach. S. Marian. altissiod._ (Recueil des histor., t. XII, p. 293.) 3 deg. La Chronique d'un anonyme, _Ex Chronico ab initio mundi usque ad A.C. 1160_. (_Id., ibid._, p. 120.) 4 deg. Richard de Poitiers, moine de Cluni, _Ex Chronic. Richardi pict._ (_id., ibid._, p. 415.) 5 deg. L'appendice a la chronique de Sigebert, par Robert, _Ex Roberti proemonstr. appendice ad Sigeberti chronographiam._ (_id._, t. XIII, p. 330, ou dans le recueil intitule: Illustrium veterum scriptorum qui rerum a Germ. gest., etc., t. I, p. 626; 2 vol. in-folio, Francfort, 1573.) 6 deg. Alberic, moine de Trois-Fontaines, _Ex Chronic. Alberici Trium Fontium monachi._ (Recueil des histor., t. XIII, p. 700.) 7 deg. Guillaume Godelle, moine de Saint-Martial de Limoges, _Ex Chronic. Willelm. Godelli, mon. S. Mart. lemov._ (_id., ibid._, p. 675.) _Vincentius Burgundus proesul bellovacensis_. (Bibliotheca Mundi, 4 vol. in-folio, 1624.--T. IV, _Specul. historial._, lib. XXVII, cap. XVII.) Vincent de Beauvais vivait au milieu du XIIIe siecle. Il y a encore dans d'autres chroniques, comme dans quelques cartulaires, des lignes isolees ou Abelard est nomme, et dont l'historien peut faire son profit, mais qui ne meritent point d'etre rappelees. Je ne fais que mentionner un chant funebre sur la mort d'Abelard, rapporte par M. Carriere dans son edition allemande des lettres (voyez ci-apres, page 262), et une curieuse chanson bretonne en dialecte de Cornouaille, ou Heloise, _Loiza_, raconte qu'instruite par son clerc, _ma o'hloarek, ma dousik Abalard_, elle est devenue, grace a la connaissance des langues, une sorciere semblable aux druidesses celtiques. (_Barzas-Breiz_, Chants populaires de la Bretagne, publies par M. Th. de la Villemarque, t. I, p. 93. Paris, 1839.) II. AUTORITES POSTERIEURES AU XIIIe SIECLE. 1.--Un grand nombre d'historiens qui ne s'occupaient point specialement d'Abelard, ont ete conduits par leur sujet a ecrire sa vie ou a en donner le sommaire, particulierement d'apres l'_Historia calamitatum_ et Othon de Frisingen. Le premier me parait etre Bertrand d'Argentre, un des plus anciens historiens francais de la Bretagne. (_L'Histoire de Bretaigne_, 1 vol. in-fol., 1538, liv. I, chap. XIV, p. 74; liv. III, chap. CIII, p. 236 et suiv.) C'est un court resume de l'histoire d'Abelard, d'apres Othon de Frisingen. Pasquier a donne un abrege de l'_Historia calamitatum_, de son temps encore manuscrite, en y joignant quelques details et quelques reflexions. (_Les Recherches de la France_, liv. VI, chap. XVII, p. 587 et suiv.; liv. IX, chap. V, VI et XXI.) Tritheme, dans son Catalogue des ecrivains ecclesiastiques, insere un article pris dans les chroniques deja citees. (_De Scriptoribus ecclesiasticis, in J. Trithemii Span. Oper. histor._, in-folio, 1604, part. I, p. 276.) Duboulai, dans son Histoire de l'Universite de Paris, compose en divers passages une biographie a peu pres complete, d'apres d'Amboise, Othon de Frisingen, Jean de Salisbury, saint Bernard et ses biographes. (_Coes. Egassii Buloei Historia Universitatis parisiensis_, 6 vol. in-folio, 1665, t. I, p. 257, 272, 349, 445; t. II, p. 8 et suiv., 53, 68, 85, 107, 157, 162, 168, 200, 242, 715, 733, 739, 753, 759 et suiv.) Le pere Gerard Dubois raconte aussi, a leurs epoques, dans l'Histoire de l'Eglise de Paris, les evenements de la vie d'Abelard. (_Gerardi Dubois aurelianensis Historia Ecclesia parisiensis_, 2 vol. in-folio, 1690, t. I, lib. XI, cap. II, p. 709, etc.; cap. VII, p. 774, etc; t. II, lib. XII, cap. VII, p. 64 et 178, etc.) Jacques Thomasius a ecrit une vie d'Abelard ou il y a de l'erudition et des erreurs. (_Petri Abelardi vita in Hist. sapient. et stult. a Christ. Thomasio_, t. 1, p. 75-142, 1693, Hal. Magdeb.) Citons encore Dupin, dans sa Bibliotheque des auteurs ecclesiastiques. (_Hist. des controv. et des mat. ecclesiast. traitees dans le XIIe siecle_, 1696, chap. VII, p. 360, etc., 392 a 412.) Le pere Noel Alexandre. (_Natalis Alexandri Historia ecclesiastica_, 7 vol. in-folio, 1699, t. VI, dissertat, VII, p. 787 et seq.) L'abbe Fleury. (_Histoire ecclesiastique_, liv. LXVII et LXVIII, p. 307, etc., p. 406, etc., p. 547, etc., du t. XIV de l'edition in-4 deg..) Casimir Oudin. (_Commentarius de scriptoribus Ecclesioe antiquis_, 3 vol. in-folio, 1723, t. II, sect. XII, p. 1160 et seq.) Dom Remy Ceillier. (_Histoire generale des auteurs sacres et ecclesiastiques_, Paris, 1729, 23 vol. in-4 deg., t. XXII, chap. X, p. 484-494.) Le pere Longueval, jesuite. (_Histoire de l'Eglise gallicane_, Paris, 1730-49, 18 vol. in-4 deg., t. VIII, liv. XXIII, p. 350 et suiv., 414 et suiv; t. IX, liv. XXV, p. 22 et suiv.) Dom Guy Alexis Lobineau, dans son _Histoire generale de Bretagne_, 2 vol. in-folio, 1707, t. I, liv. V, p. 139 et suiv. C'est un recit assez complet, ecrit avec moderation et bienveillance, et que je regarde comme la base des recits posterieurs. Dom Hyacinthe Morice, dans l'ouvrage qui porte le meme titre; autre recit plus sommaire et dans le meme esprit. (_Hist. gen. de Bret_., 5 vol. in-folio, 1744, t. I, liv. II, p. 96 et suiv.) Baronius, et surtout son commentateur Pagi, dans ses notes. (_Annales ecclesiastici_, 43 vol. in-folio; Lucques, 1738-57, t. XVIII. Voyez le texte a l'an 1140 et les notes aux annees 1113, 1121, 1129, 1131, 1140 et 1142.) On peut citer egalement l'_Histoire de la ville de Paris_, par les peres Felibien et Lobineau (5 vol. in-folio, 1725, t. I, liv. III et IV); l'article _Abelard_ du _Dictionnaire universel des sciences ecclesiastiques_, par le reverend pere Richard (6 vol. in-folio, 1760), et le Sec. II du liv. I de l'_Histoire de l'Universite de Paris_, par Crevier. (T. I, p. 111-193, 7 vol. in-12; Paris, 1761.) Le pere Niceron a publie une vie d'Abelard qui n'est guere que l'analyse de celle de D. Gervaise. (_Memoires pour servir a l'histoire des hommes illustres dans la republique des lettres_, 42 vol. in-12, 1729, t. IV, p. 1 et suiv.) Mabillon, ou son continuateur Martene, donne, dans les Annales benedictines, une biographie par morceaux detaches qui vaut a beaucoup d'egards les precedentes, _Annales ordinis S. Benedicti_. (6 vol. in-folio, 1739, t. IV, lib. LXXIII, p. 63 et seq., 84 et seq., 324 et seq., 356 et seq., 991, 1085, etc.) L'article d'Abelard, dans l'Histoire de la philosophie, de Brucker, merite aussi d'etre lu, tant pour la critique que pour la biographie. (_Jacobi Bruckeri Historia critica philosophiae_, 6 vol. in-4 deg., Lipsiae, 1766, t. III, pars II, lib. II, cap. III, sect. II, p. 716, 734, etc.) Nous ne faisons que mentionner l'histoire d'Abelard par Diderot, dans l'article _Scolastique_ de l'_Encyclopedie_. II.--Parmi les biographies proprement dites, nous citerons particulierement: _La Vie de Pierre Abeillard, abbe de Saint-Gildas, et celle d'Heloise, son epouse_, 2 vol. in-12, 1720, par D. Gervaise (Francois-Armand). Cet ouvrage est interessant: l'auteur, quoique ancien abbe de la Trappe, est un apologiste enthousiaste; le recit est fait avec soin, meme avec assez d'exactitude quant aux faits essentiels, mais enjolive de details romanesques. Il est vrai que Gervaise a ete accuse par Saint-Simon d'avoir eu lui-meme une intrigue galante avec une religieuse. L'article Abelard, dans le Dictionnaire de Moreri, dans le Dictionnaire critique de Bayle, ainsi que les articles _Heloise, Paraclet, Foulque, Berenger, Fr. d'Amboise_. _The History of the lives of Abeillard and Heloisa_, by the rev. Joseph Berington, 2 vol. in-8 deg., Basil, 1793. Cet ouvrage fort estime contient, avec une biographie etendue, une traduction et le texte des lettres d'Heloise et d'Abelard. Il est interessant, mais il n'a pas ete compose d'apres les autorites contemporaines, et l'auteur a pris pour historiques tous les details romanesques inventes par D. Gervaise. _Abailard et Heloise, avec un apercu du XIIe siecle_, par F.C. Turlot, 1 vol. in-8 deg., 1822. L'article d'Abelard dans _l'Histoire litteraire de la France_, ainsi que celui d'Heloise. Ces articles ont ete rediges par dom Clement avec beaucoup de soin et de critique, mais avec une severite qui tombe dans l'injustice. Ils ont ete reimprimes, l'Academie des inscriptions ayant donne une nouvelle edition du volume ou ils sont inseres, et M. Daunou y a joint quelques notes. (_Histoire litteraire de la France_, t. XII, 1830, p. 86 et suiv., p. 629 et suiv.) L'_Essai sur la vie et les ecrits d'Abailard et d'Heloise_, par madame Guizot. (oeuvres diverses et inedites de madame Guizot, 1828, t. II, p. 319.) L'ouvrage qui n'est pas fini est le plus remarquable pour le fond des idees et pour les vues qu'il contient; il a ete termine par M. Guizot et place a la tete de l'edition _illustree_ des Lettres d'Abailard et d'Heloise, traduites par M. Oddoul. (2 vol. in-8 deg., Paris, 1839.) Cette derniere edition renferme un assez grand nombre de pieces et de temoignages, le specimen d'un des manuscrits des lettres, quelques fragments de MM. de Chateaubriand, Michelet, Quinet, etc. Les dictionnaires et recueils biographiques, qui tous en general contiennent un article _Abelard_. Nous citerons celui de M. d'Eckstein, dans l'_Encyclopedie des gens du monde_, t. I; celui de M.P. Leroux, dans l'_Encyclopedie nouvelle_, t. I; celui de M. Geruzez, dans le _Plutarque francais_, t. I; M. Barriere y a donne l'article _Heloise_. La traduction des lettres d'Heloise et d'Abelard, par le bibliophile Jacob, inseree dans la Bibliotheque d'elite, in-12, Paris, 1840. Cette traduction, fort bien faite, est precedee d'une notice interessante et detaillee qu'on doit a M. Villenave, sous ce titre: Abelard et Heloise, leurs amours, leurs malheurs et leurs ouvrages. Parmi les anciennes traductions, assez peu remarquables, on ne doit conserver que celle de Bussy-Rabutin, reimprimee avec de nombreuses compositions poetiques sous ce titre: _Lettres d'Heloise et d'Abelard_, traduites librement d'apres les lettres originales latines, par le comte de Bussy-Rabutin, avec les imitations en vers par de Beauchamps, Colardeau, etc., etc., precedees d'une nouvelle preface par M.E. Martineault, in-12, Paris, 1841. Une biographie universelle publiee en Angleterre contient un bon article sur Abelard, _The biographical Dictionary of the Society for the diffusion of useful knowledge_, in-8 deg., t. I, London, 1842. Les Allemands se sont peu occupes d'Abelard. On cite les deux ouvrages suivants, dont nous ne connaissons que des extraits: F. C. Schlosser, _Abaelard und Dulcin, oder Leben und Meinungen eines Schwaermers und eines Philosophen_, in-8 deg., Gotha, 1807. Fessler, _Abaelard und Heloisa_, 2 vol. in-8 deg., Berlin, 1808. _Abaelard und Heloise oder der Schriftsteller und der Mensch_, par M. Feuerbach (Leipzig, 1844), est un mince recueil de pensees detachees qui ne m'ont paru avoir aucun rapport avec le titre[1]. [Note 1: Voici au vrai le sens tout allemand de ce titre. Il s'agit d'une Comparaison entre la vie litteraire et la vie active. Je crois qu'Abelard designe l'une et Heloise l'autre. C'est un recueil dont le titre revient a peu pres a ceci, _l'art et humanite_. Les deux noms propres ne se rencontrent pas dans le cours du livre.] _Abaelard und Heloise. Ihre Briefe und die Leidensgeschichte uebersetzt und eingeleitet durch eine Darstellung von Abaelards Philosophie und seinem Kampf mit der Kirche_, von Moriz Carriere, in-12, Giessen, 1844. C'est une traduction des lettres, mais l'auteur l'a fait preceder d'une introduction qui se lit avec interet, et ou il se montre au courant des plus recentes publications qui concernent Abelard. III.--On trouve des renseignements sur les manuscrits d'Abelard, sur ses ouvrages inedits, sur la publication de ceux qui sont imprimes, dans le _Thesaurus_ de Durand et Martene et dans celui de Pez, aux lieux cites; dans Casimir Oudin (t. II, p. 1169); l'_Histoire litteraire_ (t. XII, p. 103, 129, 134 et 706); Fabricius (_Biblioth. lat. med. et infim. aetat., ed. a P.J. Mansi_, t. V, lib. XV, p. 232 et seq.); Olearius, (_Joann. Gotfr. Olearii Biblioth. scriptor. ecclesiast._, t. I, p. 2-4); le recueil intitule: _Historia rei litterariae ordin. S. Benedicti_, par Ziegelbauer et Legipontanus (t. I et IV); celui de Guillaume Cave, (_Scriptor. ecclesiast. Historia litteraria_, t. II, p. 203); le Voyage litteraire de deux benedictins (part. I, p. 245), et l'Introduction aux _Ouvrages inedits d'Abelard_, par M. Cousin. Les opinions religieuses d'Abelard ont ete exposees et discutees par d'Amboise, D. Gervaise, Dupin, le pere Noel Alexandre, Oudin, Lobineau, Bayle, les editeurs des deux _Thesaurus_, Mabillon, dans l'edition de saint Bernard, son continuateur, dans les Annales benedictines, l'auteur du tome XII de l'_Histoire litteraire_, Duplessis d'Argentre (_Collectio judiciorum de novis erroribus_, t. I, p. 49 et seq.), M. Neander et M. l'abbe Ratisbonne, chacun dans son _Histoire de saint Bernard_; (l'une traduite par M. Th. Vial, 1 vol. in-12, 1842; l'autre, 2 vol. in-12, 1840, t. II, chap. XXVII, XXVIII et XXIX.) Les opinions philosophiques d'Abelard ont ete incompletement exposees par les divers historiens de la philosophie, qui jusqu'a ces derniers temps, ne connaissaient pas ceux de ses ouvrages ou elles sont exposees. Voyez pourtant, outre Brucker deja cite, Tennemann (_Geschichte der Philosophie_, t. VIII, part. I, chap. V, p. 170, Leipzig, 1810); Degerando (Histoire comparee des systemes de philosophie, t. IV, ch. XXVI, p. 397), et la note du commencement du chap. III de notre livre II. Mais les doctrines d'Abelard ne commencent a etre bien connues que depuis l'introduction de M. Cousin (_Ouvr. ined., ou Fragments philos._, t. III). On peut consulter aussi l'ouvrage intitule: _Etudes sur la philosophie dans le moyen age_, par M. Rousselot (3 vol. in-8 deg., 1840-1842). Il a paru quelques dissertations en Allemagne que nous citons en leur lieu. ABELARD. LIVRE PREMIER. VIE D'ABELARD. Lorsqu'on suit, en quittant Nantes, la route de Poitiers, on traverse, avant d'arriver a Clisson, un bourg forme d'une longue rue et qui se nomme le Pallet. Apres les dernieres maisons, on apercoit a gauche au-dessus du chemin une eglise, remarquable seulement par sa simplicite et par la vetuste de quelques-unes de ses parties. Derriere cette eglise et sur une hauteur, des restes de murs epais, avec des vestiges de fosses, indiquent sous le lierre qui les couvre une ancienne et forte construction, et renferment maintenant un carre d'arbustes et de grandes herbes, cimetiere abandonne ou s'eleve une vieille croix de pierre parmi quelques modestes tombeaux. Ces ruines sont celles de la demeure des seigneurs du Pallet, detruite en 1420, lors des guerres qui suivirent l'attentat commis sur Jean V, duc de Bretagne, par Marguerite de Clisson. C'etait la, qu'au XIe siecle, un petit chateau fortifie dominait le bourg, du haut d'une eminence a pic sur l'etroite riviere de la Sangueze, ainsi nommee, dit-on, pour avoir ete souvent rougie du sang des combattants, au temps des luttes acharnees des Bretons et des Anglais. En 1079, Philippe Ier etait roi des Francais, et Hoel IV, duc de Bretagne, lorsque dans ce bourg et dans ce chateau, son domaine, un personnage noble, Berenger, eut de sa femme Lucie un fils qu'il nomma Pierre[2]. C'etait l'aine de sa famille, qui s'augmenta bientot de plusieurs enfants; ses autres fils s'appelerent Raoul, peut-etre Porcaire et Dagobert, et sa fille, Denyse. Le pere, avant de prendre le metier des armes, avait recu de l'instruction, et il en conservait un tel gout pour les lettres qu'il voulut le transmettre a ses enfants et faire preceder par quelques etudes leur education guerriere. L'amour qu'il portait a son fils aine lui inspira des soins particuliers, auxquels celui-ci repondit par dela toute esperance. Il annoncait des dispositions brillantes. Dans cette vieille Armorique qui passait pour devoir son nom de Bretagne a la brutalite de ses habitants, on remarquait des lors une singuliere aptitude aux choses qui demandent la subtilite de l'esprit, et le jeune Pierre tenait du lieu natal, ou plutot de sa race, une remarquable facilite[3]. Ses progres furent bientot tels qu'il s'eprit d'une passion vive pour l'etude, et, dans son ardeur, il resolut de se consacrer aux lettres tout entier. Renoncant a la gloire militaire, et abandonnant a ses freres son heritage et son droit d'ainesse, il s'adonna surtout a la philosophie, et dans la philosophie, a la science de la dialectique, cet art de la guerre intellectuelle dont il preferait a tout les armes, les combats et les trophees. [Note 2: Le Pallet, _Palatium_ (on trouve aussi Palet, Palais, Paletz, Palez), est situe a 19 ou 20 kilometres au sud-est de Nantes, sur la route de Chollet et de Poitiers, "oppidum ... ab urbe Nannetica versus orientem octo miliariis remotum." L'eglise est sur le penchant d'une butte, appelee encore la butte d'Abelard. C'est l'ancienne chapelle du chateau, donnee a la commune, comme je l'ai appris du cure en 1843, par le dernier seigneur Barin de Froidmanteau, de la meme famille que les La Galissonniere, dont la residence se voit a moins d'une demi-lieue en avant. Les ruines du chateau, detruit d'abord en 1420, puis sous Louis XIII, ou quatre pans de murs, hauts de 1 metre environ, renfermant un carre d'a peu pres 30 metres de cote, passent pour la maison d'Abelard, qu'on a dit aussi ne dans une autre maison plus modeste, demolie il y a sept ou huit ans par M. Dufrene, procureur du roi. Berenger peut avoir ete chatelain du lieu, quoiqu'il fut Poitevin, suivant l'unique temoignage d'une des epitaphes d'Abelard (_ex Chron. Rich. Pictav._), Namque oritur patre Pictavis et Britone matre, si toutefois on n'a pas fait confusion avec Berenger de Poitiers, dont il sera question plus bas. Mais rien n'empeche de voir en lui l'ancetre de ces seigneurs du Pallet qui, jusqu'au XVe siecle, figurent dans les annales de la Bretagne. Son fils est souvent designe sous le nom de _Palatinus_ et quelquefois de _Nannetensis_. (_Ab. Op._, ep. I, p. 4.--Johan. Saresb. _Policrat_., l. II, c. XXII, et _Metal._, l. I, c. V, et l. II, c. X.--_Rec. des Hist. des Gaules_, t. XII, p. 115, et t. XIV, p. 303-304.--_Hist. de Bret._, par D. Lobineau, t. I, l. III, p. 106-107; l. IX, p. 298; l. XIX, p. 651, 1143, 1162 et 1235.--_Abail. et Hel._, par Turlot, p. 143.--_Voy. pitt. de Clisson_, par Thienon, pl. II et III.--_Notice sur Clisson_, in-18, Nantes, 1841, p. 7.--Renseignements manuscrits transmis par M. Chaper, prefet de la Loire-Inferieure, et par MM. de la Jarriette et Demangeat, de Nantes.)] [Note 3: C'est Abelard qui dit que _Breton_ vient de _brute_. " Brito dictas est quasi brutus. Licet enim non omnes vel soli sint stolidi, hoc (_sic_) tamen qui nomen Britonis composuit secundum affinitatem nominis bruti, in intentione habuit quod maxima pars Britonum fatua esset." Et on lit, en effet, dans le roman de Brut, que Brutus Apela de Bruto Bretons Les Troyens ses compaignons. (V. 1211 et 1212.) Il s'agit, il est vrai, de la Grande-Bretagne, mais elle donna son nom a l'Armorique. Les savants pensent que le nom de Bretons vient de _Vrezonze_ ou _Brazonce_, les _peints_, les tatoues, comme les _Pictes_ de l'Angleterre. Cependant l'esprit penetrant des clercs bretons est atteste par Othon de Frisingen, mais i1 veut qu'en toute autre chose que les arts (la rhetorique et la dialectique), les Bretons soient presque stupides. C'est en faisant allusion a cette subtilite particuliere qu'Abelard dit de lui meme: "Natura terrae meae vel generis animo levis." Car je crois qu'ici _animo levis_ signifie plutot l'esprit prompt que la legerete du caractere: ce n'est pas l'usage d'Abelard de parler modestement de lui-meme, et la legerete n'est pas le defaut breton. (Ouvr. ined. d'Ab. _Dialectic._, p. 222 et 591.--_De Gest. Frid. I imper._, l. I, c. XLVII.--_Ab. Op._, ep. I, p. 4.)] Tres-jeune encore, il affronta les chances et les epreuves de cette strategie du raisonnement et de la parole. Il s'y exerca de bonne heure, et ses rapides succes lui donnerent une telle confiance que, quittant la maison paternelle, il alla voyager, parcourant les provinces, cherchant les maitres et les adversaires, marchant de controverses en controverses, et renouvelant ainsi, sous une autre forme et dans un plus vaste espace, la coutume attribuee aux peripateticiens de discuter en se promenant[4]. La philosophie avait alors ses chevaliers errants. [Note 4: _Ab. Op._, ep. I, p. 4.] La France ne manquait pas de maitres et d'ecrivains qui cultivaient la dialectique. Des sciences qui occupaient les esprits, c'etait celle qui commencait a faire le plus de bruit et a donner le plus de renommee. Elle rivalisait d'importance et presque de pouvoir avec la theologie qu'elle servait et inquietait tour a tour. La grammaire et la rhetorique qui, unies a ces deux sciences et a quelques etudes mathematiques, composaient presque tout l'enseignement de l'epoque, ne venaient que loin apres la dialectique dans l'estime des hommes instruits. La dialectique, c'etait alors la philosophie proprement dite. On l'appelait un art, parce qu'on ne l'enseignait pas sans la pratiquer, et que l'etude du raisonnement ne va pas sans le besoin d'en montrer les ressources, d'en essayer les procedes, d'en eprouver les forces[5]. On apprenait, sous le nom de cet art, une grande partie de ce que contient la Logique d'Aristote, que l'on connaissait par des traductions incompletes et surtout par l'intermediaire de Porphyre et de Boece. L'introduction que le premier a jointe aux categories, c'est-a-dire aux prolegomenes de la Logique, faisait corps avec elle; on n'en separait pas les versions et les commentaires du second. Ainsi l'on ne savait la dialectique qu'a la condition d'avoir appris tout ce qui regarde les cinq voix ou les rapports generaux des idees et des choses entre elles, exprimes par les noms de genre, d'espece, de difference, de propriete et d'accident; les categories ou predicaments, c'est-a-dire les idees les plus generales auxquelles puisse etre ramene tout ce que nous savons ou pensons des choses; la theorie de la proposition ou les principes universels du langage; le raisonnement et la demonstration, ou la theorie et les formes du syllogisme; les regles de la division et de la definition; la science enfin de la discussion et de la refutation, ou la connaissance du sophisme. En etudiant toutes ces choses, on trouvait, chemin faisant, de nombreuses questions qui permettaient de joindre l'exemple au precepte; c'etaient des questions d'abord de logique pure, puis de physique, de metaphysique, de morale, et souvent de theologie. Sur ces questions s'echauffaient les esprits, s'animaient les passions, et brillaient ceux qui se livraient a l'enseignement et a la dispute; sur ces questions se partageaient les professeurs, les lettres, les ecoles, et quelquefois l'Eglise et le public. [Note 5: On sait que notre faculte des lettres s'appelait autrefois la faculte des arts; d'ou le titre de maitre es arts. Le nom d'_artista_ fut donne dans le XIe siecle aux philosophes, qui a Rome etaient aussi appeles [Grec: technikoi], quand ils s'adonnaient a l'enseignement et a la controverse. Budaeus, _Observ. select._ XIV et XVI, t. VI, p. 121 et 130. Hall., 1702.] A l'epoque ou le jeune Pierre se mit a courir le pays pour chercher les aventures philosophiques, un homme s'etait fait dans les ecoles une grande renommee. C'etait Jean Roscelin, ne comme lui en Bretagne, et chanoine de Compiegne. Ce maitre avait trouve assez repandue cette doctrine, qui n'etait pas cependant toujours explicite, que les noms appeles plus tard abstraits par les grammairiens designent, pour le plus grand nombre, des realites, tout comme les noms des choses individuelles, et que ces realites, pour etre inaccessibles a nos perceptions immediates, n'en sont pas moins les objets serieux et substantiels d'une veritable science. Il combattit cette idee qu'il contraignit a se developper et a s'eclaircir; et il soutint que tous les noms abstraits, c'est-a-dire tous les noms des choses qui ne sont pas des substances individuelles, que par consequent les noms des especes et des genres qui n'existent point hors des individus qui les composent, et les noms des qualites et des parties qui ne peuvent etre isolees des sujets ou des touts auxquels on les rattache, les unes sans disparaitre, les autres sans cesser d'etre des parties, n'etaient en effet que des noms. Puisqu'ils n'etaient pas les designations de realites distinctes et representables, ils ne pouvaient etre, selon lui, que des produits ou des elements du langage, des mots, des sons, des souffles de la voix, _flatus vocis_. Cette doctrine fut appelee la doctrine des noms, le systeme des mots, _sententia vocum_; les historiens de la philosophie l'appellent le _nominalisme_[6]. [Note 6: Voyez le l. II de cet ouvrage, c. II, VIII, IX et X.] Cette doctrine illustra son auteur qui ne l'avait pas inventee tout entiere, mais qui, la rencontrant en principe dans Aristote, l'avait, apres Raban-Maur et Jean le Sourd, hardiment poussee a ses extremes consequences et redigee en termes absolus; mais elle compromit le repos et la surete de Roscelin. L'Eglise s'etait alarmee; saint Anselme, alors abbe du Bec en Normandie, en attendant qu'il succedat a Lanfranc dans l'archeveche de Cantorbery, et qui jouissait d'un grand credit comme religieux et d'une grande reputation comme philosophe, avait combattu le nominalisme, en soutenant a outrance la realite de ce qu'exprimaient les termes abstraits et generaux, ou ce qu'on appelle _la realite des universaux_. Devancant meme cette polemique, un concile tenu a Soissons, en 1092, avait condamne la doctrine de Roscelin, comme fausse en elle-meme, et comme incompatible avec le dogme de la Trinite, puisqu'en n'attribuant l'existence qu'aux individus, elle annulait celle des trois personnes, ou les realisait en trois essences individuelles, ce qui etait admettre trois dieux. Roscelin avait ete force de s'exiler en Angleterre. On croit que dans le cours de ses voyages notre Pierre fut un de ses auditeurs; mais on ignore quand il le rencontra. Il est certain qu'il suivit ses lecons, et probablement avant de venir a Paris. Il l'entendit du moins etant fort jeune; il a dit plus tard qu'il l'avait eu pour maitre, et il a dit aussi qu'il trouvait sa doctrine insensee[7]. [Note 7: "Magistri nostri Roscellini tam insana sententia." (Ouvr. ined. _Dialect._, p. 471.) C'est Othon de Frisingen qui veut que le premier maitre d'Abelard ait ete Roscelin, lequel a sans aucun doute ete son maitre, mais qui ne peut avoir ete le premier, encore moins son precepteur dans sa famille, comme quelques-uns l'ont cru. Rien ne prouve que Roscelin ait enseigne en Bretagne. Proscrit lorsqu'Abelard avait treize ans, il ne peut guere l'avoir connu que plus tard dans ses courses plus ou moins secretes en France. (_Id._, Introd., p. xl et suiv.) Abelard le traite avec severite, il l'a refute et meme attaque violemment. (_Ab. Op._, ep. XXI, p. 334; Not., p. 1743.--Ou. Fris. _De Gest. Frid. I_, l. I, c. XLVII.--_Philosophie dans le moyen age,_ par M. Rousselot, t. I, c. V.)] On croit qu'il n'avait guere que vingt ans lorsqu'il vit Paris pour la premiere fois[8]. [Note 8: Peut-etre meme etait-il plus jeune; les auteurs du _Recueil des historiens des Gaules et de la France_ veulent qu'il ait entendu Guillaume de Champeaux, a Paris, avant la fin du XIe siecle, (t. XIII, p. 654). Le P. Dubois, dans son _Histoire ecclesiastique de Paris_, dit qu'Abelard arriva dans cette ville en 1100 (t. 1, l. XI, c. VII, p. 777). Duboulai voudrait meme faire remonter son arrivee jusqu'en 1095. (_Hist. Universit. parisiens_. t. II p. 8.)] Cette ville etait alors, surtout pour le nord et l'occident de l'Europe, la capitale des lettres et des arts. Elle a ete de bonne heure, elle est restee toujours le centre de cette philosophie du moyen age qu'on a nommee la _scolastique_. Ce nom ne designe pas autre chose que la philosophie des ecoles ou cette dialectique que nous avons decrite. Les ecoles etaient assez nombreuses en France, et pour la plupart episcopales, c'est-a-dire qu'elles etaient ouvertes ordinairement sous le patronage et la surveillance de l'eveque et meme dans sa maison. Ces institutions avaient succede aux ecoles palatines, fondees par Charlemagne, grande et passagere creation, comme presque toutes celles de cet homme qui devanca trop son temps, et manqua l'avenir pour l'avoir devine trop tot. Ce qu'il avait voulu placer dans le palais s'etait donc produit dans l'eveche ou meme a la porte du cloitre[9]. Dans ces ecoles, qui differaient de reputation et quelquefois de doctrine, comme les eveques eux-memes, on enseignait toujours la theologie et souvent les sciences profanes, y compris la philosophie. Cet ordre d'institutions dura longtemps; il en est reste au chef-lieu de tous les dioceses, aupres de tous les eveques, deux titres portes par des pretres et qui representent le double enseignement du passe: l'un est le titre de theologal, et l'autre celui d'ecolatre. [Note 9: "Carolus.... seculares quodam modo litteras fecit et a coenobiis ad palatium evocavit." (Duboulai, t. 1, p. 95.) Je parle ici d'apres l'idee recue qui attribue a Charlemagne la creation permanente d'ecoles royales tenues dans son propre palais. _Domus regia schola dicitur_, disait le concile de Kierzy en 858 (Ibid. p. 106). Ce prince aurait ainsi concu et realise la veritable instruction publique, celle de l'Etat. J'avoue que M. Ampere a singulierement ebranle cette idee. Au reste, les ecoles episcopales elles-memes doivent encore etre originairement rapportees a Charlemagne; c'est lui qui en prescrivit la formation par un capitulaire de 789. (_Histoire litteraire de la France avant le XIIe siecle_, par M. Ampere, t. III, c. II.)] A l'epoque dont nous parlons, ou vers l'an 1100, il n'y avait donc pas d'Universite de Paris. Il y avait des ecoles a Paris, et parmi elles, au-dessus de toutes, l'ecole episcopale, la plus frequentee et la plus celebre[10]. Les etudiants y accouraient de tres-loin, non-seulement de toute la France, ce qui etait peu dire, mais de toute la Gaule et des pays etrangers. L'Angleterre, l'Italie et l'Allemagne commencaient a envoyer leurs enfants dans cette ville, destinee a devenir l'Athenes de la philosophie du moyen age. Les cours de l'ecole, ou comme on disait les _lectures_[11] (il n'existait point de college), avaient pour auditeurs des jeunes gens ou hommes faits de toutes nations; car les ecoliers etaient alors de tout age. Ils se rassemblaient autour de la chaire du professeur, dans un cloitre assez voisin de l'habitation de l'eveque, situee au lieu ou nous avons vu encore l'Archeveche, et au pied de l'eglise metropolitaine, qui se nommait bien deja Notre-Dame, mais qui n'etait pas le monument magnifique et venere que commenca Maurice de Sully sous Philippe Auguste. Il n'y a pas tres-longtemps qu'une enceinte, jadis habitee tout entiere par les membres du chapitre, s'etendait depuis le Parvis, et longeant au nord la nef de l'eglise, allait rejoindre le jardin de l'Archeveche; elle s'appelait le Cloitre Notre-Dame[12]. La etait, aux premiers jours du xiie siecle, l'ecole episcopale, l'ecole maitresse, perpetuelle, celle dont le titulaire regissait de droit les ecoles de Paris, et c'est pour cela qu'elle portait dans le monde et qu'elle a conserve dans l'histoire le nom d'Ecole du Cloitre ou de Notre-Dame. Elle s'enorgueillissait de reconnaitre pour chef Guillaume, dit de Champeaux, du nom d'un bourg de la Brie ou il etait ne. Archidiacre de Paris, il enseignait avec beaucoup de succes et d'eclat. Il parait avoir brille dans la dialectique, donne de quelques-unes des questions qu'elle pose des solutions nouvelles, et applique le premier, dans l'ecole de Notre-Dame, les formes de la logique a l'enseignement des choses saintes: ce qui a fait dire qu'il avait, le premier, professe publiquement la theologie a Paris, et d'une maniere contentieuse, en ce sens qu'il aurait introduit la theologie scolastique. On l'a surnomme la _Colonne des docteurs_[13]. [Note 10: Cf. Lobineau, _Hist. de Paris_, t. I, l. IV, p. 151.--Gerard Dubois, _Hist. Eccles. paris._, t. I, l. XI, c. VII, p. 775.--D. B., _Rec. des Hist._ t. XIV, _praef._ xxxj.--Troplong, _Du pouvoir de l'Etat sur l'enseignement_, c. vi, vii, viii et ix.--Launoy, _De Schol. celeb._, t. IV, c. lix. _Hist. litt. de la Fr_., par les benedictins de Saint-Maur, t. IX, Disc. pret.] [Note 11: _Lectiones_, d'ou le mot de lecons. Bayle appelle Anselme de Laon _lecteur en theologie_. Les professeurs au College de France avaient conserve ce titre de _lecteur_. Les lecons, au moyen age, se composaient d'une lecture ou dictee, puis d'un commentaire ou glose improvisee. C'est la forme encore suivie dans nos ecoles de droit.] [Note 12: _Paris ancien et moderne_, par du Marles, t. 1, c. i, p. 51, et c. ii, p. 189.] [Note 13: On le dit ne vers 1068. Apres avoir etudie sous Manegold et Anselme de Laon, qui professerent a Paris, il y devint le chef de l'enseignement, et il eut le _regimen scholarum_ d'ou est venu sans doute plus tard le titre de _recteur_. Il eut des disciples nombreux dont quelques-uns occuperent un rang distingue dans l'Eglise et la science. Eleve d'Anselme de Laon, qui s'etait forme sous saint Anselme, Guillaume continua donc le realisme, et meme il parait l'avoir exagere. (_Ab. Op._, ep. I, p. 4; Not., p. 1145.--Ouvr. ined. _Dialectic._ passim.--Johan. Saresb. _Metalog._, l. I, c. V; l. III, c. IX.--_Rec. des Hist._, t. XIV, p. 303.--_Lisiardi Vita M.S.S. Arnulfi_, c. XV. D'Achery, _Spicileg._, t. I, p. 633.--_Hist. litt._, t. X, p. 307, 308 et suiv.)] Pierre alla l'entendre et ne tarda pas a lui plaire. Un disciple intelligent, qui saisit avec promptitude et reproduit avec talent les lecons qu'il ecoute, est toujours bienvenu de celui qui les donne; mais il est rare que sa faveur soit durable. Pierre se distingua parmi les ecoliers de Paris; il les etonnait par sa memoire surprenante, par son instruction precoce, par sa rare subtilite, par le don de la parole que rehaussait en lui la singuliere beaute de sa figure. Il se faisait admirer, aimer, et partant envier. Bientot il s'enhardit a se separer de son maitre; il attaqua quelques-unes de ses doctrines; et comme il fut plus d'une fois vainqueur dans l'argumentation, il ne manqua pas de lui devenir insupportable. Il excita chez Guillaume une indignation et un effroi, chez quelques-uns de ses condisciples une defiance et une jalousie, qu'il regarda toujours depuis comme la triste origine de tous ses malheurs. Mais alors jeune, heureux, plein d'espoir, il parcourait les sciences et les questions en se jouant. Tout le champ de la connaissance humaine etait ouvert devant lui comme le monde devant un conquerant. On raconte cependant que, ne sachant encore rien au dela de ce qu'on apprenait dans le _trivium_, c'est-a-dire la rhetorique, la grammaire et la dialectique, il voulut s'instruire dans les arts plus secrets du _quadrivium_, ou l'en enseignait l'arithmetique, la geometrie, l'astronomie et la musique; car telle etait restee la division encyclopedique de l'enseignement au XIIe siecle[14]. Il prit meme des lecons d'un certain maitre qui se nommait Tirric, et qui se chargea de lui apprendre les mathematiques. On appelait ainsi une science fort suspecte ou l'etude des proprietes des nombres et des figures s'unissait a celle de leurs vertus symboliques et mysterieuses[15]. [Note 14: Cette division septuple des sciences est indiquee partout et subsista longtemps. On en trouve l'origine dans Cassiodore et saint Augustin. (_Divinar. Lect._, c. XXVII.--_De Ordin._, t. II, c. XII, etc.--_Retract._, l. I, c. VI.--Cf. Budd. _Observ. select._ IV, t. I, p. 47, 51, 55.)] [Note 15: C'est Abelard qui nous donne lui-meme cette idee des mathematiques. "Ea quoque scientia cujus nefarium est exercitium, quae mathematica appellatur, mala putanda non est." (Ouv. ined. _Dialect._, p. 435.--Johan. Saresb. _Policrat._, l. II, c. XVIII et XIX, et Duconge, ou mot _Mathematica_.)] Pierre prenait ces lecons sans bruit; deja il ne lui convenait plus de paraitre apprendre; cependant il ne reussissait pas. Lui-meme a reconnu qu'il n'a jamais pu savoir l'arithmetique[16]. Ce genre de travail opposait a son esprit une difficulte inattendue, soit qu'il manquat d'une aptitude naturelle, chose douteuse, car la dialectique ressemble aux sciences du calcul; soit que, deja confiant et ambitieux, il ne donnat a ses nouvelles etudes que les restes d'une attention trop partagee; soit enfin que son esprit, deja rempli de savoir et preoccupe de mille choses, ne fit qu'effleurer la surface de ces nouvelles connaissances. Son maitre, a ce qu'il semble, en porta ce dernier jugement; car le voyant un jour triste et comme indigne de ne pas penetrer plus avant, il lui dit en riant: "Quand un chien est bien rempli, que peut-il faire de plus que de lecher le lard?" Le mot d'une latinite degeneree qui signifie _lecher_, composait, avec le dernier mot de la plaisanterie vulgaire du maitre, un son qui ressemblait a _Baiolard (Bajolardus)_[17]. On en fit dans l'ecole de Tirric le surnom de Pierre, et ce surnom, qui rappelait un cote faible dans un homme a qui l'on n'en savait pas, fit fortune. L'etudiant en prit son parti, et acceptant ce sobriquet d'ecole, dont il changea quelque peu le son et le sens, il se fit appeler Abelard (_Habelardus_), se vantant ainsi de posseder ce qu'on l'accusait de ne pouvoir prendre, et, s'il fallait en croire cette anecdote, c'est ce surnom d'origine puerile et familiere qu'auraient immortalise le genie, la passion et le malheur. [Note 16: "Ejus artis ignarum omnino me cognosco." (Ouv. Ined. _Dialect._, p. 182.)] [Note 17: "Bajare quod est lingere." On ne connait, je crois, ce mot que par le passage du manuscrit ou cette anecdote est rapportee. Du moins, au mot _Bajare_, Ducange ne donne-t-il aucun autre exemple.] Lorsqu'il eut acquis toute sa gloire, lorsqu'il eut atteint le faite de la science, l'origine vraie ou fausse de son nom fut oubliee, et l'on ne voulut y voir qu'un surnom emprunte au nom de l'abeille, comme si Abelard eut ete l'abeille francaise, ainsi qu'autrefois un grand ecrivain fut appele l'abeille attique[18]. [Note 18: L'anecdote sur l'origine du nom d'Abelard est peu connue, et n'a ete rapportee que par Bernard Pez, sur la foi d'un manuscrit de l'abbaye de Saint-Emmeram. (_Thesaur. anecdot. noviss._, t. III, _Dissert, isagog._, p. xxij.) Il est plus que douteux que le surnom d'Abelard vienne de l'abeille, quoique ses contemporains et saint Bernard lui-meme aient fait ce rapprochement. (Saint Bern. _Op._, ep. CLXXXIX.) D'Argentre voit un nom de famille dans le nom de Pierre Esveillard, _qu'ils appellent en France Abeilard. (L'Hist. de Bretaigne_, l. I, c. XVI, et l. III, c. CIII, p. 74 et p. 236.) Les textes latins ecrits en Bretagne portent _Abaelardus. (Chroniq. de Ruys. Recueil des Histor._, t. XII, p. 564.--_Mem. pour servir a l'Hist. de Bretagne_, par D. Morice, t. I, p. 559.) C'etait plutot un surnom. Tous les noms de famille ont bien commence par des surnoms; mais tres-rares alors, ils se montraient sous la forme de titre feodal ou nom de fief hereditaire. L'orthographe latine la plus correcte est, je crois, _Abaelardus_. Dans ses propres ouvrages, il se nomme lui-meme: "Hoc vocabulum Abaelardus mihi.... collocatum est." (Ouvr. ined. _Dialect._, p. 212 et 480.) Othon de Frisingen ecrit _Abailardus_, et l'on trouve aussi _Abaielardus_, et meme _Abaulardus, Abbajalarius, Baalaurdus, Belardus_. En francais, _Abeillard, Abayelard, Abalard, Abaulard, Abaalarz, Allebart, Abulard, Beillard, Baillard, Balard,_ etc., et dans une ballade de Villon: Ou est la tres-sage Helois Pour qui fut chastre et puis moyne Pierre Esbaillart a Saint-Denys, Pour son amour eut cest essoyne? Les formes les plus usitees sont _Abailard_ ou _Abelard_. Le derniere est celle que preferent Bayle, _l'Histoire litteraire_, et M. Cousin. (_Ab. Op._, praefat., p. 3; Not., p. 1141.--Bayle, _Dict. crit._, art. _Abelard_.) Il n'existe aujourd'hui personne du nom d'Abelard dans le canton de Vallet ou le Pallet est situe, au temoignage de M. le juge de paix du canton; mais le nom d'Abelard n'est point inconnu a Nantes comme nom de famille, suivant MM. de la Jarriette et Demangeat.] Cependant il avait concu l'idee de devenir maitre a son tour et de regir les ecoles, idee hardie chez un etudiant qui sortait a peine de l'adolescence[19]. Mais sur de sa force et confiant dans sa fortune, il ne reculait devant aucune des ambitions de son orgueil. Il chercha un lieu ou il put ouvrir un cours; il jeta les yeux sur Melun, ville alors fort importante et qui etait un siege royal. Guillaume, le maitre qu'il abandonnait, sentit le danger; quoiqu'il fut sur le point de renoncer a sa chaire et de quitter le monde, il fit tous ses efforts pour empecher l'etablissement d'une ecole nouvelle, ou du moins pour eloigner davantage Abelard des murs de Paris. Il usa de secretes manoeuvres afin de lui faire interdire le lieu ou on lui permettait de professer. Mais le talent et la jeunesse trouvent aisement faveur et protection; le vieux maitre avait des jaloux; il s'etait fait des ennemis parmi les puissants de la terre; ils soutinrent son rival; la malveillance envers Guillaume profita de l'odieux de celle de Guillaume envers Abelard; la faveur du grand nombre prit ce dernier sous sa garde, et son voeu fut realise, il eut une ecole. Tout cela se passait vers l'an 1102. [Note 19: "Factum est ut ... ad scholarum regimen adolescentulus aspirarem." (_Ab. Op._, ep. I, p. 4.) C'est une opinion assez generale qu'il avait vingt-deux ans. (_Histor. Eccl. paris._ a G. Dubois, t. I. l. XI, c. VII, p. 777.) L'impression que sa jeunesse avait produite parait avoir dure au dela de sa jeunesse meme. On l'appela longtemps _le jeune Palatin_; du moins trouve-t-on ce titre en tete de quelques uns de ses manuscrits. Car c'est ainsi, je crois qu'il faut entendre _Petri Abaelardi junioris Palatini summi peripatetici editio_, et non pas _Abelard le jeune_, puisqu'Abelard n'est pas un nom de famille. D'ailleurs il n'avait cede que ses droits d'ainesse et non son age. On a propose de traduire: _le grand peripateticien moderne_. (Cousin, Ouvr. ined. Introd. p. xiij.)] Ce fut alors que son talent pour l'enseignement prit l'essor, et sa renommee couvrit bientot et la reputation naissante de ses condisciples, et la celebrite etablie des maitres eux-memes. Nul ne semblait a ses auditeurs digne ou capable de rivaliser avec lui dans l'art de la dialectique; et chaque jour plus presomptueux, ne redoutant aucun voisinage, il voulut rapprocher son ecole et la transporter a Corbeil, place forte qui ne tarda pas a devenir un chateau royal comme Melun[20]. La, plus pres de Paris, il donnait pour ainsi dire l'assaut a la citadelle de l'ecole de Notre-Dame. [Note 20: Le comte de Melun et celui de Corbeil avaient ete reunis, puis separes. Le premier revint d'abord a la couronne par la mort de Rainauld, eveque de Paris et chancelier, comte de Melun; il y eut alors un vice-comte (vicomte). Puis, Philippe Ier prit possession de la ville qui etait fortifiee comme tout chef-lieu de fief (_Meldunum castrum, castellum_); il en fit un siege royal, c'est-a-dire qu'etant la ville d'un domaine dont le roi etait seigneur, elle devint une de ses residences et il y etablit sa justice. Philippe Ier y mourut en 1108. C'est son successeur, Louis le Gros, qui reunit dans les memes conditions le comte de Corbeil par l'abandon du neveu du dernier comte. C'est a une epoque bien voisine de cet evenement, si ce n'est lors de cet evenement meme, qu'Abelard vint a Corbeil. (_Ab. Op._. Not., p. 1195.)] Cependant un travail excessif avait epuise ses forces et altere sa sante. Il fut oblige de quitter la France, de voyager, et probablement de visiter sa patrie, laissant apres lui de vifs et longs regrets, et sans cesse ardemment rappele par tous ceux qu'interessait l'enseignement de la dialectique. Tres-peu d'annees se passerent ainsi, celles peut-etre pendant lesquelles il entendit Roscelin; et il se sentait retabli, lorsqu'il apprit que son ancien maitre avait abandonne la chaire de Notre-Dame. En 1108, au temps de Paques, prenant l'habit religieux, l'archidiacre Guillaume de Champeaux s'etait retire, avec quelques-uns de ses disciples, pres d'une chapelle au sud-est de Paris, ou etait ensevelie une recluse morte en grand renom de piete. Il y avait forme une congregation volontaire de clercs reguliers, qui devint plus tard l'abbaye de Saint-Victor. C'est la que, commencant une vie de paix et de piete, il esperait trouver un abri contre les attaques et les luttes qu'il prevoyait, ou meme se preparer a l'episcopat, qu'il pouvait souhaiter comme une delivrance ou comme un asile. Cette retraite qu'accompagnait un changement de vie assez eclatant, fit sensation dans le clerge; on loua beaucoup la devotion et l'humilite d'un homme qui renoncait pour la solitude a un poste eleve dans l'Eglise de Paris, aux chances apparentes d'une fortune plus grande encore; enfin a une position qui, suivant ses disciples, equivalait presque au premier rang dans le palais du roi[21]. [Note 21: "Cum esset archidiaconus, fereque opud regem primus, omnibus quae possidebat demissis, in praeterito pascha, ad quamdam pauperrimam ecclesiolam soli Deo serviturus se contulit," dit un anonyme qui ecrit un an apres l'avoir entendu et admire, _tanquam angelum_. (_Rec. des Histor._, t. XIV, p. 279.) D'autres fixent la date de cette retraite en 1109. (Crevier, _Hist. de l'Univ._, t. I, l. I, Sec.2.)] Hildebert, celebre eveque du Mans, et dans la suite plus celebre archeveque de Tours, lui ecrivit que c'etait la vraiment philosopher[22]; mais il l'exhorta vivement a ne point renoncer a ses lecons. Guillaume suivit ce conseil; sa nouvelle residence ne l'eloignait point trop de Paris; sa nouvelle vie ne le sequestra pas du monde savant. Dans sa retraite ouverte au public, il installa avec lui la science, et il continua a faire des cours, inaugurant ainsi cette grande ecole de Saint-Victor qui a joue un role important dans la theologie et presque dans la religion[23]. [Note 22: "Hoc vere philosophari est." (Hildeb., episc. cenoman., ep. 1.--G. Dubois, _Hist. Eccl. paris._, t. I, l. IX, c. ix.)] [Note 23: Guillaume de Champeaux ne fut donc pas precisement le fondateur officiel de la congregation des chanoines reguliers de Saint-Victor. On a meme conteste qu'il ait ete chanoine regulier, quoique ce titre lui soit souvent donne, et qu'il ait au moins forme dans cette maison une congregation temporaire, ce qu'Abelard appelle un _conventicule de freres, un ordre de clercs reguliers_, qui put etre le type et fut certainement l'origine de l'institution definitive. Avant Guillaume, on pretend que la chapelle ou le prieure de Saint-Victor etait desservi par des moines noirs, et dependait de la celebre abbaye de Saint-Victor de Marseille, l'un et l'autre de la regle de Saint-Benoit. En 1108, Guillaume s'etablit dans le prieure avec ses disciples et en agrandit les batiments. En 1112, il devint eveque. En 1113, Louis le Gros changea le prieure en abbaye et remplaca, dit-on, les moines noirs par des chanoines de Saint-Rufe de Valence. Le premier abbe fut Gilduin. (Cf. _Ab. Op._, ep. i, p. 5 et 6; Not., p. 1145.--_Vie d'Abeillard_, par D. Gervaise, t. I, p. 22.--_Hist. litt. de la France_ t. XII, art. _Hugues de Saint-Victor_, p. 3, et Gilduin, p. 476.--Dubois, _Hist. Eccl. paris._, loc. cit.--_Gallia Christ._, t. VII, p. 656.)] Tandis qu'il y parlait, entoure de ses nombreux eleves, il vit tout a coup dans leurs rangs reparaitre Abelard qui venait, disait-il, entendre ses lecons sur la rhetorique. Mais le disciple apparent ne tarda pas a provoquer son maitre sur la question de philosophie qui preoccupait les esprits. C'etait cette question fameuse et redoutee qui avait perdu Roscelin. Sur les universaux, la doctrine de Guillaume de Champeaux etait le contre-pied de celle du chanoine de Compiegne. Il professait le realisme le plus pur et le plus absolu, c'est-a-dire qu'il attribuait aux universaux une realite positive; en d'autres termes, il admettait des essences universelles. Dans son systeme, tout universel etait par lui-meme et essentiellement une chose, et cette chose residait tout entiere dans les differents individus dont elle etait le fond commun, sans aucune diversite dans l'essence, mais seulement avec la variete qui nait de la multitude des accidents individuels. Ainsi, par exemple, l'humanite n'etait plus le nom commun de tous les individus de l'espece humaine, mais une essence reelle, commune a tous, entiere dans chacun, et variee uniquement par les nombreuses diversites des hommes. Ainsi du moins Abelard decrit la doctrine de son adversaire. Il l'attaqua directement et la pressa d'arguments clairs et frappants. Si le genre, disait-il, est l'essence de l'individu, si notamment l'humanite est une essence tout entiere en chaque homme, et que l'individualite soit un pur accident, il s'ensuit que cette essence entiere est en meme temps integralement dans un homme et dans un autre, et que lorsque Platon est a Rome et Socrate a Athenes, elle est tout entiere avec Platon a Rome, et dans Athenes avec Socrate. Semblablement, l'homme universel, etant l'essence de l'individu, est l'individu meme, et par consequent il emporte partout l'individu avec lui; de sorte que lorsque Platon est a Rome, Socrate y est aussi, et que quand Socrate est a Athenes, Platon s'y trouve avec lui et en lui. La conduisait cette formule de Guillaume de Champeaux que, dans les individus, la chose universelle subsistait essentiellement ou dans la totalite de son essence[24]. [Note 24: _Ab. Op._, ep. 1, p. 6.--Ouvr. ined., _De Gener. et Spec._, p. 613.] Par ces objections et par d'autres qui semblaient autant d'appels au sens commun, Abelard troubla tellement le maitre longtemps inconteste des ecoles de Paris qu'il le contraignit de s'amender et de retracter ou effacer de la formule un mot decisif. Guillaume cessa de dire que la chose universelle subsistait comme une seule et meme chose _essentiellement_ dans les individus, ce qui etait dire qu'elle en etait l'essence. Il se reduisit a pretendre qu'elle subsistait ou _individuellement_, on plutot _indifferemment_ dans les individus[25]. [Note 25: D'apres l'edition des oeuvres d'Abelard, et le texte de sa premiere epitre, reproduit dans le recueil de Dom Bouquet, l'_Historia calamitatium_ donne _individualiter_, pour le mot substitue a _essentialiter_; mais d'Amboise met en marge la variante _indifferenter_: c'est le mot du manuscrit de la Bibliotheque du Roi, d'un autre de la bibliotheque de Troyes, et de ceux que Rawlinson dit avoir consultes; il parait de tout point preferable, car la premiere substitution, si elle a une valeur, annule le realisme, et la seconde, au contraire, exprime une doctrine qu'Abelard, dans ses ouvrages didactiques, expose et refute comme la seconde opinion de Guillaume de Champeaux et la seconde forme du realisme. (Cf. _Ab. Op. ibid._ Ouv. ined., Introd., p. cxx, cxxxiij et cxliij.--_De Gen. et Spec._, p. 513 et 516.--_Rec. des Hist._, t. XIV, p. 279.--_Abail. et Hel._, par Turlot, p. 16.--Voyez aussi plus bas l. II, c. VIII et suiv.)] Or, si elle subsistait _individuellement_, elle n'etait plus identique et integrale dans tous, elle avait une existence individuelle, ce qui ne signifiait rien, ou signifiait que l'essence se divisait en parties numeriques semblables, mais non identiques, et par consequent independantes. Si elle subsistait _indifferemment_ dans les individus, elle existait comme l'element non different (_indifferens_) des differents individus; maniere technique d'exprimer qu'elle etait ce qu'il y avait de commun et de semblable dans les membres d'un meme genre ou d'une meme espece. Des deux facons, c'etait abjurer, ou se refugier dans un realisme mitige, qu'Abelard appelle la doctrine de l'indifference, et au sein de laquelle il ne laissa pas son professeur en repos. Cette question des universaux etait depuis un temps la question dominante de la dialectique et comme la pierre de touche des maitres et des ecoles. Celui qui faiblissait sur ce point perdait aussitot son credit et toute confiance en lui-meme. Quiconque se retractait en cela renoncait a convaincre et a guider. Du jour ou Guillaume de Champeaux eut corrige ou delaisse son opinion, le decouragement le prit, ses lecons furent negligees; a peine l'ecouta-t-on encore, a peine lui permit-on de s'expliquer sur les autres parties de la dialectique. Il semblait que ce point abandonne eut emporte toute la science avec lui. En meme temps, la doctrine et la position d'Abelard acquirent plus de force et d'influence; beaucoup de ceux qui l'attaquaient auparavant passerent de son cote. De toutes parts, et du sein meme de l'ecole opposee, on accourut dans la sienne. En quittant le cloitre de Notre-Dame pour l'institut naissant de Saint-Victor, Guillaume n'avait point laisse sa chaire deserte. Un successeur s'y etait assis et devait y continuer son oeuvre; mais le gouvernement de la science avait passe en d'autres mains; decourage ou converti, le nouveau maitre offrit sa place a Abelard, et se rangea parmi ses auditeurs. L'empire de l'ecole lui fut ainsi regulierement devolu, car c'etait alors une regle qu'on ne pouvait enseigner qu'avec l'autorisation d'un maitre reconnu, et comme son suppleant et son delegue. Enseigner de son propre chef, ce qu'on appelait enseigner sans maitre[26] etait une temerite et presque un delit. Aussi, ne pouvant plus l'attaquer lui-meme, Guillaume au desespoir attaqua-t-il son propre successeur; de honteuses accusations furent dirigees contre lui, dont la plus grave sans doute et la moins avouee etait sa deference pour Abelard. Il fut interdit, et comme Guillaume de Champeaux etait apparemment reste titulaire de sa chaire, il la fit donner a quelque adversaire anonyme du nouveau docteur, qui fut force de retourner a Melun, et d'y recommencer ses lecons. [Note 26: _Sine magistro_, sans avoir ou la maitrise ou l'autorisation magistrale. (_Ab. Op._, ep. 1; p. 10.) Il fallait, suivant M. Troplong, obtenir la licence du maitre des etudes ou scolastique, appele aussi chancelier, ou bien etre disciple d'un maitre titulaire et enseigner sous sa direction. De la sont venus peu a peu tous les grades academiques, _maitre, licencie, docteur_ (Cf. _Hist. litt. de la Fr._, t. IX, p. 8l, et t. XII, p. 93.--Pasquier, _Rech. de la France_, l. IX, c. xxi.--D. Brial, pref. du t. XIV des _Hist. fr._, p. xxxi.--Crevier, _Hist. de l'Univ._, t. I, l. 1, p. 132, 135, 161, 256, etc.--Troplong, _Du Pouv. de l'Etat sur l'enseignement_, c. x.).] Mais la victoire fut passagere; en ecartant pour un moment un formidable rival, on ne retrouvait ni la foi ni la puissance. De loin, il intimidait, il abaissait encore ceux qui s'etaient delivres de sa presence. La vie s'etait comme retiree d'eux; la malignite publique les poursuivait et minait ce qui pouvait leur rester d'autorite. Elle se prit a Guillaume de Champeaux, et les doutes railleurs des ecoliers sur le desinteressement de sa piete, sur les motifs de sa retraite, le forcerent bientot a se retirer, lui, la congregation qu'il avait formee, et ce qu'il avait encore de disciples, dans une maison de campagne eloignee de la ville[27]. [Note 27: Une maison de campagne ou un hameau, car _villa_ a ces deux sens; _ad villam quamdum ab urbe remotam_. Brucker dit que ce lieu etait le vieux prieure (_veteres cellae,_), peut-etre le meme ou fut fonde Saint-Victor. (_Ab. Op._, ep. 1, p. 6.--_Hist. crit. phil._, t. III, p. 733.)] Abelard se hata de se rapprocher. Comme l'ecole de la Cite restait toujours occupee, il s'etablit hors des murs, sur la montagne Sainte-Genevieve, et dans le cloitre meme, dit-on, de l'eglise dediee a la patronne de Paris. Cette colline, destinee a devenir comme le Sinai de l'enseignement universitaire, etait alors l'asile ou se refugiait l'esprit d'independance, le poste ou se retranchait l'esprit d'agression contre l'autorite enseignante. Des ecoles privees, plutot tolerees qu'autorisees par le chancelier de l'Eglise de Paris, s'y ouvraient aux auditeurs innombrables que ne pouvaient contenir ou satisfaire les ecoles de la Cite. Ainsi Joslen de Vierzy, qui devait un jour, en qualite d'eveque, juger Abelard, donnait a ses cotes des lecons tendantes au nominalisme, malgre la defaveur qui s'attachait a cette doctrine[28]. Les etudiants etaient divises par conferences, sous des professeurs ou repetiteurs qui aspiraient a la maitrise ou a la renommee. Mais par _sa science eprouvee_ et _par son eloquence sublime_ (ce sont les expressions de ses ennemis), Abelard effacait tout le monde. L'originalite de son esprit lui inspirait des nouveautes hardies qui seduisaient la foule et confondaient ses rivaux. Osant ce que nul n'avait ose, insultant a tout ce qu'il n'approuvait pas, il provoquait la lutte par ses temerites et la decourageait par la terreur de sa dialectique[29]. [Note 28: D'apres Duboulai, l'Universite de Paris se serait formee de la reunion de l'ecole palatine, de l'ecole episcopale et de celle de Sainte-Genevieve. Il ne prouve pas que la premiere subsistat encore au commencement du XIIe siecle; la seconde dominait la Cite, et continua d'y subsister a l'ombre de la Metropole, toujours plus theologique, plus ecclesiastique, plus soumise a l'autorite du premier chantre ou chancelier de l'Eglise de Paris qui parait avoir ete, jusqu'au temps de Louis le Gros, le magistrat de l'instruction publique. Le chef de l'enseignement ou _maitre recteur_, ce qu'on appelait d'abord le primicier, dut, la comme ailleurs, etre le _scholasticus_ ou _scholaster_, (ecolatre), _magister scholae_ ou _capischol_. Le nombre des etudiants s'etant fort accru ne put etre retenu entre les deux ponts ou dans l'Ile, et s'etendit sur la montagne Sainte-Genevieve. Il s'etablit une ecole a l'abbaye du meme nom (emplacement du college Henri IV); et des ecoles particulieres s'ouvrirent sur la pente septentrionale de la colline: de la le pays latin. (_Hist. Univ. paris._, t. I, p. 257, 267, 272, 280). Joslen, Goselen ou Joscelin, surnomme Le Roux, d'une famille noble dite de Vierzi, enseigna d'abord sur la montagne Sainte-Genevieve, puis devint archidiacre, et plus tard eveque de Soissons (1125 ou 1126); et comme tel, il siegea au concile de Sens ou Abelard fut condamne. (Johan. Saresb. _Metalog._, l. II, c. XVII.-- _Rec. des Hist._, t. XIV, p. 297.--_Hist. litt._, t. IX, p. 32 et t. XII, p. 412.)] [Note 29: "Probatae quidem scientiae, sublimis eloquentiae, ... inauditarum erat inventor et assertor novitatum, et suas quaerens statuere sententias, erat aliarum probatarum improbator. Undo in odium venerat eorum qui sanius sapiebant, et sicut manus ejus contra omnes, sic oinnium contra eum armabantur. Dicebat quod nullus antea praesumpserat." (_Ex. vit. S. Gostini acquicinct. abb., I. I. Rec. des Hist.,_ t. XIV, p, 442.)] Il est probable que, combattant a la fois le realisme de Guillaume de Champeaux et le nominalisme deguise de Joslen, il ne manquait ni de jaloux ni d'ennemis. On raconte que ceux-ci, pousses a bout, voulurent enfin lui susciter un contradicteur, et chercherent dans leurs rangs un adversaire courageux qui essayat de lui tenir tete. "C'est un chien qui aboie," disaient-ils, "il le faut chasser avec le baton de la verite." Il y avait dans l'ecole de Joslen un jeune homme de Douai, qui se montrait plein d'ardeur et d'intelligence. Il se nommait Gosvin, et il n'aspirait qu'a l'honneur de se mesurer avec le terrible novateur. Il fut choisi. Son maitre qui l'aimait s'efforca de le dissuader de cette dangereuse entreprise; il lui representa qu'Abelard etait plus redoutable encore par la critique que par la discussion, plus railleur que docteur, qu'il ne se rendait jamais, n'acquiescant pas a la verite si elle n'etait de sa facon[30], qu'il tenait la massue d'Hercule et ne la lacherait point, et qu'enfin, au lieu de s'exposer a la risee en l'attaquant, il fallait se contenter de demeler ses sophismes et d'eviter ses erreurs. Le jeune eleve persista, et tandis que ses camarades reunis par groupes dans leurs logements, comme des soldats sous leurs tentes, faisaient des voeux pour lui, il en prit avec lui quelques-uns et gravit la montagne Sainte-Genevieve. Il se comparait a David marchant a la rencontre de Goliath. Plus jeune de six ou sept ans qu'Abelard, qui devait alors approcher de trente ans, il etait petit, grele, d'une figure agreable, avec le teint d'un enfant. Il entra bravement dans l'ecole et trouva le maitre faisant sa lecon a ses auditeurs attentifs. Il prit aussitot la parole, et l'interpella hardiment; mais Abelard, lancant sur lui un regard dedaigneux et menacant: "Songez a vous taire," lui dit-il avec hauteur, "et n'interrompez point ma lecon." L'enfant qui n'etait pas venu pour se taire insista avec energie; mais il ne put obtenir une reponse. Sur sa mine, Abelard ne pensait pas qu'il en valut la peine, et levait les epaules sans l'ecouter; mais ses disciples qui connaissaient Gosvin lui dirent que c'etait un subtil disputeur, et l'engagerent a l'entendre. "Qu'il parle donc," dit Abelard, "s'il a quelque chose a dire." Le jeune athlete, libre enfin d'entrer en lice, commenca l'attaque. Il posa sa these, et ouvrit une controverse en regle. Nous ignorons quel en etait le sujet, quels en furent les details et les incidents, et toute cette histoire ne nous est connue que par un moine du couvent dont Gosvin fut un jour abbe[31]. Mais selon lui, le petit David terrassa le geant; il conquit tout d'abord l'attention de l'auditoire par la gravite de sa parole; puis, il enlaca si savamment son adversaire par des assertions qu'on ne pouvait ni eluder ni combattre qu'il lui ferma peu a peu tout moyen d'evasion et parvint graduellement a le reduire a l'absurde. Ayant ainsi _garrotte ce Protee par les indissolubles liens de la verite_, il redescendit triomphalement la montagne, et en rentrant dans les salles ou l'attendaient ses condisciples impatients, il fut accueilli par des cris de victoire et d'allegresse. [Note 30: "Non disputator, sed cavillator, plus joculator quam doctor.... Quod pertinax esset in errore, et quod, si secundum se non esset, nunquam acquiesceret veritati." (_Id. ibid._, p. 443.)] [Note 31: On attribue a Alexandre, successeur de Gosvin au titre d'abbe d'Anchin, ou plus exactement a deux moines qui l'avaient connu et n'ecrivaient que huit ou dix ans apres sa mort, la biographie d'ou nous extrayons ce recit. Elle a ete imprimee a Douai en 1620, et inseree par fragment dans le _Recueil des Historiens des Gaules_. (T. XIV, p. 441-445.--_Hist. litt_., t. XIII, p. 605.)] Quoi qu'on doive penser de cette anecdote, on ne voit pas que Gosvin ait suscite contre Abelard une resistance ou une concurrence bien formidable. Si ses amis vinrent le prier d'ouvrir ecole a son tour, il n'osa le tenter a Paris, ou du moins sa tentative n'y a laisse nulle trace. C'est a Douai, sa ville natale, qu'il parait avoir fonde un veritable enseignement; et il devint, en 1131, abbe d'Anchin, en attendant la canonisation, car on l'appelle saint Gosvin. Mais nous le retrouverons plus tard. Rien cependant n'arretait la marche ascendante d'Abelard. Du haut de sa montagne, il devenait de fait le maitre des ecoles, et celui qui dans la Cite en occupait la place n'etait plus qu'un vain simulacre sur une chaire impuissante. A ces nouvelles, Guillaume de Champeaux veut faire un dernier effort. Il quitte les champs, il reparait; il ramene la congregation a Saint-Victor; il rassemble tous ses partisans, comme s'il venait delivrer dans l'ecole son soldat, sentinelle abandonnee. Ce retour commenca par perdre ce triste remplacant; il avait encore quelques auditeurs; on trouvait qu'il etait habile a expliquer Priscien, ecrivain plus recommandable en grammaire qu'en philosophie. On l'abandonna; il fut oblige de quitter sa chaire, et ses eleves retournerent a Guillaume de Champeaux, qui lui-meme, desesperant de la gloire mondaine, sembla de plus en plus se tourner vers la vie monastique. Cependant les hommes secondaires ayant ainsi disparu, rien ne s'interposait plus entre Abelard et Guillaume. Devant eux l'arene etait ouverte et libre, et le combat s'engagea entre les deux ecoles, entre les deux maitres. Peut-on demander quelle fut l'issue de la lutte? D'un cote etait l'esperance, la nouveaute, la jeunesse. De l'autre, les souvenirs d'une autorite incontestee, d'une influence vieillie, d'une domination facile, tout ce qui perd les pouvoirs menaces de revolution. Chaque jour des victoires de detail venaient preparer le triomphe d'Abelard, et couronnaient le maitre dans ses eleves. Enfin l'evenement prononca. "Si vous me demandez," dit Abelard, en citant Ovide, "quelle fut la fortune du combat, je vous repondrai comme Ajax: Il ne m'a pas vaincu [32]." [Note 32: Si quaeritis hujus Fortunam pugnae, non sum superatus ab illo. Ovid. _Metam._, 1. XIII.--_Ab. Op_., ep. 1, p. 7.] En effet, bientot la lutte cessa d'etre possible. Plus de resistance, plus meme de rivalite. Abelard allait regner sans partage dans l'ecole, lorsqu'il fut encore oblige de quitter la France. Son pere s'etait, comme on disait alors, converti. Il venait d'embrasser la vie religieuse, et Lucie, sa femme, se disposait, suivant la regle, a imiter cet exemple. Tendrement aimee de son fils, elle l'appela pres d'elle. Tous deux avaient leurs adieux a se faire dans le siecle. Il partit, il revit la Bretagne et sa mere, et quand apres une courte absence il revint a Paris; il trouva l'ecole silencieuse et libre. Guillaume de Champeaux, abandonnant a la fois la retraite et l'enseignement, s'etait refugie dans les dignites ecclesiastiques. Il etait eveque de Chalons-sur-Marne. C'avait ete un professeur tres-habile, un logicien tres-ingenieux, et sa reputation etait grande; mais elle avait vieilli. Il n'avait su ni souffrir la contradiction ni repousser l'attaque. Son caractere manquait a la fois de generosite et d'energie, et, dans le combat, son esprit lui fit faute. Mais il fut un prelat pieux et respecte, place a la tete de l'episcopat des Gaules pour la science de l'Ecriture sainte. On comprend que celui qui avait regi si longtemps les _Ecoles sublimes_ (tel etait le nom donne aux cours de haute science) devait faire un grand eveque: aussi en a-t-il recu le titre[33]. Il administra son diocese pendant sept annees et mourut regrette de saint Bernard dont il etait l'ami et a qui, le premier peut-etre, il fit connaitre Abelard[34]. [Note 33: "Magnum Wuillelmum episcopum, qui sublimes scholas rexerat." (_Ex Chron. mauriniae. Recueil des Histor._, t. XII, p.76.--Saint Bern. _Op_., t. I, p. 13.)] [Note 34: La date de l'election de Guillaume de Champeaux, comme celle de sa mort, est controversee. Les uns veulent qu'il ait ete eveque en 1112 et soit mort en 1119 (Duchesne, _Ab. Op_.; Not., p. 1147 et 1163.--Gervaise, _Vie d'Ab._, t. I, p. 23); les autres, que la promotion soit de 1113 et le deces de 1121, le 22 mars. (Mabillon, saint Bern., _Op_., t. I, p. 13, 61 et 302.--Durand et Martene, _Thes. nov. anecd._, t. V, p.877.--_Gallia Christ._, t. IX, p. 878.--D. Brial, _Rec. des Hist._, t. XIV, p. 279.--_Hist. litt. de la Fr._, t. XII, p. 476, et t. X, p. 310 et 311.) Des deux cotes on invoque des textes. Les tables manuscrites de l'eveche de Chalons portaient qu'il avait administre pendant sept ans.] On etait en 1113; Abelard, dans la force de l'age et du talent, avait constitue son enseignement, son autorite, presque sa gloire. Il dominait l'ecole de Paris; c'etait etre dictateur dans la republique des lettres. Ses doctrines avaient pris leur caractere definitif. A l'exception de la theologie, dans laquelle il lui restait encore des progres a faire, il avait a peu pres ferme le cercle de ses etudes. Ses contemporains ont vante son savoir et l'ont dit egal a la science humaine, eloge quelque peu hyperbolique[35]. Nous avons vu qu'il n'etait point verse dans l'arithmetique, ni probablement dans aucune des sciences du calcul. Ceux qui veulent qu'il n'ait rien ignore, meme le droit, chose plus que douteuse, citent en preuve une anecdote qui indiquerait seulement qu'il ne comprenait pas une loi des empereurs Valentinien, Theodose et Arcadius sur les limites[36]. Il ne possedait bien d'autre langue que le latin; le grec, dont l'etude etait d'ailleurs alors difficile et rare, ne lui etait, je crois, connu que par quelques mots de la langue philosophique. Il avoue qu'il ne lisait les auteurs grecs que dans la traduction, et l'on n'a nulle preuve qu'il entendit l'hebreu[37]. Mais son instruction litteraire etait fort etendue; elle embrassait a peu pres tous les auteurs de l'antiquite latine connus de son temps, et le nombre en etait plus grand qu'on ne pense. Le XIIe siecle etait plus lettre que le XVe ne l'a laisse croire, et il n'est pas sur que l'esprit humain ait tout gagne a cesser de se developper suivant la direction que le moyen age lui avait donnee, et a subir cette revolution qu'on appelle la renaissance. [Note 35: Il est dit de lui dans une epitaphe: "Ille sciens quicquid fuit ulli scibile;" et a la fin: "cui soli patui; scibile quicquid erat." C'est aussi de lui qu'on a dit: "Non homini, sed scientiae dees; quod nescivit." (_Ab. Op_., pref. _in fin_.--Gervaise, t. II, p. 150.)] [Note 36: C'est la loi _quinque pedum Praescriptione, C. fin. regund._, l. III, tit. XXXIX. Sur cette loi, qui n'est pas fort claire en effet, Accurse dit que Pierre Baylard (_Petrus Baylardus_), qui se vantait de donner un sens raisonnable a tout texte, quoique difficile qu'il fut, a dit: Je ne sais pas. Or, cela ne signifie point que Baylardus sut le droit; de plus, on conteste que ce Baylardus soit Abelard, et l'on dit que ce pourrait etre un Johannes Bajolardes, professeur de droit dont parle Crinitus. Enfin il n'est rien moins qu'etabli que le _Codex repetitae proelectionis_, d'ou cette loi est extraite, et meme les textes du droit romain en general fussent connus en France avant la mort d'Abelard. On dit que l'enseignement du droit commenca a Bologne vers 1180, et a Paris vingt ans apres. La question me parait bien discutee dans Bayle. (Cf. _Ab. Op._, pref. apolog.--Accurs. _v deg. Praescript._--Alciat. _Lib. de quinq. ped. Praescr._--Crinitus, _De Honest. Discip._. l. XXV, c. IV.--Pasquier, _Recherches de la Fr._, l. VI, c. xvii, et l. IX, c. xxviii.--Bayle, art. _Abelard._--Duboulai, _Hist. Univ._, t. II, p. 577-680.)] [Note 37: Ouvr. ined., Introd. xliii, xliv, et _Dialec._, p. 200 et 206. Je parle de l'hebreu, parce qu'on avait alors la pretention de le savoir. Tous les historiens et meme Abelard disent qu'Heloise le savait, et d'Amboise a montre que les juifs, qui en general ont conserve la connaissance de leur langue, participaient au mouvement des etudes a Paris. (_Ab. Op._, pref. _in fin._) Abelard ne me semble savoir de cette langue que les mots cites par les interpretes des bibles latines (Voyez son _Hexameron_, passim, et du present ouvrage, le liv. III, c. viii.)] Toutefois la veritable science d'Abelard etait la philosophie. C'est lui qui a fixe la forme, sinon le fond de la scolastique. Rien, s'il faut en croire ses auditeurs, ne peut donner idee de l'effet qu'il produisait en l'enseignant, et jamais aucune science ne parait avoir eu de propagateur plus puissant. Comme chef d'ecole, il rappelle, s'il n'efface, pour l'eclat et l'ascendant, les succes des grands philosophes de la Grece. Cependant cet enseignement etait plus original par le talent que par les idees, et supposait plus de sagacite critique que d'invention. Non content d'expliquer avec une facilite et une subtilite que ses contemporains declaraient sans egales, les secrets de la logique peripateticienne et de promener les esprits attaches au fil du sien dans les detours de ce labyrinthe dont il trouvait toujours l'issue, il melait, autant qu'il etait en lui, a l'interpretation de la brievete profonde de ce qu'il connaissait du texte l'analyse intelligente et libre des commentaires et des additions de Boece et de Porphyre; il completait ses exposes par des citations, bien comprises et lumineusement developpees, de Ciceron qui, lui aussi, a traite, dans ses Topiques et dans quelques passages de la Rhetorique a Herennius, des parties de la logique; de Themiste, qui a laisse des paraphrases d'Aristote; de Priscien, qui a touche a la logique par la grammaire; enfin de saint Augustin, qui passait pour l'auteur d'un traite alors etudie sur les categories, et qui a du peut-etre a son role dans la scolastique quelque chose de son influence dominante sur la theologie francaise. Le caractere eminent de l'enseignement d'Abelard etait, suivant un de ses auditeurs, une clarte elementaire. On trouvait qu'il fuyait l'appareil pedantesque, et qu'il mettait la science a la portee des enfants[38]. [Note 38: Johan. Saresb. _Metal._, l. III, c. i.--Il serait interessant de fixer la liste des ouvrages anciens que les philosophes avaient dans les mains aux differents ages de la scolastique. Jourdain a bien avance ce travail pour les ecrits d'Aristote. Themiste, qui est du IVe siecle, avait laisse des commentaires sur Aristote, dont il reste quelques-uns, comme ceux sur les Derniers Analytiques, la Physique, le Traite de l'Ame; Priscien, du VIe siecle, a ecrit sur toutes les parties de la Grammaire. La Rhetorique a Herennius a fourni plusieurs passages aux livres d'Abelard, et avant comme apres lui on a longtemps attribue a saint Augustin deux traite sur les principes de la dialectique, et sur les dix categories. Abelard avait certainement sous les yeux la version des deux premiers traites qui composent l'Organon, celle de l'Introduction de Porphyre et quatre ouvrages de Boece. Quant a Priscien, Themiste, etc., on ne sait s'il les connait autrement que par des citations. (Cf. ci-apres, l. II, c. i et iii.--_Recherches sur les traductions d'Aristote_, par A. Jourdain.--Ouvr. ined. d'Ab., Introd. p. xlix et 1; _Dialect._, p. 229.--Saint Augustin, _Op._, t. I, append.--Tennemann, _Man. de l'Hist. de la Phil._, t. I, sec. 233.)] A cet enseignement purement philosophique et qui n'etait ni sans austerite ni sans secheresse, se melaient quelques digressions litteraires, et meme, au dire de ses contemporains, il ne s'interdisait pas les plaisanteries et le badinage[39]. Autant que le lui permettait la rigueur de son esprit passionnement raisonneur, il temperait les apretes de la logique par quelques souvenirs des poetes qu'il aimait. Virgile et Horace, Ovide et Lucian, toujours presents a sa memoire, lui fournissaient des citations ou des allusions souvent heureuses; eux aussi, il les invoquait comme une autorite; de ce qu'ils avaient chante, il dit quelquefois: _Il est ecrit. (_Scribitur, scriptum est._) [Note 39: "Plurimum in inventionum subtilitate, non solum ad philosophiam necessariarum, sed et pro commovendis adjocos animis hominum utilium valens." (Ott. Fris. _de Gest. Frid._, l. I, c. XLVII.--_Rec. des Hist._, t. XIII, p. 654)] Mais son vrai maitre, c'etait toujours celui qui avait instruit Alexandre, et qui semblait devoir, comme par continuation, etre le precepteur du conquerant de l'ecole. L'esprit percant d'Abelard donnait, dans les cas douteux, raison au createur de la science sur ses continuateurs, et par lui l'autorite d'Aristote s'elevait peu a peu a l'infaillibilite. Et cependant il n'en faisait encore que le premier des peripateticiens ou le prince de la dialectique. C'etait Platon qu'il appelait le plus grand des philosophes[40]. Il s'incline devant lui presque sans le connaitre, et toutes les fois qu'il peut trouver dans la tradition ou dans quelques citations eparses de ses ouvrages une idee qu'il comprenne assez pour l'appliquer a ce qu'il etudie, il lui fait place avec respect, il essaie d'y subordonner les idees peripateticiennes et voudrait, s'il le pouvait, platoniser la dialectique d'Aristote. [Note 40: _Ab. Op., Introd. ad theol._, p. 1012, 1026, 1032, 1070 et 1134.--Ouvr. ined. _Dialect._, p. 204 et 205. Cette autorite si grande de Platon, que l'on connaissait si peu, venait des Peres de l'Eglise et surtout de saint Augustin.] Mais bien qu'il ait grand soin, en toute question, de rechercher ce que disait l'autorite avant de se demander ce que dicte la raison, il ne craint pas de suivre parfois l'inspiration de sa propre intelligence, et apres avoir emprunte la science, il lui prete du sien pour l'enrichir. Il ne s'interdit pas d'etre lui-meme, et il a reussi a passer pour inventeur; on lui attribue un systeme et une secte. En effet, il s'est flatte d'avoir produit une solution nouvelle de cette grande et capitale question, dont il fait lui-meme le noeud gordien de la philosophie. Quand il eut refute le realisme dans Guillaume de Champeaux, il pretendit se garantir du nominalisme, et il refuta Roscelin. Il insista principalement sur cet argument que, s'il n'existe a la lettre que des individus, les noms generaux seront eux-memes des noms d'individus; et, de la sorte, les individualites seront identiques aux generalites, les parties se confondront avec le tout, et c'en sera fait de toute difference essentielle, de toute difference qui separe les especes des genres, les individus des especes, et les parties des touts. On retomberait ainsi par une autre voie dans l'unite confuse a laquelle mene le realisme, ou bien il faudrait mutiler la science et egaler au neant tout ce qui est designe par les noms generaux. Or, ces noms generaux ont certainement une valeur. Ils repondent a ce qu'entend l'esprit de l'homme, lorsqu'il embrasse une collection d'individus ou de choses particulieres, en les rapprochant par leurs communs caracteres, et lorsqu'il _concoit_ cette multitude comme une unite, ou l'un des etres qui la composent comme faisant partie de cette totalite. Ainsi les universaux sont les expressions de _conceptions_ fondees sur les realites[41]. [Note 41: Ouvr. ined., _De Gener. et Spec._, p. 522, 524 et suiv.--Voyez aussi le livre II de cet ouvrage, c. viii, ix et x.--Abelard a bien donne, d'apres Boece, cette theorie de la formation des idees generales; mais il n'a pas soutenu que les genres et les especes ne fussent rien que ces idees. Sa doctrine est plus subtile et plus scientifique. Ce sont les modernes qui n'en ont extrait que cela.] Telle etait la doctrine qu'Abelard passe pour avoir soutenue, et que les classificateurs de systemes ont appelee le _conceptualisme_. Ce nom se lit dans les histoires de la philosophie, qui cependant ont toutes ete ecrites avant que les ouvrages philosophiques d'Abelard fussent connus[42]. [Note 42: Ces ouvrages n'ont en effet paru qu'en 1836. Aucun des auteurs anterieurs a cette epoque ne dit les avoir etudies ou connus en manuscrit. Ce qu'on avait de plus certain sur la philosophie d'Abelard, c'etait quelques lignes sommaires et obscures dans l'_Historia calamitatum_, et le dire plus clair, mais non moins succinct, d'Othon de Frisingen et de Jean de Salisbury. (_Ab. Op._, ep. i, p. 5.--Ott. Fris. _De Gest. Frid._, l. I, c. CLVII, et Johan. Saresb., _Rec. des Hist._, t. XIV, p. 300.)] L'ardeur de l'esprit, la curiosite de savoir, l'ambition de vaincre ne permettaient pas qu'Abelard se contentat d'une autorite sans combat; c'etait un genie militant. Le nouvel eleve d'Aristote avait aussi la passion des conquetes. Roi dans la dialectique, il voulut dominer encore dans la theologie. Il resolut d'en faire desormais sa principale etude. Le maitre qui tenait le sceptre de cette science etait Anselme de Laon. Ne dans la premiere moitie du XIe siecle, apres avoir etudie sous Anselme de Cantorbery, il avait commence a enseigner lui-meme a Paris, et Guillaume de Champeaux etait un de ses disciples. Depuis plus de vingt ans, retire a Laon, sa patrie, scolastique ou chancelier de cette eglise, doyen du chapitre metropolitain, il enseignait la theologie avec beaucoup d'eclat, et le clerge, meme l'episcopat se peuplaient de ses eleves. Sa maniere d'enseigner etait simple. C'etait un commentaire suivi et presque interlineaire du texte de l'Ecriture. Mais il s'etait acquis tant de reputation que ses lecons attiraient a Laon des auditeurs de toutes les parties de l'Europe, et qu'il est compte parmi les auteurs de la celebrite de l'ecole des Gaules[43]. Cette autorite, deja ancienne, il la devait au temps plus encore qu'au merite; du moins Abelard le depeint-il comme un vieillard orthodoxe, instruit, disert, mais dont l'esprit manquait de fermete et de decision. Qui l'abordait incertain sur un point douteux le quittait plus incertain encore. Il charmait ses auditeurs par une etonnante facilite d'elocution, mais le fond des idees etait peu de chose, et il ne savait ni resister ni satisfaire a une question. "De loin," dit Abelard, "c'etait un bel arbre charge de feuilles; de pres, il etait sans fruits, ou ne portait que la figue aride de l'arbre que le Christ a maudit. Quand il allumait son feu, il faisait de la fumee, mais point de lumiere[44]." [Note 43: _Hist. litt. de la Fr._, t. X, p. 170.] [Note 44: _Ab. Op._, ep. I, p. 7.] Cependant le jeune docteur de Paris vint l'entendre, il se mela a ses disciples: on devine qu'il ne fut pas captive longtemps. Il ne pouvait _rester longtemps oisif a son ombre_[45], ni suivre apres s'etre habitue a conduire. D'abord il se contenta de negliger les lecons. Il y paraissait de loin en loin. Les plus eminents des autres eleves, satisfaits et fiers de leur maitre, virent avec deplaisir cette dedaigneuse indifference; il s'en plaignirent assez haut, et naturellement ils aigrirent l'esprit d'Anselme. Il arriva qu'un jour, apres avoir entre eux confere sur quelques points de doctrine, les ecoliers se mirent a se provoquer par jeu sur les matieres theologiques. Un d'eux, comme pour eprouver Abelard, lui demanda ce qu'il pensait de l'enseignement sacre, lui qui n'avait encore etudie que les sciences naturelles[46]. Il repondit que rien n'etait plus salutaire qu'une science ou l'on apprenait a sauver son ame; mais qu'il ne pouvait assez admirer qu'a des hommes lettres il ne suffit pas, pour comprendre les saints, du texte de leurs ecrits et d'une glose, et qu'on ne devrait pas avoir besoin d'un maitre. Cette reponse en amena de contraires, et la plupart des assistants, raillant Abelard, lui demanderent s'il pourrait faire ce qu'il conseillait, le defierent de l'entreprendre. Il repliqua que si l'on desirait le mettre a l'epreuve, il etait tout pret. "Soit, nous le voulons bien," s'ecrierent-ils tous, et d'un ton plus moqueur encore. "Que l'on me cherche donc," reprit-il, "et qu'on me donne quelqu'un pour exposer un point peu connu de l'Ecriture." Tous s'accorderent pour choisir la tres-obscure prophetie d'Ezechiel, qui passait pour un des ecrivains sacres les plus difficiles. On eut bientot pris un _expositeur_ qui devait, selon l'usage, lire le texte et faire connaitre l'etat de la question, et Abelard les invita pour le lendemain a sa lecon. Aussitot quelques-uns s'empressant, avec un interet veritable ou affecte, de lui donner des conseils qu'il ne demandait pas, l'engagerent a ne se point tant hater; et lui remontrerent que l'entreprise etait grande, qu'elle exigeait des recherches et quelque precaution, et qu'il devait songer a son inexperience. "Ce n'est point ma coutume," repondit-il avec vivacite, "de suivre l'usage, mais d'obeir a mon esprit[47]." Et il ajouta qu'il romprait tout, si l'on ne se conformait a sa volonte, en ne differant point de se rendre a ses lecons. A la premiere, il eut peu d'auditeurs; on trouvait ridicule que, denue presque entierement de lecture sacree, il se hatat d'aborder la science. Cependant tous ceux qui l'entendirent furent si enchantes qu'ils lui donnerent de grands eloges, et le presserent de composer une glose conforme a sa lecon. Au recit de cette premiere epreuve, on accourut a l'envi pour assister aux suivantes, et tous se montraient empresses a transcrire les gloses qu'a la priere generale il s'etait mis a rediger. [Note 45: "Non multis diebus in umbra ejus otiosus jacul." (_Id._, p. 8.)] [Note 46: "Qui nondum nisi in physicis studuerat." (Ep. i, p. 8.)] [Note 47: "Respondi non esse meae consuetudinis per usum proficere, sed per ingenium." (Ep. I, p. 8.)] Le vieux Anselme s'emut au bruit d'une telle temerite. La douleur et la colere furent extremes. Comme Pompee, a qui Abelard le compare pour la grandeur de son attitude et le neant de sa puissance, il voulut defendre l'ombre de son autorite contre le jeune Cesar de la science[48]. Il devint son ennemi et le combattit dans la theologie, comme avait fait Guillaume de Champeaux dans la philosophie. Il se trouvait alors, dans l'ecole de Laon, deux etudiants qui se distinguaient entre tous, Alberic de Reims et Lotulfe de Novare. L'un d'eux, le premier, a laisse un nom dans l'histoire litteraire[49]. Plus ils avaient de merite, plus ils nourrissaient de grandes esperances, et plus ils devaient concevoir d'aversion contre le nouveau venu. Ils circonvinrent le vieillard et l'entrainerent a interdire a ce successeur inattendu la continuation de ses lecons et de ses gloses, donnant pour motif que, s'il echappait a son inexperience quelque erreur touchant la foi, on pourrait l'imputer a celui dont il usurpait ainsi la place. La defense et le pretexte exciterent parmi les ecoliers une indignation generale; ils crierent a la jalousie, a la calomnie; ils dirent que jamais pareille chose ne s'etait vue; et ce commencement de persecution ne fit qu'ajouter a la gloire de celui qu'elle semblait signaler entre tous. [Note 48: Abelard lui applique la _stat magni nominis umbra_ et la comparaison de l'arbre que Lucain applique a Pompee. (Ep. I, p. 7.--Lucain, _Phars._, l. I.)] [Note 49: Alberic de Reims, eleve de Godefroi, scolastique de cette ville, se perfectionna sous Anselme de Laon, devint archidiacre et ecolatre de l'eglise de Reims, et enfin archeveque de Bourges en 1130. Il eut de la reputation comme professeur. Il etait aime de saint Bernard. Lotulfe ou Loculfo le Lombard, ou, selon Othon de Frisingen, Leutald de Novare, ami et condisciple d'Alberic, regit avec lui les ecoles de Reims. On n'en sait rien de plus. (Johan. Saresb., Rec. des Hist., i. XIV, p. 301.--Ou Fris. _Gest. Frid._, l. I, c. XLVII.--Duboulai, _Hist. Universit._, Catal. ill. vir., t. II, p. 753.--_Hist. litt._ t. XII, p. 72.)] Abelard revint aussitot a Paris. Toutes les ecoles, d'ou il avait ete jadis expulse, lui etaient maintenant ouvertes; il y rentra en maitre et occupa facilement cette position dominante dans l'enseignement, qu'on n'osait plus lui refuser. A la principale chaire, a celle de recteur des ecoles, etait attache vraisemblablement un canonicat. On croit du moins que c'est alors qu'il fut nomme chanoine de Paris [50], ce qui n'etait sans doute qu'un benefice et un titre, et ne prouve nullement que des lors il fut pretre. [Note 50: C'est a cette epoque (vers 1115) que les auteurs de l'_Histoire litteraire_ placent cette nomination; j'ignore sur quelle autorite, mais cette opinion est fort probable. Cependant on la conteste, et D. Gervaise veut qu'Abelard soit devenu chanoine des le temps ou il professait a Paris, du consentement et a la place du successeur de Guillaume de Champeaux. Duchesne, sur la foi d'une chronique manuscrite des archeveques de Sens, pretend qu'il fut chanoine de Sens et non de Paris; et voici le texte inedit qui motive son assertion et dont je dois la connaissance a la savante amitie de M. Le Clerc: _Ex Chronico senonensi Gaufridi de Collone, monarchi Sancti Petri Viti senonensis, seculo XIIIe_. Manuscrit de la bibliotheque de Sens, n. 271, decrit et apprecie dans le t. XXI de l'_Hist. litt. de la France._ Fol. 129 v deg., col. 1 et 2. "Anno Domini n deg. c deg. XL deg. (leg. XLII), magister Petrus Abaulart, canonicus primo maioris ecclesie senononsis, oblit; qui monasteria sanctimonialium fundauit, spetialiter abbatiam de Paraclito, in quo sepelitur cum uxore. Suum epitaphium tale est: "Est satis in titulo, Petrus hic iacet Abaillardus. Hic (_leg._ huic) soli paluit scibile quidquid erat. Canonicus fuit, et post uxoratus." Cite en partie, mais sans nom d'auteur, par Andre Duchesne, _Notae ad Hist. calamitatum_, p. 1150, et Duboulai, _Hist. Univ. paris_, t. II, p. 760. Les derniers mots on ete ainsi alteres par celui-ci: "Uxoratus primo fuerat, postea canonicus." Le meme Duboulai dit, a la verite dans une table seulement, qu'Abelard fut chanoine de Tours; enfin, on voit sur une vitre de la cathedrale de Chartres une figure vetue en chanoine, avec ce nom Pierre Baillard, et on veut que ce soit Abelard, chanoine de Chartres. On ne pouvait en general posseder qu'un seul canonicat comme on ne pouvait avoir qu'un benefice. Faut-il admettre que le titre de chanoine honoraire fut alors connu, ou qu'Abelard ait change plusieurs fois de chapitre? La chose certaine, c'est qu'il etait chanoine, il le dit lui-meme. Il n'etait pas necessairement pretre pour cela. On ne sait quand il le devint; peut-etre en se faisant moine a Saint-Denis. (Cf. _Ab. Op._, ep. l, p. 16.--_Hist litt._, t. XII, p. 81.--_Vie d'Abeillard_, t. I, p. 28.--_Hist. Universit. paris._, t. II, _in indic._--Niceron, _Mem. pour servir a l'Hist. des Homm. ill._, t. VI.--_Rech. hist. sur la ville de Sens_, par M. Th. Tarbe, c. XXI, p.443.)] Dans sa nouvelle situation, il continua et termina son interpretation d'Ezechiel, commencee et suspendue a Laon. Par ce genre d'enseignement il obtint un grand succes, et bientot il eut dans la theologie autant de faveur que dans la predication philosophique. Tout le domaine de la science fut range sous sa loi, une multitude studieuse se pressa en s'inclinant autour de lui, et il vecut tranquille quelques annees. On aime a se representer l'existence d'Abelard, ou, comme on l'appelait, du maitre Pierre, a cette epoque de sa vie, au milieu de cette ville de Paris qu'il remplissait de son nom. Paris, ce n'etait guere alors que la Cite. Sur cette ile fameuse, qui partage la Seine au milieu de notre capitale, se concentraient toutes les grandes choses, la royaute, l'Eglise, la justice, l'enseignement. La, ces divers pouvoirs avaient leur principal siege. Deux ponts unissaient l'ile aux deux bords du fleuve. Le Grand-Pont conduisait sur la rive droite, a ce quartier qu'entre les deux antiques eglises de Saint-Germain-l'Auxerrois et de Saint-Gervais, commencait a former le commerce, et qu'habitaient les marchands etrangers, attires par l'importance et la renommee deja considerable de la Lutece gauloise. C'etaient eux qui devaient, confondus sous le nom d'une seule nation, le transmettre a une partie de cette ville nouvelle qui allait s'appeler le quartier des Lombards. Vers la rive gauche, le Petit-Pont menait au pied de cette colline dont l'abbaye de Sainte-Genevieve couronnait le faite, et sur les flancs de laquelle l'enseignement libre avait deja plus d'une fois dresse ses tentes. Les plaines voisines se couvraient peu a peu d'etablissements pieux ou savants, destines a une grande renommee; a l'est, la communaute de Saint-Victor venait d'etre fondee; a l'ouest, la vieille abbaye de Saint-Germain-des-Pres attestait, dans sa grandeur, le souvenir de ce saint eveque de Paris dont la memoire le disputait a celle de saint Germain d'Auxerre; car les deux plus anciens monuments de Paris sont dedies au meme nom[51]. La aussi, la jeunesse de la ville, et ces ecoliers, ces clercs qui n'etaient pas tous jeunes alors, venaient sur des pres, devenus des lieux historiques, chercher les exercices et les rudes jeux qui convenaient a la robuste nature des hommes de ce temps. Leur residence etait surtout dans le voisinage du Petit-Pont, et leur foule toujours croissante ne pouvant tenir dans l'ile, s'etait repandue sur le bord de la riviere, au pied de la colline, qui devait par eux s'appeler le _pays latin_, et opposer, d'une rive a l'autre la ville de la science a la ville du commerce. [Note 51: Saint Germain d'Auxerre fui eveque au Ve siecle et saint Germain de Paris, au VIe. L'eglise de Saint-Germain-l'Auxerrois, fondee, dit-on, par Chilperic I, detruite par les Normands, fut rebatie par le roi Robert; et il peut subsister quelque chose de cette reconstruction dans l'edifice actuel. On dit que le portail est du temps de Philippe le Bel; les parties modernes sont du XVIe siecle. La fondation de Saint-Germain-des-Pres, sous une autre invocation, date du temps de saint Germain lui-meme (23 decembre 558). Cette eglise fut detruite aussi par les Normands. La reconstruction en fut commencee au plus tard en 990, et terminee, dit-on, en 1014; l'eglise, a peu pres dans son etat actuel, a ete dediee en 1163. Voyez dans les Documents inedits sur l'histoire de France, _Paris sous Philippe le Bel_, p. 362 et 454, et _l'Histoire du diocese de Paris_, par l'abbe Lebeuf.] Dans la Cite, vers la pointe occidentale de l'ile, s'elevait le palais souvent habite par nos rois, theatre de leur puissance et surtout de ce pouvoir judiciaire qui y regne encore en leur nom, et qui alors meme, exerce par leurs delegues, paraissait la plus populaire de leurs prerogatives et le signe reconnaissable de leur souverainete. Un jardin royal, comme on pouvait l'avoir en ce siecle, un lieu plante d'arbres entre le palais et le terre-plein ou Henri IV a sa statue, s'ouvrait en certains jours comme promenade publique au peuple, a l'ecole, au clerge, et a ce peu de nobles hommes qui se trouvaient a Paris. En face du palais, l'eglise de Notre-Dame, monument assez imposant, quoique bien inferieur a la basilique immense qui lui a succede, rappelait a tous, dans sa beaute massive, la puissance de la religion qui l'avait eleve, et qui de la protegeait en les gouvernant les quinze eglises dont on ne voit plus les vestiges, environnant la metropole comme des gardes ranges autour de leur reine. La, a l'ombre de ces eglises et de la cathedrale, dans de sombres cloitres, en de vastes salles, sur le gazon des preaux, circulait cette tribu consacree, qui semblait vivre pour la foi et la science, et qui souvent ne s'animait que de la double passion du pouvoir ou de la dispute. A cote des pretres, et sous leur surveillance, parfois inquiete, souvent impuissante, s'agitait, dans le monde des etudes sacrees et profanes, cette population de clercs a tous les degres, de toutes les vocations, de toutes les origines, de toutes les contrees, qu'attirait la celebrite europeenne de l'ecole de Paris; et dans cette ecole, au milieu de cette nation attentive et obeissante, on voyait souvent passer un homme au front large, au regard vif et fier, a la demarche noble, dont la beaute conservait encore l'eclat de la jeunesse, en prenant les traits plus marques et les couleurs plus brunes de la pleine virilite. Son costume grave et pourtant soigne, le luxe severe de sa personne, l'elegance simple de ses manieres, tour a tour affables et hautaines, une attitude imposante, gracieuse, et qui n'etait pas sans cette negligence indolente qui suit la confiance dans le succes et l'habitude de la puissance, les respects de ceux qui lui servaient de cortege, orgueilleux pour tous, excepte devant lui, l'empressement curieux de la multitude qui se rangeait pour lui faire place, tout, quand il se rendait a ses lecons ou revenait a sa demeure, suivi de ses disciples encore emus de sa parole, tout annoncait un maitre, le plus puissant dans l'ecole, le plus illustre dans le monde, le plus aime dans la Cite. Partout on parlait de lui; des lieux les plus eloignes, de la Bretagne, de l'Angleterre, _du pays des Sueves et des Teutons_, on accourait pour l'entendre; Rome meme lui envoyait des auditeurs[52]. La foule des rues, jalouse de le contempler, s'arretait sur son passage; pour le voir, les habitants des maisons descendaient sur le seuil de leurs portes, et les femmes ecartaient leur rideau, derriere les petits vitraux de leur etroite fenetre. Paris l'avait adopte comme son enfant, comme son ornement et son flambeau. Paris etait fier d'Abelard, et celebrait tout entier ce nom dont, apres sept siecles, la ville de toutes les gloires et de tous les oublis a conserve le populaire souvenir. [Note 52: L'affluence fabuleuse des auditeurs de tout pays aux lecons d'Abelard est attestee par tous les contemporains, amis ou ennemis; d'abord par lui-meme, puis par Foulque de Deuil, Berenger de Poitiers, saint Bernard, Othon de Frisingen, Jean de Salisbury, les auteurs de la _Chronique du couvent de Morigni_, etc. etc. (_Ab. Op._, ep. I, p. 6; ep. II, p. 46; pars II, ep. I, p. 218. Not., p. 1155.--Saint Bern.; ep. CLXXXVIII, CLXXXIX, etc.--Ott. Fris. _De Gest. Frid._, l. I, c. XLVII.--Johan. Saresb. _Metal_. l. II, c. x.--_Rec. des Hist. Ex Chron. maurin._, t. XII, p. 80.)] Telle etait sa situation a ce moment le plus calme et le plus brillant de sa vie. Il ne devait cette situation qu'a lui-meme, a son travail, a son opiniatrete, a sa belliqueuse eloquence, et rien ne lui interdisait de penser qu'il la dut aussi a l'empire de la verite. Il semblait donc, il pouvait se croire revetu d'un apostolat philosophique; et cette fois, la mission spirituelle n'etait pas une mission de pauvrete, d'humiliations ni de souffrances. Sa richesse egalait sa renommee; car l'enseignement n'etait pas gratuitement donne a ces cinq mille etudiants qui, dit-on, venaient de tous les pays pour l'entendre. Parvenu a ce faite de grandeur intellectuelle et de prosperite mondaine, il n'avait plus qu'a vivre en repos. Mais le repos etait impossible: il ne convient qu'aux destinees obscures et aux ames humbles. Abelard s'estimait desormais, c'est lui qui l'avoue, le seul philosophe qu'il y eut sur la terre[53]. Aucune raison humaine n'a encore resiste a l'epreuve d'un rang supreme et unique. Abelard, oisif, ne pouvait donc rester calme; il fallait que par quelque issue l'inquietude ardente de sa nature se fit jour et se donnat carriere. Des passions tardives eclaterent dans son ame et dans sa vie, et il entra, pousse par elles, dans une destinee nouvelle et tragique qui est devenue presque toute son histoire. [Note 53: "Cum jam me solum in mundo superesse philosophum estimarem." (Ep. I, p. 9.)] Il avait jusqu'alors vecu dans la preoccupation exclusive de ses etudes et de ses progres. La science et l'ambition, qui animaient sa vie, la maintenaient pure et reguliere. On ne voit meme pas que les premiers feux de la jeunesse y eussent porte quelque desordre. Il montrait pour les habitudes dereglees d'une grande partie des habitants des ecoles un dedaigneux eloignement. Quoique sa reputation lui eut attire la bienveillance de quelques grands de la terre, il les voyait peu, et sa vie toute d'activite litteraire l'ecartait de la societe des nobles dames; il connaissait a peine la conversation des femmes laiques[54]. D'ailleurs, si jamais Abelard devait aimer, c'etait en maitre, et les soins complaisants et laborieux d'un amour qui se cache et qui supplie allaient mal a sa nature. Cependant, au milieu de cette felicite sans obstacle, une sorte de mollesse interieure s'emparait de lui, la severite l'abandonna. On a meme pretendu qu'il se livra a des plaisirs qui compromirent sa dignite et jusqu'a sa fortune[55], mais il le nie hautement; d'ailleurs de vaines voluptes ne pouvaient suffire a son ame, et il se demandait encore d'ou lui viendrait l'emotion. [Note 54: "Ab excessu (_lisez_ accessu) et frequentatione nobilium foeminarum studii scholaris assiduitate revocabar, nec laicarum conversationem multum noveram." (Ep. I, p. 10.)] [Note 55: Foulque lui rappelle dans une lettre, d'ailleurs amicale, qu'il s'etait ruine avec des courtisanes. Comme la lettre est, selon l'usage du temps, une oeuvre de rhetorique, on y peut soupconner un peu d'hyperbole; mais il est difficile que le fond soit sans aucune verite. Reste a savoir a quelle epoque de la vie d'Abelard il faut placer ses desordres; est-ce avant qu'il connut Heloise? est-ce a la suite de son amour? Que ceux qui se piquent de connaitre le coeur humain en decident. On lit dans une piece de vers qu'il fit pour son fils: Gratior est humilis meretrix quam casta superba, Perturbatque domum saepius ista suum. ........................................ Deterior longe linguosa est foemina scorta (_lisez_ scorto); Hoc aliquis, nullis illa placere potest. (_Ab. Op._, part. II, ep. I, p. 219.--Cousin, _Frag. phil._, t. III, app., p. 444.)] Il y avait dans la Cite une tres-jeune fille (elle etait nee, dit-on, a Paris, en 1101), nommee Heloise, et niece d'un chanoine de Notre-Dame, appele Fulbert[56]. [Note 56: Heloise, Helwide, Helvilde, Helwisa ou Louise; Abelard veut que ce nom vienne de l'hebreu _Heloim_, un des noms du Seigneur. Il regne beaucoup d'obscurite sur l'origine, la patrie, la famille d'Heloise. Il n'y a nulle raison de supposer qu'elle fut la fille naturelle de Fulbert, encore moins, comme le dit Papire Masson, d'un autre chanoine de Paris nomme Jean, ou, selon Mme Guizot, Ycon. D'Amboise, Duchesne, Gervaise, et en general les biographes veulent qu'elle ait vecu autant de temps qu'Abelard, ce qui, je le remarque apres les auteurs de l'_Histoire litteraire_, ne porte sur aucune preuve, mais ce qui la ferait naitre vers 1101. (Cf. _Ab. Op._, part. I, ep. i et v, p. 10 et 72; pref. apol.; Not., p. 1140.--Pap. Mass. _Annal._, lib. III, p. 239.--Hug., Metel, ep. xvi et xvii.--Bayle, art. _Heloise_.--_Hist. lit._, t. XII, p. 629 et suiv.--_Essai sur la vie et les ecrits d'Abelard_, par Mme Guizot, p. 349.)] Orpheline et pauvre, elle habitait pres des ecoles, dans la maison de son oncle; mais on croit qu'elle etait de noble naissance, ou du moins liee par le sang, peut-etre par Hersende, sa mere, a une famille illustre, a la famille des Montmorency, qui avait deja donne a l'Etat deux connetables[57]. Elevee dans sa premiere enfance au couvent d'Argenteuil, pres de Paris, son oncle l'avait instruite dans la science litteraire, ce qui etait rare chez les femmes[58]. Elle y avait fait des progres surprenants, jusque-la qu'en pretendait qu'elle savait, avec le latin, le grec et l'hebreu[59]. Sa figure, sans avoir une parfaite beaute, l'aurait distinguee; mais sa veritable distinction etait ailleurs. Son esprit et son instruction avaient fait connaitre son nom dans tout le royaume[60]. On ne sait pas quand Abelard la vit ni comment il la rencontra. On dirait presque, a lire son recit, qu'il ne l'aima qu'avec premeditation, qu'il devint son amant systematiquement, et qu'il arreta sur elle ses regards comme sur la passion la plus digne de lui, et, le dirai-je? la plus facile. Mais c'est souvent le propre et l'illusion des esprits reflechis et raisonneurs que de prendre leur penchant pour un choix, et de croire que leurs entrainements ont ete des calculs. Toujours est-il qu'Abelard nous raconte qu'avec son nom, sa jeunesse, sa figure, il ne devait craindre aucun refus, quelle que fut celle qu'il daignat aimer; mais qu'Heloise menait une vie retiree, que le gout de la science creait entre elle et lui une relation naturelle, que cette communaute de travaux et d'idees devait autoriser un libre commerce de lettres et d'entretiens, et que c'est tout cela qui le decida. Il se trompe, un noble et secret instinct lui disait qu'il devait aimer celle qui n'avait point d'egale. [Note 57: Alberic et Thibauld de Montmorency, tous deux vers la fin du XIe siecle. Nul ne dit comment Heloise eut appartenu a cette famille. Si c'etait une parente legitime, ce devait etre par les femmes. Bayle ne croit point a cette parente, Heloise disant a Abelard, en quelque endroit: _Genus meum sublimaveras_. Cette raison n'est pas decisive. (_Ab. Op._, ep. iv, p. 57.) C'est une pure conjecture de Turlot que de donner pour mere a Heloise la premiere abbesse de Sainte-Marie-aux-Bois, pres Sezanne, Hersendis, qui aurait ete la maitresse d'un Montmorency, et qui aurait passe pour etre celle de Fulbert. (_Abail. et Hel._, p. 154.)] [Note 58: "Bonum hoc literatoriae scilicet scientiae in mulieribus est rarius.--Literatoriae scientiae, quod perrarum est, operam dare." (_Ab. Op._, ep. i, p. 10; part. II, ep. xxiii, p. 337.)] [Note 59: Abelard le dit lui-meme (part. II, ep. vii, _ad virg. par._, p. 260.--Voyez aussi la Chronologie de Robert, _Rec. des Hist._, t. XII, p. 294). Le vrai, c'est qu'elle savait le latin et l'ecrivait avec facilite et talent. Quant au grec et a l'hebreu, j'ai peine a croire qu'elle en connut rien de plus que les caracteres et quelques mots cites habituellement en theologie ou en philosophie.] [Note 60: "In toto regno nominatissimam." (Ep. I, p. 10.) Observez qu'il s'en fallait alors que _totum regnum_ fut toute la France; mais il n'en est pas moins vrai que la reputation litteraire et scientifique d'Heloise n'a pas eu d'egale dans les temps modernes. Malgre la declaration modeste d'Abelard, _per faciem non infima_, on s'est obstine a croire a la grande beaute d'Heloise. On a suppose, contre toute vraisemblance, que le _Roman de la Rose_, commence et surtout acheve apres la mort d'Abelard, etait son ouvrage, parce qu'il y est question de lui, et l'on a dit qu'il y avait fait le portrait d'Heloise, sous le nom de _Beaute_. C'est le portrait de la beaute parfaite suivant Guillaume de Lorris, auteur de la premiere partie du poeme. (Le _Roman de la Rose_, v. 999, edit. de M. Meon, t. 1, p. 41.) El ne fu oscure ne brune, Ains fu clere comme la lune, Envers qui les autres estoiles Resemblent petites chandoiles. Tendre et la char comme rousee Simple fu cum une espousee Et blanche comme flor de lis; Si ot le vis (_visage_) cler et alis (_uni_), Et fu greslete et alignie, Ne fu fardee ne guignie (_deguisee_): Car el n'avoit mie mestier De sol tifer ne d'afetier. Les cheveus ot blons et si lons Qu'il li batoient as talons; Nez ot bien fait, et yelx et bouche. Moult grand doucor au cuer me touche, Si m'aist Diex, quant il me membre (_souvient_) De la facon de chascun membre, Qu'il n'ot si bele fame ou monde, Briement el fu jonete et blonde, Sede (_gracieuse_), plaisante, aperte, et cointe (_jolie_), Grassete et gresle, gente et jointe. Il chercha donc les moyens d'arriver jusqu'a elle et de se rendre familier dans la maison. Des amis s'entremirent, et il fit proposer a l'oncle Fulbert, qui demeurait dans le voisinage des ecoles, de le prendre en pension chez lui pour un prix convenu. Il fit valoir ses travaux assidus, l'ennui que lui causaient les soins dispendieux d'une maison, sa negligence plus dispendieuse encore. Fulbert etait avide, et de plus tres-jaloux d'augmenter par tous les moyens l'instruction de sa niece. Non-seulement il consentit a tout, mais il crut avoir desire lui-meme ce qu'on esperait de lui, et vint en suppliant commettre entierement sa pupille a l'illustre et redoutable precepteur, qui devait la voir a toute heure, qui, chaque fois qu'il reviendrait des ecoles, pouvait, ou le jour ou la nuit, lui donner des lecons, et meme, voyez la naivete de cet age, la frapper a la facon d'un maitre, si l'eleve etait indocile[61]. Abelard admira tant de simplicite; il lui semblait que l'on confiait la brebis au loup ravissant. Non-seulement on lui accordait la liberte, l'occasion, mais jusqu'a l'autorite, et au droit de menacer et de punir celle que la seduction n'aurait pu vaincre. Deux choses aveuglaient le vieillard; l'amour-propre passionne qui l'attachait aux succes de sa niece, et l'ancienne reputation de purete de la vie passee d'Abelard. "Que dirai-je de plus?" ecrit ce dernier en racontant tout ceci, "nous n'eumes qu'une maison, et bientot nous n'eumes qu'un coeur[62]." [Note 61: "Bernardus carnotensis, exundantissimus modernis temporibus fons literarum in Gallia.... quoniam memoria exercitio firmatur, ingeniumque acuitur ad imitandum ea quae audiebant, alios admonitionibus, alios flagellis et poenis urgebat." Ainsi parle un des eleves de Bernard de Chartres, Jean de Salisbury. (_Metalog._, l. I, c. XXIV.) Quant au droit qu'Abelard recut de Fulbert de frapper son eleve, il faut voir dans le texte tout ce qu'Abelard en raconte. (Ep. I, p. 11, et ep. V, p, 71.)] [Note 62: _Ab. Op._, ep. I, p. 11.] "A mesure que l'on a plus d'esprit," a dit Pascal, "les passions sont plus grandes, parce que les passions n'etant que des sentiments et des pensees qui appartiennent purement a l'esprit, quoiqu'elles soient occasionnees par le corps, il est visible qu'elles ne sont plus que l'esprit meme, et qu'ainsi elles remplissent toute sa capacite. Je ne parle que des passions de feu.... La nettete d'esprit cause aussi la nettete de la passion; c'est pourquoi un esprit grand et net aime avec ardeur, et il voit distinctement ce qu'il aime[63]." [Note 63: Fragment publie par M. Cousin. (_Des Pensees de Pascal_, seconde edition, p.897.)] On montre encore dans la Cite, au bord du chevet de Notre-Dame, pres l'ancien quartier du cloitre, a l'extremite d'une rue etroite et tortueuse, toujours habitee par des membres du chapitre metropolitain, et dont les abords sont en tout temps parcourus, comme au moyen age, par des clercs de tous grades, revetus des costumes pittoresques du clerge nombreux et complet d'une riche cathedrale, la maison qu'une tradition locale designe comme celle du chanoine Fulbert[64]. Elle est pres de la Seine, dont la separe seulement un quai, plus eleve maintenant que le sol de la rue ou elle est batie. Au moyen age, vers 1116 ou 1117, le terrain devait, du pied de cette maison, aller en pente jusqu'a la riviere et former l'emplacement de l'ancien port Saint-Landry; des fenetres de la maison, on devait voir en plein la vaste greve ou s'eleve aujourd'hui cet hotel de ville, magnifique palais des revolutions. [Note 64: C'est la premiere maison a gauche en entrant dans la rue des Chantres, ou l'on descend du quai Napoleon par un escalier. Une inscription au dessus de la porte designe cette maison a la curiosite des passants, elle est ainsi concue: HELOISE, ABELARD HABITERENT CES LIEUX, DES SINCERES AMANS MODELES PRECIEUX. L'AN 1118. Dans l'interieur de la cour, un double medaillon, incruste dans le mur, offre le profil d'une tete d'homme et d'une tete de femme: on dit que c'est Heloise et Abelard. Cette sculpture est tres-posterieure au XIIe siecle; M. Alexandre Lenoir pense qu'elle en remplace une plus authentique, et qu'elle est l'ouvrage de restaurateurs ignorants, peut-etre non anterieurs au XVIe. La maison n'est pas ancienne, ou du moins, ses murs exterieurs ont ete recemment batis; la disposition generale des murs et surtout de l'escalier pourraient bien etre du temps. On ne donne nulle preuve de la tradition attachee a cette maison; mais cette tradition a sa valeur par son existence meme. On dit, dans le quartier, qu'Abelard habitait la maison situee a gauche et qui est remplacee par une grande construction moderne. Turlot donne sur tout cela quelques details hasardes, et la lithographie du medaillon. (_Abail. et Hel._, p. 153 et 154.--_Mus. des Mon. Franc._, t. I, p. 223.)] C'est la, dans cette demeure modeste, au jour sombre que des fenetres etroites laissaient penetrer dans la chambre simple et rangee d'une jeune bourgeoise de Paris, ou bien a la lueur rougeatre d'une lampe vacillante, qu'Abelard, impatient et ravi, venait employer a seduire une pauvre fille sans experience et sans crainte le genie qui soulevait toutes les ecoles du monde. C'est la que les plaisirs de la science, les joies de la pensee, les emotions de l'eloquence, tout etait mis en oeuvre pour charmer, pour troubler, pour plonger dans une ivresse profonde et nouvelle, ce noble et tendre coeur qui n'a jamais connu qu'un amour et qu'une douleur, ce coeur que Dieu meme n'a pu disputer a son amant. Mais quelles lecons Abelard donnait-il a Heloise? Lui enseignait-il les secrets du langage et les arts savants de l'antiquite? Promenait-il cet esprit penetrant et curieux dans les sentiers sinueux de la dialectique? Lui revelait-il les obscurs mysteres de la foi, dans le langage lumineux de la raison philosophique? Enfin lui lisait-il ces poetes qu'il cite dans ses ouvrages les plus austeres, et le professeur de theologie recitait-il a son eleve, avec ce talent de diction qu'on admirait, les vers impurs de l'_Art d'aimer_[65]? Quel fut enfin, quel fut le livre qui servit, comme dans le recit du Dante, a la seduction de cette femme, historique modele de la poetique Francoise de Rimini[66]? On ne le sait, et cependant on sait que tout le talent d'Abelard fut complice de son amour. "Vous aviez," lui ecrivait, longtemps apres, Heloise encore charmee de ce qui l'avait perdue, "vous aviez surtout deux choses qui pouvaient soudain vous gagner le coeur de toutes les femmes, c'etait la grace avec laquelle vous recitiez et celle avec laquelle vous chantiez[67]." Et ses chants, il les composait pour elle. Ainsi le philosophe etait devenu un orateur, un artiste, un poete. L'amour avait complete son genie et acheve son universalite. [Note 65: Abelard cite souvent Ovide, el quelquefois l'_Art d'aimer_.] [Note 66: la bocca mi bacio tutto tremante; Galeotto fu il libro e chi lo scrisse. (DANTE, c. V.)] [Note 67: "Duo autem, fateor, tibi specialiter inerant quibus foeminorum quarumlibet animos statim allicere poteras, dictandi scilicet et cantandi gratia." (_Ab. Op._, ep. II, p. 46.)] On sent que tout dut seconder une seduction inevitable. L'etude leur donnait toutes les occasions de se voir librement, et le pretexte de la lecon leur permettait d'etre seuls. Alors les livres restaient ouverts devant eux; mais ou de longs silences interrompaient la lecture, ou des paroles intimes remplacaient les communications de la science. Les yeux des deux amants se detournaient du livre pour se rencontrer et pour se fuir. Bientot la main qui devait tourner les pages, ecarta les voiles dont Heloise s'enveloppait, et ce ne fut plus des paroles, mais des soupirs qu'on put entendre. Enfin la passion triomphante emporta les deux amants jusqu'aux limites de son empire. Tout fut sacrifie a ce bonheur sans melange et sans frein. Tous les degres de l'amour furent franchis. Que sais-je? jusqu'aux droits de l'enseignement, jusqu'aux punitions du maitre, devinrent, c'est Abelard qui l'avoue, des jeux passionnes _dont la douceur surpassait la suavite de tous les parfums_. Tout ce que l'amour peut rever, tout ce que l'imagination de deux esprits puissants peut ajouter a ses transports, fut realise dans l'ivresse et dans la nouveaute d'un bonheur inconnu[68]. [Note 68: Les passages dont je rends ici la pensee, ont ete cites partout. Je n'en rapporte que deux comme pieces il l'appui: "Quoque minus suspicionis habermus, verbera quandoque dabat amor.... quae omnium unguentorum suavitatem transcenderent.... si quid insolilum amer excogitare potuit, est additum."