The Project Gutenberg EBook of Histoire de la Revolution francaise, VIII. by Adolphe Thiers This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Histoire de la Revolution francaise, VIII. Author: Adolphe Thiers Release Date: May 7, 2004 [EBook #12295] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE LA REVOLUTION *** Produced by Carlo Traverso, Tonya Allen, and the Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANCAISE _PAR M.A. THIERS_ DE L'ACADEMIE FRANCAISE NEUVIEME EDITION TOME HUITIEME MDCCCXXXIX HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANCAISE. DIRECTOIRE. CHAPITRE PREMIER. NOMINATION DES CINQ DIRECTEURS.--INSTALLATION DU COUPS LEGISLATIF ET DU DIRECTOIRE.--POSITION DIFFICILE DU NOUVEAU GOUVERNEMENT.--DETRESSE DES FINANCES; DISCREDIT DU PAPIER-MONNAIE.--PREMIERS TRAVAUX DU DIRECTOIRE.--PERTE DES LIGNES DE MAYENCE.--REPRISE DES HOSTILITES EN BRETAGNE ET EN VENDEE.--APPROCHE D'UNE NOUVELLE ESCADRE ANGLAISE SUR LES COTES DE L'OUEST.--PLAN DE FINANCES PROPOSE PAR LE DIRECTOIRE; NOUVEL EMPRUNT FORCE,--CONDAMNATION DE QUELQUES AGENS ROYALISTES.--LA FILLE DE LOUIS XVI EST RENDUE AUX AUTRICHIENS EN ECHANGE DES REPRESENTANS LIVRES PAR DUMOURIEZ.--SITUATION DES PARTIS A LA FIN DE 1795.--ARMISTICE CONCLU SUR LE RHIN,--OPERATIONS DE L'ARMEE D'ITALIE.--BATAILLE DE LOANO.--EXPEDITION DE L'ILE-DIEU.--DEPART DE L'ESCADRE ANGLAISE.--DERNIERS EFFORTS DE CHARETTE; MESURES DU GENERAL HOCHE POUR OPERER LA PACIFICATION DE LA VENDEE.--RESULTATS DE LA CAMPAGNE DE 1795. Le 5 brumaire an IV (27 octobre 1795) etait le jour fixe pour la mise en vigueur de la constitution directoriale. Ce jour-la, les deux tiers de la convention, conserves au corps legislatif, devaient se reunir au tiers nouvellement elu par les assemblees electorales, se diviser en deux conseils, se constituer, et proceder ensuite a la nomination des cinq directeurs charges du pouvoir executif. Pendant ces premiers instans consacres a organiser le corps legislatif et le directoire, les anciens comites de gouvernement devaient demeurer en activite, et conserver le depot de tous les pouvoirs. Les membres de la convention, envoyes soit aux armees, soit dans les departemens, devaient continuer leur mission jusqu'a ce que l'installation du directoire leur fut notifiee. Une grande agitation regnait dans les esprits. Les patriotes moderes et les patriotes exaltes montraient une meme irritation contre le parti qui avait attaque la convention au 13 vendemiaire; ils etaient remplis de craintes; ils s'encourageaient a s'unir, a se serrer pour resister au royalisme; ils disaient hautement qu'il ne fallait appeler au directoire et a toutes les places que des hommes engages irrevocablement a la cause de la revolution; ils se defiaient beaucoup des deputes du nouveau tiers, et recherchaient avec inquietude leurs noms, leur vie passee, et leurs opinions connues ou presumees. Les sectionnaires, mitrailles le 13 vendemiaire, mais traites avec la plus grande clemence apres la victoire, etaient redevenus insolens. Fiers d'avoir un instant supporte le feu, ils semblaient croire que la convention, en les epargnant, avait menage leurs forces et reconnu tacitement la justice de leur cause. Ils se montraient partout, vantaient leurs hauts faits, debitaient dans les salons les memes impertinences contre la grande assemblee qui venait d'abandonner le pouvoir, et affectaient de compter beaucoup sur les deputes du nouveau tiers. Ces deputes, qui devaient venir s'asseoir au milieu des veterans de la revolution, et y representer la nouvelle opinion qui s'etait formee en France a la suite de longs orages, etaient loin de justifier toutes les defiances des republicains et toutes les esperances des contre-revolutionnaires. On comptait parmi eux quelques membres des anciennes assemblees, tels que Vaublanc, Pastoret, Dumas, Dupont (de Nemours), et l'honnete et savant Tronchet, qui avait rendu de si grands services a notre legislation. On y voyait ensuite beaucoup d'hommes nouveaux, non pas de ces hommes extraordinaires qui brillent au debut des revolutions, mais quelques-uns de ces merites solides qui, dans la carriere de la politique, comme dans celle des arts, succedent au genie; et par exemple des jurisconsultes, des administrateurs, tels que Portalis, Simeon, Barbe-Marbois, Troncon-Ducoudray. En general, ces nouveaux elus, a part quelques contre-revolutionnaires signales, appartenaient a cette classe d'hommes moderes qui, n'ayant pris aucune part aux evenemens, et n'ayant pu par consequent ni mal faire ni se tromper, pretendaient aimer la revolution, mais en la separant de ce qu'ils appelaient ses crimes. Naturellement ils devaient etre assez disposes a censurer le passe; mais ils etaient deja un peu reconcilies avec la convention et la republique par leur election; car on pardonne volontiers a un ordre de choses dans lequel on a trouve place. Du reste, etrangers a Paris et a la politique, timides encore sur ce theatre nouveau, ils recherchaient, ils visitaient les membres les plus consideres de la convention nationale. Telle etait la disposition des esprits le 5 brumaire an IV. Les membres de la convention reelus se rapprochaient, et cherchaient a concerter les nominations qui restaient a faire, afin de rester maitres du gouvernement. En vertu des celebres decrets des 5 et 13 fructidor, le nombre des deputes dans le nouveau corps legislatif devait etre de cinq cents. Si ce nombre n'etait pas complete par les reelections, les membres presens le 5 brumaire devaient se former en corps electoral pour le completer. On arreta un projet de liste au comite de salut public, dans laquelle on fit entrer beaucoup de montagnards prononces. La liste ne fut pas approuvee en entier. Cependant on n'y placa que des patriotes connus. Le 5, tous les deputes presens, reunis en une seule assemblee, se constituerent en corps electoral. D'abord ils completerent les deux tiers de conventionnels qui devaient sieger dans le corps legislatif; ensuite ils formerent une liste de tous les deputes maries et ages de plus de quarante ans, et en prirent au sort deux cent cinquante, pour composer le conseil des anciens. Le lendemain, le conseil des cinq-cents reuni au Manege, dans l'ancienne salle de l'assemblee constituante, choisit Daunou pour president, et Rewbell, Chenier, Cambaceres et Thibaudeau, pour secretaires. Le conseil des anciens se reunit dans l'ancienne salle de la convention, appela Larevelliere-Lepaux au fauteuil, et Baudin, Lanjuinais, Breard, Charles Lacroix au bureau. Ces choix etaient convenables et prouvaient que, dans les deux conseils, la majorite etait acquise a la cause republicaine. Les conseils declarerent qu'ils etaient constitues, s'en donnerent avis reciproquement par des messages, confirmerent provisoirement les pouvoirs des deputes, et en renvoyerent la verification apres l'organisation du gouvernement. La plus importante de toutes les elections restait a faire, c'etait celle des cinq magistrats charges du pouvoir executif. De ce choix dependaient a la fois le sort de la republique et la fortune des individus. Les cinq directeurs, en effet, ayant la nomination de tous les fonctionnaires publics, de tous les officiers des armees, pouvaient composer le gouvernement a leur gre, et le remplir d'hommes attaches ou contraires a la republique. Ils etaient maitres en outre de la destinee des individus; ils pouvaient leur ouvrir ou leur fermer la carriere des emplois publics, recompenser ou decourager les talens fideles a la cause de la revolution. L'influence qu'ils devaient exercer etait donc immense. Aussi les esprits etaient-ils singulierement preoccupes du choix qu'on allait faire. Les conventionnels se reunirent pour se concerter sur ce choix. Leur avis a tous fut de choisir des regicides, afin de se donner plus de garanties. Les opinions, apres avoir flotte quelque temps, se reunirent en faveur de Barras, Rewbell, Sieyes, Larevelliere-Lepaux et Letourneur. Barras avait rendu de grands services en thermidor, prairial et vendemiaire; il avait ete en quelque sorte le legislateur general oppose a toutes les factions; la derniere bataille du 13 vendemiaire lui avait surtout donne une grande importance, quoique le merite des dispositions militaires de cette journee appartint au jeune Bonaparte. Rewbell, enferme a Mayence pendant le siege, et souvent appele dans les comites depuis le 9 thermidor, avait adopte l'opinion des thermidoriens, montre de l'aptitude et de l'application aux affaires, et une certaine vigueur de caractere. Sieyes etait regarde comme le premier genie speculatif de l'epoque. Larevelliere-Lepaux s'etait volontairement associe aux girondins le jour de leur proscription, etait revenu le 9 thermidor au milieu de ses collegues, et y avait combattu de tous ses moyens les deux factions qui avaient alternativement attaque la convention. Patriote doux et humain, il etait le seul girondin que la Montagne ne suspectat pas, et le seul patriote dont les contre-revolutionnaires n'osassent pas nier les vertus. Il n'avait qu'un inconvenient au dire de certaines gens: c'etait la difformite de son corps; on pretendait qu'il porterait mal le manteau directorial. Letourneur enfin, connu pour patriote, estime pour son caractere, etait un ancien officier du genie qui avait, dans les derniers temps, remplace Carnot au comite de salut public, mais qui etait loin d'en avoir les talens. Quelques conventionnels auraient voulu qu'on placat parmi les cinq directeurs l'un des generaux qui s'etaient le plus distingues a la tete des armees, comme Kleber, Moreau, Pichegru ou Hoche; mais on craignait de donner trop d'influence aux militaires, et on ne voulut en appeler aucun au pouvoir supreme. Pour rendre les choix certains, les conventionnels convinrent entre eux d'employer un moyen qui, sans etre illegal, ressemblait fort a une supercherie. D'apres la constitution, le conseil des cinq-cents devait, pour tous les choix, presenter une liste decuple de candidats au conseil des anciens. Ce dernier, sur dix candidats, en choisissait un. Pour les cinq directeurs, il fallait donc presenter cinquante candidats. Les conventionnels, qui avaient la majorite dans les cinq-cents, convinrent de placer Barras, Rewbell, Sieyes, Larevelliere-Lepaux et Letourneur en tete de la liste, et d'y ajouter ensuite quarante-cinq noms inconnus, sur lesquels il serait impossible de fixer un choix. De cette maniere, la preference etait forcee pour les cinq candidats que les conventionnels voulaient appeler au directoire. Ce plan fut fidelement suivi; seulement un nom venant a manquer sur les quarante-cinq, on ajouta Cambaceres, qui plaisait fort au nouveau tiers et a tous les moderes. Quand la liste fut presentee aux anciens, ils parurent assez mecontens de cette maniere de forcer leur choix. Dupont (de Nemours), qui avait deja figure dans les precedentes assemblees, et qui etait un adversaire declare, sinon de la republique, au moins de la convention, Dupont (de Nemours) demanda un ajournement. "Sans doute, dit-il, les quarante-cinq individus qui completent cette liste, ne sont pas indignes de votre choix, car, dans le cas contraire, on conviendrait qu'on a voulu vous faire violence en faveur de cinq personnages. Sans doute ces noms, qui arrivent pour la premiere fois jusqu'a vous, appartiennent a des hommes d'une vertu modeste, et qui sont dignes aussi de representer une grande republique; mais il faut du temps pour parvenir a les connaitre. Leur modestie meme, qui les a laisses caches, nous oblige a des recherches pour apprecier leur merite, et nous autorise a demander un ajournement." Les anciens, quoique mecontens de ce procede, partageaient les sentimens de la majorite des cinq-cents, et confirmerent les cinq choix qu'on avait voulu leur imposer. Larevelliere-Lepaux, sur deux cent dix-huit votans, obtint deux cent seize voix, tant il y avait unanimite d'estime pour cet homme de bien; Letourneur en obtint cent quatre-vingt-neuf, Rewbell cent soixante-seize, Sieyes cent cinquante-six; Barras cent vingt-neuf. Ce dernier, qui etait plus homme de parti que les autres, devait exciter plus de dissentimens, et reunir moins de voix. Ces cinq nominations causerent une grande satisfaction aux revolutionnaires, qui se voyaient assures du gouvernement. Il s'agissait de savoir si les cinq directeurs accepteraient. Il n'y avait pas de doute pour trois d'entre eux, mais il y en avait deux auxquels on connaissait peu de gout pour la puissance. Larevelliere-Lepaux, homme simple, modeste, peu propre au maniement des affaires et des hommes, ne trouvait et ne cherchait de plaisir qu'au Jardin des Plantes, avec les freres Thouin; il etait douteux qu'on le decidat a accepter les fonctions de directeur. Sieyes, avec un esprit puissant qui pouvait tout concevoir, une affaire comme un principe, etait cependant incapable par caractere des soins du gouvernement. Peut-etre aussi, plein d'humeur contre une republique qui n'etait pas constituee a son gre, il paraissait peu dispose a en accepter la direction. Quant a Larevelliere-Lepaux, on fit valoir une consideration toute-puissante sur son coeur honnete: on lui dit que son association aux magistrats qui allaient gouverner la republique, etait utile et necessaire. Il ceda. En effet, parmi ces cinq individus, hommes d'affaires ou d'action, il fallait une vertu pure et renommee; elle s'y trouva par l'acceptation de Larevelliere-Lepaux. Quant a Sieyes, on ne put vaincre sa repugnance; il refusa, en assurant qu'il se croyait impropre au gouvernement. Il fallut pourvoir a son remplacement. Il y avait un homme qui jouissait en Europe d'une consideration immense, c'etait Carnot. On exagerait ses services militaires, qui cependant etaient reels; on lui attribuait toutes nos victoires; et bien qu'il eut ete membre du grand comite de salut public, collegue de Robespierre, de Saint-Just et de Couthon, on savait qu'il les avait combattus avec une grande energie. On voyait en lui l'union d'un grand genie militaire a un caractere stoique. La renommee de Sieyes et la sienne etaient les deux plus grandes de l'epoque. On ne pouvait mieux faire, pour la consideration du directoire, que de remplacer l'une de ces deux reputations par l'autre. Carnot fut en effet porte sur la nouvelle liste, a cote d'hommes qui rendaient sa nomination forcee. Cambaceres fut encore ajoute a la liste, qui ne renferma que huit inconnus. Les anciens cependant n'hesiterent pas a preferer Carnot; il obtint cent dix-sept voix sur deux cent treize, et devint l'un des cinq directeurs. Ainsi Barras, Rewbell, Larevelliere-Lepaux, Letourneur et Carnot, furent les cinq magistrats charges du gouvernement de la republique. Parmi ces cinq individus, il ne se trouva aucun homme de genie, ni meme aucun homme d'une renommee imposante, excepte Carnot. Mais comment faire a la fin d'une revolution sanglante, qui, en quelques annees, avait devore plusieurs generations d'hommes de genie en tout genre? Il n'y avait plus dans les assemblees aucun orateur extraordinaire; dans la diplomatie, il n'y avait encore aucun negociateur celebre. Barthelemy seul, par les traites avec la Prusse et l'Espagne, s'etait attire une espece de consideration, mais il n'inspirait aucune confiance aux patriotes. Dans les armees, il se formait deja de grands generaux, et il s'en preparait de plus grands encore; mais il n'y avait maintenant aucune superiorite decidee, et on se defiait d'ailleurs des militaires. Il n'existait donc, comme nous venons de le dire, que deux grandes renommees, Sieyes et Carnot. Dans l'impossibilite d'avoir l'une, on avait acquis l'autre. Barras avait de l'action; Rewbell, Letourneur, etaient des travailleurs; Larevelliere-Lepaux etait un homme sage et probe. Il eut ete difficile, dans le moment, de composer autrement la magistrature supreme. La situation dans laquelle ces cinq magistrats arrivaient au pouvoir etait deplorable; et il fallait aux uns beaucoup de courage et de vertu, aux autres beaucoup d'ambition, pour accepter une semblable tache. On etait au lendemain d'un combat dans lequel il avait fallu appeler une faction pour en combattre une autre. Les patriotes qui venaient de verser leur sang se montraient exigeans; les sectionnaires n'avaient point cesse d'etre hardis. La journee du 13 vendemiaire, en un mot, n'avait pas ete une de ces victoires suivies de terreur, qui, tout en soumettant le gouvernement au joug de la faction victorieuse, le delivrent au moins de la faction vaincue. Les patriotes s'etaient releves, les sectionnaires ne s'etaient pas soumis. Paris etait rempli des intrigans de tous les partis, agite par toutes les ambitions, et livre a une affreuse misere. Aujourd'hui, comme en prairial, les subsistances manquaient dans toutes les grandes communes; le papier-monnaie apportait le desordre dans les transactions, et laissait le gouvernement sans ressources. La convention n'ayant pas voulu ceder les biens nationaux pour trois fois leur valeur de 1790, en papier, les ventes avaient ete suspendues; le papier, qui ne pouvait rentrer que par les ventes, etait reste en circulation, et sa depreciation avait fait d'effrayans progres. Vainement avait-on imagine l'echelle de proportion pour diminuer la perte de ceux qui recevaient les assignats: cette echelle ne les reduisait qu'au cinquieme, tandis qu'ils ne conservaient pas meme le cent cinquantieme de leur valeur primitive. L'etat, ne percevant que du papier par l'impot, etait ruine comme les particuliers. Il percevait, il est vrai, une moitie de la contribution fonciere en nature, ce qui lui procurait quelques denrees pour nourrir les armees; mais souvent les moyens de transport lui manquaient, et ces denrees pourrissaient dans les magasins. Pour surcroit de depenses, il etait oblige, comme on sait, de nourrir Paris. Il livrait la ration pour un prix en assignat, qui couvrait a peine le centieme des frais. Ce moyen, du reste, etait le seul possible, pour fournir au moins du pain aux rentiers et aux fonctionnaires publics payes en assignats; mais cette necessite avait porte les depenses a un taux enorme. N'ayant que du papier pour y suffire, l'etat avait emis des assignats sans mesure, et avait porte en quelques mois l'emission de 12 milliards a 29. Par les anciennes rentrees et les encaisses, la somme en circulation reelle s'elevait a 19 milliards, ce qui depassait tous les chiffres connus en finances. Pour ne pas multiplier davantage les emissions, la commission des cinq, instituee dans les derniers jours de la convention, pour proposer des moyens extraordinaires de police et de finances, avait fait decreter en principe une contribution extraordinaire de guerre de vingt fois la contribution fonciere et dix fois l'impot des patentes, ce qui pouvait produire de 6 a 7 milliards en papier. Mais cette contribution n'etait decretee qu'en principe; en attendant on donnait aux fournisseurs des inscriptions de rentes, qu'ils recevaient a un taux ruineux. Cinq francs de rente etaient recus pour dix francs de capital. On essayait en outre d'un emprunt volontaire a trois pour cent, qui etait ruineux aussi et mal rempli. Dans cette detresse epouvantable, les fonctionnaires publics, ne pouvant pas vivre de leurs appointemens, donnaient leur demission; les soldats quittaient les armees, qui avaient perdu un tiers de leur effectif, et revenaient dans les villes, ou la faiblesse du gouvernement leur permettait de rester impunement. Ainsi, cinq armees et une capitale immense a nourrir, avec la simple faculte d'emettre des assignats sans valeur; ces armees a recruter, le gouvernement entier a reconstituer au milieu de deux factions ennemies, telle etait la tache des cinq magistrats qui venaient d'etre appeles a l'administration supreme de la republique. Le besoin d'ordre est si grand dans les societes humaines, qu'elles se pretent elles-memes a son retablissement, et secondent merveilleusement ceux qui se chargent du soin de les reorganiser; il serait impossible de les reorganiser si elles ne s'y pretaient pas, mais il n'en faut pas moins reconnaitre le courage et les efforts de ceux qui osent se charger de pareilles entreprises. Les cinq directeurs, en se rendant au Luxembourg, n'y trouverent pas un seul meuble. Le concierge leur preta une table boiteuse, une feuille de papier a lettre, une ecritoire, pour ecrire le premier message, qui annoncait aux deux conseils que le directoire etait constitue. Il n'y avait pas un sou en numeraire a la tresorerie. Chaque nuit on imprimait les assignats necessaires au service du lendemain, et ils sortaient tout humides des presses de la republique. La plus grande incertitude regnait sur les approvisionnemens, et pendant plusieurs jours on n'avait pu distribuer que quelques onces de pain ou de riz au peuple. La premiere demande fut une demande de fonds. D'apres la constitution nouvelle, il fallait que toute depense fut precedee d'une demande de fonds, avec allocation a chaque ministere. Les deux conseils accordaient la demande, et alors la tresorerie, qui avait ete rendue independante du directoire, comptait les fonds accordes par le decret des deux conseils. Le directoire demanda d'abord trois milliards en assignats, qu'on lui accorda, et qu'il fallut echanger sur-le-champ contre du numeraire. Etait-ce la tresorerie ou le directoire qui devait faire la negociation en numeraire? c'etait la une premiere difficulte. La tresorerie, en faisant elle-meme des marches, sortait de ses attributions de simple surveillance. On resolut cependant la difficulte en lui attribuant la negociation du papier. Les trois milliards pouvaient produire au plus vingt ou vingt-cinq millions ecus. Ainsi ils pouvaient suffire tout au plus aux premiers besoins courans. Sur-le-champ on se mit a travailler a un plan de finances, et le directoire annonca aux deux conseils qu'il le leur soumettrait sous quelques jours. En attendant il fallait faire vivre Paris, qui manquait de tout. Il n'y avait plus de systeme organise de requisition; le directoire demanda la faculte d'exiger, par voie de sommation, dans les departemens voisins de celui de la Seine, la quantite de deux cent cinquante mille quintaux de ble, a compte sur l'impot foncier payable en nature. Le directoire songea ensuite a demander une foule de lois pour la repression des desordres de toute espece, et particulierement de la desertion, qui diminuait chaque jour la force des armees. En meme temps il se mit a choisir les individus qui devaient composer l'administration. Merlin (de Douai) fut appele au ministere de la justice; on fit venir Aubert-Dubayet de l'armee des cotes de Cherbourg pour lui donner le portefeuille de la guerre; Charles Lacroix fut place aux affaires etrangeres; Faypoult aux finances; Benezech, administrateur eclaire, a l'interieur. Le directoire s'etudia ensuite a trouver, dans la multitude de solliciteurs qui l'assiegeaient, les hommes les plus capables de remplir les fonctions publiques. Il n'etait pas possible que dans cette precipitation il ne fit de tres mauvais choix. Il employa surtout beaucoup de patriotes, trop signales pour etre impartiaux et sages. Le 13 vendemiaire les avait rendus necessaires, et avait fait oublier la crainte qu'ils inspiraient. Le gouvernement entier, directeurs, ministres, agens de toute espece, fut donc forme en haine du 13 vendemiaire, et du parti qui avait provoque cette journee. Les deputes conventionnels eux-memes ne furent pas encore rappeles de leurs missions; et pour cela le directoire n'eut qu'a ne pas leur notifier son installation; il voulait ainsi leur donner le temps d'achever leur ouvrage. Freron, envoye dans le Midi pour y reprimer les fureurs contre-revolutionnaires, put continuer sa tournee dans ces contrees malheureuses. Les cinq directeurs travaillaient sans relache, et deployaient dans ces premiers momens le meme zele qu'on avait vu deployer aux membres du grand comite de salut public, dans les jours a jamais memorables de septembre et octobre 1793. Malheureusement, les difficultes de cette tache etaient aggravees par des defaites. La retraite a laquelle l'armee de Sambre-et-Meuse avait ete obligee donnait lieu aux bruits les plus alarmans. Par le plus vicieux de tous les plans, et la trahison de Pichegru, l'invasion projetee en Allemagne n'avait pas du tout reussi, comme on l'a vu. On avait voulu passer le Rhin sur deux points, et occuper la rive droite par deux armees. Jourdan, parti de Dusseldorf, apres avoir passe le fleuve avec beaucoup de bonheur, s'etait trouve sur la Lahn, serre entre la ligne prussienne et le Rhin, et manquant de tout dans un pays neutre, ou il ne pouvait pas vivre a discretion. Cependant cette detresse n'aurait dure que quelques jours s'il avait pu s'avancer dans le pays ennemi, et se joindre a Pichegru, qui avait trouve, par l'occupation de Manheim, un moyen si facile et si peu attendu de passer le Rhin. Jourdan aurait repare, par cette jonction, le vice du plan de campagne qui lui etait impose; mais Pichegru, qui debattait encore les conditions de sa defection avec les agens du prince de Conde, n'avait jete au-dela du Rhin qu'un corps insuffisant. Il s'obstinait a ne pas passer le fleuve avec le gros de son armee, et laissait Jourdan seul en fleche au milieu de l'Allemagne. Cette position ne pouvait pas durer. Tous ceux qui avaient la moindre notion de la guerre tremblaient pour Jourdan. Hoche, qui, tout en commandant en Bretagne, jetait un regard d'interet sur les operations des autres armees, en ecrivait a tout le monde. Jourdan fut donc oblige de se retirer et de repasser le Rhin; et il agit en cela avec une grande sagesse, et merita l'estime par la maniere dont il conduisit sa retraite. Les ennemis de la republique triomphaient de ce mouvement retrograde, et repandaient les bruits les plus alarmans. Leurs malveillantes predictions se realiserent au moment meme de l'installation du directoire. Le vice du plan adopte par le comite de salut public consistait a diviser nos forces, a laisser ainsi a l'ennemi, qui occupait Mayence, l'avantage d'une position centrale, et a lui inspirer par la l'idee de reunir ses troupes, et d'en porter la masse entiere sur l'une ou l'autre de nos deux armees. Le general Clerfayt dut a cette situation une inspiration heureuse, et qui attestait plus de genie qu'il n'en avait montre jusqu'ici, et qu'il n'en montra aussi dans l'execution. Un corps d'environ trente mille Francais bloquait Mayence. Maitre de cette place, Clerfayt pouvait en deboucher, et accabler ce corps de blocus, avant que Jourdan et Pichegru eussent le temps d'accourir. Il saisit, en effet, l'instant convenable avec beaucoup d'a-propos. A peine Jourdan s'etait-il retire sur le Bas-Rhin, par Dusseldorf et Neuwied, que Clerfayt, laissant un detachement pour l'observer, se rendit a Mayence, et y concentra ses forces, pour deboucher subitement sur le corps de blocus. Ce corps, sous les ordres du general Schaal, s'etendait en demi-cercle autour de Mayence, et formait une ligne de pres de quatre lieues. Quoiqu'on eut mis beaucoup de soin a la fortifier, son etendue ne permettait pas de la fermer exactement. Clerfayt, qui l'avait bien observee, avait decouvert plus d'un point facilement accessible. L'extremite de cette ligne demi-circulaire, qui devait s'appuyer sur le cours superieur du Rhin, laissait entre les derniers retranchemens et le fleuve une vaste prairie. C'est sur ce point que Clerfayt resolut de porter son principal effort. Le 7 brumaire (29 octobre), il deboucha par Mayence avec des forces imposantes, mais point assez considerables cependant pour rendre l'operation decisive. Les militaires lui ont reproche, en effet, d'avoir laisse sur la rive droite un corps qui, employe a agir sur la rive gauche, aurait inevitablement amene la ruine d'une partie de l'armee francaise. Clerfayt dirigea, le long de la prairie qui remplissait l'intervalle entre le Rhin et la ligne de blocus, une colonne qui s'avanca l'arme au bras. En meme temps, une flottille de chaloupes canonnieres remontait le fleuve pour seconder le mouvement de cette colonne. Il fit marcher le reste de son armee sur le front des lignes, et ordonna une attaque prompte et vigoureuse. La division francaise placee a l'extremite du demi-cercle, se voyant a la fois attaquee de front, tournee par un corps qui filait le long du fleuve, et canonnee par une flottille dont les boulets arrivaient sur ses derrieres, prit l'epouvante et s'enfuit en desordre. La division de Saint-Cyr, qui etait placee immediatement apres celle-ci, se trouva decouverte alors, et menacee d'etre debordee. Heureusement l'aplomb et le coup d'oeil de son general la tirerent de peril. Il fit un changement de front en arriere, et executa sa retraite en bon ordre, en avertissant les autres divisions d'en faire autant. Des cet instant, tout le demi-cercle fut abandonne; la division Saint-Cyr fit son mouvement de retraite sur l'armee du Haut-Rhin; les divisions Mengaud et Renaud, qui occupaient l'autre partie de la ligne, se trouvant separees, se replierent sur l'armee de Sambre-et-Meuse, dont, par bonheur, une colonne, commandee par Marceau, s'avancait dans le Hunde-Ruck. La retraite de ces deux dernieres divisions fut extremement difficile, et aurait pu devenir impossible, si Clerfayt, comprenant bien toute l'importance de sa belle manoeuvre, eut agi avec des masses plus fortes et avec une rapidite suffisante. Il pouvait, de l'avis des militaires, apres avoir rompu la ligne francaise, tourner rapidement les divisions qui descendaient vers le Bas-Rhin, les envelopper, et les renfermer dans le coude que le Rhin forme de Mayence a Bingen. La manoeuvre de Clerfayt n'en fut pas moins tres-belle, et regardee comme la premiere de ce genre executee par les coalises. Tandis qu'il enlevait ainsi les lignes de Mayence, Wurmser, faisant une attaque simultanee sur Pichegru, lui avait enleve le pont du Necker, et l'avait ensuite repousse dans les murs de Manheim. Ainsi, les deux armees francaises ramenees au-dela du Rhin, conservant a la verite Manheim, Neuwied et Dusseldorf, mais separees l'une de l'autre par Clerfayt, qui avait chasse tout ce qui bloquait Mayence, pouvaient courir de grands dangers devant un general entreprenant et audacieux. Le dernier evenement les avait fort ebranlees; des fuyards avaient couru jusque dans l'interieur, et un denument absolu ajoutait au decouragement de la defaite. Clerfayt, heureusement, se hatait peu d'agir, et employait beaucoup plus de temps qu'il n'en aurait fallu pour concentrer toutes ses forces. Ces tristes nouvelles, arrivees du 11 au 12 brumaire a Paris, au moment meme de l'installation du directoire, contribuerent beaucoup a augmenter les difficultes de la nouvelle organisation republicaine. D'autres evenemens moins dangereux en realite, mais tout aussi graves en apparence, se passaient dans l'Ouest. Un nouveau debarquement d'emigres menacait la republique. Apres la funeste descente de Quiberon, qui ne fut tentee, comme on l'a vu, qu'avec une partie des forces preparees par le gouvernement anglais, les debris de l'expedition avaient ete transportes sur la flotte anglaise, et deposes ensuite dans la petite ile d'Ouat. On avait debarque la les malheureuses familles du Morbihan qui etaient accourues au-devant de l'expedition, et le reste des regimens emigres. Une epidemie et d'affreuses discordes regnaient sur ce petit ecueil. Au bout de quelque temps, Puisaye, rappele par tous les chouans qui avaient rompu la pacification, et qui n'attribuaient qu'aux Anglais, et non a leur ancien chef, le malheur de Quiberon, Puisaye etait retourne en Bretagne, ou il avait tout prepare pour un redoublement d'hostilites. Pendant l'expedition de Quiberon, les chefs de la Vendee etaient demeures immobiles, parce que l'expedition ne se dirigeait pas chez eux, parce qu'ils avaient defense des agens de Paris de seconder Puisaye, et enfin parce qu'ils attendaient un succes avant d'oser encore se compromettre. Charette seul etait entre en contestation avec les autorites republicaines, au sujet de differens desordres commis dans son arrondissement, et de quelques preparatifs militaires qu'on lui reprochait de faire, et il avait presque ouvertement rompu. Il venait de recevoir, par l'intermediaire de Paris, de nouvelles faveurs de Verone, et d'obtenir le commandement en chef des pays catholiques; ce qui etait le but de tous ses voeux. Cette nouvelle dignite, en refroidissant le zele de ses rivaux, avait singulierement excite le sien. Il esperait une nouvelle expedition dirigee sur ses cotes; et le commodore Waren lui ayant offert les munitions restant de l'expedition de Quiberon, il n'avait plus hesite; il avait fait sur le rivage une attaque generale, replie les postes republicains, et recueilli quelques poudres et quelques fusils. Les Anglais debarquerent en meme temps sur la cote du Morbihan les malheureuses familles qu'ils avaient trainees a leur suite, et qui mouraient de faim et de misere dans l'ile d'Ouat. Ainsi, la pacification etait rompue et la guerre recommencee. Depuis long-temps les trois generaux republicains, Aubert-Dubayet, Hoche et Canclaux, qui commandaient les trois armees dites de Cherbourg, de Brest et de l'Ouest, regardaient la pacification comme rompue, non-seulement dans la Bretagne, mais aussi dans la Basse-Vendee. Ils s'etaient reunis tous trois a Nantes, et n'avaient rien su resoudre. Ils se mettaient neanmoins en mesure d'accourir individuellement sur le premier point menace. On parlait d'un nouveau debarquement; on disait, ce qui etait vrai, que la division de Quiberon n'etait que la premiere, et qu'il en arrivait encore une autre. Averti des nouveaux dangers qui menacaient les cotes, le gouvernement francais nomma Hoche au commandement de l'armee de l'Ouest. Le vainqueur de Wissembourg et de Quiberon etait l'homme en effet auquel, dans ce danger pressant, etait due toute la confiance nationale. Il se rendit aussitot a Nantes pour remplacer Canclaux. Les trois armees destinees a contenir les provinces insurgees avaient ete successivement renforcees par quelques detachemens venus du Nord, et par plusieurs des divisions que la paix avec l'Espagne rendait disponibles. Hoche se fit autoriser a tirer de nouveaux detachemens des deux armees de Brest et de Cherbourg, pour en augmenter celle de la Vendee, qu'il porta ainsi a quarante-quatre mille hommes. Il etablit des postes fortement retranches sur la Sevre Nantaise qui coule entre les deux Vendees, et qui separait le pays de Stofflet de celui de Charette. Il avait pour but d'isoler ainsi ces deux chefs, et de les empecher d'agir de concert. Charette avait entierement leve le masque, et proclame de nouveau la guerre. Stofflet, Sapinaud, Scepeaux, jaloux de voir Charette nomme generalissime, intimides aussi par les preparatifs de Hoche, et incertains de l'arrivee des Anglais, ne bougeaient point encore. L'escadre anglaise parut enfin, d'abord dans la baie de Quiberon, et puis dans celle de l'Ile-Dieu, en face de la Basse-Vendee. Elle portait deux mille hommes d'infanterie anglaise, cinq cents cavaliers tout equipes, des cadres de regimens emigres, grand nombre d'officiers, des armes, des munitions, des vivres, des vetemens pour une armee considerable, des fonds en especes metalliques, et enfin le prince tant attendu. Des forces plus considerables devaient suivre si l'expedition avait un commencement de succes, et si le prince prouvait son desir sincere de se mettre a la tete du parti royaliste. A peine l'expedition fut signalee sur les cotes, que tous les chefs royalistes avaient envoye des emissaires aupres du prince, pour l'assurer de leur devouement, pour reclamer l'honneur de le posseder, et concerter leurs efforts. Charette, maitre du littoral, etait le mieux place pour concourir au debarquement, et sa reputation, ainsi que le voeu de toute l'emigration, attirait l'expedition vers lui. Il envoya aussi des agens pour arreter un plan d'operations. Hoche, pendant ce temps, faisait ses preparatifs avec son activite et sa resolution accoutumees. Il forma le projet de diriger trois colonnes, de Challans, Clisson et Sainte-Hermine, trois points places a la circonference du pays, et de les porter sur Belleville, qui etait le quartier-general de Charette. Ces trois colonnes, fortes de vingt a vingt-deux mille hommes, devaient, par leur masse, imposer a la contree, ruiner le principal etablissement de Charette, et le jeter, par une attaque brusque et vigoureuse, dans un desordre tel qu'il ne put proteger le debarquement du prince emigre. Hoche, en effet, fit partir ces trois colonnes, et les reunit a Belleville sans y trouver d'obstacles. Charette, dont il esperait rencontrer et battre le principal rassemblement, n'etait point a Belleville; il avait reuni neuf a dix mille hommes, et s'etait dirige du cote de Lucon pour porter le theatre de la guerre vers le midi du pays, et eloigner des cotes l'attention des republicains. Son plan etait bien concu, mais il manqua par l'energie qui lui fut opposee. Tandis que Hoche entrait a Belleville avec ses trois colonnes, Charette etait devant le poste de Saint-Cyr, qui couvre la route de Lucon aux Sables. Il attaqua ce poste avec toutes ses forces; deux cents republicains retranches dans une eglise y firent une resistance heroique, et donnerent a la division de Lucon, qui entendait la canonnade, le temps d'accourir a leur secours. Charette, pris en flanc, fut entierement battu, et oblige de se disperser avec son rassemblement pour rentrer dans l'interieur du Marais. Hoche, ne trouvant pas l'ennemi devant lui, et decouvrant la veritable intention de son mouvement, ramena ses colonnes aux points d'ou elles etaient parties, et s'occupa d'etablir un camp retranche a Soullans, vers la cote, pour fondre sur le premier corps qui essaierait de debarquer. Dans cet intervalle, le prince emigre, entoure d'un nombreux conseil et des envoyes de tous les chefs bretons et vendeens, continuait de deliberer sur les plans de debarquement, et laissait a Hoche le temps de preparer ses moyens de resistance. Les voiles anglaises, demeurant en vue des cotes, ne cessaient de provoquer les craintes des republicains et les esperances des royalistes. Ainsi, des les premiers jours de l'installation du directoire, une defaite devant Mayence, et un debarquement imminent dans la Vendee, etaient des sujets d'alarme dont les ennemis du gouvernement se servaient avec une grande perfidie pour rendre son etablissement plus difficile. Il fit expliquer ou dementir une partie des bruits qu'on repandait sur la situation des deux frontieres, et donna des eclaircissemens sur les evenemens qui venaient de se passer. On ne pouvait guere dissimuler la defaite essuyee devant les lignes de Mayence; mais le gouvernement fit repondre aux discours des alarmistes que Dusseldorf et Neuwied nous restaient encore; que Manheim etait toujours en notre pouvoir; que par consequent l'armee de Sambre-et-Meuse avait deux tetes de pont, et l'armee du Rhin une, pour deboucher quand il leur conviendrait au-dela du Rhin; que notre situation etait donc la meme que celle des Autrichiens, puisque, s'ils etaient maitres par Mayence d'agir sur les deux rives, nous l'etions nous aussi par Dusseldorf, Neuwied et Manheim. Le raisonnement etait juste; mais il s'agissait de savoir si les Autrichiens, poursuivant leurs succes, ne nous enleveraient pas bientot Neuwied et Manheim, et ne s'etabliraient pas sur la rive gauche, entre les Vosges et la Moselle. Quant a la Vendee, le gouvernement fit part des dispositions vigoureuses de Hoche, qui etaient rassurantes pour les esprits de bonne foi, mais qui n'empechaient pas les patriotes exaltes de concevoir des craintes, et les contre-revolutionnaires d'en repandre. Au milieu de ces dangers, le directoire redoublait d'efforts pour reorganiser le gouvernement, l'administration, et surtout les finances. Trois milliards d'assignats lui avaient ete accordes, comme on a vu, et avaient produit tout au plus vingt et quelques millions en ecus. L'emprunt volontaire ouvert a trois pour cent, dans les derniers jours de la convention, venait d'etre suspendu; car pour un capital en papier, l'etat promettait une rente reelle, et faisait un marche ruineux. La taxe extraordinaire de guerre proposee par la commission des cinq n'avait pas encore ete mise a execution, et excitait des plaintes comme un dernier acte revolutionnaire de la convention a l'egard des contribuables. Tous les services allaient manquer. Les particuliers, rembourses d'apres l'echelle de proportion, elevaient des reclamations si ameres, qu'on avait ete oblige de suspendre les remboursemens. Les maitres de poste, payes en assignats, annoncaient qu'ils allaient se retirer; car les secours insuffisans du gouvernement ne couvraient plus leurs pertes. Le service des postes allait manquer sous peu, c'est-a-dire que toutes les communications, meme ecrites, allaient cesser dans toutes les parties du territoire. Le plan des finances annonce sous quelques jours devait donc etre donne sur-le-champ. C'etait la le premier besoin de l'etat et le premier devoir du directoire. Il fut enfin communique a la commission des finances. La masse des assignats circulans pouvait etre evaluee a environ 20 milliards. Meme en supposant les assignats encore au centieme de leur valeur, et non pas au cent cinquantieme, ils ne formaient pas une valeur reelle de plus de 200 millions: il est certain qu'ils ne figuraient pas pour davantage dans la circulation, et que ceux qui les possedaient ne pouvaient les faire accepter pour une valeur superieure. On aurait pu tout a coup revenir a la realite, ne prendre les assignats que pour ce qu'ils valaient veritablement, ne les admettre qu'au cours, soit dans les transactions entre particuliers, soit dans l'acquittement des impots, soit dans le paiement des biens nationaux. Sur-le-champ alors, cette grande et effrayante masse de papier, cette dette enorme aurait disparu. Il restait a peu pres sept milliards ecus de biens nationaux, en y comprenant ceux de la Belgique et les forets nationales; on avait donc d'immenses ressources pour retirer ces 20 milliards, reduits a 200 millions, et pour faire face a de nouvelles depenses. Mais cette grande et hardie determination etait difficile a prendre; elle etait repoussee a la fois par les esprits scrupuleux, qui la consideraient comme une banqueroute, et par les patriotes, qui disaient qu'on voulait ruiner les assignats. Les uns et les autres se montraient peu eclaires. Cette banqueroute, si c'en etait une, etait inevitable, et s'accomplit plus tard. Il s'agissait seulement d'abreger le mal, c'est-a-dire la confusion, et de retablir l'ordre dans les valeurs, seule justice que doive l'etat a tout le monde. Sans doute, au premier aspect, c'etait une banqueroute que de prendre aujourd'hui pour 1 franc, un assignat qui, en 1790, avait ete emis pour 100 francs, et qui contenait alors la promesse de 100 francs en terre. D'apres ce principe, il aurait donc fallu prendre les 20 milliards de papier pour 20 milliards ecus, et les payer integralement; mais les biens nationaux auraient a peine paye le tiers de cette somme. Dans le cas meme ou l'on aurait pu payer la somme integralement, il faut se demander combien l'etat avait recu en emettant ces 20 milliards? 4 ou 5 milliards peut-etre. On ne les avait pas pris pour davantage en les recevant de ses mains, et il avait deja rembourse par les ventes une valeur egale en biens nationaux. Il y aurait donc eu la plus cruelle injustice a l'egard de l'etat, c'est-a-dire de tous les contribuables, a considerer les assignats d'apres leur valeur primitive. Il fallait donc consentir a ne les prendre que pour une valeur reduite: on avait meme commence a le faire, en adoptant l'echelle de proportion. Sans doute, s'il y avait encore des individus portant les premiers assignats emis, et les ayant gardes sans les echanger une seule fois, ceux-la etaient exposes a une perte enorme; car les ayant recus presque au pair, ils allaient essuyer aujourd'hui toute la reduction. Mais c'etait la une fiction tout a fait fausse. Personne n'avait garde les assignats en depot, car on ne thesaurise pas le papier: tout le monde s'etait hate de les transmettre, et chacun avait essuye une portion de la perte. Tout le monde avait souffert deja sa part de cette pretendue banqueroute, et des lors ce n'en etait plus une. La banqueroute d'un etat consiste a faire supporter a quelques individus, c'est-a-dire aux creanciers, la dette qu'on ne veut pas faire supporter a tous les contribuables; or, si tout le monde avait du plus au moins souffert sa part de la depreciation des assignats, il n'y avait banqueroute pour personne. On pouvait enfin donner une raison plus forte que toutes les autres. L'assignat n'eut-il baisse que dans quelques mains, et perdu de son prix que pour quelques individus, il avait passe maintenant dans les mains des speculateurs sur le papier, et c'eut ete cette classe beaucoup plus que celle des veritables leses, qui aurait recueilli l'avantage d'une restauration insensee de valeur. Aussi Calonne avait-il ecrit a Londres une brochure, ou il disait avec beaucoup de sens, qu'on se trompait en croyant la France accablee par le fardeau des assignats, que ce papier-monnaie etait un moyen de faire la banqueroute sans la declarer. Il aurait du dire, pour s'exprimer avec plus de justice, que c'etait un moyen de la faire porter sur tout le monde, c'est-a-dire de la rendre nulle. Il etait donc raisonnable et juste de revenir a la realite, et de ne prendre l'assignat que pour ce qu'il valait. Les patriotes disaient que c'etait ruiner l'assignat, qui avait sauve la revolution, et regardaient cette idee comme une conception sortie du cerveau des royalistes. Ceux qui pretendaient raisonner avec plus de lumieres et de connaissance de la question, soutenaient qu'on allait faire tomber tout a coup le papier, et que la circulation ne pourrait plus se faire, faute du papier qui aurait peri, et faute des metaux qui etaient enfouis, ou qui avaient passe a l'etranger. L'avenir dementit ceux qui faisaient ce raisonnement; mais un simple calcul aurait du tout de suite les mettre sur la voie d'une opinion plus juste. En realite, les 20 milliards d'assignats representaient moins de 200 millions; or, d'apres tous les calculs, la circulation ne pouvait pas se faire autrefois sans moins de 2 milliards, or ou argent. Si donc aujourd'hui les assignats n'entraient que pour 200 millions dans la circulation, avec quoi se faisait le reste des transactions? Il est bien evident que les metaux devaient circuler en tres-grande quantite, et ils circulaient en effet, mais dans les provinces et les campagnes, loin des yeux du gouvernement. D'ailleurs les metaux, comme toutes les marchandises, viennent toujours la ou le besoin les appelle, et, en chassant le papier, ils seraient revenus, comme ils revinrent en effet quand le papier perit de lui-meme. C'etait donc une double erreur, et tres-enracinee dans les esprits, que de regarder la reduction de l'assignat a sa valeur reelle, comme une banqueroute et comme une destruction subite des moyens de circulation. Elle n'avait qu'un inconvenient, mais ce n'etait pas celui qu'on lui reprochait, comme on va le voir bientot. La commission des finances, genee par les idees qui regnaient, ne put adopter qu'en partie les vrais principes de la matiere. Apres s'etre concertee avec le directoire, elle arreta le projet suivant. En attendant que, par le nouveau plan, la vente des biens et la perception des impots fissent rentrer des valeurs non pas fictives, mais reelles, il fallait se servir encore des assignats. On proposa de porter l'emission a 30 milliards, mais en s'obligeant a ne pas la porter au-dela. Au 30 nivose, la planche devait etre solennellement brisee. Ainsi on rassurait le public sur la quantite des nouvelles emissions. On consacrait aux 30 milliards emis un milliard ecus de biens nationaux. Par consequent, l'assignat qui, dans la circulation, ne valait reellement que le cent cinquantieme et beaucoup moins, etait liquide au trentieme; ce qui etait un assez grand avantage fait au porteur du papier. On consacrait encore un milliard ecus de terres a recompenser les soldats de la republique, milliard qui leur etait promis depuis long-temps. Il en restait donc cinq, sur les sept dont on pouvait disposer. Dans ces cinq se trouvaient les forets nationales, le mobilier des emigres et de la couronne, les maisons royales, les biens du clerge belge. On avait donc encore cinq milliards ecus disponibles. Mais la difficulte consistait a disposer de cette valeur. L'assignat, en effet, avait ete le moyen de la mettre en circulation d'avance, avant que les biens fussent vendus. Mais l'assignat etant supprime, puisqu'on ne pouvait ajouter que 10 milliards aux 20 existans, somme qui, tout au plus, representait 100 millions ecus, comment realiser d'avance la valeur des biens, et s'en servir pour les depenses de la guerre? C'etait la la seule objection a faire a la liquidation du papier et a sa suppression. On imagina les cedules hypothecaires, dont il avait ete parle l'annee precedente. D'apres cet ancien plan, on devait emprunter, et donner aux preteurs des cedules portant hypotheque speciale sur les bien designes. Afin de trouver a emprunter, on devait recourir a des compagnies de finances qui se chargeraient de ces cedules. En un mot, au lieu d'un papier dont la circulation etait forcee, qui n'avait qu'une hypotheque generale sur la masse des biens nationaux, et qui changeait tous les jours de valeur, on creait par les cedules un papier volontaire, qui etait hypotheque nommement sur une terre ou sur une maison, et qui ne pouvait subir d'autre changement de valeur que celui de l'objet meme qu'il representait. Ce n'etait pas proprement un papier-monnaie. Il n'etait pas expose a tomber, parce qu'il n'etait pas forcement introduit dans la circulation; mais on pouvait aussi ne pas trouver a le placer. En un mot, la difficulte consistant toujours, aujourd'hui comme au debut de la revolution, a mettre en circulation la valeur des biens, la question etait de savoir s'il valait mieux forcer la circulation de cette valeur, ou la laisser volontaire. Le premier moyen etant tout a fait epuise, il etait naturel qu'on songeat a essayer l'autre. On convint donc qu'apres avoir porte le papier a 30 milliards, qu'apres avoir designe un milliard ecus de biens pour l'absorber, et reserve un milliard ecus de biens aux soldats de la patrie, on ferait des cedules pour une somme proportionnee aux besoins publics, et qu'on traiterait de ces cedules avec des compagnies de finances. Les forets nationales ne devaient pas etre cedulees; on voulait les conserver a l'etat. Elles formaient a peu pres 2 milliards, sur les 5 milliards restant disponibles. On devait traiter avec des compagnies pour aliener seulement leur produit pendant un certain nombre d'annees. La consequence de ce projet, fonde sur la reduction des assignats a leur valeur reelle, etait de ne plus les admettre qu'au cours dans toutes les transactions. En attendant que par la vente du milliard qui leur etait affecte, ils pussent etre retires, ils ne devaient plus etre recus par les particuliers et par l'etat qu'a leur valeur du jour. Ainsi, le desordre des transactions allait cesser, et tout paiement frauduleux devenait impossible. L'etat allait recevoir par l'impot des valeurs reelles, qui couvraient au moins les depenses ordinaires, et il n'aurait plus a payer avec les biens que les frais extraordinaires de la guerre. L'assignat ne devait etre recu au pair que dans le paiement de l'arriere des impositions, arriere qui etait considerable, et s'elevait a 13 milliards. On fournissait ainsi aux contribuables en retard un moyen aise de se liberer, a condition qu'ils le feraient tout de suite; et la somme de 30 milliards, remboursable en biens nationaux au trentieme, etait diminuee d'autant. Ce plan, adopte par les cinq-cents, apres une longue discussion en comite secret, fut aussitot porte aux anciens. Pendant que les anciens allaient le discuter, de nouvelles questions etaient soumises aux cinq-cents, sur la maniere de rappeler sous les drapeaux les soldats qui avaient deserte a l'interieur; sur le mode de nomination des juges, officiers municipaux, et fonctionnaires de toute espece, que les assemblees electorales, agitees par les passions de vendemiaire, n'avaient pas eu le temps ou la volonte de nommer. Le directoire travaillait ainsi sans relache, et fournissait de nouveaux sujets de travail aux deux conseils. Le plan de finances defere aux anciens reposait sur de bons principes; il presentait des ressources, car la France en avait encore d'immenses; malheureusement il ne surmontait pas la veritable difficulte, car il ne rendait pas ces ressources assez actuelles. Il est bien evident que la France, avec des impots qui pouvaient suffire a sa depense annuelle des que le papier ne rendrait plus la recette illusoire, avec 7 milliards ecus de biens nationaux pour rembourser les assignats et pourvoir aux depenses extraordinaires de la guerre, il est bien evident que la France avait des ressources. La difficulte consistait, en fondant un plan sur de bons principes, et en l'adaptant a l'avenir, de pourvoir surtout au present. Or, les anciens ne crurent pas qu'il fallut sitot renoncer aux assignats. La faculte d'en creer encore 10 milliards presentait tout au plus une ressource de 100 millions ecus, et c'etait peu pour attendre les recettes que devait procurer le nouveau plan. D'ailleurs trouverait-on des compagnies pour traiter de l'exploitation des forets pendant vingt ou trente ans? En trouverait-on pour accepter des cedules, c'est-a-dire des assignats libres? Dans l'incertitude ou l'on etait de pouvoir se servir des biens nationaux par les nouveaux moyens, fallait-il renoncer a l'ancienne maniere de les depenser, c'est-a-dire aux assignats forces? Le conseil des anciens, qui apportait une grande severite dans l'examen des resolutions des cinq-cents, et qui en avait deja rejete plus d'une, apposa son _veto_ sur le projet financier, et refusa de l'admettre. Ce rejet laissa les esprits dans une grande anxiete, et on retomba dans les plus grandes incertitudes. Les contre-revolutionnaires, joyeux de ce conflit d'idees, pretendaient que les difficultes de la situation etaient insolubles, et que la republique allait perir par les finances. Les hommes les plus eclaires, qui ne sont pas toujours les plus resolus, le craignaient. Les patriotes, arrives au plus haut degre d'irritation, en voyant qu'on avait eu l'idee d'abolir les assignats, criaient qu'on voulait detruire cette derniere creation revolutionnaire qui avait sauve la France; ils demandaient que, sans tatonner si long-temps, on retablit le credit des assignats par les moyens de 93, le _maximum_, les _requisitions_ et la _mort_. C'etait une violence et un emportement qui rappelaient les annees les plus agitees. Pour comble de malheur, les evenemens sur le Rhin s'etaient aggraves: Clerfayt, sans profiter en grand capitaine de la victoire, en avait cependant retire de nouveaux avantages. Ayant appele a lui le corps de La Tour, il avait marche sur Pichegru, l'avait attaque sur la Pfrim et sur le canal de Frankendal, et l'avait successivement repousse jusque sous Landau. Jourdan s'etait avance sur la Nahe a travers un pays difficile, et mettait le plus noble devouement a faire la guerre dans des montagnes epouvantables, pour degager l'armee du Rhin; mais ses efforts ne pouvaient que diminuer l'ardeur de l'ennemi, sans reparer nos pertes. Si donc la ligne du Rhin nous restait dans les Pays-Bas, elle etait perdue a la hauteur des Vosges, et l'ennemi nous avait enleve autour de Mayence un vaste demi-cercle. Dans cet etat de detresse, le directoire envoya une depeche des plus pressantes au conseil des cinq-cents, et proposa une de ces resolutions extraordinaires qui avaient ete prises dans les occasions decisives de la revolution. C'etait un emprunt force de six cents millions en valeur reelle, soit numeraire, soit assignats au cours, reparti sur les classes les plus riches. C'etait donner ouverture a une nouvelle suite d'actes arbitraires, comme l'emprunt force de Cambon sur les riches; mais, comme ce nouvel emprunt etait exigible sur-le-champ, qu'il pouvait faire rentrer tous les assignats circulans, et fournir encore un surplus de trois ou quatre cents millions en numeraire, et qu'il fallait enfin trouver des ressources promptes et energiques, on l'adopta. Il fut decide que les assignats seraient recus a cent capitaux pour un: 200 millions de l'emprunt suffisaient donc pour absorber 20 milliards de papier. Tout ce qui rentrerait devait etre brule. On esperait ainsi que le papier retire presque entierement se releverait, et qu'a la rigueur on pourrait en emettre encore et se servir de cette ressource. Il devait rester a percevoir, sur les 600 millions, 4oo millions en numeraire, qui suffiraient aux besoins des deux premiers mois, car on evaluait a 1,500 millions les depenses de cette annee (an IV--1795, 1796). Certains adversaires du directoire, qui, sans s'inquieter beaucoup de l'etat du pays, voulaient seulement contrarier le nouveau gouvernement a tout prix, firent les objections les plus effrayantes, Cet emprunt, disaient-ils, allait enlever tout le numeraire de la France; elle n'en aurait pas meme assez pour le payer! comme si l'etat, en prenant 400 millions en metal, n'allait pas les reverser dans la circulation en achetant des bles, des draps, des cuirs, des fers, etc. L'etat n'allait bruler que le papier. La question etait de savoir si la France pouvait donner sur-le-champ 400 millions en denrees et marchandises, et bruler 200 millions en papier, qu'on appelait fastueusement 20 milliards. Elle le pouvait certainement. Le seul inconvenient etait dans le mode de perception qui serait vexatoire, et qui par la deviendrait moins productif, mais on ne savait comment faire. Arreter les assignats a 30 milliards, c'est-a-dire ne se donner que 100 millions reels devant soi, detruire ensuite la planche, et s'en fier du sort de l'etat a l'alienation du revenu des forets et au placement des cedules, c'est-a-dire a l'emission d'un papier volontaire, avait paru trop hardi. Dans l'incertitude de ce que feraient les volontes libres, les conseils aimerent mieux forcer les Francais a contribuer extraordinairement. Par l'emprunt force, se disait-on, une partie au moins du papier rentrera; il rentrera avec une certaine quantite de numeraire; puis enfin on aura toujours la planche, qui aura acquis plus de valeur par l'absorption de la plus grande partie des assignats. On ne renonca pas pour cela aux autres ressources; on decida qu'une partie des biens serait cedulee, operation longue, car il fallait mentionner le detail de chaque bien dans les cedules, et que l'on ferait ensuite marche avec des compagnies de finances. On decreta la mise en vente des maisons sises dans les villes, celle des terres au-dessous de trois cents arpens, et enfin celle des biens du clerge belge. On resolut aussi l'alienation de toutes les maisons ci-devant royales, excepte Fontainebleau, Versailles et Compiegne. Le mobilier des emigres dut etre aussi vendu sur-le-champ. Toutes ces ventes devaient se faire aux encheres. On n'osa pas decreter encore la reduction des assignats au cours, ce qui aurait fait cesser le plus grand mal, celui de ruiner tous ceux qui les recevaient, les particuliers comme l'etat. On craignait de les detruire tout a coup par cette mesure si simple. On decida que, dans l'emprunt force, ils seraient recus a cent capitaux pour un; que dans l'arriere des contributions ils seraient recus pour toute leur valeur, afin d'encourager l'acquittement de cet arriere, qui devait faire rentrer 13 milliards; que les remboursemens des capitaux seraient toujours suspendus; mais que les rentes et les interets de toute espece seraient payes a dix capitaux pour un, ce qui etait encore fort onereux pour ceux qui recevaient leur revenu a ce prix. Le paiement de l'impot foncier et des fermages fut maintenu sur le meme pied, c'est-a-dire moitie en nature, moitie en assignats. Les douanes durent etre payees moitie en assignats, moitie en numeraire. On fit cette exception pour les douanes, parce qu'il y avait deja beaucoup de numeraire aux frontieres. Il y eut aussi une exception a l'egard de la Belgique. Les assignats n'y avaient pas penetre; on decida que l'emprunt force, et les impots, y seraient percus en numeraire. On revenait donc timidement au numeraire, et on n'osait pas trancher hardiment la difficulte, comme il arrive toujours dans ces cas-la. Ainsi, l'emprunt force, les biens mis en vente, l'arriere, en amenant de considerables rentrees de papier, permettaient d'en emettre encore. On pouvait compter en outre sur quelques recettes en numeraire. Les deux determinations les plus importantes a prendre apres les lois de finances, etaient relatives a la desertion, et au mode de nomination des fonctionnaires non elus. L'une devait servir a recomposer les armees, l'autre a achever l'organisation des communes et des tribunaux. La desertion a l'exterieur, crime fort rare, fut punie de mort. On discuta vivement sur la peine a infliger a l'embauchage. Il fut, malgre l'opposition, puni comme la desertion a l'exterieur. Tout conge donne aux jeunes gens de la requisition dut expirer dans dix jours. La poursuite des jeunes gens qui avaient abandonne les drapeaux, confiee aux municipalites, etait molle et sans effet; elle fut donnee a la gendarmerie. La desertion a l'interieur etait punie de detention pour la premiere fois, et des fers pour la seconde. La grande requisition d'aout 1793, qui etait la seule mesure de recrutement qu'on eut adoptee, atteignait assez d'hommes pour remplir les armees; elle avait suffi, depuis trois ans, pour les maintenir sur un pied respectable, et elle pouvait suffire encore, au moyen d'une loi nouvelle qui en assurat l'execution. Les nouvelles dispositions furent combattues par l'opposition, qui tendait naturellement a diminuer l'action du gouvernement; mais elles furent adoptees par la majorite des deux conseils. Beaucoup d'assemblees electorales, agitees par les decrets des 5 et 13 fructidor, avaient perdu leur temps, et n'avaient point acheve la nomination des individus qui devaient composer les administrations locales et les tribunaux. Celles qui etaient situees dans les provinces de l'Ouest, ne l'avaient pas pu a cause de la guerre civile. D'autres y avaient mis de la negligence. La majorite conventionnelle, pour assurer l'homogeneite du gouvernement, et une homogeneite toute revolutionnaire, voulait que le directoire eut les nominations. Il est naturel que le gouvernement herite de tous les droits auxquels les citoyens renoncent, c'est-a-dire que l'action du gouvernement supplee a celle des individus. Ainsi, la ou les assemblees avaient outre-passe les delais constitutionnels, la ou elles n'avaient pas voulu user de leurs droits, il etait naturel que le directoire fut appele a nommer. Convoquer de nouvelles assemblees, c'etait manquer a la constitution, qui le defendait, c'etait recompenser la revolte contre les lois, c'etait enfin donner ouverture a de nouveaux troubles. Il y avait d'ailleurs des analogies dans la constitution qui devaient conduire a resoudre la question en faveur du directoire. Ainsi, il etait charge de faire les nominations dans les colonies, et de remplacer les fonctionnaires morts ou demissionnaires dans l'intervalle d'une election a l'autre. L'opposition ne manqua pas de s'elever contre cet avis. Dumolard, dans le conseil des cinq-cents, Portalis, Dupont (de Nemours), Troncon-Ducoudray, dans le conseil des anciens, soutinrent que c'etait donner une prerogative royale au directoire. Cette minorite, qui secretement penchait plutot pour la monarchie que pour la republique, changea ici de role avec la majorite republicaine, et soutint avec la derniere exageration les idees democratiques. Du reste, la discussion vive et solennelle ne fut troublee par aucun emportement. Le directoire eut les nominations, a la seule condition de faire ses choix parmi les hommes qui avaient deja ete honores des suffrages du peuple. Les principes conduisaient a cette solution; mais la politique devait la conseiller encore davantage. On evitait pour le moment de nouvelles elections, et on donnait a l'administration tout entiere, aux tribunaux et au gouvernement, une plus grande homogeneite. Le directoire avait donc les moyens de se procurer des fonds, de recruter l'armee, d'achever l'organisation de l'administration et de la justice. Il avait la majorite dans les deux conseils. Une opposition mesuree s'elevait, il est vrai, dans les cinq-cents et aux anciens; quelques voix du nouveau tiers lui disputaient ses attributions, mais cette opposition etait decente et calme. Il semblait qu'elle respectat sa situation extraordinaire, et ses travaux courageux. Sans doute elle respectait aussi, dans ce gouvernement elu par les conventionnels et appuye par eux, la revolution toute puissante encore et profondement courroucee. Les cinq directeurs s'etaient partage la tache generale. Barras avait le personnel, et Carnot le mouvement des armees; Rewbell, les relations etrangeres; Letourneur et Larevelliere-Lepaux, l'administration interieure. Ils n'en deliberaient pas moins en commun sur toutes les mesures importantes. Ils avaient eu long-temps le mobilier le plus miserable; mais enfin ils avaient tire du Garde-Meuble les objets necessaires a l'ornement du Luxembourg, et ils commencaient a representer dignement la republique francaise. Leurs antichambres etaient remplies de solliciteurs, entre lesquels il n'etait pas toujours aise de choisir. Le directoire, fidele a son origine et a sa nature, choisissait toujours les hommes les plus prononces. Eclaire par la revolte du 13 vendemiaire, il s'etait pourvu d'une force considerable et imposante pour garantir Paris et le siege du gouvernement d'un nouveau coup de main. Le jeune Bonaparte, qui avait figure au 13 vendemiaire, fut charge du commandement de cette armee, dite armee de l'interieur. Il l'avait reorganisee en entier et placee au camp de Grenelle. Il avait reuni en un seul corps, sous le nom de legion de police, une partie des patriotes qui avaient offert leurs services au 13 vendemiaire. Ces patriotes appartenaient pour la plupart a l'ancienne gendarmerie dissoute apres le 9 thermidor, laquelle n'etait remplie elle-meme que des anciens soldats aux gardes-francaises. Bonaparte organisa ensuite la garde constitutionnelle du directoire et celle des conseils. Cette force imposante et bien dirigee etait capable de tenir tout le monde en respect, et de maintenir les partis dans l'ordre. Ferme dans sa ligne, le directoire se prononca encore davantage par une foule de mesures de detail. Il persista a ne point notifier son installation aux deputes conventionnels qui etaient en mission dans les departemens. Il enjoignit a tous les directeurs de spectacle de ne plus laisser chanter qu'un seul air, celui de la _Marseillaise_. Le _Reveil du peuple_ fut proscrit. On trouva cette mesure puerile; il est certain qu'il y aurait eu plus de dignite a interdire toute espece de chants; mais on voulait reveiller l'enthousiasme republicain, malheureusement un peu attiedi. Le directoire fit poursuivre quelques journaux royalistes qui avaient continue a ecrire avec la meme violence qu'en vendemiaire. Quoique la liberte de la presse fut illimitee, la loi de la convention contre les ecrivains qui provoquaient au retour de la royaute, fournissait un moyen de repression dans les cas extremes. Richer-Serizy fut poursuivi; le proces fut fait a Lemaitre et a Brottier, dont les correspondances avec Verone, Londres et la Vendee, prouvaient leur qualite d'agens royalistes, et leur influence dans les troubles de vendemiaire. Lemaitre fut condamne a mort comme agent principal; Brottier fut acquitte. Il fut constate que deux secretaires du comite de salut public leur avaient livre des papiers importans. Les trois deputes, Saladin, Lhomond et Rovere, mis en arrestation a cause du 13 vendemiaire, mais apres que leur reelection avait ete prononcee par l'assemblee electorale de Paris, furent reintegres par les deux conseils, sur le motif qu'ils etaient deja deputes quand on avait procede contre eux, et que les formes prescrites par la constitution a l'egard des deputes, n'avaient pas ete observees. Cormatin et les chouans saisis avec lui comme infracteurs de la pacification, furent aussi mis en jugement. Cormatin fut deporte comme ayant continue secretement de travailler a la guerre civile; les autres furent acquittes, au grand deplaisir des patriotes, qui se plaignirent amerement de l'indulgence des tribunaux. La conduite du directoire a l'egard du ministre de la cour de Florence, prouva plus fortement encore la rigueur republicaine de ses sentimens. On etait enfin convenu avec l'Autriche de lui rendre la fille de Louis XVI, seul reste de la famille qui avait ete enfermee au Temple, a condition que les deputes livres par Dumouriez seraient remis aux avant-postes francais. La princesse partit du Temple le 28 frimaire (19 decembre). Le ministre de l'interieur alla la chercher lui-meme, et la conduisit avec les plus grands egards a son hotel, d'ou elle partit, accompagnee des personnes dont elle avait fait choix. On pourvut largement a son voyage, et elle fut ainsi acheminee vers la frontiere. Les royalistes ne manquerent pas de faire des vers et des allusions sur l'infortunee prisonniere, rendue enfin a la liberte. Le comte Carletti, ce ministre de Florence qui avait ete envoye a Paris, a cause de son attachement connu pour la France et la revolution, demanda au directoire l'autorisation de voir la princesse, en sa qualite de ministre d'une cour alliee. Ce ministre etait devenu suspect, sans doute a tort, a cause de l'exageration meme de son republicanisme. On ne concevait pas qu'un ministre d'un prince absolu, et surtout d'un prince autrichien, put etre aussi exagere. Le directoire, pour toute reponse, lui signifia sur-le-champ l'ordre de quitter Paris, mais declara en meme temps que cette mesure etait toute personnelle a l'envoye, et non a la cour de Florence, avec laquelle la republique francaise demeurait en relations d'amitie. Il y avait un mois et demi tout au plus que le directoire etait institue, et deja il commencait a s'asseoir; les partis s'habituaient a l'idee d'un gouvernement etabli, et, songeant moins a le renverser, s'arrangeaient pour le combattre dans les limites tracees par la constitution. Les patriotes, ne renoncant pas a leur idee favorite de club, s'etaient reunis au Pantheon; ils siegeaient deja au nombre de plus de quatre mille, et formaient une assemblee qui ressemblait fort a celle des anciens jacobins. Fideles cependant a la lettre de la constitution, ils avaient evite ce qu'elle defendait dans les reunions de citoyens, c'est-a-dire l'organisation en assemblee politique. Ainsi, ils n'avaient pas un bureau; ils ne s'etaient pas donne des brevets; les assistans n'etaient pas distingues en spectateurs et societaires; il n'existait ni correspondance ni affiliation avec d'autres societes du meme genre. A part cela, le club avait tous les caracteres de l'ancienne societe-mere, et ses passions, plus vieilles, n'en etaient que plus opiniatres. Les sectionnaires s'etaient compose des societes plus analogues a leurs gouts et a leurs moeurs. Aujourd'hui, comme sous la convention, ils comptaient quelques royalistes secrets dans leurs rangs, mais en petit nombre; la plupart d'entre eux, par crainte ou par bon ton, etaient ennemis des terroristes et des conventionnels, qu'ils affectaient de confondre, et qu'ils etaient faches de retrouver presque tous dans le nouveau gouvernement. Il s'etait forme des societes ou on lisait les journaux, ou on s'entretenait de sujets politiques avec la politesse et le ton des salons, et ou la danse et la musique succedaient a la lecture et aux conversations. L'hiver commencait, et ces messieurs se livraient au plaisir, comme a un acte d'opposition contre le systeme revolutionnaire, systeme que personne ne voulait renouveler, car les Saint-Just, les Robespierre, les Couthon, n'etaient plus la pour nous ramener par la terreur a des moeurs impossibles. Les deux partis avaient leurs journaux. Les patriotes avaient _le Tribun du Peuple, l'Ami du Peuple, l'Eclaireur du Peuple, l'Orateur plebeien, le Journal des Hommes Libres_; ces journaux etaient tout a fait jacobins. _La Quotidienne, l'Eclair, le Veridique, le Postillon, le Messager, la Feuille du Jour_, passaient pour des journaux royalistes. Les patriotes, dans leur club et leurs journaux, quoique le gouvernement fut certes bien attache a la revolution, se montraient fort irrites. C'etait, il est vrai, moins contre lui que contre les evenemens, qu'ils etaient en courroux. Les revers sur le Rhin, les nouveaux mouvemens de la Vendee, l'affreuse crise financiere, etaient pour eux un motif de revenir a leurs idees favorites. Si on etait battu, si les assignats perdaient, c'est qu'on etait indulgent, c'est qu'on ne savait pas recourir aux grands moyens revolutionnaires. Le nouveau systeme financier surtout, qui decelait le desir d'abolir les assignats, et qui laissait entrevoir leur prochaine suppression, les avait beaucoup indisposes. Il ne fallait pas a leurs adversaires d'autre sujet de plaintes que cette irritation meme. La terreur, suivant ceux-ci, etait prete a renaitre. Ses partisans etaient incorrigibles; le directoire avait beau faire tout ce qu'ils desiraient, ils n'etaient pas contens, ils s'agitaient de nouveau, ils avaient rouvert l'ancienne caverne des jacobins, et ils y preparaient encore tous les crimes. Tels etaient les travaux du gouvernement, la marche des esprits, et la situation des partis en frimaire an IV (novembre et decembre 1795). Les operations militaires, continuees malgre la saison, commencaient a promettre de meilleurs resultats, et a procurer a la nouvelle administration quelques dedommagemens pour ses penibles efforts. Le zele avec lequel Jourdan s'etait porte dans le Hunds-Ruck a travers un pays epouvantable, et sans aucune des