The Project Gutenberg EBook of Baccara, by Hector Malot This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Baccara Author: Hector Malot Release Date: April 27, 2004 [EBook #12174] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BACCARA *** Produced by Christine De Ryck, Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr BACCARA HECTOR MALOT 1886 BACCARA PREMIERE PARTIE I Ouvrez les livres de geographie les plus complets, etudiez les cartes, meme celle de l'etat-major, et vous y chercherez en vain un petit affluent de la Seine, qui cependant a ete pour la ville qu'il traverse ce que le Furens a ete pour Saint-Etienne et l'eau de Robec pour Rouen.--Cette riviere est le Puchot. Il est vrai que de sa source a son embouchure elle n'a que quelques centaines de metres, mais si peu long que soit son cours, si peu considerable que soit le debit de ses eaux, ils n'en ont pas moins fait la fortune industrielle d'Elbeuf. Pendant des centaines d'annees, c'est sur ses rives que se sont entassees les diverses industries de la fabrication du drap qui exigent l'emploi de l'eau, le lavage des laines en suint, celui des laines teintes, le degraissage en pieces, et il a fallu l'invention de la vapeur et des puits artesiens pour que les nouvelles manufactures l'abandonnent; encore n'est-il pas rare d'entendre dire par les _Puchotiers_ que la petite riviere n'a pas ete remplacee, et que si Elbeuf n'est plus ce qu'il a ete si longtemps, c'est parce qu'on a renonce a se servir des eaux froides et limpides du Puchot, douees de toutes sortes de vertus speciales qui lui appartenaient en propre. Mauvaises, les eaux des puits artesiens et de la Seine, aussi mauvaises que le sont les drogues chimiques qui ont remplace dans la teinture le noir qu'on obtenait avec le brou des noix d'Orival. Le Puchot a donc ete le berceau d'Elbeuf; c'est aux abords de ses rives basses et tortueuses, au pied du mont Duve d'ou il sort, a quelques pas du chateau des ducs, rue Saint-Etienne, rue Saint-Auct qui descend de la foret de la Londe, rue Meleuse, rue Royale, que peu a peu se sont groupes les fabricants de drap; et c'est encore dans ce quartier aux maisons sombres, aux cours profondes, aux ruelles etroites ou les ruisseaux charrient des eaux rouges, bleues, jaunes quelquefois epaisses comme une bouillie laiteuse quand elles sont chargees de terre a foulon, que se trouvent les vieilles fabriques qui ont vecu jusqu'a nos jours. Une d'elles que le Bottin designe ainsi: "Adeline (Constant), O. *, medailles A. 1827 et 1834, O. 1839, 1844, 1849, 1re classe Exposition universelle de 1855, hors concours 1867, medaille de progres Vienne, _nouveautes pour pantalons, jaquettes et paletots_", occupe, impasse du Glayeul, une de ces cours etroites et noires; et c'est probablement la plus ancienne d'Elbeuf, car elle remonte authentiquement a la revocation de l'Edit de Nantes, quand les grands fabricants qui avaient alors accapare l'industrie du drap en introduisant les facons de Hollande et d'Angleterre, forces comme protestants de quitter la France, laisserent la place libre a leurs ouvriers. Un de ces ouvriers se nommait Adeline; il etait intelligent, laborieux, entreprenant, doue de cet esprit d'initiative et de prudence avisee qui est le propre du caractere normand: mais, lie par l'engagement que ses maitres lui avaient impose, comme a tous ses camarades, d'ailleurs, de ne jamais s'etablir maitre a son tour, il serait reste ouvrier toute sa vie. Libere par le depart de ses patrons, il avait commence a fabriquer pour son compte des draps facon de Hollande et d'Angleterre, et il etait devenu ainsi le fondateur de la maison actuelle; ses fils lui avaient succede; un autre Adeline etait venu apres ceux-la; un quatrieme apres le troisieme, et ainsi jusqu'a Constant Adeline, que le nom estime de ses peres, au moins autant que le merite personnel, avaient fait successivement conseiller general, president du tribunal de commerce, chevalier puis officier de la Legion d'honneur, et enfin depute. C'etait petitement que le premier Adeline avait commence, en ouvrier qui n'a rien et qui ne sait pas s'il reussira, et il avait fallu des succes repetes pendant des series d'annees pour que ses successeurs eussent la pensee d'agrandir