--(_Ab. Op._, ep. I, p. 11.)] Mais cependant, qu'etait devenu l'enseignement des ecoles? le maitre Pierre ennuye, degoute, n'y paraissait plus qu'a regret. A peine lui restait-il quelques heures de jour pour les donner a l'etude. Quant a ses lecons, il les faisait avec negligence et froideur; il repetait d'anciennes idees, et ne parlait plus d'inspiration. Devenu un simple recitateur, il n'inventait plus rien, ou s'il inventait quelque chose, c'etaient des vers et des vers d'amour. Il parait qu'il en composa beaucoup en langue vulgaire, ou, comme on disait alors, barbare[69]; ces chansons etaient vraisemblablement dans le gout des trouveres, dont il fut un des premiers en date, ou, si l'on veut, le predecesseur. A tous ses talents, a toutes les initiatives de son esprit, il faudrait donc ajouter celle de la poesie nationale. Chose plus singuliere! il laissait ses chansons d'amour se repandre au dehors et courir la ville et le pays; longtemps apres cette epoque, elles se retrouvaient encore dans la bouche de ceux dont la situation ressemblait a la sienne[70]. Car il devint de bonne heure le patron des amoureux, et il avait "du talent pour les vaudevilles," dit un benedictin qui a ecrit sa biographie[71]. Ainsi l'aventure qui aurait du rester le touchant mystere de toute sa vie devint un bruit public et passa de son aveu et par degres a cet etat de roman populaire qu'elle a conserve jusqu'a nos jours. Il y avait dans cet homme quelque chose de l'insolence de ces natures faites pour le commandement et la royaute. Il posait sans voile devant la foule; il semblait penser que tout ce qui l'interessait devenait digne de l'attention generale, que ses actions surpassaient le jugement commun et que tout en lui devait etre donne comme en spectacle au monde. [Note 69: _Barbarice. (Ab. Op._, part. II, Exp. symb., p. 369.)] [Note 70: "Abelard serait donc le premier des trouveres," dit M. Ampere. (_Hist. de la format. de la lang. franc._, pref., p. XX.) Cependant M. Leroux de Lincy, qui a publie un _Recueil des chants historiques francais_, depuis le XIIe jusqu'au XVIIIe siecle (2 vol. in-12, Paris, 1841, 1842), conjecture que les chansons d'Abelard etaient en latin; et c'est aussi l'opinion de M. Edelestand Dumeril (_Journ. des sav. de Normand._, 2e liv., p. 129). Cependant Heloise dit qu'on la chantait sur les places publiques; peut-etre aussi que, suivant le gout du temps, les vers latins et les vers romans etaient meles. On a annonce, il y a quelques annees, que ces chansons venaient d'etre retrouvees au Vatican; et la _Biographie anglaise_ le repetait en 1842. On aura voulu parler des complaintes latines bibliques que M. Greith a publiees (_Spicilegium Vaticanum_, Frauenfeld, 1838), et ce ne sont ni des chansons d'amour ni des chansons populaires. On pouvait esperer, en ce genre, quelque decouverte curieuse des manuscrits mentionnes aux articles 87, 88, 89 et 90 du catalogue de M. Greith sous ces titres: _Cantilenae lingua gallica antiqua scriptae_, _Carmina amatoria_, etc., p. 131. Mais la plupart de ces chansons francaises du Vatican ont ete publiees dans le recueil d'Adelbert Keller, intitule: _Romvart_, p. 245, etc., Manheim, 1844, in-8. Il n'y en a point d'Abelard. Voyez ci-apres la note sur les elegies bibliques. Le _Recueil des chants hist. franc._, Introd. p. v, et _Ab. Op._, ep. I, p. 12; ep. II, p. 40 et 48.] [Note 71: Dom Clement, regarde comme l'auteur de l'article _Abelard_, dans l'_Histoire litteraire de la France_, t. XII, p. 92, et t. VII, p. 50.] La desolation fut grande parmi les ecoliers, lorsqu'ils s'apercurent de la preoccupation qui leur enlevait leur maitre. Ils assistaient avec tristesse a ces lecons inanimees que leur donnait encore celui dont l'ame etait ailleurs. Il leur semblait l'avoir perdu, et quelques-uns ne pouvaient voir sans alarmes ce que tous voyaient avec douleur. Il est impossible que les ennemis secrets d'Abelard n'en ressentissent pas une joie egale; mais ils ne la montraient pas, et telle etait alors sa puissance ou la liberte des moeurs, qu'il ne parait pas que le bruit de son aventure lui ait beaucoup nui dans les premiers temps, ni qu'on ait songe a la tourner contre lui. Il etait clerc, nous savons qu'il portait le titre de chanoine; on a meme cru, bien que sans preuve, qu'il etait deja pretre[72]. Mais dans le relachement et la rudesse du moyen age, le dereglement ne faisait un tort serieux qu'au jour ou il devenait l'occasion de quelque violence. Or ici rien de semblable; l'aventure etait publique; on en parlait, on la chantait dans Paris. Nul ne l'ignorait, hormis, bien entendu, le plus interesse a la savoir. Dans ses illusions d'affection, de respect et de vanite, Fulbert ne se doutait de rien, et plusieurs mois se passerent avant qu'il fut averti; il repoussa meme les premiers avis; mais enfin il concut des soupcons, et il separa les deux amants. [Note 72: Il est certain qu'il le fut plus tard. Une fois abbe, il disait la messe. (_Ab. Op._, part. I, ep. i et iv, part. II, ep. xxiii, p. 39, 54 et 341.) Mais a l'epoque que nous racontons on ne voit que ces mots _clericus, canonicus_, et nous ne croyons pas qu'il fut encore dans les ordres. Aucun historien ne s'explique sur ce point. Un auteur ecclesiastique ne represente Abelard que comme beneficier, ce qui l'engageait a de certains voeux, non pas, il est vrai, irrevocables. Dans ses objections contre le mariage, Heloise l'attaque comme contraire a la dignite d'un clerc, a sa fortune a venir, dans l'Eglise, mais non a des engagements formels. Bayle en conclut que le celibat n'etait pas alors une obligation stricte pour les pretres, mais un devoir de perfection. D. Gervaise en induit an contraire, quoiqu'avec peu d'assurance, qu'Abelard etait encore libre, le concile de Reims venant de renouveler les canons d'un concile tenu a Londres en 1102 contre les pretres, diacres et sous-diacres qui se marieraient. Mais le concile de Reims (1119) n'avait pas encore eu lieu, et ses defenses prouvent que la regle du celibat des pretres n'etait pas aussi solennellement consacree et suivie qu'elle l'a ete depuis. Nous voyons d'ailleurs, dans un des ouvrages d'Abelard, qu'il pensait qu'un pretre pouvait etre marie une fois, pourvu qu'il n'eut pas fait de voeu contraire. Il n'y a pas impossibilite de soutenir l'opinion de Bayle; mais celle de D. Gervaise a pour elle les meilleures apparences. (_Ab. Op._, ep. i, p. 16.--_P. Ab. Epitom. theol._, c. xxxi, p. 90. Rheinwald edit. Berlin, 1835.--Bayle, _Dict. crit._, art. _Heloise_.--D. Gervaise, _Vie d'Abeil._, t. I, p. 74.--_Hist. de saint Bernard_, par M. l'abbe Ratisbonne, t. II, p. 36.)] La honte et la douleur, mais la douleur plus que la honte, les accablaient a ce fatal moment. Tous deux rougissaient, gemissaient, pleuraient; mais aucun ne se plaignait pour lui-meme. Abelard n'avait d'autre repentir que de voir Heloise affligee, et dans le chagrin de son amant elle mettait tout son desespoir. On les separait, mais leurs coeurs restaient unis. La contrainte ne faisait qu'allumer en eux de nouveaux desirs; puisque la honte avait eclate, il n'y en avait plus; ils se faisaient comme un devoir de leur amour. Ils continuerent donc a se voir secretement. Un jour, ils furent surpris, et le classique Abelard dit qu'il leur arriva ce qu'une fable poetique raconte de Venus et de Mars[73]. [Note 73: Ep. i, p. 13.] Peu apres, Heloise s'apercut qu'elle etait grosse, et avec l'exaltation de la joie, elle l'ecrivit a son maitre, le consultant sur ce qu'il y avait a faire. Une nuit, en l'absence de l'oncle, il entra furtivement dans la maison, et comme ils en etaient convenus, il emmena Heloise et la conduisit incontinent dans sa patrie. La, il l'etablit chez sa soeur, ou elle demeura jusqu'a ce qu'elle mit au monde un fils qui recut d'elle le nom de Pierre Astrolabe[74]. [Note 74: _Astrolabius_ ou _Astralabius_ dans les lettres d'Abelard et d'Heloise, _Petrus Astralabius_ dans le necrologe du Paraclet. Je ne sais pourquoi plusieurs historiens veulent que ce nom signifie _Astre brillant_. On appelait alors astrolabe la sphere plane a l'aide de laquelle on demontrait le systeme de Ptolemee. (_Ab. Op._, ep. i, p. 13; part. II, ep. xxiv et xxv, p. 343 et 345; Not., p. 1149.--Pezji _Thes. anecdot. noviss._, t. III, part. II, p. 95 et 110.)] Non loin du Pallet, au confluent de la Moine et de la Sevre nantaise, s'elevent les majestueuses ruines du chateau de Clisson[75]. Elles dominent encore le cours limpide et charmant de ces deux rivieres, et les grandes masses de rochers et de verdure qui en couvrent les bords escarpes. On peut croire que ces sites admirables qui, dit-on, inspirerent au Poussin ses plus fameux paysages, furent alors visites par l'inquiete Heloise. Lorsque son amant l'eut rejointe, tous deux errerent sans doute plus d'une fois dans ces lieux encore sauvages, mais ou la nature etalait toute sa fraicheur et toute sa beaute. Du moins montre-t-on dans la garenne de Clisson une grotte de rochers granitiques qui porte le nom d'Heloise. On dit que la se retiraient souvent les deux amants, durant leur sejour en Bretagne. Mais rien n'appuie cette tradition, si ce n'est peut-etre la secrete harmonie qui unit les beautes de la nature, les solitudes mysterieuses et les emotions de l'amour. Speluncam Dido dux et Trojanus eamdem Deveniunt. [Note 75: Clisson est a 7 ou 8 kilometres des ruines du chateau du Pallet, dans le pays appele le Bocage. Aucune construction n'y parait remonter au temps d'Abelard; hormis peut-etre une partie de l'ancienne chapelle de la Trinite, pres du couvent de benedictines devenu la Villa Valentin. La chateau fut rebati en 1223; mais auparavant il y avait deja un chateau, et Clisson etait deja un lieu important. Rien n'indique que le nom de _grotte d'Heloise_ soit autre chose qu'une fantaisie du proprietaire du parc; mais c'est une grotte naturelle sur la rive droite de la Sevre. (_Abail. et Hel._, par Turlot, p. 144.--_Voyage pittoresque a Clisson_, par Thienon, planch, xiii, 2 vol. in-4.--_Notice sur la ville et le chateau_, 1 vol. in-18, Nantes, 1841.)] A la nouvelle de la fuite d'Heloise, Fulbert etait tombe comme en demence. Dans sa douleur et sa colere, il ne savait comment se venger d'Abelard, quelles embuches lui tendre, enfin quel mal lui faire. S'il le tuait, s'il le mutilait par quelque blessure cruelle, il craignait que sa niece bien-aimee n'en fut punie par la famille du ravisseur qui l'avait recueillie. Quant a se rendre maitre par force de sa personne, il ne l'esperait pas. Abelard se tenait sur ses gardes, pret a l'attaquer s'il fallait se defendre. Peu a peu il prit pitie de cette extreme douleur, ou plutot il sentit qu'il fallait absolument sortir d'une situation critique en reparant sa faute; il resolut de s'accuser du crime de son amour comme d'une trahison, il vint trouver le chanoine, avec des prieres et des promesses, s'engageant a lui accorder la reparation qu'on exigerait. La passion, en effet, ou peut-etre la crainte lui rendait tout acceptable et tout facile; il se disait que les plus grands hommes avaient succombe comme lui, et pour apaiser Fulbert, pour le satisfaire au dela de toute esperance, il offrit le mariage, pourvu que le mariage restat secret; car il apprehendait que cela ne nuisit a sa reputation aussi bien qu'aux chances de son ambition dans l'eglise. Fulbert consentit. La reconciliation fut scellee par un echange de parole et par les embrassements de l'oncle et des siens. Tout cela peut-etre cachait de leur part un projet de trahison. Il semble que Fulbert n'ait jamais renonce a la pensee de quelque noire vengeance concue des le premier jour. Abelard retourna en Bretagne pour y chercher celle qui allait devenir sa femme. Mais elle n'approuva pas son projet, et elle entreprit de l'en dissuader. Cette fille heroique ne songeait, disait-elle, qu'au peril et a l'honneur de son amant. Elle ne croyait pas qu'aucune satisfaction desarmat son oncle; elle le connaissait et pressentait les sombres desseins de cette ame ulceree. Puis, elle demandait quelle gloire il y aurait pour elle a ternir la gloire d'Abelard par un hymen qui les humilierait tous deux[76]. Que ne lui ferait pas le monde, auquel elle allait enlever sa lumiere? De quelles maledictions de l'Eglise, de quels regrets des philosophes ce mariage serait suivi! quelle honte et quelle calamite qu'un homme cree pour tous se consacrat a une seule femme! Elle le detestait, s'ecriait-elle avec vehemence, ce mariage qui serait un opprobre et une ruine. [Note 76: Le discours etrange et pressant par lequel Heloise tenta de detourner Abelard du mariage a ete remarque et meme admire de tout temps. Plusieurs auteurs le citent; nous ne rappellerons qu'un temoignage peu serieux, mais qui n'en est pas moins frappant. Dans le _Roman de la Rose_, l'un des auteurs, Jehan de Meung, qui avait, il est vrai, _translate en franchois la Vie et les Epistres de maistre Pierre Abayalard et Heloys sa femme_, voulant faire le proces du mariage, s'exprime ainsi: Pierres Abaillart reconfesse Que suer Helois, l'abeesse Du Paraclet, qui fu s'amie, Accorder ne se voloit mie, Por riens qu'il la preist a fame: Ains il faisoit la genne dame Bien entendant et bien lettree. Et bien amant, et bien amee, Argumens a il chastier Qu'il se gardast de marier. Et il continue en rimant toutes les raisons d'Heloise et meme quelque chose de l'aventure qui suivit. (Edit. de M. Meon, t. II, p. 213.--_Les Manuscrits de la Bibliotheque du Roi_, par M. Paulin Paris, t. V, no. 7071, p. 39.)] L'Apotre n'en a-t-il pas signale tous les ennuis, toutes les genes, toutes les sollicitudes, lorsqu'il dit: "Vous etes sans femme, ne cherchez point de femme." Et qu'il ajoute: "Je veux que vous viviez sans tourment d'esprit." (I Cor. VII, 27 et 32.) Si l'on recuse les saints en de telles matieres, qu'on ecoute les sages. Ne sait-on plus ce que saint Jerome dit de Theophraste, que l'experience avait amene a conclure contre le mariage des philosophes, et ce que repondit Ciceron a Hirtius qui lui conseillait de se remarier: "Je ne puis m'occuper egalement a la fois d'une femme et de la philosophie[77]." Abelard, d'ailleurs, ne devait-il pas se rappeler sa maniere de vivre? Comment meler des ecoliers a des servantes, dea ecritures a des berceaux, des livres et des plumes a des fuseaux et a des quenouilles? Quel esprit plonge dans les meditations sacrees ou philosophiques pourrait supporter les cris des enfants, les chants monotones des nourrices qui les apaisent, tout le bruit d'un menage nombreux? Cela est bon pour les riches dont les maisons sont des palais, et a qui l'opulence epargne tous les ennuis; mais ce ne sont pas des riches que les philosophes. Leurs pensees vont mal avec les soucis mondains. Tous, ils ont cherche la retraite, et Seneque dit a Lucilius: "Voulez-vous philosopher, negligez les affaires. Soyez tout a l'etude, il n'y a jamais assez de temps pour elle[78]." Interrompre la philosophie, c'est l'abandonner. Chez tous les peuples, gentils, juifs, chretiens, il y a eu des hommes eminents qui se separaient, qui s'isolaient du public par la paix et la regularite de leur vie. Chez les Juifs, c'etaient les Nazareens, et plus tard les Sadduceens, les Esseniens; chez les chretiens, les moines qui menent la vie commune des apotres, et imitent la solitude de saint Jean; chez les paiens enfin, ceux a qui Pythagore a donne le noble titre d'amis de la sagesse[79]. Rappeler tous les exemples au souvenir d'Abelard, ce serait vouloir enseigner Minerve elle-meme. Mais si des laiques ont ainsi vecu, que doit faire un chretien, un clerc, un chanoine, et comment l'excuser de preferer a ces saints devoirs de miserables plaisirs, et de se plonger sans retour dans l'abime? Ou, si peu lui soucie de la prerogative ecclesiastique, qu'il sauve du moins la dignite du philosophe; qu'il se rappelle que Socrate fut marie et comme il expia sa faute. [Note 77: B. Hieronym. _In Jovinian_, l.1. Cette citation et toutes les autres sont attribuees a Heloise par Abelard.] [Note 78: Senec. ep. LXXIII.] [Note 79: L'introduction du nom de philosophe est attribuee a Pythagore par Ciceron (_Tusc_., l. V, 3 et 4); mais Abelard ne devait le savoir que par saint Augustin qu'il cite: _De Civ. Dei_, l. VIII.--_Ab Op._, ep. I. p. 13 et 14.] Puis, laissant cette singuliere argumentation, elle descendait, d'une voix plus emue, a des raisons plus penetrantes. Ne devait-il pas songer qu'il serait plus perilleux pour lui de la ramener a son oncle? Combien il serait plus doux pour elle, et pour lui plus honorable, qu'elle fut appelee sa maitresse que son epouse, et qu'elle le retint par la grace, au lieu de l'enchainer par la contrainte! Leurs joies seraient plus vives tant qu'elles seraient plus rares. Pour elle, elle n'a jamais en lui rien aime que lui-meme. Elle pense ce que dans Eschine _la philosophe_ Aspasie dit a Xenophon[80]. Il n'est rang, titre ni gloire qu'elle preferat au sort qu'elle tient de lui. Le titre d'epouse est plus saint, le nom de sa maitresse, de l'esclave de ses plaisirs, est plus doux; il a plus de prix pour elle que le rang d'une imperatrice, quand Auguste en personne le lui aurait offert. Ou est la femme dont la fortune egale la sienne? L'amour d'Abelard vaut mieux que l'empire du monde[81]. [Note 80: "Inductio illa philosophae Aspasiae." (_Ab. Op._, ep. II, p. 45.) Dans un dialogue d'Eschine le socratique, Aspasie dit a Xenophon et a sa femme: "Persuadez-vous, vous, que vous possedez la premiere des femmes, et elle, le premier des hommes." (Cic. _De Invent._, I, 31.--Quintil. _Inst. orat._, V, 11.)] [Note 81: _Ab. Op._, ep. I, p. 13-16, ep. II, p. 45. Toutes nos expressions sont plus faibles que celles dont Heloise se servait encore, bien des annees apres ces evenements.] Pour lui, il ecouta tous ces conseils, toutes ces prieres, sans en etre ebranle. Il lui fallut subir une discussion en regle, et le maitre eut a refuter son eleve en dialectique. Sans doute ce mariage coutait quelque chose a son ambition; c'etait un parti qui pouvait compromettre sa position dans l'ecole, l'obliger au moins a renoncer a l'enseignement de la theologie, lui faire perdre son canonicat, lui fermer la voie des hautes dignites de l'Eglise, et il ne les dedaignait pas; on dit meme que la mitre de l'eveque de Paris avait brille a ses yeux. D'autres ont parle de la pourpre romaine, que dis-je? de la tiare pontificale elle-meme. Ces ambitieux reves seduisaient sans doute l'esprit d'Heloise; mais la situation presente pesait sur lui; il se flattait de tenir ses liens eternellement secrets; et dans son aveuglement, il repoussait les inquietudes d'une femme trop clairvoyante, et se confiait a l'avenir. Sa volonte obtint ce qu'Heloise, dans l'exces de son devouement, appelait un sacrifice. Elle se resigna a devenir la femme de celui qu'elle aimait plus que la lumiere du jour. Cependant, en consentant avec des soupirs et des larmes a son hymen, elle dit ces tristes mots: "Il ne nous reste plus qu'a donner par notre perte commune l'exemple d'une douleur egale a notre amour." "Le monde entier a connu," dit Abelard, "que dans ces paroles l'esprit de prophetie l'inspira[82]." [Note 82: Id, Ep. I, p. 16.--On remarquera que dans tous ces raisonnements le sacerdoce n'est pas allegue comme un empechement; il n'en faudrait pas conclure rigoureusement qu'Abelard ne fut pas pretre. Il ne regardait pas le mariage comme absolument interdit aux gens d'Eglise. (_Ab. Epit. theol._, p. 91, Berlin, 1836, et ci-apres l. III, c. II.)] Ils quitterent la Bretagne, recommandant leur enfant a leur soeur, retournerent clandestinement a Paris; et quelques jours apres, ils passerent la nuit en oraison dans une eglise dont le nom est ignore; ayant accompli secretement ainsi les vigiles des noces, le matin, au jour naissant, en presence de Fulbert et de quelques amis, ils recurent la benediction nuptiale; puis aussitot ils se retirerent sans eclat et chacun dans sa demeure. A partir de ce moment, leurs entrevues furent rares et derobees, et tous leurs soins tendirent a cacher leurs nouveaux liens. Mais ces precautions devinrent inutiles. L'oncle meme d'Heloise et les gens de la maison, dans le desir imprudent d'effacer un penible scandale, divulguaient le mariage, violant ainsi la foi promise. Heloise, au contraire, se recriait et jurait avec imprecations que rien n'etait plus faux[83]. Irrite de ces dementis, Fulbert l'accablait d'outrages, et le sejour commun devenait insupportable. Il fallut fuir encore. [Note 83: "Illa autem contra anathematizare et jurare." (Ep. 1, p. 17.)] Il y avait pres de Paris au village d'Argenteuil, sur les bords de la Seine, un couvent de femmes dedie a la Vierge, etabli sous la regle de Saint-Benoit, et richement dote par Adelaide, femme de Hugues Capet[84]. Une partie de l'enfance d'Heloise s'y etait ecoulee: c'est la que la conduisit son mari. Il y avait fait disposer l'habit de religieuse qui convenait a la vie cloitree, et elle le revetit, mais sans prendre le voile. Aucun esprit de retraite, aucun degout des joies du monde, aucune lassitude des passions ne l'amenait au pied des autels. Elle n'y cherchait qu'un sur asile. L'homme que le ciel lui avait maintenant donne pour epoux l'y venait voir de temps en temps, et leur amour ne respectait pas toujours la saintete du lieu. Les detours du cloitre, la solitude des salles silencieuses cacherent plus d'une fois un bonheur qui ne pouvait donc cesser d'etre criminel[85]. [Note 84: C'etait un prieure dependant de l'abbaye de Saint-Denis et temporairement converti en couvent de femmes; il portait le nom de _Prioratus humilitatis B. Marie de Argentolio_, ou Notre-Dame d'Argenteuil. (_Ab. Op_., ep. 1, p. 17; Not., p. 1150.--_Gall. Christ_., t. VII, p. 607.)] [Note 85: "Nosti ... quid ibi tecum mea libidinis egerit intemperantia in quadam etiam parte ipsus refectorit.... Nosti id impudentissimo furio actum esse in tam reverendo loco et summae Virgini consecrato. (_Ab. Op._, ep. V, p. 69.)] Rien de tout cela n'etait soupconne de Fulbert, ou rien ne le touchait. Il savait seulement que sa niece, jadis son plaisir et son orgueil, lui avait echappe, qu'elle etait dans les murs d'un monastere, qu'elle portait la robe de religieuse. Il crut ou voulut croire qu'Abelard comptait ainsi se debarrasser d'elle et l'enchainer loin de lui. Toutes ces precautions lui paraissaient suspectes, et ce qu'on prenait tant de soin de cacher, on voulait sans doute l'annuler un jour. La vie d'Abelard pouvait bien d'ailleurs n'etre pas celle du mari le plus fidele[85a]. [Note 85a: Voyez la note 2 de la page 46, et les allegations de Foulque de Deuil. (_Ab. Op._, p. 219.)] Les proches, les amis de Fulbert lui repetaient qu'on l'avait trompe, et en aigrissant ses soupcons exaltaient tous ses ressentiments. L'idee d'une vengeance bizarre et terrible lui etait venue des le premier jour de sa colere; elle le ressaisit de nouveau; peut-etre ne l'avait-elle jamais quitte; et une nuit, apres avoir mis du complot quelques-uns de ses parents, il se fit introduire avec ses complices, par un valet secretement achete, jusque dans la chambre retiree ou reposait Abelard, et le surprenant sans defense et endormi, ils lui infligerent, par un lache attentat, la mutilation degradante que le desir d'aneantir les tribulations de la chair dont parle saint Paul, arracha jadis au spiritualisme insense d'Origene[86]. [Note 86: 1 Cor. VII, 28.--On ne saurait donner avec certitude la date de cet evenement, mais ce ne peut etre avant 1117, ni plus tard que 1118.] Des que le jour fut venu, tout a cette nouvelle s'emut de surprise et d'horreur. La ville entiere, curieuse et consternee, accourait dans le voisinage de la demeure d'Abelard et le fatiguait des cris de sa pitie. Tandis que les femmes qui toutes l'aimaient pleuraient en se racontant une si cruelle aventure, tout ce que l'Eglise avait de plus distingue, les chanoines de Paris, l'eveque lui-meme, temoignaient hautement leur interet et leur indignation[87]. Les clercs surtout, les ecoliers faisaient retentir la maison de gemissements insupportables, et ces temoignages d'une compassion bruyante allaient redoubler sa honte et ses souffrances. Pour lui, sur son lit de misere, il reflechissait peniblement au degre de fortune et de gloire qu'il avait atteint, a cette decheance si soudaine, si etrange et si terrible. Il se sentait humilie jusque dans le plus profond de son orgueil, en songeant que Dieu semblerait l'avoir frappe dans sa justice, que la trahison paraitrait chatiee par la trahison meme, et le crime puni et deshonore par l'impuissance. Il pensait a la joie mal cachee de ses ennemis, a la douleur, a la confusion de ses amis, au bruit que ferait dans le monde cette degradation dont il se voyait atteint. Quelle carriere desormais lui serait ouverte? De quel front se produire en public, lui maintenant montre partout au doigt, partout poursuivi par la risee, partout en spectacle comme un de ces monstres a qui, sous l'ancienne loi, Dieu fermait les portes du temple! (_Deut._, XXIII, 4.) [Note 87: _Ab. Op_., pars II, ep. 1, p. 221.] Ses meurtriers avaient pris la fuite apres leur crime. Des le premier moment, l'eveque Girbert avait manifeste la volonte d'en faire justice; car l'eveque avait juridiction sur les clercs, _forum ecclesiasticum_. Deux des fugitifs, dont l'un etait le serviteur perfide et vendu, furent repris et condamnes a la peine du talion, apres qu'on leur eut creve les yeux. Quant a Fulbert, on ne put lui arracher l'aveu de son crime; l'aveu sans doute etait alors necessaire a la preuve. D'ailleurs le chapitre de Paris ne pouvait entierement abandonner un de ses membres. Seulement, tous ses biens furent confisques au profit de l'Eglise. On croit qu'il se cacha et vecut oublie; il ne mourut qu'assez longtemps apres, compte toujours dans le college des chanoines de Paris[88]. [Note 88: _Ab. Op._, ep. I, p. 17, pars 11, ep. I, p. 222, Not., p, 1149.] Abelard n'avait pu mourir. Il lui fallait recommencer sa triste vie. Un seul parti lui restait que lui dictait la honte plus que la piete; c'etait d'entrer dans un cloitre. Il s'y decida; mais il ne voulait pas etre seul a mourir au monde; il fallait qu'Heloise n'eut appartenu qu'a lui. Il exigea qu'elle prononcat ses voeux avant qu'il eut prononce les siens[89]. Sur son ordre, Heloise qui n'avait pas quitte sa retraite y prit d'abord le voile de novice, et le monastere se ferma sur elle. Tous deux enfin, ils revetirent irrevocablement l'habit religieux, elle dans le couvent d'Argenteuil, lui dans l'abbaye de Saint-Denis (1119)[90]. [Note 89: _Id._, Ep. II, p. 47.] [Note 90: Cette date est celle qu'adoptent la plupart des historiens. (_Hist. litt._, t. XII, p. 92.) Le pere Dubois veut que la retraite a Saint-Denis soit de 1117 ou 1118.(_Hist. Eccl. paris._, t. I, l. XI, c. VII, p. 777.)] Pour elle, au dernier moment, comme ses amis l'entouraient en pleurant et cherchaient encore a la detourner de se soumettre, a moins de vingt ans, au joug insupportable de la vie monastique, elle repondit par une citation toute classique qui prouve a la fois combien l'erudition et la passion, melees l'une a l'autre dans son ame, y effacaient le sentiment religieux. Elle prononca tout a coup, d'une voix entrecoupee de sanglots et de larmes, cette plainte que Lucain prete a Cornelie, lorsqu'apres Pharsale elle revoit Pompee dont elle croit avoir cause la perte: O maxime conjux, O thalamis indigne meis, hoc juris habebat In tantum fortuna caput? Car impia nupsi, Si miserum factura fui? Nunc accipe poenas Sed quas sponte luam[91]. [Note 91: Lucan. _Phars._, l. VIII, v. 94. "0 grand homme, o mon epoux, toi dont mon lit n'etait pas digne, voila donc le droit qu'avait la fortune sur une si noble tete! Pourquoi, par quelle impiete t'ai-je epouse, si je devais te rendre miserable? Accepte aujourd'hui la peine que je subis, mais que je subis volontairement."] Et montant a l'autel d'un pas presse, elle y prit le voile noir, benit par l'eveque de Paris, et s'enchaina solennellement a la profession religieuse. Triste victime, obeissante et non resignee, elle se sacrifiait encore a la volonte et au repos de celui qu'a regret elle avait accepte pour epoux, et qu'elle abandonnait en fremissant, pour se donner a l'epoux divin sans foi, sans amour et sans esperance[92]. [Note 92: _Ab. Op._, ep. ii. p. 45 et 47.] Voila donc Abelard religieux a Saint-Denis. Le present et l'avenir, tout est change pour lui. Il a renonce a la fortune, a l'eclat, a la gloire du monde, et il se tourne, mais avec peu de gout et de ferveur, vers la solitude chretienne. Dans les premiers moments, son coeur n'etait rempli que de regrets et de ressentiments. Il ne meditait que la vengeance. Il reprochait l'impunite de Fulbert a la faiblesse de l'eveque, aux machinations des chanoines; il les accusait tous de complicite, et voulait aller a Rome les denoncer comme coupables envers la justice. Il fallut les efforts de ses amis pour l'en dissuader. Un d'eux (on lui donne du moins ce titre), Foulque, prieur de Deuil, fut oblige d'insister aupres de lui sur sa pauvrete qui ne lui permettait pas d'accomplir un si long voyage, ni de satisfaire aux depenses que coutait la justice ou la cupidite romaine, sur l'imprudence qu'il y aurait de s'aliener pour jamais les chefs du clerge parisien, sur les sentiments d'equite et de charite que lui commandait sa nouvelle profession. Enfin il lui repeta cette triste parole: "Vous etes moine[93]." [Note 93: _Monachus es._ (_Ab. Op._, pars II, ep. i, p. 222, 223.) Le prieure de Deuil, dependant de l'abbaye de Saint-Florent de Saumur, etait situe dans la vallee de Montmorency. Foulque n'est connu que par sa lettre a Abelard. (Bayle, art. _Foulque.--Hist. litt._, t. XII, p. 240.)] Il etait moine en effet, et la necessite, sinon le devoir, lui prescrivait de vivre suivant son etat. Une premiere ressource s'offrait a lui, c'etait l'etude; mais d'abord l'etude lui sembla sans attrait; elle n'apportait plus la gloire avec elle. Toutefois des clercs venaient le voir, et l'abbe de Saint-Denis, Adam, se joignait a eux pour lui dire que le moment peut-etre etait arrive de se consacrer plus que jamais au travail, et surtout aux recherches theologiques. Ils lui repetaient que maintenant l'amour du ciel lui pouvait inspirer ce que jadis peut-etre lui avait suggere le desir de la reputation et de la fortune; que son devoir etait de faire valoir le talent que, selon la parabole evangelique, le Seigneur lui avait remis, comme a son serviteur, et qu'il reclamerait un jour avec usure. Ils ajoutaient que si, jusqu'ici, il avait instruit les riches, il lui restait a eclairer les pauvres; que le ciel, en le frappant, lui avait ouvert du moins l'asile de la paix de l'ame, de la liberte d'esprit, de la tranquillite studieuse; et que le philosophe du monde pouvait devenir aujourd'hui le philosophe de Dieu. Abelard hesitait a suivre ces conseils; il lui en coutait de reparaitre aux yeux des hommes. Mais il ne trouvait pas, dans l'abbaye de Saint-Denis, le repos qu'il esperait. Il l'avait choisie comme la premiere du royaume. On y avait recu avec empressement un homme qui devait illustrer la communaute. On y attendait de lui de l'eclat et du bruit; il y cherchait le silence, la regle, l'oubli. Le premier mouvement de son desespoir avait du etre le renoncement absolu au monde. Or, l'antique fondation de Dagobert, agrandie et enrichie par la munificence de la longue suite de rois, ses successeurs, cette maison toute royale, une des institutions de la monarchie, monastere, dit saint Bernard, plus devoue a Cesar qu'a Dieu, n'etait nullement etrangere aux choses mondaines, et tenait au siecle par de nombreux liens. Irritable et attriste, Abelard y trouvait la vie peu reguliere, les moeurs relachees. Il accusait l'abbe Adam lui-meme de desordres qu'aggravait sa dignite[94]. Habitue au ton du commandement, prompt a tout regenter autour de lui, il s'eleva contre les dereglements dont il etait temoin, et ses reproches qui n'etaient pas toujours discrets, le rendirent bientot a charge a tout le monde. Ses freres importunes saisirent avec empressement les instances de ses disciples comme une occasion de l'eloigner, et le presserent d'y ceder en reprenant ses lecons. Il resista longtemps; il repugnait a revoir le grand jour. Cependant amis, ennemis, ecoliers, religieux, l'abbe lui-meme insistaient, et entrant alors dans cette vie, de mobilite et de tentatives changeantes que son ame inquiete allait prolonger, il s'etablit dans le prieure de Maisoncelle, situe sur les terres du comte de Champagne[95] pour y rouvrir son ecole a la maniere accoutumee. [Note 94: La maniere dont Abelard parle des desordres de l'abbe et des moines de Saint-Denis, ne permet pas le moindre doute. Ces desordres sont affirmes par saint Bernard, par Guillaume de Nangis, par les annales meme du monastere. La chose etait commune alors dans beaucoup de couvents, et il n'y avait pas cent ans que les memes desordres, dans la meme maison, avaient necessite une reforme entreprise par saint Odilon. Deux actes d'administration charitable de l'abbe Adam, rapportes par Duchesne qui veut le justifier, ne prouvent nullement qu'il menat une vie reguliere. (_Ab. Op_., ep. I, p. 19; Not., p. 1153.--Saint Bernard, _Op._, ep. LXXVIII et not.--Guill. Nang. _Chron_., an. 1123, _Rec. des Hist_., t. XX, p. 727.)] [Note 95: "Ad cellam quamdam." (_Ab. Op._, ep. I, p. 19 et 20.) D. Brial seul dit que ce lieu est Maisoncelle. (_Rec. des Hist._, t. XIV, p. 290.) Il y a dans le departement de Seine-et-Marne plusieurs villages de ce nom. Le lieu qu'habitait Abelard, designe par quelques ecrivains sous le nom de _Trecensis cella_, peut etre ou Maisoncelle de l'arrondissement et du canton de Coulommiers, ou plutot Maisoncelles du canton de Villiers-Saint-Georges, arrondissement de Provins. Je ne crois pas que le lieu de refuge d'Abelard, malgre cette designation _Trecensis cella_, doive etre confondu avec le couvent de Troyes, appele _Cella, monasterium cellense_, ou Moustier-la-Celle, le monastere de Saint-Pierre de Troyes. (_Gall. Christ._, t. XII, p. 539.) Le P. Longueval veut qu'il ait enseigne a Provins dans un prieure de Saint-Florent de Saumur. Peut-etre confond-il cette premiere sortie du couvent avec la seconde qui le conduisit a Provins, au prieure de Saint-Ayoul. (_Hist. de l'Egl. gall_, t. VIII, l. XXIII, p. 355.--_Hist. litt_. t. IX, p. 85.)] Il retrouva sur-le-champ un auditoire attentif et nombreux; on parle de trois mille etudiants. La foule reparut, et bientot ce lieu retire ne suffit plus a l'abriter ni a la nourrir. Ramene par le malheur aux plus serieuses meditations, preoccupe des devoirs de sa profession nouvelle, devenu par l'etude et plus savant et plus subtil[96], il rendit son enseignement eminemment religieux, sans abandonner ces sciences profanes dont on lui demandait surtout les lecons. Il en fit comme un appat dont la saveur attirait les disciples a cette philosophie veritable qui etait enfin pour lui celle de Jesus-Christ, imitant ainsi celui qu'il appelait le plus grand des philosophes chretiens, Origene. La maniere en effet dont saint Gregoire le Thaumaturge nous dit qu'enseignait ce profond et singulier docteur offre assez d'analogie avec la methode d'Abelard. C'est bien, au reste, celle de quiconque veut fonder la foi sur la raison. "Point d'arcane pour Origene," dit le Thaumaturge, "il expliquait tout[97]." [Note 96: "De acute acutior." (Oth. Fris., _De Gest. Frid._, t. I, c. XCVII.)] [Note 97: "Summum christianorum philosophorum Origenem." (Ep. I, p. 19.) Voyez le passage de Gregoire dans l'ouvrage de D. Gervaise (t. 1, p. 131) ou dans ce pere lui-meme. (_Orat. panegyric. et charist. ad Origen_, p. 73. S.P. Greg. cogn. Thaum. _Op._, Paris, 1621.)] Le tour theologique qu'avait pris l'enseignement d'Abelard ne fit qu'exciter davantage la curiosite, et le professeur obtint un succes qui rappelait le passe. Pour s'instruire a la fois dans la science seculiere et sacree, on se pressa dans son ecole, et la decadence des autres etablissements recommenca. Les maitres se dechainerent de nouveau contre lui. On attaqua tout, et sa maniere et son droit d'enseigner. On lui reprocha, mais non pas en face, d'etre, contrairement aux devoirs monastiques, encore trop captive par l'etude des livres profanes, et d'avoir usurpe, cette fois sans qu'un superieur l'autorisat, la maitrise en theologie. Son ecole etait en effet une oeuvre volontaire et privee; il n'etait plus maitre et comme recteur de celle de Paris, il n'etait theologal d'aucune eglise. La publicite des ecoles monastiques n'existait pas de droit, et d'ailleurs il enseignait hors de son couvent. On demandait donc son interdiction, et l'on ne cessait de presser dans ce sens, archeveques, eveques, abbes et tout personnage revetu de quelque titre ecclesiastique. On travaillait a soulever tout le clerge contre lui. Abelard commenca par braver l'orage; il s'etait accoutume a dedaigner ses ennemis. Sa superiorite avait jusqu'ici accable tous ceux qu'elle avait irrites. N'ayant rien perdu de sa science eloquente, voyant son auditoire renouvele, il pensait avoir garde tout son ascendant, et il meconnaissait ce que le temps apporte de changement dans la situation des plus heureux, ce que le malheur enleve d'autorite au talent des plus habiles. Le respect et l'empressement de ses disciples lui faisaient illusion. Il ne savait pas qu'une puissance interrompue ne se retrouve guere, et que depuis sa chute une ombre funebre avait ete portee sur tout son avenir. Il arriva que, presse par ses eleves, il entreprit de rediger ses lecons theologiques. Son intention declaree etait d'affermir les fondements memes de la foi; et puisque le philosophe etait maintenant un religieux, de rendre temoignage de sa profession en enseignant la philosophie religieuse. Or, la premiere verite de la philosophie religieuse, c'est Dieu; la premiere question, c'est la nature de Dieu. Son ouvrage fut donc un traite sur la nature de Dieu, c'est-a-dire sur l'Unite et la Trinite divine. C'est l'_Introduction a la Theologie_ que nous avons encore[98]. Il essaie d'y exposer ce qui, ainsi qu'il l'observe lui-meme, est plus fait peut-etre pour la pensee que pour l'expression. Demontrant, comme on dit, la foi par la raison, il veut repondre aux heretiques et surtout aux incredules qui se piquent de philosophie, par un christianisme philosophique. De la cette these perseveramment soutenue que le dogme peut etre presente sous une forme rationnelle, qu'il faut comprendre ce qu'on croit, qu'il n'y a point de mystere qui ne puisse etre eclairci par des explications ou du moins par des similitudes choisies avec discernement, et que la dialectique, cette maitresse de la raison, doit etre conciliee avec les croyances chretiennes, si l'on ne veut pas qu'elle les ebranle, en les mettant en contradiction avec ses propres lois. Une consequence assez naturelle etait de placer l'autorite des philosophes presqu'au rang de celle des saints; de pretendre que la raison, revelation interieure, avait conduit les premiers aux memes notions que les seconds sur la nature de Dieu et notamment sur la Trinite; que la verite etant commune a tous, les sentiments qu'elle inspire avaient pu l'etre, et qu'il ne fallait pas entierement desesperer du salut des sages de l'antiquite. [Note 98: _Ab. Op._, pars II, p. 973. Tout le monde n'a pas regarde cet ouvrage comme celui qui fut brule a Soissons et qu'on a cru perdu. Mais il contient ce qu'a Soissons on lui reprochait d'avoir ecrit, et les pensees et les expressions du prologue se rapportent parfaitement a ce qu'il dit dans l'_Historia calamitatum_ de la composition de l'ouvrage condamne a Soissons. (_Id._, ep. I, p. 20. Voyez le c. II du l. III de cet ouvrage.) L'assertion pour laquelle Othon de Frisingen dit qu'Abelard fut condamne se trouve textuellement dans l'Introduction. (_Id., Introd. ad Theol._, l. II, p. 1078.--_De Gest. Frid._, l. I, c. XLVII.)] Or, cette foi de la raison, implicite et confuse dans Platon, plus developpee, plus authentique, plus puissante chez les chretiens, c'est le dogme de l'unite de Dieu, seul incree, seul createur, seul tout-puissant, bien supreme et perfection infinie. Mais, en Dieu ne distinguent la puissance, la sagesse et la bonte; la premiere engendre la seconde, et la troisieme procede de toutes deux. Car il y a encore de la puissance dans la sagesse, et la bonte qui n'est ni l'une ni l'autre serait nulle et vaine si toutes deux n'existaient pas, Tels sont les attributs distinctifs qui se personnifient dans le Pere tout-puissant, dans le Fils, verbe de Dieu, eternelle raison, supreme intelligence, dans le Saint-Esprit, source divine de grace, de charite et d'amour. Voila les trois personnes de la Trinite, personnes distinguees entre elles eminemment par lesdites proprietes, mais qui n'ont qu'une essence, qu'une substance, puisqu'il n'y a qu'un Dieu dont toutes les oeuvres sont indivisibles et supposent a la fois la puissance, la sagesse et la bonte. Cette notion de la nature essentielle de Dieu devait etre conciliee avec ses attributs generaux, avec son immutabilite, sa providence, sa prescience. Cette conciliation etait l'objet de la derniere partie, qui est restee ou ne nous est parvenue qu'incomplete; et l'ouvrage touchait ainsi a toute les questions de la theodicee. Cette doctrine, qui sans etre entierement nouvelle ni denuee d'antecedents reputes orthodoxes, se signalait cependant par un ton de hardiesse, par des subtilites hasardees, par un caractere general de liberte dans la discussion, devait a la fois seduire beaucoup de jeunes esprits, et alarmer beaucoup de consciences inquietes. Le nom de son auteur, je ne sais quelles apparences aventureuses qui s'etaient toujours attachees a lui, la position qu'il avait toujours prise en dehors de l'ordre commun, la rendait plus suspecte, plus attrayante et plus perilleuse qu'elle ne l'eut ete sous la protection d'un autre nom. L'intelligence etait alors curieuse, excitee, et cependant soumise aux regles de la foi; elle aimait a raisonner et elle voulait croire. Ce qui semblait demontrer la croyance, convaincre la raison, satisfaire a ce besoin inquisitif d'examiner et de discuter, sans le dechainer ni l'egarer, donner enfin au mystere la forme d'un probleme et au dogme celle d'une solution, devait etre saisi avec ardeur et accepte comme la decouverte de la verite parfaite et definitive. Les idees d'Abelard avaient des longtemps transpire par ses lecons, et s'etaient ouvert les esprits; le traite qui resumait ces idees et les livrait au publie eut un succes de propagande. C'etait precisement l'instant ou se formait contre lui la coalition des maitres qu'il avait discredites. Ils s'armerent du pretexte que leur fournissait son imprudence; la malveillance et l'envie le denoncerent a la foi severe ou timide. Les autorites ecclesiastiques furent appelees a la vigilance et suppliees d'intervenir. Abelard, sans mepriser absolument ces attaques, les repoussa avec hauteur, et repondit par l'insulte et le defi. Toujours confiant et imperieux, il provoquait une lutte qu'il ne croyait pas, je pense, qu'on osat engager. Comme on lui reprochait d'avoir applique temerairement la dialectique a la theologie et donne aux doctrines sacrees les allures d'une science profane, il publia ou laissa courir une amere apologie (du moins on peut presumer qu'elle date de cette epoque), ou plutot une invective contre ces ignorants en dialectique qui prenaient, disait-il, _ses dogmes pour des sophismes_[99]. [Note 99: "Invectiva in quemdam Ignorum dialecticea." (_Ab. Op._, pars II, ep. IV, p. 238.)] "Mais quoi? n'etait-ce pas toujours la fable si connue du renard dedaignant les cerises qu'il ne pouvait atteindre? Ainsi quelques docteurs de ce temps, parce qu'ils ne sauraient atteindre a la dialectique, l'appellent une deception; ce qu'ils ne peuvent comprendre est sottise; ce qui les passe est un delire. Ils s'appuient, s'il faut les en croire, sur les livres sacres; mais que de saints docteurs la recommandent,--cette science qu'ils insultent! On peut leur montrer des citations des Peres qui jugent la dialectique necessaire pour comprendre, pour expliquer, pour defendre l'Ecriture. Saint Augustin, saint Jerome meme lui donnent a resoudre les difficultes de la foi. Qu'est-ce que les heretiques, sinon des sophistes, et comment confondrons-nous les sophistes, si ce n'est en nous montrant dialecticiens? Et nous nous montrerons en proportion disciples fideles du Christ. Quel est le nom que lui donne l'Evangile? n'est-ce pas celui de la raison, du verbe incarne, de _cette lumiere qui luit dans les tenebres_, de ce principe enfin dont le nom grec est l'origine du nom de la logique? Si le Christ est si souvent appele _sophia_ ou la sagesse, s'il est le _logos_ ou le verbe, dont parlent et Platon et saint Jean, les amis de la sagesse ou les _philosophes_, les disciples du verbe ou les _logiciens_ ne sont que les chretiens les plus fervents. Ne semblent-ils pas precisement chercher et invoquer ces dons que le Saint-Esprit transmettait en langues de feu, la parole, l'intelligence et l'amour? Enfin notre Seigneur lui-meme, pour convaincre les Juifs, n'a pas dedaigne l'arme de la discussion. Il n'a pas toujours prouve la foi par des miracles; lui aussi, il a recouru a la puissance de la raison; et son divin exemple nous enseigne que nous, a qui manquent les miracles, a qui ne reste que la lutte de la parole, nous devons convaincre par elle ceux qui cherchent la sagesse comme les Grecs au temps de saint Paul[100]. Aussi bien, _pour les hommes qui savent juger_[101], la raison a plus de force que les miracles, qu'on peut attribuer a quelque pouvoir infernal. Si l'erreur peut se glisser dans le raisonnement, c'est surtout quand on ignore l'art de l'argumentation. Il faut donc s'adonner a la logique, qui penetre tout, meme les questions sacrees, et qui confondra surtout les docteurs presomptueux qui se croient les memes droits qu'elle." [Note 100: "Nam et Judaei signa petunt, et Graeci sapientiam quaerunt." (1 Cor. 1, 22.)] [Note 101: "Apud discretos" (_loc. cit._, p. 242), ceux qui ont la _discretion_ ou le discernement, comme dans cette expression: _l'age de discretion_.] En meme temps qu'Abelard se defendait de la sorte contre ceux qui suspectaient sa foi pour cause de philosophie, il avait soin de se montrer a l'Eglise gardien jaloux des interets de la verite, et prompt a repousser toute attaque que la dialectique meme pouvait diriger contre son orthodoxie. On croit qu'il rencontra parmi ses denonciateurs ce Roscelin qu'il avait autrefois suivi et qui lui-meme avait tant scandalise l'Eglise. Mais, reconcilie avec elle depuis son retour d'exil, par les soins d'Ives, dernier eveque de Chartres, Roscelin pouvait etre devenu d'autant plus intolerant qu'il avait ete persecute, d'autant plus jaloux qu'il etait oublie. On lui attribue d'ailleurs quelques-unes des propositions sur la Trinite qu'Abelard, sans le nommer, attaquait dans son livre[102]. C'etait assez pour le pousser a la vengeance. [Note 102: _Ab. Op., Introd. ad. Th._, l. II, p. 1067; Not., p. 1157.--_Hist. litt._, l. XII, p. 122. J'aurais de la peine a reconnaitre Roscelin parmi les heretiques qu'Abelard caracterise au commencement du livre II de l'Introduction; mais des erreurs signalees dans le cours de l'ouvrage, plus d'une peut venir de Roscelin, chef de ces _pseudo-dialecticiens_, qu'il attaque si vivement. Voyez dans le livre III de cet ouvrage le c. 11.] Un jour donc, en 1121[103], Abelard apprend que ce maitre en fausse dialectique, tachant d'envenimer sa doctrine sur la Trinite, l'a denonce aux autorites ecclesiastiques. Il prend l'offensive a son tour, et, dans une lettre vehemente, il denonce a Girbert, eveque de Paris, _et au venerable clerge de son eglise_, cet _antique ennemi de la foi catholique_, convaincu par le concile de Soissons de precher le tritheisme, et qui vient vomir contre lui l'outrage et la menace[104]. [Note 103: Rousselot, _Philos, du moy. age_, t. I, p. 187.] [Note 104: Cette lutte entre Abelard et Roscelin est un fait conteste. On en donne pour preuve une lettre dans laquelle un theologien, designe par l'initiale P et qui a ecrit sur la Trinite, se plaint a G, eveque de Paris, des attaques d'un vieux dialecticien heretique qui ne parait autre que Roscelin, et demande a etre juge contradictoirement avec lui (_Ab. Op_. pars II, cp. XXI, p. 334). Mais on ne peut demontrer que cette lettre soit d'Abelard, qui l'aurait ecrite vers 1120 ou 1121; on ne sait pas si Roscelin vivait encore quand parut l'ouvrage sur la Trinite; enfin on ajoute que converti alors, Roscelin qui vivait pieusement en Aquitaine vers 1103, n'aurait pu provoquer ou meriter a Paris les attaques que l'auteur de la lettre dirige contre lui. On veut donc qu'elle soit d'un theologien inconnu P qui aurait poursuivi Roscelin, lors de ses demeles avec saint Anselme au sujet de la Trinite; revenant d'Angleterre vers 1O87, Roscelin trouvant cet ouvrage, l'aurait denonce a l'eveque G (Guillaume) aupres duquel P se serait defendu a son tour. On peut repondre que la date de la mort de Roscelin est ignoree; que la lettre de P peut etre de _Petrus_, nom donne sans cesse a Abelard, et adressee a Girbert, eveque de Paris de 1117 a 1124. L'auteur da la lettre se dit auteur d'un _Opuscule_ sur la Trinite, _Opusculo nostro de fide Trinitatis_, et Abelard, en parlant de son Introduction, se sert ailleurs du meme mot (_Comm. in Rom_., p. 513). La lettre, a lui attribuee par d'Amboise et Duchesne, cotee sous son nom dans le manuscrit, respire une irritabilite intolerante, un des traits de son caractere. Il a bien pu se montrer meprisant et offense a l'egard de Roscelin meme converti, et Roscelin, quand ce serait lui dont la piete en 1103 edifiait l'Aquitaine, avait bien pu se montrer malveillant ou injuste envers le novateur Abelard. (Cf. G. Dubois, _Histor. Eccles. paris_., t. I, 1. XI, c. II, p. 709.--_Hist. litt_., t. VIII, p. 464; t. IX, p. 362; t. XII, p. 111.--_Malteac, Chron. in Bibl. nov. mss_. P. Labbaei, t. II, p. 217.)] "S'il est vrai qu'il ait insere quelque ombre d'heresie dans ses ecrits sur la Trinite, il invoque les athletes du Seigneur et les defenseurs de la foi; qu'un jour soit pris, un lieu designe, et que des juges choisis prononcent et punissent ou le calomniateur ou l'heretique. Pour lui, il remercie le ciel d'avoir a combattre pour la foi, et d'etre en butte aux traits d'un homme qui n'a jamais eu d'inimitie que contre les gens de bien, de celui qui a ose attaquer dans une epitre _le heraut du Christ_, Robert d'Arbrissel, et se repandre en outrages contre _ce magnifique docteur de l'Eglise_, Anselme, archeveque de Cantorbery[105], d'un homme dont l'indocilite merita que le roi d'Angleterre le bannit de son royaume, et qui n'a pas sans peine sauve sa vie par la fuite. Et c'est cet homme deshonore qui veut etendre a d'autres son infamie! Cet homme, proscrit de deux royaumes, fustige, dit-on, par les chanoines dans l'eglise de Saint-Martin, dont il est chanoine aussi pour la honte du sanctuaire, cet homme que sa vie et sa foi denoncent assez, Abelard ne le nommera pas. "C'est ce faux dialecticien et ce faux chretien qui ayant pretendu qu'aucune chose n'a de parties, a ete contraint d'admettre que lorsque le Seigneur mangea, comme le dit saint Luc, un morceau de poisson roti, ce qu'il mangea fut une partie du mot de _poisson roti_. Or, est-il etrange que celui qui a leve la tete contre le ciel, extravague sur la terre, et veuille perdre les autres apres s'etre perdu[106]?" [Note 105: "Egregium illum praeconem Christi... magnificum Ecclesiae doctorem." Les deux personnages sont bien caracterises. Robert d'Arbrissel fut un predicateur, une sorte de missionnaire plus celebre par la piete que par le talent. On lui dut plusieurs fondations, entre autres celle de Fontevrault. On ne sait pas dans quelle occasion il fut attaque par Roscelin. C'est a tort qu'on a essaye d'attribuer a ce dernier, soit la lettre de Godefroi, abbe de Vendome, soit celle de Marbode, dans lesquelles des conseils a la fois charitables et severes sont adresses a Robert d'Arbrissel. Les auteurs de l'_Histoire litteraire_ ne me paraissent laisser subsister aucun doute a cet egard. Quant aux attaques de Roscelin contre saint Anselme, elles sont fort connues, et elles contribuerent a le faire chasser de l'Angleterre ou il s'etait refugie apres avoir ete chasse de France. (_Journal des Savants_, ann. 1682, p. 191.--_Hist. litt_., t. IX, p. 364; t. X, p. 359.)] [Note 106: Tel est l'extrait de la lettre intitulee _G. Dei gratia parisiacae sedis episcopo unaque venerabili ejusdem ecclesiae clero P_. (Pars II, cp. XXI, p. 334.) Plusieurs details font reconnaitre Roscelin. Le sarcasme sur le _morceau de poisson roti_ (_partem piscis assi_, Luc. XXIV, 42) est une allusion a la doctrine qui refusait l'existence reelle aux parties du tout comme aux qualites de la substance, d'ou il resultait que les qualites et les parties n'etaient que des mots. Au reste, dans ce systeme pris au sens le plus absolu, ce n'est pas le poisson qui eut ete un mot, mais la partie seulement. (Ouvr. ined., Intr., p. xc. _Dial_., p. 471.) Quant a la flagellation de Roscelin, elle n'est, que je sache, rapportee nulle part. Avant de quitter la France, sous le coup de la sentence du concile de Soissons, Roscelin est designe constamment comme maitre et chanoine de Compiegne, ou il n'y avait pas de chapitre de Saint-Martin. Les auteurs de l'_Histoire litteraire_ ne voient pas de difficulte a croire que, rentre en France, il fut chanoine de Saint-Martin a Tours; mais ils ne citent ni ce passage ni aucune autorite, car Duboulai qu'ils nomment n'en parle pas. (_Hist. litt_., t. IX, p. 301).--_Hist. Univ. paris_., t. I, p. 443, 485, 493, 639.] C'est dans ces termes, ou se trahit peut-etre plus de colere que de mepris, qu'Abelard livrait son ennemi a l'execration de l'Eglise, oubliant trop sans doute qu'au temps ou il vivait les memes anathemes attendaient quiconque avait innove dans la dialectique et par elle dans la theologie, et que le glaive sacre etait deja leve sur la tete du contempteur de Roscelin, temeraire vainqueur de Guillaume de Champeaux et d'Anselme de Laon. Rien n'etait fort a craindre, en effet, dans cet effort desespere d'un auteur de systeme qui, se sentant menace de l'oubli, voulait envelopper dans une communaute d'heresie et de disgrace celui qu'il n'avait pu annuler ou trainer a sa suite. Malgre cette denonciation odieuse, repoussee avec une violence qui ne le semble guere moins, ce n'etait pas le proscrit Roscelin que devait redouter Abelard; mais les anciens sectateurs du realisme, mais les amis de Guillaume et d'Anselme morts sans vengeance[107]; mais quelques disciples fideles a leur memoire et bienvenus aupres des princes de l'Eglise; mais cet Alberic et ce Lotulfe dont il avait rencontre de bonne heure l'opposition vigilante, et qui voulaient dominer a leur tour et recueillir tout l'heritage de leurs maitres; voila ceux dont l'inimitie devait lui faire eprouver cruellement sa puissance. [Note 107: C'est Abelard qui dit positivement qu'ils etaient morts a celle epoque (cp. I, p. 20), et comme le concile de Soissons eut bien certainement lieu en 1121, cela fortifie l'opinion qui place avant cette annee la mort de Guillaume de Champeaux. (Voyez la note 2 de la page 29.) Quant a Anselme, il etait mort en 1116.] Alberic et Lotulfe gouvernaient les ecoles de Reims; le premier, archidiacre de la cathedrale, prieur de Saint-Sixte, et qui avait ete un moment designe, avec l'appui de saint Bernard, pour succeder a Guillaume de Champeaux dans l'eveche de Chalons[108], jouissait d'un grand credit aupres de Raoul dit le Vert, son archeveque[109]. Pousse par les instances repetees des deux professeurs, ce prelat s'entendit avec Conan, eveque de Palestrine, qui remplissait alors dans les Gaules les fonctions de legat du saint-siege[110], pour convoquer, sous le nom de concile ou synode provincial, un conventicule a Soissons, ville deja signalee par la condamnation de Roscelin en 1092. Abelard y fut appele, on lui dit d'apporter son celebre ouvrage, _opus clarum_. On l'accusait d'avoir, comme Roscelin, applique les principes du nominalisme au dogme de la Trinite. Il se rendit a l'appel et parut accepter le jugement. [Note 108: Saint Bernard fit de vains efforts aupres du pape Honore II pour obtenir qu'il approuvat l'election d'Alberic au siege de Reims. (S. Bern. _Op_., ep. XIII.) Je dois cependant ajouter que la plupart des auteurs pensent que ce n'est pas apres Guillaume de Champeaux (1119 ou 1121), mais apres Ebal, son successeur (1126), qu'Alberic faillit devenir eveque de Chalons.] [Note 109: "Radulfus nomine, Viridis cognomine." Abelard et plusieurs ecrivains l'appellent _Rodulfus_, et d'autres _Radulfus_, que l'on traduit ordinairement par Raoul. (_Ab. Op_., ep. I, p. 20; Not. p. 1164.--G. Marlot, _Metrop. remens. Hist_., t. II, I. II, c. XXXI, p. 244 et 275.--_Gall. Christ_., t. IX, p. 80.)] [Note 110: Conan, Conon ou Conus, eveque de Palestrine ou Preneste, legat du pape Paschal II en France, y prit part a plusieurs conciles. En 1120, il etait legat du pape Calixte II, et tint un nouveau concile a Beauvais. (_Ab. Op_; Not., p. 1166.)] Soissons etait une ville de la province ecclesiastique de Reims[111]. L'archeveque Raoul y avait convoque ses suffragants, et quelques membres considerables du clerge, parmi lesquels on distinguait Geoffroi II, eveque de Chartres. Le droit de juridiction sur Abelard n'etait rien moins qu'etabli. Comme moine de Saint-Denis, il relevait de l'eveque de Paris, dont le metropolitain etait a Sens. Tout au plus pouvait-on dire que le lieu ou il avait enseigne se trouvait dans une partie du territoire de Champagne, dependante de la province de Reims. Mais il n'eleva aucune difficulte; il etait loin de se refuser aux epreuves et aux discussions publiques, et il les avait en quelque sorte demandees[112]. [Note 111: Province de Reims ou Belgique seconde. Les suffragants de l'archeveque de Reims, en 1121, etaient probablement les eveques de Soissons, d'Arras, de Laon, de Beauvais, de Chalons, de Noyon, d'Amiens, de Senlis et de Terouenne. On ignore quels sont ceux de ces prelats qui assisterent au concile. Il y en eut sans doute tres-peu; on verra plus bas que l'assemblee n'etait pas nombreuse. La presence de Lisiard de Crespy, eveque de Soissons, est seule attestee. (_Gall. Christ_., t. IX, passim.)] [Note 112: Mais cette demande etait adressee a l'eveque de Paris. Voyez ci-dessus p. 81, et dans les Oeuvres, p. 334. Quant a la competence, resultant du lieu ou l'enseignement avait ete donne, je ne l'indique que comme une hypothese.] Lorsqu'il arriva a Soissons (1121), il trouva le clerge et le peuple mal disposes pour lui. On avait repandu les bruits les plus facheux; il passait pour avoir ecrit et preche qu'il y avait trois Dieux, en sorte que, dans les premiers jours, quelques-uns de ses disciples faillirent etre lapides par le peuple[113]. C'etait assurement une situation toute neuve pour Abelard. [Note 113: Le peuple de Soissons etait fanatique. Peu d'annees auparavant, il avait brule de son propre mouvement un homme soupconne de manicheisme. (Le P. Longueval, _Hist. de l'Eglise gall_., t. VIII, l. XXIV, p. 414.)] Il alla d'abord droit au legat, et lui remit son livre, deferant d'avance au jugement de cet eveque, et declarant que, s'il avait rien emis qui s'eloignat de la foi catholique, il etait pret a le corriger et a donner toute satisfaction, declaration qui se lisait deja dans l'ouvrage meme[114]. Le legat embarrasse le lui rendit, en lui disant de le porter a l'archeveque et a ses conseillers, accusateurs devenus juges. L'ordre fut execute; mais les nouveaux censeurs regarderent, feuilleterent le manuscrit sans y rien trouver a reprendre, du moins en presence de l'auteur, et ils renvoyerent le jugement a la fin du concile. Avant meme qu'il ne s'ouvrit, Abelard s'etait efforce de se ressaisir du public. Partout et devant tous, il developpait chaque jour la pensee de son ouvrage, il exposait sa foi, il rendait le dogme intelligible, demonstratif, et commencait a retrouver des admirateurs. On remarqua bientot dans la ville cette singularite d'un accuse qui parle haut et d'un accusateur qui se tait. "Quoi," disait-on, "il harangue le public, et on ne lui repond pas! Le concile touche a son terme, un concile reuni principalement a cause de lui; et de lui il n'est pas question! Est-ce que les jugea auraient reconnu que l'erreur etait de leur cote?" Ces propos et d'autres semblables ne faisaient qu'animer de plus en plus l'ardeur de la poursuite; une condamnation devenait a chaque instant plus necessaire. [Note 114: _Intruct. ad Theol_., prolog., p. 974.] Un jour, Alberic, accompagne de quelques-uns des siens, s'approche d'Abelard, et voulant apparemment l'embarrasser, apres quelques mots flatteurs, il lui dit qu'il s'etonnait d'une chose qu'il avait notee dans son ouvrage; savoir que Dieu ayant engendre Dieu, et Dieu etant unique, Dieu cependant ne s'etait pas engendre lui-meme. "Si vous voulez," repondit Abelard, "je vous en donnerai la raison.--Nous faisons peu de compte," reprit Alberic, "des raisons humaines, ainsi que de notre propre sens en pareilles matieres; nous demandons les paroles de l'autorite.--Tournez le feuillet," dit Abelard, "et vous trouverez l'autorite." Et lui, prenant des mains le livre qu'Alberic avait apporte, il chercha le passage qn'Alberic n'avait pas vu ou compris, n'ayant qu'une pensee, celle de trouver un adversaire en faute. Le bonheur voulut ou Dieu permit que le passage se presentat aussitot. La citation portait: "Saint Augustin, _de la Trinite_, livre I.--Celui qui croit qu'il est de la puissance de Dieu de s'etre engendre lui-meme, erre d'autant plus que non-seulement Dieu n'est point dans ce cas, mais pas plus que lui aucune creature spirituelle ou corporelle. Il n'est absolument aucune chose qui s'engendre elle-meme[115]." [Note 115: Voila une preuve que l'ouvrage juge a Soissons est l'Introduction a la Theologie; on y trouve le passage repris par Alberic, et la citation de saint Augustin qu'invoque Abelard pour lui repondre. (_Ab. Op_., ep. I, p. 21; _Introd_., l. II, p. 1066.--Saint Augustin, _Op. omn., De Trin_., l. I, c. I, t. VIII, p. 749; edit. de 1779.)] Les disciples d'Alberic qui etaient presents furent surpris et confus. Leur maitre, pour essayer de se defendre, dit a tout hasard: "Mais il faut bien l'entendre.--La belle nouvelle," reprit sur-le-champ Abelard; "mais vous demandiez un texte, et non pas le sens. Si vous voulez le sens et la raison, je suis pret a vous montrer qu'avec l'autre opinion, vous tombez dans l'heresie qui veut que le Pere soit son propre fils." A ces mots, Alberic en colere repondit par des menaces, et lui dit que, dans cette affaire, ni les autorites ni les raisons ne seraient pour lui, et il s'eloigna. Abelard qui raconte cette anecdote n'ajoute pas que, dans le passage en question, c'etait precisement une opinion d'Alberic lui-meme qu'il attaquait en passant, l'attribuant, sans prononcer aucun nom, a un maitre en theologie _qui occupait en France une chaire de pestilence_[116]. Alberic qui s'etait reconnu, sans en convenir, avait du naturellement trouver dans cet endroit la plus grosse heresie du livre. [Note 116: "Magistros divinorum librorum qui nunc maxime circa nos pestilentae cathedras tenent.... quorum unus in Francia." (_Ab. Op., loc. cit_.) Je suis ici l'opinion de Mabillon. (Saint Bern., ep. XIII, in not.)] Le dernier jour du concile arriva, et avant la seance, le legat mit en deliberation avec l'archeveque et quelques-uns des meneurs ce qu'on devait faire de l'accuse et de son livre. Ils avaient l'un et l'autre sous la main, ils etaient la pour les juger, et ils paraissaient n'avoir rien a dire. Evidemment, on reculait devant une discussion publique, et soit faiblesse ou calcul, soit defiance de la cause ou crainte de l'ascendant si connu d'Abelard, on avait ainsi tout retarde, debat et jugement, les uns voulant echapper a la necessite d'une telle epreuve, les autres prevoyant qu'au dernier moment tout deviendrait plus facile et que le coup pourrait etre brusquement et silencieusement porte. Mais Abelard avait un parti dans le clerge; les dignites ecclesiastiques etaient deja le partage de quelques-uns de ses eleves. Dans cette conference decisive, Geoffroi de Leves, eveque de Chartres, le premier par sa piete et par la dignite de son siege[117], profita de l'embarras visible des assistants pour les exhorter a la moderation. Il rappela d'abord la situation d'Abelard, la superiorite de ses talents, ses succes dans tous les enseignements, le nombre de ses sectateurs, l'etendue de son influence, _de cette vigne qui projetait ses pampres jusqu'a la mer_. Il ajouta que si l'on voulait le condamner par une decision en quelque sorte prejudicielle et le frapper sans debat, il etait a craindre qu'en indisposant beaucoup de monde on ne suscitat aussitot un grand parti pour sa defense, d'autant que rien dans ses ecrits ne donnait ouvertement acces a la censure; qu'une telle violence ajouterait a la faveur publique, et serait attribuee a l'envie plus qu'a la justice; que si, au contraire, on voulait proceder canoniquement, il fallait produire dans l'assemblee un ecrit ou un dogme incontestablement de lui, l'interroger, et le laisser librement repondre, afin qu'apres aveu ou conviction, il fut reduit au silence; suivant cette parole de Nicodeme, lorsqu'il voulut sauver Notre-Seigneur: "Est-ce que notre loi condamne un homme, s'il n'a pas ete oui auparavant, et sans qu'on sache ce qu'il a fait?" (Jean, VII, 51.) [Note 117: Geoffroi II, successeur d'Ives dans l'eveche de Chartres, etait de race noble, et son siege a ete longtemps le premier de la province de Sens. Le siege de Paris n'etait alors que le troisieme. On n'explique pas comment, etant de la province de Sons, il assistait a un concile tenu par les eveques de celle de Reims. Il joua pendant toute sa vie un grand role dans les affaires du clerge, et nous le verrons reparaitre plus d'une fois. (_Ab. Op_., ep. I, p. 22.--_Gall. Christ_., t. VIII, p. 1134 et suiv.--_Hist. litt_., t. XIII, p. 82.)] Cet avis fut accueilli par des murmures, et quelques-uns s'ecrierent ironiquement que le conseil etait bien sage d'aller lutter de faconde avec un homme aux arguments et aux sophismes duquel l'univers n'aurait su comment resister. Geoffroi se contenta de remarquer qu'il etait encore plus difficile de disputer avec le Christ, lequel pourtant Nicodeme voulait qu'on ecoutat par respect pour la loi. Puis essayant de les ramener par une autre voie et d'obtenir l'ajournement d'une decision qui reclamait un examen plus mur et une assemblee plus nombreuse, il demanda qu'Abelard fut reconduit a Saint-Denis par son abbe qui etait present, et que l'on y convoquat une reunion considerable et des plus savants hommes, pour examiner plus attentivement ce qu'il y avait a faire. Ce dernier avis obtint l'assentiment du legat, et tous les autres parurent s'y rendre. Dans les cas epineux, l'ajournement gagne aisement la faveur d'une assemblee. Conan se leva pour aller dire sa messe, avant d'entrer au concile, et il fit prevenir Abelard par l'eveque de Chartres de la permission qui lui serait accordee de retourner dans son monastere, pour y attendre ce qui avait ete convenu. Mais alors les plus acharnes ou les plus rigoureux, voyant bien qu'il n'y avait rien de fait, si l'affaire devait se traiter hors du diocese et la ou leur credit ne s'etendait pas, persuaderent a l'archeveque qu'il serait ignominieux pour lui que la cause fut renvoyee a un autre tribunal, et qu'il fallait craindre que l'accuse n'echappat. On revint donc au legat, on le pressa de changer d'avis, et on l'amena, malgre lui, a consentir que la doctrine fut condamnee sans debat contradictoire, le livre brule en presence de tous, et l'auteur renferme a perpetuite dans un nouveau couvent. On lui persuada que, pour fonder la condamnation, il suffisait que sans l'autorisation ni du souverain pontife, ni de l'Eglise, l'ouvrage eut ete lu dans un cours public et livre par l'auteur lui-meme a plusieurs pour le transcrire; on ajouta enfin qu'un tel exemple servirait la religion en prevenant a l'avenir le retour de semblables temerites. Le legat, a ce qu'il parait, etait peu instruit; il s'appuyait beaucoup sur les conseils de l'archeveque de Reims, qui lui-meme etait conduit par Alberic, Lotulfe et leurs amis. L'eveque de Chartres jugea que l'on ne pourrait empecher l'execution de ce plan, et avertissant Abelard, il l'engagea a tout supporter, et a n'opposer qu'une douceur exemplaire a une violence qui nuirait plus a ses ennemis qu'a lui. Quant a sa reclusion dans un monastere, il lui dit de ne point s'en inquieter et que le legat qui dans tout cela agissait a contre-coeur, lui ferait certainement, quelques jours apres la dissolution du concile, rendre la liberte. Abelard pleurait en l'ecoutant, et Geoffroi pleurait avec lui. La pensee a beau mepriser la force; quand la force l'opprime en la faisant taire, c'est un martyre sans consolation. La consolation ou la vengeance de la pensee, c'est la parole. Abelard fut appele; il parut devant le concile. On l'accusait vaguement de l'heresie de Sabellius, c'est-a-dire d'avoir nie ou affaibli la realite des trois personnes de la Trinite[118]. Juge sans discussion, convaincu sans examen, on le forca de jeter de sa propre main son livre dans les flammes. Il le regardait tristement bruler, lorsqu'au milieu du silence apparent des juges, un des plus hostiles dit a demi-voix qu'il y avait lu en quelque endroit que Dieu le pere etait seul tout-puissant; ce que le legat ayant entendu, il lui dit, avec grand etonnement, qu'il ne le pouvait croire. "Meme chez un petit enfant," ajouta-t-il, "une si grosse erreur serait inconcevable, quand la foi universelle tient et professe qu'il y a trois tout-puissants." A ce mot, un maitre des ecoles, qui se nommait Terric[119], se prit a sourire, et lui souffla aussitot ces paroles d'Athanase dans son symbole: "_Et pourtant il n'y a pas trois tout-puissants, mais un seul tout-puissant_[120]." Et comme son eveque, qui l'avait entendu, lui reprochait cette inconvenance a l'egal d'un propos contre la majeste divine, Terric tint bon intrepidement en citant les paroles de Daniel: "_Ainsi, fils insenses d'Israel, sans juger et sans connaitre la verite, vous avez condamne un de vos freres: retournez au jugement_ (XIII, 48 et 49), et jugez le juge lui-meme, car celui qui devait juger s'est condamne par sa propre bouche." Alors l'archeveque, se levant, justifia comme il put, en changeant les termes, la pensee du legat; et, se laissant aller a la controverse, il etablit qu'effectivement le Pere etait tout-puissant, le Fils, tout-puissant, le Saint-Esprit, tout-puissant, et que celui qui sortait de la ne devait pas meme etre ecoute; que si d'ailleurs on y tenait, on pouvait permettre au frere[121] d'exposer sa foi en presence de tous, afin qu'on put l'approuver ou l'improuver, et finalement prononcer. Cette concession, arrachee par l'embarras du moment, pouvait changer la face de l'affaire, et deja Abelard, debout, se disposait a se defendre; heureux de professer et de developper sa foi, il reprenait l'espoir et le courage; le souvenir de saint Paul devant l'areopage ou devant le conseil des Juifs, lui traversait l'esprit; il allait parler, tout etait sauve, lorsque ses adversaires, prompts a parer le coup, s'ecrierent qu'il n'etait besoin que de lui faire reciter le symbole d'Athanase[122], et, comme il aurait pu dire, pour gagner du temps, qu'il ne le savait point par coeur, ils lui mirent a l'instant sous les yeux le livre tout ouvert. Abelard laissa retomber sa tete, il soupira, et, d'une voix sanglotante, il lut ce qu'il put lire. On le remit aussitot, comme un accuse convaincu, a l'abbe de Saint-Medard qui etait present, et qui le conduisit en prisonnier dans son couvent. Le concile se separa sur-le-champ. [Note 118: Lui-meme raconte en deuil l'histoire du synode de Soissons (ep. I, p. 20-25); mais il ne fait pas connaitre l'objet precis de l'accusation. C'est Othon de Frisingen qui dit qu'il fut reconnu sabellien, pour avoir reduit les personnes de la Trinite a des mots par l'application du nominalisme, qui, remarquez-le, avait servi a motiver contre Roscelin, trente ans auparavant, l'accusation de tritheisme. (Oth. Frising. _De Gest. Frid_., l. I, c. XLVII.) Voyez sur cette accusation dans le l. III, le c. V. Au reste, les memes textes servirent plus tard a fonder, a Sens, contre Abelard, une accusation inverse de celle de Soissons.] [Note 119: D. Brial est porte a croire que ce Terric ou Terrique est le meme qu'un certain Thierry, dialecticien breton assez habile, et penseur assez hardi, dont parlent Othon de Frisingen et Jean de Salisbury. (_De Gest. Frid_., l.1, c. XLVII.--Saresb. _Metalog_., l. I, c. V, et l. II, c. X.--_Hist. litt_., t. XIII, p. 377.)] [Note 120: La reponse etait topique, mais au fond elle donnait encore prise a la controverse, et les scolastiques ont beaucoup dispute sur ce passage du symbole d'Athanase. Pierre d'Ailly le trouva contradictoire, car puisqu'il est dit plus bas que les trois sont egaux entre eux et coeternels, il faut bien qu'il soit tous les trois, immenses, tout-puissants, etc. Saint Thomas convient qu'ils le sont tous les trois, mais non qu'ils soient trois immenses, trois tout-puissants. (Le P. Petan, _Dogmat. theolog_., t. II, l. VIII, CIX, p. 562; edit. de Paris, 1844.)] [Note 121: "Frater ille." (_Ab. Op._, p. 24.)] [Note 122: Tout le monde sait ce que c'est que le symbole dit de saint Athanase, quoiqu'il ne soit pas de lui. C'est le symbole qu'on recite le dimanche a primes et qui est appele pour cette raison le symbole de primes; on le nomme aussi la symbole _Quicumque,_ parce qu'il commence par ce mot. Abelard a fait un commentaire sur ce symbole. (_Op._, pars II, p. 381.)] Ce couvent avait ete fonde aupres de Soissons, sur la rive droite de l'Aisne, par le roi Clotaire I. La mission des moines etait de desservir l'eglise ou les restes de ce prince furent longtemps deposes pres de ceux de saint Medard, premier eveque de Noyon, apotre de ces contrees. C'etait un monastere considerable et respecte, investi de grands privileges. L'abbe qui se nommait Geoffroi[123] et qui etait un homme instruit et distingue, traita son captif ou plutot son hote avec de grands egards; et les moines, esperant le garder longtemps, l'accueillirent avec beaucoup d'empressement, et s'efforcerent de le consoler par mille soins; mais nulle consolation n'etait possible. Rien au monde ne pouvait rendre au triste Abelard ce qui venait de lui echapper. La derniere, la plus puissante et la plus vieille de ses illusions etait evanouie: un pouvoir s'etait rencontre qui ne pliait pas devant lui. La verite et l'eloquence avaient ete vaincues dans sa personne, et l'ascendant de son genie etait meconnu. Pour la premiere fois, il sentait sa faiblesse et presque son declin. On ne peut peindre son desespoir. Passant de l'abattement a la fureur, il accusait Dieu meme qui l'avait abandonne, ou, cachant dans ses mains son front baigne de larmes, il se disait que ses souffrances et ses affronts passes etaient peu de chose aupres de ce qu'il eprouvait. Jadis, au moins, il etait coupable, et il avait en quelque sorte merite son malheur; mais aujourd'hui, c'etait a ses yeux une foi sincere, un amour desinteresse du vrai qui faisait de lui le plus malheureux des mortels. Qu'allait-il devenir? on avait cette fois attente sur sa gloire. [Note 123: Geoffroi, surnomme Cou de Cerf, ancien abbe de Saint-Thierry, abbe de Saint-Medard en 1120, eveque de Chalons en 1131, et qui mourut en 1149. On a de lui des lettres et quelques ecrits. (Voyez son article dans l'_Histoire litteraire_, t. XIII, p. 185.--_Annal. Bened_., t. VI, l. LXXV, p. 190; Append. p. 639.--_Gall. Christ_., t. IX, p. 186 et 415.)] La maniere dont le proces fut conduit prouve, en effet, qu'une justice eclairee ne guidait point ses juges, et les operations du concile ont quelques-uns des caracteres de la persecution[124]. La haine et l'envie avaient depuis longtemps une revanche a prendre, et elles se plurent a employer comme instruments la sincerite ignorante, la piete craintive, et surtout cette intolerance de si bonne foi que le pouvoir ecclesiastique regarde naturellement comme un devoir, en presence de ce qui agite les consciences et peut troubler l'unite silencieuse de la croyance commune. La lutte directe parait s'etre engagee entre l'esprit dans son audace et la mediocrite dans sa prudence, et ce fut l'esprit qui succomba. Cependant il n'est pas aussi vrai que se l'imaginait Abelard que la malveillance seule put trouver a redire a ses ouvrages, et que la foi, meme eclairee, surtout eclairee, n'en dut concevoir aucun ombrage. Si la parole lui avait ete accordee, quoi qu'il eut pu dire, et a moins qu'il n'eut denature sa doctrine, il ne l'aurait point sauvee d'une consequence perilleuse, savoir que trois des attributs generaux de la divinite etant assignes, chacun specialement et comme une propriete distinctive, a une personne differente de la Trinite, cette distribution etait entierement insignifiante, ou depouillait chacune des trois personnes de deux de ces trois attributs egalement necessaires, egalement divins. Dans le premier cas, l'unite absorbait les trois personnes et faisait evanouir la Trinite; dans le second, la Trinite, s'exagerant elle-meme, brisait l'unite et se produisait sous la forme du tritheisme: voila pour l'erreur actuelle. Quant a l'erreur qu'on pourrait nommer virtuelle et qui menacait surtout l'avenir, la voici: dans la methode, dans le langage, dans cette intention de raisonner la foi, de demontrer le mystere et d'assimiler la religion a la philosophie, se devoilait evidemment le rationalisme chretien, origine possible du rationalisme philosophique[125]. Mais comme assurement ces consequences n'etaient pas distinctement dans l'esprit d'Abelard, comme elles etaient compensees par des assertions contradictoires et d'une eclatante orthodoxie, rachetees par la volonte sincere de ne point s'ecarter de l'unite, le crime de l'heresie ne pouvait un moment lui etre impute. Le livre etait dangereux peut-etre, mais l'auteur innocent; et le jugement du concile, que ne condamne pas absolument la logique, demeure une iniquite. [Note 124: Le concile a ete blame par des autorites non suspectes, comme l'historien d'Argentre, Dubouloi, Crevier, le P. Richard et d'autres; nous n'ajouterons pas D. Gervaise, devenu suspect a force d'engouement pour Abelard. Les ecrivains qui s'attachent a justifier le concile de Sens semblent passer condamnation sur celui de Soissons. Au reste, les actes de l'un comme de l'autre n'ont pas ete conserves, et l'assemblee de 1121 ne nous est guere connue que par le recit d'Abelard, un passage d'Othon de Frisingen et quelques mots de saint Bernard et d'un de ses secretaires. (_Act. concil_., t. VI, para II, p. 1103.--Phil. Labbaei Concil. hist. synops.--_Anal. des conc_., par le P. Richard, t. V, suppl.--10th. Fris. _De Gest. Frid_. l. I, c. XLVII.--Saint Bern. _Op_., ep. CCCXXXI.--Gaufred. mon. Clar., _Rec. des Hist_., t. XIV, p. 381.--Cf. Brucker, _Hist. crit. phil_., t. III, p. 149.)] [Note 125: "Abailard est orthodoxe," dit Mme Guizot, "il ne veut pas cesser de l'etre; une conviction prealable determine le but auquel il veut arriver, et l'examen n'est pour lui qu'une maniere de s'exercer dans un cercle dont il est determine a ne pas sortir, travail necessaire d'un esprit qui marche sans avancer et enfante des nouveautes qui ne sont pas des progres. Abailard, en religion comme en philosophie, a donne le mouvement et non les resultats. Plusieurs fois accuse d'heresie, il n'a point laisse de secte, et meme en philosophie, la hardiesse des principes qu'il enonce quelquefois est demeuree sans consequence, parce que lui-meme n'a pas ose les avouer ou les reconnaitre. Cependant il en avait assez fait et pour ses partisans et pour ses ennemis." (_Essai sur la vie et les ecrits d'Abailard et d'Heloise_, p. 372.)] Il ne faut donc pas s'etonner si Abelard, plus desole que convaincu, retrouva bientot dans le couvent qui lui servait comme de prison cette impatience du joug et ce besoin de resistance polemique qui entrainait son esprit plus loin que son caractere n'osait aller. Bien qu'il se loue de l'accueil qu'il recut a Saint-Medard, il dut y rencontrer, non sans quelque importunite, ce meme Gosvin, que nous, avons vu sur la montagne Sainte-Genevieve lui chercher une querelle scolastique. Celui-ci etait venu la, d'accord, dit-on, avec l'abbe Geoffroi, pour travailler, en qualite de prieur, a la reforme des abus et au retablissement des etudes.[126] Deja sous les murs de Soissons meme, il avait ete employe a une oeuvre semblable dans le monastere de Saint-Crepin; c'est pour cela qu'il etait sorti d'Anchin ou il avait fait profession. Quoiqu'il pensat peut-etre, ainsi que son biographe devoue, qu'Abelard n'avait ete conduit a Saint-Medard que pour y etre _lie comme un rhinoceros indompte_, il jugea convenable de le traiter, a l'exemple de l'abbe, _dans un esprit de douceur_[127]. Cependant, de l'humeur que nous lui connaissons, il ne s'abstint pas, dans ses entretiens, de meler ses consolations de conseils et ses conseils de lecons. Il lui precha la patience et la modestie, lui dit de ne point trop s'attrister, qu'au lieu d'etre emprisonne, il devait se regarder comme delivre, n'ayant plus a redouter les soucis, les tentations, les grandeurs du monde; qu'il n'avait enfin qu'a se conduire honnetement et a donner a tous l'enseignement et l'exemple de l'honnetete. "L'honnetete, l'honnetete!" dit Abelard, qui sentait, a travers la charite du prieur, percer l'aiguillon de la vanite du docteur, "qu'avez-vous donc a me tant precher, conseiller, vanter l'honnetete? Il y a bien des gens qui dissertent sur toutes les especes d'honnetete, et qui ne sauraient pas repondre a cette question: Qu'est-ce que l'honnetete?--Vous dites vrai," reprit aussitot Gosvin avec aigreur; "beaucoup de ceux qui veulent disserter sur les especes de l'honnetete ignorent entierement ce que c'est; et si dorenavant vous dites ou tentez quoi que ce soit qui deroge a l'honnetete, vous nous trouverez sur votre chemin, et vous eprouverez que nous n'ignorons pas ce que c'est que l'honnetete, a la facon dont nous poursuivons son contraire[128]." A cette reponse _ferme et mordante_, dit le moine historien de Gosvin, _le rhinoceros prit peur, pavefactus rhinocerosiste_; il se montra les jours suivants plus soumis a la discipline et plus craintif du fouet, _timidior flagellorum_. Voila, si ces paroles caracteristiques sont exactes, comment, dans les retraites de la vie spirituelle, le XIIe siecle traitait et instruisait les heros de la pensee. [Note 126: _Ex vit. S. Gosv_., l. I, c. XVIII., _Rec. des Hist_., t. XIV, p.445.--_Gall. Christ_., t. IX, p. 415.--_Hist. litt. de la Fr._, t. XII, p. 185.] [Note 127: "Instar rhinocerontis indomiti disciplinae coercendum ligamento.--In spiritu lenitatis." (S. Gosv., _ibid_.)] [Note 128: "Per insectationem contrarii sui." (_Id. ibid_.)] A peine rendu, cependant, le jugement du concile fut loin de rencontrer une approbation generale. On trouva dans ses procedes, rudesse, durete, precipitation. L'oppression etait evidente, le droit tres-douteux. Beaucoup d'ailleurs penchaient a croire la verite du cote d'Abelard; bientot ceux qui avaient siege a Soissons durent se justifier; plusieurs repoussaient la solidarite du jugement et desavouaient leur propre vote. Le legat attribuait publiquement l'affaire a ce qu'il appelait la jalousie des Francais, _invidia Francorum_, et tout repentant de ce qui s'etait passe, il n'attendit pas longtemps pour faire ramener Abelard dans son couvent[129]. [Note 129: _Ab. Op_., ep. I, p. 25.] A Saint-Denis, il est vrai, Abelard retrouvait des ennemis. On se rappelle qu'il s'etait aliene les moines par d'imprudentes remontrances. Ceux-ci n'etaient disposes ni a les pardonner ni a cesser de les meriter; et une occasion ne tarda pas a survenir ou il faillit encore se perdre. Un jour, en lisant le commentaire de Bede le Venerable sur les Actes des Apotres, il tomba par hasard sur un passage ou il est dit que Denis l'Areopagite avait ete eveque de Corinthe, et non pas eveque d'Athenes. Cette opinion ne pouvait etre du gout des moines. Ils tenaient a ce que leur Denis, fondateur de l'abbaye, et qui d'apres le livre de ses Gestes, etait en effet eveque d'Athenes, fut bien aussi l'Areopagite, celui que saint Paul convertit[130]. Sans songer a l'orage qu'il allait soulever, Abelard communiqua sa decouverte a quelques-uns des freres qui l'entouraient et leur montra en plaisantant le passage de Bede. Les bons peres se facherent fort, traiterent Bede de menteur, et lui opposerent victorieusement le temoignage d'Hilduin, leur abbe sous Louis le Debonnaire, et qui, pour verifier les faits, avait parcouru longtemps la Grece avant d'ecrire les Gestes du bienheureux Denis. La conversation se prolongeant, Abelard, somme de s'expliquer, dit qu'on ne pouvait mettre l'autorite d'Hilduin en balance avec celle de Bede, revere de toute l'Eglise latine, et que, sur le fond de la question, peu importait qui des deux Denis eut fonde l'abbaye, puisque tous deux avaient obtenu la couronne celeste. L'indignation fut alors generale; on s'ecria qu'il montrait bien qu'il avait de tout temps ete l'ennemi du couvent, et qu'il voulait aujourd'hui fletrir l'honneur, non-seulement de ce grand etablissement religieux, mais de tout le royaume dont l'Areopagite avait toujours ete le glorieux patron; et l'on courut rendre compte a l'abbe du scandale dont on venait d'etre temoin. Celui-ci se hata d'assembler le chapitre; puis, en presence de la congregation entiere, il menaca Abelard d'envoyer aussitot au roi qui tirerait une reparation eclatante d'une si monstrueuse offense. Il semblait que l'imprudent lecteur de Bede eut porte la main sur la couronne. Il s'excusa de son mieux, et offrit, s'il avait manque a la discipline, de reparer sa faute; mais ce fut en vain, et l'abbe ordonna de le bien surveiller jusqu'a ce qu'il le remit au roi. [Note 130: Act. XVII, 34.--Bede le Venerable, pretre anglo-saxon, a compose, au VIIe siecle, sur la philosophie, les sciences, l'histoire ecclesiastique et l'Ecriture sainte, des ouvrages tres-remarquables pour son temps. Le passage auquel Abelard fait allusion se trouve dans les _Expositions du Nouveau Testament._ (Bed. Ven. _Op._. t. V, _Exp. Act. Apost.,_ c. XVII.) Quant a la question, les moines de Saint-Denis avaient tort sur un point; on ne peut plus soutenir raisonnablement aujourd'hui que Denis l'Areopagite, martyr du Ier siecle, soit le Denis patron de la France, apotre de Paris, et qui mourut vers le milieu du IIIe. Mais il y a erreur dans Bede; l'Areopagite a bien ete eveque d'Athenes; et l'eveque de Corinthe, qui n'est pas l'Areopagite, est celui qu'on venerait en France et qui a donne son nom a l'abbaye de Saint-Denis. Pour tout accommoder, en 1215, Innocent III, sans se prononcer pour aucune opinion, donna a la royale abbaye les reliques de Denis d'Athenes, afin qu'elle eut les restes des deux saints de ce nom. Mais c'etait au fond decider la question, ou dire que les reliques jusque-la conservees a Saint-Denis n'etaient pas celles de l'Areopagite. (_Ab. Op._, p. 25, et Not., p. 1189.--Tillemont, _Mem. pour servir a l'hist. eccles._, t. II, p. 133 et 718, et t. IV, p. 710.)] L'hostilite de ses superieurs et de ses freres paraissait implacable; on dit meme que la punition monacale, le fouet, lui fut infligee pour avoir ete de l'avis du venerable Bede[131]. Pousse a bout par tant d'acharnement et de violence, las de voir toujours ainsi la fortune le contrarier dans les moindres choses, et le monde entier conjure contre lui, il resolut de sortir d'esclavage, et, d'accord avec quelques freres qui compatissaient a ses peines, aide de ses amis, il s'enfuit secretement une nuit, et gagna la terre de Champagne, qui n'etait pas eloignee et ou se trouvait la retraite deja habitee par lui quelque temps. Thibauld, comte de Champagne, de qui il n'etait pas inconnu, s'etait interesse aux persecutions qu'il avait eprouvees; et, sous sa protection, il demeura a Provins, dans le prieure de Saint-Ayoul[132], occupe par des moines de Saint-Pierre de Troyes et dont le prieur etait un de ses anciens amis. En meme temps, il essaya de se reconcilier, et il ecrivit a l'abbe de Saint-Denis et a sa congregation une lettre que nous avons encore, et ou, discutant la question tranchee par Bede, il la decide en sens inverse et conclut que le venerable auteur s'est trompe ou que les deux Denis ont ete eveques de Corinthe[133]. Mais cette concession fut inutile. [Note 131: _Ut fama est_, ajoute Duboulai qui raconte ce fait. (_Hist. Univ. par._, t. II, p. 85.)] [Note 132: Saint-Ayoul est la traduction alteree de Saint-Aigulfe, nom d'un prieure soumis a l'eveche de Troyes et fonde en 1018. (_Gall. Christ._, t. XII, p. 530.)] [Note 133: _Ab. Op._ pars II, ep. II, _Adae dilectissimo patri suo abbati_, p. 224.] Pendant qu'il jouissait a Provins des douceurs d'une bienveillante hospitalite, une affaire attira dans cette ville l'abbe de Saint-Denis aupres du comte de Champagne; Abelard, de son cote, vint sur-le-champ, avec son ami le prieur, trouver Thibauld, et lui demanda d'interceder pour lui, afin d'obtenir de son abbe l'absolution et la permission de vivre suivant la regle monastique, partout ou bon lui semblerait. Adam voulut en conferer avec les moines qui l'avaient accompagne et promit une reponse avant son depart. La reponse fut qu'il y allait de l'honneur de leur abbaye, s'ils laissaient le frere indocile passer dans un autre couvent, comme il en avait sans doute le dessein, et qu'apres avoir autrefois choisi leur maison pour asile, il ne pouvait l'abandonner sans outrage. Puis, n'ecoutant personne, pas meme le comte, ils menacerent le fugitif de l'excommunier, s'il ne rentrait aussitot au bercail, et interdirent sous toutes les formes, au prieur qui l'avait accueilli, de le retenir plus longtemps, s'il ne voulait avoir sa part de l'excommunication. Cette reponse jeta Abelard et son ami dans une grande anxiete; mais, quelques jours apres les avoir quittes, l'abbe Adam mourut le 19 fevrier 1122[134]. Un autre lui succeda le 10 mars suivant; c'etait Suger, celui qui devait etre un jour regent du royaume. [Note 134: M. Alexandre Lenoir donne la pierre tumulaire d'Adam. _Musee des mon. franc._, t. 1, p. 234, pl. n deg. 518.--Cf. _Gall. Christ._, t. VII, p. 308.] Suger etait alors un homme tout politique, un simple diacre employe par le roi aux plus grandes affaires, et a l'epoque ou il devint abbe, en ambassade a Rome aupres du pape. Abelard, accompagne de l'eveque de Meaux Burchard, qui s'interessait a lui, se rendit aupres du nouvel abbe, ou de celui qui le suppleait jusqu'a son retour, et renouvela les demandes adressees au predecesseur. La decision se faisant attendre, peut-etre parce qu'on attendait Suger, il se pourvut, grace a l'entremise de quelques amis, par-devant le roi et son conseil. Il ne trouva pas que Louis VI eut grand souci de la qualite d'Areopagite pour le patron de la royale abbaye qui devait garder son tombeau, et l'affaire reprit une tournure favorable. Etienne de Garlande, alors grand-senechal de l'hotel, se chargea de tout arranger. Il etait diacre aussi comme Suger; mais homme d'Etat et homme de guerre, il entrait peu dans les desirs ou les convenances du clerge, et saint Bernard regardait l'un et l'autre ministre comme deux calamites pour l'Eglise[135]. [Note 135: Voyez la lettre qu'il ecrivit quatre ans apres a l'abbe Suger pour le feliciter sur sa conversion. (Saint Bern. _Op.,_ ep. LXXVIII.)] Abelard avait compte sur la politique du conseil du roi. Il croyait savoir qu'on y pensait que, moins l'abbaye de Saint-Denis serait reguliere, plus elle serait soumise et temporellement utile a la couronne, peut-etre parce qu'on en tirerait plus d'argent. Il pouvait donc esperer qu'on se soucierait fort peu d'y retenir un censeur qui prechait la reforme, et qu'on ne prendrait pas fort a coeur les interets de l'autorite abbatiale ni de la discipline commune. Cette situation exceptionnelle de religieux sans monastere qu'il ambitionnait pouvait etre assez du gout de la cour, et lui il s'accommodait fort bien de l'idee de lui devoir sa liberte, et pour ainsi dire de relever d'elle. La royaute commencait a devenir pour les individus la protectrice universelle; et elle se plaisait des lors a entreprendre sur toutes les juridictions, et a suspendre, suivant son bon plaisir, toutes les regles particulieres. Etienne de Garlande et Suger s'entendirent donc aisement[136]. Pour que tout fut en regle, le ministre fit venir l'abbe et son chapitre; et il s'enquit des motifs de l'insistance qu'on avait mise a retenir dans un cloitre un homme malgre lui, et fit valoir le scandale qui pourrait en resulter, sans qu'on en dut esperer rien d'utile, puisqu'il y avait entre la congregation et son censeur une evidente incompatibilite d'humeurs. L'abbe demanda seulement que, pour l'honneur du monastere, Abelard ne cessat pas de lui appartenir, et qu'il allat vivre dans une retraite de son choix, sans jamais entrer dans aucune autre communaute. Cette condition fut acceptee, et le tout fut promis et ratifie en presence du roi et de son conseil. [Note 136: Il existe deux lettres adressees a Suger, au nom du pape, pour lui recommander un maitre Pierre qui, ayant une mauvaise affaire, s'etait adresse a la cour de Rome. Duchesne qui les a, je crois, publiees le premier, veut qu'elles s'appliquent a notre maitre Pierre; du moins le dit-il dans la table de son recueil _Historiae Francorum scriptores_ (t. IV, p. 537 et 538); mais la simple lecture de ces lettres prouve que cette opinion est insoutenable, et nous croyons volontiers, avec D. Brial, qu'il s'agit d'un certain Pierre de Meaux, accuse de quelque violence sous la pontificat d'Eugene III. (_Rec. des Hist._, t. XV, p. 455 et 456.)] Le roi etait alors ce Louis le Gros dont le regne fut si memorable par l'emancipation des communes, berceau de la liberte moderne. Il eut la gloire d'attacher son nom a ce grand evenement, et sa puissance en profita, comme si sa volonte en eut ete la cause. Tous les progres de l'autorite royale ont ete, au moyen age, des progres dans le sens absolu du mot. Elle ne fut jamais grande, au reste, que lorsqu'elle fut liberale. Suger et Garlande s'en montrerent les habiles ministres, et il y a certainement quelque secrete liaison entre la politique qui secondait l'affranchissement des communes et celle qui protegeait Abelard. Il etait libre, mais il etait pauvre. Maitre de choisir sa solitude, il se retira sur le territoire de Troyes, aux bords de l'Ardusson, dans un lieu desert qu'il connaissait pour y etre alle souvent lire et mediter, ou meme enseigner quelquefois[137]. C'etait dans la paroisse de Quincey, aupres de Nogent-sur-Seine. La, dans quelques prairies qui lui furent donnees, il construisit avec la permission d'Atton, eveque de Troyes, un oratoire de chaume et de roseaux qu'il dedia d'abord a la sainte Trinite. Ce fut dans cette retraite qu'il se cacha seul avec un clerc, et repetant ces mots du psaume: "Voila que j'ai fui au loin, et j'ai demeure dans la solitude." (Ps. LIV, 8.) [Note 137: "Ubi legere (_alias_ degere) solitus fuerat." Ce lieu est le hameau du Paraclet, a l'est de Nogent-sur-Seine, a dix on douze lieues de Troyes, sur la route de Paris. (_Gall. Christ._, t. XII, p. 609.--_Ab. Op._, ep. 1, p. 28 Not., p. 1117.--Willelm. Godel. et Guill. Nang. _Chron., Rec. des Hist_., t. XII, p. 675, et t. XX, p. 781.)] C'est une chose etrange que les vicissitudes de la vie que nous racontons. Elles se multiplient comme les mouvements inquiets de l'ame d'Abelard. Temeraire et triste, entreprenant et plaintif, il n'a pas reussi a maitriser la fortune, et il ne sait pas s'astreindre a vivre dans un humble repos. Aucune situation reguliere et commune ne peut lui convenir longtemps. Partout ou il parait, il semble chercher querelle, provoquer l'oppression, et, quand il rencontre la resistance, il s'etonne en gemissant. Apres les grands malheurs, il n'echappe pas aux petits; victime des serieuses passions, il est tourmente par les passions pueriles; il se prend d'une querelle domestique avec des moines, et aussitot tout condamne, tout dechu qu'il parait, il emploie des princes et des rois a faire ses affaires, a le delivrer de son abbe, a garantir sa liberte; puis, des qu'elle lui est rendue, n'ayant pu se soumettre a la vie du cloitre, il se fait ermite[138]. [Note 138: Cette retraite d'Abelard, le repos et l'activite philosophique qu'il trouva au Paraclet, ont fixe l'attention d'un auteur que nous citerons a cause de son nom et parce qu'il est un des premiers en date qui aient parle de lui. Petrarque a fait un traite sur la vie solitaire, ou il vante les philosophes qui ont cherche la retraite, et cite, apres avoir nomme quelques anciens, "recentiorem unum nec valde remetum ab relate nostra.... apud quosdam.... suspectae fidei, at profecto non humilis ingenii, Petrum illum cui Abaelardi cognomen." (_De vit. solitar_., l. II, sect. VI, c. I.)] Mais jamais il ne pouvait demeurer ignore du reste du monde, et son desert etait a moins de trente lieues de Paris. On connut bientot sa retraite, et sans doute il ne mit nul soin a la cacher. Le maitre Pierre vit accourir aux champs pour l'entendre une nouvelle generation d'ecoliers. Les cites et les chateaux furent desertes pour cette Thebaide de la science[139]. Des tentes se dresserent autour de lui; des murs de terre couverts de mousse s'eleverent pour abriter de nombreux disciples qui couchaient sur l'herbe et se nourrissaient de mets agrestes et de pain grossier. Comme saint Jerome au milieu des deserts de Bethleem, il se plaisait a ce contraste d'une vie rude et champetre unie aux delicatesses de l'esprit et aux raffinements de la science; et peu a peu, entoure d'une affluence croissante, regardant ces nombreux disciples qui batissaient eux-memes leurs cabanes sur le bord de la riviere, il se sentait console; il se disait que ses ennemis lui avaient tout enleve et que l'on quittait tout pour le suivre. De moment en moment, il pensait que la gloire revenait a lui. Que devaient dire les envieux? La persecution, loin de leur profiter, servait a renouveler et a singulariser sa fortune. On l'avait reduit a la derniere pauvrete; comme le serviteur de l'Evangile, ne pouvant creuser la terre et rougissant de mendier[140], voila que la vieille science, a laquelle il devait tant, venait le sauver encore, et lui donnait une ecole a conduire et un institut a fonder. C'etaient des disciples qui lui preparaient ses aliments, qui cultivaient, qui batissaient pour lui, qui lui fabriquaient ses habits; des pretres meme lui apportaient leurs offrandes, et bientot, comme l'oratoire de roseaux etait insuffisant, ses eleves le reconstruisirent en bois et en pierre. Ce petit edifice avait ete dedie d'abord a la Trinite, divin objet des lecons et des meditations d'Abelard a cette epoque; et meme il y avait fait placer une statue ou plutot un groupe qui se composait de trois figures adossees, et parfaitement semblables de visage, pour exprimer l'unite de nature de la trinite des personnes. Cette statue se voyait encore en ce lieu il n'y a guere plus d'un demi-siecle. Les trois personnes divines etaient sculptees dans une seule pierre, avec la figure humaine. Le Pere etait place au milieu, vetu d'une robe longue; une etole suspendue a son cou et croisee sur sa poitrine etait attachee a la ceinture. Un manteau couvrait ses epaules et s'etendait de chaque cote aux deux autres personnes. A l'agrafe du manteau pendait une bande doree portant ces mots ecrits: _Filius meus es tu_. A la droite du Pere, le Fils, avec une robe semblable, mais sans la ceinture, avait dans ses mains la croix posee sur sa poitrine, et a gauche une bande avec ces paroles: _Pater meus es tu_. Du meme cote, le Saint-Esprit, vetu encore d'une robe pareille, tenait les mains croisees sur son sein. Sa legende etait: _Ego utriusque spiraculum_. Le Fils portait la couronne d'epines, le Saint-Esprit une couronne d'olivier, le Pere la couronne fermee, et sa main gauche tenait un globe: c'etaient les attributs de l'empire. Le Fils et le Saint-Esprit regardaient le Pere qui seul etait chausse. Cette image singuliere de la Trinite, cet embleme, unique, je crois, dans sa forme, attestait assez combien l'esprit d'Abelard etait profondement coupe de ce dogme fondamental. Cependant quand, en s'agrandissant, l'etablissement des bords de l'Ardusson devint en quelque sorte le monument de cette grace divine qui l'avait recueilli et soulage dans ses miseres, comme c'etait le lien de la consolation, il lui donna le nom du _Consolateur_ ou du _Paraclet_[141]. [Note 139: "Relictis et civitatibus et castellis." (_Ab. Op_., ep. I, p. 23.)] [Note 140: Luc, XVI, 3.--(_Ab. Op_., loc. cit., et ep. II, p. 43.)] [Note 141: D. Gervaise qui ecrivait vers 1720, dit qu'en 1701, le 3 juin, Mme Catherine de la Rochefoucauld, abbesse du Paraclet, fit retirer de la poussiere cette curieuse antiquite, pour la placer solennellement dans le choeur des religieuses sur un piedestal de marbre portant une inscription qui en faisait connaitre l'origine. Les auteurs de l'_Histoire litteraire_, peu favorables a Gervaise, admettent le fait. (_Vie d'Abel._, t. I, l. II, p. 229.--_Hist. litt._, t. XII, p. 95.) D'ailleurs l'auteur des _Annales benedictines_, qui parait avoir vu la statue, en donne la description exacte. M. Alexandre Lenoir a publie une gravure qui la represente, et il semble aussi l'avoir vue avant que la revolution ne l'eut detruite. On trouve dans l'_Iconographie chretienne_ de M. Didron un embleme analogue de la Trinite, tire d'un manuscrit de Herrade, abbesse de Sainte-Odile, vers 1160. (_Annal. ord. S. Bened._, t. VI, l. LXXIII, p. 85.--_Gall. Christ._, t. XII, p. 571.--_Mus. des monum. franc._, t. I, pl. n deg. 516.--_Icon. chret._, p. 604.)] On a peu de details sur cette ecole du Paraclet, sur cette academie de scolastique qu'il forma au milieu des champs. On sait seulement qu'il y maintenait l'ordre avec severite; nous en avons un assez curieux temoignage. Un valet, un bouvier l'ayant averti de quelques desordres secrets parmi les ecoliers, le maitre les menaca de cesser aussitot ses lecons, ou du moins exigea que la communaute fut dissoute, et leur ordonna, s'ils voulaient encore l'entendre, d'aller habiter Quincey. Le bourg etait assez eloigne, et le jour suffisait a peine pour qu'on eut le temps de venir au Paraclet, d'assister aux lecons, de participer aux etudes, et de s'en retourner[142]. D'ailleurs la vie en commun, les doctes entretiens, l'existence d'une sorte de congregation formee, comme le dit un de ses membres, _au souffle de la logique (aura logicae)_, tout cela etait cher aux ecoliers, donnait de l'interet et de l'originalite a leur entreprise; et la severite d'Abelard les contrista et les humilia. Un d'eux, un jeune Anglais, qui se nommait Hilaire, exhala leur douleur commune dans une complainte en dix stances, de cinq vers chacune, dont les quatre premiers sont des lignes de latin rimees, et le cinquieme un vers francais qui sert de refrain[143]. Cette chanson elegiaque, fortement empreinte de l'esprit et du gout de l'epoque, est peu poetique et sans elegance; mais elle ne manque pas de sentiment ni d'harmonie, et elle prouve avec quelle ardeur on venait de loin se reunir autour d'Abelard, avec quel respect on lui obeissait, avec quelle avidite on se desalterait a cette source de savoir et d'eloquence, _quo logices fons erat plurimus_. Je me figure que les ecoliers chantaient en choeur cette complainte, que de telles poesies etaient un de leurs habituels passe-temps, et que celle-ci nous donne la forme de quelques-unes de celles qu'Abelard lui-meme avait su rendre populaires. On peut croire du reste qu'il se laissa flechir et accueillit le voeu qu'exprimaient ces mots: _Desolatos, magister, respice, Spemque nostram quae languet refice._ Tort a vers nos li mestre. [Note 142: Heu! quam crudelis iste nuntius Dicens: "Fratres, exito citius; Habitetur vobis Quinciacus; Alioquin, non leget monachus." _Tort a vers nos li mestre_. Quid, Hilari, quid ergo dubitas? Cur non abis et villam habitas? Sed te tenet diei brevitas, Iter longum, et tua gravitas. _Tort a vers nos li mestre_ (_Ab. Op_., pars II, _Elegia_, p. 243.)] [Note 143: Cette prose que d'Amboise a conservee, est curieuse. Les quatre vers latins de chaque couplet riment ensemble; ils ont la mesure de nos vers de dix pieds, avec une cesure apres le quatrieme, sauf dans un seul vers. Il est difficile d'y retrouver aucune mesure de prosodie latine; seulement tous se terminent par un iambe. Le refrain francais est un vers de six pieds, et un des plus anciens vers connus en langue vulgaire. _Tort a vers nos li mestre_ ou _mestres_, cela signifie _le maitre a tort envers nous_ ou _nous fait tort_. Ce qui, selon M. Champollion, exprime un regret plutot qu'un reproche. M. Leroux de Liney a place cette chanson la premiere dans son _Recueil de chants historiques francais_. Il la fait preceder de quelques details que abus croyons peu exacts (p. 3); mais il ajoute qu'elle se trouve avec d'autres poesies du meme auteur dans un manuscrit du XIIe siecle de la Bibliotheque Royale. Ce manuscrit a ete publie par M. Champollion en 1838. (_Hilarii versus et ludi_, Paris, petit in-8 deg. de 76 pages, p. 14.) Il contient des poesies lyriques et dramatiques vraiment curieuses. Cet Hilaire, qui n'etait encore connu que par cette piece et par ce qu'en disent les _Annales benedictines_, se rendit a l'ecole d'Angers, apres qu'Abelard eut quitte le Paraclet, et y fit une seconde prose rimee en l'honneur d'une bienheureuse recluse, Eva d'Angleterre. (_Ab. Op._, loc. cit.--_Hist. litt._, t. XII, p. 251, t. XX, p. 627-630.--_Annal. ord. S. Bened._, t. VI, l. LXVIII, p. 315.)] La renommee etait venue le chercher dans sa solitude. Il fallut bien qu'apres quelque temps elle signalat son retour, en ramenant les alarmes avec elle. L'enseignement du philosophe n'avait sans doute point change de caractere; le soupcon et la defiance ne cesserent pas d'accueillir tous ses efforts, de poursuivre tous ses succes. Il provoquait naturellement l'un et l'autre, et rien de lui n'etant commun, rien ne paraissait simple et regulier. Ainsi, on lui fit un crime de ce nom du Saint-Esprit grave au fronton du temple qu'il avait eleve. C'etait en effet une consecration a peu pres sans exemple, la coutume etant de vouer les eglises a la Trinite entiere ou au Fils seul entre les personnes divines. On voulut voir dans ce choix inusite une arriere-pensee, et l'aveu detourne d'une doctrine particuliere sur la Trinite. Il est cependant difficile de comprendre comment, lorsque de certaines prieres sont adressees au Saint-Esprit, lorsqu'une fete solennelle, celle de la Pentecote, lui est specialement consacree, il serait coupable ou inconvenant de lui dedier un temple, qui sous tous les noms, meme sous celui de la Vierge ou des saints, doit rester toujours et uniquement la maison du Seigneur[144]. Mais c'etait une nouveaute, et elle venait d'un homme de qui toute nouveaute etait suspecte. Avec les progres de son etablissement, les prejuges hostiles se ranimaient contre lui. On a meme cru qu'alors un homme qui devait jouer un grand role dans l'Eglise et dans la vie d'Abelard, le nouvel abbe de Cluni, Pierre le Venerable, s'etait inquiete de son salut, et par des lettres ou brillent a la fois un esprit rare et une piete vive et tendre, s'etait efforce de le rappeler du travail aride des sciences humaines a l'exclusive recherche de l'eternelle beatitude[145]. Ce qui est mieux prouve, c'est que la piete n'inspirait pas a tous alors une sollicitude aussi charitable. [Note 144: _Ab. Op._, ep. I, p. 30, 31.] [Note 145: Deux lettres de Pierre le Venerable sont adressees _dilecto filio suo_ ou _praecordiali filio, magistro Petro_. Elles ont pour but d'exhorter un homme absorbe par les sciences du siecle, les travaux des ecoles, l'etude des opinions discordantes des philosophes, a se faire pauvre d'esprit, a devenir le philosophe du Christ. La premiere temoigne d'une grande piete et d'un esprit distingue. Martene veut que ces deux lettres aient ete adressees a Abelard, et dans le temps meme qu'il enseignait pour la premiere fois _in Trecensi cella_. Ce ne serait pas du moins a cette epoque; car il n'avait pas comparu au concile de Soissons en 1121, et Pierre le Venerable ne devint abbe de Cluni qu'en 1122 ou 1123. Rien d'ailleurs, hors ce nom de _magister Petrus_, ne rappelle Abelard. Au Paraclet, on ne lui voit aucune liaison avec l'abbe de Cluni. Duchesne, l'editeur des lettres de celui-ci, croit celles dont il s'agit adressees a un moine de Poitiers, appele dans d'autres Pierre de Saint-Jean. A titre de pure conjecture, on pourrait dater ces lettres de l'epoque tres-posterieure ou Abelard et Pierre le Venerable se trouverent rapproches, et tout rattacher a la conversion du premier dans l'abbaye de Cluni. Mais rien de precis, rien d'individuel n'autorise cette hypothese; autant vaudrait regarder une lettre XXVI ou l'abbe de Cluni felicite un certain Pierre de sa vie de sainte retraite, comme ecrite pour notre philosophe, retire dans ses derniers jours a Saint-Marcel. (_Bibl. Clun., Petr. Ven_. ep. IX, X, XXVI, l. I, p. 630, 657; Not., p. 107.--_Annal. ord. S. Ben_., t. VI, l. LXXXIV, p.84.)] Les anciens adversaires d'Abelard etaient rentres dans l'ombre, mais d'autres avaient paru, plus dignes et plus formidables. Deux hommes commencaient a s'elever dans l'Eglise, tous deux destines a devenir celebres et puissants, bien qu'a des degres fort inegaux; tous deux renommes par la piete, le savoir, l'activite, l'autorite, par toutes les vertus et toutes les passions qui font la grandeur d'un pretre; tous deux d'une charite ardente et d'un caractere inflexible, cruels a eux-memes, humbles et imperieux, tendres et implacables, faits pour edifier et opprimer la terre, et ambitieux d'arriver, par les bonnes oeuvres et les actes tyranniques, au rang des saints dans le ciel. L'un, saint Norbert[146], d'une famille distinguee de Xanten, dans le pays de Cleves, avait commence sa vie dans les plaisirs, et atteint, comme simple prebendaire, l'age de trente ans et plus, lorsque le repentir le saisit et le jeta dans la reforme. Devenu pretre en 1116, il essaya vainement de convertir son chapitre, et se fit le missionnaire ardent de la foi et de la penitence. Savant, exalte, bizarre jusque dans ses manieres et son costume, il fut cite comme fanatique devant le concile de Frizlar, mais il se justifia, et meme il obtint des papes Gelase et Calixte II la permission de precher la parole sainte. Parcourant en apotre la France et le Hainaut, partout il produisit un grand effet sur le peuple, mais reussit peu a reformer les chanoines dont il avait particulierement a coeur la conversion. Ayant echoue aupres de ceux de Laon, il se retira non loin de cette ville, dans la solitude de Premontre, y jeta, en 1120, les fondements d'un ordre celebre de chanoines reguliers, et se vit au bout de quatre ans a la tete de neuf abbayes florissantes. Il fut d'abord connu sous le titre de reformateur des chanoines et devint bientot archeveque de Magdebourg (1126). Puissant et revere dans l'Eglise, protege par de grands princes, il unissait a une activite infatigable une foi singuliere dans sa propre inspiration, dans une sorte de revelation personnelle, qui le conduisit a essayer des propheties et des miracles. Persuade de la venue prochaine de l'Antechrist, il poursuivait avec un zele redoutable tout ce qui lui semblait menacer la foi et l'unite. On ne sait s'il se rencontra avec Abelard; mais ce dernier le designe comme un de ses persecuteurs, et tout dans la vie de Norbert, tout jusqu'au caractere de sa piete, devait le rendre incapable d'excuser et de comprendre le christianisme tout intellectuel du grand dialecticien de la theologie. [Note 146: Voyez, dans l'_Histoire litteraire_, l'article _saint Norbert_, t. XI, p. 243, et sa vie par Hugo, chanoine de Premontre, 1 vol. in-4, 1704.] L'autre adversaire d'Abelard n'etait pas, de son temps, place fort au-dessus de saint Norbert; mais son nom est environne d'un bien autre eclat historique. Des son jeune age, il s'etait signale par ces prodiges d'austerite et d'humilite chretienne qui domptent tout dans l'homme, hormis la colere et l'orgueil, mais qui rachetent l'une et l'autre en les consacrant a Dieu. Il vivait dans les miseres d'une sante faible, encore affaiblie et torturee comme a plaisir par de volontaires souffrances. Il se croyait appele a ressusciter l'esprit monastique, en ranimant dans les couvents la morale et la foi. Il avait de plus en plus enfonce dans l'ombre et courbe vers la terre le front pale de ses moines amaigris; mais il ouvrait un oeil vigilant sur le monde, observait les pretres, les docteurs, les eveques, les princes, les rois, l'heritier de saint Pierre lui-meme; et tantot suppliant avec douleur, tantot gourmandant avec force, il avait pour tous des prieres, des menaces, des larmes et des chatiments, et faisait sous la bure la police des trones et des sanctuaires. C'etait saint Bernard. Abelard accuse formellement ces deux hommes d'avoir ete, vers l'epoque ou nous sommes arrives, les principaux artisans de ses malheurs[147]. Suivant lui, ces _nouveaux apotres, en qui le monde croyait beaucoup_, allaient prechant contre lui, repandant tantot des doutes sur sa foi, tantot des soupcons sur sa vie, detournant de lui l'interet, la bienveillance et jusqu'a l'amitie, le signalant a la surveillance de l'Eglise et des eveques, enfin le minant peu a peu dans l'esprit des fideles, afin que, le jour venu, il n'y eut plus qu'a le pousser pour l'abattre. On peut croire que son ressentiment a charge le tableau; nous verrons quelle fut la conduite de saint Bernard, lorsque Abelard sera une seconde fois juge, et cette conduite, nous sommes loin de l'absoudre. Mais quelques mots des lettres du saint lui-meme semblent prouver que jusqu'alors il avait fait peu d'attention aux opinions du moine philosophe[148]. Au temps de l'enseignement dans la solitude du Paraclet, de 1122 a 1125, on ne sait meme s'il le connaissait personnellement. Mais il pouvait, au moins, savoir de lui ses plus eclatantes aventures, et elles devaient peu le recommander au grand reformateur des moines, a l'ami d'Anselme de Laon, de Guillaume de Champeaux, au protecteur d'Alberic de Reims. Lorsque Abelard ecrivit la lettre ou il lui donne la premiere place parmi ses ennemis, il ignorait encore qu'un jour il l'aurait pour juge, et ne pouvait, en l'accusant, ceder au ressentiment contre une persecution future. Quelque chose les avait donc deja opposes l'un a l'autre; il avait donc apercu sous l'indifference apparente de l'abbe de Clairvaux des germes d'inimitie, et devine la persecution dans les actes qui la preparaient. [Note 147: _Ab. Op._, ep. I, p. 31. Abelard ne les nomme pas, mais la designation est claire, et elle a ete constamment appliquee a saint Bernard et a saint Norbert, d'abord par Heloise, et puis par toutes les autorites, comme les censeurs de l'edition de d'Amboise, Bayle, Moreri, les auteurs de l'_Histoire litteraire_, etc.; on est unanime sur ce point. (_Id._, ep. II, p. 42 et Censur. Doctor. paris.; Not., p. 1177.