ressources materielles qui auraient pu adoucir les souffrances de son armee, avait retabli un peu nos affaires sur le Rhin. Les generaux autrichiens, dont les troupes etaient aussi fatiguees que les notres, se voyant exposes a une suite de combats opiniatres, au milieu de l'hiver, proposaient un armistice, pendant lequel les armees imperiale et francaise conserveraient leurs positions actuelles. L'armistice fut accepte, a la condition de le denoncer dix jours avant la reprise des hostilites. La ligne qui separait les deux armees, suivant le Rhin, depuis Dusseldorf jusqu'au-dessus du Neuwied, abandonnait le fleuve a cette hauteur, formait un demi-cercle de Bingen a Manheim, en passant par le pied des Vosges, rejoignait le Rhin au-dessus de Manheim, et ne le quittait plus jusqu'a Bale. Ainsi nous avions perdu tout ce demi-cercle sur la rive gauche. C'etait du reste une perte qu'une simple manoeuvre bien concue pouvait reparer. Le plus grand mal etait d'avoir perdu pour le moment l'ascendant de la victoire. Les armees, accablees de fatigues, entrerent en cantonnemens, et on se mit a faire tous les preparatifs necessaires pour les mettre, au printemps prochain, en etat d'ouvrir une campagne decisive. Sur la frontiere d'Italie, la saison n'interdisait pas encore tout a fait les operations de la guerre. L'armee des Pyrenees orientales avait ete transportee sur les Alpes. Il avait fallu beaucoup de temps pour faire le trajet de Perpignan a Nice, et le defaut de vivres et de souliers avait rendu la marche encore plus lente. Enfin, vers le mois de novembre, Augereau vint avec une superbe division, qui s'etait illustree deja dans les plaines de la Catalogne. Kellermann, comme on l'a vu, avait ete oblige de replier son aile droite et de renoncer a la communication immediate avec Genes. Il avait sa gauche sur les grandes Alpes, et son centre au col de Tende. Sa droite etait placee derriere la ligne dite de Borghetto, l'une des trois que Bonaparte avait reconnues et tracees l'annee precedente pour le cas d'une retraite. Dewins, tout fier de son faible succes, se reposait dans la riviere de Genes, et faisait grand etalage de ses projets, sans en executer aucun. Le brave Kellermann attendait avec impatience les renforts d'Espagne, pour reprendre l'offensive et recouvrer sa communication avec Genes. Il voulait terminer la campagne par une action eclatante, qui rendit la riviere aux Francais, leur ouvrit les portes de l'Apennin et de l'Italie, et detachat le roi de Piemont de la coalition. Notre ambassadeur en Suisse, Barthelemy, ne cessait de repeter qu'une victoire vers les Alpes maritimes nous vaudrait sur-le-champ la paix avec le Piemont, et la concession definitive de la ligne des Alpes. Le gouvernement francais, d'accord avec Kellermann sur la necessite d'attaquer, ne le fut pas sur le plan a suivre, et lui donna pour successeur Scherer, que ses succes a la bataille de l'Ourthe et en Catalogne avaient deja fait connaitre avantageusement. Scherer arriva dans le milieu de brumaire, et resolut de tenter une action decisive. On sait que la chaine des Alpes, devenue l'Apennin, serre la Mediterranee de tres-pres, d'Albenga a Genes, et ne laisse entre la mer et la crete des montagnes que des pentes etroites et rapides, qui ont a peine trois lieues d'etendue. Du cote oppose, au contraire, c'est-a-dire vers les plaines du Po, les pentes s'abaissent doucement, sur un espace de vingt lieues. L'armee francaise, placee sur les pentes maritimes, etait campee entre les montagnes et la mer. L'armee piemontaise, sous Colli, etablie au camp retranche de Ceva, sur le revers des Alpes, gardait les portes du Piemont contre la gauche de l'armee francaise. L'armee autrichienne, partie sur la crete de l'Apennin, a Rocca-Barbenne, partie sur le versant maritime dans le bassin de Loano, communiquait ainsi avec Colli par sa droite, occupait par son centre le sommet des montagnes, et interceptait le littoral par sa gauche, de maniere a couper nos communications avec Genes. Une pensee s'offrait a la vue d'un pareil etat de choses. Il fallait se porter en forces sur la droite et le centre de l'armee autrichienne, la chasser du sommet de l'Apennin, et lui enlever les cretes superieures. On la separait ainsi de Colli, et, marchant rapidement le long de ces cretes, on enfermait sa gauche dans le bassin de Loano, entre les montagnes et la mer. Massena, l'un des generaux divisionnaires, avait entrevu ce plan, et l'avait propose a Kellermann. Scherer l'entrevit aussi, et resolut de l'executer. Dewins, apres avoir fait quelques tentatives pendant les mois d'aout et de septembre sur notre ligne de Borghetto, avait renonce a toute attaque pour cette annee. Il etait malade, et s'etait fait remplacer par Wallis. Les officiers ne songeaient qu'a se livrer aux plaisirs de l'hiver, a Genes et dans les environs. Scherer, apres avoir procure a son armee quelques vivres et vingt-quatre mille paires de souliers, dont elle manquait absolument, fixa son mouvement pour le 2 frimaire (23 novembre). Il allait avec trente-six mille hommes en attaquer quarante-cinq; mais le bon choix du point d'attaque compensait l'inegalite des forces. Il chargea Augereau de pousser la gauche des ennemis dans le bassin de Loano; il ordonna a Massena de fondre sur leur centre a Rocca-Barbenne, et de s'emparer du sommet de l'Apennin; enfin, il prescrivit a Serrurier de contenir Colli, qui formait la droite, sur le revers oppose. Augereau, tout en poussant la gauche autrichienne dans le bassin de Loano, ne devait agir que lentement; Massena, au contraire, devait filer rapidement le long des cretes, et tourner le bassin de Loano, pour y enfermer la gauche autrichienne; Serrurier devait tromper Colli par de fausses attaques. Le 2 frimaire au matin (23 novembre 1795), le canon francais reveilla les Autrichiens, qui s'attendaient peu a une bataille. Les officiers accoururent de Loano et de Finale se mettre a la tete de leurs troupes etonnees. Augereau attaqua avec vigueur, mais sans precipitation. Il fut arrete par le brave Roccavina. Ce general, place sur un mamelon, au milieu du bassin de Loano, le defendit avec opiniatrete, et se laissa entourer par la division Augereau, refusant toujours de se rendre. Quand il fut enveloppe, il se precipita tete baissee sur la ligne qui l'enfermait, et rejoignit l'armee autrichienne, en passant sur le corps d'une brigade francaise. Scherer, contenant l'ardeur d'Augereau, l'obligea a tirailler devant Loano, pour ne pas pousser les Autrichiens trop vite sur leur ligne de retraite. Pendant ce temps, Massena, charge de la partie brillante du plan, franchit, avec la vigueur et l'audace qui le signalaient dans toutes les occasions, les cretes de l'Apennin, surprit d'Argenteau qui commandait la droite des Autrichiens, le jeta dans un desordre extreme, le chassa de toutes ses positions, et vint camper le soir sur les hauteurs de Melogno, qui formaient le pourtour du bassin de Loano, et en fermaient les derrieres. Serrurier, par des attaques fermes et bien calculees, avait tenu en echec Colli et toute la droite ennemie. Le 2 au soir, on campa, par un temps affreux, sur les positions qu'on avait occupees. Le 3 au matin, Scherer continua son operation; Serrurier renforce se mit a battre Colli plus serieusement, afin de l'isoler tout a fait de ses allies; Massena continua a occuper toutes les cretes et les issues de l'Apennin; Augereau, cessant de se contenir, poussa vigoureusement les Autrichiens dont on avait intercepte les derrieres. Des cet instant, ils commencerent leur retraite par un temps epouvantable et a travers des routes affreuses. Leur droite et leur centre fuyaient en desordre sur le revers de l'Apennin: leur gauche, enfermee entre les montagnes et la mer, se retirait peniblement le long du littoral, par la route de la Corniche. Un orage de vent et de neige empecha de rendre la poursuite aussi active qu'elle aurait pu l'etre; cependant cinq mille prisonniers, plusieurs mille morts, quarante pieces de canon, et des magasins immenses, furent le fruit de cette bataille, qui fut une des plus desastreuses pour les coalises, depuis le commencement de la guerre, et l'une des mieux conduites par les Francais, au jugement des militaires. Le Piemont fut dans l'epouvante a cette nouvelle; l'Italie se crut envahie, et ne fut rassuree que par la saison, trop avancee alors pour que les Francais donnassent suite a leurs operations. Des magasins considerables servirent a adoucir les privations et les souffrances de l'armee. Il fallait une victoire aussi importante pour relever les esprits et affermir un gouvernement naissant. Elle fut publiee et accueillie avec une grande joie par tous les vrais patriotes. Au meme instant, les evenemens prenaient une tournure non moins favorable dans les provinces de l'Ouest. Hoche, ayant porte l'armee qui gardait les deux Vendees a quarante-quatre mille hommes, ayant place des postes retranches sur la Sevre Nantaise, de maniere a isoler Stofflet de Charette, ayant disperse le premier rassemblement forme par ce dernier chef, et gardant au moyen d'un camp a Soullans toute la cote du Marais, etait en mesure de s'opposer a un debarquement. L'escadre anglaise, qui mouillait a l'Ile-Dieu, etait au contraire dans une position fort triste. L'ile sur laquelle l'expedition avait si maladroitement pris terre, ne presentait qu'une surface sans abri, sans ressource, et moindre de trois quarts de lieue. Les bords de l'ile n'offraient aucun mouillage sur. Les vaisseaux y etaient exposes a toutes les fureurs des vents, sur un fond de rocs qui coupait les cables, et les mettait chaque nuit dans le plus grand peril. La cote vis-a-vis, sur laquelle on se proposait de debarquer, ne presentait qu'une vaste plage, sans profondeur, ou les vagues brisaient sans cesse, et ou les canots, pris en travers par les lames, ne pouvaient aborder sans courir le danger d'echouer. Chaque jour augmentait les perils de l'escadre anglaise et les moyens de Hoche. Il y avait deja plus d'un mois et demi que le prince francais etait a l'Ile-Dieu. Tous les envoyes des chouans et des Vendeens l'entouraient, et, meles a son etat-major, presentaient a la fois leurs idees, et tachaient de les faire prevaloir. Tous voulaient posseder le prince, mais tous etaient d'accord qu'il fallait debarquer au plus tot, n'importe le point qui obtiendrait la preference. Il faut convenir que, grace a ce sejour d'un mois et demi a l'Ile-Dieu, en face des cotes, le debarquement etait devenu difficile. Un debarquement, pas plus que le passage d'un fleuve, ne doit etre precede de longues hesitations, qui mettent l'ennemi en eveil et lui font connaitre le point menace. Il aurait fallu que, le parti d'aborder a la cote une fois pris, et tous les chefs prevenus, la descente s'operat a l'improviste, sur un point qui permit de rester en communication avec les escadres anglaises, et sur lequel les Vendeens et les chouans pussent porter des forces considerables. Certainement, si on etait descendu a la cote sans la menacer si long-temps, quarante mille royalistes de la Bretagne et de la Vendee auraient pu etre reunis avant que Hoche eut le temps de remuer ses regimens. Quand on se souvient de ce qui se passa a Quiberon, de la facilite avec laquelle s'opera le debarquement, et du temps qu'il fallut pour reunir les troupes republicaines, on comprend combien la nouvelle descente eut ete facile si elle n'avait pas ete precedee d'une longue croisiere devant les cotes. Tandis que, dans la precedente expedition, le nom de Puisaye paralysa tous les chefs, celui du prince les aurait, dans celle-ci, rallies tous, et aurait souleve vingt departemens. Il est vrai que les debarques auraient eu ensuite de rudes combats a livrer; qu'il leur aurait fallu courir les chances que Stofflet, Charette, couraient depuis pres de trois ans, se disperser peut-etre devant l'ennemi, fuir comme des partisans, se cacher dans les bois, reparaitre, se cacher encore, s'exposer enfin a etre pris et fusilles. Les trones sont a ce prix. Il n'y avait rien d'indigne a _chouanner_ dans les bois de la Bretagne ou dans les marais et les bruyeres de la Vendee. Un prince, sorti de ces retraites pour remonter sur le trone de ses peres, n'eut pas ete moins glorieux que Gustave Wasa, sorti des mines de la Dalecarlie. Du reste, il est probable que la presence du prince eut reveille assez de zele dans les pays royalistes, pour qu'une armee nombreuse, toujours presente a ses cotes, lui permit de tenter la grande guerre. Il est probable aussi que personne autour de lui n'aurait eu assez de genie pour battre le jeune plebeien qui commandait l'armee republicaine; mais du moins on se serait fait vaincre. Il y a souvent bien des consolations dans une defaite; Francois Ier en trouvait de grandes dans celle de Pavie. Si donc le debarquement etait possible a l'instant ou l'escadre arriva, il ne l'etait pas apres avoir passe un mois et demi a l'Ile-Dieu. Les marins anglais declaraient que la mer n'etait bientot plus tenable, et qu'il fallait prendre un parti; toute la cote du pays de Charette etait couverte de troupes; il n'y avait quelque possibilite de debarquement qu'au-dela de la Loire, vers l'embouchure de la Vilaine, ou dans le pays de Scepeaux, ou bien encore en Bretagne, chez Puisaye. Mais les emigres et le prince ne voulaient descendre que chez Charette, et n'avaient confiance qu'en lui. Or, la chose etait impossible sur la cote de Charette. Le prince, suivant l'assertion de M. de Vauban, demanda au ministere anglais de le rappeler. Le ministere s'y refusait d'abord, ne voulant pas que les frais de son expedition fussent inutiles. Cependant il laissa au prince la liberte de prendre le parti qu'il voudrait. Des cet instant, tous les preparatifs du depart furent faits. On redigea de longues et inutiles instructions pour les chefs royalistes. On leur disait que des ordres superieurs empechaient pour le moment l'execution d'une descente; qu'il fallait que MM. Charette, Stofflet, Sapinaud, Scepeaux, s'entendissent pour reunir une force de vingt-cinq ou trente mille hommes au-dela de la Loire, laquelle, reunie aux Bretons, pourrait former un corps d'elite de quarante ou cinquante mille hommes, suffisant pour proteger le debarquement du prince; que le point de debarquement serait designe des que ces mesures preliminaires auraient ete prises, et que toutes les ressources de la monarchie anglaise seraient employees a seconder les efforts des pays royalistes. A ces instructions on joignit quelques mille livres sterling pour chaque chef, quelques fusils et un peu de poudre. Ces objets furent debarques la nuit a la cote de Bretagne. Les approvisionnemens que les Anglais avaient amasses sur leurs escadres ayant ete avaries, furent jetes a la mer. Il fallut y jeter aussi les 500 chevaux appartenant a la cavalerie et a l'artillerie anglaise. Ils etaient presque tous malades d'une longue navigation. L'escadre anglaise mit a la voile le 15 novembre (26 brumaire), et laissa, en partant, les royalistes dans la consternation. On leur dit que c'etaient les Anglais qui avaient oblige le prince a repartir; ils furent indignes, et se livrerent de nouveau a toute leur haine contre la perfidie de l'Angleterre. Le plus irrite fut Charette, et il avait quelque raison de l'etre, car il etait le plus compromis. Charette avait repris les armes dans l'espoir d'une grande expedition, dans l'espoir de moyens immenses qui retablissent l'egalite des forces entre lui et les republicains; cette attente trompee, il devait ne plus entrevoir qu'une destruction infaillible et tres prochaine. La menace d'une descente avait attire sur lui toutes les forces des republicains; et, cette fois, il devait renoncer a tout espoir d'une transaction; il ne lui restait plus qu'a etre impitoyablement fusille, sans pouvoir meme se plaindre d'un ennemi qui lui avait deja si genereusement pardonne. Il resolut de vendre cherement sa vie, et d'employer ses derniers momens a lutter avec desespoir. Il livra plusieurs combats pour passer sur les derrieres de Hoche, percer la ligne de la Sevre Nantaise, se jeter dans le pays de Stofflet, et forcer ce collegue a reprendre les armes. Il ne put y reussir, et fut ramene dans le Marais par les colonnes de Hoche. Sapinaud, qu'il avait engage a reprendre les armes, surprit la ville de Montaigu, et voulut percer jusqu'a Chatillon; mais il fut arrete devant cette ville, battu, et oblige de disperser son corps. La ligne de la Sevre ne put pas etre emportee. Stofflet, derriere cette ligne fortifiee, fut oblige de demeurer en repos, et du reste il n'etait pas tente de reprendre les armes. Il voyait avec un secret plaisir la destruction d'un rival qu'on avait charge de titres, et qui avait voulu le livrer aux republicains. Scepeaux, entre la Loire et la Vilaine, n'osait encore remuer. La Bretagne etait desorganisee par la discorde. La division du Morbihan, commandee par George Cadoudal, s'etait revoltee contre Puisaye, a l'instigation des emigres qui entouraient le prince francais, et qui avaient conserve contre lui les memes ressentimens. Ils auraient voulu lui enlever le commandement de la Bretagne; cependant il n'y avait que la division du Morbihan qui meconnut l'autorite du generalissime. C'est dans cet etat de choses que Hoche commenca le grand ouvrage de la pacification. Ce jeune general, militaire et politique habile, vit bien que ce n'etait plus par les armes qu'il fallait chercher a vaincre un ennemi insaisissable, et qu'on ne pouvait atteindre nulle part. Il avait deja lance plusieurs colonnes mobiles a la suite de Charette; mais des soldats pesamment armes, obliges de porter tout avec eux, et qui ne connaissaient pas le pays, ne pouvaient egaler la rapidite des paysans qui ne portaient rien que leur fusil; qui etaient assures de trouver des vivres partout, et qui connaissaient les moindres ravins et la derniere bruyere. En consequence, il ordonna sur-le-champ de cesser les poursuites, et il forma un plan qui, suivi avec constance et fermete, devait ramener la paix dans ces contrees desolees. L'habitant de la Vendee etait paysan et soldat tout a la fois. Au milieu des horreurs de la guerre civile, il n'avait pas cesse de cultiver ses champs et de soigner ses bestiaux. Son fusil etait a ses cotes, cache sous la terre ou sous la paille. Au premier signal de ses chefs, il accourait, attaquait les republicains, puis disparaissait a travers les bois, retournait a ses champs, cachait de nouveau son fusil; et les republicains ne trouvaient qu'un paysan sans armes, dans lequel ils ne pouvaient nullement reconnaitre un soldat ennemi. De cette maniere, les Vendeens se battaient, se nourrissaient, et restaient presque insaisissables. Tandis qu'ils avaient toujours les moyens de nuire et de se recruter, les armees republicaines, qu'une administration ruinee ne pouvait plus nourrir, manquaient de tout et se trouvaient dans le plus horrible denument. On ne pouvait faire sentir la guerre aux Vendeens que par des devastations; moyen qu'on avait essaye pendant la terreur, mais qui n'avait excite que des haines furieuses sans faire cesser la guerre civile. Hoche, sans detruire le pays, imagina un moyen ingenieux de le reduire, en lui enlevant ses armes, et en prenant une partie de ses subsistances pour l'usage de l'armee republicaine. D'abord il persista dans l'etablissement de quelques camps retranches, dont les uns, situes sur la Sevre, separaient Charette de Stofflet, tandis que les autres couvraient Nantes, la cote et les Sables. Il forma ensuite une ligne circulaire qui s'appuyait a la Sevre et a la Loire, et qui tendait a envelopper progressivement tout le pays. Cette ligne etait composee de postes assez forts, lies entre eux par des patrouilles, de maniere qu'il ne restait pas un intervalle libre, a travers lequel put passer un ennemi un peu nombreux. Ces postes etaient charges d'occuper chaque bourg et chaque village, et de desarmer les habitans. Pour y parvenir, ils devaient s'emparer des bestiaux, qui ordinairement paissaient en commun, et des grains entasses dans les granges; ils devaient aussi arreter les habitans les plus notables, et ne restituer les bestiaux, les grains, ni elargir les habitans pris en otage, que lorsque les paysans auraient volontairement depose leurs armes. Or, comme les Vendeens tenaient a leurs bestiaux et a leurs grains beaucoup plus qu'aux Bourbons et a Charette, il etait certain qu'ils rendraient leurs armes. Pour ne pas etre induits en erreur par les paysans, qui pouvaient bien donner quelques mauvais fusils et garder les autres, les officiers charges du desarmement devaient se faire livrer les registres d'enrolement tenus dans chaque paroisse, et exiger autant de fusils que d'enroles. A defaut de ces registres, il leur etait recommande de faire le calcul de la population, et d'exiger un nombre de fusils egal au quart de la population male. Apres avoir recu les armes, on devait rendre fidelement les bestiaux et les grains, sauf une partie prelevee a titre d'impot, et deposee dans des magasins formes sur les derrieres de cette ligne. Hoche avait ordonne de traiter les habitans avec une extreme douceur, de mettre une scrupuleuse exactitude a leur rendre et leurs bestiaux et leurs grains, et surtout leurs otages. Il avait particulierement recommande aux officiers de s'entretenir avec eux, de les bien traiter, de les envoyer meme quelquefois a son quartier-general, de leur faire quelques presens en grains ou en differens objets. Il avait prescrit aussi les plus grands egards pour les cures. Les Vendeens, disait-il, n'ont qu'un sentiment veritable, c'est l'attachement pour leurs pretres. Ces derniers ne veulent que protection et repos; qu'on leur assure ces deux choses, qu'on y ajoute meme quelques bienfaits, et les affections du pays nous seront rendues. Cette ligne, qu'il appelait de desarmement, devait envelopper la Basse-Vendee circulairement, s'avancer peu a peu, et finir par l'embrasser tout entiere. En s'avancant, elle laissait derriere elle le pays desarme, ramene, reconcilie meme avec la republique. De plus, elle le protegeait contre un retour des chefs insurges, qui, ordinairement, punissaient par des devastations la soumission a la republique et la remise des armes. Deux colonnes mobiles la precedaient pour combattre ces chefs, et les saisir s'il etait possible; et bientot, en les resserrant toujours davantage, elle devait les enfermer et les prendre inevitablement. La plus grande surveillance etait recommandee a tous les commandans de poste, pour se lier toujours par des patrouilles, et empecher que les bandes armees ne pussent percer la ligne et revenir porter la guerre sur ses derrieres. Quelque grande que fut la surveillance, il pouvait arriver cependant que Charette et quelques-uns des siens trompassent la vigilance des postes et franchissent la ligne de desarmement; mais, dans ce cas meme, qui etait possible, ils ne pouvaient passer qu'avec quelques individus, et ils allaient se retrouver dans des campagnes desarmees, rendues au repos et a la securite, calmees par de bons traitemens, et intimidees d'ailleurs par ce vaste reseau de troupes qui embrassait le pays. Le cas d'une revolte sur les derrieres etait prevu. Hoche avait ordonne qu'une des colonnes mobiles se reporterait aussitot dans la commune insurgee, et que, pour la punir de n'avoir pas rendu toutes ses armes et d'en avoir encore fait usage, on lui enleverait ses bestiaux et ses grains, et qu'on saisirait les principaux de ses habitans. L'effet de ces chatimens etait assure; et dispenses avec justice, ils devaient inspirer, non pas la haine, mais une salutaire crainte. Le projet de Hoche fut aussitot mis a execution dans les mois de brumaire et frimaire (novembre, decembre). La ligne de desarmement, passant par Saint-Gilles, Lege, Montaigu, Chantonay, formait un demi-cercle dont l'extremite droite s'appuyait a la mer, l'extremite gauche a la riviere du Lay, et devait progressivement enfermer Charette dans des marais impraticables. C'etait surtout par la sagesse de l'execution qu'un plan de cette nature pouvait reussir. Hoche dirigeait ses officiers par des instructions pleines de sens et de clarte, et se multipliait pour suffire a tous les details. Ce n'etait plus seulement une guerre, c'etait une grande operation politique, qui exigeait autant de prudence que de vigueur. Bientot les habitans commencerent a rendre leurs armes, et a se reconcilier avec les troupes republicaines. Hoche puisait dans les magasins de l'armee pour accorder quelques secours aux indigens; il voyait lui-meme les habitans retenus comme otages, les faisait garder quelques jours, et les renvoyait satisfaits. Aux uns il donnait des cocardes, a d'autres des bonnets de police, quelquefois meme des grains a ceux qui en manquaient pour ensemencer leurs champs. Il etait en correspondance avec les cures, qui avaient une grande confiance en lui, et qui l'avertissaient de tous les secrets du pays. Il commencait ainsi a s'acquerir une grande influence morale, veritable puissance avec laquelle il fallait terminer une guerre pareille. Pendant ce temps, les magasins formes sur les derrieres de la ligne de desarmement se remplissaient de grains; de grands troupeaux de bestiaux se formaient, et l'armee commencait a vivre dans l'abondance, par le moyen si simple de l'impot et des amendes en nature. Charette s'etait cache dans les bois avec cent ou cent cinquante hommes aussi desesperes que lui. Sapinaud, qui a son instigation avait repris les armes, demandait a les deposer une seconde fois a la simple condition d'obtenir la vie sauve. Stofflet, enferme dans l'Anjou avec son ministre Bernier, y recueillait tous les officiers qui abandonnaient Charette et Sapinaud, et tachait de s'enrichir de leurs depouilles. Il avait a son quartier du Lavoir une espece de cour composee d'emigres et d'officiers. Il enrolait des hommes et levait des contributions, sous pretexte d'organiser les gardes territoriales. Hoche l'observait avec une grande attention, le resserrait toujours davantage par des camps retranches, et le menacait d'un desarmement prochain, au premier sujet de mecontentement. Une expedition que Hoche ordonna dans le Loroux, pays qui avait une sorte d'existence independante, sans obeir ni a la republique ni a aucun chef, frappa Stofflet d'epouvante. Hoche fit faire cette expedition pour se procurer les vins, les bles dont le Loroux abondait, et dont la ville de Nantes etait entierement depourvue. Stofflet s'effraya, et demanda une entrevue a Hoche. Il voulait protester de sa fidelite au traite, interceder pour Sapinaud et pour les chouans, se faire en quelque sorte l'intermediaire d'une nouvelle pacification, et s'assurer par ce moyen une continuation d'influence. Il voulait aussi deviner les intentions de Hoche a son egard. Hoche lui exprima les griefs de la republique; il lui signifia que, s'il donnait asile a tous les brigands, que s'il continuait a lever de l'argent et des hommes, que s'il voulait etre autre chose que le chef temporaire de la police de l'Anjou, et jouer le role de prince, il allait l'enlever sur-le-champ, et desarmer ensuite sa province. Stofflet promit la plus grande soumission, et se retira fort effraye sur son avenir. Hoche avait, dans le moment, des difficultes bien plus grandes a surmonter. Il avait attire a son armee une partie des deux armees de Brest et de Cherbourg. Le danger imminent d'un debarquement lui avait valu ces renforts, qui avaient porte a quarante-quatre mille hommes les troupes reunies dans la Vendee. Les generaux commandant les armees de Brest et de Cherbourg reclamaient maintenant les troupes qu'ils avaient pretees, et le directoire paraissait approuver leurs reclamations. Hoche ecrivait que l'operation qu'il venait de commencer etait des plus importantes; que si on lui enlevait les troupes qu'il avait disposees en reseau autour du Marais, la soumission du pays de Charette et la destruction de ce chef qui etaient fort prochaines, allaient etre ajournees indefiniment; qu'il valait bien mieux finir ce qui etait si avance, avant de passer ailleurs, qu'il s'empresserait ensuite de rendre les troupes qu'il avait empruntees, et fournirait meme les siennes au general commandant en Bretagne, pour y appliquer les procedes dont on sentait deja l'heureux effet dans la Vendee. Le gouvernement, qui etait frappe des raisons de Hoche, et qui avait une grande confiance en lui, l'appela a Paris, avec l'intention d'approuver tous ses plans, de lui donner le commandement des trois armees de la Vendee, de Brest et de Cherbourg. Il y fut appele a la fin de frimaire pour venir concerter avec le directoire les operations qui devaient mettre fin a la plus calamiteuse de toutes les guerres. Ainsi s'acheva la campagne de 1795. La prise de Luxembourg, le passage du Rhin, les victoires aux Pyrenees, suivies de la paix avec l'Espagne, la destruction de l'armee emigree a Quiberon, en signalerent le commencement et le milieu. La fin fut moins heureuse. Le retour des armees sur le Rhin, la perte des lignes de Mayence et d'une partie de territoire au pied des Vosges, vinrent obscurcir un moment l'eclat de nos triomphes. Mais la victoire de Loano, en nous ouvrant les portes de l'Italie, retablit la superiorite de nos armes; et les travaux de Hoche dans l'Ouest commencerent la veritable pacification de la Vendee, si souvent et si vainement annoncee. La coalition, reduite a l'Angleterre et a l'Autriche, a quelques princes d'Allemagne et d'Italie, etait au terme de ses efforts, et aurait demande la paix sans les dernieres victoires sur le Rhin. On fit a Clerfayt une reputation immense, et on sembla croire que la prochaine campagne s'ouvrirait au sein de nos provinces du Rhin. Pitt, qui avait besoin de subsides, convoqua un second parlement en automne pour exiger de nouveaux sacrifices. Le peuple de Londres invoquait toujours la paix avec la meme obstination. La societe dite de correspondance s'etait assemblee en plein air, et avait vote les adresses les plus hardies et les plus menacantes contre le systeme de la guerre, et pour la reforme parlementaire. Quand le roi se rendit au parlement, sa voiture fut assaillie de coups de pierres, les glaces en furent brisees, on crut meme qu'un coup de fusil a vent avait ete tire. Pitt, traversant Londres a cheval, fut reconnu par le peuple, poursuivi jusqu'a son hotel, et couvert de boue. Fox, Sheridan, plus eloquens qu'ils n'avaient jamais ete, avaient des comptes rigoureux a demander. La Hollande conquise, les Pays-Bas incorpores a la republique francaise, leur conquete rendue definitive en quelque sorte par la prise de Luxembourg, des sommes enormes depensees dans la Vendee, et de malheureux Francais exposes inutilement a etre fusilles, etaient de graves sujets d'accusation contre l'habilete et la politique du ministere. L'expedition de Quiberon surtout excita une indignation generale. Pitt voulut s'excuser en disant que le sang anglais n'avait pas coule: "Oui, repartit Sheridan avec une energie qu'il est difficile de traduire; oui, le sang anglais n'a pas coule, mais l'honneur anglais a coule par tous les pores." Pitt, aussi impassible qu'a l'ordinaire, appela tous les evenemens de l'annee des malheurs auxquels on doit etre prepare quand on court la chance des armes; mais il fit valoir beaucoup les dernieres victoires de l'Autriche sur le Rhin; il exagera beaucoup leur importance, et les facilites qu'elles venaient de procurer pour traiter avec la France. Comme d'usage, il soutint que notre republique touchait au terme de sa puissance; qu'une banqueroute inevitable allait la jeter dans une confusion et une impuissance completes; qu'on avait gagne, en soutenant la guerre pendant une annee de plus, de reduire l'ennemi commun a l'extremite. Il promit solennellement que, si le gouvernement francais paraissait s'etablir et prendre une forme reguliere, on saisirait la premiere ouverture pour negocier. Il demanda ensuite un nouvel emprunt de trois millions sterling, et des lois repressives contre la presse et contre les societes politiques, auxquelles il attribuait les outrages faits au roi et a lui-meme. L'opposition lui repondit que les pretendues victoires sur le Rhin etaient de quelques jours; que des defaites en Italie venaient de detruire l'effet des avantages obtenus en Allemagne; que cette republique, toujours reduite aux abois, renaissait plus forte a l'ouverture de chaque campagne; que les assignats etaient depuis long-temps perdus, qu'ils avaient acheve leur service, que les ressources de la France etaient ailleurs, et que si du reste elle s'epuisait, la Grande Bretagne s'epuisait bien plus vite qu'elle; que la dette, tous les jours accrue, etait accablante, et menacait d'ecraser bientot les trois royaumes. Quant aux lois sur la presse et sur les societes politiques, Fox, dans un transport d'indignation, declara que, si elles etaient adoptees, il ne restait plus d'autre ressource au peuple anglais que la resistance, et qu'il regardait la resistance, non plus comme une question de droit, mais de prudence. Cette proclamation du droit d'insurrection excita un grand tumulte, qui se termina par l'adoption des demandes de Pitt; il obtint le nouvel emprunt, les mesures repressives, et promit d'ouvrir au plus tot une negociation. La session du parlement fut prorogee au 2 fevrier 1796 (13 pluviose an IV). Pitt ne songeait point du tout a la paix. Il ne voulait faire que des demonstrations, pour satisfaire l'opinion et hater le succes de son emprunt. La possession des Pays-Bas par la France lui rendait toute idee de paix insupportable. Il se promit, en effet, de saisir un moment pour ouvrir une negociation simulee, et offrit des conditions inadmissibles. L'Autriche, pour satisfaire l'Empire, qui reclamait la paix, avait fait faire des ouvertures par le Danemarck. Cette puissance avait demande, de la part de l'Autriche, au gouvernement francais, la formation d'un congres europeen; a quoi le gouvernement francais avait repondu avec raison, qu'un congres rendrait toute negociation impossible, parce qu'il faudrait concilier trop d'interets; que si l'Autriche voulait la paix, elle n'avait qu'a en faire la proposition directe: que la France voulait traiter individuellement avec tous ses ennemis, et s'entendre avec eux sans intermediaire. Cette reponse etait juste; car un congres compliquait la paix avec l'Autriche de la paix avec l'Angleterre et l'Empire, et la rendait impossible. Du reste, l'Autriche ne desirait pas d'autre reponse; car elle ne voulait pas negocier. Elle avait trop perdu, et ses derniers succes lui faisaient trop esperer, pour qu'elle consentit a deposer les armes. Elle tacha de rendre le courage au roi de Piemont, epouvante de la victoire de Loano, et lui promit, pour la campagne suivante, une armee nombreuse et un autre general. Les honneurs du triomphe furent decernes a Clerfayt a son entree a Vienne; sa voiture fut trainee par le peuple, et les faveurs de la cour vinrent se joindre aux demonstrations de l'enthousiasme populaire. Ainsi s'acheva, pour toute l'Europe, la quatrieme campagne de cette guerre memorable. CHAPITRE II. CONTINUATION DES TRAVAUX ADMINISTRATIFS DU DIRECTOIRE.--LES PARTIS SE PRONONCENT DANS LE SEIN DU CORPS LEGISLATIF.--INSTITUTION D'UNE FETE ANNIVERSAIRE DU 21 JANVIER.--RETOUR DE L'EX-MINISTRE DE LA GUERRE BEURNONVILLE, ET DES REPRESENTANS QUINETTE, CAMUS, BANCAL, LAMARQUE ET DROUET, LIVRES A L'ENNEMI PAR DUMOURIEZ.--MECONTENTEMENT DES JACOBINS. JOURNAL DE BABOEUF.--INSTITUTION DU MINISTERE DE LA POLICE.--NOUVELLES MOEURS.--EMBARRAS FINANCIERS; CREATION DES MANDATS.--CONSPIRATION DE BABOEUF.--SITUATION MILITAIRE. PLANS DU DIRECTOIRE.--PACIFICATION DE LA VENDEE; MORT DE STOFFLET ET DE CHARETTE. Le gouvernement republicain etait rassure et affermi par les evenemens qui venaient de terminer la campagne. La convention, en reunissant la Belgique a la France, et en la comprenant dans le territoire constitutionnel, avait impose a ses successeurs l'obligation de ne pactiser avec l'ennemi qu'a la condition de la ligne du Rhin. Il fallait de nouveaux efforts, il fallait une nouvelle campagne, plus decisive que les precedentes, pour contraindre la maison d'Autriche et d'Angleterre a consentir a notre agrandissement. Pour parvenir a ce but, le directoire travaillait avec energie a completer les armees, a retablir les finances, et a reprimer les factions. Il mettait le plus grand soin a l'execution des lois relatives aux jeunes requisitionnaires; et les obligeait a rejoindre les armees, avec la derniere rigueur. Il avait fait annuler tous les genres d'exceptions, et avait forme dans chaque canton des commissions de medecins, pour juger les cas d'infirmite. Une foule de jeunes gens s'etaient fourres dans les administrations, ou ils pillaient la republique, et montraient le plus mauvais esprit. Les ordres les plus severes furent donnes pour ne souffrir dans les bureaux que des hommes qui n'appartinssent pas a la requisition. Les finances attiraient surtout l'attention du directoire: il faisait percevoir l'emprunt force de 600 millions avec une extreme activite. Mais il fallait attendre les rentrees de cet emprunt, l'alienation du produit des forets nationales, la vente des biens de trois cents arpens, la perception des contributions arrierees, et, en attendant, il fallait pourtant suffire aux depenses, qui malheureusement se presentaient toutes a la fois, parce que l'installation du gouvernement nouveau etait l'epoque a laquelle on avait ajourne toutes les liquidations, et parce que l'hiver etait le moment destine aux preparatifs de campagne. Pour devancer l'epoque de toutes ces rentrees, le directoire avait ete oblige d'user de la ressource qu'on avait tenu a lui laisser, celle des assignats. Mais il en avait deja emis en un mois pres de 12 ou 15 milliards, pour se procurer quelques millions en numeraire; et il etait deja arrive au point de ne pouvoir les faire accepter nulle part. Il imagina d'emettre un papier courant et a prochaine echeance, qui representat les rentrees de l'annee, comme on fait en Angleterre avec les bons de l'echiquier, et comme nous faisons aujourd'hui avec les bons royaux. Il emit en consequence, sous le titre de rescriptions, des bons au porteur, payables a la tresorerie avec le numeraire qui allait rentrer incessamment, soit par l'emprunt force, qui, dans la Belgique, etait exigible en numeraire, soit par les douanes, soit par suite des premiers traites conclus avec les compagnies qui se chargeraient de l'exploitation des forets. Il emit d'abord pour 30 millions de ces rescriptions, et les porta bientot a 60, en se servant du secours des banquiers. Les compagnies financieres n'etaient plus prohibees. Il songea a les employer pour la creation d'une banque qui manquait au credit, surtout dans un moment ou l'on se figurait que le numeraire etait sorti tout entier de France. Il forma une compagnie, et proposa de lui abandonner une certaine quantite de biens nationaux qui servirait de capital a une banque. Cette banque devait emettre des billets, qui auraient des terres pour gage, et qui seraient payables a vue, comme tous les billets de banque. Elle devait en preter a l'etat pour une somme proportionnee a la quantite des biens donnes en gage. C'etait, comme on le voit, une autre maniere de tirer sur la valeur des biens nationaux; au lieu d'employer le moyen des assignats, on employait celui des billets de banque. Le succes etait peu probable; mais dans sa situation malheureuse, le gouvernement usait de tout, et avait raison de le faire. Son operation la plus meritoire fut de supprimer les rations, et de rendre les subsistances au commerce libre. On a vu quels efforts il en coutait au gouvernement pour se charger lui-meme de faire arriver les grains a Paris, et quelle depense il en resultait pour le tresor, qui payait les grains en valeur reelle, et qui les donnait au peuple de la capitale pour des valeurs nominales. Il rentrait a peine la deux-centieme partie de la depense, et ainsi, a tres-peu de chose pres, la republique nourrissait la population de Paris. Le nouveau ministre de l'interieur, Benezech, qui avait senti l'inconvenient de ce systeme, et qui croyait que les circonstances permettaient d'y renoncer, conseilla au directoire d'en avoir le courage. Le commerce commencait a se retablir; les grains reparaissaient dans la circulation; le peuple se faisait payer ses salaires en numeraire; et il pouvait des lors atteindre au prix du pain, qui, en numeraire, etait modique. En consequence, le ministre Benezech proposa au directoire de supprimer les distributions de rations, qui ne se payaient qu'en assignats, de ne les conserver qu'aux indigens, ou aux rentiers et aux fonctionnaires publics dont le revenu annuel ne s'elevait pas au-dessus de mille ecus. Excepte ces trois classes, toutes les autres devaient se pourvoir chez les boulangers par la voie du commerce libre. Cette mesure etait hardie, et exigeait un veritable courage. Le directoire la mit sur-le-champ a execution, sans craindre les fureurs qu'elle pouvait exciter chez le peuple, et les moyens de trouble qu'elle pouvait fournir aux deux factions conjurees contre le repos de la republique. Outre ces mesures, il en imagina d'autres qui ne devaient pas moins blesser les interets, mais qui etaient aussi necessaires. Ce qui manquait surtout aux armees, ce qui leur manque toujours apres de longues guerres, ce sont les chevaux. Le directoire demanda aux deux conseils l'autorisation de lever tous les chevaux de luxe, et de prendre, en le payant, le trentieme cheval de labour et de roulage. Le recepisse du cheval devait etre pris en paiement des impots. Cette mesure, quoique dure, etait indispensable, et fut adoptee. Les deux conseils secondaient le directoire, et montraient le meme esprit, sauf l'opposition toujours mesuree de la minorite. Quelques discussions s'y etaient elevees sur la verification des pouvoirs, sur la loi du 3 brumaire, sur les successions des emigres, sur les pretres, sur les evenemens du Midi, et les partis avaient commence a se prononcer. La verification des pouvoirs ayant ete renvoyee a une commission qui avait de nombreux renseignemens a prendre, relativement aux membres dont l'eligibilite pouvait etre contestee, son rapport ne put etre fait que fort tard, et apres plus de deux mois de legislature. Il donna lieu a beaucoup de contestations sur l'application de la loi du 3 brumaire. Cette loi, comme on sait, amnistiait tous les delits commis pendant la revolution, excepte les delits relatifs au 13 vendemiaire; elle excluait des fonctions publiques les parens d'emigres, et les individus qui, dans les assemblees electorales, s'etaient mis en rebellion contre les decrets des 5 et 13 fructidor. Elle avait ete le dernier acte d'energie du parti conventionnel, et elle blessait singulierement les esprits moderes, et les contre-revolutionnaires qui se cachaient derriere eux. Il fallait l'appliquer a plusieurs deputes, et notamment a un nomme Job Ayme, depute de la Drome, qui avait souleve l'assemblee electorale de son departement, et qu'on accusait d'appartenir aux compagnies de Jesus. Un membre des cinq-cents osa demander l'abrogation de la loi meme. Cette proposition fit sortir tous les partis de la reserve qu'ils avaient observee jusque-la. Une dispute, semblable a celles qui diviserent si souvent la convention, s'eleva dans les cinq-cents. Louvet, toujours fidele a la cause revolutionnaire, s'elanca a la tribune pour defendre la loi. Tallien, qui jouait un role si grand depuis le 9 thermidor, et que le defaut de consideration personnelle avait empeche d'arriver au directoire, Tallien se montra ici le constant defenseur de la revolution, et prononca un discours qui fit une grande sensation. On avait rappele les circonstances dans lesquelles la loi de brumaire fut rendue; on avait paru insinuer qu'elle etait un abus de la victoire de vendemiaire a l'egard des vaincus; on avait beaucoup parle des jacobins et de leur nouvelle audace. "Qu'on cesse de nous effrayer, s'ecria Tallien, en parlant de terreur, en rappelant des epoques toutes differentes de celles d'aujourd'hui, en nous faisant craindre leur retour. Certes, les temps sont bien changes: aux epoques dont on affecte de nous entretenir, les royalistes ne levaient pas une tete audacieuse; les pretres fanatiques, les emigres rentres n'etaient pas proteges; les chefs de chouans n'etaient point acquittes. Pourquoi donc comparer des circonstances qui n'ont rien de commun? Il est trop evident qu'on veut faire le proces au 13 vendemiaire, aux mesures qui ont suivi cette journee memorable, aux hommes qui, dans ces grands perils, ont sauve la republique. Eh bien! que nos ennemis montent a cette tribune; les amis de la republique nous y defendront. Ceux memes qui, dans ces desastreuses circonstances, ont pousse devant les canons une multitude egaree, voudraient nous reprocher les efforts qu'il nous a fallu faire pour la repousser; ils voudraient faire revoquer les mesures que le danger le plus pressant vous a forces de prendre; mais non, ils ne reussiront pas! La loi du 3 brumaire, la plus importante de ces mesures, sera maintenue par vous, car elle est necessaire a la constitution, et certainement vous voulez maintenir la constitution." Oui, oui, nous le voulons! s'ecrierent une foule de voix. Tallien proposa ensuite l'exclusion de Job Ayme. Plusieurs membres du nouveau tiers voulurent combattre cette exclusion. La discussion devint des plus vives; la loi du 3 brumaire fut de nouveau sanctionnee; Job Ayme fut exclu, et on continua de rechercher ceux des membres du nouveau tiers auxquels les memes dispositions etaient applicables. Il fut ensuite question des emigres, et de leurs droits a des successions non encore ouvertes. Une loi de la convention, pour empecher que les emigres ne recussent des secours, saisissait leurs patrimoines, et declarait les successions auxquelles ils avaient droit, ouvertes par avance, et acquises a la republique. En consequence le sequestre avait ete mis sur les biens des parens des emigres. Une resolution fut proposee aux cinq-cents pour autoriser le partage, et le prelevement de la part acquise aux emigres, afin de lever le sequestre. Une opposition assez vive s'eleva dans le nouveau tiers. On voulut combattre cette mesure, qui etait toute revolutionnaire, par des raisons tirees du droit ordinaire; on pretendit qu'il y avait violation de la propriete. Cependant cette resolution fut adoptee. Aux anciens, il n'en fut pas de meme. Ce conseil, par l'age de ses membres, par son role d'examinateur supreme, avait plus de mesure que celui des cinq-cents. Il en partageait moins les passions opposees; il etait moins revolutionnaire que la majorite, et beaucoup plus que la minorite. Comme tout corps intermediaire, il avait un esprit moyen, et il rejeta la mesure, parce qu'elle entrainait l'execution d'une loi qu'il regardait comme injuste. Les conseils decreterent ensuite que le directoire serait juge supreme des demandes en radiation de la liste des emigres. Ils renouvelerent toutes les lois contre les pretres qui n'avaient pas prete le serment, ou qui l'avaient retracte, et contre ceux que les administrations des departemens avaient condamnes a la deportation. Ils decreterent que ces pretres seraient traites comme emigres rentres s'ils reparaissaient sur le territoire. Ils consentirent seulement a mettre en reclusion ceux qui etaient infirmes et qui ne pouvaient s'expatrier. Un sujet agita beaucoup les conseils, et y provoqua une explosion. Freron continuait sa mission dans le Midi, et y composait les administrations et les tribunaux de revolutionnaires ardens. Les membres des compagnies de Jesus, les contre-revolutionnaires de toute espece qui avaient assassine depuis le 9 thermidor, se voyaient a leur tour exposes a de nouvelles represailles, et jetaient les hauts cris. Le depute Simeon avait deja eleve des reclamations mesurees. Le depute Jourdan d'Aubagne, homme ardent, l'ex-girondin Isnard, eleverent, aux cinq-cents, des reclamations violentes, et remplirent plusieurs seances de leurs declamations. Les deux partis en vinrent aux mains. Jourdan et Talot se prirent de querelle dans la seance meme, et se permirent presque des voies de fait. Leurs collegues intervinrent et les separerent. On nomma une commission pour faire un rapport sur l'etat du Midi. Ces differentes scenes porterent les partis a se prononcer davantage. La majorite etait grande dans les conseils, et tout acquise au directoire. La minorite, quoique annulee, devenait chaque jour plus hardie, et montrait ouvertement son esprit de reaction. C'etait la continuation du meme esprit qui s'etait manifeste depuis le 9 thermidor, et qui d'abord avait attaque justement les exces de la terreur, mais qui, de jour en jour plus severe et plus passionne, finissait par faire le proces a la revolution tout entiere. Quelques membres des deux tiers conventionnels votaient avec la minorite, et quelques membres du nouveau tiers avec la majorite. Les conventionnels saisirent l'occasion qu'allait leur fournir l'anniversaire du 21 janvier, pour mettre leurs collegues suspects de royalisme a une penible epreuve. Ils proposerent une fete, pour celebrer, tous les 21 janvier, la mort du dernier roi, et ils firent decider que, ce jour, chaque membre des deux conseils et du directoire preterait serment de haine a la royaute. Cette formalite du serment, si souvent employee par les partis, n'a jamais pu etre regardee comme une garantie; elle n'a jamais ete qu'une vexation des vainqueurs, qui ont voulu se donner le plaisir de forcer les vaincus au parjure. Le projet fut adopte par les deux conseils. Les conventionnels attendaient avec impatience la seance du 1er pluviose an IV (21 janvier), pour voir defiler a la tribune leurs collegues du nouveau tiers. Chaque conseil siegea ce jour-la avec un grand appareil. Une fete etait preparee dans Paris; le directoire et toutes les autorites devaient y assister. Quand il fallut prononcer le serment, quelques-uns des nouveaux elus parurent embarrasses. L'ex-constituant Dupont (de Nemours), qui etait membre des anciens, qui conservait dans un age avance une grande vivacite d'humeur, et montrait l'opposition la plus hardie au gouvernement actuel, Dupont (de Nemours) laissa voir quelque depit, et, en prononcant les mots, _je jure haine a la royaute_, ajouta ceux-ci, _et a toute espece de tyrannie_. C'etait une maniere de se venger, et de jurer haine au directoire sous des mots detournes. Une grande rumeur s'eleva, et on obligea Dupont (de Nemours) a s'en tenir a la formule officielle. Aux cinq cents, un nomme Andre voulut recourir aux memes expressions que Dupont (de Nemours); mais on le rappela de meme a la formule. Le president du directoire prononca un discours energique, et le gouvernement entier fit ainsi la profession de foi la plus revolutionnaire. A cette epoque arriverent les deputes qui avaient ete echanges contre la fille de Louis XVI. C'etaient Quinette, Bancal, Camus, Lamarque, Drouet et l'ex-ministre de la guerre Beurnonville. Ils firent le rapport de leur captivite; on l'ecouta avec une vive indignation, on leur donna de justes marques d'interet, et ils prirent, au milieu de la satisfaction generale, la place que la convention leur avait assuree dans les conseils. Il avait ete decrete, en effet, qu'ils seraient de droit membres du corps legislatif. Ainsi marchaient le gouvernement et les partis, pendant l'hiver de l'an IV (1795 a 1796). La France, qui souhaitait un gouvernement et le retablissement des lois, commencait a gouter le nouvel etat de choses, et l'aurait meme approuve tout a fait, sans les efforts qu'on exigeait d'elle pour le salut de la republique. L'execution rigoureuse des lois sur la requisition, l'emprunt force, la levee du trentieme cheval, l'etat miserable des rentiers payes en assignats, etaient de graves sujets de plaintes; sans tous ces motifs, elle aurait trouve le nouveau gouvernement excellent. Il n'y a que l'elite d'une nation qui soit sensible a la gloire, a la liberte, aux idees nobles et genereuses, et qui consente a leur faire des sacrifices. La masse veut du repos, et demande a faire le moins de sacrifices possible. Il est des momens ou cette masse entiere se reveille, mue de passions grandes et profondes: on le vit, en 1789, quand il avait fallu conquerir la liberte, et, en 1793, quand il avait fallu la defendre. Mais, epuisee par ces efforts, la grande majorite de la France n'en voulait plus faire. Il fallait un gouvernement habile et vigoureux pour obtenir d'elle les ressources necessaires au salut de la republique. Heureusement la jeunesse, toujours prete a une vie aventuriere, presentait de grandes ressources pour recruter les armees. Elle montrait d'abord beaucoup de repugnance a quitter ses foyers; mais elle cedait apres quelque resistance. Transportee dans les camps, elle prenait un gout decide pour la guerre, et y faisait des prodiges de valeur. Les contribuables, dont on exigeait des sacrifices d'argent, etaient bien plus difficiles a soumettre et a concilier au gouvernement. Les ennemis de la revolution prenaient texte des sacrifices nouveaux imposes a la France, et declamaient dans leurs journaux contre la requisition, l'emprunt force, la levee forcee des chevaux, l'etat des finances, le malheur des rentiers, et la severe execution des lois a l'egard des emigres et des pretres. Ils affectaient de considerer le gouvernement comme etant encore un gouvernement revolutionnaire, et en ayant l'arbitraire et la violence. Suivant eux, on ne pouvait pas se fier encore a lui, et se livrer avec securite a l'avenir. Ils s'elevaient surtout contre le projet d'une nouvelle campagne; ils pretendaient qu'on sacrifiait le repos, la fortune, la vie des citoyens, a la folie des conquetes; et semblaient faches que la revolution eut l'honneur de donner la Belgique a la France. Du reste, il n'etait point etonnant, disaient-ils, que le gouvernement eut un pareil esprit et de tels projets, puisque le directoire et les conseils etaient remplis des membres d'une assemblee qui s'etait souillee de tous les crimes. Les patriotes, qui, en fait de reproches et de recriminations, n'etaient jamais en demeure, trouvaient au contraire le gouvernement trop faible, et se montraient deja tout prets a l'accuser de condescendance pour les contre-revolutionnaires. Suivant eux, on laissait rentrer les emigres et les pretres; on acquittait chaque jour les conspirateurs de vendemiaire; les jeunes gens de la requisition n'etaient pas assez severement ramenes aux armees; l'emprunt force etait percu avec mollesse. Ils desapprouvaient surtout le systeme financier qu'on semblait dispose a adopter. Deja on a vu que l'idee de supprimer les assignats les avait irrites, et qu'ils avaient demande sur-le-champ les moyens revolutionnaires qui, en 1793, ramenerent le papier au pair. Le projet de recourir aux compagnies financieres et d'etablir une banque reveilla tous leurs prejuges. Le gouvernement allait, disaient-ils, se remettre dans les mains des agioteurs; il allait, en etablissant une banque, ruiner les assignats, et detruire le papier-monnaie de la republique, pour y substituer un papier prive, de la creation des agioteurs. La suppression des rations les indigna. Rendre les subsistances au commerce libre, ne plus nourrir la ville de Paris, etait une attaque a la revolution: c'etait vouloir affamer le peuple et le pousser au desespoir. Sur ce point, les journaux du royalisme semblerent d'accord avec ceux du jacobinisme, et le ministre Benezech fut accable d'invectives par tous les partis. Une mesure mit le comble a la colere des patriotes contre le gouvernement. La loi du 3 brumaire, en amnistiant tous les faits relatifs a la revolution, exceptait cependant les crimes particuliers, comme vols et assassinats, lesquels etaient toujours passibles de l'application des lois. Ainsi les poursuites commencees pendant les derniers temps de la convention contre les auteurs des massacres de septembre, furent continuees comme poursuites ordinaires contre l'assassinat. On jugeait en meme temps les conspirateurs de vendemiaire, et ils etaient presque tous acquittes. L'instruction contre les auteurs de septembre etait au contraire extremement rigoureuse. Les patriotes furent revoltes. Le nomme Baboeuf, jacobin forcene, deja enferme en prairial, et qui se trouvait libre maintenant par l'effet de la loi d'amnistie, avait commence un journal, a l'imitation de Marat, sous le titre du _Tribun du Peuple_. On comprend ce que pouvait etre l'imitation d'un modele pareil. Plus violent que celui de Marat, le journal de Baboeuf n'etait pas cynique, mais plat. Ce que des circonstances extraordinaires avaient provoque, etait reduit ici en systeme, et soutenu avec une sottise et une frenesie encore inconnues. Quand des idees qui ont preoccupe les esprits touchent a leur fin, elles restent dans quelques tetes, et s'y changent en manie et en imbecillite. Baboeuf etait le chef d'une secte de malades qui soutenaient que le massacre de septembre avait ete incomplet, qu'il faudrait le renouveler en le rendant general, pour qu'il fut definitif. Ils prechaient publiquement la loi agraire, ce que les hebertistes eux-memes n'avaient pas ose, et se servaient d'un nouveau mot, le _bonheur commun_, pour exprimer le but de leur systeme. L'expression seule caracterisait en eux le dernier terme de l'absolutisme demagogique. On fremit en lisant les pages de Baboeuf. Les esprits de bonne foi en eurent pitie; les alarmistes feignirent de croire a l'approche d'une nouvelle terreur, et il est vrai de dire que les seances de la societe du Pantheon fournissaient un pretexte specieux a leurs craintes. C'est dans le vaste local de Sainte-Genevieve que les jacobins avaient recommence leur club, comme nous avons dit. Plus nombreux que jamais, ils etaient pres de quatre mille, vociferant a la fois, bien avant dans la nuit. Insensiblement ils avaient outrepasse la constitution, et s'etaient donne tout ce qu'elle defendait, c'est-a-dire un bureau, un president et des brevets; en un mot, ils avaient repris le caractere d'une assemblee politique. La, ils declamaient contre les emigres et les pretres, les agioteurs, les sangsues du peuple, les projets de banque, la suppression des rations, l'abolition des assignats, et les procedures instruites contre les patriotes. Le directoire, qui de jour en jour se sentait mieux etabli, et redoutait moins la contre revolution, commencait a rechercher l'approbation des esprits moderes et raisonnables. Il crut devoir sevir contre ce dechainement de la faction jacobine. Il en avait les moyens dans la constitution et dans les lois existantes; il resolut de les employer. D'abord, il fit saisir plusieurs numeros du journal de Baboeuf, comme provoquant au renversement de la constitution; ensuite il fit fermer la societe du Pantheon, et plusieurs autres formees par la jeunesse doree, dans lesquelles on dansait et ou on lisait les journaux; ces dernieres etaient situees au Palais-Royal et au boulevart des Italiens, sous le titre de _Societe des Echecs, Salon des Princes, Salon des Arts_. Elles etaient peu redoutables, et ne furent comprises dans la mesure que pour montrer de l'impartialite. L'arrete fut publie et execute le 8 ventose (27 fevrier 1796). Une resolution demandee aux cinq-cents ajouta une condition a toutes celles que la constitution imposait deja aux societes populaires: elles ne purent etre composees de plus de soixante membres. Le ministre Benezech, accuse par les deux partis, voulut demander sa demission. Le directoire refusa de l'accepter, et lui ecrivit une lettre pour le feliciter de ses services. La lettre fut publiee. Le nouveau systeme des subsistances fut maintenu; les indigens, les rentiers et les fonctionnaires publics qui n'avaient pas mille ecus de revenu, obtinrent seuls des rations. On songea aussi aux malheureux rentiers qui etaient toujours payes en papier. Les deux conseils decreterent qu'ils recevraient dix capitaux pour un en assignats; augmentation bien insuffisante, car les assignats n'avaient plus que la deux-centieme partie de leur valeur. Le directoire ajouta aux mesures qu'il venait de prendre, celle de rappeler enfin les deputes conventionnels en mission. Il les remplaca par des commissaires du gouvernement. Ces commissaires aupres des armees et des administrations, representaient le directoire, et surveillaient l'execution des lois. Ils n'avaient plus comme autrefois des pouvoirs illimites aupres des armees; mais, dans un cas pressant, ou le pouvoir du general etait insuffisant, comme une requisition de vivres ou de troupes, ils pouvaient prendre une decision d'urgence, qui etait provisoirement executee, et soumise ensuite a l'approbation du directoire. Des plaintes s'etant elevees contre beaucoup de fonctionnaires choisis par le directoire dans le premier moment de son installation, il enjoignit a ses commissaires civils de les surveiller, de recueillir les plaintes qui s'eleveraient contre eux, et de lui designer ceux dont le remplacement serait convenable. Pour surveiller les factions, qui, obligees maintenant de se cacher, allaient agir dans l'ombre, le directoire imagina la creation d'un ministere special de la police. La police est un objet important dans les temps de troubles. Les trois assemblees precedentes lui avaient consacre un comite nombreux; le directoire ne crut pas devoir la laisser parmi les attributions accessoires du ministere de l'interieur, et proposa aux deux conseils d'eriger un ministere special. L'opposition pretendit que c'etait une institution inquisitoriale, ce qui etait vrai, et ce qui malheureusement etait inherent a un temps de factions, et surtout de factions obstinees et obligees de comploter secretement. Le projet fut approuve. On appela le depute Cochon aux fonctions de ce nouveau ministere. Le directoire aurait voulu encore des lois sur la liberte de la presse. La constitution la declarait illimitee, sauf les dispositions qui pourraient devenir necessaires pour en reprimer les ecarts. Les deux conseils, apres une discussion solennelle, rejeterent tout projet de loi repressive. Les roles furent encore intervertis dans cette discussion. Les partisans de la revolution, qui devaient etre partisans de la liberte illimitee, demandaient des moyens de repression; et l'opposition, dont la pensee secrete inclinait plutot a la monarchie qu'a la republique, vota pour la liberte illimitee; tant les partis sont gouvernes par leur interet! Du reste, la decision etait sage. La presse peut etre illimitee sans danger: il n'y a que la verite de redoutable; le faux est impuissant; plus il s'exagere, plus il s'use. Il n'y a pas de gouvernement qui ait peri par le mensonge. Qu'importe qu'un Baboeuf celebrat la loi agraire, qu'une _Quotidienne_ rabaissat la grandeur de la revolution, calomniat ses heros et cherchat a relever les princes bannis! Le gouvernement n'avait qu'a laisser declamer: huit jours d'exageration et de mensonge usent toutes les plumes des pamphletaires et des libellistes. Mais il faut bien du temps et de la philosophie a un gouvernement pour qu'il admette ces verites. Il n'etait peut-etre pas temps pour la convention de les entendre. Le directoire, qui etait plus tranquille et plus assis, aurait du commencer a les comprendre et a les pratiquer. Les dernieres mesures du directoire, telles que la cloture de la societe du Pantheon, le refus d'accepter la demission du ministre Benezech, le rappel des conventionnels en mission, le changement de certains fonctionnaires, produisirent le meilleur effet; elles rassurerent ceux qui craignaient veritablement la terreur, condamnerent au silence ceux qui affectaient de la craindre, et satisfirent les esprits sages qui voulaient que le gouvernement se placat au-dessus de tous les partis. La suite, l'activite des travaux du directoire, ne contribuerent pas moins que tout le reste a lui concilier l'estime. On commencait a esperer le repos et a supposer de la duree au regime actuel. Les cinq directeurs s'etaient entoures d'un certain appareil. Barras, homme de plaisir, faisait les honneurs du Luxembourg. C'est lui, en quelque sorte, qui representait pour ses collegues. La societe avait a peu pres le meme aspect que l'annee precedente; elle presentait un melange singulier de conditions, une grande liberte de moeurs, un gout effrene pour les plaisirs, un luxe extraordinaire. Les salons du directeur etaient pleins de generaux dont l'education et la fortune s'etaient faites en deux ans, de fournisseurs et de gens d'affaires qui s'etaient enrichis par les speculations et les rapines, d'exiles qui rentraient et cherchaient a se rattacher au gouvernement, d'hommes a grands talens, qui, commencant a croire a la republique, desiraient y prendre place, d'intrigans enfin qui couraient apres la faveur. Des femmes de toute origine venaient deployer leurs charmes dans ces salons, et user de leur influence, dans un moment ou tout etait a demander et a obtenir. Si quelquefois les manieres manquaient de cette decence et de cette dignite dont on fait tant de cas en France, et qui sont le fruit d'une societe polie, tranquille et exclusive, il y regnait une extreme liberte d'esprit, et cette grande abondance d'idees positives que suggerent la vue et la pratique des grandes choses. Les hommes qui composaient cette societe etaient affranchis de toute espece de routine; ils ne repetaient pas d'insignifiantes traditions; ce qu'ils savaient ils l'avaient appris par leur propre experience. Ils avaient vu les plus grands evenemens de l'histoire, ils y avaient pris, ils y prenaient part encore; et il est aise de se figurer ce qu'un tel spectacle devait reveiller d'idees chez des esprits jeunes, ambitieux et pleins d'esperance. La brillait au premier rang le jeune Hoche, qui, de simple soldat aux gardes-francaises, etait devenu en une campagne general en chef, et s'etait donne en deux ans l'education la plus soignee. Beau, plein de politesse, renomme comme un des premiers capitaines de son temps, et age a peine de vingt-sept ans, il etait l'espoir des republicains, et l'idole de ces femmes eprises de la beaute, du talent et de la gloire. A cote de lui, on remarquait deja le jeune Bonaparte, qui n'avait point encore de renommee, mais dont les services a Toulon et au 13 vendemiaire etaient connus, dont le caractere et la personne etonnaient par leur singularite, et dont l'esprit etait frappant d'originalite et de vigueur. Dans cette societe, ou madame Tallien etalait sa beaute, madame Beauharnais sa grace, madame de Stael deployait tout l'eclat de son esprit, agrandi par les circonstances et la liberte. Ces jeunes hommes appeles a dominer dans l'etat choisissaient leurs epouses, quelquefois parmi des femmes d'ancienne condition, qui se trouvaient honorees de leur choix, quelquefois dans les familles des enrichis du temps, qui voulaient ennoblir la fortune par la reputation. Bonaparte venait d'epouser la veuve de l'infortune general Beauharnais. Chacun songeait a faire sa destinee, et la prevoyait grande. Une foule de carrieres etaient ouvertes. La guerre sur le continent, la guerre sur la mer, la tribune, les magistratures, une grande republique en un mot a defendre et a gouverner, c'etaient la de grands buts, dignes d'enflammer les esprits! Le gouvernement avait fait recemment une acquisition precieuse, celle d'un ecrivain ingenieux et profond, qui consacrait son jeune talent a concilier les esprits a la nouvelle republique. M. Benjamin Constant venait de publier une brochure intitulee: _De la Force du gouvernement_, qui avait produit une grande sensation. Il y demontrait la necessite de se rattacher a un gouvernement qui etait le seul espoir de la France et de tous les partis. C'etait toujours le soin des finances qui occupait le plus le gouvernement. Les dernieres mesures n'etaient qu'un ajournement de la difficulte. On avait donne au gouvernement une certaine quantite de biens a vendre, la faculte d'engager les grandes forets, l'emprunt force, et on lui avait laisse la planche aux assignats comme ressource extreme. Pour devancer le produit de ces differentes ressources, il avait, comme on a vu, cree 60 millions de rescriptions, especes de bons de l'echiquier, ou de bons royaux, acquittables avec le premier numeraire qui rentrerait dans les caisses. Mais ces rescriptions n'avaient obtenu cours que tres difficilement. Les banquiers reunis pour concerter un projet de banque territoriale, fondee sur les biens nationaux, s'etaient retires en entendant les cris pousses par les patriotes contre les agioteurs et les traitans. L'emprunt force se percevait beaucoup plus lentement qu'on ne l'avait cru. La repartition portait sur des bases extremement arbitraires, puisque l'emprunt devait etre frappe sur les classes les plus aisees; chacun reclamait, et chaque part de l'emprunt a percevoir occasionnait une contestation aux percepteurs. A peine un tiers etait rentre en deux mois. Quelques millions en numeraire et quelques milliards en papier avaient ete percus. Dans l'insuffisance de cette ressource, on avait eu encore recours au moyen extreme, laisse au gouvernement pour suppleer a tous les autres, la planche aux assignats. Les emissions avaient ete portees depuis les deux derniers mois, a la somme inouie de 45 milliards: 20 milliards avaient a peine fourni 100 millions, car les assignats ne valaient plus que le deux-centieme de leur titre. Decidement le public n'en voulait plus du tout, car ils n'etaient plus bons a rien. Ils ne pouvaient servir au remboursement des creances, qui etait suspendu; ils ne pouvaient solder que la moitie des fermages et de l'impot, car l'autre moitie se payait en nature; ils etaient refuses dans les marches ou recus d'apres leur valeur reduite; enfin, on ne les prenait dans la vente des biens qu'au taux meme des marches, les encheres faisant toujours monter l'offre a proportion de l'avilissement du papier. On n'en pouvait donc faire aucun emploi capable de leur donner quelque valeur. Une emission dont on ne connaissait pas le terme, faisait prevoir encore des chiffres extraordinaires qui rendraient les sommes les plus modiques. Les milliards signifiaient tout au plus des millions. Cette chute, dont nous avons parle[1] lorsqu'on refusa d'interdire les encheres dans la vente des biens, etait realisee. [Footnote 1: Voyez tom. VIII, page 191 et suiv.] Les esprits dans lesquels la revolution avait laisse ses prejuges, car tous les systemes et toutes les puissances en laissent, voulaient qu'on relevat les assignats, en affectant une grande quantite de biens a leur hypotheque, et en employant des mesures violentes pour les faire circuler. Mais il n'y a rien au monde de plus impossible a retablir que la reputation d'une monnaie: il fallait donc renoncer aux assignats. On se demande pourquoi on n'abolissait pas tout de suite le papier-monnaie, en le reduisant a sa valeur reelle, qui etait de 20 millions au plus, et en exigeant le paiement des impots et des biens nationaux, soit en numeraire, soit en assignats au cours? Le numeraire en effet reparaissait, et avec quelque abondance, surtout dans les provinces; ainsi c'etait une veritable erreur que de craindre sa rarete; car le papier comptait pour 200 millions dans la circulation: mais une autre raison empecha de renoncer au papier-monnaie. La seule richesse, il faut le dire toujours, consistait dans les biens nationaux. Leur vente ne paraissait ni assuree ni prochaine. Ne pouvant donc attendre que leur valeur vint spontanement au tresor par les ventes, il fallait la representer d'avance en papier, et l'emettre pour la retirer ensuite; en un mot, il fallait depenser le prix avant de l'avoir recu. Cette necessite de depenser avant d'avoir vendu fit songer a la creation d'un nouveau papier. Les cedules, qui etaient une hypotheque speciale sur chaque bien, entrainaient de longs delais, car il fallait qu'elles portassent l'enonciation de chaque domaine; d'ailleurs elles dependaient de la volonte du preneur, et ne levaient pas la veritable difficulte. On imagina un papier qui, sous le nom de mandats, representait une valeur fixe de bien. Tout domaine devait etre delivre sans enchere et sur simple proces-verbal, pour prix en mandats, egal a celui de 1790 (vingt-deux fois le revenu). On devait creer 2 milliards 400 millions de ces mandats, et leur affecter sur-le-champ 2 milliards 400 millions de biens, estimation de 1790. Ainsi, ces mandats ne pouvaient subir d'autre variation que celle des biens eux-memes, puisqu'ils en representaient une quantite fixe. Ils ne pouvaient pas a la verite se trouver au pair de l'argent, car les biens ne valaient pas ce qu'ils valaient en 1790; mais ils devaient avoir la valeur meme des biens. On resolut d'employer une partie de ces mandats a retirer les assignats. La planche des assignats fut brisee le 30 pluviose an IV (19 fevrier). 