--_Dict. crit._, art. _Abelard.--Hist. litt._, t. XII, p. 95.)] [Note 148: Saint Bern., _Op._, ep. CCXXVII.] Rappelons-nous que Clairvaux n'etait pas a une grande distance du Paraclet[149]. Il n'y avait pas dix ans que saint Bernard, quittant Citeaux par l'ordre de son abbe, etait descendu avec quelques religieux dans ce vallon sauvage pour y fonder un monastere. En peu de temps il avait reuni dans ce lieu, nomme d'abord la vallee d'Absinthe, et sous la loi d'une vie severe et d'une piete ardente, de sombres cenobites qui tremblaient devant lui de veneration, de crainte et d'amour. Il avait cree la une institution qui, sans etre illettree ni grossiere, contrastait singulierement avec l'esprit independant et raisonneur du Paraclet. Clairvaux renfermait une milice active et docile dont les membres sacrifiaient toute passion individuelle a l'interet de l'Eglise et a l'oeuvre du salut. C'etaient des jesuites austeres et altiers. Le Paraclet etait comme une tribu libre qui campait dans les champs, retenue par le seul lien du plaisir d'apprendre et d'admirer, de chercher la verite au spectacle de la nature, voyant dans la religion une science et un sentiment, non une institution et une cause. C'etait quelque chose comme les solitaires de Port-Royal, moins l'esprit de secte et les doctrines du stoicisme[150]. [Note 149: Clairvaux, bourg du departement de l'Aube, a quinze lieues au dela de Troyes, etait une abbaye du diocese de Langres, fondee en 1114 ou 1115, par une colonie venue de Citeaux sous la conduite de saint Bernard. On l'appelait la troisieme fille de Citeaux. (_Gall. Christ._, t. IV, p. 706.)] [Note 150: Cette comparaison ne s'applique evidemment qu'a l'esprit d'independance du Paraclet et a sa situation locale qui rappelle vaguement celle de Port-Royal-des Champs; car rien ne ressemble moins aux doctrines du jansenisme que celles d'Abelard; et il a rencontre ses juges les plus severes parmi les calvinistes, comme ses critiques les plus indulgents parmi les jesuites.] Deux institutions aussi opposees et aussi voisines, qui toutes deux agissaient sur les imaginations des populations environnantes, ne pouvaient manquer d'etre rivales ou meme ennemies. Elles devaient reciproquement se soupconner et se meconnaitre. Il y avait autour du Paraclet plus de mouvement, a Clairvaux plus de puissance reelle, et je concois que saint Bernard, inquiet de celte oeuvre de la pure intelligence qu'il devait mal comprendre, en inscrivit des lors l'auteur sur ces listes de suspects que la defiance du pouvoir ou des partis est si prompte a dresser, heureuse quand elle n'en fait pas aussitot des tables de proscription. Ce qui est certain, c'est qu'Abelard se sentit menace. De tout temps enclin a l'inquietude, ses malheurs l'avaient rendu craintif; il etait prompt a voir la persecution la ou il apercevait la malveillance. Pendant les derniers jours qu'il passa au Paraclet, il vecut dans l'angoisse, s'attendant incessamment a etre traine devant un concile comme heretique ou profane. S'il apprenait que quelques pretres dussent se reunir, il pensait que c'etait le synode qui allait le condamner. Tout etait pour lui l'eclair annoncant la foudre. Quelquefois il tombait dans un desespoir si violent qu'il formait le projet de fuir les pays catholiques, de se retirer chez les idolatres et d'aller vivre en chretien parmi les ennemis du Christ. Il esperait la plus de charite ou plus d'oubli[151]. [Note 151: _Ab. Op., ep. I, p. 32._] Une inspiration du meme genre lui fit prendre alors un parti funeste, et chercher le repos dans le sejour ou l'attendaient les plus cruelles miseres. On voit encore en basse Bretagne, sur un promontoire qui s'etend au sud de Vannes, le long de la baie et des lagunes du Morbihan, les ruines d'un antique monastere, au sommet de rochers battus a leur pied par les ilots de l'Ocean. La s'elevait au XIIe siecle l'abbaye de Saint-Gildas-de-Rhuys, fondee sous le roi Chilperic I par le saint dont elle portait le nom. L'eglise encore debout, monument romain dans ses parties primitives, offre des traces d'une extreme antiquite, et domine au loin la pleine mer du haut d'un quai naturel de granit fonce que le flot ronge en s'y brisant avec fracas[152]. Vers 1125, la communaute avait perdu son pasteur, et avec l'agrement et peut-etre sur le desir de Conan IV, duc de Bretagne, elle elut Abelard pour remplacer l'abbe Harve qui venait de mourir. Des religieux lui furent deputes en France; ils obtinrent pour lui le consentement de l'abbe et des moines de Saint-Denis, et vinrent offrir au fondateur du Paraclet une des dignites de l'Eglise les plus ambitionnees en ce temps-la. Abelard, alors inquiet et menace, crut entrevoir l'asile et le port. Il accepta, et se comparant a saint Jerome fuyant dans l'Orient l'injustice de Rome, il se resolut a fuir dans l'Occident l'inimitie de la France. [Note 152: _Id. ibid._ et pag. suiv.--Il n'y a plus trace de l'ancien couvent, mais l'eglise offre des parties, comme le choeur et les transepts, qui semblent n'avoir jamais ete alterees, et qui peuvent bien, ainsi qu'on le dit, avoir ete baties de 1008 a 1038. Il y a meme des murailles et des sculptures qui paraissent anterieures. Les rochers de granit qui bordent la cote s'elevent a pic au-dessus de la mer. Ils offrent des anfractuosites qui peuvent receler des grottes et meme des passages souterrains conduisant du sol du vieux couvent a la mer. C'est un lieu severe et imposant. (Merimee, _Notes d'un voyage dans l'ouest de la France_, 1836, p. 281 et suiv.--_Magasin Pittoresque_, t. IX, p. 311.)] On l'appelait dans un pays barbare dont la langue meme lui etait inconnue; mais la vie d'incertitude et de peril lui devenait insupportable, sa force ne suffisait plus a ses epreuves; toujours aussi imprudent et rendu plus timide, il etait pret a chercher dans les partis extremes le repos et la securite qu'il voulait a tout prix. Il partit donc pour la Bretagne; et ce pasteur, plein de souvenirs melancoliques, de meditations reveuses, tout occupe des plus delicates recherches de la pensee, alla gouverner un indomptable troupeau de moines sauvages, qui n'auraient pas su l'entendre et ne voulaient point lui obeir. Une vie grossiere et dereglee, le desordre, la violence, la ferocite, tels etaient les nouveaux ennemis qu'il avait a vaincre; des les premiers instants, il reconnut avec effroi quelle tache ingrate et chimerique il avait acceptee. Pour comble d'ennuis, un seigneur, tyran de la contree, a la faveur de l'inconduite des religieux, avait fait comme la conquete du monastere dont il tenait presque tous les domaines; il ecrasait les moines de ses exactions, il les forcait a payer tribut comme des juifs. La communaute etant ainsi depouillee, ses membres recouraient pour leurs besoins journaliers a leur abbe qui n'y pouvait suffire, et qui se plaisait peu d'ailleurs a soudoyer leurs profusions, leurs debauches, et la scandaleuse famille que chacun d'eux s'etait donnee. De la des plaintes continuelles, des reproches, des vols secrets, et une sorte de complot pour compromettre ou lasser un chef trop severe, et le contraindre de renoncer a son opiniatre desir de retablir la discipline. Abelard, prive d'appui, de conseil, n'ayant personne qui put le seconder ou le comprendre, vivait dans le sentiment penible d'un isolement sans repos et d'une activite sans puissance. Au dehors, les satellites du tyran voisin l'epiaient en le menacant; au dedans, les freres lui dressaient mille embuches. La, sur ces rochers desoles, au bruit sourd des flots, en presence de l'immensite sombre du ciel et de la mer, il songeait avec une inexprimable tristesse a la vanite de toutes ses entreprises. Il se rappelait tous les maux qu'il avait voulu fuir, il voyait ceux qu'il etait venu chercher, et il hesitait dans le choix. Une melancolie profonde respire dans tout ce qu'il a ecrit, et par la aussi il a devance son temps et se trouve en intelligence avec la tristesse un peu plaintive du genie litteraire du notre. Des monuments singuliers de cette disposition d'ame ont ete retrouves naguere. La bibliotheque du Vatican a livre a l'erudition allemande des chants elegiaques longtemps inconnus, _Odae flebiles_, ou sous le voile transparent de fictions bibliques il exhale ses propres douleurs. Ces poesies dont on a restitue jusqu'a la musique ne sont pas denuees d'inspiration, et sous le nom de quelque personnage hebraique qu'il met en scene, il y laisse echapper des plaintes dictees et comme animees par ses souvenirs[153]. Par exemple, dans ce chant d'Israel sur la perte de Samson, ne croit-on pas entendre les gemissements du prisonnier de Saint-Medard, apres sa disgrace et sa chute? "Le plus fort des hommes.... le bouclier d'Israel.... Dalila d'abord l'a prive de sa chevelure, puis ses ennemis, de la lumiere. Ses forces extenuees, la vue perdue, il est condamne a la meule; il s'epuise dans les tenebres; il brise dans un travail d'esclave ses membres faits aux jeux de la guerre. Qu'as-tu, Dalila, obtenu pour ton crime? quels presents? nulle grace n'attend la trahison...." [Note 153: _P. Aboelardi Planctus cum notis musicalibus.--Spicilegium Vaticanum._ Ed. Carl Greith, Frauenfeld, 1838, p. 121-131.--Le manuscrit conserve a Rome contient six chants: Dina, fille de Jacob; Jacob pleurant ses fils; les compagnes de la fille de Jephte; Israel pleurant Samson; le chant de David sur la mort d'Abner, et celui sur Sauel et Jonathan. Le titre dit que la musique est jointe, et elle a, dit-on, ete recrite avec la notation moderne. Cependant j'ai eu dans les mains deux exemplaires de ce livre, et aucun ne contenait cette musique.] Lorsqu'il exprime les douleurs de Dina, fille de Jacob, repoussee par ses freres pour le crime de Sichem, ne dirait-on pas qu'il fait parler Heloise? "Je suis devenue la proie d'un homme impur, j'ai ete seduite par les jeux de l'ennemi. Malheur a moi, miserable, qui me suis moi-meme perdue!.... Simeon et Levi, vous avez dans la peine egale l'innocent au coupable.... L'entrainement de l'amour sanctifie la faute.... La jeunesse, la legerete de l'age, une raison faible encore aurait du recevoir de ceux que l'age a muris un moindre chatiment.... Malheur a moi, malheur a toi, miserable jeune homme[154]!...." [Note 154: Amoris impulsio Culpae sanctificatio,.... Levis aetas juvenilis Minusque discreta Ferre minus a discretis Debuit in poena.] Et l'elegie vraiment poetique qu'il met dans la bouche des vierges, amies de la fille de Jephte, n'est-elle pas le choeur des tristes compagnes d'Heloise, entourant de larmes et de sanglots l'autel monastique ou la victime se sacrifie[155]? [Note 155: Ad testas choreas coelibes Ex more venite Virgines! Ex more sint odae flebiles Et planctus ut cantus celebres, Incultae sint moestae facies Plangentum et flentum similes!.... O stupendam plus quam flendam virginem! O quam rarum illi virum similem.... Quid plura, quid ultra dicemus? Quid fletus, quid planctus gerimus? Ad finem quod tamen cepimus Plangentes et flentes ducimus. Collatis circa se vestibus, In arae succensae gradibus, Traditur ab ipsa gladius.... Hebraeae dicite Virgines, Insignis virginis memores, Inclytae puellae Israel, Hac valde virgine nobiles!] Comme a Saint-Denis, comme a Saint-Medard, Abelard dut a Saint-Gildas s'abandonner a ces inspirations touchantes; et ses vers, sous la forme pedantesque de l'hymne rimee des latinistes du moyen age, sont empreints de cette douleur pensive, rare au moyen age, et que laisse a l'ame la perte de l'enthousiasme, de la gloire et de l'amour. A ces sombres reveries, un remords venait s'ajouter. Il avait abandonne son cher Paraclet, disperse ou laisse son troupeau a l'aventure, deserte ses derniers amis. Sa pauvrete ne lui avait pas permis de pourvoir a la continuation du divin sacrifice sur l'autel qu'il avait eleve. Mais un incident qui semblait un nouveau malheur vint lui donner un moyen de reparer sa faute et de fonder le seul monument qui devait durer apres lui. Depuis le jour ou nous avons vu le crime l'arracher aux pompes du siecle, un nom a cesse en quelque sorte d'etre prononce dans la vie d'Abelard. Le souvenir qui semble la remplir et qui la protege encore dans l'esprit de la posterite parait absent de sa pensee, ou du moins il est enseveli et scelle comme dans la tombe au plus profond de son coeur. Les portes du couvent d'Argenteuil s'etaient fermees sur celle qui avait consenti a ce supreme sacrifice, l'oubli. Cependant son caractere et son esprit l'avaient bientot mise au premier rang; elle etait prieure, et l'Eglise parlait d'elle avec respect. Or, il advint que Suger, qui, novice a Saint-Denis dans sa jeunesse, y avait etudie les chartes du monastere, entreprit de revendiquer celui d'Argenteuil, a titre d'ancien domaine enleve par les evenements a son abbaye. Il parait en effet certain que les fondateurs en avaient, au temps du roi Clotaire III, legue la propriete aux moines de Saint-Denis, qui en jouirent assez negligemment jusqu'au regne de Charlemagne. Mais ce prince jugea a propos d'en faire don a sa fille Theodrade, et Adelaide, femme de Hugues Capet, y avait encore reuni des religieuses. Plus de cent ans s'etaient donc ecoules depuis que l'etablissement, devenu riche, demeurait au pouvoir des femmes. Mais Suger, qui avait du credit aupres du pape Honorius II et du roi Louis VI, fit valoir les anciens titres, entre autres une donation fort en regle des empereurs Louis le Debonnaire et Lothaire son fils[156], et il accusa les religieuses de quelques desordres que par malheur il reussit a prouver[157]. Il etait devenu severe, et apres quatre ans d'une administration fort differente, il avait entrepris la reforme de son ordre en commencant par la sienne. Sur ses instances, une bulle de 1127 deposseda les religieuses d'Argenteuil; elles furent, l'annee suivante, expulsees violemment; quelques-unes entrerent a l'abbaye de Notre-Dame-des-Bois[158]; les autres, parmi lesquelles on comptait Heloise, et probablement Agnes et Agathe, deux nieces d'Abelard, cherchaient ca et la un asile, lorsque l'abbe de Saint-Gildas fut averti et crut apercevoir une occasion favorable de reparer l'abandon du Paraclet. Il revint precipitamment en Champagne (1129) et il engagea la prieure d'Argenteuil a s'etablir, avec celles de ses religieuses qui lui restaient attachees, dans l'oratoire abandonne. En meme temps, il lui fit, ainsi qu'a ses compagnes, cession perpetuelle et irrevocable du batiment et de tous les biens qui en dependaient. Atton, l'eveque de Troyes, approuva cette donation, qui devait etre, moins de deux ans apres, confirmee par le pape, et declaree inviolable sous peine d'excommunication[159]. [Note 156: Ce titre existe, et il ne permet pas de douter que Hermenric et sa femme Mummana ou Numana, les fondateurs de la maison d'Argenteuil en 665, ne l'eussent donnee au couvent de Saint-Denis; Louis le Debonnaire y regle qu'elle reviendra a ce couvent apres la mort de sa soeur. Mais les Normands parurent bientot qui pillerent et detruisirent Argenteuil comme tout le reste, et sous Hugues Capet, les moines omirent de reclamer leurs droits. (_Ab. Op._; Not. p. 1180.)] [Note 157: C'est Suger lui-meme qui affirme en tres-gros mots le dereglement des religieuses d'Argenteuil, prouve par une enquete que dirigerent le legat, eveque d'Albano, l'archeveque de Reims et les eveques de Paris, de Chartres et de Soissons. (Duchesne, _Script. Franc._, t. IV; Suger, _De reb. a se gest._, p. 333.--_Rec. des Hist._, t. XII; _vit. Ludovic Gross._, p. 49; _Grandes chron. de France_, XVI, p. 180.)] [Note 158: Autrement dit l'abbaye de Sainte-Marie-de-Footel, ou de Malnoue, ou _Beata Maria de Nemore_, sur les bords de la Marne, aupres de Champigny. On ne sait pas la date de sa fondation. (_Gall. Christ._, t. VII, p. 586.)] [Note 159: Jamais les accusations dirigees contre l'abbaye d'Argenteuil n'en ont atteint la prieure; et l'on peut conclure qu'elles etaient fort exagerees, ou ne concernaient aucunement celles des compagnes d'Heloise qui la suivirent au Paraclet. La consideration dont elle jouissait dans l'Eglise, est un fait universellement reconnu, et la premiere bulle d'institution du Paraclet est empreinte d'une faveur marquee pour elle. D'Amboise a publie dix bulles, lettres ou diplomes de differents papes, tires du cartulaire de ce couvent, et portant concession de proprietes, droits, privileges. Elles datent toutes de l'administration d'Heloise. Dans la premiere, elle n'est designee que par le titre de prieure de l'oratoire de la Sainte-Trinite. Celui d'abbesse lui est donne dans la suivante qui est de 1130. Ce n'est que dans la troisieme que le monastere est appele le Paraclet. (_Ab. Op_., p. 346-354.)] Il arriva en effet vers ce temps un evenement qui emut vivement tout le clerge de France. Le pape Honorius etait mort au mois de fevrier 1130, et aussitot Rome avait ete divisee entre Gregoire, cardinal-diacre de Saint-Ange, elu des le lendemain et qui prit le nom d'Innocent II, et Pierre de Leon, qui peu de jours apres avait, dans l'eglise de Saint-Marc, ete promu par d'autres cardinaux au souverain pontificat sous le nom d'Anaclet. Des desordres graves eclaterent, et malgre les efforts de la puissante famille des Frangipani, qui lui donnerent asile dans leur chateau fort, Innocent II se vit contraint de chercher un refuge en France, et il debarqua au port de Saint-Gilles avec tous les cardinaux de son parti. Des nonces marcherent devant lui pour le faire reconnaitre; reuni par ordre du roi, le concile d'Etampes, a la voix de saint Bernard, le proclama le vrai pape; Pierre le Venerable, abbe de Cluni, annonca qu'il le recevrait en grande pompe dans le monastere meme ou Anaclet avait ete religieux; et le roi vint au-devant de lui. Ainsi appuye par la puissance temporelle et par les deux hommes les plus considerables de l'Eglise gallicane, il traversa solennellement la Gaule, visitant les monasteres, dediant les eglises, consacrant les autels, confirmant les donations pieuses, presidant les conciles ou assemblees synodales qu'il rencontrait sur son chemin, et distribuant des benedictions, des reliques et des indulgences. "Ce qui fut," dit Orderic Vital, "une immense charge pour toutes les eglises des Gaules; car il ne touchait rien des revenus du siege apostolique[160]." [Note 160: "Immensam gravedinem ecclesiis Galliarum ingessit." (_Ord. Vit. Hist. eccles._, l. XIII. _Rec. des Hist._, t. XII, p. 750.)] Il s'arreta quelque temps a Chartres ou l'avait recu l'eveque Geoffroi dont la reputation etait si grande, et qui y gagna bientot le titre de legat. La s'etaient reunis pour l'honorer plusieurs personnages importants dans le clerge; la, Henri I, roi d'Angleterre, qui se trouvait en Normandie, etait venu, amene par saint Bernard, le reconnaitre et lui rendre hommage. De Chartres, Innocent II se proposait de partir pour Liege, ou il comptait voir l'empereur Lothaire et s'assurer de son adhesion. Il se dirigea donc sur Etampes et voulut sejourner a Morigni, monastere de l'ordre de Saint-Benoit, fonde pres de cette ville sur les bords de la Juine, vers la fin du XIe siecle, par Anseau, fils d'Arembert, et protege par le roi et par son pere Philippe I. Il demeura deux jours dans cette maison, et a la priere de l'abbe, il daigna consacrer le maitre-autel de son eglise, sous l'invocation de saint Laurent et de tous les martyrs, le 20 janvier 1131[161]. Cette ceremonie fut remarquable par le rang et le nom de ceux qui y assistaient; c'etait d'abord le pape, entoure de son sacre college, c'est-a-dire de onze cardinaux au moins, parmi lesquels on distinguait les eveques de Palestrine et d'Albano, et Haimeric, chancelier de la cour de Rome, cardinal-diacre de Sainte-Marie-Nouvelle. Le metropolitain du lieu, Henri dit le Sanglier, archeveque de Sens, remplissait aupres du pape l'office de chapelain, et ce fut l'eveque de Chartres qui prononca le sermon. Les moines qui ont soigneusement ecrit la chronique du monastere de Morigni n'ont pas manque de celebrer ce jour memorable, et de nommer les abbes dont la presence en relevait encore la splendeur; c'etaient Thomas Tressent, abbe de Morigni, Adinulfe, abbe de Feversham, Serlon, abbe de Saint-Lucien de Beauvais, l'abbe Girard, _homme lettre et religieux_; c'etaient surtout "Bernard, abbe de Clairvaux, qui etait alors le predicateur de la parole divine le plus fameux de la Gaule, et Pierre Abelard, abbe de Saint-Gildas, lui aussi homme religieux, et le plus eminent recteur des ecoles ou affluaient les hommes lettres de presque toute la latinite[162]." [Note 161: La date est donnee par la chronique du monastere de Morigni: "Anno incarnati Verbi MCXXX, XIII kal. februarii." (_Ex Chron. mauriniac, Rec. des Hist._, t. XII, p. 80.)] [Note 162: _Ex Chron. maur., ibid._--Voyez aussi dans le meme volume, p. 59 et 60; Suger, _De vit. Ludov. Gross._; le t. XII de la _Gall. Christ._, p. 45; l'_Histoire de saint Bernard_, par Neander, l. II; et l'_Histoire litteraire de la France_, t. XII, p. 218-220.] Abelard vit donc a cette epoque le chef de la chretiente; il forma des relations directes avec des membres du sacre college; il figura, avec saint Bernard, parmi les plus illustres representants de l'Eglise gallicane. Sans doute l'interet de son etablissement du Paraclet n'etait pas etranger a son voyage. Il venait solliciter pour cette institution naissante l'autorisation et la benediction du successeur de saint Pierre; et, en effet, la meme annee, le 28 novembre, nous voyons que, pendant le sejour qu'a son retour de Liege Innocent II fit a Auxerre, il delivra a ses bien-aimees filles en Jesus-Christ, Heloise, prieure, et autres soeurs de l'oratoire de la Sainte-Trinite, un diplome qui leur assurait la propriete entiere et sacree de tous les biens qu'elles possedaient et de tous ceux que leur pourrait conceder la liberalite des rois ou des princes, avec peine de decheance et de privation du corps et du sang de Notre-Seigneur Jesus-Christ contre quiconque oserait attenter dans l'avenir a leurs droits ou possessions. Ainsi fut fonde le celebre institut du Paraclet, dont Heloise, a vingt-neuf ans, fut la premiere abbesse. Du moins le devint-elle de fait; car bien qu'elle ne recoive que le titre de prieure, dans la bulle du pape, elle n'avait point de superieure; une seconde bulle, datee de 1136, la designe sous le nom d'abbesse; une troisieme appelle du nom de monastere du Paraclet l'oratoire de la Sainte-Trinite[163]; le saint-siege, dans sa prudence, ne craignit donc pas de consacrer cette invocation au divin Consolateur dont le prejuge avait fait un crime a la reconnaissante piete d'Abelard. [Note 163: _Ab. Op., literae seu diplom._, p. 346-348.] Dans les premiers temps, l'abbesse et ses soeurs menerent une vie de privations; mais elles priaient avec ferveur, le Saint-Esprit sembla les secourir. Le respect et l'affection des populations voisines vinrent a leur aide; les dons des fideles accrurent leurs ressources, et au bout de quelque temps l'etablissement prospera. Cette creation fut pour Abelard, au milieu de tant d'afflictions, une consolation inesperee, et plus que jamais il rendit graces au Paraclet. Une fois enfin, il n'avait point fait de mal a ce qu'il aimait. Quand revit-il Heloise? la revit-il a cette epoque de sa vie? rien ne l'atteste. Peut-etre meme a son silence est-il permis de croire que tous ces arrangements se conclurent sans que les deux epoux fussent un moment reunis. Quoiqu'il en soit, bornons-nous a citer les paroles calmes et douces par lesquelles il termine, au milieu de ses tristes recits, le tableau de cette heureuse fondation. "Et, Dieu le sait, elles se sont, dans une annee, plus enrichies, je pense, en biens terrestres que je ne l'aurais fait en cent ans, si j'avais continue d'habiter au Paraclet; car, si leur sexe est plus faible, la pauvrete des femmes est plus touchante, et plus facilement elle emeut les coeurs, et leur vertu est plus agreable a Dieu et aux hommes. Puis, le Seigneur accorda aux yeux de tous une si visible grace a cette femme, ma soeur[164], qui etait a leur tete, que les eveques l'aimaient comme leur fille, les abbes comme leur soeur, les laiques comme une mere; et tous egalement ils admiraient sa piete, sa prudence, et en toute chose une incomparable douceur de patience. Plus il etait rare qu'elle se laissat voir, toujours enfermee dans sa chambre pour s'y livrer avec plus de purete a la meditation sainte et a la priere, plus on venait du dehors avec ardeur implorer sa presence et les conseils d'un entretien tout spirituel." [Note 164: "Illi sorori nostrae." (_Ab. Op._, ep. I, p. 34.)] Abelard, de retour dans son abbaye, reprit le triste gouvernement de ses indociles sujets. Il vivait la, toujours livre a des soins penibles, mais ayant du moins une pensee douce. Cependant, comme les commencements du Paraclet furent difficiles, et que les religieuses eurent a souffrir de leur denument, les voisins de ce couvent blamaient son absence; on lui reprochait de delaisser un etablissement qu'il n'avait pourtant, ce semble, aucun moyen de secourir. I1 y fit donc plusieurs voyages et porta a ses soeurs ses conseils et son appui. Il precha devant elles et pour elles, et leur donna ainsi quelques secours spirituels et temporels. Il parait qu'il avait hesite quelque temps; une sorte d'effroi le tenait eloigne de ces pieuses femmes et de ce lieu ou retournait si souvent sa pensee. Mais leur interet et la reflexion le deciderent; il cessa de leur refuser sa presence, et comme il etait alors plus que jamais tourmente par ses moines, il se crea ainsi, au sein de l'orage, _un port tranquille ou il pouvait quelque peu respirer_. Cependant on a des preuves qu'il voyait a peine Heloise et qu'il lui parlait peu[165]. Elle-meme s'en plaindra bientot. [Note 165: _Id. ibid._, p. 38, et op. II, p. 40.] Mais ces soins, ces visites, ces voyages devinrent le sujet de nouveaux soupcons. La malignite y vit je ne sais quel reste d'une passion mal eteinte. On lui reprocha de ne pouvoir supporter l'absence de celle qu'il avait trop aimee. Et je doute que l'on dit vrai; il semble au contraire que son ame endurcie et glacee n'avait plus de sensibilite que pour la douleur. Toutefois si l'on regarde plus attentivement au fond de ses pensees, on peut dans la reserve de son langage, dans la bienveillance froide et genee de sa conduite et de ses expressions, reconnaitre une sorte de parti pris, et deviner les combats que se livraient dans son ame les cuisants regrets, la honte amere, le respect de soi-meme, de la religion et du passe, peut-etre la crainte vague de la faiblesse de son coeur. Mais tous ces sentiments comprimes, il les reporte dans la sollicitude attentive et delicate du directeur de conscience. Il semble ne tracer pour ses religieuses et pour leur abbesse que des exhortations evangeliques, des regles monacales, des lettres de spiritualite, tout ce que dicte la piete et l'erudition; mais il regne dans tout cela une sympathie si tendre, quoique si contenue, une preoccupation si evidente et si vive de tous les interets confies a sa foi, et en meme temps, des qu'il s'agit de verites generales et de philosophie religieuse, une confiance si absolue et un besoin si intime d'etre entendu et compris, qu'on ne peut sans un melange d'etonnement, de respect et de pitie, assister a cette etrange et derniere transformation de l'amour. Mais le XIIe siecle n'entrait point dans ces finesses; et en tout temps peut-etre, dans les circonstances bizarres de ces deux destinees, la malignite humaine aurait trouve quelque pature. Abelard se montre vivement sensible a ces calomnies imprevues. Il en souffre, car desormais il souffre de tout. Il descend a s'en justifier, il descend a une apologie ensemble ridicule et douloureuse. Puis s'elevant a des considerations generales, il demande si l'on veut renouveler contre lui les infames accusations qui poursuivaient saint Jerome dans le cercle de pieuses femmes qu'il animait de sa ferveur et de son genie. Sera-t-il reduit a dire comme lui: "Avant que je connusse la maison de cette Paule si sainte, toute la ville retentissait du bruit de mes etudes; j'etais, au jugement de presque tous, declare digne du souverain pontificat.... Mais je sais que la mauvaise comme la bonne reputation conduit au chemin du ciel[166]." [Note 166: _Ab. Op._, ep. I, p. 85.--Sanc. Hieron. _Op._, I. IV, pars II, ep. XXVIII, _ad Asellam._] Tandis qu'il voyait ainsi calomnier les sentiments les plus purs et les actions les plus simples, il rencontrait de nouveaux tourments dans sa laborieuse administration. Ce n'est plus sa tranquillite, c'est sa vie qui etait en peril. S'il s'eloignait du couvent, il avait a craindre la violence de ses ennemis; s'il y rentrait, il trouvait dans ceux que son titre l'obligeait d'appeler ses enfants la haine et la perfidie. Il ne croyait pas pouvoir voyager en surete; il etait expose aux plus noirs complots. Du moins soupconna-t-il plus d'une tentative homicide dirigee contre lui, jusque-la qu'il eut a prendre des precautions pour celebrer la messe, et crut un jour qu'un poison avait ete verse dans le calice. Une fois qu'il etait venu a Nantes aupres du comte, alors malade, il logeait chez un de ses freres qui habitait cette ville, peut-etre Raoul, peut-etre le chanoine Porcaire[167]. On essaya par les mains d'un valet de faire empoisonner ses aliments; du moins, comme il s'etait abstenu d'y toucher, un moine qui l'accompagnait, en ayant mange, mourut, et le criminel serviteur se trahit en prenant la fuite. Apres de telles tentatives, il dut songer a sa surete; il quitta la maison conventuelle, et se retira dans quelques cellules isolees avec le peu de freres qui lui etaient attaches. Mais il ne pouvait sortir sans redouter un nouveau guet-apens, et lorsqu'il devait passer par un chemin ou par un sentier, il craignait qu'on n'apostat a prix d'argent des voleurs pour se defaire de lui. Ce fut dans une de ses courses qu'il fit une grave chute de cheval; il dit meme qu'il se brisa la nuque, et cette fracture quelle qu'elle fut porta une atteinte profonde a sa sante deja trop eprouvee et a ses forces declinantes: il avait alors plus de cinquante ans. [Note 167: Le comte de Nantes etait depuis longtemps reuni au duche de Bretagne, et le titre de comte de Nantes etait, surtout dans cette partie de ses Etats, donne de preference au duc. Le Necrologe du Paraclet donne a Abelard un frere nomme Raoul, et l'on voit dans un cartulaire de Buze, qu'en 1150 il y avait un chanoine de la cathedrale de Nantes qui se nommait Porcaire (_Porcarius_) et qui ayant un neveu nomme Astralabe, pouvait aussi etre un frere d'Abelard. Enfin sa Dialectique est dediee a son frere Dagobert ou a frere Dagobert. (_Ab. Op._, Not., p. 1142.--_Mem. pour servir a l'Histoire de Bretagne_, par D. Morice, t. 1, p. 587.--Ouvr. ined. _Dial._, p. 229.)] Il lui restait une derniere arme contre ces revoltes opiniatres, contre ces crimes audacieux, l'excommunication. Il la prononca enfin. Ceux des moines qu'il redoutait le plus s'engagerent par la foi dans l'Evangile et par le sacrement a quitter tout a fait l'abbaye et a ne plus l'inquieter desormais; mais cet engagement si solennel fut impudemment enfreint, et il fallut que, par ordre du pape et par les soins d'un legat specialement envoye, en presence du comte et des eveques, on les forcat de renouveler le serment viole et de prendre quelques autres engagements. L'ordre ne fut pas retabli apres l'expulsion des plus mutins; Abelard rentra dans la maison; il voulut reprendre l'administration, il se livra aux moines qui etaient restes et qu'il suspectait le moins; il les trouva pires encore que ceux dont il etait delivre. Au lieu du poison, on parlait de l'egorger. Il fallut fuir, et gagnant la mer, dit-on, par un passage souterrain, il s'echappa sous la conduite d'un seigneur de la contree[168]. [Note 168: Je crois que c'est ainsi qu'il faut traduire: "Cujusdam proceris terrae conductu vix evasi." (P. 39.) Gervaise et Niceron entendent qu'Abelard se sauva par un egout, _conductu terrae_. Soit que cette version ait prevalu de tout temps, soit qu'elle eut ete elle-meme inspiree par le souvenir d'un fait traditionnel, on montre encore dans les anciens jardins de Saint-Gildas-de-Rhuys, le soupirail par ou l'on dit qu'il s'evada pour gagner une embarcation qui l'attendait au bas de la terrasse dont la mer baigne le pied. Mais le trou et le passage sont de construction moderne. (_Vie d'Ab._, t. II, p. 14 et _Mem. pour servir a l'Hist._, etc., t. IV, p. 11.--_Magasin Pittoresque_, t. IX, p. 312.)] C'est retire dans un asile ou cependant il ne se jugeait pas encore en surete, ou, se soumettant a mille precautions, il croyait voir le glaive toujours pret a le frapper, qu'il fit un retour sur le passe de son orageuse vie et qu'il ecrivit pour un ami malheureux[169] cette lettre fameuse qui porte le nom d'histoire de ses calamites, _Historia calamitatum_. Ce sont les memoires de sa vie, ouvrage singulier pour le temps, qui rappelle parfois et les Confessions de saint Augustin et celles de J.-J. Rousseau. [Note 169: Je suis porte a croire que cet ami est un personnage imaginaire. J'ignore sur quel fondement quelques auteurs l'ont appele Philinte. C'est une fantaisie de Bussy-Rabutin. (Voyez sa traduction des Lettres, et _Abail. et Hel._, par Turlot, p. 3.) Un anonyme a aussi publie comme une traduction fidele une imitation tres-libre de l'_Historia calamitatum_ ou il interpelle, sous le nom de Philinte, le correspondant d'Abelard, et donne a Heloise une servante intrigante, _une brune_, qu'il appelle _Agathon_. (_Hist. des infortunes d'Abailard. Lettres d'Abailard a Philinte_, in-12 de 48 pages, Amsterd. 1698.)] Cet ouvrage appartient a ce qu'on a de nos jours nomme la litterature intime, a celle qui est l'expression des sentiments individuels. Par la il est singulierement original. Je ne crois pas qu'on trouvat sans peine dans le meme temps un ecrit dont l'auteur se proposat uniquement de raconter les aventures de son esprit et les emotions de son coeur. Une autobiographie aussi romanesque semble une oeuvre de ces epoques ou l'intelligence, sans cesse repliee sur elle-meme, analytique et reveuse a la fois, developpe cette personnalite expansive et savante qui fait de l'ame tout un monde. Je regarde, en effet, cette premiere lettre d'Abelard comme une composition litteraire. La forme d'une narration destinee a raffermir un ami contre le malheur par le spectacle de douleurs plus grandes me parait un cadre artificiel que l'auteur donne au tableau de sa vie et de ses peines. C'est comme un pendant de la celebre lettre ou Sulpicius console Ciceron de la perte de sa fille par la peinture des calamites de tant de cites en ruines et d'empires detruits. Mais Abelard offrant pour consolation a l'infortune l'image de ses propres malheurs est plus saisissant et plus dramatique. L'etat de son ame est desespere; rien n'est plus triste que son recit, et c'est une lecture poignante. L'effet nait du fond du sujet, car la forme n'est pas toujours heureuse; il y a de beaux traits et beaucoup d'esprit, mais l'ouvrage manque a la fois d'eloquence et de naturel. Le style, etudie sans elegance, orne sans grace, a quelque froideur dans sa subtilite spirituelle, dans son erudite redondance. Abelard discute toujours; il demontre par arguments et citations les sentiments les plus simples, les emotions les plus vives. Les actions se hasardaient alors plus que les pensees, et des qu'on ecrivait, il fallait tout justifier. Mais il raconte des aventures reelles et tragiques, il ouvre son ame tout en dissertant sur ce qu'elle eprouve; en raisonnant, il souffre, et il vous met ainsi dans la confidence d'illusions si cruelles, de si violents mecomptes, d'humiliations si dechirantes, il vous fait assister de si pres aux douleurs et aux faiblesses d'un homme superieur, qu'il n'est pas de roman plus penible a lire, et qu'aucun enseignement meilleur ne vous saurait etre donne de la misere des plus belles choses de ce monde, le genie, la science, la gloire, l'amour. L'_Historia calamitatum_ marque une grande epoque dans la vie d'Abelard. D'abord c'est a dater de cette epitre que les details biographiques commencent a nous manquer; puis, comme pour combler cette lacune et diminuer nos regrets, c'est cette lettre qui nous a valu les lettres d'Heloise. Jusque-la, il ne reste rien d'elle; on ne la connait que par son amant; maintenant elle va parler elle-meme. Nous entrerons dans un recit d'une forme nouvelle; pour raconter, nous aurons davantage besoin de nos conjectures. Par exemple, on ignore si Abelard resta longtemps chez ce seigneur qui l'avait recueilli, et si cette maison fut son dernier asile en Bretagne. Il y ecrivit sa grande epitre; ses lettres posterieures indiquent qu'il demeura quelque temps soit dans ce lieu, soit dans un autre de la meme contree, avant de rompre tout lien avec les moines de Saint-Gildas. On suppose avec quelque apparence de raison qu'il redigea vers ce temps ou revit et mit en ordre une partie de ses ouvrages. Plusieurs des ecrits composes pour le Paraclet doivent etre venus de la Bretagne. Enfin l'on ne sait quand ni comment il la quitta[170]. Il est evident que, malgre tant de cruels degouts, il repugnait a renoncer, au moins par le fait, a son abbaye. Le devoir et un juste orgueil le retenaient; son ambition n'avait nullement dedaigne la dignite dont l'election l'avait revetu; c'etait alors un rang tres-eleve que celui de chef et de gouverneur d'une importante communaute. C'etait une position forte dans l'Eglise, et tant qu'il la conservait, il devait peu craindre ses ennemis; c'etait de plus une fortune, et hors de la je crois qu'il n'avait nulle ressource. Il dit lui-meme avec naivete, a la fin de sa grande lettre: "J'eprouve bien aujourd'hui quelle est la felicite qui suit les puissances de la terre, moi de pauvre moine eleve au rang d'abbe, et devenu d'autant plus malheureux que je suis devenu plus riche. Que mon exemple, s'il en est qui desirent de tels biens, serve de frein a l'ambition[171]." [Note 170: Brucker conjecture avec assez de fondement que ce fut en 1134. (_Hist. crit. phil._, t. III, p. 755.)] [Note 171: _Ab. Op._, ep. I, p. 40.] Cependant il se decida enfin a s'eloigner pour jamais de Saint-Gildas. Peut-etre les moines ne voulaient-ils que son depart, et les attentats dont il se crut au moment d'etre victime ne furent-ils, pour la plupart, que des menaces destinees a l'intimider. On ne cherchait qu'a lui rendre sa position insupportable et a se delivrer d'un censeur incommode. Des moines rudes et debauches, habitues a exploiter au profit de leurs vices l'impunite de leur profession, ne pouvaient regarder que comme une gene la presence du plus bel esprit de son epoque, et peut-etre en tracant le cynique tableau de l'interieur de Saint-Gildas, Abelard s'est-il laisse aller aux exagerations d'une imagination delicate et craintive. Sa delivrance dut etre facile; on a vu qu'il avait des amis dans la noblesse de la province; il etait bien accueilli par le comte de Nantes; enfin, il n'etait pas sans credit a la cour de Rome. Ainsi qu'il avait ete autorise a garder l'habit de moine de Saint-Denis hors de l'abbaye de ce nom, il obtint la permission de rester, hors de son monastere, abbe de Saint-Gildas[172]. [Note 172: Il en conserva effectivement le rang et le titre. Le fait est atteste par la chronique du monastere. L'extrait qu'en ont publie les auteurs du Recueil des historiens de la France, porte a l'annee 1141: "Pierre Abelard, abbe de Saint-Gildas-de-Rhuys, meurt. Ordination de l'abbe Guillaume." (T. XII, _ex Chronic. Ruyens. Coenob._, p. 504.)] Quoi qu'il en soit, il etait encore en Bretagne, chez ses amis, lorsque par hasard quelqu'un apporta sa lettre sur ses malheurs a l'abbesse du Paraclet. A peine eut-elle connu quelle main l'avait ecrite, qu'elle la lut avec ferveur, cette _lettre pleine de fiel et d'absinthe, qui lui retracait la miserable histoire de leur commune conversion_. A cette lecture, saisie d'une emotion qu'on ne saurait peindre, elle rompit un silence de bien des annees et ecrivit a son ancien epoux. C'est la premiere de ses lettres[173]. Qui l'a lue ne l'oubliera jamais. [Note 173: _Ab. Op._, ep. 11, p. 41-48.] D'abord elle ne veut que lui dire avec tendresse, mais avec reserve, combien ce recit l'a touchee, combien elle deplore ses peines, combien tous ces souvenirs sont vrais et tristes; puis elle en prend occasion de lui adresser quelques plaintes. Des qu'il ecrit avec tant d'epanchement, pourquoi la priver de ses lettres, et en priver, avec elle, toute la congregation qui l'aime si filialement, qui prie si ardemment pour lui? Ne sait-il pas, qu'elles aussi elles ont besoin de consolations, d'exhortations, de conseils? Ne s'interesse-t-il plus a l'institut qu'il a fonde? ne leur donnera-il plus ces directions qui leur sont si necessaires? a-t-il oublie les commencements si fragiles de leur conversion, et ne lui souvient-il pas des doctes traites que les saints Peres ont composes pour les femmes consacrees a Dieu? Tant d'oubli serait d'autant plus etrange qu'il avait a s'acquitter d'une dette; "car enfin tu m'appartiens par un lien sacre, et le monde sait que je t'ai toujours aime d'un amour immodere[174]." Et alors cette malheureuse ouvre son coeur gonfle de tendresse et d'amertume. Elle lui retrace la grandeur et la constance de son devouement; elle insiste, avec un peu de ressentiment, sur les deux sacrifices de sa vie, son mariage et son entree au couvent. Elle l'a epouse pour lui obeir; pour lui obeir, elle s'est donnee a Dieu. Il fallait qu'en toute chose on vit qu'il etait le maitre unique de son coeur comme de sa personne[175], car c'est lui seul en lui qu'elle a aime. Etre aimee de lui, c'etait son orgueil; le nom de sa maitresse, c'etait sa gloire. Qui ne le lui aurait pas envie? Quelle femme, quelle vierge ne brulait pas a sa vue? Quelle reine ou grande dame n'a point porte envie a ses plaisirs[176]? Mais aussi comme il avait ce qui eut seduit toute femme! quel etait le charme de sa parole et la douceur de ses chansons! Ces chansons qui volaient dans toutes les bouches, qui par tous les pays allaient celebrer leur amour, dont la douce melodie devait laisser un souvenir de leur nom dans la memoire de la foule ignorante, c'etait la ce qui excitait le plus la jalousie des autres femmes. Aussi comme toutes elles soupiraient pour lui! car de tous les dons du corps et de l'ame, aucun ne lui manquait. Et quelle est celle des rivales d'Heloise, qui, la voyant privee de tant de delices, ne compatirait maintenant a son malheur? quel ennemi si cruel, homme ou femme, n'aurait pas pitie d'elle aujourd'hui? "J'ai ete bien coupable.... Non, tu le sais, toi, je suis innocente. Le crime n'est pas dans l'effet de l'acte, mais dans le sentiment de l'agent, et la justice ne pese pas ce qui a ete fait, mais le coeur de celui qui l'a fait. Or, ce qu'a toujours ete mon coeur pour toi, tu peux en juger seul, toi qui l'as eprouve; je soumets tout a ton jugement; je souscris en tout a ton temoignage[177]." [Note 174: "Tanto te majore debito noveris obligatum quanto te amplius nuptialis foedere sacramenti constat esse adstrictum, et eo te magis mihi obnoxium quo te semper, ut omnibus patet, immoderato amore complexa sum. (Ibid., p. 44.)] [Note 175: "Ut te tam corporis mei quam animi unicum possessorem ostenderem." (Ibid., p. 46.)] [Note 176: "Dulcius semper mihi extitit amicae vocabulum, aut, si non indigneris, concubinae vel scorti.... Dignius videretur tua dici meretrix quam.... imperatrix.... Quae conjugata, quae virgo non concupiscebat absentem et non exardebat in praesentem? Quae regina vel praepotens femina gaudiis meis non invidebat?" (_Ibid._, p. 45, 46.)] [Note 177: "Ut etiam illiteratos melodiae dulcedo tui non sineret immemores esse. Atque hinc maxime in amorem tui feminae suspirabant.... Quod enim bonum animi vel corporis tuam non exornabat adolescentiam? Quam tunc mihi invidentem nunc tantis privatae delitiis compati calamitas mea non compellat....? Et plurimum nocens, plurimum, ut nosti, sum innocens. Non enim rei effectus, etc." (_Ibid._) Ce que dit ici Heloise sur l'intention qui seule fait la faute est un point de doctrine qu'elle devait a son amant, et qu'il a developpe dans ses ouvrages de theologie, peut-etre avec une exageration que les modernes n'ont pas surpassee. Voyez le Commentaire sur l'epitre aux Romains (p. 625); les Problemes (p. 426); l'Ethique, _passim_, et le troisieme livre de cet ouvrage.] Et pourtant, continue-t-elle, il la neglige et l'oublie au point que depuis le jour de sa conversion, present, elle ne peut jouir de son entretien; absent, elle n'est point consolee par ses lettres. C'est donc vrai, ce que tout le monde soupconne; il n'a aime en elle que le plaisir, et tout s'est evanoui avec les desirs qui ne sont plus. Elle n'est pas seule a le penser, c'est une conjecture publique. Plut a Dieu qu'elle put lui trouver quelque excuse! Mais son silence le condamne. A defaut de sa presence, qu'il lui rende au moins par ses lettres sa chere et fugitive image. Pourquoi lui refuser une petite chose et si facile? Qu'il se souvienne que, toute jeune encore, il l'a enchainee a la vie du cloitre. Elle l'y a precede, et non suivi, parce qu'il l'a voulu, parce qu'il se souvenait que la femme de Loth avait, en fuyant, retourne la tete. Si ce devouement n'a rien merite de lui, a quoi est-il bon? Le sacrifice est vain, car de Dieu, elle n'a point de recompense a esperer, puisqu'elle n'a rien fait, rien encore, on le sait, pour l'amour de lui; mais Abelard, il eut couru aux enfers, que sur un ordre de lui, elle l'y aurait suivi ou devance. "Car mon ame n'etait pas avec moi, mais avec toi. Et maintenant encore, si elle n'est avec toi, elle n'est nulle part au monde[178]." [Note 178: "Nulla mihi super hoc merces expectanda est a Deo, cujus adhoc amore nihil me constat egisse.... Ad vulcania loca te properantem praecedere aut sequi pro jussu lau nemine dubitarem. Non enim mecum animus meus, sed tecum erat; sed et nunc maxime, si tecum non est, nusquam est. (Ep. u, p. 47.)] Elle conclut en le priant par grace de lui ecrire, elle a besoin d'une lettre qui lui rende quelque force, afin de vaquer plus librement aux devoirs du service divin. Autrefois, pour l'entrainer a des voluptes temporelles, il la poursuivait de ses lettres; il mettait, par ses vers, le nom de son Heloise dans la bouche de tous. "Toutes les places publiques, toutes les maisons le repetaient. Combien tu ferais mieux de m'appeler maintenant a Dieu, comme alors a la passion[179]!" Et elle finit ainsi cette etrange et incomparable lettre. [Note 179: _Ab. Op._, ep. II, p. 48.] Abelard repond comme un _frere spirituel a sa bien-aimee soeur en Jesus-Christ_[180]. Il s'excuse d'un long silence par la confiance absolue qu'il a dans sa sagesse, sa piete, sa science. Il n'a pas cru qu'elle eut besoin d'etre exhortee ou consolee, elle a qui Dieu a departi tous les dons de sa grace. Ce qui eut ete superflu, quand elle n'etait que prieure d'Argenteuil, l'est plus encore maintenant qu'elle est abbesse du Paraclet. Cependant en promettant de lui adresser des instructions, quand il connaitra mieux ce qu'elle desire, il s'empresse du moins de lui envoyer un psautier. Puis passant a la situation funeste ou lui-meme il se trouve, il la supplie, elle et les saintes filles, de prier pour lui. Ses maux et ses perils ne lui ont jamais rendu plus necessaire cette pieuse intercession. Et il ne manque pas d'etablir avec exemples et citations l'efficacite des prieres. Mais ce sont surtout les siennes, celles d'une femme dont la saintete est, il n'en doute pas, si puissante aupres de Dieu, qu'il reclame avec instance. Cela est juste; car il lui appartient, et il lui rappelle ce que disent les Proverbes et l'Ecclesiaste de ce que la femme est pour son mari. L'apotre dit que _le mari infidele est sanctifie par la femme fidele_; et, en France, qui a sauve Clovis? ce ne sont pas les predications des saints, ce sont les prieres de Clotilde[181]. [Note 180: "Dilectissime sorori suae in Christo frater ejus in ipso." (Id., ep. III, p. 49.)] [Note 181: 1 Cor. VII, 14; _Ab. Op._, ep. III, p. 52.] Au Paraclet, l'usage etait, elle le sait, que lorsqu'il etait present, la communaute, en terminant les heures canoniales, dit une oraison a l'intention de son fondateur, et qu'apres avoir chante le verset et le repons du jour, on ajoutat les prieres et la collecte suivante: "REPONS. Ne m'abandonnez pas et ne vous eloignez pas de moi, Seigneur. "VERSET. Soyez toujours attentif a me secourir, Seigneur. "PRIERE. Sauvez, mon Dieu, votre serviteur qui espere en vous. Seigneur, entendez ma priere et que mes cris aillent jusqu'a vous[182]. [Note 182: Toutes ces prieres sont tirees des psaumes XXXVII, LXXXV et CI.] "ORAISON. Dieu qui avez daigne reunir en votre nom, par la main de votre serviteur, vos petites servantes, nous vous supplions de lui accorder ainsi qu'a nous le don de perseverer dans votre volonte. Par notre Seigneur, etc." A ces prieres, Abelard demande qu'on en substitue de nouvelles, dont il envoie le texte, et qui, composees dans la meme forme, sont plus instantes, plus precises, et se rapportent mieux a sa violente situation[183]. Il termine par un voeu qui devait etre accompli. Si ses ennemis reussissent et lui otent la vie, il desire que son corps, ailleurs inhume ou delaisse, soit transporte dans le cimetiere du Paraclet, afin que ses filles ou plutot ses soeurs, en voyant son tombeau, adressent pour lui plus de prieres a Dieu; car il ne sait pas, pour une ame gemissante de l'erreur de ses peches, un lieu plus sur et plus salutaire que le temple voue au divin Consolateur. [Note 183: Voici l'oraison: "Deus qui por servum tuum ancillulas tuas in nomino tuo dignatus es aggregare, te quoesumus ut cum ab omni adversitate protegas et ancillis tuis incolumem roddas. Per Dominum, etc." (_Ab. Op._, ep. III, p. 53)] Telle est la lettre qu'Abelard, alors rempli de piete et de tristesse, envoie pour consolation a celle qui lui _fut chere dans le siecle_ et qui lui est maintenant _tres-chere en Jesus-Christ_[184]. On voit qu'il se concentre dans les sentiments et les devoirs pour ainsi dire officiels de sa position, et que, par un effort reflechi, il s'eleve ou se reduit a la mission austere et tendre d'un guide mystique et d'un frere en esprit et en verite. Tout ce qui dut alors se passer dans son ame, Dieu seul le sait, et nous n'essaierons pas de peindre ce que nous ne devinons qu'a demi. [Note 184: _Id. ib_., p. 40.] La controverse etait, a cette epoque, la forme naturelle de l'esprit humain. Les lettres d'Abelard et d'Heloise sont tour a tour des theses et des refutations, et elle argumente en lui repondant. Nous n'analyserons pas cette reponse ou la discussion prend place a cote des aveux emportes de la passion. Nous ne montrerons pas Heloise repoussant presque comme une parole trop dure le voeu supreme d'Abelard qui osait parler de sa mort, et lui reprochant de leur demander des prieres le jour ou _les malheureuses ne sauront plus que pleurer_[185]; puis, entreprenant d'etablir en forme qu'il a tort de dire tant de bien des femmes, qu'elles ont toujours fait un grand mal a ceux qui les ont aimees, et que l'Ecriture en maint passage leur est defavorable; nous ne la montrerons pas se citant alors en exemple, et se complaisant dans la peinture des faiblesses de son ame. Tout le monde doit lire ces pages uniques ou elle qualifie ses fautes dans le langage severe de la religion, et confesse sans remords que le remords lui est inconnu; ou, dechirant le voile qui couvrait ses souvenirs, ses regrets, ses desirs les moins exprimables, elle semble prendre a coeur de repudier tous les merites que se plaisait a louer en elle Abelard, afin qu'il n'y trouve plus que l'immortel amour que lui-meme alluma. Comment rendre, en effet, l'aveu des pensees ardentes que l'abbesse du Paraclet nourrit dans la solitude de sa cellule, dans l'isolement de ses nuits, et qui la suivent a l'autel, et la charment plus encore qu'elles ne l'obsedent au bruit des chants d'eglise? Tout cela est si serieux et si vrai que, lorsque Heloise parle elle-meme, on oublie l'impurete des paroles. Traduites et repetees, elles perdraient tout ensemble le feu qui les anime et la verite qui les excuse. Ne citons que quelques mots qui revelent avec une rude ingenuite ce que cette ame si ferme pensait d'elle-meme. [Note 185: "Flere tunc miseris tantum vocabit, non orare licebit." (_Ab. Op._, ep. IV, p. 55.)] "Mes passions m'oppriment d'autant plus que ma nature est plus faible. Ils me disent chaste, ceux qui n'ont pas decouvert que je suis hypocrite. Ils confondent la purete de la chair avec la vertu, quoique la vertu soit de l'ame et non du corps. J'ai quelque merite parmi les hommes, je n'en ai pas devant Dieu; il sonde les reins et les coeurs, et il voit ce qui est cache. On me tient pour religieuse, dans ce temps ou ce n'est pas une petite partie de la religion que l'hypocrisie, ou les plus grandes louanges sont assurees a celui qui ne blesse pas le jugement des hommes. Et peut-etre est-il louable et dans une certaine mesure agreable a Dieu de ne point scandaliser l'Eglise par l'exemple des oeuvres exterieures, quelle que soit d'ailleurs l'intention; on evite ainsi d'exciter les infideles a blasphemer le nom du Seigneur, et d'avilir, aux yeux des hommes charnels, l'ordre ou l'on a fait profession. C'est aussi un certain don de la grace divine, sinon de faire le bien, au moins de s'abstenir du mal. Mais qu'importe ce premier pas, si le second ne le suit, selon qu'il est ecrit: _Eloigne-toi du mal et fais le bien?_ (Ps. XXXVI, 27.) Et encore l'un et l'autre precepte est-il vainement accompli, s'il ne l'est par l'amour de Dieu. Or, dans toutes les situations de ma vie, Dieu le sait, je crains plus encore de t'offenser que d'offenser Dieu; c'est a toi que je desire plaire plutot qu'a lui. C'est ton ordre et non l'amour divin qui m'a fait prendre cet habit. Vois donc quelle malheureuse et lamentable vie je mene, si j'endure ici tant de maux sans fruit, ne devant avoir aucune remuneration dans la vie future. Longtemps ma dissimulation t'a trompe comme beaucoup d'autres; tu prenais l'hypocrisie pour de la religion, et voila comme en te recommandant a mes prieres, tu me demandes ce que j'attends de toi. Cesse, je t'en conjure, de presumer ainsi de moi, et ne renonce pas a m'aider en priant pour moi. Ne me juge pas guerie et ne me retire point le bienfait du remede; ne me crois pas riche et n'hesite pas a secourir mon indigence; ne me parle pas de ma force, car je puis tomber avant que tu n'aies soutenu ma faiblesse chancelante. "Cesse donc tes louanges.... Le coeur de l'homme est mauvais et impenetrable. Qui le connaitra? L'homme a des voies qui paraissent droites, et finalement elles conduisent a la mort. Aussi est-il temeraire de le juger; l'examen n'en est reserve qu'a Dieu; c'est ainsi qu'il est ecrit: _Tu ne loueras pas l'homme durant la vie_[186]. Et surtout il ne faut pas le louer, quand la louange peut le rendre moins louable. Ainsi tes louanges sont pour moi d'autant plus dangereuses qu'elles me sont plus douces; et j'en suis d'autant plus captivee et charmee que je mets mon etude a te plaire en toutes choses. Crains pour moi, je t'en conjure, au lieu d'etre sur de moi, et que ta sollicitude me vienne toujours en aide. C'est aujourd'hui qu'il faut craindre, aujourd'hui que tu ne calmes plus les desirs de mon ame[187]. Ne me dis donc plus, pour m'exhorter au courage et m'exciter au combat, ces mots de l'apotre: _La vertu s'acheve dans la faiblesse.... Celui-la seul sera couronne qui aura regulierement combattu_[188]. Je ne cherche pas la couronne de la victoire; il me suffit d'echapper au peril. Il est plus sur de l'eviter que d'engager le combat. Dans quelque coin du ciel que Dieu me relegue, il fera bien assez pour moi." [Note 186: _Eccl_., XI, 30. Il y a dans le texte sacre: _Ne loue pas un homme avant sa mort._] [Note 187: "Nunc vere praecipue timendum est ubi nullum incontinentiae meae superest in te remedium. (_Ab. Op_., ep. IV, p. 61.)] [Note 188: II Cor. XII, D.--II Timoth. II, 5.] Abelard accueillit cette lettre comme une confession pour y repondre par une homelie[189]. Il en traita tous les points avec methode, et trouva dans toutes les plaintes d'une infortunee le motif ou le pretexte d'un sermon. D'abord, il ne veut voir dans les aveux d'Heloise qu'une preuve d'humilite, et il l'approuve de ne point aimer la louange, pourvu cependant qu'elle prenne garde d'imiter la Galatee de Virgile qui fuit et cherche en fuyant ce qu'elle semble eviter. A la peinture de leurs malheurs passes et de ses cruels regrets, il repond comme un confesseur que ces maux sont un chatiment merite, une lecon utile, une expiation necessaire. Il lui rappelle fort nettement leurs peches, afin de la bien convaincre que Dieu ne leur a fait que justice. Il la prie donc tres-instamment de deposer toute cette amertume dont il la croyait delivree, et surtout de ne plus deplorer les circonstances de leur commune conversion, dont elle devrait plutot remercier le ciel. Il la conjure, puisqu'elle tient tant a lui plaire, de lui epargner le tourment qu'elle lui cause, et si elle croit qu'il aille vers Dieu, de ne pas se separer de lui. "Viens a moi, et sois ma compagne inseparable dans l'action de graces, toi qui as participe a la faute et au bienfait. Car Dieu n'a pas non plus oublie ton salut, que dis-je? il s'est surtout souvenu de toi, lui qui t'avait en quelque sorte marquee comme a lui par un nom prophetique, en t'appelant Heloise de son propre nom qui est Heloim[190]. C'est lui, dis-je, qui a voulu dans sa bonte nous sauver tous deux, lorsque le demon s'efforcait de nous perdre, en ne frappant qu'un de nous. Car peu de temps avant que le malheur arrivat, il nous avait lies l'un a l'autre par l'indissoluble loi du sacrement du mariage, et tandis que t'aimant sans mesure, je ne souhaitais que de te garder a jamais, deja il preparait tout pour que cet evenement nous ramenat a lui. Car si tu ne m'avais ete unie par le mariage, lorsque j'ai quitte le siecle, les prieres de tes parents ou les desirs de la chair t'auraient enchainee au siecle. Vois donc combien Dieu s'inquietait de nous, comme s'il nous reservait a quelque grand emploi, et qu'il vit avec indignation ou avec regret que cette science litteraire, ces talents qu'il nous avait remis a tous deux, ne fussent point depenses pour l'honneur de son nom[191]; ou comme s'il eut craint pour son serviteur plein d'incontinence, parce qu'il est ecrit que les femmes font apostasier les sages memes: temoin Salomon le plus sage des hommes. [Note 189: Id., ep. V, p. 62 et suiv.] [Note 190: Abelard explique et decompose lui-meme ce nom du Seigneur dans son Commentaire sur la Genese. En lisant ce passage dans l'Hexameron ou le nom d'Heloim revient plusieurs fois sous sa plume, il est impossible de ne pas penser qu'a quelque epoque qu'il l'ait ecrit, fut-ce dans les jourfs d'austere retraite a Cluni, par une puissante liaison d'idees, le nom cheri devait lui revenir avec des souvenirs bien differents des preoccupations de l'exegese et de la theologie. (_Expos. in Hexam. Thes. nov. anecd_., 1. V, p. 1371.)] [Note 191: Le mot _talent_ est toujours pris par Abelard metaphoriquement dans le sens de la parabole du pere de famille. (Matt., XXV, 15, etc.)] "Combien au contraire le talent de ta sagesse rapporte tous les jours d'usures au Seigneur! Deja tu lui as donne un troupeau de filles spirituelles, tandis que je demeure sterile et que je travaille inutilement parmi les enfants de perdition. Oh! quelle perte detestable, quel deplorable malheur, si aujourd'hui, t'abandonnant aux souillures des voluptes de la chair, tu donnais douloureusement le jour a quelques enfants du monde, au lieu de cette famille nombreuse que tu enfantes avec joie pour le ciel! Tu ne serais plus qu'une femme, toi qui surpasses les hommes, et qui as change la malediction d'Eve en benediction de Marie! Oh! qu'il serait indecent que ces mains sacrees qui tournent aujourd'hui les pages des livres divins, fussent reduites a servir a des soins grossiers! Dieu a daigne nous arracher aux souillures contagieuses, aux plaisirs de la fange, et nous attirer a lui par cette force dont il frappa saint Paul pour le convertir, et peut-etre a-t-il voulu, par notre exemple, preserver d'une orgueilleuse presomption les autres personnes habiles dans les lettres[192]." [Note 192: "Hoc ipso fortassis exemplo nostro alios quoque literarium peritos ab hac deterrere praesumptione. (_ Ab. Op_., ep, v, p. 72-73.)] Puis, par un mouvement dont la vehemence eloquente tranche avec sa maniere un peu didactique, Abelard l'engage a surmonter ses douleurs en lui presentant le tableau des souffrances de Jesus-Christ, exhortation presque inevitable dans la bouche du predicateur chretien, mais qui sera eternellement emouvante et pathetique. "Ma soeur," ajoute-t-il, "c'est ton epoux veritable que cet epoux de toute l'Eglise: garde-le devant tes yeux, porte-le dans ton coeur.... C'est lui qui de toi ne veut que toi-meme. Il est ton veritable ami, celui qui ne desirait que toi et non ce qui etait a toi. Il est ton veritable ami celui qui disait en mourant pour toi: _Personne n'a pour ses amis une plus grande affection que celui qui donne sa vie pour eux_, (Jean, XV, 13.) Il t'aimait, lui, veritablement, et non pas moi. Mon amour, qui nous enveloppait tous deux dans le peche, etait de la concupiscence, et non de l'amour. Je satisfaisais en toi mes desirs miserables, et c'etait la tout ce que j'aimais. J'ai, dis-tu, souffert pour toi, et c'est peut-etre vrai; mais j'ai plutot souffert par toi, et encore malgre moi; j'ai souffert, non pour l'amour de toi, mais par contrainte et par force, non pour ton salut, mais pour ta douleur. Lui seul a souffert salutairement, volontairement pour toi, qui par sa passion guerit toute langueur, ecarte toute passion. Que pour lui donc, je t'en prie, et non pour moi, soit tout ton devouement, toute ta compassion, toute ta componction. Pleure cette iniquite si cruelle commise sur une si grande innocence, et non la juste vengeance de l'equite sur moi, ou plutot, je te l'ai dit, une grace supreme pour tous deux.... Pleure ton reparateur et non ton corrupteur, celui qui t'a rachetee, et non celui qui t'a perdue, le Seigneur mort pour toi, et non un esclave vivant, ou plutot qui vient enfin d'etre vraiment delivre de la mort. Prends garde, je t'en prie, que ce que dit Pompee a Cornelie gemissante ne te soit honteusement applique: _Pompee survit aux combats, mais sa fortune a peri, et tu pleures; c'est donc la ce que tu aimais_[193]. Pense a cela, je t'en supplie, et rougis, a moins que tu ne veuilles defendre de honteuses fautes. Accepte donc, ma soeur, accepte patiemment ce qui nous est arrive misericordieusement....[194]" [Note 193: Vivit posi proella Magnus, Sed fortuna perit; quod defies illud amasti. (Lucan. _Phar_., \. XIII, v. 84.)] [Note 194: _Ab. Op._, ep. V, p. 73-76.] "Je rends graces au Seigneur qui t'a dispensee de la peine et reservee a la couronne. Tandis que par une seule souffrance corporelle, il a glace en moi toute ardeur coupable, il a reserve a ta jeunesse de plus grandes souffrances de coeur par les continuelles suggestions de la chair, pour te donner la couronne du martyre. Je sais qu'il te deplait d'entendre cela, et que tu me defends de parler ainsi, mais c'est le langage de l'eclatante verite; a celui qui combat toujours appartient la couronne, parce que _nul ne sera couronne qui n'aura pas regulierement combattu_. Pour moi, aucune couronne ne me reste, parce que je n'ai plus a combattre." Il finit en lui demandant ses prieres, et en lui adressant une nouvelle formule d'oraison qu'elle recitera avec ses religieuses, mais qui n'est visiblement que pour elle. Chose etrange! cette priere, dans sa forme liturgique et sacree, est peut-etre ce qu'il lui ecrit de plus tendre. L'amour respire dans cet elan de l'ame vers une celeste purete. "Dieu qui, des la premiere creation de l'humanite, formas la femme de la cote de l'homme, et consacras comme un tres-grand sacrement l'union nuptiale; toi qui as releve le mariage par un immense honneur, soit en naissant d'une femme mariee, soit en consommant les miracles de ta naissance, et qui as jadis accorde le mariage comme un remede aux egarements de ma fragilite; ne meprise pas les prieres de ta faible servante, prieres que j'epanche en presence de ta majeste et pour mes fautes et pour celles de mon bien-aime[195]. Pardonne, o tres-clement! o la clemence meme! pardonne a nos crimes si grands, et que l'immensite de nos peches eprouve la grandeur de ta misericorde ineffable. Punis, je t'en supplie, des coupables dans la vie presente, afin de les epargner dans la vie future; punis une heure, afin de ne point punir une eternite. Prends envers tes serviteurs la verge de correction, non le glaive de la colere. Afflige la chair pour sauver les ames. Epure et ne venge pas, sois bon plutot que juste; le Pere misericordieux n'est pas un Seigneur austere. Eprouve-nous, Seigneur, et tente-nous, comme te le demande le Prophete. Ne semble-t-il pas dire: Regarde d'abord nos forces, et modere en consequence le poids des tentations. Ainsi parle le bien-heureux saint Paul dans ses promesses a tes fideles: _Car Dieu est puissant, et ne souffrira pas que vous soyez tente au dela de votre pouvoir, mais il vous donnera, avec la tentation meme, la puissance d'en triompher._ (1 Cor. X, 13.) Tu nous as unis, Seigneur, et tu nous as separes quand il t'a plu et comme il t'a plu. Maintenant, Seigneur, ce que tu as misericordieusement commence, accomplis-le en misericorde; et ceux que tu as une fois separes dans le monde, reunis-les a toi a jamais dans le ciel, o notre esperance, notre appui, notre attente, notre consolation, Seigneur, qui es beni dans les siecles! Amen." [Note 195: "Pro mei ipsis charique mei excessibus. (_Ab. Op._, ep. V, p. 77.)] Heloise recut la priere, la repeta sans doute plus d'une fois les yeux en pleurs, mais elle obeit: elle n'objecta rien, ne conceda rien; elle promit seulement de ne plus rien ecrire de tout cela; elle savait se sacrifier, mais non pas changer. Sa reponse commence ainsi: "Pour que tu ne puisses en rien m'accuser de desobeissance, le frein de ta defense a ete impose a l'expression meme d'une douleur immoderee, afin qu'au moins en ecrivant, je retienne des paroles dont il serait difficile ou plutot impossible de se defendre dans un entretien. Car rien n'est moins en notre puissance que notre coeur; loin de lui pouvoir commander, force nous est de lui obeir. Lorsque les affections du coeur nous pressent, nul ne repousse leurs subites atteintes, et elles eclatent facilement au dehors par les actions, plus facilement encore par les paroles, signes bien plus prompts des passions du coeur; selon qu'il est ecrit: _La bouche parle d'abondance de coeur_. J'interdirai donc a ma main d'ecrire ce que je ne pourrais empecher ma langue d'exprimer. Dieu veuille que le coeur qui gemit soit aussi prompt a obeir que la main qui ecrit! "Tu peux cependant apporter quelque remede a ma douleur, si tu ne peux l'enlever tout entiere....[196]" [Note 196: _Ab. Op_. ep, VI, p. 78.] Et le remede qu'elle demande, c'est qu'il veuille bien d'abord lui enseigner l'origine historique des ordres religieux de femmes, ainsi que leurs droits et leur autorite; puis, lui envoyer une regle ecrite, qui convienne a la communaute, et determine completement son etat, ses devoirs et son habit. La lettre n'est plus qu'une longue suite de questions et de reflexions sur ces matieres d'un interet purement monastique. Cette lettre est la derniere. Heloise parait n'avoir plus ecrit. Mais Abelard lui envoya la dissertation qu'elle demandait avec un plan de vie religieuse et une regle detaillee, qui est curieuse a lire et redigee avec beaucoup de soin et de severite. Aussi, assure-t-il qu'en la composant, il a imite Zeuxis, qui pour peindre la beaute d'une deesse, fit poser cinq jeunes filles devant lui. Il a eu, lui, plus de modeles sous les yeux pour retracer la vierge du Christ. Ces modeles, ce sont les Peres de l'Eglise. J'ai cueilli chez eux," dit-il, "de nombreuses fleurs pour orner les lis de ta chastete[197]." Desormais la correspondance devint sans doute une pure correspondance spirituelle. L'abbe de Saint-Gildas ne fut plus que le directeur de l'abbesse du Paraclet; le couvent tout entier l'appelait _notre maitre_. [Note 197: Si nous n'avions deja beaucoup cite, il y aurait un interet d'un autre genre dans les extraits de la correspondance relative a la regle du couvent. Heloise avait remarque que la regle commune aux couvents d'hommes et de femmes etait celle de Saint-Benoit, etablie, dans l'origine, uniquement pour les hommes, et elle demandait quelques adoucissements qui ne nous paraissent nullement exageres, comme, par exemple, la permission d'avoir du linge. Abelard ne lui accorda pas toutes les modifications qu'elle demandait, et lui composa avec force citations et reflexions une regle assez peu differente de celle de Saint-Benoit. (_Ab. Op._, ep. VII, p. 91; ep. VIII, p. 130.) A la suite de la lettre d'Abelard, les archives du Paraclet contenaient un reglement interieur que l'on croit l'ouvrage d'Heloise ou plutot l'expression de l'ordre qu'elle avait elle-meme etabli. Duchesne l'a imprime. (Ibid., p. 108.) Il parait que c'est a peu pres la regle de Saint-Benoit suivant les statuts generaux de l'ordre de Premontre. (_Hist. litt._, t. XII, p. 640.)] On peut se demander quel etait l'etat de l'ame d'Abelard. Avait-elle ete entierement brisee par le temps, le malheur, la reflexion, la preoccupation accablante de ses chagrins et de ses perils? Le besoin du repos, un sentiment de dignite personnelle, un orgueil souffrant reglait-il sa conduite et son langage? ou bien enfin la devotion dominait-elle en lui tout le reste? Il est probable que ces diverses causes agissaient a la fois, et l'avaient amene peu a peu a l'etat ou nous le voyons. Les croyances et les habitudes de la religion et plus encore celles du sacerdoce ont cet avantage de pousser et d'autoriser les hommes a prendre une attitude convenue d'avance pour autrui comme pour eux-memes, de leur permettre des sentiments et un langage factices et pourtant sinceres et dignes, de leur donner enfin un personnage a jouer en parfaite tranquillite de conscience. Elles nous pretent en un mot un caractere; elles font en nous ce que les theologiens appellent un homme nouveau. C'est un manteau que la grace donne a la nature, et la faiblesse humaine croit s'ameliorer, quand elle ne reussit qu'a se deguiser. Peut-etre a-t-elle raison; souvent le coeur ne gagne pas a etre vu. Et cependant la sympathie profonde sera toujours pour l'ame ingenue et libre qui, ne s'environnant que de voiles transparents, laissera percer sa lumiere interieure, au risque de montrer le feu qui la consume. Heloise se conforma aux volontes d'Abelard et pour lui a tous les devoirs de son etat. Sous la deference de la religieuse, elle cacha le devouement de la femme. Elle le lui dit avec les formes de la dialectique, jusques dans la suscription de sa derniere lettre: _A Dieu specialement, a lui singulierement_[198]. Ce qui signifie en bonne logique, _a Dieu par l'espece, a lui comme individu_; et ce qui se dirait en sens inverse aujourd'hui: "La religieuse est a Dieu, la femme est a toi." Mais elle n'ajouta pas un mot de plus, et son coeur rentra dans le silence. Elle vecut, puisqu'on le voulait, paisiblement, saintement; elle asservit et sacrifia sans resistance toutes ses actions a ce que reclamaient d'elle le ciel et son amant. Mais inconsolable et indomptee, elle obeit et ne se soumit pas; elle accepta tous ses devoirs, sans en faire beaucoup de cas, et son ame n'aima jamais ses vertus. [Note 198; "Domino specialiter, sua singulariter." (_Ab. Op_., ep. VI, p. 78.)] Les lettres d'Abelard et d'Heloise sont un monument unique dans la litterature. Elles ont suffi pour immortaliser leurs noms. Moins de cent ans apres que le tombeau se fut ferme sur eux, Jean de Meun traduisit ces lettres dans l'idiome vulgaire, et sa version subsiste encore, temoignage irrecusable du vif interet qu'elles inspirerent de bonne heure aux poetes. Comme la langue des passions qui sont eternelles est pourtant changeante, et suit les vicissitudes du gout et les modes de l'esprit, on a plus d'une fois retraduit pour la modifier, altere pour l'embellir, l'expression premiere de ces ardents et profonds amours. Si l'auteur du poeme de la Rose leur donnait, avec son gaulois du XIIIe siecle, une humble naivete, dedaignee par Abelard, inconnue d'Heloise, Bussy-Rabutin, avec le francais du XVIIe, leur pretait, dans un excellent style, un ton d'elegante galanterie, autre sorte de mensonge. Ainsi, un episode historique fixe par des documents certains est devenu comme un de ces themes litteraires qui se conservent et s'alterent par la tradition, et qui se renouvellent selon le genie des epoques et des ecrivains. Peut-etre meme y a-t-il eu des temps ou tout le monde ne savait plus s'il existait des lettres originales, et dans bien des esprits, les noms d'Abelard et d'Heloise ont ete pres de se confondre avec ceux des heros de romans. A diverses fois, on a repris leurs aventures pour en faire le sujet de recits passionnes ou de correspondances imaginaires. On ne s'est pas borne a retoucher, a paraphraser leurs lettres, on leur en a fabrique de nouvelles, et la realite a fait place a la fiction. La poesie est venue a son tour; elle a prete a ces amants d'un autre age les finesses de sentiment, les combats, les remords qui conviennent a la morale dramatique des temps modernes. Elle a denature leur amour reel, croyant le rendre plus interessant; et telle est la puissance de certaines conventions litteraires qu'elles paraissent quelquefois plus vraies que les faits. L'Heloise de Pope est devenue, pour de certaines epoques, l'Heloise de l'histoire, a ce point que l'auteur du _Genie du Christianisme_, voulant peindre l'amante chretienne, n'a imagine rien de mieux que de la chercher dans les vers de Colardeau[199]. [Note 199: _Gen. du Christ_., part. II, l. III, c. V.--On y lit ces mots: "Femme d'Abeillard, elle (Heloise) vit et elle vit pour Dieu." J'aime mieux ce jugement de d'Alembert repondant a Rousseau: "Quand vous dites que les femmes _ne savent ni decrire ni sentir_ l'amour meme, il faut que vous n'ayez jamais lu les lettres d'Heloise ou que vous ne les ayez lues que dans quelque poete qui les aura gatees." (Lettre a M. Rousseau, _Mel. de phil._., t. II.) On trouve la traduction de Bussy-Rabutin et presque toutes les pieces de vers composees au nom d'Heloise et d'Abelard dans un volume in-12 publie a Paris en 1841; le texte de Pope est reimprime dans l'Abelard illustre de M. Oddoul.] Le sentiment du reel a commence a renaitre parmi nous, et c'est aujourd'hui dans leur correspondance authentique que nous voulons retrouver Heloise et Abelard. Ce qu'on en vient de lire suffit, ce me semble, pour la faire connaitre. On ne peut songer a comparer ces lettres qu'aux Lettres portugaises, si toutefois l'imagination n'a point celles-ci a se reprocher. Dans les premieres, le fond de deux ames souffrantes apparait avec les formes de l'esprit du temps: l'amour et la douleur y empruntent le langage d'une erudition sans discernement, d'un art sans beaute, d'une philosophie sans profondeur; mais ce langage pedantesque, c'est bien le coeur qui le parle, et le coeur est en quelque sorte eloquent par lui-meme. Si le gout n'a point orne le temple, le feu qui brille sur l'autel est un feu divin. Plus heureuse que la pensee, la passion peut se passer plus aisement de la perfection de la forme, et quel que soit le vetement dont la recouvre un art inhabile, elle se fait reconnaitre a ses mouvements, comme la deesse de Virgile a sa demarche: _Incessu patuit dea_. Reprenons notre recit.--Lorsqu'une fois les rapports d'Abelard avec la superieure de l'abbaye du Paraclet eurent ete regles, et qu'il se fut affranchi de ses derniers liens avec le couvent de Saint-Gildas[200], il se livra sans reserve a la sollicitude qu'elle lui inspirait, et il porta dans ses communications chretiennes et intellectuelles un interet et une affection qui lui paraissaient acquitter les dettes de son coeur, sans compromettre les froids devoirs de sa profession. Nous avons encore une partie des ecrits qu'il adressait aux religieuses dans sa paternelle vigilance pour leur perfection, pour leur instruction, et peut-etre aussi dans son desir de ne pas cesser d'occuper leur ame et de maitriser leur pensee. Tantot c'est une exhortation developpee a l'etude des langues et des lettres, ou l'on voit en meme temps l'estime qu'il faisait de l'esprit des femmes et sa maniere superieure d'entendre la religion, dont il ne voulait pas faire un formulaire attentivement recite, mais une science bien etudiee et profondement comprise. Tantot c'est un panegyrique de saint Etienne, compose specialement a l'intention des filles du Paraclet. Puis ce sont des homelies ou des sermons ecrits pour elles et qu'il prononca sans doute dans leur chapelle, quand il se fut definitivement rapproche de Paris[201]. Pour Heloise, il lui adresse de veritables ouvrages, monuments de l'intime et mutuelle confiance qui, entre ces deux intelligences, survivait a tout le reste. Un jour, elle lui envoie un recueil de quarante-deux problemes de theologie que la lecture de l'Ecriture sainte lui a suggeres et dont un assez grand nombre roule sur des questions de second ordre. Il lui repond par quarante-deux solutions motivees, dont quelques-unes sont de petites dissertations[202]. Pour elle, il compose un livre d'hymnes et de sequences qui ne sont pas denuees de quelque talent poetique. Pour elle, il reunit ses sermons en une collection qu'il lui dedie par quelques mots simples et tendres[203]. Enfin, c'est a sa demande qu'il ecrit son _Hexameron_, ouvrage theologique d'une assez grande importance, et qui contient, ainsi que le nom l'indique, des recherches sur l'oeuvre des six jours ou un commentaire sur la Genese[204]. C'est surtout dans le prologue de ses ouvrages qu'on le voit epancher d'un ton triste et doux les sentiments qu'il se croit permis avec Heloise; et maintenant qu'il a etabli entre elle et lui ce commerce pieux et savant de saint Jerome avec Paule ou Marcelle, il s'y abandonne complaisamment, et meme dans les limites de la science et de la religion, il laisse voir encore un desir passionne de lui plaire. [Note 200: Nous avons vu qu'on ne sait pas l'epoque precise de cette rupture; mais elle fut anterieure a 1138 et probablement de plusieurs annees.] [Note 201: _Ab. Op_., part II, ep. VI, _Ad virgin. paracl._, p. 251. Comparez avec la fin de la lettre VIII, p. 197, ep. VII _ad easdem.--De laude S. Stephani_, p. 203.--_Sermones per annum legendi_, p. 730. Quelques-uns cependant de ces sermons sont composes pour des moines, notamment le sermon XXXI, en l'honneur de saint Jean-Baptiste. p. 940.] [Note 202: _Heloissae problemata_ cum _M.P. Aboelardi solutionibus_, p. 384.] [Note 203: Voyez la dedicace des sermons (p. 129) et la lettre d'envoi des chants d'Eglise. (_Bibl. de l'Ecole des chartes_, t. III, 2e liv., 1842, et _Ann. de philos. chret_., janvier 1844.) Le manuscrit de Bruxelles, qui contient ces poesies sacrees, renferme quatre-vingt-quatorze hymnes ou sequences (proses ou cantiques) pour tout le cours de l'annee. Ce ne sont pas les seuls vers d'Abelard. La _Gallia Christiana_ lui attribue un distique fort insignifiant sur une alliance entre le roi de France et le roi d'Angleterre. M. Cousin a publie une longue epitre a son fils Astrolabe. Duchesne et Duboulai, sur l'autorite du docteur Clichton, lui attribuent egalement une prose rimee sur le mystere de l'incarnation, chantee autrefois dans plusieurs eglises. Je prefere cette autre piece intitulee _Rhythme sur la Sainte-Trinite_ et que Durand et Martene ont tiree d'un manuscrit de l'abbaye du Bec: [Grec: Alpha] et [Grec: Omega], Magne Deus, Heli, Heli, Deus meus, Cujus virtus totum posse, cujus sensus totum nosse, Cujus esse summum bonum, cujus opus quidquid bonum, etc. _Gall. Christ_, t. VII, p. 595.--_Fragm. philos_., t. III, p. 440.--_Ab. Op_., p. 1138.--_Hist. Universit. parisiens._, t. II, p. 761.--_ Hist. litt_., t. XII, p. 133-136.--_Amplisc. Coll_., t. IX, p. 1001.--Cf. _Religions antiques_, par M. Th. Wright et Hollivol, Londres, 1841, in-8, t. I, p. 15-21, et surtout l'article de M. E. Dumeril, _Journ, des sav. de Normand._, 2e liv. 1844.] [Note 204: Voyez ci-apres, l. III, et _Thesaur. nov. anecd._, t. V, p. 1363.] Nous sommes peut-etre au temps le plus tranquille de sa vie. Delivre des soucis de son abbaye, tout entier a l'etude, a la predication, a la direction du Paraclet, il pouvait ne pas ambitionner d'autre pouvoir, et son repos etait assure. Si l'inimitie assoupie, mais non eteinte, le menacait encore, il ne manquait ni de protecteurs ni d'amis. Par quelques faits epars, on entrevoit qu'il avait trouve faveur aupres des puissances du temps; le comte de Champagne, le duc de Bretagne, le roi de France lui-meme, le prirent plus d'une fois sous leur garde, et les Garlandes, qui sous Louis le Gros et son fils, formerent comme une dynastie de ministres, paraissent s'etre interesses a lui comme s'interessent les ministres. Beaucoup de ses sectateurs etaient maintenant assez avances dans la carriere pour l'aider de l'autorite, de l'influence ou de la reputation qu'ils avaient acquises: l'Eglise en comptait plusieurs parmi ses grands dignitaires. Quelques-uns, etrangers a la France et meme a la Gaule, avaient rapporte dans leur patrie son souvenir et ses opinions. On disait qu'elles avaient penetre dans le sacre college. Ses anciens disciples peuplaient les rangs eleves de l'enseignement, de la litterature et du clerge. D'ailleurs l'institution du Paraclet etait florissante, elle obtenait chaque jour davantage la faveur et le respect, et il etait difficile que le succes de l'oeuvre ne rejaillit pas un peu sur l'ouvrier. Heloise a la verite pouvait en cela reclamer la plus grande part. Il ne parait pas qu'a aucune epoque rien ait serieusement altere l'admiration que cette femme inspirait a tout son siecle. Une fois religieuse, puis prieure, puis abbesse, elle edifia et elle enorgueillit l'Eglise; elle fut la lumiere et l'ornement de son ordre. La superiorite de son esprit et de sa science etait si bien etablie que tous ses contemporains etaient fiers d'elle, pour ainsi dire, et lui portaient un interet qui ressemblait a l'engouement. Hugues Metel, rheteur epistolaire qui ecrivait en style affecte a tout ce qui etait illustre, lui adressait, sans la connaitre, des lettres et des vers ou il la comparait a l'astre de Diane. Il pensait gagner de la gloire a la louer[205]. Les plus severes avaient pour elle une indulgence qu'ils n'auraient pas meme ose nommer ainsi, tant elle imposait naturellement le respect. Plus dedaigneuse et plus irritee qu'Abelard lui-meme contre ses ennemis, elle desarma ou intimida constamment leur haine. Elle ne transigeait, elle ne faiblissait sur aucun des interets comme sur aucune des idees de son epoux et de son maitre, et jamais on n'osa faire remonter jusqu'a elle une dangereuse solidarite. Elle appelait saint Bernard _un faux apotre_, et lui-meme parait n'avoir entretenu avec elle que des relations bienveillantes[206]; elles amenerent meme entre Abelard et lui, sur un point de liturgie d'un interet mediocre, une controverse qui ne semblait pas presager leur violente rupture et qui cependant la commenca peut-etre. On voit dans les lettres de Pierre, abbe de Cluni, combien il se trouvait honore de correspondre avec Heloise[207]. Ainsi, les chefs des institutions les plus puissantes, Clairvaux et Cluni, les rois du cloitre, traitaient sur un pied d'egalite avec la reine des religieuses, avec cette docte abbesse, d'une vie si chaste et si pure, et qui aurait donne mille fois son voile, sa croix et sa couronne, pour entendre encore chanter sous sa fenetre par un enfant de la Cite qu'elle etait la maitresse du maitre Pierre. [Note 205: Hug. Metom., epist. XVI et XVII, dans le recueil intitule: Hugon. Sacr. antiq. mon., t. II, p. 348.] [Note 206: Quant au nom de faux apotre, voyez sa premiere lettre; et quant aux relations bienveillantes, voyez ce qu'en dit Abelard. (Ep. II, p. 42, et pars II, ep. V, p. 244.) Saint Bernard la recommanda une fois au pape, assez sechement il est vrai, et sept ou huit ans apres la mort d'Abelard. (S. Bern.; _Op_., ep. CCLXXVIII.)] [Note 207: _Ab. Op_., p. 337 et 344.] Un poete anglais qui ecrivait vers la fin de ce siecle, Walter Mapes, a cependant prouve qu'il y avait des esprits clairvoyants qui devinaient le coeur de la femme sous l'habit de la religieuse. "La mariee, dit-il (_nupta_, apparemment ce mot suffisait pour la designer), cherche ou est son Palatin bien-aime, dont l'esprit etait tout divin; elle cherche pourquoi il s'eloigne comme un etranger, celui qu'elle avait rechauffe dans ses bras et sur son sein[208]." [Note 208: Nupta querit ubi sit suus Palatinus Cujus totus extitit spiritus divinus, Querit cur se substrahat quasi peregrinus Quem ad sua ubera foverat et sinus. W. Mapes ou Gautier Map, archidiacre d'Oxford vers 1200, insere ces vers dans une piece dirigee contre l'ignorance des moines. Il y decrit une sorte d'Elysee fantastique des savants et des lettres, ou il enumere et caracterise les beaux esprits du temps. C'est par ce quatrain et sans autre explication qu'il indique Heloise, que l'on reconnaissait alors a ce nom _nupta, l'abesse mariee. (The latin poems_, etc., by Thomas Wright, Lond., 1841, pet. in-4.--Cf. _Hist. litt._, t, XV, p. XIV, 496.)] C'est, je le crois, dans l'intervalle qui s'ecoula entre le moment ou il devint abbe de Saint-Gildas et celui ou nous le verrons rouvrir pour la derniere fois son ecole qu'Abelard composa ou retoucha ses principaux ouvrages. Le plus considerable est sa _Dialectique_ si longtemps perdue pour la posterite, et qui, a l'originalite pres, ressemble a la logique d'Aristote, qu'elle reproduit en partie sous les formes verbeuses de la scolastique. C'est le resume de son enseignement philosophique adresse a Dagobert, son frere peut-etre, ou du moins son frere spirituel. Peut-etre y travailla-t-il a Saint-Gildas, s'il ne l'avait commence a Saint-Denis; mais il l'acheva ou la revit plus tard. Ce qui est certain, c'est que l'ouvrage est d'une epoque ou il n'enseignait plus depuis longtemps deja, et ou la dialectique n'etait pas en grande faveur aupres de ceux qui veillaient au gouvernement des esprits. Un ecrit plus court, mais plus precieux, parce qu'il parait beaucoup plus original, est un traite peu etendu _Sur les genres et les especes_, monument le plus certain et le plus interessant qui nous reste de la partie systematique des opinions d'Abelard. Si le conceptualisme est quelque part, il est la. On en retrouve l'esprit dans un petit traite sur les idees, reste longtemps inconnu (_De intellectibus_). Parmi ses ecrits theologiques, le plus important parait etre celui qui fut brule a Soissons, ou, selon nous, l'_Introduction a la theologie_. On cite aussi un recueil de textes des Ecritures et des Peres reunis methodiquement et qui expriment le pour et le contre sur presque tous les points de la science sacree, ouvrage singulier qui s'appelait _le Oui et le Non (Sic et Non)_, et qui ne fut peut-etre pas publie par son auteur. On se tromperait cependant, si l'on y cherchait un recueil d'antinomies destine a etablir le doute en matiere de religion; c'est un ouvrage consacre a la controverse plutot qu'au scepticisme. Les opinions exposees dans l'_Introduction_ ont ete de nouveau presentees et completees dans un grand _Commentaire de l'epitre aux Romains_, et dans la _Theologie chretienne_, qui reproduit et developpe la matiere du premier ouvrage avec quelques remaniements et quelques amendements. Enfin, la morale theologique d'Abelard est exposee sous ce titre: _Connais-toi toi-meme (Scito te Ipsum)_. On lui attribue egalement une demonstration en forme de dialogue de la verite du christianisme contre le judaisme et la philosophie incredule. Nous ne pensons pas nous tromper en disant que la plupart de ces traites[209] ne recurent la derniere main qu'a une epoque assez avancee de sa vie, quoiqu'ils contiennent des opinions de sa jeunesse, et qu'ils doivent abonder en raisonnements, en exemples, en expressions cent fois employes dans ses ecrits de tous les temps et dans les improvisations de son enseignement oral. L'analogie des idees et des citations, l'identite des formes et du style, sont remarquables dans presque tous ces ouvrages. On retrouve sans cesse dans ses lettres des pensees qui rappellent sa philosophie ou sa theologie, et chose plus interessante encore, les lettres d'Heloise sont semees de maximes empruntees aux theories du maitre de son esprit et de son coeur. Tout annonce que le temps qui separa le jour ou Abelard quitta la Bretagne de l'annee 1140 fut pour lui anime et rempli par une grande activite intellectuelle et litteraire. Cependant cette periode est dans sa vie une lacune assez obscure. On sait seulement qu'il reprit une derniere fois son enseignement public, et telle etait sa vocation eminente pour cet emploi difficile de l'intelligence que vers 1136, c'est-a-dire a l'age de cinquante-sept ans, il retrouvait la vogue de sa jeunesse. C'etait a Paris, sur la montagne Sainte-Genevieve, un des premiers theatres de ses succes, qu'il avait rouvert ecole de dialectique, et nous apprenons d'un de ses auditeurs. [Note 209: Nous ne faisons ici que les nommer. Les deux derniers livres de cet ouvrage sont destines a les faire connaitre.] "J'etais tout jeune," dit Jean de Salisbury, "lorsque je vins dans les Gaules pour y faire mes etudes. C'etait l'annee qui suivit celle ou le roi des Anglais, Henri, Lion de Justice, quitta les choses humaines (1135). Je me rendis aupres du peripateticien Palatin qui alors presidait sur la montagne Sainte-Genevieve, docteur illustre, admirable a tous. La, a ses pieds, je recus les premiers elements de l'art dialectique, et suivant la mesure de mon faible entendement, je recueillis avec toute l'avidite de mon ame tout ce qui sortait de sa bouche. Puis, apres son depart qui me parut trop prompt, je m'attachai au maitre Alberic, qui excellait parmi les autres comme le dialecticien le plus repute, et qui etait effectivement l'adversaire le plus energique de la secte des nominaux[210]." [Note 210: Johan. Saresb. _Metalog._, l. II, c. X, et _Rec. des Hist_., t. XIV, p. 304--Jean le Petit, de Salisbury, ne, dit-on, on 1110, mais probablement plus tard, quitta l'Angleterre pour venir etudier en France. Il y suivit les maitres les plus celebres, Abelard, Alberic, Robert de Melun, Guillaume de Conches, Adam du Petit-Pont, Gilbert dela Porree, etc., et il nous a laisse de precieux details sur les ecoles de son temps. Il retourna en Angleterre en 1161, remplit de nombreuses missions en Italie, fut appele en 1170 a l'eveche de Chartres, et mourut le 25 octobre 1180. (_Hist. litt_., t. XIV, p. 89.)] Ainsi peu de temps apres ce dernier enseignement, et pour une cause inconnue, Abelard suspendit ses lecons; mais en reformant son ecole, il avait ravive son influence et sa renommee. Aussitot devait se redresser contre lui la vigilance hostile qu'il avait constamment rencontree. L'eclat de ses lecons devait accroitre encore la curiosite qui s'attachait a ses ecrits theologiques; et suivant d'assez bonnes autorites, ce fut le moment ou apres les avoir acheves, il leur donna le plus de publicite, quoique plusieurs aient ete toujours tenus secrets[211]. [Note 211: Cette propagation rapide et etendue de ses ouvrages est attestee par Guillaume de Saint-Thierry et par saint Bernard dans les lettres qui seront plus bas analysees. Le premier dit aussi que le "_Sic et Non_ et le _Scito te ipsum_ fuyaient la lumiere et ne se trouvaient pas aisement." Il est a croire que plusieurs de ces ouvrages, surtout ceux qui avaient ete condamnes, furent longtemps lus en secret, quoique assez repandus: "Libri ejusdem magistri diu in abscondito servati sunt ab ejus discipulis." (Alberic. Triumf. _Chronic., Rec. des Hist_., t. XII, p. 700.--_Histoire litteraire_, t. XII, p. 97.)] Bientot vingt ans allaient s'etre ecoules depuis que le concile de Soissons avait prononce, et peut-etre etait-il oublie. Du moins faut-il qu'Abelard le crut ainsi, ou que, ranime par un retour d'empire et de popularite, il fut redevenu confiant dans sa fortune, et moins inquiet de l'habilete et de la force de ses ennemis, puisqu'il recommencait a livrer au public les memes doctrines qui l'avaient fait condamner une fois. Peut-etre comptait-il sur l'autorite de son age, sur celle de ses amis, sur la disparition de ses anciens rivaux, sur sa reconciliation ou plutot sur ses relations convenables avec saint Bernard. Il se manifestait d'ailleurs en ce moment un vif mouvement intellectuel et comme un effort general de la liberte de penser. Abelard devait s'associer a ce mouvement qui venait en partie de lui, et il semblait le guider. Quoique plus retenu que ses eleves ou ses imitateurs, des qu'il paraissait, il etait aussitot le premier dans les craintes et dans les aversions du parti de la vieille autorite. Il ne pouvait retrouver la renommee sans reveiller la haine et encourir le malheur. On aime aujourd'hui a tout rapporter a des causes generales, et l'histoire n'a plus d'evenement qui ne soit presente comme le symptome ou le resultat de l'etat des esprits au moment ou il s'est produit. Cette maniere de juger les choses humaines n'est jamais plus de mise que lorsqu'il s'agit de raconter un evenement ou figurent des philosophes et des theologiens, des penseurs et des pretres, et qui n'est qu'une lutte critique entre deux doctrines. Nous sommes donc bien eloigne de separer Abelard et sa querelle avec saint Bernard de l'etat general du monde spirituel a leur epoque. Ce conflit celebre est un drame qui devait se reproduire plus d'une fois sous d'autres formes, avec d'autres noms, en d'autres temps, parce que chacun des deux athletes representait l'un des deux esprits qui ne sauraient perir dans les societes modernes. Le combat de l'autorite et de l'examen n'a pas commence d'hier, et quoique la victoire ait decidement change de cote, il n'est pas pret a finir. "Ce qu'Abelard a enseigne de plus nouveau pour son temps," dit un ingenieux ecrivain, "c'est la liberte, le droit de consulter et de n'ecouter que la raison; et ce droit, il l'a etabli par ses exemples encore plus que par ses lecons. Novateur presque involontaire, il a des methodes plus hardies que ses doctrines, et des principes dont la portee depasse de beaucoup les consequences ou il arrive. Aussi ne faut-il pas chercher son influence dans les verites qu'il a etablies, mais dans l'elan qu'il a donne. Il n'a attache son nom a aucune de ces idees puissantes qui agissent a travers les siecles; mais il a mis dans les esprits cette impulsion qui se perpetue de generation en generation. C'est tout ce que demandait, tout ce que comportait son siecle[212]." [Note 212: Mme Guizot, _Essai sur la vie et les ecrits d'Abel. et d'Hel_., p. 343.] On a donc eu raison d'eclaircir et de completer le recit qui nous reste a faire par des considerations generales sur ce reveil de l'esprit humain au XIIe siecle, sur cette seconde des trois renaissances qu'on peut apercevoir dans le cours de l'histoire du moyen age[213]. Un des historiens de saint Bernard, Neander, a caracterise d'une maniere bien interessante le mouvement des esprits et des opinions aux approches du concile de Sens[214]. Mais la biographie, sans s'interdire l'observation des faits generaux, se nourrit surtout de faits precis et individuels. Ces faits ont aussi leur influence, car c'est aussi une loi generale de l'histoire de l'humanite que les causes particulieres produisent leurs effets, et que le petit concourt au grand, comme le grand aboutit tres-souvent au petit. Recueillons donc encore quelques details qui acheveront de caracteriser Abelard et sa situation. [Note 213: _Histoire litteraire de la France_, par M. Ampere, t. III, l. III, c. II, p. 32.] [Note 214: _Histoire de saint Bernard et de son siecle_, par A. Neander, traduit de l'Allemand par M. Vial, l. II, p. 110 et suiv. Voyez aussi le c. XVII de _l'Histoire de saint Bernard_, par M. l'abbe Ratisbonne, t. II, p. 1 et suiv.] L'esprit de ses doctrines, ou, comme on dirait aujourd'hui, leur tendance, n'etait pas la seule cause, de l'animadversion de l'Eglise contre lui. Son caractere personnel avait certainement beaucoup aggrave l'effet de ses opinions, et notre recit l'a du prouver. Ce qu'il lui fallut souffrir a differentes epoques l'avait irrite contre ses superieurs ecclesiastiques, et, sans concevoir la pensee de faire schisme dans l'Eglise, il s'etait livre plus d'une fois a de vives attaques contre plusieurs des autorites ou des corps qui la constituaient. Nous l'avons vu se plaindre de l'eveque de Paris et de ses chanoines, de l'abbe de Saint-Denis et de ses religieux; savant, difficile et chagrin, il ne contenait pas l'expression blessante de son mepris pour l'ignorance, de son ressentiment contre l'injustice, de sa severite envers le desordre, et ce chanoine si peu sage, ce moine si peu cloitre, ce pretre si independant de toute regle, s'etait erige en censeur amer et vehement du clerge. Dans plusieurs de ses ouvrages, il eclate contre les moines, et non pas seulement contre ceux de Saint-Denis ou de Saint-Gildas. L'ignorance ou les vices des couvents en general sont l'objet de ses invectives[215]. Si une fois il parait defendre les moines, c'est pour leur immoler les chanoines reguliers, et sans doute pour attaquer indirectement, soit l'abbaye de Saint-Victor ou respirait un esprit oppose au sien, soit plutot saint Norbert qui avait, a la reforme et a la propagation de la constitution canonicale de la vie religieuse, attache ses soins et sa gloire[216]. Les eveques ne s'etaient point soustraits a sa temeraire critique. En leur reprochant positivement de ne point savoir les lois et les regles de l'Eglise, il essayait, dans un de ses plus graves ecrits, de limiter dans leurs mains ce qu'on appelle le pouvoir des clefs, et, en denoncant la cupidite d'un grand nombre, il avait devance la reformation par ses attaques contre le trafic des indulgences[217]. Nous ne connaissons pas de satire plus vive contre le clerge que le plus important de ses sermons, celui pour la fete de saint Jean-Baptiste. C'est la qu'il a l'audace d'accuser formellement saint Norbert d'avoir essaye de frauduleux miracles, et travaille, de connivence avec Farsit, _son coapotre_, a ressusciter un mort. Il denonce avec un ton de derision qui semble en avance de six siecles les recettes cachees, les remedes et les ruses dont se servent les nouveaux saints pour conjurer les maux de pretendus infirmes, et raconte jusqu'a un complot que Norbert aurait forme avec une mendiante pour tromper la credulite des fideles[218]. Qu'on s'etonne ensuite qu'il y eut contre lui dans le clerge des haines bien plus vives que ne semblait le meriter la hardiesse moderee et chretiennement respectueuse de ses nouveautes dogmatiques. [Note 215: _Ab. Op_., ep. VIII, p. 193 et 195. Pars. II de S. Susanna sermo XVIII, p. 935. De S. Joanne Bapt. sermo XXXI, p. 953, 958, etc.--_Theolog. Christ_., l. II. p. 1215, 1235, 1240.] [Note 216: _Ab. Op_., pars. II, ep. III, p. 228.] [Note 217: _Ethic. seu Scito te ipsum_, c. XVIII, XXV et XXVI.] [Note 218: _Ab. Op._, de S. Joan B. serm. XXXI, p. 867.--Les miracles de saint Norbert remplissent sa biographie. Cependant le plus ancien recit ne parle point de morts ressuscites; l'auteur, comme le remarquent les panegyristes plus modernes, n'ayant voulu, a cause de l'endurcissement de certains infideles, raconter que des faits connus et avoues de tous. Le jesuite Daniel Papebroke parait le regretter dans ses notes de la Vie des Saints; d'autres plus hardis ont conclu d'une peinture qu'on voyait dans une eglise de Nancy que Norbert avait ressuscite trois hommes, et le premontre Hugo qui a ecrit sa vie en 1704 n'hesite pas a raconter ce miracle qui aurait precede de tres-peu la mort meme du saint. Est-ce de ce miracle qu'Abelard s'est moque et qu'il dit: "Mirati fuimus et risimus?" Quant a ce Farsit, qu'il associe a Norbert et que Papebroke prend pour: "Fursitus, convitium potius quam nomen," ce doit etre Hugues Farsit (Hue li Farsis), chanoine de Saint-Jean-des-Vignes a Soissons, lequel suivait les miracles qui de 1128 a 1132 s'operaient dans l'eglise de Notre-Dame de cette ville. Il a ecrit de grandes louanges de saint Norbert, et pretend avoir assiste a soixante-quinze miracles dont se moque Racine le fils. (_Biblioth. praemonstr. ordin. S. Norb. vit._, p. 365.--_Acta sanctor. Junii_, t. I, p. 816 et 861.--_Vie de saint Norbert_, par Hugo, l. IV, p. 834.--_Hist. litt._, t. XI, p. 620, et t. XII, p. 115, 294 et 711.--_Mem. de l'Acad. des inscript._, t. XVIII, p. 847.)] Quant a saint Bernard, Abelard semble l'avoir plus menage; et, si ce n'est dans une ligne de l'histoire de ses malheurs ou il l'attaque sans le nommer[219], il parait etre reste, a son egard, dans les termes d'une prudence politique, imitee par son rival que distrayaient d'ailleurs tant d'autres soins, et qui etait dans la religion un homme d'Etat encore plus qu'un docteur. Cependant il faut raconter une anecdote deja indiquee qui peut servir a bien faire juger de leurs relations. [Note 219: _Ab. Op._, ep. I, p. 31, et ep, II, p. 42.] Un jour, l'abbe de Clairvaux visita le Paraclet, et y fut recu avec de grands honneurs. Ayant assiste a vepres, comme a la fin de l'office, suivant une regle de l'ordre de Saint-Benoit, on recitait l'Oraison dominicale, il remarqua avec surprise qu'on y faisait une variante, non adoptee generalement par l'Eglise. Au lieu de dire: _Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien_, conformement au texte de saint Luc, on disait: _Notre pain supersubstantiel_, selon le texte de saint Mathieu. Bernard en fit l'observation a l'abbesse, et comme elle lui dit que le maitre Pierre l'avait prescrit ainsi, il parut ne pas approuver cette singularite[220]. Etant venu au couvent quelques jours apres, Abelard fut instruit de ce qui s'etait passe, et il ecrivit a l'abbe de Clairvaux une lettre ou il lui dit d'abord, un peu ironiquement peut-etre, qu'on l'a ecoute au Paraclet, non comme un homme, mais comme un ange, et que pour lui, il serait plus fache de lui deplaire qu'a personne; puis, il explique que la version de saint Mathieu lui a paru preferable a celle de saint Luc, parce que le premier avait appris le _Pater_ de la bouche de Jesus-Christ, tandis que le second ne pouvait le tenir que de saint Paul, qui lui-meme n'avait pas entendu le Sauveur. Enfin, apres quelque discussion, il declare ne pas beaucoup tenir a ces diversites de breviaire qui sont naturelles et sans danger, et cette lettre commencee si respectueusement pour saint Bernard, il la termine par quelques critiques d'un ton vif et moqueur contre la maniere particuliere dont certains offices etaient dits a Clairvaux[221]. On ne voit point que saint Bernard ait rien repondu. Il parait seulement que par la suite, mais longtemps apres Abelard, Heloise et saint Bernard, les religieuses du Paraclet comme les religieux de Citeaux, ont change les singularites de leur liturgie. [Note 220: Cette difference existe dans la Vulgate qui traduit par _supersubstantialem panem_ dans saint Mathieu, et par _panem quotidianum_ dans saint Luc, les mots [Grec: arton epiouson] commune a l'un et a l'autre dans le texte grec. Quoique le mot de _pain quotidien_ ait prevalu, on ne voit pas comment il peut traduire exactement l'adjectif grec qui signifie beaucoup plutot _substantiel_ que _quotidien_. (Voy. _Thes. ling. graec_.) L'epithete de _supersubstantiel_ est rendue dans la Bible de Vence par ces mots: _Notre pain qui est au-dessus de toute substance_. Au reste, les variations sont nombreuses tant sur la lettre que sur le sens de ce passage de la priere la plus familiere aux chretiens. (Math., VI, 0.--Luc., XI, 3.--_Biblia maxim_., t. XVII, p. 62.--Nicole, _Pater_, c. VI.)] [Note 221: _Ab. Op_., pars II, ep. V, P. Abael. ad Bern. claraev. abb., p. 244, et Serm. XIII, p. 858.] Telles etaient, a les considerer dans leur detail, les relations d'Abelard avec diverses parties du clerge. Jugez donc si le jour ou il exciterait de nouveau les ombrages de l'orthodoxie, il pouvait esperer indulgence ou justice. Or cette hypothese devait tot ou tard se realiser. La foi absolue qu'il avait dans son propre sens, la certitude naive qu'il professait d'etre le plus savant des hommes, lui avaient dicte assez de maximes independantes et d'imprudentes publications pour que la matiere ne manquat point aux accusations de ses ennemis: il ne leur manqua longtemps que l'occasion et le courage. Nous ne retrouverons plus ici Norbert qui etait mort en 1134, ni Alberic de Reims qui, devenu archeveque de Bourges depuis six ans, parait avoir enfin mis un terme a l'activite de sa haine contre un ancien rival. Mais noua trouverons saint Bernard, et nous le verrons entoure d'auxiliaires nouveaux. Ainsi qu'il arrive toujours, on s'en prit d'abord aux disciples d'Abelard. Ils etaient presomptueux et insolents; on les accusa d'exagerer la doctrine de leur maitre; puis, on les soupconna de la reveler, et on lui en demanda compte. Nous avons encore une lettre de Gautier de Mortagne, professeur assez renomme de theologie, qui avait enseigne sur la montagne Sainte-Genevieve et a Reims, et qui devint plus tard eveque de Laon[222]. Dans cette lettre, dont la date est inconnue, il se plaint au maitre de l'outrecuidance de ses eleves; il ne peut croire qu'ils disent vrai en pretendant que leur professeur donne la pleine intelligence de la nature de Dieu, et ramene a une clarte parfaite le dogme de la Trinite. Il remarque cependant que quelques passages des lecons d'Abelard paraissent se preter a ces interpretations; mais en rendant hommage a sa science et a sa modestie, il le prie de lui ecrire positivement son avis sur quelques points delicats de theologie; car il n'est pas bien assure de sa pensee, quoiqu'il ait recemment confere avec lui; il lui demande de lui dire nettement s'il croit avoir de Dieu une connaissance parfaite, et quand il saura sur cet article et quelques autres a quoi s'en tenir, il lui promet de repondre et de discuter, s'il y a lieu. Cette lettre mesuree et encore bienveillante est un modele du ton que la controverse aurait du toujours conserver; mais cet exemple ne fut guere imite. [Note 222: C'est ce Gautier de Mortagne ou de Laon, designe quelquefois sous le nom de Gautier de Mauritanie. On a de lui quelques lettres qui sont de petits traites de theologie. Celle qui est adressee a Abelard pourrait etre d'une date anterieure a l'epoque que nous racontons, si la suscription _Magistro Petro monacho_ doit etre prise a la lettre. (D'Achery, _Spicilegium_ (1723), t. III, p. 524.--_Hist. litt_., t. XIII, p. 511.)] Un chanoine de Saint-Leon de Toul, Hugues Metel, eleve d'Anselme de Laon, fabricateur habile de phrases et de vers, ou plutot d'antitheses et d'acrostiches, bel esprit orthodoxe qui semble avoir fait metier, presque comme Balzac ou Voiture, d'adresser des lettres en style recherche aux grands personnages de son temps, ecrivit au pape Innocent II, et au philosophe Abelard[223]. [Note 223: C'est le meme qui avait ecrit a Heloise, on ne sait a quelle epoque, deux lettres deja citees qui ne sont que des compliments litteraires. (Hugo, _Sacrae antiquit. mon_., t. II, p. 312.--_Hist. litt_., t. XII, p. 493.)] En parlant a ce dernier, _maitre accompli dans le trivium et le quadrivium_, Hugues Metel, qui s'intitule quelque part le _secretaire d'Aristote_[224], lui declare que, sur la foi de la renommee, il execre les heresies qu'on lui attribue, et qu'il abhorre leur auteur avec elles. Si toutefois ce qu'on dit de lui est la verite, _c'est erreur et horreur_, l'Ecriture sainte a ete profanee. Quelle presomption en effet! Un chetif mortel vouloir s'elever a l'explication de l'incomprehensible Trinite! Est-il donc plus insense qu'Empedocle? est-il donc enivre de vaines nouveautes? Oublie-t-il qu'on ne connait Dieu qu'en l'ignorant[225]? "Tout ce que je sais de lui, c'est que je ne le sais pas. Non que je veuille," ajoute notre ecrivain, "attaquer ta sagesse et ta gloire; ce serait vouloir obscurcir le soleil.... Tu as tant de prudence, tant d'eloquence, tant d'elegance de moeurs.... Mais peut-etre ce sont des paroles qui auront ete jetees au vent, on n'en aura pas bien saisi le sens.... Reviens a toi, docte maitre, reviens.... Sur la porte de ton ame, garde ecrit le _Connais-toi toi-meme_; car c'est une parole descendue du ciel. Souviens-toi que tu es un homme et non pas un ange; en cherchant a te connaitre, tu ne sors pas de toi-meme, tu ne te depasses pas.[226]" [Note 224: "_Aristotelis secretarius_." (_Id. ibid._, ep. XII, p. 313.)] [Note 225: "Cum fama loquor.... haereses tuo nomini dedicatas.... execror.... et te ipsum cum ipsis abominor.... Scripturam sacram devirginasti.... errore et horrore erras et horres, si haeresibus haeres, si tamen verum est quod de te dictum est.... insanior es Empedocle.... Inebriatus es novitatibus vanis.... Deus nesciendo scitur; unum hoc de Deo scio quod eum nescio." (_Id. ibid_., ep. V, p. 332.)] [Note 226: "Prudentia tua tanta, facundia tua tanta, elegantia morum tanta tua!... In superliminari animae tuae _Gnotum canton_ (sic, pro _Gnoti seauton_) scriptum habeto. Descendit quippe de coelo _scito te ipsum_; "memineris, etc." (_Id. ibid._)] Dans ces conseils, meles d'ironie et d'adulation, s'apercoivent encore l'admiration, la deference, l'embarras que temoignaient presque tous les contemporains d'Abelard en s'adressant a lui: mais, delivre de cette contrainte, _Hugues_ s'epanche avec plus d'amertume, quand il parle au souverain pontife. Il lui denonce ouvertement un nouvel ennemi; il voit naitre et il lui predit la querelle qui va s'elever entre saint Bernard, cet homme vraiment et entierement catholique, israelite de pere et de mere, spirituellement et litteralement, et Abelard, ce fils d'un Egyptien et d'une Juive, fidele au sens litteral par sa mere, infidele au sens spirituel par son pere. Ce Pierre, non pas Barjone, mais _Aboilard_, aboie en effet contre le ciel[227]. C'est une hydre nouvelle, un nouveau Phaeton, un autre Promethee, un Antee a la force d'un geant. C'est le vase d'Ezechiel qui bout allume par l'aquilon. Ainsi la France est frappee des plus cruelles plaies de l'Egypte; car elle est ravagee par des grenouilles parlantes. C'est au saint-pere d'y porter remede, c'est a lui d'_allumer le cautere gui guerira ces consciences cauterisees_. Qu'il se presse, s'il ne veut pas que tous les pecheurs de la terre tombent dans les rets de cet homme[228]. [Note 227: "Petrus iste non Barjona, sed Aboilar, quod equidem esset tolerabile si tamen latraret in arte.... latratus dat in excelsum." Jeu de mots sur le nom d'_Aboilar_ et le rapport du son avec le mot qui des lors representait le mot _aboyer_. (_Id_, cp. IV, p. 330.)] [Note 228: "Altera olla Ezechielis bulliens succcensa ab aquilone.... Inflammandum est cauterium ad cauteriatas conscientias medendas.... Velociter, inquam, ne cadant in retiaculo praefati hominis peccatores terrae." (_Id. ibid._)] Il n'y a rien de bien serieux dans ces compositions etudiees d'un rheteur clerical qui, sans mission, se mele d'une haute controverse, et la saisit comme une occasion de faire briller son orthodoxie, son esprit et son style. Nous allons entendre un langage plus grave et plus vrai. Il y avait alors dans l'Eglise un moine de Citeaux, de l'abbaye de Signy au diocese de Reims, nomme Guillaume, et qui, avant de s'ensevelir dans l'obscurite d'une cellule, avait ete dans la meme contree abbe benedictin du couvent de Saint-Thierry, dont il conservait le surnom. Il jouissait d'une grande reputation de piete[229], ecrivait avec talent sur les matieres spirituelles, unissait assez habilement la dialectique et la mysticite; et surtout il etait vivement aime de saint Bernard, qui le consultait souvent sur ses ouvrages. [Note 229: Bertrand Tissier, qui a recueilli ses ouvrages, le qualifie de _Beatus_. Nous ne voyons nulle part ailleurs son nom precede de ce titre. Ce doit etre un saint de Citeaux. (_Bibliothec. Patr. cisterc._, t. IV.