45 milliards 500 millions avaient ete emis. Par les differentes rentrees, soit de l'emprunt, soit de l'arriere, la quantite circulante avait ete reduite a 36 milliards, et devait l'etre bientot a 24. Ces 24 milliards, en les reduisant au trentieme, representaient 800 millions: on decreta qu'ils seraient echanges contre 800 millions de mandats, ce qui etait une liquidation de l'assignat au trentieme de sa valeur nominale; 400 millions de mandats devaient etre emis en outre pour le service public, et les 1,200 millions restans enfermes dans la caisse a trois cles, pour en sortir par decret, au fur et a mesure des besoins. Cette creation des mandats etait une reimpression des assignats, avec un chiffre moindre, une autre denomination, et une valeur determinee par rapport aux biens. C'etait comme si on eut cree, outre les 24 milliards devant rester en circulation, 48 autres milliards, ce qui aurait fait 72; c'etait comme si on eut decide que ces 72 milliards seraient recus en paiement des biens, pour trente fois la valeur de 1790, ce qui supposait 2 milliards 400 millions de biens affectes en hypotheque. Ainsi, le chiffre etait reduit, le rapport aux biens fixe, et le nom change. Les mandats furent crees le 26 ventose (16 mars). Les biens durent etre mis sur-le-champ en vente, et delivres aux porteurs de mandats sur simple proces-verbal. La moitie du prix devait etre payee dans la premiere decade, le reste dans trois mois. Les forets nationales etaient mises a part; et les 2 milliards 400 millions de biens etaient pris sur les biens de moins de trois cents arpens. Sur-le-champ on prit les mesures que necessite l'adoption d'un papier-monnaie. Le mandat etait la monnaie de la republique, tout devait etre paye en mandats. Les creances stipulees en numeraire, les baux, les fermages, les interets des capitaux, les impots, excepte l'impot arriere, les rentes sur l'etat, les pensions, les appointemens des fonctionnaires publics, durent etre payes en mandats. Il y eut de grandes discussions sur la contribution fonciere. Ceux qui prevoyaient que les mandats pourraient tomber comme l'assignat, voulaient que, pour assurer a l'etat une rentree certaine, on continuat de payer la contribution fonciere en nature. On leur objecta les difficultes de la perception, et on decida qu'elle aurait lieu en mandats, ainsi que celle des douanes, des droits d'enregistrement, de timbre, des postes, etc. On ne s'en tint pas la; on crut devoir accompagner la creation du nouveau papier des severites ordinaires qui accompagnent l'emploi des valeurs forcees; on declara que l'or et l'argent ne seraient plus consideres comme marchandises, et qu'on ne pourrait plus vendre le papier contre l'or, ni l'or contre le papier. Apres les experiences qu'on avait faites, cette mesure etait miserable. On venait d'en prendre en meme temps une autre qui ne l'etait pas moins, et qui nuisit dans l'opinion au directoire: ce fut la cloture de la Bourse. Il aurait du savoir que la cloture d'un marche public n'empechait pas qu'il s'en etablit des milliers ailleurs. En faisant des mandats la monnaie nouvelle, et en les mettant partout a la place du numeraire, le gouvernement commettait une erreur grave. Meme en se soutenant, le mandat ne pouvait jamais egaler le taux de l'argent. Le mandat valait, si l'on veut, autant que la terre, mais il ne pouvait valoir davantage. Or, la terre ne valait pas la moitie du prix de 1790; un bien, meme patrimonial, de 100,000 francs, ne se serait pas paye 50,000 en argent. Comment 100,000 francs en mandats en auraient-ils valu 100,000 en numeraire? Il aurait donc fallu admettre au moins cette difference. Le gouvernement devait donc, independamment de toutes les autres causes de depreciation, trouver un premier mecompte provenant de la depreciation des biens. On etait si presse, qu'on fit circuler des promesses de mandats, en attendant que les mandats eux-memes fussent prets a etre emis. Sur-le-champ ces promesses circulerent a une valeur tres-inferieure a leur valeur nominale. On fut extremement alarme, et on se dit que le nouveau papier, duquel on esperait tant, allait tomber comme les assignats, et laisser la republique sans aucune ressource. Cependant il y avait une cause de cette chute anticipee, et on pouvait bientot la lever. Il fallait rediger des instructions a l'usage des administrations locales, pour regler les cas extremement compliques que ferait naitre la vente des biens sur simple proces-verbal; et ce travail exigeait beaucoup de temps et retardait l'ouverture des ventes. Pendant cet intervalle, le mandat tombait, et on disait que sa valeur baisserait si rapidement, que l'etat ne voudrait pas ouvrir les ventes et abandonner les biens pour une valeur nulle; qu'il allait arriver aux mandats ce qui etait arrive aux assignats; qu'ils se reduiraient successivement a rien, et qu'alors on les recevrait en paiement des biens, non a leur valeur d'emission, mais a leur valeur reduite. Les malveillans faisaient entendre ainsi que le nouveau papier etait un leurre, que jamais les biens ne seraient alienes, et que la republique voulait se les reserver comme un gage apparent et eternel de toutes les especes de papier qu'il lui plairait d'emettre. Cependant les ventes s'ouvrirent. Les souscriptions furent nombreuses. Le mandat de 100 fr. etait tombe a 15 fr. Il remonta successivement a 30, 40, et en quelques lieux a 88 francs. On espera donc un instant le succes de la nouvelle operation. C'etait au milieu des factions secretement conjurees contre lui que le directoire se livrait a ces travaux. Les agens de la royaute continuaient leurs secretes menees. La mort de Lemaitre ne les avait pas disperses. Brottier, acquitte, etait devenu le chef de l'agence. Duverne de Presle, Laville-Heurnois, Despomelles, s'etaient reunis a lui, et formaient secretement le comite royal. Ces miserables brouillons n'avaient pas plus d'influence que par le passe; ils intriguaient, demandaient de l'argent a grands cris, ecrivaient de nombreuses correspondances, et promettaient merveilles. Ils etaient toujours les intermediaires entre le pretendant et la Vendee, ou ils avaient de nombreux agens. Ils persistaient dans leurs idees, et voyant l'insurrection comprimee par Hoche, et prete a expirer sous ses coups, ils se confirmaient toujours davantage dans le systeme de tout faire a Paris, meme par un mouvement de l'interieur. Ils se vantaient, comme du temps de la convention, d'etre en rapport avec plusieurs deputes du nouveau tiers, et ils pretendaient qu'il fallait temporiser, travailler l'opinion par des journaux, deconsiderer le gouvernement, et tout preparer pour que les elections de l'annee suivante amenassent un nouveau tiers de deputes entierement contre-revolutionnaires. Ils se flattaient ainsi de detruire la constitution republicaine par les moyens de la constitution meme. Ce plan etait certainement le moins chimerique, et c'est celui qui donne l'idee la plus favorable de leur intelligence. Les patriotes de leur cote preparaient des complots, mais autrement dangereux par les moyens qu'ils avaient a leur disposition. Chasses du Pantheon, condamnes tout a fait par le gouvernement, qui s'etait separe d'eux, et qui leur retirait leurs emplois, ils s'etaient declares contre lui, et etaient devenus ses ennemis irreconciliables. Se voyant poursuivis et observes avec un grand soin, ils n'avaient plus trouve d'autre ressource que de conspirer tres-secretement, et de maniere a ce que les chefs de la conspiration restassent tout a fait inconnus. Ils s'etaient choisis quatre pour former un directoire secret de salut public; Baboeuf et Drouet etaient du nombre. Le directoire secret devait communiquer avec douze agens principaux qui ne se connaissaient pas les uns les autres, et charges d'organiser des societes de patriotes dans tous les quartiers de Paris. Ces douze agens, agissant ainsi chacun de leur cote, avaient defense de nommer les quatre membres du directoire secret; ils devaient parler et se faire obeir au nom d'une autorite mysterieuse et supreme, qui etait instituee pour diriger les efforts des patriotes vers ce qu'ils appelaient le _bonheur commun_. De cette maniere les fils de la conspiration etaient presque insaisissables; car, en supposant qu'on en saisit un, les autres restaient toujours inconnus. Cette organisation s'etablit, en effet, comme l'avait projete Baboeuf; des societes de patriotes existaient dans tout Paris, et, par l'intermediaire des douze agens principaux, recevaient l'impulsion d'une autorite inconnue. Baboeuf et ses collegues cherchaient quel serait le mode employe pour operer ce qu'ils appelaient _la delivrance_, et a qui on remettrait l'autorite, quand on aurait egorge le directoire, disperse les conseils, et mis le peuple en possession de sa souverainete. Ils se defiaient deja beaucoup trop des provinces et de l'opinion pour courir la chance d'une election, et appeler une assemblee nouvelle. Ils voulaient tout simplement en nommer une composee de jacobins d'elite, pris dans chaque departement. Ils devaient faire ce choix eux-memes, et completer cette assemblee en y ajoutant tous les montagnards de l'ancienne convention qui n'avaient pas ete reelus. Encore ces montagnards ne leur semblaient pas donner de suffisantes garanties, car beaucoup avaient adhere, dans les derniers temps de la convention, a ce qu'ils appelaient les mesures liberticides, et avaient meme accepte des fonctions du directoire. Cependant ils avaient fini par tomber d'accord sur l'admission dans la nouvelle assemblee de soixante-huit d'entre eux, qui passaient pour les plus purs. Cette assemblee devait s'emparer de tous les pouvoirs, jusqu'a ce que le _bonheur commun_ fut assure. Il fallait s'entendre avec les conventionnels non reelus, dont la plupart etaient a Paris. Baboeuf et Drouet entrerent en communication avec eux. Il y eut de grandes discussions sur le choix des moyens. Les conventionnels trouvaient trop extraordinaires ceux que proposait le directoire insurrecteur. Ils voulaient le retablissement de l'ancienne convention, avec l'organisation prescrite par la constitution de 1793. Enfin on s'entendit, et l'insurrection fut preparee pour le mois de floreal (avril-mai). Les moyens dont le directoire secret se proposait d'user, etaient vraiment effrayans. D'abord il s'etait mis en correspondance avec les principales villes de France, pour que la revolution fut simultanee et semblable partout. Les patriotes devaient partir de leurs quartiers en portant des guidons sur lesquels seraient ecrits ces mots: _Liberte, Egalite, Constitution de 1793, Bonheur commun_. Quiconque resisterait au peuple souverain serait mis a mort. On devait egorger les cinq directeurs, certains membres des cinq-cents, le general de l'armee de l'interieur; on devait s'emparer du Luxembourg, de la Tresorerie, du telegraphe, des arsenaux et du depot d'artillerie de Meudon. Pour engager le peuple a se soulever et ne plus _le payer de vaines promesses_, on devait obliger tous les habitans aises de loger, heberger et nourrir chaque homme qui aurait pris part a l'insurrection. Les boulangers, les marchands de vin seraient tenus de fournir du pain et des boissons au peuple, moyennant une indemnite que leur paierait la republique, et sous peine d'etre pendus a la lanterne en cas de refus. Tout soldat qui passerait du cote de l'insurrection aurait son equipement en propriete, recevrait une somme d'argent, et aurait la faculte de retourner dans ses foyers. On esperait gagner ainsi tous ceux qui servaient a regret. Quant aux soldats de metier qui avaient pris gout a la guerre, on leur donnait a piller les maisons des royalistes. Pour tenir les armees au complet, et remplacer ceux qui rentreraient dans leurs foyers, on se proposait d'accorder aux soldats des avantages tels, qu'on ferait lever spontanement une multitude de nouveaux volontaires. On voit quelles combinaisons terribles et insensees avaient concues ces esprits desesperes. Ils designerent Rossignol, l'ex-general de la Vendee, pour commander l'armee parisienne d'insurrection. Ils avaient pratique des intelligences dans cette legion de police qui faisait partie de l'armee de l'interieur, et toute composee de patriotes, de gendarmes des tribunaux, d'anciens gardes-francaises. Elle se mutina en effet, mais trop tot, et fut dissoute par le directoire. Le ministre de la police Cochon, qui suivait les progres de la conspiration, qui lui fut denoncee par un officier de l'armee de l'interieur qu'on avait voulu enroler, la laissa se continuer pour en saisir tous les fils. Le 20 floreal (9 mai), Baboeuf, Drouet, et les autres chefs et agens devaient se reunir rue Bleue, chez un menuisier. Des officiers de police, apostes dans les environs, saisirent les conspirateurs, et les conduisirent sur-le-champ en prison. On arreta en outre les ex-conventionnels Laignelot, Vadier, Amar, Ricard, Choudieu, le Piemontais Buonarotti, l'ex-membre de l'assemblee legislative Antonelle, Pelletier (de Saint-Fargeau), frere de celui qui avait ete assassine. On demanda aussitot aux deux conseils la mise en accusation de Drouet, qui etait membre des cinq-cents, et on les envoya tous devant la haute cour nationale, qui n'etait pas encore organisee, et qu'on se mit a organiser sur-le-champ. Baboeuf, dont la morgue egalait le fanatisme, ecrivit au directoire une lettre singuliere, et qui peignait le delire de son esprit. "Je suis une puissance, ecrivait-il aux cinq directeurs; ne craignez donc pas de traiter avec moi d'egal a egal. Je suis le chef d'une secte formidable que vous ne detruirez pas en m'envoyant a la mort, et qui, apres mon supplice, n'en sera que plus irritee et plus dangereuse. Vous n'avez qu'un seul fil de la conspiration; ce n'est rien d'avoir arrete quelques individus; les chefs renaitront sans cesse. Epargnez-vous de verser du sang inutile; vous n'avez pas encore fait beaucoup d'eclat, n'en faites pas davantage, traitez avec les patriotes; ils se souviennent que vous futes autrefois des republicains sinceres; ils vous pardonneront, si vous voulez concourir avec eux au salut de la republique." Le directoire ne fit aucun cas de cette lettre extravagante, et ordonna l'instruction du proces. Cette instruction devait etre longue, car on voulait proceder dans toutes les formes. Ce dernier acte de vigueur acheva de consolider le directoire dans l'opinion generale. La fin de l'hiver approchait; les factions etaient surveillees et contenues; l'administration etait dirigee avec zele et avec soin; le papier-monnaie renouvele donnait seul des inquietudes; il avait fourni cependant des ressources momentanees pour faire les premiers preparatifs de la campagne qui allait s'ouvrir. En effet, la saison des operations militaires etait arrivee. Le ministere anglais, toujours astucieux dans sa politique, avait tente aupres du gouvernement francais la demarche dont l'opinion publique lui faisait un devoir. Il avait charge son agent en Suisse, Wickam, d'adresser des questions insignifiantes au ministre de France, Barthelemy. Cette ouverture, faite le 17 ventose (7 mars 1796), avait pour but de demander si la France etait disposee a la paix, si elle consentirait a un congres pour en discuter les conditions, si elle voulait faire connaitre a l'avance les bases principales sur lesquelles elle etait resolue a traiter. Une pareille demarche n'etait qu'une vaine satisfaction donnee par Pitt a sa nation, afin d'etre autorise par un refus de la France a demander de nouveaux sacrifices. Si en effet Pitt avait ete sincere, il n'aurait pas charge de cette ouverture un agent sans pouvoirs; il n'aurait pas demande un congres europeen, qui, par la complication des questions, ne pouvait rien terminer, et que la France d'ailleurs avait deja refuse a l'Autriche par l'intermediaire du Danemarck; enfin il n'aurait pas demande sur quelles bases la negociation devait s'ouvrir, puisqu'il savait que, d'apres la constitution, les Pays-Bas etaient devenus partie du territoire francais, et que le gouvernement actuel ne pouvait consentir a les en detacher. Le directoire, qui ne voulait pas etre pris pour dupe, fit repondre a Wickam que ni la forme ni l'objet de cette demarche n'etaient de nature a faire croire a sa sincerite; que, du reste, pour demontrer ses intentions pacifiques, il consentait a faire une reponse a des questions qui n'en meritaient pas, et qu'il declarait vouloir traiter sur les bases seules fixees par la constitution. C'etait annoncer d'une maniere definitive que la France ne renoncerait jamais a la Belgique. La lettre du directoire, ecrite avec convenance et fermete, fut aussitot publiee avec celle de Wickam. C'etait le premier exemple d'une diplomatie franche et ferme sans jactance. Chacun approuva le directoire, et de part et d'autre on se prepara en Europe a recommencer les hostilites. Pitt demanda au parlement un nouvel emprunt de 7 millions sterling, et il s'efforca d'en negocier un autre de 3 millions pour l'empereur. Il avait beaucoup travaille aupres du roi de Prusse pour le tirer de sa neutralite et le faire rentrer dans la lutte; il lui offrit des fonds, et lui representa qu'arrivant a la fin de la guerre, lorsque tous les partis etaient epuises, il aurait une superiorite assuree. Le roi de Prusse, ne voulant pas retomber dans ses premieres fautes, ne se laissa pas abuser et persista dans sa neutralite. Une partie de son armee, stationnee en Pologne, veillait a l'incorporation des nouvelles conquetes; l'autre, rangee le long du Rhin, etait prete a defendre la ligne de neutralite contre celle des puissances qui la violerait, et a prendre sous sa protection ceux des etats de l'Empire qui reclameraient la mediation prussienne. La Russie, toujours feconde en promesses, n'envoyait pas encore de troupes, et s'occupait a organiser la part de territoire qui lui etait echue en Pologne. L'Autriche, enflee de ses succes a la fin de la campagne precedente, se preparait a la guerre avec ardeur, et se livrait aux esperances les plus presomptueuses. Le general auquel elle devait ce leger retour de fortune, avait cependant ete destitue, malgre tout l'eclat de sa gloire. Clerfayt, ayant deplu au conseil aulique, fut remplace dans le commandement de l'armee du Bas-Rhin par le jeune archiduc Charles, dont on esperait beaucoup sans cependant prevoir encore ses talens. Il avait montre dans les campagnes precedentes les qualites d'un bon officier. Wurmser commandait toujours l'armee du Haut-Rhin. Pour decider le roi de Sardaigne a continuer la guerre, on avait envoye un renfort considerable a l'armee imperiale qui se battait en Piemont; et on lui avait donne le general Beaulieu, qui s'etait acquis beaucoup de reputation dans les Pays-Bas. L'Espagne, commencant a jouir de la paix, etait attentive a la nouvelle lutte qui allait s'ouvrir, et, maintenant mieux eclairee sur ses veritables interets, faisait des voeux pour la France. Le directoire, zele comme un gouvernement nouveau, et jaloux d'illustrer son administration, meditait de grands projets. Il avait mis ses armees dans un etat de force respectable; mais il n'avait pu que leur envoyer des hommes, sans leur fournir les approvisionnemens necessaires. Toute la Belgique avait ete mise a contribution pour nourrir l'armee de Sambre-et-Meuse; des efforts extraordinaires avaient ete faits pour faire vivre celle du Rhin au milieu des Vosges. Cependant on n'avait pu ni leur procurer des moyens de transport, ni remonter leur cavalerie. L'armee des Alpes avait vecu des magasins pris aux Autrichiens apres la bataille de Loano; mais elle n'etait ni vetue, ni chaussee, et le pret etait arriere. La victoire de Loano etait ainsi demeuree sans resultat. Les armees des provinces de l'Ouest se trouvaient, grace aux soins de Hoche, dans un meilleur etat que toutes les autres, sans etre cependant pourvues de tout ce dont elles avaient besoin. Mais, malgre cette penurie, nos armees, habituees a souffrir, a vivre d'expediens, et d'ailleurs aguerries par leurs belles campagnes, etaient disposees a de grandes choses. Le directoire meditait, disons-nous, de vastes projets. Il voulait finir des le printemps la guerre de la Vendee, et prendre ensuite l'offensive sur tous les points. Son but etait de porter les armees du Rhin en Allemagne pour bloquer et assieger Mayence, achever la soumission des princes de l'Empire, isoler l'Autriche, transporter le theatre de la guerre au sein des etats hereditaires, et faire vivre ses troupes aux depens de l'ennemi dans les riches vallees du Mein et du Necker. Quant a l'Italie, il nourrissait de plus vastes pensees encore, suggerees par le general Bonaparte. Comme on n'avait pas profite de la victoire de Loano, il fallait, suivant ce jeune officier, en remporter une seconde, decider le roi de Piemont a la paix, ou lui enlever ses etats, franchir ensuite le Po, et venir enlever a l'Autriche le plus beau fleuron de sa couronne, la Lombardie. La etait le theatre des operations decisives; la on allait porter les coups les plus sensibles a l'Autriche, conquerir des equivalens pour payer les Pays-Bas, decider la paix, et peut-etre affranchir la belle Italie. D'ailleurs on allait nourrir et restaurer la plus pauvre de nos armees, au milieu de la contree la plus fertile de la terre. Le directoire, s'arretant a ces idees, fit quelques changemens dans le commandement de ses armees. Jourdan conserva le commandement qu'il avait si bien merite a la tete de l'armee de Sambre-et-Meuse. Pichegru, qui avait trahi sa patrie, et dont le crime etait deja soupconne, fut remplace par Moreau, qui commandait en Hollande. On offrit a Pichegru l'ambassade en Suede, qu'il refusa. Beurnonville, venu recemment de captivite, remplaca Moreau dans le commandement de l'armee francaise en Hollande. Scherer, dont on etait mecontent pour n'avoir pas su profiter de la victoire de Loano, fut remplace. On voulait un jeune homme entreprenant pour essayer une campagne hardie. Bonaparte, qui s'etait deja distingue a l'armee d'Italie, qui d'ailleurs paraissait si penetre des avantages d'une marche au-dela des Alpes, parut l'homme le plus propre a remplacer Scherer. Il fut promu du commandement de l'armee de l'interieur a celui de l'armee d'Italie. Il partit sur-le-champ pour se rendre a Nice. Plein d'ardeur et de joie, il dit en partant, que dans un mois il serait a Milan ou a Paris. Cette ardeur paraissait temeraire; mais chez un jeune homme, et dans une entreprise hasardeuse, elle etait de bon augure. Des changemens pareils furent operes dans les trois armees qui gardaient les provinces insurgees. Hoche, mande a Paris pour concerter avec le directoire un plan qui mit fin a la guerre civile, y avait obtenu la plus juste faveur, et recu les plus grands temoignages d'estime. Le directoire, reconnaissant la sagesse de ses plans, les avait tous approuves; et pour que personne n'en put contrarier l'execution, il avait reuni les trois armees des cotes de Cherbourg, des cotes de Brest et de l'Ouest, en une seule, sous le titre d'armee des cotes de l'Ocean, et lui en avait donne le commandement superieur. C'etait la plus grande armee de la republique, car elle s'elevait a cent mille hommes, s'etendait sur plusieurs provinces, et exigeait dans le chef une reunion de pouvoirs civils et militaires tout a fait extraordinaires. Un commandement aussi vaste etait la plus grande preuve de confiance qu'on put donner a un general. Hoche la meritait certainement. Possedant a vingt-sept ans une reunion de qualites militaires et civiles, qui deviennent souvent dangereuses a la liberte, nourrissant meme une grande ambition, il n'avait pas cette coupable audace d'esprit qui peut porter un capitaine illustre a ambitionner plus que la qualite de citoyen; il etait republicain sincere, et egalait Jourdan en patriotisme et en probite. La liberte pouvait applaudir sans crainte a ses succes, et lui souhaiter des victoires. Hoche n'avait guere passe qu'un mois a Paris. Il etait retourne sur-le-champ dans l'Ouest, afin d'avoir acheve la pacification de la Vendee a la fin de l'hiver ou au commencement du printemps. Son plan de desarmement et de pacification fut redige en articles, et converti en arrete par le directoire. Il etait convenu, d'apres ce plan, qu'un cordon de desarmement envelopperait toutes les provinces insurgees, et les parcourrait successivement. En attendant leur complete pacification, elles etaient soumises au regime militaire. Toutes les villes etaient declarees en etat de siege. Il etait reconnu en principe que l'armee devait vivre aux depens du pays insurge; par consequent Hoche etait autorise a percevoir l'impot et l'emprunt force soit en nature, soit en especes, comme il lui conviendrait, et a former des magasins et des caisses pour l'entretien de l'armee. Les villes aux quelles les campagnes faisaient la guerre des subsistances, en cherchant a les affamer, devaient etre approvisionnees militairement par des colonnes attachees aux principales d'entre elles. Le pardon etait accorde a tous les rebelles qui deposeraient leurs armes. Quant aux chefs, ceux qui seraient pris les armes a la main devaient etre fusilles; ceux qui se soumettraient seraient ou detenus ou en surveillance dans des villes designees, ou conduits hors de France. Le directoire, approuvant le projet de Hoche, qui consistait a pacifier d'abord la Vendee avant de songer a la Bretagne, l'autorisait a terminer ses operations sur la rive gauche de la Loire, avant de ramener ses troupes sur la rive droite. Des que la Vendee serait entierement soumise, une ligne de desarmement devait embrasser toute la Bretagne, depuis Granville jusqu'a la Loire, et s'avancer ainsi, en parcourant la peninsule bretonne, jusqu'a l'extremite du Finistere. C'etait a Hoche a fixer le moment ou ces provinces, lui paraissant soumises, seraient affranchies du regime militaire et rendues au systeme constitutionnel. Hoche, arrive a Angers vers la fin de nivose (mi-janvier), trouva ses operations fort derangees par son absence. Le succes de son plan, dependant surtout de la maniere dont il serait execute, exigeait indispensablement sa presence. Le general Willot l'avait mal supplee. La ligne de desarmement faisait peu de progres. Charette l'avait franchie, et avait repasse sur les derrieres. Le systeme regulier d'approvisionnement etant mal suivi, et l'armee ayant souvent manque du necessaire, elle s'etait livree de nouveau a l'indiscipline, et avait commis des actes capables d'aliener les habitans. Sapinaud, apres avoir fait, comme on l'a vu, une tentative hostile sur Montaigu, avait obtenu du general Willot une paix ridicule, a laquelle Hoche ne pouvait pas consentir. Enfin Stofflet, jouant toujours le prince, et Bernier le premier ministre, se renforcaient des deserteurs qui abandonnaient Charette, et faisaient des preparatifs secrets. Les villes de Nantes et d'Angers manquaient de vivres. Les patriotes refugies des pays environnans s'y etaient amasses, et se livraient, dans des clubs, a des declamations furibondes et dignes des jacobins. Enfin on repandait que Hoche n'avait ete rappele a Paris que pour perdre son commandement. Les uns le disaient destitue comme royaliste, les autres comme jacobin. Son retour dissipa tous les bruits, et repara les maux causes par son absence. Il fit recommencer le desarmement, remplir les magasins, approvisionner les villes; il les declara toutes en etat de siege; et, autorise des lors a y exercer la dictature militaire, il ferma les clubs jacobins formes par les refugies, et surtout une societe connue a Nantes sous le titre de _Chambre ardente_. Il refusa de ratifier la paix accordee a Sapinaud; il fit occuper son pays, et lui laissa a lui la faculte de sortir de France, ou de courir les bois, sous peine d'etre fusille s'il etait pris. Il fit resserrer Stofflet plus etroitement que jamais, et recommencer les poursuites contre Charette. il confia a l'adjudant-general Travot, qui joignait a une grande intrepidite toute l'activite d'un partisan, le soin de poursuivre Charette avec plusieurs colonnes d'infanterie legere et de cavalerie, de maniere a ne lui laisser ni repos, ni espoir. Charette, en effet, poursuivi jour et nuit, n'avait plus aucun moyen d'echapper. Les habitans du Marais, desarmes, surveilles, ne pouvaient plus lui etre d'aucun secours. Ils avaient livre deja plus de sept mille fusils, quelques pieces de canon, quarante barils de poudre, et ils etaient dans l'impossibilite de reprendre les armes. L'auraient-ils pu d'ailleurs, ils ne l'auraient pas voulu, parce qu'ils se sentaient heureux du repos dont ils jouissaient, et qu'ils craignaient de s'exposer a de nouvelles devastations. Les paysans venaient denoncer aux officiers republicains les chemins ou Charette passait, les retraites ou il allait reposer un instant sa tete; et quand ils pouvaient s'emparer de quelques-uns de ceux qui l'accompagnaient, ils les livraient a l'armee. Charette, a peine escorte d'une centaine de serviteurs devoues, et suivi de quelques femmes qui servaient a ses plaisirs, ne songeait pas cependant a se rendre. Plein de defiance, il faisait quelquefois massacrer ses hotes, quand il craignait d'en etre trahi. Il fit, dit-on, mettre a mort un cure qu'il soupconnait de l'avoir denonce aux republicains. Travot le rencontra plusieurs fois, lui tua une soixantaine d'hommes, plusieurs de ses officiers, et entre autres son frere. Il ne lui resta plus que quarante ou cinquante hommes. Pendant que Hoche le faisait harceler sans relache, et poursuivait son projet de desarmement, Stofflet se voyait avec effroi entoure de toutes parts, et sentait bien que Charette, Sapinaud, detruits, et tous les chouans soumis, on ne souffrirait pas long-temps l'espece de principaute qu'il s'etait arrogee dans le Haut-Anjou. Il pensa qu'il ne fallait pas attendre, pour agir, que tous les royalistes fussent extermines; alleguant pour pretexte un reglement de Hoche, il leva de nouveau l'etendard de la revolte, et reprit les armes. Hoche etait en ce moment sur les bords de la Loire, et il fallait se rendre dans le Calvados pour juger de ses yeux l'etat de la Normandie et de la Bretagne. Il ajourna aussitot son depart, et fit ses preparatifs pour enlever Stofflet avant que sa revolte put acquerir quelque importance. Hoche, du reste, etait charme que Stofflet lui fournit lui-meme l'occasion de rompre la pacification. Cette guerre l'embarrassait peu, et lui permettait de traiter l'Anjou comme le Marais et la Bretagne. Il fit partir ses colonnes de plusieurs points a la fois, de la Loire, du Layon et de la Sevre Nantaise. Stofflet, assailli de tous les cotes, ne put tenir nulle part. Les paysans de l'Anjou etaient encore plus sensibles aux douceurs de la paix que ceux du Marais; ils n'avaient point repondu a l'appel de leur ancien chef, et l'avaient laisse commencer la guerre avec les mauvais sujets du pays et les emigres dont son camp etait rempli. Deux rassemblemens qu'il avait formes furent disperses, et lui-meme se vit oblige de courir, comme Charette, a travers les bois. Mais il n'avait ni l'opiniatrete, ni la dexterite de ce chef, et son pays n'etait pas aussi heureusement dispose pour cacher une troupe de maraudeurs. Il fut livre par ses propres affides. Attire dans une ferme, sous pretexte d'une conference, il fut saisi, garrotte et abandonne aux republicains. On assure que son fidele ministre, l'abbe Bernier, prit part a cette trahison. La prise de ce chef etait d'une grande importance par l'effet moral qu'elle devait produire sur ces contrees. Il fut conduit a Angers, et apres avoir subi un interrogatoire, il fut fusille le 7 ventose (26 fevrier), en presence d'un peuple immense. Cette nouvelle causa une joie des plus vives, et fit presager que bientot la guerre civile finirait dans ces malheureuses contrees. Hoche, au milieu des soins si penibles de ce genre de guerre, etait abreuve de degouts de toute espece. Les royalistes l'appelaient naturellement un scelerat, un buveur de sang, quoiqu'il s'appliquat a les detruire par les voies les plus loyales; mais les patriotes eux-memes le tourmentaient de leurs calomnies. Les refugies de la Vendee et de la Bretagne, dont il reprimait les fureurs, et dont il contrariait la paresse, en cessant de les nourrir des qu'il y avait surete pour eux sur leurs terres, le denoncaient au directoire. Les administrations des villes qu'il mettait en etat de siege, reclamaient contre l'etablissement du systeme militaire, et le denoncaient aussi. Des communes soumises a des amendes, ou a la perception militaire de l'impot, se plaignaient a leur tour. C'etait un concert continuel de plaintes et de reclamations. Hoche, dont le caractere etait irritable, fut plusieurs fois pousse au desespoir, et demanda formellement sa demission. Mais le directoire la refusa, elle consola par de nouveaux temoignages d'estime et de confiance. Il lui fit un don national de deux beaux chevaux, don qui n'etait pas seulement une recompense, mais un secours indispensable. Ce jeune general, qui aimait les plaisirs, qui etait a la tete d'une armee de cent mille hommes, et qui disposait du revenu de plusieurs provinces, manquait cependant quelquefois du necessaire. Ses appointemens payes en papier, se reduisaient a rien. Il manquait de chevaux, de selles, de brides, et il demandait l'autorisation de prendre, en les payant, six selles, six brides, des fers de cheval, quelques bouteilles de rhum, et quelques pains de sucre, dans les magasins laisses par les Anglais a Quiberon: exemple admirable de delicatesse, que nos generaux republicains donnerent souvent, et qui allait devenir tous les jours plus rare, a mesure que nos invasions allaient s'etendre, et que nos moeurs guerrieres allaient se corrompre par l'effet des conquetes et des moeurs de cour! Encourage par le gouvernement, Hoche continua ses efforts pour finir son ouvrage dans la Vendee. La pacification complete ne dependait plus que de la prise de Charette. Ce chef, reduit aux abois, fit demander a Hoche la permission de passer en Angleterre. Hoche y consentit, d'apres l'autorisation qu'il en trouvait dans l'arrete du directoire, relatif aux chefs qui feraient leur soumission. Mais Charette n'avait fait cette demande que pour obtenir un peu de repit, et il n'en voulait pas profiter. De son cote, le directoire ne voulait pas faire grace a Charette, parce qu'il pensait a que ce chef fameux serait toujours un epouvantail pour la contree. Il ecrivit a Hoche de ne lui accorder aucune transaction. Mais lorsque Hoche recut ces nouveaux ordres, Charette avait deja declare que sa demande n'etait qu'une feinte pour obtenir quelques momens de repos, et qu'il ne voulait pas du pardon des republicains. Il s'etait mis de nouveau a courir les bois. Charette ne pouvait pas echapper plus longtemps aux republicains. Poursuivi a la fois par des colonnes d'infanterie et de cavalerie, observe par des troupes de soldats deguises, denonce par les habitans, qui voulaient sauver leur pays de la devastation, traque dans les bois comme une bete fauve, il tomba le 2 germinal (22 mars) dans une embuscade qui lui fut tendue par Travot. Arme jusqu'aux dents, et entoure de quelques braves qui s'efforcaient de le couvrir de leurs corps, il se defendit comme un lion, et tomba enfin frappe de plusieurs coups de sabre. Il ne voulut remettre son epee qu'au brave Travot, qui le traita avec tous les egards dus a un si grand courage. Il fut conduit au quartier republicain, et admis a table aupres du chef de l'etat-major Hedouville. Il s'entretint avec une grande serenite, et ne montra nulle affliction du sort qui l'attendait. Traduit d'abord a Angers, il fut ensuite transporte a Nantes, pour y terminer sa vie aux memes lieux qui avaient ete temoins de son triomphe. Il subit un interrogatoire auquel il repondit avec beaucoup de calme et de convenance. On le questionna sur les pretendus articles secrets du traite de La Jaunaye, et il avoua qu'il n'en existait point. Il ne chercha ni a pallier sa conduite, ni a excuser ses motifs; il avoua qu'il etait serviteur de la royaute, et qu'il avait travaille de toutes ses forces a renverser la republique. Il montra de la dignite et une grande impassibilite. Conduit au supplice au milieu d'un peuple immense, qui n'etait point assez genereux pour lui pardonner les maux de la guerre civile, il conserva toute son assurance. Il etait tout sanglant; il avait perdu trois doigts dans son dernier combat, et portait le bras en echarpe. Sa tete etait enveloppee d'un mouchoir. Il ne voulut ni se laisser bander les yeux, ni se mettre a genoux. Reste debout, il detacha son bras de son echarpe, et donna le signal. Il tomba mort sur-le-champ. C'etait le 9 germinal (29 mars.) Ainsi finit cet homme celebre, dont l'indomptable courage causa tant de maux a son pays, et meritait de s'illustrer dans une autre carriere. Compromis par la derniere tentative de debarquement qui avait ete faite sur ses cotes, il ne voulut plus reculer, et finit en desespere. Il exhala, dit-on, un vif ressentiment contre les princes qu'il avait servis, et dont il se regardait comme abandonne. La mort de Charette causa autant de joie que la plus belle victoire sur les Autrichiens. Sa mort decidait la fin de la guerre civile. Hoche, croyant n'avoir plus rien a faire dans la Vendee, en retira le gros de ses troupes, pour les porter au-dela de la Loire, et desarmer la Bretagne. Il y laissa neanmoins des forces suffisantes pour reprimer les brigandages isoles, qui suivent d'ordinaire les guerres civiles, et pour achever le desarmement du pays. Avant de passer en Bretagne, il eut a comprimer un mouvement de revolte qui eclata dans le voisinage de l'Anjou, vers le Berry. Ce fut l'occupation de quelques jours; il se porta ensuite avec vingt mille hommes en Bretagne, et, fidele a son plan, l'embrassa d'un vaste cordon de la Loire a Granville. Les malheureux chouans ne pouvaient pas tenir contre un effort aussi grand et aussi bien concerte; Scepeaux, entre la Vilaine et la Loire, demanda le premier a se soumettre. Il remit un nombre considerable d'armes. A mesure qu'ils etaient refoules vers l'Ocean, les chouans devenaient plus opiniatres. Prives de munitions, ils se battaient corps a corps, a coups de poignard et de baionnette. Enfin on les accula tout a fait a la mer. Le Morbihan, qui depuis long-temps s'etait separe de Puisaye, rendit ses armes. Les autres divisions suivirent cet exemple les unes apres les autres. Bientot toute la Bretagne fut soumise a son tour, et Hoche n'eut plus qu'a distribuer ses cent mille hommes en une multitude de cantonnemens pour surveiller le pays, et les faire vivre plus aisement. Le travail qui lui restait a faire ne consistait plus qu'en des soins d'administration et de police; il lui fallait quelques mois encore d'un gouvernement doux et habile pour calmer les haines, et retablir la paix. Malgre les cris furieux de tous les partis, Hoche etait craint, cheri, respecte dans la contree, et les royalistes commencaient a pardonner a une republique si dignement representee. Le clerge surtout, dont il avait su capter la confiance, lui etait entierement devoue, et le tenait exactement instruit de ce qu'il avait interet a connaitre. Tout presageait la paix et la fin d'horribles calamites. L'Angleterre ne pouvait plus compter sur les provinces de l'Ouest pour attaquer la republique dans son propre sein. Elle voyait, au contraire, dans ces pays cent mille hommes, dont cinquante mille devenaient disponibles, et pouvaient etre employes a quelque entreprise fatale pour elle. Hoche, en effet, nourrissait un grand projet, qu'il reservait pour le milieu de la belle saison. Le gouvernement, charme des services qu'il venait de rendre, et voulant le dedommager de la tache degoutante qu'il avait su remplir, fit declarer pour lui, comme pour les armees qui remportaient de grandes victoires, que l'armee de l'Ocean et son chef avaient bien merite de la patrie. Ainsi la Vendee etait pacifiee des le mois de germinal, avant qu'aucune des armees fut entree en campagne. Le directoire pouvait se livrer sans inquietude a ses grandes operations, et tirer meme des cotes de l'Ocean d'utiles renforts. CHAPITRE III. CAMPAGNE DE 1796.---CONQUETE DU PIEMONT ET DE LA LOMBARDIE PAR LE GENERAL BONAPARTE. BATAILLE DE MONTENOTTE, MILLESIMO. PASSAGE DU PONT DE LODI. ETABLISSEMENT ET POLITIQUE DES FRANCAIS EN ITALIE.---OPERATIONS MILITAIRES DANS LE NORD.---PASSAGE DU RHIN PAR LES GENERAUX JOURDAN ET MOREAU. BATAILLE DE RADSTADT ET D'ETTLINGEN.--L'ARMEE D'ITALIE PREND SES POSITIONS SUR L'ADIGE ET SUR LE DANUBE. La cinquieme campagne de la liberte allait commencer; elle devait s'ouvrir sur les plus beaux theatres militaires de l'Europe, sur les plus varies en obstacles, en accidens, en ligues de defense ou d'attaque. C'etaient, d'une part, la grande vallee du Rhin et les deux vallees transversales du Mein et du Necker; de l'autre, les Alpes, le Po, la Lombardie. Les armees qui allaient entrer en ligne etaient les plus aguerries que jamais on eut vues sous les armes; elles etaient assez nombreuses pour remplir le terrain sur lequel elles devaient agir, mais pas assez pour rendre les combinaisons inutiles et reduire la guerre a une simple invasion. Elles etaient commandees par de jeunes generaux, libres de toute routine, affranchis de toute tradition, mais instruits cependant, et exaltes par de grands evenemens. Tout se reunissait donc pour rendre la lutte opiniatre, variee, feconde en combinaisons, et digne de l'attention des hommes. Le projet du gouvernement francais, comme on l'a vu, etait d'envahir l'Allemagne pour faire vivre ses armees en pays ennemi, pour detacher les princes de l'Empire, investir Mayence, et menacer les Etats hereditaires. Il voulait en meme temps essayer une tentative hardie en Italie pour y nourrir ses armees et arracher cette riche contree a l'Autriche. Deux belles armees, de soixante-dix a quatre-vingt mille hommes chacune, etaient donnees sur le Rhin a deux generaux celebres. Une trentaine de mille soldats affames etaient confies a un jeune homme inconnu, mais audacieux, pour tenter la fortune au-dela des Alpes. Bonaparte arriva au quartier-general a Nice le 6 germinal an IV (26 mars). Tout s'y trouvait dans un etat deplorable. Les troupes y etaient reduites a la derniere misere. Sans habits, sans souliers, sans paie, quelquefois sans vivres, elles supportaient cependant leurs privations avec un rare courage. Grace a cet esprit industrieux qui caracterise le soldat francais, elles avaient organise la maraude, et descendaient alternativement et par bandes dans les campagnes de Piemont pour s'y procurer des vivres. Les chevaux manquaient absolument a l'artillerie. Pour nourrir la cavalerie, on l'avait transportee en arriere sur les bords du Rhone. Le trentieme cheval et l'emprunt force n'etaient pas encore leves dans le Midi, a cause des troubles. Bonaparte avait recu pour toute ressource deux mille louis en argent, et un million en traites, dont une partie fut protestee. Pour suppleer a tout ce qui manquait, on negociait avec le gouvernement genois, afin d'en obtenir quelques ressources. On n'avait pas encore recu de satisfaction pour l'attentat commis sur la fregate _la Modeste_, et en reparation de cette violation de neutralite, on demandait au senat de Genes de consentir un emprunt et de livrer aux Francais la forteresse de Gavi, qui commande la route de Genes a Milan. On exigeait aussi le rappel des familles genoises, expulsees pour leur attachement a la France. Telle etait la situation de l'armee lorsque Bonaparte y arriva. Elle presentait un tout autre aspect, sous le rapport des hommes. C'etaient pour la plupart des soldats accourus aux armees a l'epoque de la levee en masse, instruits, jeunes, habitues aux privations, et aguerris par des combats de geans, au milieu des Pyrenees et des Alpes. Les generaux avaient les qualites des soldats. Les principaux etaient Massena, jeune Nissard, d'un esprit inculte, mais precis et lumineux au milieu des dangers, et d'une tenacite indomptable; Augereau, ancien maitre d'armes, qu'une grande bravoure et l'art d'entrainer les soldats avaient porte aux premiers grades; Laharpe, Suisse expatrie, reunissant l'instruction au courage; Serrurier, ancien major, methodique et brave; enfin Berthier, que son activite, son exactitude a soigner les details, son savoir geographique, sa facilite a mesurer de l'oeil l'etendue d'un terrain ou la force numerique d'une colonne, rendaient eminemment propre a etre un chef d'etat-major utile et commode. Cette armee avait ses depots en Provence; elle etait rangee le long de la chaine des Alpes; se liant par sa gauche avec celle de Kellermann, gardant le col de Tende, et se prolongeant vers l'Apennin. L'armee active s'elevait au plus a trente-six mille hommes. La division Serrurier etait a Garessio, au-dela de l'Apennin, pour surveiller les Piemontais dans leur camp retranche de Ceva. Les divisions Augereau, Massena, Laharpe, formant une masse d'environ trente mille hommes, etaient en-deca de l'Apennin. Les Piemontais, au nombre de vingt ou vingt-deux mille hommes, sous les ordres de Colli, campaient a Geva, sur les revers des monts. Les Autrichiens, au nombre de trente-six ou trente-huit mille, s'avancaient par les routes de la Lombardie vers Genes. Beaulieu, qui les commandait, s'etait fait remarquer dans les Pays-Bas. C'etait un vieillard que distinguait une ardeur de jeune homme. L'ennemi pouvait donc opposer environ soixante mille soldats aux trente mille que Bonaparte avait a mettre en ligne; mais les Autrichiens et les Piemontais etaient peu d'accord. Suivant l'ancien plan, Colli voulait couvrir le Piemont; Beaulieu voulait se maintenir en communication avec Genes et les Anglais. Telle etait la force respective des deux partis. Quoique Bonaparte se fut deja fait connaitre a l'armee d'Italie, on le trouvait bien jeune pour la commander. Petit, maigre, sans autre apparence que des traits romains, et un regard fixe et vif, il n'avait dans sa personne et sa vie passee rien qui put imposer aux esprits. On le recut sans beaucoup d'empressement. Massena lui en voulait deja pour s'etre empare de l'esprit de Dumerbion en 1794. Bonaparte tint a l'armee un langage energique. "Soldats, dit-il, vous etes mal nourris et presque nus. Le gouvernement vous doit beaucoup, mais ne peut rien pour vous. Votre patience, votre courage vous honorent, mais ne vous procurent ni avantage ni gloire. Je vais vous conduire dans les plus fertiles plaines du monde; vous y trouverez de grandes villes, de riches provinces; vous y trouverez honneur, gloire et richesses. Soldats d'Italie, manqueriez-vous de courage?" L'armee accueillit ce langage avec plaisir: de jeunes generaux qui avaient tous leur fortune a faire, des soldats aventureux et pauvres, ne demandaient pas mieux que de voir les belles contrees qu'on leur annoncait. Bonaparte fit un arrangement avec un fournisseur, et procura a ses soldats une partie du pret qui etait arriere. Il distribua a chacun de ses generaux quatre louis en or, ce qui montre quel etait alors l'etat des fortunes. Il transporta ensuite son quartier-general a Albenga, et fit marcher toutes les administrations le long du littoral, sous le feu des canonnieres anglaises. Le plan a suivre etait le meme qui s'etait offert l'annee precedente a la bataille de Loano. Penetrer par le col le plus bas de l'Apennin, separer les Piemontais des Autrichiens en appuyant fortement sur leur centre, telle fut l'idee fort simple que Bonaparte concut a la vue des lieux. Il commencait les operations de si bonne heure, qu'il avait l'espoir de surprendre les ennemis et de les jeter dans le desordre. Cependant il ne put les prevenir. Avant qu'il arrivat, on avait pousse le general Cervoni sur Voltri, tout pres de Genes, pour intimider le senat de cette ville et l'obliger a consentir aux demandes du directoire. Beaulieu, craignant le resultat de cette demarche, se hata d'entrer en action, et porta son armee sur Genes, partie sur un versant de l'Apennin, partie sur l'autre. Le plan de Bonaparte restait donc executable, a l'intention pres de surprendre les Autrichiens. Plusieurs routes conduisaient du revers de l'Apennin sur son versant maritime: d'abord celle qui aboutit par la Bocchetta a Genes, puis celle d'Acqui, et Dego, qui traverse l'Apennin au col de Montenotte, et debouche dans le bassin de Savone. Beaulieu laissa son aile droite a Dego, porta son centre sous d'Argenteau, au col de Montenotte, et se dirigea lui-meme avec sa gauche, par la Bocchetta et Genes, sur Voltri, le long de la mer. Ainsi sa position etait celle de Dewins a Loano. Une partie de l'armee autrichienne etait entre l'Apennin et la mer; le centre, sous d'Argenteau, etait sur le sommet meme de l'Apennin au col de Montenotte, et se liait avec les Piemontais campes a Ceva, de l'autre cote des monts. Les deux armees s'ebranlant en meme temps, se rencontrerent en route le 22 germinal (11 avril). Le long de la mer, Beaulieu donna contre l'avant-garde de la division Laharpe, qui avait ete portee sur Voltri, pour inquieter Genes, et la repoussa. D'Argenteau, avec le centre, traversa le col de Montenotte, pour venir tomber a Savone sur le centre de l'armee francaise, pendant sa marche supposee vers Genes. Il ne trouva a Montenotte que le colonel Rampon, a la tete de douze cents hommes, et l'obligea a se replier dans l'ancienne redoute de Montelegino, qui fermait la route de Montenotte. Le brave colonel, sentant l'importance de cette position, s'enferma dans la redoute, et resista avec opiniatrete a tous les efforts des Autrichiens. Trois fois il fut attaque par toute l'infanterie ennemie, trois fois il la repoussa. Au milieu du feu le plus meurtrier, il fit jurer a ses soldats de mourir dans la redoute, plutot que de l'abandonner. Les soldats le jurerent, et demeurerent toute la nuit sous les armes. Cet acte de courage sauva les plans du general Bonaparte, et peut-etre l'avenir de la campagne. Bonaparte, en ce moment, etait a Savone. Il n'avait pas fait retrancher le col de Montenotte, parce qu'on ne se retranche pas quand on est decide a prendre l'offensive. Il apprit ce qui s'etait passe dans la journee a Montelegino et a Voltri. Sur-le-champ il sentit que le moment etait venu de mettre son plan a execution, et il manoeuvra en consequence. Dans la nuit meme il replia sa droite, formee par la division Laharpe, en cet instant aux prises le long de la mer avec Beaulieu, et la porta par la route de Montenotte, au-devant de d'Argenteau. Il dirigea sur le meme point la division Augereau, pour soutenir la division Laharpe. Enfin, il fit marcher la division Massena par un chemin detourne, au-dela de l'Apennin, de maniere a la placer sur les derrieres meme du corps de d'Argenteau. Le 23 (12 avril) au matin, toutes ses colonnes etaient en mouvement; place lui-meme sur un tertre eleve, il voyait Laharpe et Augereau marchant sur d'Argenteau, et Massena qui, par un circuit, cheminait sur ses derrieres. L'infanterie autrichienne resista avec bravoure; mais, enveloppee de tout cote par des forces superieures, elle fut mise en deroute, et laissa deux mille prisonniers et plusieurs centaines de morts. Elle s'enfuit en desordre sur Dego, ou etait le reste de l'armee. Ainsi Bonaparte, auquel Beaulieu supposait l'intention de filer le long de la mer sur Genes, s'etait derobe tout a coup, et, se portant sur la route qui traverse l'Apennin, avait enfonce le centre ennemi, et avait debouche victorieusement au-dela des monts. Ce n'etait rien a ses yeux que d'avoir accable le centre, si les Autrichiens n'etaient a jamais separes des Piemontais. Il se porta le jour meme (23) a Carcare, pour rendre sa position plus centrale entre les deux armees coalisees. Il etait dans la vallee de la Bormida, qui coule en Italie. Plus bas, devant lui, et au fond de la vallee, se trouvaient les Autrichiens, qui s'etaient rallies a Dego, gardant la route d'Acqui en Lombardie. A sa gauche, il avait les gorges de Millesimo, qui joignent la vallee de la Bormida, et dans lesquelles se trouvaient les Piemontais, gardant la route de Ceva et du Piemont. Il fallait donc tout a la fois, qu'a sa gauche il forcat les gorges de Millesimo, pour etre maitre de la route du Piemont, et qu'en face il enlevat Dego, pour s'ouvrir la route d'Acqui et de la Lombardie. Alors maitre des deux routes, il separait pour jamais les coalises, et pouvait a volonte se jeter sur les uns ou sur les autres. Le lendemain 24 (13 avril), au matin, il porte son armee en avant; Augereau, vers la gauche, attaque Millesimo, et les divisions Massena et Laharpe s'avancent dans la vallee sur Dego. L'impetueux Augereau aborde si vivement les gorges de Millesimo, qu'il y penetre, s'y engage, et en atteint le fond, avant que le general Provera, qui etait place sur une hauteur, ait le temps de se replier. Celui-ci etait poste dans les ruines du vieux chateau de Cossaria. Se voyant enveloppe, il veut s'y defendre; Augereau l'entoure et le somme de se rendre prisonnier. Provera parlemente, et veut transiger. Il etait important de n'etre pas arrete par cet obstacle, et sur-le-champ on monte a l'assaut de la position. Les Piemontais font pleuvoir un deluge de pierres, roulent d'enormes rochers, et ecrasent des lignes entieres. Neanmoins, le brave Joubert soutient ses soldats, et gravit la hauteur a leur tete. Arrive a une certaine distance, il tombe perce d'une balle. A cette vue les soldats se replient. On est force de camper le soir au pied de la hauteur; on se protege par quelques abatis, et on veille pendant toute la nuit, pour empecher Provera de s'enfuir. De leur cote, les divisions chargees d'agir dans le fond de la vallee de la Bormida ont marche sur Dego, et en ont enleve les approches. Le lendemain doit etre la journee decisive. En effet, le 25 (14 avril), l'attaque redevient generale sur tous les points. A la gauche, Augereau, dans la gorge de Millesimo, repousse tous les efforts que fait Colli pour degager Provera, le bat toute la journee, et reduit Provera au desespoir. Celui-ci finit par deposer les armes a la tete de quinze cents hommes. Laharpe et Massena, de leur cote, fondent sur Dego, ou l'armee autrichienne s'etait renforcee, le 22 et le 23, des corps ramenes de Genes. L'attaque est terrible; apres plusieurs assauts, Dego est enleve; les Autrichiens perdent une partie de leur artillerie, et laissent quatre mille prisonniers, dont vingt-quatre officiers. Pendant cette action, Bonaparte avait remarque un jeune officier nomme Lannes, qui chargeait avec une grande bravoure; il le fit colonel sur le champ de bataille. On se battait depuis quatre jours, et on avait besoin de repos; les soldats se reposaient a peine des fatigues de la bataille, que le bruit des armes se fait de nouveau entendre. Six mille grenadiers ennemis entrent dans Dego, et nous enlevent cette position qui avait coute tant d'efforts. C'etait un des corps autrichiens qui etaient restes engages sur le versant maritime de l'Apennin, et qui repassaient les monts. Le desordre etait si grand que ce corps avait donne sans s'en douter au milieu de l'armee francaise. Le brave Wukassovich, qui commandait ces six mille grenadiers, croyant devoir se sauver par un coup d'audace, avait enleve Dego. Il faut donc recommencer la bataille, et renouveler les efforts de la veille. Bonaparte s'y porte au galop, rallie ses colonnes et les lance sur Dego. Elles sont arretees par les grenadiers autrichiens; mais elles reviennent a la charge, et, entrainees enfin par l'adjudant-general Lanusse, qui met son chapeau au bout de son epee, elles rentrent dans Dego, et recouvrent leur conquete en faisant quelques centaines de prisonniers. Ainsi Bonaparte etait maitre de la vallee de la Bormida: les Autrichiens fuyaient vers Acqui sur la route de Milan; les Piemontais, apres avoir perdu les gorges de Millesimo, se retiraient sur Ceva et Mondovi. Il etait maitre de toutes les routes; il avait neuf mille prisonniers, et jetait l'epouvante devant lui. Maniant habilement la masse de ses forces, et la portant tantot a Montenotte, tantot a Millesimo et a Dego, il avait ecrase partout l'ennemi, en se rendant superieur a lui sur chaque point. C'etait le moment de prendre une grande determination. Le plan de Carnot lui enjoignait de negliger les Piemontais, pour courir sur les Autrichiens. Bonaparte faisait cas de l'armee piemontaise, et ne voulait pas la laisser sur ses derrieres; il sentait d'ailleurs qu'il suffisait d'un nouveau coup de son epee pour la detruire; et il trouva plus prudent d'achever la ruine des Piemontais. Il ne s'engagea pas dans la vallee de la Bormida pour descendre vers le Po, a la suite des Autrichiens; il prit a gauche, s'enfonca dans les gorges de Millesimo, et suivit la route du Piemont. La division Laharpe resta seule au camp de San-Benedetto, dominant le cours du Belbo et de la Bormida, et observant les Autrichiens. Les soldats etaient accables de fatigue; ils s'etaient battus le 22 et le 23 a Montenotte, le 24 et le 25 a Millesimo et Dego, avaient perdu et repris Dego le 26, s'etaient reposes seulement le 27, et marchaient encore le 28 sur Mondovi. Au milieu de ces marches rapides, on n'avait pas le temps de leur faire des distributions regulieres; ils manquaient de tout, et ils se livrerent a quelques pillages. Bonaparte indigne sevit contre les pillards avec une grande rigueur, et montra autant d'energie a retablir l'ordre qu'a poursuivre l'ennemi. Bonaparte avait acquis en quelques jours toute la confiance des soldats. Les generaux divisionnaires etaient subjugues. On ecoutait avec attention, deja avec admiration, le langage precis et figure du jeune capitaine. Sur les hauteurs de Monte-Zemoto, qu'il faut franchir pour arriver a Ceva, l'armee apercut les belles plaines du Piemont et de l'Italie. Elle voyait couler le Tanaro, la Stura, le Po, et tous ces fleuves qui vont se rendre dans l'Adriatique; elle voyait dans le fond les grandes Alpes couvertes de neige; elle fut saisie en contemplant ces belles plaines de la _terre promise_[2]. Bonaparte etait a la tete de ses soldats; il fut emu. "Annibal, s'ecria-t-il, avait franchi les Alpes; nous, nous les avons tournees." Ce mot expliquait la campagne pour toutes les intelligences. Quelles destinees s'ouvraient alors devant nous! [Footnote 2: Expression de Bonaparte.] Colli ne defendit le camp retranche de Ceva que le temps necessaire pour ralentir un peu notre marche. Cet excellent officier avait su raffermir ses soldats, et soutenir leur courage. Il n'avait plus l'espoir de battre son redoutable ennemi; mais il voulait faire sa retraite pied a pied, et donner aux Autrichiens le temps de venir a son secours par une marche detournee, comme on lui en faisait la promesse. Il s'arreta derriere la Cursaglia, en avant de Mondovi. Serrurier, qui, au debut de la campagne, avait ete laisse a Garessio pour observer Colli, venait de rejoindre l'armee. Ainsi elle avait une division de plus. Colli etait couvert par la Cursaglia, riviere rapide et profonde, qui se jette dans le Tanaro. Sur la droite, Joubert essaya de la passer; mais il faillit se noyer sans y reussir. Sur le front, Serrurier voulut franchir le pont Saint-Michel. Il y reussit; mais Colli le laissant engager, fondit sur lui a l'improviste avec ses meilleures troupes, le refoula sur le pont, et l'obligea a repasser la riviere en desordre. La position de l'armee etait difficile. On avait sur les derrieres Beaulieu, qui se reorganisait; il importait de venir a bout de Colli au plus tot. Pourtant la position ne semblait pas pouvoir etre enlevee, si elle etait bien defendue. Bonaparte ordonna une nouvelle attaque pour le lendemain. Le 2 floreal (21 avril) on marchait sur la Cursaglia, lorsque l'on trouva les ponts abandonnes. Colli n'avait fait la resistance de la veille que pour ralentir la retraite. On le surprit en ligne a Mondovi. Serrurier decida la victoire par la prise de la redoute principale, celle de la Bicoque. Colli laissa trois mille morts ou prisonniers, et continua a se retirer. Bonaparte arriva a Cherasco, place mal defendue, mais importante par sa position au confluent de la Stura et du Tanaro, et facile a armer avec l'artillerie prise a l'ennemi. Dans cette position, Bonaparte etait a vingt lieues de Savone, son point de depart, a dix lieues de Turin, a quinze d'Alexandrie. La confusion regnait dans la cour de Turin. Le roi, qui etait fort opiniatre, ne voulait pas ceder. Les ministres d'Angleterre et d'Autriche l'obsedaient de leurs remontrances, l'engageaient a s'enfermer dans Turin, a envoyer son armee au-dela du Po, et a imiter ainsi les grands exemples de ses aieux. Ils l'effrayaient de l'influence revolutionnaire que les Francais allaient exercer dans le Piemont; ils demandaient pour Beaulieu les trois places de Tortone, Alexandrie et Valence, afin qu'il put s'enfermer et se defendre dans le triangle qu'elles forment au bord du Po. C'etait la ce qui repugnait le plus au roi de Piemont. Donner ses trois premieres places a son ambitieux voisin de la Lombardie lui etait insupportable. Le cardinal Costa le decida a se jeter dans les bras des Francais. Il lui fit sentir l'impossibilite de resister a un vainqueur si rapide, le danger de l'irriter par une longue resistance, et de le pousser ainsi a revolutionner le Piemont; tout cela pour servir une ambition etrangere et meme ennemie, celle de l'Autriche. Le roi ceda, et fit faire des ouvertures par Colli a Bonaparte. Elles arriverent a Cherasco le 4 floreal (23 avril). Bonaparte n'avait pas de pouvoir pour signer la paix; mais il etait le maitre de signer un armistice, et il s'y decida. Il avait neglige le plan du directoire, pour achever de reduire les Piemontais; il n'avait pas eu cependant pour but de conquerir le Piemont, mais seulement d'assurer ses derrieres. Pour conquerir le Piemont, il fallait prendre Turin, et il n'avait ni le materiel necessaire, ni des forces suffisantes pour fournir un corps de blocus et se reserver une armee active. D'ailleurs la campagne se bornait des lors a un siege. En s'entendant avec le Piemont, avec des garanties necessaires, il pouvait fondre en surete sur les Autrichiens et les chasser de l'Italie. On disait autour de lui qu'il fallait ne pas accorder de condition, qu'il fallait detroner un roi, le parent des Bourbons, et repandre dans le Piemont la revolution francaise. C'etait dans l'armee l'opinion de beaucoup de soldats, d'officiers et de generaux, et surtout d'Augereau, qui etait ne au faubourg Saint-Antoine, et qui en avait les opinions. Le jeune Bonaparte n'etait point de cet avis; il sentait la difficulte de revolutionner une monarchie, qui etait la seule militaire en Italie, et ou les anciennes moeurs s'etaient parfaitement conservees; il ne devait pas se creer des embarras sur sa route; il voulait marcher rapidement a la conquete de l'Italie, qui dependait de la destruction des Autrichiens et de leur expulsion au-dela des Alpes. Il ne voulait donc rien faire qui put compliquer sa situation et ralentir sa marche. En consequence il consentit a un armistice; mais il ajouta en l'accordant, que, dans l'etat respectif des armees, un armistice lui serait funeste si on ne lui donnait des garanties certaines pour ses derrieres; en consequence, il demanda qu'on lui livrat les trois places de Coni, Tortone et Alexandrie, avec tous les magasins qu'elles renfermaient, lesquels serviraient a l'armee, sauf a compter ensuite avec la republique; que les routes du Piemont fussent ouvertes aux Francais, ce qui abregeait considerablement le chemin de la France aux bords du Po; qu'un service d'etape fut prepare sur ces routes pour les troupes qui les traverseraient; et que enfin l'armee sarde fut dispersee dans les places, de maniere que l'armee francaise n'eut rien a en craindre. Ces conditions furent acceptees, et l'armistice fut signe a Cherasco, le 9 floreal (28 avril), avec le colonel Lacoste et le comte Latour. Il fut convenu que des plenipotentiaires partiraient sur-le-champ pour Paris, afin de traiter de la paix definitive. Les trois places demandees furent livrees, avec des magasins immenses. Des ce moment l'armee avait sa ligne d'operation couverte par les trois plus fortes places du Piemont; elle avait des routes sures, commodes, beaucoup plus courtes que celles qui passaient par la riviere de Genes, et des vivres en abondance; elle se renforcait d'une quantite de soldats qui, au bruit de la victoire, quittaient les hopitaux; elle possedait une artillerie nombreuse prise a Cherasco et dans les differentes places, et grand nombre de chevaux; elle etait enfin pourvue de tout, et les promesses du general etaient accomplies. Dans les premiers jours de son entree en Piemont, elle avait pille, parce qu'elle n'avait, dans ces marches rapides, recu aucune distribution. La faim apaisee, l'ordre fut retabli. Le comte de Saint-Marsan, ministre de Piemont, visita Bonaparte et sut lui plaire; le fils meme du roi voulut voir le jeune vainqueur, et lui prodigua des temoignages d'estime qui le toucherent. Bonaparte leur rendit adroitement les flatteries qu'il avait recues; il les rassura sur les intentions du directoire, et sur le danger des revolutions. Il etait sincere dans ses protestations, car il nourrissait deja une pensee qu'il laissa percer adroitement dans ses differens entretiens. Le Piemont avait manque a tous ses interets en s'alliant a l'Autriche: c'est a la France qu'il devait s'allier; c'est la France qui etait son amie naturelle, car la France, separee du Piemont par les Alpes, ne pouvait songer a s'en emparer; elle pouvait au contraire le defendre contre l'ambition de l'Autriche, et peut-etre meme lui procurer des agrandissemens. Bonaparte ne pouvait pas supposer que le directoires consentit a donner aucune partie de la Lombardie au Piemont; car elle n'etait pas conquise encore, et on voulait d'ailleurs la conquerir que pour en faire un equivalent des Pays-Bas; mais un vague espoir d'agrandissement pouvait disposer le Piemont a s'allier a la France, ce qui nous aurait valu un renfort de vingt mille hommes de troupes excellentes. Il ne promit rien, mais il sut exciter par quelques mots la convoitise et les esperances du cabinet de Turin. Bonaparte, qui joignait a un esprit positif une imagination forte et grande, et qui aimait a emouvoir, voulut annoncer ses succes d'une maniere imposante et nouvelle: il envoya son aide-de-camp Murat pour presenter solennellement au directoire vingt-et-un drapeaux pris sur l'ennemi. Ensuite il adressa a ses soldats la proclamation suivante: "Soldats, vous avez remporte en quinze jours six victoires, pris vingt-et-un drapeaux, cinquante-cinq pieces de canon, plusieurs places fortes, et conquis la partie la plus riche du Piemont; vous avez fait quinze mille prisonniers[3], tue ou blesse plus de dix mille hommes: vous vous etiez jusqu'ici battus pour des rochers steriles, illustres par votre courage, mais inutiles a la patrie; vous egalez aujourd'hui, par vos services, l'armee de Hollande et du Rhin. Denues de tout, vous avez supplee a tout. Vous avez gagne des batailles sans canons, passe des rivieres sans ponts, fait des marches forcees sans souliers, bivouaque sans eau-de-vie et souvent sans pain. Les phalanges republicaines, les soldats de la liberte, etaient seuls capables de souffrir ce que vous avez souffert: graces vous en soient rendues, soldats! La patrie reconnaissante vous devra sa prosperite; et si, vainqueurs de Toulon, vous presageates l'immortelle campagne de 1793, vos victoires actuelles en presagent une plus belle encore. Les deux armees qui naguere vous attaquaient avec audace, fuient epouvantees devant vous; les hommes pervers qui riaient de votre misere, et se rejouissaient dans leur pensee des triomphes de vos ennemis, sont confondus et tremblans. Mais, soldats, vous n'avez rien fait puisqu'il vous reste a faire. Ni Turin, ni Milan ne sont a vous: les cendres des vainqueurs de Tarquin sont encore foulees par les assassins de Basseville! On dit qu'il en est parmi vous dont le courage mollit, qui prefereraient retourner sur les sommets de l'Apennin et des Alpes? Non, je ne puis le croire. Les vainqueurs de Montenotte, de Millesimo, de Dego, de Mondovi, brulent de porter au loin la gloire du peuple francais." [Footnote 3: Ce n'est guere que dix a onze mille.] Quand ces nouvelles, ces drapeaux, ces proclamations, arriverent coup sur coup a Paris, la joie fut extreme. Le premier jour, c'etait une victoire qui ouvrait l'Apennin et donnait deux mille prisonniers; le second jour, c'etait une victoire plus decisive qui separait les Piemontais des Autrichiens, et donnait six mille prisonniers. Les jours suivans apportaient de nouveaux succes: la destruction de l'armee piemontaise a Mondovi, la soumission du Piemont a Cherasco, et la certitude d'une paix prochaine qui en presageait d'autres. La rapidite des succes, le nombre des prisonniers, depassaient tout ce qu'on avait encore vu. Le langage de ces proclamations rappelait l'antiquite, et etonnait les esprits. On se demandait de toutes parts quel etait ce jeune general dont le nom, connu de quelques appreciateurs, et inconnu de la France, eclatait pour la premiere fois. On ne le prononcait pas bien encore, et on se disait avec joie que la republique voyait s'elever tous les jours de nouveaux talens pour l'illustrer et la defendre. Les conseils deciderent par trois fois que l'armee d'Italie avait bien merite de la patrie, et decreterent une fete a la Victoire pour celebrer l'heureux debut de la campagne. L'aide-de-camp envoye par Bonaparte presenta les drapeaux au directoire. La ceremonie fut imposante. On recut ce jour-la plusieurs ambassadeurs etrangers, et le gouvernement parut entoure d'une consideration toute nouvelle. Le Piemont soumis, le general Bonaparte n'avait plus qu'a marcher a la poursuite des Autrichiens et a courir a la conquete de l'Italie. La nouvelle des victoires des Francais avait profondement agite tous les peuples de cette contree. Il fallait que celui qui allait y entrer fut aussi profond politique que grand capitaine, pour s'y conduire avec prudence. On sait comment l'Italie se presente a qui debouche de l'Apennin. Les Alpes, les plus grandes montagnes de notre Europe, apres avoir decrit un vaste demi-cercle au couchant, dans lequel elles renferment la Haute-Italie, retournent sur elles-memes, et s'enfoncent tout a coup en ligne oblique vers le midi, formant ainsi une longue peninsule baignee par l'Adriatique et la Mediterranee. Bonaparte, arrivant du couchant, et ayant franchi la chaine au point ou elle s'abaisse, et va, sous le nom d'Apennin, former la peninsule, avait en face le beau demi-cercle de la Haute-Italie, et a sa droite, cette peninsule etroite et profonde qui forme l'Italie inferieure. Une foule de petits etats divisaient cette contree qui soupira toujours apres l'unite, sans laquelle il n'y a pas de grande existence nationale. Bonaparte venait de traverser l'etat de Genes, qui est place de ce cote-ci de l'Apennin, et le Piemont qui est au-dela. Genes, antique republique, constituee par Doria, avait seule conserve une veritable energie entre tous les gouvernemens italiens. Placee entre les deux armees belligerantes depuis quatre ans, elle avait su maintenir sa neutralite, et s'etait menage ainsi tous les profits du commerce. Entre sa capitale et le littoral, elle comptait a peu pres cent mille habitans; elle entretenait ordinairement trois a quatre mille hommes de troupes; elle pouvait au besoin armer tous les paysans de l'Apennin, et en former une milice excellente; elle etait riche en revenus. Deux partis la divisaient: le parti contraire a la France avait eu l'avantage, et avait expulse plusieurs familles. Le directoire dut demander le rappel de ces familles, et une indemnite pour l'attentat commis sur la fregate _la Modeste_. En quittant Genes, et en s'enfoncant a droite dans la peninsule, le long du revers meridional de l'Apennin, se presentait d'abord l'heureuse Toscane, placee sur les deux bords de l'Arno, sous le soleil le plus doux, et dans l'une des parties les mieux abritees de l'Italie. Une portion de cette contree formait la petite republique de Lucques, peuplee de cent quarante mille habitans; le reste formait le grand-duche de Toscane, gouverne recemment par l'archiduc Leopold, et maintenant par l'archiduc Ferdinand. Dans ce pays, le plus eclaire et le plus poli de l'Italie, la philosophie du dix-huitieme siecle avait doucement germe. Leopold y avait accompli ses belles reformes legislatives, et avait tente avec succes les experiences les plus honorables pour l'humanite. L'eveque de Pistoie y avait meme commence une espece de reforme religieuse, en y propageant les doctrines jansenistes. Quoique la revolution eut effraye les esprits doux et timides de la Toscane, cependant c'etait la que la France avait le plus d'appreciateurs et d'amis. L'archiduc, quoique Autrichien, avait ete l'un des premiers princes de l'Europe a reconnaitre notre republique. Il avait un million de sujets, six mille hommes de troupes, et un revenu de quinze millions. Malheureusement la Toscane etait de toutes les principautes italiennes la plus incapable de se defendre. Apres la Toscane venait l'Etat de l'Eglise. Les provinces soumises au pape, s'etendant sur les deux versans de l'Apennin, du cote de l'Adriatique et de la Mediterranee, etaient les plus mal administrees de l'Europe. Elles n'avaient que leur belle agriculture, ancienne tradition des ages recules, qui est commune a toute l'Italie, et qui supplee aux richesses de l'industrie bannie depuis long-temps de son sein. Excepte dans les legations de Bologne et de Ferrare, ou regnait un mepris profond pour le gouvernement des pretres, et a Rome, antique depot du savoir et des arts, ou quelques seigneurs avaient partage la philosophie de tous les grands de l'Europe, les esprits etaient restes dans la plus honteuse barbarie. Un peuple superstitieux et sauvage, des moines paresseux et ignorans, formaient cette population de deux millions et demi de sujets. L'armee etait de quatre a cinq mille soldats, on sait de quelle qualite. Le pape, prince vaniteux, magnifique, jaloux de son autorite et de celle du Saint-Siege, avait une haine profonde pour la philosophie du dix-huitieme siecle; il croyait rendre a la chaire de saint Pierre une partie de son influence en deployant une grande pompe, et il faisait executer des travaux utiles aux arts. Comptant sur la majeste de sa personne, et le charme de ses paroles qui etait grand, il avait essaye jadis un voyage aupres de Joseph II, pour le ramener aux doctrines de l'Eglise, et pour conjurer la philosophie qui semblait s'emparer de l'esprit de ce prince. Ce voyage n'avait point ete heureux. Le pontife, plein d'horreur pour la revolution francaise, avait lance l'anatheme contre elle, et preche une croisade; il avait meme souffert a Rome l'assassinat de l'agent francais Basseville. Excites par les moines, ses sujets partageaient sa haine pour la France, et furent saisis de fureurs fanatiques en apprenant le succes de nos armes. L'extremite de la peninsule et la Sicile composent le royaume de Naples, le plus puissant de l'Italie, le plus analogue par l'ignorance et la barbarie a l'etat de Rome, et plus mal gouverne encore, s'il est possible. La regnait un Bourbon, prince doux et imbecile, voue a une seule espece de soin, la peche. Elle absorbait tous ses momens, et pendant qu'il s'y livrait, le gouvernement de son royaume etait abandonne a sa femme, princesse autrichienne, soeur de la reine de France Marie-Antoinette. Cette princesse d'un esprit capricieux, de passions desordonnees, ayant un favori vendu aux Anglais, le ministre Acton, conduisait les affaires d'une maniere insensee. Les Anglais, dont la politique fut toujours de prendre pied sur le continent, en dominant les petits etats qui en bordent le littoral, avaient essaye de s'impatroniser a Naples comme en Portugal et en Hollande. Ils excitaient la haine de la reine contre la France, et lui soufflaient avec cette haine l'ambition de dominer l'Italie. La population du royaume de Naples etait de six millions d'habitans; l'armee de soixante mille hommes; mais bien differens de ces soldats dociles et braves du Piemont, les soldats napolitains, vrais lazzaroni, sans tenue, sans discipline, avaient la lachete ordinaire des armees privees d'organisation. Naples avait toujours promis de reunir trente mille hommes a l'armee de Dewins, et n'avait envoye que deux mille quatre cents hommes de cavalerie, bien montee et assez bonne. Tels etaient les principaux etats situes dans la peninsule, a la droite de Bonaparte. En face de lui, dans le demi-cercle de la Haute-Italie, il trouvait d'abord, sur le penchant de l'Apennin, le duche de Parme, Plaisance et Guastalla, comprenant cinq cent mille habitans, entretenant trois mille hommes de troupes, fournissant quatre millions de revenu, et gouverne par un prince espagnol qui etait ancien eleve de Condillac, et qui, malgre une saine education, etait tombe sous le joug de moines et des pretres. Un peu plus a droite encore, toujours sur le penchant de l'Apennin, se trouvaient le duche de Modene, Reggio, la Mirandole, peuple de quatre cent mille habitans, ayant six mille hommes sous les armes, et place sous l'autorite du dernier descendant de l'illustre maison d'Est. Ce prince defiant avait concu une telle crainte de l'esprit du siecle, qu'il etait devenu prophete a force de peur, et avait prevu la revolution. On citait ses predictions. Dans ses terreurs, il avait songe a se premunir contre les coups du sort, et avait amasse d'immenses richesses en pressurant ses etats. Avare et timide, il etait meprise de ses sujets, qui sont les plus eveilles, les plus malicieux de l'Italie, et les plus disposes a embrasser les idees nouvelles. Plus loin, au-dela du Po, venait la Lombardie, gouvernee pour l'Autriche par un archiduc. Cette belle et fertile plaine, placee entre les eaux des Alpes qui la fecondent, et celles de l'Adriatique qui lui apportent les richesses de l'Orient, couverte de bles, de riz, de paturages, de troupeaux, et riche entre toutes les provinces du monde, etait mecontente de ses maitres etrangers. Elle etait guelfe encore, malgre son long esclavage. Elle contenait douze cent mille habitans. Milan, la capitale, fut toujours l'une des villes les plus eclairees de l'Italie: moins favorisee sous le rapport des arts que Florence ou Rome, elle etait plus voisine cependant des lumieres du Nord, et elle renfermait grand nombre d'hommes qui souhaitaient la regeneration civile et politique des peuples. Enfin le dernier etat de la Haute-Italie etait l'antique republique de Venise. Cette republique, avec sa vieille aristocratie inscrite au Livre d'or, son inquisition d'etat, son silence, sa politique defiante et cauteleuse, n'etait plus pour ses sujets ni ses voisins une puissance redoutable. Avec ses provinces de terre-ferme situees au pied du Tyrol, et celles d'Illyrie, elle comptait a peu pres trois millions de sujets. Elle pouvait lever jusqu'a cinquante mille Esclavons, bons soldats, parce qu'ils etaient bien disciplines, bien entretenus et bien payes. Elle etait riche d'une antique richesse; mais on sait que depuis deux siecles son commerce avait passe dans l'Ocean et porte ses tresors chez les insulaires de l'Atlantique. Elle conservait a peine quelques vaisseaux; et les passages des lagunes etaient presque combles. Cependant elle etait puissante encore en revenus. Sa politique consistait a amuser ses peuples, a les assoupir par le plaisir et le repos, et a observer la plus grande neutralite a l'egard des puissances. Cependant les nobles de terre-ferme etaient jaloux du Livre d'or, et supportaient impatiemment le joug de la noblesse retranchee dans les lagunes. A Venise meme, une bourgeoisie assez riche commencait a reflechir. En 1793, la coalition avait force le senat a se prononcer contre la France; il avait cede, mais il revint a sa politique neutre, des qu'on commenca a traiter avec la republique francaise. Comme on l'a vu precedemment, il s'etait presse autant que la Prusse et la Toscane pour envoyer un ambassadeur a Paris. Maintenant encore, cedant aux instances du directoire, il venait de signifier au chef de la maison de Bourbon, alors Louis XVIII, de quitter Verone. Ce prince partit, mais en declarant qu'il exigeait la restitution d'une armure donnee par son aieul Henri IV au senat, et la suppression du nom de sa famille des pages du Livre d'or. Telle etait alors l'Italie. L'esprit general du siecle y avait penetre, et enflamme beaucoup de tetes. Les habitans n'y souhaitaient pas tous une revolution, surtout ceux qui se souvenaient des epouvantables scenes qui avaient ensanglante la notre; mais tous, quoique a des degres differens, desiraient une reforme; et il n'y avait pas un coeur qui ne battit a l'idee de l'independance et de l'unite de la patrie italienne. Ce peuple d'agriculteurs, de bourgeois, d'artistes, de nobles, les pretres exceptes qui ne connaissaient que l'Eglise pour patrie, s'enflammait a l'espoir de voir toutes les parties du pays reunies en une seule, sous un meme gouvernement, republicain ou monarchique, mais italien. Certes, une population de vingt millions d'ames, des cotes et un sol admirables, de grands ports, de magnifiques villes, pouvaient composer un etat glorieux et puissant! Il ne manquait qu'une armee. Le Piemont seul, toujours engage dans les guerres du continent, avait des troupes braves et disciplinees. Sans doute la nature etait loin d'avoir refuse le courage naturel aux autres parties de l'Italie; mais le courage naturel n'est rien sans une forte organisation militaire. L'Italie n'avait pas un regiment qui put supporter la vue des baionnettes francaises ou autrichiennes. A l'approche des Francais, les ennemis de la reforme politique furent frappes d'epouvante; ses partisans transportes de joie. La masse entiere etait dans l'anxiete; elle avait des pressentimens vagues, incertains; elle ne savait s'il fallait craindre ou esperer. Bonaparte, en entrant en Italie, avait le projet et l'ordre d'en chasser les Autrichiens. Son gouvernement voulant, comme on l'a dit, se procurer la paix, ne songeait a conquerir la Lombardie que pour la rendre a l'Autriche, et forcer celle-ci a ceder les Pays-Bas. Bonaparte ne pouvait donc guere songer a affranchir l'Italie; d'ailleurs avec trente et quelques mille hommes pouvait-il afficher un but politique? Cependant les Autrichiens une fois rejetes au-dela des Alpes, et sa puissance bien assuree, il pouvait exercer une grande influence, et, suivant les evenemens, tenter de grandes choses. Si, par exemple, les Autrichiens battus partout, sur le Po, sur le Rhin et le Danube, etaient obliges de ceder meme la Lombardie; si les peuples vraiment enflammes pour la liberte se prononcaient pour elle a l'approche des armees francaises, alors de grandes destinees s'ouvraient pour l'Italie! Mais en attendant, Bonaparte devait n'afficher aucun but pour ne pas irriter tous les princes qu'il laissait sur ses derrieres. Son intention etait donc de ne montrer aucun projet revolutionnaire, mais de ne point contrarier non plus l'essor des imaginations, et d'attendre les effets de la presence des Francais sur le peuple italien. C'est ainsi qu'il avait evite d'encourager les mecontens du Piemont, parce qu'il y voyait un pays difficile a revolutionner, un gouvernement fort, et une armee dont l'alliance pouvait etre utile. L'armistice de Cherasco etait a peine signe qu'il se mit en route. Beaucoup de gens dans l'armee desapprouvaient une marche en avant. Quoi! disaient-ils, nous ne sommes que trente et quelques mille, nous n'avons revolutionne ni le Piemont ni Genes, nous laissons derriere nous ces gouvernemens, nos ennemis secrets, et nous allons essayer le passage d'un grand fleuve comme le Po! nous lancer a travers la Lombardie, et decider, peut-etre, par notre presence, la republique de Venise a jeter cinquante mille hommes dans la balance! Bonaparte avait l'ordre d'avancer, et il n'etait pas homme a rester en arriere d'un ordre audacieux; mais il l'executait parce qu'il l'approuvait, et il l'approuvait par des raisons profondes. Le Piemont et Genes nous embarrasseraient bien plus, disait-il, s'ils etaient en revolution: grace a l'armistice, nous avons une route assuree par trois places fortes; tous les gouvernemens de l'Italie seront soumis, si nous savons rejeter les Autrichiens au-dela des Alpes; Venise tremblera si nous sommes victorieux a ses cotes, le bruit de notre canon la decidera meme a s'allier a nous; il faut donc s'avancer non pas seulement au-dela du Po, mais de l'Adda, du Mincio, jusqu'a la belle ligne de l'Adige; la nous assiegerons Mantoue, et nous ferons trembler toute l'Italie sur nos derrieres. La tete du jeune general, enflammee par sa marche, concevait meme des projets plus gigantesques encore que ceux qu'il avouait a son armee. Il voulait, apres avoir aneanti Beaulieu, s'enfoncer dans le Tyrol, repasser les Alpes une seconde fois, et se jeter dans la vallee du Danube, pour s'y reunir aux armees parties des bords du Rhin. Ce projet colossal et imprudent etait un tribut qu'un esprit vaste et precis ne pouvait manquer de payer a la double presomption de la jeunesse et du succes. Il ecrivit a son gouvernement pour etre autorise a l'executer. Il etait entre en campagne le 20 germinal (9 avril); la soumission du Piemont etait terminee le 9 floreal (28 avril) par l'armistice de Cherasco; il y avait employe dix-huit jours. Il partit sur-le-champ afin de poursuivre Beaulieu. Il avait stipule avec le Piemont qu'on lui livrerait Valence pour y passer le Po; mais cette condition etait une feinte, car ce n'est pas a Valence qu'il voulait passer ce fleuve. Beaulieu, en apprenant l'armistice, avait songe a s'emparer, par surprise, des trois places de Tortone, Valence et Alexandrie. Il ne reussit a surprendre que Valence, dans laquelle il jeta les Napolitains; voyant ensuite Bonaparte s'avancer rapidement, il se hata de repasser le Po, pour mettre ce fleuve entre lui et l'armee francaise. Il alla camper a Valeggio, au confluent du Po et du Tesin, vers le sommet de l'angle forme par ces deux fleuves. Il y eleva quelques retranchemens pour consolider sa position, et s'opposer au passage de l'armee francaise. Bonaparte, en quittant les etats du roi de Piemont, et en entrant dans les etats du duc de Parme, recut des envoyes de ce prince, qui venaient interceder la clemence du vainqueur. Le duc de Parme etait parent de l'Espagne; il fallait donc avoir a son egard des menagemens qui, du reste, entraient dans les projets du general. Mais on pouvait exercer sur lui quelques-uns des droits de la guerre. Bonaparte recut ses envoyes au passage de la Trebbia; il affecta quelque courroux de ce que le duc de Parme n'avait pas saisi, pour faire sa paix, le moment ou l'Espagne, sa parente, traitait avec la republique francaise. Ensuite il accorda un armistice, en exigeant un tribut de deux millions en argent, dont la caisse de l'armee avait un grand besoin; seize cents chevaux necessaires a l'artillerie et aux bagages, une grande quantite de ble et d'avoine; la faculte de traverser le duche, et l'etablissement d'hopitaux pour ses malades, aux frais du prince. Le general ne se borna pas la: il aimait et sentait les arts comme un Italien; il savait tout ce qu'ils ajoutent a la splendeur d'un empire, et l'effet moral qu'ils produisent sur l'imagination des hommes: il exigea vingt tableaux au choix des commissaires francais, pour etre transportes a Paris. Les envoyes du duc, trop heureux de desarmer, a ce prix, le courroux du general, consentirent a tout, et se haterent d'executer les conditions de l'armistice. Cependant ils offraient un million pour sauver le tableau de saint Jerome. Bonaparte dit a l'armee: "Ce million, nous l'aurions bientot depense, et nous en trouverons bien d'autres a conquerir. Un chef-d'oeuvre est eternel, il parera notre patrie." Le million fut refuse. Bonaparte, apres s'etre donne les avantages de la conquete sans ses embarras, continua sa marche. La condition contenue dans l'armistice de Cherasco, relativement au passage du Po a Valence, la direction des principales colonnes francaises vers cette ville, tout faisait croire que Bonaparte allait tenter le passage du fleuve dans ses environs. Tandis que le gros de son armee etait deja reuni sur le point ou Beaulieu s'attendait au passage, le 17 floreal (6 mai), il prend, avec un corps de trois mille cinq cents grenadiers, sa cavalerie et vingt-quatre pieces de canon, descend le long du Po, et arrive le 18 au matin a Plaisance, apres une marche de seize lieues et de trente-six heures. La cavalerie avait saisi en route tous les bateaux qui se trouvaient sur les bords du fleuve, et les avait amenes a Plaisance. Elle avait pris beaucoup de fourrages, et la pharmacie de l'armee autrichienne. Un bac transporte l'avant-garde commandee par le colonel Lannes. Cet officier, a peine arrive a l'autre bord, fond avec ses grenadiers sur quelques detachemens autrichiens, qui couraient sur la rive gauche du Po, et les disperse. Le reste des grenadiers franchit successivement le fleuve, et on commence a construire un pont pour le passage de l'armee, qui avait recu l'ordre de descendre a son tour sur Plaisance. Ainsi, par une feinte et une marche hardie, Bonaparte se trouvait au-dela du Po, et avec l'avantage d'avoir tourne le Tesin. Si, en effet, il eut passe plus haut, outre la difficulte de le faire en presence de Beaulieu, il aurait donne contre le Tesin, et aurait eu encore un passage a effectuer. Mais, a Plaisance, cet inconvenient n'existait plus, car le Tesin est deja reuni au Po. Le 18 mai, la division Liptai, avertie la premiere, s'etait portee a Fombio, a une petite distance du Po, sur la route de Pizzighitone. Bonaparte, ne voulant pas la laisser s'etablir dans une position ou toute l'armee autrichienne allait se rallier, et ou il pouvait etre ensuite oblige de recevoir la bataille avec le Po a dos, se hate de combattre avec ce qu'il avait de forces sous la main. Il fond sur cette division qui s'etait retranchee, la deloge apres une action sanglante, et lui fait deux mille prisonniers. Le reste de la division, gagnant la route de Pizzighitone, va s'enfermer dans cette place. Le soir du meme jour, Beaulieu, averti du passage du Po a Plaisance, arrivait au secours de la division Liptai. Il ignorait le desastre de cette division; il donna dans les avant-postes francais, fut accueilli chaudement et oblige de se replier en toute hate. Malheureusement le brave general Laharpe, si utile a l'armee par son intelligence et sa bravoure, fut tue par ses propres soldats, au milieu de l'obscurite de la nuit. Toute l'armee regretta ce brave Suisse, que la tyrannie de Berne avait conduit en France. Le Po franchi, le Tesin tourne, Beaulieu battu et hors d'etat de tenir la campagne, la route de Milan etait ouverte. Il etait naturel a un vainqueur de vingt-six ans d'etre impatient d'y entrer. Mais avant tout, Bonaparte desirait achever de detruire Beaulieu. Pour cela, il ne voulait pas se contenter de le battre, il voulait encore le tourner, lui couper sa retraite, et l'obliger, s'il etait possible, a mettre bas les armes. Il fallait, pour arriver a ce but, le prevenir au passage des fleuves. Une multitude de fleuves descendent des Alpes, et traversent la Lombardie pour se rendre dans le Po ou dans l'Adriatique. Apres le Po et le Tesin, viennent l'Adda, l'Oglio, le Mincio, l'Adige et quantite d'autres encore. Bonaparte avait maintenant devant lui l'Adda, qu'il n'avait pas pu tourner comme le Tesin, parce qu'il aurait fallu ne traverser le Po qu'a Cremone. On passe l'Adda a Pizzighitone; mais les debris de la division Liptai venaient de se jeter dans cette place. Bonaparte se hata de remonter l'Adda, pour arriver au pont de Lodi. Beaulieu y etait bien avant lui. On ne pouvait donc pas le prevenir au passage de ce fleuve. Mais Beaulieu n'avait a Lodi que douze mille hommes et quatre mille cavaliers. Deux autres divisions, sous Colli et Wukassovich, avaient fait un detour sur Milan, pour jeter garnison dans le chateau, et devaient revenir ensuite sur l'Adda pour le passer a Cassano, fort au-dessus de Lodi. En essayant donc de franchir l'Adda a Lodi, malgre la presence de Beaulieu, on pouvait arriver sur l'autre rive avant que les deux divisions, qui devaient passer a Cassano, eussent acheve leur mouvement. Alors, il y avait espoir de les couper. Bonaparte se trouve devant Lodi le 20 floreal (9 mai). Cette ville est placee sur la rive meme par laquelle arrivait l'armee francaise. Bonaparte la fait attaquer a l'improviste, et y penetre malgre les Autrichiens. Ceux-ci, quittant alors la ville, se retirent par le pont, et vont se reunir sur l'autre rive au gros de leur armee. C'est sur ce pont qu'il fallait passer, en sortant de Lodi, pour franchir l'Adda. Douze mille hommes d'infanterie et quatre mille cavaliers etaient ranges sur le bord oppose; vingt pieces d'artillerie enfilaient le pont; une nuee de tirailleurs etaient places sur les rives. Il n'etait pas d'usage a la guerre de braver de pareilles difficultes: un pont defendu par seize mille hommes et vingt pieces d'artillerie etait un obstacle qu'on ne cherchait pas a surmonter. Toute l'armee francaise s'etait mise a l'abri du feu derriere les murs de Lodi, attendant ce qu'ordonnerait le general. Bonaparte sort de la ville, parcourt tous les bords du fleuve au milieu d'une grele de balles et de mitraille, et, apres avoir arrete son plan, rentre dans Lodi pour le faire executer. Il ordonne a sa cavalerie de remonter l'Adda pour aller essayer de le passer a gue au-dessus du pont; puis il fait former une colonne de six mille grenadiers; il parcourt leurs rangs, les encourage, et leur communique, par sa presence et par ses paroles, un courage extraordinaire. Alors il ordonne de deboucher par la porte qui donnait sur le pont, et de marcher au pas de course. Il avait calcule que, par la rapidite du mouvement, la colonne n'aurait pas le temps de souffrir beaucoup. Cette colonne redoutable serre ses rangs, et debouche en courant sur le pont. Un feu epouvantable est vomi sur elle; la tete entiere est renversee. Neanmoins elle avance: arrivee au milieu du pont, elle hesite, mais les generaux la soutiennent de la voix et de leur exemple. Elle se raffermit, marche en avant, arrive sur les pieces et tue les canonniers qui veulent les defendre. Dans cet instant, l'infanterie autrichienne s'approche a son tour pour soutenir son artillerie; mais apres ce qu'elle venait de faire, la terrible colonne ne craignait plus les baionnettes; elle fond sur les Autrichiens au moment ou notre cavalerie, qui avait trouve un gue, menacait leurs flancs; elle les renverse, les disperse, et leur fait deux mille prisonniers. Ce coup d'audace extraordinaire avait frappe les Autrichiens d'etonnement; mais malheureusement il devenait inutile. Colli et Wukassovich etaient parvenus a gagner la chaussee de Brescia, et ne pouvaient plus etre coupes. Si le resultat etait manque, du moins la ligne de l'Adda se trouvait emportee, le courage des soldats etait au plus haut point d'exaltation, leur devouement pour leur general, au comble. Dans leur gaiete ils imaginerent un usage singulier qui peint le caractere national. Les plus vieux soldats s'assemblerent un jour, et, trouvant leur general bien jeune, imaginerent de le faire passer par tous les grades: a Lodi, ils le nommerent caporal, et le saluerent, quand il parut au camp, du titre, si fameux depuis, de _petit caporal_. On les verra plus tard lui en conferer d'autres, a mesure qu'il les avait merites. L'armee autrichienne etait assuree de sa retraite sur le Tyrol; il n'y avait plus aucune utilite a la suivre. Bonaparte songea alors a se rabattre sur la Lombardie, pour en prendre possession, et pour l'organiser. Les debris de la division Liptai s'etaient retranches a Pizzighitone, et pouvaient en faire une place forte. Il s'y porta pour les en chasser. Il se fit ensuite preceder par Massena a Milan; Augereau retrograda pour occuper Pavie. Il voulait imposer a cette grande ville, celebre par son universite, et lui faire voir l'une des plus belles divisions de l'armee. Les divisions Serrurier et Laharpe furent laissees a Pizzighitone, Lodi, Cremone et Cassano, pour garder l'Adda. Bonaparte songea enfin a se rendre a Milan. A l'approche de l'armee francaise, les partisans de l'Autriche, et tous ceux qu'epouvantait la renommee de nos soldats, qu'on disait aussi barbares que courageux, avaient fui, et couvraient les routes de Brescia et du Tyrol. L'archiduc etait parti, et on l'avait vu verser des larmes en quittant sa belle capitale. La plus grande partie des Milanais se livraient a l'esperance et attendaient notre armee dans les plus favorables dispositions. Quand ils eurent recu la premiere division commandee par Massena, et qu'ils virent ces soldats dont la renommee etait si effrayante, respecter les proprietes, menager les personnes, et manifester la bienveillance naturelle a leur caractere, ils furent pleins d'enthousiasme, et les comblerent des meilleurs traitemens. Les patriotes accourus de toutes les parties d'Italie, attendaient ce jeune vainqueur dont les exploits etaient si rapides, et dont le nom italien leur etait si doux a prononcer. Sur-le-champ on envoya le comte de Melzi au devant de Bonaparte pour lui promettre obeissance. On forma une garde nationale, et on l'habilla aux trois couleurs, vert, rouge et blanc; le duc de Serbelloni fut charge de la commander. On eleva un arc de triomphe pour y recevoir le general francais. Le 26 floreal (15 mai), un mois apres l'ouverture de la campagne, Bonaparte fit son entree a Milan. Le peuple entier de cette capitale etait accouru a sa rencontre. La garde nationale etait sous les armes. La municipalite vint lui remettre les cles de la ville. Les acclamations le suivirent pendant toute sa marche, jusqu'au palais Serbelloni, ou etait prepare son logement. Maintenant l'imagination des Italiens lui etait acquise comme celle des soldats, et il pouvait agir par la force morale, autant que par la force physique. Son but n'etait pas de s'arreter a Milan plus qu'il n'avait fait a Cherasco, apres la soumission du Piemont. Il voulait y sejourner assez pour organiser provisoirement la province, pour en tirer les ressources necessaires a son armee, et pour regler toutes choses sur ses derrieres. Son projet ensuite etait toujours de courir a l'Adige et a Mantoue, et s'il etait possible, jusque dans le Tyrol et au-dela des Alpes. Les Autrichiens avaient laisse deux mille hommes dans le chateau de Milan. Bonaparte le fit investir sur-le-champ. On convint avec le commandant du chateau qu'il ne tirerait pas sur la ville, car elle etait une propriete autrichienne qu'il n'avait pas interet a detruire. Les travaux du siege furent commences sur-le-champ. Bonaparte, sans se trop engager avec les Milanais, et sans leur promettre une independance qu'il ne pouvait pas leur assurer, leur donna cependant assez d'esperances pour exciter leur patriotisme. Il leur tint un langage energique, et leur dit, que pour avoir la liberte, il fallait la meriter, en l'aidant a soustraire pour jamais l'Italie a l'Autriche. Il institua provisoirement une administration municipale. Il fit former des gardes nationales partout, afin de donner un commencement d'organisation militaire a la Lombardie. Il s'occupa ensuite des besoins de son armee, et fut oblige de frapper une contribution de 20 millions sur le Milanais. Cette mesure lui semblait facheuse, parce qu'elle devait retarder la marche de l'esprit public; mais elle ne fut cependant pas trop mal accueillie; d'ailleurs elle etait indispensable. Grace aux magasins trouves dans le Piemont, aux bles fournis par le duc de Parme, l'armee etait dans une grande abondance de vivres. Les soldats engraissaient, ils mangeaient du bon pain, de la bonne viande, et buvaient de l'excellent vin. Ils etaient contens, et commencaient a observer une exacte discipline. Il ne restait plus qu'a les habiller. Couverts de leurs vieux habits des Alpes, ils etaient deguenilles, et n'etaient imposans que par leur renommee, leur tenue martiale, et leur belle discipline. Bonaparte trouva bientot de nouvelles ressources. Le duc de Modene, dont les etats longeaient le Po, au-dessous de ceux du duc de Parme, lui depecha des envoyes pour obtenir les memes conditions que le duc de Parme. Ce vieux prince avare, voyant toutes ses predictions realisees, s'etait sauve a Venise, avec ses tresors, abandonnant le gouvernement de ses etats a une regence. Ne voulant pas cependant les perdre, il demandait a traiter. Bonaparte ne pouvait accorder la paix, mais il pouvait accorder des armistices, qui equivalaient a une paix, et qui le rendaient maitre de toutes les existences en Italie. Il exigea 10 millions, des subsistances de toute espece, des chevaux, et des tableaux. Avec ces ressources obtenues dans le pays, il etablit, sur les bords du Po, de grands magasins, des hopitaux fournis d'effets pour quinze mille malades, et remplit toutes les caisses de l'armee. Se jugeant meme assez riche, il achemina sur Genes quelques millions pour le directoire. Comme il savait en outre que l'armee du Rhin manquait de fonds, et que cette penurie arretait son entree en campagne, il fit envoyer par la Suisse un million a Moreau. C'etait un acte de bon camarade, qui lui etait honorable et utile; car il importait que Moreau entrat en campagne pour empecher les Autrichiens de porter leurs principales forces en Italie. A la vue de toutes ces choses, Bonaparte se confirmait davantage dans ses projets. Il n'etait pas necessaire, selon lui, de marcher contre les princes d'Italie; il ne fallait agir que contre les Autrichiens; tant qu'on resisterait a ceux-ci, et qu'on pourrait leur interdire le retour en Lombardie, tous les etats italiens, tremblant sous l'ascendant de l'armee francaise, se soumettraient l'un apres l'autre. Les ducs de Parme et de Modene s'etaient soumis. Rome, Naples, en feraient autant, si l'on restait maitre des portes de l'Italie. Il fallait de meme garder l'expectative a l'egard des peuples; et, sans renverser les gouvernemens, attendre que les sujets se soulevassent eux-memes. Mais, au milieu de ces pensees si justes, de ces travaux si vastes, une contrariete des plus facheuses vint l'arreter. Le directoire etait enchante de ses services; mais Carnot, en lisant ses depeches, ecrites avec energie et precision, et aussi avec une imagination extreme, fut epouvante de ses plans gigantesques. Il trouvait avec raison, que vouloir traverser le Tyrol, et franchir les Alpes une seconde fois, etait un projet trop extraordinaire, et meme impossible; mais a son tour, pour corriger le projet du jeune capitaine, il en concevait un autre bien plus dangereux. La Lombardie conquise, il fallait se replier, suivant Carnet, dans la peninsule, aller punir le pape et les Bourbons de Naples, et chasser les Anglais de Livourne, ou le duc de Toscane les laissait dominer. Pour cela Carnot ordonnait, au nom du directoire, de partager l'armee d'Italie en deux, d'en laisser une partie en Lombardie, sous les ordres de Kellermann, et de faire marcher l'autre sur Rome et sur Naples, sous les ordres de Bonaparte. Ce projet desastreux renouvelait la faute que les Francais ont toujours faite, de s'enfoncer dans la peninsule avant d'etre maitres de la Haute-Italie. Ce n'est pas au pape, au roi de Naples, qu'il faut disputer l'Italie, c'est aux Autrichiens. Or, la ligne d'operation n'est pas alors sur le Tibre, mais sur l'Adige. L'impatience de posseder nous porta toujours a Rome, a Naples, et pendant que nous courions dans la peninsule, nous vimes toujours la route se fermer sur nous. Il etait naturel a des republicains de vouloir sevir contre un pape et un Bourbon; mais ils commettaient la faute des anciens rois de France. Bonaparte, dans son projet de se jeter dans la vallee du Danube, n'avait vu que les Autrichiens; c'etait en lui l'exageration de la verite chez un esprit juste, mais jeune; il ne pouvait donc, apres une pareille conviction, consentir a marcher dans la peninsule; d'ailleurs, sentant l'importance de l'unite de direction dans une conquete qui exigeait autant de genie politique que de genie militaire, il ne pouvait supporter l'idee de partager le commandement avec un vieux general, brave, mais mediocre, et plein d'amour-propre. C'etait en lui l'egoisme si legitime du genie, qui veut faire seul sa tache, parce qu'il se sent seul capable de la remplir. Il se conduisit ici comme sur le champ de bataille; il hasarda son avenir, et offrit sa demission dans une lettre aussi respectueuse que hardie. Il sentait bien qu'on n'oserait pas l'accepter; mais il est certain qu'il aimait encore mieux se demettre qu'obeir, car il ne pouvait consentir a laisser perdre sa gloire et l'armee, en executant un mauvais plan. Opposant la raison la plus lumineuse aux erreurs du directeur Carnot, il dit qu'il fallait toujours faire face aux Autrichiens, et s'occuper d'eux seuls; qu'une simple division, s'echelonnant en arriere sur le Po et sur Ancone, suffirait pour epouvanter la peninsule, et obliger Rome et Naples a demander quartier. Il se disposa sur-le-champ a partir de Milan, pour courir a l'Adige et faire le siege de Mantoue. Il se proposait d'attendre la les nouveaux ordres du directoire, et la reponse a ses depeches. Il publia une nouvelle proclamation a ses soldats, qui devait frapper vivement leur imagination, et qui etait faite aussi pour agir fortement sur celle du pape et du roi de Naples. "Soldats, vous vous etes precipites comme un torrent du haut de l'Apennin; vous avez culbute, disperse tout ce qui s'opposait a votre marche. Le Piemont, delivre de la tyrannie autrichienne, s'est livre a ses sentimens naturels de paix et d'amitie pour la France. Milan est a vous, et le pavillon republicain flotte dans toute la Lombardie. Les ducs de Parme et de Modene ne doivent leur existence politique qu'a votre generosite. L'armee qui vous menacait avec orgueil ne trouve plus de barriere qui la rassure contre votre courage; le Po, le Tesin, l'Adda, n'ont pu vous arreter un seul jour; ces boulevarts tant vantes de l'Italie ont ete insuffisans; vous les avez franchis aussi rapidement que l'Apennin. Tant de succes ont porte la joie dans le sein de la patrie; vos representans ont ordonne une fete dediee a vos victoires, celebrees dans toutes les communes de la republique. La, vos peres, vos meres, vos epouses, vos soeurs, vos amantes, se rejouissent de vos succes, et se vantent avec orgueil de vous appartenir. Oui, soldats, vous avez beaucoup fait... mais ne vous reste-t-il donc plus rien a faire?... Dira-t-on de nous que nous avons su vaincre, mais que nous n'avons pas su profiter de la victoire? La posterite vous reprochera-t-elle d'avoir trouve Capoue dans la Lombardie? Mais je vous vois deja courir aux armes.... Eh bien! partons! Nous avons encore des marches forcees a faire, des ennemis a soumettre, des lauriers a cueillir, des injures a venger. Que ceux qui ont aiguise les poignards de la guerre civile en France, qui ont lachement assassine nos ministres, incendie nos vaisseaux a Toulon, tremblent! L'heure de la vengeance a sonne; mais que les peuples soient sans inquietude; nous sommes amis de tous les peuples, et plus particulierement des descendans de Brutus, des Scipion, et des grands hommes que nous avons pris pour modeles. Retablir le Capitole, y placer avec honneur les statues des heros qui le rendirent celebre; reveiller le peuple romain, engourdi par plusieurs siecles d'esclavage, tel sera le fruit de nos victoires. Elles feront epoque dans la posterite: vous aurez la gloire immortelle de changer la face de la plus belle partie de l'Europe. Le peuple francais, libre, respecte du monde entier, donnera a l'Europe une paix glorieuse, qui l'indemnisera des sacrifices de toute espece qu'il a faits depuis six ans. Vous rentrerez alors dans vos foyers, et vos concitoyens diront en vous montrant: _Il etait de l'armee d'Italie_." Il n'etait reste que huit jours a Milan; il en partit le 2 prairial (21 mai), pour se rendre a Lodi, et s'avancer vers l'Adige. Tandis que Bonaparte poursuivait sa marche, un evenement inattendu le rappela tout a coup a Milan. Les nobles, les moines, les domestiques des familles fugitives, une foule de creatures du gouvernement autrichien, y preparaient une revolte contre l'armee francaise. Ils repandirent que Beaulieu, renforce, arrivait avec soixante mille hommes; que le prince de Conde debouchait par la Suisse, sur les derrieres des republicains, et qu'ils allaient etre perdus. Les pretres, usant de leur influence sur quelques paysans qui avaient souffert du passage de l'armee, les exciterent a prendre les armes. Bonaparte n'etant plus a Milan, on crut que le moment etait favorable pour operer la revolte, et faire soulever toute la Lombardie sur ses derrieres. La garnison du chateau de Milan donna le signal par une sortie. Aussitot le tocsin sonna dans toutes les campagnes environnantes; des paysans armes se transporterent a Milan pour s'en emparer. Mais la division que Bonaparte avait laissee pour bloquer le chateau, ramena vivement la garnison dans ses murs, et chassa les paysans qui se presentaient. Dans les environs de Pavie, les revoltes eurent plus de succes. Ils entrerent dans cette ville, et s'en emparerent malgre trois cents hommes que Bonaparte y avait laisses en garnison. Ces trois cents hommes, fatigues ou malades, se renfermerent dans un fort, pour n'etre pas massacres. Les insurges entourerent le fort, et le sommerent de se rendre. Un general francais, qui passait dans ce moment a Pavie, fut entoure; on l'obligea, le poignard sur la gorge, a signer un ordre pour engager la garnison a ouvrir ses portes. L'ordre fut signe et execute. Cette revolte pouvait avoir des consequences desastreuses; elle pouvait provoquer une insurrection generale, et amener la perte de l'armee francaise. L'esprit public d'une nation est toujours plus avance dans les villes que dans les campagnes. Tandis que la population des villes d'Italie se declarait pour nous, les paysans, excites par les moines, et foules par le passage des armees, etaient fort mal disposes. Bonaparte se trouvait a Lodi, lorsqu'il apprit, le 4 prairial (23 mai), les evenemens de Milan et de Pavie; sur-le-champ il rebroussa chemin avec trois cents chevaux, un bataillon de grenadiers, et six pieces d'artillerie. L'ordre etait deja retabli dans Milan. Il continua sa route sur Pavie, en se faisant preceder par l'archeveque de Milan. Les insurges avaient pousse une avant-garde jusqu'au bourg de Binasco. Lannes la dispersa. Bonaparte, pensant qu'il fallait agir avec promptitude et vigueur, pour arreter le mal dans sa naissance, fit mettre le feu a ce bourg, afin d'effrayer Pavie par la vue des flammes. Arrive devant cette ville, il s'arreta. Elle renfermait trente mille habitans, elle etait entouree d'un vieux mur, et occupee par sept ou huit mille paysans revoltes. Ils avaient ferme les portes, et couronnaient les murailles. Prendre cette ville avec trois cents chevaux et un bataillon, n'etait pas chose aisee; et cependant il ne fallait pas perdre de temps, car l'armee etait deja sur l'Oglio, et avait besoin de la presence de son general. Dans la nuit, Bonaparte fit afficher aux portes de Pavie une proclamation menacante, dans laquelle il disait qu'une multitude egaree et sans moyens reels de resistance bravait une armee triomphante des rois, et voulait perdre le peuple italien; que, persistant dans son intention de ne pas faire la guerre aux peuples, il voulait bien pardonner a ce delire, et laisser une porte ouverte au repentir; mais que ceux qui ne poseraient pas les armes a l'instant seraient traites comme rebelles, et que leurs villages seraient brules. Les flammes de Binasco, ajoutait-il, devaient leur servir de lecon. Le matin, les paysans, qui dominaient dans la ville, refusaient de la rendre; Bonaparte fit balayer les murailles par de la mitraille et des obus, ensuite il fit approcher ses grenadiers, qui enfoncerent les portes a coups de hache. Ils penetrerent dans la ville, et eurent un combat a soutenir dans les rues. Cependant on ne leur resista pas long-temps. Les paysans s'enfuirent, et livrerent la malheureuse Pavie au courroux du vainqueur. Les soldats demandaient le pillage a grands cris. Bonaparte, pour donner un exemple severe, leur accorda trois heures de pillage. Ils etaient a peine un millier d'hommes, et ils ne pouvaient pas causer de grands desastres dans une ville aussi considerable que Pavie. Ils fondirent sur les boutiques d'orfevrerie, et s'emparerent de beaucoup de bijoux. L'acte le plus condamnable fut le pillage du Mont-de-Piete; mais heureusement en Italie comme partout ou il y a des grands, pauvres et vaniteux, les monts-de-piete etaient remplis d'objets appartenant aux plus hautes classes du pays. Les maisons de Spallanzani et de Volta furent preservees par les officiers, qui garderent eux-memes les demeures de ces illustres savans. Exemple doublement honorable et pour la France et pour l'Italie! Bonaparte lanca ensuite dans la campagne ses trois cents chevaux, et fit sabrer une grande quantite de revoltes. Cette prompte repression ramena la soumission partout, et imposa au parti qui en Italie etait oppose a la liberte et a la France. Il est triste d'etre reduit a employer des moyens pareils; mais Bonaparte le devait sous peine de sacrifier son armee et les destinees de l'Italie. Le parti des moines trembla; les malheurs de Pavie, racontes de bouche en bouche, furent exageres; et l'armee francaise recouvra sa renommee formidable. Cette expedition terminee, Bonaparte rebroussa chemin sur-le-champ pour rejoindre l'armee qui etait sur l'Oglio, et qui allait passer sur le territoire venitien. A l'approche de l'armee francaise, la question, tant agitee a Venise, du parti a prendre entre l'Autriche et la France, fut discutee de nouveau par le senat. Quelques vieux oligarques, qui avaient conserve de l'energie, auraient voulu qu'on s'alliat sur-le-champ a l'Autriche, patronne naturelle de tous les vieux despotismes; mais on craignait pour l'avenir l'ambition autrichienne, et dans le moment les foudres francaises. D'ailleurs il fallait prendre les armes, resolution qui coutait beaucoup a un gouvernement enerve. Quelques jeunes oligarques aussi energiques, mais moins entetes que les vieux, voulaient aussi une determination courageuse; ils proposaient de faire un armement formidable, mais de garder la neutralite, et de menacer de cinquante mille hommes celle des deux puissances qui violerait le territoire venitien. Cette resolution etait forte, mais trop forte pour etre adoptee. Quelques esprits sages, au contraire, proposaient un troisieme parti, c'etait l'alliance avec la France. Le senateur Battaglia, esprit fin, penetrant et modere, presenta des raisonnemens que la suite des temps a rendus pour ainsi dire prophetiques. Selon lui, la neutralite, meme armee, etait la plus mauvaise de toutes les determinations. On ne pourrait pas se faire respecter, quelque force qu'on deployat; et n'ayant attache aucun des deux partis a sa cause, on serait tot ou tard sacrifie par tous les deux. Il fallait donc se decider pour l'Autriche ou pour la France. L'Autriche etait pour le moment expulsee de l'Italie; et meme, en lui supposant les moyens d'y rentrer, elle ne le pourrait pas avant deux mois, temps pendant lequel la republique pourrait etre detruite par l'armee francaise; d'ailleurs, l'ambition de l'Autriche etait toujours la plus redoutable pour Venise. Elle lui avait toujours envie ses provinces de l'Illyrie et de la Haute-Italie, et saisirait la premiere occasion de les lui enlever. La seule garantie contre cette ambition etait la puissance de la France, qui n'avait rien a envier a Venise, et qui serait toujours interessee a la defendre. La France, il est vrai, avait des principes qui repugnaient a la noblesse venitienne; mais il etait temps enfin de se resigner a quelques sacrifices indispensables a l'esprit du siecle, et de faire aux nobles de la terre-ferme les concessions qui pouvaient seules les rattacher a la republique et au Livre d'or. Avec quelques modifications legeres a l'ancienne constitution, on pouvait satisfaire l'ambition de toutes les classes de sujets venitiens, et s'attacher la France; si de plus on prenait les armes pour celle-ci, on pouvait esperer, peut-etre, en recompense des services qu'on lui aurait rendus, les depouilles de l'Autriche en Lombardie. Dans tous les cas, repetait le senateur Battaglia, la neutralite etait le plus mauvais de tous les partis. Cet avis, dont le temps a demontre la sagesse, blessait trop profondement l'orgueil et les haines de la vieille aristocratie venitienne pour etre adopte. Il faut dire aussi qu'on ne comptait point assez sur la duree de la puissance francaise en Italie, pour s'allier a elle. Il y avait un ancien axiome italien qui disait que l'_Italie etait le tombeau des Francais_, et on craignait de se trouver expose ensuite, sans aucune defense, au courroux de l'Autriche. A ces trois partis on prefera le plus commode, le plus conforme aux routines et a la mollesse de ce vieux gouvernement, la neutralite desarmee. On decida qu'il serait envoye des provediteurs au-devant de Bonaparte pour protester de la neutralite de la republique, et reclamer le respect du au territoire et aux sujets venitiens. On avait une grande terreur des Francais, mais on les savait faciles et sensibles aux bons traitemens. Ordre fut donne a tous les agens du gouvernement de les traiter et de les recevoir a merveille, de s'emparer des officiers et des generaux afin de capter leur bienveillance. Bonaparte, en arrivant sur le territoire de Venise, avait tout autant besoin de prudence que Venise elle-meme. Cette puissance, quoique aux mains d'un gouvernement affaibli, etait grande encore; il fallait ne pas l'indisposer au point de la forcer a s'armer; car alors la Haute-Italie n'aurait plus ete tenable pour les Francais; mais il fallait cependant, tout en observant la neutralite, obliger Venise a nous souffrir sur son territoire, a nous y laisser battre, a nous y nourrir meme s'il etait possible. Elle avait donne passage aux Autrichiens; c'etait la raison dont il fallait se servir pour tout se permettre et tout exiger, en restant dans les limites de la neutralite. Bonaparte en entrant a Brescia, publia une proclamation dans laquelle il disait, qu'en traversant le territoire venitien afin de poursuivre l'armee imperiale, qui avait eu la permission de le franchir, il respecterait le territoire et les habitans de la republique de Venise, qu'il ferait observer la plus grande discipline a son armee, que tout ce qu'elle prendrait serait paye, et qu'il n'oublierait point les antiques liens qui unissaient les deux republiques. Il fut tres-bien recu par le provediteur venitien de Brescia, et poursuivit sa marche. Il avait franchi l'Oglio, qui coule apres l'Adda; il arriva devant le Mincio, qui sort du lac de Garda, circule dans la plaine du Mantouan, puis forme, apres quelques lieues, un nouveau lac, au milieu duquel est place Mantoue, et va enfin se jeter dans le Po. Beaulieu, renforce de dix mille hommes, s'etait place sur la ligne du Mincio, pour la defendre[4]. Une avant-garde de quatre mille fantassins et de deux mille cavaliers etait rangee en avant du fleuve, au village de Borghetto. Le gros de l'armee etait place au-dela du Mincio, sur la position de Valeggio; la reserve etait un peu plus en arriere a Villa-Franca; des corps detaches gardaient le cours du Mincio, au-dessus et au-dessous de Valeggio. La ville venitienne de Peschiera est situee sur le Mincio, a sa sortie du lac de Garda. Beaulieu, qui voulait avoir cette place pour appuyer plus solidement la droite de sa ligne, trompa les Venitiens; et, sous pretexte d'obtenir passage pour cinquante hommes, surprit la ville, et y placa une forte garnison. Elle avait une enceinte bastionnee et quatre-vingts pieces de canon. [Footnote 4: Voyez la carte a la fin du volume.] Bonaparte, en avancant sur cette ligne, negligea tout a fait Mantoue, qui etait a sa droite, et qu'il n'etait pas temps de bloquer encore, et appuya sur sa gauche vers Peschiera. Son projet etait de passer le Mincio a Borghetto et Valeggio. Pour cela, il lui fallait tromper Beaulieu sur son intention. Il fit ici comme au passage du Po; il dirigea un corps sur Peschiera et un autre sur Lonato, de maniere a inquieter Beaulieu sur le Haut-Mincio, et a lui faire supposer qu'il voulait ou passer a Peschiera, ou tourner le lac de Garda. En meme temps, il dirigea son attaque la plus serieuse sur Borghetto. Ce village, place en avant du Mincio, etait, comme on vient de dire, garde par quatre mille fantassins et deux mille cavaliers. Le 9 prairial (28 mai) Bonaparte engagea l'action. Il avait toujours eu de la peine a faire battre sa cavalerie. Elle etait peu habituee a charger, parce qu'on n'en faisait pas autrefois un grand usage, et qu'elle etait d'ailleurs intimidee par la grande reputation de la cavalerie allemande. Bonaparte voulait a tout prix la faire battre, parce qu'il attachait une grande importance aux services qu'elle pouvait rendre. En avancant sur Borghetto, il distribua ses grenadiers et ses carabiniers a droite et a gauche de sa cavalerie, il placa l'artillerie par derriere, et apres l'avoir ainsi enfermee, il la poussa sur l'ennemi. Soutenue de tous cotes, et entrainee par le bouillant Murat, elle fit des prodiges, et mit en fuite les escadrons autrichiens. L'infanterie aborda ensuite le village de Borghetto, dont elle s'empara. Les Autrichiens, en se retirant par le pont qui conduit de Borghetto a Valeggio, voulurent le rompre. Ils parvinrent en effet a detruire une arche. Mais quelques grenadiers, conduits par le general Gardanne, entrerent dans les flots du Mincio, qui etait gueable en quelques endroits, et le franchirent en tenant leurs armes sur leurs tetes, et en bravant le feu des hauteurs opposees. Les Autrichiens crurent voir la colonne de Lodi, et se retirerent sans detruire le pont. L'arche rompue fut retablie, et l'armee put passer. Bonaparte se mit sur-le-champ a remonter le Mincio avec la division Augereau, afin de donner la chasse aux Autrichiens; mais ils refuserent le combat toute la journee. Il laissa la division Augereau continuer la poursuite, et il revint a Valeggio, ou se trouvait la division Massena, qui commencait a faire la soupe. Tout a coup la charge sonna, les hussards autrichiens fondirent au milieu du bourg; Bonaparte eut a peine le temps de se sauver. Il monta a cheval, et reconnut bientot que c'etait un des corps ennemis laisses a la garde du Bas-Mincio, qui remontait le fleuve pour joindre Beaulieu, dans sa retraite vers les montagnes. La division Massena courut aux armes, et donna la chasse a cette division, qui parvint cependant a rejoindre Beaulieu. Le Mincio etait donc franchi. Bonaparte avait decide une seconde fois la retraite des Imperiaux, qui se rejetaient definitivement dans le Tyrol. Il avait obtenu un avantage important, celui de faire battre sa cavalerie, qui maintenant ne craignait plus celle des Autrichiens. Il attachait a cela un grand prix. On se servait peu de la cavalerie avant lui, et il avait juge qu'on pouvait en tirer un grand parti, en l'employant a couvrir l'artillerie. Il avait calcule que l'artillerie legere et la cavalerie, employees a propos, pouvaient produire l'effet d'une masse d'infanterie dix fois plus forte. Il affectionnait deja beaucoup le jeune Murat, qui savait faire battre ses escadrons; merite qu'il regardait alors comme fort rare chez les officiers de cette arme. La surprise qui avait mis sa personne en danger lui inspira une autre idee: ce fut de former un corps d'hommes d'elite, qui, sous le nom de guides, devaient l'accompagner partout. Sa surete personnelle n'etait qu'un objet secondaire a ses yeux; il voyait l'avantage d'avoir toujours sous sa main un corps devoue et capable des actions les plus hardies. On le verra en effet decider de grandes choses, en lancant vingt-cinq de ces braves gens. Il en donna le commandement a un officier de cavalerie, intrepide et calme, fort connu depuis sous le nom de Bessieres. Beaulieu avait evacue Peschiera, pour remonter dans le Tyrol. Un combat s'etait engage avec l'arriere-garde autrichienne, et l'armee francaise n'etait entree dans la ville qu'apres une action assez vive. Les Venitiens n'ayant pas pu la soustraire a Beaulieu, elle avait cesse d'etre neutre; et les Francais etaient autorises a s'y etablir. Bonaparte savait bien que les Venitiens avaient ete trompes par Beaulieu, mais il resolut de se servir de cet evenement pour obtenir d'eux tout ce qu'il desirait. Il voulait la ligne de l'Adige et particulierement l'importante ville de Verone qui commande le fleuve; il voulait surtout se faire nourrir. Le provediteur Foscarelli, vieil oligarque venitien, tres-entete dans ses prejuges, et plein de haine contre la France, etait charge de se rendre au quartier-general de Bonaparte. On lui avait dit que le general etait extremement courrouce de ce qui etait arrive a Peschiera, et la renommee repandait que son courroux etait redoutable. Binasco, Pavie, faisaient foi de sa severite; deux armees detruites et l'Italie conquise, faisaient foi de sa puissance. Le provediteur vint a Peschiera, plein de terreur, et en partant il ecrivit a son gouvernement: _Dieu veuille me recevoir en holocauste!_ Il avait pour mission speciale d'empecher les Francais d'entrer a Verone. Cette ville, qui avait donne asile au pretendant, etait dans la plus cruelle anxiete. Le jeune Bonaparte, qui avait des coleres violentes, et qui en avait aussi de feintes, n'oublia rien pour augmenter l'effroi du provediteur. Il s'emporta vivement contre le gouvernement venitien, qui pretendait etre neutre et ne savait pas faire respecter sa neutralite; qui, en laissant les Autrichiens s'emparer de Peschiera, avait expose l'armee francaise a perdre un grand nombre de braves devant cette place. Il dit que le sang de ses compagnons d'armes demandait vengeance, et qu'il la fallait eclatante. Le provediteur excusa beaucoup les autorites venitiennes, et parla ensuite de l'objet essentiel, qui etait Verone. Il pretendit qu'il avait ordre d'en interdire l'entree aux deux puissances belligerantes. Bonaparte lui repondit qu'il n'etait plus temps; que deja Massena s'y etait rendu; que peut-etre, en cet instant, il y avait mis le feu pour punir cette ville qui avait eu l'insolence de se regarder un moment comme la capitale de l'empire francais. Le provediteur supplia de nouveau; et Bonaparte, feignant de s'adoucir un peu, repondit qu'il pourrait tout au plus, si Massena n'y etait pas deja entre de vive force, donner un delai de vingt-quatre heures, apres lequel il emploierait la bombe et le canon. Le provediteur se retira consterne. Il retourna a Verone, ou il annonca qu'il fallait recevoir les Francais. A leur approche, les habitans les plus riches, croyant qu'on ne leur pardonnerait pas le sejour du pretendant dans leur ville, s'enfuirent en foule dans le Tyrol, emportant ce qu'ils avaient de plus precieux. Cependant les Veronais se rassurerent bientot en voyant les Francais, et en se persuadant, de leurs propres yeux, que ces republicains n'etaient pas aussi barbares que le publiait la renommee. Deux autres envoyes venitiens arriverent a Verone pour voir Bonaparte. On avait fait choix des senateurs Erizzo et Battaglia. Ce dernier etait celui dont nous avons parle, qui penchait pour l'alliance avec la France, et on esperait a Venise que ces deux nouveaux ambassadeurs reussiraient mieux que Foscarelli a calmer le general. Il les recut en effet beaucoup mieux que Foscarelli; et, maintenant qu'il avait atteint l'objet de ses voeux, il feignit de s'apaiser, et de consentir a entendre raison. Ce qu'il voulait pour l'avenir, c'etaient des vivres, et meme, s'il etait possible, une alliance de Venise avec la France. Il fallait tour a tour imposer et seduire: il fit l'un et l'autre. "La premiere loi, dit-il, pour les hommes est de vivre. Je voudrais epargner a la republique de Venise le soin de nous nourrir; mais puisque le destin de la guerre nous a obliges de venir jusqu'ici, nous sommes contraints de vivre ou nous nous trouvons. Que la republique de Venise fournisse a mes soldats ce dont ils ont besoin; elle comptera ensuite avec la republique francaise." Il fut convenu qu'un fournisseur juif procurerait a l'armee tout ce qui lui serait necessaire, et que Venise paierait en secret ce fournisseur, pour qu'elle ne parut pas violer la neutralite en nourrissant les Francais. Bonaparte aborda ensuite la question d'une alliance. "Je viens, dit-il, d'occuper l'Adige; je l'ai fait parce qu'il me faut une ligne, parce que celle-ci est la meilleure, et que votre gouvernement est incapable de la defendre. Qu'il arme cinquante mille hommes, qu'il les place sur l'Adige, et je lui rends ses places de Verone et de Porto-Legnago. Du reste, ajouta-t-il, vous devez nous voir ici avec plaisir. Ce que la France m'envoie faire dans ces contrees, est tout dans l'interet de Venise. Je viens chasser les Autrichiens au-dela des Alpes; peut-etre constituer la Lombardie en etat independant; peut-on rien faire de plus avantageux a votre republique? Si elle voulait s'unir a nous, peut-etre recevrait-elle un grand prix de ce service. Nous ne faisons la guerre a aucun gouvernement: nous sommes les amis de tous ceux qui nous aideront a renfermer la puissance autrichienne dans ses limites." Les deux Venitiens sortirent frappes du genie de ce jeune homme, qui, tour a tour menacant ou caressant, imperieux ou souple, et parlant de tous les objets militaires et politiques avec autant de profondeur que l'eloquence, annoncait que l'homme d'etat etait aussi precoce en lui que le guerrier. _Cet homme_, dirent-ils en ecrivant a Venise, _aura un jour une grande influence sur sa patrie_[5]. [Footnote 5: Cette prediction est du 5 juin 1796.] Bonaparte etait maitre enfin de la ligne de l'Adige, a laquelle il attachait tant d'importance. Il attribuait toutes les fautes comprises dans les anciennes campagnes des Francais en Italie, au mauvais choix de la ligne defensive. Les lignes sont nombreuses dans la Haute-Italie, car une multitude de fleuves la parcourent des Alpes a la mer. La plus grande et la plus celebre, la ligne du Po, qui traverse toute la Lombardie, lui paraissait mauvaise comme trop etendue. Une armee, suivant lui, ne pouvait pas garder cinquante lieues de cours. Une feinte pouvait toujours ouvrir le passage d'un grand fleuve. Lui-meme avait franchi le Po a quelques lieues de Beaulieu. Les autres fleuves, tels que le Tesin, l'Adda, l'Oglio, tombant dans le Po, se confondaient avec lui, et avaient les memes inconveniens. Le Mincio etait gueable, et d'ailleurs tombait aussi dans le Po. L'Adige seul, sortant du Tyrol et allant se jeter dans la mer, couvrait toute l'Italie. Il etait profond, n'avait qu'un cours tres peu etendu des montagnes a la mer. Il etait couvert par deux places, Verone et Porto-Legnago, tres voisines l'une de l'autre, et qui, sans etre fortes, pouvaient resister a une premiere attaque. Enfin il parcourait, a partir de Legnago, des marais impraticables, qui couvraient la partie inferieure de son cours. Les fleuves plus avances dans la Haute-Italie, tels que la Brenta, la Piave, le Tagliamento, etaient gueables, et tournes d'ailleurs par la grande route du Tyrol, qui debouchait sur leurs derrieres, L'Adige, au contraire, avait l'avantage d'etre place au debouche de cette route, qui parcourt sa propre vallee. Telles etaient les raisons qui deciderent Bonaparte pour cette ligne, et une immortelle campagne a prouve la justesse de son jugement. Cette ligne occupee, il fallait songer maintenant a commencer le siege de Mantoue. Cette place, situee sur le Mincio, etait en arriere de l'Adige, et se trouvait couverte par ce fleuve. On la regardait comme le boulevart de l'Italie. Assise au milieu d'un lac forme par les eaux du Mincio, elle communiquait avec la terre ferme par cinq digues. Malgre sa reputation, cette place avait des inconveniens qui en diminuaient la force reelle. Placee au milieu d'exhalaisons marecageuses, elle etait exposee aux fievres; ensuite, les tetes de chaussees enlevees, l'assiege se trouvait rejete dans la place, et pouvait etre bloque par un corps tres-inferieur a la garnison. Bonaparte comptait la prendre avant qu'une nouvelle armee put arriver au secours de l'Italie. Le 15 prairial (3 juin), il fit attaquer les tetes de chaussees, dont une etait formee par le faubourg de Saint-George, et les enleva. Des cet instant, Serrurier put bloquer, avec huit mille hommes, une garnison qui se composait de quatorze, dont dix mille etaient sous les armes, et quatre mille dans les hopitaux. Bonaparte fit commencer les travaux du siege, et mettre toute la ligne de l'Adige en etat de defense. Ainsi, dans moins de deux mois, il avait conquis l'Italie. Il s'agissait de la garder. Mais c'etait la ce dont on doutait, et c'etait l'epreuve sur laquelle on voulait juger le jeune general. Le directoire venait de repondre aux observations faites par Bonaparte sur le projet de diviser l'armee et de marcher dans la peninsule. Les idees de Bonaparte etaient trop justes pour ne pas frapper l'esprit de Carnot, et ses services trop eclatans pour que sa demission fut acceptee. Le directoire se hata de lui ecrire pour approuver ses projets, pour lui confirmer le commandement de toutes les forces agissant en Italie, et l'assurer de toute la confiance du gouvernement. Si les magistrats de la republique avaient eu le don de prophetie, ils auraient bien fait d'accepter la demission de ce jeune homme, quoiqu'il eut raison dans l'avis qu'il soutenait, quoique sa retraite fit perdre a la republique l'Italie et un grand capitaine; mais dans le moment on ne voyait en lui que la jeunesse, le genie, la victoire, et on eprouvait l'interet, on avait les egards que toutes ces choses inspirent. Le directoire n'imposait a Bonaparte qu'une seule condition, c'etait de faire sentir a Rome et a Naples la puissance de la republique. Tout ce qu'il y avait de patriotes sinceres en France le desirait. Le pape, qui avait anathematise la France, preche une croisade contre elle, et laisse assassiner dans sa capitale notre ambassadeur, meritait certes un chatiment. Bonaparte, libre d'agir maintenant comme il l'entendait, pretendait obtenir tous ces resultats sans quitter la ligne de l'Adige. Tandis qu'une partie de l'armee gardait cette ligne, qu'une autre assiegeait Mantoue et le chateau de Milan, il voulait, avec une simple division echelonnee en arriere sur le Po, faire trembler toute la peninsule, et amener le pontife et la reine de Naples a implorer la clemence republicaine. On annoncait l'approche d'une grande armee, detachee du Rhin pour venir disputer l'Italie a ses vainqueurs. Cette armee, qui devait traverser la Foret-Noire, le Voralberg, le Tyrol, ne pouvait arriver avant un mois. Bonaparte avait donc le temps de tout terminer sur ses derrieres, sans trop s'eloigner de l'Adige, et de maniere a pouvoir, par une simple marche retrograde, se retrouver en face de l'ennemi. Il etait temps en effet qu'il songeat au reste de l'Italie. La presence de l'armee francaise y developpait les opinions avec une singuliere rapidite. Les provinces venitiennes ne pouvaient plus souffrir le joug aristocratique. La ville de Brescia manifestait un grand penchant a la revolte. Dans toute la Lombardie, et surtout a Milan, l'esprit public faisait des progres rapides. Les duches de Modene et Reggio, les legations de Bologne et Ferrare, ne voulaient plus ni de leur vieux duc, ni du pape. En revanche, le parti contraire devenait plus hostile. L'aristocratie genoise etait fort indisposee, et meditait de mauvais projets sur nos derrieres. Le ministre autrichien Gerola etait l'instigateur secret de tous ces projets. L'etat de Genes etait rempli de petits fiefs relevant de l'Empire. Les seigneurs genois revetus de ces fiefs reunissaient les deserteurs, les bandits, les prisonniers autrichiens qui avaient reussi a s'echapper, les soldats piemontais qu'on avait licencies, et formaient des bandes de partisans connus sous le nom de _Barbets_. Ils infestaient l'Apennin par ou l'armee francaise etait entree; ils arretaient les courriers, pillaient nos convois, massacraient les detachemens francais quand ils n'etaient pas assez nombreux pour se defendre, et repandaient l'inquietude sur la route de France. En Toscane, les Anglais s'etaient rendus maitres du port de Livourne, grace a la protection du gouverneur, et le commerce francais etait traite en ennemi. Enfin Rome faisait des preparatifs hostiles; l'Angleterre lui promettait quelques mille hommes; et Naples, toujours agitee par les caprices d'une reine violente, annoncait un armement formidable. Le faible roi, quittant un instant le soin de la peche, avait publiquement implore l'assistance du ciel; il avait, dans une ceremonie solennelle, depose ses ornemens royaux, et les avait consacres au pied des autels. Toute la populace napolitaine avait applaudi et pousse d'affreuses vociferations; une multitude de miserables, incapables de manier un fusil et d'envisager une baionnette francaise, demandaient des armes et voulaient marcher contre notre armee. Quoique ces mouvemens n'eussent rien de bien alarmant pour Bonaparte, tant qu'il pouvait disposer de six mille hommes, il devait se hater de les reprimer avant l'arrivee de la nouvelle armee autrichienne, qui exigeait la presence de toutes nos forces sur l'Adige. Bonaparte commencait a recevoir de l'armee des Alpes quelques renforts, ce qui lui permettait d'employer quinze mille hommes au blocus de Mantoue et du chateau de Milan, vingt mille a la garde de l'Adige, et de porter une division sur le Po pour executer ses projets sur le midi de l'Italie. Il se rendit sur-le-champ a Milan pour faire ouvrir la tranchee autour du chateau, et hater sa reddition. Il ordonna a Augereau, qui etait sur le Mincio, tres pres du Po, de passer ce fleuve a Borgo-Forte, et de se diriger sur Bologne. Il enjoignit a Vaubois de s'acheminer de Tortone a Modene, avec quatre ou cinq mille hommes arrivant des Alpes. De cette maniere il pouvait diriger huit a neuf mille hommes dans les legations de Bologne et de Ferrare, et menacer de la toute la peninsule. Il attendit pendant quelques jours la fin des inondations sur le Bas-Po, avant de mettre sa colonne en mouvement. Mais la cour de Naples, faible autant qu'elle etait violente, avait passe de la fureur a l'abattement. En apprenant nos dernieres victoires dans la Haute-Italie, elle avait fait partir le prince de Belmonte-Pignatelli pour se soumettre au vainqueur. Bonaparte renvoya pour la paix au directoire, mais crut devoir accorder un armistice. Il ne lui convenait pas de s'enfoncer jusqu'a Naples avec quelques mille hommes, et surtout dans l'attente de l'arrivee des Autrichiens. Il lui suffisait pour le moment de desarmer cette puissance, d'oter son appui a Rome, et de la brouiller avec la coalition. On ne pouvait pas, comme aux autres petits princes qu'on avait sous la main, lui imposer des contributions, mais elle s'engageait a ouvrir tous ses ports aux Francais, a retirer a l'Angleterre cinq vaisseaux et beaucoup de fregates qu'elle lui fournissait, enfin a priver l'armee autrichienne des deux mille quatre cents cavaliers qui servaient dans ses rangs. Ce corps de cavalerie devait rester sequestre sous la main de Bonaparte, qui etait maitre de le faire prisonnier a la premiere violation de l'armistice. Bonaparte savait tres bien que de pareilles conditions ne plairaient pas au gouvernement, mais dans le moment il lui importait d'avoir du repos sur ses derrieres, et il n'exigeait que ce qu'il croyait pouvoir obtenir. Le roi de Naples soumis, le pape ne pouvait pas resister; alors l'expedition sur la droite du Po se reduisait, comme il le voulait, a une expedition de quelques jours, et il revenait a l'Adige. Il signa cet armistice, et partit ensuite pour passer le Po et se mettre a la tete des deux colonnes qu'il dirigeait sur l'Etat de l'Eglise, celle de Vaubois qui arrivait des Alpes pour le renfoncer, et celle d'Augereau qui retrogradait du Mincio sur le Po. Il attachait beaucoup d'importance a la situation de Genes, parce qu'elle etait placee sur l'une des deux routes qui conduisaient en France, et parce que son senat avait toujours montre de l'energie. Il sentait qu'il aurait fallu demander l'exclusion de vingt familles feudataires de l'Autriche et de Naples, pour y assurer la domination de la France; mais il n'avait pas d'ordres a cet egard, et d'ailleurs il craignait de revolutionner. Il se contenta donc d'ecrire une lettre au senat, dans laquelle il demandait que le gouverneur de Novi, qui avait protege les brigands, fut puni d'une maniere exemplaire, et que le ministre autrichien fut chasse de Genes; il voulait ensuite une explication categorique. "Pouvez-vous, disait il, ou ne pouvez-vous pas delivrer votre territoire des assassins qui l'infestent? Si vous ne pouvez pas prendre des mesures, j'en prendrai pour vous; je ferai bruler les villes et les villages ou se commettra un assassinat; je ferai bruler les maisons qui donneront asile aux assassins, et punir exemplairement les magistrats qui les souffriront. Il faut que le meurtre d'un Francais porte malheur aux communes entieres qui ne l'auraient pas empeche." Comme il connaissait les lenteurs diplomatiques, il envoya son aide-de-camp Murat, pour porter sa lettre, et la lire lui-meme au senat. "Il faut, ecrivait-il au ministre Faypoult, un genre de communication qui electrise ces messieurs." Il fit partir en meme temps Lannes avec douze cents hommes, pour aller chatier les fiefs imperiaux. Le chateau d'Augustin Spinola, le principal instigateur de la revolte, fut brule. Les Barbets saisis les armes a la main furent impitoyablement fusilles. Le senat de Genes epouvante destitua le gouverneur de Novi, congedia le ministre Gerola, et promit de faire garder les routes par ses propres troupes. Il envoya a Paris M. Vincent Spinola, pour s'entendre avec le directoire sur tous les objets en litige, sur l'indemnite due pour la fregate _la Modeste_, sur l'expulsion des familles feudataires, et sur le rappel des familles exilees. Bonaparte s'achemina ensuite sur Modene, ou il arriva le 1er messidor (19 juin), tandis qu'Augereau entrait a Bologne le meme jour. L'enthousiasme des Modenois fut extreme. Ils vinrent a sa rencontre, et lui envoyerent une deputation pour le complimenter. Les principaux d'entre eux l'entourerent de sollicitations, et le supplierent de les affranchir du joug de leur duc, qui avait emporte leurs depouilles a Venise. Comme la regence laissee par le duc s'etait montree fidele aux conditions de l'armistice, et que Bonaparte n'avait aucune raison pour exercer les droits de conquete sur le duche, il ne pouvait satisfaire les Modenois; c'etait d'ailleurs une question que la politique conseillait d'ajourner. Il se contenta de donner des esperances, et conseilla le calme. Il partit pour Bologne. Le fort d'Urbin etait sur sa route, et c'etait la premiere place appartenant au pape. Il la fit sommer; le chateau se rendit. Il renfermait soixante pieces de canon de gros calibre, et quelques cents hommes. Bonaparte fit acheminer cette grosse artillerie sur Mantoue, pour y etre employee au siege. Il arriva a Bologne, ou l'avait precede la division Augereau. La joie des habitans fut des plus vives. Bologne est une ville de cinquante mille ames, magnifiquement batie, celebre par ses artistes, ses savans et son universite. L'amour pour la France et la haine pour le Saint-Siege y etaient extremes. Ici Bonaparte ne craignait pas de laisser eclater les sentimens de liberte, car il etait dans les possessions d'un ennemi declare, le pape, et il lui etait permis d'exercer le droit de conquete. Les deux legations de Ferrare et de Bologne l'entourerent de leurs deputes: il leur accorda une independance provisoire, en promettant de la faire reconnaitre a la paix. Le Vatican etait dans l'alarme, et il envoya sur-le-champ un negociateur pour interceder en sa faveur. L'ambassadeur d'Espagne, d'Azara, connu par son esprit et par son gout pour la France, et ministre d'une puissance amie, fut choisi. Il avait deja negocie pour le duc de Parme. Il arriva a Bologne, et vint mettre la tiare aux pieds de la republique victorieuse. Fidele a son plan, Bonaparte, qui ne voulait rien abattre ni rien edifier encore, exigea d'abord que les legations de Bologne et de Ferrare restassent independantes, que la ville d'Ancone recut garnison francaise, que le pape donnat 21 millions, des bles, des bestiaux, et cent tableaux ou statues: ces conditions furent acceptees. Bonaparte s'entretint beaucoup avec le ministre d'Azara, et le laissa plein d'enthousiasme. Il ecrivit une lettre au celebre astronome Oriani, au nom de la republique, et demanda a le voir. Ce savant modeste fut interdit en presence du jeune vainqueur, et ne lui rendit hommage que par son embarras. Bonaparte ne negligeait rien pour honorer l'Italie, pour reveiller son orgueil et son patriotisme. Ce n'etait point un conquerant barbare qui venait la ravager, c'etait un heros de la liberte venant ranimer le flambeau du genie dans l'antique patrie de la civilisation. Il laissa Monge, Bertholet et les freres Thouin, que le directoire lui avait envoyes, pour choisir les objets destines aux musees de Paris. Le 8 messidor (26 juin), il passa l'Apennin avec la division Vaubois, et entra en Toscane. Le duc, epouvante, lui envoya son ministre Manfredini. Bonaparte le rassura sur ses intentions, qu'il laissa secretes. Pendant ce temps, sa colonne se porta a marches forcees sur Livourne, ou elle entra a l'improviste, et s'empara de la factorerie anglaise. Le gouverneur Spannochi fut saisi, enferme dans une chaise de poste, et envoye au grand-duc avec une lettre, dans laquelle on expliquait les motifs de cet acte d'hostilite commis chez une puissance amie. On disait au grand-duc que son gouverneur avait manque a toutes les lois de la neutralite, en opprimant le commerce francais, en donnant asile aux emigres et a tous les ennemis de la republique; et on ajoutait que, par respect pour son autorite, on lui laissait a lui-meme le soin de punir un ministre infidele. Cet acte de vigueur prouvait a tous les etats neutres que le general francais ferait la police chez eux, s'ils ne savaient l'y faire. On n'avait pas pu saisir tous les vaisseaux des Anglais, mais leur commerce fit de grandes pertes. Bonaparte laissa garnison a Livourne, et designa des commissaires pour se faire livrer tout ce qui appartenait aux Anglais, aux Autrichiens et aux Russes. Il se rendit ensuite de sa personne a Florence, ou le grand-duc lui fit une reception magnifique. Apres y avoir sejourne quelques jours, il repassa le Po pour revenir a son quartier-general de Roverbella, pres Mantoue. Ainsi, une vingtaine de jours, et une division echelonnee sur la droite du Po, lui avaient suffi pour imposer aux puissances de l'Italie, et pour s'assurer du calme pendant les nouvelles luttes qu'il avait encore a soutenir contre la puissance autrichienne. Tandis que l'armee d'Italie remplissait avec tant de gloire la tache qui lui etait imposee dans le plan general de campagne, les armees d'Allemagne n'avaient pas pu encore se mettre en mouvement. La difficulte d'organiser leurs magasins et de se procurer les chevaux les avait jusqu'ici retenues dans l'inaction. De son cote, l'Autriche, qui aurait eu le plus grand interet a prendre brusquement l'initiative, avait mis une inconcevable lenteur a faire ses preparatifs, et ne s'etait mise en mesure de commencer les hostilites que pour le milieu de prairial (commencement de juin). Ses armees etaient sur un pied formidable, et de beaucoup superieures aux notres. Mais nos succes en Italie l'avaient obligee a detacher Wurmser avec trente mille hommes de ses meilleures troupes du Rhin, pour aller recueillir et reorganiser les debris de Beaulieu. Ainsi, outre ses conquetes, l'armee d'Italie rendait l'important service de degager les armees d'Allemagne. Le conseil aulique, qui avait resolu de prendre l'offensive, et de porter le theatre de la guerre au sein de nos provinces, ne songea plus des lors qu'a garder la defensive et a s'opposer a notre invasion. Il aurait meme voulu laisser subsister l'armistice; mais il etait denonce, et les hostilites devaient commencer le 12 prairial (31 mai). Deja nous avons donne une idee du theatre de la guerre. Le Rhin et le Danube sortis, l'un des grandes Alpes, l'autre des Alpes de Souabe, apres s'etre rapproches dans les environs du lac de Constance, se separent pour aller, le premier vers le nord, le second vers l'orient de l'Europe. Deux vallees transversales et presque paralleles, celles du Mein et du Necker, forment en quelque sorte deux debouches, pour aller, a travers le massif des Alpes de Souabe, dans la vallee du Danube, ou pour venir de la vallee du Danube dans celle du Rhin. Ce theatre de guerre, et le plan d'operations qu'il comporte, n'etaient point connus alors comme ils le sont aujourd'hui graces a de grands exemples. Carnot, qui dirigeait nos plans, s'etait fait une theorie d'apres la celebre campagne de 1794, qui lui avait valu tant de gloire en Europe. A cette epoque, le centre de l'ennemi, retranche dans la foret de Mormale, ne pouvant etre entame, on avait file sur ses ailes, et en les debordant, on l'avait oblige a la retraite. Cet exemple s'etait