--_Hist. litt_., t. XII, p. 312.)] Dans le temps que ce Guillaume de Saint-Thierry s'occupait d'un commentaire sur le _Cantique des Cantiques_, livre qui etait alors en possession d'exciter la sagacite feconde des interpretes, le hasard fit tomber sous ses yeux un recueil intitule: _Theologie de Pierre Abelard_. Le titre excita sa curiosite; le recueil contenait deux petits ouvrages, a peu pres les memes pour le fond, mais l'un plus etendu et plus developpe que l'autre. C'etait l'_Introduction a la Theologie_, et, je crois, la _Theologie chretienne_. Cette lecture emut le religieux; abandonnant aussitot son travail, car c'etait une oeuvre des temps de loisir et qui lui paraissait peu convenable quand il croyait voir le domaine de la foi envahi a main armee[230], il nota tous les passages qui le troublaient, et ses motifs pour en etre trouble. Il y reconnut des pensees et des expressions nouvelles, inouies, touchant les matieres de la foi. Le dogme de la Trinite, la personne du Mediateur, le Saint-Esprit, la Grace, le sacrement de la Redemption, lui parurent compromis par les temerites d'un homme qui portait dans l'Eglise l'esprit qu'il avait montre dans l'ecole. Saisi d'inquietude et d'indignation, Guillaume de Saint-Thierry hesita sur ce qu'il devait faire. Il trouvait le scandale manifeste, le peril grave et imminent. L'Eglise n'avait plus, a son avis, dans le monde et dans l'ecole, de docteurs celebres et vigilants, capables de soutenir avec eclat la saine croyance, de representer le veritable esprit de la religion. Il appartenait a un parti ou l'on estimait que, depuis la mort de Guillaume de Champeaux et d'Anselme de Laon, _le feu de la parole de Dieu s'etait eteint sur la terre_[231]. Ceux qui pouvaient le rallumer restaient comme ensevelis dans les soins de l'episcopat, les meditations du cloitre, ou le gouvernement des affaires temporelles de l'Eglise. Il s'alarmait de leur silence, et, d'un autre cote, il avait aime Abelard[232]; il eprouvait apparemment ce melange de gout et de crainte que ressentaient pour lui tant d'hommes eminents de ce siecle; il balancait a l'attaquer, craignant de passer pour trop vif ou pour trop defiant. Cependant l'interet de la foi l'emporta dans son ame, et dominant toute autre consideration, au risque de s'engager dans une affaire difficile, il resolut de provoquer directement, dut-il leur deplaire, ceux dont le silence lui semblait une calamite pour l'Eglise. Il ecrivit une lettre commune a l'abbe de Clairvaux, et a Geoffroi, l'eveque de Chartres. [Note 230: C'est lui qui s'exprime ainsi dans une Epitre aux chartreux du Mont-Dieu, qui precede son traite de la Vie solitaire, et ou il enumere tous ses ouvrages. Il dit meme qu'il a interrompu son exposition du Cantique des Cantiques aux versets 3 et 4 du chap. III. La, en effet, se termine cette exposition qui est inseree dans la Bibliotheque des Peres de Citeaux. (_Lib. de vit. solit._, praefat., t. IV, p. 1.)] [Note 231: "Mortuo Anselmo laudunensi et Guillelmo catalaunensi, ignis verbi Dei in terra defecit." (Hug. Melel., ep. IV ad Innocent., p. 330.)] [Note 232: "Dilexi et ego eum." (S. Bern., _Op._, ep. CCCXVI, Guillelm. abbat. ad. Gaufrid. et Bernard.--_Biblioth. Patr. cisterc._, t. IV, p. 112.)] Dans cette lettre que le temps a respectee, Guillaume, tout en leur demandant presque pardon de les troubler, gourmande respectueusement leur quietude, et decrit, dans un langage anime, et le danger pressant qui le force a parler, et les poignantes inquietudes qu'il eprouve. La foi des apotres et des martyrs est menacee, et nul ne resiste, nul ne parle. Il souffre, il se consume, il frissonne, et cependant Pierre Abelard recommence a dire, a ecrire ses nouveautes; ses doctrines courent le royaume et les provinces; ses livres passent les mers; chose plus grave, ils ont franchi les Alpes, et l'on dit qu'ils ont obtenu de l'autorite en cour de Rome. Ainsi le mal se propage, et bientot envahira tout, si Bernard et Geoffroi n'y mettent un terme. "Je ne savais en qui me refugier. Je vous ai choisis entre tous, je me suis tourne vers vous, et je vous appelle a la defense de Dieu et de toute l'Eglise latine. Car il vous craint, cet homme, et vous redoute. Fermer les yeux, qui craindra-t-il? Et apres ce qu'il a deja dit, que dira-t-il, lorsqu'il ne craindra personne? Ils sont morts, presque tous les maitres de la doctrine ecclesiastique, et voila qu'un ennemi domestique fait irruption dans la republique deserte de l'Eglise, et s'y conquiert une exclusive domination. Il traite l'Ecriture sainte comme il traitait la dialectique; ce ne sont qu'inventions a lui personnelles, que nouveautes annuelles. C'est le censeur et non le disciple de la foi, le correcteur et non l'imitateur de nos maitres." A l'appui de cette denonciation, il releve dans les deux ouvrages d'Abelard treize articles condamnables, et il indique les noms d'autres livres qu'il ne connait pas et qu'on tient caches: c'est le _Oui et le Non_, c'est le _Connais-toi toi-meme_, dont les titres, qu'il trouve monstrueux, lui paraissent annoncer dans le texte d'autres monstruosites. Cette lettre servait de preface a une dissertation en forme qui l'accompagnait, ou qui du moins la suivit de fort pres. La, Guillaume discute en detail et combat avec beaucoup de soin les treize erreurs capitales dont il accuse Abelard, et sa refutation, composee d'autant de chapitres qu'il trouve d'erreurs a refuter, n'est certainement pas d'un esprit vulgaire. Inferieure pour le mouvement et la puissance a celle que saint Bernard adressa plus tard au pape, ecrite d'un style moins colore et moins brillant, elle atteste un esprit plus subtil, plus propre a penetrer dans le fond des questions de dialectique et meme de metaphysique. Sa pensee generale est celle d'une foi implicite et absolue, qui affirme et n'explique pas; l'esprit humain, quand il s'agit de Dieu et des conditions de la nature divine, ne pouvant aller legitimement et surement au dela de la conception et de l'affirmation de l'existence. Guillaume de Saint-Thierry ne se trompait pas, s'il soupconnait d'un peu de froideur les deux dignitaires de l'Eglise qu'il interpellait. Ils s'etaient accoutumes a temoigner leur zele en de plus graves affaires que des controverses d'ecole, et tous deux venaient de jouer le role le plus actif dans les luttes provoquees par le schisme des deux papes. Dans sa querelle contre Pierre de Leon ou Anaclet II, Innocent II avait trouve en Geoffroi et en Bernard les plus utiles et les plus zeles defenseurs. L'un portait encore le titre de legat du saint-siege dans les Gaules, et il n'y avait guere plus d'un an que l'autre etait revenu de Rome, ou apres la mort d'Anaclet il avait conduit son successeur repentant aux pieds du souverain pontife, et retabli l'unite de l'Eglise. On ignore comment l'eveque de Chartres repondit a Guillaume de Saint-Thierry; quant a saint Bernard, il accueillit la denonciation avec une politesse fort laconique. C'etait au mois de mars, pendant le careme de 1139, ou, suivant quelques-uns, de 1140[233]. [Note 233: On peut admettre en effet que ceci ne se passa qu'en 1140, annee de la reunion du concile. Dans ce cas, la conference de saint Bernard et de Guillaume, puis celle de saint Bernard et d'Abelard, leur demi-rapprochement, leurs plaintes mutuelles, leur rupture, l'appel au concile, la retraite de saint Bernard, puis sa rentree dans la querelle, la session du synode et son jugement, tout se serait passe dans le court espace de cinquante a soixante jours, de la fin du careme a l'octave de la Pentecote, et l'accusation dirigee contre Abelard d'avoir a un certain moment pretendu emporter l'affaire en la brusquant, n'en serait que mieux justifiee. (Voyez plus bas p. 201.)] Dans une lettre des plus courtes, il approuve l'emotion du religieux, loue son traite, bien qu'il n'ait pu le lire encore avec assez d'attention, le croit propre a detruire des dogmes odieux, et, pour le reste, il se rejette sur les devoirs du saint temps ou il ecrit pour ajourner toute explication. L'oraison reclame a cette heure tous ses instants, et ce n'est qu'apres Paques qu'il pourra se rencontrer avec Guillaume et conferer avec lui. En attendant, il le prie de _prendre sa patience en patience_, il a jusqu'ici a peu pres ignore toutes ces choses, et il termine en lui rappelant que Dieu est puissant et en se recommandant a ses prieres[234]. [Note 234: S. Bern., _Op._, ep. CCCXVII.] Les defenseurs de saint Bernard ont insiste sur cette preuve de sa froideur au debut de toute cette affaire. Ils en concluent qu'on ne le saurait accuser d'inimitie ni de passion, et mettent un soin peu explicable a le disculper de toute initiative dans une poursuite que cependant ils approuvent, et qu'ils le louent d'avoir soutenue plus tard avec chaleur et perseverance. En tout genre, les apologies sont souvent contradictoires; elles tendent a etablir a la fois que celui qu'elles defendent n'a pas fait ce qu'on lui reproche et qu'il a eu raison de le faire. Ainsi, selon ses partisans, saint Bernard serait louable de n'avoir pas suscite l'affaire qu'il est louable pourtant d'avoir suivie. Evidemment, tout cela importe peu; et si, comme les documents l'attestent, le zele de Guillaume de Saint-Thierry alluma celui de l'abbe de Clairvaux, la conduite de ce dernier n'en est ni mieux justifiee ni plus condamnable. Nous avons vu, en 1121, au concile de Soissons, la sage moderation de l'eveque de Chartres intervenir avec une grande autorite. Son influence n'eut pas ete moindre dans les nouvelles conferences de 1139 ou de 1140. Le titre de legat qu'il portait encore et que son humilite changeait en celui de _serviteur du saint-siege apostolique_, n'aurait fait qu'ajouter a son ascendant. Mais bien qu'il ait participe aux operations du concile de Sens[235], il s'efface dans toute cette affaire, et d'ailleurs sa position politique dans l'Eglise, sa liaison avec saint Bernard, la recente communaute de leur conduite et de leurs efforts en tout ce qui touchait les interets de la papaute, devaient le porter imperieusement a marcher avec lui. Il est probable qu'il suivit le mouvement sans ardeur et sans resistance. [Note 235: Je ne sais ou Gervaise a pris que Geoffroi etait mort cette annee meme, le jour de Paques, et par consequent n'avait pu assister au concile (t. II, l. V, p. 86). Il y assiste, il signa les lettres synodiques, il etait encore legat en 1144, _sancto sedis apostolicae famulus_, et ne mourut que le 29 janvier 1145. (S. Bern., _Op_., ep. CCCXVII.--_Gallia Christ_., t. VIII, p. 1134.--_Hist. litt_., t. XIII, p. 84.)] Saint Bernard fut donc abandonne a lui-meme. C'etait un esprit plus eleve qu'etendu, et dont la sagacite naturelle etait limitee par une piete ardente et credule. Il la poussait jusqu'a la devotion minutieuse. Comme sa severite envers lui-meme, son zele pour la maison du Seigneur ne connaissait pas de bornes; et tandis qu'il domptait son corps et humiliait sa vie par les rigueurs les plus miserables, il se livrait avec une confiance absolue au sentiment d'une mission personnelle de sainte autorite. Sa charite vive et tendre dans le cercle de l'Eglise ou de son parti dans l'Eglise, s'unissait a une severite soupconneuse hors du monde soumis a son influence, confondue a ses yeux avec le divin pouvoir de l'Eglise meme. C'etait un orateur eloquent, un brillant ecrivain, un missionnaire courageux, un actif et puissant mediateur dans les affaires ou il s'interposait au nom du ciel; mais il manquait souvent de mesure et de prudence. Sa raison etait moins forte que son caractere, sa foi en lui-meme exaltee par l'exces de ses sacrifices. La justesse, la moderation, l'impartialite lui etaient difficiles; il y avait de l'aveuglement dans son genie; et a cote des rares qualites qui l'ont place si haut dans l'Eglise et dans l'histoire, on reconnait a mille traits de sa vie que ce grand homme etait un moine[236]. [Note 236: Voyez Othon de Frisingen, _De Gest. Frid._, l. I, c. XVII.--Cf. Brucker, _Hist. crit. philos._, t. III, pars II, l. II, c. III, p. 751 et 759.] Lorsque le jour de Paques fut passe, il donna plus d'attention aux avertissements de Guillaume de Saint-Thierry, qui sans doute ne manqua pas de lui rappeler la conference promise. La gravite reelle ou apparente de quelques-unes des nouveautes d'Abelard, l'independance generale de sa doctrine, sa preference pour la methode rationnelle dans l'exposition des verites religieuses, et, plus que tout cela, l'immense et rapide propagation de ses idees, qui trouvaient tous les esprits prets et ardents a les accepter, determinerent saint Bernard a intervenir. Quoique douze ans auparavant Abelard l'eut range au nombre de ses ennemis[237], leur dissidence, qui etait dans la nature des choses, n'avait pas eu beaucoup d'eclat; rien d'irreparable ne les armait encore l'un contre l'autre. L'abbe avait visite le Paraclet; quelques relations les avaient rapproches; leur passager dissentiment sur le texte de l'Oraison dominicale pouvait bien avoir manifeste ou laisse entre eux un fond d'aigreur cachee, mais enfin ils vivaient en paix. Bernard hesitait evidemment a rompre, peu curieux d'engager un si rude combat. Il voulut d'abord avoir une entrevue avec Abelard, et il lui fit quelques observations sur ses doctrines. Cette premiere conference n'ayant rien produit, une seconde eut lieu, et cette fois _en presence de deux ou trois temoins_, suivant le precepte de l'Evangile[238]. Il l'engagea a revoir ses ecrits, a modifier ses assertions, surtout a ralentir les pas trop rapides de ses disciples dans la voie qu'il leur avait ouverte. La conversation fut assez amicale. Un secretaire de saint Bernard, son panegyriste et son biographe, assure meme qu'on s'entendit et que ce dernier obtint quelques promesses rassurantes. C'est ce que ne confirme point la relation officielle, envoyee au saint-siege par les eveques, apres la decision du concile[239]. Il y eut une simple conference preliminaire, d'ou chacun se retira avec des esperances, parce que, de part et d'autre, on resta en des termes bienveillants. Comme Abelard etait eloigne de toute idee de schisme, et que ses propositions les plus hasardees comportaient pour la plupart une explication plausible, un entretien commence sans le desir de rompre devait conduire a quelque espoir de rapprochement entre Bernard et lui. L'un n'etait point presse de pousser les choses a l'extreme; il ne cherchait pas un eclat; l'autre, toujours place entre la soumission et la revolte, desirait se maintenir a l'egard du pouvoir ecclesiastique dans une independance sans hostilite; il ne ceda donc pas a son adversaire, mais il ne l'irrita pas. [Note 237: Voyez ci-dessus, p. 116.] [Note 238: "Si ton frere a peche contre toi, va et reprends-le entre toi et lui; s'il t'ecoute, tu auras gagne ton frere. S'il ne t'ecoute pas, prends avec toi encore une ou deux personnes, afin que tout soit confirme sur la parole de deux ou de trois temoins." (Math., XVIII, 15 et 16.)] [Note 239: Geoffroi, ne a Auxerre, moine de Clairvaux, secretaire (_notarius_) de saint Bernard, et qui a ecrit sa vie, avait ete quelque temps disciple d'Abelard; mais il appartenait tout entier au parti oppose lors du concile de Sens. Il affirme qu'Abelard promit de s'amender a la volonte de saint Bernard, "ad ipsius arbitrium correcturum se promitteret universa." Mais les eveques de France, dans leur lettre au pape, parlent de la conference _familiere et amicale_ ou Abelard fut averti; et ils ne disent point ce qu'il repondit. S'il eut fait une promesse violee plut tard, leur interet etait de le rappeler. (Cf. Gaufr., l. III, _De vit. S. Bernardi. Rec. des Hist._, t. XIV, p. 370, etc.--_Thes. nov. anecd._, t. V, p. 1147.--S. Bern., _Op._, ep. CCCXXXVII.--_Ab. Op._; Not., p. 1101.)] Quand les hommes superieurs se rencontrent, ils essaient ou feignent de s'entendre, du moins tant que la guerre n'est pas declaree. Mais une fois separes, chacun, rentre dans son camp, y retrouve ses amis, ses confidents, ses flatteurs, et se rechauffe au foyer de l'esprit de parti. Ce qui inquietait Bernard, c'etait moins encore la nature que le succes des doctrines d'Abelard. Il voyait au loin s'etendre l'esprit de controverse sur les matieres les plus hautes et les plus sacrees. Dans les derniers temps, des heresies graves, notamment sur la Trinite, s'etaient produites en divers lieux[240]. Abelard, apres en avoir beaucoup refute par ses arguments, en avait suscite d'autres par sa methode. Il autorisait les erreurs meme qu'il n'enseignait pas. Partout a sa voix se dressait, moins prudent et moins reserve que lui, l'eternel ennemi de l'autorite, l'examen. Son exemple avait comme dechaine dans la lice la raison individuelle. [Note 240: C'etait surtout celles de Henry, de Tanquelm ou Tankolin, de Pierre de Bruis, peut etre aussi des deux freres bretons, Bernard et Thierry dont parle Othon de Frisingen, et dont Gautier de Mortagne a refute le second. On suppose que ce sont les deux freres que veut designer Abelard dans le tableau qu'il a par deux fois trace des heresies contemporaines. (Cf. _Introd. ad Theol._, l. II, p. 1066.--_Theolog. Christ_., l. IV, p. 1314-1316, et ci-apres, l. III. c. II.--_Rec. des Histor._, t. XIV, praef., p. IXX.--_De Gest. Frid._, l. I, c. XLVII.--_Spicileg._, t. III.--_Hist. litt_., t. XIII, p. 378).] Hors de sa presence, l'abbe de Clairvaux ne se contraignit point pour maudire cette reformation anticipee; il ne s'abstint pas d'en rapporter l'existence au plus renomme des novateurs; sans peut-etre attaquer directement sa personne, il accusait ses principes et son exemple. Il arrachait ses livres des mains de ses disciples, et prechait contre la contagion de son ecole. Autour du nouvel apotre s'elevait contre l'autorite doctrinale d'Abelard une clameur de reprobation et d'anatheme. Nous en pouvons juger par le langage des ecrivains partisans de saint Bernard. Abelard _dogmatisait perfidement_, disent-ils tous. Il fut _negromant et familier du demon_, a ecrit Gerard d'Auvergne[241]. [Note 241: "De fide dogmatizans ferfide.... Nigromanticus et daemoni familiaris." (_Thes. anc_. t. V, praef. in fin.) On lisait cela dans une chronique manuscrite de Cluni. Les mots _perfide dogmatizans_ ont ete repetes ailleurs. (Guill. Nang. _Chron., Rec. des Hist._, t. XX, p. 731.)] Non moins puissant et non moins passionne, retentit bientot de l'autre cote le cri de l'independance. Abelard lui-meme, irritable et convaincu, opposait aux accusations des denegations sinceres, et, ne croyant que se defendre, prenait contre ce qu'il appelait la mauvaise foi, l'ignorance ou l'envie, une offensive hautaine. Ses disciples toujours nombreux renvoyaient l'insulte a la reprobation, et le mepris a l'anatheme. Ils avaient pour eux les droits de l'intelligence. Ils pensaient defendre contre des prejuges tyranniques la verite eternelle et nouvelle a la fois. Abelard pouvait se regarder comme le representant de ce que le christianisme renfermait de plus eclaire, comme le docteur, sinon de la majorite dans l'Eglise, au moins d'une minorite pleine d'esperance et d'avenir. Tous les esprits hardis se groupaient autour de lui. Ceux meme qui exageraient ou denaturaient ses opinions, ceux meme qui en soutenaient d'autres, ou, comme on dirait aujourd'hui, de plus _avancees_, le prenaient pour chef, et voulaient, a leur profit, faire triompher en lui la liberte de penser. Un docteur qui avait etudie avec lui et sous lui, Gilbert de la Porree, chancelier de l'eglise de Chartres et deja celebre par la solidite et le succes de son enseignement, avait commence a developper sur l'essence divine, sur ses attributs, sur la difference des personnes aux proprietes dans la Trinite, ces subtilites ingenieuses, hasardees, dont il devait, huit ans apres, etant eveque de Poitiers, venir repondre devant deux conciles[242]. Pierre Berenger, zele disciple d'Abelard, deja revetu des fonctions de scolastique, et qui devait defendre plus tard son maitre dans une courageuse apologie, nourrissait et ne cachait pas contre le despotisme ecclesiastique ces sentiments d'opposition dont il a rendu l'expression si vive et si piquante[243]. [Note 242: Gilbert de la Porree (_Porretanus_) soutint des opinions theologiques qu'on trouve, sous quelques rapports, analogues a celles d'Abelard. Il rencontra aussi saint Bernard pour adversaire. Il fut traduit devant le consistoire de Paris et au concile de Reims, en 1148. (Ott. Frising. _De Gest. Frid_., l.1, c. XLVI, L et seq.--_Hist. litt_., t. XII, p. 486.)] [Note 243: Pierre Berenger, de Poitiers, scolastique on ne sait de quelle eglise, n'est guere connu que par son apologie d'Abelard et une invective contre les chartreux. Petrarque, le premier, l'a appele _Pictaviensis_ (Poitevin). Dom Brial soupconne qu'il l'a confondu avec Pierre de Poitiers, autre disciple d'Abelard, et veut, sans trop de fondement, que Berenger soit _Gabalitanus_ ou du Gevaudan. (_Ab. Op_., pars II, ep. XVII, XVIII et XIX; Not., p. 1192.--_Hist. litt_., t. XII, p. 264.--_Rec. des Hist_., t. XIV, p. 294.)] Enfin un homme intrepide, jeune encore, Arnauld de Bresce, qui passe egalement pour avoir suivi les lecons d'Abelard, venait de se retirer en France, banni de Rome par l'autorite pontificale, pour y avoir fougueusement soutenu la reforme spirituelle et temporelle de l'Eglise chretienne. Moins preoccupe du dogme que des abus introduits dans la constitution du clerge, il preludait, sans le savoir, a l'insurrection des Vaudois, des Albigeois, a celle du protestantisme, par des attaques ou se melait a la passion de l'independance religieuse un sentiment confus de la liberte politique[244]. On dit qu'il se rapprocha d'Abelard, et le poussa vivement a la resistance. Rien, a notre connaissance, n'atteste cette coalition que le dire de saint Bernard. Il appelle Arnauld le lieutenant, ou plutot l'_ecuyer_ d'Abelard[245], et met grand soin, dans ses lettres pour Rome, a confondre la cause de l'un avec celle de l'autre, et a representer Abelard, tantot comme le guide, tantot comme l'instrument de l'ennemi que le pape venait de frapper. Esperons pour saint Bernard qu'il a dit vrai. [Note 244: Arnauld, qu'on croit ne a Bresce, dans les premieres annees du XIIe siecle, attaqua avec tant de violence la richesse du clerge et le despotisme du gouvernement papal qu'il fut condamne en 1139 par le concile de Latran. Force de quitter l'Italie, il vint en Suisse, et de la apparemment en France. Il repassa les Alpes en 1141, souleva Bresce, provoqua dans Rome un mouvement revolutionnaire qui triompha dix-ans, et fut brule vif en 1155.] [Note 245: "Procedit Golias procero corpore, nobili illo suo bellico apparatu circumcinctus, antecedente quoque ipsum ejus armigero Arnaldo de Brixia. (S. Bern. _Op._, ep. CLXXXIX. Voyez aussi les lettres CXCV et CCCXX.)] Excite ou non par Arnauld de Bresce, Abelard affronta la tempete, et traita ses pieux et puissants adversaires comme des coeurs mechants et des esprits faibles. Revenant a la confiance presomptueuse de sa jeunesse, entraine surtout par ce mouvement general qui ne venait pas tout entier de son impulsion, il maintint avec fermete la verite de ses principes, provoqua la refutation, accusa ses adversaires de calomnie, et parut braver l'Eglise. Alors eclata la sainte colere de Bernard, et il commenca une guerre declaree. Il poursuivit son adversaire, disent ses apologistes, _avec son invincible vigueur_[246]. Songeant d'abord a s'assurer une necessaire protection, il ecrivit en cour de Rome. La confiance d'Abelard de ce cote l'inquietait visiblement, et ce n'est pas sans anxiete qu'il invoque d'un ton tour a tour plaintif et indigne la sollicitude du pape et des cardinaux. Nous avons ses lettres, toutes declamatoires et cependant eloquentes, toutes remplies de recherche et de passion, d'art et de violence; la foi est sincere, la haine aveugle, l'habilete profonde. [Note 246: _Histoire de saint Bernard_, par M. l'abbe Ratisbonne, t. II, c. XXIX, p. 31.--La plupart des historiens croient que saint Bernard ne devint vraiment actif et n'ecrivit en cour de Rome qu'apres qu'Abelard eut demande a etre juge au concile de Sens. Cela est possible, mais l'ordre que nous avons adopte peut aussi se justifier par les textes.] Dans son premier appel aux cardinaux, ce n'est pas un homme seulement, c'est l'esprit humain qu'il denonce. "L'esprit humain, il usurpe tout, ne laissant plus rien a la foi. Il touche a ce qui est plus haut, fouille ce qui est plus fort que lui; il se jette sur les choses divines, il force plutot qu'il n'ouvre les lieux saints.... Lisez, s'il vous plait, le livre de Pierre Abelard, qu'il appelle _Theologie_[247]." Quant a la lettre que je regarde comme la premiere que saint Bernard ait ecrite sur cette affaire au pape, elle est comme trempee des larmes qu'il versa dans le sein pontifical; il jette l'epouse desolee aux bras de l'ami de l'epoux, et lui rappelle que la Sunamite lui est confiee, pendant que l'epoux absent tarde encore. La peste la plus dangereuse, une inimitie domestique, a eclate dans le sein de l'Eglise; une nouvelle foi se forge en France. Le maitre Pierre et Arnauld, ce fleau dont Rome vient de delivrer l'Italie, se sont ligues et conspirent contre le Seigneur et son Christ. Ces deux serpents _rapprochent leurs ecailles_. Ils corrompent la foi des simples, ils troublent l'ordre des moeurs; semblables a celui qui se transfigura en ange de lumiere, ils ont la forme de la piete. L'Eglise vient a peine d'echapper a Pierre qui usurpait le siege de Simon Pierre, et elle rencontre un autre Pierre qui attaque la foi de Simon Pierre. L'un etait le lion rugissant, l'autre est le dragon qui guette sa proie dans les tenebres: mais le pape ecrasera le lion et le dragon[248]. Le nouveau theologien invente de nouveaux dogmes, il les ecrit, afin d'en mieux empoisonner la posterite; et, au milieu de ses heresies, il se vante d'avoir ouvert les sources de la science aux cardinaux et aux clercs de la cour de Rome. Il dit qu'il a mis ses livres dans leurs mains, et il appelle a defendre son erreur ceux-la meme qui le doivent juger. "Persecuteur de la foi, comment as-tu la pensee, la conscience d'invoquer le defenseur de la foi? De quels yeux, de quel front peux-tu contempler l'ami de l'epoux, toi, le violateur de l'epouse? Oh! si le soin de mes freres ne me retenait! Oh! si mon infirmite corporelle ne m'empechait, de quelle ardeur j'irais voir l'ami de l'epoux qui prend la defense de l'epouse en l'absence de l'epoux! Moi qui n'ai pu taire les injures de mon Seigneur, je supporterais patiemment les injures de l'Eglise! Mais toi, Pere bien-aime, n'eloigne pas d'elle ton bras secourable; songe a sa defense, ceins ton glaive. Deja l'abondance de l'iniquite refroidit la charite d'un grand nombre; deja l'epouse du Christ, si tu n'y portes la main, sort et suit les traces des troupeaux et les fait paitre aupres des tentes des pasteurs[249]." [Note 247: S. Bern. _Op._, ep. CLXXXVIII.] [Note 248: "Squamma aquammae conjungitur.... ad imaginem et similitudinem illius qui transfigurat se in angelum lucis, habentes formam pietatis.... Evasimus rugitum Petri Leonis, sedem Simonis Petri occupantem; sed Petrum Draconis incurremus, fidem Simonis Petri impugnantem, etc." Il y a la un jeu de mots sur le nom de Pierre de Leon. (S. Bern. _Op._, ep. CCCXXX.)] [Note 249: _Id. ibid., in fin._--Les derniers mots sont empruntes aux versets 6 et 7 du c. 1 du _Cantique des Cantiques_. Toute la lettre est remplie d'allusions a des passages du meme poeme sur lequel saint Bernard avait fait un traite.] C'est ainsi que saint Bernard parle dans ses lettres a divers membres du sacre college, aux cardinaux Ives et Gregoire Tarquin, a Etienne, eveque de Palestrine. Dans sa circulaire a tous les eveques et cardinaux de la cour de Rome[250], il tient le meme langage. Il leur rappelle que leur oreille doit etre ouverte aux gemissements de l'epouse, qu'ils sont les fils de l'Eglise, qu'ils doivent reconnaitre leur mere, et ne pas l'abandonner dans ses tribulations; il leur denonce les temerites de cet Abelard, persecuteur de la foi, ennemi de la croix, moine au dehors, heretique au dedans, religieux sans regle, prelat sans sollicitude, abbe sans discipline, couleuvre tortueuse qui sort de sa caverne, hydre nouvelle qui, pour une tete coupee a Soissons, en repousse sept autres. Il a derobe les pains sacres; il veut dechirer la tunique du Seigneur; il est entre dans le Saint des saints, dans la chambre du roi; il marche entoure de la foule, il raisonne sur la foi par les bourgs et sur les places; il discute avec les enfants et converse avec les femmes; il reproduit sur les dogmes les plus saints les heresies des plus detestees. Il les a signees de sa plume, et en les ecrivant il transmet la contagion a l'avenir[251], et cependant il se glorifie d'avoir infecte Rome de ses poisons. Les enfants de l'Eglise ne defendront-ils pas le sein qui les a portes, les mamelles qui les ont nourris? [Note 250: Gregoire Tarquin, cardinal-diacre de Saint-Serge et Bacche. (_Id._ ep. CCCXXXII.) Cette lettre porte _ad cardinalem G._, comme la suivante. Ives, cardinal-pretre (ep. CXCIII); Etienne, eveque de Palestrine, cardinal en 1140 de l'ordre de Citeaux (ep. CCCXXXII.) La lettre commune aux eveques et cardinaux de la cour de Rome est l'ep. CLXXXVIII.] [Note 251: "Catholicae fidei persecutorem, inimicum crucis Christi.... Monachum se exterius, haereticum interius ostendit.... Egressus est de caverna sua coluber tortuosus, et in similitudinem hydrae uno prius capite succiso, etc. (ep. cccxxxi.) Habemus in Francia monachum sine regula, sine sollicitudine praelatum, sine disciplina abbatem.... disputantem cum pueris, conversantem cum mulieribus, etc." (ep. cccxxxii.)] Ainsi saint Bernard prenait soin d'oter par avance tout refuge a celui qui n'etait pas encore proscrit et qu'il ne se hatait pas d'attaquer ouvertement. C'est Abelard qui le contraignit enfin a se montrer. Las de de se voir sans cesse diffame, jamais combattu, il demanda une epreuve publique. Le roi de France, qui n'etait plus Louis le Gros, mais ce roi violent, inegal et devot, dont une activite malheureuse n'a pu illustrer le nom, et qui amena les Anglais dans le royaume, Louis VII avait au plus haut degre la devotion des reliques; il aimait les ceremonies consacrees a la translation, l'exposition, l'adoration des restes alors si reveres des martyrs et des saints. La cathedrale de Sens, metropole de la province de Paris, etait riche en tresors de ce genre, et elle conserve encore des traces precieuses pour l'antiquaire de son ancienne opulence. Le jour de l'octave de la Pentecote de l'annee 1140, le roi avait promis d'aller visiter a Sens les saintes reliques qu'on y devait exposer a la veneration des grands et du peuple[252]. A cette occasion, il devait y avoir dans cette ville un concours nombreux de prelats et de dignitaires de l'Eglise. Non-seulement les suffragants de l'archeveque de Sens, mais encore celui de Reims et les eveques de sa province, devaient s'y rencontrer. On y annoncait aussi la presence de plusieurs seigneurs du voisinage. Cette solennite etait attendue avec curiosite par les populations. [Note 252: _Alan. episc. autissiod. in S. Bern. Vit. adornat_., c. xxvi. _Rec. des Hist_., t. XIV, p. cv. in praef., et p. 371 et 484.--_Gallia Christ_., t. XII., p. 16.] Irrite et enhardi par les attaques detournees dont il etait l'objet, anime par les conseils de ses amis et peut-etre d'Arnauld de Bresce, Abelard, s'adressant a l'archeveque de Sens, demanda que cette reunion sainte devint un synode ou concile devant lequel il put etre admis a repondre a ses adversaires et a venger sa foi par la parole [253]. [Note 253: S. Bern., _Op_., ep. CLXXXIX, ad dom. pap. Innocentium.] On dit qu'il calculait que l'archeveque de Sens, qui avait eu recemment quelque differend avec saint Bernard, lui serait favorable, et qu'une convocation brusque et a bref delai deconcerterait ses ennemis [254]. Ce qui est certain, c'est que son appel ne deplut pas a l'archeveque, dont la vanite fut flattee, et qui songea aussitot a rendre l'assemblee plus complete et l'epreuve plus solennelle. Il ecrivit a l'abbe de Clairvaux afin de l'inviter au concile pour le jour fixe. Celui-ci refusa, alleguant son inexperience de ces joutes de la parole. Il disait qu'aupres d'Abelard, forme au combat des sa jeunesse, il n'etait lui qu'un enfant. Il regardait comme inutile et peu digne de commettre la foi dans ces disputes, _de laisser agiter ainsi la raison divine par de petites raisons humaines_ [255]. [Note 254: Le P. Longueval, _Hist. de l'Egl. gall_., t. IX, l. XXV, p. 22.] [Note 255: "Abnui, tum quia puer sum, et ille vir bellator ab adolescentia, tum quia judicarem indignum rationem fidei humanis committi ratiunculis agitandam ... Dicebam sufficere scripia ejus ad accusandum cum. (Ep. CLXXXIX.)] Il ajoutait que les ecrits d'Abelard suffisaient sans discussion pour le condamner, et qu'apres tout c'etait l'affaire des eveques et non celle d'un moine et d'un abbe que de juger en matiere de dogme. Mais voulant mieux assurer le succes et temoigner de son interet dans l'affaire, il adressa aux eveques qu'elle regardait une circulaire pour les engager tous a se trouver exactement au jour de la reunion, et a s'y montrer fideles amis du Christ. Il les avertit en meme temps de se tenir sur leurs gardes contre les ruses d'un ennemi qui esperait les surprendre, les trouver mal prepares a la resistance, et dont la perfidie se trahissait deja dans la brusque promptitude avec laquelle il les avait defies[256]. [Note 256: _Id_., ep. CLXXXVII, ad episc. senonas convocandos.] Cependant Abelard ne s'oubliait pas. Il donnait a ses amis et a ses disciples rendez-vous a Sens pour le jour fixe. Il publiait qu'il comptait bien y trouver Bernard et lui repondre. Il annoncait ce grand debat comme un duel theologique en champ clos que deciderait avec solennite le jugement de Dieu. Ce fut bientot la nouvelle populaire, et l'attente devint generale. Les amis de saint Bernard alarmes lui representerent tout le danger de son absence, quelle confiance elle inspirerait a son adversaire, quel decouragement a ses partisans, combien cet abandon apparent d'une si juste cause lui pourrait nuire et donner de chances au triomphe de l'erreur. L'abbe ceda; il consentit avec regret a paraitre au concile; mais il assure qu'il ne put retenir ses larmes. Il partit pour Sens, le coeur triste, sans preparer ni argumentation ni discours, mais se repetant sans cesse cette parole de l'Evangile: _Ne premeditez pas votre reponse, elle vous sera donnee a l'heure de parler_, et cette autre du psalmiste: _Dieu est mon soutien; je ne craindrai pas ce qu'un homme peut me faire[257]._ Mais s'il ne se preparait point pour le debat, il avait tout dispose pour le jugement. De toutes parts, des eveques, des abbes, des religieux, des maitres en theologie, enfin des clercs verses dans les lettres avaient ete convoques. Thibauld, comte palatin de Champagne, cher a l'Eglise pour ses pieuses fondations; Guillaume, comte de Nevers, celebre par sa piete, qui lui fit un jour abandonner le monde pour devenir chartreux[258]; d'autres nobles personnages se rendaient a Sens. [Note 257: _Id._ ep. CLXXXIX--Math., X, 10.--Ps. CXVII, 6.--_Ex vit. et veb. gest. S. Bern._, auct. Gaufrid. abb. _Rec. des Hist._, t. XIV, p. 371 et 372.] [Note 258: Ex _chron. turonens. Rec. des Hist._, t. XII, p. 471.] Le roi devait, avec ses grands officiers, assister au concile. Henry dit le Sanglier, d'une noble famille de Boisrogues, archeveque de Sens, devait le presider; il etait la, environne de tous les eveques de sa province, excepte ceux de Paris et de Nevers[259]; et Samson des Pres, archeveque de Reims, avec trois de ses suffragants, devait sieger a cote de lui. Les prelats qui suivaient le premier etaient d'abord Geoffroi de Chartres, sans nul doute l'homme le plus considerable de tout le corps episcopal, quoiqu'il ne paraisse avoir joue cette fois aucun role; Hugues III, eveque d'Auxerre, Helias, eveque d'Orleans, Atton, eveque de Troyes, Manasses II, eveque de Meaux. Les prelats de la province de Reims etaient Alvise, eveque d'Arras, Geoffroi de Chalons et Joslen de Soissons, celui que nous avons vu, vingt ou trente ans auparavant, enseigner a tout risque d'heresie une variete du nominalisme sur la montagne Sainte-Genevieve[260]. A leur suite, une multitude d'ecclesiastiques, abbes, prieurs, doyens, archidiacres, ecolatres, avaient envahi la ville[261], et pour la plupart animes de l'esprit de saint Bernard, ils le propageaient dans la foule. Sens etait une cite tout ecclesiastique, la metropole de Paris, et presque la metropole des Gaules septentrionales; l'influence episcopale y regnait toute-puissante, et le peuple etait des longtemps prepare a entendre appeler Abelard des noms d'Antechrist et de Satan, lorsqu'il vit entrer dans ses murs d'un cote saint Bernard seul, triste, souffrant, les yeux baisses, couvert de la robe grossiere de Clairvaux, et precede d'une renommee de saintete merveilleuse; de l'autre, Abelard, qui, malgre son age et ses maux, portait encore avec fierte une tete belle et detruite, et marchait entoure de ses disciples a l'aspect quelque peu profane. Partout ou passait le saint abbe, on voyait les genoux flechir, les fronts s'incliner sous la benediction de la main dont on racontait les miracles. Sur les pas d'Abelard, ceux qu'attirait la curiosite etaient presqu'aussitot repousses par l'effroi. [Note 259: "Henricus cognomine Aper.... (Guill. Nang. _Chron., Rec. des Hist._, t. XX, p. 727.) On ignore les motifs de l'absence d'Etienne de Senlis, eveque de Paris, et de Fromond, eveque de Nevers.] [Note 260: _Gall. Christ._, t. VIII, p. 1134, 1448, 1613; t. XII, p. 44 et passim.--Voyez aussi ci-dessus, p. 23 et ci-apres l. II, c. VII et X.] [Note 261: Loc. cit., et S. Bern. _Op._, ep. CCCXXXVII.] Les actes du concile de Sens n'existent plus. Les scenes interieures n'en ont ete nulle part fidelement decrites. Nous ne savons que quelques faits succinctement indiques par saint Bernard et les eveques. Il faut les raconter apres eux. Le premier jour, 2 juin 1140[262], c'etait un dimanche (on l'appelait alors le jour de l'octave de la Pentecote, car la fete de la Trinite n'a ete fondee qu'au XVe siecle), on s'occupa de l'adoration des reliques qui furent exposees a la veneration des fideles. Le roi les visita pieusement, disent les ecrivains ecclesiastiques, et se les fit montrer et expliquer par saint Bernard[263]. Ce fut une grande solennite rendue plus imposante par une pompe royale, episcopale, guerriere, et dont l'effet etait tout favorable a l'Eglise, qui faisait ainsi parler la religion a l'imagination populaire, tandis que la theologie philosophique ne s'adressait qu'a l'intelligence. D'un cote, une vaste cathedrale, des debris sacres dans une chasse etincelante, la mitre et la couronne, la crosse et le sceptre, la croix et l'epee, les vetements de soie et d'or des pontifes, les robes fleurdelisees, les dalmatiques blasonnees, les chants religieux qui semblent s'elever vers le ciel avec la fumee de l'encens, le bruit de l'armure des guerriers qui s'agenouillent; enfin au milieu de ces pieuses magnificences, un moine austere et charitable que la voix populaire sanctifie avant l'Eglise; et de l'autre, un homme d'une renommee etrange et suspecte, celebre par de tristes aventures, par des tentatives steriles, par des humiliations bizarres, a la fois altier et faible, n'ayant jamais pris que des positions temeraires sans en avoir su garder aucune, appuye seulement par une bande de bruyants disciples, simples sans humilite, fiers sans puissance, n'ayant ni les grandeurs du monde ni celles de l'Eglise, libres d'esprit, ce qui ne plait a personne, si ce n'est l'avant-veille des revolutions. [Note 262: J'ignore sur quel fondement un auteur dit que le concile s'ouvrit le 11 janvier. Les temoignages authentiques donnent une date certaine, l'octave de la Pentecote. Or, l'annee 1140, Paques etait le 7 avril. (Du Cange, art. _Annus_.) Selon notre maniere de compter, la Pentecote devait etre le 20 mai. Du reste, comme il n'existe pas de proces-verbaux de cette assemblee, on en refait l'histoire avec les lettres de saint Bernard et des fragments d'historiens. Nous ne voyons aucune raison pour renvoyer le concile de Sens, comme le veulent les Bollandistes, a l'annee 1141. (Cf. _Act. concilior_., t. VI, pars II, p. 1219.--Philip. Labbaei _Sacr. concil._, t. X, p. 1018.--_Anal. des concil_., par le pere Richard, t. V, suppl.--_Act. sanct_., t. III, p. 196.)] [Note 263: _Alan, episc. autiss. in Vit. S. Bern_., c. XXVI. _Rec. des Hist_., t. XIV, p. 371.--_Gall. Christ_., t. XII, p. 40.] Le lendemain, le concile s'ouvrit dans l'eglise metropolitaine de Saint-Etienne. Les peres etaient assis en presence du roi sur son trone. Seigneurs, moines, docteurs, pretres, tous attendaient en silence. L'emotion interieure d'une grande curiosite agitait tous les esprits. L'anxiete attentive redoubla lorsqu'Abelard parut. Il traversait la foule des assistants qui s'ouvrait pour lui faire place, lorsqu'apercevant parmi eux Gilbert de la Porree qui le regardait d'un air d'intelligence, il lui fit un signe et lui dit ce vers d'Horace en passant: Nam tua res agitur, paries cum proximus ardet, predisant ainsi le synode de Paris ou, sept ans apres, saint Bernard devait, pour des nouveautes analogues, poursuivre le subtil prelat[264]. [Note 264: Hor. _Epist._ I, XVIII, 84.--Vincent. Bellov., _Biblioth. Mund._, t. IV; _Spec. historial._, l. XXVII, c. lxxxvi, p. 1127.--Gaufr. aulissiod. _Vit. S. Bern., Rec. des Hist._, t. XIV, p. 372.--_Hist. litt._, t. XII. p. 467.] Abelard s'arreta au milieu de l'assemblee. En face de lui, dans une chaire qu'on montrait encore avant la revolution, saint Bernard etait debout, acceptant le role de promoteur, c'est-a-dire d'accusateur devant le concile qu'il semblait presider[265]. Il tenait a la main les livres incrimines; dix-sept propositions en avaient ete extraites, qui renfermaient des heresies ou des erreurs contre la foi. Saint Bernard ordonna qu'on les lut a voix haute. Mais a peine cette lecture etait-elle commencee qu'Abelard l'interrompit, s'ecriant qu'il ne voulait rien entendre, qu'il ne reconnaissait pour juge que le pontife de Rome, et il sortit[266]. [Note 265: _Recherches hist. sur la ville de Sens_, par M. Th. Tarbe, 1838, c. xxi.--D'Amboise signale comme une irregularite de la procedure que l'accusateur ait ete saint Bernard, qui n'etait pas de la meme province ecclesiastique qu'Abelard. Un _accusateur idoine_, dit-il, devait etre choisi dans la province de Tours ou etait situee l'abbaye de Saint-Gildas. Mais ce n'est point comme abbe de Saint-Gildas, c'est pour des opinions publiees dans la province de Sens et de Reims qu'Abelard etait poursuivi. Seulement il peut paraitre singulier que dans un concile compose de prelats de ces deux provinces, un si grand role ait ete donne a un homme qui n'etait ni de l'une ni de l'autre; car l'abbe de Clairvaux etait du diocese de Langres, province Lyonnaise premiere. (_Ab. Op._, praef. apol.)] [Note 266: On n'est point parfaitement d'accord sur les details de cet evenement; je suis le recit adresse par saint Bernard au pape. Celui des eveques y est a peu pres conforme; seulement ils ajoutent que cette lecture avait pour but de mettre Abelard en mesure de s'expliquer et de se defendre. Mais il se pouvait qu'on n'eut que l'intention de lui demander s'il avouait ou desavouait les articles; car c'etait l'opinion et le conseil de saint Bernard: "Dicebam sufficere scripta ejus ad accusandum eum." (S. Bern., _Op._, ep. CLXXXIX, _ad pap. Innoc._--Ep. CXCI, _Remens. arch. ad eumd._--Ep. CCCXXXVII, _Senon. arch. ad eumd._.--Gaufrid. _Ex lit. S. Bern._, l. III, _Rec. des Hist._, t. XIV, p. 371.)] Qu'avait-il eprouve, qu'avait-il voulu? Etait-ce une fuite? Etait-ce une inspiration soudaine, un projet reflechi, une tactique, une faiblesse? On ne le sait pas. Il fut miraculeusement frappe, disent les legendaires de saint Bernard, et Dieu rendit muet sur la place celui dont la parole avait ete soixante ans puissante et funeste. Suivant d'autres narrateurs moins credules, il fut trouble devant cette assemblee si auguste, devant cet adversaire si saint et si grand, et l'erreur perdit memoire et courage en presence de la verite personnifiee[267]. Certes, on ne croira pas qu'Abelard fut venu jusqu'au milieu du concile qu'il avait en quelque sorte convoque lui-meme, avec le dessein de se taire au jour marque pour la parole, et d'eviter solennellement un combat solennellement demande. Le desir de suspendre toute querelle en ajournant et en deplacant le jugement ne saurait avoir des l'origine determine sa conduite[268]. Mais nous savons qu'il etait imprudent et affaibli, temeraire pour entreprendre et facile a emouvoir. "Il n'avait nulle audace pour l'action," dit un historien, "quoiqu'il en eut beaucoup dans l'esprit[269]." Du moment qu'il mit le pied dans la ville de Sens, il ne vit que des yeux ennemis; on le menacait d'une sedition populaire[270]. Il lisait son arret ecrit sur le front de ses juges. Qu'il se tournat vers le pouvoir ou spirituel on temporel, point d'esperance. On ne lui offrait pas une controverse en regle, engagee entre docteurs egaux; on lui signifiait une accusation, on le sommait d'un desaveu, d'une retractation, ou peut-etre d'une defense; mais tout debat eut ete oiseux, toute eloquence impuissante. En essayant de se justifier, il n'aurait fait qu'accepter et aggraver sa defaite. D'un autre cote, il esperait en l'appui de la cour de Rome, et savait que c'etait la le plus grand souci de ses adversaires. Le trouble, l'orgueil, la crainte et la vengeance se reunirent pour lui suggerer ensemble la pensee d'echapper ainsi a un peril certain, d'embarrasser ses ennemis, d'annuler d'avance l'effet de leur jugement. Comme saint Paul sans espoir devant les magistrats de Jerusalem, il se crut le droit d'en appeler a Cesar et de citer a leur tour ses juges inquiets devant le tribunal de Rome. [Note 267: _Id. ibid._, p. 372.--_Hist. de saint Bernard_, par M. l'abbe Ratisbonne, t. II, c. XXIX, p. 38.--Le P. Longueval, _Hist. de l'Egl. gall._, t. IX, l. XXV, p. 28.] [Note 268: C'est pourtant l'opinion de D. Martene dans les _Annales de l'ordre de Saint-Benoit_, t. VI, p. 324.] [Note 269: Crevier, _Hist. de l'Univ_., t. I, l. I, Sec. 2, p. 186.] [Note 270: Ott. Frising. _De Gest. Frid._, l. I, c. XLVII.] On peut admettre qu'Abelard, appreciant sa position, s'etait dit, avant d'entrer au concile, que suivant l'aspect de la seance et son inspiration du moment, il parlerait ou refuserait de repondre. Mais nul ne s'attendait a ce dernier parti, et cet incident si imprevu causa d'abord beaucoup d'emotion. Le concile embarrasse hesita sur ce qu'il devait faire. Sa competence paraissait douteuse: car le titulaire d'une abbaye de Bretagne pouvait, comme tel, n'etre justiciable que de l'archeveque de Tours. A la verite, il avait lui-meme choisi ses juges et reconnu par la leur juridiction, et en qualite de fondateur ou de chapelain du Paraclet, il pouvait etre regarde comme pretre du diocese de Troyes[271]. Mais il avait pris le concile moins pour juge que pour temoin de sa controverse avec saint Bernard; jamais il n'avait accepte le role d'accuse. Et s'il etait accuse, comment le juger sans l'entendre, sans savoir meme s'il reconnaissait pour siennes les opinions denoncees? D'ailleurs, l'appel au pape n'etait-il pas suspensif, et ne risquait-on point, en passant outre, de blesser le saint-siege, dont les dispositions etaient deja si douteuses? [Note 271: Mabillon, _S. Bern. Op._; Not., fus. in ep. CLXXXVII, p. LXV.--Le P. Longueval, _Hist. de l'Egl. gall._, t. IX, l. XXV, p. 22.] Cependant, si le concile se separait sans statuer, et qu'il se recusat ainsi lui-meme, la victoire d'Abelard etait complete, et l'Eglise, celle de France du moins, prononcait sa propre condamnation. C'etait une faute grave que saint Bernard ne pouvait commettre, et pour l'autorite une mortelle atteinte qu'il ne pouvait souffrir. Il decida aisement le concile a s'en defendre. On se rappelle comment l'assemblee etait composee. Geoffroi de Chartres, qui peut-etre n'eut pas engage l'affaire, et qui etait seul en mesure de rivaliser d'influence avec l'abbe de Clairvaux, n'avait garde de lui resister, et occupait desormais un rang trop important dans le gouvernement de l'Eglise pour mettre au-dessus des interets de son ordre les inspirations naturelles de sa moderation et de son equite. L'archeveque de Sens pouvait hesiter; car trois ans a peine s'etaient ecoules depuis qu'il avait ete suspendu par Innocent II, pour ne s'etre pas arrete devant un appel au pape dans une question de droit canonique sur la validite d'un mariage; mais ses debuts dans la carriere episcopale n'avaient pas ete edifiants; sa reforme etait en partie l'oeuvre de saint Bernard qui, apres lui avoir adresse, pour l'y confirmer un traite sur _le devoir des eveques_, s'etait maintenu dans l'usage de le gourmander severement toutes les fois qu'un caractere violent et capricieux l'entrainait a quelque faute. "La justice a peri dans votre coeur," lui ecrivait-il un jour. C'etait la le premier des juges d'Abelard[272]. Quant a l'archeveque de Reims, elu depuis peu et malgre le roi, qui resista longtemps a son installation, il n'avait a grand'peine obtenu sa confirmation definitive que par l'energique intervention du saint abbe, dont il se regardait comme la creature[273]. Atton, l'eveque de Troyes, avait ete l'ami d'Abelard; il l'avait protege dans ses premiers malheurs; il lui devait, ce semble, un peu d'appui, etant dans l'Eglise plutot du parti de Pierre le Venerable que de celui de saint Bernard. Mais qui sait s'il ne se croyait point suspect par ses antecedents memes, et s'il ne fut pas d'autant plus prompt a deserter son ancien ami qu'il etait plus naturellement appele a le defendre? D'ailleurs, il se peut qu'il n'eut qu'une position faible et compromise dans le clerge, ainsi que l'eveque d'Orleans Helias, s'il faut en croire un recit conteste, d'apres lequel tous deux auraient ete huit ans plus tard deposes par le concile de Reims[274]. Hugues de Macon, eveque d'Auxerre, parent de saint Bernard, un des trente qui etaient entres a Citeaux avec lui, vingt-sept annees auparavant, ne devait voir que par ses yeux et penser que par son esprit[275]. On sait peu de chose de l'eveque de Meaux. Celui d'Arras, Alvise, est designe par un defenseur d'Abelard comme un des moins habiles et des plus prevenus. On croit qu'il etait frere de Suger, et il avait ete abbe d'Anchin, monastere dirige longtemps par Gosvin, un des constants ennemis de notre philosophe[276]. Le maitre de Gosvin, Joslen, eveque de Soissons, en sa qualite d'ancien professeur de dialectique, aurait bien pu se montrer facile en matiere d'heresie, mais il avait ete rival d'Abelard sur la montagne Sainte-Genevieve, et collegue de saint Bernard, dans la mission que celui-ci recut d'Innocent II, en 1131, pour aller convertir l'Aquitaine a son autorite[277]. L'eveque de Chalons, Geoffroi Cou de Cerf, etait cet ancien abbe de Saint-Medard que le concile de Soissons avait charge de detenir et de discipliner Abelard; et lui aussi, il devait, a la recommandation de saint Bernard, sa promotion a l'episcopat[278]. On ne voit pas d'ou aurait pu venir au trop faible et trop redoutable accuse la protection, la bienveillance ou meme l'impartialite. [Note 272: Henry le Sanglier avait mene une vie mondaine depuis son election en 1122 jusqu'en 1126. Ramene a plus de regularite par Geoffroi de Chartres et par Burchard de Meaux, il passa sous la tutelle de saint Bernard, qui le defendit aupres du pape et contre le roi. Voyez surtout celle de ses lettres qui est devenue le traite _de officio episcoporum_ (1127), et celle ou le saint traite l'archeveque si durement pour avoir depose un archidiacre, l'accusant de provoquer ses adversaires et d'offenser ses protecteurs (1136). "Vous amenez des pieds et des mains votre deposition," ajoute-t-il. "Ita ne putatis perlisse justitiam de toto orbe, sicut de vestro corde?" (S. Bern. _Op._, ep. XLII, XLIX et CLXXXII. Opusc. II, t. II, p. 460.--_Hist. litt._, t. XII suppl., p. 134 et 228.--_Gall. Christ._, t. XII, p. 46 et pars II, Instrum. p. 33.)] [Note 273: S. Bernard. _Op._, ep. CLXX, p. 108 in not.--_Gall. Christ._, t. IX, p. 86.] [Note 274: Alberic., _Ex Chronic., Rec. des Hist_., t. XIII, p. 701.--_Gall. Christ_., t. XII, p. 499; t. VIII, p. 1449.--_Hist. litt_., t. XII, p. 227.] [Note 275: _Gall., Christ_., t. XII, p. 292.--_Hist. litt_., t. XII, p. 408 et XII, suppl., p. 7.] [Note 276: C'est a lui, en effet, ou a Joslen que D. Brial applique le passage ou Berenger se moque d'un prelat d'un renom celebre, d'une grande autorite dans le concile, qui aurait, apres avoir bu plus que de raison, fait une harangue assez vive contre Abelard. (_Ab. Op_., p. 306.--Cf. _Rec. des Hist_., t. XIV, p. 297.--_Gall. Christ_., edit. I, 1056, t. II, p. 216.--_Hist. litt_., t. XIII, p. 71, et t. XII, p. 361.--Voyez ci-dessus, p. 24 et 98.)] [Note 277: _Gall. Christ_., t. IX, p. 357.--_Hist. litt_., t. XII, p. 412. Voyez ci-dessus, p. 23.] [Note 278: _Gall. Christ._, t. IX, p. 879.--_Hist. litt._, t. XII, p. 186; voyez ci-dessus, p. 95.] Saint Bernard n'eut donc aucune peine a faire prevaloir sa volonte, qui paraissait conforme aux interets de l'Eglise et de l'autorite. Dans la deliberation du jour qui suivit la comparution et la retraite d'Abelard, il fut decide que l'on continuerait a juger la doctrine, a defaut du docteur, et que sans examiner si l'appel etait regulier, en laissant aller la personne par respect pour le saint-siege, a qui elle appartenait desormais, on statuerait sur les dogmes. Il fut dit que ces dogmes, extraits d'ouvrages non desavoues, avaient ete notoirement et a diverses reprises enseignes au public, et que l'interet le plus pressant etait de les ruiner dans les esprits, qu'ils avaient commence de corrompre[279]. Plusieurs peres, mais surtout saint Bernard, apporterent des autorites nombreuses, et nommement celle de saint Augustin, en preuve des heresies contenues dans les propositions accusees. Elles furent declarees pernicieuses, manifestement condamnables, opposees a la foi, contraires a la verite, ouvertement heretiques[280]. On dit qu'Abelard quitta la ville le jour ou la condamnation fut prononcee. [Note 279: "Episcopi, Vestrae Reverentiae deferentes, nihil in personam egerunt (S. Bern. _Op._, ep. CXC). Licet appellatio ista minus canonica videretur, sedi tamen apostolicae deferentes, in personam hominis nullam voluimus proferre sententiam." (Ep. CCCXXXVII.)] [Note 280: "Errorem perniciosissimum et plane damnabilem.--Sententias.... "haereticas evidentissime comprobatas (ep. CCCXXXVI). Fidei adversantia, contraria veritati." (Ep. CLXXXIX.)] "Ses adversaires," dit Brucker[281], "ne purent ni supporter ni penetrer les nuages dont il enveloppait des verites simples; la superstition, l'ignorance, l'hypocrisie, l'envie, trouverent matiere a persecuter cruellement un homme si digne de temps et de destins meilleurs. Il a le droit d'etre compte parmi les martyrs de la philosophie." [Note 281: _Hist. crit. phil._, t. III, p. 764.] Cette condamnation embrassait quatorze des dix-sept propositions qui lui etaient attribuees. Elles etaient donnees comme extraites de ses ecrits; le premier, sa _Theologie_ (et ce titre comprenait probablement deux ouvrages, l'_Introduction_ et la _Theologie chretienne_); le second, le _Connais-toi toi-meme_ ou son traite de morale. Le troisieme etait _le Livre des Sentences_, ouvrage qu'il a toujours desavoue; l'on ne connait en effet aucun livre de lui qui porte ce titre[282]. [Note 282: On trouve ces propositions diversement classees et redigees dans divers recueils (_Ab. Op._, praefat., pars II, ep. XX; _Apolog._, p. 830.--_Thes. nov. anecd._, t. V. _Theol. Christ., Observ. praev._, p. 1149.--S. Bernard. _Op._, ep. CLXXXVIII). Elles different peu pour le fond de l'extrait dresse par Guillaume de Saint-Thierry. Le texte, qui fut envoye a Rome et sur lequel le pape prononca, a ete retrouva au Vatican par Jean Durand, benedictin, et publie par Mabillon. On croit que c'est le texte qui etait joint a la grande lettre de saint Bernard. (Ep. CXC, seu _Tractatus_, etc. Opusc. XI.) Je crois plutot que c'est l'extrait annonce a la fin de la lettre des eveques de France (ep. CCCXXXVII); il contient quatorze articles representes par quatorze fragments textuels d'Abelard. (S. Bern. _Op._, t. II, Opusc. XI, p. 640.) Les opinions qui y sont exprimees ont ete discutees souvent. (Voyez Dupin, _Hist. des controverses_, XIIe siecle, c. VII, p. 360.--Le pere Noel Alexandre, _Hist. Eccl._, t. VI, Dissert. VII, p. 787.--Duplessis d'Argentre, _Collec. Judicior. de nov. error._, t. I, p. 21.--Gervaise, _Hist. d'Abell._, t. II, t. V, p, 162.--Les auteurs du _Thesaur. anecd._, t. V, p. 1148, et ceux de l'_Histoire litteraire_, t. XII, p. 118 et suiv. et 138; enfin la troisieme partie du present ouvrage.) Quant aux ecrits denonces, il faut en rayer _le Livre des Sentences_ ou _Sententiae Divinitatis_, recueil qui courait sous son nom, qu'il a formellement desavoue et qu'on lui attribuait encore a l'epoque ou Gautier de Saint-Victor ecrivait contre lui en meme temps que contre P. Lombard, Gilbert de la Porree, et Pierre de Poitiers. (Duboulai, _Hist. Univ._, t. II, p. 631.) Ce nom de Livre des Sentences etait assez commun alors. (_Ab. Op., Apolog.,_ p. 333; Not., p. 1159.--_Hist. litt._ t. X, p. 313, et t. XII, p. 137.)] Quoique les quatorze propositions ne se retrouvent pas toutes litteralement dans le texte des ecrits qui nous sont restes, elles sont en general authentiques, et les apologistes d'Abelard ont eu tort de les contester. Parmi les maximes condamnees, les principales sont les suivantes: I. Dans la Trinite, le Pere a la toute-puissance, le Fils la sagesse, et le Saint-Esprit la charite; chacune de ces proprietes designe chacune des personnes, de sorte qu'en logique rigoureuse la propriete qui distingue une des personnes semble manquer aux deux autres. Abelard ne dit pas cela, mais il avance au moins que le Pere a la puissance parfaite, le Fils quelque puissance, le Saint-Esprit nulle puissance. Le Fils est de la substance du Pere, puisqu'il en est engendre; le Saint-Esprit n'est pas de la substance du Pere, puisqu'il ne fait que proceder du Pere et du Fils. Une personne est a l'autre comme l'espece est au genre, comme la forme est a la matiere. C'est la ce que saint Bernard appelle introduire des degres dans la Trinite, et sur ce chef, il accuse Abelard de l'heresie d'Arius[283]. C'est ce que d'autres ont appele reduire a l'unite les personnes divines, et sur ce chef, Abelard a ete accuse de l'heresie de Sabellius[284]. [Note 283: "Theologus noster cum Ario gradus et scalas in Trinitate disponit." (S. Bern. _Op._, ep. CCCXXX. Voyez aussi les lettres CXCII, CCCXXXI, CCCXXXII, CCCXXXVI, CCCXXXVIII.)] [Note 284: Guillelm. S. Theod. _Disput. adv. Ab._, c. II et III. _Biblioth. cist._, t. IV.--Ott. Frising. _De Gest. Frid._, l. I, c. XLVII.--Mabillon, _S. Bernard. Op._, vol. I, t. II, p. 640.--Bayle, _Dict. crit._, art. _Abelard.--Hist. litt._, t. XII, p. 139.] II. L'Homme-Dieu ou le Christ ne peut etre appele a ce titre une personne de la Trinite. C'est pour cette parole que saint Bernard accuse Abelard de s'exprimer sur la personne du Christ comme Nestorius[285]. [Note 285: Voyez les lettres deja citees.--Il faut bien remarquer qu'il ne s'agit ici que du Dieu fait homme, ou du Fils de Dieu en tant que Jesus-Christ. Car pour le Verbe ou Fils de Dieu, considere comme tel, il n'y a pas dans tout Abelard un mot qui affaiblisse en lui un seul des caracteres de la divinite.] III. Dieu ne fait pas plus pour celui qui est sauve que pour celui qui ne l'est pas, tant que l'un et l'autre n'a pas de lui-meme consenti a la grace divine; d'ou il suit, que par les forces du libre arbitre et de la raison, l'homme peut rechercher la grace, s'y attacher, y consentir, ou en d'autres termes, qu'une grace speciale n'est pas necessaire pour obtenir la grace. C'est sur ce point que saint Bernard accuse Abelard, quand il parle de la grace, de tomber dans l'heresie de Pelage[286]. [Note 286: Voyez les memes lettres.] IV. Jesus-Christ ne nous a sauves que par son exemple, par les perfections dont il nous a donne le divin modele, et par la reconnaissance et l'amour que doit nous inspirer son sacrifice. V. Dieu ne pouvait empecher le mal, puisqu'il l'a permis, c'est-a-dire qu'etant la perfection meme, il ne pouvait par sa propre nature faire ce qu'il a fait autrement qu'il ne l'a fait. VI. Ce n'est pas dans l'oeuvre que reside le peche, mais dans la volonte, ou plutot dans l'intention ou le consentement donne sciemment au mal, de sorte que l'oeuvre en elle-meme ne nous rend ni meilleurs ni pires, que l'ignorance exclut le peche, et que le peche n'est ni dans l'acte, ni dans la tentation, ni dans la concupiscence, ni dans le plaisir. On doit entrevoir la portee de ces idees. A l'exception de la seconde qui nous parait sans importance (car on ne voit pas ce qu'il y a de mal a dire subtilement que, Jesus-Christ n'etant que le nom humain du Fils ou le nom du Verbe fait homme, ce n'est pas en tant que Jesus-Christ que le Fils est une personne de la Trinite), toutes ces maximes ont une certaine gravite, et peuvent recevoir un sens qui compromette des dogmes fondamentaux. Il serait oiseux de les discuter ici; nous l'avons fait ailleurs[287]. Nous ne contesterons point que les principales opinions incriminees ne se trouvent au moins en principe dans les ecrits d'Abelard, et qu'interpretees avec une rigueur absolue, poussees a leur extreme limite, elles ne soient heretiques, du moins par certaines de leurs consequences. Mais nous affirmons, en pleine connaissance de cause, qu'elles n'ont en general dans ses livres ni la gravite ni le caractere qu'elles presentent comme citations isolees et dans la forme arretee d'une redaction sommaire. Elles sont, chez leur auteur, temperees par des declarations positives, modifiees par des developpements ou des restrictions, qui permettent ou de les absoudre, ou de les excuser, ou de les reduire a des inexactitudes de langage. Les modernes censeurs d'Abelard ne nient meme pas qu'elles puissent etre ramenees a un sens catholique; et aucun n'affirme qu'il ait voulu innover an fond ni sciemment sortir de l'unite[288]. Cela suffit pour que le jugement qui le frappa soit condamne. Vainement le concile pretend-il avoir epargne la personne, pour ne juger que les doctrines; c'est la personne, bien plus que les doctrines, qu'il a poursuivie. Dans un autre temps, chez un autre homme, il les aurait tolerees. Ce n'est pas la pensee abstraite d'Abelard, c'est sa pensee vivante et remuante; ce n'est pas son systeme, c'est son influence que ses juges ont voulu aneantir[289]. Ce n'est pas la verite eternelle, mais la situation accidentelle de l'Eglise qu'ils ont defendue. La puissance d'un genie inquietant et refractaire, dans le passe d'humiliantes victoires, dans l'avenir une tendance dangereuse, dans le present une emotion generale des esprits impatients du joug, tels sont les graves motifs qui s'unirent aux inevitables passions humaines, pour determiner la politique religieuse de saint Bernard et du concile qui lui servit d'instrument. [Note 287: Voyez la troisieme partie de cet ouvrage.] [Note 288: Voyez Martene et Durand. (_Thes. nov. anecd._, t. V, praefat.) Les propositions d'Abelard, disent-ils, ne peuvent qu'a grand'peine etre ramenees a un sens catholique, et devaient etre condamnees du moment qu'il refusait de les expliquer. Mabillon, l'editeur et l'apologiste de saint Bernard, ne veut pas qu'on classe Abelard parmi les heretiques, mais seulement parmi les errants, "inter errantes" et plus loin: "Nolumus Abaelardum haereticum; sufficit pro Bernardi causa cum fuisse in quibusdam errantem; quod Abaelardus non diffitetur." (S. Bern. _Op._, praefat. Sec. 5, 51, 55, et vol. I, t. II, Admon. in opusc. XI.) Mais ce que Mabillon accorde suffit aussi pour que l'on condamne la violence de saint Bernard. Tout ces benedictins paraissent au fond reduire les torts d'Abelard a de mauvaises expressions. L'auteur de son article dans l'_Histoire litteraire_, si malveillant pour lui, ne lui impute pas comme heresies intentionnelles les erreurs qu'on peut tirer de ses expressions (t. XII, p. 139); et M. l'abbe Ratisbonne, plus equitable encore, lui reconnait "un respect sincere pour l'Eglise et une foi vive et docile." (_Hist. de saint Bern,_, t. II, c. XXVIII, p. 24.) Les questions d'heresie me paraissent discutees avec soin et moderation par le pere Alexandre Noel qui conclut ainsi: "Non est censendus haereticus; nusquam errores suos pertinaciter propugnavit." (Natal. Alex. _Hist. Eccl._, t. VI, Dissert. VII, p. 787-803.) Toutes ces opinions, et je n'ai cite que des autorites qui ne prennent point parti pour Abelard, contiennent ainsi une censure indirecte de la decision du concile.] [Note 289: "Quia homo ille multitudinem trahit post se et populum qui sibi credat habet, necesse est ut huic contagio celeri remedio occurratis." (_Lett. des eveq. au pape._ S. Bern., ep. CLXXXI.)] La politique religieuse, en effet, n'agit pas seule. Il faut, dans ce jugement, faire une grande part a la vieille haine qui avait poursuivi Abelard des le debut de sa carriere et que ses premiers ennemis, en disparaissant de la scene, avaient transmise a leurs successeurs. La jalousie qui s'acharna contre lui est historiquement etablie. La moderation meme des peines prononcees prouve bien qu'on ne pensait pas de lui tout le mal qu'on en disait; car des cette epoque, le sacrilege et le blaspheme encouraient de plus rudes chatiments. On ne voulait evidemment que deux choses, son impuissance et son humiliation. Il faut remarquer, au reste, que le temps n'etait pas venu encore ou l'on vit l'Eglise deployer systematiquement la derniere rigueur contre l'erreur purement speculative, et commander ou permettre les crimes qui ont plus tard souille sa cause. Le XIIe siecle etait un temps de liberte de penser relative, quand on le compare aux temps qui l'ont suivi. Cependant, ni saint Bernard ni les peres du concile n'etaient tranquilles sur les suites de leur decision. Que devait en penser Rome? cette question les inquietait. D'abord il ne parait pas que plusieurs des peres jouissent de ce cote-la d'une grande faveur, car, des deux archeveques de Sens et de Reims, l'un avait encouru deja une fois la disgrace du saint-siege; l'autre etait destine a se voir plus tard prive du pallium, par jugement du pape Eugene III[290]. Puis, bien qu'on eut admis que l'appel a la cour de Rome couvrait la personne d'Abelard, on n'etait pas sur d'etre approuve par le souverain pontife pour avoir passe outre au jugement des doctrines. L'abus de ces sortes d'appels, fortement denonce par le clerge gallican, etait constamment accueilli ou encourage par le saint-siege. Gregoire VII avait attire a lui presque toute la juridiction ecclesiastique, et le celebre archeveque de Tours, Hildebert, comme plus tard saint Bernard lui-meme dans son traite de _la Consideration_, avait en vain reclame contre cette competence directe et illimitee qui transformait la cour de Rome en tribunal unique de la chretiente[291]. Il est vrai qu'on alleguait contre l'appel interjete par Abelard que lui-meme avait choisi ses juges, et qu'un concile provincial demeure en tout etat de cause juge de la doctrine d'un theologien de son ressort. Mais ces raisons pouvaient n'etre pas goutees a Rome, et les eveques ne doutaient pas qu'Abelard et ses amis n'y missent tout en oeuvre pour faire condamner le clerge de France au tribunal de saint Pierre. La moderation a toujours ete le caractere et de la politique et de la religion de Rome, sauf dans quelques circonstances extremes ou l'autorite apostolique s'est vue directement en peril. Sa conduite est connue; ardente, quand les eglises nationales sont tiedes, elle se montre sage et clemente quand celles-ci paraissent passionnees; elle s'etudie a garder les formes d'une paternelle protection. On a deja vu qu'au sein du sacre college Abelard comptait des appuis et meme des disciples. A leur tete etait le cardinal Gui de Castello[292], distingue par l'elevation de son esprit, sa douceur, sa justice, et dont le credit etait grand; car c'est lui qui, quatre ans apres, fut pape sous le nom de Celestin II, trop tard pour le repos d'Abelard, trop peu de temps peut-etre pour l'Eglise et pour l'humanite. [Note 290: _Gall. Christ._, t. IX, p. 86, et t. XII, p. 46.] [Note 291: Cf. Gervaise, _Vie d'Ab._, t. II, l. V, p. 229.--_Rec. des Hist. des Gaules_, t. XIV; i praefat., p. XVI.--S. Bern. _De Considerat._ l. I, c. III.--Neander, _S. Bern. et son siecle_, l. II.--Bergier, _Dict. de Theol._, art. _Papaute_; Not. XVI.] [Note 292: Guido de Castello dans les lettres de saint Bernard; Guy de Castellis, du Chatel, de Castel ou de Chateau, dans les historiens francais; son nom vient de la ville de Citta di Castello dans la legation de Perouse. Nomme par Honorius II, cardinal-diacre au titre de Sainte-Marie, _in via lata_, et par Innocent II, cardinal-pretre au titre de Saint-Marc, il s'eleva au souverain pontificat en 1143 et mourut au bout de six mois. Les manuscrits des lettres de saint Bernard portent qu'il etait disciple d'Abelard, et Duboulai le designe ainsi: "Magister Guido de Castellis P. Abaelardi quondam discipulus, ejusque defensor acerrimus." (S. Bern. _Op._, ep. CXCII, p. 185 _in not._--_Hist. Univ._, t. II, p. 212.)] Mais saint Bernard avait encore plus d'amis aupres du saint-siege. Sa reputation de saintete, sa haute position et son influence active dans le clerge, ses grands et recents services dans l'affaire du schisme, lui assuraient en Italie une autorite qu'il s'occupa d'augmenter. D'abord deux lettres synodiques furent adressees au saint-pere, l'une par l'archeveque de Sens et ses suffragants; l'autre au nom de l'archeveque de Reims et des siens. Ces deux lettres sont evidemment ecrites par saint Bernard. La premiere surtout est importante; elle etait connue au Vatican sous le nom de la lettre des eveques de France[293]; c'est un compte rendu de toute l'affaire. Apres avoir declare qu'il n'y a de ferme et de stable que ce qui est etabli par l'autorite du siege apostolique, on y rappelle les lecons et les compositions d'Abelard, et l'impression qu'il avait produite, soit sur le public des ecoles, soit sur celui des villes, des bourgs et des chateaux, et le bruit qui en etait parvenu jusqu'a l'abbe de Clairvaux, et ses premieres demarches pleines de charite, de discretion, et les bravades du novateur et de ses disciples, forcant par un defi le synode a se reunir et Bernard a y paraitre. Puis, en termes fort succincts, les peres du concile exposent ce qui s'y est passe; comment le _seigneur abbe_ a produit dans l'assemblee le livre de theologie du maitre Pierre, et les articles dudit livre, notes comme absurdes et pleinement heretiques, pour que l'inculpe niat les avoir ecrits, ou, s'il les avouait, les justifiat ou les amendat; comment le maitre Pierre Abelard parut alors se defier, chercher un moyen d'evasion, et refusa de repondre; si bien qu'enfin et quoique libre audience lui fut accordee, et qu'il fut en lieu sur et devant d'equitables juges, il en appela au saint-pere en sa presence, et sortit de l'assemblee avec les siens. Encore que cet appel, ajoute-t-on, parut peu canonique, par deference pour le siege apostolique, on n'a point voulu prononcer de sentence contre l'homme lui-meme. Mais, pour mettre un terme a la propagation de l'erreur, on a statue sur les doctrines, lues et relues souvent en des cours publics; elles etaient notoires; elles etaient manifestement fausses et heretiques; on les a donc condamnees en elles-memes, et cela un jour avant l'appel fait au saint-siege. Cette derniere circonstance n'est affirmee que dans cet endroit et elle n'est guere conciliable avec les autres relations, meme avec celle de saint Bernard, meme avec celle que contient cette lettre[294]. Pour qu'elle soit exacte, en effet, il faut ou qu'Abelard ait quitte la seance sans mot dire, ce que nul ne pretend, ou qu'on eut par provision statue a huis-clos sur ses doctrines, avant de l'entendre en personne, ou qu'enfin l'appel au pape n'ait paru consomme qu'apres avoir ete regularise par une declaration ecrite, admise comme valable par le concile[295]. Quoi qu'il en soit, l'archeveque de Sens et son clerge transmettent au pape, en finissant, les articles condamnes, et "le supplient unanimement de confirmer leur sentence, de frapper d'un juste chatiment ceux qui s'obstineraient par esprit de contention a les defendre[296]; et quant au susdit Pierre, de lui imposer silence en lui interdisant d'enseigner et d'ecrire, et en supprimant ses livres." [Note 293: S. Bern. _Op._, ep. CCCXXXVII, ad Innocent. pontif. in persona Franciae episcop., Not. d.] [Note 294: "Pridie ante factam ad vos appellationem damnavimus." Cette circonstance est en effet peu conciliable avec ces mots de la portion anterieure du recit: "Respondere noluit ... ad vestram tamen, sanctissisme pater, appellans praesentiam, cum suis a conventu discessit." (_id. ibid._ Voyez aussi les lettres CLXXXIX et CXCI.)] [Note 295: Le pere Longueval, _Hist. de l'Egl. gall._, t. IX, l. XXV, p. 29.] [Note 296: "Sententias eas perpetua damnatione notari et omnes qui pervicaciter et contentiese illas defenderent justa poena muletari." (Ep. CCCXXXVII.)] En meme temps, Bernard ecrit pour son compte au pape. Il se jette dans ses bras avec tous les epanchements d'une ame navree de douleur et d'un chretien au desespoir. Il est degoute de vivre, il ne sait s'il lui serait utile de mourir[297]. Insense! il croyait, apres la mort de Pierre de Leon, l'antipape, que l'Eglise etait enfin tranquille et qu'il allait vivre en repos; il ignorait qu'il habitait une vallee de larmes, une terre d'oubli. La douleur est revenue, ses pleurs ont coule a flots comme les maux qu'il a soufferts. Un Goliath s'est leve, d'autant plus hardi qu'il sentait bien qu'il n'y avait point de David: Goliath, c'est Abelard, toujours avec son compagnon d'armes, Arnauld de Bresce. Puis vient le recit des circonstances que l'on sait, et enfin une adjuration vehemente adressee au successeur de Pierre: qu'il voie s'il est possible que l'ennemi de la foi de Pierre trouve un refuge aupres du siege de Pierre; qu'il se souvienne de ce qu'il doit a l'Eglise; qu'il ecrase la fureur des schismatiques; qu'il ne fasse pas moins que les grands eveques, ses predecesseurs, et saisisse, pendant qu'ils sont encore petits, les renards qui devorent la vigne du Seigneur. [Note 297: "Taedet vivere et an mori expediat nescio." (Ep. CLXXXIX.)] Un moine de Montier-Ramey, admis plus tard a Clairvaux, Nicolas, secretaire de l'abbe, son messager de predilection pour les negociations delicates, et qui avait alors toute sa confiance, quoiqu'il l'ait trahie plus tard[298], fut charge de porter ces lettres au pape, et d'y ajouter de vive voix les commentaires convenables. [Note 298: Montier-Ramey etait une abbaye a quatre lieues de Troyes. Nicolas etait un homme instruit, lettre, habile, fort employe dans les affaires de Rome, mais hypocrite, et que saint Bernard accusa plus tard de vol et de faux. On a de lui des lettres assez interessantes." (S. Bern. _Op._, ep. CLXXXIX et praefat., in t. III, vol. I, p. 711.--_Hist. litt._, t. XIII, p. 553.)] Ces lettres n'etaient pas les seules; il en est d'autres ou le saint s'exprime d'un ton different, suivant la difference des correspondants. Ainsi il s'adresse avec autorite au cardinal Gregoire Tarquin, comme s'il n'avait pour le faire agir qu'a lui donner le signal, et qu'il le put traiter comme un religieux de son ordre, toujours pret a lui obeir. "Suivant votre coutume," lui dit-il, "quand j'entre dans la cour (la cour de Rome), vous devez vous lever pour moi. Levez-vous donc pour ma cause ou plutot pour la cause du Christ[299]." Quand il ecrit au cardinal Haimeric, qui etait des Gaules, son ami, et de plus chancelier de l'Eglise romaine[300], il lui parle gravement, presque politiquement, et lui fait sentir en peu de mots ce qu'on doit en pareille occurrence attendre du saint-siege. Il est moins a l'aise avec le cardinal Gui de Castello: il l'appelle son venerable seigneur et son pere cheri, et d'un ton mele de flatterie et de fermete il lui temoigne l'esperance de ne pas le voir aimer un homme au point d'aimer ses erreurs. Ce serait injure que de le soupconner d'une telle amitie, elle serait terrestre, charnelle et diabolique; et il ajoute: "Ce n'est pas moi qui accuse Abelard aupres du saint-pere; c'est son livre qui l'accuse.... Un homme qui ne voit rien en enigme, rien dans le miroir, mais qui regarde tout face a face[301]!.... J'estimerais moins votre equite, si je vous priais longtemps, dans la cause du Christ, de ne mettre personne avant le Christ. Sachez-le seulement, parce qu'il vous est utile de le savoir, vous a qui Dieu a donne la puissance: il importe a l'Eglise, il importe a cet homme lui-meme, qu'il lui soit impose silence." [Note 299: Ep. CCCXXXIII, ad G. cardinalem.] [Note 300: Haimeric, Bourguignon, de la ville de Chatillon, et qu'on dit de la famille de Castries, cardinal-diacre du titre de Sainte-Marie-Nouvelle. (S. Bern., ep. XV et CCCXXXVIII.)] [Note 301: "Nihil videt per speculum et in aenigmate, sed facie ad faciem omnia intuetur." (Ep. CXCII, ad magistrum Guidonem de Castello.)] Mais quand il parle au cardinal-pretre Ives, son ami, qui ayant ete chanoine regulier de Saint-Victor de Paris pouvait comprendre et partager ses sentiments, il epanche toutes ses coleres contre Abelard; la encore, c'est un moine sans regle, un superieur sans soin, qui ne sait ni imposer l'ordre ni s'y soumettre, un homme different de lui-meme, Herode au dedans, Jean-Baptiste au dehors, qui veut souiller la chastete de l'Eglise, fabricateur de mensonges, fauteur de dogmes pervers, plus heretique enfin par son opiniatrete que par ses erreurs[302]. [Note 302: Ep. CXCIII, ad magistrum Ivonem cardinalem.] Mais en multipliant ces lettres habilement calculees pour interesser a sa cause tout ce que Rome avait de plus considerable, saint Bernard ne voulait point se montrer etranger a la question de doctrine. Independamment de la relation qu'il ecrit pour le pape, il lui adresse une epitre, ou plutot un traite ou il examine et discute quelques-unes des opinions d'Abelard[303]. Cette composition a ete justement placee parmi les meilleures de son auteur. Quoiqu'il n'y considere pas dans leur ensemble, ni d'un point de vue fort eleve, les doctrines de son adversaire, il prend sur lui a divers moments une superiorite veritable; et degagee des violences d'un langage injurieux qui altere et deshonore la verite meme, sa pensee est souvent juste et quelquefois profonde. Dans la discussion sur la Trinite, on peut l'accuser de n'avoir pas equitablement pris l'opinion qu'il refute. S'il ne la defigure pas, du moins il l'exagere; et en isolant les expressions, il les rend exclusives et plus suspectes qu'elles ne doivent l'etre pour un esprit de bonne foi. Mais dans l'examen de la nouvelle theorie de la Redemption il parait avoir raison contre son rival; et l'esprit moderne qui peut preferer l'idee d'Abelard ne saurait faire qu'elle fut l'idee traditionnelle et partant orthodoxe de l'Eglise catholique. La Trinite et la Redemption sont les seuls dogmes speciaux dont le saint s'occupe avec etendue. Il glisse sur le reste, et se borne a caracteriser d'une maniere generale l'esprit du rationalisme qui respire dans toute la theologie d'Abelard. La encore, il montre une vraie sagacite, et il attaque l'intervention de la raison dans les choses de la foi avec une force et une clairvoyance qui feraient envie a plusieurs des apologistes de notre siecle, avec une rhetorique passionnee qui rappelle l'auteur de l'_Essai sur l'indifference en matiere de religion_; c'est la meme eloquence, plus animee peut-etre, quoique moins naturelle encore; c'est la meme vigueur sophistique; c'est, avec les idees que M. de la Mennais n'a plus, le talent qu'il a toujours. [Note 303: S. Bern. _Op._, ep. CXC, seu tractatus contra quaedam capitula errorum Abaelardi, vol. I, t II, op. XI, p. 636.--_Ab. Op._, p. 276. Voyez dans la suite de cet ouvrage le c. IV de la troisieme partie.] Jamais plus active et plus soigneuse habilete n'a ete deployee pour perdre un homme, coupable seulement de dissidence et convaincu d'etre un contradicteur. A voir tant d'efforts empreints de tant de haine, de ressentiment et d'orgueil, on se dit qu'il est heureux pour saint Bernard d'avoir ete un saint. Quiconque penserait et agirait ainsi pour un interet quelconque de ce monde, meme pour celui d'une politique equitable et legitime, serait accuse de mechancete dans la tyrannie; la saintete seule attenue, si elle ne les justifie, ces exces de l'ame. On a grand tort d'attaquer les austerites que le christianisme prescrit. Ces austerites heroiques sont seules capables de racheter devant Dieu les vives passions que, ne pouvant les supprimer, le christianisme detourne a son profit, et qu'il devoue a sa cause. Saint Bernard consacrait a Dieu ses passions, comme autrefois les templiers leur epee. L'interieur du parti qui poursuivait Abelard nous est mieux connu que le parti d'Abelard lui-meme, et que sa propre conduite, dans ces difficiles circonstances. Peut-etre le Vatican, qui nous a rendu le texte des propositions deferees par le concile de Sens, contient-il encore, dans ses mysterieuses archives, les lettres d'Abelard suppliant, et les plaintes de ceux qui, croyant la verite persecutee dans sa personne, invoquaient la protection du chef de la chretiente; mais tout cela nous est inconnu. Nous ne possedons que les actes publics, deux confessions de foi et une apologie qu'un de ses amis ecrivit avec plus de chaleur que de prudence. Encore ne sait-on pas bien la date de ces ecrits, et les auteurs ne sont pas d'accord. Racontons les faits dans l'ordre le plus simple. La decision de Rome demeura un temps incertaine. Mais les lettres de saint Bernard au pape furent repandues dans le public, et l'on ne tarda pas a les faire suivre du bruit de la condamnation; on l'annoncait avant de l'avoir obtenue. Abelard, imparfaitement instruit de son sort, dut redoubler de soins pour l'eviter et l'adoucir. Il comptait sur deux appuis, l'opinion de la France et la faveur de Rome. La premiere etait moins unie qu'il ne pensait. L'energie avec laquelle on l'avait attaque au nom de l'Eglise intimidait ceux qui n'etaient qu'impartiaux, neutralisait dans le clerge une partie de ses amis, et donnait a la querelle une gravite qui ne permettait plus de le suivre ouvertement qu'aux convictions fortes ou passionnees. Toutefois, pendant qu'il faisait sans doute jouer a Rome tous les ressorts qui le pouvaient sauver, il ne negligea pas de s'adresser au public, et de se concilier les deux sortes d'esprits qui l'avaient si souvent servi; d'une part, les esprits curieux et hardis, qui se plaisent a l'examen et goutent la controverse, en un mot les esprits faits pour l'opposition; de l'autre, les esprits eleves et bienveillants, qui s'interessent aisement au talent et a la sincerite persecutes, et qui placent volontiers le bon droit du cote de l'intelligence et de la faiblesse. Aux uns il adressa les reponses de la dialectique, aux autres les gemissements de la foi. Il s'etudia comme toujours a faire en lui redouter le controversiste et plaindre le chretien. Mais il y avait un juge qu'il devait avant tout rassurer et satisfaire, c'etait Heloise: non qu'il put craindre un moment d'etre desavoue par l'esprit le plus libre, abandonne par le coeur le plus fidele. Eh! dans quelles extremites Heloise ne l'aurait-elle pas suivi? mais il avait besoin de l'armer pour sa cause, et de ranger publiquement de son parti l'abbesse et ses religieuses; car elle exercait dans l'Eglise et le monde une grande autorite morale. D'ailleurs, au milieu de ces restes de passions philosophiques et de calculs ambitieux qui l'agitaient encore, le coeur d'Abelard renfermait un fond de veritable tristesse; un sentiment amer d'injustice et de malheur qui demandait a se repandre, et qui s'epanchait toujours vers celle qui comprenait toute sa pensee et sentait toute son ame. C'est pour elle qu'il ecrivit cette confession de foi si noble et si touchante: "Heloise, ma soeur, toi jadis si chere dans le siecle, aujourd'hui plus chere encore en Jesus-Christ, la logique m'a rendu odieux au monde. Ils disent en effet; ces pervers qui pervertissent tout et dont la sagesse est perdition, que je suis eminent dans la logique, mais que j'ai failli grandement dans la science de Paul. En louant en moi la trempe de l'esprit, ils m'enlevent la purete de la foi. C'est, il me semble, la prevention plutot que la sagesse qui me juge ainsi; je ne veux pas a ce prix etre philosophe, s'il me faut revolter contre Paul; je ne veux pas etre Aristote, si je suis separe du Christ; car il n'est pas sous le ciel d'autre nom que le sien en qui je doive trouver mon salut. J'adore le Christ qui regne a la droite du Pere; des bras de la foi, je l'embrasse, agissant divinement pour sa gloire dans sa chair virginale, prise du Paraclet[304]. Et pour que toute inquiete sollicitude, tout ombrage soit banni du coeur qui bat dans votre sein, tenez de moi ceci. J'ai fonde ma conscience sur la pierre ou le Christ a edifie son Eglise. Ce qui est grave sur cette pierre, je vous le dirai en peu de mots: Je crois dans le Pere et le Fils et le Saint-Esprit, Dieu un par nature et vrai Dieu, qui contient la Trinite dans les personnes, de facon a conserver toujours l'unite dans la substance. Je crois que le Fils est en tout _coegal_ au Pere; savoir, en eternite, en puissance, en volonte, en operation. Je n'ecoute point Arius qui, pousse par un genie pervers, ou meme seduit par un esprit demoniaque, introduit des degres dans la Trinite, enseignant que le Pere est plus grand, le Fils moins grand, oubliant ainsi le precepte de la loi: _Tu ne monteras point par des degres a mon autel_ (Exod. xx, 26); car il monte par des degres a l'autel de Dieu, celui qui introduit dans la Trinite une priorite et une posteriorite (une superiorite et une inferiorite). J'atteste que le Saint-Esprit, est consubstantiel et coegal en tout au Pere et au Fils, quand dans mes livres je le designe si souvent du nom de la Divine bonte. Je condamne Sabellius qui, attribuant au Pere et au Fils la meme personne, avanca que le Pere avait souffert la passion, d'ou est venu le nom des patripassiens. Je crois que le Fils de Dieu est devenu le Fils de l'homme, et qu'une seule personne subsiste par et dans les deux natures. C'est lui qui apres avoir souffert toutes les conditions attachees a son humanite et la mort meme, est ressuscite, est monte au ciel, et viendra juger les vivants et les morts. J'affirme que tous les peches sont remis par le bapteme; que nous avons besoin de la grace pour commencer et accomplir le bien, et que ceux qui ont failli sont regeneres par la penitence. Quant a la resurrection de la chair, pourquoi en parlerais-je, puisque vainement je me glorifierais d'etre chretien, si je ne croyais que je dois ressusciter un jour? [Note 304: "Amplector eum ulnis fidei in carne virginali de Paracleto sumpta gloriosa divinitus operantem." Maniere un peu recherchee, mais exacte, d'exprimer que le Fils de l'homme a ete concu dans le sein d'une vierge par l'operation du Saint-Esprit.] Telle est donc la foi dans laquelle je me repose. C'est d'elle que je tire la fermete de mon esperance. Fort de cet appui salutaire, je ne crains pas les aboiements de Scylla, Je ris du gouffre de Charybde, je n'ai pas peur des chants mortels des sirenes. Si la tempete vient, elle ne me renverse pas; si les vents soufflent, ils ne m'agitent pas; car je suis fonde sur la pierre inebranlable[305]." [Note 305: _Ab. Op._, pars II, p. 308.] Cette declaration est chretienne. Elle contient l'expression d'une foi correcte sur les principaux articles touchant lesquels on accusait Abelard d'heresie. Cependant elle ne retracte pour le fond aucune des opinions qu'il a soutenues dans ses livres, au sens du moins ou il les a soutenues. I1 n'est ni le premier ni le seul qui, pour rester dans l'unite, ait profite d'une communaute de langage entre ses adversaires et lui, sans tenir compte des idees diverses que des esprits differents attachent aux memes mots. Peut-etre si l'on obligeait tous les chretiens a donner individuellement le sens precis et sincere qu'ils attribuent chacun aux expressions consacrees du dogme, verrait-on dans l'unite perpetuelle du catholicisme surgir les dissidences et les variations, et l'heresie des coeurs trahir l'orthodoxie des paroles. Ainsi Abelard parlait a Heloise. Ainsi il essayait d'offrir aux catholiques, sans engagement ni passion, les moyens de s'interesser a lui et de le prendre sous leur garde. En meme temps, il composait une apologie plus developpee, ou il se defendait en discutant et refutait ses adversaires. Cet ouvrage est inconnu. Mais Othon de Frisingen nous en a conserve le commencement, ou l'on voit que les questions de dialectique avaient ete melees par les adversaires d'Abelard aux questions de theologie, et ceux-ci ont accuse cet ouvrage d'une vivacite et d'une violence qui auraient a la fois aggrave les torts de l'auteur et empire sa situation[306]. Nous doutons qu'il ait ecrit avec l'emportement qu'on lui reproche. En general, sa discussion etait alors plus dedaigneuse que violente; mais c'etait bien assez pour offenser des adversaires tres-serieusement persuades d'etre les defenseurs de Dieu. [Note 306: Othon parait croire que l'apologie d'Abelard fut faite a Cluni apres la decision du pape. Si c'est la confession de foi qui se trouve dans les Oeuvres, elle n'etait pas de nature a provoquer de vives repliques, et elle ne commence point par les mots qu'Othon nous a conserves, et qui indiquent que les imputations d'heresie auraient ete rattachees a quelque point de philosophie traite d'apres Boece. Elle n'est pas l'apologie dont un adversaire d'Abelard dit: "Per apologiam suam theologiam impejorat." Celle-ci est donc perdue. L'existence en est attestee par Othon et par les citations curieuses que donne le censeur inconnu dans une refutation attribuee faussement a Guillaume de Saint-Thierry. Il faut que les editeurs de celle-ci l'aient lue avec peu d'attention pour n'avoir par apercu qu'elle etait dirigee contre une apologie tout autrement polemique que la declaration publiee par d'Amboise et annexee par Tissier a la dissertation de Guillaume de Saint-Thierry, et a celle de l'abbe anonyme qu'on croit etre Geoffroi d'Auxerre. (Ott. Fris. _De Gest. Frid._, l. 1, c. XLIX.--_Disput anon. abb. adv. P. Abael., Biblioth. cisterc._, t. IV, p. 239, 240, 242, 246.)] Leurs reproches s'adressaient avec plus de justice a une autre apologie qu'Abelard laissa publier par un de ses amis. Pierre Berenger est l'auteur de cette defense, veritable invective contre saint Bernard[307]. L'ouvrage est rempli de verve et d'audace. Au milieu des longueurs, des puerilites, des plaisanteries grossieres que tolerait le gout du temps, de ces citations innombrables, ornement oblige d'un ouvrage destine aux gens instruits, on y trouve un vrai talent satirique, un esprit libre et penetrant, quelquefois une argumentation vive et des traits d'eloquence. C'est une Provinciale du XIIe siecle. On ne saurait dire si Abelard y avait mis la main. [Note 307: _Ab. Op._, pars II, ep. XVII, _Berengarii scholastici Apologeticus_, p. 302.] Nous n'avons rien emprunte a cet ouvrage en racontant le concile de Sens. Nous ne voudrions pas juger les jesuites sur la foi de Pascal; mais il y a dans Pascal du vrai sur les jesuites, et tout ne peut-etre faux dans ce que raconte Berenger: car s'il parle comme un ennemi de saint Bernard, il ne s'exprime pas comme un ennemi de la foi. Citons, si ce n'est comme historique, au moins comme echantillon de style, quelque chose de la peinture interieure du concile. Apres s'etre assez agreablement moque de la pretention constante de Bernard a n'etre qu'un ignorant qui ne sait pas ecrire faute d'etudes, quoiqu'il ecrivit avec beaucoup d'art et de recherche, et qu'il se fut adonne aux lettres profanes au point d'avoir compose dans sa jeunesse des chansons badines dont on lui peut offrir quelques citations, l'apologiste lui rappelle avec un respect ironique sa saintete et ses miracles, puis lui declare brusquement qu'il a perdu son aureole et trahi son secret par sa conduite dans la derniere affaire. "Or, voila les eveques convoques de toutes parts au concile de Sens. C'est la que tu as declare Abelard heretique, que tu l'as arrache comme en lambeaux du sein maternel de l'Eglise. Il marchait dans la voie du Christ; sortant de l'ombre comme un sicaire aposte, tu l'as depouille de la tunique sans couture. D'abord tu haranguais le peuple, afin qu'il priat Dieu pour lui; et interieurement tu te disposais a le proscrire du monde chretien. Que pouvait faire la foule? Comment prier, quand elle meconnaissait celui pour qui il fallait prier? Toi, l'homme de Dieu, qui avais fait des miracles, qui etais assis avec Marie aux pieds de Jesus, qui conservais toutes ses paroles dans ton coeur, tu aurais du bruler au ciel le plus pur encens de la priere pour obtenir la resipiscence de Pierre, ton accuse, pour obtenir qu'il se lavat de tout soupcon.... Est-ce que par hasard tu aurais mieux aime qu'il demeurat tel que la censure trouvat ou le prendre? "Enfin, apres le diner, le livre de Pierre est apporte, et l'on ordonne a quelqu'un de faire a haute voix lecture de ses ecrits. Mais le lecteur, anime par la haine, arrose par le fruit de la vigne, non pas de cette vigne dont il est dit, _je suis la vigne veritable_ (Jean, XV, 1), mais de celle dont le jus coucha le patriarche tout nu sur le sol, se met a crier plus fort qu'on ne lui demandait. Apres quelques mots, vous eussiez vu les graves pontifes se moquer de lui, battre des pieds, rire, jouer, comme gens qui accomplissent leurs voeux, non au Christ, mais a Bacchus; en meme temps on salue les coupes, on celebre les pots, on loue les vins; les saints gosiers s'arrosent ... et c'est alors que, comme dit le satirique: Inter pocula quaerunt Pontifices saturi quid dia poemata narrent[308]. [Note 308: Pers. sat. I, v. 27-28. L'auteur latin dit _Romulidae_ et non _pontifices_.] Puis, quand arrive jusqu'a eux le son de quelque passage subtil et divin, auquel les oreilles pontificales ne sont pas habituees, l'auditoire se degrise dans son coeur; ce ne sont plus que grincements de dents contre Pierre, et ces juges aux yeux de taupe pour voir clair en philosophie, s'ecrient:--Quoi! nous laisserions vivre un pareil monstre!--et, remuant la tete comme des juifs:--Ah! disent-ils, _voila celui qui renverse le temple de Dieu_.--(Math, XXVI, 40.) Ainsi des aveugles jugent les paroles de lumiere; ainsi des hommes ivres condamnent un homme sobre. Ainsi de vrais pots pleins de vin prononcent contre l'organe de la Trinite.... Ils avaient rempli, ces premiers philosophes du monde, le tonneau de leur gosier, et la chaleur du breuvage leur etait montee au cerveau, de sorte que tous les yeux se fermaient noyes dans un sommeil lethargique. Cependant le lecteur crie, l'auditeur dort. L'un s'appuie sur son coude pour mieux sommeiller; l'autre, sur un coussin bien mou, cherche a fermer ses paupieres; un troisieme penche sa tete sur ses genoux. Aussi, quand le lecteur trouvait quelque epine dans le champ, il criait aux sourdes oreilles des peres: _Vous condamnez?_ Alors, quelques-uns a peine eveilles a la derniere syllabe, d'une voix somnolente, la tete pendante, disaient: _Nous condamnons.--Amnons_, disaient d'autres qui, eveilles a leur tour par le bruit que les premiers faisaient en jugeant, decapitaient le mot[309].... Ainsi les soldats endormis rendent temoignage que, pendant leur sommeil, les apotres sont venus et ont emporte le corps. (Math. XXVIII, 43.) Ainsi, celui qui avait veille le jour et la nuit dans la loi du Seigneur est condamne par des pretres de Bacchus. C'est le malade qui traite le medecin; c'est le naufrage qui accuse celui qui est sur le rivage; le criminel qu'on va pendre accuse l'innocent. Que faire, o mon ame? A qui recourir? As-tu oublie les preceptes des rheteurs, et maitrisee par la douleur, gagnee par les larmes, perds-tu le fil de ton discours? Crois-tu que le Fils de l'homme, quand il viendra, trouvera la foi sur la terre? Les renards ont leurs terriers, les oiseaux du ciel ont leurs nids; mais Pierre n'a pas ou reposer sa tete.... [Note 309: Il y a ici un jeu de mots impossible a traduire. _Damnatis_, dit le promoteur. _Damnamus_, disent les peres. _Namus_, repondent les plus endormis. _Namus_, nous nageons, ce mot fait allusion a l'ivresse, et Berenger ajoute: "Votre natation est une tempete, une submersion." (P. 305.)] "En voyant agir de la sorte, en ecoutant les arrets de pareils juges, on se console avec ces mots de l'Evangile: _Les pontifes et les pharisiens se sont reunis, et ils ont dit: Que faisons-nous? Cet homme dit des choses merveilleuses. Si nous le laissons aller, tout le monde croira en lui_. (Jean, XI, 47.) "Mais un des peres, nomme l'abbe Bernard, etant comme le pontife de ce concile, prophetisa en disant: _Il nous convient qu'un seul homme soit extermine par le peuple et que toute la nation ne perisse pas_[310]. C'est de ce moment qu'ils ont resolu de le condamner, repetant ces paroles de Salomon: _Tendons des embuches au juste_ (Prov. I, 11), enlevons-lui la grace des levres et trouvons le mot qui perdra le juste.--Vous l'avez fait en faisant ce que vous avez fait, vous avez darde contre Abelard les langues de la vipere. Renverses par l'ivresse, vous l'avez renverse, et vous avez absorbe le vin, _comme celui qui devore le pauvre en secret_ (Habac. III, 14). Et pendant ce temps, Pierre priait: _Seigneur_, disait-il, _delivrez mon ame des levres iniques et de la langue perfide_. (Ps. CXIX, 2.) [Note 310: Jean, XI, 50. Berenger dit: _Exterminetur a populo_, ce qui veut dire soit _extermine par le peuple_ ou _proscrit du sein du peuple_. Il y a dans la Vulgate: _Moriatur pro populo_, ce qui est conforme au texte grec.] "Au milieu de tant de pieges, Abelard se refugie dans l'asile du jugement de Rome.--Je suis, dit-il, un enfant de l'Eglise romaine. Je veux que ma cause soit jugee comme celle de l'impie; _j'en appelle a Cesar_.--Mais Bernard, l'abbe, sur le bras duquel se reposait la multitude des peres, ne dit pas comme le gouverneur qui tenait saint Paul dans les fers: _Tu en as appele a Cesar, tu iras a Cesar_[311]; mais _tu en as appele a Cesar, tu n'iras pas a Cesar_. Il informe en effet le siege apostolique de tout ce qu'ils ont fait, et aussitot un jugement de condamnation de la cour de Rome court dans toute l'Eglise gallicane. Ainsi est condamnee cette bouche, temple de la raison, trompette de la foi, asile de la Trinite. Il est condamne, o douleur, absent, non entendu, non convaincu. Que dirai-je, que ne dirai-je pas, Bernard?.... [Note 311: "Caesarem appello.--Caesarem appellasti; ad Caesarem ibis." (Act. XXV, 11 et 12.)] "Malgre tout ce que la fureur intestine des haines conjurees, tout ce qu'un orage de passions implacables et insensees pouvait lancer contre Pierre, tout ce que pouvait comploter l'envie et l'iniquite, la froide clairvoyance de la censure apostolique ne devrait jamais se laisser endormir. Mais il devie facilement de la justice, celui qui dans une cause craint l'homme plus que Dieu. Elle est vraie, cette parole d'une bouche prophetique: _Toute tete est languissante.... De la plante des pieds jusques au col, rien n'est sain en lui_[312]. [Note 312: Isai., l. 5 et 6.--Le texte dit de la plante des pieds jusqu'au sommet de la tete, _usque ad verticem_. C'est peut-etre par erreur que la citation de Berenger porte _cervicem_.] "Il voulait, disent les fauteurs de l'abbe, corriger Pierre. Homme de bien, si tu projetais de rappeler Pierre a la purete d'une foi intacte, pourquoi, en presence du peuple, lui imprimais-tu le caractere du blaspheme eternel? Et si tu cherchais a enlever a Pierre l'amour du peuple, comment t'appretais-tu a le corriger? De l'ensemble de tes actions, il ressort que ce qui t'a enflamme contre Pierre n'est pas l'envie de le corriger, mais le desir d'une vengeance personnelle. C'est une belle parole que celle du prophete: _Le juste me corrigera en misericorde._ (Ps. CXL, 5.) Ou manque en effet la misericorde, n'est pas la correction du juste, mais la barbarie brutale du tyran. "Et sa lettre au pape Innocent atteste encore les ressentiments de son ame: _Il ne doit pas trouver un refuge aupres du siege de Pierre, celui qui attaque la foi de Pierre_[313]! Tout beau, tout beau, vaillant guerrier; il ne sied pas a un moine de combattre de la sorte. Crois-en Salomon: _Ne soyez pas trop juste de peur de tomber dans la stupidite_[314]. Non, il n'attaque pas la foi de Pierre celui qui affirme la foi de Pierre: il doit donc trouver un refuge aupres du siege de Pierre. Souffre, je te prie, qu'Abelard soit chretien avec toi. Et si tu veux, il sera catholique avec toi; et si tu ne le veux pas, il sera catholique encore; car Dieu est a tous et n'appartient a personne[315]." [Note 313: S. Bern., ep. CLXXXIX.] [Note 314: _Eccl._, VII. 17.--Il y a dans le texte: "Noli esse justus multum, neque plus sapias quam necesse est, ne obstupescas." Berenger dit: "Noli nimium esse justus, ne forte obstupescas."] [Note 315: _Ab. Op._, pars II, ep. XVII, p. 303-308.] Apres ces belles paroles, Berenger recherche si en effet Abelard n'est pas chretien. Il donne alors le texte de la confession de foi adressee a Heloise, et sur cette declaration, il demande s'il est juste et charitable de fermer a celui qui professe la croyance de l'Eglise tout acces vers le chef de l'Eglise. Abelard peut s'etre trompe, mais il n'a point dit tout ce qu'on lui fait dire, ou il l'a dit dans un autre sens; un second ouvrage eut corrige ou bien eclairci le premier; il fallait attendre ses explications. Enfin s'il reste des erreurs, et Berenger ne le conteste pas, ou n'y a-t-il point d'erreurs? il y en a dans saint Bernard lui-meme. Son traite sur le Cantique des Cantiques contient une heresie sur l'origine de l'ame[316]. Il y a des fautes dans saint Hilaire, dans saint Jerome, et saint Augustin a publie le livre de ses retractations. Comment donc a-t-on pu avec tant d'acharnement travailler a fermer au maitre Pierre les portes de la clemence apostolique? [Note 316: Les erreurs que Berenger signale dans saint Bernard, sont peu graves ou peu prouvees. Ainsi on lit dans son vingt-septieme sermon sur le _Cantique des Cantiques_, que l'ame vient du ciel, et Berenger en conclut que saint Bernard est tombe dans l'erreur d'Origene qui attribuait aux ames une existence anterieure a cette vie. L'induction nous parait forcee. (S. Bern. _Op._, vol. I, t. IV, serm. XXVII, 6; Not., p. CXIII.--_Hist. litt._, t. XII, p. 257.)] Telle est l'argumentation ici parfaitement juste par laquelle Berenger termine son pamphlet theologique, en prenant l'engagement de discuter dans un autre ecrit le fond meme des questions. Mais cet engagement, il ne le tint pas. On vient de voir qu'en ecrivant, il savait deja que la cour de Rome avait prononce, et que toute esperance etait perdue. Du cote de saint Bernard, une dissertation, empreinte d'une verve qui va jusqu'a la violence, avait ete lancee contre l'apologie, non de Berenger, mais d'Abelard[317]. L'auteur inconnu, mais qui etait un abbe de moines noirs, dedie son ouvrage a l'archeveque de Rouen qui parait etre son superieur ecclesiastique, raconte qu'il a ete lie avec Abelard par la plus etroite familiarite, et prend avec la derniere vivacite la defense de saint Bernard contre une apologie qu'il traite de calomnieuse. C'est celle que nous n'avons plus. Il accuse Abelard d'etre _conduit par les furies_ et d'avoir compare saint Bernard a Satan, transforme en ange de lumiere. Si la citation est exacte, l'accuse n'eut fait que rendre a l'accusateur ce qu'il lui avait prete[318]. [Note 317: Nous avons deja parle de cette dissertation d'un abbe anonyme. Plusieurs auteurs, Duchesne entre autres, l'ont confondue avec celle de Guillaume de Saint-Thierry, ou la lui ont attribuee par surerogation; erreur manifeste que Tissier et Mabillon ont relevee. Point d'evidente raison non plus pour donner cet ouvrage a Geoffroi, l'auteur de la _Vie de saint Bernard_. Un moine de Citeaux, nomme aussi Geoffroi, l'attribue bien a un abbe de moines noirs, et Geoffroi le biographe devint en effet abbe de Clairvaux (ou des moines noirs de Citeaux); il fut le troisieme successeur de saint Bernard; mais il n'etait point abbe a l'epoque ou l'ouvrage parait avoir ete ecrit, et surtout il ne dependait pas de l'archeveque de Rouen. L'ouvrage, au reste, a ete insere dans la Bibliotheque de Citeaux. (Disputat. anonym. abbat. adv. dogm. P. Abael., _Bibl. cist._, t. IV, p. 238.--S. Bern. _Op._, admon. in opusc. XI, vol. 1, t. II, p. 636.--_Thes. nov. anecd. observ. proev. in Ab. Theol._, t. V, p. 1148.--Ex epist. Gaufr. mon. clarev., _Rec. des Hist._, t. XIV, p. 331.--_Ab. Op._; Not., p. 1193.)] [Note 318: Voyez ci-dessus et S. Bern. ep. CCCXXX.] Mais ces violences de langage, toujours blamables, etaient de plus imprudentes. Le clerge orthodoxe prenait de jour en jour le dessus. Berenger, esprit vif et caustique, s'etait fait encore d'autres affaires, en attaquant les chartreux qui, dit-on, avaient pris parti contre lui[319]. Il se vit bientot oblige de quitter le pays et de songer a sa surete; puis du fond de la retraite ou il s'etait cache, il ecrivit a Guillaume, eveque de Mende, une lettre ou il s'excuse, en laissant echapper encore quelques epigrammes contre saint Bernard. Il declare qu'il se rend sur les questions generales du dogme, qu'il n'a pas fait suivre son premier ouvrage d'un second, et qu'il a renonce a s'eriger en patron des articles reproches a Pierre Abelard, puisque, encore qu'ils soient bons pour le sens, ils ne le sont pas pour le son[320]. "Quant a l'apologie que j'ai publiee, je la condamnerai, dit-il, en ce sens, que si j'ai dit quelque chose contre la personne de l'homme de Dieu, j'entends que le lecteur le prenne en plaisanterie, et non au Serieux." [Note 319: _Ab. Op._, pars II, ep. XIX, p. 325.] [Note 320: "Quia, etsi sanum saperent, non sane sonabant." (_Ab. Op._, pars II, ep. XVIII, p. 822.)] C'est que le jugement du pape, qui d'abord n'avait que transpire, fut bientot officiellement connu, et mit fin a cette grande controverse, qui devait renaitre un jour sous les auspices d'hommes nouveaux. Saint Bernard avait triomphe; l'oeuvre etait consommee. On ignore si la cour de Rome hesita, si elle fut quelque temps combattue entre les deux partis; mais l'acquittement d'Abelard etait la condamnation du clerge de France et l'immolation dans l'Eglise de ce qu'on pourrait appeler le parti gouvernemental au parti liberal. Un tel acte ne pouvait etre qu'une dangereuse inconsequence, a moins qu'il ne fut le debut et le signal d'un systeme nouveau, et ne figurat dans un vaste ensemble de mesures de reforme ou tout au moins de conciliation. Or cette politique n'etait pas dans les idees du siecle, peut-etre meme eut-elle devance de trop d'annees la necessite qui plus tard a pu la reclamer sans l'obtenir. En tout cas, elle n'etait pas a la portee de celui qui, sous le nom d'Innocent II, gouvernait l'Eglise, esprit mediocre et d'une commune prudence, imitateur timide de la politique illustree, entre ses predecesseurs, par Hildebrand, et entre ses successeurs, par Lothaire Conti. Peu de mois apres le concile de Sens, un rescrit donne a Latran le 16 juillet, et adresse aux archeveques de Sens et de Reims, ainsi qu'a l'abbe de Clairvaux, condamna sur l'appel Abelard et ses doctrines[321]. Les termes en sont assez moderes. Apres un preambule sur les droits et les devoirs du saint siege, et quelques citations d'erreurs deja condamnees, le pape, sans se prononcer en droit touchant les operations du concile, dit que, quant aux articles deferes par les deux archeveques, il a reconnu avec douleur, dans la pernicieuse doctrine de Pierre Abelard, d'anciennes heresies, et qu'il se felicite qu'au moment ou se raniment des dogmes pervers, Dieu ait suscite a l'Eglise des enfants fideles, au saint troupeau d'illustres pasteurs, jaloux de mettre un terme aux attaques du nouvel heretique[322]. En consequence, apres avoir pris le conseil de ses eveques et cardinaux, le successeur de saint Pierre condamne les articles ainsi que la doctrine generale de Pierre et son auteur avec elle, et impose a Pierre, comme heretique (_tanquam haeretico_), un perpetuel silence. Il estime en outre que tous les sectateurs et defenseurs de son erreur devront etre sequestres du commerce des fideles et enchaines dans les liens de l'excommunication. On ajoute que le pape ordonna de livrer aux flammes les livres d'Abelard, et que lui-meme les fit bruler a Rome[323]. [Note 321: S. Bern. _Op._, ep. CXCIV; Innocentius episc. venerabilibus fratribus.--_Ab. Op._, pars II, ep. XVI, p. 301.] [Note 322: "Qui novi haeretici calomniis studeant obviare." (_Id., ibid._)] [Note 323: Gaufrid., _In Vit. S. Bern._--S. Bern. _Op._, vol. 1, p. 636.] Telle etait la lettre immediatement ostensible. Une lettre plus courte, portant la meme suscription, et donnee le lendemain de la precedente, contenait le commandement que voici: "Par les presents ecrits, nous mandons a votre fraternite de faire enfermer separement dans les maisons religieuses qui vous paraitront le plus convenables, Pierre Abelard et Arnauld de Bresce, fabricateurs de dogmes pervers et agresseurs de la foi catholique, et de faire bruler les livres de leur erreur partout ou ils seront trouves. Donne a Latran, 18ieme jour des calendes d'aout." Et a cette lettre etait annexe cet ordre: "Ne montrez ces ecrits a qui que ce soit, jusqu'a ce que la lettre meme (sans doute le rescrit principal) ait ete, dans le colloque de Paris qui est tres-prochain, communiquee aux archeveques[324]." [Note 324: Cet ordre est du 14 juillet. On ignore quel etait le but de ce colloque (conference ou deliberation) qui devait se tenir a Paris et ou devaient assister des archeveques, je n'en ai vu trace ni dans la _Gallia Christiana_, ni dans l'_Histoire de l'Eglise de Paris_ du P. Gerard Dubois. (S. Bern. _Op._, ep. CXCIV et not. in ep. CLXXXVII et seqq., p. lxvi.--_Ab. Op._, pars II, ep. XV et XVI, p. 299 et 301.