grave dans la memoire de Carnot. Doue d'un esprit novateur, mais systematique, il avait imagine une theorie d'apres cette campagne, et il etait persuade qu'il fallait toujours agir a la fois sur les deux ailes d'une armee, et chercher constamment a les deborder. Les militaires ont regarde cette idee comme un progres veritable et comme deja bien preferable au systeme des cordons, tendant a attaquer l'ennemi sur tous les points, mais elle s'etait changee dans l'esprit de Carnot en un systeme arrete et dangereux. Les circonstances qui s'offraient ici l'engageaient encore davantage a suivre ce systeme. L'armee de Sambre-et-Meuse et celle de Rhin-et-Moselle etaient placees toutes deux sur le Rhin, a deux points tres distans l'un de l'autre: deux vallees partaient de ces points pour deboucher sur le Danube. C'etaient la des motifs bien suffisans pour Carnot de former les Francais en deux colonnes, dont l'une remontant par le Mein, l'autre par le Necker, tendraient ainsi a deborder les ailes des armees imperiales, et a les obliger de retrograder sur le Danube. Il prescrivit donc aux generaux Jourdan et Moreau de partir, le premier de Dusseldorf, le second de Strasbourg, pour s'avancer isolement en Allemagne. Comme l'ont remarque un grand capitaine et un grand critique, et comme les faits l'ont prouve depuis, se former en deux corps, c'etait sur-le-champ donner a l'ennemi la faculte et l'idee de se concentrer, et d'accabler avec la masse entiere de ses forces l'un ou l'autre de ces deux corps. Clerfayt avait fait a peu pres cette manoeuvre dans la campagne precedente, en repoussant d'abord Jourdan sur le Bas-Rhin, et en venant ensuite se jeter sur les lignes de Mayence. Le general ennemi ne fut-il pas un homme superieur, on le forcait par la a suivre ce plan, et on lui suggerait la pensee que le genie aurait du lui inspirer. L'invasion fut donc concertee sur ce plan vicieux. Les moyens d'execution etaient aussi mal concus que le plan lui-meme. La ligne qui separait les armees, remontait le Rhin de Dusseldorf jusqu'a Bingen, decrivait un arc de Bingen a Manheim, par le pied des Vosges, et rejoignait le Rhin jusqu'a Bale. Carnot voulait que l'armee de Jourdan, debouchant par Dusseldorf et la tete du pont de Neuwied, se portat au nombre de quarante mille hommes sur la rive droite, pour y attirer l'ennemi; que le reste de cette armee, forte de vingt-cinq mille hommes, partant de Mayence sous les ordres de Marceau, remontat le Rhin, et, filant par les derrieres de Moreau, allat passer clandestinement le fleuve aux environs de Strasbourg. Les generaux Jourdan et Moreau se reunirent pour faire sentir au directoire les inconveniens de ce projet. Jourdan, reduit a quarante mille hommes sur le Bas-Rhin, pouvait etre accable et detruit, pendant que le reste de son armee perdrait un temps incalculable a remonter depuis Mayence jusqu'a Strasbourg. Il etait bien plus naturel de faire executer le passage vers Strasbourg, par l'extreme droite de Moreau. Cette maniere de proceder permettait tout autant de secret que l'autre, et ne faisait pas perdre un temps precieux aux armees. Cette modification fut admise. Jourdan, profitant des deux tetes de pont qu'il avait a Dusseldorf et a Neuwied, dut passer le premier pour attirer l'ennemi a lui, et detourner ainsi l'attention du Haut-Rhin, ou Moreau avait un passage de vive force a executer. Le plan etant ainsi arrete, on se prepara a le mettre a execution. Les armees des deux nations etaient a peu pres egales en forces. Depuis le depart de Wurmser, les Autrichiens avaient sur toute la ligne du Rhin cent cinquante et quelques mille hommes, cantonnes depuis Bale jusqu'aux environs de Dusseldorf. Les Francais en avaient autant, sans compter quarante mille hommes consacres a la garde de la Hollande, et entretenus a ses frais. Il y avait cependant une difference entre les deux armees. Les Autrichiens, dans ces cent cinquante mille hommes, comptaient a peu pres trente-huit mille chevaux, et cent quinze mille fantassins; les Francais avaient plus de cent trente mille fantassins, mais quinze ou dix-huit mille chevaux tout au plus. Cette superiorite en cavalerie donnait aux Autrichiens un grand avantage, surtout pour les retraites. Les Autrichiens avaient un autre avantage, celui d'obeir a un seul general. Depuis le depart de Wurmser, les deux armees imperiales avaient ete placees sous les ordres supremes du jeune archiduc Charles, qui s'etait deja distingue a Turcoing, et des talens duquel on augurait beaucoup. Les Francais avaient deux excellens generaux, mais agissant separement, a une grande distance l'un de l'autre, et sous la direction d'un cabinet place a deux cents lieues du theatre de la guerre. L'armistice expirait le 11 prairial (30 mai). Les hostilites commencerent par une reconnaissance generale sur les avant-postes. L'armee de Jourdan s'etendait, comme on sait, des environs de Mayence jusqu'a Dusseldorf. Il avait a Dusseldorf une tete de pont pour deboucher sur la rive droite; il pouvait ensuite remonter entre la ligne de la neutralite prussienne et le Rhin, jusqu'aux bords de la Lahn, pour se porter de la Lahn sur le Mein. Les Autrichiens avaient quinze ou vingt mille hommes dissemines sous le prince de Wurtemberg, de Mayence a Dusseldorf. Jourdan fit deboucher Kleber par Dusseldorf avec vingt-cinq mille hommes. Ce general replia les Autrichiens, les battit le 16 prairial (4 juin) a Altenkirchen, et remonta la rive droite entre la ligne de neutralite et le Mein. Quand il fut parvenu a la hauteur de Neuwied, et qu'il eut couvert ce debouche, Jourdan, profitant du pont qu'il avait sur ce point, passa le fleuve avec une partie de ses troupes, et vint rejoindre Kleber sur la rive droite. Il se trouva ainsi avec quarante-cinq mille hommes a peu pres, sur la Lahn, le 17 (5 juin). Il avait laisse Marceau avec trente mille hommes devant Mayence. L'archiduc Charles, qui etait vers Mayence, en apprenant que les Francais recommencaient l'excursion de l'annee precedente, et debouchaient encore par Dusseldorf et Neuwied, se reporta avec une partie de ses forces sur la rive droite pour s'opposer a leur marche. Jourdan se proposait d'attaquer le corps du prince de Wurtemberg avant qu'il fut renforce; mais oblige de differer d'un jour, il perdit l'occasion, et fut attaque lui-meme a Wetzlar, le 19 (7 juin). Il bordait la Lahn, ayant sa droite au Rhin, et sa gauche a Wetzlar. L'archiduc, donnant avec la masse de ses forces sur Wetzlar, battit son extreme gauche, formee par la division Lefevre, et l'obligea a se replier. Jourdan, battu sur la gauche, etait oblige d'appuyer sur sa droite, qui touchait au Rhin, et se trouvait ainsi pousse vers ce fleuve. Afin de n'y etre pas jete, il devait attaquer l'archiduc. Pour cela, il fallait livrer bataille, le Rhin a dos. Il pouvait s'exposer ainsi, dans le cas d'une defaite, a regagner difficilement ses ponts de Neuwied et Dusseldorf, et peut-etre a essuyer une deroute desastreuse. Une bataille etait donc dangereuse, et meme inutile, puisqu'il avait rempli son but en attirant l'ennemi a lui, et en amenant une derivation des forces autrichiennes du Haut sur le Bas-Rhin. Il pensa donc qu'il fallait se replier, et ordonna la retraite, qui se fit avec calme et fermete. Il repassa a Neuwied et prescrivit a Kleber de redescendre jusqu'a Dusseldorf, pour y revenir sur la rive gauche. Il lui avait recommande de marcher lentement, mais de n'engager aucune action serieuse. Kleber, se sentant trop presse a Ukerath, et emporte par son instinct guerrier, fit volte-face un instant, et frappa sur l'ennemi un coup vigoureux, mais inutile; apres quoi il regagna son camp retranche de Dusseldorf. Jourdan, en avancant pour reculer encore, avait execute une tache ingrate, dans l'interet de l'armee du Rhin. Les gens mal instruits pouvaient en effet regarder cette manoeuvre comme une defaite; mais le devouement de ce brave general ne connaissait aucune consideration, et il attendit, pour reprendre l'offensive, que l'armee du Rhin eut profite de la diversion qu'il venait d'operer. Moreau, qui avait montre une prudence, une fermete, un sang-froid rares, dans les operations auxquelles il avait ete precedemment employe vers le Nord, disposait tout pour remplir dignement sa tache. Il avait resolu de passer le Rhin a Strasbourg. Cette grande place etait un excellent point de depart. Il pouvait y reunir une grande quantite de bateaux, et beaucoup de vivres et de troupes. Les iles boisees, qui coupent le cours du Rhin sur ce point, en favorisaient le passage. Le fort de Kehl, place sur la rive droite, etait facile a surprendre; une fois occupe, on pouvait le reparer, et s'en servir pour proteger le pont qui serait jete devant Strasbourg. Tout etant dispose pour cet objet, et l'attention des ennemis etant dirigee sur le Bas-Rhin, Moreau ordonna, le 26 prairial (14 juin), une attaque generale sur le camp retranche de Manheim. Cette attaque avait pour but de fixer sur Manheim l'attention du general Latour, qui commandait les troupes du Haut-Rhin sous l'archiduc Charles, et de resserrer les Autrichiens dans leur ligne. Cette attaque, dirigee avec habilete et vigueur, reussit parfaitement. Immediatement apres, Moreau dirigea une partie de ses troupes sur Strasbourg; on repandit le bruit qu'elles allaient en Italie, pour en renforcer l'armee, et on leur fit preparer des vivres a travers la Franche-Comte, afin d'accrediter cette opinion. D'autres troupes partirent des environs de Huningue, pour descendre a Strasbourg; et, quant a celles-ci, on pretendit qu'elles allaient en garnison a Worms. Ces mouvemens furent concertes de maniere que toutes les troupes fussent arrivees au point designe le 5 messidor (23 juin). Ce jour-la, en effet, vingt-huit mille hommes se trouverent reunis, soit dans le polygone de Strasbourg, soit dans les environs, sous le commandement du general Desaix. Dix mille hommes devaient essayer de passer au-dessous de Strasbourg, dans les environs de Gabsheim; quinze mille hommes devaient passer de Strasbourg a Kehl. Le 5 au soir (23 juin), on ferma les portes de Strasbourg, pour que l'avis du passage ne put pas etre donne a l'ennemi. Dans la nuit les troupes s'acheminerent en silence vers le fleuve. Les bateaux furent conduits dans le bras Mabile, et du bras Mabile dans le Rhin. La grande ile d'Ehrlen-Rhin presentait un intermediaire favorable au passage. Les bateaux y jeterent deux mille six cents hommes. Ces braves gens ne voulant pas donner l'eveil par l'explosion des armes a feu, fondirent a la baionnette sur les troupes repandues dans l'ile, les poursuivirent, et ne leur donnerent pas le temps de couper les petits ponts qui aboutissaient de cette ile sur la rive droite. Ils passerent ces ponts a leur suite; et quoique l'artillerie ni la cavalerie ne pussent les suivre, ils oserent deboucher seuls dans la grande plaine qui borde le fleuve, et s'approcherent de Kehl. Le contingent des Souabes etait campe a quelque distance de la, a Wilstett. Les detachemens qui en arrivaient, surtout en cavalerie, rendaient perilleuse la situation de l'infanterie francaise qui avait ose deboucher sur la rive droite. On n'hesita pas a renvoyer les bateaux qui l'avaient transportee, et a compromettre ainsi sa retraite, pour aller lui chercher du secours. D'autres troupes arriverent; on s'avanca sur Kehl, on aborda les retranchemens a la baionnette, et on les enleva. L'artillerie trouvee dans le fort fut tournee aussitot sur les troupes ennemies arrivant de Wilstett, et elles furent repoussees. Alors un pont fut jete entre Strasbourg et Kehl, et acheve le lendemain 7 (25 juin). L'armee y passa toute entiere. Les dix mille hommes envoyes a Gambsheim n'avaient pu tenter le passage, a cause de la crue des eaux. Ils remonterent a Strasbourg, et franchirent le fleuve sur le pont qu'on venait d'y jeter. Cette operation avait ete executee avec secret, precision et hardiesse. Cependant le disseminement des troupes autrichiennes depuis Bale jusqu'a Manheim, en diminuait beaucoup la difficulte et le merite. Le prince de Conde se trouvait avec trois mille huit cents hommes vers le Haut-Rhin, a Brissac; le contingent de Souabe, au nombre de sept mille cinq cents, etait a Wilstett, a la hauteur de Strasbourg; et huit mille hommes, a peu pres, sous Starrai, campaient depuis Strasbourg jusqu'a Manheim. Les forces ennemies etaient donc peu redoutables sur ce point; mais cet avantage lui-meme etait du au secret du passage, et le secret a la prudence avec laquelle il avait ete prepare. Cette situation presentait l'occasion des plus beaux triomphes. Si Moreau avait agi avec la rapidite du vainqueur de Montenotte, il pouvait fondre sur les corps dissemines le long du fleuve, les detruire l'un apres l'autre, et venir meme accabler Latour, qui repassait de Manheim sur la rive droite, et qui, dans le moment, comptait tout au plus trente-six mille hommes. Il aurait pu mettre ainsi hors de combat toute l'armee du Haut-Rhin, avant que l'archiduc Charles put revenir des bords de la Lahn. L'histoire fait voir que la rapidite est toute puissante a la guerre, comme dans toutes les situations de la vie. Prevenant l'ennemi, elle detruit en detail; frappant coup sur coup, elle ne lui donne pas le temps de se remettre, le demoralise, lui ote la pensee et le courage. Mais cette rapidite, dont on vient de voir de si beaux exemples sur les Alpes et le Po, suppose plus que la simple activite; elle suppose un grand but, un grand esprit pour le concevoir, de grandes passions pour oser y pretendre. On ne fait rien de grand au monde sans les passions, sans l'ardeur et l'audace qu'elles communiquent a la pensee et au courage. Moreau, esprit lumineux et ferme, n'avait pas cette chaleur entrainante, qui, a la tribune, a la guerre, dans toutes les situations, enleve les hommes, et les conduit malgre eux a de vastes fins. Moreau employa l'intervalle du 7 au 10 messidor (25, 28 juin) a reunir ses divisions sur la rive droite du Rhin. Celle de Saint-Cyr, qu'il avait laissee a Manheim, arrivait a marches forcees. En attendant cette division, il avait sous sa main cinquante-trois mille hommes, et il en voyait une vingtaine de mille dissemines autour de lui. Le 10 (28 juin), il fit attaquer dix mille Autrichiens retranches sur le Renchen, les battit, et leur fit huit cents prisonniers. Les debris de ce corps se replierent sur Latour, qui remontait la rive droite. Le 12 (30 juin), Saint-Cyr etant arrive, toute l'armee se trouva au-dela du fleuve. Elle presentait une masse de soixante-onze mille hommes, dont soixante-trois mille d'infanterie, six mille chevaux, etc. Moreau donna la droite a Ferino, le centre a Saint-Cyr, la gauche a Desaix. Il se trouvait au pied des Montagnes Noires. Les Alpes de Souabe forment un massif qui rejette, comme on sait, le Danube a l'orient, le Rhin au nord: c'est a travers ce massif que serpentent le Necker et le Mein pour se jeter dans le Rhin. Ce sont des montagnes de mediocre hauteur, couvertes de bois, et traversees de defiles etroits. La vallee du Rhin est separee de celle du Necker par une chaine qu'on appelle les Montagnes Noires. Moreau, transporte sur la rive droite, etait a leur pied. Il devait les franchir pour deboucher dans la vallee du Necker. Le contingent des Souabes et le corps de Conde remontaient vers la Suisse pour garder les passages superieurs des Montagnes Noires. Latour, avec le corps principal, revenait de Manheim, pour garder les passages inferieurs par Rastadt, Ettlingen et Pforzheim. Moreau pouvait sans inconvenient negliger les detachemens qui se retiraient du cote de la Suisse, et se porter, avec la masse entiere de ses forces, sur Latour; il l'aurait infailliblement accable. Alors il aurait debouche en vainqueur dans la vallee du Necker, avant l'archiduc Charles. Mais, en general prudent, il confia a Ferino le soin de suivre avec sa droite les corps detaches des Souabes et de Conde; il dirigea Saint-Cyr avec le centre, directement vers les montagnes, pour occuper certaines hauteurs, et il longea lui-meme leur pied pour descendre a Rastadt au-devant de Latour. Cette marche etait le double resultat de sa circonspection et du plan de Carnot. Il voulait se couvrir partout, et en meme temps etendre sa ligne vers la Suisse, pour etre pret a soutenir par les Alpes l'armee d'Italie. Moreau se mit en mouvement le 12 (30 juin). Il marchait entre le Rhin et les montagnes, dans un pays inegal, coupe de bois et creuse par des torrens. Il s'avancait avec circonspection, et n'arriva que le 15 a Rastadt (3 juillet). Il etait temps encore d'accabler Latour, qui n'avait pas ete rejoint par l'archiduc Charles. Ce prince, en apprenant le passage, arrivait a marches forcees avec vingt-cinq mille hommes de renfort. Il en laissait trente-six mille sur la Lahn, et vingt-sept mille devant Mayence, pour tenir tete a Jourdan, le tout sous les ordres du general Wartensleben. Il se hatait le plus qu'il pouvait; mais ses tetes de colonnes etaient encore fort eloignees. Latour, apres avoir laisse garnison dans Manheim, comptait au plus trente-six mille hommes. Il etait range sur la Murg, qui va se jeter dans le Rhin, ayant sa gauche a Gernsbach, dans les montagnes; son centre, a leur pied, vers Kuppenheim, un peu en avant de la Murg; sa droite dans la plaine, le long des bois de Niederbulh, qui s'etendent au bord du Rhin; sa reserve a Rastadt. Il etait imprudent a Latour de s'engager avant l'arrivee de l'archiduc. Mais sa position le rassurant, il voulait resister pour couvrir la grande route qui de Rastadt va deboucher sur le Necker. Moreau n'avait avec lui que sa gauche; son centre, sous Saint-Cyr, etait reste en arriere, pour s'emparer de quelques postes dans les Montagnes Noires. Cette circonstance compensait l'inegalite des forces. Le 17 (5 juillet), il attaqua Latour. Ses troupes se conduisirent avec une grande valeur, enleverent la position de Gernsbach, sur le haut de la Murg, et penetrerent a Kuppenheim, vers le centre de la position ennemie. Mais, dans la plaine, ses divisions eurent de la peine a deboucher sous le feu de l'artillerie, et en presence de la nombreuse cavalerie autrichienne. Neanmoins, on aborda Niederbulh et Rastadt, et on parvint a se rendre maitre de la Murg sur tous les points. On fit un millier de prisonniers. Moreau s'arreta sur le champ de bataille, sans vouloir poursuivre l'ennemi. L'archiduc n'etait point arrive, et il aurait encore pu accabler Latour; mais il trouvait ses troupes fatiguees, il sentait la necessite d'amener Saint-Cyr a lui, pour agir avec une plus grande masse de forces, et il attendit jusqu'au 21 (9 juillet), avant de livrer une nouvelle attaque. Cet intervalle de quatre jours permit a l'archiduc d'arriver avec un renfort de vingt-cinq mille hommes, et a l'ennemi de combattre a chance egale. La position respective des deux armees etait a peu pres la meme. Elles etaient toutes deux en ligne perpendiculaire au Rhin, une aile dans les montagnes, le centre au pied, la gauche dans la plaine boisee et marecageuse qui longe le fleuve. Moreau, qui s'eclairait lentement, mais toujours a temps, parce qu'il conservait le calme necessaire pour rectifier ses fautes, avait senti, en combattant a Rastadt, l'importance de porter son effort principal dans les montagnes. En effet, celui qui en etait maitre, avait les debouches de la vallee du Necker, objet principal qu'on se disputait; il pouvait en outre deborder son adversaire, et le pousser dans le Rhin, Moreau avait une raison de plus de combattre dans les montagnes: c'etait sa superiorite en infanterie, et son inferiorite en cavalerie. L'archiduc sentait comme lui l'importance de s'y etablir, mais il avait, dans ses nombreux escadrons, une raison de tenir aussi la plaine. Il rectifia la position prise par Latour; il jeta les Saxons dans les montagnes pour deborder Moreau; il fit renforcer le plateau de Rothensol, ou s'appuyait sa gauche; il deploya son centre au pied des montagnes en avant de Malsch, et sa cavalerie dans la plaine. Il voulait attaquer le 22 (10 juillet): Moreau le prevint, et l'attaqua le 21 (9 juillet). Le general Saint-Cyr, que Moreau avait ramene a lui, et qui formait la droite, attaqua le plateau de Rothensol. Il deploya la cette precision, cette habilete de manoeuvres, qui l'ont distingue pendant sa belle carriere. N'ayant pu deloger l'ennemi d'une position formidable, il l'entoura de tirailleurs, puis il fit essayer une charge, et feindre une fuite, pour engager les Autrichiens a quitter leur position, et a se jeter a la poursuite des Francais. Cette manoeuvre reussit: les Autrichiens, voyant les Francais s'avancer, puis s'enfuir en desordre, se jeterent apres eux. Le general Saint-Cyr, qui avait des troupes preparees, les lanca alors sur les Autrichiens, qui avaient quitte leur position, et se rendit maitre du plateau. Des ce moment, il s'avanca, intimida les Saxons destines a deborder notre droite, et les obligea a se replier. A Malsch, au centre, Desaix s'engagea vivement avec les Autrichiens, prit et perdit ce village, et finit la journee en se portant sur les dernieres hauteurs, qui longent le pied des montagnes. Dans la plaine, notre cavalerie ne s'etait point engagee, et Moreau l'avait tenue a la lisiere des bois. La bataille etait donc indecise, excepte dans les montagnes. Mais c'etait le point important, car, en poursuivant son succes, Moreau pouvait etendre son aile droite autour de l'archiduc, lui enlever les debouches de la vallee du Necker, et le pousser dans le Rhin. Il est vrai qu'a son tour, l'archiduc, s'il perdait les montagnes, qui etaient sa base, pouvait faire perdre a Moreau le Rhin, qui etait la notre; il pouvait renouveler son effort dans la plaine, battre Desaix, et, s'avancant le long du Rhin, mettre Moreau en l'air. Dans ces occasions, c'est le moins hardi qui est compromis: c'est celui qui se croit coupe, qui l'est en effet. L'archiduc crut devoir se retirer pour ne pas compromettre, par un mouvement hasarde, la monarchie autrichienne, qui n'avait plus que son armee pour appui. On a blame cette resolution, qui entrainait la retraite des armees imperiales, et exposait l'Allemagne a une invasion. On peut admirer ces belles et sublimes hardiesses du genie, qui obtiennent de grands resultats au prix de grands perils; mais on ne saurait en faire une loi. La prudence est seule un devoir, dans une situation comme celle de l'archiduc, et on ne peut le blamer d'avoir battu en retraite pour devancer Moreau dans la vallee du Necker et pour proteger ainsi les etats hereditaires. Sur-le-champ, en effet, il forma la resolution d'abandonner l'Allemagne, qu'aucune ligne ne pouvait couvrir, et de se porter, en remontant le Mein et le Necker, a la grande ligne des etats hereditaires, celle du Danube. Ce fleuve, couvert par les deux places de Ulm et Ratisbonne, etait le plus sur rempart de l'Autriche. En y concentrant ses forces, l'archiduc etait la chez lui, a cheval sur un grand fleuve, avec des forces egales a celles de l'ennemi, avec la faculte de manoeuvrer sur les deux rives, et d'accabler l'une des deux armees envahissantes. L'ennemi, au contraire, se trouvait fort loin de chez lui, a une distance immense de sa base, sans cette superiorite de forces qui compense le danger de l'eloignement, avec le desavantage d'un pays affreux a traverser pour envahir et pour s'en retourner, et enfin avec l'inconvenient d'etre divise en deux corps, et d'etre commande par deux generaux. Ainsi les Imperiaux gagnaient, en se rapprochant du Danube, tout ce que perdaient les Francais. Mais, pour s'assurer tous ces avantages, l'archiduc devait arriver sans defaite au Danube; et, des lors, il devait se retirer avec fermete, mais sans s'exposer a aucun engagement. Apres avoir laisse garnison a Mayence, a Ehrenbreistein, a Cassel, a Manheim, il ordonna a Wartensleben de se retirer pied a pied par la vallee du Mein, et de gagner le Danube, en s'engageant tous les jours assez pour soutenir le moral de ses troupes, mais pas assez pour les compromettre dans une action generale. Lui-meme en fit autant avec son armee; il la porta de Pforzheim dans la vallee du Necker, et ne s'y arreta que le temps necessaire pour reunir ses parcs et leur donner le temps de se retirer. Wartensleben se repliait avec trente mille fantassins et quinze mille chevaux; l'archiduc avec quarante mille hommes d'infanterie et dix-huit de cavalerie; ce qui faisait cent trois mille hommes en tout. Le reste etait dans les places, ou avait file par le Haut-Rhin en Suisse, devant le general Ferino, qui commandait la droite de Moreau. Des que Moreau eut decide la retraite des Autrichiens, l'armee de Jourdan passa de nouveau le Rhin a Dusseldorf et Neuwied, en manoeuvrant comme elle l'avait toujours fait, et se porta sur la Lahn, pour deboucher ensuite dans la vallee du Mein. Les armees francaises s'avancerent donc en deux colonnes, le long du Mein et du Necker, suivant les deux armees imperiales, qui faisaient une tres belle retraite. Les nombreux escadrons des Autrichiens, voltigeant a l'arriere-garde, imposaient par leur masse, couvraient leur infanterie de nos insultes, et rendaient inutiles tous nos efforts pour l'entamer. Moreau, qui n'avait point eu de place a masquer, en se detachant du Rhin, marchait avec soixante-onze mille hommes. Jourdan, ayant du bloquer Mayence, Cassel, Ehrenbreistein, et consacrer vingt-sept mille hommes a ces operations, ne marchait qu'avec quarante-six mille, et n'etait guere superieur a Wartensleben. D'apres le plan vicieux de Carnot, il fallait toujours deborder les ailes de l'ennemi, c'est-a-dire, s'eloigner du but essentiel, la reunion des deux armees. Cette reunion aurait permis de porter sur le Danube une masse de cent quinze ou cent vingt mille hommes, masse ecrasante, enorme, qui aurait trompe tous les calculs de l'archiduc, dejoue tous ses efforts pour se concentrer, passe le Danube sous ses yeux, enleve Ulm, et, de cette base, eut menace Vienne et ebranle le trone imperial[6]. [Footnote 6: Il faut lire a cet egard les raisonnemens qu'a faits Napoleon, et qu'il a appuyes de si grands exemples.] Conformement au plan de Carnot, Moreau devait appuyer sur le Haut-Rhin et le Haut-Danube, et Jourdan vers la Boheme. On donnait a Moreau une raison de plus d'appuyer sur ce point, c'etait la possibilite de communiquer avec l'armee d'Italie par le Tyrol, ce qui supposait l'execution du plan gigantesque de Bonaparte, justement desapprouve par le directoire. Comme Moreau voulait en meme temps ne pas etre trop detache de Jourdan, et lui donner la main gauche tandis qu'il tendait la droite a l'armee d'Italie, on le vit sur les bords du Necker, occuper une ligne de cinquante lieues. Jourdan, de son cote, charge de deborder Wartensleben, etait force de s'eloigner de Moreau; et comme Wartensleben, general routinier, ne comprenant en rien la pensee de l'archiduc, au lieu de se rapprocher du Danube, se portait vers la Boheme pour la couvrir, Jourdan, pour le deborder, etait force de s'etendre toujours davantage. On voyait ainsi les armees ennemies faire, chacune de leur cote, le contraire de ce qu'elles auraient du. Il y avait cependant cette difference entre Wartensleben et Jourdan, que le premier manquait a un ordre excellent, et que le second etait oblige d'en suivre un mauvais. La faute de Wartensleben etait a lui, celle de Jourdan au directeur Carnot. Moreau livra un combat a Canstadt pour le passage du Necker, et s'enfonca ensuite dans les defiles de l'Alb, chaine de montagnes qui separe le Necker du Danube, comme les Montagnes Noires le separent du Rhin. Il franchit ces defiles et deboucha dans la vallee du Danube, vers le milieu de thermidor (fin de juillet), apres un mois de marche. Jourdan, apres avoir passe des bords de la Lahn sur ceux du Mein, et avoir livre un combat a Friedberg, s'arreta devant la ville de Francfort, qu'il menaca de bombarder si on ne la lui livrait sur-le-champ. Les Autrichiens n'y consentirent qu'a la condition d'une suspension d'armes de deux jours. Cette suspension leur permettait de franchir le Mein, et de se donner une avance considerable; mais elle sauvait une ville interessante, et dont les ressources pouvaient etre utiles a l'armee: Jourdan y consentit. La place fut remise le 28 messidor (16 juillet). Jourdan frappa des contributions sur cette ville, mais y mit une grande moderation, et deplut meme a l'armee par les menagemens qu'il montra pour le pays ennemi. Le bruit de l'opulence au milieu de laquelle vivait l'armee d'Italie, avait excite les imaginations, et on voulait vivre de meme en Allemagne. Jourdan remonta ensuite le Mein, s'empara de Wurtzbourg le 7 thermidor (27 juillet), puis deboucha au-dela des montagnes de Souabe, sur les bords de la Naab, qui tombe dans le Danube. Il etait a peu pres sur la hauteur de Moreau, et a la meme epoque, c'est-a-dire vers le milieu de thermidor (commencement d'aout). La Souabe et la Saxe avaient accede a la neutralite, envoye des agens a Paris pour traiter de la paix, et consenti a des contributions. Les troupes saxonnes et souabes se retirerent, et affaiblirent ainsi l'armee autrichienne d'une douzaine de mille hommes, a la verite peu utiles et se battant sans zele. Ainsi, vers le milieu de l'ete, nos armees, maitresses de l'Italie, qu'elles dominaient tout entiere, maitresses d'une moitie de l'Allemagne, qu'elles avaient envahie jusqu'au Danube, menacaient l'Europe. Depuis deux mois la Vendee etait soumise. Des cent mille hommes repandus dans l'Ouest, on pouvait en detacher cinquante mille pour les porter ou l'on voudrait. Les promesses du gouvernement directorial ne pouvaient etre plus glorieusement accomplies. CHAPITRE IV. ETAT INTERIEUR DE LA FRANCE VERS LE MILIEU DE L'ANNEE 1796 (AN IV). --EMBARRAS FINANCIERS DU GOUVERNEMENT, CHUTE DES MANDATS ET DU PAPIER-MONNAIE.--ATTAQUE DU CAMP DE GRENELLE PAR LES JACOBINS. --RENOUVELLEMENT DU PACTE DE FAMILLE AVEC L'ESPAGNE, ET PROJET DE QUADRUPLE ALLIANCE.--PROJET D'UNE EXPEDITION EN IRLANDE.--NEGOCIATIONS EN ITALIE.--CONTINUATION DES HOSTILITES; ARRIVEE DE WURMSER SUR L'ADIGE; VICTOIRES DE LONATO ET DE CASTIGLIONE.--OPERATIONS SUR LE DANUBE; BATAILLE DE NERESHEIM; MARCHE DE L'ARCHIDUC CHARLES CONTRE JOURDAN.--MARCHE DE BONAPARTE SUR LA BRENTA; BATAILLES DE ROVEREDO, BASSANO ET SAINT-GEORGE; RETRAITE DE WURMSER DANS MANTOUE. RETOUR DE JOURDAN SUR LE MEIN; BATAILLE DE WURTZBOURG; RETRAITE DE MOREAU. La France n'avait jamais paru plus grande au dehors que pendant cet ete de 1796; mais sa situation interieure etait loin de repondre a son eclat exterieur. Paris offrait un spectacle singulier: les patriotes, furieux depuis l'arrestation de Baboeuf, de Drouet et de leurs autres chefs, execraient le gouvernement, et ne souhaitaient plus les victoires de la republique, depuis qu'elles profitaient au directoire. Les ennemis declares de la revolution les niaient obstinement; les hommes fatigues d'elle n'avaient pas l'air d'y croire. Quelques nouveaux riches, qui devaient leurs tresors a l'agiotage ou aux fournitures, etalaient un luxe effrene, et montraient la plus grande indifference pour cette revolution qui avait fait leur fortune; Cet etat moral etait le resultat inevitable d'une fatigue generale dans la nation, de passions inveterees chez les partis, et de la cupidite excitee par une crise financiere. Mais il y avait encore beaucoup de Francais republicains et enthousiastes, dont les sentimens etaient conserves, dont nos victoires rejouissaient l'ame, qui, loin de les nier, en accueillaient au contraire la nouvelle avec transport, et qui prononcaient avec affection et admiration les noms de Hoche, Jourdan, Moreau et Bonaparte. Ceux-la voulaient qu'on fit de nouveaux efforts, qu'on obligeat les malveillans et les indifferens a contribuer de tous leurs moyens a la gloire et a la grandeur de la republique. Pour obscurcir l'eclat de nos conquetes, les partis s'attachaient a decrier les generaux. Ils s'etaient surtout acharnes contre le plus jeune et le plus brillant, contre Bonaparte, dont le nom, en deux mois, etait devenu si glorieux. Il avait fait au 13 vendemiaire une grande peur aux royalistes, et ils le traitaient peu favorablement dans leurs journaux. On savait qu'il avait deploye un caractere assez imperieux en Italie; on etait frappe de la maniere dont il en agissait avec les etats de cette contree, accordant ou refusant a son gre des armistices, qui decidaient de la paix ou de la guerre; on savait que, sans prendre l'intermediaire de la tresorerie, il avait envoye des fonds a l'armee du Rhin. On se plaisait donc a dire malicieusement qu'il etait indocile, et qu'il allait etre destitue. C'etait un grand general perdu pour la republique, et une gloire importune arretee tout a coup. Aussi les malveillans s'empresserent-ils de repandre les bruits les plus absurdes; ils allerent jusqu'a pretendre que Hoche, qui etait alors a Paris, allait partir pour arreter Bonaparte au milieu de son armee. Le gouvernement ecrivit a Bonaparte une lettre qui dementait tous ces bruits, et dans laquelle il lui renouvelait le temoignage de toute sa confiance. Il fit publier la lettre dans tous les journaux. Le brave Hoche, incapable d'aucune basse jalousie contre un rival qui, en deux mois, s'etait place au-dessus des premiers generaux de la republique, ecrivit de son cote pour dementir le role qu'on lui pretait. Il faut citer cette lettre si honorable pour ces deux jeunes heros; elle etait adressee au ministre de la police, et fut rendue publique. "Citoyen ministre, des hommes qui, caches ou ignores pendant les premieres annees de la fondation de la republique, n'y pensent aujourd'hui que pour chercher les moyens de la detruire, et n'en parlent que pour calomnier ses plus fermes appuis, repandent depuis quelques jours les bruits les plus injurieux aux armees et a l'un des officiers-generaux qui les commandent. Ne leur est-il donc plus suffisant, pour parvenir a leur but, de correspondre ouvertement avec la horde conspiratrice residante a Hambourg? Faut-il que, pour obtenir la protection des maitres qu'ils veulent donner a la France, ils avilissent les chefs des armees? Pensent-ils que ceux-ci, aussi faibles qu'au temps passe, se laisseront injurier sans oser repondre, et accuser sans se defendre? Pourquoi Bonaparte se trouve-t-il donc l'objet des fureurs de ces messieurs? Est-ce parce qu'il a battu leurs amis et eux-memes en vendemiaire? est-ce parce qu'il dissout les armees des rois, et qu'il fournit a la republique les moyens de terminer glorieusement cette honorable guerre? Ah! brave jeune homme, quel est le militaire republicain qui ne brule du desir de t'imiter? Courage, Bonaparte! conduis a Naples, a Vienne, nos armees victorieuses; reponds a tes ennemis personnels en humiliant les rois, en donnant a nos armes un lustre nouveau; et laisse-nous le soin de ta gloire! "J'ai ri de pitie en voyant un homme, qui d'ailleurs a beaucoup d'esprit, annoncer des inquietudes, qu'il n'a pas sur les pouvoirs accordes aux generaux francais. Vous les connaissez a peu pres tous, citoyen ministre. Quel est celui qui, en lui supposant meme assez de pouvoir sur son armee pour la faire marcher sur le gouvernement, quel est celui, dis-je, qui jamais entreprendrait de la faire, sans etre, sur-le-champ accable par ses compagnons? A peine les generaux se connaissent-ils, a peine correspondent-ils ensemble! leur nombre doit rassurer, sur les desseins que l'on prete gratuitement a l'un d'eux. Ignore-t-on ce que peuvent sur les hommes, l'envie, l'ambition, la haine, je puis ajouter, je pense, l'amour de la patrie et l'honneur? Rassurez-vous donc, republicains modernes. "Quelques journalistes ont pousse l'absurdite au point de me faire aller en Italie pour arreter un homme que j'estime, et dont le gouvernement a le plus a se louer. On peut assurer qu'au temps ou nous vivons, peu d'officiers generaux se chargeraient de remplir les fonctions de gendarmes, bien que beaucoup soient disposes a combattre les factions et les factieux. "Depuis mon sejour a Paris, j'ai vu des hommes de toutes les opinions: j'ai pu en apprecier quelques-uns a leur juste valeur. Il en est qui pensent que le gouvernement ne peut marcher sans eux: ils crient pour avoir des places. D'autres, quoique personne ne s'occupe d'eux, croient qu'on a jure leur perte: ils crient pour se rendre interessans. J'avais vu des emigres, plus Francais que royalistes, pleurer de joie au recit de nos victoires; j'ai vu des Parisiens les revoquer en doute. Il m'a semble qu'un parti audacieux, mais sans moyens, voulait renverser le gouvernement actuel, pour y substituer l'anarchie; qu'un second, plus dangereux, plus adroit, et qui compte des amis partout, tendait au bouleversement de la republique, pour rendre a la France la constitution boiteuse de 1791, et une guerre civile de trente annees; qu'un troisieme enfin, s'il sait mepriser les deux autres, et prendre sur eux l'empire que lui donnent les lois, les vaincra, parce qu'il est compose de republicains vrais, laborieux et probes, dont les moyens sont les talens et les vertus, parce qu'il compte au nombre de ses partisans tous les bons citoyens, et les armees, qui n'auront sans doute pas vaincu depuis cinq ans pour laisser asservir la patrie." Ces deux lettres firent taire tous les bruits, et imposerent silence aux malveillans. Au milieu de sa gloire, le gouvernement faisait pitie par son indigence. Le nouveau papier-monnaie s'etait soutenu peu de temps, et sa chute privait le directoire d'une importante ressource. On se souvient que le 26 ventose (16 mars) 2 milliards 400 millions de mandats avaient ete crees, et hypotheques sur une valeur correspondante de biens. Une partie de ces mandats avait ete consacree a retirer les 24 milliards d'assignats restant en circulation, et le reste a pourvoir a de nouveaux besoins. C'etait en quelque sorte, comme nous l'avons dit, une reimpression de l'ancien papier, avec un nouveau titre et un nouveau chiffre. Les 24 milliards d'assignats etaient remplaces par 800 millions de mandats; et au lieu de creer encore 48 autres milliards d'assignats, on creait 1600 millions de mandats. La difference etait donc dans le titre et le chiffre. Elle etait aussi dans l'hypotheque; car les assignats, par l'effet des encheres, ne representaient pas une valeur determinee de biens; les mandats, au contraire, devant procurer les biens sur l'offre simple du prix de 1790, en representaient bien exactement la somme de 2 milliards 400 millions. Tout cela n'empecha pas leur chute, qui fut le resultat de differentes causes. La France ne voulait plus de papier, et etait decidee a n'y plus croire. Or, quelque grandes que soient les garanties, quand on n'y veut plus regarder, elles sont comme si elles n'etaient pas. Ensuite le chiffre du papier, quoique reduit, ne l'etait pas assez. On convertissait 24 milliards d'assignats en 800 millions de mandats; on reduisait donc l'ancien papier au trentieme, et il aurait fallu le reduire au deux-centieme pour etre dans la verite; car 24 milliards valaient tout au plus 120 millions. Les reproduire dans la circulation pour 800 millions, en les convertissant en mandats, c'etait une erreur. Il est vrai qu'on leur affectait une pareille valeur de biens; mais une terre qui en 1790 valait 100 mille francs, ne se vendait aujourd'hui que 30 ou 25 mille francs; par consequent le papier portant ce nouveau titre et ce nouveau chiffre, eut-il meme represente exactement les biens, ne pouvait valoir comme eux que le tiers de l'argent. Or, vouloir le faire circuler au pair, c'etait encore soutenir un mensonge. Ainsi, quand meme il y aurait eu possibilite de rendre la confiance au papier, la supposition exageree de sa valeur devait toujours le faire tomber. Aussi, bien que sa circulation fut forcee partout, on ne l'accepta qu'un instant. Les mesures violentes qui avaient pu imposer en 1793, etaient impuissantes aujourd'hui. Personne ne traitait plus qu'en argent. Ce numeraire, qu'on avait cru enfoui ou exporte a l'etranger, remplissait la circulation. Celui qui etait cache se montrait, celui qui etait sorti de France y rentrait. Les provinces meridionales etaient remplies de piastres, qui venaient d'Espagne, appelees chez nous par le besoin. L'or et l'argent vont, comme toutes les marchandises, la ou la demande les attire; seulement leur prix est plus eleve, et se maintient jusqu'a ce que la quantite soit suffisante, et que le besoin soit satisfait. Il se commettait bien encore quelques friponneries, par les remboursemens en mandats, parce que les lois donnant cours force de monnaie au papier, permettaient de l'employer a l'acquittement des engagemens ecrits; mais on ne l'osait guere, et quant a toutes les stipulations, elles se faisaient en numeraire. Dans tous les marches on ne voyait que l'argent ou l'or; les salaires du peuple ne se payaient pas autrement. On aurait dit qu'il n'existait point de papier en France. Les mandats ne se trouvaient plus que dans les mains des speculateurs, qui les recevaient du gouvernement, et les revendaient aux acquereurs de biens nationaux. De cette maniere, la crise financiere, quoique existant encore pour l'etat, avait presque cesse pour les particuliers. Le commerce et l'industrie, profitant d'un premier moment de repos, et de quelques communications rouvertes avec le continent, par l'effet de nos victoires, commencaient a reprendre quelque activite. Il ne faut point, comme les gouvernemens ont la vanite de le dire, encourager la production pour qu'elle prospere; il faut seulement ne pas la contrarier. Elle profite du premier moment pour se developper avec une activite merveilleuse. Mais si les particuliers recouvraient un peu d'aisance, le gouvernement, c'est-a-dire, ses chefs, ses agens de toute espece, militaires, administrateurs ou magistrats, ses creanciers etaient reduits a une affreuse detresse. Les mandats qu'on leur donnait etaient inutiles dans leurs mains; ils n'en pouvaient faire qu'un seul usage, c'etait de les passer aux speculateurs sur le papier, qui prenaient 100 francs pour cinq ou six, et qui revendaient ensuite ces mandats aux acquereurs de biens nationaux. Aussi les rentiers mouraient de faim; les fonctionnaires donnaient leur demission; et, contre l'usage, au lieu de demander des emplois, on les resignait. Les armees d'Allemagne et d'Italie vivant chez l'ennemi, etaient a l'abri de la misere commune; mais les armees de l'interieur etaient dans une detresse affreuse. Hoche ne faisait vivre ses soldats que de denrees percues dans les provinces de l'Ouest, et il etait oblige d'y maintenir le regime militaire, pour avoir le droit de lever en nature les subsistances. Quant aux officiers et a lui-meme, ils n'avaient pas de quoi se vetir. Le service des etapes etabli dans la France, pour les troupes qui la parcouraient, avait manque souvent, parce que les fournisseurs ne voulaient plus rien avancer. Les detachemens partis des cotes de l'Ocean pour renforcer l'armee d'Italie, etaient arretes en route. On avait vu meme des hopitaux fermes, et les malheureux soldats qui les remplissaient, expulses de l'asile que la republique devait a leurs infirmites, parce qu'on ne pouvait plus leur fournir ni remedes ni alimens. La gendarmerie etait entierement desorganisee. N'etant ni vetue, ni equipee, elle ne faisait presque plus son service. Les gendarmes, voulant menager leurs chevaux qu'on ne remplacait pas, ne protegeaient plus les routes; les brigands, qui abondent a la suite des guerres civiles, les infestaient. Ils penetraient dans les campagnes, et souvent dans les villes, et y commettaient le vol et l'assassinat avec une audace inouie. Tel etait donc l'etat interieur de la France. Le caractere particulier de cette nouvelle crise, c'etait la misere du gouvernement au milieu d'un retour d'aisance chez les particuliers. Le directoire ne vivait que des debris du papier, et de quelques millions que ses armees lui envoyaient de l'etranger. Le general Bonaparte lui avait deja envoye 30 millions, et cent beaux chevaux de voiture pour contribuer un peu a ses pompes. Il s'agissait de detruire maintenant tout l'echafaudage du papier-monnaie. Il fallait pour cela que le cours n'en fut plus force, et que l'impot fut recu en valeur reelle. On declara donc, le 28 messidor (16 juillet), que tout le monde pourrait traiter comme il lui plairait, et stipuler en monnaie de son choix; que les mandats ne seraient plus recus qu'au cours reel, et que ce cours serait tous les jours constate et publie par la tresorerie. On osa enfin declarer que les impots seraient percus en numeraire ou en mandats au cours; on ne fit d'exception que pour la contribution fonciere. Depuis la creation des mandats on avait voulu la percevoir en papier, et non plus en nature. On sentit qu'il aurait mieux valu la percevoir toujours en nature, parce qu'au milieu des variations du papier, on aurait au moins recueilli des denrees. On decida donc, apres de longues discussions, et plusieurs projets successivement rejetes chez les anciens, que, dans les departemens frontieres ou voisins des armees, la perception pourrait etre exigee en nature; que dans les autres elle aurait lieu en mandats aux cours des grains. Ainsi, on evaluait le ble en 1790 a 10 fr. le quintal; on l'evaluait aujourd'hui a 80 fr. en mandats. Chaque dix francs de cotisation, representant un quintal de ble, devait se payer aujourd'hui 80 fr. en mandats. Il eut ete bien plus simple d'exiger le paiement en numeraire ou mandats au cours; mais on ne l'osa pas encore; on commencait donc a revenir a la realite, mais en hesitant. L'emprunt force n'etait point encore recouvre. L'autorite n'avait plus l'energie d'arbitraire qui aurait pu assurer la prompte execution d'une pareille mesure. Il restait pres de 300 millions a percevoir. On decida qu'en acquittement de l'emprunt et de l'impot, les mandats seraient recus au pair, et les assignats a cent capitaux pour un, mais pendant quinze jours seulement; et qu'apres ce terme, le papier ne serait plus recu qu'au cours. C'etait une maniere d'encourager les retardataires a s'acquitter. La chute des mandats etant declaree, il n'etait plus possible de les recevoir en paiement integral des biens nationaux qui leur etaient affectes; et la banqueroute qu'on leur avait predite comme aux assignats, devenait inevitable. On avait annonce, en effet, que les mandats emis pour 2 milliards 400 millions, tombant fort au-dessous de cette valeur, et ne valant plus que 2 a 3 cents millions, l'etat ne voudrait plus donner la valeur promise des biens, c'est-a-dire 2 milliards 400 millions. On avait soutenu le contraire dans l'espoir que les mandats se maintiendraient a une certaine valeur; mais 100 francs tombant a 5 ou 6 fr., l'etat ne pouvait plus donner une terre de 100 francs, en 1790, et de 30 a 40 francs aujourd'hui, pour 5 ou 6 fr. C'etait la l'espece de banqueroute qu'avaient subie les assignats, et dont nous avons explique plus haut la nature. L'etat faisait la ce que fait aujourd'hui une caisse d'amortissement qui rachete au cours de la place, et qui, dans le cas d'une baisse extraordinaire, racheterait peut-etre a 50 ce qui aurait ete emis a 80 ou 90. En consequence, il fut decide le 8 thermidor (26 juillet) que le dernier quart des domaines nationaux soumissionnes depuis la loi du 26 ventose (celle qui creait les mandats), serait acquitte en mandats au cours, et en six paiemens egaux. Comme il avait ete soumissionne pour 800 millions de biens, ce quart etait de 200 millions. On touchait donc a la fin du papier-monnaie; On se demandera pourquoi on fit ce second essai des mandats, qui eurent si peu de duree et de succes. En general on juge trop les mesures de ce genre independamment des circonstances qui les ont commandees. La crainte de manquer de numeraire avait sans doute contribue a la creation des mandats; et, si on n'avait pas eu d'autre raison, on aurait eu grand tort, car le numeraire ne peut pas manquer; mais on avait ete pousse surtout par la necessite imperieuse de vivre avec les biens et d'anticiper sur leur vente. Il fallait mettre leur prix en circulation avant de l'avoir retire, et pour cela l'emettre en forme de papier. Sans doute la ressource n'avait pas ete grande, puisque les mandats etaient si vite tombes, mais enfin on avait vecu encore quatre ou cinq mois. Et n'est-ce rien que cela? Il faut considerer les mandats comme un nouvel escompte de la valeur des biens nationaux, comme un expedient, en attendant que ces biens pussent etre vendus. On va voir que de momens de detresse le gouvernement eut encore a traverser, avant de pouvoir en realiser la vente en numeraire. Le tresor ne manquait pas de ressources prochainement exigibles; mais il en etait de ces ressources comme des biens nationaux: il fallait les rendre actuelles. Il avait encore a recevoir 300 millions de l'emprunt force; 300 millions de la contribution fonciere de l'annee, c'est-a-dire toute la valeur de cette contribution; 25 millions de la contribution mobiliere; tout le fermage des biens nationaux, et l'arriere de ce fermage s'elevant en tout a 60 millions; differentes contributions militaires; le prix du mobilier des emigres; divers arrieres; enfin 80 millions de papier sur l'etranger. Toutes ces ressources, jointes aux 200 millions du dernier quart du prix des biens, s'elevaient a 1100 millions, somme enorme, mais difficile a realiser. Il ne lui fallait, pour achever son annee, c'est-a-dire pour aller jusqu'au 1er vendemiaire, que 400 millions; il etait sauve s'il pouvait les realiser immediatement sur les 1100. Pour l'annee suivante, il avait les contributions ordinaires qu'on esperait percevoir toutes en numeraire, et qui, s'elevant a 500 et quelques millions, couvraient ce qu'on appelait la depense ordinaire. Pour les depenses de la guerre, dans le cas d'une nouvelle campagne, il avait le reste des 1100 millions dont il ne devait absorber cette annee que 400 millions; il avait enfin les nouvelles soumissions des biens nationaux. Mais le difficile etait toujours la rentree de ces sommes. Le comptant ne se compose jamais que des produits de l'annee; or, il etait difficile de tout prendre a la fois par l'emprunt force, par la contribution fonciere et mobiliere, par la vente des biens. On se mit de nouveau a travailler a la perception des contributions, et on donna au directoire la faculte extraordinaire d'engager des biens belges pour cent millions de numeraire. Les rescriptions, especes de bons royaux, ayant pour but d'escompter les rentrees de l'annee, avaient partage le sort de tout le papier. Ne pouvant pas faire usage de cette ressource, le ministre payait les fournisseurs en ordonnances de liquidation, qui devaient etre acquittees sur les premieres recettes. Telles etaient les miseres de ce gouvernement si glorieux au dehors. Les partis n'avaient pas cesse de s'agiter interieurement. La soumission de la Vendee avait beaucoup reduit les esperances de la faction royaliste; mais les agens de Paris n'en etaient que plus convaincus du merite de leur ancien plan, qui consistait a ne pas employer la guerre civile, mais a corrompre les opinions, a s'emparer peu a peu des conseils et des autorites. Ils y travaillaient par leurs journaux. Quant aux patriotes, ils etaient arrives au plus haut point d'indignation. Ils avaient favorise l'evasion de Drouet, qui etait parvenu a s'echapper de prison, et ils meditaient de nouveaux complots, malgre la decouverte de celui de Baboeuf. Beaucoup d'anciens conventionnels et de thermidoriens, lies naguere au gouvernement qu'ils avaient forme eux-memes le lendemain du 13 vendemiaire, commencaient a etre mecontens. Une loi ordonnait, comme on a vu, aux ex-conventionnels non reelus, et a tous les fonctionnaires destitues, de sortir de Paris. La police, par erreur, envoya des mandats d'amener a quatre conventionnels, membres du corps legislatif. Ces mandats furent denonces avec amertume aux cinq-cents. Tallien, qui, lors de la decouverte du complot de Baboeuf, avait hautement exprime son adhesion au systeme du gouvernement, s'eleva avec aigreur contre la police du directoire, et contre les defiances dont les patriotes etaient l'objet. Son adversaire habituel, Thibaudeau, lui repondit, et, apres une discussion assez vive et quelques recriminations, chacun se renferma dans son humeur. Le ministre Cochon, ses agens, ses mouchards, etaient surtout l'objet de la haine des patriotes, qui avaient ete les premiers atteints par sa surveillance. La marche du gouvernement etait du reste parfaitement tracee; et s'il etait tout a fait prononce contre les royalistes, il etait tout aussi separe des patriotes, c'est-a-dire de cette portion du parti revolutionnaire qui voulait revenir a une republique plus democratique, et qui trouvait le regime actuel trop doux pour les aristocrates. Mais, sauf l'etat des finances, cette situation du directoire, detache de tous les partis, les contenant d'une main forte, et s'appuyant sur d'admirables armees, etait assez rassurante et assez belle. Les patriotes avaient deja fait deux tentatives, et subi deux repressions, depuis l'installation du directoire. Ils avaient voulu recommencer le club des jacobins au Pantheon, et l'avaient vu fermer par le gouvernement. Ils avaient ensuite essaye un complot mysterieux sous la direction de Baboeuf; ils avaient ete decouverts par la police, et prives de leurs nouveaux chefs. Ils s'agitaient cependant encore, et songeaient a faire une derniere tentative. L'opposition, en attaquant encore une fois la loi du 3 brumaire, excita chez eux un redoublement de colere, et les poussa a un dernier eclat. Ils cherchaient a corrompre la legion de police. Cette legion avait ete dissoute, et changee en un regiment qui etait le 21e de dragons. Ils voulaient tenter la fidelite de ce regiment, et ils esperaient, en l'entrainant, entrainer toute l'annee de l'interieur, campee dans la plaine de Grenelle. Ils se proposaient en meme temps d'exciter un mouvement, en tirant des coups de fusil dans Paris, en jetant des cocardes blanches dans les rues, en criant _Vive le Roi!_ et en faisant croire ainsi que les royalistes s'armaient pour detruire la republique. Ils auraient alors profite de ce pretexte, pour accourir en armes, s'emparer du gouvernement, et faire declarer en leur faveur le camp de Grenelle. Le 12 fructidor (29 aout), ils executerent une partie de leurs projets, tirerent des petards, et jeterent quelques cocardes blanches dans les rues. Mais la police avertie avait pris de telles precautions, qu'ils furent reduits a l'impossibilite de faire aucun mouvement. Ils ne se decouragerent pas, et, quelques jours apres, le 22 (9 septembre), ils deciderent de consommer leur complot. Trente des principaux se reunirent au Gros-Caillou, et resolurent de former dans la nuit meme un rassemblement dans le quartier de Vaugirard. Ce quartier, voisin du camp de Grenelle, etait plein de jardins, et coupe de murailles; il presentait des lignes derriere lesquelles ils pourraient se reunir, et faire resistance, dans le cas ou ils seraient attaques. Le soir, en effet, ils se trouverent reunis au nombre de sept ou huit cents, armes de fusils, de pistolets, de sabres, de cannes a epee. C'etait tout ce que le parti renfermait de plus determine. Il y avait parmi eux quelques officiers destitues, qui se trouvaient a la tete du rassemblement avec leurs uniformes et leurs epaulettes. Il s'y trouvait aussi quelques ex-conventionnels en costume de representans, et meme, dit-on, Drouet, qui etait reste cache dans Paris depuis son evasion. Un officier de la garde du directoire, a la tete de dix cavaliers, faisait patrouille dans Paris, lorsqu'il fut averti du rassemblement forme a Vaugirard. Il y accourut a la tete de ce faible detachement; mais a peine arrive, il fut accueilli par une decharge de coups de fusil, et assailli par deux cents hommes armes, qui l'obligerent a se retirer a toute bride. Il alla sur-le-champ faire mettre sous les armes la garde du directoire, et envoya un officier au camp de Grenelle pour y donner l'eveil. Les patriotes ne perdirent pas de temps, et, l'eveil donne, se rendirent en toute hate a la plaine de Grenelle, au nombre de quelques cents. Ils se dirigerent vers le quartier du vingt-et-unieme de dragons, ci-devant legion de police, et essayerent de le gagner, en disant qu'ils venaient fraterniser avec lui. Le chef d'escadron Malo, qui commandait ce regiment, sortit aussitot de sa tente, se lanca a cheval, moitie habille, reunit autour de lui quelques officiers et les premiers dragons qu'il rencontra, et chargea a coups de sabre ceux qui lui proposaient de fraterniser. Cet exemple decida les soldats; ils coururent a leurs chevaux, fondirent sur le rassemblement, et l'eurent bientot disperse. Ils tuerent ou blesserent un grand nombre d'individus, et en arreterent cent trente-deux. Le bruit de ce combat eveilla tout le camp, qui se mit aussitot sous les armes, et jeta l'alarme dans Paris. Mais on fut bientot rassure en apprenant le resultat et la folie de la tentative. Le directoire fit aussitot enfermer les prisonniers, et demanda aux deux conseils l'autorisation de faire des visites domiciliaires pour saisir, dans certains quartiers, beaucoup de seditieux que leurs blessures avaient empeches de quitter Paris. Ayant fait partie d'un rassemblement arme, ils etaient justiciables des tribunaux militaires, et furent livres a une commission, qui commenca a en faire fusiller un certain nombre. L'organisation de la haute-cour nationale n'etait point encore achevee; on en pressa de nouveau l'installation, pour commencer le proces de Baboeuf. Cette echauffouree fut prise pour ce qu'elle valait, c'est-a-dire pour une de ces imprudences qui caracterisent un parti expirant. Les ennemis seuls de la revolution affecterent d'y attacher une grande importance, pour avoir une nouvelle occasion de crier a la terreur, et de repandre des alarmes. On fut peu epouvante en general, et cette vaine attaque prouva mieux encore que tous les autres succes du directoire, que son etablissement etait definitif, et que les partis devaient renoncer a le detruire. Tels etaient les evenemens qui se passaient a l'interieur. Pendant qu'au dehors on allait livrer de nouveaux combats, d'importantes negociations se preparaient en Europe. La republique francaise etait en paix avec plusieurs puissances, mais n'avait d'alliance avec aucune. Les detracteurs qui avaient dit qu'elle ne serait jamais reconnue, disaient maintenant qu'elle serait a jamais sans allies. Pour repondre a ces insinuations malveillantes, le directoire songeait a renouveler le pacte de famille avec l'Espagne, et projetait une quadruple alliance entre la France, l'Espagne, Venise et la Porte. Par ce moyen, la quadruple alliance, composee de toutes les puissances du Midi, contre celles du Nord, dominerait la Mediterranee et l'Orient, donnerait des inquietudes a la Russie, menacerait les derrieres de l'Autriche, et susciterait une nouvelle ennemie maritime a l'Angleterre. De plus, elle procurerait de grands avantages a l'armee d'Italie, en lui assurant l'appui des escadres venitiennes et trente mille Esclavons. L'Espagne etait parmi les puissances la plus facile a decider. Elle avait contre l'Angleterre des griefs qui dataient du commencement de la guerre. Les principaux etaient la conduite des Anglais a Toulon, et le secret garde a l'amiral espagnol lors de l'expedition en Corse. Elle avait des griefs plus grands encore, depuis la paix avec la France; les Anglais avaient insulte ses vaisseaux, arrete des munitions qui lui etaient destinees, viole son territoire, pris des postes menacans pour elle en Amerique, viole les lois de douanes dans ses colonies, et cherche ouvertement a les soulever. Ces mecontentemens joints aux offres brillantes du directoire, qui lui faisait esperer des possessions en Italie, et aux victoires qui permettaient de croire a l'accomplissement de ses offres, deciderent enfin l'Espagne a signer, le 2 fructidor (19 aout), un traite d'alliance offensive et defensive avec la France, sur les bases du pacte de famille. D'apres ce traite, ces deux puissances se garantissaient mutuellement toutes leurs possessions en Europe et dans les Indes; elles se promettaient reciproquement un secours de dix-huit mille hommes d'infanterie, et de six mille chevaux, de quinze vaisseaux de haut bord, de quinze vaisseaux de 74 canons, de six fregates et quatre corvettes. Ce secours devait etre fourni a la premiere requisition de celle des deux puissances qui etait en guerre. Des instructions furent envoyees a nos ambassadeurs, pour faire sentir a la Porte et a Venise les avantages qu'il y aurait pour elles a concourir a une pareille alliance. La republique francaise n'etait donc plus isolee, et elle avait suscite a l'Angleterre une nouvelle ennemie. Tout annoncait que la declaration de guerre de l'Espagne a l'Angleterre allait bientot suivre le traite d'alliance avec la France. Le directoire preparait en meme temps a Pitt des embarras d'une autre nature. Hoche etait a la tete de cent mille hommes, repandus sur les cotes de l'Ocean. La Vendee et la Bretagne etant soumises, il brulait d'employer ces forces d'une maniere plus digne de lui, et d'ajouter de nouveaux exploits a ceux de Wissembourg et de Landau. Il suggera au gouvernement un projet qu'il meditait depuis long-temps, celui d'une expedition en Irlande. Maintenant, disait-il, qu'on avait repousse la guerre civile des cotes de France, il fallait reporter ce fleau sur les cotes de l'Angleterre, et lui rendre, en soulevant les catholiques d'Irlande, les maux qu'elle nous avait faits en soulevant les Poitevins et les Bretons. Le moment etait favorable: les Irlandais etaient plus indisposes que jamais contre l'oppression du gouvernement anglais; le peuple des trois royaumes souffrait horriblement de la guerre, et une invasion, s'ajoutant aux autres maux qu'il endurait deja, pouvait le porter au dernier degre d'exasperation. Les finances de Pitt etaient chancelantes; et l'entreprise dirigee par Hoche pouvait avoir les plus grandes consequences. Le projet fut aussitot accueilli. Le ministre de la marine Truguet, republicain excellent, et ministre capable, le seconda de toutes ses forces. Il rassembla une escadre dans le port de Brest, et fit pour l'armer convenablement tous les efforts que permettait l'etat des finances. Hoche reunit tout ce qu'il avait de meilleures troupes dans son armee, et les rapprocha de Brest, pour les embarquer. On eut soin de repandre differens bruits, tantot d'une expedition a Saint-Domingue, tantot d'une descente a Lisbonne, pour chasser les Anglais du Portugal, de concert avec l'Espagne. L'Angleterre, qui se doutait du but de ces preparatifs, etait dans de serieuses alarmes. Le traite d'alliance offensive et defensive entre l'Espagne et la France lui presageait de nouveaux dangers; et les defaites de l'Autriche lui faisaient craindre la perte de son puissant et dernier allie. Ses finances etaient surtout dans un grand etat de detresse; la Banque avait resserre ses escomptes; les capitaux commencaient a manquer, et on avait arrete l'emprunt ouvert pour l'empereur, afin de ne pas faire sortir de nouveaux fonds de Londres. Les ports d'Italie etaient fermes aux vaisseaux anglais; ceux d'Espagne allaient l'etre; ceux de l'Ocean l'etaient jusqu'au Texel. Ainsi le commerce de la Grande-Bretagne se trouvait singulierement menace. A toutes ces difficultes se joignaient celles d'une election generale; car le parlement, touchant a sa septieme annee, etait a reelire tout entier. Les elections se faisaient au milieu des cris de malediction contre Pitt et contre la guerre. L'empire avait abandonne presque en entier la cause de la coalition. Les Etats de Bade et de Wurtemberg venaient de signer la paix definitive, en permettant aux armees belligerantes le passage sur leur territoire. L'Autriche etait dans les alarmes, en voyant deux armees francaises sur le Danube, et une troisieme sur l'Adige, qui semblait fermer l'Italie. Elle avait envoye Wurmser, avec trente mille hommes, pour recueillir plusieurs reserves dans le Tyrol, rallier et reorganiser les debris de l'armee de Beaulieu, et descendre en Lombardie avec soixante mille soldats. De ce cote, elle se croyait moins en danger, et etait rassuree; mais elle etait fort effrayee pour le Danube, et y portait toute son attention. Pour empecher les bruits alarmans, le conseil aulique avait defendu a Vienne de parler des evenemens politiques; il avait organise une levee de volontaires, et travaillait avec une activite remarquable a equiper et armer de nouvelles troupes. Catherine, qui promettait toujours et ne tenait jamais, rendit un seul service: elle garantit les Gallicies a l'Autriche, ce qui permit d'en retirer les troupes qui s'y trouvaient, pour les acheminer vers les Alpes et le Danube. Ainsi, la France effrayait partout ses ennemis, et on attendait avec impatience ce qu'allait decider le sort des armes le long du Danube et de l'Adige. Sur la ligne immense qui s'etend de la Boheme a l'Adriatique, trois armees allaient se choquer contre trois autres, et decider du sort de l'Europe. En Italie, on avait negocie en attendant la reprise des hostilites. On avait fait la paix avec le Piemont, et depuis deux mois un traite avait succede a l'armistice. Ce traite stipulait la cession definitive du duche de Savoie et du comte de Nice a la France; la destruction des forts de Suze et de la Brunette, places au debouche des Alpes; l'occupation, pendant la guerre, des places de Coni, Tortone et Alexandrie; le libre passage, pour les troupes francaises, dans les etats du Piemont, et la fourniture de ce qui etait necessaire a ces troupes pendant le trajet. Le directoire, a l'instigation de Bonaparte, aurait voulu de plus une alliance offensive et defensive avec le roi de Piemont, pour avoir dix ou quinze mille hommes de son armee. Mais ce prince, en retour, demandait la Lombardie, dont la France ne pouvait pas disposer encore, et dont elle songeait toujours a se servir comme equivalent des Pays-Bas. Cette concession etant refusee, le roi ne voulut pas consentir a une alliance. Le directoire n'avait encore rien termine avec Genes; on disputait toujours sur le rappel des familles exilees, sur l'expulsion des familles feudadataires de l'Autriche et de Naples, et sur l'indemnite pour la fregate _la Modeste_. Avec la Toscane, les relations etaient amicales; cependant, les moyens qu'on avait employes a l'egard des negocians livournais, pour obtenir la declaration des marchandises appartenant aux ennemis de la France, semaient des germes de mecontentement. Naples et Rome avaient envoye des agens a Paris, conformement aux termes de l'armistice; mais la negociation de la paix souffrait de grands retards. Il etait evident que les puissances attendaient, pour conclure, la suite des evenemens de la guerre. Les peuples de Bologne et de Ferrare etaient toujours aussi exaltes pour la liberte, qu'ils avaient recue provisoirement. La regence de Modene et le duc de Parme etaient immobiles. La Lombardie attendait avec anxiete le resultat de la campagne. On avait fait de vives instances aupres du senat de Venise, dans le double but de le faire concourir au projet de quadruple alliance, et de procurer un utile auxiliaire a l'armee d'Italie. Outre les ouvertures directes, nos ambassadeurs a Constantinople et a Madrid en avaient fait d'indirectes, et avaient fortement insiste aupres des legations de Venise, pour leur demontrer les avantages du projet; mais toutes ces demarches avaient ete inutiles. Venise detestait les Francais, depuis qu'elle les voyait sur son territoire, et que leurs idees se repandaient dans les populations. Elle ne s'en tenait plus a la neutralite desarmee; elle armait au contraire avec activite. Elle avait donne ordre aux commandans des iles d'envoyer dans les lagunes les vaisseaux et les troupes disponibles; elle faisait venir des regimens esclavons de l'Illyrie. Le provediteur de Bergame armait secretement les paysans superstitieux et braves du Bergamasque. Des fonds etaient recueillis par la double voie des contributions et des dons volontaires. Bonaparte pensa que, dans le moment, il fallait dissimuler avec tout le monde, trainer les negociations en longueur, ne rien chercher a conclure, paraitre ignorer toutes les demarches hostiles, jusqu'a ce que de nouveaux combats eussent decide en Italie, ou notre etablissement ou notre expulsion. Il fallait ne plus agiter les questions qu'on avait a traiter avec Genes, et lui persuader qu'on etait content des satisfactions obtenues, afin de la retrouver amie en cas de retraite. Il fallait ne pas mecontenter le duc de Toscane par la conduite qu'on tenait a Livourne. Bonaparte ne croyait pas sans doute qu'il convint de laisser un frere de l'empereur dans ce duche, mais il ne voulait point l'alarmer encore. Les commissaires du directoire, Garreau et Sallicetti, ayant rendu un arrete pour faire partir les emigres francais des environs de Livourne, Bonaparte leur ecrivit une lettre, ou, sans egard pour leur qualite, il les reprimandait severement d'avoir enfreint leurs pouvoirs, et d'avoir mecontente le duc de Toscane en usurpant dans ses etats l'autorite souveraine. A l'egard de Venise, il voulait aussi garder le _statu quo_. Seulement il se plaignait tres hautement de quelques assassinats commis sur les routes, et des preparatifs qu'il voyait faire autour de lui. Son but, en entretenant querelle ouverte, etait de continuer a se faire nourrir, et de se menager un motif de mettre la republique a l'amende de quelques millions, s'il triomphait des Autrichiens. "Si je suis vainqueur, ecrivait-il, il suffirai d'une simple estafette pour terminer toutes les difficultes qu'on me suscite." Le chateau de Milan etait tombe en son pouvoir. La garnison s'etait rendue prisonniere; toute l'artillerie avait ete transportee devant Mantoue, ou il avait reuni un materiel considerable. Il aurait voulu achever le siege de cette place, avant que la nouvelle armee autrichienne arrivat pour la secourir; mais il avait peu d'espoir d'y reussir, il n'employait au blocus que le nombre de troupes indispensablement necessaire, a cause des fievres qui desolaient les environs. Cependant il serrait la place de tres pres, et il allait essayer une de ces surprises qui, suivant ses expressions, dependent _d'une oie ou d'un chien_; mais la baisse des eaux du lac empecha le passage des bateaux qui devaient porter des troupes deguisees. Des lors, il renonca pour le moment a se rendre maitre de Mantoue; d'ailleurs Wurmser arrivait, et il fallait courir au plus pressant. L'armee, entree en Italie avec trente et quelques mille hommes environ, n'avait recu que de faibles renforts pour reparer ses pertes. Neuf mille hommes lui etaient arrives des Alpes. Les divisions tirees de l'armee de Hoche n'avaient point encore pu traverser la France. Grace a ce renfort de neuf mille hommes, et aux malades qui etaient sortis des depots de la Provence et du Var, l'armee avait repare les effets du feu, et s'etait meme renforcee. Elle comptait a peu pres quarante-cinq mille hommes, repandus sur l'Adige et autour de Mantoue, au moment ou Bonaparte revint de sa marche dans la Peninsule. Les maladies que gagnerent les soldats devant Mantoue la reduisirent a quarante ou quarante-deux mille hommes environ. C'etait la sa force au milieu de thermidor (fin de juillet). Bonaparte n'avait laisse que des depots a Milan, Tortone, Livourne. Il avait deja mis hors de combat deux armees, une de Piemontais et une d'Autrichiens; et maintenant il avait a en combattre une troisieme, plus formidable que les precedentes. Wurmser arrivait a la tete de soixante mille hommes. Trente mille etaient tires du Rhin, et se composaient de troupes excellentes. Le reste etait forme des debris de Beaulieu, et de bataillons venus de l'interieur de l'Autriche. Plus de dix mille hommes etaient enfermes dans Mantoue, sans compter les malades. Ainsi l'armee entiere se composait de plus de soixante-dix mille hommes. Bonaparte en avait pres de dix mille autour de Mantoue, et n'en pouvait opposer qu'environ trente mille aux soixante qui allaient deboucher du Tyrol. Avec une pareille inegalite de forces, il fallait une grande bravoure dans les soldats, et un genie bien fecond dans le general, pour retablir la balance. La ligne de l'Adige, a laquelle Bonaparte attachait tant de prix, allait devenir le theatre de la lutte. Nous avons deja donne les raisons pour lesquelles Bonaparte la preferait a toute autre. L'Adige n'avait pas la longueur du Po, ou des fleuves qui, se rendant dans le Po, confondent leur ligne avec la sienne; il descendait directement dans la mer, apres un cours de peu d'etendue; il n'etait pas gueable, et ne pouvait etre tourne par le Tyrol, comme la Brenta, la Piave, et les fleuves plus avances vers l'extremite de la Haute-Italie. Ce fleuve a ete le theatre de si magnifiques evenemens, qu'il faut en decrire le cours avec quelque soin[7]. [Footnote 7: Voyez la carte jointe a ce volume.] Les eaux du Tyrol forment deux lignes, celle du Mincio et celle de l'Adige, presque paralleles, et s'appuyant l'une l'autre. Une partie de ces eaux forme dans les montagnes un lac vaste et allonge, qu'on appelle le lac de Garda; elles en sortent a Peschiera pour traverser la plaine du Mantouan, deviennent le Mincio, forment ensuite un nouveau lac autour de Mantoue, et vont se jeter enfin dans le Bas-Po. L'Adige, forme des eaux des hautes vallees du Tyrol, coule au-dela de la ligne precedente; il descend a travers les montagnes parallelement au lac de Garda, debouche dans la plaine aux environs de Verone, court alors parallelement au Mincio, se creuse un lit large et profond jusqu'a Legnago, et, a quelques lieues de cette ville, cesse d'etre encaisse, et peut se changer en inondations impraticables, qui interceptent tout l'espace compris entre Legnago et l'Adriatique. Trois routes s'offraient a l'ennemi: l'une, franchissant l'Adige a la hauteur de Roveredo, avant la naissance du lac de Garda, tournait autour de ce lac, et venait aboutir sur ses derrieres a Salo, Gavardo et Brescia. Deux autres routes partant de Roveredo, suivaient les deux rives de l'Adige, dans son cours le long du lac de Garda. L'une, longeant la rive droite, circulait entre ce fleuve et le lac, passait a travers des montagnes, et venait deboucher dans la plaine entre le Mincio et l'Adige. L'autre, suivant la rive gauche, debouchait dans la plaine vers Verone, et aboutissait ainsi sur le front de la ligne defensive. La premiere des trois, celle qui franchit l'Adige avant la naissance du lac de Garda, presentait davantage de tourner a la fois les deux lignes du Mincio et de l'Adige, et de conduire sur les derrieres de l'armee qui les gardait. Mais elle n'etait pas tres praticable; elle n'etait accessible qu'a l'artillerie de montagne, et des lors pouvait servir a une diversion, mais non a une operation principale. La seconde, descendant des montagnes entre le lac et l'Adige, passait le fleuve a Rivalta ou a Dolce, point ou il etait peu defendu; mais elle circulait dans les montagnes, a travers des positions faciles a defendre, telles que celles de la Corona et de Rivoli. La troisieme enfin, circulant au-dela du fleuve jusqu'au milieu de la plaine, debouchait exterieurement, et venait tomber vers la partie la mieux defendue de son cours, de Verone a Legnago. Ainsi les trois routes presentaient des difficultes fort grandes. La premiere ne pouvait etre occupee que par un detachement; la seconde, passant entre le lac et le fleuve, rencontrait les positions de la Corona et de Rivoli; la troisieme venait donner contre l'Adige, qui, de Verone a Legnago, a un lit large et profond, et est defendu par deux places, a huit lieues l'une de l'autre. Bonaparte avait place le general Sauret avec trois mille hommes a Salo, pour garder la route qui debouche sur les derrieres du lac de Garda. Massena, avec douze mille, interceptait la route qui passe entre le lac de Garda et l'Adige, et occupait les positions de la Corona et de Rivoli. Despinois, avec cinq mille, etait dans les environs de Verone; Augereau, avec huit mille, a Legnago; Kilmaine, avec deux mille chevaux et l'artillerie legere, etait en reserve dans une position centrale, a Castel-Novo. C'est la que Bonaparte avait place son quartier-general, pour etre a egale distance de Salo, Rivoli et Verone. Comme il tenait beaucoup a Verone, qui renfermait trois ponts sur l'Adige, et qu'il se defiait des intentions de Venise, il songea a en faire sortir les regimens esclavons. Il pretendit qu'ils etaient en hostilite avec les troupes francaises, et, sous pretexte de prevenir les rixes, il les fit sortir de la place. Le provediteur obeit, et il ne resta dans Verone que la garnison francaise. Wurmser avait porte son quartier-general a Trente et Roveredo. Il detacha vingt mille hommes sous Quasdanovich, pour prendre la route qui tourne le lac de Garda et vient deboucher sur Salo. Il en prit quarante mille avec lui, et les distribua sur les deux routes qui longent l'Adige. Les uns devaient attaquer la Corona et Rivoli, les autres deboucher sur Verone. Il croyait envelopper ainsi l'armee francaise, qui, etant attaquee a la fois sur l'Adige, et par derriere le lac de Garda, se trouvait exposee a etre forcee sur son front, et a etre coupee de sa ligne de retraite. La renommee avait devance l'arrivee de Wurmser. Dans toute l'Italie on attendait sa venue, et le parti ennemi de l'independance italienne se montrait plein de joie et de hardiesse. Les Venitiens laisserent eclater une satisfaction qu'ils ne pouvaient plus contenir. Les soldats esclavons couraient les places publiques, et, tendant la main aux passans, demandaient le prix du sang francais qu'ils allaient repandre. A Rome, les agens de la France furent insultes; le pape, enhardi par l'espoir d'une delivrance prochaine, fit retrograder les voitures portant le premier a-compte de la contribution qui lui etait imposee; il renvoya meme son legat a Ferrare et Bologne. Enfin, la cour de Naples, toujours aussi insensee, foulant aux pieds les conditions de l'armistice, fit marcher des troupes sur les frontieres des Etats romains. La plus cruelle anxiete regnait au contraire dans les villes devouees a la France et a la liberte. On attendait avec impatience les nouvelles de l'Adige. L'imagination italienne, qui grossit tout, avait exagere la disproportion des forces. On disait que Wurmser arrivait avec deux armees, l'une de soixante, et l'autre de quatre-vingt mille hommes. On se demandait comment ferait cette poignee de Francais pour resister a une si grande masse d'ennemis; on se repetait le fameux proverbe, que l'_Italie etait le tombeau des Francais_. Le 11 thermidor an IV (29 juillet), les Autrichiens se trouverent en presence de nos postes et les surprirent tous. Le corps qui avait tourne le lac de Garda arriva sur Salo, d'ou il repoussa le general Sauret. Le general Guyeux y resta seul avec quelques cents hommes, et s'enferma dans un vieux batiment, d'ou il refusa de sortir, quoiqu'il n'eut ni pain ni eau, et a peine quelques munitions. Sur les deux routes qui longent l'Adige, les Autrichiens s'avancerent avec le meme avantage; ils forcerent l'importante position de la Corona, entre l'Adige et le lac de Garda; ils franchirent egalement la troisieme route, et vinrent deboucher devant Verone. Bonaparte, a son quartier-general de Castel-Novo, recevait toutes ces nouvelles. Les courriers se succedaient sans relache, et dans la journee du lendemain, 12 thermidor (30 juillet), il apprit que les Autrichiens s'etaient portes de Salo sur Brescia, et qu'ainsi sa retraite sur Milan etait fermee, que la position de Rivoli etait forcee comme celle de la Corona, et que les Autrichiens allaient passer l'Adige partout. Dans cette situation alarmante, ayant perdu sa ligne defensive et sa ligne de retraite, il etait difficile qu'il ne fut pas ebranle. C'etait la premiere epreuve du malheur. Soit qu'il fut saisi par l'enormite du peril, soit que, pret a prendre une determination temeraire, il voulut partager la responsabilite avec ses generaux, il leur demanda leur avis pour la premiere fois, et assembla un conseil de guerre. Tous opinerent pour la retraite. Sans point d'appui devant eux, ayant perdu l'une des deux routes de France, il n'en etait aucun qui crut prudent de tenir. Augereau seul, dont ces journees furent les plus belles de sa vie, insista fortement pour tenter la fortune des armes. Il etait jeune, ardent; il avait appris dans les faubourgs a bien parler le langage des camps, et il declara qu'il avait de bons grenadiers qui ne se retireraient pas sans combattre. Peu capable de juger les ressources qu'offraient encore la situation des armees et la nature du terrain, il n'ecoutait que son courage, et il echauffa de son ardeur guerriere le genie de Bonaparte. Celui-ci congedia ses generaux sans exprimer son avis, mais son plan etait arrete. Quoique la ligne de l'Adige fut forcee, et que celle du Mincio et du lac de Garda fut tournee, le terrain etait si heureux, qu'il presentait encore des ressources a un homme de genie resolu. Les Autrichiens, partages en deux corps, descendaient le long des deux rives du lac de Garda: leur jonction s'operait a la pointe du lac, et, arrives la, ils avaient soixante mille hommes pour en accabler trente. Mais, en se concentrant a la pointe du lac, on empechait leur jonction. En formant assez rapidement une masse principale, on pouvait accabler les vingt mille qui avaient tourne le lac, et revenir aussitot apres vers les quarante mille qui avaient file entre le lac et l'Adige. Mais pour occuper la pointe du lac, il fallait y ramener toutes les troupes du Bas-Adige et du Bas-Mincio; il fallait retirer Augereau de Legnago, et Serrurier de Mantoue, car on ne pouvait plus tenir une ligne aussi etendue. C'etait un grand sacrifice, car on assiegeait Mantoue depuis deux mois, on y avait transporte un grand materiel; la place allait se rendre, et en la laissant ravitailler, on perdait le fruit de longs travaux et une proie presque assuree. Bonaparte cependant n'hesita pas, et, entre deux buts importans, sut saisir le plus important et y sacrifier l'autre; resolution simple, et qui decele non pas le grand capitaine, mais le grand homme. Ce n'est pas a la guerre seulement, c'est aussi en politique, et dans toutes les situations de la vie qu'on trouve deux buts, qu'on veut les tenir l'un et l'autre, et qu'on les manque tous les deux. Bonaparte eut cette force si grande et si rare du choix et du sacrifice. En voulant garder tout le cours du Mincio, depuis la pointe du lac de Garda jusqu'a Mantoue, il eut ete perce; en se concentrant sur Mantoue pour la couvrir, il aurait eu soixante-dix mille hommes a combattre a la fois, dont soixante mille de front, et dix mille a dos. Il sacrifia Mantoue, et se concentra a la pointe du lac de Garda. Ordre fut donne sur-le-champ a Augereau de quitter Legnago, a Serrurier de quitter Mantoue, pour se concentrer vers Valeggio et Peschiera, sur le Haut-Mincio. Dans la nuit du 13 thermidor (31 juillet), Serrurier brula ses affuts, encloua ses canons, enterra ses projectiles, et jeta ses poudres a l'eau, pour aller joindre l'armee active. Bonaparte, sans perdre un seul instant, voulut marcher d'abord sur le corps ennemi le plus engage, et le plus dangereux par la position qu'il avait prise. C'etaient les vingt mille hommes de Quasdanovich, qui avaient debouche par Salo, Gavardo et Brescia, sur les derrieres du lac de Garda, et qui menacaient la communication avec Milan. Le jour meme ou Serrurier abandonnait Mantoue, le 13 (31 juillet), Bonaparte retrograda pour aller tomber sur Quasdanovich, et repassa le Mincio, a Peschiera, avec la plus grande partie de son armee. Augereau le repassa a Borghetto, a ce meme pont temoin d'une action glorieuse au moment de la premiere conquete. On laissa des arriere-gardes pour surveiller la marche de l'ennemi, qui avait passe l'Adige. Bonaparte ordonna au general Sauret d'aller degager le general Guyeux, qui etait enferme dans un vieux batiment avec dix-sept cents hommes, sans avoir ni pain ni eau, et qui se battait heroiquement depuis deux jours. Il resolut de marcher lui-meme sur Lonato, ou Quasdanovich venait deja de pousser une division, et il ordonna a Augereau de se porter sur Brescia, pour rouvrir la communication avec Milan. Sauret reussit en effet a degager le general Guyeux, repoussa les Autrichiens dans les montagnes, et leur fit quelques cents prisonniers. Bonaparte, avec la brigade d'Allemagne, n'eut pas le temps d'attaquer les Autrichiens a Lonato; il fut prevenu. Apres un combat des plus vifs, il repoussa l'ennemi, entra a Lonato, et fit six cents prisonniers: Augereau, pendant ce temps, marchait sur Brescia; il y entra le lendemain 14 (1er aout), sans coup ferir, delivra quelques prisonniers qu'on nous y avait faits, et forca les Autrichiens a rebrousser vers les montagnes. Quasdanovich, qui croyait arriver sur les derrieres de l'armee francaise et la surprendre, fut etonne de trouver partout des masses imposantes, et faisant front avec tant de vigueur. Il avait perdu peu de monde, tant a Salo qu'a Lonato; mais il crut devoir faire halte, et ne pas s'engager davantage avant de savoir ce que devenait Wurmser avec la principale masse autrichienne. Il s'arreta. Bonaparte s'arreta aussi de son cote. Le temps etait precieux: sur ce point il ne fallait pas pousser un succes plus qu'il ne convenait. C'etait assez d'avoir impose a Quasdanovich; il fallait revenir maintenant pour faire face a Wurmser. Il retrograda avec les divisions Massena et Augereau. Le 15 (2 aout), il placa la division Massena a Pont-San-Marco, et la division Augereau a Monte-Chiaro. Les arriere-gardes qu'il avait laissees sur le Mincio devinrent ses avant-gardes. Il etait temps d'arriver; car les quarante mille hommes de Wurmser avaient franchi non-seulement l'Adige, mais le Mincio. La division Bayalitsch ayant masque Peschiera par un detachement, et passe le Mincio, s'avancait sur la route de Lonato. La division Liptai avait franchi le Mincio a Borghetto, et repousse de Castiglione le general Valette. Wurmser etait alle, avec deux divisions d'infanterie et une de cavalerie, debloquer Mantoue. En voyant nos affuts en cendres, nos canons encloues, et les traces d'une extreme precipitation, il n'y vit point le calcul du genie, mais un effet de l'epouvante; il fut plein de joie, et entra en triomphe dans la place qu'il venait delivrer: c'etait le 15 thermidor (2 aout). Bonaparte, revenu a Pont-San-Marco et a Monte-Chiaro, ne s'arreta pas un instant. Ses troupes n'avaient cesse de marcher: lui-meme avait toujours ete a cheval; il resolut de les faire battre des le lendemain matin. Il avait devant lui Bayalitsch a Lonato, Liptai a Castiglione, presentant a eux un front de vingt-cinq mille hommes. Il fallait les attaquer avant que Wurmser revint de Mantoue. Sauret venait une seconde fois d'abandonner Salo; Bonaparte y envoya de nouveau Guyeux, pour reprendre la position et contenir toujours Quasdanovich. Apres ces precautions sur sa gauche et ses derrieres, il resolut de marcher devant lui a Lonato, avec Massena, et de jeter Augereau sur les hauteurs de Castiglione, abandonnees la veille par le general Valette. Il destitua ce general devant l'armee, pour faire a tous ses lieutenans un devoir de la fermete. Le lendemain 16 (3 aout), toute l'armee s'ebranla; Guyeux rentra a Salo, ce qui rendit encore plus impossible toute communication de Quasdanovich avec l'armee autrichienne. Bonaparte s'avanca sur Lonato, mais son avant-garde fut culbutee, quelques pieces furent prises, et le general Pigeon resta prisonnier. Bayalitsch, fier de ce succes, s'avanca avec confiance, et etendit ses ailes autour de la division francaise. Il avait deux buts en faisant cette manoeuvre, d'abord d'envelopper Bonaparte, et puis de s'etendre par sa droite, pour entrer en communication avec Quasdanovich, dont il entendait le canon a Salo. Bonaparte, ne s'effrayant point pour ses derrieres, se laisse envelopper avec un imperturbable sang-froid; il jette quelques tirailleurs sur ses ailes menacees, puis il saisit les dix-huitieme et trente-deuxieme demi-brigades d'infanterie, les range en colonne serree, les fait appuyer par un regiment de dragons, et fond, tete baissee, sur le centre de l'ennemi, qui s'etait affaibli pour s'etendre. Il renverse tout avec cette brave infanterie, et perce ainsi la ligne des Autrichiens. Ceux-ci, coupes en deux corps, perdent aussitot la tete; une partie de cette division Bayalitsch se replie en toute hate vers le Mincio; mais l'autre, qui s'etait etendue pour communiquer avec Quasdanovich, se trouve rejetee vers Salo, ou Guyeux se trouvait dans le moment. Bonaparte la fait poursuivre sans relache, pour la mettre entre deux feux. Il lance Junot a sa poursuite avec un regiment de cavalerie. Junot se precipite au galop, tue six cavaliers de sa main, et tombe blesse de plusieurs coups de sabre. La division fugitive, prise entre le corps qui etait a Salo et celui qui la poursuivait de Lonato, s'eparpille, se met en deroute, et laisse a chaque pas des milliers de prisonniers. Pendant qu'on achevait la poursuite, Bonaparte se porte sur sa droite, a Castiglione, ou Augereau combattait depuis le matin avec une admirable bravoure. Il lui fallait enlever des hauteurs ou la division Liptai s'etait placee. Apres un combat opiniatre plusieurs fois recommence, il en etait enfin venu a bout, et Bonaparte, en arrivant, trouva l'ennemi qui se retirait de toutes parts. Telle fut la bataille dite de Lonato, livree le 16 thermidor (3 aout). Les resultats en etaient considerables. On avait pris vingt pieces de canon, fait trois mille prisonniers a la division coupee et rejetee sur Salo, et l'on poursuivait les restes epars dans les montagnes. On avait fait mille ou quinze cents prisonniers a Castiglione; on avait tue ou blesse trois mille hommes; donne l'epouvante a Quasdanovich, qui, trouvant l'armee francaise devant lui a Salo, et l'entendant au loin a Lonato, la croyait partout. On avait ainsi presque desorganise les divisions Bayalitsch et Liptai, qui se repliaient sur Wurmser. Ce general arrivait en ce moment avec quinze mille hommes, pour rallier a lui les deux divisions battues, et commencait a s'etendre dans les plaines de Castiglione. Bonaparte le vit, le lendemain matin 17 (4 aout), se mettre en ligne pour recevoir le combat. Il resolut de l'aborder de nouveau, et de lui livrer une derniere bataille, qui devait decider du sort de l'Italie. Mais pour cela il fallait reunir a Castiglione toutes les troupes disponibles. Il remit donc au lendemain 18 (5 aout) cette bataille decisive. Il repartit au galop pour Lonato, afin d'activer lui-meme le mouvement de ses troupes. Il avait en quelques jours creve cinq chevaux. Il ne s'en fiait a personne de l'execution de ses ordres; il voulait tout voir, tout verifier de ses yeux, tout animer de sa presence. C'est ainsi qu'une grande ame se communique a une vaste masse, et la remplit de son feu. Il arriva a Lonato au milieu du jour. Deja ses ordres s'executaient; une partie des troupes etait en marche sur Castiglione; les autres se portaient vers Salo et Gavardo. Il restait tout au plus mille hommes a Lonato. A peine Bonaparte y est-il entre, qu'un parlementaire autrichien se presente, et vient le sommer de se rendre. Le general surpris ne comprend pas d'abord comment il est possible qu'il soit en presence des Autrichiens. Cependant il se l'explique bientot. La division coupee la veille a la bataille de Lonato, et rejetee sur Salo, avait ete prise en partie; mais un corps de quatre mille hommes a peu pres avait erre toute la nuit dans les montagnes, et voyant Lonato presque abandonne, cherchait a y rentrer pour s'ouvrir une issue sur le Mincio. Bonaparte n'avait qu'un millier d'hommes a lui opposer, et surtout n'avait pas le temps de livrer un combat. Sur-le-champ il fait monter a cheval tout ce qu'il avait d'officiers autour de lui. Il ordonne qu'on amene le parlementaire, et qu'on lui debande les yeux. Celui-ci est saisi d'etonnement en voyant ce nombreux etat-major. "Malheureux, lui dit Bonaparte, vous ne savez donc pas que vous etes en presence du general en chef, et qu'il est ici avec toute son armee! Allez dire a ceux qui vous envoient, que je leur donne cinq minutes pour se rendre, ou que je les ferai passer au fil de l'epee, pour les punir de l'outrage qu'ils osent me faire." Sur-le-champ il fait approcher son artillerie, menacant de faire feu sur les colonnes qui s'avancent. Le parlementaire va rapporter cette reponse, et les quatre mille hommes mettent bas les armes devant mille[8]. Bonaparte, sauve par cet acte de presence d'esprit, donna ses ordres pour la lutte qui allait se livrer. Il joignit de nouvelles troupes a celles qui etaient deja dirigees sur Salo. La division Despinois fut reunie a la division Sauret, et toutes deux profitant de l'ascendant de la victoire, durent attaquer Quasdanovich, et le rejeter definitivement dans les montagnes. Il ramena tout le reste a Castiglione. Il y revint dans la nuit, ne prit pas un instant de repos, et apres avoir change de cheval, courut sur le champ de bataille, afin de faire ses dispositions. Cette journee allait decider du destin de l'Italie. [Footnote 8: Ce fait a ete revoque en doute par un historien, M. Botta, mais il est confirme par toutes les relations, et j'ai recu l'attestation de son authenticite, de l'ordonnateur en chef de l'armee active, M. Aubernon, qui a passe les quatre mille prisonniers en revue.] C'etait dans la plaine de Castiglione qu'on allait combattre. Une suite de hauteurs, formees par les derniers bancs des Alpes, se prolongent de la Chiesa au Mincio, par Lonato, Castiglione, Solferino. Au pied de ces hauteurs s'etend la plaine qui allait servir de champ de bataille. Les deux armees y etaient en presence, perpendiculairement a la ligne des hauteurs, a laquelle toutes deux appuyaient une aile. Bonaparte y appuyait sa gauche, Wurmser sa droite. Bonaparte avait vingt-deux mille hommes au plus; Wurmser en comptait trente mille. Ce dernier avait encore un autre avantage; son aile qui etait dans la plaine, etait couverte par une redoute placee sur le mamelon de Medolano. Ainsi il etait appuye des deux cotes. Pour balancer les avantages du nombre et de la position, Bonaparte comptait sur l'ascendant de la victoire, et sur ses manoeuvres. Wurmser devait tendre a se prolonger par sa droite, qui s'appuyait a la ligne des hauteurs, pour s'ouvrir une communication vers Lonato et Salo. C'est ainsi qu'avait fait Bayalitsch l'avant-veille, et c'est ainsi que devait faire Wurmser, dont tous les voeux devaient avoir pour but la reunion avec son grand detachement. Bonaparte resolut de favoriser ce mouvement dont il esperait tirer un grand parti. Il avait maintenant sous sa main la division Serrurier, qui, poursuivie par Wurmser depuis qu'elle avait quitte Mantoue, n'avait pu jusqu'ici entrer en ligne. Elle arrivait par Guidizzolo. Bonaparte lui ordonna de deboucher vers Cauriana, sur les derrieres de Wurmser. Il attendait son feu pour commencer le combat. Des la pointe du jour, les deux armees entrerent en action. Wurmser, impatient d'attaquer, ebranla sa droite le long des hauteurs; Bonaparte, pour favoriser ce mouvement, replia sa gauche, qui etait formee par la division Massena; il maintint son centre immobile dans la plaine. Bientot il entendit le feu de Serrurier. Alors, tandis qu'il continuait a replier sa gauche, et que Wurmser continuait a prolonger sa droite, il fit attaquer la redoute de Medolano. Il dirigea d'abord vingt pieces d'artillerie legere sur cette redoute, et, apres l'avoir vivement canonnee, il detacha le general Verdier, avec trois bataillons de grenadiers, pour l'emporter. Ce brave general s'avanca, appuye par un regiment de cavalerie, et enleva la redoute. Le flanc gauche des Autrichiens fut alors decouvert, a l'instant meme ou Serrurier, arrive a Cauriana, repandait l'alarme sur leurs derrieres. Wurmser jeta aussitot une partie de sa seconde ligne a sa gauche, privee d'appui, et la placa en potence pour faire face aux Francais qui debouchaient de Medolano. Il porta le reste de sa seconde ligne en arriere, pour couvrir Cauriana, et continua ainsi a faire tete a l'ennemi. Mais Bonaparte, saisissant le moment avec sa promptitude accoutumee, cesse aussitot de refuser sa gauche et son centre; il donne a Massena et Augereau le signal qu'ils attendaient impatiemment. Massena, avec la gauche, Augereau, avec le centre, fondent sur la ligne affaiblie des Autrichiens, et la chargent avec impetuosite. Attaquee si brusquement sur tout son front, menacee sur sa gauche et ses derrieres, elle commence a ceder le terrain. L'ardeur des Francais redouble. Wurmser, voyant son armee compromise, donne alors le signal de la retraite. On le poursuit en lui faisant des prisonniers. Pour le mettre dans une deroute complete, il fallait redoubler de celerite, et le pousser en desordre sur le Mincio. Mais, depuis six jours, les troupes marchaient et se battaient sans relache; elles ne pouvaient plus avancer, et coucherent sur le champ de bataille. Wurmser n'avait perdu que deux mille hommes ce jour-la, mais il n'en avait pas moins perdu l'Italie. Le lendemain Augereau se porta au pont de Borghetto, et Massena devant Peschiera. Augereau engagea une canonnade qui fut suivie de la retraite des Autrichiens; et Massena livra un combat d'arriere-garde a la division qui avait masque Peschiera. Le Mincio fut abandonne par Wurmser; il reprit la route de Rivoli, entre l'Adige et le lac de Garda, pour rentrer dans le Tyrol. Massena le suivit a Rivoli, a la Corona, et reprit ses anciennes positions. Augereau se presenta devant Verone. Le provediteur venitien, pour donner aux Autrichiens le temps d'evacuer la ville et de sauver leurs bagages, demandait deux heures de temps avant d'ouvrir les portes; Bonaparte les fit enfoncer a coups de canon. Les Veronais, qui etaient devoues a la cause de l'Autriche, et qui avaient manifeste hautement leurs sentimens au moment de la retraite des Francais, craignaient le courroux du vainqueur; mais il fit observer a leur egard les plus grands menagemens. Du cote de Salo et de la Chiesa, Quasdanovich faisait une retraite penible par derriere le lac de Garda. Il voulut s'arreter et defendre le defile dit la Rocca-d'Anfo; mais il fut battu, et perdit douze cents hommes. Bientot les Francais eurent repris toutes leurs anciennes positions. Cette campagne avait dure six jours; et dans ce court espace de temps, trente et quelques mille hommes en avaient mis soixante mille hors de combat. Wurmser avait perdu vingt mille hommes, dont sept a huit mille tues ou blesses, et douze ou treize mille prisonniers. Il etait rejete dans les montagnes, et reduit a l'impossibilite de tenir la campagne. Ainsi s'etait evanouie cette formidable expedition, devant une poignee de braves. Ces resultats extraordinaires et inouis dans l'histoire etaient dus a la promptitude et a la vigueur de resolution du jeune chef. Tandis que deux armees redoutables couvraient les deux rives du lac de Garda, et que tous les courages etaient ebranles, il avait su reduire toute la campagne a une seule question, la jonction de ces deux armees a la pointe du lac de Garda; il avait su faire un grand sacrifice, celui du blocus de Mantoue, pour se concentrer au point decisif; et, frappant alternativement des coups terribles sur chacune des masses ennemies, a Salo, a Lonato, a Castiglione, il les avait successivement desorganisees et rejetees dans les montagnes d'ou elles etaient sorties. Les Autrichiens etaient saisis d'effroi; les Francais transportes d'admiration pour leur jeune chef. La confiance et le devouement en lui etaient au comble. Un bataillon pouvait en faire fuir trois. Les vieux soldats qui l'avaient nomme caporal a Lodi, le firent sergent a Castiglione. En Italie la sensation fut profonde. Milan, Bologne, Ferrare, les villes du duche de Modene, et tous les amis de la liberte, furent transportes de joie. La douleur se repandit dans les couvens et chez toutes les vieilles aristocraties. Les gouvernemens qui avaient fait des imprudences, Venise, Rome, Naples, etaient epouvantes. Bonaparte, jugeant sainement sa position, ne crut pas la lutte terminee, quoiqu'il eut enleve a Wurmser vingt mille hommes. Le vieux marechal se retirait dans les Alpes avec quarante mille. Il allait les reposer, les rallier, les recruter, et il etait a presumer qu'il fondrait encore une fois sur l'Italie. Bonaparte avait perdu quelques mille hommes, prisonniers, tues ou blesses; il en avait beaucoup dans les hopitaux: il jugea qu'il fallait temporiser encore, avoir toujours les yeux sur le Tyrol, et les pieds sur l'Adige, et se contenter d'imposer aux puissances italiennes, en attendant qu'il eut le temps de les chatier. Il se contenta d'apprendre aux Venitiens qu'il etait instruit de leurs armemens, et continua a se faire nourrir a leurs frais, ajournant encore les negociations pour une alliance. Il avait appris l'arrivee a Ferrare d'un legat du pape, qui etait venu pour reprendre possession des legations; il le manda a son quartier-general. Ce legat, qui etait le cardinal Mattei, tomba a ses pieds en disant: _Peccavi_. Bonaparte le mit aux arrets dans un seminaire. Il ecrivit a M. d'Azara, qui etait son intermediaire aupres des cours de Rome et de Naples; il se plaignit a lui de l'imbecillite et de la mauvaise foi du gouvernement papal, et lui annonca son intention de revenir bientot sur ses derrieres, si on l'y obligeait. Quant a la cour de Naples, il prit le langage le plus menacant. "Les Anglais, dit-il a M. d'Azara, ont persuade au roi de Naples qu'il etait quelque chose; moi, je lui prouverai qu'il n'est rien. S'il persiste, au mepris de l'armistice, a se mettre sur les rangs, je prends l'engagement, a la face de l'Europe, de marcher contre ses pretendus soixante-dix mille hommes avec six mille grenadiers, quatre mille chevaux, et cinquante pieces de canon." Il ecrivit une lettre polie, mais ferme, au duc de Toscane, qui avait laisse occuper aux Anglais Porto-Ferrajo, et lui dit que la France pourrait le punir de cette negligence en occupant ses etats, mais qu'elle voulait bien n'en rien faire, en consideration d'une ancienne amitie. Il changea la garnison de Livourne, afin d'imposer a la Toscane par un mouvement de troupes. Il se tut avec Genes. Il ecrivit une lettre vigoureuse au roi de Piemont, qui souffrait les Barbets dans ses etats, et fit partir une colonne de douze cents hommes avec une commission militaire ambulante, pour saisir et fusiller les Barbets trouves sur les routes. Le peuple de Milan avait montre les dispositions les plus amicales aux Francais. Il lui adressa une lettre delicate et noble, pour le remercier. Ses dernieres victoires lui donnant des esperances plus fondees de conserver l'Italie, il crut pouvoir s'engager davantage avec les Lombards; il leur accorda des armes, et leur permit de lever une legion a leur solde, dans laquelle s'enrolerent en foule les Italiens attaches a la liberte, et les Polonais errans en Europe depuis le dernier partage. Bonaparte temoigna sa satisfaction aux peuples de Bologne et de Ferrare. Ceux de Modene demandaient a etre affranchis de la regence etablie par leur duc; Bonaparte avait deja quelques motifs de rompre l'armistice, car la regence avait fait passer des vivres a la garnison de Mantoue. Il voulut attendre encore. Il demanda des secours au directoire pour reparer ses pertes, et se tint a l'entree des gorges du Tyrol, pret a fondre sur Wurmser, et a detruire les restes de son armee, des qu'il apprendrait que Moreau avait passe le Danube. Pendant que ces grands evenemens se passaient en Italie, il s'en preparait d'autres sur le Danube. Moreau avait pousse l'archiduc pied a pied, et etait arrive dans le milieu de thermidor (premiers jours d'aout) sur le Danube. Jourdan se trouvait sur la Naab, qui tombe dans ce fleuve. La chaine de l'Alb, qui separe le Necker du Danube, se compose de montagnes de moyenne hauteur, terminees en plateaux, traversees par des defiles etroits comme des fissures de rochers. C'est par ces defiles que Moreau avait debouche sur le Danube, dans un pays inegal, coupe de ravins et couvert de bois. L'archiduc, qui nourrissait le dessein de se concentrer sur le Danube, et de reprendre force sur cette ligne puissante, forma tout a coup une resolution qui faillit compromettre ses sages projets. Il apprenait que Wartensleben, au lieu de se replier sur lui, le plus pres possible de Donawert, se repliait vers la Boheme, dans la sotte pensee de la couvrir; il craignait que, profitant de ce faux mouvement, qui decouvrait le Danube, l'armee de Sambre-et-Meuse ne voulut en tenter le passage. Il voulait donc le passer lui-meme, pour filer rapidement sur l'autre rive, et aller faire tete a Jourdan. Mais le fleuve etait encombre de ses magasins, et il lui fallait encore du temps pour les faire evacuer; il ne voulait pas d'ailleurs executer le passage sous les yeux de Moreau et trop pres de ses coups, et il songea a l'eloigner en lui livrant la bataille avec le Danube a dos: mauvaise pensee dont il s'est blame severement depuis, car elle l'exposait a etre jete dans le fleuve, ou du moins a ne pas y arriver entier, condition indispensable pour le succes de ses projets ulterieurs. Le 24 thermidor (11 aout), il s'arreta devant les positions de Moreau, pour lui livrer une attaque generale. Moreau etait a Neresheim, tenant les positions de Dunstelkingen et de Dischingen par sa droite et son centre, et celle de Nordlingen par sa gauche. L'archiduc, voulant d'abord l'ecarter du Danube, puis le couper, s'il etait possible, des montagnes par lesquelles il avait debouche, et enfin l'empecher de communiquer avec Jourdan, l'attaqua, pour arriver a toutes ses fins, sur tous les points a la fois. Il parvint a tourner la droite de Moreau, en dispersant ses flanqueurs; il s'avanca jusqu'a Heidenheim, presque sur ses derrieres, et y jeta une telle alarme, que tous les parcs retrograderent. Au centre, il tenta une attaque vigoureuse, mais qui ne fut pas assez decisive. A la gauche, vers Nordlingen, il fit des demonstrations menacantes. Moreau ne s'intimida ni des demonstrations faites a sa gauche, ni de l'excursion derriere sa droite; et, jugeant avec raison que le point essentiel etait au centre, fit le contraire de ce que font les generaux ordinaires, toujours alarmes lorsqu'on menace de les deborder; il affaiblit ses ailes au profit du centre. Sa prevision etait juste; car l'archiduc, redoublant d'efforts au centre vers Dunstelkingen, fut repousse avec perte. On coucha de part et d'autre sur le champ de bataille. Le lendemain, Moreau se trouva fort embarrasse par le mouvement retrograde de ses parcs, qui le laissait sans munitions. Cependant il pensa qu'il fallait payer d'audace, et faire mine de vouloir attaquer. Mais l'archiduc, presse de repasser le Danube, n'avait nulle envie de recommencer le combat: il fit sa retraite avec beaucoup de fermete sur le fleuve, le repassa sans etre inquiete par Moreau, et en coupa les ponts jusqu'a Donawerth. La, il apprit ce qui s'etait passe entre les deux armees qui avaient opere par le Mein. Wartensleben ne s'etait pas jete en Boheme comme il le craignait, il etait reste sur la Naab, en presence de Jourdan. Le jeune prince autrichien forma une resolution tres belle, qui etait la consequence de sa longue retraite, et qui etait propre a decider la campagne. Son but, en se repliant sur le Danube, avait ete de s'y concentrer, pour etre en mesure d'agir sur l'une ou sur l'autre des deux armees francaises, avec une masse superieure de forces. La bataille de Neresheim aurait pu compromettre ce plan, si, au lieu d'etre incertaine, elle avait ete tout a fait malheureuse. Mais s'etant retire entier sur le Danube, il pouvait maintenant profiter de l'isolement des armees francaises, et tomber sur l'une des deux. En consequence, il resolut de laisser le general Latour avec trente-six mille hommes pour occuper Moreau, et de se porter de sa personne avec vingt-cinq mille vers Wartensleben, afin d'accabler Jourdan par cette reunion de forces. L'armee de Jourdan etait la plus faible des deux. A une aussi grande distance de sa base, elle ne comptait guere plus de quarante-cinq mille hommes. Il etait evident qu'elle ne pourrait pas resister, et qu'elle allait meme se trouver exposee a de grands desastres. Jourdan, etant battu et ramene sur le Rhin, Moreau, de son cote, ne pouvait rester en Baviere, et l'archiduc pouvait meme se porter sur le Necker et le prevenir sur sa ligne de retraite. Cette conception si juste a ete regardee comme la plus belle dont puissent s'honorer les generaux autrichiens pendant ces longues guerres; comme celles qui dans le moment signalaient le genie de Bonaparte en Italie, elle appartenait a un jeune homme. L'archiduc partit d'Ingolstadt le 29 thermidor (16 aout), cinq jours apres la bataille de Neresheim. Jourdan, place sur la Naab, entre Naabourg et Schwandorff, ne s'attendait pas a l'orage qui se preparait sur sa tete. Il avait detache le general Bernadotte a Neumark, sur sa droite, de maniere a se mettre en communication avec Moreau; objet impossible a remplir, et pour lequel un corps detache etait inutilement compromis. Ce fut contre ce detachement que l'archiduc, arrivant du Danube, devait donner necessairement. Le general Bernadotte, attaque par des forces superieures, fit une resistance honorable, mais fut oblige de repasser rapidement les montagnes par lesquelles l'armee avait debouche de la vallee du Mein dans celle du Danube. Il se retira a Nuremberg. L'archiduc, apres avoir jete un corps a sa poursuite, se porta avec le reste de ses forces sur Jourdan. Celui-ci, prevenu de l'arrivee d'un renfort, averti du danger qu'avait couru Bernadotte, et de sa retraite sur Nuremberg, se disposa a repasser aussi les montagnes. Au moment ou il se mettait en marche, il fut attaque a la fois par l'archiduc et par Wartensleben; il eut un combat difficile a soutenir a Amberg, et perdit sa route directe vers Nuremberg. Jete avec ses parcs, sa cavalerie et son infanterie, dans des routes de traverse, il courut de grands dangers, et fit, pendant huit jours, une retraite des plus difficiles et des plus honorables pour les troupes et pour lui. Il se retrouva sur le Mein, a Schweinfurt, le 12 fructidor (29 aout), se proposant de se diriger sur Wurtzbourg, pour y faire halte, y rallier ses corps, et tenter de nouveau le sort des armes. Pendant que l'archiduc executait ce beau mouvement sur l'armee de Sambre-et-Meuse, il fournissait a Moreau l'occasion d'en executer un pareil, aussi beau et aussi decisif. L'ennemi ne tente jamais une hardiesse sans se decouvrir, et sans ouvrir de belles chances a son adversaire. Moreau, n'ayant plus que trente-huit mille hommes devant lui, pouvait facilement les accabler, en agissant avec un peu de vigueur. Il pouvait mieux (au jugement de Napoleon et de l'archiduc Charles), il pouvait tenter un mouvement dont les resultats auraient ete immenses. Il devait lui-meme suivre la marche de l'ennemi, se rabattre sur l'archiduc, comme ce prince se rabattait sur Jourdan, et arriver a l'improviste sur ses derrieres. L'archiduc, pris entre Jourdan et Moreau, eut couru des dangers incalculables. Mais, pour cela, il fallait executer un mouvement tres etendu, changer tout a coup sa ligne d'operation, se jeter du Necker sur le Mein; il fallait surtout manquer aux instructions du directoire, qui prescrivaient de s'appuyer au Tyrol, afin de deborder les flancs de l'ennemi et de communiquer avec l'armee d'Italie. Le jeune vainqueur de Castiglione n'aurait pas hesite a faire cette marche hardie, et a commettre une desobeissance, qui aurait decide la campagne d'une maniere victorieuse; mais Moreau etait incapable d'une pareille determination. Il resta plusieurs jours sur les bords du Danube, ignorant le depart de l'archiduc, et explorant lentement un terrain qui etait alors peu connu. Ayant appris enfin le mouvement qui venait de s'operer, il concut des inquietudes pour Jourdan; mais, n'osant prendre aucune determination vigoureuse, il se decida a franchir le Danube, et a s'avancer en Baviere, pour essayer par la de ramener l'archiduc a lui, tout en restant fidele au plan du directoire. Il etait cependant aise de juger que l'archiduc ne quitterait pas Jourdan avant de l'avoir mis hors de combat, et ne se laisserait pas detourner de l'execution d'un vaste plan, par une excursion en Baviere. Moreau n'en passa pas moins le Danube, a la suite de Latour, et s'approcha du Lech. Latour fit mine de disputer le passage du Lech; mais, trop etendu pour s'y soutenir, il fut oblige de l'abandonner, apres avoir essuye un combat malheureux a Friedberg. Moreau s'approcha ensuite de Munich; il se trouvait le 15 fructidor (1er septembre) a Dachau, Pfaffenhofen et Geisenfeld. Ainsi la fortune commencait a nous etre moins favorable en Allemagne, par l'effet d'un plan vicieux qui, separant nos armees, les exposait a etre battues isolement. D'autres resultats se preparaient encore en Italie. On a vu que Bonaparte, apres avoir rejete les Autrichiens dans le Tyrol, et repris ses anciennes positions sur l'Adige, meditait de nouveaux projets contre Wurmser, auquel il n'etait pas content d'avoir detruit vingt mille hommes, et dont il voulait ruiner entierement l'armee. Cette operation etait indispensable pour l'execution de tous ses desseins en Italie. Wurmser detruit, il pourrait faire une pointe jusqu'a Trieste, ruiner ce point si important pour l'Autriche, revenir ensuite sur l'Adige, faire la loi a Venise, a Rome et a Naples, dont la malveillance etait toujours aussi manifeste, et donner enfin le signal de la liberte en Italie, en constituant la Lombardie, les legations de Bologne et de Ferrare, peut-etre meme le duche de Modene, en republique independante. Il resolut donc, pour accomplir tous ces projets, de monter dans le Tyrol, certain aujourd'hui d'etre seconde par la presence de Moreau sur l'autre versant des Alpes. Pendant que les troupes francaises employaient une vingtaine de jours a se reposer, Wurmser reorganisait et renforcait les siennes. De nouveaux detachemens venus de l'Autriche, et les milices tyroliennes, lui permirent de porter son armee a pres de cinquante mille hommes. Le conseil aulique lui envoya un autre chef d'etat-major, le general du genie Laueer, avec de nouvelles instructions sur le plan a suivre pour enlever la ligne de l'Adige. Wurmser devait laisser dix-huit ou vingt mille hommes sous Davidovich, pour garder le Tyrol, et descendre avec le reste, par la vallee de la Brenta, dans les plaines du Vicentin et du Padouan. La Brenta prend naissance non loin de Trente, s'eloigne de l'Adige en forme de courbe, redevient parallele a ce fleuve dans la plaine, et va finir dans l'Adriatique. Une chaussee, partant de Trente, conduit dans la vallee de la Brenta, et vient aboutir, par Bassano, dans les plaines du Vicentin et du Padouan. Wurmser devait parcourir cette vallee pour deboucher dans la plaine, et venir tenter le passage de l'Adige, entre Verone et Legnago. Ce plan n'etait pas mieux concu que le precedent, car il avait toujours l'inconvenient de diviser les forces en deux corps, et de mettre Bonaparte au milieu. Wurmser entrait en action, dans le meme moment que Bonaparte. Celui-ci ignorant les projets de Wurmser, mais prevoyant avec une sagacite rare, que, pendant son excursion au fond du Tyrol, il serait possible que l'ennemi vint tater la ligne de l'Adige, de Verone a Legnago, laissa le general Kilmaine a Verone avec une reserve de pres de trois mille hommes, et avec tous les moyens de resister pendant deux jours au moins. Le general Sahuguet resta avec une division de huit mille hommes devant Mantoue. Bonaparte partit avec vingt-huit mille, et remonta par les trois routes du Tyrol, celle qui circule derriere le lac de Garda, et les deux qui longent l'Adige. Le 17 fructidor (3 septembre), la division Sauret, devenue division Vaubois, apres avoir circule par derriere le lac de Garda, et livre plusieurs combats, arriva a Torbole, la pointe superieure du lac. Le meme jour, les divisions Massena et Augereau, qui longeaient d'abord les deux rives de l'Adige, et qui s'etaient ensuite reunies sur la meme rive par le pont de Golo, arriverent devant Seravalle. Elles livrerent un combat d'avant-garde, et firent quelques prisonniers a l'ennemi. Les Francais avaient a remonter maintenant une vallee etroite et profonde: a leur gauche etait l'Adige, a leur droite des montagnes elevees. Souvent le fleuve, serrant le pied des montagnes, ne laissait que la largeur de la chaussee, et formait ainsi d'affreux defiles a franchir. Il y en avait plus d'un de ce genre, pour penetrer dans le Tyrol. Mais les Francais, audacieux et agiles, etaient aussi propres a cette guerre qu'a celle qu'ils venaient de faire dans les vastes plaines du Mantouan. Davidovich avait place deux divisions, l'une au camp de Mori, sur la rive droite de l'Adige, pour faire tete a la division Vaubois qui remontait la chaussee de Salo a Roveredo, par derriere le lac de Garda: l'autre a San-Marco, sur la rive gauche, pour garder le defile contre Massena et Augereau. Le 18 fructidor (4 septembre), on se trouva en presence. C'etait la division Wukassovich qui defendait le defile de San-Marco. Bonaparte, saisissant sur-le-champ le genre de tactique convenable aux lieux, forme deux corps d'infanterie legere, et les distribue a droite et a gauche, sur les hauteurs environnantes; puis, quand il a fatigue quelque temps les Autrichiens, il forme la dix-huitieme demi-brigade en colonne serree par bataillons, et ordonne au general Victor de percer avec elle le defile. Un combat violent s'engage; les Autrichiens resistent d'abord; mais Bonaparte decide l'action, en ordonnant au general Dubois de charger a la tete des hussards. Ce brave general fond sur l'infanterie autrichienne, la rompt, et tombe perce de trois balles. On l'emporte expirant. "Avant que je meure, dit-il a Bonaparte, faites-moi savoir si nous sommes vainqueurs. " De toutes parts les Autrichiens fuient et se retirent a Roveredo, situe a une lieue de Marco; on les poursuit au pas de course. Roveredo est a une certaine distance de l'Adige; Bonaparte dirige Rampon, avec la trente-deuxieme, vers l'espace qui separe le fleuve de la ville; il porte Victor, avec la dix-huitieme, sur la ville meme. Celui-ci entre au pas de charge dans la grande rue de Roveredo, balaie les Autrichiens devant lui, et arrive a l'autre extremite de la ville, a l'instant ou Rampon en achevait le circuit exterieur. Pendant que l'armee principale emportait ainsi San-Marco et Roveredo, la division Vaubois arrivait a Roveredo par l'autre rive de l'Adige. La division autrichienne de Reuss lui avait dispute le camp de Mori, mais Vaubois venait de l'emporter a l'instant meme, et toutes les divisions se trouvaient reunies maintenant au milieu du jour a la hauteur de Roveredo, sur les deux rives du fleuve. Mais le plus difficile restait a faire. Davidovich avait rallie ses deux divisions sur sa reserve, dans le defile de Calliano, defile redoutable et bien autrement dangereux que celui de Marco. Sur ce point, l'Adige, serrant les montagnes, ne laissait, entre son lit et leur pied, que la largeur de la chaussee. L'entree du defile etait fermee par le chateau de la Pietra, qui joignait la montagne au fleuve, et qui etait couronne d'artillerie. Bonaparte, persistant dans sa tactique, distribue son infanterie legere a droite, sur les escarpemens de la montagne, et a gauche, sur les bords du fleuve. Ses soldats, nes sur les bords du Rhone, de la Seine ou de la Loire, egalent l'agilite et la hardiesse des chasseurs des Alpes. Les uns gravissent de rochers en rochers, atteignent le sommet de la montagne, et font un feu plongeant sur l'ennemi; les autres, non moins intrepides, se glissent le long du fleuve, appuient le pied partout ou ils peuvent se soutenir, et tournent le chateau de la Pietra. Le general Dammartin place avec bonheur une batterie d'artillerie legere qui fait le meilleur effet; le chateau est enleve. Alors l'infanterie le traverse, et fond en colonne serree sur l'armee autrichienne amassee dans le defile. Artillerie, cavalerie, infanterie, se confondent, et fuient dans un desordre epouvantable. Le jeune Lamarois, aide-de-camp du general en chef, veut prevenir la fuite des Autrichiens; il se precipite au galop a la tete de cinquante hussards, traverse dans toute sa longueur la masse autrichienne, et, tournant bride sur-le-champ, fait effort pour en arreter la tete. Il est renverse de cheval, mais il repand la terreur dans les rangs autrichiens, et donne le temps a la cavalerie, qui accourait, de recueillir plusieurs mille prisonniers. La finit cette suite de combats, qui valurent a l'armee francaise les defiles du Tyrol, la ville de Roveredo, toute l'artillerie autrichienne, quatre mille prisonniers, sans compter les morts et les blesses. Bonaparte appela cette journee bataille de Roveredo. Le lendemain 19 fructidor (5 septembre), les Francais entrerent a Trente, capitale du Tyrol italien. L'eveque avait fui. Bonaparte, pour calmer les Tyroliens, qui etaient fort attaches a la maison d'Autriche, leur adressa une proclamation, dans laquelle il les invitait a poser les armes, et a ne point commettre d'hostilites contre son armee, leur promettant qu'a ce prix leurs proprietes et leurs etablissements publics seraient respectes. Wurmser n'etait plus a Trente. Bonaparte l'avait surpris a l'instant ou il se mettait en marche pour executer son plan. En voyant les Francais s'engager dans le Tyrol pour communiquer peut-etre avec l'Allemagne, Wurmser n'en fut que plus dispose a descendre par la Brenta, pour emporter l'Adige pendant leur absence. Il esperait meme, par ce circuit rapide, qui allait l'amener a Verone, enfermer les Francais dans la haute vallee de l'Adige, et, tout a la fois, les envelopper et les couper de Mantoue. Il etait parti l'avant-veille et devait etre deja rendu a Bassano; Bonaparte forme sur-le-champ une resolution des plus hardies: il va laisser Vaubois a la garde du Tyrol, et se jeter a travers les gorges de la Brenta, a la suite de Wurmser. Il ne peut emmener avec lui que vingt mille hommes, et Wurmser en a trente; il peut etre enferme dans ces gorges epouvantables, si Wurmser lui tient tete; il peut aussi arriver trop tard pour tomber sur les derrieres de Wurmser, et celui-ci peut avoir eu le temps de forcer l'Adige: tout cela est possible. Mais ses vingt mille hommes en valent trente; mais si Wurmser veut lui tenir tete et l'enfermer dans les gorges, il lui passera sur le corps; mais s'il a vingt lieues a faire, il les fera en deux jours, et arrivera dans la plaine aussitot que Wurmser. Alors il le rejettera ou sur Trieste, ou sur l'Adige. S'il le rejette sur Trieste, il le poursuivra et ira bruler ce port sous ses yeux; s'il le rejette sur l'Adige, il l'enfermera entre son armee et ce fleuve, et enveloppera ainsi l'ennemi, qui croyait le prendre dans les gorges du Tyrol. Ce jeune homme, dont la pensee et la volonte sont aussi promptes que la foudre, ordonne a Vaubois, le jour meme de son arrivee a Trente, de se porter sur le Lavis, pour enlever cette position a l'arriere-garde de Davidovich. Il fait executer cette operation sous ses yeux, indique a Vaubois la position qu'il doit garder avec ses dix mille hommes, et part ensuite avec les vingt autres, pour se jeter a travers les gorges de la Brenta. Il part le 20 au matin (6 septembre); il couche le soir a Levico. Le lendemain 21 (7), il se remet en marche le matin, et arrive devant un nouveau defile, dit de Primolano, ou Wurmser avait place une division. Bonaparte emploie les memes manoeuvres, jette des tirailleurs sur les hauteurs et sur le bord de la Brenta, puis fait charger en colonne sur la route. On enleve le defile. Un petit fort se trouvait au dela, on l'entoure et on s'en rend maitre. Quelques soldats intrepides courant sur la route, y devancent les fugitifs, les arretent, et donnent a l'armee le temps d'arriver pour les prendre. On fait trois mille prisonniers. On arrive le soir a Cismone, apres avoir fait vingt lieues en deux jours. Bonaparte voudrait avancer encore, mais les soldats n'en peuvent plus; lui-meme est accable de fatigue. Il a devance son quartier-general, il n'a ni suite ni vivres; il partage le pain de munition d'un soldat, et se couche, en attendant avec impatience le lendemain. Cette marche foudroyante et inattendue frappe Wurmser d'etonnement. Il ne concoit pas que son ennemi se soit jete dans ces gorges, au risque d'y etre enferme; il se propose de profiter de la position de Bassano qui les ferme, et d'en barrer le passage avec toute son armee. S'il reussit a y tenir, Bonaparte est pris dans la courbe de la Brenta. Deja il avait envoye la division De Mezaros pour tater Verone, mais il la rappelle pour lutter ici avec toutes ses forces; cependant il n'est pas probable que l'ordre arrive a temps. La ville de Bassano est situee sur la rive gauche de la Brenta. Elle communique avec la rive droite par un pont. Wurmser place les deux divisions Sebottendorff et Quasdanovich sur les deux rives de la Brenta, en avant de la ville. Il dispose six bataillons en avant garde dans les defiles qui precedent Bassano, et qui ferment la vallee. Le 22 (8 septembre), au matin, Bonaparte part de Cismone, et s'avance sur Bassano; Massena marche sur la rive droite, Augereau sur la gauche. On emporte les defiles, et on debouche en presence de l'armee ennemie, rangee sur les deux rives de la Brenta. Les soldats de Wurmser, deconcertes par l'audace des Francais, ne resistent pas avec le courage qu'ils ont montre en tant d'occasions; ils s'ebranlent, se rompent, et entrent dans Bassano. Augereau se presente a l'entree de la ville. Massena, qui est sur la rive opposee, veut penetrer par le pont; il l'enleve en colonne serree, comme celui de Lodi, et entre en meme temps qu'Augereau. Wurmser, dont le quartier-general etait encore dans la ville, n'a que le temps de se sauver, en nous laissant quatre mille prisonniers et un materiel immense. Le plan de Bonaparte etait donc realise; il avait debouche dans la plaine aussitot que Wurmser, et il lui restait maintenant a l'envelopper, en l'acculant sur l'Adige. Wurmser, dans le desordre d'une action si precipitee, se trouve separe des restes de la division Quasdanovich. Cette division se retire vers le Frioul, et lui, se voyant presse par les divisions Massena et Augereau, qui lui ferment la route du Frioul et le replient vers l'Adige, forme la resolution de passer l'Adige de vive force, et d'aller se jeter dans Mantoue. Il avait rallie a lui la division De Mezaros, qui venait de faire de vains efforts pour emporter Verone. Il ne comptait plus que quatorze mille hommes, dont huit d'infanterie et six de cavalerie excellente. Il longe l'Adige, et fait chercher partout un passage. Heureusement pour lui, le poste qui gardait Legnago avait ete transporte a Verone, et un detachement, qui devait venir occuper cette place, n'etait point encore arrive. Wurmser, profitant de ce hasard, s'empare de Legnago. Certain maintenant de pouvoir regagner Mantoue, il accorde quelque repos a ses troupes, qui etaient abimees de fatigue. Bonaparte le suivait sans relache: il fut cruellement decu en apprenant la negligence qui sauvait Wurmser; cependant il ne desespera pas encore de le prevenir a Mantoue. Il porta la division Massena sur l'autre rive de l'Adige par le bac de Ronco, et la dirigea sur Sanguinetto, pour barrer le chemin de Mantoue, il dirigea Augereau vers Legnago meme. L'avant-garde de Massena, devancant sa division, entra dans Cerea le 25 (11 septembre), au moment ou Wurmser y arrivait de Legnago avec tout son corps d'armee. Cette avant-garde de cavalerie et d'infanterie legere, commandee par les generaux Murat et Pigeon, fit une resistance des plus heroiques, mais fut culbutee: Wurmser lui passa sur le corps, et continua sa marche. Bonaparte arrivait seul au galop au moment de cette action: il manqua etre pris, et se sauva en toute hate. Wurmser passa a Sanguinetto; puis, apprenant que tous les ponts de la Molinella etaient rompus, excepte celui de Villimpenta, il descendit jusqu'a ce pont, y franchit la riviere, et marcha sur Mantoue. Le general Charton voulut lui resister avec trois cents hommes formes en carre; ces braves gens furent sabres ou pris. Wurmser arriva ainsi a Mantoue le 27 (13). Ces legers avantages etaient un adoucissement aux malheurs du vieux et brave marechal. Il se repandit dans les environs de Mantoue, et tint un moment la campagne, grace a sa nombreuse et belle cavalerie. Bonaparte arrivait a perte d'haleine, furieux contre les officiers negligens qui lui avaient fait manquer une si belle proie. Augereau etait rentre dans Legnago, et avait fait prisonniere la garnison autrichienne, forte de seize cents hommes. Bonaparte ordonna a Augereau de se porter a Governolo, sur le Bas-Mincio. Il livra ensuite de petits combats a Wurmser, pour l'attirer hors de la place; et, dans la nuit du 28 au 29 (14-15 septembre), il prit une position en arriere, pour engager Wurmser a se montrer en plaine. Le vieux general, alleche par ses petits succes, se deploya en effet hors de Mantoue, entre la citadelle et le faubourg de Saint-George. Bonaparte l'attaqua le troisieme jour complementaire an IV (19 septembre). Augereau, venant de Governolo, formait la gauche; Massena, partant de Due-Castelli, formait le centre, et Sahuguet, avec le corps de blocus, formait la droite. Wurmser avait encore vingt-un mille hommes en ligne. Il fut enfonce partout, et rejete dans la place avec une perte de deux mille hommes. Quelques jours apres, il fut entierement renferme dans Mantoue. La nombreuse cavalerie qu'il avait ramenee ne lui servait a rien, et ne faisait qu'augmenter le nombre des bouches inutiles; il fit tuer et saler tous les chevaux. Il avait vingt et quelques mille hommes de garnison, dont plusieurs mille aux hopitaux. Ainsi, quoique Bonaparte eut perdu en partie le fruit de sa marche audacieuse sur la Brenta, et qu'il n'eut pas fait mettre bas les armes au marechal, il avait entierement ruine et disperse son armee. Quelques mille hommes etaient rejetes dans le Tyrol sous Davidovich; quelques mille fuyaient en Frioul sous Quasdanovich. Wurmser, avec douze ou quatorze mille, s'etait enferme dans Mantoue. Treize ou quatorze mille etaient prisonniers, six ou sept mille tues ou blesses. Ainsi cette armee venait des perdre encore une vingtaine de mille hommes en dix jours, outre un materiel considerable. Bonaparte en avait perdu sept ou huit mille, dont quinze cents prisonniers, et le reste tue, blesse, ou malade. Ainsi, aux armees de Colli et de Beaulieu, detruites en entrant en Italie, il fallait ajouter celle de Wurmser, detruite en deux fois, d'abord dans les plaines de Castiglione, et ensuite sur les rives de la Brenta. Aux trophees de Montenotte, de Lodi, de Borghetto, de Lonato, de Castiglione, il fallait donc joindre ceux de Roveredo, de Bassano et de Saint-George. A quelle epoque de l'histoire avait-on vu de si grands resultats, tant d'ennemis tues, tant de prisonniers, de drapeaux, de canons enleves! Ces nouvelles repandirent de nouveau la joie dans la Lombardie, et la terreur dans le fond de la peninsule. La France fut transportee d'admiration pour le general de l'armee d'Italie. Nos armes etaient moins heureuses sur les autres theatres de la guerre. Moreau s'etait avance sur le Lech, comme on l'a vu, dans l'espoir que ses progres en Baviere rameneraient l'archiduc et degageraient Jourdan. Cet espoir etait peu fonde, et l'archiduc aurait mal juge de l'importance de son mouvement, s'il se fut detourne de son execution pour revenir vers Moreau. Toute la campagne dependait de ce qui allait se passer sur le Mein. Jourdan battu, et ramene sur le Rhin, les progres de Moreau ne faisaient que le compromettre davantage, et l'exposer a perdre sa ligne de retraite. L'archiduc se contenta donc de renvoyer le general Nauendorff, avec deux regimens de cavalerie et quelques bataillons, pour renforcer Latour, et continua sa poursuite de l'armee de Sambre-et-Meuse. Cette brave armee se retirait avec le plus vif regret, et en conservant tout le sentiment de ses forces. C'est elle qui avait fait les plus grandes et les plus belles choses, pendant les premieres annees de la revolution; c'est elle qui avait vaincu a Watignies, a Fleurus, aux bords de l'Ourthe et de la Roer. Elle avait beaucoup d'estime pour son general, et une grande confiance en elle-meme. Cette retraite ne l'avait point decouragee, et elle etait persuadee qu'elle ne cedait qu'a des combinaisons superieures, et a la masse des forces ennemies. Elle desirait ardemment une occasion de se mesurer avec les Autrichiens et de retablir l'honneur de son drapeau. Jourdan le desirait aussi. Le directoire lui ecrivait qu'il fallait a tout prix se maintenir en Franconie, sur le Haut-Mein, pour prendre ses quartiers d'hiver en Allemagne, et surtout pour ne pas decouvrir Moreau, qui s'etait avance jusqu'aux portes de Munich. Moreau, de son cote, venait d'apprendre a Jourdan, a la date du 8 fructidor (25 aout), sa marche au-dela du Lech, les avantages qu'il y avait remportes, et le projet qu'il avait de s'avancer toujours davantage pour ramener l'archiduc. Toutes ces raisons deciderent Jourdan a tenter le sort des armes, quoiqu'il eut devant lui des forces tres superieures. Il aurait cru manquer a l'honneur s'il eut quitte la Franconie sans combattre, et s'il eut laisse son collegue en Baviere. Trompe d'ailleurs par le mouvement du general Nauendorff, Jourdan croyait que l'archiduc venait de partir pour regagner les bords du Danube. Il s'arreta donc a Wurtzbourg, place dont il jugeait la conservation importante, mais dont les Francais n'avaient conserve que la citadelle. Il y donna quelque repos a ses troupes, fit quelques changemens dans la distribution et le commandement de ses divisions, et annonca l'intention de combattre. L'armee montra la plus grande ardeur a enlever toutes les positions que Jourdan croyait utile d'occuper avant d'engager la bataille. Il avait sa droite appuyee a Wurtzbourg, et le reste de sa ligne sur une suite de positions qui s'etendent le long du Mein jusqu'a Schveinfurt. Le Mein le separait de l'ennemi. Une partie seulement de l'armee autrichienne avait franchi ce fleuve, ce qui le confirmait dans l'idee que l'archiduc avait rejoint le Danube. Il laissa a l'extremite de sa ligne la division Lefebvre, a Schveinfurt, pour assurer sa retraite sur la Saale et Fulde, dans le cas ou la bataille lui ferait perdre la route de Francfort. Il se privait ainsi d'une seconde ligne et d'un corps de reserve; mais il crut devoir ce sacrifice a la necessite d'assurer sa retraite. Il se decida a attaquer, le 17 fructidor (3 septembre), au matin. Dans la nuit du 16 au 17, l'archiduc, averti du projet de son adversaire, fit rapidement passer le reste de son armee au-dela du Mein, et deploya aux yeux de Jourdan des forces tres superieures. La bataille s'engagea d'abord avec succes pour nous; mais notre cavalerie, assaillie dans les plaines qui s'etendent le long du Mein par une cavalerie formidable, fut rompue, se rallia, fut rompue de nouveau, et ne trouva d'abri que derriere les lignes et les feux bien nourris de notre infanterie. Jourdan, si sa reserve n'avait pas ete si eloignee de lui, aurait pu remporter la victoire; il envoya a Lefebvre des officiers qui ne purent percer a travers les nombreux escadrons ennemis. Il esperait cependant que Lefebvre, voyant que Schveinfurt n'etait pas menace, marcherait au lieu du peril; mais il attendit vainement, et replia son armee pour la derober a la redoutable cavalerie de l'ennemi. La retraite se fit en bon ordre sur Arnstein. Jourdan, victime du mauvais plan du directoire, et de son devouement a son collegue, dut des lors se replier sur la Lahn. Il continua sa marche sans aucun relache, donna ordre a Marceau de se retirer de devant Mayence, et arriva derriere la Lahn le 24 fructidor (10 septembre). Son armee, dans cette marche penible jusqu'aux frontieres de la Boheme, n'avait guere perdu que cinq a six mille hommes. Elle fit une perte sensible par la mort du jeune Marceau, qui fut frappe d'une balle par un chasseur tyrolien, et qu'on ne put emporter du champ de bataille. L'archiduc Charles le fit entourer de soins; mais il expira bientot. Ce jeune heros, regrette des deux armees, fut enseveli au bruit de leur double artillerie. Pendant que ces choses se passaient sur le Mein, Moreau, toujours au-dela du Danube et du Lech, attendait impatiemment des nouvelles de Jourdan. Aucun des officiers detaches pour lui en donner n'etait arrive. Il tatonnait sans oser prendre un parti. Dans l'intervalle, sa gauche, sous les ordres de Desaix, eut un combat des plus rudes a soutenir contre la cavalerie de Latour, qui, reunie a celle de Nauendorff, deboucha a l'improviste par Langenbruck. Desaix fit des dispositions si justes et si promptes, qu'il repoussa les nombreux escadrons ennemis, et les dispersa dans la plaine apres leur avoir fait subir une perte considerable. Moreau, toujours dans l'incertitude, se decida enfin, apres une vingtaine de jours, a tenter un mouvement pour aller a la decouverte. Il resolut de s'approcher du Danube, pour etendre son aile gauche jusqu'a Nuremberg, et avoir des nouvelles de Jourdan, ou lui apporter des secours. Le 24 fructidor (10 septembre), il fit repasser le Danube a sa gauche et a son centre, et laissa sa droite seule au-dela de ce fleuve, vers Zell. La gauche, sous Desaix, s'avanca jusqu'a Aichstett. Dans cette situation singuliere, il etendait sa gauche vers Jourdan, qui dans le moment etait a soixante lieues de lui; il avait son centre sur le Danube, et sa droite au-dela, exposant l'un des corps a etre detruits, si Latour avait su profiter de leur isolement. Tous les militaires ont reproche a Moreau ce mouvement, comme un de ces demi-moyens qui ont tous les dangers des grands moyens, sans en avoir les avantages. Moreau n'ayant pas, en effet, saisi l'occasion de se rabattre vivement sur l'archiduc, lorsque celui-ci se rabattait sur Jourdan, ne pouvait plus que se compromettre en se placant ainsi a cheval sur le Danube. Enfin, apres quatre jours d'attente dans cette position singuliere, il en sentit le danger, se reporta au-dela du Danube, et songea a le remonter pour se rapprocher de sa base d'operation. Il apprit alors la retraite forcee de Jourdan sur la Lahn, et ne douta plus qu'apres avoir ramene l'armee de Sambre-et-Meuse, l'archiduc ne volat sur le Necker, pour fermer le retour a l'armee du Rhin. Il apprit aussi une tentative faite par la garnison de Manheim sur Kehl, pour detruire le pont par lequel l'armee francaise avait debouche en Allemagne. Dans cet etat de choses, il n'hesita plus a se mettre en marche pour regagner la France. Sa position etait perilleuse. Engage au milieu de la Baviere, oblige de repasser les Montagnes-Noires pour revenir sur le Rhin, ayant en tete Latour avec quarante mille hommes, et expose a trouver l'archiduc Charles avec trente mille sur ses derrieres, il pouvait prevoir des dangers extremes. Mais s'il etait depourvu du vaste et ardent genie que son emule deployait en Italie, il avait une ame ferme et inaccessible a ce trouble dont les ames vives sont quelquefois saisies. Il commandait une superbe armee, forte de soixante et quelques mille hommes, dont le moral n'avait ete ebranle par aucune defaite, et qui avait dans son chef une extreme confiance. Appreciant une pareille ressource, il ne s'effraya pas de sa position, et resolut de reprendre tranquillement sa route. Pensant que l'archiduc, apres avoir replie Jourdan, reviendrait probablement sur le Necker, il craignit de trouver ce fleuve deja occupe; il remonta donc la vallee du Danube, pour aller joindre directement celle du Rhin, par la route des villes forestieres. Ces passages etant les plus eloignes du point ou se trouvait actuellement l'archiduc, lui parurent les plus surs. Il resta au-dela du Danube, et le remonta tranquillement, en appuyant une de ses ailes au fleuve. Ses parcs, ses bagages marchaient devant lui, sans confusion, et tous les jours ses arriere-gardes repoussaient bravement les avant-gardes ennemies. Latour, au lieu de passer le Danube, et de tacher de prevenir Moreau a l'entree des defiles, se contentait de le suivre pas a pas, sans oser l'entamer. Arrive aupres du lac de Federsee, Moreau crut devoir s'arreter. Latour s'etait partage en trois corps: il en avait donne un a Nauendorff, et l'avait envoye a Tubingen, sur le Haut-Necker, par ou Moreau ne voulait pas passer; il etait lui-meme avec le second a Biberach; et le troisieme se trouvait fort loin, a Schussenried. Moreau, qui approchait du Val-d'Enfer, par ou il voulait se retirer, qui ne voulait pas etre trop presse au passage de ce defile, qui voyait devant lui Latour isole, et qui sentait ce qu'une victoire devait donner de fermete a ses troupes pour le reste de la retraite, s'arreta le 11 vendemiaire an V (2 octobre) aux environs du lac de Federsee, non loin de Biberach. Le pays etait montueux, boise, et coupe de vallees. Latour etait range sur differentes hauteurs, qu'on pouvait isoler et tourner, et qui, de plus, avaient a dos un ravin profond, celui de la Riss. Moreau l'attaqua sur tous les points, et, sachant penetrer avec art a travers ses positions, abordant les unes de front, tournant les autres, l'accula sur la Riss, le jeta dedans, et lui fit quatre mille prisonniers. Cette victoire importante, dite de Biberach, rejeta Latour fort loin, et raffermit singulierement le moral de l'armee francaise. Moreau reprit sa marche et s'approcha des defiles. Il avait deja depasse les routes qui traversent la vallee du Necker pour deboucher dans celle du Rhin; il lui restait celle qui, passant par Tuttlingen et Rottweil, vers les sources meme du Necker, suit la vallee de la Kintzig, et vient aboutir a Kehl; mais Nauendorff l'avait deja occupee. Les detachemens sortis de Manheim s'etaient joints a ce dernier, et l'archiduc s'en approchait. Moreau aima mieux remonter un peu plus haut, et passer par le Val-d'Enfer, qui, traversant la Foret-Noire, formait un coude plus long, mais aboutissait a Brissach, beaucoup plus loin de l'archiduc. En consequence, il placa Desaix et Ferino avec la gauche et la droite vers Tuttlingen et Rottweil, pour se couvrir du cote des debouches, ou se trouvaient les principales forces autrichiennes, et il envoya son centre, sous Saint-Cyr, pour forcer le Val-d'Enfer. En meme temps, il fit filer ses grands parcs sur Huningue, par la route des villes forestieres. Les Autrichiens l'avaient entoure d'une nuee de petits corps, comme s'ils avaient espere l'envelopper, et ne s'etaient mis nulle part en mesure de lui resister. Saint-Cyr trouva a peine un detachement au Val-d'Enfer, passa sans peine a Neustadt, et arriva a Fribourg. Les deux ailes le suivirent immediatement, et deboucherent a travers cet affreux defile, dans la vallee du Rhin, plutot avec l'attitude d'une armee victorieuse qu'avec celle d'une armee en retraite. Moreau etait rendu dans la vallee du Rhin le 21 vendemiaire (12 octobre). Au lieu de repasser le Rhin au pont de Brissach, et de remonter, en suivant la rive francaise, jusqu'a Strasbourg, il voulut remonter la rive droite jusqu'a Kehl, en presence de toute l'armee ennemie. Soit qu'il voulut faire un retour plus imposant, soit qu'il esperat se maintenir sur la rive droite, et couvrir Kehl en s'y portant directement, ces raisons ont paru insuffisantes pour hasarder une bataille. Il pouvait, en repassant le Rhin a Brissach, remonter librement a Strasbourg, et deboucher de nouveau par Kehl. Cette tete de pont pouvait resister assez longtemps pour lui donner le temps d'arriver. Vouloir marcher au contraire en face de l'armee ennemie, qui venait de se reunir tout entiere sous l'archiduc, et s'exposer ainsi a une bataille generale, avec le Rhin a dos, etait une imprudence inexcusable, maintenant qu'on n'avait plus le motif, ni de l'offensive a prendre, ni d'une retraite a proteger. Le 28 vendemiaire (19 octobre), les deux armees se trouverent en presence sur les bords de l'Elz, de Valdkirch a Emmendingen. Apres un combat sanglant et varie, Moreau sentit l'impossibilite de percer jusqu'a Kehl, en suivant la rive droite, et resolut de passer sur le pont de Brissach. Ne croyant pas neanmoins pouvoir faire passer toute son armee sur ce pont, de peur d'encombrement, et voulant envoyer au plus tot des forces a Kehl, il fit repasser Desaix avec la gauche par Brissach, et retourna vers Huningue avec le centre et la droite. Cette determination a ete jugee non moins imprudente que celle de combattre a Emmendingen; car Moreau, affaibli d'un tiers de son armee, pouvait etre tres compromis. Il comptait, il est vrai, sur une tres belle position, celle de Schliengen, qui couvre le debouche d'Huningue, et sur laquelle il pouvait s'arreter et combattre, pour rendre son passage plus tranquille et plus sur. Il s'y replia en effet, s'y arreta le 3 brumaire (24 octobre), et livra un combat opiniatre et balance. Apres avoir, par cette journee de combat, donne a ses bagages le temps de passer, il evacua la position pendant la nuit, repassa sur la rive gauche, et s'achemina vers Strasbourg. Ainsi finit cette campagne celebre, et cette retraite plus celebre encore. Le resultat indique assez le vice du plan. Si, comme l'ont demontre Napoleon, l'archiduc Charles et le general Jomini, si au lieu de former deux armees, s'avancant en colonnes isolees, sous deux generaux differens, dans l'intention mesquine de deborder les flancs de l'ennemi, le directoire eut forme une seule armee de cent soixante mille hommes, dont un detachement de cinquante mille aurait assiege Mayence, et dont cent dix mille, reunis en un seul corps, auraient envahi l'Allemagne par la vallee du Rhin, le Val-d'Enfer et la Haute-Baviere, les armees imperiales auraient ete reduites a se retirer toujours, sans pouvoir se concentrer avec avantage contre une masse trop superieure. Le beau plan du jeune archiduc serait devenu impossible, et le drapeau republicain aurait ete porte jusqu'a Vienne. Avec le plan donne, Jourdan etait une victime forcee. Aussi sa campagne, toujours malheureuse, fut toute de devouement, soit lorsqu'il franchit le Rhin la premiere fois, pour attirer a lui les forces de l'archiduc, soit lorsqu'il s'avanca jusqu'en Boheme et qu'il combattit a Wurtzbourg. Moreau seul, avec sa belle armee, pouvait reparer en partie les vices du plan, soit en se hatant d'ecraser tout ce qui etait devant lui, au moment ou il deboucha par Kehl, soit en se rabattant sur l'archiduc Charles, lorsque celui-ci se porta sur Jourdan. Il n'osa ou ne sut rien faire de tout cela; mais s'il ne montra pas une etincelle de genie, si a une manoeuvre decisive et victorieuse il prefera une retraite, du moins il deploya dans cette retraite un grand caractere et une rare fermete. Sans doute elle n'etait pas aussi difficile qu'on l'a dit, mais elle fut conduite neanmoins de la maniere la plus imposante. Le jeune archiduc dut au vice du plan francais une belle pensee, qu'il executa avec prudence; mais, comme Moreau, il manqua de cette ardeur, de cette audace, qui pouvaient rendre la faute du gouvernement francais mortelle pour ses armees. Concoit-on ce qui serait arrive, si d'un cote ou de l'autre s'etait trouve le genie impetueux qui venait de detruire trois armees au-dela des Alpes! Si les soixante-dix mille hommes de Moreau, a l'instant ou ils deboucherent de Kehl, si les Imperiaux, a l'instant ou ils quitterent le Danube pour se rabattre sur Jourdan, avaient ete conduits avec l'impetuosite deployee en Italie, certainement la guerre eut ete terminee sur-le-champ, d'une maniere desastreuse pour l'une des deux puissances. Cette campagne valut en Europe une grande reputation au jeune archiduc. En France, on sut un gre infini a Moreau d'avoir ramene saine et sauve l'armee compromise en Baviere. On avait eu sur cette armee des inquietudes extremes, surtout depuis le moment ou Jourdan s'etant replie, ou le pont de Kehl ayant ete menace, ou une nuee de petits corps ayant intercepte les communications par la Souabe, on ignorait ce qu'elle etait devenue et ce qu'elle allait devenir. Mais quand, apres de vives inquietudes, on la vit deboucher dans la vallee du Rhin, avec une si belle attitude, on fut enchante du general qui l'avait si heureusement ramenee. Sa retraite fut exaltee comme un chef-d'oeuvre de l'art, et comparee sur-le-champ a celle des Dix mille. On n'osait rien mettre sans doute a cote des triomphes si brillans de l'armee d'Italie; mais comme il y a toujours une foule d'hommes que le genie superieur, que la grande fortune offusquent, et que le merite moins eclatant rassure davantage, ceux-la se rangeaient tous pour Moreau, vantaient sa prudence, son habilete consommee, et la preferaient au genie ardent du jeune Bonaparte. Des ce jour-la, Moreau eut pour lui tout ce qui prefere les facultes secondaires aux facultes superieures; et, il faut l'avouer, dans une republique on pardonne presque a ces ennemis du genie, quand on voit de quoi le genie peut se rendre coupable envers la liberte qui l'a enfante, nourri, et porte au comble de la gloire. CHAPITRE V. SITUATION INTERIEURE ET EXTERIEURE DE LA FRANCE APRES LA RETRAITE DES ARMEES D'ALLEMAGNE AU COMMENCEMENT DE L'AN V.