--Fleury, _Hist. Eccl._, t. XIV, l. LXVII, p. 556.)] Le secret prescrit fut garde quelque temps. Abelard parait n'avoir ni su ni soupconne de bonne heure ce fatal denoument. En faisant son appel, il avait entendu se retirer par devers la Cour de Rome, pour y plaider sa cause. Il ne pouvait s'imaginer qu'on l'y jugerait sans l'entendre, et que cette iniquite, presque sans exemple de la part de l'Eglise supreme, serait consommee contre lui. Il faut remarquer en effet, qu'a aucune epoque de la procedure, soit en France, soit en Italie, il n'a ete admis a dire s'il reconnaissait les ouvrages a lui attribues, s'il avouait, desavouait, retractait, modifiait ou interpretait les articles qu'on pretendait en avoir extraits, ni enfin a s'expliquer sur ses dogmes et ses intentions; la preuve n'a donc jamais ete faite qu'il fut coupable de malice, orgueil, opiniatrete, conditions indispensables de l'heresie; car l'heresie est un crime et non pas une erreur. On concoit donc jusqu'a un certain point sa securite. Cependant, comme il n'attendait plus rien de la France, il resolut d'aller a Rome, afin de s'y defendre s'il etait encore simple accuse, de se justifier s'il etait condamne deja. Triste et souffrant, il partit pour Lyon, en faisant route par la Bourgogne. L'age et les infirmites ralentissaient sa marche; il sejournait dans les monasteres qu'il rencontrait sur son chemin. Une fois, surpris, dit-on, par la nuit, il fut force de s'arreter a Cluni. La maison de Cluni, situee non loin de Macon, etait une ancienne abbaye de l'ordre de Saint-Benoit, fondee au commencement du Xe siecle par Bernon, abbe de Gigny, et richement dotee par Guillaume Ier, duc d'Aquitaine et comte d'Auvergne. Elle avait precede Citeaux et par consequent Clairvaux, qui n'etait qu'une colonie de cette derniere maison, et, comme on disait dans le cloitre, la troisieme fille de Citeaux[325]. [Note 325: Cluni et Citeaux, tous deux de l'ordre de Saint-Benoit, etaient cependant des chefs d'ordre. Les quatre demembrements de Citeaux, appeles ses quatre filles, etaient les abbayes de La Ferte, de Pontigni, de Clairvaux et de Morimond. La robe de Cluni etait noire, celle de Citeaux blanche, excepte quand les moines sortaient de la maison. Cette difference dans la couleur du froc joue un grand role dans las demeles des clunistes et des cisterciens. (_Hist. des ordres monastiques_, par le P. Heliot, t. V, c. xviii et xxxii.)] Cluni etait ce qu'on appelle un chef d'ordre et un des monasteres les plus renommes de la Gaule pour sa richesse et sa dignite. On vantait la magnificence de son eglise, de ses batiments, de sa bibliotheque; et l'hospitalite y etait exercee avec grandeur. Un esprit de paix et d'indulgence, le gout des lettres et des arts meme regnaient dans cette maison ou les biens du monde n'etaient point dedaignes et que des religieux austeres accusaient de relachement. Les vives animosites qui eclataient souvent entre les divers ordres, comme entre les couvents du meme ordre, avaient, pendant un temps, anime Citeaux contre Cluni. Citeaux, chef d'ordre comme Cluni, et a sa suite Clairvaux, plus ardent, plus rigoureux, plus pauvre, avait attaque tout a la fois la richesse, l'influence, et l'esprit large et tolerant d'une abbaye ou le temps avait amene quelques modifications a la regle primitive de Saint-Benoit. Naturellement, Cluni repondait en accusant Citeaux de pharisaisme. Bernard, avec sa ferveur inflexible, n'avait pas manque, pres de quinze ans auparavant, de prendre parti pour Citeaux, d'ou il etait sorti, et tout en lui reprochant les exagerations malveillantes d'un zele outre, il avait censure les nouveautes et les concessions de Cluni, et denonce la mollesse sous le nom de moderation, la complaisance sous celui de charite[326]. [Note 326: Voyez l'ouvrage que saint Bernard, a la demande de Guillaume de Saint-Thierry, composa sous le nom d'_Apologia_ et ou il attaque encore plus Cluni qu'il ne le defend, tout en blamant Citeaux. (S. Bern. _Op._, vol. 1, t. II, opusc. V.)] Quoique ces accusations, motivees surtout par quelques habitudes de luxe inseparables d'une grande opulence, et par les desordres ambitieux d'un abbe, Pons de Melgueil, mort a Rome excommunie, n'eussent jamais atteint son successeur, Pierre, fils de Maurice, de la grande famille des seigneurs de Montboissier en Auvergne, celui a qui ses vertus et sa longue vie ont attire le nom de Pierre le Venerable; il lui fallut prendre la plume pour defendre son ordre et repondre, au moins indirectement, a saint Bernard[327]. Il donna une refutation remarquable de toutes les critiques des cisterciens, ce qui etait refuter celles que s'appropriait saint Bernard, quoiqu'il ne le nommat pas[328]. Mais c'est l'esprit meme de saint Bernard que semble combattre dans son style calme, mesure, enjoue meme, l'esprit juste et serein de Pierre le Venerable. En 1132, une exemption en matiere de dime accordee par le pape aux moines de Citeaux, obligea l'abbe de Cluni a reclamer, et suscita une controverse nouvelle entre l'abbe de Clairvaux et lui[329]. Enfin, six ans apres, l'election d'un cluniste a l'eveche de Langres, faite contre le gre du premier, l'entraina a des plaintes ameres ou son noble emule ne fut pas epargne aupres du roi ni du pape. Pierre lui repondit avec une mesure et une superiorite reconnues des admirateurs memes de saint Bernard; et quand enfin, resumant tous leurs differends du ton de la moderation et de l'amitie, il voulut les mettre au neant, il lui ecrivit une grande lettre toute pleine d'autorite et de douceur ou nous lisons cette belle parole trop peu comprise des moines de tous les temps: "La regle de saint Benoit est subordonnee a la regle de la charite[330]." [Note 327: Pierre le Venerable, "Venerabilis cognomine, quod ipsi haesit, sua aetate donatus" (_Rec. des Hist._, t. XV, ep. Pet. Clun. abb., _Monit._, p. 625); "Cognomento venerabilis ob eximiam divinarum et humanarum scientiarum cognitionem cum insigni vitae prebliate conjunctam" (_Gall., Christ._, t. VI, p. 1117), ne fut point _canonise selon les formes_. Mais les benedictins n'ont pas manque de l'inscrire dans leur martyrologe; et dans la bibliotheque de Cluni, son nom est precede de l'S. (_Bibl. Cluniac. vit. S. Pet. vener._, p. 553.) Les auteurs de l'_Histoire litteraire_ le regardent egalement comme un saint en France. (_Hist. litt._, t. XIII suppl., p. 431.)] [Note 328: Fleury n'hesite pas a considerer l'apologie de Cluni adressee par Pierre a Bernard comme une reponse a l'ouvrage du dernier, et c'est aussi l'opinion de Neander. Les auteurs de l'_Histoire litteraire_ mettent un grand soin a prouver qu'il n'en est rien et que Pierre ne repond qu'aux cisterciens en general. Il est certain que la refutation n'est ni directe, ni expresse, mais l'opposition entre les deux hommes est flagrante. (Cf. _Bibl. cluniac._, l. I, ep. XXVIII--_Hist. litt._, t. XIII, p. 199, t. Xlll supp., p. 266 et 438.-- _Hist. Eccl._, l. LXVII, n deg. 43.--_Saint Bernard et son siecle_, l. II.)] [Note 329: S. Bern. _Op._, vol. 1, not. in ep. CCXXVIII.--_Bibl, Clun., Petr. Ven. epist._, l. I, ep. XXXIII-XXXVI.] [Note 330: "Regula illa illius sancti patris ex illa sublimi et generali caritalis regula pendet." (_Bib. Clun., Petr. epist._, l. IV, ep. XVII, l. I, ep. XXIX.--S. Bern. _Op._, ep. CLXIV a CLXX, ep. CCXXIX.)] La bienveillance, l'estime, l'amitie meme parurent assez constamment unir ces deux hommes si differemment chretiens. Ils se louerent beaucoup l'un l'autre, et je ne sais s'ils s'en tendirent jamais. L'abbe Pierre, par ses vertus calmes, sa piete simple, la culture et la distinction de son esprit, etait universellement respecte dans l'Eglise. Il ne manquait pas pour lui-meme de la severite necessaire a la profession monastique, et sa reforme de son ordre, decretee en 1132, dans un chapitre general ou assisterent douze cent douze freres et deux cents prieurs, l'a bien prouve. Mais une charite tendre et eclairee l'inspirait, et son esprit aimable autant qu'etendu, lui faisait admettre et comprendre ce qui echappait au genie etroit de l'abbe de Clairvaux. Les lettres de Pierre sont admirables par l'onction dans la raison. Tout, jusqu'a cette intelligence des choses mondaines dans une juste mesure, jusqu'a cette habile alliance d'une vie simple et pure avec l'emploi des richesses du siecle, des tresors des arts, des moyens d'influence temporels, rappelle involontairement, dans sa magnificence, sa grace et sa saintete, l'immortel archeveque de Cambrai. Ce n'est faire tort ni a Pierre ni a Bernard que de dire qu'il y eut en eux et meme entre eux quelque chose qui fait penser a Fenelon et a Bossuet. "Vous remplissez les devoirs "penibles et difficiles, qui sont de jeuner, de "veiller, de souffrir," ecrivait un jour Pierre a Bernard, "et vous ne pouvez supporter le devoir facile "qui est d'aimer[331]." [Note 331: "Quae gravia sunt faciunt; quae levia facere nolunt.... Servas, quicumque talis es, gravia Christi mandata, cum jejunas, cum vigilas, cum fatigaris, cum laboras; et non vis levia ferre, ut diligas." (_Bibl. Clun._, 1. VI, ep. IV, p. 897. Cette lettre a ete mise a la date de 1149.) Saint Bernard etait fort superieur a Bossuet en energie et en puissance de caractere; mais la nature de Bossuet etait meilleure, plus equitable et plus douce.] Tel etait l'homme que la Providence mit sur la route d'Abelard fugitif. Ce n'etait ni comme lui un docteur audacieux, ni comme son rival un moine dominateur; mais un prelat lettre et doux, pieux et liberal, qui aimait la paix et qui savait l'etablir et la conserver. Il accueillit Abelard avec un melange de compassion et de respect, et la triste victime de tant de haineuses passions, y compris les siennes, rencontra enfin ce qu'il n'avait guere trouve sur l'apre chemin de sa vie, la bonte. S'etant repose quelques jours a Cluni, il confia ses projets a l'abbe Pierre. Il se regardait comme l'objet d'une injuste persecution, et protestait avec horreur contre le nom d'heretique. Il raconta qu'il avait fait appel au saint-siege, et qu'il allait se refugier au pied du trone pontifical. On en a conclu qu'il ne savait pas encore, du moins avec certitude, que son arret etait rendu. Pierre le Venerable approuva son dessein, lui dit que Rome etait le refuge du peuple des chretiens, qu'il devait compter sur une supreme justice qui n'avait jamais failli a personne, et par dela la justice, sur la misericorde. Dans ces circonstances, Raynard, abbe de Citeaux, vint a Cluni. On a suppose qu'il y etait envoye par l'abbe de Clairvaux, qui, depositaire des ordres du pape, hesitait a les executer avec eclat, ou redoutait le voyage d'Abelard a Rome. Quoi qu'il en soit, l'abbe de Citeaux parla de reconciliation, et Pierre entra vivement dans cette nouvelle idee. Tous deux presserent Abelard. Mieux instruit peut-etre de sa vraie situation, ou peut-etre use par l'age, brise par la maladie, decourage par l'experience, il parut se laisser flechir. Jamais il n'avait pense a se placer en dehors de l'Eglise, et le schisme de sa situation lui etait reellement insupportable. Dans une telle disposition d'esprit, il dut etre touche de cet aspect de charite paisible et de sainte indifference que presentaient le venerable abbe et l'interieur de sa maison. Jamais la piete n'avait abandonne son ame; il y laissa penetrer le calme et le detachement. A la demande de Pierre et de quelques autres religieux, il declara, comme au reste il l'avait souvent fait, rejeter tout ce qui, dans ses paroles ou ses livres, aurait pu blesser des oreilles catholiques, et il ecrivit une nouvelle apologie ou confession de foi[332]. Il voulut bien meme suivre a Clairvaux l'abbe Raynard, dont la mediation assoupit les anciens differends, et il dit a son retour que saint Bernard et lui s'etaient revus pacifiquement[333]. On ne sait rien de cette entrevue. Je ne doute pas de la clemence de saint Bernard; il croyait reellement que c'etait a lui de pardonner. [Note 332: _Ab. Op._, pars II, ep., xx, _apologia seu confessio_, p. 330.] [Note 333: "Se pacifice convenisse revenus retulit." (_Id_., _Ibid_., pars II, ep. xxii, p. 336.)] Si la confession de foi qui nous est restee est celle qui satisfit saint Bernard, il etait bien revenu des exigences que lui inspirait naguere sa clairvoyante severite. Comme l'apologie pour Heloise, la seconde declaration d'Abelard, adressee a tous les enfants de l'Eglise universelle, est chretienne; mais il n'y dement sur aucun point capital les opinions emises dans ses ouvrages. Seulement il les desavoue dans la forme absolue et outree que leur avaient donnee ses adversaires, ou bien il repete sans commentaire ni developpement, la formule orthodoxe dont on l'accuse de s'etre ecarte; mais il ne reconnait pas qu'il s'en soit ecarte, ni que par consequent il l'entende desormais en un sens contraire a ses ecrits. Apres cette declaration, il restait maitre comme par le passe, de soutenir, s'il l'eut juge a propos, que ses expressions, comprises suivant sa pensee, n'offraient pas le sens qu'on leur pretait, ou demeuraient compatibles avec les termes consacres. Apres cette declaration, il pouvait encore, au moyen de quelque interpretation, soutenir qu'il n'avait pas change d'opinion. En un mot, il s'exprime chretiennement, il ne se retracte pas. Pour ecrire cette apologie, il a pu ceder a l'age, a la force, a la necessite; il a pu, chose plus louable, obeir a l'amour de la paix, au respect de l'unite, a l'interet commun de la foi. Mais j'oserais affirmer qu'il n'a pas sacrifie une seule de ses idees a qui que ce soit au monde. Le coeur d'Abelard pouvait ou faiblir, ou se soumettre; son esprit ne le pouvait pas. Au reste, il continue dans son apologie a se plaindre de la malice de ses ennemis et des impostures dont il est victime[334]. Sur tous les points dont on l'accuse, il atteste Dieu qu'il ne se connait aucune faute, et s'il lui en est echappe dans ses ecrits ou dans ses lecons, il ne les defend point, il se declare pret a tout reparer, a tout corriger, n'ayant jamais eu ni arriere-pensee, ni mauvais dessein, ni opiniatrete. [Note 334: Comme cette confession de foi accuse clairement, bien qu'indirectement, ses adversaires de mensonge, elle a ete censuree assez vivement par des auteurs modernes, et confondue avec cette apologie anterieure dont j'ai deja parle et qui aurait ete plus violente que les ouvrages meme qu'elle etait destinee a justifier. C'est ainsi qu'en parait juger entre autres Tissier. (_Biblioth. pat, cister._, t. IV, p. 259.) Mais ce que nous savons de la premiere apologie ne permet pas de la confondre avec la confession de foi, et ainsi en ont juge d'excellents critiques. Si celle-ci a ete ecrite a Cluni, elle n'atteste pas une reconciliation profondement sincere avec saint Bernard. (Cf. _Hist. litt._, t. XII, p. 129 et 134.) Thomasius a etabli d'une maniere assez specieuse qu'Abelard n'avait jamais au fond abandonne ses opinions et qu'aide par Pierre de Cluni, qui tenait a honneur de le garder dans son couvent, il avait donne a saint Bernard des satisfactions apparentes. (_P. Ab. Vit._, chap. 70 et seqq.)] Puis, s'expliquant directement ou indirectement sur dix-sept articles releves des l'origine dans ses ecrits, il n'en laisse pas un seul, sans se laver, au moins dans les termes, de toute trace d'heresie: "Et quant a ce qu'ajoute _notre ami_," dit-il (et c'est ce mot qui semble indiquer qu'il ecrivit sa declaration au moment de sa reconciliation), "que ces articles ont ete trouves, partie dans la _Theologie_ du maitre Pierre, partie dans le _Livre des Sentences_ du meme, partie dans celui qui est intitule: _Connais-toi toi-meme_, je n'ai pas lu cela sans grand etonnement, aucun ouvrage de moine se pouvant trouver qui eut pour titre: _Livre des Sentences_; et cela aussi a ete avance par ignorance ou par malice[335]." [Note 335: Apol., p. 333.] Abelard, reconcilie, n'aspirait plus qu'a la retraite. Abandonnant le monde et la vie des ecoles, il consentit a rester pour toujours a Cluni, a la grande joie de l'abbe et de toute la communaute. Pierre le Venerable se hata d'ecrire au pape pour lui demander de permettre a son hote de ne plus quitter l'asile ou il avait ete recu, et d'y passer, dans le repos, l'etude et la piete, les restes d'une vie dont le terme paraissait approcher[336]. [Note 336: _Ab. Op._, pars II, ep. xxii, _Petr. Vener. ad Dom. Innocent. II_, p. 335.] Cet arrangement, comme on le pense bien, fut approuve a Rome; Abelard devint moine a Cluni, du moins se soumit-il a la regle de la communaute, et bien que son rang dans l'Eglise, egal a celui de l'abbe de Cluni, l'eut fait, non moins que sa renommee, placer en tete de toute la congregation et marcher le premier apres son chef, il accepta avec la derniere rigueur l'humilite et l'austerite de sa nouvelle vie. Il se revetit des habits les plus grossiers; et cessant de prendre aucun soin de sa personne, il traita son corps avec le mepris des solitaires. "Saint Germain, dit l'abbe de Cluni[337], ne montrait pas plus d'abjection, ni saint Martin plus de pauvrete." Silencieux, le front baisse, il fuyait les regards, il se cachait dans les rangs obscurs de ses freres, et par son maintien il semblait vouloir s'effacer encore parmi les plus inconnus. Souvent dans les processions, l'oeil cherchait avec hesitation ou contemplait avec etonnement cet homme d'un si grand nom, qui semblait se dedaigner lui-meme et se complaire dans l'abaissement. Rendu par le saint siege a tous les devoirs du ministere, il frequentait les sacrements, il celebrait souvent le divin sacrifice, ou prechait la parole sainte aux religieux; encore fallait-il qu'il y fut contraint par leurs instances. Le reste du temps il lisait, priait et se taisait toujours. Ses etudes, comme celles de toute sa vie, continuaient d'avoir un triple objet, la theologie, la philosophie et l'erudition. Ce n'etait plus qu'une pure intelligence. Les passions etaient aneanties ou condamnees au silence; et il ne restait plus d'action dans sa vie que l'accomplissement des devoirs monastiques. Mais s'il est vrai, comme il est permis de le croire, qu'il ait mis a Cluni la derniere main a son grand traite de philosophie scolastique, nous y lisons que meme alors il se regardait encore comme la victime de l'envie, et que, sur de la puissance de son esprit, des ressources de son savoir, de la duree de son nom, il confiait a l'avenir vengeur le triomphe de la science opprimee dans sa personne. "Convaincu que c'est la grace qui fait le philosophe, puisqu'il faut du genie pour la dialectique," il se sentait comme predestine a la science, et il ecrivait pour l'instruction des temps ou sa mort rendrait a l'enseignement la liberte, heureux ainsi d'assurer apres lui la renaissance de son ecole[338]. Tel etait l'homme dont l'humilite et la soumission edifiaient Pierre le Venerable. [Note 337: _Ab. Op._, pars II, ep. xxiii. p. 340.] [Note 338: Voyez ci-apres I. II, c. iii, et Ouv. ined. d'Ab., Dialectique, p. 228 et 436. C'est une remarque de Thomasius, qu'Abelard n'a efface d'aucun de ses ouvrages les opinions ni les passages qu'il semblait avoir retractes. (_Ab. Vit._, Sec. 81.)] Cependant ses forces declinaient rapidement, et une maladie de peau tres-douloureuse, lui laissait peu de tranquillite. L'abbe Pierre exigea qu'il changeat d'air, et l'envoya aupres de Chalons, dans le prieure de Saint-Marcel, fonde par le roi Gontran, et possede par l'ordre de Cluni. Cette maison s'elevait non loin des bords de la Saone, dans une des situations les plus agreables et les plus salubres de la Bourgogne. La il continua sa vie studieuse; malgre ses souffrances et sa faiblesse, il ne passait pas un moment sans prier ou lire, sans ecrire ou dicter. Mais tout a coup ses maux prirent un caractere plus alarmant; il sentit que le dernier moment venait, fit en chretien la confession d'abord de sa foi, puis de ses peches, et recut avec beaucoup de piete les sacrements en presence de tous les religieux du monastere. "Ainsi, ecrit Pierre le Venerable, l'homme qui par son autorite singuliere dans la science, etait connu de presque toute la terre, et illustre partout ou il etait connu, sut, a l'ecole de celui qui a dit: _Apprenez que je suis doux et humble de coeur, demeurer doux et humble_, et, comme il est juste de le croire, il est ainsi retourne a lui[339]." [Note 339: Math., XI, 29.--_Ab. Op._, pars II, ep. XXIII, Petr. Vener. ad Heloiss., p. 342.] Abelard mourut a Saint-Marcel, le 21 avril 1142. Il etait age de soixante-trois ans[340]. [Note 340: On lisait dans le vieux necrologe du Paraclet: "Maistre Pierre Abaelard, fondateur de ce lieu et instituteur de sainte religion, trespassa ce XXI avril, age de LXIII ans." (_Ab. Op._; Not p. 1196.) "Undenas malo revocante calendas," porte son epitaphe (_Id._, p. 343).] Il fut enseveli dans une tombe d'une seule pierre, creusee assez grossierement et d'un travail fort simple. Depose d'abord dans la chapelle de l'infirmerie ou il etait mort, son corps fut ensuite transporte dans l'eglise du monastere de Saint-Marcel, et y demeura quelque temps. Dans le dernier siecle, on y voyait encore son sepulcre, ou plutot son cenotaphe, sur lequel il etait represente en habit monacal[341]. [Note 341: C'est, d'apres de bonnes autorites (M. Alexandre Lenoir et M. Boisset, de Chalons), la meme tombe ou Abelard est depose aujourd'hui au cimetiere du Pere Lachaise. M. Lenoir a donne le dessin du monument tel qu'il existait a Saint-Marcel avant la revolution. Suivant lui, le corps d'Abelard n'aurait quitte la chapelle de l'infirmerie que pour le Paraclet, et ce n'est que vers la fin du dernier siecle que son tombeau primitif aurait ete transporte dans l'eglise du prieure de Saint-Marcel. L'epitaphe, peinte en noir sur la muraille au-dessus du monument, portait: Hic primo jacuit Petrus Abelardus Francus et monachus cluniacensis, qui obiit anno 1142. Nunc apud moniales paraclitenses in territorio trecacensi requiescit. Vir pietate Insignis, scriptis clarissimus, ingenii acumine, rationum pondere, decendi arte, omni scientiarum genere nulli secundus. (_Voyage litteraire par deux benedictins_, t. I, 1re partie, p. 225,--_Musee des monum. franc._, par A. Lenoir, t. 1, p. 220, pl. n deg. 617.)] Mais quand il mourut, il avait depuis bien longtemps demande que ses restes reposassent au Paraclet[342]. Cette volonte devait etre accomplie; celle qui regnait au Paraclet ne pouvait permettre qu'on ne l'accomplit pas. [Note 342: _Ab, Op._, pars I, ep. III, p. 63 et ci dessus p. 147.] Elle vivait dans un profond silence; depuis longues annees, ce coeur s'etait ferme et ne se montrait qu'a Dieu, sans se donner a lui. On ne sait rien d'elle. Pierre le Venerable avait fait de tout temps profession de lui porter autant d'admiration que de respect. Une correspondance liait le Paraclet et Cluni; l'abbe avait recu d'elle, par un moine nomme Theobald, une lettre et quelques petits presents, lorsqu'il lui ecrivit, pour lui raconter les derniers jours de son epoux, une epitre pleine de louange ou il l'appelle femme vraiment philosophique, ou il la compare a Deborah la prophetesse, et a Penthesilee, reine des Amazones, et lui exprime de vifs regrets de ce qu'elle n'habite pas avec les servantes du Christ, la douce prison de Marcigny, couvent de femmes benedictines place dans le voisinage, pres de Semur et sous la direction de l'abbe de Cluni. Il joignit meme a sa lettre une epitaphe en onze vers latins qu'il avait composee en l'honneur d'Abelard et qu'on lisait plus tard gravee sur la muraille de l'aile droite de l'eglise de Saint-Marcel, pres de la sacristie[343]. C'etait, y disait-il, "le Socrate, l'Aristote, le Platon de la Gaule et de l'Occident; parmi les logiciens, s'il eut des rivaux, il n'eut point de maitre. Savant, eloquent, subtil, penetrant, c'etait le prince des etudes; il surmontait tout par la force de la raison, et ne fut jamais si grand que lorsqu'il passa a la philosophie veritable, celle du Christ." On peut regarder ces mots comme l'expression du jugement de tous les esprits eclaires du siecle d'Abelard. [Note 343 : Gallorum Socrates, Plato maximus Hesperiarum, Noster Aristoteles, logicis quicumquo fuerunt Aut par aut melior, studiorum cognitus orbi Princeps.... Dans l'edition d'Amboise, cette epitaphe est jointe a la lettre ou Pierre rend compte a Heloise de la mort d'Abelard. En 1703, on la lisait encore dans l'eglise de Saint-Marcel, d'apres les auteurs de l'_Histoire litteraire_. Une seconde epitaphe, rapporte egalement par d'Amboise, est aussi attribuee a l'abbe de Cluni; la premiere seule l'est avec quelque certitude; nous l'analysons dans le texte; les deux derniers vers de la seconde en ont ete detaches et cites seuls comme etant l'inscription du tombeau d'Abelard; les voici: Est satis in tumulo: Petrus hic jacet Abaelardus Cui soli patuit scibite quidquid erat. ou, comme la donne le P. Dubois: Est satis in titulo: Praesul hic jacet Abaelardus, etc. P** en a donne une troisieme trouvee dans un manuscrit qu'il croit presque contemporain d'Abelard; elle commence ainsi: Petrus amor cleri, Petrus inquisito veri, etc. On peut y remarquer ce vers: Praeteriit, sed non periit, transivit ad esse. La chronique de Richard de Poitiers, moine de Cluni, en contient une quatrieme dont voici le premier vers mutile: Bummorum major Petrus Abaelardus.... Rawlinson a extrait d'un manuscrit de la bibliotheque d'Oxford une cinquieme epitaphe, assez remarquable par quelques vers sur le nominalisme; elle commence par ces mots: Occubuit Petrus; succumbit eo moriento Omnis philosophia.... Philippe Harveng, theologien du XIIe siecle, en a compose ou conserve une dont nous ne connaissons que le premier vers: Lucifer occubuit, stellae radiate minores. (C. _Ab. Op._, praefat. in fin. pars II, ep. XXIII, p. 342.--_Thes. anecd. noviss._, t. III, _Dissert. isag_ XXII.--_Ex chronic._, Wilelm. Godel. et Rich. pict., _Rec. des Hist._, t. XII, p. 415 et 675.--_P. Ab. et Hel. Epist._, edit. a R. Rawlinson, 1718.--P. Harveng., _Op._, p. 801.--_Hist. eccles. paris._, auct. Dubois, t. II, l. XIII, c. VII, p. 178.--_Hist. litt._, t. XII, p. 101 et 102.)] "Ainsi, chere et venerable soeur en Dieu," ecrivait l'abbe de Cluni a l'abbesse du Paraclet, "celui a qui vous vous etes, apres votre liaison charnelle, unie par le lien meilleur et plus fort du divin amour, celui avec lequel et sous lequel vous avez servi le Seigneur, celui-la, dis-je, le Seigneur, au lieu de vous, ou comme un autre vous-meme, le rechauffe dans son sein, et au jour de sa venue, quand retentira la voix de l'archange et la trompette de Dieu descendant du ciel, il le garde pour vous le rendre par sa grace." Nous n'avons point la reponse d'Heloise; mais nous savons que quelque temps apres, dans le mois de novembre, Pierre le Venerable se rendait au Paraclet. Pour complaire a l'abbesse, il avait fait enlever de l'eglise de Saint-Marcel, en secret et a l'insu de ses religieux, les restes mortels d'Abelard, et il les apportait a leur derniere demeure. Dans une lettre ou elle le remercie, Heloise lui dit simplement: "Vous nous avez donne le corps de notre maitre[344]." [Note 344: "Corpus magistri nostri dedistis." On pourrait croire par la place ou se lit cette phrase, qu'il s'agit du corps de Notre-Seigneur, et que Pierre disant la messe au Paraclet y donna la communion aux religieuses. Mais il y aurait _Corpus DOMINI nostri_ (_Ab. Op._, pars II, ep. XXIII, p. 342 ep. XXIV. Heloiss. ad Petr. Abb. clun., p. 343). M. Boisset, a qui nous devons la conservation du premier tombeau d'Abelard, dit dans une lettre adressee a M.A. Lenoir, que l'abbe de Cluni se rendit a Saint-Marcel dans les premiers jours de novembre, sous pretexte d'y faire la visite abbatiale; qu'une nuit, pendant le sommeil des religieux, il fit enlever le corps d'Abelard, et partit aussitot lui-meme avec ce depot pour aller au Paraclet, ou il arriva le 10 novembre 1142. (_Mus. des mon. fr._, t. I, p. 231)] Pendant son sejour au Paraclet, Pierre dit la messe dans la chapelle, le 16 novembre, precha dans la salle du chapitre, accorda au monastere le benefice de Cluni, et a l'abbesse ce qu'on appelait le Tricenaire, c'est-a-dire une concession de trente messes a dire par ses moines, ou tout au moins des prieres pendant trente jours de suite apres la mort d'Heloise, et pour le repos de son ame. De retour dans son abbaye, il regularisa cette promesse en lui envoyant un engagement ecrit et scelle de son sceau, ainsi que l'absolution d'Abelard qu'elle avait demandee, pour la suspendre, suivant l'usage du temps, au tombeau qu'elle faisait elever a son maitre et a son epoux. Cette absolution est concue en ces termes: "Moi, Pierre, abbe de Cluni, qui ai recu Pierre Abelard dans le monastere de Cluni, et cede son corps, furtivement emporte, a l'abbesse Heloise et aux religieuses du Paraclet; par l'autorite du Dieu tout-puissant et de tous les saints, je l'absous d'office de tous ses peches[345]." [Note 345: _Ab. Op._, pars. II, ep. XXV; Pet. clun. ad. Hel., p. 344 et 345.] On a conserve un hymne funebre, ce que les anciens appelaient _noenia_, chante peut-etre ou suppose chante pres du tombeau d'Abelard par l'abbesse du Paraclet et ses religieuses[346]. On voudrait croire que ce chant, qui ne manque pas, dans sa simplicite, d'une certaine grace melancolique, est l'ouvrage d'Heloise. Pourquoi cette stance ne serait-elle pas d'elle? Tecum fata sum perpessa; Tecum dormiam defessa, Et in Sion veniam. Solve crucem, Due ad lucem Degravatam animam. Elle demande a reposer pres de lui; c'est a lui qu'elle demande de la conduire au sejour d'eternelle lumiere, et aussitot elle entend le choeur et la harpe des anges; et les religieuses s'ecrient: "Que tous deux se reposent du travail et d'un douloureux amour. Requiescant a labore, Doloroso et amore. "Ils demandaient l'union des habitants des cieux: deja ils sont entres dans le sanctuaire du Sauveur." [Note 346: Ce chant nous est transmis par un auteur allemand, qui ne dit point d'ou il l'a tire (Morlz Carriere, _Abuelard und Heloise_, p. XCVI). Je ne l'ai vu mentionne nulle part ailleurs. M. Carriere en donne une traduction en vers allemands, par M. Follen. Ce petit poeme est tres-simple. Les religieuses chantent d'abord deux stances de _requiescat_ devant le tombeau; puis Heloise en dit quatre analysees dans le texte; elle demande la mort et le ciel. Aussitot les nonnes reprennent et annoncent la beatitude des deux epoux. Heloise elle-meme aurait bien ose composer cela.] Heloise vecut encore vingt et un ans; elle continua d'etre l'objet de l'admiration et de la veneration generale. Son siecle la mettait au-dessus de toutes les femmes, et je ne sais si la posterite a dementi son siecle[347]. [Note 347: "Tu... et mulieres omnes evicisti, et pene viros universos superasti." (_Petr. clun. ep., Ab. Op.,_ pars II. p. 337.)--"Fama... femineum sexum vox excessisse nubis nutilleavit. Quomodo? Diciando, versilicando, etc... Stultus ego qui lunam illuminare velo.... Calamus vester calamis ductorum supereminet aut aequatur." (Hug. Metel. ep. XVI et XVII ad Helois. Hug., _Sac. antiq. mon._, t. II. p. 348 et 349.)] La prosperite, la richesse, la dignite du couvent du Paraclet ne firent que s'accroitre. Sa premiere abbesse mourut le 16 mai 1164, un jour de dimanche, au meme age que son fondateur. Le calendrier necrologique francais du Paraclet portait a son nom: "_Heloise, mere et premiere abbesse de ceans, de doctrine et religion tres-resplendissante_[348]." [Note 348: "Mater nostrae religionis Heloysa, prima abbatissa, documentis et religione clarissima, spem bonam ejus nobis vita donante, feliciter migravit ad Dominum." C'est ce qu'on lisait dans le _Necrologium_ a la date Anno MCLXIV, XVII Kal. jun. (_Gall. Christ.,_ t. XII, p. 574.) Duchesne a lu dans le calendrier du Paraclet: "Heloysa, neptis Fulberti canonici parisiensis, primo petri Abaelardi conjux, deinde monialis et prioritsa Argentolii, post oratorii paralitei abbatissa, quod ab anno MCXXX ad annum MCLXIV prudenter atque religiose rexit." (_Ab Op.;_ Not., p. 1181.) C'est une tradition plutot qu'un fait historique qu'Heloise mourut au meme age qu'Abelard. On a vu qu'il n'existe pas de donnee certaine sur l'epoque de sa naissance. Une inscription gravee pres du premier sepulcre d'Abelard dans l'eglise de Saint-Marcel de Chalons, portait: "Obiit magnos ille doctor XI Kalend. Maii an. MCXLII, anno suo _climacterico_. et Heloissa vero XVII Kalend. Junii anno MCLXIII. Creditur enim XX annis amplius marito supervixisse." Ces paroles ne sont pas affirmatives. (_Hist. litt._ t. XII, p. 645.--Voyez ci-dessus la note 3 de la p. 46.)] On dit qu'en memoire de sa science incomparable, ses religieuses voulurent que le Paraclet celebrat tous les ans l'office en langue grecque le jour de la Pentecote; et cette institution s'est longtemps maintenue[349]. [Note 349: In not. Auberti Miraei ad _Henric. Gandat. de scriptor. ecclesiast._ c. XVI. _Biblioth. eccles.,_ p. 164.--Bayle, _Dict. crit._, art. _Paraclet._--Gervaise, _Vie d'Abeil_., t. II, liv. VI, p. 328.] Peu de temps avant sa mort et dans sa maladie, elle ordonna, dit-on, qu'on l'ensevelit dans le tombeau de son epoux. Ce tombeau etait place dans une chapelle qu'Abelard avait fait construire, peut-etre le premier batiment en pierre de l'ancien Paraclet, et qui joignait le cloitre avec le choeur. On l'appelait le petit moustier. "Lorsque la morte," dit une chronique, "fut apportee a cette tombe qu'on venait d'ouvrir, son mari qui, bien des jours avant elle, avait cesse de vivre, eleva les bras pour la recevoir, et les ferma en la tenant embrassee[350]." [Note 350: D'Amboise et Duchesne donnent ce fait un peu legendaire comme extrait d'une chronique de Tours, alors manuscrite. _Verba chronici MS. Turonici._ (_Ab. Op_., praefat, et not. p. 1195.) Ce doit etre le _Chronicon Turonense_ insere par fragments dans le _Recueil des Historiens_, comme oeuvre d'un chanoine de Saint-Martin de Tours. Le passage cite y est indique par les premiers mots seulement (t. XII. p. 472), puis suivi d'un renvoi a la chronologie de Robert d'Auxerre. Dans celle-ci (_Id_., p. 293), le passage est insere a peu pres dans les termes rapportes par d'Amboise; mais il s'arrete a la translation du corps d'Abelard au Paraclet, et ne mentionne ni le desir exprime par Heloise d'etre ensevelie avec son amant, ni le fait miraculeux ici raconte. Peut-etre cette difference entre le texte de la chronique de Tours, si elle est telle que d'Amboise la donne, et les termes de la chronologie de Robert, a-t-elle echappe a l'editeur du _Recueil des Historiens_. Aucune partie du paragraphe concernant Abelard, ni le debut, ni la fin, ne se trouve dans le texte de la chronique de Tours, imprime pour la premiere fois et par extraits dans l'_Amplissima collectio_, de Martene et Durand (t. V, p. 917 et 1015). On sait au reste qu'un recit tout semblable se trouve dans Gregoire de Tours. (_De Glor. confess._, c. XLII.)] La verite cependant, c'est qu'Heloise ne fut pas d'abord ensevelie dans le meme tombeau, mais dans la meme crypte qu'Abelard. Trois siecles apres leur mort, en 1497, par les soins de Catherine de Courcelles, dix-septieme abbesse du Paraclet, leurs restes furent transportes du petit moustier dans le choeur de la grande eglise du monastere, et deposes, ceux d'Abelard a droite, ceux d'Heloise a gauche du sanctuaire, et plus tard rapproches au pied ou meme au-dessous du maitre autel[351]. [Note 351: _Gall. Christ._, I. XII, p. 614.--_Ann. ord. S. Benedict._., t. VI, p. 356.] On rapporte qu'en 1630, la vingt-troisieme superieure du Paraclet, Marie de la Rochefoucauld, fit transporter les deux tombes dans la chapelle dite de la Trinite, devant l'autel; elles y resterent longtemps, sans aucune epitaphe, dans un caveau situe au-dessous des cloches[352]. On ajoute que c'est alors que les ossements encore entiers furent reunis dans un double cercueil qui a ete ouvert de nos jours. Il parait qu'en 1701, une epitaphe en prose francaise fut, par l'ordre de la vingt-cinquieme abbesse, Catherine de la Rochefoucauld, gravee sur un marbre noir place a la base de cette chapelle sepulcrale ou plutot sur une plinthe au pied de la triple statue de la Trinite, que cette dame avait relevee. En 1766, une autre abbesse du meme nom concut le plan d'un monument ou devait figurer encore cette curieuse statue, et qui ne fut execute qu'en 1779 par la derniere abbesse du Paraclet[353]. La revolution francaise, qui abolit l'institution fondee par Abelard, respecta cependant et sa memoire et le double cercueil ou l'on croyait avoir conserve les derniers restes d'Abelard et d'Heloise. [Note 352: _Voyag. litt. par deux benedict._, 1re partie, p. 85.] [Note 353: C'etait Charlotte de Roucy; celle qui avait concu le plan etait la vingt-sixieme abbesse et se nommait Marie de Roye; toutes de la maison de la Rochefoucauld. L'epitaphe que l'une fit graver sur le tombeau, avait ete composee a la demande de l'autre, en 1766, par l'Academie des inscriptions; elle est concue en ces termes: Hic Sub eodem marmore jacent Hujus monasterii Conditor, Petrus Abaelardus Et abbatissa prima Heloissa, Olim studiis, ingenio, amore, infaustis nuptiis Et poenitentia, Nunc aeterna, quod speramus, felicitate Conjuncti. Petrus oblit XX prima aprilis 1142, Heloissa XVII maii 1163. Curis Carolae de Roucy, Paracleti Abbatissae. 1779. Il y a erreur dans cette derniere date. On a attribue cette epitaphe a Marmontel. M.A. Lenoir, qui parait avoir vu ce monument ou l'avoir copie sur des dessins authentiques, l'a fait graver dans son Musee. Il se compose du triple groupe et d'un socle appliques a la muraille. (_Lives of Abeil. and Helois._, by J. Berington, t. II, p. 231.--_Mus. des mon. fr._, t. I, p. 225 a 228, pl. no 516.--_Abail et Hel_., par Turlot, p. 267-269.)] Ces ossements confondus sont aujourd'hui replaces dans la tombe de pierre ou lui-meme avait ete d'abord enseveli sous les voutes de l'eglise de Saint-Marcel. Comment cette tombe est-elle aujourd'hui deposee dans un des cimetieres de Paris? D'ou vient le monument qui la renferme, ce monument connu de tous, tant de fois reproduit par le dessin, sans cesse visite par une curiosite populaire, et qu'on peut souvent dans les beaux jours voir encore pare de couronnes funeraires et de fleurs fraichement cueillies? Un homme dont les soins pieux ont sauve a la France bien des richesses de l'art gothique dans un temps ou cet art etait aussi dedaigne par le gout qu'insulte par les passions, l'auteur du _Musee des monuments francais_[354], est celui a qui nous devons la conservation des restes d'Abelard et d'Heloise et le tombeau meme qui les contient. En 1792, le Paraclet fut vendu a la requete et au profit de la nation. Les notables de Nogent-sur-Seine vinrent en cortege lever les corps des deux amants que protegeait du moins la philosophie sentimentale de l'epoque, et les transporterent avec le groupe de la Trinite encore tout entier, dans leur ville et dans l'eglise de Saint-Leger. En 1794, des fanatiques du temps, a qui certainement l'ombre de saint Bernard n'etait point apparue, devasterent l'eglise, et le groupe, jadis suspect d'un symbolisme heretique, fut brise comme un monument de superstition. Cependant ils epargnerent le caveau qui renfermait les precieux restes. Six ans apres, 8 floreal an VIII, M. Lenoir, muni d'un ordre du gouvernement, recut des mains du sous-prefet au nom de l'arrondissement, un cercueil qui renfermait ces restes separes par une lame de plomb. On l'ouvrit avec soin, et un proces-verbal fut dresse constatant l'etat des ossements. Il a ete publie. Les tetes furent moulees, et c'est sur ce modele qu'un sculpteur a compose les masques si connus. Vers le meme temps, un medecin de Chalons-sur-Saone, ayant sauve le tombeau de l'eglise de Saint-Marcel, cette cuve de pierre gypseuse alabastrite, grossierement ciselee, au moment ou, achetee par un paysan, elle allait etre livree a quelque usage domestique, la remit au createur du musee des Petits-Augustins, et c'est dans ce sepulcre grossier dont les sculptures paraissent effectivement a de bons juges etre du temps et du pays, que les restes des deux epoux ont ete enfin deposes. Aupres d'une statue reputee celle d'Abelard en habit de moine, une statue de femme, du XIIe siecle, et a laquelle on avait adapte le masque de convention d'Heloise, fut couchee sur le meme tombeau. C'est celui qu'on a place dans une sorte de chambre ou de lanterne, d'un gothique orne, et formee de debris enleves au cloitre du Paraclet, et surtout a une ancienne chapelle de Saint-Denis. Ce monument, d'un style recherche, posterieur au XIIe siecle, ouvrage composite d'Alexandre Lenoir, fut a la restauration transporte du jardin du musee des Petits-Augustins dans le cimetiere du Pere-Lachaise le 6 novembre 1817. Les noms d'Heloise et d'Abelard etaient graves alternativement sur la plinthe, et interrompus seulement par ces mots: [Grec: LEI SYMPEPLEGMENOI], _toujours unis_. [Note 354: M. Alexandre Lenoir. Il a raconte lui meme tous ce details. Le medecin de Chalons est M. Boisset, le sculpteur M. Descine. (_Mus. des mon. fr._, t. I, p. 221 et suiv.--_Notice hist. sur la sepult. d'Hel. et Abail._, par le meme, 1816.--Villenave, Notice placee en tete de la traduction des lettres, par le bibl. Jacob, p. 116 et suiv.--Autre traduction des lettres, par M. Oddoul; edition illustree, t. I, p. CXI.)] On a vu qu'Heloise avait un fils dont l'histoire ne parle pas. Il parait qu'il entra dans les ordres, et obtint la bienveillance de Pierre le Venerable. Dans la lettre qu'elle ecrit a ce dernier, elle lui recommande son fils, pour qui elle le prie d'obtenir une prebende de l'eveque de Paris ou de tout autre. L'abbe repond qu'il s'efforcera de lui en faire accorder une dans quelque noble eglise, mais il ajoute que la chose n'est pas aisee, et qu'il a eprouve souvent que les eveques se montrent fort difficiles pour accorder des prebendes dans leur diocese[355]. [Note 355: _Ab. Op._ ep. xxiv et xxv, p. 343 et 345.] En 1150, il y avait a Nantes un chanoine de la cathedrale du nom singulier d'Astralabe; il semble, que ce devait etre le fils d'Abelard[356]. Un religieux du meme nom est mort en 1162, abbe de Hauterive, dans le canton de Fribourg. Si c'est le fils d'Heloise, sa mere lui aurait survecu de deux ans. Nous avons encore une piece de vers latins qu'Abelard composa pour son fils; c'est un recueil de sentences morales, et l'on y lit ces mots: _Nil melius muliere bona[357]_. C'est la veritable epitaphe d'Heloise[358]. [Note 356: Extrait du Cartulaire de Bure; _Mem. pour servir a l'Hist. de Bretagne_, t. I, p. 587. Aussi Niceron veut-il qu'Astralabe soit mort en Bretagne (t. IV). Turlot dit avoir lu dans l'obituaire du Paraclet qu'il mourut dans ce couvent peu de temps apres sa mere. (_Abail. et Hel._, p. 124 et 144.)] [Note 357: C'est M. Cousin qui a decouvert par hasard, en 1837, cet Astralabe, mort en Suisse abbe de benedictins. Il a aussi publie des vers qu'Abelard aurait faits pour son fils, et qui, sans manquer d'elegance, manquent de poesie comme presque tous les vers latins du moyen age. (_Frag. philos._, t. III, append. X.) Mais malgre l'_Histoire litteraire_, Thomas Wright (_Reliq. antiq._, t. I, p. 15), M. Edelestand Dumeril ne veut pas que cette piece soit d'Abelard. (_Journ. des sav. de Norm._, 2e liv., p. 112.)] [Note 358: D'Amboise en a publie une autre en quatre mechants vers latins. Il ne dit point ou il l'a trouvee (_Ab. Op._, praefat. in fin.), elle commence ainsi: Hoc tumulo abbatissa jacet prudens Heloyssa, etc. Terminons notre recit. Il doit, s'il est fidele, suffire pour faire connaitre Abelard et celle dont le nom charmant est inseparable du sien. On nous dispensera de chercher a juger son genie, son amour, son caractere. Sa vie est comme le reflet de tout cela, et on le juge en la racontant. Quoique les ouvrages d'Abelard aient beaucoup de valeur, ils donneraient de lui une insuffisante idee, si nous n'avions le temoignage de son siecle, et ce temoignage est tres-considerable. Ces temps du moyen age qu'on se represente comme ensevelis dans l'ignorance, comme abrutis de grossierete, tenaient en haute estime, peut-etre a cause de leur grossierete et de leur ignorance meme, les travaux de l'esprit et du talent. La renommee s'attachait aisement alors a la superiorite litteraire, et je ne sais s'il est beaucoup d'epoques ou il ait mieux valu briller par la pensee ou la science. C'etaient autant de dons rares, merveilleux, presque surnaturels, auxquels tous rendaient hommage. Le clerge meme considerait les esprits qu'il redoutait. Le pouvoir temporel les persecutait quelquefois, mais ne les dedaignait pas. Il y avait au-dessus de ces populations rudes et violentes, separees par tant d'obstacles, exposees a tant de tyrannies, une veritable republique des lettres, une societe tout intellectuelle que l'Eglise universelle ou du moins l'Eglise latine, enserrait dans son vaste sein, offrant une place, un titre, un asile, une puissance meme, a ceux qui s'en montraient les citoyens eminents. La force, qui dans le champ de la politique exercait un empire si absolu, s'arretait avec respect, meme avec deference, devant le genie ou le simple savoir, revetu d'un caractere sacre et populaire a la fois; on admirait ce que l'on ne comprenait pas. Abelard, a travers tous ses malheurs, a joui autant ou plus qu'homme au monde des douceurs de la renommee. Les philosophes de la Grece n'obtinrent pas de leur vivant une aussi lointaine celebrite. Chez les modernes, ni les Descartes, ni les Leibnitz n'ont vu leur nom descendre a ce point dans les rangs du peuple contemporain. Voltaire seul, peut-etre, et sa situation dans le XVIIIe siecle, nous donneraient quelqu'image de ce que le XIIe pensait d'Abelard. Ceux memes qui le blamaient ou ne l'osaient defendre, l'appelaient _un philosophe admirable, un maitre des plus celebres dans la science_. "Nos siecles," dit un chroniqueur, "n'ont point vu son pareil; les premiers siecles n'en ont point vu un second[359]." Un ecrivain du temps emploie pour lui ce mot, qu'il invente peut-etre, ce titre d'esprit _universel_ qui semble avoir ete precisement retrouve pour Voltaire; d'autres ont dit que la Gaule n'eut _rien de plus grand_, qu'il etait _plus grand que les plus grands_, que _sa capacite_ etait _au-dessus de l'humaine mesure_; et ce siecle, qui avait le culte de l'antiquite, l'a mis au rang des Platon, des Aristote, et, chose plus etrange, des Ciceron et des Homere[360]. Pour expliquer un enthousiasme si vif et si general, il faut ajouter au merite reel de ses ouvrages, la puissance et le charme de son elocution. Jamais l'enseignement n'eut plus d'ascendant et d'eclat que dans la bouche d'Abelard. Aussi couvrit-il la chretiente de ses disciples. On dit que de son ecole sont sortis un pape, dix-neuf cardinaux, plus de cinquante eveques ou archeveques de France, d'Angleterre ou d'Allemagne[361], et parmi eux le celebre Pierre Lombard, eveque de Paris, celui qui constitua la philosophie theologique de l'universite par son livre fameux, le _Livre des sentences_, dont on croit que le fondement est dans le _Sic et non_ d'Abelard. Ses disciples les plus averes sont Berenger et Pierre de Poitiers, Adam du Petit-Pont, Pierre Helie, Bernard de Chartres, Robert Folioth, Menervius, Raoul de Chalons, Geoffroi d'Auxerre, Jean le Petit, Arnauld de Bresce, Gilbert de la Porree[362]. Mais les historiens de la philosophie lui donnent pour disciples, non sans raison peut-etre, tous ceux qui cinquante ans durant apres lui, enseignerent par leurs lecons ou leurs ecrits la dialectique et la theologie rationnelle. Ce qui est certain, c'est que la scolastique, cette philosophie de cinq siecles, ne cite point de plus grand nom, et consent a dater de lui. Ceux qui, dans l'ecole, l'ont precede, egale, surpasse, sont restes au-dessous de lui dans la memoire des hommes. [Note 359: "Mirabilis philosophus." Roh. autiss., _Chron., Rec. des Hist._, t. XII, p. 203. "Magister in scientia celeberrimus." Alberic. _Chron., id._ t. XIII, p. 700. "Philosophus cui nostra parem, nec prima secundum saecula viderunt." _Ex chron. britann. id._ t. XII, p, 558.] [Note 360: Gallia nil majus habuit vel clarius isto. (Epitaph. _Ex Chron._ Rich. pict., _Rec. des Hist._, t. XII, p. 415.) Petrus.... quem mundus Homerum Clamabat. (Seconde epitaphe attribuee a Pierre le Venerable.) Plangit Aristotelem sibi logica nuper ademptum, Et plangit Socratem sibi moerens Ethica demtum, Physica Platonem, facundia sic Ciceronem. (Epitaphe attribuee au prieur Godefroi, par Rawlinson.)] [Note 361: Crevier, _Hist. de l'Universite_, t. I, p. 171.--_Essai sur la vie et les ecrits d'Abelard_, par madame Guizot, p. 330.] [Note 362: Inter hos et allos in parte remota Parvi pontis incola (non loquor ignota). Disputabat digitis directis in tota, Et quecumque dixerat erant per se nota. Celebrem theologum vidimus Lombardum, Cum Yvone, Helyum Petrum, et Bernardum, Quorum opobalsamum spirat os et nardum; Et professi plurimi sunt Abaielardum. Ces vers sont de Walter Mapes (p. 28 du recueil deja cite. Voy. ci-dessus, not. 1 de la page 168). Tous les noms qu'on vient de lire sont connus, a l'exception de cet Yvon ou Ives dont parle le poete anglais. On ne cite au XIIe siecle sous ce nom que saint Ives, eveque de Chartres, et un prieur de Cluni, qui fut appele _Scolasticus_; mais celui-ci est mort cent ans avant la mort de Mapes. Voyez les articles de tous ces savants dans l'_Histoire litteraire_, et sur les disciples d'Abelard, Duboulai, _Hist. Univ._, t. II, catalog. Illust. vir., et Brucker, _Hist. crit. phil._, t. III, p. 768.] L'influence d'Abelard est des longtemps evanouie. De ses titres a l'admiration du monde, plusieurs ne pouvaient resister au temps. Dans ses ecrits, dans ses opinions, nous ne saurions distinguer avec justesse tout ce qu'il y eut d'original, et nous sommes exposes a n'y plus apprecier des nouveautes que les siecles ont vieillies. Mais pourtant il est impossible d'y meconnaitre les caracteres eminents de cette independance intellectuelle, signe et gage de la raison philosophique. Charge des prejuges de son temps, comprime par l'autorite, inquiet, soumis, persecute, Abelard est un des nobles ancetres des liberateurs de l'esprit humain. Ce ne fut pourtant pas un grand homme; ce ne fut pas meme un grand philosophe; mais un esprit superieur, d'une subtilite ingenieuse, un raisonneur inventif, un critique penetrant qui comprenait et exposait merveilleusement. Parmi les elus de l'histoire et de l'humanite, il n'egale pas, tant s'en faut, celle que desola et immortalisa son amour. Heloise est, je crois, la premiere des femmes[363]. [Note 363: Mes ge ne croi mie, par m'ame, C'onques puis fust une tel fame. _Roman de la Rose_, t. II, v. 213.] Faible et superbe, temeraire et craintif, opiniatre sans perseverance, Abelard fut, par son caractere, au-dessous de son esprit; sa mission surpassa ses forces, et l'homme fit plus d'une fois defaut au philosophe. Ses contemporains, qui n'etaient pas certes de grands observateurs, n'ont pas laisse d'apercevoir cet orgueil imprudent, disons mieux, cette vanite d'homme de lettres, par laquelle aussi il semble qu'il ait devance son siecle. Les infirmites de son ame se firent sentir dans toute sa conduite, meme dans ses doctrines, meme dans sa passion. Cherchez en lui le chretien, le penseur, le novateur, l'amant enfin; vous trouverez toujours qu'il lui manque une grande chose, la fermete du devouement. Aussi pourrait-on, s'il n'eut autant souffert, si des malheurs aussi tragiques ne protegeaient sa memoire, conclure enfin a un jugement severe contre lui. Que sa vie cependant, que sa triste vie ne nous le fasse pas trop plaindre: il vecut dans l'angoisse et mourut dans l'humiliation, mais il eut de la gloire et il fut aime. LIVRE II. DE LA PHILOSOPHIE D'ABELARD. CHAPITRE PREMIER. DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE EN GENERAL. La renommee philosophique d'Abelard etait deja ancienne, que ses ouvrages philosophiques demeuraient encore inconnus. Il y a dix ans, a peine savait-on s'ils existaient quelque part en manuscrit. Cependant on citait ses doctrines, on parlait de son systeme, qui tient une place dans l'histoire de la philosophie. Aucun de ceux qui ont ecrit cette histoire n'a manque de nommer Abelard parmi les hommes qui ont illustre et accredite la scolastique, et de lui assigner au XIIe siecle le rang de fondateur d'une ecole. L'existence historique de cette ecole est notoire. Sa naissance, son eclat, son influence, du moins tant que son fondateur a vecu, sont des faits constates et celebres. Son caractere scientifique, sa valeur intellectuelle, nous paraissent des choses moins claires et moins connues. On ne voit pas bien dans les ecrits des auteurs si Abelard fut un createur ou seulement un continuateur, un propagateur de doctrine. Celle qu'il enseigna et qui dans sa bouche fut si puissante etait-elle une innovation, un progres, une reaction, une simple traduction de theories anterieures, une revolution dans la science? On est tente de la croire nouvelle et de lui attribuer une singuliere importance, quand on considere l'ascendant et la renommee de celui qui la professe. Mais si l'on neglige l'homme pour les choses, on est plus embarrasse de saisir le sens et de mesurer la grandeur de son oeuvre, et sa gloire parait superieure a ce qu'il a fait. On voit dans l'histoire qu'il fut l'eleve de Roscelin, fameux comme fondateur ou restaurateur du nominalisme; on y voit aussi qu'il se separa de Roscelin, et le combattit vivement[364]. Cependant il eut pour antagonistes les sectateurs du realisme ou les adversaires de Roscelin, et il est compte dans les rangs des nominalistes, quoiqu'il ait pretendu changer leur doctrine, et que celle qu'il soutint ait quelquefois recu un nom particulier et nouveau. Telles sont les notions un peu superficielles et vagues qui restent dans l'esprit de tout homme instruit, apres la lecture des historiens de la philosophie. Telle est la commune renommee d'Abelard, et si ses aventures dignes du roman n'avaient jete sur lui l'interet et l'eclat, on peut se demander si sa philosophie aurait suffi pour recommander sa memoire. [Note 364: Voy. ci-dessus, liv. I, p. 7 et 34, et ci-apres ch. VIII.] Avant la publication d'aucune partie importante de ses ecrits de metaphysique, il fallait bien le juger sur des passages isoles ou sur des temoignages qui n'etaient pas le sien. De la cette vue generale et confuse de sa pensee et de son influence. Il etait plus celebre que connu. Aujourd'hui le voile qui le couvrait est a demi leve; on peut prouver que l'opinion etablie sur son compte n'est pas d'une parfaite justesse; mais son influence toujours singuliere est plus explicable. Il est evident desormais qu'il a fait plus qu'intervenir dans la controverse des realistes et des nominaux, et qu'il n'y est pas tout a fait intervenu de la maniere dont on le suppose. Sa trace dans cette partie speciale de la science n'a d'ailleurs ete ni tres-profonde ni tres-durable; mais son action sur l'enseignement et le mouvement de la science entiere a penetre fort avant, et s'est continuee par ses effets longtemps apres lui. Nul philosophe n'a plus fait parler de lui; nulle philosophie n'est restee plus inedite. Deux idees ressortent de tout ce qu'on lit sur Abelard philosophe: une idee generale de l'epoque ou il a vecu, et de son importance parmi ses contemporains; une idee particuliere de sa doctrine propre et de son oeuvre personnelle. Il a professe la philosophie au XIIe siecle, c'est-a-dire qu'il a enseigne cette philosophie qu'on est convenu de nommer la scolastique; puis, avec les diverses doctrines scolastiques, il a enseigne sur un point important un systeme qui a passe pour son ouvrage; et ce systeme, les classificateurs l'ont rattache au nominalisme, ou appele le conceptualisme. Pour connaitre Abelard comme philosophe, il y aurait donc a connaitre deux choses: la scolastique de son temps et la sienne. En etudiant ces deux points, nous ne nous flattons pas de les epuiser. La scolastique, ou, pour mieux parler, la philosophie, depuis Scot Erigene jusqu'a Descartes, est tout un monde a explorer; vingt ans plus tot j'aurais dit, a decouvrir. Quoique ce monde commence a etre moins inconnu, il n'a pas cesse d'etre immense, et quelque gout bienveillant que le moyen age inspire aux beaux esprits de notre epoque, nous n'en abuserons pas au point de trainer le lecteur dans tous ces sentiers du passe, ou regnent peut-etre aujourd'hui des brouillards moins epais, mais dont aucune main ne saurait arracher les ronces et les epines. Peut-etre en dirons-nous trop encore pour ceux qui ne sont que mediocrement curieux, et qui aiment moins les details que les resultats. Pendant longtemps, il n'a pas tenu aux ecrivains modernes qu'on ne refusat a la scolastique le rang d'une philosophie. On a dit, en effet, et repete que la scolastique etait une vaine science, une science verbale; que tous ses efforts avaient abouti a des controverses sans fin et sans valeur sur des questions de mots et non sur des questions de choses. La langue qu'elle parlait, avec ses difficultes et ses bizarreries repoussantes aujourd'hui pour notre intelligence et notre gout, a paru temoigner elle-meme contre les idees qu'elle exprimait. On n'a pas manque, de les juger dignes d'un temps de tenebres, puisqu'elles etaient enoncees dans un idiome barbare, et cette fois trop _barbare_ pour meriter d'etre _compris_. Et comme le jour ou cette langue a peri, pour faire place a une diction plus pure et plus elegante, la science qu'elle exprimait a peri comme elle, on en a conclu naturellement que la science etait la langue elle-meme, et qu'il ne restait rien a apprendre de ce qui ne se disait plus. Mais, sans disculper tout a fait la scolastique de l'accusation d'avoir trop souvent consume ses forces sur de simples questions de mots, sur des problemes qui se seraient evanouis si l'on en eut seulement change l'expression, nous nous permettrons de remarquer que cette accusation, vaguement concue, pourrait etre generalisee au point de n'etre plus aussi accablante pour la doctrine a laquelle on l'adresserait. Il est dans la condition de la philosophie et peut-etre de toute science humaine d'etre, sous un certain point de vue, une science de mots; et il faut prendre garde que cette qualification lancee au hasard contre un systeme, oeuvre de l'esprit humain, ne retombe sur l'esprit humain lui-meme; ce qui serait l'accuser puerilement d'etre ce qu'il est et de faire comme il fait; ce qui serait lui reprocher sa nature. Il est trop evident que lorsque l'homme parle il pense, et que, par ses expressions, on juge de ses pensees. Puis, ses pensees exprimees correspondent ou sont donnees pour correspondantes a des choses. Ces choses existent ou n'existent pas, et elles sont ou ne sont pas comme il les exprime. Ainsi les mots sont les pensees, et les pensees sont ou ne sont pas les choses. On peut donc juger des choses par les pensees, comme des pensees par les mots; et si les mots ne faisaient que rendre des pensees qui ne correspondissent a aucune chose existante, ce qui semble le cas d'une veritable science de mots, cette science enseignerait cependant plus que des mots; car elle ferait connaitre du moins l'esprit humain dans sa nature ou dans son histoire. Fausse comme expression des faits, elle ne serait pas entierement vaine comme temoignage des idees, et il est utile de savoir jusqu'aux mensonges de l'esprit humain; il y a quelque chose a apprendre meme dans une science fausse. C'est connaitre encore que connaitre ce qui n'est pas, pourvu qu'on sache que ce n'est pas, et celui-la ne serait point un ignorant, qui saurait bien quelles choses ne sont pas, et tout ce que les choses ne sont pas. Au moins saurait-il que les choses sont, et meme, a quelques egards, il saurait ce qu'elles sont. Cela est vrai de toute science, meme d'une physique fausse, meme d'une astronomie fausse. Le jour ou le systeme de Ptolemee a ete renverse, on aurait pu le condamner aussi a titre de science de mots; car il n'etait plus que cela. Les choses s'en etaient comme retirees, pour aller ailleurs et prendre d'autres formes. Qui pourrait dire cependant que jusque-la il eut ete indifferent de le connaitre, ou meme que depuis lors il n'y eut rien a gagner a le connaitre, et qu'il ne fut pas utile de comprendre ses fictions, afin de bien entendre pourquoi et comment elles sont des fictions, comment et pourquoi le systeme de Copernic est vrai? Mais ce que nous osons dire de toute science, nous l'affirmons avec bien plus de certitude de la philosophie. Celle-ci traite en effet d'objets qui, reels ou imaginaires, sont par eux-memes invisibles pour la plupart et n'ont de sensible que les mots qui les rendent. Je ne parle pas seulement des generalites contestees et douteuses, creations de l'art philosophique; je parle d'abord de ce qui n'est pas une invention systematique, une arbitraire abstraction, comme le mot meme de _generalite_, comme celui d'abstraction, ceux de notion, d'idee et de jugement; je parle de tout ce que l'esprit croit reel ou conclut comme reel des perceptions actuelles et particulieres de nos facultes; je parle de Dieu que nous concluons de tout ce que nous sommes et de tout ce que nous voyons; je parle de l'ame dont le nom est celui d'un invisible, que l'on affirme, que l'on suppose ou que l'on nie; je parle des facultes, qui ne sont pas assurement des substances individuelles, ni des choses que nous connaitrions aussi distinctement si elles n'avaient un nom; je parle des forces que nous apercevons par la pensee a travers les mouvements de la nature et de la vie; je parle enfin de tout ce que je viens de nommer, en ecrivant _nature, substance, vie_, toutes idees qui, lors meme qu'elles correspondraient, comme je le crois, a quelque chose de reel, n'ont cependant d'immediatement sensible que les mots qui les designent, et d'existence scientifique qu'a la condition d'etre exprimees. Or, la philosophie pourrait etre appelee la science de ces mots, sans qu'on lui manquat de respect; et ne fut-elle bonne qu'a bien faire connaitre ce qu'ils designent, qu'a determiner les idees qui leur repondent dans l'esprit humain, elle ne serait pas une science vaine; elle aurait atteint, en partie du moins, son objet; car elle serait en ce sens la science de l'esprit humain, et on l'a souvent definie ainsi, sans la degrader. Determiner ce que les mots veulent dire, c'est determiner ce que l'esprit humain veut dire par les mots. Or, ce que l'esprit humain veut dire, c'est ce qu'il pense, et connaitre ce que pense l'esprit humain, c'est deja, a beaucoup d'egards, le connaitre lui-meme. La science des mots concue de la sorte est donc deja une science, et une science tellement serieuse que des ecrivains distingues ont estime que c'etait la premiere de toutes. En effet, des philosophes fort celebres ont dit que les sciences n'etaient que des langues, et que toute bonne philosophie se reduisait a une langue bien faite. N'est-il pas etrange que ceux qui parlaient ainsi aient souvent condamne _a priori_ ce qu'ils appelaient les questions de mots, et cru decrier telle ou telle philosophie en la taxant de ne vivre que sur ces questions-la? En verite la scolastique, aux yeux de la philosophie du XVIIIe siecle, n'aurait du avoir aucun tort d'etre une langue; son seul tort possible, c'etait d'etre une langue mal faite. Prenons donc garde que l'accusation elevee contre la scolastique ne remonte jusqu'a la philosophie. Car elle pourrait a la rigueur etre articulee contre la science metaphysique, de quelque methode que celle-ci se servit et quelque forme qu'elle essayat de revetir. On peut distinguer en general trois manieres de philosopher. Si, au lieu d'analyser peniblement, soit le sens des mots compares entre eux, soit les operations delicates de la pensee, on emploie implicitement les mots et la pensee, et qu'on cherche a decrire directement la nature des choses, a la representer dans les etres qui la composent et les rapports qui les unissent; quoique ce travail ne puisse s'operer que suivant les lois de l'intelligence et a l'aide des noms qu'elle prete a ses idees, c'est une tentative immediate sur les choses, comme la physique, la chimie ou la zoologie; c'est l'essai d'une science qui pretend etre eminemment une science de choses; et on peut l'appeler une ontologie. Si l'on s'attache uniquement ou principalement a porter l'ordre, l'accord et la clarte dans nos manieres de concevoir les choses que nous exprimons, et a reduire en systeme ces conceptions pour en composer une science reguliere, c'est encore une philosophie. Quoique d'une part cette science soit aussi obligee de se servir des mots, d'en faire un choix et un usage methodiques, quoique de l'autre, en etudiant les idees, elle etudie indirectement les choses, puisque nous en croyons notre pensee, et que notre esprit reproduit les choses, soit comme elles existent, soit comme elles sont reputees exister; une telle philosophie roule principalement sur les idees, et ceux qui l'ont particulierement mise en honneur l'ont si bien senti qu'ils ont propose de la nommer ideologie. Si maintenant, laissant dans l'ombre et le modele exterieur auquel correspond le tableau de nos pensees, c'est-a-dire les choses, et le sujet, ainsi que la composition et l'ordonnance de ce tableau, la science se borne a en considerer separement tout ce qui est notre oeuvre apparente et sensible, savoir, les images que nous produisons pour tracer et peindre le tableau apres l'avoir concu, je veux dire les mots; si, dis-je, elle s'attache a decrire et a determiner la valeur, l'usage, les rapports de ces mots; quoiqu'elle ne puisse le faire sans un certain souvenir de la realite, ni sans soumettre le langage a la pensee interieure, ce droit naturel dont le langage est le droit ecrit; la science est ouvertement alors une science de mots; elle a surtout les formes et les allures d'une grammaire, et s'il fallait ici, pour l'exactitude et la symetrie de nos distinctions, lui assigner un nom technique, nous lui pourrions donner, avec un sens special, le nom de terminologie. Ainsi, la philosophie peut etre ontologique, ideologique, terminologique, selon le caractere qu'elle affecte et la methode qu'elle prefere. Mais, avec telle ou telle de ces qualifications, cesse-t-elle d'etre une philosophie? nous ne le pensons pas. Ainsi ne l'ont point pense les hommes illustres qui, selon les temps, lui ont fait subir telle ou telle de ces trois transformations. Comment, en effet, les destituer du titre de philosophes? Et pour ne defendre ici que les terminologistes, qui pourrait dire qu'ils doivent etre mis hors la philosophie? Seraient-ce les ideologistes, eux qui par le choix de ce nom ont temoigne de leur soin a s'abstenir, a s'ecarter de toute ontologie, et qui, grammairiens avant tout, en inventant ce mot _ideologie_, sont restes en arriere de leur veritable doctrine, et ont retenu le nom de la science en deca des consequences qu'ils lui avaient fait reellement atteindre? Qui mieux qu'eux-memes avait, en effet, compris que l'expression tenait a la pensee? En se fondant sur la necessite ou nous sommes de jouer aux mots pour jouer aux idees, c'est eux qui ont ramene la science au langage. Consequents et sinceres, eux aussi, ils auraient pu appeler la philosophie du nom de terminologie. Quant aux ontologistes, seraient-ils donc les seuls philosophes? Depuis que le _Discours de la methode_ a paru, cela serait difficile a soutenir; car le procede ontologique, au sens ou nous l'avons defini, a ete presque generalement abandonne, et peut-etre meme decrie outre mesure. D'ailleurs, il est impossible a celui qui s'attache le plus aux choses de ne pas s'occuper au moins implicitement de l'etude et du classement des pensees. Ce sont deux operations inseparables l'une de l'autre, et toutes deux sont inseparables d'un travail sur les mots. D'ordinaire, celui qui fait une decouverte reforme la langue, et l'observation neuve d'un phenomene sensible de la nature aboutit a une innovation dans les termes. La decouverte du principe de toute la chimie moderne pouvait presque se reduire a une meilleure definition du mot _combustion_. Dans la philosophie proprement dite, l'ontologie influe d'une maniere encore plus notable et plus directe sur le langage. Tout auteur de systeme cree necessairement sa langue, et pretend de nouveau marquer a son coin la monnaie usee des termes vulgaires. Il arrive meme un fait assez frappant, quoique tres-explicable, c'est que les philosophes qui ont le moins pense aux mots en ont le plus abuse; dans le fait, ils n'ont pas ete les moins sujets a se laisser conduire et tromper par le langage. Les philosophes grecs, par exemple, ceux surtout qui ont precede l'ecole de Socrate, ont manie la langue avec une liberte qui les a souvent egares, et a force de negliger l'analyse soit des mots, soit des idees, ils ont parfois, avec des idees confuses et des mots equivoques, construit le mensonge ontologique des cosmologies de l'antiquite. Faute de se tenir assez en garde contre les illusions du langage, contre les deceptions de la raison, on manque l'ontologie; on la rend plus obscure, plus fictive, plus nominale encore, que ne le serait la pure science de la pensee et de l'expression. Que d'observateurs du monde n'ont enfante que le roman du monde! que de descriptions de la nature ont abouti a une science de mots! Mais si celui qui veut faire un systeme sur la nature des choses ne reussit trop souvent qu'a aligner sous le cordeau de la logique des denominations arbitraires, il arrive aussi que, par un effet inverse, les esprits occupes uniquement de la terminologie de la science s'epuisent a la regulariser, a la distribuer dans les compartiments d'un plan analytique, a en separer les termes par la distinction, a les rapprocher par l'analogie; et grace a ce besoin et a ce pouvoir qui est en nous d'imposer des noms aux etres ils prennent bientot pour des etres les noms eux-memes, et attribuent une realite factice a ces mots si bien classes et si bien definis. L'intelligence qui, absorbee par l'etude du langage, semble avoir perdu le sens de la realite, et se contenter des apparences verbales, rend ensuite par une illusion contraire la realite a ces apparences, materialise, anime, personnifie les etres de raison que les mots supposent sans les prouver toujours. La science qui a voulu n'etre que terminologique devient peu a peu ontologique; mais elle le devient dans l'ordre inverse de la verite, et soumet le monde a la loi du langage, au lieu de faire le langage a l'image du monde. C'est alors que la science peut etre accusee d'etre une science de mots; elle risque de ne jamais autant meriter ce reproche qu'au moment ou elle pretend l'eviter. Je laisserais ma pensee trop incomplete si je ne disais que la necessite de faire une part a ces trois procedes de l'esprit, que l'impossibilite prouvee par vingt experiences d'en proscrire absolument aucun ou d'essayer impunement de le faire, pese sur la philosophie, et nous oblige a les concilier. La science a trois points de vue; il faut savoir s'y placer tour a tour. Entre eux, il n'y a qu'une question d'ordre. Livre a lui-meme et sous l'empire des necessites de la vie, l'esprit mele tout ensemble, et cette synthese fait dans la pratique sa force et sa confiance. Toute intelligence est en communication avec la realite, la concoit suivant ses propres lois, et par le langage reproduit ce qu'elle a percu et ce qu'elle a concu, sous une forme communicable aux intelligences qui lui ressemblent. Lorsqu'on veut traduire ces connaissances pratiques et confuses en science, c'est-a-dire connaitre avec methode, quel point de vue faut-il choisir? ou se placer pour mieux voir? par ou commencer? Evidemment par cette unite meme a laquelle se communique la realite, et qui la communique a son tour, telle qu'elle l'a concue, apres l'avoir recue. L'homme est constitue pour absorber d'abord et renvoyer ensuite la lumiere qui l'environne. S'il s'etudie avec exactitude et profondeur, s'il recherche ce qu'il pense, non pour etablir la genealogie arbitraire de ses idees, mais pour se bien rendre compte de tout ce qui est contenu dans ses notions acquises, dans ses notions primitives, des convictions qui dominent dans son esprit, comme des operations a l'aide desquelles elles se forment et se manifestent, il parviendra surement a mieux connaitre ce qui est, en connaissant mieux ce qu'il en pense et ce qu'il en dit. La puissance qui lui donne la realite, qui la percoit et la concoit, puis qui porte dans tout ce qu'il sait et tout ce qu'il pense l'ordre, la clarte, la fixite par la parole, cette puissance, c'est lui-meme; et, en s'etudiant bien, en scrutant tout ce mystere de sa nature interieure sans perdre de vue le dehors de qui il recoit et auquel il rend, il remonte a la source de la science, et prend le seul moyen de la faire complete, universelle, adequate a la verite, dans la mesure cependant ou ces epithetes sont applicables a la connaissance humaine. Ce point de vue est le point de vue psychologique, qui ne differe du point de vue ideologique qu'en ce qu'il est moins partiel et moins etroit. Pour celui qui ne s'arrete pas a l'ideologie superficielle, qui la pousse a sa profondeur derniere, la science de la realite et celle du langage reparaissent a la lueur meme du flambeau interieur, et la philosophie retrouve au fond de l'esprit humain le vrai jour qui eclaire le monde. Quoi qu'il en soit, on a vu qu'on ne pouvait _a priori_ accuser une science d'etre, au mauvais sens de l'expression, une science de mots. L'esprit considere toujours plus ou moins les choses, les idees, les mots. S'il tend a ne considerer que les choses, il ne se connait pas bien lui-meme. S'il n'est attentif qu'aux idees, il perd le sentiment des choses; et ce qu'il accepte pour des idees n'est bientot plus que des mots. S'il s'occupe des mots plus que de tout le reste, il prend a la longue les mots pour les choses, et revient par un detour a l'ontologie. Si cette ontologie etait vraie, peu importerait le chemin qui l'y aurait conduit; mais si elle est fausse, c'est alors qu'il ne sait que des mots. Qu'est-ce donc en definitive qu'une science qui n'est qu'une science de mots? c'est une fausse ontologie. Or, maintenant, est-ce la ce qu'a ete la scolastique? Telle est la vraie question, et elle ne peut etre resolue que par une etude suffisante de la scolastique meme. Et comme il s'agit de savoir si finalement elle a dit mensonge ou verite, on ne peut chercher a la passablement connaitre, sans etudier avec elle le fond des choses; car on ne saurait juger d'une science qu'en la comparant a son objet, comme on ne juge de la fidelite d'un portrait que par son modele. Et cela deja prouve que l'etude de la scolastique n'est ni aussi superficielle, ni aussi gratuite, ni aussi sterile qu'il l'a paru longtemps. Ainsi, bonne ou mauvaise, la scolastique est une philosophie. Ce que nous avons dit suffit, ce semble, pour dissiper sur ce point les principaux doutes. Maintenant il y aurait a examiner d'abord si elle n'a reellement ete que ce que nous avons appele une terminologie; puis si cette terminologie a produit une fausse ontologie. Sur ces deux points, nous le disons d'avance, elle ne nous parait pas irreprochable; mais elle n'est pas pour cela une science de neant. Nous avons deja montre en general qu'une science qui meriterait, au sens ou nous l'entendons, ce nom de science terminologique, ne serait pas necessairement une science vaine. Faisons application de ces idees a la scolastique. Si cette philosophie est une science purement terminologique, elle est bien au moins une grammaire. La grammaire fait profession d'etre la science des mots. Est-elle pour cela une science vaine et qui n'importe en rien a la connaissance des realites? Prenons un exemple pour plus de clarte, et choisissons-le parmi les plus simples. Au debut de toute grammaire, on vous dit que les premiers mots dont vous deviez vous occuper, sont les noms. Les noms sont les mots qui designent et les choses qui sont et ce que sont les choses. Les choses sont des substances, et pour cette raison les noms sont appeles substantifs. Ce que les choses nommees par les substantifs, sont en sus de leur substance et de leur existence, est en quelque sorte ajoute a leur substance, et les noms de ce qui s'ajoute ainsi sont dits adjectifs. En d'autres termes, les noms designent d'abord les choses, celles qui sont considerees comme subsistant par elles-memes; mais il y a autour de ces choses, ou dans ces choses, des circonstances, modes, accidents, ou qualites qui sont comme _adjacentes_ aux substances (_adjacentia_, c'est le mot de la scolastique et l'origine de celui d'_adjectif_), et qui peuvent, jusqu'a un certain point, etres prises comme des choses, si bien que les adjectifs peuvent revetir a leur tour la forme des substantifs et continuent alors de designer les attributs pris substantivement, c'est-a-dire consideres comme s'ils existaient hors des choses auxquelles en realite ils ne se rencontrent que reunis, et consequemment comme s'ils existaient par eux-memes a la maniere de ces choses. Tout le monde reconnait la les substantifs abstraits. Cette premiere classification des mots ne fait-elle connaitre que des mots? 1 deg. D'abord elle vous apprend que l'esprit croit naturellement une existence reelle aux choses individuelles. 2 deg. Puis, parmi ces substantifs qui les nomment, les uns designent exclusivement un individu determine, les autres tous les individus semblables ou comparables, comme _arbre, homme, animal_. Or ceci nous enseigne que l'esprit a le besoin et la puissance de donner aux choses, en les considerant dans ce qu'elles ont de commun, des noms communs aussi, noms abstraits des realites individuelles, et de former ainsi des genres et des especes qui sont tout au moins les noms abstraits des concrets individuels. 3 deg. En outre, ces substances quelconques designees par les substantifs peuvent avoir des attributs exprimes aussi par des noms, et cela veut dire encore que l'esprit a la faculte de considerer ces memes attributs comme les sujets hypothetiques de certains autres attributs qu'il distingue ulterieurement, et de donner ou supposer a ces sujets de sa composition une certaine realite, peut-etre factice, sous la forme d'abstraction. Ainsi, a ne la considerer que comme une notion, la couleur n'est que le nom substantif de l'attribut du corps colore, et elle devient a son tour le sujet d'autres attributs, elle est dite blanche, rouge, etc.; puis la blancheur, prise a son tour pour sujet, est dite terne, eclatante, etc. Or, la connaissance de cet emploi des idees et des mots est deja un resultat ideologique, ou une vue de l'esprit humain. 4 deg. Il est naturel de se demander ce qu'il en est de tout cela dans la realite et independamment de l'esprit humain; et la grammaire a prevenu et meme hypothetiquement resolu la question. Quand elle dit que les noms designent des choses ou des qualites, elle suppose apparemment qu'il y a des choses et des qualites. Les choses reelles, individuelles, elle les appelle substances, ou choses qui existent par elles-memes. Elle appelle ainsi non-seulement des substances accessibles aux sens, mais des substances invisibles; Dieu, une ame, sont des substantifs comme cet homme ou cette pierre. La perception par les sens n'est pas l'unique garant de la substance, et l'on croit a des choses qu'on ne voit pas. Les langues faites sous l'empire de cette croyance la constatent; mais la justifient-elles? Elles font une distinction entre les substances et les qualites. Celles-ci sont dites ne pas exister par elles-memes, et elles ne sont que des choses en d'autres choses. Cependant elles sont nommees isolement, absolument, et supposees ainsi des choses par le langage. Cette supposition est-elle un dementi donne a la distinction precedente? Les qualites existent-elles, et comment existent-elles? Faut-il prendre le langage pour la reponse reelle et decisive a cette question? Il en prejuge la solution; il est, au moins par hypothese, ontologique. Il decrit les realites comme elles paraissent etre a l'esprit, et tout au moins comme elles pourraient etre effectivement. La grammaire n'est donc pas radicalement etrangere a l'ontologie. Elle la suppose en traduisant les idees de l'esprit humain. 5 deg. Des qu'elle a fait connaitre les noms, elle expose les circonstances dans lesquelles ils se trouvent places les uns par rapport aux autres, ou les relations verbales que leur donne le langage raisonne. Car la grammaire n'est pas une simple nomenclature; toute grammaire est syntaxe, meme des ses premieres pages. Les choses nommees sont exprimees les unes relativement aux autres. Par exemple, on enonce qu'une chose est en la possession d'une autre ou qu'elle passe en la possession d'une autre; on enonce qu'une chose recoit l'action d'une autre, et cela par le moyen d'une autre. Ce sont les differents _cas_ des noms, c'est le genitif, le datif, l'accusatif, l'ablatif. Voila certainement encore de la pure grammaire. Et tout cela cependant signifie que l'esprit etablit des rapports entre les objets; tout cela enumere et definit quelques-uns de ces rapports. La possession ou _habitude_ qui est exprimee par le genitif ou attribuee par le datif, le rapport d'action a passion, de moyen a resultat, sont assurement des conceptions de l'esprit, et si l'on n'avait pas soin de les analyser comme telles, on ferait de la mauvaise grammaire. Ainsi le rapport de possession serait une definition bien vague et bien insuffisante de celui qui est exprime par le genitif, lequel exprime entre autres une forme de possession particuliere, celle de l'attribut par le sujet; le rapport de l'agent au patient que represente en general celui du sujet au regime ou du nominatif a l'accusatif, se rattache souvent a celui de l'effet a la cause; enfin l'ablatif qui correspond a l'idee de moyen, designe souvent ce qu'on appelle dans l'ecole _la cause instrumentale_. Il y a la un assez grand nombre d'idees de relation, necessaires a l'esprit humain qui les emploie, transporte ou convertit avec une liberte et une autorite singulieres. La grammaire est confuse et inexacte si elle ne les distingue, les ordonne et les definit; et quand elle fait cette operation sur les mots, elle decrit en meme temps des idees necessaires a l'intelligence, et touche a ce qu'un philosophe allemand appelle l'architectonique de l'esprit humain. Le fait-elle dans un point de vue vraiment psychologique, elle cesse de regarder ces notions comme de simples necessites de la pensee. L'esprit, en effet, ne les emploie pas uniquement comme les seuls moyens d'avoir des choses une conception qui lui serve. Il y croit en meme temps qu'il en use, c'est-a-dire qu'il a l'invincible conviction que ces rapports sur lesquels il raisonne sont effectivement les rapports externes des choses, et qu'en dehors de lui il y a des causes, des effets, des agents, des moyens, des resultats, etc.; en un mot, que cette liaison ideale de ses perceptions est la copie fidele des relations entre les objets de la nature. Comme les noms qui les designent, les choses ont pour lui leurs cas, et le monde reel serait incomprehensible s'il n'etait pas tel qu'il est compris. Encore sous ce rapport, on voit que la grammaire suggere et suppose une ontologie. Est-ce donc qu'il n'y ait pas en grammaire de pures questions de mots, exclusivement relatives a l'expression independamment de la realite qu'elle exprime, et qui n'appartiennent qu'a la nature propre du langage en general ou d'une langue en particulier? Si vraiment, et toute langue offre de ces questions-la. Par exemple, que les cas soient designes par les desinences des mots comme en latin, par des articles comme en francais, par des desinences et par des articles comme en grec; c'est un point de grammaire qui n'a rien de commun avec la science de la pensee ou de la nature. Que les substantifs abstraits soient de tel ou tel genre, qu'ils soient tous feminins plutot que masculins ou l'inverse, ce n'est pas la non plus une vraie question metaphysique; ce n'est en grammaire qu'un point de fait a eclaircir ou a connaitre. Enfin des questions meme plus profondes, comme celles de la composition des mots, de leur transfusion d'une langue dans une autre, de la maniere dont les idiomes se sont successivement engendres, quoiqu'elles ne puissent etre resolues sans une analyse assez fine des idees, sont cependant des questions qui, pour la plupart, dependent de l'etat des esprits dans les pays et les temps ou les langues se sont formees. Bien qu'elles ne soient pas uniquement verbales, et qu'elles touchent a la philosophie de l'histoire, on peut encore les regarder comme des questions grammaticales; elles appartiennent a la linguistique, a la science des mots. Mais enfin, dans les rapports generaux eux-memes du langage avec la pensee, n'y a-t-il pas des points dont l'etude est indifferente, ou peu s'en faut, a toute philosophie reelle? Je le crois, encore qu'on ne puisse les parfaitement etudier sans philosophie; prenons pour exemple tout ce qui concerne le langage figure. La connaissance approfondie du langage figure conduirait sans doute a cette remarque, vraiment philosophique, que la faculte de nommer les objets ne va pas sans un penchant a representer les uns par les noms des autres, en vertu de certaines similitudes qui frappent l'imagination plus que la raison; en d'autres termes, a parler par images. Ou pourrait rechercher encore si, comme quelques-uns l'ont pretendu, toute langue est exclusivement metaphorique, ou si seulement le langage figure est de fait mele au langage direct, et dans ce cas, si ce melange est utile, s'il est inevitable, s'il y aurait quelque motif et quelque possibilite de l'abolir et de composer une langue absolument denuee de figures. C'est la de la philosophie sans aucun doute, mais c'est de la philosophie du langage, et quoiqu'on en put tirer encore quelques inductions sur la nature de l'esprit humain, la connaissance de la realite n'est pas fort engagee dans l'etude de ces questions, et pour celui qui les resout sainement, elles n'ont pas un rapport essentiel avec la verite de nos idees objectives. Encore est-ce une simple opinion que j'exprime, et la these contraire a-t-elle ete soutenue par des philosophes qui ont donne au langage une importance philosophique superieure a celle que je suis dispose a lui reconnaitre. J'ai parle tout a l'heure des substantifs abstraits; il y en a de differentes sortes. Prenons ceux qui expriment substantivement ces qualites qu'on nomme dans l'ecole les accidents de la substance, comme la qualite d'etre _blanc, amer, mou,_ etc., ou _la blancheur, l'amertume, la mollesse_, etc. Les abstractions de cette sorte ne representent aucune substance reelle. Il y a des substances qui ont diverses qualites, entre autres celle d'etre _molles, ameres_ et _blanches_; il n'y a pas une chose qui soit substantiellement _la blancheur, la mollesse, l'amertume_ en elle-meme. Lorsqu'on isole ces accidents par la pensee et le langage, et que l'on en fait les sujets de certaines propositions, quand on dit _la blancheur est agreable, l'amertume est repugnante_, le sens commun avertit que ce sont des sujets hypothetiques et artificiels dus au pouvoir generalisateur de l'esprit; c'est une translation de l'adjectif au substantif, de l'attribut au sujet, qui a peut-etre quelque analogie avec la propriete translative ou metaphorique du langage, et qui n'a pas beaucoup plus de realite que ces autres locutions, _le choc des opinions, le feu des passions, l'explosion de la colere_. C'est une translation ou metaphore d'un autre genre; la premiere rendait l'insensible par une comparaison avec le sensible, ou l'invisible par une image; la seconde convertit l'attribut en sujet et la qualite en substance. C'est un don, un pouvoir, peut-etre une faiblesse de l'esprit humain, que d'operer ces metamorphoses, mais la realite n'est guere interessee dans tout cela. Dans ces termes, l'etude de cette classe de substantifs abstraits (celle des substantifs qui repondent aux qualites accidentelles des etres) n'est et ne doit etre qu'une etude de mots; et c'est savoir les choses comme elles sont, que de savoir dans ce cas qu'elles ne sont pas essentiellement comme les mots, ou que les mots ne sont que des mots. Que si, par impossible, on croyait le contraire, et qu'abuse par les apparences du langage, on fit jouer sans discernement a ces abstraits le role des concrets individuels, que l'on prit les noms qui les designent pour des noms directs, meme pour des noms propres, et qu'on supposat des etres partout ou l'on a impose des noms, alors on retomberait dans l'inconvenient tant signale de realiser les abstractions, on ferait de l'ontologie dans le mauvais sens, on traiterait les mots comme des choses, et c'est alors qu'on meriterait l'accusation de n'edifier qu'une science de mots: accusation grave, parce qu'on aurait pretendu savoir autre chose. Le tort serait precisement d'oublier ou d'ignorer qu'on ne savait que des mots. Une science de mots n'est donc pas mauvaise en soi; ce qui est mauvais, c'est de prendre une science de mots pour une science de choses. La scolastique, je le dis par avance, est plus d'une fois tombee dans cette erreur. Lorsqu'on y tombe, il est evident qu'une foule de questions oiseuses, de difficultes artificielles, doivent naitre successivement, et amener des solutions, des distinctions, des inductions, en un mot des connaissances purement hypothetiques ou relatives uniquement a la signification arbitraire de la langue qu'on a gratuitement imposee a la science. Mais cette faute que la scholastique a tres-souvent commise, aucune philosophie, que je sache, ne l'a constamment evitee. En prenant des exemples dans la grammaire, je ne me suis pas beaucoup eloigne de la scolastique. L'une a beaucoup d'affinite avec l'autre, et l'on serait, dans certaines occasions, embarrasse de les distinguer; ce qui deviendra plus evident, quand nous approcherons de plus pres la philosophie du moyen age. Ce fut une philosophie. Parmi les questions qui ont joue un role philosophique, au moins dans l'antiquite, il en est peu que la science du moyen age n'ait traitees et resolues a sa maniere. S'il est des problemes que nous n'y retrouvons pas, ce sont en general ceux dont le progres moderne de la science a revele l'existence ou retabli la gravite; mais est-ce pour rien que nous voulons que l'esprit humain ait, il y a deux ou trois siecles, subi une revolution? Entre autres nouveautes, l'absolue liberte qui s'est introduite triomphalement dans les sciences, ne doit-elle pas avoir amene et des idees et des questions laissees jusqu'alors dans l'ombre ou dans le neant? Quoi qu'il en soit, avant nous, chez les anciens, il y eut apparemment une philosophie. Je n'egale pas la philosophie du moyen age a celle de l'antiquite; le nom d'Abelard palit aupres de celui d'Aristote, et le soleil de Platon offusque de sa splendeur l'etoile de saint Thomas; mais enfin je dis que l'une de ces philosophies s'est occupee de presque tout ce qui occupait l'autre. La plus recente n'a pas ete aussi etroite, aussi exclusive qu'on l'imagine. Elle l'a ete dans sa forme; et c'est par la qu'elle s'est compromise. Elle a fait passer la science sous une forme exceptionnelle, et, par la, elle en a restreint et surtout dissimule l'universalite. La philosophie, au XIIe siecle, s'appelait ordinairement la dialectique. On donnait a ce mot un sens analogue a celui qui a prevalu dans le commun usage. La dialectique etait l'art logique ou la logique appliquee. Les anciens l'avaient souvent entendu autrement. La dialectique de Platon est la recherche de ce qu'il y a de general dans le particulier, d'absolu dans le relatif, la recherche de l'ideal scientifique[365]. C'est une methode ascendante qui, de nos perceptions diverses ecartant le multiple, le changeant, l'individuel, remonte a l'essence, au permanent, a l'un. C'est une analyse, en ce sens qu'elle decompose, afin d'elaguer l'accessoire et d'atteindre le principal ou ce qui subsiste de chaque chose dans la raison eternelle; c'est une synthese, en ce sens que, des phenomenes complexes et variables, elle semble former, par la vertu de l'intelligence, quelque chose qui n'est aucun phenomene. Prise comme instrument logique, elle serait l'art de la definition, puisqu'elle est la recherche de l'essence. C'est cette dialectique que les alexandrins emprunterent a Platon et amenerent a la rigueur d'un procede scientifique[366]. Ce procede se retrouve dans la philosophie moderne, et quelques-uns de ses caracteres subsistent, par exemple, dans la dialectique d'Hegel[367]. Mais bien qu'il soit surtout cher a Platon, il n'etait pas ignore d'Aristote, car c'est le procede de la science de l'etre, de la science de l'universel, de la metaphysique en un mot[368]. Le Stagirite n'admit pas toutes les consequences auxquelles cette methode conduisait Platon; mais il la connut, il sut meme la pratiquer parfois, quoiqu'il reservat le nom de dialectique pour cette partie de la logique qui ouvre la route de toutes les sciences en discutant les principes, et trouve un procede syllogistique pour traiter un sujet donne en partant des propositions les plus probables[369]. Mais pour lui la dialectique etait loin d'etre toute la philosophie. Il dit meme qu'elle lui est opposee, s'appuyant sur l'apparent, tandis que la philosophie s'appuie sur la verite[370]. Dans les mains des stoiciens, la logique, niant ou du moins attenuant la verite du general, devint peu a peu une polemique subtile et negative. Deja les megariens l'avaient transformee en argumentation sceptique; et ce n'est qu'apres avoir porte le nom d'eristiques, qu'ils avaient recu celui de dialecticiens[371]. C'est dans un sens qui tient peut-etre des idees des ecoles megarique et stoicienne, presque autant que des idees peripateticiennes, que la dialectique fut entendue au moyen age[372]. Aristote avait distingue une sorte de dialectique pratique qu'il appelle l'_art exercitif_[373], et qui offrait bien quelques rapports avec l'_art_ par excellence des scolastiques. La logique fut pour eux un terme general qui embrassait toute la science de la raison, ce qu'on appellerait aujourd'hui la philosophie de l'esprit humain; et comme la logique proprement dite aboutit a la dialectique qui est la pratique de la science, elle fut officiellement nommee la dialectique[374]. Abelard ne la definit nulle part formellement; mais en intitulant _Dialectica_ son grand ouvrage de philosophie logique, son _Organon_ a lui, il a suffisamment indique sa pensee, explique son langage. [Note 365: Voyez dans la traduction de M. Cousin l'argument du _Philebe_, et le _Philebe_ lui-meme, ainsi que _le Parmenide_, t. II, p. 280 et 440; t. XII, p. 8.--Cf. Hegel, _Hist. de la phil._, Oeuvres completes, (All.) t, XIV, p.240, Berlin, 1833.] [Note 366: Cf. l'_Hist. de l'ecole d'Alex._, par M.J. Simon, t. I, l. II, c. II.] [Note 367: _Encycl. des sciences philos._ Logique, Sec. 81, t. VI, p. 151.] [Note 368: _Logique d'Arist._, trad. par M.B. Saint-Hilaire. _Dern. Analyt._, l. 1, c. XI, Sec.Sec. 6, 7 et 8.;--_Metaphys._, passim.] [Note 369: _Logique; Topiq._, l. 1, c. II, Sec. 6. _Refut. des soph._, c. XXXIV, Sec. 3.] [Note 370: _Id., Topiq._, l. 1, c. XIV, Sec. 7.--_Refut. des soph._, c. XI, Sec.. 8.] [Note 371: Diog. Laert., l. II, c. X, n. 1.] [Note 372: Brucker, _Hist. crit. phil._, t. III, p. 672] [Note 373: _Topiq_., c. XI, Sec. 1 et suiv.] [Note 374: De bonne heure on les avait ainsi reunies. Ciceron considere la dialectique comme une branche ou une moitie de la science qu'il definit _ratio disserendi_, et qui est la logique. (_Topiq_., II.--_De Leg_., I, 23.--_De Fato_, I.) Boece, dans son _Commentaire des Topiques de Ciceron_, decompose la logique, et donne de la dialectique les definitions consacrees que durent adopter les scolastiques. (Boet. _Op_., p. 700.--Cf. S. Aug., _De Ord_., l. II, c. XI.--_Retract_, l. I, c. VI.--Cassiod., _De Instit. divin. litt._, c. XXVII.--_De Artib. ac Discipl_., c. III.)] Quoi qu'il en soit, la dialectique, meme en ce sens, n'etant qu'une partie de la philosophie, il a paru que la Scolastique n'etait aussi qu'une partie de la philosophie; mais la dialectique, comme le raisonnement humain, peut s'appliquer a toutes choses. Dans une bonne classification, la dialectique comme science ne devrait s'appliquer qu'a la dialectique meme; partout ailleurs, elle n'est que procede et instrument; elle ne devrait pas meme comprendre la logique proprement dite, dont elle n'est que la suite ou la derniere partie. Mais s'il plait de l'appliquer a tout, de tout encadrer dans ses formes, de chercher dans les notions qu'elle emploie et dans les regles qu'elle pose les elements de toute science, de se servir d'elle enfin comme d'un _critere_ universel, on le peut faire, et elle devient alors, au lieu et place de la philosophie, la reine des sciences, la science universelle; elle obtient les titres de _disciplina disciplinarum, duae universae scientiae, sola dicenda scientia_[375]. Sera-ce que la philosophie aura ete reduite en essence a la seule dialectique? non, c'est qu'elle aura ete exclusivement ramenee aux procedes et au langage de la dialectique. Elle en aura sans doute souffert; la realite ne peut sans violence et sans dommage, passer comme par le laminoir d'une methode exclusive; ce qui est artificiel est toujours etroit, et le fond n'echappe jamais aux vices de la forme. Mais pourtant, ainsi contrainte, la science n'aura pas ete supprimee. La scolastique n'a donc pas ete la philosophie reduite a la dialectique, mais aux formes de la dialectique. [Note 375: _Ab. Op._, ep. IV, p. 239. _Introd. ad Theol._, l. II, p. 1047.--Ouvr. ined., _Dialect._, pars IV, p. 435.] D'ou lui est venue cette contrainte? De ce qu'a une certaine epoque du moyen age, l'esprit humain est rentre dans la philosophie par la dialectique. Le point de depart n'est jamais indifferent; au terme de la course, on se ressent du chemin qu'on a pris, et le choix de la methode est avec raison regarde comme capital en philosophie. Nous tenons aujourd'hui qu'il faut aborder la philosophie par la psychologie. Pretendra-t-on que ce choix soit sans consequence et n'influe pas sur les caracteres ulterieurs de la science? La science ne manque pas d'adversaires qui disent qu'apres avoir commence par la psychologie, elle y demeure, et que nous n'avons fait qu'inventer une autre maniere de la rendre partielle et sterile. Je le conteste, mais j'avoue qu'il est tres-commun de ne point depasser la psychologie; de tres-habiles gens n'ont pu en sortir ou meme ont fini par n'en pas vouloir sortir. L'ecole ideologique a tremble de faire un pas hors du cercle de la sensation. Il y a beaucoup a redire aux limites scientifiques que les Ecossais ont elevees et qu'ils ont interdit a l'observation de franchir. Jouffroy n'a pas completement reussi, malgre d'ingenieux et opiniatres efforts, a se delivrer du joug etroit de l'observation subjective de la conscience; et quoiqu'il proteste, Kant lui-meme n'a fait que rendre plus profonde, mais non plus penetrable, l'impasse de la psychologie. On ne saurait donc s'etonner que, renfermes dans un point de vue bien plus retreci pour embrasser l'horizon (car la logique est dominee par la psychologie), les scolastiques aient eu beaucoup de peine a parcourir l'ensemble de la carte scientifique. S'ils ont encore beaucoup vu, ils n'ont pas vu sous un angle vrai; ils n'ont pas donne aux objets les dimensions, les contours et les teintes de la verite. Mais du moins ont-ils connu tout ce qu'on peut connaitre, lorsqu'on n'est initie a la science que par la dialectique. Nous n'ecrivons pas leur histoire. Il faut donc poser simplement comme un fait qu'apres l'invasion definitive du christianisme et le refoulement successif des ecoles de philosophie paienne, qui se refugierent et s'eteignirent dans le cercle encore brillant mais sterile des ecoles alexandrines, les hommes superieurs qui, dans l'Occident a partir du VIIe siecle, s'efforcerent de dissiper les tenebres de la barbarie, n'eurent pour flambeau que la lueur pale des commentaires de la philosophie antique; et parmi les interpretes qui la transmirent au moyen age, dominerent les commentateurs de la Logique d'Aristote. Les anciens avaient trouve les sciences et les lettres. On recevait d'eux les unes et les autres avec une curiosite, une admiration et une confiance egales. On les imitait en tout, excepte dans la liberte de leur genie. Toute doctrine se convertissait donc en erudition. Comprendre, traduire, interpreter, paraphraser, telle etait, en general, l'oeuvre de ces esprits nobles et malheureux qui se souleverent au-dessus de l'ignorance et de la grossierete universelles, dans ces contrees depouillees de toute nationalite par la double conquete des legions romaines et des hordes du Nord. Les peuples de notre Occident n'avaient point de culture qui leur fut propre. Leur litterature indigene, s'il est permis de donner ce nom aux essais informes de la poesie druidique, avait peri comme les arts, les moeurs, le culte de la vieille Gaule. Les idees et les lettres, les arts de l'imagination et ceux de l'industrie, tout, jusqu'a la religion, avait ete comme importe a nouveau dans ces regions, theatre de l'eclatante civilisation de la moderne Europe. Les hommes livres aux travaux de l'esprit, n'etaient donc encourages par aucun exemple, autorises par aucun succes, a penser, a ecrire d'apres eux-memes, a inventer pour leur compte, a essayer enfin d'une veritable et complete originalite. Pour les sciences et les lettres, la Grece et Rome; pour la religion, le Midi et l'Orient, c'est-a-dire encore Rome et la Grece; voila leur exemple et leur loi. Ils ne demandaient ni a leur sol ni a leur ciel ces productions spontanees que le temps seul seme a pleines mains dans les terres fecondes. Ils attendaient tout de ceux de qui tout leur etait venu. Or, que leur venait-il desormais de ces peuples jadis leurs vainqueurs, et qui, contraints de ceder l'espace et le pouvoir a de nouveaux et barbares conquerants, etaient restes les maitres spirituels des premiers vaincus? Que leur venait-il de ces regions ou se levait encore pour eux le soleil de l'intelligence? rien d'abord que la grande voix de la religion, qui etait elle-meme ou qui voulait etre quelque chose de definitif et d'immuable, rien que les derniers echos de la parole grecque qui s'etait tue, mais qui retentissait encore. Les ecrits des hommes qui ont trace leurs noms aux dernieres pages des fastes de la litterature ancienne, ne sont que des compilations plus ou moins methodiques, des expositions quelquefois raisonnees de systemes anterieurs, des traductions d'idees enfin, quand ce ne sont pas de simples versions de textes. Ceux donc qui devenaient leurs disciples, ceux qui dans le nord de l'Europe s'adonnaient, entre le VIIe et le XIe Siecle, aux choses de l'esprit, se faisaient pour la plupart de purs erudits, c'est-a-dire des penseurs sans liberte, instruits par des ecrivains sans originalite. C'est par le milieu des commentateurs, c'est a travers un nuage que parvenaient jusque dans les Gaules les rayons affaiblis des brillantes constellations qui avaient surgi derriere la colline de l'Acropolis, et dore de leur eclat le faite blanchissant du temple de Thesee. Porphyre, saint Augustin, Martianus Capella, Cassiodore, et surtout Boece, etaient les mediateurs necessaires et respectes qui transmettaient les idees de Platon et d'Aristote aux Bede, aux Alcuin, meme aux Jean Scot et aux Raban Maur, qui s'efforcerent les premiers de repasser de l'erudition a la philosophie. On sait avec assez d'exactitude quelle etait la bibliotheque philosophique de ces hommes qui puisaient cependant presque toutes leurs idees a la source du passe. Les originaux leur etaient en general inconnus. Le Timee de Platon et la Logique d'Aristote, traduits en latin, sont les plus averes des monuments des grands siecles qu'ils eussent entre les mains[376]. Le platonisme qui n'est pas dans le Timee, l'aristotelisme qui n'est pas dans l'Organon, ne leur etaient connus que confusement, par fragment, par allusion, par citation dans les paraphrases et les expositions incompletes des commentateurs sans genie des derniers temps. Il n'est pas etrange que parmi ces debris, l'Organon ou plutot la doctrine qui y est contenue et qui forme a elle seule un systeme acheve, un travail defini et demonstratif, ait fait dominer partout la science et l'esprit de la logique. La logique effaca peu a peu le reste de la litterature[377]. Elle avait d'ailleurs exerce deja une influence marquee sur les deux vrais maitres des ecoles du moyen age, Porphyre et Boece. Ils s'etaient appliques, l'un a ouvrir au disciple les portes de la logique, l'autre a conduire a travers ses detours le disciple initie. L'un avait compose une introduction; l'autre des versions et des commentaires. La-dessus, il est tout simple que les savants du moyen age aient pense qu'il ne restait a la science que des gloses a faire. Le mot meme fut consacre. Presque tous les philosophes scolastiques furent eminemment des glossateurs[378], et l'on annota les commentateurs d'Aristote, avant de l'interpreter lui-meme et de le connaitre tout entier. C'est sans aucun doute un heureux hasard advenu a un court ecrit de Porphyre et a quatre ou cinq de Boece qui fut la premiere cause de la grande fortune d'Aristote. La puissance saisissante de la logique fut la seconde. D'ailleurs toute logique est essentiellement elementaire, et semble, comme la grammaire, reveler la raison; elle convient donc a des etudes commencantes. [Note 376: Encore Abelard n'avait-il dans les mains que les deux premiers des six traites qui composent la Logique d'Aristote ou _l'Organon_. (Voyez sa Dialectique, p. 228.) Que dans les quarante premieres annees du XIIe siecle, il circulat communement en Gaule et en Angleterre d'autres livres philosophiques que ces deux fragments de l'oeuvre d'Aristote et de Platon, l'Isagogue de Porphyre, plusieurs des traites aristoteliques de Boece et deux traites indument attribues a saint Augustin, c'est ce que personne n'a reussi a prouver. Voyez l'excellent ouvrage de M. Jourdain sur les traductions latines d'Aristote au moyen age. Cf. Brucker, _Hist. crit. phil._, t. III, p. 564; et le ch. III du present livre.] [Note 377: ...Quaevis Litera sordescit, logica sola placet. Johan Saresber., _Estheticus_, poem., p. 3, Hambourg, 1843. [Note 378: Nous avons cinq opuscules d'Abelard sous le litre de gloses, _Glossae in Porphyrium, de categoriis_, etc., quatre imprimes, un manuscrit. M. Cousin a fait connaitre plusieurs gloses du Xe siecle sur le _de Interpretatione_, sur les categories, etc. (Ouvr. ined. d'Abel., p. 551-611; Append., p. 618 et suiv.)] Cependant la forme peripateticienne n'avait pas ete primitivement la forme unique de la philosophie du moyen age. Scot Erigene, qui en est regarde comme le fondateur, tendait a lui donner un tout autre caractere. Son genie hardiment speculatif depasse la dialectique[379]. Ce dogmatisme encore vague, ou respire un peu de platonisme et de philosophie alexandrine, put se soutenir quelque temps. Mais bientot il arriva un moment ou l'aristotelisme, parlons plus exactement, ou la dialectique gagna du terrain et devint dans la science une mode qui a dure quatre ou cinq cents ans. Il serait curieux, mais il est difficile de determiner ce moment avec precision. Du moins, la simple chronologie des noms jettera-t-elle un grand jour sur cette partie de l'histoire de la dialectique. [Note 379: Cf. M. Guizot, _Cours d'histoire de la civilisation en France_, t. III, lecon 29; M. Rousselot, _Phil. dans le moyen age_, 1re part., c. II, et l'ouvrage de M. Saint-Rene Taillandier, _Scot Erigene et la philosophie scolastique_.] On peut fixer a la mort de Proclus, c'est-a-dire a la fin du Ve siecle, le terme de toute philosophie originale dans l'antiquite paienne (485). Et deja, depuis plus de cinquante ans, saint Augustin, un des derniers Peres qui aient une place dans l'histoire de la philosophie, etait descendu au tombeau (430); le regne des interpretes et des scoliastes avait commence. Simplicius et Philopon commentaient Aristote, en se souvenant de Platon. Martianus Capella avait un peu auparavant publie ce poeme encyclopedique ou les sciences sont personnifiees comme des deesses, ou la Dialectique, au front pale, aux cheveux entrelaces, cache dans les plis de sa robe athenienne des fleurs et des serpents, mais se donne pour la legislatrice des autres sciences[380]. Boece mourait tragiquement, en laissant ces traductions et ces paraphrases qui devaient surnager les premieres apres le naufrage des lettres antiques (526). Cassiodore, dressant, au VIe siecle, l'encyclopedie destinee a lui survivre, et dont Alcuin devait faire un jour la regle legale de l'enseignement scolaire, mettait au rang des sept disciplines la philosophie sous le simple nom de dialectique. La philosophie etait bien, pour lui comme pour Platon, la ressemblance de l'homme a Dieu, mais il developpait cette definition par une analyse tres-sommaire de l'Isagogue de Porphyre, des Categories d'Aristote, enfin des grandes divisions de l'Organon[381]. C'est de ce temps peut-etre qu'il faut dater les deux ouvrages sur le meme sujet que le moyen age mettait sur le compte de saint Augustin. Au siecle suivant, Bede resumait pour le nord de l'Europe toutes les connaissances humaines venues de l'Orient et du Midi, et la philosophie trouvait place dans ses volumineuses compilations. C'etait aussi d'Aristote qu'il aimait a donner des extraits; deja il appelait chaque citation une _autorite_, et assignait a la dialectique le premier rang dans la logique, _cette maitresse du jugement_[382]. Apres Bede, les ecoles s'ouvrent en France a la voix de Charlemagne. C'est Alcuin qui les inspire et les dirige. Il a etudie toutes les sciences profanes, et certainement les sept arts, mais surtout l'art dialectique, dont l'empereur, dit-il en s'adressant a Charles lui-meme, a la _tres-noble intention_ d'apprendre les principes. Lui aussi, il a quelque teinture de l'Isagogue, des Categories, de l'Hermeneia, et il s'attache a faire recopier, a repandre, a imposer meme comme bases de l'enseignement les traites logiques qu'Augustin, dit-il, a, pour les traduire, tires des tresors de l'ancienne Grece, De veterum gazis Graecorum clave latina[383]. [Note 380: Martian. Capel., _de Nupt. Philolog. et Mercur._, l. IV, p. 325 et seqq. 1 vol. in 4 deg.. Francf. 1836.] [Note 381: _[Grec: Omsiosis to theo xata ounaton anthropon.]_ (Cassiod., _de Art. ac Discipl._, t. II, c. III, p. 528. Ed. de Venise, 1729.)] [Note 382: Voyez dans les Oeuvres de Bede (8 tom. in-folio, Colon. Agrip., 1612), les _Sententiae sive axiomata philosophica ex Aristotele ... collecta_ (t. II, p. 124). On voit la qu'il connaissait au moins par des citations d'assez nombreux ouvrages d'Aristote, Physique, Metaphysique, _De Anima_, etc. Dans ses _Elementa philosophiae_ (id., p. 200), il definit la philosophie: "Eorum quae sunt et non videntur et eorum quae sunt et videntur vera comprehensio." Dans son traite _De mundi caelestis terrestrisque constitutione_, la logique est definie: "Diligens ratio disserendi et magistra judicii;" la dialectique qui en est la partie la plus essentielle: "Sagacitas ingenii stultitiaeque sequester." (T. 1, p. 343.)] [Note 383: Voyez dans les Oeuvres d'Alcuin (2 vol. in-fol., Ratisb., 1777), la dedicace des Categories de saint Augustin, et _Opusculum quartum de Dialectica_ (t. II, p. 334). C'est un dialogue entre lui et Charles. La philosophie y est a peu pres ramenee a l'ethique et a la dialectique; et celle-ci, "disciplina rationalia quaerendi, diffiniendi, et disserendi, etiam et vera a falsis discernendi potens," est un sommaire de Porphyre et de l'Organon, cet ouvrage dont on a dit qu'en l'ecrivant Aristote avait trempe sa plume dans l'esprit, "in mente tinxisse calamum" (p. 350). Alcuin, suivant son editeur, n'a point compose le livre _De septem artibus_; mais il avait ecrit sur toutes les sciences, et dans une epitre a Charlemagne il dit positivement: "Vestram nobilissimam intentionem dialecticae disciplinae disere velle rationes." (T. I, p. 703.)] Par lui les ecoles gauloises passent sous l'empire de cette _sagesse hibernienne_, qu'il avait apportee sur le continent[384], et qui devait apres lui recevoir de Scot Erigene moins d'autorite, mais plus d'eclat (875). Erigene platonise, et Mannon, son successeur dans la direction de l'ecole du palais, passe pour avoir ecrit sur les Lois et la Republique de Platon des commentaires qu'on n'a jamais vus[385]. [Note 384: "Quid Hiberniam memorem, contempto pelagi discrimine, pene totam cum grege philosophorum ad littora nostra migrantem?" (Herici _Epist. ad imp. Carol., Hist. francor. script._, ed. Duchesne, t. II, p. 470.)] [Note 385: _Hist. litt._, t. IV, p. 225 et t. V, p. 657.] La principale fondation d'Alcuin est l'ecole de Saint-Martin de Tours. Le premier et le plus illustre de ses disciples dans ce cloitre, c'est Raban Maur. Celui-la se montre plus verse encore dans les sciences profanes, il les recherche, il les aime. Il conseille de lire les philosophes; il y a, dit-il, dans Platon bien des choses qu'il ne faut pas craindre[386]. Il reprend la division connue de la philosophie, en physique, en morale, en logique, et celle-ci, les theologiens doivent se la rendre propre. La dialectique, qu'il definit litteralement comme Alcuin, il veut qu'elle entre dans l'instruction des clercs: n'est-elle pas la science des sciences, _disciplina disciplinarum_? elle enseigne a apprendre, elle enseigne a enseigner; _haec docet docere, haec docet discere_. Seule elle sait savoir, _scit scire sola_ (ne dirait-on pas la science de la science de Fichte?) enfin le syllogisme est une arme necessaire[387]. C'est Raban, qui selon Tennemann, transporta en Allemagne la dialectique d'Alcuin, que d'autres appellent la dialectique ecossaise[388]. Il devint abbe de Fulde, puis eveque de Mayence (847). [Note 386: "Non formidanda, sed in usum nostrum vindicanda." (_De Instit. cleric._, l. III, c. XXVI, t. VI, p. 44.--_Op._, 3 vol. in-fol. Col. Agrip., 1627.)] [Note 387: _Id., ibid._, c. XX, p. 42.--_De Universo_, l. XV, t. 1, p. 201 et 202.--Cf. les gloses de Raban sur Porphyre, Boece, l'_Hermeneia_, publiees par M. Cousin. Ouvr. ined., Append., p. 613.] [Note 388: _Mon. de l'Hist. de la phil._, t. I, Sec. 244.--M. Haureau, _la Scolastique au IXe siecle; Rev. du Nord_, t. II, 2e ser., p. 425.] En meme temps que lui et apres lui, on distingue dans cette feconde ecole de Tours, un homme d'une instruction singuliere pour le temps, Haimon, plus tard eveque d'Halberstadt (841), qui des bords de la Loire rapporta l'enseignement theologique, et fonda avec Raban dont il fut le successeur, une florissante ecole a Fulde. La vint de Sens s'instruire et meme enseigner, Loup Servat qui s'adonnait particulierement aux lettres humaines, et par consequent a la logique. Nomme par Charles le Chauve abbe militaire de Ferrieres en 842, esprit cultive, ecrivain presque poli, il continua ses lecons malgre sa nouvelle dignite, et les temoignages s'accordent pour distinguer en lui l'homme de lettres et le theologien. Eleve d'Haimon et de Loup Servat, Heiric revint d'Allemagne diriger dans sa patrie l'ecole d'Auxerre que Saint-Germain avait fondee; il a laisse de remarquables monuments d'une latinite savante, d'une sorte de talent poetique et, chose fort rare, d'une certaine connaissance du grec[389]. Il est cite comme ayant professe la dialectique avec eclat au monastere de Saint-Germain. Apres Heiric, Remi et Huebold, moines d'Auxerre ainsi que lui, furent signales comme ses heritiers dans la philosophie[390]. Remi surtout, le plus celebre ecrivain du commencement du Xe siecle, est renomme pour l'enseignement de la dialectique qu'il cherchait plutot dans les pretendus traites de saint Augustin que dans l'Organon d'Aristote. On possede encore de lui des manuscrits qui prouvent qu'il connaissait Priscien, Donat, Martianus Capella, et que ses etudes embrassaient le Trivium et le Quadrivium; or, tel etait encore au temps meme d'Abelard le cycle des etudes litteraires. Condisciple d'un fils de l'empereur Charles le Chauve a l'ecole d'Heiric, Remi professa successivement a Auxerre, a Reims, a Paris, et c'est dans cette derniere ville qu'il reunit pres de sa chaire ses plus illustres disciples (872)[391]. Ainsi se forme la chaine d'un enseignement philosophique qui vient enfin se fixer dans la cite ou devait dominer Abelard. [Note 389: Heiric a dit en parlant de ses maitres: Hic Lupus, hic Haimo ludebant ordine grato. (Cf. Duchesne, _Hist. francor. script._, t. II, p. 470.