--COMBINAISONS DE PITT; OUVERTURE D'UNE NEGOCIATION AVEC LE DIRECTOIRE; ARRIVEE DE LORD MALMESBURY A PARIS.--PAIX AVEC NAPLES ET AVEC GENES; NEGOCIATIONS INFRUCTUEUSES AVEC LE PAPE; DECHEANCE DU DUC DE MODENE; FONDATION DE LA REPUBLIQUE CISPADANE.--MISSION DE CLARKE A VIENNE.--NOUVEAUX EFFORTS DE L'AUTRICHE EN ITALIE; ARRIVEE D'ALVINZY; EXTREMES DANGERS DE L'ARMEE FRANCAISE; BATAILLE D'ARCOLE. L'issue que venait d'avoir la campagne d'Allemagne etait facheuse pour la republique. Ses ennemis, qui s'obstinaient a nier ses victoires, ou a lui predire de cruels retours de fortune, voyaient leurs pronostics realises, et ils en triomphaient ouvertement. Ces rapides conquetes en Allemagne, disaient-ils, n'avaient donc aucune solidite. Le Danube et le genie d'un jeune prince y avaient bientot mis un terme. Sans doute la temeraire armee d'Italie, qui semblait si fortement etablie sur l'Adige, en serait arrachee a son tour, et rejetee sur les Alpes, comme les armees d'Allemagne sur le Rhin. Il est vrai, les conquetes du general Bonaparte semblaient reposer sur une base un peu plus solide. Il ne s'etait pas borne a pousser Colli et Beaulieu devant lui; il les avait detruits: il ne s'etait pas borne a repousser la nouvelle armee de Wurmser; il l'avait d'abord desorganisee a Castiglione, et aneantie enfin sur la Brenta. Il y avait donc un peu plus d'espoir de rester en Italie que de rester en Allemagne; mais on se plaisait a repandre des bruits alarmans. Des forces nombreuses arrivaient, disait-on, de la Pologne et de la Turquie pour se porter vers les Alpes, les armees imperiales du Rhin pourraient faire maintenant de nouveaux detachemens, et, avec tout son genie, le general Bonaparte, ayant toujours de nouveaux ennemis a combattre, trouverait enfin le terme de ses succes, ne fut-ce que dans l'epuisement de son armee. Il etait naturel que, dans l'etat des choses, on format de pareilles conjectures, car les imaginations, apres avoir exagere les succes, devaient aussi exagerer les revers. Les armees d'Allemagne s'etaient retirees sans de grandes pertes, et tenaient la ligne du Rhin. Il n'y avait en cela rien de trop malheureux; mais l'armee d'Italie se trouvait sans appui, et c'etait un inconvenient grave. De plus, nos deux principales armees, rentrees sur le territoire francais, allaient etre a la charge de nos finances, qui etaient toujours dans un etat deplorable: et c'etait la le plus grand mal. Les mandats, ayant cesse d'avoir cours force de monnaie, etaient tombes entierement; d'ailleurs ils etaient depenses, et il n'en restait presque plus a la disposition du gouvernement. Ils se trouvaient a Paris, dans les mains de quelques speculateurs, qui les vendaient aux acquereurs de biens nationaux. L'arriere des creances de l'etat etait toujours considerable, mais ne rentrait pas; les impots, l'emprunt force, se percevaient lentement; les biens nationaux soumissionnes n'etaient payes qu'en partie; les paiemens qui restaient a faire n'etaient pas encore exigibles d'apres la loi; et les soumissions qui se faisaient encore n'etaient pas assez nombreuses pour alimenter le tresor. Du reste, on vivait de ces soumissions, ainsi que des denrees provenant de l'emprunt, et des promesses de paiement faites par les ministres. On venait de faire le budget pour l'an V, divise en depenses ordinaires et en depenses extraordinaires. Les depenses ordinaires montaient a 450 millions; les autres a 550. La contribution fonciere, les douanes, le timbre et tous les produits annuels, devaient assurer la depense ordinaire. Les 550 millions de l'extraordinaire etaient suffisamment couverts par l'arriere des impots de l'an IV et de l'emprunt force, et par les paiements qui restaient a faire sur les biens vendus. On avait en outre la ressource des biens que la republique possedait encore; mais il fallait realiser tout cela, et c'etait toujours la meme difficulte. Les fournisseurs non payes refusaient de continuer leurs avances, et tous les services manquaient a la fois. Les fonctionnaires publics, les rentiers n'etaient pas payes, et mouraient de faim. Ainsi l'isolement de l'armee d'Italie, et nos finances, pouvaient donner de grandes esperances a nos ennemis. Du projet de quadruple alliance, forme par le directoire, entre la France, l'Espagne, la Porte et Venise, il n'etait resulte encore que l'alliance avec l'Espagne. Celle-ci, entrainee par nos offres et notre brillante fortune au milieu de l'ete, s'etait decidee, comme on l'a vu, a renouveler avec la republique le pacte de famille, et elle venait de faire sa declaration de guerre a la Grande-Bretagne. Venise, malgre les instances de l'Espagne et les invitations de la Porte, malgre les victoires de Bonaparte en Italie, avait refuse de s'unir a la republique. On lui avait vainement represente que la Russie en voulait a ses colonies de la Grece, et l'Autriche a ses provinces d'Illyrie; que son union avec la France et la Porte, qui n'avaient rien a lui envier, la garantirait de ces deux ambitions ennemies; que les victoires reiterees des Francais sur l'Adige devaient la rassurer contre un retour des armees autrichiennes et contre la vengeance de l'empereur; que le concours de ses forces et de sa marine rendrait ce retour encore plus impossible; que la neutralite au contraire ne lui ferait aucun ami, la laisserait sans protecteur, et l'exposerait peut-etre a servir de moyens d'accommodement entre les puissances belligerantes. Venise, pleine de haine contre les Francais, faisant des armemens evidemment destines contre eux, puisqu'elle consultait le ministere autrichien sur le choix d'un general, refusa pour la seconde fois l'alliance qu'on lui proposait. Elle voyait bien le danger de l'ambition autrichienne; mais le danger des principes francais etait le plus pressant, le plus grand a ses yeux, et elle repondit qu'elle persistait dans la neutralite desarmee, ce qui etait faux, car elle armait de tous cotes. La Porte, ebranlee par le refus de Venise, par les suggestions de Vienne et de l'Angleterre, n'avait point accede au projet d'alliance. Il ne restait donc que la France et l'Espagne, dont l'union pouvait contribuer a faire perdre la Mediterranee aux Anglais, mais pouvait aussi compromettre les colonies espagnoles. Pitt, en effet, songeait a les faire insurger contre la metropole, et il avait deja noue des intrigues dans le Mexique. Les negociations avec Genes n'etaient point terminees; car il s'agissait de convenir avec elle a la fois d'une somme d'argent, de l'expulsion de quelques familles, et du rappel de quelques autres. Elles ne l'etaient pas davantage avec Naples, parce que le directoire aurait voulu une contribution, et que la reine de Naples, qui traitait avec desespoir, refusait d'y consentir. La paix avec Rome n'etait pas faite, a cause d'un article exige par le directoire; il voulait que le Saint-Siege revoquat tous les brefs rendus contre la France depuis le commencement de la revolution, ce qui blessait cruellement l'orgueil du vieux pontife. Il convoqua un concile de cardinaux, qui deciderent que la revocation ne pouvait pas avoir lieu. Les negociations furent rompues. Elles recommencerent a Florence; un congres s'ouvrit. Les envoyes du pape ayant repete que les brefs rendus ne pouvaient pas etre revoques, les commissaires francais ayant repondu de leur cote que la revocation etait la condition _sine qua non_, on se separa apres quelques minutes. L'espoir d'un secours du roi de Naples et de l'Angleterre soutenait le pontife dans ses refus. Il venait d'envoyer le cardinal Albani a Vienne, pour implorer le secours de l'Autriche, et se concerter avec elle dans sa resistance. Tels etaient les rapports de la France avec l'Europe. Ses ennemis, de leur cote, etaient fort epuises. L'Autriche se sentait rassuree, il est vrai, par la retraite de nos armees qui avaient passe jusqu'au Danube; mais elle etait fort inquiete pour l'Italie, et faisait de nouveaux preparatifs pour la recouvrer. L'Angleterre etait reduite a une situation fort triste: son etablissement en Corse etait precaire, et elle se voyait exposee a perdre bientot cette ile. On voulait lui fermer tous les ports d'Italie, et il suffisait d'une nouvelle victoire du general Bonaparte pour decider son entiere expulsion de cette contree. La guerre avec l'Espagne allait lui interdire la Mediterranee, et menacer le Portugal. Tout le littoral de l'Ocean lui etait ferme jusqu'au Texel. L'expedition que Hoche preparait en Bretagne l'effrayait pour l'Irlande; ses finances etaient en peril, sa banque etait ebranlee, et le peuple voulait la paix; l'opposition etait devenue plus forte par les elections nouvelles. C'etaient la des raisons assez pressantes de songer a la paix, et de profiter des derniers revers de la France pour la lui faire accepter. Mais la famille royale et l'aristocratie avaient une grande repugnance a traiter avec la France, parce que c'etait a leurs yeux traiter avec la revolution. Pitt, beaucoup moins attache aux principes aristocratiques, et uniquement preoccupe des interets de la puissance anglaise, aurait bien voulu la paix, mais a une condition, indispensable pour lui et inadmissible pour la republique, la restitution des Pays-Bas a l'Autriche. Pitt, comme nous l'avons deja remarque, etait tout Anglais par l'orgueil, l'ambition et les prejuges. Le plus grand crime de la revolution etait moins a ses yeux l'enfantement d'une republique colossale, que la reunion des Pays-Bas a la France. Les Pays-Bas etaient en effet une acquisition importante pour notre patrie. Cette acquisition lui procurait d'abord la possession des provinces les plus fertiles et les plus riches du continent, et surtout des provinces manufacturieres; elle lui donnait l'embouchure des fleuves les plus importans au commerce du Nord, l'Escaut, la Meuse et le Rhin; une augmentation considerable de cotes, et par consequent de marine; des ports d'une haute importance, celui d'Anvers surtout; enfin un prolongement de notre frontiere maritime, dans la partie la plus dangereuse pour la frontiere anglaise, vis-a-vis les rivages sans defense d'Essex, de Suffolk, de Norfolk, d'Yorkshire. Outre cette acquisition positive, les Pays-Bas avaient pour nous un autre avantage: la Hollande tombait sous l'influence immediate de la France, des qu'elle n'en etait plus separee par des provinces autrichiennes. Alors la ligne francaise s'etendait, non pas seulement jusqu'a Anvers, mais jusqu'au Texel, et les rivages de l'Angleterre etaient enveloppes par une ceinture de rivages ennemis. Si a cela on ajoute un pacte de famille avec l'Espagne, alors puissante et bien organisee, on comprendra que Pitt eut des inquietudes pour la puissance maritime de l'Angleterre. Il est de principe, en effet, pour tout Anglais bien nourri de ses idees nationales, que l'Angleterre doit dominer a Naples, a Lisbonne, a Amsterdam, pour avoir pied sur le continent, et pour rompre la longue ligne des cotes qui lui pourraient etre opposees. Ce principe etait aussi enracine en 1796, que celui qui faisait considerer tout dommage cause a la France comme un bien fait a l'Angleterre. En consequence, Pitt, pour procurer un moment de repit a ses finances, aurait bien consenti a une paix passagere, mais a condition que les Pays-Bas seraient restitues a l'Autriche. Il songea donc a ouvrir une negociation sur cette base. Il ne pouvait guere esperer que la France admit une pareille condition, car les Pays-Bas etaient l'acquisition principale de la revolution, et la constitution ne permettait meme pas au directoire de traiter de leur alienation. Mais Pitt connaissait peu le continent; il croyait sincerement la France ruinee, et il etait de bonne foi quand il venait, tous les ans, annoncer l'epuisement et la chute de notre republique. Il pensait que si jamais la France avait ete disposee a la paix, c'etait dans le moment actuel, soit a cause de la chute des mandats, soit a cause de la retraite des armees d'Allemagne. Du reste, soit qu'il crut la condition admissible ou non, il avait une raison majeure d'ouvrir une negociation; c'etait la necessite de satisfaire l'opinion publique, qui demandait hautement la pais. Pour obtenir en effet la levee de soixante mille hommes de milice, et de quinze mille marins, il lui fallait prouver, par une demarche eclatante, qu'il avait fait son possible pour traiter. Il avait encore un autre motif non moins important; en prenant l'initiative, et en ouvrant a Paris une negociation solennelle, il avait l'avantage d'y ramener la discussion de tous les interets europeens, et d'empecher l'ouverture d'une negociation particuliere avec l'Autriche. Cette derniere puissance en effet tenait beaucoup moins a recouvrer les Pays-Bas, que l'Angleterre ne tenait a les lui rendre. Les Pays-Bas etaient pour elle une province lointaine, qui etait detachee du centre de son empire, exposee a de continuelles invasions de la France, et profondement imbue des idees revolutionnaires; une province que plusieurs fois elle avait songe a echanger contre d'autres possessions en Allemagne ou en Italie, et qu'elle n'avait gardee que parce que la Prusse s'etait toujours opposee a son agrandissement en Allemagne, et qu'il ne s'etait pas presente de combinaisons qui permissent son agrandissement en Italie. Pitt pensait qu'une negociation solennelle, ouverte a Paris pour le compte de tous les allies, empecherait les combinaisons particulieres, et previendrait tout arrangement relatif aux Pays-Bas. Il voulait enfin avoir un agent en France, qui put la juger de pres, et avoir des renseignemens certains sur l'expedition qui se preparait a Brest. Telles etaient les raisons qui, meme sans l'espoir d'obtenir la paix, decidaient Pitt a faire une demarche aupres du directoire. Il ne se borna pas, comme l'annee precedente, a une communication insignifiante de Wickam a Barthelemy; il fit demander des passe-ports pour un envoye revetu des pouvoirs de la Grande-Bretagne. Cette eclatante demarche du plus implacable ennemi de notre republique, avait quelque chose de glorieux pour elle. L'aristocratie anglaise etait ainsi reduite a demander la paix a la republique regicide. Les passe-ports furent aussitot accordes. Pitt fit choix de lord Malmesbury, autrefois sir Harris, et fils de l'auteur d'Hermes. Ce personnage n'etait pas connu pour ami des republiques; il avait contribue a l'oppression de la Hollande en 1787. Il arriva a Paris avec une nombreuse suite, le 2 brumaire (23 octobre 1796). Le directoire se fit representer par le ministre Delacroix. Les deux negociateurs se virent a l'hotel des Affaires-Etrangeres, le 3 brumaire an V (24 octobre 1796). Le ministre de France exhiba ses pouvoirs. Lord Malmesbury s'annonca comme envoye de la Grande-Bretagne et de ses allies, afin de traiter de la paix generale. Il exhiba ensuite ses pouvoirs, qui n'etaient signes que par l'Angleterre. Le ministre francais lui demanda alors s'il avait mission des allies de la Grande-Bretagne, pour traiter en leur nom. Lord Malmesbury repondit qu'aussitot la negociation ouverte, et le principe sur lequel elle pouvait etre basee admis, le roi de la Grande-Bretagne etait assure d'obtenir le concours et les pouvoirs de ses allies. Le lord remit ensuite a Delacroix une note de sa cour, dans laquelle il annoncait le principe sur lequel devait etre basee la negociation. Ce principe etait celui des compensations de conquetes entre les puissances. L'Angleterre avait fait, disait cette note, des conquetes dans les colonies: la France en avait fait sur le continent aux allies de l'Angleterre; il y avait donc matiere a restitutions de part et d'autre. Mais il fallait convenir d'abord du principe des compensations, avant de s'expliquer sur les objets qui seraient compenses. On voit que le cabinet anglais evitait de s'expliquer positivement sur la restitution des Pays-Bas, et enoncait un principe general pour ne pas faire rompre la negociation des son ouverture. Le ministre Delacroix repondit qu'il allait en referer au directoire. Le directoire ne pouvait pas abandonner les Pays-Bas; ce n'etait pas dans ses pouvoirs, et l'aurait-il pu, il ne le devait pas. La France avait envers ces provinces des engagements d'honneur, et ne pouvait pas les exposer aux vengeances de l'Autriche en les lui restituant. D'ailleurs, elle avait droit a des indemnites pour la guerre inique qu'on lui faisait depuis si long-temps; elle avait droit a des compensations pour les agrandissemens de l'Autriche, la Prusse et la Russie en Pologne, par les suites d'un attentat; elle devait enfin tendre toujours a se donner sa limite naturelle, et, par toutes ces raisons, elle devait ne jamais se departir des Pays-Bas, et maintenir les dispositions de la constitution. Le directoire, bien resolu a remplir son devoir a cet egard, pouvait rompre sur-le-champ une negociation dont le but evident etait de nous proposer l'abandon des Pays-Bas et de prevenir un arrangement avec l'Autriche; mais il aurait ainsi donne lieu de dire qu'il ne voulait pas la paix, il aurait rempli l'une des principales intentions de Pitt, et lui aurait fourni d'excellentes raisons pour demander au peuple anglais de nouveaux sacrifices. Il repondit le lendemain meme. La France, dit-il, avait deja traite isolement avec la plupart des puissances de la coalition, sans qu'elles invoquassent le concours de tous les allies; rendre la negociation generale, c'etait la rendre interminable, c'etait donner lieu de croire que la negociation actuelle n'etait pas plus sincere que l'ouverture faite l'annee precedente par l'intermediaire du ministre Wickam. Du reste, le ministre anglais n'avait pas de pouvoir des allies, au nom desquels il parlait. Enfin, le principe des compensations etait enonce d'une maniere trop generale et trop vague, pour qu'on put l'admettre ou le rejeter. L'application de ce principe dependait toujours de la nature des conquetes, et de la force qui restait aux puissances belligerantes pour les conserver. Ainsi, ajoutait le directoire, le gouvernement francais pourrait se dispenser de repondre; mais pour prouver son desir de la paix, il declare qu'il sera pret a ecouter toutes les propositions, des que le lord Malmesbury sera muni des pouvoirs de toutes les puissances, au nom desquelles il pretend traiter. Le directoire qui, dans cette negociation, n'avait rien a cacher, et qui pouvait agir avec la plus grande franchise, resolut de rendre la negociation publique, et de faire imprimer dans les journaux les notes du ministre anglais et les reponses du ministre francais. Il fit imprimer en effet sur-le-champ le memoire de lord Malmesbury, et la reponse qu'il y avait faite. Cette maniere d'agir etait de nature a deconcerter un peu la politique tortueuse du cabinet anglais; mais elle ne derogeait nullement aux convenances, en derogeant aux usages. Lord Malmesbury repondit qu'il allait en referer a son gouvernement. C'etait un singulier plenipotentiaire que celui qui n'avait que des pouvoirs aussi insuffisans, et qui, a chaque difficulte, etait oblige d'en referer a sa cour. Le directoire aurait pu voir la un leurre, et l'intention de trainer en longueur pour se donner l'air de negocier; il aurait pu surtout ne pas voir avec plaisir le sejour d'un etranger dont les intrigues pouvaient etre dangereuses, et qui venait pour decouvrir le secret de nos armemens; il ne manifesta neanmoins aucun mecontentement; il permit a lord Malmesbury d'attendre les reponses de sa cour, et, en attendant, d'observer Paris, les partis, leur force et celle du gouvernement. Le directoire n'avait du reste qu'a y gagner. Pendant ce temps notre situation devenait perilleuse en Italie, malgre les recens triomphes de Roveredo, de Bassano et de Saint-George. L'Autriche redoublait d'efforts pour recouvrer la Lombardie. Graces aux garanties donnees par Catherine a l'empereur pour la conservation des Gallicies, les troupes qui etaient en Pologne avaient ete transportees vers les Alpes. Graces encore a l'esperance de conserver la paix avec la Porte, les frontieres de la Turquie avaient ete degarnies, et toutes les reserves de la monarchie autrichienne dirigees vers l'Italie. Une population nombreuse et devouee fournissait en outre de puissans moyens de recrutement. L'administration autrichienne deployait un zele et une activite extraordinaires pour enroler de nouveaux soldats, les encadrer dans les vieilles troupes, les armer et les equiper. Une belle armee se preparait ainsi dans le Frioul, avec les debris de Wurmser, avec les troupes venues de Pologne et de Turquie, avec les detachemens du Rhin, et les recrues. Le marechal Alvinzy etait charge d'en prendre le commandement. On esperait que cette troisieme armee serait plus heureuse que les deux precedentes, et qu'elle finirait par arracher l'Italie a son jeune conquerant. Dans cet intervalle, Bonaparte ne cessait de demander des secours, et de conseiller des negociations avec les puissances italiennes qui etaient sur ses derrieres. Il pressait le directoire de traiter avec Naples, de renouer les negociations avec Rome, de conclure avec Genes, et de negocier une alliance offensive et defensive avec le roi de Piemont, pour lui procurer des secours en Italie, si on ne pouvait pas lui en envoyer de France. Il voulait qu'on lui permit de proclamer l'independance de la Lombardie, et celle des etats du duc de Modene, pour se faire des partisans et des auxiliaires fortement attaches a sa cause. Ses vues etaient justes, et la detresse de son armee legitimait ses vives instances. La rupture des negociations avec le pape avait fait retrograder une seconde fois la contribution imposee par l'armistice de Bologne. Il n'y avait eu qu'un paiement d'execute. Les contributions frappees sur Parme, Modene, Milan, etaient epuisees, soit par les depenses de l'armee, soit par les envois faits au gouvernement. Venise fournissait bien des vivres; mais le pret etait arriere. Les valeurs a prendre sur le commerce etranger a Livourne etaient encore en contestation. Au milieu des plus riches pays de la terre, l'armee commencait a eprouver des privations. Mais son plus grand malheur etait le vide de ses rangs, eclaircis par le canon autrichien. Ce n'etait pas sans de grandes pertes qu'elle avait detruit tant d'ennemis. On l'avait renforcee de neuf a dix mille hommes depuis l'ouverture de la campagne, ce qui avait porte a cinquante mille a peu pres le nombre des Francais entres en Italie; mais elle en avait tout au plus trente et quelques mille dans le moment; le feu et les maladies l'avaient reduite a ce petit nombre. Une douzaine de bataillons de la Vendee venaient d'arriver, mais singulierement diminues par les desertions; les autres detachemens promis n'arrivaient pas. Le general Willot, qui commandait dans le Midi, et qui etait charge de diriger sur les Alpes plusieurs regimens, les retenait pour apaiser les troubles que sa maladresse et son mauvais esprit provoquaient dans les provinces de son commandement. Kellermann ne pouvait guere degarnir sa ligne, car il devait toujours etre pret a contenir Lyon et les environs, ou les compagnies de Jesus commettaient des assassinats. Bonaparte demandait la quatre-vingt-troisieme et la quarantieme brigade, formant a peu pres six mille hommes de bonnes troupes, et repondait de tout si elles arrivaient a temps. Il se plaignait qu'on ne l'eut pas charge de negocier avec Rome, parce qu'il aurait attendu, pour signifier l'ultimatum, le paiement de la contribution. "Tant que votre general, disait-il, ne sera pas le centre de tout en Italie, tout ira mal. Il serait facile de m'accuser d'ambition; mais je n'ai que trop d'honneur; je suis malade, je puis a peine me tenir a cheval, il ne me reste que du courage, ce qui est insuffisant pour le poste que j'occupe. On nous compte, ajoutait-il; le prestige de nos forces disparait. Des troupes, ou l'Italie est perdue!" Le directoire, sentant la necessite de priver Rome de l'appui de Naples, et d'assurer les derrieres de Bonaparte, conclut enfin son traite avec la cour des Deux-Siciles. Il se desista de toute demande particuliere, et de son cote, cette cour, que nos dernieres victoires sur la Brenta avaient intimidee, qui voyait l'Espagne faire cause commune avec la France, et qui craignait de voir les Anglais chasses de la Mediterranee, acceda au traite. La paix fut signee le 19 vendemiaire (10 octobre). Il fut convenu que le roi de Naples retirerait toute espece de secours aux ennemis de la France, et qu'il fermerait ses ports aux vaisseaux armes des puissances belligerantes. Le directoire conclut ensuite son traite avec Genes. Une circonstance particuliere en hata la conclusion: Nelson enleva un vaisseau francais a la vue des batteries genoises; cette violation de la neutralite compromit singulierement la republique de Genes; le parti francais qui etait chez elle se montra plus hardi, le parti de la coalition plus timide; il fut arrete qu'on s'allierait a la France. Les ports de Genes furent fermes aux Anglais. Deux millions nous furent payes en indemnite pour la fregate _la Modeste_, et deux autres millions fournis en pret. Les familles feudataires ne furent pas exilees, mais tous les partisans de la France expulses du territoire et du senat furent rappeles et reintegres. Le Piemont fut de nouveau sollicite de conclure une alliance offensive et defensive. Le roi actuel venait de mourir; son jeune successeur Charles-Emmanuel montrait d'assez bonnes dispositions pour la France, mais il ne se contentait pas des avantages qu'elle lui offrait pour prix de son alliance. Le directoire lui offrait de garantir ses etats, que rien ne lui garantissait dans cette conflagration generale, et au milieu de toutes les republiques qui se preparaient. Mais le nouveau roi, comme le precedent, voulait qu'on lui donnat la Lombardie, ce que le directoire ne pouvait pas promettre, ayant a se menager des equivalens pour traiter avec l'Autriche. Le directoire permit ensuite a Bonaparte de renouer les negociations avec Rome, et lui donna ses pleins pouvoirs a cet egard. Rome avait envoye le cardinal Albani a Vienne; elle avait compte sur Naples, et dans son emportement elle avait offense la legation espagnole. Naples lui manquant, l'Espagne lui manifestant son mecontentement, elle etait dans l'alarme, et le moment etait convenable pour renouer avec elle. Bonaparte voulait d'abord son argent; ensuite, quoiqu'il ne craignit pas sa puissance temporelle, il redoutait son influence morale sur les peuples. Les deux partis italiens, enfantes par la revolution francaise, et developpes par la presence de nos armees, s'exasperaient chaque jour davantage. Si Milan, Modene, Reggio, Bologne, Ferrare, etaient le siege du parti patriote, Rome etait celui du parti monacal et aristocrate. Elle pouvait exciter les fureurs fanatiques, et nous nuire beaucoup, dans un moment surtout ou la question n'etait pas resolue avec les armees autrichiennes. Bonaparte pensa qu'il fallait temporiser encore. Esprit libre et independant, il meprisait tous les fanatismes qui restreignent l'intelligence humaine; mais, homme d'execution, il redoutait les puissances qui echappent a la force, et il aimait mieux eluder que de lutter avec elles. D'ailleurs, quoique eleve en France, il etait ne au milieu de la superstition italienne; il ne partageait pas ce degout de la religion catholique, si profond et si commun chez nous a la suite du dix-huitieme siecle; et il n'avait pas, pour traiter avec le Saint-Siege, la meme repugnance qu'on avait a Paris. Il songea donc a gagner du temps, pour s'eviter une marche retrograde sur la peninsule, pour s'epargner des predications fanatiques, et, s'il etait possible, pour regagner les 16 millions ramenes a Rome. Il chargea le ministre Cacault de desavouer les exigences du directoire en matiere de foi, et de n'insister que sur les conditions purement materielles. Il choisit le cardinal Mattei, qu'il avait enferme dans un couvent, pour l'envoyer a Rome; il le delivra, et le chargea d'aller parler au pape. "La cour de Rome, lui ecrivit-il, veut la guerre, elle l'aura; mais avant, je dois a ma nation et a l'humanite de faire un dernier effort pour ramener le pape a la raison. Vous connaissez, monsieur le cardinal, les forces de l'armee que je commande: pour detruire la puissance temporelle du pape, il ne me faudrait que le vouloir. Allez a Rome, voyez le Saint-Pere, eclairez-le sur ses vrais interets; arrachez-le aux intrigans qui l'environnent, qui veulent sa perte et celle de la cour de Rome. Le gouvernement francais permet que j'ecoute encore des paroles de paix. Tout peut s'arranger. La guerre, si cruelle pour les peuples, a des resultats terribles pour les vaincus. Evitez de grands malheurs au pape. Vous savez combien je desire finir par la paix une lutte que la guerre terminerait pour moi sans gloire comme sans peril." Pendait qu'il employait ces moyens pour _tromper_, disait-il, _le vieux renard_, et se garantir des fureurs du fanatisme, il songeait a exciter l'esprit de liberte dans la Haute-Italie, afin d'opposer le patriotisme a la superstition. Toute la Haute-Italie etait fort exaltee: le Milanais, arrache a l'Autriche, les provinces de Modene et de Reggio, impatientes du joug que faisait peser sur elles leur vieux duc absent, les legations de Bologne et Ferrare, soustraites au pape, demandaient a grands cris leur independance, et leur organisation en republiques. Bonaparte ne pouvait pas declarer l'independance de la Lombardie, car la victoire n'avait pas encore assez positivement decide de son sort; mais il lui donnait toujours des esperances et des encouragemens. Quant aux provinces de Modene et de Reggio, elles touchaient immediatement les derrieres de son armee, et confinaient avec Mantoue. Il avait a se plaindre de la regence, qui avait fait passer des vivres a la garnison; il avait recommande au directoire de ne pas donner la paix au duc de Modene, et de s'en tenir a l'armistice, afin de pouvoir le punir au besoin. Les circonstances devenant chaque jour plus difficiles; il se decida, sans en prevenir le directoire, a un coup de vigueur. Il etait constant que la regence venait recemment encore de se mettre en faute, et de manquer a l'armistice en fournissant des vivres a Wurmser, et en donnant asile a un de ses detachemens: sur-le-champ il declara l'armistice viole, et en vertu du droit de conquete, il chassa la regence, declara le duc de Modene dechu, et les provinces de Reggio et de Modene libres. L'enthousiasme des Reggiens et des Modenois fut extraordinaire. Bonaparte organisa un gouvernement municipal pour administrer provisoirement le pays, en attendant qu'il fut constitue. Bologne et Ferrare s'etaient deja constituees en republique, et commencaient a lever des troupes. Bonaparte voulait reunir ces deux legations aux etats du duc de Modene, pour en faire une seule republique, qui, situee tout entiere en-deca du Po, s'appellerait _Republique cispadane_. Il pensait que si, a la paix, on etait oblige de rendre la Lombardie a l'Autriche, on pourrait eviter de rendre, au duc de Modene et au pape, le Modenois et les legations, qu'on pourrait eriger ainsi une republique, fille et amie de la republique francaise, qui serait au-dela des Alpes le foyer des principes francais, l'asile des patriotes compromis, et d'ou la liberte pourrait s'etendre un jour sur toute l'Italie. Il ne croyait pas que l'affranchissement de l'Italie put se faire d'un seul coup; il croyait le gouvernement francais trop epuise pour l'operer maintenant, et il pensait qu'il fallait au moins deposer les germes de la liberte dans cette premiere campagne. Pour cela il fallait reunir Bologne et Ferrare a Modene et Reggio. L'esprit de localite s'y opposait, mais il esperait vaincre cette opposition par son influence toute puissante. Il se rendit dans ces villes, y fut recu avec enthousiasme, et les decida a envoyer a Modene cent deputes de toutes les parties de leur territoire, pour y former une assemblee nationale, qui serait chargee de constituer la republique cispadane. Cette reunion eut lieu le 25 vendemiaire (16 octobre) a Modene. Elle se composait d'avocats, de proprietaires, de commercans. Contenue par la presence de Bonaparte, dirigee par ses conseils, elle montra la plus grande sagesse. Elle vota la reunion en une seule republique des deux legations et du duche de Modene; elle abolit la feodalite, et decreta l'egalite civile; elle nomma un commissaire charge d'organiser une legion de quatre mille hommes, et arreta la formation d'une seconde assemblee, qui devait se reunir le 5 nivose (25 decembre), pour deliberer une constitution. Les Reggiens montrerent le plus grand devouement. Un detachement autrichien etant sorti de Mantoue, ils coururent aux armes, l'entourerent, le firent prisonnier, et l'amenerent a Bonaparte. Deux Reggiens furent tues dans l'action, et furent les premiers martyrs de l'independance italienne. La Lombardie etait jalouse et alarmee des faveurs accordees a la Cispadane, et crut y voir pour elle un sinistre presage. Elle se dit que puisque les Francais constituaient les legations et le duche sans la constituer elle-meme, ils avaient le projet de la rendre a l'Autriche. Bonaparte rassura de nouveau les Lombards, leur fit sentir les difficultes de sa position, et leur repeta qu'il fallait gagner l'independance en le secondant dans cette terrible lutte. Ils deciderent de porter a douze mille hommes les deux legions italienne et polonaise, dont ils avaient deja commence l'organisation. Bonaparte s'etait menage ainsi autour de lui des gouvernemens amis, qui allaient faire tous leurs efforts pour l'appuyer. Leurs troupes sans doute ne pouvaient pas grand'chose; mais elles etaient capables de faire la police du pays conquis, et de cette maniere elles rendaient disponibles les detachemens qu'il y employait. Elles pouvaient, appuyees de quelques centaines de Francais, resister a une premiere tentative du pape, s'il avait la folie d'en faire une. Bonaparte s'efforca en meme temps de rassurer le duc de Parme, dont les etats confinaient a la nouvelle republique; son amitie pouvait etre utile, et sa parente avec l'Espagne commandait des menagemens. Il lui laissa entrevoir la possibilite de gagner quelques villes, au milieu de ces demembremens de territoires. Il usait ainsi de toutes les ressources de la politique, pour suppleer aux forces que son gouvernement ne pouvait pas lui fournir; et, en cela, il faisait son devoir envers la France et l'Italie, et le faisait avec toute l'habilete d'un vieux diplomate. La Corse venait d'etre affranchie par ses soins. Il avait reuni les principaux refugies a Livourne, leur avait donne des armes et des officiers, et les avait jetes hardiment dans l'ile pour seconder la rebellion des habitans contre les Anglais. L'expedition reussit; sa patrie etait delivree du joug anglais, et la Mediterranee allait bientot l'etre. On pouvait esperer qu'a l'avenir les escadres espagnoles, reunies aux escadres francaises, fermeraient le detroit de Gibraltar aux flottes de l'Angleterre, et domineraient dans toute la Mediterranee. Il avait donc employe le temps ecoule depuis les evenemens de la Brenta a ameliorer sa position en Italie; mais s'il avait un peu moins a craindre les princes de cette contree, le danger du cote de l'Autriche ne faisait que s'accroitre, et ses forces pour y parer etaient toujours aussi insuffisantes. La quatre-vingt-troisieme demi-brigade et la quarantieme etaient toujours retenues dans le Midi. Il avait douze mille hommes dans le Tyrol sous Vaubois, ranges en avant de Trente sur le bord du Lavis; seize ou dix-sept mille a peu pres sous Massena et Augereau, sur la Brenta et l'Adige; huit ou neuf mille enfin devant Mantoue; ce qui portait son armee a trente-six ou trente-huit mille hommes environ. Davidovich, qui etait reste dans le Tyrol apres le desastre de Wurmser, avec quelques mille hommes, en avait maintenant dix-huit mille. Alvinzy s'avancait du Frioul sur la Piave avec environ quarante mille. Bonaparte etait donc fort compromis; car, pour resister a soixante mille hommes, il n'en avait que trente-six mille, fatigues par une triple campagne, et diminues tous les jours par les fievres qu'ils gagnaient dans les rizieres de la Lombardie. Il l'ecrivait avec chagrin au directoire, et lui disait qu'il allait perdre l'Italie. Le directoire, voyant le peril de Bonaparte, et ne pouvant pas arriver assez tot a son secours, songea a suspendre sur-le-champ les hostilites par le moyen d'une negociation. Malmesbury etait a Paris, comme on vient de le voir. Il attendait la reponse de son gouvernement aux communications du directoire, qui avait exige qu'il eut des pouvoirs de toutes les puissances, et qu'il s'exprimat plus clairement sur le principe des compensations de conquetes. Le ministere anglais, apres dix-neuf jours, venait enfin de repondre le 24 brumaire (14 novembre) que les pretentions de la France etaient inusitees, qu'il etait permis a un allie de demander a traiter au nom de ses allies, avant d'avoir leur autorisation en forme; que l'Angleterre etait assuree de l'obtenir, mais qu'auparavant il fallait que la France s'expliquat nettement sur le principe des compensations, principe qui etait la seule base sur laquelle la negociation put s'ouvrir. Le cabinet anglais ajoutait que la reponse du directoire etait pleine d'insinuations peu decentes sur les intentions de sa majeste britannique, qu'il etait au-dessous d'elle d'y repondre, et qu'elle voulait ne pas s'y arreter, pour ne pas entraver la negociation. Lejour meme, le directoire, qui voulait etre prompt et categorique, repondit a lord Malmesbury qu'il admettait le principe des compensations, mais qu'il eut a designer sur-le-champ les objets sur lesquels porterait ce principe. Le directoire pouvait faire cette reponse sans se trop engager, puisqu'en refusant de ceder la Belgique et le Luxembourg, il avait a sa disposition la Lombardie et plusieurs autres petits territoires. Du reste, cette negociation etait evidemment illusoire; le directoire ne pouvait rien en attendre, et il resolut de dejouer les finesses de l'Angleterre, en envoyant directement un negociateur a Vienne, charge de conclure un arrangement particulier avec l'empereur. La premiere proposition que le negociateur devait faire etait celle d'un armistice en Allemagne et en Italie, qui durerait six mois au moins. Le Rhin et l'Adige separeraient les armees des deux puissances. Les sieges de Kelh et de Mantoue seraient suspendus. On ferait entrer chaque jour dans Mantoue les vivres necessaires pour remplacer la consommation journaliere, de maniere a replacer les deux partis dans leur etat actuel a la fin de l'armistice. La France gagnait ainsi la conservation de Kehl, et l'Autriche celle de Mantoue. Une negociation devait s'ouvrir immediatement pour traiter de la paix. Les conditions offertes par la France etaient les suivantes: l'Autriche cedait la Belgique et le Luxembourg a la France; la France restituait la Lombardie a l'Autriche, et le Palatinat a l'Empire; elle renoncait ainsi, sur ce dernier point, a la ligne du Rhin; elle consentait en outre, pour dedommager l'Autriche de la perte des Pays-Bas, a la secularisation de plusieurs eveches de l'Empire. L'empereur ne devait nullement se meler des affaires de la France avec le pape, et devait preter son entremise en Allemagne pour procurer des indemnites au stathouder. C'etait une condition indispensable pour assurer le repos de la Hollande, et pour satisfaire le roi de Prusse, dont la soeur etait epouse du stathouder. Ces conditions etaient fort moderees, et prouvaient le desir qu'avait le directoire de faire cesser les horreurs de la guerre, et ses inquietudes pour l'armee d'Italie. Le directoire choisit pour porter ces propositions le general Clarke, qui etait employe dans les bureaux de la guerre aupres de Carnot. Ses instructions furent signees le 26 brumaire (16 novembre). Mais il fallait du temps pour qu'il se mit en route, qu'il arrivat, qu'il fut recu et ecoute; et, pendant ce temps, les evenemens se succedaient en Italie avec une singuliere rapidite. Le 11 brumaire (1er novembre) le marechal Alvinzy ayant jete des ponts sur la Piave, s'etait avance sur la Brenta. Le plan des Autrichiens, cette fois, etait d'attaquer a la fois par les montagnes du Tyrol et par la plaine. Davidovich devait chasser Vaubois de ses positions, et descendre le long des deux rives de l'Adige jusqu'a Verone. Alvinzy, de son cote, devait passer la Piave et la Brenta, s'avancer sur l'Adige, entrer a Verone avec le gros de l'armee, et s'y reunir a Davidovich. Les deux armees autrichiennes devaient partir de ce point, pour marcher de concert au deblocus de Mantoue et a la delivrance de Wurmser. Alvinzy, apres avoir passe la Piave, s'avanca sur la Brenta, ou Massena etait poste avec sa division; celui-ci ayant reconnu la force de l'ennemi, se replia. Bonaparte marcha a son appui avec la division Augereau. Il prescrivit en meme temps a Vaubois de contenir Davidovich dans la vallee du Haut-Adige, et de lui enlever, s'il le pouvait, sa position du Lavis. Il marcha lui-meme sur Alvinzy, resolu, malgre la disproportion des forces, de l'attaquer impetueusement, et de le rompre des l'ouverture meme de cette nouvelle campagne. Il arriva le 16 brumaire au matin (6 novembre) a la vue de l'ennemi. Les Autrichiens avaient pris position en avant de la Brenta, depuis Carmignano jusqu'a Bassano; leurs reserves etaient restees en arriere, au-dela de la Brenta. Bonaparte porta sur eux toutes ses forces. Massena attaqua Liptai et Provera devant Carmignano; Augereau attaqua Quasdanovich devant Bassano. L'affaire fut chaude et sanglante; les troupes deployerent une grande bravoure. Liptai et Provera furent rejetes au-dela de la Brenta par Massena; Quasdanovich fut repousse sur Bassano par Augereau. Bonaparte aurait voulu entrer le jour meme dans Bassano, mais l'arrivee des reserves autrichiennes l'en empecha. Il fallut remettre l'attaque au lendemain. Malheureusement il apprit dans la nuit que Vaubois venait d'essuyer un revers sur le Haut-Adige. Ce general avait bravement attaque les positions de Davidovich, et avait obtenu un commencement de succes; mais une terreur panique s'etait emparee de ses troupes malgre leur bravoure eprouvee, et elles avaient fui en desordre. Il les avait enfin ralliees dans ce fameux defile de Calliano, ou l'armee avait deploye tant d'audace dans l'invasion du Tyrol; il esperait s'y maintenir, lorsque Davidovich, dirigeant un corps sur l'autre rive de l'Adige, avait deborde Calliano, et tourne la position. Vaubois annoncait qu'il se retirait pour n'etre pas coupe, et exprimait la crainte que Davidovich ne l'eut devance aux importantes positions de la Corona et de Rivoli, qui couvrent la route du Tyrol, entre l'Adige et le lac de Garda. Bonaparte sentit des lors le danger de s'engager davantage contre Alvinzy, lorsque Vaubois, qui etait avec sa gauche dans le Tyrol, pouvait perdre la Corona, Rivoli, et meme Verone, et etre rejete dans la plaine. Bonaparte eut alors ete coupe de son aile principale, et place avec quinze ou seize mille hommes entre Davidovich et Alvinzy. En consequence il resolut de se replier sur-le-champ. Il ordonna a un officier de confiance de voler a Verone, d'y reunir tout ce qu'il pourrait trouver de troupes, de les porter a Rivoli et a la Corona, afin d'y prevenir Davidovich et de donner a Vaubois le temps de s'y retirer. Le lendemain 17 brumaire (7 novembre), il rebroussa chemin, et traversa la ville de Vicence, qui fut etonnee de voir l'armee francaise se retirer apres le succes de la veille. Il se rendit a Verone, ou il laissa toute son armee. Il remonta seul a Rivoli et a la Corona, ou tres heureusement il trouva les troupes de Vaubois ralliees, et en mesure de tenir tete a une nouvelle attaque de Davidovich. Il voulut donner une lecon aux trente-neuvieme et quatre-vingt-cinquieme demi-brigades, qui avaient cede a une terreur panique. Il fit assembler toute la division, et, s'adressant a ces deux demi-brigades, il leur reprocha leur indiscipline et leur fuite. Il dit ensuite au chef d'etat-major: "Faites ecrire sur les drapeaux que la trente-neuvieme et la quatre-vingt-cinquieme ne font plus partie de l'armee d'Italie." Ces expressions causerent aux soldats de ces deux demi-brigades le plus violent chagrin; ils entourerent Bonaparte, lui dirent qu'ils s'etaient battus un contre trois, et lui demanderent a etre envoyes a son avant-garde, pour faire voir s'ils n'etaient plus de l'armee d'Italie. Bonaparte les dedommagea de sa severite par quelques paroles bienveillantes, qui les transporterent, et les laissa disposes a venger leur honneur par une bravoure desesperee. Il ne restait plus a Vaubois que huit mille hommes, sur les douze mille qu'il avait avant cette echauffouree. Bonaparte les distribua le mieux qu'il put dans les positions de la Corona et de Rivoli, et, apres s'etre assure que Vaubois pourrait tenir la quelques jours, et couvrir notre gauche et nos derrieres, il retourna a Verone pour operer contre Alvinzy. La chaussee qui conduit de la Brenta a Verone, en suivant le pied des montagnes, passe par Vicence, Montebello, Villa-Nova et Caldiero. Alvinzy, etonne de voir Bonaparte se replier le lendemain d'un succes, l'avait suivi de loin en loin, se doutant que les progres de Davidovich avaient pu seuls le ramener en arriere. Il esperait que son plan de jonction a Verone allait se realiser. Il s'arreta a trois lieues a peu pres de Verone, sur les hauteurs de Caldiero, qui en dominent la route. Ces hauteurs presentaient une excellente position pour tenir tete a l'armee qui sortait de Verone. Alvinzy s'y etablit, y placa des batteries, et n'oublia rien pour s'y rendre inexpugnable. Bonaparte en fit la reconnaissance, et resolut de les attaquer sur-le-champ; car la situation de Vaubois a Rivoli etait tres precaire, et ne lui laissait pas beaucoup de temps pour agir sur Alvinzy. Il marcha contre lui le 21 au soir (11 novembre), repoussa son avant-garde, et bivouaqua avec les divisions Massena et Augereau au pied de Caldiero. A la pointe du jour, il s'apercut qu'Alvinzy, fortement retranche, acceptait la bataille. La position etait abordable d'un cote, celui qui appuyait aux montagnes, et qui n'avait pas ete assez soigneusement defendu par Alvinzy. Bonaparte y dirigea Massena, et chargea Augereau d'attaquer le reste de la ligne. L'action fut vive. Mais la pluie tombait par torrens, ce qui donnait un grand avantage a l'ennemi, dont l'artillerie etait placee d'avance sur de bonnes positions, tandis que la notre, obligee de se mouvoir dans des chemins devenus impraticables, ne pouvait pas etre portee sur les points convenables, et manquait tout son effet. Neanmoins Massena parvint a gravir la hauteur negligee par Alvinzy. Mais tout a coup la pluie se changea en une grelasse froide, qu'un vent violent portait dans le visage de nos soldats. Au meme instant, Alvinzy fit marcher sa reserve sur la position que Massena lui avait enlevee, et reprit tous ses avantages. Bonaparte voulut en vain renouveler ses efforts, il ne put reussir. Les deux armees passerent la nuit en presence. La pluie ne cessa pas de tomber, et de mettre nos soldats dans l'etat le plus penible. Le lendemain 23 brumaire (13 novembre), Bonaparte rentra dans Verone. La situation de l'armee devenait desesperante. Apres avoir inutilement pousse l'ennemi au-dela de la Brenta, et sacrifie sans fruit une foule de braves; apres avoir perdu a la gauche le Tyrol et quatre mille hommes, apres avoir livre une bataille malheureuse a Caldiero, pour eloigner Alvinzy de Verone, et s'etre encore affaibli sans succes, toute ressource semblait perdue. La gauche, qui n'etait plus que de huit mille hommes, pouvait a chaque instant etre culbutee de la Corona et de Rivoli, et alors Bonaparte se trouvait enveloppe a Verone. Les deux divisions Massena et Augereau, qui formaient l'armee active opposee a Alvinzy, etaient reduites, par deux batailles, a quatorze ou quinze mille hommes. Que pouvaient quatorze ou quinze mille soldats contre pres de quarante mille? L'artillerie, qui nous avait toujours servi a contre-balancer la superiorite de l'ennemi, ne pouvait plus se mouvoir au milieu des boues; il n'y avait donc aucun espoir de lutter avec quelque chance de succes. L'armee etait dans la consternation. Ces braves soldats, eprouves par tant de fatigues et de dangers, commencaient a murmurer. Comme tous les soldats intelligens, ils etaient sujets a de l'humeur, parce qu'ils etaient capables de juger. "Apres avoir detruit, disaient-ils, deux armees dirigees contre nous, il nous a fallu detruire encore celles qui etaient opposees aux troupes du Rhin. A Beaulieu a succede Wurmser; a Wurmser succede Alvinzy: la lutte se renouvelle chaque jour. Nous ne pouvons pas faire la tache de tous. Ce n'est pas a nous a combattre Alvinzy, ce n'etait pas a nous a combattre Wurmser. Si chacun avait fait sa tache comme nous, la guerre serait finie. Encore, ajoutaient-ils, si on nous donnait des secours proportionnes a nos perils! mais on nous abandonne au fond de l'Italie, on nous laisse seuls aux prises avec deux armees innombrables. Et quand, apres avoir verse notre sang dans des milliers de combats, nous serons ramenes sur les Alpes, nous reviendrons sans honneur et sans gloire, comme des fugitifs qui n'auraient pas fait leur devoir." C'etaient la les discours des soldats dans leurs bivouacs. Bonaparte, qui partageait leur humeur et leur mecontentement, ecrivait au directoire le meme jour 24 brumaire (14 novembre): "Tous nos officiers superieurs, tous nos generaux d'elite sont hors de combat; l'armee d'Italie, reduite a une poignee de monde, est epuisee. Les heros de Millesimo, de Lodi, de Castiglione, de Bassano, sont morts pour leur patrie, ou sont a l'hopital: il ne reste plus aux corps que leur reputation et leur orgueil. Joubert, Lannes, Lamare, Victor, Murat, Charlot, Dupuis, Rampon, Pigeon, Menard, Chabrand, sont blesses. Nous sommes abandonnes au fond de l'Italie: ce qui me reste de braves voit la mort infaillible, au milieu de chances si continuelles, et avec des forces si inferieures. Peut-etre l'heure du brave Augereau, de l'intrepide Massena, est pres de sonner... Alors! alors que deviendront ces braves gens? Cette idee me rend reserve, je n'ose plus affronter la mort, qui serait un sujet de decouragement pour qui est l'objet de mes sollicitudes. Si j'avais recu la quatre-vingt-troisieme, forte de trois mille cinq cents hommes connus a l'armee, j'aurais repondu de tout! Peut-etre sous peu de jours, ne sera-ce pas assez de quarante mille hommes!--Aujourd'hui, ajoutait Bonaparte, repos aux troupes; demain, selon les mouvemens de l'ennemi, nous agirons." Cependant, tandis qu'il adressait ces plaintes ameres au gouvernement, il affectait la plus grande securite aux yeux de ses soldats; il leur faisait repeter, par ses officiers, qu'il fallait faire un effort, et que cet effort serait le dernier; qu'Alvinzy detruit, les moyens de l'Autriche seraient epuises pour jamais, l'Italie conquise, la paix assuree, et la gloire de l'armee immortelle. Sa presence, ses paroles relevaient les courages. Les malades, devores par la fievre, en apprenant que l'armee etait en peril, sortaient en foule des hopitaux, et accouraient prendre leur place dans les rangs. La plus vive et la plus profonde emotion etait dans tous les coeurs. Les Autrichiens s'etaient approches le jour meme de Verone, et montraient les echelles qu'ils avaient preparees pour escalader les murs. Les Veronais laissaient eclater leur joie en croyant voir, sous quelques heures, Alvinzy reuni dans leur ville a Davidovich, et les Francais detruits. Quelques-uns d'entre eux, compromis pour leur attachement a notre cause, se promenaient tristement en comptant le petit nombre de nos braves. L'armee attendait avec anxiete les ordres du general, et esperait a chaque instant qu'il commanderait un mouvement. Cependant la journee du 24 s'etait ecoulee, et, contre l'usage, l'ordre du jour n'avait rien annonce. Mais Bonaparte n'avait point perdu de temps; et, apres avoir medite sur le champ de bataille, il venait de prendre une de ces resolutions que le desespoir inspire au genie. Vers la nuit, l'ordre est donne a toute l'armee de prendre les armes; le plus grand silence est recommande; on se met en marche; mais au lieu de se porter en avant, on retrograde, on repasse l'Adige sur les ponts de Verone, et on sort de la ville par la porte qui conduit a Milan. L'armee croit qu'on bat en retraite, et qu'on renonce a garder l'Italie: la tristesse regne dans les rangs. Cependant a quelque distance de Verone, on fait un a-gauche; au lieu de continuer a s'eloigner de l'Adige, on se met a le longer, et a descendre son cours. On le suit pendant quatre lieues. Enfin, apres quelques heures de marche, on arrive a Ronco, ou un pont de bateaux avait ete jete par les soins du general; on repasse le fleuve; et, a la pointe du jour, on se trouve de nouveau au-dela de l'Adige, qu'on croyait avoir abandonne pour toujours. Le plan du general etait extraordinaire; il allait etonner les deux armees. L'Adige, en sortant de Verone, cesse un instant de couler perpendiculairement des montagnes a la mer, et il oblique vers le levant: dans ce mouvement oblique, il se rapproche de la route de Verone a la Brenta, sur laquelle etait campe Alvinzy. Bonaparte, arrive a Ronco, se trouvait donc ramene sur les flancs et presque sur les derrieres des Autrichiens. Au moyen de ce pont, il se trouvait place au milieu des vastes marais. Ces marais etaient traverses par deux chaussees, dont l'une a gauche, remontant l'Adige par Porcil et Gombione, allait rejoindre Verone; dont l'autre, a droite, passait sur une petite riviere, qu'on appelle l'Alpon, au village d'Arcole, et allait rejoindre la route de Verone vers Villa-Nova sur les derrieres de Caldiero. Bonaparte tenait donc a Ronco deux chaussees, qui toutes deux allaient rejoindre la grande route occupee par les Autrichiens, l'une entre Caldiero et Verone, l'autre entre Caldiero et Villa-Nova. Voici quel avait ete son calcul: au milieu de ces marais, l'avantage du nombre etait tout a fait annule; on ne pouvait se deployer que sur les chaussees, et sur les chaussees le courage des tetes de colonnes devait decider de tout. Par la chaussee de gauche qui allait rejoindre la route entre Verone et Caldiero, il pouvait tomber sur les Autrichiens, s'ils tentaient d'escalader Verone. Par celle de droite, qui passe l'Alpon au pont d'Arcole, et aboutit a Villa-Nova, il debouchait sur les derrieres d'Alvinzy, il pouvait enlever ses parcs et ses bagages, et intercepter sa retraite. Il etait donc inattaquable a Ronco, et il etendait ses deux bras autour de l'ennemi. Il avait fait fermer les portes de Verone, et y avait laisse Kilmaine avec quinze cents hommes, pour resister a un premier assaut. Cette combinaison si audacieuse et si profonde frappa l'armee, qui sur-le-champ en devina l'intention, et en fut remplie d'esperance. Bonaparte placa Massena sur la digue de gauche pour remonter sur Gombione et Porcil, et prendre l'ennemi en queue, s'il marchait sur Verone. Il dirigea Augereau a droite pour deboucher sur Villa-Nova. On etait a la pointe du jour. Massena se mit en observation sur la digue de gauche; Augereau, pour parcourir celle de droite, avait a franchir l'Alpon sur le pont d'Arcole. Quelques bataillons croates s'y trouvaient detaches pour surveiller le pays. Ils bordaient la riviere, et avaient leur canon braque sur le pont. Ils accueillirent l'avant-garde d'Augereau par une vive fusillade, et la forcerent a se replier. Augereau accourut et ramena ses troupes en avant; mais le feu du pont et de la rive opposee les arreta de nouveau. Il fut oblige de ceder devant cet obstacle, et de faire halte. Pendant ce temps, Alvinzy, qui avait les yeux fixes sur Verone, et qui croyait que l'armee francaise s'y trouvait encore, etait surpris d'entendre un feu tres-vif au milieu des marais. Il ne supposait pas que le general Bonaparte put choisir un pareil terrain, et il croyait que c'etait un corps detache de troupes legeres. Mais bientot sa cavalerie revient l'informer que l'engagement est grave, et que des coups de fusil sont partis de tous les cotes. Sans etre eclairci encore, il envoie deux divisions; l'une sous Provera suit la digue de gauche, l'autre sous Mitrouski suit la digue de droite, et s'avance sur Arcole. Massena, voyant approcher les Autrichiens, les laisse avancer sur cette digue etroite, et quand il les juge assez engages, il fond sur eux au pas de course, les refoule, les rejette dans les marais, en tue, en noie un grand nombre. La division Mitrouski arrive a Arcole, debouche par le pont et suit la digue comme celle de Provera. Augereau fond sur elle, l'enfonce, et en jette une partie dans les marais. Il la poursuit, et veut passer le pont apres elle; mais le pont etait encore mieux garde que le matin; une nombreuse artillerie en defendait l'approche, et tout le reste de la ligne autrichienne etait deploye sur la rive de l'Alpon, fusillant sur la digue, et la prenant en travers. Augereau saisit un drapeau et le porte sur le pont; ses soldats le suivent, mais un feu epouvantable les ramene en arriere. Les generaux Lannes, Verne, Bon, Verdier, sont gravement blesses. La colonne se replie, et les soldats descendent a cote de la digue, pour se mettre a couvert du feu. Bonaparte voyait de Ronco s'ebranler toute l'armee ennemie, qui, avertie enfin du danger, se hatait de quitter Caldiero pour n'etre pas prise par derriere a Villa-Nova. Il voyait avec douleur de grands resultats lui echapper. Il avait bien envoye Guyeux avec une brigade, pour essayer de passer l'Alpon au-dessous d'Arcole; mais il fallait plusieurs heures pour l'execution de cette tentative; et cependant il etait de la derniere importance de franchir Arcole sur-le-champ, afin d'arriver a temps sur les derrieres d'Alvinzy, et d'obtenir un triomphe complet: le sort de l'Italie en dependait. Il n'hesite pas, il s'elance au galop, arrive pres du pont, se jette a bas de cheval, s'approche des soldats qui s'etaient tapis sur le bord de la digue, leur demande s'ils sont encore les vainqueurs de Lodi, les ranime par ses paroles, et, saisissant un drapeau, leur crie: "Suivez votre general!" A sa voix un certain nombre de soldats remontent sur la chaussee, et le suivent; malheureusement le mouvement ne peut pas se communiquer a toute la colonne dont le reste demeure derriere la digue. Bonaparte s'avance, le drapeau a la main, au milieu d'une grele de balles et de mitraille. Tous ses generaux l'entourent. Lannes, blesse deja de deux coups de feu dans la journee, est atteint d'un troisieme. Le jeune Muiron, aide-de-camp du general, veut le couvrir de son corps, et tombe mort a ses pieds. Cependant la colonne est pres de franchir le pont, lorsqu'une derniere decharge l'arrete, et la rejette en arriere. La queue abandonne la tete. Alors les soldats restes aupres du general le saisissent, l'emportent au milieu du feu et de la fumee, et veulent le faire remonter a cheval. Une colonne autrichienne, qui debouche sur eux, les pousse en desordre dans le marais. Bonaparte y tombe, et y enfonce jusqu'au milieu du corps. Aussitot les soldats s'apercoivent de son danger: En avant! s'ecrient-ils, pour sauver le general. Ils courent a la suite de Beliard et Vignolles, pour le delivrer. On l'arrache du milieu de la fange, on le remet a cheval, et il revient a Ronco. Dans ce moment, Guyeux etait parvenu a passer au-dessous d'Arcole, et a enlever le village par l'autre rive. Mais il etait trop tard. Alvinzy avait deja fait filer ses parcs et ses bagages; il etait deploye dans la plaine, et en mesure de prevenir les desseins de Bonaparte. Tant d'heroisme et de genie etaient donc devenus inutiles. Bonaparte aurait bien pu s'eviter l'obstacle d'Arcole, en jetant un pont sur l'Adige un peu au-dessous de Ronco, c'est-a-dire a Albaredo, point ou l'Alpon est reuni a l'Adige. Mais alors il debouchait en plaine, ce qu'il importait d'eviter; et il n'etait pas en mesure de voler par la digue gauche au secours de Verone[9]. Il avait donc eu raison de faire ce qu'il avait fait; et, quoique le succes ne fut pas complet, d'importans resultats etaient obtenus. Alvinzy avait quitte sa redoutable position de Caldiero; il etait redescendu dans la plaine; il ne menacait plus Verone; il avait perdu beaucoup de monde dans les marais. Les deux digues etaient devenues le seul champ de bataille intermediaire entre les deux armees, ce qui assurait l'avantage a la bravoure et l'enlevait au nombre. Enfin les soldats francais, animes par la lutte, avaient recouvre toute leur confiance. [Footnote 9: Je rapporte ici une critique souvent adressee a Bonaparte sur cette celebre bataille, et la reponse qu'il y a faite lui-meme dans ses Memoires.] Bonaparte, qui avait a songer a tous les perils a la fois, devait s'occuper de sa gauche, laissee a la Corona et a Rivoli. Comme a chaque instant elle pouvait etre culbutee, il voulait etre en mesure de voler a son secours. Il pensa donc qu'il fallait se replier de Gombione et d'Arcole, repasser l'Adige a Ronco, et bivouaquer en deca du fleuve, pour etre a portee de secourir Vaubois, si, dans la nuit, on apprenait sa defaite. Telle fut cette premiere journee du 25 brumaire (15 novembre). La nuit se passa sans mauvaise nouvelle. On sut que Vaubois tenait encore a Rivoli. Les exploits de Castiglione couvraient Bonaparte de ce cote. Davidovich, qui commandait un corps dans l'affaire de Castiglione, avait recu une telle impression de cet evenement, qu'il n'osait avancer avant d'avoir des nouvelles certaines d'Alvinzy. Ainsi le prestige du genie de Bonaparte etait la ou il n'etait pas lui-meme. La journee du 26 (16 novembre) commence; on se rencontre sur les deux digues. Les Francais chargent a la baionnette, enfoncent les Autrichiens, en jettent un grand nombre dans les marais, et font beaucoup de prisonniers. Ils prennent des drapeaux et du canon. Bonaparte fait tirailler encore sur la rive de l'Alpon, mais ne tente aucun effort decisif pour le passer. La nuit arrivee, il replie encore ses colonnes, les ramene de dessus les digues, et les rallie sur l'autre rive de l'Adige, content d'avoir epuise l'ennemi toute la journee, en attendant des nouvelles plus certaines de Vaubois. La seconde nuit se passe encore de meme: les nouvelles de Vaubois sont rassurantes. On peut consacrer une troisieme journee a lutter definitivement contre Alvinzy. Enfin le soleil se leve pour la troisieme fois sur cet epouvantable theatre de carnage. C'etait le 27 (17 novembre 1796). Bonaparte calcule que l'ennemi, en morts, blesses, noyes ou prisonniers, doit avoir perdu pres d'un tiers de son armee. Il le juge harasse, decourage, et il voit ses soldats pleins d'enthousiasme; il se decide alors a quitter ces digues, et a porter le champ de bataille dans la plaine, au-dela de l'Alpon. Comme les jours precedens, les Francais, debouchant de Ronco, rencontrent les Autrichiens sur les digues. Massena occupe toujours la digue gauche; sur celle de droite, c'est le general Robert qui est charge d'attaquer, tandis qu'Augereau va passer l'Alpon pres de son embouchure dans l'Adige. Massena eprouve d'abord une vive resistance, mais il met son chapeau a la pointe de son epee, et marche ainsi a la tete des soldats. Comme les jours precedens, beaucoup d'ennemis sont tues, noyes ou pris. Sur la digue de droite, le general Robert s'avance d'abord avec succes; mais il est tue, sa colonne est repoussee presque jusque sur le pont de Ronco. Bonaparte, qui voit le danger, place la trente-deuxieme dans un bois de saules qui longe la digue. Tandis que la colonne ennemie, victorieuse de Robert, s'avance, la trente-deuxieme sort tout a coup de son embuscade, la prend en flanc, et la jette dans un desordre epouvantable. C'etaient trois mille Croates; le plus grand nombre sont tues ou prisonniers. Les digues ainsi balayees, Bonaparte se decide a franchir l'Alpon: Augereau l'avait passe a l'extreme droite. Bonaparte ramene Massena de la digue gauche sur la digue droite, le dirige sur Arcole, qui etait evacue, et porte ainsi toute son armee en plaine devant celle d'Alvinzy. Bonaparte, avant d'ordonner la charge, veut semer l'epouvante au moyen d'un stratageme. Un marais, plein de roseaux, couvrait l'aile gauche de l'ennemi: il ordonne au chef de bataillon Hercule de prendre avec lui vingt-cinq de ses guides, de filer a travers les roseaux, et de charger a l'improviste avec un grand bruit de trompettes. Ces vingt-cinq braves s'appretent a executer l'ordre, Bonaparte donne alors le signal a Massena et a Augereau. Ceux-ci chargent vigoureusement la ligne autrichienne, qui resiste; mais tout a coup on entend un grand bruit de trompettes; les Autrichiens, croyant etre charges par toute une division de cavalerie, cedent le terrain. Au meme instant, la garnison de Legnago, que Bonaparte avait fait sortir pour circuler sur leurs derrieres, se montre au loin, et ajoute a leurs inquietudes. Alors ils se retirent; et, apres soixante-douze heures de cet epouvantable combat, decourages, accables de fatigue, ils cedent la victoire a l'heroisme de quelques mille braves, et au genie d'un grand capitaine. Les deux armees, epuisees de leurs efforts, passerent la nuit dans la plaine. Des le lendemain matin, Bonaparte fit recommencer la poursuite sur Vicence. Arrive a la hauteur de la chaussee qui mene de la Brenta a Verone, en passant par Villa-Nova, il laissa a la cavalerie seule le soin de poursuivre l'ennemi, et songea a rentrer a Verone par la route de Villa-Nova et de Caldiero, afin de venir au secours de Vaubois. Bonaparte apprit en route que Vaubois avait ete obliger d'abandonner la Corona et Rivoli, et de se replier a Castel-Novo. Il redoubla de celerite, et arriva le soir meme a Verone, en passant sur le champ de bataille qu'avait occupe Alvinzy. Il entra dans la ville, par la porte opposee a celle par laquelle il en etait sorti. Quand les Veronais virent cette poignee d'hommes, qui etaient sortis en fugitifs par la porte de Milan, rentrer en vainqueurs par la porte de Venise, ils furent saisis de surprise. Amis et ennemis ne purent contenir leur admiration pour le general et les soldats qui venaient de changer si glorieusement le destin de la guerre. Des ce moment, il n'entra plus dans les craintes ni dans les esperances de personne, qu'on put chasser les Francais de l'Italie. Bonaparte fit marcher sur-le-champ Massena a Castel-Novo, et Augereau sur Dolce, par la rive gauche de l'Adige. Davidovich, attaque de toutes parts, fut promptement ramene dans le Tyrol, avec perte de beaucoup de prisonniers. Bonaparte se contenta de faire reoccuper les positions de la Corona et de Rivoli, sans vouloir remonter jusqu'a Trente et rentrer en possession du Tyrol. L'armee francaise etait singulierement affaiblie par cette derniere lutte. L'armee autrichienne avait perdu cinq mille prisonniers, huit ou dix mille morts et blesses, et se trouvait encore forte de plus de quarante mille hommes, compris le corps de Davidovich. Elle se retirait dans le Tyrol et sur la Brenta pour s'y reposer, elle etait loin d'avoir souffert comme les armees de Wurmser et de Beaulieu. Les Francais, epuises, n'avaient pu que la repousser sans la detruire. Il fallait donc renoncer a la poursuivre, tant que les renforts promis ne seraient pas arrives. Bonaparte se contenta d'occuper l'Adige de Dolce a la mer. Cette nouvelle victoire causa en Italie et en France une joie extreme. On admirait de toutes parts ce genie opiniatre qui, avec quatorze ou quinze mille hommes, devant quarante mille, n'avait pas songe a se retirer; ce genie inventif et profond, qui avait su decouvrir dans les digues de Ronco un champ de bataille tout nouveau qui annulait le nombre, et donnait dans les flancs de l'ennemi. On celebrait surtout l'heroisme deploye au pont d'Arcole, et partout on representait le jeune general, un drapeau a la main, au milieu du feu et de la fumee. Les deux conseils, en declarant, suivant l'usage, que l'armee d'Italie avait encore bien merite de la patrie, deciderent de plus que les drapeaux pris par les generaux Bonaparte et Augereau sur le pont d'Arcole, leur seraient donnes pour etre conserves dans leurs familles: belle et noble recompense, digne d'un age heroique, et bien plus glorieuse que le diademe decerne plus tard par la faiblesse au genie tout puissant! CHAPITRE VI. CLARKE AU QUARTIER-GENERAL DE L'ARMEE D'ITALIE.--RUPTURE DES NEGOCIATIONS AVEC LE CABINET ANGLAIS. DEPART DE MALMESBURY.--EXPEDITION D'IRLANDE.--TRAVAUX ADMINISTRATIFS DU DIRECTOIRE DANS L'HIVER DE L'AN V. ETAT DES FINANCES. RECETTES ET DEPENSES.--CAPITULATION DE KEHL.--DERNIERES TENTATIVES DE L'AUTRICHE SUR L'ITALIE. VICTOIRES DE RIVOLI ET DE LA FAVORITE. PRISE DE MANTOUE.