--Bolland., t, VII, 31 Jul., p. 221.--Mabillon, _Analect._, p. 423.--_Hist. litt._, t. V, p. 112 et 653.) C'est evidemment a cet Heiric, maitre du moine Remi, comme on va le voir, que doit etre rapporte le traite manuscrit sur les Categories dites de saint Augustin, ou M. Cousin a lu: "Henricus, magister Remigii, fecit bas glosas" (_Ab._, Ouv. ined., Append., p. 621), et ce manuscrit pourrait etre de la main de Remi, ou copie sur le sien.] [Note 390: Dans la chronique du moine Ademar: "Heiricus, Remigium et Ucboldum Calvum, monachos, haeredes philosophiae reliquisse traditur." (Mabillon, _Act. sanct. ord. S. Ben._, t. V, p. 325.)] [Note 391: Temoignages des XIe et XIIe siecles; le moine Jean, _S. Odon. vit._; le moine Nalgod, _Ejusd. vit.; De vener. Frodoardo presb. remig._--Mabillon, _id., ibid._, p. 151, 155, 180, 325.--_Ejusd. Anal._, p. 423.--_Hist. litt._, t. VI, p. 99, 102; et Launoy, _De Schol. celeb._, c. LIX.] A ce moment, on voit de toutes parts les etudes logiques captiver les esprits les plus eminents et les plus divers. C'est saint Odon qui se forme a Paris, sous Remi, dans la dialectique et la musique, et qui, plus tard, y devait professer a sa place. C'est Abbon qui suit les memes lecons, qui les reproduit dans la meme ville (avant 970), et les transporte a Reims, ou il ecrit sur le syllogisme, et meurt avec la reputation d'un _abbe d'une haute philosophie_[392]. C'est Gerbert, qui, avant d'etre pape, fait un traite sur le Rationnel et le Raisonnable[393], et se pique de recueillir et de s'approprier les pensees d'Aristote. Saint Maieul, abbe de Cluni, se plait dans la lecture des philosophes paiens. Le grand eveque Hildebert recueille dans leurs ouvrages les elements d'une morale philosophique[394]. Saint Anselme, le seul metaphysicien de l'epoque, ne dedaigne pas de donner, dans son Dialogue du grammairien, un ouvrage de pure dialectique[395]. Et cependant Jean le Sourd ou le Sophiste[396], qui devait etre le maitre de Roscelin, a commence a former cette ecole subtile et peu connue, destinee a contraindre la science logique a faire sur elle-meme un de ces efforts feconds qui avancent d'un pas l'esprit humain. [Note 392: "Summae philosophiae abbas." (_Hist. litt._, t. VII, p. 159 et suiv.--Cf. Launoy, p. 63.).] [Note 393: C'est le sens de: _De rationali et ratione uti_, titre de l'ouvrage de Gerbert. (B. Pes, _Thes. noviae. anecd._, t. I, pars II, p. 148 et seqq.)] [Note 394: _Moralis philosophia de honesto et utili. (Ven. Hildeb., Op._, p. 959. 1 vol. in-fol., Paris, 1708.)] [Note 395: _Dialogue de Grammatico_, (S. Ansel., _Op._, p. 143.)] [Note 396: _Hist. litt._, t. VII, p. 132.] On touchait a la fin du XIe siecle. Paris etait des longtemps la ville de l'intelligence. On dit que le nombre des etudiants y depassait celui de la population sedentaire[397]. Plus de cent ans avant Abelard, des chaires de philosophie s'etaient elevees; le caractere de la philosophie seculiere etait indique; la scolastique avait commence. On voit donc qu'Abelard, sous ce rapport, ne crea pas; il recueillit seulement une tradition[398]; mais il lui donna le mouvement et la vie, en lui pretant sa puissance et sa renommee. [Note 397: _Hist. litt_., t. IX, p. 61, 78, etc.] [Note 398: Les recherches de M. Cousin ont deja fait connaitre des manuscrits qui jettent du jour sur les ecoles de dialectique anterieures au XIIe siecle (Append., p. 613-623). De nouvelles recherches dans le meme sens conduiraient sans doute a renouer sans interruption le fil de l'enseignement scolastique a Paris. Car on doit convenir qu'entre Remi ou le commencement du Xe siecle, et Guillaume de Champeaux vers la fin du XIe, il y a une lacune assez obscure; on voit seulement qu'Odon, Abbon, et un certain Wilram, professerent, a Paris, la philosophie, mais longtemps avant l'an 1000. (Launoy, loc. cit. et _Hist. litt._ t. IX, p. 61.)] Maintenant, a quelle epoque faut-il fixer l'avenement d'Aristote au gouvernement de l'ecole? On sait parfaitement celle ou il obtint une influence predominante et bientot exclusive, grace au renfort qu'apporterent les Arabes, grace a la protection de l'empereur Frederic II; c'est apres Abelard, au commencement du XIIIe siecle. Mais Aristote, avant de devenir dictateur, comme Bacon l'appelle, avait ete consul. A la fin du XIe siecle, l'enseignement de la dialectique, des longtemps etabli dans l'ecole, s'anime et s'agrandit; la popularite d'Aristote commence et presage son autorite future[399]. Abelard parait, et soudain il devient le plus puissant promoteur de cette autorite. Il illustre et fortifie de son eloquence et de sa gloire ce naissant empire de la logique, qui ne devait s'organiser et se proclamer qu'apres lui[400]. [Note 399: C'est au Xe ou XIe siecle que M. Cousin (Append., p. 658) rapporte un poeme sur les categories ou on lit: Doctor Aristoteles cui nomen ipsa dedit res, Ingenio polleus miro, praecelluit omnes. [Note 400: Cf. Launoy, _De var. Arist. in Acad. paris, fort._, c. I et III.--Brucker, _Hist. crit. phil._, t. III, p. 670-684.--Buddaei _Observ. select._, t. VI, ch. XVIII et XX.--Jourdain, _Rech. sur les trad. d'Arist._, passim.--M. Rousselot, _Phil. dans le moy. age_, 1re part--Voyez aussi le chap. suiv. et le chap. I du l. III.] Nous avons essaye de faire connaitre le caractere general, les sources, l'origine, les debuts de la scolastique; il conviendrait a present de donner une idee plus complete et plus approfondie de la science meme qui s'est appelee de ce nom. CHAPITRE II. DE LA SCOLASTIQUE AU XIIe SIECLE ET DE LA QUESTION DES UNIVERSAUX. Nous recherchons maintenant quelle sorte de science le moyen age avait faite avec les donnees dont il disposait, et mise a la tete de toutes les connaissances humaines. Au XIIe siecle, on l'appelait la dialectique. Elle avait en effet la forme et le langage de la dialectique, quelles que fussent les idees qu'elle exprimait. Mais ces idees etaient, suivant les temps et les hommes, des idees platoniciennes ou des idees aristoteliques, beaucoup plus souvent les secondes que les premieres; et chez ceux meme qui repetaient ce qu'on savait de Platon, Aristote encore tenait une grande place: "Ils enseignent Platon, dit un auteur du temps[401], et tous professent Aristote." C'est que la forme generale de la science venait de lui. Sa dialectique qui aiguise et satisfait si puissamment l'esprit, etait la seule etudiee. Quant a celle de Platon, on la regrettait, mais on ne la connaissait pas; et, par respect pour un nom qui ne perdit jamais sa grandeur, on recueillait autant que possible quelques idees eparses de cet homme divin; on les conservait precieusement, mais en les traduisant dans la langue de son rival. Grace a cet eclectisme d'un genre particulier, quelques-uns penchaient pour le maitre, la plupart pour le disciple, quoiqu'aucun n'eut ose contredire le jugement de l'antiquite, en mettant le disciple au-dessus du maitre. Toutefois il arrivait alors ce qui arrive ordinairement: sur toute question, a toute epoque, il y avait sinon deux ecoles, au moins deux opinions ou deux tendances philosophiques; l'eclectisme, qui etait a peu pres dans l'intention de tous, prenait toujours une des deux nuances, et l'on a pu, sans trop d'inexactitude, reconnaitre, d'un cote l'influence un peu lointaine de l'ecole platonique, et de l'autre la domination plus directe et plus absolue du peripatetisme. Ce ne fut jamais, il s'en faut bien, le pur, le vrai platonisme, ce ne fut pas meme le peripatetisme veritable. Mais si chez les uns, Platon etait defigure, chez les autres, Aristote n'etait qu'incomplet. [Note 401: Johan. Saresb. _Metal._, l. II, c. XIX.] Toutes les controverses ou se produisit cette distinction, peuvent se ramener ou du moins se comparer a la memorable controverse sur la question des universaux. Aucune ne fut plus celebre, plus caracteristique et plus prolongee. Aussi d'excellents juges n'ont-ils pas hesite a y concentrer toute la scolastique, et a renfermer toute son histoire dans l'histoire de cette question. Elle fut capitale en effet; elle agita les ecoles et presque la societe, elle partagea l'esprit humain depuis Scot Erigene, jusqu'a la reformation, et ce n'est pas au moment de parler d'Abelard que nous pourrions attenuer l'importance de ce debat plus que seculaire. Nous accorderons a M. Cousin qu'en exposant la controverse des universaux, on donne une idee du reste de la scolastique; mais ce reste est quelque chose, beaucoup meme, et pour juger ou seulement comprendre cette seule question, il est indispensable de connaitre la science au sein de laquelle elle s'est elevee. Les divers partis, realistes, nominalistes, conceptualistes, averroistes, scotistes, thomistes, occamistes, formalistes, terministes[402], avaient un fonds commun d'idees, de principes, de maximes, de locutions, qui formaient comme le terrain sur lequel croissait et s'etendait la plante vivace et vigoureuse de la controverse la plus abstraite qui ait agite le monde. Les debats, en effet, sur les points les plus ardus de la theologie, semblent toucher de plus pres a la pratique que la question de savoir si les noms des genres sont des abstractions. [Note 402: Tels sont en partie les noms donnes aux sectes qu'engendra la discussion des universaux. Au temps d'Abelard, on ne distingue d'ordinaire que les realistes (ou reaux), les nominalistes (ou nominaux), et les conceptualistes.] Dans l'impuissance de parcourir ce terrain tout entier, nous devrions au moins resumer les idees qui, au commencement du XIIe siecle, etaient en quelque sorte les lieux communs de la philosophie et les points d'appui de toute discussion, de toute recherche, de toute science. Pour presenter un resume bien systematique, il faudrait donner une analyse exacte de la philosophie d'Aristote; c'est-a-dire qu'en prenant pour centre la Logique, il faudrait par les autres ouvrages, par la _Physique_, par le _Traite de l'ame_, par l'_Ethique a Nicomaque_, mais surtout par la _Metaphysique_, donner a la logique meme, des fondements et des principes, et montrer comment elle a pu devenir toute la philosophie, en presentant sommairement avec elle les autres parties de la science auxquelles elle se lie. Mais c'est la un travail bien considerable, qui ne serait pas conforme a la verite historique, et qui risquerait de preter a la scolastique plus d'ensemble et plus de methode qu'elle n'en avait reellement. On la rendrait aussi universelle qu'Aristote; et lui-meme, elle etait loin de le connaitre tout entier. Les createurs et les continuateurs de cette science ne se sont pas sans doute renfermes strictement dans la logique, mais c'est suivant le besoin des questions, c'est dans l'ordre ou elles etaient amenees par l'etude de la dialectique, que se livrant a des excursions necessaires, ils ont atteint, hors d'elle, des principes qui n'etaient point de son ressort, et qu'ils ont rapportes dans son domaine, melant ainsi la metaphysique, c'est-a-dire les notions d'une science objective et transcendante, a la science subjective du raisonnement et de ses formes. Nous ne les convertirons donc pas en peripateticiens complets. Seulement il leur est arrive ce qui arriverait encore aujourd'hui a celui qui apprendrait sans plus la Logique d'Aristote, il eprouverait incessamment le besoin d'en franchir les limites; il y trouverait incessamment des allusions et comme des renvois implicites a une doctrine du fond des choses; il y rencontrerait des idees ontologiques, sur lesquelles la logique proprement dite ne nous fait connaitre que la maniere d'operer regulierement. Elle est, en effet, la mecanique rationnelle de l'esprit; mais il y a quelque chose dessous, quelque chose au dela; et ce quelque chose, elle ne le donne pas. La logique est un vaste edifice qui a des jours sur toute la philosophie. L'introduction elle-meme de l'Organon ou le _Traite des Categories_ n'est pas seulement de la logique, il est d'un ordre superieur, ou fait partie d'une science anterieure. En lui-meme, il ne donne pas entiere satisfaction. Le lecteur qui l'etudie se demande avec hesitation si, en enumerant les categories, Aristote a donne la nomenclature des parties metaphysiques du discours, ou celle des notions les plus necessaires, les plus generales de l'esprit, ou celle enfin des conditions essentielles et absolues des choses. Les principaux commentateurs ont ressenti cette incertitude; l'Introduction de Porphyre aux categories, c'est-a-dire a l'introduction meme de la Logique, est, malgre la reserve qu'il s'impose sur un point fondamental, destinee a completer la Logique. Quant a Boece, qui avait traduit la Metaphysique, aussi bien que la Logique entiere, c'est cependant a celle-ci qu'il se consacre exclusivement, au moins dans ceux de ses livres que l'Occident connaissait a l'epoque qui nous occupe. Or, c'est a l'aide de ces renseignements, recueillis par hasard, que les predecesseurs et les contemporains d'Abelard ont mele a la dialectique pure les trois points suivants, les seuls qui soient tout a fait indispensables a connaitre pour comprendre cet ensemble de logique et d'ontologie qui forme l'essence de la scolastique. Nous les presenterons en puisant aux sources, ce que faisait rarement le moyen age qui commentait des commentateurs. 1 deg. D'apres Aristote, la philosophie est essentiellement la science de l'etre en tant qu'etre. L'etre s'entend de plusieurs manieres. Car on dit qu'une chose _est_ ceci ou cela, et en le disant, suivant les cas, on entend ou simplement qu'elle existe, ou qu'elle a telle forme, telle qualite, telle quantite, tel mode essentiel; ou enfin, qu'elle a tel accident qui la modifie secondairement. Il suit qu'il y a plus d'une maniere d'_etre_, et que l'etre signifie tour a tour l'existence, la forme, la quantite, la qualite, et meme toute sorte d'attribut accessoire. On dit egalement Socrate _est_, il est quelque chose d'existant; puis, Socrate est homme; puis, Socrate est philosophe, athenien, jeune, malade, debout, etc.; tout cela est apparemment de l'_etre_, puisque c'est ce que Socrate _est_. On peut donc distinguer dans l'etre ce qui est en soi et ce qui est accidentellement. Laissant de cote l'etre accidentel, disons que l'etre essentiel ou en soi est l'etre veritable, objet eminent de la philosophie. Or tout ce qui est est a la fois quelque chose, et telle chose et non pas telle autre. On dirait ou l'on pourrait dire aujourd'hui: tout ce qui a existence est substance et essence. Mais ces mots n'avaient pas autrefois precisement ce sens, et pour exprimer d'apres Aristote, que tout ce qui est, ou mieux, que le sujet de tout etre en soi est une chose, telle chose, pas une autre chose, on employait la formule que tout ce qui est se compose de matiere, de forme et de privation[403]. La matiere, c'est ce dont est l'etre, ce qui fait qu'il est; la forme, c'est sa nature, ou ce qui fait qu'il est tel. Or, comme ce sont la les conditions primordiales de l'etre, elles doivent se retrouver dans tout ce qui est en soi[404]. Nous appellerons ce principe le principe ontologique. [Note 403: Arist., _Phys._, I, VII.--_Met._, XII, II.] [Note 404: _Met._, IV, II; V, VII et VIII; VII, I, II et III; VIII, I, II et III.] 2 deg. Il semble au premier abord que l'etre en soi ou essentiel ne dut etre que la substance. Et sans aucun doute, c'est a la substance que s'applique le plus rigoureusement la definition de l'etre en soi qui vient d'etre donnee. La substance est a la fois, quand elle est reelle, et le dernier sujet, c'est-a-dire l'etre indetermine qui n'est l'attribut d'aucun autre et qui n'a pas d'attribut, ou la matiere; et l'etre determine, pris par abstraction independamment du sujet, ou la forme, qui n'est a proprement parler l'attribut d'aucun sujet, puisque ce n'est qu'avec elle et par elle que la substance se realise; a ce double titre, la substance est proprement l'essence (au sens aristotelique). Mais une essence n'est pas la seule chose dont on puisse jusqu'a un certain point prononcer qu'elle est en soi, c'est-a-dire independamment de tout accident. Le nom d'etre se donne egalement aux choses autres que l'essence, c'est-a-dire aux autres choses que l'etre en soi pourrait etre en combinaison avec ce qu'il est deja. Par exemple, l'etre en soi (matiere et forme) est necessairement de telle qualite: cela est encore de son essence. Ces choses que sont les choses, sont celles qu'on exprime par ce qu'Aristote appelle les termes simples. L'entendement, par la jonction de ces termes, constitue la proposition qui affirme d'un etre quoi que ce soit. On a deja vu que, quel que soit un etre, il est essence, qualite, quantite, etc.; ces attributs fondamentaux ou supremes qui ne sont pas des attributs proprement dits ou des accidents, parce qu'ils designent ce qu'il est necessaire que tout etre puisse etre, ce que tout etre ne peut ne pas etre, car l'etre ne saurait manquer de qualite, de quantite, etc.; ces genres supremes, ou les plus generaux, ou generalissimes, qui ne sont pas non plus proprement des genres, puisque tous les genres y rentrent, et puisqu'ils seraient les genres, non pas de tout ce qui existe, mais de tout ce qui peut exister, sont au nombre de dix, et s'appellent les _predicaments_ ou categories. L'etre en soi a autant d'acceptions qu'il y a de categories, c'est-a-dire qu'on ne peut rien affirmer de lui qui ne soit une de ces dix choses: l'essence, la quantite, la qualite, la relation, le lieu, le temps, la situation, la possession, l'action, la passion[405]. [Note 405: Voici les noms grecs traduits par la scolastique: [Grec: Ae Ousia], usia, essentia, substantia; [Grec: Poson], quantum; [Grec: Poion], quale; [Grec: Pros ti], ad aliquid, relatio; *[Grec: Pou], ubi, locus; [Grec: Pote], quando, tempus; [Grec: Cheisthai], situm esse, situs; [Grec: Echtin], habere, habitus; [Grec: Poiein], agere, facere, actio; [Grec: Paschein], pati, passio. (Arist., _Met._, V, VII et VIII.--_Categ._, IV et seqq. _Essai sur la Met. d'Aristote_, par M. Ravaisson, t. I, l. III, c. i, p. 356.--_De la Log. d'Arist._, par M. Barthelemy Saint-Hilaire, t. I, part. II, c. 1, p. 142.)] Ce sont donc la les termes simples, ou ce qui est dit sans aucune combinaison, _quae sine omni conjunctione dicuntur_[406]. Ainsi la logique definit les categories; ainsi elle en fait les elements du langage. Dans ces expressions isolees, elle est donc ce que nous avons appele terminologique. Mais des termes simples sont des idees simples ou elementaires, car les mots n'expriment que les modifications de l'esprit[407]. Les categories sont donc tous les attributs en general que l'entendement peut affirmer d'un sujet. Ceci nous mene jusqu'en ideologie, on meme en psychologie. Maintenant, lisez la Metaphysique, que ne connaissait point Abelard, et les categories deviendront les divers caracteres de l'etre, l'etre lui-meme ou l'etre en tant qu'etre etant en dehors des combinaisons intellectuelles; et la science sera finalement ontologique[408]. [Note 406: [Grec: Ta kata maedemian sumplokaen legomina]. _Categ._, IV.] [Note 407: _De Interpr._, I, I.] [Note 408: _Met._, IV, I, II, etc.--_Logiq. d'Arist.; Introd._ par M. Barthelemy Saint-Hilaire, t. I, p. LXXI.] 3 deg. Maintenant, si c'est un principe que tout etre se compose de matiere et de forme, et si l'etre se dit des categories, le principe est applicable a celles-ci memes, et toute categorie, tout predicament se compose de matiere et de forme. C'est en effet ce que les dialecticiens ont soutenu. A ne consulter que la logique, on pourrait l'ignorer. Dans la Logique d'Aristote, les categories ne sont ou du moins ne paraissent que des termes, les termes simples ou elementaires de toute proposition, c'est-a-dire ceux sans lesquels ou sans l'un desquels aucune proposition n'est possible. Or, comme la connaissance de l'etre s'exprime et s'acquiert en general par la definition, et que la definition est une proposition, les elements necessaires a la proposition sont les elements de la connaissance de l'etre. Mais sont-ils en meme temps les elements de l'etre, ses conditions reelles? Sont-ils ainsi des choses? c'est ce que la Logique laisse incertain. Je ne crois pas que le texte litteral soit decisif; et si l'on consulte l'esprit, comme le traite des categories n'est que l'introduction au traite de l'interpretation ou du langage, je crois que parmi les commentateurs d'Aristote, ceux qui ont decide qu'il ne s'agit pas des choses dans le livre des categories, ont eu raison. Ce qui ne veut pas dire qu'on eut raison de pretendre que les categories ne sont ni des choses, ni dans les choses. Ceci est une autre question, et qui, selon une observation deja faite, est plus du ressort de la metaphysique que de la logique. Or, c'est dans la Metaphysique qu'on lit: "L'etre en soi a autant d'acceptions qu'il y a de categories; car autant on en distingue, autant ce sont des significations donnees a l'etre. Or, parmi les choses qu'embrassent les categories, les unes sont des essences, d'autres des qualites, d'autres designent la quantite, la relation, etc. L'etre se prend donc dans le meme sens que chacun de ces modes[409]." De ce passage et d'autres semblables, des interpretes de la Logique d'Aristote ont conclu, non-seulement que les categories avaient quelque chose de reel, exprimaient des modes effectifs de l'existence, mais que puisque l'etre en soi est ce qui n'est pas l'etre accidentel, et que les categories ne sont pas des accidents, il fallait les traiter comme des choses et leur appliquer les conditions de l'etre en soi. Ainsi de ces choses que designent et nomment les predicaments, on a dit qu'elles etaient aussi un compose de matiere et de forme. Sans doute, parce qu'on etait plus a l'aise pour le dire du premier de ces predicaments ou de la substance, c'est en general cette premiere categorie que, pour appliquer le principe ontologique, les logiciens prennent en exemple. Ainsi, ils disent: "L'essence est corps, le corps est animal, l'animal est raisonnable, le raisonnable est homme, l'homme est Socrate." C'est sur ces propositions que nous verrons eternellement rouler les plus subtiles recherches de la scolastique et d'Abelard; mais on verra aussi que, comme de la substance, il est dit que le sujet de la qualite ou de la relation ou de telle autre categorie, a une matiere et une forme. Ainsi, dire qu'un homme est blanc, c'est assurement lui attribuer une qualite. Le blanc est dans la categorie de la qualite. Or, qu'est-ce que le blanc? c'est l'union de la matiere de la qualite et de la forme de la blancheur. Esclave est le nom d'une relation, celle d'esclave a maitre. Ce qui la constitue, c'est la matiere de la relation et la forme de la servitude[410]. [Note 409: _Met._, V, VII; et traduction de MM. Pierron et Zevert. t. I, p. 167.--Barth. Saint-Hil., loc. cit.] [Note 410: Voy. dans Abelard, _Dialect._, p. 400 et 458, et les c. V et VI du present livre.] De quelle existence, de quelle realite entendait-on douer, soit cette matiere de la qualite, soit cette forme de la relation? on ne s'en explique guere. Est-ce d'une existence directe, substantielle, comme celle meme de la substance? Est-ce seulement par une analogie de la categorie de la substance, que l'on traite des autres categories comme si elles existaient au meme titre? Ce qu'on entendait peut se soupconner quelquefois, et le plus souvent reste dans le vague. Mais ce qui ne saurait demeurer douteux, c'est que de l'application reelle ou fictive du principe ontologique a ces etres dialectiques, il est provenu de graves consequences logiques, puis des difficultes, des ambiguites innombrables, et surtout ce caractere equivoque d'une science qui semble tour a tour tomber dans l'extreme ontologie ou dans l'extreme ideologie, puisqu'elle parle souvent des etres de raison comme s'ils existaient, et des realites comme si elles n'existaient pas. Si l'on s'adressait a Aristote, la question semblerait mieux resolue. Nous l'avons vu donner l'etre en soi aux categories; mais il entendait par la qu'elles etaient des manieres d'etre essentielles, en ce sens qu'elles etaient necessaires, necessaires en ce qu'elles n'etaient pas de simples accidents. Car il dit formellement: "Rien de ce qui se trouve universellement dans les etres n'est une substance, et aucun des attributs generaux ne marque l'existence, mais ils designent le mode de l'existence[411]." Pour Aristote, la qualite est bien un etre, mais non pas absolument. Il s'ensuit que si l'on peut dire qu'elle est, qu'elle est quelque chose, et faire d'une categorie quelconque un sujet de definition, c'est par extension, par analogie; c'est, non pas que les attributs generaux sont vraiment des etres, c'est qu'_il y a de l'etre_ en eux; et que, bien qu'il n'y ait proprement essence que pour la substance, il y a quasi-essence pour ce qui n'est pas substance. Pour les choses non substances, il y a essence ou forme essentielle, mais non pas dans le sens absolu, ni au meme titre que pour la substance. S'il y a forme de la qualite, forme de la quantite, ce n'est pas forme au sens rigoureux du mot. Si l'on peut en donner definition, ce n'est pas definition premiere ou proprement dite, la definition veritable etant l'expression de l'essence et l'essence ne se trouvant que dans les substances[412]. Ces distinctions sont exactement specifiees dans Aristote. La scolastique, sans les ignorer tout a fait, les neglige presque toujours, surtout avant le temps ou elle eut connaissance de la Metaphysique[413]. [Note 411: _Metaph. d'Aristote_, trad., VII, XIII, t. II, p. 50. Lisez le chapitre entier.] [Note 412: _Metaph. d'Arist._, l. VII, c. IV et V, p. 11, 12, 13, et 16 du t. II de la traduction.] [Note 413: Ce fut au commencement du XIIIe siecle que l'on commenca, selon Rigord, a lire dans les ecoles de Paris la Metaphysique d'Aristote, nouvellement apportee de Constantinople. (Launoy, _De var. Arist. fortun._, c. I, p. 174.) Je crois ce fait acquis a l'histoire.] Il s'agit donc d'une existence modale, et non vraiment substantielle, a moins que par substantielle l'on n'entende essentielle a la substance. Or maintenant, chose assez remarquable, ce n'est pas sur ce point-la que sont nes les doutes et les controverses du moyen age. On y a sans explication et sans contestation applique le principe ontologique aux predicaments, et l'on a traite des attributs generaux comme s'ils etaient des etres; etres de raison ou etres substantiels, a ce degre de generalite, on s'est peu occupe de la distinction. Je sais bien qu'Abelard dit quelque part que c'est une maxime philosophique que parmi les choses, les unes sont constituees de matiere et de forme, les autres a la ressemblance de la matiere et de la forme[414]. Cette parole, jetee en passant, est juste et profonde; elle doit etre toujours presente a celui qui lit soit un ouvrage d'Abelard, soit un livre quelconque de scolastique. Mais on s'est peu soucie de l'eclaircir ou de la discuter, et voici la difficulte qui s'est produite, et qui a embarrasse la science quatre cents ans durant. [Note 414: _Theol. Chrits._, l. IV, p. 1317.] Au degre de generalite, que l'esprit atteint en s'elevant aux categories, tout semble se confondre et les distinctions s'evanouir. Ainsi les categories sont des attributs, leur nom meme l'indique; et celui de predicaments annonce aussi qu'elles ont quelque chose de la nature du predicat ou attribut. Cependant la premiere de toutes est la substance, si ce n'est entendue au sens precis que la science moderne assigne a ce mot, au moins concue comme ce qui ne peut etre attribut[414a]; elle est bien categorie ou predicament, c'est-a-dire au fond attribut, mais attribut le plus general ou fondamental, et en outre le premier des attributs les plus generaux ou fondamentaux. Comme etant le premier, elle est l'acception premiere de l'etre. L'acception premiere de l'etre ou l'etre premier, c'est ce que l'etre est avant tout. Or ce qu'il est avant tout, c'est l'etre qu'il est, c'est sa forme determinee, distinctive, ou son essence; car l'indetermine pur, s'il est, n'est que l'etre en puissance; l'etre en acte, c'est l'etre determine. Ainsi le premier attribut de l'etre, c'est d'etre determine, c'est d'etre avec une forme, c'est d'etre une certaine essence, c'est d'etre une substance qui n'est pas _un autre (aliud)_, et comme sans tout cela l'on n'est pas, c'est d'etre. [Note 414a: _Met.,_ VII, III; et t. II, p. 6 de la traduction.] Ainsi nous voyons comment en scolastique, essence, substance, etre, sont des mots qui peuvent successivement se reduire les uns aux autres, malgre la nuance qui les distingue, et comment on peut dire indifferemment qu'ils designent ou le premier attribut ou ce qui est anterieur a tout attribut. La meilleure maniere d'exprimer ce qu'on entend par la premiere categorie, c'est de dire ce que dit souvent Aristote, la premiere categorie, c'est [Grec: Ti esti kai tode ti], et plus simplement [Grec: Ti] (_quoddam_). Mais nous venons de voir que l'on pouvait considerer comme attribut ce qui consiste precisement a etre sujet de tous les attributs. C'est ce qu'exprime positivement cette phrase de forme plus moderne: "Tout etre _a_ une substance." Cette expression vient d'une propriete de l'esprit humain, qui, ne percevant rien directement que par les qualites, qualifie toujours quand il concoit, et ne peut concevoir la substance sans l'eriger, en quelque sorte, en predicat d'elle-meme. Or de meme qu'on vient de prendre comme attribut, ce qui n'est reellement pas attribut, (car l'attribut suppose un sujet, et l'attribut dont nous venons de parler, consiste precisement a etre sujet), ne peut-il pas se faire que par une extension inverse, l'esprit prenne substantiellement les autres, categories qui ont beaucoup plus sensiblement le caractere d'attribut? Elles ont ce caractere; car Aristote, apres avoir dit: "Etre signifie ou bien l'essence, la forme determinee, ou bien la qualite, la quantite et le reste," remarque tres a propos, qu'entre le premier sens qui est l'etre premier ou la premiere categorie et les autres choses qui s'expriment aussi par etre, il y a cette difference qui, si l'on appelle celles-ci etres, c'est parce qu'elles sont ou qualite de l'etre premier ou quantite de cet etre, parce qu'elles sont des modes enfin. "Aucun de ces modes," ajoute-t-il, "n'a par lui-meme une existence propre, aucun ne peut etre separe de la substance.... Ces choses ne semblent si fort marquees du caractere de l'etre que par ce qu'il y a sous chacune d'elles un etre, un sujet determine, et ce sujet, c'est la substance, c'est l'etre particulier qui apparait sous les divers attributs.... Il est evident que l'existence de chacun de ces modes depend de l'existence meme de la substance. D'apres cela, la substance sera l'etre premier, non point tel ou tel mode de l'etre, mais l'etre pris dans son sens absolu[415]." [Note 415: _Met._, l. VII, I, et t. II, p. 2 de la trad.] Mais ces modes ou attributs existent; ils sont donc des existences modales; Aristote les a nommes des substances secondes. De meme que la substance etait tout a l'heure l'attribut primitif, nous voyons l'attribut devenir la substance secondaire. C'est de l'etre encore, mais de l'etre subordonne, accessoire, et qui, des qu'il est concu hors de la substance, perd la condition de sa realite. Avec cette explication, l'equivoque qui peut subsister dans les expressions, ne doit plus subsister dans les idees; mais rien n'a pu empecher qu'elle n'ait jete beaucoup d'obscurite dans la dialectique, et produit d'epineuses disputes. En effet rien n'est plus general que l'essence; et l'on donne aux categories le nom special de _choses les plus generales_, [Grec: genichotata], _generalissima_, genres superieurs ou supremes. Ces generalissimes sont les plus universels des universaux, et parmi eux, le plus universel est la substance. La substance est un universel, un genre, Aristote lui-meme le dit[416]. Or nous avons vu qu'il refuse la substance, et par la le premier degre de l'existence a tout universel. On verra plus bas qu'il en refuse autant au genre[417]. Ainsi la substance serait une de ces choses auxquelles manque la substance?... Il faut bien ici quelque erreur de langage. Il est evident que la substance est universelle, en ce sens qu'elle est le nom general de la condition premiere et absolue de l'etre. Mais en tant que reelle, elle est essentiellement determinee, puisqu'elle est l'etre en tant que determine, ou la determination de l'etre. Tout s'explique donc; des diverses notions universelles, une seule, et la plus universelle de toutes, donne la substance, et c'est la notion de la substance meme. [Note 416: _Met._, VII, III; et t. II, p. 6 de la trad.] [Note 417: La substance qu'il refuse au genre, c'est la substance premiere ou proprement dite; car il appelle les genres et les especes substances secondes, parce qu'ils expriment des attributs substantiels (et non accidentels) de l'individu. (_Categ._, V; voy. la traduct. de M. Barthelemy Saint-Hilaire, t. I, p. 61, et son ouvrage sur la Logique, t. I, p. 148.)] La substance existe-t-elle donc d'une existence universelle? oui, en ce sens que tout etre est substance; non, en ce sens qu'aucun etre n'est la substance universelle: car ce serait dire que tout determine est l'indetermine. Tel est, nous le croyons du moins, le vrai sens d'Aristote. Et quant aux autres predicaments, ni comme universels, ni comme attributs, ils n'ont en eux-memes la substance, puisqu'ils ne passent de la puissance a l'acte qu'en se determinant, et ne se determinent quo dans la substance. Ils sont universels en ce qu'ils conviennent a toute substance; ils n'existent pas d'une existence universelle, en ce qu'ils dependent de la substance pour exister, au moins d'une existence determinee. Aristote appelle les modes les substances secondes; il eut mieux fait peut-etre de les nommer les seconds de la substance. Si maintenant on veut sortir de cette generalite et descendre des _generalissima_ aux simples _generalia_, des categories aux _categories_, permettez-nous ce nom, des predicaments aux entites predicamentales, cela s'appelle descendre _les degres metaphysiques._ Les modernes ont appele cela l'echelle de l'abstraction, la generation ou la genealogie des idees abstraites. Soit la categorie de la substance: si vous la prenez pour matiere et que vous y ajoutiez la forme de _corporeite_ (Condillac aurait dit: si a l'idee de substance vous ajoutez l'idee d'etendue limitee), vous avez une nouvelle essence, celle de _corps_. Si au corps vous ajoutez la forme de l'_animation_, vous avez l'_animal_. A cette essence, l'addition d'une forme que les scolastiques appelaient la _rationalite_, et qui est tout simplement la raison, vous donnera l'_homme_. Enfin si l'homme est affecte d'une forme individuelle qui ne peut se designer que par un nom propre, pour Socrate, la _socratite_, pour Platon, la _platonite_, vous aurez _Socrate_ ou _Platon_[418]. [Note 418: Porphyr., _Isag._, I, c. II, Sec.23, p. 8 de la trad. de M. Barth. Saint-Hilaire.--Boeth., _in Porph. translat._, l. II et III. Cette echelle de l'abstraction est ce qu'on a appele dans l'ecole l'arbre de Porphyre, dont on peut voir la representation graphique dans Boece (p. 25 et 70 de l'edit. de Basle; 1 vol. in-fol., 1546).] Les trois derniers degres de cette echelle portent les noms de genre, d'espece, d'individu. L'animal est un genre, l'homme une espece, Socrate ou Platon un individu. On a deja vu quelle importante distinction devait etre introduite entre les divers modes ou attributs, les uns etant necessaires, les autres accidentels. Le langage commun tient peu de compte de ces distinctions; il confond assez frequemment tous ces mots d'attributs, de modes, de qualites, etc.; la dialectique etait fort precise sur ce point. D'abord, nous avons vu mettre au sommet de l'echelle les attributs ou genres _les plus generaux_, sous le nom de predicaments. Parmi eux, il en est un special qui se nomme la _qualite_: une chose est bonne ou mauvaise, voila la qualite; une chose est assise ou debout, ce n'est pas la qualite, c'est la situation. Comment une essence se realise-t-elle? par l'adjonction d'une determination actuelle a la matiere en puissance, et cette determination actuelle qui ressemble a la qualite, en ce qu'elle qualifie l'etre, a cependant un caractere exclusif de cause creatrice ou formatrice qui la distingue de tout autre attribut, et c'est pourquoi on l'appelle _forme_. Comme cette forme, en s'adjoignant ce qui lui sert de matiere, convertit la substance et cause la formation d'une essence nouvelle, on l'appelle _forme substantielle, forme essentielle_ et quelquefois aussi _essence formelle_[419]. [Note 419: Ces expressions sont telles que les Latins ont preferees pour rendre ce qui est autrement dit dans Aristote, et elles sont devenues sacramentelles en scolastique. Aristote appelle presque toujours [Grec: to ti aen sinai] ce que le moyen age nommait _forme essentielle_ ou _substantielle_, et les traducteurs de sa Metaphysique n'ont pas fait difficulte d'employer cette derniere expression. (L. I, c. II et l. VII, c. IV et suiv., t. I, p. 12 et t. II, p. 8.) Cependant ne denature-t-elle pas la doctrine d'Aristote? ne lui donne-t-elle pas une apparence exageree de realisme: presque de platonisme? Buhle a ose dire contrairement a l'opinion etablie: "Aristote n'admettait pas les formes substantielles, qui n'eussent ete autre chose que les idees de Platon." (_Hist. de la phil._, Introd., sect. 3, trad. de Jourdan, t. 1, p. 687.) C'ets aller trop loin. Aristote emploie souvent dans le sens d'essence les mots [Grec: morphae, eidos, logos] meme (ce dernier mot pour definition comme souvent _ratio_ chez les scolasliques). [Grec: Ho logos taes ousias](_Met_., v, 8). [Grec: Eidos de lego to ti aen einai ekatton kai taen protaen ousian] (_Met._, VII, 7). Hae ousia gar esti to eidos, to enon] (_ib._ 12) [Grec: Hae morphae kai to eidos touto d'estin o logos o taes ekastou ousias] (_De gen. et corr._, II, 8) [Grec: Ti de os to eidos; to ti aen einai]. (_Met._, VII, 4.) On pourrait multiplier les citations.] Nous comprenons tous ces mots. Mais a mesure que nous descendons les degres metaphysiques, nous voyons l'etre se transformer par l'addition de nouveaux modes. A chaque degre superieur est une essence plus ou moins commune qui se particularise au degre inferieur. Au premier degre est quelque chose d'universel qu'une addition divise et rend different de soi-meme. Aussi cette essence susceptible d'etre ainsi differenciee, est-elle dite quelquefois _non differente, indifferente_. Ce qui vient la modifier, ce qui, par exemple, vient, dans un genre en general introduire un genre plus particulier, different du premier et qu'on appelle _espece_, se nomme _la difference specifique_ (qui engendre l'espece), ou simplement _la difference_. La difference est une propriete qui engendre l'espece; elle n'est pas la simple propriete, qui n'est que l'accident particulier a une espece. Ainsi la raison et le rire sont particuliers a l'espece humaine. Mais la raison est la difference de l'homme a l'animal: elle constitue et definit l'espece. _L'homme est un animal qui rit_ ne serait que l'enonciation d'un attribut _propre_ a l'espece humaine et qui ne la constitue pas. Un attribut de cette nature est un _propre_ ou une propriete. Pour ce que rire est le propre de l'homme, dit Rabelais, qui savait la logique. Enfin, les simples modes qui n'ont rien de caracteristique, rien d'essentiel, qui peuvent etre ou ne pas etre, sans que l'essence a laquelle ils appartiennent ou manquent, change de substance, d'espece ou de degre sont les _accidents_. Socrate est _camus_, Achille est _blond_; voila l'accident. Ainsi, dans ce que le langage commun appellerait assez indifferemment modes, accidents, qualites, attributs, la scolastique introduit des distinctions fondamentales, et attache un sens technique a cinq mots, _le genre, l'espece, la difference, le propre_ et _l'accident_. On ne peut, sans les prononcer a chaque instant, traiter des categories ni de la logique, et cependant Aristote avait ecrit la sienne sans les definir prealablement[420]. C'est pour y suppleer que Porphyre a compose son _Introduction aux Categories ou le Traite des cinq voix_[421], et cet ouvrage a joue un role capital dans la scolastique. Ceci nous amene enfin a la grande difficulte ontologique tant annoncee. [Note 420: Car il les definit selon l'occasion, et notamment au chapitre V du livre des Topiques on trouve presque le fond de l'ouvrage de Porphyre.] [Note 421: "Porphyrii Isagoga ([Grec: Eisagogae]) seu de quinque vocibus. Tractatus II." Les cinq voix sont en grec _genos, diaphora, eidos, idiov, sumbibaechos_. (In Arist. _Op._, edit, de Duval, 1654, t. I, p. 1.)] Nous avons vu comment les degres metaphysiques etaient places au-dessous des categories. L'existence, Aristote aidant, a ete distribuee et mesuree a celles-ci d'une maniere que nous voudrions avoir rendue suffisamment claire. Cependant on aura remarque deux points:--la substance est le nom de l'etre premier; les neuf autres predicaments sont de l'etre en second.--Les dix pris ensemble sont, a des titres inegaux, des choses, et en un sens, des universaux. Maintenant nous avons vu que la substance est eminemment l'etre en soi et qu'elle communique l'etre aux categories collaterales. Si vous descendez de ce premier degre au dernier, de ces _maxima_ de generalite aux _minima_, ou de la substance en general a l'individu en particulier, vous trouvez apparemment que l'individu existe et qu'il est etre, essence, substance. L'etre n'a donc pas deperi en descendant du sommet au bas de l'echelle, il a persiste en passant par tous les degres. Ainsi, existence a tous les degres; essence, corps, animal, homme, Socrate, tout cela existe. Mais quoi! a chaque degre une forme nouvelle est venue constituer une nouvelle essence; ainsi donc autant d'essences que de degres, sans compter qu'au-dessous de chaque genre il y a plus d'une espece, au-dessous de chaque espece, plusieurs individus. Puisqu'a chaque degre une forme distinctive est venue constituer une essence, les essences, hierarchiquement subordonnees, sont distinctes, differentes les unes des autres. Ce sont des etres essentiellement et numeriquement differents. Ainsi il y a des corps, et ce n'est pas la un genre; il y a des genres (_-animal_, etc.), ce ne sont pas des especes; il y a des especes (_homme_, etc.), ce ne sont pas des individus. Que leur manque-t-il a chacun, corps, animal, homme, pour l'existence, pour etre chacun a leur degre une essence determinee? n'ont-ils pas la matiere et la forme, la matiere donnee par le degre superieur, la forme dans l'attribut generateur qui les constitue? Et comme originairement la substance a ete le point de depart, et qu'elle n'a disparu a aucun des degres, jusques et y compris celui de l'individu, ils ont tous et chacun la realite entiere, la condition de l'etre, l'etre premier, une existence substantielle et determinee. La consequence apparente de tout cela, c'est que les degres metaphysiques sont des degres ontologiques, et que notamment les genres et les especes sont des realites. Cette consequence semble inevitable, et cependant qu'on y reflechisse. D'abord que devient le principe d'Aristote qu'aucun universel n'est substance[422]? Les genres et les especes sont des universaux, et voila qu'on leur decerne l'existence substantielle! Il ne s'agit plus cette fois d'un universel a part et supreme comme l'est la substance; il s'agit de toutes les sortes d'universels. A-t-on quelque artifice pour concilier le principe d'Aristote avec l'autre principe qui veut que l'existence soit partout ou il y a matiere et forme? [Note 422: [Grec: Ouden ton katholon uparchonton ousia esti.] (_Met._, VII, XIII. T. II et p. 9 dans la trad.)] Puis, y a-t-on bien pense? qu'est-ce, par exemple, qu'un genre ayant une existence reelle et distincte comme genre, qu'un animal qui n'est aucune espece, ni homme, ni quadrupede, ni oiseau? Qu'est-ce qu'une espece existant substantiellement, avant qu'il y ait des individus? Qu'est-ce que l'homme qui n'est encore ni Socrate, ni Platon, ni aucun autre, et qui existe cependant substantiellement comme eux? La raison n'admet point cela; le sens commun se revolte. Si les genres et les especes ou, pour mieux dire, les universaux existent autant que les individus, il faut que ce ne soit pas comme les individus; il faut que ce soit d'un mode d'existence particulier que nous n'avons encore ni defini, ni devine; mais alors quel mode d'existence? La solution de la question n'est pas a notre charge. A l'exprimer seulement, on en apercoit dans le systeme admis toute la difficulte, et l'on voit en meme temps que cette difficulte et peut-etre la question meme proviennent des premisses posees dans les generalites de la dialectique, et resultent des notions ou des locutions qu'elle adopte pour determiner les conditions absolues de l'etre et la classification methodique de ses degres de transformation. C'est ici qu'il y a vraiment un depart a faire entre la science des choses et celle des mots. Voila dans sa premiere generalite la question qui a valu a l'esprit humain des siecles d'efforts et d'angoisses. La question en elle-meme etait soluble. Mais comment n'aurait-elle pas ete obscure et douteuse, du moment qu'elle etait posee dans la langue de la dialectique, et compliquee tout a la fois par les principes et les expressions qui devaient dans l'esprit du temps servir a la resoudre? En effet, Aristote a etabli plusieurs principes, sinon contradictoires, au moins difficilement conciliables. C'est assurement un principe fondamental chez lui qu'il n'y a de reel que la substance determinee; que toute la realite est dans le particulier, l'individuel; que c'est la la substance premiere. Et cependant il admet l'etre dans les attributs; il distribue l'etre aux categories qui sont les attributs les plus generaux; il assigne a la forme qui est sans matiere et qui n'est qu'une puissance a la fois determinante et generale, la vertu de produire l'etre reel en s'appliquant a la matiere elle-meme indeterminee et universelle; enfin il dit que les genres sont des notions ou des attributs essentiels, et classant les genres ainsi que les especes parmi les substances, il ajoute que les especes sont plus substances que les genres, quoiqu'il ait donne pour une des proprietes fondamentales de la substance celle de n'etre susceptible ni de plus ni de moins[423]. [Note 423: _Met:_ * V, VII, VIII et XXVIII; VII, IV, V et VI. _Categ._, V. _Topic._, I, V.] Ces divers principes, dont nous croyons avoir fait comprendre la generation, et qui, bien qu'assez difficiles a raccorder dans Aristote, s'expliquent par l'inevitable diversite des points de vue que traverse necessairement toute haute metaphysique, parvenaient aux penseurs de nos premiers siecles, non pas tout a fait concus dans leur redaction primitive a la fois precise et large, ni rapportes les uns aux autres, comme dans le maitre, par l'unite d'un esprit puissant et systematique, mais epars, morceles, decousus, et hormis peut-etre dans une seule version litterale des deux premiers livres de la Logique, cites, rappeles, appliques incidemment et quelquefois au hasard, suivant les besoins de leur these, par les interpretateurs du peripatetisme. Sur la foi de ces autorites secondaires, ces principes, acceptes par de fervents adeptes, presque sans choix, avec une confiance, une deference egale, portaient necessairement de l'embarras et de la confusion dans les esprits et dans la science; et l'effort comme le desespoir de la scolastique fut constamment d'eclaircir, de coordonner, de concilier tous ces principes, et d'amener la dialectique a l'etat de concordance methodique et demonstrative, qu'il semblait qu'elle ne pouvait manquer d'avoir, soit dans la nature des choses, soit dans l'esprit infaillible de son createur. Avant la decouverte de l'ideologie, le langage etait toujours ontologique, meme lorsqu'il s'appliquait a la seule logique. De la une ambiguite continuelle qui permet de se servir des memes mots a ceux qui parlent des choses, et a ceux qui ne traitent que des idees, a ceux qui decrivent les conditions de l'etre, et a ceux qui n'exposent que les lois de l'esprit. La question de la realite des universaux, ou du moins une question analogue, celle de la realite des objets de nos idees, aurait donc pu s'elever en quelque sorte sur tous les points que traitait la philosophie du moyen age. La question a principalement porte sur les genres et les especes; mais elle aurait pu s'appliquer a tout le reste, et ainsi devenir facilement la controverse generale, soit entre la doctrine du subjectif et celle de l'objectif, soit entre l'empirisme et l'idealisme, soit entre le scepticisme et le dogmatisme. Elle n'a jamais atteint alors ce degre d'etendue et de profondeur, ne l'oublions point, sous peine de la denaturer, et d'attribuer aux temps passes ce qui appartient a l'esprit moderne, la clairvoyance et la hardiesse dans les consequences; mais comme ces grandes questions etaient la, toujours voisines de celle des universaux qui les cotoyait pour ainsi dire, on s'est plus tard laisse quelquefois aller en exposant celle-ci, a la confondre avec celles-la; et l'on a metamorphose les dialecticiens du moyen age en contemporains de Hume, de Kant, ou d'Hegel. S'ils y ont gagne en etendue d'intelligence, ils y ont perdu en originalite. Nous nous attacherons scrupuleusement a conserver a ces esprits singuliers leurs vrais caracteres, comme aux questions qui les ont occupes leurs veritables limites. Nous avons essaye de montrer comment l'aristotelisme devait naturellement donner naissance, par la confusion apparente des principes ontologiques et des principes logiques, a la question des universaux. En fait, il est bon de rappeler de quelle maniere elle s'est elevee; de le rappeler seulement, car cette histoire a deja ete superieurement ecrite, et ici nous ne pourrions que repeter M. Cousin. Nous croyons avec lui que cette question, les scolastiques auraient bien pu ne pas l'apercevoir, si Porphyre, au debut de son Introduction aux categories, ne les eut avertis qu'elle existait. On ne peut, en effet, trop le redire: Aristote a conquis le monde savant par ses lieutenants, plus encore que par lui-meme. Ses categories etaient le preliminaire de la science. Saint Augustin, ou plutot l'auteur d'un livre qui porte son nom, a explique les categories a l'ecole des Gaules. L'Isagogue de Porphyre etait le preliminaire des categories; Boece a fait connaitre Aristote et Porphyre, et commente l'Isagogue, les Categories, la Logique. Les esprits, touches surtout de ce qui les initiait a la science, se sont arretes longtemps, sont incessamment revenus au point de depart. Par moment, l'introduction de Porphyre a semble le livre unique. "Il est bon de commencer par la," dit un spirituel contemporain d'Abelard, "mais a condition de n'y point consumer son age, et que le livre ne soit pas l'entree des tenebres. Cinq mots a apprendre ne valent pas qu'on y use toute une vie, et il faut qu'une introduction conduise a quelque chose[424]." [Note 424: Johan. Saresber. _Metalog._, l. II, c. XVI.] Or, au debut meme de cette introduction, que rencontrait-on? un probleme pose sans solution. En annoncant l'objet de son ouvrage, Porphyre dit qu'il s'abstiendra des questions plus profondes ([Grec: ton *athuteron zaetaematon], _ab altioribus quaestionibus_). "Ainsi je refuserai de dire,--si les genres et les especes subsistent ou consistent seulement en de pures pensees;--ni s'ils sont, au cas ou ils subsisteraient, corporels ou incorporels;--ni enfin s'ils existent separes des choses ou des objets, ou forment avec eux quelque chose de coexistant[425]." [Note 425: Porphyr. _Isag. praefat._, c. I.--Boeth., _in Porphyr. a se transl._, p. 53.--Cousin, _Fragm. philos._, t. III, p. 84.--Ouvrag. ined. d'Ab., _Gloss. in Porphyr._, p. 668.--L'Introduction de Porphyre a ete traduite pour la premiere fois par M. Barthelemy Saint-Hilaire, t. I, p. 1 de sa traduction de la Logique.] Quelle est la recherche que Porphyre ecarte? quelle est la question sur laquelle il s'abstient de s'expliquer? C'est une question qui avait trouble la philosophie antique, une question que Porphyre, platonicien et peripateticien tout ensemble, devait connaitre a plus d'un titre et considerer sous plus d'une face; car elle avait occupe l'Academie, le Lycee, le Portique. Les genres et les especes sont des collections d'individus. Mais ces collections en tant qu'especes (_les hommes_), en tant que genres, (_les animaux_), sont-elles autre chose que des idees speciales et generales? Qu'elles soient des idees, des manieres de concevoir les choses, cela n'est pas douteux; mais parce qu'elles sont cela, ne sont-elles que cela? sont-elles en tout de pures pensees? Les idees des genres et des especes sont des idees universelles (des universaux); or, les idees universelles sont diversement considerees. Selon Platon, les idees universelles, en tant qu'elles se rapportent a plusieurs etres, sont l'unite dans la pluralite, l'un dans l'infini, comme dit le Philebe. Elles sont les essences de tous les etres, l'etre par excellence. Les idees, essences, types, formes, principes, sont eternelles et immuables[426]. [Note 426: Cette doctrine est partout dans Platon. Il faudrait trop citer pour la justifier; voyez surtout la Republique, III, V, VII et X, et le Phedon, le Phedre, le Cratyle, le Theetete, le Parmenide. (Cf. l'_Essai sur la Metaphysique d'Aristote_, par M. Ravaisson, IIIe part., l. II, c. II, t. I, p. 291-305 et l'_Hist. de la philosophie_, de Ritter, l. VIII, c. III, t. II de la trad., p. 216-246.)] Selon Aristote, les idees ou notions dont il s'agit, etant universelles (et rien d'universel n'etant substance), ne sont pas substance; c'est-a-dire qu'elles n'ont pas l'etre proprement dit. Il n'y a de parfaitement reel que l'individuel[427]. [Note 427: _Cat._, V.--_Analyt. post._, XI et XXIV.--_Met._, III, VI.] Selon Zenon et les stoiciens, le general n'est pas une chose, et les idees qui l'expriment, ne designant aucune chose quelconque, pas meme le caractere individuel des choses particulieres, qui seules ont de la verite, ne sont que de vaines images produites par nos facultes representatives: elles ne sont rien[428]. [Note 428: [Grec: On gar ta eidae oute toia, ae toia, touton ta genae toia, oute toia.] (Sext. Emp. _adv. logic._, VII, 246.) [Grec: Ou tina ta koiva.] (Simpl. in _Cat._, fol. 26 b.--Cf. Diog. Laert. VII, 61.--_Hist. de la phil. anc._, par Ritter, l. XI, c. V, t. III de la trad. p. 459 et 460.) On s'accorde au reste a rattacher cette partie de la logique stoicienne a l'ecole de Megare, qui parait avoir la premiere pose formellement les principes du nominalisme. (Cf. Bayle, art. _Stilpon._--Ritter, l. VII, c. V; t. II. p. 121.--Rixner, _Handbuch der Gesch. der Phil._, t. II, p. 182.--Tennemann, _Gesch. der Phil._, t. VIII, part. I, p. 162. Voy. ci-apres c. VIII.)] Or, soit qu'elles ne subsistent qu'imparfaitement, comme le veut Aristote, soit qu'elles ne subsistent pas du tout, comme le disent les stoiciens, soit meme qu'elles subsistent comme l'entend Platon, elles sont necessairement incorporelles. Des notions generales en elles-memes n'ont aucun corps; des idees eternelles sont des formes immaterielles. Et, dans tous les cas, selon Aristote, puisqu'elles existent comme notions dans l'esprit qui les concoit, a ce titre elles existent separees des choses; mais comme attributs dont les notions ne sont que la representation, elles existent dans les choses, elles coexistent avec elles; elles sont dans la _matiere formee_, puisque les idees universelles ne sont que les notions des modes et attributs des choses. Les stoiciens ne leur concedent meme pas cette coexistence avec les choses, les representations etant plutot relatives a la faculte representative qu'a l'objet represente. Selon Platon, comme idees, elles existent hors des choses; elles existent ou du moins elles ont leur principe en Dieu[429]. Comme formes des choses, elles existent dans les choses. Elles sont a ce titre les images des idees, mais les essences des etres; et les essences reelles participent a leur principe et representent, chacune, dans le sensible, leur idee qui est comme leur exemplaire eternel; ainsi les essences tiennent aux idees par la _participation_ ([Grec: methexis]), et cependant les idees sont separees ([Grec: choristai]). [Note 429: Platon dit bien dans la Republique que Dieu est le principe des idees (Rep., X), et il y a quelque chose de cela dans le Timee. Cependant ce sont des interpretes de Platon, Alcinoues et Plutarque, qui ont enonce plus formellement que les idees etaient les pensees de Dieu. Il est au moins douteux que telle soit la doctrine platonique. Voyez l'argument du Timee par M. Henri Martin (_Etud. sur le Tim._, t. 1, p. 6), la preface de la traduction de la Metaphysique d'Aristote, t. 1, p. 42 et cette Metaphysique meme, l. VII, c. XIII et XIV; l. XIII, c. IV, V, X.] Cette controverse etait presente a l'esprit de Porphyre. Il declare qu'il n'y veut pas entrer, c'est une affaire trop difficile ([Grec: Bathutataes pragmateias]), une trop grande recherche ([Grec: meizonos exetaseos]). Il la connait bien, mais il veut, dit-il, exposer surtout ce que les peripateticiens ont enseigne touchant le genre et l'espece. Deux siecles apres Porphyre, Boece a commente deux fois son ouvrage, une premiere dans la traduction peu litterale de Victorinus, une seconde dans la traduction plus exacte qu'il a lui-meme donnee[430]. [Note 430: Boeth., _in Porph. a Victorin. transl._, Dial. 1, p. 7.--_In Porph. a se transl._, l. I, p. 60.] M. Cousin s'est montre severe pour Boece[431]; nous le serons moins que lui. Boece, dans son premier commentaire, a eu le tort sans doute de mettre les cinq voix dont a traite Porphyre sur la meme ligne, et d'assimiler par consequent aux genres et aux especes, la difference, le propre et l'accident. Se demander ensuite si toutes ces choses existaient, c'etait s'enquerir uniquement de la verite de notre maniere de considerer les choses, de la verite de nos pensees; et, en effet, Boece, apres avoir assez bien montre comment des sensations particulieres nous nous elevons aux idees des divers modes des choses sensibles, arrive facilement a reconnaitre que ces idees sont incorporelles, mais qu'elles sont subsistantes, en ce sens qu'elles sont vraies, en ce sens que nous ne pouvons rien sentir ni comprendre sans elles, et qu'elles correspondent a des choses que nous trouvons unies et comme incorporees a tous les objets de nos sensations. [Note 431: Ouvr. ined. d'Ab., _Introd._, p. lxvi.] Or, ce n'est point la precisement la question qui se debattait entre Aristote et Platon, celle de la realite des essences universelles. C'est encore moins la question que la scolastique a vue dans le probleme ecarte par Porphyre. C'est seulement la question voisine, et pour ainsi contigue, de savoir d'abord comment de nos sensations nous nous elevons aux conceptions des choses, puis si ces conceptions sont fondees sur rien de reel. Or, relativement a ces deux points, ce que dit Boece n'est ni complet, ni profond, mais nous parait juste et sense. La seconde fois que Boece s'est occupe de la question, c'est en commentant sa propre traduction de Porphyre. L'ouvrage est important, parce que c'est par lui que le moyen age a d'abord connu Porphyre. C'est par l'intermediaire de Boece que Porphyre est devenu une autorite. Cette fois, Boece, en bon peripateticien, decide que les genres et les especes ne peuvent etre en soi. Rien de ce qui est commun a plusieurs ne peut etre en soi, puisque la condition de l'etre en soi est au moins d'etre dans un meme temps le meme numeriquement (_eodem tempore idem numero_), c'est-a-dire un et identique. En effet, si le genre etait en soi, ce serait d'une existence multiple, c'est-a-dire qu'il comprendrait en soi plusieurs existants semblables; ceux-ci seraient necessairement compris a leur tour dans un genre superieur, et ainsi a l'infini. Il suit que les genres et les especes ne sont pas des etres en soi, mais des vues de l'intelligence, des manieres de concevoir les veritables etres en soi ou les substances sensibles; ce sont les conceptions des ressemblances entre les individus. Consequemment, comme conceptions, ces universaux sont incorporels, non pas a la maniere de Dieu ou de l'ame, mais a la maniere de la ligne ou du point mathematique; c'est-a-dire qu'ils sont des _abstractions_. Boece se sert du mot[432]. Cependant ce ne sont pas pour cela des conceptions vaines ni fausses; car elles correspondent aux ressemblances et differences reelles des etres reels. Les genres et les especes sont donc les representations de ressemblances entre les objets. Ces ressemblances, en tant qu'elles sont dans les objets, sont particulieres et sensibles; en tant qu'abstraites, elles sont universelles et intelligibles. Ainsi une meme chose existe singulierement, quand elle est sentie, generalement, quand elle est pensee. [Note 432: _In Porph. a se transl._, l. 1, p. 55.] Cette solution de Boece, tres-clairement exposee, ne merite certainement aucun dedain; car elle est purement aristotelique. J'ajoute que Boece ne parait pas s'en etre contente; car il a soin de remarquer que Platon croyait que les genres et les especes existaient encore ailleurs que dans notre esprit, independamment des corps individuels. S'il s'abstient de prononcer entre Aristote et Platon, c'est, dit-il, qu'une telle decision serait du ressort d'une plus haute philosophie, _altioris philosophiae_; et s'il a expose la doctrine d'Aristote, ce n'est pas qu'il l'approuve de preference, _non quod eam maxime probaremus_; c'est qu'il commente une introduction a la Logique du Stagirite. Nous ne ferons que deux observations sur cet etat de la question telle que l'a laissee Boece. La premiere, c'est que de son temps meme, les genres et les especes ont ete regardes comme des conceptions. _Intelliguntur praeter sensibilia.--Genera et species cogitantur.--Quadam speculatione concepta.--Hominem specialem ... sola mente intelligentiaque concipimus_[433]. [Note 433: Boeth., _ibid._, p. 56.] Au reste, cette doctrine vient naturellement a la faveur du langage. Aristote semble l'autoriser, lorsqu'il ne voit dans les paroles que les symboles des affections de l'ame[434]; lorsqu'il nomme la forme ou l'espece du meme nom qui designe la conception rationnelle ou meme le discours, [Grec: logos]. En d'autres termes, l'habitude de confondre dans le style l'essence avec la definition qui n'en est que l'expression, peut conduire aisement a n'admettre que des etres de definition ou de raison, et les pensees se mettent au lieu et place des existences[435]. Ce n'est pas une nouveaute que le conceptualisme. [Note 434: _De lnterp._, I, 1.] [Note 435: [Grec: Ae morphae kai to eidos to kata ton logon]. _Phys._, II, 1. Cette tendance est si naturelle que les traducteurs de la Metaphysique disent que le genre est la _notion_ fondamentale et essentielle dont les qualites sont les differences, pour rendre ces mots: [Grec: Os en tois logois to proton enupargon, ho legetai en to ti esti, touto genos].(V, XXVIII; et dans la trad., t. I, p. 202.) Suivant de bons juges, c'est surtout la logique stoicienne qui aurait embrouille les idees et entraine la scolastique dans les obscures subtilites de la question des universaux. Quoique imparfaitement connue, cette logique, en effet, parait captieuse et elle peut bien avoir trouble l'esprit de Boece; mais elle n'a exerce qu'une influence tres-indirecte au moyen age. Brucker attribue cette influence a l'ouvrage sur les categories qu'on prete a Saint-Augustin et qu'il trouve ecrit dans l'esprit des stoiciens. (_Hist. crit. phil._, t. III, p. 568, 672, 712 et 906.)] Une seconde observation, a laquelle nous attachons quelque prix, c'est qu'un certain conceptualisme n'est pas incompatible avec le platonisme. Boece, en effet, ne dit pas qu'il repousse le platonisme. Ce qui est incompatible avec le platonisme, c'est ce principe: rien n'existe a titre universel. Mais on pourrait accepter la generation que Boece donne des idees de genres et d'especes; on pourrait admettre que les genres et les especes sont pour nous de pures conceptions generales fondees sur des perceptions particulieres, sans qu'on fut pour cela strictement oblige de rejeter la croyance aux idees eternelles de Platon. Que ces idees existent, que les objets sensibles n'en soient que les images ou les reflets, il n'en est pas moins vrai qu'elles se produisent et se representent en nous d'une autre maniere, par les notions que la puissance de notre esprit construit a la suite des sensations. L'intelligence humaine placee entre le monde du sensible et du particulier et le monde de l'intelligible et de l'universel, pourrait communiquer avec l'un comme avec l'autre, et le conceptualisme, loin d'etre faux dans cette hypothese, serait l'intermediaire necessaire entre l'accidentel et l'universel, entre le passager et l'eternel. Allons plus loin, la grande difficulte de la doctrine des idees de Platon, c'est le mode d'existence de ces idees, essences eternelles. Lorsqu'on presse un platonicien sur cet article, il ne dit rien de plausible, si ce n'est parfois que les idees sont les pensees de Dieu; et alors leur realite n'est plus que celle meme de l'Etre des etres. En ce sens, on pourrait dire que l'idealisme de Platon est une psychologie dont le sujet est Dieu. Telle est la nature et la puissance de Dieu que son ideologie est par le fait une ontologie: le platonisme serait alors un conceptualisme divin. Cette double observation explique par avance comment la scolastique a du souvent reduire les genres et les especes a de simples pensees; et comment toutefois elle a pu aussi, par quelques-uns de ses organes, revenir aux idees de Platon, sans abandonner la dialectique de Porphyre et de Boece. Mais la controverse de la scolastique sur les genres et les especes n'a jamais ete explicitement la controverse d'Aristote et de Platon, quoiqu'elle en fut une sorte de ressouvenir a travers les siecles. Il ne serait pas plus juste d'y voir precisement la discussion si celebre parmi les modernes de la realite de nos connaissances. Il y a deux idealismes; l'idealisme de Platon, sorte d'ontologie spirituelle, qui refuse, ou peu s'en faut, la realite aux objets des sens, pour la reserver tout entiere aux essences intelligibles; l'autre idealisme est l'idealisme sceptique, ou la doctrine qui ne croit a rien de reel que le fait de la presence en nous de certaines idees, purs phenomenes qui manifestent a un sujet problematique de problematiques objets[436]. [Note 436: L'idealisme qu'on pourrait appeler absolu, celui de Schelling et d'Hegel, en formerait un troisieme. Mais il n'est pas necessaire d'en tenir compte en ce moment.] Ce n'est pas la controverse sur l'un ou l'autre idealisme que la scolastique a elevee, lorsqu'elle a ouvert le debat entre les realistes et les nominaux. Les uns disaient: les genres et les especes sont des realites; les autres: les genres et les especes sont des mots; d'autres enfin disaient: ce sont des pensees. Or, si c'etait la un probleme ontologique, ce n'etait pas le probleme permanent, eternel, fondamental de l'ontologie, celui de la realite des choses. Ce dernier probleme ne s'eleve pas entre le realisme et le nominalisme proprement dits, mais entre l'idealisme et la doctrine opposee. Sans doute, le nominalisme fait grand usage de la consideration du subjectif, et l'abus de cette consideration est la source de l'idealisme; l'idealisme est donc, a certains egards, une extension excessive du nominalisme, un nominalisme universel. Par analogie, le nominalisme peut etre appele un idealisme special ou borne aux universaux. Mais, enfin, l'un n'est pas l'autre, car tout le monde sait que le nominaliste qui nie la realite des universaux, croit a la realite des individus, et meme ne croit qu'a celle-la. "Ce sont les substances universellement admises," dit Aristote[437]. Or, l'idealisme nie tout. De meme, le realisme, qui accorde aux universaux quelque existence, incorporelle ou autre, peut, dans certains cas, s'allier a la negation de la substance corporelle, a la foi exclusive dans l'intelligible au prejudice du sensible; et, sur cette pente, le platonisme seul echappe a l'idealisme sceptique. [Note 437: _Metaph._, VIII, 13. t. II, p. 65 de la traduction.] Ce qui est vrai, c'est que l'esprit qui conduit au nominalisme peut mener, mais ne mene pas necessairement au scepticisme sur l'existence du monde exterieur, et que l'esprit qui prefere un certain realisme, peut tres-bien s'allier avec une forte disposition a l'etendre hors des universaux, et a prodiguer assez facilement aux insensibles l'existence substantielle. Mais les consequences d'une doctrine ne sont pas cette doctrine meme, tant qu'elle les ignore. Les realistes ne se savaient point platoniciens; les nominalistes ne se croyaient pas tous sceptiques; les conceptualistes enfin n'entendaient nullement se confondre avec les nominalistes. Les uns comme les autres n'aspiraient le plus souvent qu'a resoudre la question logique de la nature des genres et des especes, ou des universaux. L'analyse des ouvrages d'Abelard nous donnera plus d'une occasion d'exposer sur ce point tous les systemes. C'est de son temps, c'est au XIIe siecle, que la question fit, pour ainsi parler, sa veritable explosion. Jusqu'alors, elle s'etait paisiblement etablie dans la philosophie, sans la troubler, sans l'agrandir. La vie d'Abelard nous a montre comment avec lui elle tendit a devenir presque une des affaires du siecle. Quelques mots sur l'histoire de cette question, depuis l'origine de la scolastique, nous apprendront dans quelle situation il trouva sur ce point les idees et les ecoles. A dater d'Abelard, on a pu, avec raison, "comparer la philosophie scolastique a une sorte d'alchimie qui emploie les universaux comme substance et la dialectique comme appareil[438]." [Note 438: Degerando, _Hist. comp. des syst. de phil._, t. IV, c. XXVI, p. 386.] On ouvre ordinairement la philosophie du moyen age par Jean Scot Erigene. Il ne traita point expressement la question; mais il avait foi dans l'existence de ce qui echappe aux sens. Au-dessous de la nature increee, il admet des causes primordiales creees et creatrices qui donnent aux choses contingentes leur individualite. Une de ces causes primordiales, l'essence, donne l'etre par participation: "C'est par participation qu'existe tout ce qui est apres l'essence." Et ailleurs: "L'essence du corps n'est point corporelle comme lui [439]." Ces pensees, empreintes de platonisme, auraient, un peu plus tard, mene probablement au realisme. Raban Maur, qui avait ecrit avant qu'Erigene vint sur le continent, est plus explicite; il annonce deja que de son temps les uns pensaient que les cinq objets du livre de Porphyre etaient des choses, et les autres des mots[440]. Raban parait se prononcer pour la derniere opinion qui, chez lui, semble, il est vrai, se reduire a l'interpretation de la pensee de Porphyre. Or, on pouvait a la rigueur soutenir que Porphyre, qui ecrivait une introduction a la logique, n'avait entendu traiter des _cinq voix_ que comme voix, sans pretendre pour cela que ces cinq voix ou, parmi elles, les mots de genre et d'espece ne designassent point des realites. L'opinion de Raban pouvait etre historique et critique, mais non philosophique. Toutefois, et pour son compte, il incline a regarder les universaux comme des abstractions. [Note 439: Scot Erigene, par M. Saint-Rene Taillandier; IIIe part., c. ii, p. 211 et _passim_.] [Note 440: Ouvr. ined. d'Ab., _Introd._, p. lxxviii.] La question etait donc alors connue; mais on la laissait dans l'ombre; on etait loin d'en faire, comme plus tard, le probleme fondamental de la philosophie. Les qualifications de realistes et de nominaux etaient inconnues. On lit dans un lettre du Xe siecle, Gunzon de Novare: "Aristote dit que le genre, l'espece, la definition, le propre, l'accident ne subsistent pas; Platon est persuade du contraire. Qui, d'Aristote ou de Platon, pensez-vous qu'il vaut mieux en croire? L'autorite de tous deux est grande, et l'on aurait peine a mettre pour le rang l'un au-dessus de l'autre[441]." [Note 441: Gunzon etait un pur philologue. Cette citation est extraite d'une lettre ecrite aux moines de Richenon contre un certain Ekkcher qui lui avait reproche une faute de grammaire. La lettre, violemment satirique, annonce une certaine erudition. (Dur. et Mart., _Ampliss. Coll._, t, I, p. 305.--_Hist. litt._, t. VI, p. 386.)] Les controverses de la periode suivante furent plus theologiques que dialectiques. La transsubstantiation devint le point litigieux entre Berenger et Lanfranc de Pavie. Berenger controlait par la dialectique le dogme de l'eucharistie, et, niant la presence reelle, il ecartait les substances, pour ne voir que des mots au sens relatif et non direct, dans les paroles sacramentelles: _hoc est corpus meum_. C'etait un nominalisme special ou restreint a une seule question, et la condamnation de Berenger par le concile de Soissons concourut a donner couleur d'heresie a toute doctrine dans laquelle percait l'esprit qui devait changer le conceptualisme en nominalisme. Cependant cet esprit anima Jean le Sourd, que suivaient Arnulfe de Laon et Roscelin, chanoine de Compiegne. C'est celui-ci qui donna au nominalisme et sa forme derniere, et peut-etre son nom. Il eut pour adversaire Anselme, abbe du Bec, puis archeveque de Cantorbery. Nous verrons, dans Abelard, combien fut absolu le nominalisme de Roscelin. Il disait que les individus seuls avaient l'existence, et que par consequent les genres etaient des mots; et non-seulement les genres et les especes, mais les qualites, puisqu'il n'y a point de qualite hors de l'individu; et non-seulement les qualites, mais les parties, puisqu'il n'y a point de parties hors des _touts_ individuels, et que l'individu, c'est-a-dire le tout individuel, est seul en possession de l'existence. Cette idee, toute dialectique, appliquee au dogme de la Trinite, mene a considerer les personnes divines comme des especes, des qualites ou des parties, et consequemment comme des voix, si elles ne sont trois choses individuelles. Aussi le nominalisme exposa-t-il Roscelin a l'accusation de tritheisme. Saint Anselme, son puissant adversaire, se jeta par opposition dans l'exces du realisme. Non-seulement il defendit le dogme de la Trinite contre l'atteinte des distinctions dialectiques, mais il crut trouver l'origine _des blasphemes de Roscelin_ dans sa doctrine logique, et il l'accusa tour a tour de tritheisme et de sabellianisme, montrant qu'il fallait ou qu'il admit trois dieux differents, ou qu'il niat la distinction des trois personnes. Il soutint que celui qui prend les universaux pour des mots, ne peut distinguer la sagesse et l'homme sage, la couleur du cheval et le cheval, et devient ainsi incapable d'etablir une difference entre un Dieu unique et ses proprietes diverses. Enfin, il poussa son principe jusqu'a pretendre que plusieurs hommes ne sont qu'un homme, et parvenu ainsi au dogme de l'unite d'essence, il n'evita pas plus que Scot Erigene le danger de tout confondre et de tout perdre dans une essence universelle et supreme[442]. [Note 442: S. Ans. _Op., De fid. Trinit._, c. ii et iii, p. 42 et 43.] Cependant il resulta de cette lutte que le realisme, admis principalement en theologie, obtint encore meilleure reputation d'orthodoxie, et que le nominalisme, deja suspect d'incompatibilite avec l'eucharistie, fut encore accuse d'etre inconciliable avec la Trinite. Les choses en etaient la; Roscelin condamne, proscrit, terrasse; et le realisme, favorise par l'Eglise et vainqueur, dominait du haut de la chaire de Guillaume de Champeaux l'ecole de Paris, c'est-a-dire la premiere ecole du monde, lorsqu'Abelard parut. Il nous reste maintenant a le laisser parler lui-meme. Il nous parlera par ses ouvrages. CHAPITRE III. DE LA LOGIQUE D'ABELARD[443].--_Dialectica_, PREMIERE PARTIE, OU DES CATEGORIES ET DE L'INTERPRETATION. La philosophie peut, en general, etre ramenee a cinq sciences unies par des liens etroits, la psychologie, la logique, la metaphysique, la theodicee et la morale. Les deux premieres font connaitre l'esprit humain. La troisieme est la science des etres; elle se rattache immediatement a la theodicee, et celle-ci, ou la philosophie de la religion, est difficilement separable de la morale, qu'elle n'enseigne pas, mais qu'elle motive et qu'elle consacre. Suivant l'esprit des temps, suivant les progres des connaissances humaines, l'etude d'une ou plusieurs de ces parties de la science prevaut sur les autres dans la philosophie, et il est rare qu'elles soient toutes ensemble egalement cultivees. Cependant il n'est guere de doctrine ou l'on ne retrouve, meles en proportions differentes, ces elements constituants de la philosophie. La scolastique elle-meme les offre tous a notre curiosite. [Note 443: La doctrine philosophique d'Abelard n'ayant ete connue, jusqu'en 1836, que par de courtes phrases eparses dans quelques auteurs, il n'en faut point chercher une exposition satisfaisante dans les historiens de la philosophie. Brucker, dont le savant ouvrage contient presque tout ce que ses successeurs n'ont fait que remanier, donne tout ce qu'on pouvait donner de son temps. (_Hist. crit. phil._, t. III, p. 731-764.) Buhle a compris toute la scolastique dans son introduction, mais le peu qu'il dit d'Abelard est remarquable. (_Trad. franc._, 1810, t. I, _Introd._, sect. III, p 686-801.) Tennemann lui consacre un article interessant et assez etendu, mais ou il ne parle guere que de theologie. (_Gesch. der Phil._, t. I, c. v, sect. II, p. 167-202 et dans la trad. franc. de son Manuel, t. I, Sec. 260.) Tiedemann procede a peu pres de meme. (_Gesch. der Phil._, t. IV, c. VIII, p. 277-290.) M. Degerando a peu ajoute a ce qu'il avait lu dans Brucker. (_Hist. comparee_, t. IV, c. XVI, p. 396-408.) Rixner donne des indications utiles; mais lui aussi ne connaissait pas le philosophe (t. II, A., p. 28-31). Hegel et Schleiermacher disent tres-peu de chose. (Heg., t. III, p. 170; t. XV des OEuvr. compl.--Schleierm., _Gesch. der neu. Phil._, per. I, p. 190.) C'est encore un memoire de Meiners sur les realistes et les nominalistes (_Comment. Soc. Gott._, vol. XII, p. 29), qu'on pourrait le plus utilement consulter de tout ce qui a paru avant la publication de M. Cousin. (Ouvr. ined. d'Ab., 1830.) On doit lire aussi l'ouvrage deja cite de M. Rousselot. Ritter, qui cependant a ecrit tout recemment, ne parle aussi que de theologie. Il est vrai que son ouvrage est intitule: _Histoire de la philosophie chretienne_. (Allem., t. III, t. X, c. v, Hambourg, 1844.)] Sans doute, la psychologie, qui depuis Descartes a joue un si grand role, y est releguee a une place etroite et obscure. Elle ne s'y trouve en quelque sorte qu'a l'etat rudimentaire, si l'on continue a separer la psychologie de la logique, qui, sous beaucoup de rapports, est, comme elle, une science descriptive de nos facultes; mais la logique, comme on l'a vu, occupait alors le premier rang, et la logique n'allait pas sans une certaine metaphysique. L'homme ne raisonne que sur des etres reels ou fictifs, percus par ses sens ou concus par son esprit. Etre est le noeud de tous ses jugements, et le verbe virtuel de toutes ses propositions. Donc, point de logique qui ne suppose une ontologie. La logique est demonstrative, sans pour cela demontrer l'ontologie, comme la geometrie est la science exacte de figures possibles, sans qu'elle prouve que les figures soient reelles. Mais comme l'esprit humain croit naturellement a l'ontologie, au moyen age il la reunissait sans hesiter a la logique, qui en devenait pour lui la forme necessaire et la base scientifique. C'est ce melange qu'embrassait en fait l'etude de ce qu'on appelait alors la dialectique. La psychologie et la logique conduisent par la metaphysique a la theodicee et a la morale; mais comme la theodicee et la morale ne sont pas seulement des sciences, et peuvent se confondre avec la religion, la scolastique ne les secularisait pas, et les renvoyait a la theologie; seulement elle penetrait avec elles dans la theologie, a laquelle elle pretait ou imposait ses principes, ses formes, son langage, en recevant d'elle des dogmes et des commandements. Tout ce que nous venons de dire de la doctrine scolastique, nous le disons du scolastique Abelard. Distinguons eu lui le philosophe et le theologien. Au premier appartiendront les ouvrages de dialectique, comprenant tout ce qu'il a su ou pense en psychologie, en logique, en metaphysique; au second se rapporteront tous les ouvrages sur la theodicee et la morale: dans ceux-ci, nous le trouverons philosophe encore, mais s'etudiant a concilier rationnellement la science et la foi. La theologie d'Abelard sera l'objet du dernier livre de cet ouvrage; nous ne nous occupons ici que de sa philosophie. Il y aurait plusieurs manieres de la faire connaitre. La plus agreable serait de l'exposer dans ses principes et sous une forme systematique. On en disposerait methodiquement les principales idees; on les degagerait des details oiseux, des expressions techniques qui les obscurcissent; on les traduirait dans le langage de l'abstraction moderne, et l'on rendrait ainsi clair et saisissable l'esprit de cette philosophie. Elle irait alors se placer comme d'elle-meme a son rang dans l'histoire de la pensee humaine. C'est le procede qu'il faudrait suivre si nous ecrivions cette histoire, ou s'il ne s'agissait que de donner une vue generale du systeme et de l'epoque. Mais notre intention est d'offrir davantage, ou du moins autre chose. Nous voudrions faire un moment renaitre une philosophie qui n'est plus, la ranimer pour ainsi dire en chair et en ame, et montrer exactement quelle etait alors l'allure de l'esprit humain, comment il parlait, comment il pensait. Nous voudrions enfin tracer le portrait individuel de notre philosophe avec sa physionomie et son costume. Cet essai de reproduction, plus encore que d'analyse, nous semble une oeuvre plus instructive et plus neuve, quoique assurement moins attrayante. Nous ne changerons donc ni l'ordre ni l'expression des idees d'Abelard. Ce serait le defigurer que de lui preter les methodes modernes et la moderne diction. Prenant ses plus importants ouvrages l'un apres l'autre, nous les ferons connaitre tantot par des extraits, tantot par des resumes; ici par des traductions litterales, plus loin par une deduction critique; enfin, par tous les moyens propres a remettre en lumiere tout ce qui dans ses ecrits nous parait essentiel, original ou caracteristique; en telle sorte que l'on puisse bien juger, apres avoir lu cet ouvrage, le penseur, le professeur et l'ecrivain. Nous ne prenons personne en traitre; ceci est de la scolastique. Nous esperons l'avoir rendue intelligible; on pourra la trouver curieuse; on ne la trouvera ni d'une etude facile, ni d'une lecture agreable. Que notre siecle ait de l'indulgence pour ce que le XIIe admirait. Sommes-nous surs que nos admirations nous seront un jour toutes pardonnees? Quoique Abelard ait surtout domine les esprits par l'enseignement, il n'avait pas une mediocre idee de ses ouvrages. "Je me souviens," ecrit un de ses disciples[444], "de lui avoir entendu dire, ce que je crois vrai, qu'il serait facile a quelqu'un de notre temps de composer sur l'art philosophique un livre qui ne serait inferieur a aucun ecrit des anciens, soit pour l'intelligence de la verite, soit pour l'elegance de la diction; mais qu'il serait impossible, ou bien difficile, qu'il obtint le rang et le credit d'une autorite. Cela n'est," ajoutait-il, "reserve qu'aux anciens." Ainsi, il connaissait tout le poids de l'autorite, et il sentait le joug en s'y soumettant. En effet, une deference sincere ou apparente, mais presque toujours absolue dans les termes, pour les maitres du passe, intimide et obscurcit toute la philosophie de l'epoque, embarrasse et subtilise le raisonnement, encombre le style, diminue la chaleur et la spontaneite de la conviction. La verite de la chose ou la sincerite de la pensee personnelle ne viennent jamais qu'apres la citation des textes. Cet Abelard si fameux pour son independance, n'ose etre lui-meme qu'en de rares instants, et ne se permet de penser qu'avec autorisation. Son esprit est plus independant que ses ecrits. [Note 444: Johan. Saresb., _Metalog._, l. III, c. IV.] De ses ouvrages philosophiques les seuls publies sont: _Dialectica_; _De Generibus et Speciebus_[445]; _De Intellectibbus[446]_; _Glossae in Porphyrium_,--_in Categorias_,--_in librum de Interpretatione_,--_in Topica Boethii_[447]. [Note 445: Ouvrages inedits, p. 173, p. 605.] [Note 446: Cousin, _Fragm. philos._, t, III, p. 401.] [Note 447: Ouvr. ined., p. 651-677-695-803.--Comme nous n'ecrivons point un ouvrage d'erudition, nous nous contenterons, a une seule exception pres, de l'examen des ecrits imprimes. Il y aurait encore plus d'un manuscrit a decouvrir; aux ouvrages cites dans ce chapitre nous n'avons joint qu'un manuscrit. Voyez ci-apres chap. X.] Nous prendrons la Dialectique pour point de depart, en y rattachant les Gloses sur Porphyre, Aristote et Boece. Ainsi nous nous formerons de la logique d'Abelard et des scolastiques une idee generale qui nous conduira a l'esquisse psychologique contenue dans le _de Intelletibus_, et a la question des universaux traitee dans le fragment _sur les Genres et les Especes_, veritable specimen de la metaphysique du temps. Deux des livres de la Dialectique contiennent des preambules ou l'auteur, se mettant en scene, donne ce spectacle que, de longtemps, ne cesseront pas d'offrir les philosophes, celui d'une conviction savante et fiere aux prises avec la malveillance qui l'attaque, ou l'ignorance qui la meconnait. Traduisons ces deux morceaux qui seront comme le prologue de l'ouvrage. "Mes rivaux ont imagine la calomnie d'une accusation nouvelle contre moi, parce que j'ecris beaucoup sur l'art dialectique; ils pretendent qu'il n'est pas permis a un chretien de traiter des choses qui n'appartiennent point a la foi. Or, disent-ils, non-seulement la dialectique est une science qui ne nous instruit point pour la foi, mais elle detruit la foi meme, par les complications de ses arguments. Vraiment il est admirable qu'il ne me soit pas loisible de traiter ce qu'il leur est permis de lire, ou que ce soit mal d'ecrire ce dont la lecture est permise. Cette intuition meme de la foi dont ils parlent ne serait pas obtenue, si l'usage de la lecture etait interdit. Retranchez la lecture, la connaissance de la science s'aneantise. Si l'on accorde que l'art[448] combat la foi, on avoue evidemment que la foi n'est pas une science. Or une science est la comprehension de la verite des choses, et c'est une science que la sagesse dans laquelle consiste la foi. Elle est le discernement de l'honnete ou de l'utile. La verite n'est pas contraire a la verite; car si l'on peut bien trouver un faux oppose au faux, un mal oppose au mal, le vrai ne peut combattre le vrai ou le bien le bien; toutes les bonnes choses se conviennent et sont ensemble en harmonie. Or toute science est bonne, meme celle du mal, car le juste ne peut s'en passer. Pour que le juste se garde du mal, il faut en effet qu'il connaisse prealablement le mal; sans cette connaissance, il ne l'eviterait pas. De ce qui est mauvais comme action, la connaissance peut donc etre bonne, et s'il est mal de pecher, il est bon cependant de connaitre le peche, qu'autrement nous ne pouvons eviter. Cette science elle-meme, dont l'exercice est odieux (_nefarium_), et qui se nomme la mathematique, ne doit pas etre reputee mauvaise[449]; car il n'y a pas de crime a savoir au prix de quels hommages et de quelles immolations les demons accomplissent nos voeux; le crime est d'y recourir. Si en effet savoir cela est mal, comment Dieu lui-meme peut-il etre absous de toute malice? Lui qui contient toutes les sciences qu'il a creees, et qui seul penetre les voeux de tous et toutes les pensees, il sait necessairement et ce que desire le diable, et par quels actes on peut se le rendre favorable. Ainsi donc savoir n'est pas mal, mais faire; et la malice ne doit pas etre rapportee a la science, mais a l'acte. Nous concluons que toute science, puisqu'elle, provient de Dieu seul et qu'elle est un de ses dons, est bonne. De la suit qu'on doit accorder que l'etude de toute science est bonne, etant un moyen d'acquerir ce qui est bon. Or, l'etude a laquelle il faut principalement s'attacher, est celle de la doctrine qui enseigne le mieux a connaitre la verite. Cette science est la dialectique. D'elle vient le discernement de toute verite et de toute faussete; elle tient le premier rang dans la philosophie; elle guide et gouverne toute science. De plus, on peut montrer qu'elle est tellement necessaire a la foi catholique, que nul, s'il n'est premuni par elle, ne saurait resister aux sophistiques raisonnements des schismatiques. [Note 448: L'art par excellence, la dialectique. Voy. ci-dessus, l. I, p. 4.] [Note 449: La mathematique comprenait alors la magie. C'etait sous quelques rapports une cabalistique. Cependant le meme nom designait aussi les sciences du calcul. (Johan. Saresb. _Policrat._, l. II, c. XVIII et XIX. Voy. aussi ci-dessus l. I, p. 12.)] "Si Ambroise, eveque de Milan, homme catholique, avait ete premuni par la dialectique, Augustin, encore philosophe paien, encore ennemi du nom chretien, ne l'aurait pas embarrasse au sujet de l'unite de Dieu, que ce pieux eveque confessait avec raison dans les trois personnes. Le venerable prelat lui avait par ignorance concede d'une maniere absolue cette regle que dans toute enumeration, si le singulier etait enonce separement comme attribut de plusieurs noms, le pluriel l'etait necessairement et collectivement des memes noms, laquelle regle est fausse pour les noms qui designent une substance unique et une meme essence; la saine croyance etant que le Pere est Dieu, que le Fils est Dieu, que le Saint-Esprit est Dieu, et que cependant, il ne faut pas reconnaitre trois Dieux, puisque ce sont trois noms qui designent une meme substance divine[450]. Semblablement, quand on dit de Tullius qu'il est appele un homme, et qu'on dit la meme chose de Ciceron et de Marcus, Marcus, et Tullius, et Ciceron ne sont pas des hommes divers; puisque ces mots designent une meme substance, et qu'il n'y a plusieurs etres que pour la voix, non pour le sens. Si d'ailleurs cette comparaison n'est pas rationnellement satisfaisante, parce qu'en Dieu il n'y a pas qu'une seule personne comme en Marcus, cependant elle peut suffire pour renverser la regle precitee. [Note 450: C'est sous une forme grammaticale, la regle mathematique si _a=x_, si _b=x_, si _c=x_, _a+b+c=3x_, dont les ennemis du christianisme se sont tant servis contre le dogme de la Trinite. Je n'ai pas su trouver dans saint Augustin l'anecdote qu'Abelard raconte ici.] "Mais ils sont en petit nombre ceux a qui la grace divine daigne reveler le secret de cette science, ou plutot le tresor d'une sagesse difficile par sa subtilite meme. Plus elle est difficile, plus elle est rare; sa rarete mesure son prix, et plus elle est precieuse, plus c'est un exercice digne d'etude. Mais comme le long travail de cette science veut une lecture assidue qui fatigue bien des lecteurs, comme son excessive subtilite consume vainement leurs efforts et leurs annees, beaucoup, se defiant de la science, et non sans raison, n'osent approcher de ses portes les plus etroites. La plupart, troubles par sa subtilite, reculent des le seuil. A peine ont-ils goute d'une saveur inconnue, ils la rejettent; et comme en goutant ils ne peuvent distinguer la qualite de cette saveur, ils tournent en accusation ce merite de subtilite, et justifient la faiblesse reelle de leur esprit par une condamnation mensongere de la science. Et comme le regret finit par allumer en eux l'envie, ils ne rougissent pas de se faire les detracteurs de ceux qu'ils voient s'elever a l'habilete dans cet art. Seul, cet art dans son excellence possede ce privilege que ce n'est pas l'exercice mais le genie qui le donne. Quelque temps que vous ayez peniblement use dans cette etude, vous consumez vainement votre peine, si le don de la grace celeste n'a pas fait naitre dans votre esprit l'aptitude a ce grand mystere du savoir. Le travail prolonge peut livrer les autres sciences a toutes sortes d'esprits; mais celle-la, on ne la tient que de la grace divine; si la grace n'y a pas interieurement predispose votre esprit, en vain celui qui l'enseigne battra l'air qui vous entoure. Mais plus celui qui vous administre cet art est illustre, plus l'art qu'il administre a de prix. Il suffit de cette reponse aux attaques de mes rivaux: maintenant venons a notre dessein[451]. [Note 451: _Dialect._, pars IV, p. 431-437.] La foi du philosophe et l'orgueil de l'homme respirent dans ce morceau. C'est un des passages ou l'on voit Abelard, deposant l'humilite timide et forcee du moine et du theologien, secouer le joug de son temps et de son habit, pour parler au nom de son genie et prendre en lui-meme son autorite. La Dialectique est un ouvrage tres-considerable. Les diverses parties n'en paraissent pas ecrites a la meme date. A mesure qu'elles furent connues, elles donnerent naissance a diverses attaques contre lesquelles l'auteur se defendit en avancant; ou, composees a differentes epoques de sa vie, elles contiennent incidemment des allusions et des reponses aux accusations dont souffraient sa gloire et son repos. Le preambule qu'on vient de lire se trouve au commencement de la quatrieme partie, et temoigne des circonstances qui preoccupaient Abelard au moment ou elle a ete ecrite ou publiee. Deja, au debut de la seconde partie[452], il avait retrace les succes de ses ennemis, la persecution qui l'opprimait, les esperances qui le soutenaient: "Et les detractions de nos rivaux, les attaques detournees des jaloux ne nous ont pas determine a nous ecarter de notre plan[453], non plus qu'a renoncer a l'etude accoutumee de la science. Car bien que l'envie ferme a nos ecrits la voie de l'enseignement pour le temps de notre vie et ne permette pas chez nous les studieux exercices, je n'en perds pas l'esperance, les renes seront un jour rendues a la science, alors que le moment supreme aura mis un terme a l'envie comme a notre existence, et chacun trouvera dans cet ecrit ce qui est necessaire a l'enseignement. En effet quelque le prince des peripateticiens, Aristote, ait touche les formes et les modes des syllogismes categoriques, mais brievement et obscurement, comme un homme habitue a ecrire pour des lecteurs deja avances; quoique Boece ait donne en langue latine le developpement des hypothetiques, prenant un milieu entre les ouvrages grecs de Theophraste et ceux d'Eudeme, qui l'un et l'autre en ecrivant sur ces syllogismes, avaient, dit-il, meconnu la juste mesure de l'enseignement, l'un troublant son lecteur par la brievete, l'autre par la diffusion[454]; je sais cependant qu'apres eux il reste dans ces deux parties de la science une place a nos etudes pour constituer une doctrine complete. Les choses donc sommairement traitees ou tout-a-fait omises par eux, nous esperons dans ce travail les mettre en lumiere, corriger ca et la les erreurs de quelques-uns, concilier les dissidences schismatiques de nos contemporains et resoudre les difficultes qui divisent les modernes, si j'ose me promettre une si grande oeuvre. J'ai la confiance, grace a ces ressources d'esprit qui abondent en moi et avec le secours du dispensateur des sciences, d'achever des monuments de la parole peripateticienne qui ne seront ni moins nombreux ni moindres que ceux des Latins celebres par l'etude et la doctrine, au jugement de qui saura comparer nos ecrits avec les leurs et reconnaitre equitablement en quoi nous les aurons atteints ou depasses, comment nous aurons developpe leurs pensees, la ou eux-memes ne l'avaient pas fait. Car je ne crois pas qu'il y ait moins d'utilite et de travail a bien exposer par la parole qu'a bien inventer les pensees. [Note 452: _Dialect._, pars II, p. 227.] [Note 453: Peut-etre faudrait-il traduire: _a suivre notre dessein_; il y a dans le texte: _nostro proposito cedendum_.] [Note 454: C'est Boece qui met ainsi Abelard en mesure de juger si pertinemment Theophraste et Eudeme, disciples d'Aristote, les premiers en date de ses commentateurs, et dont nous n'avons pas conserve les ouvrages. (Boeth. _Op._, De Syll. Hyp. 1. I, p. 600.--_De la Logique d'Arist._, par M. Barthelemy Saint-Hilaire, t. II, p. 130.)] Or il sont trois dont les sept manuscrits sont tout l'arsenal de la science latine en matiere de dialectique. D'Aristote, en effet, deux ouvrages seulement ont ete jusqu'ici mis a l'usage des Latins, savoir, les livres des Predicaments et _Periermenias_ (_sic_); de Porphyre un seul, c'est le Traite des cinq voix, celui ou, en etudiant le genre, l'espece, la difference, le propre et l'accident, il donne une introduction aux Predicaments memes. Quant a Boece, nous avons introduit dans l'usage quatre livres de lui seulement, savoir: les Divisions et les Topiques, avec les Syllogismes tant categoriques qu'hypothetiques; c'est la somme de tous ces ouvrages que le texte de notre Dialectique renfermera completement et mettra en lumiere, ainsi qu'a la portee des lecteurs, si le createur de notre vie nous accorde un peu de temps, et si la jalousie lache un peu le frein a l'essor de nos ecrits[455]. [Note 455: "Si nostrae creator vitae tempora pauca concesserit et nostris livor operibus frena quandoque laxaverit." (P. 229.)] "En verite quand je parcoure dans l'imagination de l'ame la grandeur du volume, quand je regarde derriere moi ce qui est fait, et pese ce qui reste a faire, je me repons, frere Dagobert, d'avoir cede a tes prieres, et d'avoir entrepris une si grande tache. Mais lorsque deja fatigue d'ecrire, la memoire de ton affection et le desir d'instruire nos neveux renaissent en moi, soudain a la contemplation de votre image, toute langueur s'eloigne de mon ame, mon courage accable par le travail se ranime par l'amour; la charite replace en quelque sorte sur mes epaules le fardeau deja presque rejete, et la passion ramene la force la ou le degout avait produit la langueur." Ce fragment donne quelques lumieres sur deux questions importantes: 1 deg. a quelles sources Abelard puisait-il la science? 2 deg. a quelles epoques et dans quel esprit composa-t-il sa Dialectique? On voit d'abord qu'il connaissait les deux premieres parties de l'Organon, les Categories et l'Hermeneia, parce qu'elles sont effectivement traduites en entier dans le commentaire de Boece; mais il semble ignorer la traduction qu'on y trouve des Analytiques premieres et secondes et des autres parties de la Logique[456]. Toutefois il se sert des traites originaux du meme ecrivain sur la division, la definition, le syllogisme categorique et l'hypothetique. Quand il nomme les Topiques de Boece, il peut designer trois ecrits: la version des Topiques d'Aristote, les Commentaires sur ceux de Ciceron, le Traite des Differences topiques. Il s'agit, je crois, du dernier ouvrage; c'est celui qu'il parait avoir suivi en composant ce qu'il appelle aussi ses Topiques. Mais quelques passages prouvent que ceux de Ciceron ne lui etaient pas inconnus. [Note 456: A plus forte raison, ne connait-il pas la traduction d'une plus grande partie de l'Organon qu'aurait faite, dit-on, Jacques de Venise en 1128. (Jourdain, _Recherches_, etc., p. 58.)] Ce catalogue, qu'il nous donne lui-meme, confirme bien ce que des investigateurs exacts, et notamment Jourdain, pensaient de l'exiguite de la bibliotheque scientifique de cette epoque. Il faut y ajouter le Timee de Platon dans la version de Chalcidius et les Categories dites de saint Augustin[457]. [Note 457: _Ab. Op., Introd. ad. theol._, p. 1007.--Ouvr. Ined., _Dial._, p. 193.--M. Cousin a bien trouve, dans un manuscrit du XIIe ou XIIIe siecle, une traduction inedite du Phedon; mais rien n'annonce qu'elle fut connue du temps d'Abelard, et d'autres faits indiquent que c'est precisement dans les dernieres annees de sa vie et apres lui qu'un plus grand nombre d'ecrits d'Aristote et de Platon commencerent a etre repandus. (_Fragm. phil._, t. III, Append. VI.--Cf. Johan. Saresb., passim.)] Voila les monuments de la philosophie ancienne dans la premiere moitie du XIIe siecle; car on doit croire qu'Abelard connaissait tous les ouvrages qui etaient en circulation dans les Gaules, la Grande-Bretagne, la partie lettree de la Germanie, et peut-etre meme l'Italie. Sans doute les choses changerent bientot, et Jean de Salisbury, par exemple, avait deja dans les mains un plus grand nombre d'ecrits de Platon et d'Aristote. De meme aussi, longtemps avant Abelard on avait pu connaitre d'autres livres retombes plus tard dans l'oubli; car enfin les manuscrits en existaient quelque part. Ainsi Bede, au VIIIe siecle, citait de nombreux passages des principaux ecrits d'Aristote. Au XIe, Scot Erigene peut, comme on le dit, avoir commente sa Morale; mais deux cents ans apres lui, l'original et le commentaire etaient comme ignores. On a parle des commentaires de Mannon ou Nannon de Frise, sur l'Ethique, le _de Coelo_, le _de Mundo_, sur les Lois et la Republique de Platon; mais on pretend seulement qu'ils existaient dans les bibliotheques de la Hollande, et non pas qu'ils aient jamais ete fort repandus. On voit dans Gunzon, qui n'etait pas un erudit mediocre pour le Xe siecle, qu'il connaissait l'Hermeneia, le Timee, les Topiques de Ciceron et Porphyre; mais tout cela etait egalement connu d'Abelard. Le temoignage du dernier est donc tres-precieux a recueillir, et l'on peut hardiment en generaliser les consequences et l'etendre aux ecoles contemporaines[458]. [Note 458: Cf. Jourdain, _Rech. sur les trad. d'Arist._--Cousin, _Introd. aux ouvr. d'Ab._, p. 49.--L'_Hist. litt._, t. IV, p. 225 et 246, t. V, p. 428 et 657.--Ven. Bed. _Op._, t. II, _Sentent. seu axiom. phil._, passim.--Johan. Saresb., _Entheticus, in comm._, p. 82 et 109.--_Scot Erigene_, par M. Saint-Rene Taillandier, p. 79.--Brucker, _Hist. crit. phil._, t. III, p. 632, 644, et 657.--Martene, _Ampliss. Coll._, t. I, p. 299, 304 et 310.] Quant a l'ouvrage ou ce temoignage est consigne, il est difficile de determiner l'epoque ou Abelard l'ecrivait. Les morceaux qu'on vient de lire ont ete composes dans un moment ou son enseignement etait interdit. Je n'en conclurai pas que toute la Dialectique soit de la meme date. L'existence meme de ces preambules, jetes dans le cours du l'ouvrage, indique le contraire, en attestant des preoccupations accidentelles. Un prologue general devait se trouver au commencement du premier livre sur les categories, ou plutot d'un livre preliminaire qui nous manque, et qui pouvait etre a la Dialectique ce que l'Introduction de Porphyre est a la Logique d'Aristote[459]. Mais cette Dialectique, grand ouvrage en cinq parties, qui embrassait dans la pensee de l'auteur toute la matiere de l'Organon, me parait une compilation ou une refonte des divers traites, opuscules, gloses, qu'a differentes epoques il devait avoir ecrits a l'usage de ses eleves, a l'appui de son enseignement. L'exemple de Boece[460] devait encourager ses imitateurs a refaire plusieurs fois les memes ouvrages, et a ne se pas contenter d'une seule edition de leur pensee. [Note 459: _Dial._, p. 226.] [Note 460: On sait que Boece a donne deux commentaires de l'Introduction de Porphyre, deux editions de son commentaire sur l'_Hermeneia_ (lesquelles editions sont deux ecrits differents); enfin trois ouvrages sur les topiques. C'etait au reste une tradition parmi les disciples d'Aristote que de soutenir ses idees, soit en commentant ses ouvrages, soit en retraitant les memes matieres dans le meme ordre, avec les memes divisions, sous les memes titres. L'usage remontait a Theophraste. (_De la Log. d'Arist._, t. I, p. 36.)] Cependant le livre, dans son ordonnance imparfaite, temoigne d'une pensee generale et meme d'une constante disposition d'esprit. L'auteur s'y presente comme etranger desormais aux luttes de l'ecole; il veut suppleer par la composition a l'enseignement oral, qu'on lui defend. On a donc pu croire qu'il ecrivait au couvent de Saint-Denis, soit apres la decision du concile de Soissons, soit dans le fort de ses demeles avec son abbe. Le frere Dagobert, a qui il s'adresse, serait alors un de ces moines dont il avait commence, a Maisoncelle, l'education philosophique et qui tenaient secretement pour lui. Peut-etre aussi ecrivait-il dans une de ces periodes de demi-persecution ou, suspect et contraint, irrite et intimide, il se croyait reduit au silence; par exemple, vers la fin de ses lecons au Paraclet, ou lorsqu'a Saint-Gildas il s'etait fait abbe, ne pouvant plus etre professeur. Enfin, nous admettrions, avec M. Cousin, qu'il a pu faire ou plutot refaire sa Dialectique dons sa retraite de Cluni. On sait qu'il y ecrivait sans cesse, et, dans l'ouvrage, il parle des controverses speculatives comme de choses bien eloignees, et des lecons de Roscelin et de Guillaume de Champeaux comme de souvenirs deja bien vieux. De plus, il parait eviter les hardiesses qui touchent le dogme, il combat meme une opinion sur le Saint-Esprit qu'il avait soutenue dans sa Theologie[461]; enfin il veille a se montrer orthodoxe, bien qu'on ait pu juger tout a l'heure du progres reel que l'esprit d'humilite et de penitence avait fait en lui. Ce moine faible et souffrant, qu'on croyait soumis, se plaint de l'envie qui l'a condamne pour toujours au silence, et en appelle a l'avenir, qui rendra l'honneur a sa memoire et a la science la liberte. [Note 461: _Dialec._, p. 475.] Dans cette hypothese, le frere Dagobert serait un moine de Cluni, son confident, a moins que ce ne fut son propre frere, comme l'indiquerait la tendresse avec laquelle il parle de lui et de ses neveux[462]. La seule difficulte, c'est que les ouvrages theologiques contiennent des allusions et des renvois a la Dialectique, et dans celle-ci les passages correspondants se retrouvent[463]. Mais repetons que ce peut etre un compose de traites d'epoques differentes, et, dans les dernieres annees de sa vie, Abelard peut avoir revu et rassemble en corps d'ouvrage toute sa philosophie. Cette redaction achevee et arretee a Cluni serait notre Dialectique. [Note 462: C'est l'opinion de M. Cousin, qui pense qu'Abelard redigea sa Dialectique pour l'instruction de ses neveux, "nepotum disciplinae desiderium." On peut croire aussi que _ces neveux_ sont la posterite. Mais cependant ces mots: "Vestri contemplatione mihi blandiente, languor discedit, etc.," semblent indiquer qu'il s'adresse a son frere et aux enfants de son frere, en leur disant: _Votre image me rend la force._ (Ouvr. ined., _Introd._, p. XXXI et suiv.--_Dial._, p. 229.)] [Note 463: _Intr. ad. theol._, p. 1125.