--FIN DE LA MEMORABLE CAMPAGNE DE 1796. Le general Clarke venait d'arriver au quartier-general de l'armee d'Italie, d'ou il devait partir pour se rendre a Vienne. Sa mission avait perdu son objet essentiel, car la bataille d'Arcole rendait l'armistice inutile. Bonaparte, que le general Clarke avait ordre de consulter, desapprouvait tout a fait l'armistice et ses conditions. Les raisons qu'il donnait etaient excellentes. L'armistice ne pouvait plus avoir qu'un objet, celui de sauver le fort de Kehl sur le Rhin, que l'archiduc Charles assiegeait avec une grande vigueur; et pour cet objet tres accessoire, il sacrifiait Mantoue. Kehl n'offrait qu'une tete de pont qui n'etait point indispensable pour deboucher en Allemagne. La prise de Mantoue au contraire entrainait la conquete definitive de l'Italie, et permettait d'exiger en retour Mayence et toute la ligne du Rhin. L'armistice compromettait evidemment cette conquete; car Mantoue, remplie de malades, et reduite a la demi-ration, ne pouvait pas differer plus d'un mois d'ouvrir ses portes. Les vivres qu'on y ferait entrer rendraient a la garnison la sante et les forces. La quantite n'en pourrait pas etre exactement fixee, et Wurmser, en faisant des economies, se menagerait des approvisionnemens pour recommencer sa resistance, en cas d'une reprise d'hostilites. La suite de batailles livrees pour couvrir le blocus de Mantoue deviendraient donc inutiles, et il faudrait recommencer sur nouveaux frais. Ce n'etait pas tout. Le pape ne pouvait manquer d'etre compris dans l'armistice par l'Autriche, et alors on perdait le moyen de le punir, et de lui arracher vingt ou trente millions, dont on avait besoin pour l'armee, et qui serviraient a faire une nouvelle campagne. Bonaparte enfin, percant dans l'avenir, conseillait, au lieu de suspendre les hostilites, de les continuer au contraire avec vigueur, mais de porter la guerre sur son veritable theatre, et d'envoyer en Italie un renfort de trente mille hommes. Il promettait a ce prix de marcher sur Vienne, et d'avoir en deux mois la paix, la ligne du Rhin, et une republique en Italie. Sans doute, cette combinaison placait dans ses mains toutes les operations militaires et politiques de la guerre; mais, qu'elle fut interessee ou non, elle etait juste et profonde, et l'avenir en prouva la sagesse. Cependant, par obeissance pour le directoire, on ecrivit aux generaux autrichiens sur le Rhin et l'Adige, pour leur proposer l'armistice, et pour obtenir a Clarke des passeports. L'archiduc Charles repondit a Moreau qu'il ne pouvait entendre aucune proposition d'armistice, que ses pouvoirs ne le lui permettaient pas, et qu'il fallait en referer au conseil aulique. Alvinzy repondit de meme, et fit partir un courrier pour Vienne. Le ministere autrichien, secretement devoue a l'Angleterre, etait peu dispose a ecouter les propositions de la France. Le cabinet de Londres lui avait fait part de la mission de lord Malmesbury; il s'etait efforce de lui persuader que l'empereur obtiendrait bien plus d'avantages en prenant part a la negociation ouverte a Paris, qu'en faisant des conquetes separees, puisque les conquetes anglaises dans les deux Indes etaient sacrifiees pour lui procurer la restitution des Pays-Bas. Outre les insinuations de l'Angleterre, le cabinet de Vienne avait d'autres raisons de repousser les propositions du directoire. Il se flattait de s'emparer du fort de Kehl sous tres peu de temps; les Francais, contenus le long du Rhin, ne pourraient plus alors le franchir; on pourrait donc sans danger en retirer de nouveaux detachemens, pour les porter sur l'Adige. Ces detachemens, joints a de nouvelles levees qui se faisaient dans toute l'Autriche avec une merveilleuse activite, permettraient encore un effort sur l'Italie; et peut-etre cette terrible armee, qui avait tant aneanti de bataillons autrichiens, finirait par succomber sous des efforts reiteres. La constance allemande ne se dementait donc pas ici, et, malgre tant de revers, elle ne renoncait pas encore a la belle Italie. En consequence, il fut resolu de refuser l'entree de Vienne a Clarke. On craignait d'ailleurs un observateur au milieu de la capitale de l'empire, et on ne voulait pas de negociation directe. Quant a l'armistice, on aurait consenti a l'admettre sur l'Adige, mais non sur le Rhin. On repondit a Clarke que, s'il voulait se rendre a Vicence, il y trouverait le baron de Vincent, et qu'il pourrait y conferer avec lui. La reunion eut lieu en effet a Vicence. Le ministre autrichien pretendit que l'empereur ne pouvait recevoir un envoye de la republique, parce que c'etait la reconnaitre; et, quant a l'armistice, il declara qu'on ne pouvait l'admettre qu'en Italie. Cette proposition etait ridicule, et on ne concoit pas que le ministere autrichien put la faire, car elle sauvait Mantoue sans sauver Kehl, et il fallait supposer les Francais bien sots pour l'accepter. Cependant le ministere autrichien, qui voulait au besoin se menager le moyen d'une negociation separee, fit declarer par son envoye que si le commissaire francais avait des propositions a faire relativement a la paix, il n'avait qu'a se rendre a Turin, et les communiquer a l'ambassadeur autrichien aupres du Piemont. Ainsi, grace aux suggestions de l'Angleterre et aux folles esperances de la cour de Vienne, ce dangereux projet d'armistice fut ecarte. Clarke s'en alla a Turin, pour profiter au besoin de l'intermediaire qui lui etait offert aupres de la cour de Sardaigne. Il avait encore une autre mission: c'etait celle d'observer le general Bonaparte. Le genie de ce jeune homme avait paru si extraordinaire, son caractere si absolu, si energique, que sans aucun motif precis, on lui supposa de l'ambition. Il avait voulu conduire la guerre a son gre, et avait offert sa demission quand on lui traca un plan qui n'etait pas le sien; il avait agi souverainement en Italie, accordant aux princes la paix ou la guerre, sous pretexte des armistices; il s'etait plaint avec hauteur de ce que les negociations avec le pape n'avaient pas ete conduites par lui seul, et il avait exige qu'on lui en remit le soin; il traitait fort durement les commissaires Gareau et Salicetti, quand ils se permettaient des mesures qui lui deplaisaient, et il les avait obliges de quitter le quartier-general; il s'etait permis d'envoyer des fonds aux differentes armees sans se faire autoriser par le gouvernement, et sans l'intermediaire indispensable de la tresorerie. Tous ces faits annoncaient un homme qui aimait a faire seul ce qu'il croyait etre seul capable de bien faire. Ce n'etait encore que l'impatience du genie, qui n'aime pas a etre contrarie dans ses oeuvres; mais c'est par cette impatience que commence a se manifester une volonte despotique. En le voyant soulever la Haute-Italie contre ses anciens maitres, et creer ou detruire des etats, on disait qu'il voulait se faire duc de Milan. On pressentait-son ambition, et il en pressentait lui-meme le reproche. Il se plaignait d'etre accuse, puis se justifiait lui-meme, sans qu'un seul mot du directoire lui en eut fourni l'occasion. Clarke avait donc, outre la mission de negocier, celle de l'observer. Bonaparte en fut averti, et agissant ici avec la hauteur et l'adresse qui lui etaient ordinaires, il lui laissa voir qu'il connaissait l'objet de sa mission, le subjugua bientot par son ascendant et sa grace, aussi puissante, dit-on, que son genie, et en fit un homme devoue. Clarke avait de l'esprit, trop de vanite pour etre un espion adroit et souple. Il resta en Italie, tantot a Turin, tantot au quartier-general, et bientot il appartint plus a Bonaparte qu'au directoire. A Paris, le cabinet anglais faisait, autant qu'il le pouvait, trainer en longueur la negociation; mais le cabinet francais par des reponses promptes et claires, obligea enfin lord Malmesbury a s'expliquer. Ce ministre, comme on l'a vu, avait pose d'abord le principe d'une negociation generale, et de la compensation des conquetes; de son cote, le directoire avait exige des pouvoirs de tous les allies, et une explication plus claire du principe des compensations. Le ministre anglais avait mis dix-neuf jours a repondre; il avait repondu enfin que les pouvoirs etaient demandes, mais qu'avant de les obtenir, il fallait que le gouvernement francais admit positivement le principe des compensations. Le directoire avait alors demande qu'on lui enoncat sur-le-champ les objets sur lesquels porteraient les compensations. Tel est le point ou la negociation en etait restee. Lord Malmesbury ecrivit de nouveau a Londres, et apres douze jours, repondit, le 6 frimaire (26 novembre), que sa cour n'avait rien a ajouter a ce qu'elle avait dit, et qu'elle ne pouvait pas s'expliquer davantage, tant que le gouvernement francais n'admettrait pas formellement le principe propose. C'etait la une subtilite; car, en demandant l'enonciation des objets qui seraient compenses, la France admettait evidemment le principe des compensations. Ecrire a Londres, et employer encore douze jours pour cette subtilite, c'etait se jouer du directoire. Il repondit, comme il faisait toujours, le lendemain meme, et par une note de quatre lignes il dit que sa precedente note impliquait necessairement l'admission du principe des compensations, mais que du reste il l'admettait formellement, et demandait sur-le-champ la designation des objets sur lesquels ce principe devait porter. Le directoire s'informait en outre si a chaque question lord Malmesbury serait oblige d'ecrire a Londres. Lord Malmesbury repondit vaguement qu'il serait oblige d'ecrire toutes les fois que la question exigerait des instructions nouvelles. Il ecrivit encore, et resta vingt jours avant de repondre. Il etait evident cette fois qu'il fallait sortir du vague ou l'on s'etait enferme, et aborder enfin la redoutable question des Pays-Bas. S'expliquer sur cet objet, c'etait rompre la negociation, et on concoit que le cabinet anglais mit les plus longs delais possibles a la rompre. Enfin, le 28 frimaire (18 decembre), lord Malmesbury eut une entrevue avec le ministre Delacroix, et lui remit une note dans laquelle les pretentions du cabinet anglais etaient exposees. Il voulait que la France restituat aux puissances du continent tout ce qu'elle avait conquis; qu'elle rendit a l'Autriche la Belgique et le Luxembourg, a l'Empire les etats allemands de la rive gauche; qu'elle evacuat toute l'Italie, et la replacat dans le _statu quo ante bellum_; qu'elle restituat a la Hollande certaines portions de territoire, telles que la Flandre maritime, par exemple, afin de la rendre independante; et enfin, que des changemens fussent faits a sa constitution actuelle. Le cabinet anglais ne promettait de rendre les colonies de la Hollande que dans le cas du retablissement du stathouderat; encore ne les rendrait-il jamais toutes: il devait en garder quelques-unes comme indemnite de guerre; le Cap etait du nombre. Pour tous ces sacrifices, il offrait de rendre deux ou trois iles que la guerre nous avait fait perdre dans les Antilles, la Martinique, Sainte-Lucie, Tobago,et a condition encore que Saint-Domingue ne nous resterait pas en entier. Ainsi la France, apres une guerre inique, ou elle avait eu toute justice de son cote, ou elle avait depense des sommes enormes, et dont elle etait sortie victorieuse, la France n'aurait pas gagne une seule province, tandis que les puissances du Nord venaient de se partager un royaume, et que l'Angleterre venait de faire dans l'Inde des acquisitions immenses! La France, qui occupait encore la ligne du Rhin, et qui etait maitresse de l'Italie, aurait evacue le Rhin et l'Italie sur la simple sommation de l'Angleterre! De pareilles conditions etaient absurdes et inadmissibles; la seule proposition en etait offensante, et elles ne devaient pas etre ecoutees. Le ministre Delacroix les ecouta cependant avec une politesse qui frappa le ministre anglais, et qui lui fit meme esperer qu'on pourrait poursuivre la negociation. Delacroix donna une raison qui etait mauvaise, c'est que les Pays-Bas etaient declares territoire national par la constitution; et le ministre anglais lui repondit par une raison qui ne valait pas mieux, c'est que le traite d'Utrecht les attribuait a l'Autriche. La constitution pouvait etre obligatoire pour la nation francaise, mais elle ne concernait ni n'obligeait les nations etrangeres. Le traite d'Utrecht etait, comme tous les traites du monde, un arrangement de la force, que la force pouvait changer. La seule raison que le ministre francais devait donner, c'est que la reunion des Pays-Bas a la France etait juste, fondee sur toutes les convenances naturelles et politiques, et legitimee par la victoire. Apres une longue discussion sur tous les points accessoires de la negociation, les deux ministres se separerent. Le ministre Delacroix vint en referer au directoire, qui, s'irritant a bon droit, resolut de repondre au ministre anglais comme il le meritait. La note du ministre anglais n'etait pas signee, elle etait seulement contenue dans une lettre signee. Le directoire exigea, le jour meme, qu'elle fut revetue des formes necessaires, et lui demanda son _ultimatum_ sous vingt-quatre heures. Lord Malmesbury, embarrasse, repondit que la note etait suffisamment authentique, puisqu'elle etait contenue dans une lettre signee, et que quant a un _ultimatum_, il etait contre tous les usages de l'exiger aussi brusquement. Le lendemain, 29 frimaire (19 decembre), le directoire lui fit declarer qu'il n'ecouterait jamais aucune proposition contraire aux lois et aux traites qui liaient la republique; il fit ajouter que lord Malmesbury ayant besoin de recourir a chaque instant a son gouvernement, et remplissant un role purement passif dans la negociation, sa presence a Paris etait inutile; qu'en consequence il avait ordre de se retirer, lui et toute sa suite, sous quarante-huit heures; que d'ailleurs des courriers suffiraient pour negocier, si le gouvernement anglais adoptait les bases posees par la republique francaise. Ainsi finit cette negociation, dans laquelle le directoire, loin de manquer aux formes, comme on l'a dit, donna un veritable exemple de franchise dans ses rapports avec les puissances ennemies. Il n'y eut point ici d'usage viole. Les communications des puissances portent, comme toutes les relations entre les hommes, le caractere du temps, de la situation, des individus qui gouvernent. Un gouvernement fort et victorieux parle autrement qu'un gouvernement faible et vaincu; et il convenait a une republique, appuyee sur la justice et la victoire, de rendre son langage prompt, net, et public. Pendant cet intervalle, le grand projet de Hoche sur l'Irlande s'effectuait. C'etait la ce que redoutait l'Angleterre, et ce qui pouvait, en effet, la mettre dans un grand peril. Malgre les bruits adroitement semes d'une expedition en Portugal ou en Amerique, l'Angleterre avait bien compris l'objet des preparatifs qui se faisaient a Brest. Pitt avait fait lever les milices, armer les cotes, et donner l'ordre de tout evacuer dans l'interieur, si les Francais debarquaient. L'Irlande, a laquelle on destinait l'expedition, etait dans une situation propre a inspirer de graves inquietudes. Les partisans de la reforme parlementaire et les catholiques presentaient dans cette ile une masse suffisante pour operer un soulevement. Ils auraient volontiers adopte un gouvernement republicain, sous la garantie de la France, et ils avaient envoye des agens secrets a Paris pour s'entendre avec le directoire. Ainsi tout presageait qu'une expedition pourrait causer de cruels embarras a l'Angleterre, et la reduire a accepter une toute autre paix que celle qu'elle venait d'offrir. Hoche, qui avait consume les deux plus belles annees de sa vie dans la Vendee, et qui voyait les grands theatres de la guerre occupes par Bonaparte, Moreau et Jourdan, brillait de s'en ouvrir un en Irlande. L'Angleterre etait un aussi noble adversaire que l'Autriche, et il n'y avait pas moins d'honneur a la combattre et a la vaincre. Une republique nouvelle s'elevait en Italie, et allait y devenir le foyer de la liberte. Hoche croyait beau et possible d'en elever une pareille en Irlande, a cote de l'aristocratie anglaise. Il s'etait lie beaucoup avec l'amiral Truguet, ministre de la marine, et ministre a grandes vues. Ils s'etaient promis tous deux de donner une haute importance a la marine, et de faire de grandes choses; car alors toutes les tetes etaient en travail, toutes meditaient des prodiges pour la gloire et la felicite de leur patrie. L'alliance offensive et defensive conclue avec l'Espagne a Saint-Ildefonse, offrait de grandes ressources, et permettait de vastes projets. En reunissant la flotte de Toulon aux flottes de l'Espagne, en les concentrant dans la Manche avec celle que la France avait dans l'Ocean, on pouvait rassembler des forces formidables, et tenter de delivrer les mers par une bataille decisive; on pouvait du moins jeter un incendie en Irlande, et aller interrompre les succes de l'Angleterre dans l'Inde. L'amiral Truguet, qui sentait l'importance de porter de rapides secours dans l'Inde, voulait que l'escadre de Brest, sans attendre la reunion des flottes francaise et espagnole dans la Manche, mit a la voile sur-le-champ, jetat l'armee de Hoche en Irlande, gardat quelques mille hommes a bord, fit voile ensuite pour l'Ile-de-France, allat y prendre les bataillons de noirs qu'on y organisait, et transportat ces secours dans l'Inde pour soutenir Tippo-Saib. Cette grande expedition avait l'inconvenient de ne porter en Irlande qu'une partie de l'armee d'expedition, et de la laisser exposee a de grandes chances, en attendant la reunion tres eventuelle de l'escadre de l'amiral Villeneuve qui devait partir de Toulon, de l'escadre espagnole qui etait dispersee dans les ports d'Espagne, et de l'escadre de Richery qui revenait d'Amerique. Cette expedition ne fut pas executee. On attendit l'arrivee d'Amerique de Richery, et on fit, malgre l'etat des finances, des efforts extraordinaires pour achever l'armement de l'escadre de Brest. Elle se trouva en frimaire (decembre) en etat de mettre a la voile. Elle se composait de quinze vaisseaux de haut bord, de vingt fregates, de six gabares, et cinquante batimens de transport. Elle pouvait porter vingt-deux mille hommes. Hoche ne pouvant s'entendre avec l'amiral Villaret-Joyeuse, on remplaca ce dernier par Morard-de-Galles. L'expedition dut debarquer dans la baie de Bantry. On assigna a chaque capitaine de vaisseau, dans un ordre cachete, la direction qu'il devait suivre, et le mouillage qu'il devait choisir en cas d'accident. L'expedition mit a la voile le 26 frimaire (16 decembre). Hoche et Morard-de-Galles etaient montes sur une fregate. L'escadre francaise, grace a une brume epaisse, echappa aux croisieres anglaises, et traversa la mer sans etre apercue. Mais, dans la nuit du 26 au 27, une tempete affreuse la dispersa. Un vaisseau fut englouti. Cependant le contre-amiral Bouvet manoeuvra pour rallier l'escadre, et apres deux jours, parvint a la reunir tout entiere, a l'exception d'un vaisseau et de trois fregates. Malheureusement la fregate qui portait Hoche et Morard-de-Galles etait du nombre de ces dernieres. L'escadre cingla vers le cap Clear, et manoeuvra la plusieurs jours pour attendre les deux chefs. Enfin, le 4 nivose (24 decembre), elle entra dans la baie de Bantry. Un conseil de guerre decida le debarquement; mais il devint impossible par l'effet du mauvais temps; l'escadre fut de nouveau eloignee des cotes d'Irlande. Le contre-amiral Bouvet, effraye par tant d'obstacles, craignant de manquer de vivres, et separe de ses chefs, crut devoir regagner les cotes de France. Hoche et Morard-de-Galles arriverent enfin dans la baie de Bantry, et apprirent la le retour de l'escadre francaise. Ils revinrent a travers des perils inouis. Battus par la mer, poursuivis par les Anglais, ils ne furent rendus aux rivages de France que par une espece de miracle. Le vaisseau _les Droits de l'homme_, capitaine La Crosse, se trouva separe de l'escadre, et fit des prodiges: attaque par deux vaisseaux anglais, il en detruisit un, echappa a l'autre; mais, tout mutile, prive de mats et de voiles, il succomba a la violence de la mer. Une partie de l'equipage fut engloutie, l'autre fut sauvee a grand'peine. Ainsi finit cette expedition, qui jeta une grande alarme en Angleterre, et qui revela son point vulnerable. Le directoire ne renonca pas a revenir plus tard a ce projet, et tourna dans le moment toutes ses idees du cote du continent, pour se hater de faire deposer les armes a l'Autriche. Les troupes de l'expedition avaient peu souffert; elles furent debarquees. On laissa sur les cotes les forces necessaires pour faire la police du pays, et on achemina vers le Rhin la majeure partie de l'armee qui avait porte le titre d'armee de l'Ocean. Les deux Vendees et la Bretagne etaient, du reste, tout a fait soumises, par les soins et la presence continuelle de Hoche. On preparait a ce general un grand commandement, pour le recompenser de ses ingrats et penibles travaux. La demission de Jourdan, que la mauvaise issue de la campagne avait degoute, et qu'on avait provisoirement remplace par Beurnonville, permettait d'offrir a Hoche un dedommagement qui, depuis long-temps, etait du a son patriotisme et a ses talens. L'hiver, deja fort avance (on etait en nivose,--janvier 1797), n'avait point interrompu cette campagne memorable. Sur le Rhin, l'archiduc Charles assiegeait Kehl et la tete de pont d'Huningue; sur l'Adige, Alvinzy preparait un nouvel et dernier effort contre Bonaparte. L'interieur de la republique etait assez calme: les partis avaient les yeux fixes sur les differens theatres de la guerre. La consideration et la force du gouvernement augmentaient ou diminuaient selon les chances de la campagne. La derniere victoire d'Arcole avait repandu un grand eclat et repare le mauvais effet produit par la retraite des armees du Rhin. Mais cependant cet effort d'une bravoure desesperee ne rassurait pas entierement sur la possession de l'Italie. On savait qu'Alvinzy se renforcait, et que le pape faisait des armemens; les malveillans disaient que l'armee d'Italie etait epuisee; que son general, accable par les travaux d'une campagne sans exemple, et consume par une maladie extraordinaire, ne pouvait plus tenir a cheval. Mantoue n'etait pas encore prise, et on pouvait concevoir des inquietudes pour le mois de nivose (janvier). Les journaux des deux partis, profitant sans mesure de la liberte de la presse, continuaient a se dechainer. Ceux de la contre-revolution, voyant approcher le printemps, epoque des elections, tachaient de remuer l'opinion, et de la disposer en leur faveur. Depuis les desastres des royalistes de la Vendee, il devenait clair que leur derniere ressource etait de se servir de la liberte elle-meme pour la detruire, et d'envahir la republique en s'emparant des elections. Le directoire, en voyant leur dechainement, etait saisi de ces mouvemens d'impatience dont le pouvoir meme le plus eclaire ne peut pas toujours se defendre. Quoique fort habitue a la liberte, il s'effrayait du langage qu'elle prenait dans certains journaux; il ne comprenait pas encore assez qu'il faut laisser tout dire, que le mensonge n'est jamais a redouter, quelque publicite qu'il acquiere, qu'il s'use par sa violence, et qu'un gouvernement perit par la verite seule, et surtout par la verite comprimee. Il demanda aux deux conseils des lois sur les abus de la presse. On se recria; on pretendit que, les elections approchant, il voulait en gener la liberte; on lui refusa les lois qu'il demandait. On accorda seulement deux dispositions: l'une, relative a la repression de la calomnie privee; l'autre, aux crieurs de journaux, qui, dans les rues, au lieu de les annoncer par leur titre, les annoncaient par des phrases detachees, et souvent fort inconvenantes. Ainsi on vendait un pamphlet, en criant dans les rues: _Rendez-nous nos myriagrammes, et f....-nous le camp, si vous ne pouvez faire le bonheur du peuple._ Il fut decide, pour eviter ce scandale, qu'on ne pourrait plus crier les journaux et les ecrits que par un simple titre. Le directoire aurait voulu l'etablissement d'un journal officiel du gouvernement. Les cinq-cents y consentirent; les anciens s'y opposerent. La loi du 3 brumaire, mise une seconde fois en discussion en vendemiaire, et devenue le pretexte de la ridicule attaque des patriotes sur le camp de Grenelle, avait ete maintenue apres une discussion solennelle. Elle etait en quelque sorte le poste autour duquel ne cessaient de se rencontrer les deux partis. C'etait surtout la disposition qui excluait les parens des emigres des fonctions publiques, que le cote droit voulait detruire, et que les republicains voulaient conserver. Apres une troisieme attaque, il fut decide que cette disposition serait maintenue. On ne fit qu'un seul changement a cette loi. Elle excluait de l'amnistie generale, accordee aux delits revolutionnaires, les delits qui se rattachaient au 13 vendemiaire; cet evenement etait deja trop loin pour ne pas amnistier les individus qui avaient pu y prendre part, et qui, d'ailleurs, etaient tous impunis de fait: l'amnistie fut donc appliquee aux delits de vendemiaire, comme a tous les autres faits purement revolutionnaires. Ainsi le directoire, et tous ceux qui voulaient la republique directoriale, conservaient la majorite dans les conseils, malgre les cris de quelques patriotes follement emportes, et de quelques intrigans vendus a la contre-revolution. L'etat des finances avait l'effet ordinaire de la misere dans les familles, il troublait l'union domestique du directoire avec le corps legislatif. Le directoire se plaignait de ne pas voir ses mesures toujours accueillies par les conseils; il leur adressa un message alarmant, et il le publia, comme pour faire retomber sur eux les malheurs publics, s'ils ne s'empressaient d'adopter ses propositions. Ce message du 25 frimaire (15 decembre) etait concu en ces termes: "Toutes les parties du service sont en souffrance. La solde des troupes est arrieree; les defenseurs de la patrie sont livres aux horreurs de la nudite, leur courage est enerve par le sentiment douloureux de leurs besoins; le degout, qui en est la suite, entraine la desertion. Les hopitaux manquent de fournitures, de feu, de medicamens. Les etablissemens de bienfaisance, en proie au meme denuement, repoussent l'indigent et l'infirme dont ils etaient la seule ressource. Les creanciers de l'etat, les entrepreneurs qui, chaque jour, contribuent a fournir aux besoins des armees, n'arrachent que de faibles parcelles des sommes qui leur sont dues; leur detresse ecarte des hommes qui pourraient faire les memes services avec plus d'exactitude, ou a de moindres benefices. Les routes sont bouleversees, les communications interrompues. Les fonctionnaires publics sont sans salaires; d'un bout a l'autre de la republique, on voit les juges, les administrateurs, reduits a l'horrible alternative, ou de trainer dans la misere leur existence et celle de leur famille, ou de se deshonorer en se vendant a l'intrigue. Partout la malveillance s'agite; dans bien des lieux l'assassinat s'organise, et la police sans activite, sans force, parce qu'elle est denuee de moyens pecuniaires, ne peut arreter ce desordre." Les conseils furent irrites de la publication de ce message, qui semblait faire retomber sur eux les malheurs de l'etat, et censurerent vivement l'indiscretion du directoire. Cependant ils se mirent a examiner sur-le-champ ses propositions. Le numeraire abondait partout, excepte dans les coffres de l'etat. L'impot, actuellement percevable en numeraire ou en papier au cours, ne rentrait que lentement. Les biens nationaux soumissionnes etaient payes en partie; les paiemens restant a faire n'etaient pas echus. On vivait d'expediens, on donnait aux fournisseurs des ordonnances de ministres, des bordereaux de liquidation, especes de valeurs d'attente, qui n'etaient recues que pour une valeur inferieure, et qui faisaient monter considerablement le prix des marches. C'etait donc toujours la meme situation que nous avons deja exposee si souvent. De grandes ameliorations furent apportees aux finances pour l'an V. On divisa le budget en deux parties, comme on a deja vu: la depense ordinaire de 450 millions, et la depense extraordinaire de 550. La contribution fonciere, portee a 250 millions, la contribution somptuaire et personnelle a 50, les douanes, le timbre, l'enregistrement a 150, durent fournir les 450 millions de la depense ordinaire. L'extraordinaire dut etre couvert par l'arriere de l'impot et par le produit des biens nationaux. L'impot etait desormais entierement exigible en numeraire. Il restait encore quelques mandats et quelques assignats, qui furent annules sur-le-champ, et recus au cours pour le paiement de l'arriere. De cette maniere on fit cesser totalement les desordres du papier-monnaie. L'emprunt force fut definitivement ferme. Il avait produit a peine 400 millions valeur effective. Les impositions arrierees durent etre entierement acquittees avant le 15 frimaire de l'annee actuelle (5 decembre). Les garnisaires furent institues pour hater la perception. On ordonna la confection des roles, pour percevoir sur-le-champ le quart des impots de l'an V. Restait a savoir comment on userait de la valeur des biens nationaux, n'ayant plus le papier-monnaie pour la mettre d'avance en circulation. On avait encore a toucher le dernier sixieme sur les biens soumissionnes. On decida que, pour devancer ce dernier paiement, on exigerait des acquereurs des obligations payables en numeraire, echeant a l'epoque meme a laquelle la loi les obligeait de s'acquitter, et entrainant, en cas de protet, l'expropriation du bien vendu. Cette mesure pouvait faire rentrer quatre-vingts et quelques millions d'obligations, dont les fournisseurs annoncaient qu'ils se paieraient volontiers. On n'avait plus de confiance dans l'etat, mais on en avait dans les particuliers; et les 80 millions de ce papier personnel avaient une valeur que n'aurait pas eue un papier emis et garanti par la republique. On decida que les biens vendus a l'avenir se paieraient comme il suit: un dixieme comptant en numeraire; cinq dixiemes comptant, en ordonnances des ministres, ou en bordereaux de liquidation delivres aux fournisseurs; quatre dixiemes enfin, en quatre obligations, payables une par an. Ainsi, n'ayant plus de credit public, on se servait du credit prive; ne pouvant plus emettre du papier-monnaie hypotheque sur les biens, on exigeait des acquereurs de ces biens une espece de papier qui, portant leur signature, avait une valeur individuelle; enfin on permettait aux fournisseurs de se payer de leurs services sur les biens eux-memes. Ces dispositions faisaient donc esperer un peu d'ordre et quelques rentrees. Pour suffire aux besoins pressans du ministere de la guerre, on lui adjugea sur-le-champ, pour les mois de nivose, pluviose, ventose et germinal, mois consacres, aux preparatifs de la nouvelle campagne, la somme de 120 millions, dont 33 millions devaient etre pris sur l'ordinaire, et 87 sur l'extraordinaire. L'enregistrement, les postes, les douanes, les patentes, la contribution fonciere allaient fournir ces 33 millions: les 87 de l'extraordinaire devaient se composer du produit des bois, de l'arriere des contributions militaires, et des obligations des acquereurs de biens nationaux. Ces valeurs etaient assurees, et allaient rentrer sur-le-champ. On paya tous les fonctionnaires publics en numeraire. On decida de payer les rentiers de la meme maniere; mais ne pouvant encore leur donner de l'argent, on leur donna des billets au porteur, recevables en paiement des biens nationaux, comme les ordonnances des ministres et les bordereaux de liquidation delivres aux fournisseurs. Tels furent les travaux administratifs du directoire pendant l'hiver de l'an V (1796 a 1797), et les moyens qu'il se prepara pour suffire a la campagne suivante. La campagne actuelle n'etait pas terminee, et tout annoncait que malgre dix mois de combats acharnes, malgre les glaces et les neiges, on allait voir encore de nouvelles batailles. L'archiduc Charles s'opiniatrait a enlever les tetes de pont de Kehl et d'Huningue, comme si, en les enlevant, il eut a jamais interdit aux Francais le retour sur la rive droite. Le directoire avait une excellente raison de l'y occuper, c'etait de l'empecher de se porter en Italie. Il passa pres de trois mois devant le fort de Kehl. De part et d'autre, les troupes s'illustrerent par un courage heroique, et les generaux divisionnaires deployerent un grand talent d'execution. Desaix surtout s'immortalisa par sa bravoure, son sang-froid, et ses savantes dispositions autour de ce fort miserablement retranche. La conduite des deux generaux en chef fut loin d'etre aussi approuvee que celle de leurs lieutenans. On reprocha a Moreau de n'avoir pas su profiter de la force de son armee, et de n'avoir pas debouche sur la rive droite pour tomber sur l'armee de siege. On blama l'archiduc d'avoir depense tant d'efforts contre une tete de pont. Moreau rendit Kehl le 20 nivose an V (9 janvier 1797); c'etait une legere perte. Notre longue resistance prouvait la solidite de la ligne du Rhin. Les troupes avaient peu souffert; Moreau avait employe le temps a perfectionner leur organisation; son armee presentait un aspect superbe. Celle de Sambre-et-Meuse, passee sous les ordres de Beurnonville, n'avait pas ete employee utilement pendant ces derniers mois, mais elle s'etait reposee, et renforcee de detachemens nombreux venus de la Vendee; elle avait recu un chef illustre, Hoche, qui etait enfin appele a une guerre digne de ses talens. Ainsi, quoiqu'il ne possedat pas encore Mayence, et qu'il fut prive de Kehl, le directoire pouvait se regarder comme puissant sur le Rhin. Les Autrichiens, de leur cote, etaient fiers d'avoir pris Kehl, et ils dirigeaient maintenant tous leurs efforts sur la tete de pont d'Huningue. Mais tous les voeux de l'empereur et de ses ministres se portaient sur l'Italie. Les travaux de l'administration pour renforcer l'armee d'Alvinzy, et pour essayer une derniere lutte, etaient extraordinaires. On avait fait partir les troupes en poste. Toute la garnison de Vienne avait ete acheminee sur le Tyrol. Les habitans de la capitale, pleins de devouement pour la maison imperiale, avaient fourni quatre mille volontaires, qui furent enregimentes, sous le nom de _volontaires de Vienne_. L'imperatrice leur donna des drapeaux brodes de ses mains. On avait fait une nouvelle levee en Hongrie, et on avait tire du Rhin quelques mille hommes des meilleures troupes de l'empire. Grace a cette activite, digne des plus grands eloges, l'armee d'Alvinzy se trouva renforcee d'une vingtaine de mille hommes, et portee a plus de soixante mille. Elle etait reposee et reorganisee; et quoique renfermant quelques recrues, elle se composait en majeure partie de troupes aguerries. Le bataillon des volontaires de Vienne etait forme de jeunes gens, etrangers, il est vrai, a la guerre, mais appartenant a de bonnes familles, animes de sentiments eleves, tres devoues a la maison imperiale, et prets a deployer la plus grande bravoure. Les ministres autrichiens s'etaient entendus avec le pape, et l'avaient engage a resister aux menaces de Bonaparte. Ils lui avaient envoye Colli et quelques officiers pour commander son armee, en lui recommandant de la porter le plus pres possible de Bologne et de Mantoue. Ils avaient annonce a Wurmser un prochain secours, avec ordre de ne pas se rendre, et s'il etait reduit a l'extremite, de sortir de Mantoue avec tout ce qu'il aurait de troupes, et surtout d'officiers, de se jeter a travers le Bolonais et le Ferrarais dans les etats romains, pour se reunir a l'armee papale, qu'il organiserait et porterait sur les derrieres de Bonaparte. Ce plan, fort bien concu, pouvait reussir avec un general aussi brave que Wurmser. Ce vieux marechal tenait toujours dans Mantoue avec une grande fermete, quoique sa garnison n'eut plus a manger que de la viande de cheval salee et de la _poulenta_. Bonaparte s'attendait a cette derniere lutte, qui allait decider pour jamais du sort de l'Italie, et il s'y preparait. Comme le repandaient a Paris les malveillans qui souhaitaient l'humiliation de nos armes, il etait malade d'une gale mal traitee, et prise devant Toulon en chargeant un canon de ses propres mains. Cette maladie, mal connue, jointe aux fatigues inouies de cette campagne, l'avait singulierement affaibli. Il pouvait a peine se tenir a cheval; ses joues etaient caves et livides; sa personne paraissait chetive; ses yeux seuls, toujours aussi vifs et aussi percants, annoncaient que le feu de son ame n'etait pas eteint. Ses proportions physiques formaient meme avec son genie et sa renommee un contraste singulier et piquant pour des soldats a la fois gais et enthousiastes. Malgre le delabrement de ses forces, ses passions extraordinaires le soutenaient, et lui communiquaient une activite qui se portait sur tous les objets a la fois. Il avait commence ce qu'il appelait _la guerre aux voleurs_. Les intrigans de toute espece etaient accourus en Italie, pour s'introduire dans l'administration des armees, et y profiter de la richesse de cette belle contree. Tandis que la simplicite et l'indigence regnaient dans les armees du Rhin, le luxe s'etait introduit dans celle d'Italie; il y etait aussi grand que la gloire. Les soldats, bien vetus, bien nourris, bien accueillis par les belles Italiennes, y vivaient dans les plaisirs et l'abondance. Les officiers, les generaux participaient a l'opulence generale, et commencaient leur fortune. Quant aux fournisseurs, ils deployaient un faste scandaleux, et ils achetaient avec le prix de leurs exactions les faveurs des plus belles actrices de l'Italie. Bonaparte, qui avait en lui toutes les passions, mais qui, dans le moment, etait livre a une seule, la gloire, vivait d'une maniere simple et severe, ne cherchait de delassement qu'aupres de sa femme, qu'il aimait avec tendresse, et qu'il avait fait venir a son quartier-general. Indigne des desordres de l'administration, il portait un regard severe sur les moindres details, verifiait lui-meme la gestion des compagnies, faisait poursuivre les administrateurs infideles, et les denoncait impitoyablement. Il leur reprochait surtout de manquer de courage, et d'abandonner l'armee les jours de peril. Il recommandait au directoire de choisir des hommes d'une energie eprouvee; il voulait l'institution d'un syndicat, qui jugeant comme un jury, put, sur sa simple conviction, punir des delits qui n'etaient jamais prouvables materiellement. Il pardonnait volontiers a ses soldats et a ses generaux des jouissances qui n'etaient pas pour eux les delices de Capoue; mais il avait une haine implacable pour tous ceux qui s'enrichissaient aux depens de l'armee, sans la servir de leurs exploits ou de leurs soins. Il avait apporte la meme attention et la meme activite dans ses relations avec les puissances italiennes. Dissimulant toujours avec Venise, dont il voyait les armemens dans les lagunes et les montagnes du Bergamasque, il differa toute explication jusqu'apres la reddition de Mantoue. Provisoirement il fit occuper par ses troupes le chateau de Bergame, qui avait garnison venitienne, et donna pour raison qu'il ne le croyait pas assez bien garde pour resister a un coup de main des Autrichiens. Il se mit ainsi a l'abri d'une perfidie, et imposa aux nombreux ennemis qu'il avait dans Bergame. Dans la Lombardie et la Cispadane, il continua a favoriser l'esprit de liberte, reprimant le parti autrichien et papal, et moderant le parti democratique, qui, dans tous les pays, a besoin d'etre contenu. Il se maintint en amitie avec le roi de Piemont et le duc de Parme. Il se transporta de sa personne a Bologne, pour terminer une negociation avec le duc de Toscane, et imposer a la cour de Rome. Le duc de Toscane etait incommode par la presence des Francais a Livourne; de vives discussions s'etaient elevees avec le commerce livournais sur les marchandises appartenant aux negocians ennemis de la France. Ces contestations produisaient beaucoup d'animosite; d'ailleurs les marchandises, qu'on arrachait avec peine, etaient ensuite mal vendues, et par une compagnie qui venait de voler cinq a six millions a l'armee. Bonaparte aima mieux transiger avec le grand-duc. Il fut convenu que, moyennant deux millions, il evacuerait Livourne. Il y trouva de plus l'avantage de rendre disponible la garnison de cette ville. Son projet etait de prendre les deux legions formees par la Cispadane, de les reunir a la garnison de Livourne, d'y ajouter trois mille hommes de ses troupes, et d'acheminer cette petite armee vers la Romagne, et la Marche d'Ancone. Il voulait s'emparer encore de deux provinces de l'etat romain, y mettre la main sur les proprietes du pape, y arreter les impots, se payer par ce moyen de la contribution qui n'avait pas ete acquittee, prendre des otages choisis dans le parti ennemi de la France, et etablir ainsi une barriere entre les etats de l'Eglise et Mantoue. Par la, il rendait impossible le projet de jonction entre Wurmser et l'armee papale; il pouvait imposer au pape, et l'obliger enfin a se soumettre aux conditions de la republique. Dans son humeur contre le Saint-Siege, il ne songeait meme plus a lui pardonner, et voulait faire une division toute nouvelle de l'Italie. On aurait rendu la Lombardie a l'Autriche; on aurait compose une republique puissante, en ajoutant au Modenois, au Boulonnais et au Ferrarais, la Romagne, la Marche d'Ancone, le duche de Parme, et on aurait donne Rome au duc de Parme, ce qui aurait fait grand plaisir a l'Espagne, et aurait compromis la plus catholique de toutes les puissances. Deja il avait commence a executer son projet; il s'etait porte a Bologne avec trois mille hommes de troupes, et de la il menacait le Saint-Siege, qui avait deja forme un noyau d'armee. Mais le pape, certain maintenant d'une nouvelle expedition autrichienne, esperant communiquer par le Bas-Po avec Wurmser, bravait les menaces du general francais, et temoignait meme le desir de le voir s'avancer encore davantage dans ses provinces. Le saint-pere, disait-on au Vatican, quittera Rome, s'il le faut, pour se refugier a l'extremite de ses etats. Plus Bonaparte s'avancera, et s'eloignera de l'Adige, plus il se mettra en danger, et plus les chances deviendront favorables a la cause sainte. Bonaparte, qui etait tout aussi prevoyant que le Vatican, n'avait garde de marcher sur Rome; il ne voulait que menacer, et il avait toujours l'oeil sur l'Adige, s'attendant a chaque instant a une nouvelle attaque. Le 19 nivose (8 janvier 1797), en effet, il apprit qu'un engagement avait eu lieu sur tous ses avant-postes; il repassa le Po sur-le-champ avec deux mille hommes, et courut de sa personne a Verone. Son armee avait recu depuis Arcole les renforts qu'elle aurait du recevoir avant cette bataille. Ses malades etaient sortis des hopitaux avec l'hiver; il avait environ quarante-cinq mille hommes presens sous les armes. Leur distribution etait toujours la meme. Dix mille hommes a peu pres bloquaient Mantoue sous Serrurier; trente mille etaient en observation sur l'Adige. Augereau gardait Legnago, Massena Verone; Joubert, qui avait succede a Vaubois, gardait Rivoli et la Corona. Rey, avec une division de reserve, etait a Dezenzano, au bord du lac de Garda. Les quatre a cinq mille hommes restans etaient, soit dans les chateaux de Bergame et de Milan, soit dans la Cispadane. Les Autrichiens s'avancaient avec soixante et quelques mille hommes, et en avaient vingt dans Mantoue, dont douze mille au moins sous les armes. Ainsi, dans cette lutte, comme dans les precedentes, la proportion de l'ennemi etait du double. Les Autrichiens avaient cette fois un nouveau projet. Ils avaient essaye de toutes les routes pour attaquer la double ligne du Mincio et de l'Adige. Lors de Castiglione, ils etaient descendus le long des deux rives du lac de Garda, par les deux vallees de la Chiesa et de l'Adige. Plus tard, ils avaient debouche par la vallee de l'Adige et par celle de la Brenta, attaquant par Rivoli et Verone. Maintenant ils avaient modifie leur plan conformement a leurs projets avec le pape. L'attaque principale devait se faire par le Haut-Adige, avec quarante-cinq mille hommes sous les ordres d'Alvinzy. Une attaque accessoire, et independante de la premiere, devait se faire avec vingt mille hommes a peu pres, sous les ordres de Provera, par le Bas-Adige, dans le but de communiquer avec Mantoue, avec la Romagne, avec l'armee du pape. L'attaque d'Alvinzy etait la principale; elle etait assez forte pour faire esperer un succes sur ce point, et elle devait etre poussee sans aucune consideration de ce qui arriverait a Provera. Nous avons decrit ailleurs les trois routes qui sortent des montagnes du Tyrol. Celle qui tournait derriere le lac de Garda avait ete negligee depuis l'affaire de Castiglione; on suivait maintenant les deux autres. L'une circulant entre l'Adige et le lac de Garda, passait a travers les montagnes qui separent le lac du fleuve, et y rencontrait la position de Rivoli; l'autre longeait exterieurement le fleuve, et allait deboucher dans la plaine de Verone, en dehors de la ligne francaise. Alvinzy choisit celle qui passait entre le fleuve et le lac, et qui penetrait dans la ligne francaise. C'est donc sur Rivoli que devaient se diriger ses coups. Voici quelle est cette position a jamais celebre. La chaine du Monte-Baldo separe le lac de Garda et l'Adige. La grande route circule entre l'Adige et le pied des montagnes, dans l'etendue de quelques lieues. A Incanale, l'Adige vient baigner le pied meme des montagnes, et ne laisse plus de place pour longer sa rive. La route alors abandonne les bords du fleuve, s'eleve par une espece d'escalier tournant dans les flancs de la montagne, et debouche sur un vaste plateau, qui est celui de Rivoli. Il domine l'Adige d'un cote, et de l'autre il est entoure par l'amphitheatre du Monte-Baldo. L'armee qui est en position sur ce plateau menace le chemin tournant par lequel on y monte, et balaie au loin de son feu les deux rives de l'Adige. Ce plateau est difficile a emporter de front, puisqu'il faut gravir un escalier etroit pour y arriver. Aussi ne cherche-t-on pas a l'attaquer par cette seule voie. Avant de parvenir a Incanale, d'autres routes conduisent sur le Monte-Baldo, et, gravissant ses croupes escarpees, viennent aboutir au plateau de Rivoli. Elles ne sont praticables ni a la cavalerie ni a l'artillerie, mais elles donnent un facile acces aux troupes a pied, et peuvent servir a porter des forces considerables d'infanterie sur les flancs et les derrieres du corps qui defend le plateau. Le plan d'Alvinzy etait d'attaquer la position par toutes les issues a la fois. Le 23 nivose (12 janvier), il attaqua Joubert, qui tenait toutes les positions avancees, et le resserra sur Rivoli. Le meme jour Provera poussait deux avant-gardes, l'une sur Verone, l'autre sur Legnago, par Caldiero et Bevilaqua. Massena, qui etait a Verone, en sortit, culbuta l'avant-garde qui s'etait presentee a lui, et fit neuf cents prisonniers. Bonaparte y arrivait de Bologne dans le moment meme. Il fit replier toute la division dans Verone pour la tenir prete a marcher. Dans la nuit, il apprit que Joubert etait attaque et force a Rivoli, qu'Augereau avait vu, devant Legnago, des forces considerables. Il ne pouvait pas juger encore le point sur lequel l'ennemi dirigeait sa principale masse. Il tint toujours la division Massena prete a marcher, et ordonna a la division Rey, qui etait a Dezenzano, et qui n'avait vu deboucher aucun ennemi par derriere le lac de Garda, de se porter a Castel-Novo, point le plus central entre le Haut et le Bas-Adige. Le lendemain 24 (13 janvier), les courriers se succederent avec rapidite. Bonaparte apprit que Joubert, attaque par des forces immenses, allait etre enveloppe, et qu'il devait a l'opiniatrete et au bonheur de sa resistance, de conserver encore le plateau de Rivoli. Augereau lui mandait du Bas-Adige, qu'on se fusillait le long des deux rives, sans qu'il se passat aucun evenement important. Bonaparte n'avait guere devant lui a Verone que deux mille Autrichiens. Des cet instant, il devina le projet de l'ennemi, et vit bien que l'attaque principale se dirigeait sur Rivoli. Il pensait qu'Augereau suffisait pour defendre le Bas-Adige; il le renforca d'un corps de cavalerie, detache de la division Massena. Il ordonna a Serrurier, qui bloquait Mantoue, de porter sa reserve a Villa-Franca, pour qu'elle fut placee intermediairement a tous les points. Il laissa a Verone un regiment d'infanterie et un de cavalerie; et il partit, dans la nuit du 24 au 25 (13 a 14 janvier), avec les dix-huitieme, trente-deuxieme, soixante-quinzieme demi-brigades de la division Massena, et deux escadrons de cavalerie. Il manda a Rey de ne pas s'arreter a Castel-Novo, et de monter tout de suite sur Rivoli. Il devanca ses divisions, et arriva de sa personne a Rivoli a deux heures du matin. Le temps, qui etait pluvieux les jours precedens, s'etait eclairci. Le ciel etait pur, le clair de lune eclatant, le froid vif. En arrivant, Bonaparte vit l'horizon embrase des feux de l'ennemi. Il lui supposa quarante-cinq mille hommes; Joubert en avait dix mille au plus: il etait temps qu'un secours arrivat. L'ennemi s'etait partage en plusieurs corps. Le principal, compose d'une grosse colonne de grenadiers, de toute la cavalerie, de toute l'artillerie, des bagages, suivait sous Quasdanovich la grande route, entre le fleuve et le Monte-Baldo, et devait deboucher par l'escalier d'Incanale. Trois autres corps, sous les ordres d'Ocskay, de Koblos et de Liptai, composes d'infanterie seulement, avaient gravi les croupes des montagnes, et devaient arriver sur le champ de bataille en descendant les degres de l'amphitheatre que le Monte-Baldo forme autour du plateau de Rivoli. Un quatrieme corps, sous les ordres de Lusignan, circulant sur le cote du plateau, devait venir se placer sur les derrieres de l'armee francaise, pour la couper de la route de Verone. Alvinzy avait enfin detache un sixieme corps, qui, par sa position, etait tout a fait en dehors de l'operation. Il marchait de l'autre cote de l'Adige, et suivait la route qui, par Roveredo, Dolce et Verone, longe le fleuve exterieurement. Ce corps, commande par Wukassovich, pouvait tout au plus envoyer quelques boulets sur le champ de bataille, en tirant d'une rive a l'autre. Bonaparte sentit sur-le-champ qu'il fallait garder le plateau a tout prix. Il avait en face l'infanterie autrichienne, descendant l'amphitheatre, sans une seule piece de canon; il avait a sa droite les grenadiers, l'artillerie, la cavalerie, longeant la route du fleuve, et venant deboucher par l'escalier d'Incanale sur son flanc droit. A sa gauche, Lusignan tournait Rivoli. Les boulets de Wukassovich, lances de l'autre rive de l'Adige, arrivaient sur sa tete. Place sur le plateau, il empechait la jonction des differentes armes, il foudroyait l'infanterie privee de ses canons; il refoulait la cavalerie et l'artillerie, engagees dans un chemin etroit et tournant. Peu lui importait alors que Lusignan fit effort pour le tourner, et que Wukassovich lui lancat quelques boulets. Son plan arrete avec sa promptitude accoutumee, il commenca l'operation avant le jour. Joubert avait ete oblige de se resserrer pour n'occuper qu'une etendue proportionnee a ses forces; et il etait a craindre que l'infanterie, descendant les degres du Monte-Baldo, ne vint faire sa jonction avec la tete de la colonne gravissant par Incanale. Bonaparte, bien avant le jour, donna l'eveil aux troupes de Joubert, qui, apres quarante-huit heures de combat, prenaient un peu de repos. Il fit attaquer les postes avances de l'infanterie autrichienne, les replia, et s'etendit plus largement sur le plateau. L'action devint extremement vive. L'infanterie autrichienne, sans canons, plia devant la notre, qui etait armee de sa formidable artillerie, et recula en demi-cercle vers l'amphitheatre du Monte-Baldo. Mais un evenement facheux arrive dans l'instant a notre gauche. Le corps de Liptai, qui tenait l'extremite du demi-cercle ennemi, donne sur la gauche de Joubert, composee des quatre-vingt-neuvieme et vingt-cinquieme demi-brigades, les surprend, les rompt, et les oblige a se retirer en desordre. La quatorzieme, venant immediatement apres ces deux demi-brigades, se forme en crochet pour couvrir le reste de la ligne, et resiste avec un admirable courage. Les Autrichiens se reunissent contre elle, et sont pres de l'accabler. Ils veulent surtout lui enlever ses canons, dont les chevaux ont ete tues. Deja ils arrivent sur les pieces, lorsqu'un officier s'ecrie: "Grenadiers de la quatorzieme, laisserez-vous enlever vos pieces?" Sur-le-champ cinquante hommes s'elancent a la suite du brave officier, repoussent les Autrichiens, s'attellent aux pieces, et les ramenent. Bonaparte, voyant le danger, laisse Berthier sur le point menace, et part au galop pour Rivoli, afin d'aller chercher du secours. Les premieres troupes de Massena arrivaient a peine, apres avoir marche toute la nuit. Bonaparte se saisit de la trente-deuxieme, devenue fameuse par ses exploits durant la campagne, et la porte a la gauche, pour rallier les deux demi-brigades qui avaient plie. L'intrepide Massena s'avance a sa tete, rallie derriere lui les troupes rompues, et renverse tout ce qui se presente a sa rencontre. Il repousse les Autrichiens, et vient se placer a cote de la quatorzieme, qui n'avait cesse de faire des prodiges de valeur. Le combat se trouve ainsi retabli sur ce point, et l'armee occupe le demi-cercle du plateau. Mais l'echec momentane de la gauche avait oblige Joubert a se replier avec la droite; il cedait du terrain, et deja l'infanterie autrichienne se rapprochait une seconde fois du point que Bonaparte avait mis tant d'interet a lui faire abandonner; elle allait joindre le debouche par lequel le chemin tournant d'Incanale aboutissait sur le plateau. Dans ce meme instant, la colonne composee d'artillerie et de cavalerie, et precedee de plusieurs bataillons de grenadiers, gravissait le chemin tournant, et, avec des efforts incroyables de bravoure, en repoussait la trente-neuvieme. Wukassovich, de l'autre rive de l'Adige, lancait une grele de boulets pour proteger cette espece d'escalade. Deja les grenadiers avaient gravi le sommet du defile, et la cavalerie debouchait a leur suite sur le plateau. Ce n'etait pas tout: la colonne de Lusignan, dont on avait vu au loin les feux, et qu'on avait apercue a la gauche tournant la position des Francais, venait se mettre sur leurs derrieres, intercepter la route de Verone, et barrer le chemin a Rey, qui arrivait de Castel-Novo avec la division de reserve. Deja les soldats de Lusignan, se voyant sur les derrieres de l'armee francaise, battaient des mains, et la croyaient prise. Ainsi sur ce plateau, serre de front par un demi-cercle d'infanterie, tourne a gauche par une forte colonne, escalade a droite par le gros de l'armee autrichienne, et laboure par les boulets qui portaient de la rive opposee de l'Adige sur ce plateau, Bonaparte etait isole avec les seules divisions Joubert et Massena, au milieu d'une nuee d'ennemis. Il etait avec seize mille hommes enveloppe par quarante au moins. Dans ce moment si redoutable, il n'est pas ebranle. Il conserve toute la chaleur et toute la promptitude de l'inspiration. En voyant les Autrichiens de Lusignan, il dit: _Ceux-la sont a nous_, et il les laisse s'engager sans s'inquieter de leur mouvement. Les soldats, devinant leur general, partagent sa confiance, et se disent aussi: _Ils sont a nous_. Dans cet instant, Bonaparte ne s'occupe que de ce qui se passe devant lui. Sa gauche est couverte par l'heroisme de la quatorzieme et de la trente-deuxieme; sa droite est menacee a la fois par l'infanterie qui a repris l'offensive, et par la colonne qui escalade le plateau. Il ordonne sur-le-champ des mouvemens decisifs. Une batterie d'artillerie legere, deux escadrons, sous deux braves officiers, Leclerc et Lasalle, sont diriges sur le debouche envahi. Joubert, qui, avec l'extreme droite, avait ce debouche a dos, fait volte-face avec un corps d'infanterie legere. Tous chargent a la fois. L'artillerie mitraille d'abord tout ce qui a debouche; la cavalerie et l'infanterie legere chargent ensuite avec vigueur. Joubert a son cheval tue; il se releve plus terrible, et s'elance sur l'ennemi un fusil a la main. Tout ce qui a debouche, grenadiers, cavalerie, artillerie, tout est precipite pele-mele dans l'escalier tournant d'Incanale. Un desordre horrible s'y repand; quelques pieces, plongeant dans le defile, y augmentent l'epouvante et la confusion. A chaque pas on tue, on fait des prisonniers. Apres avoir delivre le plateau des assaillans qui l'avaient escalade, Bonaparte reporte ses coups sur l'infanterie, qui etait rangee en demi-cercle devant lui, et jette sur elle Joubert avec l'infanterie legere, Lasalle avec deux cents hussards. A cette nouvelle attaque, l'epouvante se repand dans cette infanterie, privee maintenant de tout espoir de jonction; elle fuit en desordre. Alors toute notre ligne demi-circulaire s'ebranle de la droite a la gauche, jette les Autrichiens contre l'amphitheatre du Monte-Baldo, et les poursuit a outrance dans les montagnes. Bonaparte se reporte ensuite sur ses derrieres, et vient realiser sa prediction sur le corps de Lusignan. Ce corps, en voyant les desastres de l'armee autrichienne, s'apercoit bientot de son sort. Bonaparte, apres l'avoir mitraille, ordonne a la dix-huitieme et a la soixante-quinzieme demi-brigade de le charger. Ces braves demi-brigades s'ebranlent en entonnant le _Chant du depart_, et poussent Lusignan sur la route de Verone, par laquelle arrivait Rey avec la division de reserve. Le corps autrichien resiste d'abord, puis se retire, et vient donner contre la tete de la division Rey. Epouvante a cette vue, il invoque la clemence du vainqueur, et met bas les armes, au nombre de quatre mille soldats. On en avait pris deja deux mille dans le defile de l'Adige. Il etait cinq heures, et on peut dire que l'armee autrichienne etait aneantie. Lusignan etait pris; l'infanterie, qui etait venue par les montagnes, fuyait a travers des rochers affreux; la colonne principale etait engouffree sur le bord du fleuve; le corps accessoire de Wukassovich assistait inutilement a ce desastre, separe par l'Adige du champ de bataille. Cette admirable victoire n'etourdit point la pensee de Bonaparte; il songe au Bas-Adige qu'il a laisse menace; il juge que Joubert, avec sa brave division, et Rey avec la division de reserve, suffiront pour porter les derniers coups a l'ennemi, et pour lui enlever des milliers de prisonniers. Il rallie la division Massena, qui s'etait battue le jour precedent a Verone, qui avait ensuite marche toute la nuit, s'etait battue tout le jour du 25 (14), et il part avec elle pour marcher encore toute la nuit qui va suivre, et voler a de nouveaux combats. Ces braves soldats, le visage joyeux, et comptant sur de nouvelles victoires, semblent ne pas sentir les fatigues. Ils volent plutot qu'ils ne marchent pour aller couvrir Mantoue, dont quatorze lieues les separent. Bonaparte apprend en route ce qui s'est passe sur le Bas-Adige. Provera, se derobant a Augereau, a jete un pont a Anghuiari, un peu au-dessus de Legnago: il a laisse Hoenzolern au-dela de l'Adige, et a marche sur Mantoue avec neuf ou dix mille hommes. Augereau, averti trop tard, s'est jete cependant a sa suite, l'a pris en queue, et lui a fait deux mille prisonniers. Mais avec sept a huit mille soldats, Provera marche sur Mantoue pour se joindre a la garnison. Bonaparte apprend ces details a Castel-Novo. Il craint que la garnison avertie ne sorte pour donner la main au corps qui arrive, et ne prenne le corps de blocus entre deux feux. Il a marche toute la nuit du 25 au 26 (14-15) avec la division Massena; il la fait marcher encore tout le jour du 26 (15), pour qu'elle arrive le soir devant Mantoue. Il y dirige en outre les reserves qu'il avait laissees intermediairement a Villa-Franca, et y vole de sa personne pour y faire ses dispositions. Ce jour meme du 26 (15), Provera etait arrive devant Mantoue. Il se presente au faubourg de Saint-George, dans lequel etait place Miollis avec tout au plus quinze cents hommes. Provera le somme de se rendre. Le brave Miollis lui repond a coups de canon. Provera repousse se porte du cote de la citadelle, esperant une sortie de Wurmser; mais il trouve Serrurier devant lui. Il s'arrete au palais de la Favorite, entre Saint-George et la citadelle, et lance une barque a travers le lac, pour faire dire a Wurmser de deboucher de la place le lendemain matin. Bonaparte arrive dans la soiree, dispose Augereau sur les derrieres de Provera, Victor et Massena sur ses flancs, de maniere a le separer de la citadelle par laquelle Wurmser doit essayer de deboucher. Il oppose Serrurier a Wurmser. Le lendemain 27 nivose (16 janvier) a la pointe du jour, la bataille s'engage. Wurmser debouche de la place, et attaque Serrurier avec furie; celui-ci lui resiste avec une bravoure egale, et le contient le long des lignes de circonvallation. Victor, a la tete de la cinquante-septieme, qui dans ce jour recut le nom de la _Terrible_, s'elance sur Provera, et renverse tout ce qui se presente devant lui. Apres un combat opiniatre, Wurmser est rejete dans Mantoue. Provera, traque comme un cerf, enveloppe par Victor, Massena, Augereau, inquiete par une sortie de Miollis, met bas les armes avec six mille hommes. Les jeunes volontaires de Vienne en font partie. Apres une defense honorable, ils rendent leurs armes, et le drapeau brode par les mains de l'imperatrice. Tel fut le dernier acte de cette immortelle operation, jugee par les militaires une des plus belles et des plus extraordinaires dont l'histoire fasse mention. On apprit que Joubert, poursuivant Alvinzy, lui avait enleve encore sept mille prisonniers. On en avait pris six le jour meme de la bataille de Rivoli, ce qui faisait treize; Augereau en avait fait deux mille; Provera en livrait six mille; on en avait recueilli mille devant Verone, et encore quelques centaines ailleurs, ce qui portait le nombre, en trois jours, a vingt-deux ou vingt-trois mille. La division Massena avait marche et combattu sans relache, depuis quatre journees, marchant la nuit, combattant le jour. Aussi Bonaparte ecrivait-il avec orgueil que ses soldats avaient surpasse la rapidite tant vantee des legions de Cesar. On comprend pourquoi il attacha plus tard au nom de Massena celui de Rivoli. L'action du 25 (14 janvier) s'appela bataille de Rivoli, celle du 27 (16), devant Mantoue, s'appela de la Favorite. Ainsi, en trois jours encore, Bonaparte avait pris ou tue une moitie de l'armee ennemie, et l'avait comme frappee d'un coup de foudre. L'Autriche avait fait son dernier effort, et maintenant l'Italie etait a nous. Wurmser, rejete dans Mantoue, etait sans espoir; il avait mange tous ses chevaux, et les maladies se joignaient a la famine pour detruire sa garnison. Une plus longue resistance eut ete inutile et contraire a l'humanite. Le vieux marechal avait fait preuve d'un noble courage et d'une rare opiniatrete, il pouvait songer a se rendre. Il envoya un de ses officiers a Serrurier pour parlementer; c'etait Klenau. Serrurier en refera au general en chef, qui se rendit a la conference. Bonaparte, enveloppe dans son manteau, et ne se faisant pas connaitre, ecouta les pourparlers entre Klenau et Serrurier. L'officier autrichien dissertait longuement sur les ressources qui restaient a son general, et assurait qu'il avait encore pour trois mois de vivres. Bonaparte, toujours enveloppe, s'approche de la table aupres de laquelle avait lieu cette conference, saisit le papier sur lequel etaient ecrites les propositions de Wurmser, et se met a tracer quelques lignes sur les marges, sans mot dire, et au grand etonnement de Klenau, qui ne comprenait pas l'action de l'inconnu. Puis, se levant et se decouvrant, Bonaparte s'approche de Klenau: "Tenez, lui dit-il, voila les conditions que j'accorde a votre marechal. S'il avait seulement pour quinze jours de vivres, et qu'il parlat de se rendre, il ne meriterait aucune capitulation honorable. Puisqu'il vous envoie, c'est qu'il est reduit a l'extremite. Je respecte son age, sa bravoure et ses malheurs. Portez-lui les conditions que je lui accorde; qu'il sorte de la place demain, dans un mois ou dans six, il n'aura des conditions ni meilleures, ni pires. Il peut rester tant qu'il conviendra a son honneur." A ce langage, a ce ton, Klenau reconnut l'illustre capitaine, et courut porter a Wurmser les conditions qu'il lui avait faites. Le vieux marechal fut plein de reconnaissance, en voyant la generosite dont usait envers lui son jeune adversaire. Il lui accordait la permission de sortir librement de la place avec tout son etat-major; il lui accordait meme deux cents cavaliers, cinq cents hommes a son choix, et six pieces de canon, pour que sa sortie fut moins humiliante. La garnison dut etre conduite a Trieste, pour y etre echangee contre des prisonniers francais. Wurmser se hata d'accepter ces conditions; et pour temoigner sa gratitude au general francais, il l'instruisit d'un projet d'empoisonnement trame contre lui dans les Etats du pape. Il dut sortir de Mantoue le 14 pluviose (2 fevrier). Sa consolation, en quittant Mantoue, etait de remettre son epee au vainqueur lui-meme; mais il ne trouva que le brave Serrurier, devant lequel il fut oblige de defiler avec tout son etat-major; Bonaparte etait deja parti pour la Romagne, pour aller chatier le pape et punir le Vatican. Sa vanite, aussi profonde que son genie, avait calcule autrement que les vanites vulgaires; il aimait mieux etre absent que present sur le lieu du triomphe. Mantoue rendue, l'Italie etait definitivement conquise, et cette campagne terminee. Quand on en considere l'ensemble, l'imagination est saisie par la multitude des batailles, la fecondite des conceptions et l'immensite des resultats. Entre en Italie avec trente et quelques mille hommes, Bonaparte separe d'abord les Piemontais des Autrichiens a Montenotte et Millesimo, acheve de detruire les premiers a Mondovi, puis court apres les seconds, passe devant eux le Po a Plaisance, l'Adda a Lodi, s'empare de la Lombardie, s'y arrete un instant, se remet bientot en marche, trouve les Autrichiens renforces sur le Mincio, et acheve de les detruire a la bataille de Borghetto. La, il saisit d'un coup d'oeil le plan de ses operations futures: c'est sur l'Adige qu'il doit s'etablir, pour faire front aux Autrichiens; quant aux princes qui sont sur ses derrieres, il se contentera de les contenir par des negociations et des menaces. On lui envoie une seconde armee sous Wurmser; il ne peut la battre qu'en se concentrant rapidement, et en frappant alternativement chacune de ses masses isolees en homme resolu, il sacrifie le blocus de Mantoue, ecrase Wurmser a Lonato, Castiglione, et le rejette dans le Tyrol. Wurmser est renforce de nouveau, comme l'avait ete Beaulieu; Bonaparte le previent dans le Tyrol, remonte l'Adige, culbute tout devant lui a Roveredo, se jette a travers la vallee de la Brenta, coupe Wurmser qui croyait le couper lui-meme, le terrasse a Bassano, et l'enferme dans Mantoue. C'est la seconde armee autrichienne detruite apres avoir ete renforcee. Bonaparte, toujours negociant, menacant des bords de l'Adige, attend la troisieme armee. Elle est formidable, elle arrive avant qu'il ait recu des renforts, il est force de ceder devant elle; il est reduit au desespoir, il va succomber, lorsqu'il trouve, au milieu d'un marais impraticable, deux lignes debouchant dans les flancs de l'ennemi, et s'y jette avec une incroyable audace. Il est vainqueur encore a Arcole. Mais l'ennemi est arrete, et n'est pas detruit; il revient une derniere fois, et plus puissant que les premieres. D'une part, il descend des montagnes; de l'autre, il longe le Bas-Adige. Bonaparte decouvre le seul point ou les colonnes autrichiennes, circulant dans un pays montagneux, peuvent se reunir, s'elance sur le celebre plateau de Rivoli, et, de ce plateau, foudroie la principale armee d'Alvinzy; puis, reprenant son vol vers le Bas-Adige, enveloppe tout entiere la colonne qui l'avait franchi. Sa derniere operation est la plus belle, car ici, le bonheur est uni au genie. Ainsi, en dix mois, outre l'armee piemontaise, trois armees formidables, trois fois renforcees, avaient ete detruites par une armee qui, forte de trente et quelques mille hommes a l'entree de la campagne n'en avait guere recu que vingt pour reparer ses pertes. Ainsi, cinquante-cinq mille Francais avaient battu plus de deux cent mille Autrichiens, en avaient pris plus de quatre-vingt mille, tue ou blesse plus de vingt mille; ils avaient livre douze batailles rangees, plus de soixante combats, passe plusieurs fleuves, en bravant les flots et les feux ennemis. Quand la guerre est une routine purement mecanique, consistant a pousser et a tuer l'ennemi qu'on a devant soi, elle est peu digne de l'histoire; mais quand une de ces rencontres se presente, ou l'on voit une masse d'hommes mue par une seule et vaste pensee, qui se developpe au milieu des eclats de la foudre avec autant de nettete que celle d'un Newton ou d'un Descartes dans le silence du cabinet, alors le spectacle est digne du philosophe, autant que de l'homme d'etat et du militaire: et, si cette identification de la multitude avec un seul individu, qui produit la force a son plus haut degre, sert a proteger, a defendre une noble cause, celle de la liberte, alors la scene devient aussi morale qu'elle est grande. Bonaparte courait maintenant a de nouveaux projets; il se dirigeait vers Rome, pour terminer les tracasseries de cette cour de pretres, et pour revenir, non plus sur l'Adige, mais sur Vienne. Il avait, par ses succes, ramene la guerre sur son veritable theatre, celui de l'Italie, d'ou l'on pouvait fondre sur les etats hereditaires de l'empereur. Le gouvernement, eclaire par ses exploits, lui envoyait des renforts, avec lesquels il pouvait aller a Vienne dicter une paix glorieuse, au nom de la republique francaise. La fin de la campagne avait releve toutes les esperances que son commencement avait fait naitre. Les triomphes de Rivoli mirent le comble a la joie des patriotes. On parlait de tous cotes de ces vingt-deux mille prisonniers, et on citait le temoignage des autorites de Milan, qui les avaient passes en revue, et qui en avaient certifie le nombre, pour repondre a tous les doutes de la malveillance. La reddition de Mantoue vint mettre le comble a la satisfaction. Des cet instant, on crut la conquete de l'Italie definitive. Le courrier qui portait ces nouvelles arriva le soir a Paris. On assembla sur-le-champ la garnison, et on les publia a la lueur des torches, au son des fanfares, au milieu des cris de joie de tous les Francais attaches a leur pays. Jours a jamais celebres et a jamais regrettables pour nous! A quelle epoque notre patrie fut-elle plus belle et plus grande? Les orages de la revolution paraissaient calmes; les murmures des partis retentissaient comme les derniers bruits de la tempete. On regardait ces restes d'agitation comme la vie d'un etat libre. Le commerce et les finances sortaient d'une crise epouvantable; le sol entier, restitue a des mains industrielles, allait etre feconde. Un gouvernement compose de bourgeois, nos egaux, regissait la republique avec moderation; les meilleurs etaient appeles a leur succeder. Toutes les voies etaient libres. La France, au comble de la puissance, etait maitresse de tout le sol qui s'etend du Rhin aux Pyrenees, de la mer aux Alpes. La Hollande, l'Espagne, allaient unir leurs vaisseaux aux siens, et attaquer de concert le despotisme maritime. Elle etait resplendissante d'une gloire immortelle. D'admirables armees faisaient flotter ses trois couleurs a la face des rois qui avaient voulu l'aneantir. Vingt heros, divers de caractere et de talent, pareils seulement par l'age et le courage, conduisaient ses soldats a la victoire. Hoche, Kleber, Desaix, Moreau, Joubert, Massena, Bonaparte, et une foule d'autres encore s'avancaient ensemble. On pesait leurs merites divers; mais aucun oeil encore, si percant qu'il put etre, ne voyait dans cette generation de heros les malheureux ou les coupables; aucun oeil ne voyait celui qui allait expirer a la fleur de l'age, atteint d'un mal inconnu, celui qui mourrait sous le poignard musulman, ou sous le feu ennemi, celui qui opprimerait la liberte, purs, heureux, pleins d'avenir! Ce ne fut la qu'un moment; mais il n'y a que des momens dans la vie des peuples, comme dans celle des individus. Nous allions retrouver l'opulence avec le repos; quant a la liberte et a la gloire, nous les avions!... "Il faut, a dit un ancien, que la patrie soit non seulement heureuse, mais suffisamment glorieuse." Ce voeu etait accompli. Francais, qui avons vu depuis notre liberte etouffee, notre patrie envahie, nos heros fusilles ou infideles a leur gloire, n'oublions jamais ces jours immortels de liberte, de grandeur et d'esperance! FIN DU TOME HUITIEME. TABLE DES CHAPITRES CONTENUS DANS LE TOME HUITIEME. CHAPITRE I. Nomination des cinq directeurs.--Installation du corps legislatif et du directoire.--Position difficile du nouveau gouvernement. Detresse des finances; discredit du papier-monnaie.--Premiers travaux du directoire.--Perte des lignes de Mayence.--Reprise des hostilites en Bretagne et en Vendee. Approche d'une nouvelle escadre anglaise sur les cotes de l'Ouest.--Plan de finances propose par le directoire; nouvel emprunt force.--Condamnation de quelques agens royalistes.--La fille de Louis XVI est rendue aux Autrichiens en echange des representans livres par Dumouriez.--Situation des partis a la fin de 1795.--Armistice conclu sur le Rhin.--Operations de l'armee d'Italie. Bataille de Loano.--Expedition de l'Ile-Dieu. Depart de l'escadre anglaise. Derniers efforts de Charette; mesures du general Hoche pour operer la pacification de la Vendee--Resultats de la campagne de 1795. CHAPITRE II. Continuation des travaux administratifs du directoire.--Les partis se prononcent dans le sein du corps legislatif.--Institution d'une fete anniversaire du 21 janvier.--Retour de l'ex-ministre de la guerre Beurnonville et des representans Quinette, Camus, Bancal, Lamarque et Drouet, livres a l'ennemi par Dumouriez.--Mecontentement des jacobins. Journal de Baboeuf.--Institution du ministere de la police.--Nouvelles moeurs.--Embarras financiers; creation des mandats.--Conspiration de Baboeuf.--Situation militaire. Plans du directoire.--Pacification de la Vendee; mort de Stofflet et de Charette. CHAPITRE III. Campagne de 1796. Conquete du Piemont et de la Lombardie par le general Bonaparte. Batailles de Montenotte, Millesimo. Passage du pont de Lodi.--Etablissement et politique des Francais en Italie.--Operations militaires dans le Nord.--Passage du Rhin par les generaux Jourdan et Moreau. Batailles de Rastadt et d'Ettlingen.--L'armee d'Italie prend ses positions sur l'Adige et sur le Danube. CHAPITRE IV. Etat interieur de la France vers le milieu de l'annee 1796 (an IV).--Embarras financiers du gouvernement. Chute des mandats et du papier-monnaie.--Attaque du camp de Grenelle par les jacobins--Renouvellement du pacte de famille avec l'Espagne, et projet de quadruple alliance.--Projet d'une expedition en Irlande.--Negociations en Italie.--Continuation des hostilites; arrivee de Wurmser sur l'Adige; victoires de Lonato et de Castiglione. --Operations sur le Danube; bataille de Neresheim; marche de l'archiduc Charles contre Jourdan.--Marche de Bonaparte sur la Brenta; batailles de Roveredo, Bassano et Saint-George; retraite de Wurmser dans Mantoue.--Retour de Jourdan sur le Mein; bataille de Wurtzbourg; retraite de Moreau. CHAPITRE V. Situation interieure et exterieure de la France apres la retraite des armees d'Allemagne au commencement de l'an V.--Combinaisons de Pitt; ouverture d'une negociation avec le directoire; arrivee de lord Malmesbury a Paris.--Paix avec Naples et avec Genes; negociations infructueuses avec le pape; decheance du duc de Modene; fondation de la republique cispadane.--Mission de Clarke a Vienne.--Nouveaux efforts de l'Autriche en Italie; arrivee d'Alvinzy; extremes dangers de l'armee francaise; bataille d'Arcole. CHAPITRE VI. Clarke au quartier-general de l'armee d'Italie.--Rupture des negociations avec le cabinet anglais. Depart de Malmesbury.--Expedition d'Irlande.--Travaux administratifs du directoire dans l'hiver de l'an v. Etat des finances. Recettes et depenses.--Capitulation de Kehl.--Derniere tentative de l'Autriche sur l'Italie. Victoires de Rivoli et de la Favorite; prise de Mantoue. Fin de la memorable campagne de 1796. End of the Project Gutenberg EBook of Histoire de la Revolution francaise, VIII., by Adolphe Thiers *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE LA REVOLUTION *** ***** This file should be named 12295.txt or 12295.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/2/2/9/12295/ Produced by Carlo Traverso, Tonya Allen, and the Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at https://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII, compressed (zipped), HTML and others. Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over the old filename and etext number. The replaced older file is renamed. VERSIONS based on separate sources are treated as new eBooks receiving new filenames and etext numbers. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: https://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. EBooks posted prior to November 2003, with eBook numbers BELOW #10000, are filed in directories based on their release date. If you want to download any of these eBooks directly, rather than using the regular search system you may utilize the following addresses and just download by the etext year. https://www.gutenberg.org/etext06 (Or /etext 05, 04, 03, 02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90) EBooks posted since November 2003, with etext numbers OVER #10000, are filed in a different way. The year of a release date is no longer part of the directory path. 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