--_Theol. christ._, p. 1341.] Mais une chose plus positive que nos conjectures, c'est que nous avons ici un monument a peu pres complet de l'enseignement du vrai fondateur de l'ecole philosophique de Paris. Il serait infini d'analyser dans son entier un si grand ouvrage. Il suffit d'exposer avec exactitude quelques parties fondamentales, dont la connaissance sera la cle de tout le reste; des citations textuelles donneront une idee de la maniere de l'auteur. Nous craignons bien qu'on ne trouve encore ces extraits trop nombreux et trop etendus. Qu'on se rappelle pourtant que toute cette scolastique n'effrayait pas Heloise. La premiere section de la Dialectique, sous ce titre: _Des parties d'oraison_[464], etait divisee en trois livres, repondant a l'Introduction de Porphyre, aux Categories et a l'Interpretation d'Aristote. Le premier livre manque: c'etait, je crois, proprement le _Livre des parties_; le second, dont les premieres pages sont perdues, traite des categories ou predicaments. [Note 464: _Liber Partium_ (on supplee _orationis_). En donnant ce nom a un traite sur les preliminaires de la logique, Abelard etendait un peu le sens du mot _partes_; il faisait comme ceux qui intituleraient grammaire les elements de la philosophie. Car on appelait ordinairement _partes_ ce qu'il fallait apprendre avant d'etudier _artes_; c'etait la grammaire d'apres Priscien, Donat, etc., et melee d'un peu de logique (aujourd'hui, _analyse logique_). Voyez ces vers d'Alan de l'Ile: Si quis sublimes tendit ad artes, Principio partes corde necesse sciat; Artes post partes veteres didicere magistri. (Budd., _Observ. Select._, XIX, t. VI, p. 149.)] La substance est la premiere des categories, et le fond de toutes les autres. Elle tient donc le premier rang dans la logique, que l'on accuse d'etre une science purement verbale. La substance est aussi l'idee necessaire et fondamentale de toute science ontologique; ecartez cette idee, le monde objectif devient une fantasmagorie vaine. M. Royer Collard a dit quelque part qu'on peut juger une philosophie sur l'idee qu'elle donne de la substance; c'est a rectifier cette idee que Leibnitz a mis son etude, pensant regenerer avec elle toute la philosophie, et l'ideologie a regarde comme sa premiere reforme la proscription meme du mot substance. Commencons l'examen de la doctrine d'Abelard par la theorie de la substance, non qu'elle soit originale (il y a bien peu de parties originales dans la logique de ce temps-la); mais elle est importante, et peut nous apprendre a saisir et a parler la langue de la Dialectique. On connait la definition logique de la substance: "Elle n'est dite d'aucun sujet, elle n'est dans aucun sujet." A cette propriete fondamentale il faut joindre celle-ci: "En restant elle-meme, elle peut recevoir les contraires." Les substances premieres sont les individus, les substances secondes sont les genres et les especes. Ainsi parle Aristote[465]. [Note 465: Voyez le chapitre precedent et Arist., _Categ._, II.] Toutes les substances, dit Abelard apres lui[466], ont cela de commun de n'etre pas dans un sujet, c'est-a-dire un simple attribut d'un sujet (_in subjecto non esse_). Car aucune substance, ou premiere ou seconde, n'a d'autre fondement qu'elle-meme. Au reste, la difference est dans le meme cas: comme elle constitue l'espece, elle n'est pas un simple accident, elle n'est point fondee dans le sujet a titre d'accident, _non inest in fundamento per accidens_; elle entre dans la substance meme de l'espece. Si l'on dit l'_homme est un animal mortel rationnel_[467] (ou _raisonnable_), la difference _raisonnable_, qui fait de l'_animal_ l'espece _homme_, n'en est pas separable comme un simple accident, car l'espece disparaitrait aussitot. Les substances secondes sont affirmees des premieres, quand on nomme celles-ci et qu'on les definit. Il en est de meme de la difference; elle entre dans la definition. L'accident, au contraire, ne constituant rien dans la substance, lui appartient exterieurement, et ne saurait etre enonce dans la definition des substances. [Note 466: _Dial._, pars I, p. 174 et seq.] [Note 467: Il faut s'habituer a cette definition [Grec: zoon logikon thnaeton], qui est fondamentale, et qui reviendra sans cesse. Cependant Aristote avait blame Platon d'avoir introduit _le mortel_ dans la definition de l'_animal_ (_Topic._, VI, X); aussi l'attribut _mortel_ est-il souvent neglige ou ecarte, notamment dans Porphyr. Isag., I, II; et Boeth., _in Porph._, p. 3 et 61. Mais il se retrouve ailleurs. (Voyez le meme, _in Top. Cic._, p. 804 et _de Consol._, l. I, p. 898.) _Mortel_ parait avoir ete admis dans la definition pour distinguer l'homme de Dieu. Cette definition est expliquee et etablie dans Porphyre, Isag., III, p. 16 et 17 de la traduction.] Autre propriete des substances: en elles rien de contraire; ce qui veut dire qu'elles ne sont point contraires les unes aux autres. Premieres ou secondes, elles admettent les contraires, mais a titre d'accident; l'_homme_ peut etre _noir_ ou _blanc_; c'est en ce sens qu'elles ont ce qu'on appelle la susceptibilite des contraires. Si parfois on dit qu'une substance est contraire a une autre, c'est qu'elle a des accidents contraires. Mais aucune substance n'est en soi dite contraire a une autre substance, si ce n'est par une autre substance. En effet, d'un cote on ne peut dire que l'homme soit le contraire d'animal, de pierre, d'arbre; mais il a des accidents contraires a ceux de l'animal, de la pierre, de l'arbre; de l'autre, il peut etre contraire par une autre substance, c'est-a-dire que par la substance _animal_ qu'il a, l'_homme_ est contraire a la _pierre_, qui ne l'a pas. Au reste, ce caractere est commun aux categories de quantite et de relation. Les substances ne peuvent etre comparees; car la comparaison se fait adjectivement (_per adjacentiam_), non substantivement (_per substantiam_), on n'est pas plus ou moins _homme_, comme on est plus on moins _blanc_. Cette propriete se retrouve dans la quantite et ailleurs. Quel est donc exclusivement le propre de la substance? C'est qu'etant seule et meme en nombre (_un meme_ numeriquement, _idem numero_), elle peut recevoir les contraires. Cela provient de ce qu'elle est susceptible d'accidents; elle en est le fondement ou le soutien. Elle ne recoit pas les contraires en formation (_in formatione_), comme une forme qui la constitue, qui la differencie, qui determine son essence. Car la susceptibilite des contraires n'appartiendrait plus a la substance seule. La blancheur, par exemple, simple qualite, admet les formes contraires de la clarte ou de l'obscurite, et ne cesse pas d'etre la blancheur. La substance _homme_ qui recevrait la _rationnalite_ et son contraire cesserait d'etre la meme substance; mais elle peut persister en recevant des accidents contraires. Tous les accidents sont _en sujet (in subjecto)_, c'est-a-dire peuvent etre attribues a un sujet. Aristote dit que la substance est susceptible des contraires, _en vertu d'un changement en elle-meme_, c'est-a-dire moyennant un changement dans le temps; ainsi le froid devient chaud[468]. L'addition de cette determination parait superflue. Elle avait apparemment pour but d'exclure la pensee et l'oraison, qui semblent admettre les contraires, pouvant etre vraies ou fausses en des temps divers, sans cependant changer en elles-memes. _Socrate est assis_; vous le pensez et vous le dites: pensee et proposition vraies qui peuvent, en restant les memes, devenir fausses si Socrate se leve. Mais ce n'est pas la l'effet d'un _changement de soi_, c'est-a-dire d'un changement intrinseque de la pensee ou de la proposition. Aristote n'aura invente sa restriction que pour se delivrer des objections d'un adversaire importun. En effet, la proposition _Socrate est assis_, vraie pendant que Socrate est assis, n'est plus la meme quand il est leve. Ce qui est _dit ensemble_, c'est-a-dire avec autre chose, ne peut, etant seul, etre appele integralement la meme chose; car ce qui est avec ce qui n'est pas ne forme pas une essence. La proposition _Socrate est assis_ dite de Socrate assis n'est pas le meme tout que la meme proposition dite de Socrate debout: elle a donc change. Si cependant l'on veut ne voir l'essence de la proposition que dans ses termes, ce qui est plus usite, la proposition est la meme, elle n'a point change, mais aussi elle n'a point admis de contraires. Le fait que Socrate est reellement assis ou leve ne touche point a l'essence de la proposition; c'est ce qu'on appelle une apposition ou circonstance externe. Dans ce sens-la, bien d'autres choses que les substances admettraient les contraires, mais des contraires qui ne leur appartiendraient pas proprement. Les substances aussi en ont de ce genre qu'elles ne recoivent pas d'elles-memes, mais de ce qui est autre qu'elles, et qui proviennent du changement des faits exterieurs et des objets etrangers. Par exemple, il y en a qui disent que l'oraison n'est que l'air faisant du bruit (Roscelin); alors dans l'espece, suivant que Socrate serait assis ou leve, l'air serait vrai ou faux. La substance de l'air aurait-elle donc ete modifiee, aurait-elle vraiment recu des contraires? non, sans doute. La proposition n'est pas modifiee davantage dans les accidents de son essence, quelle qu'elle soit, et l'objection est sans valeur. [Note 468: _Categ._, V, XXI-XXV.] On a soutenu cependant que les substances etaient changees en soi par les contraires, et par les contraires seulement, parce que, pouvant etre sujets de tout, recevoir toutes sortes d'accidents, elles sont mobiles et instables dans leurs formes. Mais les formes qui ont besoin pour subsister d'adherer aux substances, ne sont jamais mues ou changees en elles-memes dans ces substances; elles le sont par la mobilite des substances memes, dont la nature est d'etre egalement sujettes a differentes formes, et de ne point perir quand les formes changent. Prenez la blancheur, elle peut recevoir la clarte et l'obscurite, parce que telle est la nature de la substance, sujet de la qualite de blancheur, mais comme blancheur elle ne change pas. Ainsi les substances peuvent etre changees en soi, et non dans leurs formes; car lorsque les formes recoivent des contraires, c'est que la substance qui les soutient change et passe par les contraires. Apres la substance vient la quantite[469]. On ne peut penser a une substance sans concevoir une quantite, car toute substance est necessairement une ou plusieurs. Comme l'on considere souvent la matiere sans ses qualites, la quantite a ete mise avant la qualite. Cependant il y a des qualites tellement substantielles qu'elles sont inseparables des substances, ce sont les differences. Mais enfin tel est l'ordre etabli par l'autorite[470]. La quantite d'ailleurs offre cette analogie avec la substance que, comme elle, elle n'admet en soi ni contrariete ni comparaison. [Note 469: _Dial._ pars I, p. 178.] [Note 470: Cet ordre n'est pas invariable dans Aristote. Voy. _Categ._, IV, et _Analyt. post._, I, XXII.] La quantite est la chose suivant laquelle le sujet est mesure: on pourrait donc lui donner le nom plus connu de mesure. Elle est simple comme le point, l'unite, l'instant ou moment indivisible, l'element, la voix indivisible et le lieu simple; ou bien elle est composee, comme la ligne, la superficie, le corps, le temps, le lieu compose, l'oraison et le nombre. Les quantites simples ou indivisibles n'etant pas accessibles aux sens, ne servent pas a la mesure; c'est l'office des quantites composees qui sont ou discretes, ou continues. Guillaume de Champeaux appelait les quantites simples, des natures speciales, parce qu'elles sont les seules qui naturellement manquent de parties, et les composees, des composes individuels ou individus composes, lesquels ne sont pas uns naturellement; exemple, un troupeau ou un peuple. Il ajoutait que les noms de ligne, superficie, etc., sont plutot pris (_sumpta_, abstraits) de certaines collections ou combinaisons qu'ils ne sont vraiment substantifs ou noms de substances. Ici Abelard traite du point, et il donne sur le point et les quantites qu'il engendre les notions preliminaires de la geometrie. Il n'est arrete que par une objection de Boece, qui ne veut pas que le point ajoute a lui-meme constitue la ligne, parce que rien ajoute a rien ne produit rien. Il avoue qu'il ne connait pas la solution de cette difficulte, quoiqu'il en ait entendu bon nombre de la bouche des arithmeticiens, "etant lui-meme tout a fait ignorant de cette science." Il donne cependant la solution de son maitre, c'est-a-dire de Guillaume de Champeaux. En quelque lieu qu'une ligne soit coupee, a l'extremite de chacune de ses sections apparaissent des points, qui etaient auparavant en contact; donc, sur toute la ligne, il y a des points. Ces points sont de l'essence de la ligne, sinon les parties de la ligne ne seraient pas continues, puisque ce sont les points qui se touchent. Ceux-ci seraient alors interposes et briseraient la continuite de la ligne[471]. [Note 471: L.c., p. 182.--Arist., _Cat._, VI.--Boeth. _in Praed._, p. 148.] Parmi les quantites composees se distingue le temps; c'est une quantite continue, car ses parties se succedent sans intervalle. On objecte que ces parties, toujours en transition, toujours instables, ne sont pas plus continues que celles d'une oraison, lesquelles se succedent sans continuite. Mais la succession de celles-ci est notre oeuvre, et la succession des parties du temps est naturelle; nous ne pouvons, nous, produire une continuite telle qu'il n'y ait quelque distance entre ses elements. Les parties du temps sont les unes simples, ce sont les instants, et les autres composees, ce sont les composes de ces moments indivisibles. Le temps est donc une quantite continue dans le sujet par la succession des parties. C'est par le temps que tout se mesure: toutes les choses ont donc en soi leurs temps, qui sont comme leurs mesures. Ainsi l'on ne doit pas concevoir la continuite d'un temps compose dans des choses differentes, quoiqu'on puisse percevoir en elles des parties coexistantes; mais il faut admettre dans un meme sujet des moments qui se succedent comme une eau qui coule. Les choses se mesurent, quant a leurs temps, a l'aide d'une action horaire, diurne, ayant enfin une certaine duree, et dont les parties ne sont pas permanentes, mais passent avec celles du temps. Toutes les choses ayant leurs temps, c'est-a-dire, leurs heures, jours, mois, etc., de duree, tous ces temps reunis forment un seul jour, un seul mois, etc., enfin un seul temps. Le temps est un tout qui differe de tous les autres. Dans ceux-ci, posez le tout, vous posez la partie, et la destruction de la partie detruit en partie le tout; mais vous pouvez detruire le tout sans detruire la partie, et en posant la partie, vous ne posez pas le tout. C'est l'inverse pour le temps. Ainsi, s'il y a maison il y a muraille, sans conversion, c'est-a-dire, sans reciprocite; car on ne peut dire s'il y a muraille, il y a maison. Au contraire, s'il y a la premiere heure du jour, il y a jour, et la proposition inverse n'est pas vraie. Abelard accepte ces distinctions, qui sont de tradition; toutefois il observe que sous le nom de jour on entend douze heures prises ensemble, et dont aucune ne peut exister, si une seule n'existe pas. On en conclut que cette proposition: _Le jour existe_, ne peut jamais etre vraie, les douze heures ne pouvant jamais exister ensemble; cela est exact; mais parlant figurativement, nous disons, comme le jour existe par partie, qu'une partie est une partie du jour. Proprement, on ne peut appeler un tout, ce dont il n'existe jamais qu'une partie; mais souvent nous prenons comme un entier ce qui n'en est pas un veritablement, et nous adaptons des noms a des choses comme si elles existaient, quand nous voulons en faire comprendre quoi que ce soit. Tels sont les noms de passe et de futur, que nous employons, lorsque nous voulons en donner quelque idee ou mesurer quelque chose par leur moyen, quoiqu'ils ne soient pas meme des temps. Car ils ne sont point des quantites, n'etant dans aucun sujet, et ils ne sont dans aucun sujet, puisqu'ils ne sont pas. "Le temps qui fut ou qui n'est pas encore ne devrait pas plus etre appele temps que le cadavre humain ne doit etre appele homme." Seulement une chose passee a precede la presente, comme la presente precede la chose a venir. Des temps de chaque chose nous composons le temps, et le temps present est le terme commun du passe et de l'avenir. Le nombre a pour origine l'unite, il est une collection d'unites. Deux unites font le binaire, trois le ternaire, etc. Tous ces nombres, suivant Guillaume de Champeaux, n'etaient pas des especes du nombre, n'avaient pas le nombre pour genre, puisqu'un nombre ne pouvait etre une chose une, une essence. Un habitant de Rome et un habitant d'Antioche font le binaire ou le nombre deux. Est-ce donc une chose que ce qui se compose de deux choses si distinctes et si distantes? Ainsi, disait-il, tout nom de nombre, le binaire, le ternaire, sont des noms pris des collections d'unite, _noms pris, sumpta_, ou, si l'on veut, abstraits. Abelard voit a cela quelque difficulte et trouve plus a propos de dire que le nombre est un nom substantif et particulier de l'unite, qui signifie egalement unite au singulier et au pluriel. Binaire, ternaire et les autres nombres, seront des noms du pluriel. "Ceux qui croient que dans les noms d'especes ou de genres, sont contenues non-seulement les choses unes de nature (les individus), mais encore celles qui sont substantiellement (mieux, _substantivement_) designees par ces noms, pourront appeler peut-etre les noms de nombre des especes, attendu qu'ils suivent plus la logique dans le choix, des noms que la physique dans la recherche de la nature des choses." Ceci s'adresse, comme on le voit, aux realistes. Comme le nombre, l'oraison est une quantite. Aristote appelle oraison les sons, ou, si l'on veut, les voix significatives, lorsqu'elles sont proferees en combinaison avec l'air lui-meme. "Cependant," dit Abelard, "le systeme de notre maitre voulait, je m'en souviens, que l'air seul, a proprement parler, fut entendu, resonnat et signifiat, etant seul frappe, et qu'on ne dit de ces sons qu'ils sont entendus ou significatifs qu'en tant qu'ils sont adjacents a l'air ou plutot aux parties d'air entendues ou significatives. Mais, a ce sens, on pourrait soutenir que toute forme de l'air, fut-ce sa couleur, est entendue et signifiee." Proprement, le son n'est entendu et ne signifie qu'autant que par le battement de l'air il est produit dans l'air et rendu par ce meme air sensible aux oreilles. Par les sens nous percevons les formes des substances, par l'ouie nous recevons et sentons le son profere. On demande quand cette oraison ou proposition: _L'homme est un animal_, laquelle n'a point de parties permanentes, devient significative; est-ce au commencement, au milieu, a la fin? La signification n'est accomplie qu'au dernier point du prononce. En vain dit-on qu'il faut alors que les parties qui ne sont plus signifient, parce qu'autrement il n'y aurait que la derniere lettre de significative. Ce n'est qu'apres que la proposition est toute prononcee que nous en tirons une pensee; nous la comprenons en rappelant a la memoire les parties proferees immediatement auparavant. C'est par l'intelligence et la memoire que nous constatons une signification. Dire que l'oraison proferee signifie, ce n'est pas lui attribuer une forme essentielle, qui serait la signification; mais c'est reconnaitre a l'ame de l'auditeur une comprehension operee a la suite de l'oraison prononcee. Quand nous disons: _Socrate court_, le sens ou la signification parait n'etre que la conception produite, apres la prononciation, dans l'ame d'un auditeur. Ainsi la proposition: _La chimere est concevable_[472], se comprend figurativement, non qu'elle attribue a aucune chose la forme de la chimere ou ce qui n'est pas, mais parce qu'elle produit une certaine pensee dans l'ame de celui qui pense a la chimere. Si donc, par la signification d'un nom, nous n'entendons point une forme essentielle, mais seulement ce qui engendre un concept, l'oraison significative sera celle qui fait naitre une idee dans l'intelligence. Le nom de _signifiant_ ou _significatif_ est pris de la cause plutot que d'une propriete; il convient a ce qui est cause qu'un concept se produise dans l'esprit de quelqu'un. [Note 472: _Chimaera est opinabilis_ (p. 192). _Opinabilis_ vaut mieux que _concevable_, l'_opinatio_ ([Grec: doxa]) etant precisement la pensee a son moindre degre, la pensee de ce qui n'est pas. (Arist., _Hermen._, XI; _Boet., De Interp._, p. 423.) Au reste cet exemple de la chimere, la question de savoir comment on pouvait concevoir ou nommer le chimerique, le centaure, l'hirco-cervus ([Grec: Tragelaphos]. _Hermen._, I, 1), occupait beaucoup les scolastiques. Voyez sur _chimaera intelligitur_ le c. VII.] Apres la quantite, on prevoit qu'Abelard passe aux autres categories; seulement il change l'ordre d'Aristote, et arrive immediatement a celles qu'on appelle _quand_ et _ou_. Sur l'une et l'autre il se fait cette question: Les categories ou predicaments sont ce qu'on a nomme les genres ou generalites par excellence, les genres les plus generaux, ce qu'il y a de plus general, _generalissima_. Or, _ou_ et _quand_ ne semblent pas tels, puisqu'ils ne paraissent pas etre des premiers principes; _ou_ nait du lieu, _quand_ vient du temps. Mais les principes premiers ne sont premiers que par la matiere et non par la cause. Car si par principe on entend cause, la substance sera le principe des autres predicaments, puisque c'est en elle que tous se realisent, et qu'etant soutenus par elle, c'est d'elle, sans nul doute, qu'ils tiennent l'etre[473]. [Note 473: _Dial._, pars I, p. 199.] Cette observation est importante, mais Abelard ne la pousse pas plus loin. Elle le met cependant sur la voie de la distinction a faire entre la dialectique et l'ontologie, qu'il appelle la logique et la physique, c'est-a-dire entre la science des conceptions de l'etre et celle de la nature des etres. L'une est au vrai sens du mot une ideologie, et, jusqu'a un certain point, une hypothese; l'autre est la connaissance de la realite, ou cet empirisme transcendant qui donne les choses et non des abstractions. Cette distinction est souvent entrevue par les scolastiques; ils y font, en passant, allusion; et s'ils n'insistent pas, peut-etre pensaient-ils qu'elle allait sans dire. Mais plus souvent encore ils ont l'air de l'oublier ou de la meconnaitre; et prenant au serieux toute leur geometrie intellectuelle, toute cette science de convention, ils semblent mettre une ontologie factice a la place de la veritable, realiser les abstractions, materialiser les etres de raison et faire vivre l'esprit dans un monde compose d'apparences et peuple de fantomes. C'est cette ontologie qui a decrie la scolastique et compromis le nom meme d'ontologie, au point que dans un grand nombre d'esprits cette science est devenue le synonyme de l'hypothese et de la chimere. Abelard, quoiqu'il passe en revue les dix categories, n'epuise pas la matiere. Il donne pour raison que l'autorite n'a laisse de la plupart des predicaments qu'une enumeration. Aristote, en effet, ne parle avec detail que des quatre premiers. "Aristote," ajoute-t-il, "au temoignage de Boece, a traite avec plus de profondeur et de subtilite des predicaments _ubi_ et _quando_ dans ses _Physiques_, et de tous dans ceux de ses livres qu'il appelle _les Metaphysiques_. Mais ces ouvrages, aucun traducteur ne les a encore appropries a la langue latine, et voila pourquoi la nature de ces choses nous est moins connue[474]." [Note 474: _Dial._, p. 200. La Physique et la Metaphysique n'etaient donc pas traduites ni etudiees. Les manuscrits grecs, dont on pouvait connaitre l'existence, etaient comme non avenus. Boece nomme ces ouvrages dans son commentaire sur les categories (p. 190), mais il cite aussi au meme endroit le traite d'Aristote sur la generation et la corruption, et comme il en cite le titre en grec, Abelard l'omet.] On voit ce qu'etait des lors Aristote. La science se mesurait a la portion connue de ses ouvrages. Cependant il est remarquable qu'Abelard montrait pour Platon, qu'il connaissait si peu, plus de deference encore et de penchant. A propos de la relation, il rappelle, sur la foi de Boece, que Platon avait donne une definition recue, puis critiquee et reformee par Aristote. Cette definition portait que les relatifs sont les choses qui peuvent etre assignees les unes aux autres d'une facon quelconque par leurs propres, comme un nom assigne a un autre par le genitif. Mais Aristote, en examinant mieux cette definition, la trouva trop large. "Il osa corriger l'erreur de son maitre, et se fit le maitre de celui dont il se reconnaissait le disciple." Il donna donc cette definition: "Il y a relation quand une chose n'est que par rapport a une autre;" c'est-a-dire quand une chose n'existe que par une autre[475]. Beaucoup de choses peuvent etre rapportees a d'autres sans que l'etre des unes depende de l'etre des autres. _Le boeuf de cet homme_ n'exprime pas un rapport pareil a celui qui est exprime par _l'aile de l'aile_, car sans _aile_ il n'y a plus d'_aile_, et _l'homme_ existe sans _le boeuf_. Si la definition de Platon, convenant a tous les rapports, est trop large, on a trouve celle d'Aristote trop etroite, et l'on a dit qu'elle n'embrassait point la relation dans sa plus grande generalite. "Mais," observe Abelard, "si nous nous hasardons a blamer Aristote le prince des peripateticiens, quel autre adopterons-nous donc?" et il s'applique a justifier le maitre qui lui reste. [Note 475: Je traduis ici les deux definitions sur le texte d'Abelard (_Dial_., p. 201), l'une: "Omnia illa _ad aliquid_ quaecumque ad se invicem assignari per propria quoque modo possent. (Platon?) Sunt ea _ad aliquid_ quibus est hoc ipsum esse ad aliud se habere." (Aristote.) Boece, qui nous apprend qu'on croyait la premiere definition de Platon, les donne toutes deux plus clairement et plus correctement:--"1 deg. _Ad aliquid_ dicuntur quaecumque hoc ipsum quod sunt aliurum esse dicuntur, vel quomodo libet aliter ad aliud.--2 deg. Sunt _ad aliquid_ quibus hoc ipsum esse est _ad aliquid_ quodam modo se habere." (_In Praed_., p. 155 et 169.) M.B. Saint-Hilaire traduit d'une maniere plus conforme au texte d'Aristote en disant: 1 deg. "On appelle relatives les choses qui sont dites, quelles qu'elles soient, les choses d'autres choses, ou qui se rapportent a une autre chose, de quelque facon differente que ce soit.--2 deg. Les relatifs sont les choses dont l'existence se confond avec leur rapport quelconque a une autre chose." (T. I, _Categ._, c. vii, p. 81 et 91.) Voici l'original: 1 deg. [Grec: Pros ti de ta toiauta legetai, osa auta aper estin, heteron einai legetai, ae hoposoun allos pros heteron.]--2 deg. [Grec: Esti ta pros ti, ois to einai tauton esti to pros ti pos echein.] (_Cat_., VII, vii, 1 et 24.)] "Nous avons," dit-il en terminant, "dans tout ce que nous venons d'enseigner sur la relation, suivi principalement Aristote, parce que la langue latine s'est particulierement armee de ses ouvrages et que nos devanciers ont traduit ses ecrits du grec en cette langue. Et nous peut-etre, si nous avions connu les ecrits de son maitre Platon sur notre art, nous les adopterions aussi, et peut-etre la critique du disciple touchant la definition du maitre paraitrait-elle moins juste. Nous savons en effet qu'Aristote lui-meme dans beaucoup d'autres endroits, excite peut-etre par l'envie, par le desir de la renommee, ou pour faire montre de science, s'est insurge contre son maitre, ce premier chef de toute la philosophie, et que, s'acharnant contre ses opinions, il les a combattues par certaines argumentations et meme par des argumentations sophistiques; comme dans ce que nous rapporte Macrobe au sujet du mouvement de l'ame[476]. De meme, ici peut-etre s'est-il glisse quelque malveillance, soit qu'Aristote n'ait pas ete juste dans sa maniere de prendre la doctrine de Platon sur la relation, soit qu'il expose mal le sens de la definition et y ajoute de son fonds des exemples mal choisis, afin de trouver quelque chose a corriger. Mais puisque notre latinite n'a pas encore connu les ouvrages de Platon sur cet art, nous ne nous ingerons pas de le defendre en choses que nous ignorons. Nous pouvons cependant faire un aveu, c'est qu'a considerer plus attentivement les termes de la definition platonique, elle ne s'ecarte pas de la pensee d'Aristote." Lorsqu'il a dit: "Les relatifs sont des relatifs en ce qu'ils sont choses des autres choses," il a regarde moins a la construction des mots, qu'a la relation naturelle des choses. Il ne s'agit pas, en effet, d'une attribution quelconque, verbale, accidentelle, mais substantielle. Ce qui est assigne par possession n'est pas relatif dans le sens technique, car ce n'est pas ce qui accompagne naturellement le sujet, ce qui en depend substantiellement. Le boeuf d'un homme, n'est que le boeuf possede par un homme. Une chose est relative a une autre, elle est _ad aliquid_, lorsqu'elle est _d'une autre_, en ce sens qu'elle en depend, comme la paternite et la filiation dependent mutuellement l'une de l'autre. Sans doute cette relation est exprimee par le genitif, ce qui est _d'un_ autre, _quod est aliorum_; mais le genitif n'exprime pas uniquement la simple assignation de ce qui est possede a ce qui possede, il enonce aussi la relation de dependance essentielle, comme lorsqu'on dit: Le pere est le pere du fils. Dans cette proposition, on peut entendre egalement et que la substance du pere est dans un certain rapport avec le fils ou que les deux substances se concernent, et qu'il y a du pere au fils une relation necessaire qui fait que l'un ne peut etre sans l'autre. [Note 476: _Dial._, p. 206. A la maniere dont parle Abelard, il parait avoir connu le texte meme de Macrobe. (_In somn. Scip._, l. II, C. XIV.)] L'etude des autres categories, meme celle de qualite, nous apprendrait peu de chose, et nous passons au livre III. La seconde partie de l'Organon est le traite _super periermenias_, comme l'appelle Abelard, qui n'etait pas le seul a prendre ce titre pour un seul mot: [Grec: Ermaeneia], Hermeneia; _de Interpretatione_, comme disent les premiers traducteurs; _du langage_ ou _de la proposition_, comme dit le dernier traducteur de la Logique. Dans la Dialectique d'Abelard, qui est son Organon, la premiere partie est terminee par un livre _de Interpretatione_, qui succede aux _Predicaments_, et ce livre III est, a beaucoup d'egards, comme dans Aristote, une grammaire generale[477]. La sont veritablement traitees les parties du discours, et notamment le nom et le verbe. Cependant on y remarque quelque dissidence sur les questions communes entre les dialecticiens et les grammairiens, et Abelard se prononce en general pour les premiers. Il serait impossible de le suivre dans le detail de ses recherches sur les mots, et nous marcherons ici rapidement. [Note 477: _Dial._, pars I, l. III, p. 209, 226.--_De la Log. d'Arist._, t. I, p. 183.--_Log. d'Arist._, trad. par le meme, t. I, p. 147.] Guillaume de Champeaux est souvent cite. Il parait evident qu'il avait touche a toutes les parties de la dialectique, et produit, sur maintes questions, des vues nouvelles qui ne manquent pas de subtilite. De ces questions, celle qui semble le plus occuper Abelard, est la question de savoir ce que c'est que la signification des mots. On a deja vu tout a l'heure qu'il entend par _signifier_ produire une idee. C'est une consequence que pour juger de la signification des mots, il faut moins regarder aux mots qu'a l'intelligence de l'auditeur. Soit donc posee la question: Un nom signifie-t-il tout ce qui est dans la chose a laquelle le nom a ete impose, ou bien seulement ce que le mot meme denote et ce qui est contenu dans l'idee qu'il exprime? Abelard se decide pour cette derniere opinion, qui etait celle d'un certain Garmond[478] contre Guillaume de Champeaux; le premier s'appuyant sur la raison, tandis que le second semblait appuye par l'autorite. Ainsi l'on ne peut accorder au dernier que le nom d'un genre signifie l'espece, quoique l'espece soit dans le genre, ni que le nom abstrait designe le sujet de l'accident qu'il exprime, quoique l'accident soit dans le sujet et n'en puisse etre separe. Chacun de ces noms ne signifie que l'idee qu'il excite dans l'esprit; ainsi quoique les hommes soient des animaux, le nom d'animal ne signifie point homme, parce qu'il ne produit pas l'idee d'homme. Encore moins de ce que l'homme est blanc, suit-il que _blanc_ designe l'_homme_. Il y a dans cette opinion de Garmond, adoptee par Abelard, contre le sens apparent de quelques mots d'Aristote et de Boece, une tendance louable a subordonner la dialectique a la psychologie. [Note 478: _Dial._, p. 210. Ce Garmond est inconnu.] Nous ne dirons rien de plus sur cette premiere partie. Elle ne contient pas de grandes nouveautes; mais ce que nous en avons extrait donne une certaine idee de la maniere d'Abelard, ainsi que de l'ouvrage qu'il nous a laisse et de la science qu'il professait. Il refait la logique apres Aristote et d'apres ce qu'il sait d'Aristote. Il explique, commente, developpe les idees de l'autorite, et quelquefois expose et discute les objections et les nouveautes qui se sont posterieurement produites: c'est alors qu'il donne du sien. Encore est-il difficile de distinguer ce qui peut se rencontrer d'original dans ce qu'il n'emprunte pas a Porphyre et a Boece. On ne saurait avec certitude attribuer de la nouveaute qu'aux opinions qu'il presente comme celles de son maitre, c'est-a-dire de Guillaume de Champeaux, et de l'originalite qu'a celles qu'il exprime, quand il refute et remplace ces opinions. Somme toute, ce qui est a lui, c'est moins le fond des doctrines que la discussion. CHAPITRE IV. SUITE DE LA LOGIQUE D'ABELARD.--_Dialectica_, DEUXIEME PARTIE, OU LES PREMIERS ANALYTIQUES.--DES FUTURS CONTINGENTS. La theorie de la proposition et du syllogisme categorique est la base de la logique proprement dite; et l'on ne s'etonnera pas que dans la seconde partie de son ouvrage[479], Abelard l'ait exposee avec etendue. Ici les idees originales, les opinions caracteristiques continuent d'etre fort rares. Il est difficile d'innover dans cette mathematique immuable qu'Aristote a probablement creee et certainement fixee pour jamais. Encore aujourd'hui, quiconque traite de la proposition ou du syllogisme, repete Aristote. Sous ce rapport, il est encore et il demeurera _l'autorite_. En exposant avec beaucoup de details des idees pour la plupart communes a tous les dialecticiens du moyen age, en n'y apportant de particulier qu'une subtilite minutieuse et toujours beaucoup d'esprit, Abelard s'efface et se laisse oublier. Je me trompe cependant; voulant quelque part montrer, par un exemple, qu'il y a des termes qui ont un sens arbitraire et des noms qui ne rendent que l'intention de celui qui les a donnes, il a dit ces mots: "Le nom d'Abelard ne m'a ete donne qu'afin d'indiquer qu'il s'agit de ma substance[480]." Ailleurs, peut-etre, il ne se designe pas moins, ou plutot il se trahit, lorsque, voulant enumerer les diverses classes d'oraisons, il donne pour exemple de l'imperative cet ordre d'un maitre: _Prends ce livre_; pour exemple de la deprecative: _Que mon amie s'empresse_; pour exemple enfin de la desiderative, ces mots que nous ne traduisons pas: _Osculetur me amica_[481]. Est-ce a Cluni qu'il ecrivit ces mots? [Note 479: _Dial._, pars II, in III l., p. 227-323.--Abelard appelle cette partie _Analytica priora_, titre de la troisieme partie de l'Organon. Seulement dans Aristote, cette troisieme partie ne traite point de l'oraison ni de la proposition, ni par consequent de l'affirmation et de la negation, etc., tout cela ayant trouve en place dans l'_Hermeneia_. Les Analytiques premiers ou premieres roulent exclusivement sur l'analyse du syllogisme; et Abelard, en conservant le titre, aurait du conserver la division. Au reste, il n'avait pas sous les yeux les Analytiques d'Aristote, et il etait principalement guide par le traite de Boece sur le syllogisme categorique; c'est cet ouvrage qui, soit par son introduction (Boeth. _Op._, p. 558), soit par son premier livre (_id._, p. 580), lui a donne l'exemple de joindre a la theorie du syllogisme tout ce qui concerne l'oraison et la proposition.] [Note 480: _Dial._, pars I, l. III, p. 212.] [Note 481: _Dial_., pars II, p. 234 et 236.--Accipe codicem.--Festinet amica.] C'est dans cette partie de la philosophie que la science parait le plus abstraite, le plus etrangere aux realites, et ce sont surtout les opinions d'Abelard sur le fond des choses qui excitent notre curiosite. Nous avons dit et nous verrons mieux encore par la suite que ce fond des choses n'est pas toujours aussi etranger qu'il le semble a la pensee du philosophe et meme du dialecticien. Mais il est un point de la theorie de la proposition ou Abelard fait cesser jusqu'a cette apparence, et dans une digression heureuse, donne un des plus remarquables exemples de l'application de la dialectique a la metaphysique. C'est la un procede de la science comparable, sous plusieurs rapports, a l'application de l'algebre a la geometrie; et comme il s'agit d'une question importante, sur laquelle Abelard s'est fait une renommee, de la question du libre arbitre, nous reproduirons ses idees avec un peu de developpement. Pour bien comprendre la question, il faut remonter a la theorie de la proposition. Elle se definit: une oraison qui signifie le vrai ou le faux. La signification de la proposition est susceptible de faussete ou de verite, tant par rapport aux conceptions que par rapport aux choses. Dans la proposition: _Socrate court_, ce ne sont pas les conceptions de _Socrate_ et de _course_ que nous entendons combiner; c'est la chose _course_ que nous voulons combiner a la chose _Socrate_, et la conception que nous provoquons dans l'esprit de celui qui nous ecoute est une conception de realite. La proposition, en tant qu'elle porte sur les conceptions, n'a presque aucune consequence necessaire, elle en a de nombreuses, en tant qu'elle porte sur les choses memes. En prononcant une proposition, on a ou l'on n'a pas de certaines conceptions, et toutes celles que la logique tirerait des termes de la proposition, ne nous sont pas necessairement presentes a l'esprit. De la chose meme enoncee par la proposition, nait au contraire plus d'une consequence obligee. Si je pense que tout homme est un animal, je ne pense pas necessairement que l'homme est un corps; mais du fait que tout homme est un animal, resulte necessairement le fait que l'homme est un corps; d'ou cette regle, vraie pour les choses, fausse pour les idees: "Si l'antecedent existe dans la realite, il est necessaire que le consequent existe dans la realite[482]." [Note 482: _Dial._, pars II, p. 237 et seqq.--La liaison de l'antecedent et du consequent joue un grand role dans la theorie du syllogisme hypothetique, et les idees d'Abelard sur ce point avaient de la celebrite. (Voy. Johan. Saresb. _Pollcrat._, l. II, c. XXII, et _Metalog._, l. III, c. VI.)] Vraie ou fausse, la proposition est affirmative ou negative. L'affirmation et la negation d'un meme sont contradictoires; ce qui s'exprime en disant: "L'affirmation et la negation divisent;" ce qui revient a dire que tout ce qui n'est pas dans l'une est necessairement dans l'autre. Cela est evident pour les propositions relatives au present; mais il est des propositions qui ne se renferment pas dans le temps present. Des affirmations ou negations vraies ou fausses peuvent se dire au passe ou au futur. De celles-ci, et particulierement des dernieres, on a doute que l'affirmation ou la negation fussent divisoires (_dividentes_), c'est-a-dire que la verite de la negation y dut exclure celle de l'affirmation, et reciproquement; car aucune proposition au futur, c'est-a-dire prononcant sur un evenement contingent, ne saurait etre vraie d'une verite necessaire. On prevoit comment le libre arbitre a pu se trouver interesse dans cette question. Dans l'avenir, en effet, l'evenement n'est jamais determine. La proposition n'est vraie, comme elle n'est fausse, qu'a la condition de la determination. Or, la determination n'est possible que pour le passe, le present, ou bien encore le futur necessaire ou naturel, parce que dans ces cas les propositions enoncent des evenements determines. Nous appelons determines les evenements qui peuvent etre connus dans leur existence, comme les evenements presents ou passes, ou qui sont certaine par la nature de la chose, comme les evenements futurs necessaires ou naturels. _Dieu sera immortel_, est un futur necessaire; _un homme mourra_, c'est un futur naturel. Ce dernier evenement n'est pas un futur necessaire, car il n'est pas necessaire qu'_un homme meure_; mais un futur necessaire est naturel, il resulte de la nature de l'etre. On peut donc distinguer deux futurs, le naturel et le contingent. Ce dernier seul est celui qui se prete a l'alternative, c'est-a-dire qui se concoit aussi bien avec le non-etre qu'avec l'etre. _Je lirai aujourd'hui_, est de cette espece; car il peut egalement arriver que je lise ou que je ne lise pas. L'evenement d'un futur contingent etant indetermine, les propositions qui enoncent un tel evenement sont vraies ou fausses indeterminement ou, pour mieux dire, d'une verite ou d'une faussete indeterminee. Mais cette indetermination n'est relative qu'a l'evenement qu'elles enoncent. Dans l'avenir, c'est-a-dire dans un present qui n'est pas encore, de l'affirmation ou de la negation de l'evenement, l'une sera vraie et l'autre fausse; voila qui est determine et certain. Rien ne l'est que cela avant l'evenement. Au present meme l'evenement peut etre determine, et la verite de la proposition rester indeterminee. Par exemple, pour la science humaine, le nombre des astres est inconnu; on ne sait s'il est pair ou impair; cependant c'est chose deja determinee dans la nature. Il faut donc distinguer la certitude de la verite. Il n'y a de determine, quant a la certitude, que ce qui peut se connaitre de soi. Si l'on objecte que, bien que de la verite d'une proposition l'evenement reel ne paraisse pas pouvoir etre infere, cependant la certitude de l'une engendre celle de l'autre, parce que si l'antecedent est certain, certain est le consequent; cela peut etre vrai quant a la certitude, mais non quant a la determination. Des futurs contingents peuvent etre certains, mais non determines. Or ce sont les seuls futurs dont parle Aristote, car lorsqu'un futur est determine par la nature de la chose, il assimile la proposition a une proposition au present. On peut appeler futur ce qui est necessaire; car le necessairement futur sera toujours futur ou ne sera jamais present, et ce qui ne sera jamais present n'est point futur. Tout futur sera present un jour. Il n'est pas meme vrai que tout ce qui sera toujours futur ne sera jamais present; car le meme peut etre egalement futur et present, quant a la meme chose: comme l'est, quant au fait d'etre assis, celui qui s'est deja assis et qui s'asseoira; comme le ciel, qui doit toujours tourner et qui tourne toujours; comme Dieu, qui toujours fut, est et sera. Or, quoique aucune proposition au futur contingent ne soit vraie ou fausse _determinement_, cependant ce qui est determine et necessaire, c'est que de toutes les divisions de la proposition une soit vraie et une autre fausse: "_Socrate lira, Socrate ne lira pas_." Aucune, dit-on, n'est vraie, aucune n'est fausse. Dites qu'on ne peut le savoir, mais rien de plus. Nous ne savons pas si le nombre des astres est pair; mais s'il est pair, la proposition: _Les astres sont en nombre pair_, est vraie. De meme pour le futur. Si l'avenir est tel que l'annonce la proposition, elle est vraie; sinon, elle est fausse. Ce que sera le futur est incertain, mais il sera comme la proposition l'affirme ou comme elle le nie; cela est certain, c'est-a-dire qu'il est certain que si l'une des propositions est vraie, l'autre est fausse. Qu'on ne dise point qu'une proposition qui dit ce qui n'est pas, ne saurait etre vraie. Elle ne serait pas vraie, si elle disait que ce qui n'est pas est, mais non quand elle dit que ce qui n'est pas sera. Ce qu'elle dit alors n'est pas, mais peut etre; ainsi la proposition peut etre vraie. Mais on a conteste cette application du principe de contradiction en vertu de la division, comme parle la logique. On a dit: Si de toute affirmation ou negation divisoire il est necessaire que l'une soit vraie et l'autre fausse, il en est de meme de ce qu'elles enoncent; alors necessairement ce qu'enonce la vraie est necessairement, et ce que dit la fausse necessairement n'est pas. Ainsi des futurs contingents, l'un est et l'autre n'est pas; il est donc necessaire que l'un soit un jour et l'autre non. La consequence est que tout arrive necessairement, et que le conseil et l'effort sont choses vaines. Or, l'experience prouve qu'il est bon d'etre prudent et de prendre de la peine, et qu'on influe ainsi sur les evenements; on en conclut la destruction de la consequence. Le consequent detruit, on remonte a la destruction de l'antecedent. De ce qu'il n'est pas necessaire que de toutes les choses que disent les propositions par division, l'une soit et l'autre ne soit pas, on infere qu'il n'est pas necessaire non plus que de toutes ces propositions l'une soit vraie et l'autre soit fausse. On s'appuie pour cela sur ce fait, que beaucoup de choses futures se pretent a l'alternative, c'est-a-dire peuvent egalement se faire ou ne se pas faire; par exemple, cet habit, il est egalement possible qu'il soit coupe ou ne soit pas coupe. Soit, mais pour bien resoudre la difficulte, il faut savoir trois choses: ce que c'est que le hasard, le libre arbitre, la _facilite de la nature_; ce sont les expressions de Boece[483]. [Note 483: Boeth., _De Interp._, ed. sec., p. 364.] Le hasard est l'evenement inopine qui resulte de causes qui y concourent, malgre une tendance intentionnelle tout autre. Un homme qui trouve un tresor dans un champ, le trouve par hasard; pourquoi? parce qu'il ne le cherchait pas, et que celui qui l'y a enfoui, ne l'avait pas enfoui pour qu'il le trouvat. Deux intentions qui visaient a autre chose ont amene par leur concours ce resultat, et l'on dit que c'est un hasard[484]. [Note 484: _Dial._ pars II, p. 280-290.] Le libre arbitre est un jugement libre quant a la volonte, _liberum de voluntate judicium_. Par lui nous arrivons a faire une chose apres en avoir delibere, sans aucune violence externe qui force ou empeche de la faire. Quand les imaginations[485] viennent a l'esprit et provoquent la volonte, la raison les pese et juge ce qui lui parait le meilleur, puis elle agit. C'est ainsi que souvent nous dedaignons ce qui nous est doux ou nous semble utile, tandis que nous supportons avec courage et contre notre volonte, en quelque sorte, de rudes epreuves. Si le libre arbitre n'etait que la volonte, on pourrait dire aussi que les animaux ont le libre arbitre. [Note 485: Les imaginations sont les idees sensibles, [Grec: phantasmata], _imaginationes_. Tout ceci est emprunte a Boece. _De Interp._, l. III, p. 360.] Enfin, _la facilite naturelle_ est celle qui ne depend ni du hasard, ni du libre arbitre, mais de la nature des choses. Suivant celle-ci, en effet, il est ou n'est pas _facile_ (faisable) qu'un evenement ait lieu. C'est ainsi qu'il est possible que cette plume soit brisee; cela est facile naturellement. En cette matiere, il y a grande dissidence entre les stoiciens et les peripateticiens. Les uns ont tout soumis au destin, c'est-a-dire a la necessite. Tout etant eternellement prevu, rien ne peut ne pas arriver, et il n'y a de hasard que pour notre ignorance; l'incertitude n'est qu'en nous. Les peripateticiens repondent que notre ignorance s'applique surtout aux choses qui n'ont naturellement en elles-memes aucune necessite constante. Le libre arbitre est, pour les premiers, cette volonte necessaire a laquelle l'ame est determinee par sa nature, en sorte que la necessite providentielle contraint la volonte meme. Cette volonte est en nous, voila tout le libre arbitre qu'ils nous laissent; mais on a vu qu'aupres de la volonte il faut encore le jugement de la raison. Quant a la possibilite et a l'impossibilite, les stoiciens la rapportent a nous, non aux choses, a notre puissance, non a la nature. Mais qui ne sait qu'il y a des choses possibles et d'autres impossibles par nature? Qui doute que la libre volonte ne soit une chose, et la possibilite une autre; que le nom de hasard ou cas fortuit, enfin, ne se donne a un evenement inopine, et que l'inopine ne soit, en effet, ce qui ne resulte ni de notre volonte, ni de notre connaissance, ni de la nature meme d'aucune chose? Il est vrai qu'alors "il faut s'etonner qu'on nous dise que l'astronomie donne la prescience des evenements futurs; car si les hasards sont independants de la nature, inconnus meme a la nature, comment peut-on les connaitre par un art naturel?" On objecte aussi les inductions necessaires a la physique; mais il n'y a la que des futurs entierement depourvus de necessite. _Les sectateurs de cet art_ pretendent qu'il leur donne les moyens de prevoir ces sortes de futurs et de predire avec verite qu'un tel homme mourra le lendemain, ce qui est un futur contingent, et non qu'il est mort a l'heure qu'il est, ce qui est toujours determine. "Mais abandonnons ce sujet, qui nous est inconnu, plutot que de nous exposer a en disserter temerairement." Le premier point a etudier est cette necessite pretendue de tous les evenements, ou plutot ce destin qui en est la cause, disons la divine providence. Comme Dieu a eternellement prevu tous les evenements futurs tels qu'ils seront, et comme il ne peut s'etre trompe dans les dispositions de sa providence, on veut que tout arrive necessairement ainsi qu'il l'a prevu; autrement, il serait possible qu'il se fut trompe. Cette consequence repugne, elle est meme abominable. Or, quand le consequent est impossible, l'antecedent l'est aussi. La providence de Dieu nous obligerait donc a croire a la necessite universelle, et il n'arriverait plus rien par notre conseil et nos efforts. Mais, parce que Dieu a prevu eternellement l'avenir, d'ou vient qu'il aurait impose aux choses aucune necessite? S'il prevoit que les choses futures arriveront, il les prevoit aussi comme pouvant ne pas arriver, et non comme des consequences forcees de la necessite; autrement, il ne les verrait pas dans sa prescience comme elles arriveront dans la realite; car elles arrivent en pouvant ne pas arriver. Sa providence embrasse tout; il prevoit et que les choses arriveront et qu'elles pourront ne pas arriver. Ainsi, pour sa providence, les evenements sont plutot soumis a l'alternative qu'a la necessite. C'est un principe inebranlable dans l'esprit de tous les fideles, que Dieu ne peut se tromper, lui pour qui seul vouloir est faire. Cependant il est possible que les choses arrivent autrement qu'elles n'arrivent, et qu'elles arrivent autrement que sa providence ne les a prevues, et que cependant il n'en resulte pas qu'elle puisse etre trompee. Car si les choses avaient du arriver autrement, autre eut ete la providence de Dieu. Ce meme evenement s'y conformerait; Dieu n'aurait pas _cette providence_, mais une autre qui concorderait avec un autre evenement. Suivant que la regle de la solidarite du consequent avec l'antecedent est entendue d'une facon ou d'une autre, elle est vraie quand l'antecedent lui-meme est vrai, elle est fausse quand il est faux. Ainsi, il y a verite si l'on entend que ces mots: _autrement que Dieu ne l'a prevu_, sont la determination du predicat _est possible_, en ce sens qu'_une chose qui arrive est possible autrement que Dieu ne l'a prevu_. Car Dieu aurait toujours la puissance de prevoir autrement l'evenement. Mais il y a faussete si, au contraire, ces mots sont la determination du sujet _une chose qui arrive_, et si l'on dit qu'_une chose qui arrive autrement que Dieu ne l'a prevu est possible_; car c'est une proposition qui affirme l'impossible. _La chose qui arrive autrement que Dieu ne l'a prevu_, voila le sujet dans son entier; _est possible_, voila le predicat. C'est dire: Il est possible qu'une chose arrive autrement qu'elle n'arrive. La theorie de la proposition modale enseigne de quelle importance c'est pour le sens d'une proposition que les determinations appartiennent aux predicats ou appartiennent aux sujets. Mais revenons a l'argument fondamental, c'est-a-dire a l'application du principe de contradiction aux propositions futures. Si de toutes les affirmations et negations il est necessaire que l'une soit vraie, l'autre fausse, il est necessaire que des deux choses qu'elles disent l'une soit et l'autre ne soit pas.--Entendez-vous qu'a une seule et meme proposition le vrai appartienne toujours? cela ne peut se dire, car aucune ne conserve la verite par preference: tantot l'une, tantot l'autre est vraie, ce qui est dire que la meme est tantot vraie, tantot fausse. Mais si vous ne vous attachez pas exclusivement a une seule, si vous les prenez toutes deux indifferemment, et que ce soit reellement l'une ou l'autre qui soit la vraie ou qui soit la fausse, l'argument est juste. Ainsi l'entend Aristote. "Il est necessaire que l'une soit vraie, que l'autre soit fausse," ne veut pas dire: l'une est necessairement vraie, l'autre necessairement fausse; mais il est necessaire que l'une ou l'autre soit vraie, ou bien que l'une ou l'autre soit fausse. Si une quelconque est vraie, il est necessaire que l'autre soit fausse, et reciproquement. Il est necessaire, dit Aristote[486], que ce qui est soit quand il est, et que ce qui n'est pas ne soit pas quand il n'est pas. Mais il n'est pas necessaire que tout ce qui est soit, ni que tout ce qui n'est pas ne soit pas. Ce n'est pas la meme chose que de dire: tout ce qui est, des qu'il est, est necessairement; ou de dire absolument: tout ce qui est est necessairement; et de meme pour ce qui n'est pas. [Note 486: _Hermen._, IX, et Boeth., _De Interp._, edit. sec., p. 376.] Je dis: _Necessairement, un combat naval aura lieu ou non demain._ Mais je ne dis pas: _Demain un combat naval aura lieu on n'aura pas lieu necessairement_; ce qui serait dire que ce qui sera et ce qui ne sera pas est necessaire. Or, comme les oraisons ont la meme verite que les choses, c'est-a-dire ne sont vraies qu'autant que les choses sont vraies, il est evident que, les choses se pretant a l'alternative et leurs contraires pouvant arriver, les propositions doivent necessairement se comporter de meme par rapport au principe de contradiction. Aristote nous enseigne ainsi que les affirmations et les negations suivent, quant a leur verite ou a leur faussete, les evenements des choses qu'elles enoncent; par la seulement elles sont vraies ou fausses. En effet, de meme qu'une chose quelconque necessairement est quand elle est, et n'est pas quand elle n'est pas, ainsi une proposition quelconque vraie est necessairement vraie quand elle est vraie, et une non vraie est necessairement non vraie quand elle est non vraie. Mais il ne s'ensuit pas qu'on puisse dire purement et simplement que toute proposition vraie est vraie necessairement et que toute non vraie est necessairement non vraie. Car ce qui est necessairement ne peut etre autrement qu'il est. "Maintenant si l'on soutient que de toutes les choses que dit l'affirmation ou la negation, l'une est necessairement, l'autre necessairement n'est pas, que ceci ou cela est necessairement ou n'est pas de meme, on n'en pourra inferer l'aneantissement de l'alternative dans les choses, non plus que du conseil et de l'effort, comme le voulait la derniere consequence de l'argument. Si au contraire on raisonne autrement qu'Aristote n'a raisonne et qu'on entende la regle autrement que lui et que la verite, la consequence en question pourra etre vraie; mais qu'en resultera-t-il contre le principe d'Aristote? En effet si des choses futures l'une arrivait necessairement et l'autre necessairement n'arrivait pas, c'en serait fait de toute alternative, comme de toute prudence humaine et de tout dessein. A moins qu'on ne dise que cela meme ne serait pas un resultat necessaire. Il se pourrait que les choses necessaires arrivassent par conseil ou savoir-faire, que le conseil et le travail fussent eux-memes necessaires, et tout irait de meme. Aristote ne le nie pas; mais il dit que ce sont des causes efficaces de choses futures. "Nous voyons, dit-il, que les choses futures ont un principe, et la preuve en est dans notre deliberation et notre action[487]. C'est ce qui n'arriverait pas si l'evenement etait necessaire." [Note 487: _Hermen._, IX, 10.] En definitive, voici comment le second consequent peut etre montre faux. Si parce que ceci arrivera de necessite, ceci ne doit pas arriver par conseil et entreprise, et si parce que la chose arrivera necessairement par ces moyens, elle ne doit reellement pas arriver par ces memes moyens, il suit que si elle arrive necessairement par ces moyens, elle n'arrivera pas necessairement par ces moyens, proposition evidemment absurde. En d'autres termes, dire qu'une chose a laquelle la deliberation et le dessein ont preside arrivera necessairement, c'est dire que la deliberation et le dessein n'y seront pour rien; mais c'est dire en meme temps qu'elle arrivera necessairement par deliberation et par dessein; ce qui est dire qu'elle n'arrivera point par deliberation et par dessein; ce qui est nier et affirmer en meme temps[488]. [Note 488: _Dial._ para II, p. 280-294.] Remarquons dans cette longue digression deux choses, la pensee et la methode. L'une est juste, l'autre singuliere. En effet, ce que l'auteur defend, c'est la cause du libre arbitre, et il la defend par les arguments de fait, les meilleurs de tous. Le conseil, la prudence sont utiles, sont estimes; la deliberation est naturelle; la volonte libre ne va pas sans un jugement; elle est vraiment libre, parce que c'est une force subordonnee a la raison. Cependant Dieu sait tout, il prevoit tout. Sa prescience accompagne et devance tous les actes de notre liberte. Nous ne sommes donc pas libres; car nous ne pouvons agir autrement qu'il ne l'a prevu sans lui faire perdre son infaillibilite. Objection embarrassante a refuter logiquement, quoiqu'elle n'ait jamais cause a qui que ce soit une perplexite veritable. Abelard fait la reponse ordinaire tant repetee apres lui: Dieu a prevu tout, donc il a prevu que nous nous deciderions librement, il sait comment nous userons de notre liberte. En quoi cette connaissance anticipee peut-elle nuire a cette liberte meme? Tout cela est sense; mais ce qui est curieux, c'est la methode philosophique qui conduit a ces questions. La theorie de la proposition enseigne que la negation est le contraire de l'affirmation, et que par consequent si l'une est vraie, l'autre est fausse necessairement. Or, il y a des propositions ou le verbe est au futur. Le contraire de ces propositions est-il necessairement faux, si elles sont vraies? Alors l'avenir est necessaire; il n'y a plus de futur contingent, la liberte disparait. Donc si la definition generale de la proposition est vraie de toute proposition, c'en est fait du libre arbitre. Cette difficulte inattendue se resout a l'aide d'une distinction juste. Il n'y a de propositions necessaires que par l'une de ces regles:--L'antecedent pose, le consequent suit,--ou--l'affirmation et la negation sont reciproquement opposees. Et ces regles n'existent elles-memes qu'en vertu du principe de contradiction. Or ce principe, c'est, dans les choses, que toute chose qui est, des qu'elle est, est necessairement; ce qui ne veut pas dire que toute chose soit necessairement. Ce qui est necessaire, c'est qu'une chose soit ou ne soit pas. Entre deux choses qui s'excluent, l'alternative est necessaire; mais ni l'une ni l'autre n'est necessaire. Ainsi le principe de contradiction, necessaire en lui-meme, n'est que d'une necessite conditionnelle dans les choses. La necessite nait dans les choses, la condition une fois remplie. Necessairement, il y aura demain ou il n'y aura pas de combat naval; cela ne veut pas dire qu'il y aura necessairement demain un combat naval, et que necessairement il n'y en aura pas. Cela ne veut pas dire que soit qu'il y en ait, soit qu'il n'y en ait pas, ce qui arrivera sera necessaire; ce qui est necessaire, c'est qu'il y ait ou ceci ou cela, c'est l'alternative. Et pourquoi? parce que, s'il y a un combat naval, necessairement il n'est pas vrai qu'il n'y en ait pas, et reciproquement. Cette necessite ainsi entendue respecte l'existence des futurs contingents. Or, ce qui vient d'etre dit des faits s'applique aux propositions. Une proposition au futur comme au present est necessairement vraie ou fausse; mais elle n'est pas pour cela d'une verite necessaire ou d'une faussete necessaire; et quant a la verite de fait d'une proposition, elle ne commence a etre necessaire qu'alors qu'elle a acquis la verite reelle. Un homme mourra, et s'il meurt, necessairement il ne sera pas non mort; c'est une necessite conditionnelle. Dans les choses, si l'evenement arrive, le non-evenement sera necessairement faux. Dans la proposition, si elle est vraie, la negation de la proposition sera necessairement fausse. Mais ni la realite de l'evenement, ni la verite de la proposition n'est necessaire. La theorie logique ne porte donc aucune atteinte a l'existence des futurs contingents, non plus qu'a celle du libre arbitre. Dieu sait bien si l'evenement arrivera, si la proposition est vraie; mais il n'a pas mis l'avenir sous la loi de la necessite; et la condition du libre arbitre est a cote de la prescience. _Non omnis res_, dit saint Anselme, _est neceasitate futura, sed omnis res futura est necessitate futura.... has necessitates facit volontatis libertas_[489]. [Note 489: S. Ans. _Op., De Concord. praescient. cum lib. arb._ Qu. I, c. III, p. 124.] La discussion a laquelle se livre Abelard est donc bonne et concluante, encore que technique et subtile. Nous verrons qu'elle avait pour lui une grande importance, et qu'il y revient avec une nouvelle sollicitude dans sa theologie. La, en effet, est une grave question de theodicee. On remarquera seulement qu'ainsi que nous l'avons annonce, la logique offre dans son cours des questions qui la depassent et qui interessent les parties les plus elevees de la philosophie. Tout n'est donc pas science de mots dans la dialectique. Au reste, nous recueillons ici une des premieres expressions de cette theorie des futurs contingents, un des points les plus celebres et les plus importants de la scolastique. Le germe de la doctrine d'Abelard est dans Aristote. Les details sont pour la plupart empruntes a Boece, qui a longuement traite la question sans toujours l'eclaircir; mais la discussion, bien que peu originale, est forte et subtile, et l'on doit maintenant comprendre comment une question qui interesse le libre arbitre, et par consequent la morale; la providence divine, et par consequent la theodicee; l'action de Dieu sur l'homme, et par consequent la religion; la grace et la volonte, et par consequent le christianisme, a pu se trouver tout entiere dans cette simple question logique: Dans les jugements particuliers et futurs, l'affirmation et la negation sont-elles necessairement vraies ou fausses? Qui dirait que cette question est au fond celle-ci: Est-il un Dieu[490]? [Note 490: Cf. _Arist. Hermen._, IX, XIII.--Boeth., in lib. _de Interpret._, edit. sec., I. III, p. 367-370.--S. Anselm, _Op., De concord._, etc., p. 123.--S. Thom. _Summ. theol._, l pars, quiest, XIV. art. 1, 2, etc.--Voyez aussi dans la troisieme partie de cet ouvrage les c. II, III, V, et surtout le c. VII.] Abelard termine par l'exposition du syllogisme ses Analytiques premiers. C'est, en effet, l'objet fondamental du traite qui porte ce titre dans l'Organon, et qu'il n'avait pas sous les yeux. La traduction qu'en a donnee Boece lui etait inconnue, et ce sont les traites du consulaire romain sur le syllogisme categorique et le syllogisme hypothetique qui l'ont evidemment initie a cette theorie vitale de la logique. Chose etrange! Enseigner le syllogisme et ne l'avoir pas etudie dans Aristote! Nous croyons que cet exemple n'est pas le seul. Les traites elementaires sur le syllogisme, les commentaires sur les Analytiques ont abonde pendant plusieurs siecles, et ils ont du souvent tenir lieu de l'expose concis, serre, algebrique, dans lequel Aristote a si severement condense l'invincible theorie du syllogisme. La maniere de Boece devait convenir bien mieux a l'esprit d'erudition, toujours explicateur et diffus, qui etait le propre des philosophes du moyen age. Mais nous ne les imiterons pas en rattachant un commentaire au commentaire d'Abelard, et une analyse sommaire serait illisible. D'ailleurs notre philosophe ne nous parait avoir rien ajoute au syllogisme, et, a dire vrai, il n'est pas aise d'ajouter quelque chose a la decouverte d'Aristote[491]. [Note 491: _Dial._ part. II, p. 305-323.--Abelard a traile assez succinctement du syllogisme, et cette fois il est plus bref qu'Aristote. On a deja vu qu'il ne connaissait que de nom les Analytiques premiers; cependant quand il donne la definition du syllogisme, il transerit celle que contient cet currage dans des termes differents de ceux qu'emploie Boece dans sa traduction. (_Arist., Analyt. prior.,_ I, 1.--Boeth., _Prior Analyl. Interp._ I, 1, p. 468.) Celle-ci d'ailleurs lui etait inconnus. Ou donc a-t-il pris te teste? car pour le sens, cette definition est partout. Il faut que celle du Sec. 8 du chapitre; des Analytiques I, eut ete citee litteralement dans quelque commentateur, et c'est de la qu'il l'aura tiree. Elle se retrouve identique pour le fond, mais diverse pour les termes, dans Boece. (_De Syll. cat._, l. II, p. 599, et _In Topic. Arist._, p. 662.)] CHAPITRE V. SUITE DE LA LOGIQUE D'ABELARD.--_Dialectica,_ TROISIEME PARTIE, OU LES TOPIQUES.--DE LA SUBSTANCE ET DE LA CAUSE. Dans sa Logique, Aristote passe des Premiers Analytiques aux seconds, ou du syllogisme a la demonstration. Nous ne trouvons point dans Abelard le sujet des Seconds Analytiques traite d'une maniere complete. Tout annonce qu'ici l'autorite lui manquait. Aussi la partie de son ouvrage a laquelle il donne ce nom, est-elle la quatrieme; il la fait preceder par les Topiques, titre de la cinquieme partie de l'Organon; et ses topiques ne repondent pas tout a fait a ceux d'Aristote, qu'il n'avait pas. Les Topiques d'Aristote traitent des lieux de la dialectique. Le syllogisme dialectique est celui qui s'appuie sur des propositions probables ou convenues entre les interlocuteurs. L'art de discuter ou d'employer le syllogisme dialectique est l'objet des Topiques. L'ouvrage que Ciceron a intitule de meme, concerne le meme sujet considere du point de vue de l'orateur. La dialectique est necessaire a la rhetorique; mais la discussion oratoire differe de la discussion purement logique. La topique, depuis Ciceron, est toutefois devenue une science du ressort des rheteurs plutot que des philosophes. Boece a traduit les Topiques d'Aristote et commente ceux de Ciceron; puis il a compose, d'apres ce dernier et d'apres Themiste, un ouvrage intitule _des Differences topiques_ qui a servi de theme a celui d'Abelard.[492] [Note 492: Boeth., _In Topic. Arist.,_ 1. VIII, p. 662.--_In Top. Cic.,_ 1. VI, p. 767.--_De Diff. top.,_ 1. IV, p. 867.] Le sujet d'un ouvrage sur les topiques est de sa nature presque illimite. Il s'agit en effet de toutes les formes que peut prendre la discussion, de toutes les sources ou elle peut puiser ses arguments. Une classification est difficile a introduire entre les lieux de la dialectique. Ciceron a propose une division, Themiste une autre, et c'est a celle-ci que Boece a ramene la premiere. Abelard suit Boece; mais tout ce travail a pour nous peu de prix, et la topique a presque disparu de la science. Ce n'est que dans le detail qu'il est possible de rencontrer ca et la des vues interessantes ou des idees qui meritent d'etre recueillies. Nous nous bornerons a deux exemples. Il n'y a rien de plus important en metaphysique que ces deux idees, la substance et la cause. Les scolastiques ont amplement disserte sur la substance, et au milieu de beaucoup de subtilites, d'equivoques, d'erreurs, ils ont vu ou du moins entrevu tout; sons le voile de leur diction, les questions se retrouvent a la meme profondeur ou le genie moderne a pu penetrer. Mais il n'en est pas de meme de la cause. Cette notion a ete a peu pres meconnue, et constamment negligee jusqu'a la renaissance de la philosophie, et je ne crois meme pas qu'avant Leibnitz on lui ait assigne son veritable rang. Lorsque dans l'enumeration des lieux dialectiques, Abelard rencontrera la substance et la cause, notre attention devra donc s'eveiller, et nous nous arreterons a cette page. La substance, consideree au point de vue des topiques, ou le lieu de la substance, c'est la recherche de la maniere dont la substance doit etre etablie (elle l'est par la description on la definition), et dont peut etre attaquee la definition ou la description qui l'etablit. Aussi Aristote n'a-t-il pas distingue un lieu de la substance, lui qui a distingue un lieu de l'accident, du genre, du propre, etc.; mais il a amplement traite des lieux des definitions, et c'est la qu'il faut chercher l'equivalent de ce qu'Abelard a, d'apres Themiste et Boece, nomme le lieu de la substance, _locus a substantia_[493]. Il n'y a dans tout cela que des regles pratiques de dialectique; mais c'est en developpant complaisamment ces regles, qu'Abelard, selon son usage, vient a rencontrer des difficultes de logique qui le forcent a regarder au fond d'une question, et a rentrer par une digression dans la sphere de la philosophie reelle. C'est ainsi qu'en donnant les regles de l'opposition, il rencontre les contraires, et qu'il est conduit a se demander quelle sorte d'opposition est la contrariete, et voici comment cet examen le mene sur le terrain de la question des universaux. [Note 493: _Dial._, p. 368--Boeth., _de Different. topic._, t. III, p. 876.] Il rappelle que tous les contraires, suivant Aristote, sont dans les memes genres ou dans des genres contraires, a moins qu'ils ne soient genres eux-memes. Ainsi le noir et le blanc sont dans le meme genre, la couleur; la justice et l'injustice sont de deux genres contraires, la vertu et le vice; enfin le bien et le mal sont eux-memes des genres. Sur ce dernier exemple, il faut remarquer que le bien et le mal appartiennent au meme predicament, la qualite, et l'on peut generaliser cette remarque en disant que les contraires ne sont pas contenus dans des predicaments differents. "Si des contraires l'un est de la qualite, les autres en seront aussi[494]." [Note 494: _Aristot. Categ._, VIII et XI, et Boeth., _In Praed._, I. IV, p. 185 et 200.] On pourrait trouver des especes contraires qui ne sont ni dans le meme genre, ni dans des genres contraires. Ainsi certaines actions sont contraires a certaines passions, sans appartenir a des genres contraires, comme se rejouir et s'attrister, qu'Aristote lui-meme regarde comme deux contraires du genre _agir_. Ce qu'il en faut conclure, c'est que bien que la tristesse soit en general passive, s'attrister peut etre pris activement, s'apaiser et s'irriter sont bien actifs. Alors s'attrister devient une action comme se rejouir, et la contrariete n'est plus admise qu'entre actions ou entre passions. "Ne negligeons pas de remarquer sous quels predicaments tombent les contraires, et quels sont les predicaments qui excluent la contrariete. D'abord, il est certain, de l'autorite d'Aristote, que rien de contraire ne peut se trouver dans la substance, ni dans la quantite, ni dans la relation.... Il nous enseigne que trois autres admettent les contraires, savoir: la qualite, l'action et la passion. Dans le texte des Categories que nous avons, il n'a rien decide touchant la contrariete par rapport aux quatre predicaments, le temps, le lieu, la situation, l'avoir. Et nous, ce que l'autorite a laisse indecis, nous n'osons le decider, de peur de nous trouver par aventure opposes a d'autres de ses ouvrages que n'a pas connus la langue latine, _quae latina non novit eloquentia_. Cependant le lieu et le temps, ces predicaments qui naissent de la quantite, paraissent comme elle inaccessibles aux contraires. "Quoi qu'il en soit, remarquez que les contraires sont eminemment adverses l'un a l'autre; et ceci porte atteinte a la doctrine qui met dans toutes les especes une matiere generique d'essence identique, en sorte que la meme matiere generique, l'animal, soit en essence dans l'ane et dans l'homme, mais diversifiee dans l'un et l'autre par la forme. Il faut, dans cette hypothese, que le blanc et le noir, et les autres contraires qui sont des especes du meme genre, aient la meme matiere essentielle. Or, alors ... comment le blanc et le noir pourront-ils etre adverses l'un a l'autre, de meme que les choses qui different en matiere aussi bien qu'en forme, et qui appartiennent a des predicaments differents, comme, par exemple, la blancheur et l'homme? S'il est, en effet, des formes reelles qui constituent la substance de la blancheur, elles ne peuvent faire la substance de l'homme, puisque les especes, quand les genres sont divers et non subordonnes les uns aux autres, sont diverses aussi bien que les differences (Aristote). Ma doctrine est donc que les especes seules de la substance sont constituees par les differences, et que les autres especes ne subsistent que par la matiere[495]. Mais si la matiere est la meme, quelle diversite leur reste-t-il? celle qui peut se concilier avec la ressemblance substantielle, celle de l'essence, des qu'elle cesse d'etre indeterminee. Car la qualite qui est essence du blanc n'est pas l'essence du noir, ou bien le blanc serait le noir; mais elles sont semblables en ce qui concerne la nature du genre superieur qui leur est commun. La ressemblance de substance ou de forme n'exclut pas la contrariete[496]." [Note 495: Il ajoute ici: "Comme nous l'avons montre dans le _Liber Partium_." On suppose que c'est sa paraphrase de l'Introduction de Porphyre. Voyez ci-dessus, c. 1.] [Note 496: _Dial._, p. 397-400.] Cette doctrine est ici sommairement enoncee. Il parait qu'elle etait etablie dans une portion de la premiere partie qui nous manque; mais elle est dirigee contre la doctrine realiste, qui placait dans toutes les especes le genre a titre de matiere essentielle et identique, uniquement diversifiee par les formes accidentelles. Abelard n'admet quelque chose de tel que pour les especes de la substance. Celles-ci seules, identiques dans leur matiere, sont constituees especes par les differences; mais les autres especes, celles de la quantite, de la relation, etc., ne subsistent que par leur matiere, et consequemment, elles n'ont point une matiere essentielle et identique, quoiqu'elles puissent etre contenues dans un genre semblable. En un mot, dans les especes de la substance, la substance ne peut jamais etre autre que la substance, et il lui faut la forme pour la differencier. Dans les autres especes, il peut y avoir ressemblance et communaute de genre; mais quoique le blanc et le noir soient de meme genre, le blanc et le noir n'ont pas en eux-memes une essence identique; il n'existe pas une meme matiere essentielle qui soit la couleur; une simple similitude de genre unit le blanc et le noir. Ceci, rendu et clarifie en langage moderne, signifierait que l'idee de substance est l'idee de quelque chose de stable, d'immuable en soi, et qui ne peut etre diversifie que par les attributs qui lui determinent une essence, tandis que dans ces attributs memes la substance est nulle; il n'y a que communaute ou ressemblance dans la conception generique que nous en formons; d'ou il suit que des attributs sont du meme genre, mais sont, en eux-memes et en tout ce qu'ils sont, reellement des choses differentes. Il n'y a pas de couleur, en un mot; il y a le noir, il y a le blanc. Ce qu'Abelard dit de la cause touche de bien moins pres encore a ce que nous voudrions apprendre de lui. Il y a en dialectique des lieux communs des causes; ils sont classes parmi les lieux des consequents de la substance, _ex consequentibus substantiam_, et pour savoir comment peut se discuter tout raisonnement qui roule sur les causes, il faut connaitre quelles sont les causes[497]. Abelard etablit une division des causes que Boece donne assez confusement, en suivant la Metaphysique ou la Physique plutot que la Logique d'Aristote[498], et il commente cette division avec developpement. Il est remarquable que chez lui et meme chez Aristote, la cause est etudiee dans ses modes plus que dans son principe. La causalite n'a ete bien comprise que des modernes, et peut-etre encore reste-t-il a faire de nouvelles decouvertes dans le sein de cette idee primitive et necessaire. [Note 497: _Dial._, part. III. p. 410-414.] [Note 498: _Arist. Analyt. prior._, II, XI.--_Met._, IV, II, et _Phys._, II, III.--Boeth., _De Interp._, ed. sec., p.453.--_In Top. Cic._, l. II, p. 778 et 784; l. V, p. 834.--_De Differ. topic._, l. II, p. 809.] Il y a, dit Abelard, quatre sortes de causes, la cause efficiente, la cause materielle, la cause formelle, la cause finale. Dans l'ordre, la premiere est celle qui meut, celle qui opere, celle enfin qui produit l'effet, comme le forgeron fabrique l'epee, en causant le mouvement qui change le fer en lame; mais l'action et la nature de cette cause seront mieux comprises apres que nous aurons parle des trois autres. La cause materielle est ce dont la chose est faite, non ce qui sert a la faire; c'est le fer, et non l'enclume ni le marteau. La matiere est l'element immediat de la substance. Ainsi la farine ne doit pas etre appelee la matiere du pain, puisqu'elle ne s'y trouve point a l'etat de farine; la matiere du pain, c'est la pate, ou plutot meme les mies de pain (_micae_). Seulement, parmi les composes, les uns ont eu une matiere preexistante, comme le vaisseau ou le toit, qui ont ete bois avant d'etre vaisseau ou toit; les autres sont nes avec leur matiere, comme les quatre elements, crees les premiers pour devenir la matiere des corps. Les composes de cette nature, aucune matiere preexistante ne les a precedes; tels les accidents naissent avec la matiere a laquelle ils appartiennent. Mais soit que la matiere ait ou non precede le materiel, proprement le _materie_[499], elle le cree materiellement, elle le fait etre; elle constitue l'essence materielle. Ainsi l'animal qui constitue materiellement l'homme, ou ce qui recoit la forme de rationnalite et de mortalite, n'est pas une chose autre que l'homme meme; les pierres et les bois qui sont constitues sous forme de maison ne sont pas une chose autre que la maison meme. Les parties de l'essence, prises ensemble, sont la meme chose que le tout. [Note 499: _Materiatum_. Dans la terminologie de la science, le _materie_ est une combinaison de la forme unie a la matiere ou une forme materialisee, c'est-a-dire une realisation produite par l'union de la matiere et de la forme.] La forme n'est pas proprement composante dans l'essence, mais, en survenant a la substance, elle complete l'effet, elle acheve la production, et c'est la la cause formelle. Aucune substance ne peut etre composee sans matiere ni se constituer sans forme. Cependant on ne doit admettre au titre de cause que la forme necessaire a la creation d'une nouvelle substance, et sans laquelle il n'y a point d'effet accompli, point de chose effective produite. Ainsi les formes accidentelles, comme la blancheur dans Socrate, ne peuvent etre appelees causes; elles dependent du sujet, elles lui sont posterieures, elles n'existent que par lui; c'est le caractere de tout accident. La cause finale est le but; percer est la cause finale de l'epee. Posterieure dans le temps, cette cause precede en tant que cause; car elle est la fin a laquelle tend l'operation. La victoire est la cause de la guerre; et cependant la guerre doit preceder la victoire. Revenons a la cause efficiente, C'est celle qui, operant sur une matiere donnee, imprime par cette operation sa forme a la chose a former, comme le forgeron a l'epee et la nature a l'homme. Car le pere n'est pas, a proprement parler, la cause efficiente de l'homme, la mere le serait autant que lui; c'est le createur. Le soleil n'est pas non plus la cause efficiente du jour, car il n'y a pas une matiere sur laquelle il opere pour faire le jour. L'operation creatrice n'appartient rigoureusement qu'a Dieu. Creer, c'est faire la substance, ce qui ne convient qu'a l'artisan supreme. Quant aux creations des hommes, ce ne sont que des combinaisons de substances deja creees. C'est dans cette limite que les hommes sont _efficients_; c'est une creation improprement dite. Plus exactement, Dieu cree, l'homme joint. L'homme ne cree pas meme la forme, il adapte la matiere pour la recevoir, et il n'opere qu'en adaptant. C'est Dieu qui cree par l'intermediaire de l'operation humaine, et qui produit ce que l'homme a prepare. Cependant l'un et l'autre etant cause efficiente, seulement dans une mesure differente, l'un et l'autre meut, c'est-a-dire fournit le mouvement necessaire a l'effet. De Dieu vient le mouvement de generation; de l'homme le mouvement d'alteration. Ceci conduit a l'examen des diverses especes de mouvements, parmi lesquelles il faut distinguer seulement le mouvement de substance et le mouvement de quantite[500]. [Note 500: _Dial._, p. 414-422.] Le premier s'opere tontes les fois qu'une chose est engendree ou corrompue, ou plutot produite ou dissoute substantiellement. Elle est engendree, lorsqu'elle prend l'etre substantiel; par exemple, lorsqu'un corps devient vivant, ou prend la substance de corps anime, soit animal, soit homme. Elle se corrompt, lorsqu'elle quitte cette meme nature substantielle, comme lorsque le corps vivant meurt ou devient inanime. Ainsi le mouvement de substance se partage en generation et en corruption, l'une l'entree en substance, l'autre la sortie de la substance. Le premier mouvement ne depend que du createur; le second parait dependre de nous, puisque nous pouvons mettre un homme a mort, reduire le bois en cendre ou le foin en verre. Mais, a ce point de vue, la generation nous serait egalement soumise; car, en dissolvant une substance, nous en produisons une autre, et toute corruption engendre; la mort est la creation de l'inanime. Ainsi nous semblons a la fois corrompre et engendrer, detruire et produire. Peut-etre cela n'est-il pas contestable en ce qui touche les generations qui ne sont pas premieres. Car pour les creations premieres des choses, dans lesquelles non-seulement les formes, mais les substances ont ete creees de Dieu, comme, par exemple, lorsque l'etre a ete donne pour la premiere fois aux corps eux-memes, elles ne peuvent etre attribuees qu'au Tout-Puissant, ainsi que les dissolutions correspondantes. Aucun acte humain ne peut en effet aneantir la substance d'un corps. Les creations sont celles par lesquelles les matieres des choses ont commence d'exister sans matiere preexistante. C'est dans ce sens que la Genese dit: _Dieu crea le ciel et la terre_. Il y enferma la matiere de tous les corps, ou mieux les elements qui sont la matiere de tous les corps. Car il ne crea point les elements purs et distincts; il ne posa point chacun a part le feu, la terre, l'air et l'eau, mais il mela tout dans chaque chose, et les elements distincts tirerent leur nom des principes elementaires qui dominerent en chacun d'eux; ainsi l'air vint de la legerete et de l'humidite de l'element aerien, le feu de la legerete et de la secheresse de l'element igne, l'eau de l'humidite et de la mollesse de l'element aquatique, et la terre de la pesanteur, de la durete de l'element terrestre. Les creations secondes ont lieu, lorsque Dieu, par l'addition d'une forme substantielle, fait passer dans un nouvel etre une matiere deja creee, comme lorsqu'il crea l'homme avec le limon de la terre. Ici point de matiere nouvelle; il n'apparait qu'une difference de forme, et ce n'est que dans la forme substantielle que semble changer la nature de la substance; ces creations posterieures paraissent soumises a la generation et a la corruption. Moise dit avec raison: "le Seigneur _forma_ l'homme," et non pas _crea_, pour montrer clairement qu'il s'agit d'une creation par la forme et non d'une creation premiere[501]. Dans cette seconde creation, la matiere de la terre, deja existante, pouvait avoir le mouvement de generation, en ce que Dieu lui donnait les formes de l'animation, de la sensibilite, de la rationnalite, et le reste, ou le mouvement de l'alteration (corruption), en ce qu'elle quittait l'inanime. Mais les creations meme du second ordre ne sont pas en notre pouvoir, et doivent, comme toutes les autres, etre attribuees a Dieu. Lorsque la cendre du foin est placee dans la fournaise pour etre convertie en verre, notre action n'est pour rien dans la creation du verre; c'est Dieu meme qui agit secretement sur la nature des choses par nous preparees, et _pendant que nous ignorons la physique_, il fait une nouvelle substance. Mais des que le verre a ete divinement cree, c'est par notre operation qu'il est forme en vases divers; de meme que nous construisons une maison avec des pierres et des bois deja crees, ne creant jamais, mais unissant des choses creees. Aucune creation ne nous est donc permise; un pere lui-meme n'est le createur de son fils, qu'en ce sens qu'une partie de sa substance est, par l'operation divine, amenee a produire une nature humaine. La corruption seule ou alteration peut paraitre dependre de nous, car il est en tout plus facile de detruire que de composer, nous pouvons plus aisement nuire que servir, et nous sommes plus prompts a faire le mal que le bien. Ainsi ne pouvant former un homme, nous le pouvons detruire, et sous ce rapport, la generation de l'inanimation semble dependre de nous. Cependant il n'y a la qu'un retranchement, ce qui est du ressort de la corruption; rien n'est donne en substance, ce qui serait oeuvre de generation. Nous faisons le non-anime, mais l'inanimation, Dieu seul la cree. Autre en effet est le non-anime, autre l'inanime. La negation n'est pas la privation. La negation resulte de la corruption; la forme de la privation resulte de la generation, et celle-ci ne peut venir que de Dieu. Car lors meme que nous ne ferions rien a la substance, Dieu ne l'en convertirait pas moins un jour a l'animation ou a l'inanimation; seulement, il est possible que ce que nous faisons l'y amene un peu plus vite. [Note 501: Je crois cette distinction peu solide. J'ignore la valeur des mots hebreux du commencement de la Genese. Mais s'il y a dans le texte latin au titre: "De creatione mundi et hominis formatione," il y a au verset 26: "Faciamus hominem," et au verset 27: "Creavit Deus hominem." C'est pour la femme que le mot de creation n'est pas employe. Au reste, tout ce qui est dit ici de la creation peut se comparer au tableau trace dans l'_Hexameron_. Voy. au l. III du present ouvrage.] "Ainsi donc le mouvement de substance que nous appelons generation, ne doit etre attribue qu'a Dieu, tant dans les creations premieres que dans les creations dernieres. Dans les creations de la nature se placent les substances generales et speciales. Ce n'est pas un changement de la forme, c'est une creation de substance nouvelle qui fait la diversite de genre et d'espece. De quelque facon que varient les formes, si l'identite demeure, l'essence generale ou speciale n'en est point touchee. Mais la ou il n'y a point diversite de formes, il peut y avoir diversite de genres; c'est ce qui arrive aux genres les plus generaux, a ce qu'il y a de plus general, aux predicaments pris en eux-memes, et peut-etre aussi a certaines especes, comme nous l'accordons pour les especes des accidents, afin d'eviter une multiplication a l'infini. Mais aussi longtemps que l'essence materielle ou la nature de la chose sera diverse, il y aura diversite de genres ou d'especes; c'est donc la diversite de substance, non le changement de la forme, qui fait la diversite des genres et des especes. Car, bien que dans les especes de la substance, la cause de la diversite des especes soit la difference, celle-ci vient de la diversite de substance des choses elles-memes. Aussi a-t-on nomme ces sortes de differences, differences substantielles. Ainsi nous ne devons comprendre au rang des genres et des especes que les choses que l'operation divine a composees en nature de substance[502]." [Note 502: _Dial._, p. 418.] Le mouvement de quantite est de deux sortes, mouvement d'augmentation, mouvement de diminution. L'augmentation et la diminution resultent d'une jonction de parties, et la comparaison seule manifeste l'une ou l'autre. Or l'accident est seul sujet a la comparaison, et celle-ci porte sur la longueur, la largeur, l'epaisseur et le nombre. Ce n'est que par rapport au nombre que le mouvement de quantite depend de l'action de l'homme. En effet l'operation humaine n'unit jamais les corps au point qu'il n'y ait entre eux aucune distance. La longueur de la ligne, la largeur de la surface, l'epaisseur du solide, qui sont autant de continus, ne sont donc pas soumises a notre action, et nous ne pouvons rien que multiplier le nombre par l'accumulation dans le meme lieu; ainsi nous ajoutons une pierre a des pierres, des bois a des bois pour une construction. Notre creation n'est jamais que de la composition. Les choses ainsi composees sont dites unes ou plutot unies par notre oeuvre, non par creation naturelle. Cependant il ne faut pas considerer les noms de ces sortes d'assemblages ou d'unites factices, comme des noms collectifs, tels que ceux de _peuple_, de _troupeau_, etc. En effet il faut l'union des parties de la maison pour qu'il y ait maison ou vaisseau; tandis que, meme separees, les unites des collections conservent leur propriete de former une collection. L'unite d'un homme qui reside a Paris et celle d'un homme qui demeure a Rome forment un binaire. La pluralite des unites suffit pour faire un nombre, une reunion d'hommes, pour faire un peuple, sans qu'il y ait besoin de l'union de combinaison. Celle-ci, au contraire, est necessaire pour former la maison et le navire, et meme cette combinaison n'est pas indifferente; il n'y en a qu'une qui constitue le navire ou la maison. Ces extraits nous ont fait sortir de la dialectique pour entrer dans l'ontologie et meme dans la physique. Abelard ne se contente plus de discuter logiquement des idees; il s'efforce de retracer la generation des choses. Pour le fond; il emprunte encore a son maitre. Il suit la Physique d'Aristote, qu'il ne connaissait pas, mais dont les principes se trouvent rappeles ca et la dans la Logique et dans les commentaires de Boece. Seulement, il porte dans son exposition une clarte et une methode qui sont bien a lui, et c'est avec des citations eparses qu'il a recompose le systeme. Ce qui donne a ces passages un interet particulier, c'est qu'ils sont en contradiction avec les opinions communement attribuees a notre auteur touchant les universaux. Il nous y donne la generation reelle des genres et des especes. Ici point de trace de conceptualisme, ni de nominalisme. Les genres et les especes ne sont admis que pour les choses qui, ayant une substance naturelle, procedent de l'operation divine: ainsi les animaux, les metaux, les arbres, et non pas les armees, les tribunaux, les nobles, etc. La distinction des genres et des especes repose ainsi sur des causes physiques. Elle est produite par ce mouvement de la substance qui interrompt l'identite et fait succeder une nature essentielle a une autre. Du genre a l'espece, ce mouvement se resout dans la survenance de la difference; mais la difference est substantielle, et dans toutes les transitions d'un degre ontologique a un autre, c'est une forme substantielle qui survient et qui agit comme cause alterante et productrice. Il me semble que nous avons ici la physique des genres et des especes; c'est, je crois, la du realisme. On pourrait dire que tout ce realisme provient d'une seule idee qu'Abelard ajoute a la theorie de la cause et du mouvement, dont il prend le fond dans Aristote: c'est l'idee de la creation. CHAPITRE VI. SUITE DE LA LOGIQUE D'ABELARD.--_Dialectica_, QUATRIEME ET CINQUIEME PARTIES, OU LES SECONDS ANALYTIQUES ET LE LIVRE DE LA DIVISION ET DE LA DEFINITION. Nous avons dit qu'Abelard ne connaissait pas les Seconds Analytiques d'Aristote. Lors donc que pour copier en tout son maitre, il a voulu donner le meme titre a la quatrieme partie de sa Dialectique, il n'a pu traiter le meme sujet, et au lieu d'ecrire sur la demonstration, il s'est surtout occupe des matieres comprises dans le livre de Boece sur le syllogisme hypothetique[503]. Rien de bien essentiel n'est a remarquer dans cette partie; passons immediatement a la cinquieme, ou au _Livre des divisions et des definitions_. Ce livre correspond aux deux ouvrages de Boece sur les memes matieres, et dans la Dialectique d'Abelard il tient la place des Arguments sophistiques, cette derniere partie de l'Organon[504]. [Note 503: _Dial._, pars IV, De Propos. et Syll. hypoth. seu Anal. post., p. 434-449.--Boeth. _Op._, De Syll. hyp., lib. II, p. 606.] [Note 504: _Dial._, pars V, liber Divisionum et Definitionum, p. 450-497.--Boeth., _De Divis._, p. 638. _De Diffin._, p. 648.] "Le talent de diviser ou definir est non-seulement recommande par la necessite meme de la science, mais encore enseigne soigneusement par plus d'une autorite. Emule reconnaissant de nos maitres, suivons religieusement leurs traces; nous sommes excite a travailler sur le meme sujet, pour ton interet, frere, ou plutot pour l'utilite commune. La perfection des ecrits antiques n'a pas ete si grande en effet que la science n'ait nul besoin de notre travail. La science ne peut s'accroitre chez nous autres mortels au point de n'avoir plus de progres a faire. Or comme les divisions viennent naturellement avant les definitions, puisque celles-ci tirent de celles-la leur origine constitutive, les divisions auront la premiere place dans ce traite, les definitions la seconde[505]." Ainsi la division est une analyse dont la definition est comme la synthese. C'est une idee de Boece, qui se separe en cela d'Aristote, peu favorable a la division, peut-etre parce que Platon l'employait volontiers[506]. Aristote ne trouve rien de syllogistique, ni par consequent de demonstratif, dans cette enumeration des parties, des modes, des especes ou des cas, qu'on appelle la division, et qui lui parait se reduire souvent a l'assertion gratuite. Mais si la division est bonne, la definition est valable, et reciproquement, et elles peuvent se servir mutuellement de moyen de controle et de garantie. [Note 505: _Dial._, p. 450.] [Note 506: _Analyt. prior._, I, XXXI.--_Analyt. post._, II, V.] On entend donc ici par la division celle dont Boece a prouve que les termes sont les memes que ceux de la definition[507]. "Nous entreprenons de traiter des divisions telles que l'autorite de Boece les a deja caracterisees, et si nous donnons du notre dans ces lecons, qu'on ne le regrette pas (_non pigeat_)." [Note 507: _De Div._, p. 643.] La division substantielle, ou _secundum se_, est la division du genre en especes, du mot en significations, ou du tout en parties. La division selon l'accident est celle du sujet en ses accidents, de l'accident en ses sujets, ou la division de l'accident par le coaccident. La premiere division substantielle, celle du genre en especes, est comme celles-ci: _La substance est ou corps, ou esprit; le corps est ou le corps anime ou le corps inanime_. La division du mot est celle qui decouvre les diverses significations d'un mot, ou qui montre qu'un mot signifiant une meme chose a diverses applications. Dans le premier cas, elle explique l'equivoque d'un nom: _Le chien est le nom d'un animal qui aboie, d'une bete marine_ (chien de mer), _et d'un signe celeste_. Dans le second, on divise un mot selon ses modes ou ses applications modales: _Infini se dit ou du temps, ou du nombre, ou de la mesure_. La division du tout a lieu, quand le tout est divise en ses propres parties soit constitutives, soit _divisives_. Que nous disions: _La maison est en partie murs, en partie toit, en partie fondation_, ou bien: _L'homme est ou Socrate, ou Platon, ou_ etc., nous faisons _une division du tout_ ou _par le tout_ (_totius_ ou _a toto_); mais l'une est celle de l'entier, l'autre celle de l'universel; l'une se fait en parties constitutives, l'autre en parties divisives. Commencons par la division du genre en ses especes les plus prochaines[508]. Celle-ci peut etre aisement confondue avec la division par difference; mais dans la division en especes par les differences, il ne s'agit pas des especes elles-memes, mais des formes des especes. Ainsi l'_animal est ou homme, ou quadrupede, ou oiseau_, etc., est une division du genre en especes; l'_animal est ou homme ou non-homme_, est une division par opposition; l'_animal est ou rationnel ou non rationnel_, une definition par difference. [Note 508: _Dial._, p. 464.] Abelard n'ajoute ici a Boece qu'un seul point. Par differences faut-il entendre les formes des especes, ou seulement de simples noms de differences, qui, suivant quelques-uns, suppleeraient les noms speciaux pour designer les especes, en sorte que _rationnel_ equivaudrait a _animal rationnel_, _anime_ a _corps anime_? Les noms des differences contiendraient ainsi, non-seulement la forme, mais la matiere, c'est-a-dire la chose tout entiere: "Opinion," dit Abelard, "qui a paru preferable a mon maitre Guillaume. Celui-ci voulait en effet, je m'en souviens, pousser a ce point l'abus des mots, que lorsque le nom de la difference tenait lieu de l'espece dans une division du genre, il ne fut pas le nom abstrait de la difference, mais fut pose comme le nom substantif de l'espece. Autrement, suivant lui, on aurait pu appeler cela division du sujet en accidents, les differences ne lui paraissant plus alors appartenir au genre qu'a titre d'accidents. C'est pourquoi il voulait, par le nom de la difference, entendre l'espece elle-meme, fonde sur ce mot de Porphyre: _Par les differences nous divisons le genre en especes_[509]." [Note 509: Porphyr. _Isag._, III.--Boeth., _In Porph. a se transl._, l. IV, p. 81.] Par un plus grand abus, il employait le nom _infini_ (indetermine) pour designer l'espece opposee. Ainsi, il disait: _La substance est ou le corps ou le non-corps_. _Non-corps_ pour lui ne designait que l'espece opposee a corps; ce terme infini par signification n'etait plus qu'un nom substantif et special[510]. Mais si, par une nouveaute de langage, on prend les noms des differences ou les noms infinis pour ceux meme des especes, "la lettre n'a plus aucun poids," c'est-a-dire les textes sont sans autorite. Que devient le soin particulier et le role a part que Boece accorde aux differences? Il ne voulait pas non plus que la simple negation contint l'idee de l'espece, lorsqu'il disait: "La negation par elle-meme ne constitue point une veritable espece." _Le non-homme, le non-corps_ n'est pas une espece. Les noms negatifs ne remplacent les noms d'especes que lorsque ceux-ci manquent. Quant aux noms des differences, ils ne sont pas substantifs au sens des noms de substances, mais ce sont des noms _pris des differences_, c'est-a-dire les differences prises substantivement; car ce que la scolastique appelle des _noms pris_ revient aux noms abstraits des modernes, quand ces noms ne sont pas des noms de genres ou d'especes. Aussi, de la division du genre par difference, Boece tire-t-il la definition des especes, par la jonction du nom _divisant_ de la difference au nom _divise_ du genre[511]. Cela veut dire que si l'on divise le genre _animal_ en _rationnel_ et _irrationnel_, ce qui est le diviser par difference, la jonction du genre _animal_ et de la difference _rationnel_, ou l'expression l'_animal rationnel_, sera la definition de l'espece _homme_; en sorte que c'est un axiome dialectique, que ce qui convient a la division du genre convient a la definition de l'espece. Or, cela ne se peut dire que de la division du genre par les differences. Si _difference_ equivalait a _espece_, cela signifierait que la division du genre en especes definit l'espece, ce qui n'a aucun sens. C'est pour cela que Porphyre, d'accord avec Boece, dit que les differences qui divisent le genre sont toutes appelees differences specifiques[512]. [Note 510: Le nom infini est le nom indefini ou indetermine qui s'applique a des choses diverses de genre, d'espece, ou de degre ontologique, tandis que les noms universels sont determines a certains genres, a certaines especes; par exemple, le _non-animal_ est un nom infini, car il s'applique a la substance, au metal, au fer, a l'epee, a l'epee d'Alexandre, etc.; il y a, comme on voit, du rapport entre l'infini dans ce sens et le negatif. Kant entend ainsi l'infini, lorsqu'il traite du jugement, qu'il appelle _unendlich_. (_Crit. de la rais. pure, Analyt. trans._, l. I, c. I, sect. II.)] [Note 511: _De Div._, p. 642.] [Note 512: [Grec: Eidopoioi], Porph. _Isag._, III.--Boeth., _In Porph._, l. IV, p. 86.] "La division en differences ou en especes doit porter sur les plus prochaines; car les plus prochaines sont naturellement les plus analogues, et les plus propres a faire connaitre le genre. Si la division du genre se faisait toujours par les differences ou par les especes les plus prochaines, toute division serait a deux membres. C'est du moins une opinion de Boece que tout genre a, dans la nature des choses, deux especes les plus prochaines; et si nous en avions toujours les noms, toute division pourrait s'operer en deux especes; si cela ne se peut toujours faire, c'est disette de noms. "Mais a cette opinion qui se rattache a la doctrine philosophique qui soutient que les genres et les especes sont les choses memes et non simplement des voix, je me souviens que j'avais une objection tiree de la relation. "Si tout genre est contenu en deux especes les plus prochaines, la relation (_ad aliquid_) est dans ce cas: deux especes les plus prochaines de relatifs en forment la division suffisante (complete). Car bien que nous n'en ayons pas les noms, elles n'en doivent pas moins subsister dans la nature des choses. Or elles no peuvent etre unies de relation au genre supreme. En effet ce qui est anterieur a tous les relatifs (le genre supreme) est le genre de tous, leur genre universel. Il n'est donc pas ensemble avec eux; il ne leur est donc pas relatif; car Aristote nous enseigne dans ses Predicaments que dans la nature tous les relatifs sont ensemble (ou simultanes)[513]. Par la meme raison, les deux especes prochaines qui divisent le genre de la relation ne peuvent etre relatives a ce genre, parce que deux choses diverses d'un meme n'y peuvent etre relatives, comme un meme ne peut avoir plusieurs contraires, plusieurs privations ou possessions d'un meme, plusieurs affirmations propres ou negations, d'apres la regle _une seule negation pour une seule affirmation_[514]. [Note 513: Arist. _Categ._--Aristote ne pose pas le principe d'une maniere absolue. [Grec: Dokei de ta pros ti hama tae physei einai kai epi men ton pleiston alaethis estin.] "Il parait que les relatifs sont simultanes dans la nature; et cela est vrai de la plupart."] [Note 514: [Grec: Mia apiphasis mias kataphaseos esti.] Arist., _De Int._, VII.--Boeth., _De Int._, ed. sec., p. 352.] "Ces deux especes ne peuvent non plus etre relatives aux especes subordonnees; car si une d'elles est en relation (et par consequent simultanee) avec les especes inferieures, c'est avec celle qui lui est subordonnee, ou avec celle qui est subordonnee a l'autre. Or ce ne peut etre avec celle qui vient apres elle, puisqu'elle est anterieure a celle-ci dans la nature, comme etant un genre. Si c'est avec celle qui est subordonnee a l'autre et si elles echangent ainsi leurs especes subordonnees, il suit que dans la nature chacune est anterieure et posterieure a l'autre, car ce qui est anterieur ou posterieur a l'une de deux choses simultanees dans la nature est necessairement aussi anterieur ou posterieur a l'autre. Or des deux especes, celle-la, etant comme le genre du relatif a une espece contemporaine[515], est l'anterieur de ce relatif, et devient en meme temps l'anterieur de l'espece contemporaine. Pareillement, celle-ci est anterieure a celle-la, en sorte que chacune des deux est, dans la nature, anterieure et posterieure a l'autre et a soi-meme. C'est ce qui deviendra plus clair, si nous designons par des lettres l'ensemble du predicament. Representons l'ordre par celte figure: Relation B. C. D. F. G. L. [Note 515: _Conquaero_, qui n'est ni anterieure ni posterieure.] "Si d'un cote C et D, de l'autre B et L sont reciproquement relatifs (B et C etant les deux especes prochaines du genre le plus general _relation_, D et L des especes, l'un de B, et l'autre de C), B sera anterieur a D comme a son espece; D etant ensemble ou simultane avec C comme avec son relatif, B precedera C. Ainsi B precedera son espece D et C le relatif de D, et par consequent soi-meme (puisqu'il est simultane avec C son codivisant). En outre, il est evident que dans cette relation, une des especes inferieures detruite aneantit tout le predicament; si D est detruit, tant B que C perit necessairement, puisqu'ils comprennent le genre le plus general. Car D, etant relatif a C, le detruit par sa propre destruction; mais C, etant le genre de L, emporte L relatif de B, et ainsi B perit aussi. C'est pourquoi D une fois detruit, tant B que C est detruit, et la _relation_ avec eux. Mais plutot, disons B et C mutuellement relatifs, ce qui est plus vrai, et que toutes les autres especes contemporaines sous leurs genres, soient relatives l'une a l'autre, comme D et F entre eux, comme aussi G et L, et ainsi des autres, tant qu'il y a d'especes contemporaines. Si une seule des especes en relation existe, toutes doivent forcement exister, de sorte que comme D existe, B son genre existe necessairement; et B existant, C son relatif existe necessairement aussi. Mais si B existe, il faut necessairement que son relatif C coexiste. Or C no coexistera que par quelqu'une de ses especes qui, etant relative a une autre, ne peut exister par soi seule, et il faut que celte autre existe necessairement. Donc, une des especes relatives existant, il arrivera que toutes existent; ce qui est tres-evidemment faux, car une des especes n'exige l'existence d'aucune autre espece que de celle avec laquelle elle est ensemble ou simultanee, et a laquelle elle est relative. Le pere n'exige pas l'esclave ou le disciple, mais seulement le fils. "Si, en descendant des especes prochaines de relatifs, par les genres secondaires et les sous-especes, aux individus, nous trouvons que les especes, contemporaines d'un meme genre, ne sont pas relatives entre elles, mais que ce sont les especes de l'un des genres divisant qui sont relatives aux especes d'un autre, sous le meme genre supreme (comme le sont les especes de l'_anime_ et de l'_inanime_ entre elles), deux especes existant entrainent necessairement l'existence de toutes les autres. Si au contraire les especes d'une espece la plus prochaine sont relatives ans especes d'une autre espece la plus prochaine (comme les especes du _corps_ aux especes de l'_esprit_), cette necessite n'existe pas. Notez bien que le genre le plus general du predicament ou cette condition se realise est contenu dans deux especes; mais aussi, ou nous sommes en ceci plus subtil qu'il ne faut, ou, pour conserver l'autorite sauve, il faut dire qu'elle n'a pas regarde aux genres de tous les predicaments. C'est ainsi qu'il[516] soutient dans beaucoup de ses ouvrages que toute espece est constituee de la matiere du genre par la forme de la difference; ce qui ne peut, a cause de l'infinite des especes, etre maintenu pour toutes; cette regle ne doit donc etre rapportee qu'au predicament de la substance. Il en est de meme peut-etre de l'autre regle[517]." [Note 516: Boece.] [Note 517: _Dial._, p. 458-460.] On aura remarque cette argumentation qui peut etre prise comme un specimen du raisonnement scolastique. La singularite en sera plus frappante si nous empruntons un langage plus familier aux lecteurs de notre temps. La division est l'origine et comme le fond de la definition. Soit par exemple cette definition de l'homme, _l'homme est un animal raisonnable_, elle suppose cette division, _l'animal est ou raisonnable ou non raisonnable_. C'est une division, c'est-a-dire une proposition dans laquelle le sujet est divise en deux classes par deux attributs; et c'est une division par differences, en ce que ces attributs sont differentiels, c'est-a-dire constitutifs d'especes proprement dites, non de simples distinctions modales, mais des _differences specifiques_: c'est l'expression de la science. La division par differences doit se faire par les differences les plus prochaines. Admettez plusieurs especes d'hommes, les uns ayant douze sens, et les autres cinq; le genre _animal_ ne devrait pas etre divise par ces differences; car elles sont eloignees, elles constituent des sous-especes, et non les especes du genre _animal_; la difference prochaine ou la plus prochaine, ici c'est la _raison_. La difference prochaine, celle qui divise immediatement le genre, est celle qui le fait le mieux connaitre, celle qui touche de plus pres la nature; c'est donc la plus reelle. Boece dit que tout genre a deux especes prochaines[518], parce qu'il veut que toute division soit a deux membres, toute division triple ou quadruple pouvant se ramener a la division par deux. Si la division ne parait pas toujours pouvoir se faire en deux membres, c'est que les langues n'offrent pas toujours les deux noms des _divisants_ et surtout des deux differences specifiques d'un meme genre. Dans l'exemple, la _raison_ est une des differences specifiques; nous serions embarrasses pour nommer l'autre en francais. Le latin assez barbare des scolastiques dit _rationale, irrationale_; le substantif abstrait repondant a _irrationale_ ce serait la _non-raison_. Il serait facile de trouver des exemples pour lesquels la langue nous ferait encore plus defaut; mais si la division du genre en deux especes prochaines est toujours possible, sans toujours etre exprimable, il suit que les especes existent independamment d'un nom qui les designe. Elles existent sans les mots qui les nomment. Que devient alors la doctrine qui veut que les especes ne soient que des mots? Voila l'argument qu'Abelard dirige en passant contre Roscelin. [Note 518: _De Div._, p. 643.] Les modernes repondraient que les especes peuvent exister dans l'esprit sans etre nommees, que toutes les idees n'ont pas necessairement leurs noms, et qu'ainsi le principe de Boece peut etre vrai comme principe ideologique, sans qu'il en resulte aucun prejuge en faveur de la realite objective des especes. Que dit en effet le nominalisme raisonnable? Les individus seuls sont reels. Ces individus semblables ou dissemblables, separes ou rapproches par des differences ou ressemblances essentielles ou accidentelles, sont compares et classes par l'intelligence, en sorte que les genres et les especes sont des vues de l'esprit fondees seulement sur les differences et les ressemblances des individus, seules realites. Toute classe, genre ou espece, se resout reellement en individus. Il n'y a point de realite autre qui corresponde au nom ou a l'idee de la classe; il n'y a point _l'homme, l'animal_; il y a _des animaux, des hommes_. Les genres et les especes ne sont donc que des idees, et comme les idees en general ne se constatent et ne se fixent que par leurs signes, comme la langue s'unit indissolublement a l'intelligence, on peut regarder les especes comme des noms, ne correspondant a aucune realite substantielle qui soit l'espece, si elle n'est la reunion des individus; et en ce sens on peut aller jusqu'a dire que les especes ne sont que des noms. Tel est le nominalisme soutenable, ou le conceptualisme eclaire. A ce compte, le principe de Boece pourrait rester vrai, tout genre se diviserait en deux especes, ne fussent-elles designees par aucun nom special, sans que le realisme fut justifie, c'est-a-dire sans qu'il en fallut conclure que les especes hors des individus soient autre chose que des abstractions. Mais Abelard ne procede pas ainsi; il attaque le principe de Boece dans sa generalite, et sans s'inquieter de l'induction que ce principe fournit en faveur du realisme; voici par quel argument de metier il pense le detruire. Si deux especes prochaines epuisent la division de tout genre, la regle est applicable au genre _relation_. La _relation_ est un genre superieur, de ceux qu'Aristote appelle _generalissima_, car c'est le troisieme predicament. Or, quelles sont les deux differences prochaines qui divisent le genre _relation_? La difficulte de le dire peut prouver seulement que les noms des deux especes prochaines du genre _relation_ manquent, et ne prouve pas qu'elles n'existent point dans les choses, faute d'exister dans les noms; elles peuvent etre dans la nature et manquer dans le langage. Mais c'est une regle de logique que tous les relatifs sont ensemble dans la nature, tous les _ad aliquid_ sont _simul_, [Grec: pros ti hama tae physei einai], ce qui signifie qu'ils coexistent naturellement, en ce sens que si une chose est relative a une autre, il faut bien que celle-ci le soit a la premiere. Elles sont donc necessairement correlatives et simultanees. L'un des relatifs ne peut disparaitre que la relation ne disparaisse et n'entraine avec elle la disparition de l'autre. Cette regle admise, il faut bien que les deux especes prochaines qui divisent completement le genre _relation_, etant les deux especes fondamentales de relatifs, soient simultanees. Or le seront-elles avec la _relation_, leur genre supreme? Mais c'est un principe que le genre supreme est anterieur aux especes, qu'il a la priorite sur elles; et si la _relation_, genre supreme des deux especes prochaines de relatifs, leur est anterieure, comment ceux-ci pourraient-ils etre simultanes avec elle? Cela repugne. Maintenant les deux especes prochaines de relatifs peuvent-elles etre simultanees avec celles qui ne sont pas prochaines? Non, car ou celles-ci leur sont subordonnees, ou elles ne le sont pas. Si elles leur sont subordonnees, elles viennent apres les premieres, qui ne peuvent etre simultanees avec celles qui leur sont posterieures. S'il s'agit d'especes qui ne leur sont pas subordonnees; si, par exemple, l'espece prochaine A est simultanee avec l'espece D subordonnee a l'espece prochaine B, tandis que celle-ci est simultanee avec l'espece C subordonnee a l'espece prochaine A, il arrive que A simultane avec B anterieur a D, est simultane avec D posterieur a B, et par consequent A est anterieur a D comme B, et posterieur a B comme D. Et de meme, B est tout a la fois anterieur a C comme A et posterieur a A comme C. Sans plus de developpement, la contradiction apparait. Enfin, les deux especes prochaines du genre supreme _relation_ sont-elles simultanees l'une avec l'autre? Soit; mais alors il en est de meme forcement des deux genres qui divisent chacune d'elles, et des especes subordonnees qui divisent chacun de ces genres; car toutes ces divisions sont des divisions en deux relatifs. Et comme il y a solidarite entre eux a tous les degres, et qu'en outre les deux _divisants_ supposent le divise, un seul relatif a un degre quelconque de l'echelle, suppose tous les autres; et consequemment, il pourrait arriver, par exemple, que l'existence de la relation de roi a sujet entrainat necessairement l'existence de la relation de maitre a disciple, ou de cause a effet; ce qui est evidemment absurde[519]. [Note 519: Supposez que le predicament _relation_ ait pour especes les plus prochaines une X et une Y, dont la premiere sera un relatif que nous nommerons _celui de qui on depend_, et la seconde, _celui qui depend_. Elles seront correlatives et simultanees; soit. Mais la premiere aura, je suppose, pour genres qui la divisent _la cause_ et _le superieur_, la seconde, _l'effet_ et _l'inferieur_. _Cause_ et _superieur_ ne sont pas relatifs entre eux, mais ils ont le meme genre qu'ils divisent. _Effet_ et _inferieur_ ne le sont pas davantage; mais ils divisent un meme genre. Ces especes se sous-divisent a leur tour; par exemple _superieur_ en _pere_ et en _maitre_, _inferieur_ en _fils_ et en _esclave_. Or _superieur_, quoique de genre different, sera relatif a _inferieur_ et simultane avec lui, et reciproquement. _Pere_, espece appartenant a un autre genre que _fils_, sera relatif et simultane avec _fils_, comme _maitre_ avec _esclave_, bien qu'appartenant a des especes de genres divers. Or, si _pere_ est relatif a _fils_, ils sont necessaires l'un a l'autre, et ces deux sous-especes existant rendent necessaire l'existence de toutes les autres. Car _fils_ etant rendu necessaire par _pere_, rend necessaire _inferieur_, l'espece de laquelle il depend, et celle-ci, son autre sous-espece _esclave_, puisque (c'est la supposition) ces deux sous-especes _fils_ et _esclave_ divisent exactement leur espece _inferieur_. J'en dis autant de _pere_ et de _maitre_ par rapport a _superieur_. Mais _superieur_ et _inferieur_ a leur tour appartiennent a deux genres differents, dont l'un est divise par _superieur_ et par _cause_, l'autre par _inferieur_ et par _effet_, et comme _inferieur_ et _superieur_ sont necessaires l'un a l'autre, l'existence de l'un et de l'autre entraine celle des deux autres especes avec chacune desquelles chacun d'eux divise exactement son genre respectif; et ces genres respectifs, tous deux reunis et opposes, correlatifs simultanes, sont les especes les plus prochaines du genre le plus general, la _relation_. Ainsi les rapports dialectiques de toutes ces branches de la _relation_ etablissent une liaison ou solidarite entre des choses qui en realite n'en ont aucune, puisque l'existence du _fils_ ne fait rien a celle de _l'esclave_, celle du _pere_ rien a celle du _maitre_, celle du _superieur_ rien a celle de la _cause_.] Que faut-il donc penser de l'autorite? Que devient la regle de Boece? Il faut croire, dit Abelard, qu'il n'a pas entendu parler des genres de tous les predicaments; et la regle ne doit etre appliquee qu'au predicament de la substance; c'est ainsi que son autre regle: "toute espece est constituee de la matiere du genre par la forme de la difference," n'est vraie que des especes de la substance. On peut ici juger Abelard et la scolastique. Il s'agit d'un argument qui, au fond, atteint le realisme. Quelle en est la difficulte? c'est qu'il est dirige contre l'autorite, contre une regle de Boece. Quelle en est la force? c'est qu'il est appuye sur l'autorite, sur une regle d'Aristote. Il se reduit a ceci: la regle _tout genre se divise en deux especes prochaines_ est inconciliable avec cette autre regle _les relatifs sont simultanes_. Voila comme le raisonnement scolastique se fonde toujours sur l'autorite, meme quand il attaque l'autorite. En admettant que le genre _substance_ se divise en deux especes prochaines, Abelard examine s'il en est de meme du genre _relation_; il traite hypothetiquement la relation comme la substance; et attendu que la maxime de Boece, au cas ou elle serait vraie, suppose que les especes sont des choses et non des mots, puisqu'elle les admet comme existantes, encore meme qu'il n'y ait pas de mots pour les nommer, il suit que, si elle est vraie pour la relation comme pour la substance, les especes de la relation sont des choses comme celles de la substance. Mais, en verite, comment des especes de relations peuvent-elles etre des choses? Quelle valeur peut avoir un argument qui donne aux relations la meme realite qu'aux substances? N'y a-t-il pas la une tendance a realiser indument des abstractions? On voit comment la scolastique, si peu ontologique dans ses bases, en ce sens qu'elle s'appuie si peu sur l'observation de la realite, tombe facilement dans une ontologie artificielle et gratuite qui remplit et abuse l'intelligence. Il serait facile d'attaquer l'argumentation d'Abelard en elle-meme. Attaquons-la jusque dans ses principes. Le premier est d'Aristote: "les relatifs sont ensemble dans la nature;" c'est-a-dire, comme il l'explique, simultanes et solidaires dans la realite. Ce principe est-il donc si clair et si juste? Sans doute il y a moitie, s'il y a double; s'il y a disciple, il y a maitre; mais la science est relative a son objet, et l'objet de la science peut exister sans qu'effectivement la science existe. De meme, l'objet senti est anterieur a la sensation. Le principe n'est vrai tout au plus que si on l'applique a la relation en acte, non a la relation en puissance. La relation actuelle exige la simultaneite des relatifs. Mais quelle espece de relatifs sont les deux especes prochaines du genre _relation_? Le rapport des especes prochaines aux genres, des especes entre elles, des especes a d'autres especes, est-il la relation proprement dite, aristotelique, categorique? cela ne conduirait-il pas a cette idee outree que tout rapport est un rapport necessaire? La categorie de relation est le rapport necessaire; mais le rapport necessaire n'est pas necessairement le rapport de simultaneite. De A a B il peut y avoir un rapport necessaire, des que B existe; mais avant que B existe, il peut n'y avoir de A a B qu'un rapport possible; si A est naturellement anterieur a B, on ne peut pas dire que A et B soient ensemble ou simultanes, quoique A etant donne, il en resulte necessairement un rapport possible avec B, au cas que B devienne reel; et quoique B etant donne, il en resulte necessairement un rapport necessaire et actuel avec A, qui ne peut pas exister, des que B existe. Ainsi A et B sont relatifs et ne sont pas simultanes. Mais si tous les relatifs ne sont pas simultanes, est-il vrai que cette regle vraie ou fausse doive s'appliquer aux choses unies par le rapport d'especes a genre, ou d'especes du meme genre entre elles, ou de celles-ci avec d'autres especes? Nullement; la definition de la relation ne s'applique pas a ces relations-la. Le genre est logiquement anterieur aux especes, et, bien que les especes le supposent, il ne les suppose pas, il ne suppose que des especes possibles. Il n'y aurait pas d'hommes qu'il y aurait encore des animaux. De meme, point de relation necessaire entre l'espece _homme_ et les especes des plantes, ou les sous-especes des oiseaux ou des poissons, ou meme les sous-especes des negres ou des blancs. L'une ne suppose pas les autres. Ce qui est vrai, c'est que si un genre est completement divise par deux especes prochaines, poser l'une comme espece, c'est supposer l'autre. On ne peut dire: Il y a dans le genre animal une espece _raisonnable_, sans dire implicitement qu'il y a une espece _non raisonnable_. S'il n'y avait que l'espece _raisonnable_, il n'y aurait pas de difference entre le genre _animal_ et l'espece _homme_. L'un se confondrait dans l'autre, l'animal ne serait qu'un genre sans espece. Bien plus, si l'homme a ete cree apres les autres animaux, le genre animal, avant la naissance d'Adam, n'etait ni genre ni espece qu'en puissance, et non pas en acte; et quoique la race humaine ne put naitre sans que la division possible du genre devint necessairement actuelle entre elle et les autres races, c'est-a-dire sans qu'aussitot le genre et les deux especes fussent realises, il n'y avait pas eu simultaneite entre l'espece humaine et le reste des animaux, en depit du rapport necessaire entre les deux especes. Tous les animaux ne coexistent pas necessairement dans la nature. Il faut donc modifier le principe d'Aristote, ou ne pas regarder les deux especes prochaines d'un genre comme de veritables relatifs. Au reste, la question n'est pas si un genre se divise en deux relatifs, mais s'il se divise necessairement en deux especes. Nous touchons ici a la seconde regle et a l'autre autorite. Le genre se divise-t-il exactement en deux especes prochaines, oui ou non? Si l'on parle d'une division verbale, soit. Posez une espece du genre, vous aurez certainement en regard de cette espece tout ce qui, dans le meme genre, n'offre pas la difference specifique. On peut toujours dire que le genre se divise en ce qui a telle difference et ce qui ne l'a pas; mais le second membre de la division n'est pas necessairement une espece proprement dite. Ce peut etre la collection formee momentanement par l'esprit de tous les etres qui n'ont pas la difference; ce n'est alors que la negation en regard de l'affirmation. Par exemple, les animaux sans raison constituent-ils necessairement une espece proprement dite, et ne pourraient-ils pas offrir d'ailleurs de telles diversites, qu'ils ne formeraient une classe une et speciale que par opposition a l'espece raisonnable? Toute importante qu'est la division par l'affirmation et la negation, elle n'est pas assez instructive, assez significative; c'est plutot une elimination, une abstraction, comme parle la logique moderne, qu'une division scientifique. Par exemple, si l'on disait: _Tout etre est createur, incree ou cree_, on ferait une division a trois membres et qui pourrait avoir une veritable valeur. Sans doute on peut toujours reduire une division par especes a deux membres; il suffit pour cela d'affirmer une difference, et puis de la nier. Mais il ne suit pas que l'on constituera toujours par la deux especes reelles. Si l'on divise l'etre en createur et cree, on aura d'un cote Dieu, et de l'autre la matiere, l'ame, l'ange, l'homme, la brute; le cree ne sera pas une espece proprement dite. On aura cependant une division a deux membres, et qui comprendra tout le genre. J'avoue toutefois que si l'on veut restreindre la division aux especes proprement dites, aux differences proprement dites, et non l'appliquer a toutes les especes transitoires et successives qu'enfante l'esprit humain, la regle de Boece reprendra plus de valeur. Admettez qu'il y ait en effet des especes et differences proprement dites, c'est-a-dire qu'a tel degre determine de l'echelle de l'etre soit le genre, et au degre qui suit immediatement, l'espece, il sera vrai que vous ne passerez jamais de l'un a l'autre que par la division a deux membres. L'animal etant le genre, l'espece humaine est bien certainement _animal_ par la difference _raison_; et l'autre portion du genre _animal_ moins la _raison_, peut etre dite constituee du genre _animal_ par la difference _non-raison_, ce qui donne forcement une seconde espece. Mais on conviendra qu'il y a un peu de symetrie artificielle dans tout cela, et qu'il est difficile d'admettre reellement la _non-raison_ comme une forme essentielle. De cette maniere de proceder, il peut resulter une creation illimitee d'etres de raison eriges tot ou tard en etre reels. Ainsi, les nominalistes eux-memes sont tot ou tard ontologistes. Je n'ai raisonne que sur le genre substance; que serait-ce si je m'occupais des genres des autres predicaments! c'est alors que tout paraitrait fictif, et l'abus de l'ontologie dialectique eclaterait. Il est tel qu'on ne peut supposer que les scolastiques habiles en fussent les dupes, et certainement au fond Abelard savait bien que ce ne pouvait etre que par une assimilation fictive que l'on traitat la _relation_ ou la _situation_ comme la _substance_; il laisse entrevoir, quoique trop rarement, qu'il n'ignore pas que la _nature_, c'est ainsi qu'il nomme la realite, est autre chose que _l'art_, c'est ainsi qu'il nomme la dialectique. Mais d'abord pourquoi ne le pas dire mieux? puis, pourquoi ne pas etudier, pour la decrire et la circonscrire, cette disposition ou cette faculte qui est en nous de convertir tout en etre, et de raisonner des rapports et des modes comme si c'etaient des substances? Il est vrai que c'eut ete la de la psychologie. Remarquons cependant une distinction importante et qui prouve que ce rare esprit ne meconnaissait pas la difference profonde qui doit separer l'ontologie naturelle de l'ontologie dialectique. Il revient ici a l'idee qu'il a deja exprimee, c'est que les regles qui sont bonnes pour la categorie de la substance ne sont pas absolument et de plein droit vraies des autres categories. Suivant lui, la division du genre s'opere exactement par deux especes prochaines, mais seulement quand ce genre est de la categorie de la substance. La division du genre par les differences equivaut a la division par les especes, mais seulement quand il s'agit du genre de la substance. Tout cela n'est qu'une suite d'un principe anterieurement pose; c'est que toute espece est constituee de la matiere du genre par la forme de la difference, seulement quand il s'agit de genres ou d'especes du ressort de la substance. Je ne vois pas que cette distinction fondamentale ait ete jusqu'ici remarquee; elle fait honneur a celui qui l'a apercue et repond d'avance a plus d'une censure dirigee contre lui[520]; mais passons a la seconde espece de division substantielle. [Note 520: Voyez _Dial._, pars III, p. 400; et ci-dessus c. V, et ci-apres c. VI, VII et IX.] "Apres la division du genre en especes vient celle du tout en parties[521]. Le tout est quant a la substance, ou quant a la forme, ou quant a l'une et a l'autre. Le tout quant a la substance est tel quant a la comprehension de la quantite, c'est l'entier, ou quant a la distribution de l'essence commune, c'est l'universel. Telle est par exemple l'espece distribuee entre tous ses individus. L'espece peut bien etre appelee le tout quant a la substance des individus, puisqu'elle est la substance totale des individus. Mais il n'en est pas de meme des genres; car il y a, outre le genre, la difference dans la substance de l'espece, tandis qu'au dela de l'espece rien de nouveau n'entre dans la substance de l'individu. Les individus sont des parties de l'espece, non des especes (Porphyre); ce tout est un universel, parce qu'il se dit de toutes les parties individuelles, mais il n'est pas un entier, c'est-a-dire un tout qui resulte de l'assemblage de toutes les parties combinees, comme la maison, qui est composee du toit, des murs, etc. L'entier ne peut etre l'universel, parce que l'universalite n'a point ses parties dans sa quantite, mais en distribution dans la diffusion de la communaute, c'est-a-dire divisees entre plusieurs a qui elle est commune. L'entier a une _predication_ (attribution) qui lui est particuliere; Socrate est compose des membres que voici. [Note 521: _Dial._, pars V, P. 460-470.] "Quand Platon a dit, au rapport de Porphyre[522], que la division doit s'arreter aux dernieres especes pour ne pas s'etendre jusqu'aux individus, il a considere non la nature des choses, mais la multiplicite et le changement des individus. Leur existence est soumise a la generation et a la corruption, elle n'a pas la permanence que possedent les universels, dont l'existence est necessaire, des qu'il existe un quelconque des individus en lesquels ils sont distribues. Cette infinite[523], qui n'est point l'oeuvre de la nature, mais de notre ignorance et de la mobilite de l'existence, laquelle ne saurait longtemps persister dans ces individus comme dans les premiers sujets des animaux, ou dans des individus a accidents immobiles, empeche la division actuelle, mais n'empeche pas qu'elle existe dans la nature: la nature pourrait tres-bien souffrir que les individus dont l'existence aurait ete permise, attendissent notre division et tombassent sous notre connaissance.... [Note 522: Porphyr. _Isag._, II.--Boeth., _In Porph._, l. III, p. 75.] [Note 523: L'impossibilite de determiner le nombre des individus.] "De ces touts qu'on appelle entiers ou constitutifs, les uns sont continus, comme la ligne, qui a ses parties continues, et les autres non, comme le peuple, dont les parties sont desagregees. La division de ces touts ne s'enonce pas au meme cas que celle de l'universel, c'est-a-dire au nominatif, elle se fait au genitif.... _De cette ligne_, une partie est cette petite ligne, une autre partie, cette autre petite ligne; _de ce peuple_, une partie est cet homme, une autre partie, cet autre homme..., tandis qu'on ne dit pas que Caton, Virgile ... sont des parties de l'homme (espece), mais Caton, Virgile est homme.... Mais il faut regarder au sens plutot qu'aux paroles.... "Comme la division reguliere du genre ne se fait point par ses especes quelconques, mais par ses especes les plus prochaines, de meme, la division du tout ne doit pas se faire par les parties qu'on voudra, mais par les parties principales. On blamerait celui qui diviserait l'oraison par syllabes ou par lettres, qui sont les parties des parties; l'ordre naturel est que la division se fasse en ces parties, dont l'union constitue immediatement le tout, et que l'on decompose l'oraison en expressions et celles-ci en syllabes." Mais quelles parties convient-il d'appeler principales, et quelles, secondaires? Regardez-vous comment le tout se constitue, les principales sont parties, non des parties, mais du tout, comme dans l'homme l'ame et le corps. Regardez-vous comment le tout se detruit, les parties principales sont celles dont la suppression detruit la substance du tout, comme la tete dans l'homme. La premiere classification est arbitraire. Elle veut, par exemple, que les parties principales de la maison soient les murs, le toit et les fondements. Mais s'il convient de diviser la maison en deux, mettant d'un cote les murs avec leurs fondements, et de l'autre le toit, les fondements ne seront plus partie principale, mais partie de partie. On peut a volonte dans un compose quelconque rendre secondaire une partie principale, et reciproquement. Dans l'autre opinion, on n'hesite pas a admettre comme principales des parties de parties, dans l'homme, par exemple, la tete, laquelle est une partie du corps qui est une partie de l'homme, dont l'autre partie est l'ame; on regarde seulement quelles sont les parties qui, en se detruisant, detruisent la substance du tout. Mais si vous detruisez une petite pierre de la muraille d'une maison, comme cette pierre est un des elements de sa substance, cette substance est atteinte, le tout cesse d'exister, la maison est detruite; ou ce qui reste est un autre tout, une autre maison; ce n'est qu'une partie de la premiere. En vain diriez-vous que la petite pierre de la maison existe separement, la maison existait comme compose, et il ne suffit pas pour son existence que sa matiere subsiste. Autrement, comme elle se compose de bois et de pierres, on dirait que lorsqu'on a le bois et les pierres, on a la maison. Donc, du point de vue de la destruction, toutes les parties sont principales. A cette argumentation, qu'Abelard dit toute neuve, _novissimae_, voici comme on a tente de repondre. Vous dites que si cette petite pierre cesse d'etre, le tout dont elle fait partie n'est plus; soit, pourvu que la pierre soit vraiment partie principale, comme dans un tout de deux pierres. Mais pour appliquer cette conclusion a un tout qui est le tout des parties, mais qui est autre chose que ses parties, il faut ajouter au raisonnement cette constante: _Les parties etant parties et parties principales_. En effet, dans le consequent, elles sont prises comme tout, dans l'antecedent comme parties. Or une partie n'est pas le tout, ou la substance se multiplierait a l'infini. Il faut donc retablir l'unite du raisonnement qui manque d'une condition essentielle en logique, _la constance_, d'apres la regle: "Ou la constance n'est pas conservee dans l'enchainement, la conjonction des extremes ne suit pas[524]."--Mais alors comment accordez-vous que dans ces consequences fort connues: _Si l'homme existe, l'animal existe, et si l'animal, la substance_, la conjonction des extremes s'accomplisse? Car dans la premiere consequence, _animal_ suit comme genre, et dans la seconde, il precede comme espece. Faut-il donc, pour retablir la constance, faire l'insertion suivante: _Si l'homme existe, l'animal existe; et, si l'animal existe, comme animal est l'espece de la substance, la substance existe_. En verite, cela est inutile, le moyen terme peut egalement etre consequent pour le premier membre et antecedent pour le second. Il est donc vrai qu'une partie quelconque detruite detruit necessairement le tout, et que, du point de vue de la destruction de la substance, toutes les parties sont principales. [Note 524: "Ubi constantia non interseritur, conjunctio non procedit." C'est ainsi qu'Abelard donne cette regle du syllogisme: Les extremes et les moyens doivent necessairement etre homogenes. (_Analyt. post._, 1, vii.) Il n'avait pat sous les yeux le texte des Seconds Analytiques.] Mais si vous enlevez un ongle a Socrate, est-ce que toute la substance de Socrate perit? non, parce que l'homme ne consiste pas dans ses parties. Autrement, en des temps divers, le meme homme vivant ne subsisterait pas; car sa substance augmente ou diminue sans cesse. Il faut donc chercher quelle est la partie, faute de laquelle l'homme ne se retrouve plus; les uns diront que c'est la main, les autres que c'est la langue; mais la destruction de l'une ni de l'autre n'est l'homicide; et nous tenons pour principales les parties qui sont telles, que leur mutuelle conjonction produise immediatement la perfection du tout. La conjonction du toit, des murs et des fondements, et non pas la composition de leurs parties entre elles, produit la maison. Il est des touts dont la nature parait contraire, quoique ce soient aussi des entiers: tels sont les touts _temporels_, comme _le jour_ compose de douze heures, et qui est pour elles un tout constitutif. Ces touts n'ayant point de parties permanentes, la simultaneite ne leur est pas applicable; leurs parties sont successives, comme celles du temps, celles de l'oraison, et l'existence actuelle de ces parties est la seule mesure de l'etre de ces touts. A prendre rigoureusement la signification du jour ou de l'oraison, jamais l'oraison ou le jour n'existe, puisque jamais ni les douze heures, ni les mois dont se compose l'oraison, ne coexistent. Aristote admet dans le temps la continuation sans la permanence[525], mais ni l'une ni l'autre dans l'oraison. Il faudrait plutot dire que les parties du temps ont la permanence et non la continuation; car les sujets etant discontinus, les accidents doivent l'etre aussi. On trouverait egalement une sorte de permanence dans les parties de l'oraison, en faisant prononcer en meme temps par divers les lettres qui en sonnant ensemble composeraient les mots et l'oraison avec les mots. Mais a dire le vrai, ni le temps, ni l'oraison, ne sont des composes de parties. Un compose ne peut etre contenu dans une seule partie, et ce n'est pas une partie que ce que la quantite du tout ne surpasse point. La ou il n'y a qu'une partie, elle est le tout. Or les parties dans le temps ne sont jamais plusieurs, puisque la simultaneite leur est interdite; il n'en existe jamais qu'une. Co n'est donc que par figure qu'on peut dire que le jour existe, et ce qui en existe et qu'on appelle partie n'en est pas une, elle est reellement un tout. [Note 525: Arist. _Categ._, VI.] "Je me souviens, ajoute Abelard[526], que mon maitre Roscelin avait cette idee insensee de pretendre qu'aucune chose ne resultat de parties, et, comme les especes, il reduisait les parties a des mots. Si on lui disait que cette chose, qui est une maison, resulte d'autres choses, savoir, le mur, le toit et le fondement, voici par quelle argumentation il attaquait cela. [Note 526: _Dial_., p. 471.] "Si cette chose qui est la muraille est une partie de cette chose qui est la maison, comme la maison elle-meme n'est pas autre chose que le mur, le toit et le fondement, le mur est partie de lui-meme et du reste. Mais comment sera-t-il partie de lui-meme? Toute partie est naturellement anterieure au tout; or, comment le mur serait-il anterieur a soi et aux autres, lorsque l'anteriorite a soi-meme est impossible? "La faiblesse de cette argumentation consiste en ceci, que quand on parle du mur, et qu'on accorde qu'il est partie de lui-meme et du reste, on entend de lui-meme et du reste pris et joints ensemble, ou d'un compose dans lequel il est avec le toit et le fondement, en sorte que la maison est comme trois choses, mais non prises separement, combinees au contraire, et ainsi il n'est plus vrai qu'elle soit le mur ni le reste, mais elle est les trois ensemble. De la sorte, le mur n'est partie que de lui-meme et du reste combines, ou de toute la maison, et non pas de lui-meme pris en soi: il est anterieur, non a soi-meme pris en soi, mais a la combinaison de soi-meme et du reste. En effet, le mur a existe avant que toutes ces choses eussent ete jointes, et chacune des parties doit exister naturellement avant de produire l'assemblage dans lequel elles sont comprises." Ce long examen de la division du tout vient de nous conduire au milieu de la grande question du realisme et du nominalisme. Abelard y a touche en s'occupant de la difference; il y est revenu en traitant de la division de la substance par les especes. Il la retrouve ici sous deux formes, en etudiant la division du tout universel et du tout integral. Le tout universel est un des universaux; il est la collection soit des genres, soit des especes, soit des individus, qui en sont comme les parties; en tant que collection des individus, le tout espece peut etre appele leur substance, puisqu'il est la totalite de la substance repartie en eux; mais le genre n'est pas la substance totale des especes, puisqu'il y a dans l'espece un element qui n'est pas dans le genre, la difference. Cette doctrine, qui admet bien une certaine realite dans les elements des especes et des genres, les presente cependant comme des touts de convention; et il est vrai qu'en tant qu'on les considere comme des touts, ce ne sont pas des touts naturels, si la condition du tout naturel est l'unite numerique de substance; mais ils sont des touts naturels, lorsqu'ils sont la totalite de genres et d'especes veritables, ou formes a raison de ressemblances et de differences essentielles et permanentes. Les genres et les especes de convention, oeuvres d'une classification arbitraire et momentanee, sont les seuls qui ne donnent naissance qu'a des touts conventionnels. Quant a la division du tout integral ou constitutif en ses parties, elle serait indifferente a la question du realisme, si Roscelin n'avait eu la hardiesse de l'y rattacher. N'admettant de realite que la realite individuelle, il se croyait oblige de nier la realite des elements de l'individu, et comme l'individu est un tout, de nier les parties du tout. Par quel subtil argument, on l'a vu. La reponse d'Abelard est bonne, et resout la difficulte de dialectique que Roscelin avait inventee. Le bon sens n'en pouvait etre embarrasse un moment; mais le bon sens n'est pas la logique. "La division du tout selon la forme est, par exemple, celle qui partage l'ame en trois puissances ou facultes, celle de vegeter, celle de sentir, celle de juger[527]. L'ame en exerce une dans les plantes, deux dans les animaux; dans l'homme, elle les contient tontes trois: elle a le conseil ou le jugement avec la vegetabilile et la sensibilite, c'est ce qu'on appelle la rationnante ou la raison. [Note 527: _Dial_., p. 411-476.] "Voici donc une division reguliere: la puissance de l'ame est ou de vegeter, ou de sentir, ou de juger. Mais cette division est-elle applicable a l'ame universelle ou ame du monde, que Platon croit unique et singuliere[528], que d'autres appellent une espece contenue dans un seul individu, comme le phenix? Boece parait avoir applique cette division a l'ame en general, quand il dit: _L'ame se composant de ces sortes de parties, en ce sens non pas que toute ame soit composee de toutes, mais une ame des unes, une autre ame des autres, c'est une chose qu'il faut rapporter a la nature du tout_. Ces mots indiquent qu'il croit que le nom d'ame, tel qu'il est defini par la division, convient a toutes les ames, ou, ce qui revient an meme, qu'il designe un universel.... On donne donc aussi le nom de tout a ce qui consiste en de certaines vertus ou facultes, comme l'ame en ses trois puissances[529]. [Note 528: Cette division triple de l'ame est comme dans toute l'antiquite. Abelard l'avait rencontree dans Boece. (_In Porph_., p. 46.) Quant a la question de savoir si cette triplicite s'appliquait a l'ame du monde, il aurait pu s'en assurer en relisant le Timee, si, comme on le croit, il en avait une version sous les yeux. La, Platon dit que Dieu forma l'ame du monde d'une essence divisible, d'une essence indivisible, et d'une essence intermediaire, produit de l'union de l'une et de l'autre. Ces trois principes, le premier, qui est l'etre, le second l'intelligence, le troisieme qui participe des deux autres, pourraient bien repondre a la division dont il s'agit, quoique dans le Timee elle soit concue d'une maniere plus transcendante et qui a ete tout autrement developpee et interpretee par les alexandrins. Voyez dans les _Etudes sur le Timee_, de M. Henri Martin, le texte, p. 88, 94 et 98, et la note 22. t. 1. p. 316-383.] [Note 529: Les citations, comme le fond des idees, sont prises de Boece (_De Div_., p. 646), et nous voyons comment s'est introduite ou plutot maintenue dans la philosophie du moyen age cette ancienne division de l'ame en vegetative, sensitive et intelligente (ou rationnelle).] "Seule, en effet, l'ame fait vegeter le corps, et elle donne seule au corps le mouvement de croissance; seule elle discerne, c'est-a-dire a la notion du bien et du mal; mais il semble qu'elle ne sente pas seule, on croit meme qu'elle ne peut sentir, car on ne dit pas les sens de l'ame, mais du corps. Aristote attribue les sens au corps[530]; c'est que les sens, c'est que les instruments par lesquels l'ame exerce ses sens, sont fixes dans le corps et font connaitre les corps qui, par leur intermediaire, arrivent a l'etat de concepts, d'ou l'on pourrait induire qu'il y a une faculte de sentir dans l'ame, une autre dans le corps. L'une et l'autre, en effet, sont dits sensibles (_sensibile_); mais la vraie et premiere faculte de sentir est dans l'ame, quoique le corps contienne les divers organes des sens....., ou plutot quoique tous ses membres soient pourvus du tact qui parait etre le seul commun a tout animal, car il est certains animaux qui manquent de tous les autres instruments, comme les huitres et les coquilles, qui sont sans tete, ainsi que Boece le rappelle dans le premier Commentaire des Predicaments[531]. [Note 530: _Categ._, VII.--Boeth., _In Proedic._, p 100.] [Note 531: Il n'y a point ou il n'y a plus deux Commentaires des Predicaments, ni par consequent de premier. C'est dans le livre II de son unique commentaire sur les categories que Boece parle des huitres et des coquilles (p. 101).] "Quant a cette sensibilite attribuee au corps de l'animal, comme si elle etait sa difference, elle parait descendre et naitre de celle qui est dans l'ame, et l'animal ne parait sensible qu'en tant qu'il contient une ame capable d'exercer en lui la faculte de sentir. Le corps n'est dit sensible que parce que l'ame est avec lui, que parce qu'il a une ame; l'ame, au contraire, est sensible, non par l'effet du predicament de l'avoir, mais en vertu d'une puissance qui lui est propre. Objectera-t-on que _sensible_, etant la difference substantielle d'_animal_, est une qualite, apparemment parce que toute difference est qualite, mais qu'avoir une ame n'est pas une qualite, etant au contraire de la categorie de l'avoir? Il faudrait alors entendre par la qualite la forme, ou par le mot _sensible_ designer dans le corps de l'animal une certaine faculte qui serait necessairement du ressort de la qualite, puisque l'autorite a soumis toutes les puissances ou impuissances au genre supreme de la qualite[532]. Cela revient a dire que l'animal nait deja apte a l'exercice des facultes de l'ame, grace a une qualite des sens par lesquels l'ame, comme par des instruments, s'acquitte des fonctions de la puissance qui lui est propre. [Note 532: Arist. _Categ._, VIII.--Boeth., _In Proed._, l. III, p. 170. Toute cette psychologie d'ailleurs ne vient point d'Aristote; on trouverait plutot quelque chose d'analogue dans Boece (_De interp._, ed. sec., p. 298)] "Il faut qu'il y ait differentes sensibilites de l'ame et du corps, comme il y a differentes rationnalites, car c'est une regle que les genres qui ne sont point subordonnes entre eux, n'ont pas les memes especes ou les memes differences; or, tels sont le corps et l'ame, dont l'on ne recoit aucune attribution de l'autre[533]. [Note 533: C'est dire, en dialectique, que la sensibilite de l'ame ne peut etre celle du corps ou que la sensation n'est pas l'affection organique; nouvelle preuve que le raisonnement, avec ses formes d'ecole, remplace et quelquefois vaut les notions puisees dans l'observation des faits de conscience.] "L'equivoque qui se trouve dans les noms des differences de l'ame et du corps s'etend aussi aux noms de leurs accidents. Il nait de certaines choses qui sont dans l'ame certaines proprietes pour le corps. Ainsi le fondement propre des sciences ou des vertus, c'est l'ame. Cependant l'homme est un corps, et l'on dit de lui qu'il est savant ou studieux, non qu'on entende par la une _qualite_ de la science ou de la vertu, car elles ne sont pas en lui, mais un _avoir_ de l'ame, qui _a_ les sciences et les vertus. L'homme est dit dialecticien ou grammairien, joyeux ou triste, rassure ou effraye, et mille autres choses, a raison de toutes les qualites de l'ame, dont l'exercice ne peut apparaitre ou meme avoir lieu sans la presence du corps. Les corps eux-memes recoivent des noms, et il leur nait des proprietes qui ont le meme caractere: par exemple, Aristote dit qu'avec l'animal meurt la science[534]. Il parle de la science par rapport au corps, car la suppression de l'animal n'entrainerait point celle de la science, puisque l'ame, une fois degagee de la tenebreuse prison du corps, acquiert de plus vastes connaissances; il ne veut parler que de cet exercice de la science qui se manifeste seulement grace a la presence du corps[535]. [Note 534: _Categ._, VII.--Boeth., _In Proed._, p. 166.] [Note 535: La division du tout par facultes a, suivant Boece, quelque chose de commun avec celle du genre ou de l'entier. Ainsi la _predication_ de l'ame suit de ses facultes, ce qui signifie que l'enonciation des facultes de l'ame donne l'ame comme consequence. Exemple; _S'il y a vegetalble, il y a ame_. Et cela revient a la division du genre lequel suit de ses especes: _S'il y a homme, il y a animal_. L'ame est composee de ses facultes autrement que l'entier l'est de ses parties. La composition de l'entier est materielle ou relative a la quantite de son essence, tandis que la composition de l'ame resulte de l'addition d'une difference formatrice. "La qualite n'entre pas dans la quantite de la substance, et ce qui est le meme en nature ne peut etre materiellement compose de choses de predicaments differents." C'est-a-dire qu'une quantite materielle ou une nature _quantitative_, comme un entier, ne peut etre composee d'elements d'une nature _qualitative_, comme des facultes. (_Dial._, p. 474-475)] "Quelques-uns appliquent celle division du tout virtuel ou du compose de puissances, non a l'ame en general, mais a cette ame singuliere que Platon appelle l'ame du monde, qu'il a donnee a la nature comme issue du _Noy_ ou de l'esprit divin, et qu'il s'imagine retrouver dans tous les corps. Cependant il n'anime pas tout par elle, mais seulement les etres qui ont une nature plus molle et ainsi plus accessible a l'_animation_; car bien que cette meme ame soit a la fois dans la pierre et dans l'animal, la durete de la premiere l'empeche d'exercer ses facultes, et toute la vertu de l'ame est suspendue dans la pierre. "Enfin, quelques catholiques, s'attachant trop a l'allegorie, s'efforcent d'attribuer a Platon la foi de la sainte Trinite, grace a cette doctrine ou ils voient le _Noy_ venir du Dieu supreme, qu'on appelle _Tagaton_, comme le Fils engendre du Pere, et l'ame du monde, proceder du _Noy_ comme du Fils le Saint-Esprit. Ce Saint-Esprit en effet, qui, partout repandu tout entier, contient tout, verse aux coeurs de quelques chretiens, par la grace qui y reside, ses dons qu'il est dit vivifier en suscitant en eux les vertus[536]; mais dans quelques-uns, ses dons semblent absents, il ne les trouve pas dignes qu'il habite en eux, quoique sa presence ne leur manque pas, il ne leur manque que l'exercice des vertus. Mais cette foi platonique est convaincue d'etre erronee en ce que cette ame du monde, comme elle l'appelle, elle ne la dit pas coeternelle a Dieu, mais originaire de Dieu a la maniere des creatures. Or le Saint-Esprit est tellement essentiel a la perfection de la Trinite divine, qu'aucun fidele n'hesite a le croire consubstantiel, egal et coeternel tant au Pere qu'au Fils. Ainsi ce qui a paru a Platon assure touchant l'ame du monde, ne peut en aucune maniere etre rapporte a la teneur de la foi catholique[537]." [Note 536: "Fidelium cordibus per inhabitantem gratiam sua largitur charismata quae vivificare dicitur suscitando in eis virtutes." (_Dial_., p. 475.) Cette generation de l'ame du monde emanee du _Noy_ (pour [Grec: nous], l'intelligence) est un dogme neo-platonique qu'Abelard tenait de Macrobe plutot que du Timee. (_In Somn. Scip_., I, ii. xiii, xiv, etc.)] [Note 537: Abelard, comme on le verra plus bas, n'a pas toujours repousse avec une aussi grande severite d'orthodoxie le dogme platonique de l'ame du monde. Mais ce passage est un de ceux que l'on cite peur prouver qu'il ecrivit sa Dialectique apres sa condamnation. Il est tres-probable en effet qu'il aura insere a dessein dans ce passage la retractation d'une opinion, qui, bien que tres-formellement exprimee dans sa theologie, n'en fait point une partie essentielle; tandis qu'on ne peut admettre qu'apres l'avoir positivement condamnee, il l'ait reprise plus tard et developpee, le theologien se montrant ainsi moins correct en sa foi que le philosophe. (Voyez l. III, c. II et III, et dans Abelard, le l. II de _l'Introduction_, c. xvii, et le l. I de la _Theologie chretienne_, c. v.)] "Mais une fiction de ce genre parait eloignee de toute verite, car elle placerait deux ames dans chaque homme. Platon imagine et veut que les ames de chacun, creees au commencement dans les etoiles correspondantes (_in camparibus stellis_), viennent prendre appui en des corps humains pour la creation de chaque homme en particulier, et que les corps soient animes par celles-la seules, dont la presence est partout suivie et accompagnee de l'animation, et nos par celle dont une opinion philosophique admet l'existence egalement, soit avant que le corps soit anime, soit apres qu'il est dissous et jusque dans le cadavre[538]. [Note 538: Cette phrase se rapporte a la distinction etablie dans le Timee entre l'ame du monde et l'ame ou les trois ames de l'homme, l'une immortelle, qui est l'ame intelligente ou connaissante, et les deux autres mortelles, savoir: l'une male et l'autre femelle; l'une, celle des volontes passionnees, l'autre, cette des impressions et affections sensibles; l'une qui reside dans le coeur et l'autre dans le foie. (Voyez dans les _Etudes sur le Timee_, le t. I, pv 96 et suiv., 187 et suiv., not. 22 et le t. II, not. 136, 139 et 140.)] "Ne nous occupons point de celle ame que la foi ne reclame point, qu'aucune analogie reelle ne recommande, et revenons a l'application de la division de l'ame generale (du genre ame). Il est demeure en question pourquoi on a admis tes facultes dans ce tout qui est ame plutot que dans les autres touts, ou pourquoi on a separe cette division par facultes des autres divisions des genres par differences. Pour ceux qui par l'ame generale entendent cette ame du monde inventee par les platoniciens, ils la mettent evidemment en dehors de toutes les autres divisions, puisque dans cette seule et meme ame ils admettent substantiellement toutes les facultes differentielles, la substance de cette ame les contenant egalement partout, quoique partout elle ne les exerce pas. Ceux au contraire qui entendent par l'ame generale l'universel ame (ou l'ame en general), ce qui est plus raisonnable, ils n'ont pas de raison d'admettre au nombre des divisions par la forme cette division de l'ame, plutot que celle des autres touts par puissances ou par impuissances, telles que rationnalite et irrationnalite, ou toute autre forme de la substance; mais peut-etre la citent-ils de preference pour exemple, parce que ses differences sont plus connues d'avance. "La derniere division est celle par la matiere et par la forme. En voici une: "L'homme est en partie substance animale, en partie forme de la rationnalite ou de la mortalite." L'animal compose l'homme materiellement, la rationnalite et la mortalite formellement: car celles-ci etant des qualites ne pouvent se convertir en l'essence de l'homme qui est substance; mais la substance d'animal est la seule qui constitue l'homme par _l'information_ de ses differences substantielles. Les differences substantielles sont celles qui _specifient_ ou changent en especes les genre divises put elles (Porphyre)[539]. La rationalite en effet et la mortalite, advenant a la substance d'animal, en font une espece qui est l'homme. Mais en convertissant en espece la substance du genre, elles ne passent pas elles-memes ensemble avec elle dans l'essence de l'espece; ce sont les genres seuls qui deviennent especes, sans rester toutefois separes des differences; sans la survenance des differences, l'espece differenciee ne serait pas produite; c'est par et non avec les differences que cette transformation a lieu. Si les differences etaient avec le genres transportees dans l'espece, nous ne nous rendrions pas a la doctrine de ceux qui veulent quo l'homme soit un autre plus la rationnalite et la mortalite, non pas seulement un autre _informe_ par ces deux differences, mais un animal et ces deux choses; dans le premier cas trois font un, dans le second les trois sont trois, et l'homme uni a la muraille n'est pas la meme chose que l'homme et la muraille. Mais assurement nous serions forces d'admettre que ces memes differences ensemble avec le genre viennent a la fois et se reunissent de meme facon dans l'essence de l'espece; d'ou il resulterait qu'elles sont de la substance de la chose et qu'elles entrent comme partie dans la matiere. Car rien no recoit l'attribution de substance composee que la matiere, parce que rien ne doit etre pris materiellement que la matiere deja actuellement combinee a la forme; par la statua on no peut entendre que l'airain figure, et non l'airain et la figure, puisque la composition de la forme n'est pas de l'essence de la statue. "_La statue_, dit Boece[540], _consiste dans ses parties_ (c'est-a-dire dans les parties separees d'airain qui, reunies, constituent la quantite de son essence comme matiere) _autrement que dans l'airain et l'espece_ (c'est-a-dire dans la composition de la forme)." Cette composition n'advient pas n la matiere pour y etre de l'essence de la chose, mais pour que la substance de l'airain devienne ainsi une statue. La matiere actuellement jointe aux formes n'est que ce qu'on appelle le _matiere_, comme l'anneau d'or n'est que l'or etire en cercle, comme la maison n'est que le bois et les pierres augmentees de la construction. [Note 539: _Isag._, III.--Boeth., _In Porph._, l. IV, p. 89.] [Note 540: _De Div._, p. 640.] "La division dont nous traitons comprend avec la forme substantielle la forme accidentelle; car la composition de la statue ne parait point substantielle, puisqu'elle ne cree pas une substance specifique. La statue ne semble pas en effet une espece, car elle n'est pas une unite naturelle, mais fabriquee par les hommes, ni un nom de substance, mais d'accident, le nom de statue etant pris de quelque fait de composition. En effet, de quelque substance que soit le simulacre, airain, fer ou bois, des qu'il offre l'image d'un etre anime, c'est une statue. Le mot de statue parait donc appartenir plus a _l'adjacence_[541] qu'a l'essence; mais quoique la formation de la statue ne donne pas une substance specifique, la composition est substantiellement inherente a la statue (elle y est comme dans son sujet d'inherence), de la meme facon que la justice au juste. Le juste ne peut etre sans la justice, la statue sans sa composition; non, il est vrai, par une nature substantielle, mais par une propriete formelle, qui fait qu'on dit le juste et la statue. Boece a dit que les differences substantielles du tyran au roi etaient de prendre l'empire sur les lois et d'opprimer le peuple sous une domination violente[542]; cependant _roi_ et _tyran_ ne designent pas des especes, mais des accidents; l'homme est ce qu'il y a de plus special; point d'especes apres lui. Le mot de Boece signifie donc que nul ne peut etre investi de la propriete de roi ou de tyran, s'il n'a fait ce qui vient d'etre dit." [Note 541: _Ad adjacentiam_, nous francisons ce mot, parce qu'il est explique par son antithese avec _essence_.] [Note 542: _De Differ. topic._, l. III, p. 873.] La troisieme division est celle de la voix ou du mot. Elle divise le mot en significations ou en modes de significations[543]. [Note 543: _Dial._, p. 479-484.] Les significations des mots dependent de la notion qu'ils produisent dans l'esprit de l'auditeur, et en general du sens qui leur a ete impose; mais ces recherches ne tiennent pas a l'essence de la philosophie. Une meme signification peut avoir plusieurs modes, c'est-a-dire qu'un mot peut s'appliquer diversement. De la une division nouvelle. Le mot d'_infini_, par exemple, est divise par Boece en infini de mesure, en infini de multitude, en infini de temps[544]. Dans les termes vraiment equivoques, il y a pour un meme mot plusieurs definitions. Ici, au contraire, ou il ne s'agit que des modes de la signification, la definition ne change pas; l'infini demeure toujours ce dont le terme ne peut etre trouve, mais l'infini est un mot qui s'emploie de differentes manieres. C'est la recherche et remuneration de ces _manieres_ ou modes qu'on appelle la division du mot par les modes. Abelard va plus loin, et croit que l'infini ne designe point une seule et meme propriete, commune, par exemple, au monde, au sable, a Dieu. Chacun a sa maniere d'etre infini, et il penche a croire qu'il faudrait ici une definition plutot reelle que verbale. Les membres de la division que Boece donne de l'infini, ne supposent point necessairement une opposition, une meme chose pouvant etre infinie de diverses manieres. Dieu est infini quant au temps et par la quantite de la substance; car il ne saurait etre renferme dans aucun lieu. Est-il sage d'ailleurs d'employer le mot d'infini pour Dieu et pour la creature? ne risque-t-on pas de tomber ainsi dans l'equivoque proprement dite, et n'y aurait-il pas lieu a des definitions differentes? On dit que l'infini est ce dont le terme ne peut etre trouve; mais Dieu est infini, en ce sens que sa nature ne permet pas que l'on trouve le terme d'un etre que rien ne limite. Il est infini par essence. "Les creatures, au contraire, ne peuvent etre dites infinies que relativement a notre connaissance, et non pas a leur nature. Toutes, en effet, connaissent leurs limites, quand meme notre science ne les atteint pas; et admettre l'infinite, reelle ou naturelle, dans les creatures, fut une erreur chez les gentils et serait une heresie chez les catholiques; car ce serait assimiler a son createur la creature comme excedant toutes limites; or le createur lui-meme ne connait pas ses limites, puisqu'elles n'ont jamais ete." [Note 544: _De Div._, p. 640.] Cette analyse des diverses sortes de divisions ne serait pas suffisamment instructive, si l'on ne les comparait entre elles pour faire ressortir leurs differences[545]. [Note 545: _Dial._, p. 484-489.] Si vous comparez la division du tout a la distribution du genre, vous trouvez qu'elles different en ce que la premiere se fait suivant la quantite, la seconde suivant la qualite. En effet, lorsqu'on distribue un universel, on n'entend point le prendre dans son integrite, mais en montrer la diffusion entre tout ce qui y participe. S'agit-il, au contraire, d'un tout integral, ses parties en divisent la substance, independamment de toutes qualites et quand meme elles en seraient depourvues. Toujours un genre est anterieur a ses especes, un tout posterieur a ses parties; car les parties sont la matiere du tout, comme le genre est la matiere des especes. Aussi, comme la destruction du genre supprime l'espece, quoique la destruction de l'espece laisse subsister le genre, la destruction de la partie detruit le tout, quoique le tout en se detruisant n'entraine pas la perte des parties, au moins comme substance, si ce n'est comme parties. Chaque espece recoit le genre pour predicat; on ne peut dire la meme chose du tout pour chaque partie. Il les faut toutes prises ensemble, pour qu'elles soient le sujet du tout. L'homme est animal, mais la muraille n'est pas la maison; il y faut la muraille, le toit, etc., tout pris ensemble, il n'y a d'exception que pour les touts factices, comme une baguette d'airain, dont le tout divise en deux donnera deux baguettes d'airain. Mais aussi, comme etant un tout factice, on devrait peut-etre la classer parmi les substances universelles. Comparez maintenant la division du mot a celle du genre. Elles different en ce que le mot se partage en significations propres, le genre en certaines creations tirees de lui-meme. "Car le genre cree materiellement l'espece; l'essence generale est transferee dans la substance de l'espece, au lieu que la substance du mot n'est point transportee dans la constitution de la chose qu'il signifie. Le genre est plus universel dans la nature que l'espece, son sujet; _l'equivocation_ est dans sa signification plus comprehensive que le mot unique. C'est que le mot n'est pas un tout naturel; il n'appartient naturellement a aucune chose signifiee; c'est un nom impose par les hommes. Car le supreme artisan des choses nous a confie l'imposition des noms, mais il a reserve la nature des choses a sa propre disposition." Aussi le mot est-il posterieur a la chose qu'il signifie, et le genre anterieur a l'espece. Par suite, les choses qui sont reunies dans la nature du genre, recoivent son nom et sa definition; tout ce qui se dit du sujet en est predicat de nom et de definition (Aristote). Les significations, an contraire, ne se partagent que le nom de l'_equivocation_[546]. [Note 546: _Categ._, V.--Boeth., _In Proed._, l. I, p. 130. Pour bien comprendre ceci, il faut se rappeler que l'_equivocation_ (homonymie) est la propriete des choses equivoques (homonymes), c'est-a-dire qui sous un meme nom n'ont pas meme substance. "Nomem commune, substantiae ratio diversa." On peut dire d'un homme vivant et d'un portrait, c'est un homme. (Boeth., _In Proed._, p. 115.) Il y a dans le texte d'Abelard, a la derniere phrase, _non participant_, je crois que la negation doit etre retranchee (p. 487).] La division du genre exprime une nature qui est la meme partout, la division du mot un usage ou convention qui peut varier. Comparez enfin la division du mot et celle du tout; le tout consiste dans ses parties, qui le divisent, mais les significations qui divisent le mot ne le constituent pas en lui-meme. Aussi, pendant qu'une partie du tout en entraine la destruction par la sienne propre, le mot qui signifie diverses choses peut perdre une de ces choses, sans que l'aneantissement de cette chose aneantisse le mot, soit en substance, soit a titre de signification. Ces differences, ainsi resumees, ne sont paa sans interet; elles accusent dans celui qui les a recueillies une tendance au nominalisme; mais c'est une consequence qu'il suffit d'indiquer[547]. [Note 547: Et cependant on y rencontre cette expression toute realiste, _essentia generalis_ (ibid.).] Il faudrait donner un traite de dialectique ou commenter tout Boece, pour completer l'analyse du traite d'Abelard sur la division. Il n'a pas meme ete publie tout entier, et apres la division substantielle, le tableau des divisions accidentelles n'aurait qu'un interet mediocre. Cependant cette partie si importante de la dialectique resterait trop incomplete, si nous nous taisions sur ce qui fait en derniere analyse la valeur de la division, sur la definition. On a du voir comment la division rend possible la definition, et la definition dont le credit a un peu baisse dans la philosophie, etait au premier rang dans celle du moyen age. Mais avant de lui assigner son role philosophique, disons, d'apres Abelard, ce que c'est que la definition[548]. [Note 548: _Dial._, pars V, p. 490-497.] Ce mot aussi a plusieurs acceptions. Proprement, la definition est constituee seulement par le genre et les differences[549], comme cette definition de l'homme, _animal rationnel mortel_, ou de l'animal, _substance animee sensible_, ou des corps, _substance corporelle_. Ainsi, comme le dit Ciceron, la definition explique ce que (_quid_) est le defini. Cependant on a souvent, avec Themiste, entendu la definition dans un sens large, et compris sous ce nom toute oraison qui, par une equation entre la _predication_ et une voix (_l'univoque_), en declare de quelque maniere la signification. Dans la predication, on dit que l'oraison _fait equation_ au mot qu'elle definit, ou que la definition est _adequate_, lorsque dans un sujet quelconque il se trouve que ni le nom n'excede l'oraison, ni l'oraison le nom. Ainsi, tout ce qui est _homme_ est _animal rationnel mortel_, et reciproquement. [Note 549: Abelard suit ici Boece, dont les idees sur la definition ont prevalu dans l'ecole. La definition que donne Ciceron de la definition meme est dans ses Topiques, et Boece, apres l'avoir commentee, la rappelle dans son "Traite de la definition" (p. 649), et c'est la qu'Abelard la reprond. Au reste, cette definition ne differe pas de l'ideo generale qu'Aristote donne de la definition, [Grec: lomos ton ti isti], (_Analyt. post._, II, x); mais Boece, Abelard et en general les scolastiques sont loin d'avoir juge la definition avec une severite aussi clairvoyante que l'a fait Aristote. (_Anal. post._, II, III a XIII.--_Topic._, VI.--_Met._, VII, XII.)] On distingue la definition de nom et la definition de chose. La premiere est l'interpretation qui explique un mot d'une langue dans une autre, surtout en le decomposant, comme lorsqu'on explique que _philosophie_ signifie _amour de la sagesse_. L'interpretation rentre souvent dans l'etymologie; mais l'une et l'autre, en expliquant le nom, donnent connaissance de la chose; autrement, le mot ne se comprendrait pas. La definition fait la demonstration de la chose, quand non-seulement elle en donne la substance, mais qu'elle la depeint par quelques-unes de ses proprietes. Le mot montre la chose enveloppee, la definition la developpe, en decomposant la matiere ou la forme. Dans la definition de l'homme, _animal_ indique la substance, _mortel_ et _rationnel_ les formes; _homme_ signifiait tout cela confusement. Le nom de la substance generique ou specifique determine, assigne la qualite a la substance, en designant la substance, en tant qu'_informee_ par les qualites; mais il ne donne pas une pleine connaissance comme la definition qui decompose. L'interpretation s'applique au nom; elle est necessaire, notamment quand le doute porte sur la substance nommee, et que l'on ne sait a quelle substance le nom est impose. Puis on y ajoute la definition, lorsque la propriete formelle est ignoree. "La definition doit toujours etre convertible avec le defini; mais l'interpretation excede generalement l'interprete. Ainsi nous n'appelons pas philosophes tous ceux qui aiment la sagesse, mais seulement ceux qui ont bien saisi la doctrine de l'art (la connaissance de la dialectique), tandis qu'on interprete le mot _philosophe_ par _amateur de la sagesse_, c'est la composition et le son du mot qui semblent le vouloir ainsi. Aussi cet exemple nous donne-t-il la difference de la definition de nom a celle de chose." La definition de chose, comme la division, est ou selon la substance, et c'est la definition propre, ou selon l'accident, et elle doit s'appeler alors description. La definition substantielle est celle qui comprend en ses parties la matiere et la forme substantielle qui font la substance de la chose, comme par exemple, le genre et les differences substantielles. Les especes seules peuvent donc etre definies substantiellement, car seules elles ont le genre et les differences substantielles. Quant aux genres les plus generaux ou predicaments, ils ne peuvent admettre la definition, car ils n'ont ni genres, ni differences constitutives, puisqu'ils ne tirent point d'ailleurs leur constitution, et qu'ils sont supremes principes des choses. De meme les individus sont indefinissables, parce qu'ils manquent de differences specifiques, n'ayant point par soi les differences auxquelles ils ne participent que parce qu'ils font partie de l'espece. Les individus d'une meme espece ne se distinguent entre eux que par les accidents de la forme, qui _alterent_[550] seulement la substance et ne creent point d'essence. Les accidents cesseraient d'etre accidents, si l'acces et le retrait en enlevait quelque chose a la substance; c'est la l'effet des formes substantielles des especes; d'elles depend la generation et la corruption de la substance, c'est-a-dire que seules elles peuvent produire les substances nouvelles et en changer la composition. [Note 550: _Alterer_ est ici pris dans le sens primitif, et signifie que les accidents font qu'un individu est autre (_alter non alius_) qu'un autre individu de meme espece. Ainsi, les accidents individuels alterent la substance, sans la changer en tant que substance specifique. Sous ce rapport, il faut se garder de confondre _alteration_ avec _corruption_. Les formes substantielles corrompent la substance, en changent la nature (_cum rumpere_, composer autrement), et ne se bornent pas a l'alterer (a l'individualiser).] Il ne peut donc tomber sous la definition que les intermediaires entre les predicaments et les individus, mais les uns et les autres ne se refusent pas a la description, qui est la definition selon l'accident ou improprement dite. Ainsi l'on dit que _la substance est ce qui peut etre sujet de tous les accidents_, et que _Socrate est un homme blanc, crepu, musicien, fils de Sophronisque_. Ce sont des definitions incompletes ou descriptions qui n'admettent que les seules differences, ou qui posent le genre sans les differences, ou l'espece avec les accidents; elles different des vraies definitions, qui ne comprennent que la matiere et la forme. Parmi les noms soumis a la definition, on distingue les noms substantifs proprement dits, qui sont donnes aux choses en ce qu'elles sont, et les autres noms qu'on appelle noms pris, _nomma sumpta_ (noms abstraits), et qui sont imposes aux choses a raison de la _susception_ de quelque forme. D'ou l'on distingue la definition quant a la substance de la chose, et la definition quant a l'adherence de la forme. Les definitions des genres et especes sont donnees quant a la substance ou substantivement; les definitions des noms pris, comme l'_homme_, le _rationnel_, le _blanc_, sont donnees adjectivement. "A propos de ces dernieres, une grande question est elevee par ceux qui placent les universaux au premier rang parmi les choses, c'est celle de savoir quelles sont les choses signifiees que les definitions de noms definissent. En effet, la signification des noms abstraits est double, la principale est relative a la _forme_, la secondaire relative au _forme_. Ainsi _blanc_ signifie en premier lieu _la blancheur_ qui sert a determiner le corps sujet de la blancheur; en second lieu, le sujet meme dont _blanc_ est le nom. Or nous definissons le blanc _le forme par la blancheur_ (ce qui a la _forme de la blancheur_). Maintenant on est dans l'usage de demander si c'est seulement la definition du mot ou de quelque chose que le mot signifie. Mais d'abord, comme nous definissons les mots, non selon leur essence, mais selon leur signification, cette definition parait etre en premier lieu celle de la signification; il reste donc a chercher de quelle signification. Est-ce la premiere, c'est-a-dire _la blancheur_, ou la seconde, c'est-a-dire _le sujet de la blancheur_? Si c'est la definition de la _blancheur_, elle est _predite_ d'elle-meme (car c'est dire que la _blancheur_ est _formee du forme par la blancheur_); _blancheur_ se dit de toute chose _blanche_, et la definition se sert a elle-meme de predicat; or qui accorderait que _blancheur_ ou _cette blancheur fut formee de blancheur_? tout ce qui est _forme de blancheur_ ou _blanc_ est corps. "Mais si la definition ci-dessus est celle de la chose qu'on nomme le _blanc_, c'est-a-dire qui est le _sujet de la blancheur_, on demande si elle est la definition de chaque sujet qui recoit la _blancheur_ ou de tous pris ensemble. Dans le premier cas, elle est aussi celle de la perle, qui est blanche; alors, d'apres la regle _De quocumque diffinitio dicitur_ (la definition se dit de tout ce dont se dit le terme defini[551]), celle-ci donne le predicat de la perle, ce qui est absolument faux. Si au contraire on veut qu'elle soit la definition de tous les sujets pris ensemble, il faudra, d'apres la meme regle, que tous les sujets, quelque divers qu'ils puissent etre, soient definis ensemble (c'est-a-dire par le meme predicat dans la meme proposition), ce qui est encore faux. [Note 551: Je crois que cette regle est celle que donne Aristote en ces termes: "Toute definition est toujours universelle." (_Anal. post._, II, xiii.)] "La-dessus, je m'en souviens, voici quelles etaient les solutions qui pouvaient lever toutes les objections precedentes. "Supposons que l'on dise que cette definition est celle de la _blancheur_, entendue non selon son essence, mais selon l'adjacence (non substantivement, mais adjectivement), c'est une consequence qu'elle soit aussi dite comme predicat 1 deg. de la blancheur adjectivement, en ce sens que _tout blanc est forme par la blancheur_; 2 deg. et aussi de toutes les choses dont elle est le predicat adjectif. (Ainsi toutes les choses _blanches_ sont _formees de la blancheur_.) "On peut dire aussi qu'elle convient a tout sujet quelconque de la _blancheur_; mais ce n'est pas une consequence necessaire qu'elle definisse tout ce qui a cette meme definition pour predicat; car cette regle _la definition se dit d'un quelconque_, ne regarde que les definitions selon la substance[552]; or celle dont il s'agit est assignee a la substance _sujet de la blancheur_, non quant a ce qu'elle est en elle-meme, mais quant a une de ses formes. [Note 552: J'ai supprime dans le texte de cette phrase deux mots, _et definitum_, qui me paraissaient en troubler le sens (p. 496).] "Cette solution me parait aussi tirer d'affaire tous ceux qui veulent que la definition embrasse tous les _sujets de la blancheur_ pris ensemble, quand meme on concederait qu'ils sont tous _predits en disjonction_, c'est-a-dire que ce qui a la definition pour predicat est ou perle, ou cygne, ou tout autre de ces sujets. "On peut encore dire que la definition est celle de ce nom, _le blanc_, non quant a son essence, mais quant a sa signification, et alors elle ne risquera plus de lui servir de predicat quant a son essence: on ne dira pas que ce mot _blanc_ est le _forme de la blancheur_, mais que c'est ce qu'il signifie; c'est comme si l'on disait que la chose qui est appelee _blanche_, est _formee de la blancheur_. Definir le mot, c'est ouvrir sa signification par la definition; definir la chose, c'est montrer la chose meme. "Ainsi, que la definition fut une definition de mot ou qu'elle fut celle d'une signification quelconque, la question pouvait etre resolue: on ne definit rien sans declarer en meme temps la signification d'un mot, et nous n'accordons pas qu'aucune chose reelle puisse etre dite de plusieurs, c'est le nom seulement qui est dans ce cas. Comme toute definition doit eclaircir le mot qui exprime ce qu'elle definit, il faut qu'elle soit toujours composee de noms dont la signification recue soit connue, car nous ne pouvons eclaircir l'inconnu par des inconnus. La definition est ce qui donne la plus grande demonstration possible de la chose que contient le nom defini, car il y a cette difference entre la definition et le defini que, bien que l'une et l'autre aient la meme chose pour sujet, leur maniere de le signifier differe (Boece[553]). La definition qui distingue en parties separees chacune des proprietes de la chose, la montre plus expressement et plus explicitement, tandis que le mot defini ne distingue pas ces divers elements par parties, mais pose le tout confusement. Et quoique les mots definis contiennent souvent plus de proprietes de la chose que la definition n'en enonce, la ou l'on a le mot et la definition, la definition est plus demonstrative que le nom. Quant aux choses memes, la definition fait plus que le nom pour la signification, quand elle est substituee a la chose meme qui est ignoree et qu'elle determine distinctement dans toutes ses parties[554]." [Note 553: _De Div._, p. 665.] [Note 554: _Dial._, p. 495-497. Cette derniere partie de la discussion, donnee textuellement, aurait besoin peut-etre, pour se faire comprendre, d'une paraphrase nouvelle. Mais dans les deux chapitres suivants on reviendra au sujet qu'elle traite, et tout sera peut-etre eclairci.] Ici finissent les extraits que nous voulions donner de la Dialectique, et aucune de ses parties, plus que ce dernier livre, n'aura prouve combien cette science consacree a l'elude des procedes logiques de l'esprit, est forcement et frequemment entrainee a l'examen des questions de metaphysique. On ne saurait trouver etrange que cette necessite se fasse sentir surtout dans les recherches sur la definition. Qu'est-ce en effet que definir? c'est dire ce qu'est une chose. La science de la definition est donc l'art de dire ce que sont les choses, et comme l'art de le dire est celui de l'enseigner, c'est apparemment aussi celui de le savoir. Apprendre a definir, c'est donc finalement apprendre a connaitre les choses; et cette partie de la logique est l'introduction a l'ontologie. S'il y a une methode sure pour bien definir, il y a un procede certain pour connaitre la verite des choses. D'ou venait cette preference pour la definition comme moyen de connaitre? de l'emploi presque exclusif du raisonnement dialectique. Ce raisonnement n'est au fond que le syllogisme; or le syllogisme n'est, a le bien prendre, que le moyen de tirer de la definition d'une chose la definition d'une autre. Les propositions qui le composent sont des definitions partielles ou totales, provisoires ou finales. Quand il est general et definitif, il est (ce mot de definitif semble lui-meme l'indiquer) un procede de definition. Si l'on remonte aux syllogismes anterieurs, on arrive toujours a quelque proposition universelle qui exprime qu'une chose convient a une autre, a toute cette autre, a rien que cette autre, _omni et soli_. C'est donc une definition. Et, comme la scolastique recourait peu a l'observation soit interne, soit externe, il est tout simple que, suivant son procede habituel, elle se soit attachee a rechercher et a etablir plutot les conditions logiques de la definition, que les methodes les plus sures de decouvrir et de constater la verite, persuadee qu'elle etait qu'une fois ces conditions connues, elle n'aurait plus qu'a les appliquer, sans investigations lointaines, sans experiences prolongees, pour faire de bonnes definitions ou pour controler celles qui lui seraient presentees. Qu'etait-ce pour elle, en effet, qu'etudier une chose? c'etait en chercher la place dans les cadres de la dialectique; c'etait determiner a quelle categorie elle appartenait, si elle etait genre le plus general ou predicament, genre, espece, sous-genre, sous-espece, espece la plus speciale ou individu, si elle etait mode ou nature, propre ou accident; et cela, moins en retracant les caracteres effectifs de la chose dans la realite, qu'en rappelant les propositions d'Aristote, de Porphyre, ou de Boece, ou elle avait figure, pour faire concorder l'exposition logique de la chose avec les assertions anterieures de l'autorite. La recherche de la verite dans un tel systeme aurait du, pour atteindre parfaitement son but, aboutir a un tableau dialectiquement encyclopedique de tous les objets nommes par le langage; et ce tableau n'eut ete qu'une collection methodique de definitions. Si la definition a ete depuis moins pratiquee et moins pronee, c'est qu'on a reconnu combien etait artificielle et hypothetique soit cette maniere de la trouver, soit la science dont elle devenait le fondement. On a remarque que la definition n'etait jamais que relative a la connaissance acquise, et ne contenait de verite qu'en proportion de ce qu'on en savait. La definition ne donne pas la science; elle la resume ou la rappelle, elle ne la produit pas. Sans donc y renoncer, il vaut mieux s'enquerir, par l'etude du raisonnement comme par l'experience externe, par l'examen du langage comme par la recherche des citations, par l'analyse directe de tous les caracteres de l'objet a connaitre comme par la decomposition de toutes les idees qui en constituent la notion, s'enquerir, dis-je, par tout moyen, de la verite des choses, sauf ensuite a regulariser et, jusqu'a un certain point, a controler les connaissances acquises par l'application des formes de la dialectique. Au nombre de ces formes est sans contredit la definition, qui n'est elle-meme que la division retournee. La definition est la synthese dont la division est l'analyse. Quoi qu'il en soit, rien de moins surprenant que la variete et l'importance des objets et des questions auxquelles touche l'etude de la definition. Ce qu'on vient de dire prouve que par la nature meme des choses cette etude etait infinie, puisqu'elle n'etait rien moins que la clef de la science universelle. Aussi, a travers beaucoup de subtilites oiseuses, avons-nous vu, sous la main d'Abelard, l'etude de la division et de la definition amener dans son cours une theorie ontologique de la nature de l'ame, une theorie psychologique de ses facultes, des vues sur la nature de Dieu, sur celle de l'homme, sur le langage en general et sur les langues, des recherches sur la vraie nature des accidents, et avant tout et sans cesse sur la substance et les modes, consequemment sur le probleme continuel et capital des universaux. Par les lumieres que l'analyse de cette cinquieme partie de la Dialectique a jetees sur ces diverses questions, elle peut etre vraiment consideree comme la transition aux ouvrages qu'il nous reste a faire connaitre. Elle nous conduit a l'examen plus direct des opinions psychologiques et ontologiques de notre auteur; et elle nous montre en meme temps comment la dialectique, science purement abstraite, devient une science d'application. CHAPITRE VII. DE LA PSYCHOLOGIE D'ABELARD.--_De Intellectibis_. Lorsque l'on compare la philosophie du moyen age et la philosophie moderne, une premiere difference frappe les regards. L'une parait presque etrangere a l'etude des facultes de l'ame, a laquelle l'autre semble consacree. En d'autres termes, la psychologie passe pour une decouverte des derniers siecles. C'est en effet une verite incontestable que depuis deux cents ans l'etude de l'esprit humain est devenue la condition prealable, la base, le flambeau, le premier pas de la science; toutes ces metaphores sont justes. Mais c'est surtout cette importance, c'est ce role de la psychologie dans la philosophie qui peut s'appeler une decouverte moderne; et l'on ne saurait pretendre d'une maniere absolue qu'a aucune epoque l'homme ait entierement renonce a s'observer lui-meme, ou du moins a se faire un systeme quelconque sur sa nature interieure et sur ses moyens de connaitre. 11 y a donc eu toujours une certaine psychologie. Mais on en faisait peu d'usage; et l'on est reste longtemps sans deviner qu'une grande partie des verites philosophiques ne sont accessibles que par l'observation de la conscience. Les disputes du moyen age, ces controverses fameuses dont le bruit retentit dans l'histoire, roulaient sur des questions de dialectique ou de metaphysique, et non sur la science directe de l'esprit humain. Aussi trouvions-nous a peine dans les ouvrages deja imprimes d'Abelard quelques vues isolees sur les facultes de l'homme, et ne pouvions-nous obtenir que par des inductions conjecturales et vagues une idee de sa psychologie, jusqu'au jour ou parut un petit traite qu'il nous reste a faire connaitre. Le titre seul est singulier, _Tractalus de Intellectibus_[555]. Il ne serait pas aise de le traduire du premier mot; car bien que l'ouvrage roule sur l'intelligence humaine, cette expression _de intellectibus_ designe plutot certains produits ou certaines operations de l'intelligence que la faculte qui les realise. M. Cousin a raison d'appeler l'ouvrage _un recueil de remarques sur l'entendement_; mais il s'y agit surtout de ces actes de l'entendement designes sous le nom de concepts, et qu'on n'eut pas, il y a un demi-siecle, hesite a nommer des idees. Nous n'intitulerons pourtant pas l'ouvrage _Traite des idees_; ce titre est trop moderne; on comprendra mieux notre scrupule, lorsqu'on aura lu les premiers mots de l'ouvrage. Ils seront le meilleur preambule de notre analyse. [Note 555: _P. Abaelardi tractalus de Intellectibus_; c'est le titre du manuscrit qui provient de la bibliotheque du Mont-Saint-Michel. M. Cousin l'a publie dans la 4'e edition de ses _Frag. phil_., t. III, Append., XI, p. 448 et suiv.] "Voulant traiter des speculations, c'est-a-dire des concepts, nous nous proposons, pour en faire une etude plus exacte, d'abord de les distinguer des autres passions ou affections de l'ame, de celles du moins qui paraissent le plus se rapprocher de leur nature; puis de les distinguer les uns des autres par leurs differences propres, autant que nous le jugerons necessaire pour la science du discours. "Il y a cinq choses dont il convient de les isoler soigneusement: le sens, l'imagination, l'estimation, la science, la raison[556]. [Note 556: "Sensus, Imaginatio, existimatio, scientia, ratio." Cette distribution des principales facultes de l'esprit humain ne se trouve nulle part enoncee en termes expres dans Boece; du moins je ne l'y ai pas decouverte. Il est impossible cependant d'en rapporter tout l'honneur a Abelard, d'autant que c'est a peu pres la division de l'ame que l'on trouve exposee d'une maniere si remarquable dans le l. III du _de Anima_ d'Aristote, [Grec: Listhaesis, phantasia, doxa, epistaemae, nous]. Il serait curieux de rechercher comment et par qui cette division avait passe dans le commerce philosophique. Car tout semble prouver qu'Abelard ne connaissait point le _de Anima_.] 1 deg. Sens.--"L'intellect ou faculte de concevoir est lie avec le sens tant par l'origine que par le nom. Par l'origine, car des qu'un des cinq sens atteint une chose, il nous en suggere aussitot une certaine conception. En voyant en effet quelque chose, en flairant, entendant, goutant ou touchant, nous concevons aussitot ce que nous sentons; et il est si vrai que la faiblesse humaine est provoquee par le sens a s'elever a l'intelligence, que nous avons peine a donner a aucune chose la forme de la conception, si ce n'est a la ressemblance des choses corporelles que l'experience des sens nous fait connaitre. "Quant au langage, nous abusons souvent du mot de sens pour exprimer l'intelligence; par exemple nous disons le sens des mots, au lieu de dire le concept des mots. La vision aussi est prise souvent pour l'intelligence tant par Aristote que par la plupart des autres[557], peut-etre parce que le sens nous parait ressembler davantage a l'intelligence. En effet, l'esprit se represente la chose qu'il concoit, d'une maniere analogue a celle dont nous contemplons, comme placee devant nous, une chose prochaine ou eloignee. [Note 557: Je ne vois que les representations mentales, les _fantaisies_ des Grecs, que Boece propose d'appeler _visa_. (_In Porph. a Victor., Dial._, I, p. 8.)] "Le sens et l'intellect etant donc reunis par l'origine et le nom, il m'a paru necessaire d'assigner leur difference, vu qu'ils operent ensemble dans l'ame[558]." [Note 558: _De Intell._, p. 461-462.] La difference, c'est que la perception d'une chose corporelle par le sens a besoin d'un instrument corporel, c'est-a-dire que l'ame doit etre appliquee a un objet par un intermediaire physique, comme l'oeil ou l'oreille, tandis que l'intellect qui concoit, c'est-a-dire la pensee meme de l'ame, n'a besoin ni de l'instrument corporel, ni meme de l'effet d'une chose reelle a concevoir, puisque l'intelligence se pose des choses existantes ou non, corporelles ou non, soit en se rappelant le passe, soit en prevoyant l'avenir, soit meme en se figurant ce qui n'exista jamais. La seconde difference, c'est que le sens n'a aucune faculte de juger d'une chose, c'est-a-dire d'en concevoir la nature ou la propriete; aussi est-il commun aux animaux sans raison et aux animaux raisonnables. L'intelligence, au contraire, n'opere que par la conception rationnelle de la nature ou de la propriete des choses, meme quand elle concoit a faux. Aussi point d'entendement sans la raison, ou sans la faculte par laquelle un esprit capable de discernement parvient a distinguer et a juger les natures des choses. 2 deg. Raison.--Les animaux qui ont la raison ont, en langage scolastique, la rationnalite. La science ne met entre ces deux choses qu'une difference de degre. La seconde appartient a tous les esprits, tant des hommes que des anges; la premiere, seulement a ceux qui sont capables de discernement (_discretis_, aux personnes discretes); quiconque peut juger les proprietes des choses possede la rationnalite. Celui dont le jugement, exempt des atteintes de l'age ou des troubles de l'organisation, s'exerce avec facilite, a seul la raison. Or la raison est en essence la meme chose que l'esprit (_animus_). La conception, ou l'acte de l'intelligence en tant qu'elle concoit, distincte des sens comme de la raison, descend ou provient de celle-ci dont elle est comme l'effet perpetuel; elle n'est donc pas la raison, quoiqu'il n'y ait pas conception la ou manque la raison. 3 deg. Imagination.--La conception differe aussi de l'imagination, qui n'est qu'un souvenir du sens, ou la faculte par laquelle l'esprit retient l'affection du sens, en l'absence de la chose qui l'avait produite. Ce n'est pas qu'il ne puisse y avoir en meme temps dans l'ame imagination et conception, aussi bien que conception et sens, et dans les deux cas il y a quelque jugement; mais c'est un acte de l'intelligence, et non pas de l'imagination et du sens. L'une se rapporte aux choses absentes, l'autre aux choses presentes; la conception se produit pour les choses absentes comme pour les choses presentes. Mais nous pouvons sentir les choses sans les concevoir, autrement nous penserions toujours au ciel et a la terre, que nous voyons toujours. Quand le sens agit, l'imagination ne peut agir avec lui et en lui; mais des qu'il cesse, elle le supplee. C'est une confuse perception de l'ame aussi bien que le sens. Ce qui est capable de sens est capable d'imagination. Les betes elles-memes n'en sont pas depourvues, suivant Boece[559]. Mais n'y a-t-il imagination qu'a la condition du sens? Abelard penche pour l'affirmative; il veut que non-seulement les objets insensibles et incorporels ne soient que des concepts intellectuels, mais qu'il en soit, de meme des objets corporels que l'intelligence concoit sans les avoir presents par les sens. Si Aristote a dit que nos conceptions n'ont jamais lieu sans imagination[560], cela signifie, selon lui, que lorsque nous tachons d'atteindre et de juger la nature ou la propriete d'une chose par la seule intelligence, l'habitude du sens, d'ou nait toute connaissance humaine, _sensus consuetudo a quo omnis humana surgit notitia_, suggere a l'esprit par l'imagination de certaines choses auxquelles nous n'entendons nullement penser. Voulons-nous, par exemple, ne concevoir dans l'homme que ce qui appartient a la nature de l'humanite, c'est-a-dire le concevoir comme _animal rationnel mortel_; beaucoup de choses que nous avons eu l'intention d'ecarter se presentent a l'ame malgre elle par l'effet de l'imagination, comme la couleur, la longueur, la disposition des membres, et les autres formes accidentelles du corps; en sorte que par un effet singulier, _quod mirabile est_, lorsque je cherche a penser a quelque chose d'incorporel, l'habitude de sentir me force a l'imaginer corporel; ce que je concois comme incolore, je l'imagine necessairement colore. C'est que les sens sont en nous ce qui s'eveille d'abord; leurs operations se renouvellent sans cesse; ensuite l'esprit s'eleve a l'imagination, puis a la conception de l'intelligence. [Note 559: _De Consolat. phil._, V, p. 944.] [Note 560: Aristote dit cela dans le Traite de l'ame et dans celui de la Memoire. (_De Anim._, III, VIII.--_De Mem. et Remin._, I.) Abelard ne les connaissait pas; mais Boece cite textuellement un passage du _de Anima_, et c'est la qu'Abelard s'est instruit. (Boeth., _De Interp._, ed. sec., p. 298.)] Toutefois, Boece dit "qu'il est une intelligence qui appartient a bien peu d'hommes, et a Dieu seul, laquelle depasse tellement et le sens et l'imagination qu'elle agit sans l'un et sans l'autre[561]; par elle, rien ne s'offre a l'esprit que ce qui se pense et se comprend; pour elle, point de perception confuse. Evidemment Dieu ne saurait avoir ni sens ni imagination; son intelligence atteint et contient tout; car comprendre, c'est savoir. Cette intelligence-la que Boece accorde a un petit nombre d'hommes, croyons, avec Aristote, qu'elle ne peut se rencontrer dans cette vie, si ce n'est chez l'homme que l'exces de la contemplation eleve a la revelation divine. Et cet essor de l'ame, il faut l'appeler science plutot que simple intelligence, et le rapporter a l'esprit divin plutot qu'a l'esprit humain. L'ame qui vient de Dieu se penetre de Dieu, pour ainsi dire, et dans l'homme qui s'evanouit et meurt en quelque sorte, Dieu parait[562]." [Note 561: Boeth., _De Interp._, ed. sec., p. 296.] [Note 562: _De Intell._, p. 467. Ceci semble un souvenir du Timee plutot que du _de Anima_. Voyez pourtant III, V.] 4 deg. Estimation.--Distinguons encore l'entendement ou l'intelligence de l'estimation et de la science. On confond quelquefois l'estimation avec l'intelligence; car on doit estimer pour comprendre, et le mot de pensee (_opinio_), synonyme de celui d'estimation, est quelquefois transporte a la conception. Mais estimer, c'est croire; l'estimation est la meme chose que la creance ou la foi[563]. Comprendre, c'est apercevoir (_speculari_) par la raison, soit que nous croyions ou non a ce que nous apercevons. Je comprends cette proposition: _l'homme est de bois_, et je ne la crois pas. Ainsi tout ce qu'on estime ou croit, on le comprend; mais l'inverse n'est pas vraie. D'ailleurs il n'y a estimation que de ce dont il y a proposition, c'est-a-dire conjonction ou division. [Note 563: Ce passage serait au besoin la preuve que cet ouvrage est d'Abelard. Celle analogie de l'_estimation_ avec la foi qu'il definit l'une par l'autre, est une opinion qu'il avait empruntee au _de Anima_ (III, iii), et que saint Bernard lui a reprochee. Voyez dans cet ouvrage le I. III, c. iv, et _Ab. Op., Introd._, I. I, p. 977.] 5 deg. Science.--La science est cette certitude de l'esprit qui se soutient independamment de toute estimation ou conception. Aussi la science persiste-t-elle dans le sommeil, et Aristote place-t-il les sciences et les vertus, a raison de leur duree, parmi les habitudes, _habitus_[564], plutot que parmi les dispositions de l'esprit. [Note 564: L'habitude, n'est pas l'accoutumance, mais ce que l'on a en propre comme une faculte naturelle, une _capacite_, suivant la traduction de M. Barthelemy Saint-Hilaire. La disposition ou diathese, [Grec: tiuOttni], n'est qu'une affection peu durable. (_Categ._ VIII.--_De la Logique d'Arist._, t. 1, p. 167.)] Maintenant, tout ce qui appartient proprement a l'intelligence, entendement ou faculte de concevoir, ayant ete separe de tout le reste, il faut distinguer les differents concepts entre eux. Ils sont simples ou composes, uns ou multiples, bons (_sani_) ou mauvais (_cassi_), vrais ou faux; en outre, il y a une distinction a faire entre le concept du composant et celui des composes, entre le concept du divisant et celui des divises, ou entre la division et l'abstraction. Les concepts sont simples, lorsque, ainsi que les actions ou les temps simples, ils ne se constituent pas de parties successives; les composes sont l'inverse. Il en est de la conception comme du discours qui la suscite, lequel est simple ou compose. Dire ou entendre: _l'homme se promene_, c'est passer par une suite d'enonciations significatives, celle d'_homme_, celle de _se promener_, et joindre l'une a l'autre. Il y a la des parties successives; car une enonciation, ainsi qu'une conception, peut rester simple et avoir des parties, si elles ne sont pas successives. Exemples: _deux, trois, troupeau, amas, maison_. La combinaison qui resulte de la matiere et de la forme, ou bien de parties agregees ensemble, n'exclut pas la simplicite. Exemple: le nom d'_homme_, qui designe en meme temps la matiere, _animal_, et la forme de la _rationnalite_ et de la _mortalite_. Les memes choses peuvent etre concues et par une conception simple et par une conception successive. Je puis voir tantot d'une seule et meme intuition, tantot par succession et en plusieurs regards, trois pierres placees devant moi. Ce que fait ici le sens, l'entendement le peut faire. La est la difference des conceptions exprimees par le mot (_intellectus dictionis_) ou par l'oraison (_intellectus orationis_), qui designent d'ailleurs la meme chose. Ainsi le nom _animal_ et sa definition _corps anime sensible_ suggerent la meme pensee; toute la difference, c'est que l'un donne a la fois trois choses, et l'autre les donne successivement. Ainsi la conception donne les choses comme jointes, ou joint les choses pour les donner. Elle est ainsi ou simultanee ou successive. La difference entre les concepts de mot et les concepts d'oraison s'applique aux concepts qui donnent les choses comme separees ou qui en operent la separation, et qu'Abelard appelle concept des divises et concept divisant. _Animal_ donne un concept de choses jointes; _non-animal_ est un nom infini ou indetermine; il signifie la chose _qui n'est pas animal_, laquelle donne un concept de choses divisees (_intellectus divisorum_); et comme la definition de l'_animal_ donne un concept de jonction, la description du _non-animal_ donne un concept de division, proprement un concept divisant (_intellectus dividens_)[565]. [Note 565: _De Intell._, p. 468-473.--Tout ceci concorde avec ce qui a ete dit au chapitre precedent sur la division, la description, etc.] Les concepts simples ou composes sont uns, s'ils consistent dans une seule jonction, ou dans une seule division ou disjonction; autrement ils sont multiples. "La jonction, comme la division ou disjonction, est une, lorsque l'esprit marche continument d'un seul et meme elan, et n'a qu'une intention mentale, par laquelle il accomplit sans interruption le cours une fois commence d'un premier concept." Ce langage un peu figure signifie qu'il y a unite dans un concept, fut-il compose de parties et de parties successives, lorsque l'esprit le forme par un seul et meme acte, lorsqu'il n'y a du moins rien de successif dans l'operation intellectuelle. En effet, quand meme vous prendriez des choses successives, si vous les combinez de telle sorte qu'en les parcourant discursivement (_discurrendo_), vous posiez une seule essence; ou bien quand, par la force d'une seule affirmation, voua assemblez et rendez reciproquement unis des elements divers par le lien de l'attribution, par celui de la condition ou du temps, ou par tout autre mode; pourvu qu'il y ait impulsion mentale unique, il y a unite de concept. Quand je prononce continument _animal raisonnable_, l'auditeur concoit _animal_ et _rationnalite_ comme une seule chose, il en fait un tout; et semblablement, quand je dis _animal non-raisonnable_. Peu importe d'ailleurs que la chose soit reellement ou non comme elle est concue; le concept n'en existe pas moins. _Caillou raisonnable_ et _chimere blanche_ sont des concepts uns, comme _animal raisonnable_ et _homme blanc_. Cette unite se trouve meme dans les propositions transitives, et dans celles dont les termes sont lies par le cas oblique. Dans le concept, _la maison de Socrate_, il y a unite comme dans celui-ci, _maison socratique_. Dans un seul concept peuvent se faire plusieurs jonctions, plusieurs divisions. Mais l'unite de concept disparait avec la continuite de l'acte. Les concepts sont bons (_sani_), lorsque par eux nous entendons les choses comme elles sont; autrement, ils sont mauvais (_cassi_), et on les appelle opinions plutot que concepts. "L'opinion, dit Aristote, est la pensee de ce qui n'est pas, plutot que de ce qui est.[566]" Suivant lui, les concepts sont bons, lorsqu'ils ressemblent aux choses. Le concept d'_homme_ serait, comme le concept de la _chimere_, un concept vain et mauvais, s'il n'y avait pas d'homme du tout. [Note 566: Abelard altere un peu la pensee d'Aristote et la transforme en proposition generale. Aristote dit seulement que, bien que ce qui n'est pas puisse etre pense (_opinabile_), il n'en faut pas conclure que ce qui n'est pas soit quelque chose, puisque cette pensee ou opination, _opinatio_, est, non qu'il est, mais qu'il n'est pas. Tel est le sens de la version do Boece qu'Abelard avait apparemment sous les yeux (_De Interp_., ed. sec., I. V, p. 423). Dans le texte grec, il y a litteralement: "Le non-etre, parce qu'il est _pensable_ (_opinabile_), n'est pas pour cela dit avec verite etre quelque chose de reel, _ens quiddam_, puisque nous ne pensons pas qu'il soit, mais qu'il n'est pas." (_Hermen_., XI.) Au reste, si l'on voulait approfondir toute cette partie de la logique d'Abelard, il faudrait se reporter a sa Dialectique; la, a l'occasion de la proposition et du predicat, il expose sous une autre forme une partie des idees que nous retrouvons ici. (_Dial_., p. 237-251.)] La verite et la faussete ne s'appliquent qu'aux concepts composes, soit qu'ils joignent, soit qu'ils divisent, c'est-a-dire soit affirmatifs, soit negatifs. Car il faut qu'il y ait possibilite de deliberation ou de jugement, pour que les concepts soient vrais ou faux. On juge suivant le concept ou par le concept; et le concept par lequel on juge n'est pas la meme chose que le concept suivant lequel on juge; le concept par lequel on juge, c'est-a-dire la conception du jugement, n'est que l'operation par laquelle nous concevons une jonction ou une division d'ou resulte un jugement. Le concept suivant lequel (_secundum quem_) on juge, c'est-a-dire le concept qui est la base du jugement, est cette partie du concept total du jugement dans laquelle reside toute la force du jugement; tels sont les concepts des predicats. Le sujet n'est pose que pour recevoir la chose que nous voulons lui assigner par jugement; mais le predicat est pose _pour denoter l'etat auquel nous voulons que la chose soit rapportee par jugement_[567]; c'est-a-dire, en langage moins technique, pour assigner une chose a une autre en vertu d'un certain rapport. Le sujet est le terme pose en premier concept, et auquel est substituee la chose que le jugement y joint ou en separe; le predicat est dit du sujet, non le sujet du predicat. La force de la proposition etant dans ce qui _est dit_, toute la vertu de l'acte intellectuel qui juge ou de la conception de jugement est dans le concept du terme qui _est dit_ ou du predicat. [Note 567: "Ad denotandum statum secundum quem eam deliberari volumus." (p. 477.)] Le concept divisant est le concept de negation. Il separe quelque chose de quelque chose: _un homme n'est pas un cheval, celui qui est debout n'est pas assis_. Le concept de disjonction est un concept d'affirmation; il ne separe pas les choses; mais de plusieurs conceptions de l'esprit, il en constitue une: _quelque chose est homme ou cheval, sain ou malade_, etc. Les propositions disjonctives hypothetiques sont des concepts de disjonction. Tout concept qui donne la chose comme elle est, est-il bon? Tout concept qui donne la chose comme elle n'est pas, est-il mauvais? L'affirmative parait vraie; cependant tout concept obtenu par abstraction, _omnis per abstractionem habitus intellectus_, donne la chose autrement qu'elle n'est. A peine existe-t-il un concept d'une chose non sujette aux sens, qui ne la donne pas a quelques egards autrement qu'elle n'est. "Les concepts par abstraction sont ceux dans lesquels une nature d'une certaine forme, est prise independamment de la matiere qui lui sert de sujet, ou bien dans lesquels une nature quelconque est pensee indifferemment, sans distinction d'aucun des individus auxquels elle appartient. Par exemple, je prends _la couleur d'un corps_ ou _la science d'une ame_ dans ce qu'elle a de propre, c'est-a-dire en tant que qualite; j'abstrais en quelque sorte les formes des sujets substantiels, pour les considerer en elles-memes, en leur propre nature, et sans faire attention aux sujets qui leur sont unis. Si je considere ainsi indifferemment la nature humaine qui est en chaque homme, sans faire attention a la distinction personnelle d'aucun homme en particulier, je concois simplement l'homme en tant qu'homme, c'est-a-dire comme animal rationnel mortel, et non comme tel ou tel homme, et j'abstrais l'universel des sujets individuels. L'abstraction consiste donc a isoler les superieurs des inferieurs, les universaux des individuels, leurs sujets de predication, et les formes des matieres, leurs sujets de fondation. La soustraction (_subtractio_) sera le contraire. Elle a lieu, quand l'intelligence soustrait le sujet de ce qui lui est attribue, et le considere en lui-meme; par exemple, lorsqu'elle s'efforce de concevoir, independamment d'aucune forme, la nature d'un sujet essentiel. Dans les deux cas, le concept qui abstrait ou soustrait, donne la chose autrement qu'elle n'est, puisque la chose qui n'existe que reunie y est concue separement." Or comme personne, en voulant penser une chose, n'est capable de la penser dans toutes ses essences ou proprietes, mais seulement en quelques-unes d'entre elles, l'esprit est force de concevoir la chose autrement qu'elle n'est. Ainsi _ce corps_ est _corps, homme, blanc, chaud_, et mille autres choses. Cependant, considere en tant que corps, il est concu separement de toutes ces choses, c'est-a-dire autre qu'il n'est en effet. Le concept de corps, independamment de toute forme ou qualite, est celui d'une nature quelconque prise comme universelle, c'est-a-dire indifferemment ou sans application a aucun individu. Or ce corps pur n'existe nulle part ainsi; rien dans la nature n'existe indifferemment, d'une maniere indeterminee. Toute chose est individuellement distincte, une numeriquement. La substance corporelle dans ce corps, qu'est-elle autre chose que ce corps lui-meme? La nature humaine dans cet homme, dans Socrate, qu'est-elle autre chose que Socrate meme? Quant aux choses absentes, insensibles, incorporelles, qui peut les connaitre comme elles sont? Qui ne les concoit autrement qu'elles ne sont? Representez-vous, quand elle est absente, la chose que vous avez vue; plus tard, vous la trouverez tout autre sous plus d'un rapport que vous ne vous l'etes representee. Qui ne concoit les choses incorporelles a l'image des corporelles, et qui, pensant a Dieu ou a l'esprit, n'imagine pas l'un ou l'autre avec quelque forme, ou quelque habitude corporelle, quoique Dieu ni l'esprit n'en ait aucune? Qui ne concoit les esprits comme circonscrits localement, composes, colores, investis de modes propres aux corps, et cela, parce que toute la connaissance humaine vient des sens? Or, si l'experience des sens nous pousse a figurer ainsi nos idees, et si tout concept d'une chose dans un autre etat que son etat reel, doit etre tenu pour vain et mauvais, quelle conception humaine ne doit pas etre condamnee? Passons a l'autre partie de la question. Tout concept qui donne la chose comme elle est, doit-il etre tenu pour bon? cela ne parait pas contestable. Cependant, concevoir qu'_un homme est un ane_, n'est pas un concept faux, si l'on entend, par exemple, que l'_homme est un animal_ comme l'ane. Qu'est-ce donc que ce concept faux, qui donne la chose comme elle est? Comment admettre que la verite et la faussete, formes contradictoires des concepts, se reunissent dans le meme concept, ou soient combinees dans le meme acte d'un meme esprit indivisible? En definitive, _concevoir une chose autrement qu'elle n'est_, peut vouloir dire--ou que le mode de conception differe du mode d'existence, par exemple qu'on la concoit separee, quoiqu'elle ne le soit pas, pure, quoiqu'elle soit mixte;--ou bien que la chose est concue comme existant dans un etat, avec un mode autre que l'etat ou le mode reel.--Dans le premier cas, _autrement_ se rapporte a _concevoir_; dans le second, il se rapporte au verbe exprime ou sous-entendu dans la conception. Dans le premier cas, la chose est _autrement concue_ qu'elle n'est dans la realite, et la conception n'est pas vaine pour cela. Dans le second, la chose est concue comme _etant autrement_ qu'elle n'est, et c'est une vaine conception. De meme, cette proposition: "Le concept est juste et valable, quand la chose est concue _comme elle est_," n'est une proposition vraie, que si l'on ajoute _comme elle est dans le sens ou elle est concue_. Tout depend de ce que l'esprit entend, quand il concoit. Suivant le sens qu'il attache a ce qu'il affirme, un meme concept peut etre vrai et faux en meme temps. C'est le cas de tout concept qui peut etre ramene a la forme d'une proposition hypothetique. Par exemple, _l'homme est un ane_, peut etre ramene a cette forme: _Si l'on entend que l'homme est un animal comme l'ane, l'homme est un ane_. Tel est l'exemple fameux: _Si Socrate est une pierre. Socrate est une perle_[568]. [Note 568: Toutes ces distinctions, ainsi que tout ce qui, dans le _de Intellectibus_, appartient plus a la logique qu'a la psychologie, ont ete traitees plus completement dans la Dialectique. (Part. II, p. 237-251.)] La conception d'une proposition n'est pas le simple acte intellectuel qu'on nomme concept, mais celui dans lequel une vue de l'esprit et une notion qui la developpe et l'explique s'unissent et forment un tout. Ce qu'Abelard appelle _intellectus_, est proprement l'idee, selon la plupart des philosophes modernes. Seulement, il ne reduit pas l'idee a la simple perception; le concept n'est pas uniquement la chose en tant que pensee; c'est la pensee qui en donne une connaissance determinee. Constituer un concept revient au meme que signifier ou enoncer qu'une chose est. Cependant il ne faudrait pas en conclure que le fait de signifier une chose constitue un concept de la chose. Car chaque mot en particulier signifie et le concept et la chose, ce qui ne veut pas dire qu'il signifie une signification ni qu'un concept constitue un autre concept. La signification rend le concept qu'elle suppose[569]. [Note 569: _De Intell_., p. 475-497.] A part les formes de la dialectique, on doit reconnaitre ici la theorie tant repetee de la formation des idees. La sensation, l'imagination, le concept (tant simple que compose, tant un que multiple), le jugement, le concept exprime ou le terme, le jugement exprime ou la proposition, la verite ou la faussete des concepts et des jugements, c'est bien la le sujet et l'ordre habituel des psychologies elementaires. Il ne faut pas s'etonner de retrouver ici des notions si familieres aux modernes; ce n'est pas qu'Abelard les ait devances, c'est qu'il a puise a la meme source; le fond de tout cela est dans Aristote[570]. [Note 570: Toutefois ce n'est pas Aristote meme qu'il a consulte. Il a suivi Boece, et il l'a rendu plus rigoureux et plus methodique. (_In Porph._, I, p. 54. et _De Interp._, ed. sec., _passim._)] Quelle est la signification ou quel est le concept des mots universels? quelles choses signifient-ils, ou quelles choses sont comprises en eux? Lorsque j'entends le nom _homme_, nom commun a plusieurs choses auxquelles il convient egalement, quelle chose entend mon esprit? c'est l'homme en lui-meme, doit-on repondre. Mais tout _homme_ est celui-ci, celui-la ou tout autre. La sensation, nous dit-on, ne donne jamais que tel _homme_ determine, et raisonnant de l'entendement comme du sens, on affirme que le concept d'_homme_ ne peut etre que le concept d'un homme determine: _homme_ equivaut a _un certain homme_. Il faut repondre que concevoir l'homme, c'est concevoir la nature humaine, c'est-a-dire un animal de telle qualite. Lors donc qu'on objecte que _tout homme_ etant celui-ci ou celui-la, concevoir l'_homme_, c'est concevoir celui-ci ou tel autre, le syllogisme n'est pas regulier. Il faudrait dire que _tout concept de l'homme_ est le concept de celui-ci ou de celui-la; alors le moyen terme serait mieux maintenu, et la conjonction des extremes se ferait en regle; mais l'assomption serait fausse. Quand je dis _une cape[571] est desiree par moi_, ce qui revient a dire _je desire une cape_; quoique toute _cape_ soit celle-ci ou celle-la, il ne s'ensuit pas que je desire celle-ci ou celle-la. Mais si je disais: _Je desire une cape, et quiconque desire une cape desire celle-ci ou celle-la_, l'argumentation serait juste et la conclusion legitime. De meme, on peut dire: _Si j'ai la sensation d'un homme, tout homme etant tel ou tel homme, j'ai la sensation de tel ou tel homme_; mais il ne s'ensuit nullement ce qu'on en veut conclure. Qu'il soit de la nature du sens de ne pouvoir s'exercer que sur une chose existante determinee, qu'en consequence la sensation d'homme ne puisse etre que la sensation causee par cet homme-ci ou cet homme-la, accordez-le; mais l'entendement n'a pas, comme le sens, besoin pour agir d'une chose reelle, puisqu'il s'applique aux choses passees, futures, qui n'ont jamais ete, qui ne seront jamais. Pour penser a l'homme, pour avoir un concept dans lequel entre l'idee de la nature humaine, il n'est donc pas necessaire d'avoir present a l'esprit tel ou tel homme determine. La nature humaine peut etre l'objet de concepts innombrables, comme ce concept simple du nom special d'_homme_ ou de l'_homme_ pris comme espece, aussi bien que de l'_homme blanc_, de l'_homme assis_, que sais-je? de l'_homme cornu_, qui n'existe pas; en un mot, comme toutes les conceptions dans lesquelles entre la nature humaine, soit avec la distinction d'une personne determinee comme Socrate, soit indifferemment ou sans aucune determination personnelle. [Note 571: _Capa_, espece de capuchon, _bardocucullus_.] Abelard enonce ici brievement certaines objections, mais a peine indique-t-il a quoi elles tendent, et pourquoi il est interessant de les lever. Sous leur forme technique, leur importance echappe, et le texte de cet ouvrage ressemble a un sommaire de principes et d'arguments, applicables a des controverses usuelles, a des questions connues, et que devaient eclaircir ou developper, soit l'interpretation orale, soit au moins l'intelligence du lecteur, deja familiarise avec ce dont il s'agissait[572]. Essayons de suppleer a l'une et a l'autre. [Note 572: _De Intel._, p. 487-492.] Il s'agit de savoir ce que signifient les noms des universaux, ou quels sont les objets des conceptions generales ou speciales. Abelard vient de dire que ces noms designent des conceptions universelles, et que celles-ci, pour etre valables et vraies, n'ont pas besoin de se rapporter a des objets sensibles et determines, parce qu'elles sont l'oeuvre de l'intelligence et non de la sensibilite. C'est la sensibilite qui veut des objets certains, reels, individuels; l'intelligence procede autrement, puisqu'elle concoit ce qui est absent, insensible, indetermine, ce qui n'est pas. Les conceptions generales ne sont donc pas necessairement de purs mots, mais peuvent etre de vraies conceptions, quoiqu'elles ne se rapportent pas a des objets individuels. A cela on aura trouve une forte objection, si l'on demontre qu'il y a des mots, ressemblant a des noms de conceptions, qui ne designent ni des conceptions reelles, ni des conceptions possibles; ce ne seront que des semblants de conceptions; ces conceptions n'en auront que le nom; il faudra bien reconnaitre que tout nom ne suppose pas un concept, et le nominalisme aura gagne un premier point fort important. Ainsi, par exemple, je dis _tout homme_, et cependant je ne concois pas actuellement _tout homme_, car il faudrait concevoir _tous les hommes_, et cela est impossible; on peut donc nommer une conception sans l'avoir. Semblablement, de deux je dis que l'_un court_, et comme je ne sais lequel, ni peut-etre meme de quel etre il s'agit, je n'ai point la conception de ce que je dis. A plus forte raison, ne puis-je avoir la conception de la _chimere blanche_ ou simplement de la _chimere_, ni du _non-intelligible_ ou _non-concevable_. Puis donc que je prononce ces mots comme des conceptions et que j'en raisonne, et qu'en realite je ne les comprends pas, il suit que ce ne sont que des mots. Qu'est-ce que des concepts qui ne sont pas concus, des produits de l'entendement qui ne sont pas entendus, de l'intellectuel sans intelligence? Ainsi les concepts, autres que ceux qui correspondent a des choses individuelles, ne sont pas meme des idees, ce ne sont que des noms. Abelard repond en expliquant dans quel sens on concoit les diverses propositions opposees comme des difficultes. Concevoir _tout homme_, c'est, selon lui, concevoir, non-seulement l'oraison _tout homme_, mais _un homme quelconque_, ou quiconque a la nature humaine. Ce n'est pas tel ou tel homme, Socrate ou Platon, quoique tel ou tel homme, Socrate ou Platon, soit compris sous le concept de _tout homme_. C'est la conception de la nature humaine, sans determination individuelle; et cette conception comprend tous les individus, quoique aucune intelligence ne suffise a les considerer tous individuellement et en meme temps. Dire _l'un de ces deux court_, c'est concevoir l'une ou l'autre de ces deux choses vraies, savoir ou qu'_il y en a un qui court_, ou que _c'est celui-ci_ et non _celui-la qui court_, et l'on ne peut dire que ce concept ne se rapporte a rien de reel. Quant a _la chimere_, elle n'est pas reelle, et elle est concue comme n'etant pas reelle. Ce qui n'empeche pas de concevoir que, si elle etait reelle et qu'elle fut blanche, elle serait blanche; et dans ce cas, il y aurait lieu a cette proposition, _elle est blanche_. Quant au _non-intelligible_, c'est un attribut general qui, en tant que general, peut etre concu, quoique une chose particuliere non-intelligible fut precisement ce qui ne peut etre concu. Autre est de concevoir qu'une chose est inconcevable, autre de concevoir une chose inconcevable. Ainsi les exemples cites ne prouvent pas que certains mots, designant des idees qui ne representent rien de sensible ou de determine, ne soient que des mots, et ne signifient ni choses ni idees, c'est-a-dire ne signifient rien. Ils ne prouvent pas davantage que, pour ne representer directement rien de determine ni de sensible, des idees soient vaines et fausses, et par consequent, on ne peut conclure des exemples cites, a la vanite, a la faussete, a la nullite des conceptions generales quelconques. Nous avons evidemment ici l'argumentation et la refutation du nominalisme. Abelard ne le dit pas en termes expres, mais il le fait comprendre, et en posant les exemples ci-dessus comme des difficultes, il nous fait connaitre, sans aucun doute, quelques-unes des objections de Roscelin ou de ses partisans. Nous apprenons ainsi a quel point le nominalisme differait du conceptualisme. Le premier ne niait pas seulement les essences generales, mais les conceptions generales et abstraites; il ne laissait aux genres, aux especes, aux etres de raison, pas meme une place dans l'esprit. Il etait absolu. Cela nous explique comment le conceptualisme, qu'on est souvent porte a confondre avec le nominalisme, s'elevait alors a l'importance d'une doctrine positive, distincte, determinee. C'etait un intermediaire reel entre le realisme et le nominalisme. Le premier disait que les universaux etaient non-seulement des idees et des mots, mais des realites; le conceptualisme, qu'ils n'etaient pas des realites, mais des idees et des mots; le nominalisme, qu'ils n'etaient ni des realites, ni des idees, mais des noms. Le fond du nominalisme etait donc que nous n'avons d'idees que des objets sensibles. La psychologie se reduisait donc a la sensation et a la memoire, pour toutes facultes fondamentales. L'intelligence, purement passive, faculte a la suite de la sensation et de la memoire, se bornait a concevoir leurs objets, c'est-a-dire a la simple representation. Il ne lui restait en propre que je ne sais quelle activite vaine qui se produisait dans le langage, lequel debordait necessairement la realite et la pensee. Les langues etaient pleines de fictions gratuites. On voit comment le nominalisme se ramenait a un etroit sensualisme. Abelard, quoiqu'il fut de l'ecole d'Aristote, et qu'il adoptat par consequent quelques-uns des principes du sensualisme, entendait les choses plus largement, et s'il ne s'affranchissait pas de quelques-unes des consequences de ces principes avec la meme hardiesse que son maitre, cependant il ne peut etre confondu avec les sectateurs de cette etroite doctrine. Il disait bien que toute connaissance _surgit des sens_[573]. Il admettait bien qu'il n'y a dans la nature que des choses determinees, que les realites sont toutes individuelles; il croyait donc que les genres et les especes ne sont pas reels en eux-memes. Mais si l'intelligence est instruite, excitee par les sens, si les sensations suscitent des concepts[574], cependant l'intelligence est distincte des sens; elle en est profondement differente; elle l'est meme de l'imagination, qui n'est que la faculte de se representer les choses sensibles. La sensation, l'imagination, tout cela n'est que perception confuse. L'intelligence a des perceptions plus distinctes ou plutot des conceptions (concepts, intellects, idees), qui sont de plus en plus independantes, de plus en plus degagees des perceptions sensibles et imaginatives; et elle peut meme arriver tres-pres de l'etat d'une intelligence pure, qui comprend par elle-meme et directement, a la maniere de l'intelligence divine. Or, elle a cette puissance a deux conditions, c'est non-seulement de changer en idees les perceptions sensibles, mais de se faire des idees, dont l'objet n'a pas ete senti, dont l'objet ne peut l'etre, dont l'objet meme n'existe pas. En d'autres termes, l'intelligence a des idees sensibles ou de representation, et des idees purement intelligibles ou intellectuelles, savoir celles des choses invisibles, celles des choses inconnues, celles des choses universelles, celles des choses abstraites. Ainsi, l'homme est non-seulement en communication avec la nature physique, mais il l'excede; il est naturellement metaphysicien; voila l'homme d'Abelard et d'Aristote. [Note 573: _De Intell._, p. 466 et 482.] [Note 574: _Id._, p. 462.] On voit que le conceptualisme, quoique venu a l'occasion d'une question logique, est une psychologie. Cette psychologie est sommaire, succincte, incomplete, je le veux; elle n'est pas inattaquable, j'en conviens encore. Mais elle ne donne pas une trop mesquine idee de l'esprit humain; elle est loin de limiter trop etroitement sa portee ni ses forces. On peut la trouver hesitante, obscure, fautive sur la question ontologique; elle ne jette sur la realite qu'un regard de passage, et peut-etre ignore-t-elle les rapports mysterieux et certains qui unissent le monde des idees avec le monde des choses. Mais les philosophies qui peuvent lui en faire un reproche, ne sont pas fort nombreuses. Platon n'avait pas reussi a persuader Aristote, et le neo-platonisme n'a rien fonde. Chez les modernes, Locke et Reid n'en savent pas beaucoup plus qu'Abelard; Kant en sait plus, mais il doute davantage. Quelques mots de Descartes et de Leibnitz composent tout ce que nous avons gagne sur l'antiquite. Aucune doctrine formelle, completement developpee, definitivement reconnue, n'a encore realise le modele difficile d'une ontologie philosophique. Spinoza n'a laisse qu'un exemple redoute. Peut-etre Hegel n'a-t-il rien fait de plus. L'avenir jugera la tentative creatrice de Schelling. Rien de lui n'est encore assure que la gloire de son nom. Quoi qu'il en soit, vous venez de voir ici par l'exemple le plus eclatant, comment une simple question de dialectique contenait ou engendrait les plus hautes questions de metaphysique, et comment les scolastiques pouvaient etre conduits par la specialite de leur art aux grandes generalites de la science. L'art des scolastiques est celui de decomposer le langage et le raisonnement. L'analyse des elements de la proposition les mene ou plutot les oblige a rechercher quelles sont nos diverses idees, comment nous les formons, quels sont les divers rapports des etres, leurs modes, leurs natures, leurs essences. Qu'y a-t-il au dela? ou sont de plus grandes, de plus fondamentales questions? Mais la maniere de les traiter est singuliere; elle ne va pas droit au fond des choses; elle les aborde obliquement, d'une facon detournee, incidente, et a propos des questions logiques. La logique donne une certaine definition de la substance, une certaine enumeration des categories; comme introduction a cette double connaissance, on doit connaitre la definition de certains attributs des choses, qui constituent entre autres les genres et les especes; comment cette definition, une fois donnee, concorde-t-elle avec celles de la substance et des diverses categories? De la plusieurs difficultes. Quelles sont ces difficultes? elles portent toutes sur l'application de certaines regles logiques a certaines propositions. Et comment cherche-t-on a les resoudre? par des distinctions destinees a mieux fixer le sens de ces regles et celui de ces propositions, en un mot, par de nouvelles recherches logiques. Et c'est ainsi, c'est indirectement, artificiellement pour ainsi dire, qu'en reussissant a eclaircir et a raccorder les differents principes de la dialectique, on aborde et l'on resout les problemes tant de la formation des idees que de la constitution des etres. Ainsi se manifeste l'importance generale et la singularite particuliere de la controverse des universaux. Nous en jugerons mieux en etudiant avec detail l'ouvrage qu'Abelard lui a specialement consacre. FIN DU TOME PREMIER. TABLE. * * * * * PREFACE PREUVES ET AUTORITES DE L'HISTOIRE D'ABELARD LIVRE 1er.--VIE D'ABELARD LIVRE II.--DE LA PHILOSOPHIE D'ABELARD CHAPITRE 1er.--De la Philosophie scolastique en general CHAP. II.--De la Scolastique aux XIIe siecle, et de la question des universaux. CHAP. III.--De la logique d'Abelard.--_Dialectica_, premiere partie, ou des categories et de l'interpretation. CHAP. IV.--Suite de la logique d'Abelard.--_Dialectica_, deuxieme partie, ou les premiers analytiques.--Des futurs contingents. CHAP. V.--Suite de la logique d'Abelard.--_Dialectica_, troisieme partie, ou les Topiques.--De la substance et de la cause. CHAP. VI.--Suite de la logique d'Abelard.--_Dialectica_, quatrieme et cinquieme parties, ou les seconds analytiques et le livre de la division et de la definition. CHAP. VII.--De la psychologie d'Abelard.--_De Intellectibus_. FIN DE LA TABLE DU PREMIER VOLUME. End of the Project Gutenberg EBook of Abelard, Tome I., by Charles de Remusat *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ABELARD, TOME I. *** ***** This file should be named 12829.txt or 12829.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/2/8/2/12829/ Produced by Robert Connal, Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team; From images generously made available by gallica (Bibliotheque nationale de France) at http://gallica.bnf.fr. Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. They may be modified and printed and given away--you may do practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at https://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is in the public domain in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country outside the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org 1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived from the public domain (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg-tm License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided that - You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." - You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm works. - You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. - You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg-tm works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread public domain works in creating the Project Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at https://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit https://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: https://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.