l'etablissement primitif; peu a peu cependant ils avaient pris la place de leurs voisins moins heureux qu'eux, rebatissant en briques leurs bicoques de bois, montant etages sur etages, mais sans vouloir abandonner l'impasse du Glayeul, si a l'etroit qu'ils y fussent. Il semblait qu'il y eut dans cette obstination une religion de famille, et que le nom d'Adeline format avec celui du Glayeul une sorte de raison sociale. Pour l'habitation personnelle, il en avait ete comme pour la fabrique: c'etait impasse du Glayeul que le premier Adeline avait demeure, c'etait impasse du Glayeul que ses heritiers continuaient de demeurer; l'appartement etait bien noir cependant, peu confortable, compose de grandes pieces mal closes, mal eclairees, mais ils n'avaient besoin ni du bien-etre ni du luxe que ne comprenaient point leurs idees bourgeoises. A quoi bon? C'etait dans l'argent amasse qu'ils mettaient leur satisfaction; surtout dans l'importance, dans la consideration commerciale qu'il donne. Vendre, gagner, etre estimes, pour eux tout etait la, et ils n'epargnaient rien pour obtenir ce resultat, surtout ils ne s'epargnaient pas eux-memes: le mari travaillait dans la fabrique, la femme travaillait au bureau, et quand les fils revenaient du college de Rouen, les filles du couvent des Dames de la Visitation, c'etait pour travailler,--ceux-ci avec le pere, celles-la avec la mere. Jusqu'a la Restauration, ils s'etaient contentes de cette petite existence, qui d'ailleurs etait celle de leurs concurrents les plus riches, mais a cette epoque le dernier des ducs d'Elbeuf ayant mis en vente ce qui lui restait de proprietes, ils avaient achete le chateau du Thuit, aux environs de Bourgtheroulde. A la verite, ce nom de "chateau" les avait un moment arretes et failli empecher leur acquisition; mais de ce chateau dependaient une ferme dont les terres etaient en bon etat, des bois qui rejoignaient la foret de la Londe; l'occasion se presentait avantageuse, et les bois, la ferme et les terres avaient fait passer le chateau, que d'ailleurs ils s'etaient empresses de debaptiser et d'appeler "notre maison du Thuit", se gardant soigneusement de tout ce qui pouvait donner a croire qu'ils voulaient jouer aux chatelains: petits bourgeois etaient leurs peres, petits bourgeois ils voulaient rester, mettant leur ostentation dans la modestie. Cependant cette acquisition du Thuit avait necessairement amene avec elle de nouvelles habitudes. Jusque-la toutes les distractions de la famille consistaient en promenades aux environs le dimanche, aux roches d'Orival, au chene de la Vierge, en parties dans la foret qui, quelquefois, en ete, se prolongeaient par le chateau de Robert-le-Diable jusqu'a la Bouille, pour y manger des douillons et des matelotes. Mais on ne pouvait pas tous les samedis, par le mauvais comme par le beau temps, s'en aller au Thuit a pied a la queue leu-leu; il fallait une voiture; on en avait achete une; une vieille caleche d'occasion encore solide, si elle etait ridicule; et, comme les harnais vendus avec elle etaient plaques en argent, on les avait recures jusqu'a ce qu'il ne restat que le cuivre, qu'on avait laisse se ternir. Tous les samedis, apres la paye des ouvriers, la famille s'etait entassee dans le vieux carrosse charge de provisions, et par la cote de Bourgtheroulde, au trot pacifique de deux gros chevaux, elle s'en etait allee a la maison du Thuit, ou l'on restait jusqu'au lundi matin; les enfants passant leur temps a se promener a travers les bois, les parents parcourant les terres de la ferme, discutant avec les ouvriers les travaux a executer, estimant les arbres a abattre, toisant les tas de cailloux extraits dans la semaine ecoulee. Cependant ces moeurs qui etaient alors celles de la fabrique elbeuvienne s'etaient peu a peu modifiees; le bien-etre, le brillant, le luxe, la vie de plaisir, jusque-la a peu pres inconnus, avaient gagne petit a petit, et l'on avait vu des fils enrichis abandonner le commerce paternel, ou ne le continuer que mollement, avec indifference, lassitude ou degout. A quoi bon se donner de la peine? Ne valait-il pas mieux jouir de leur fortune dans les terres qu'ils achetaient, ou les chateaux qu'ils se faisaient construire avec le faste de parvenus? Mais les Adeline n'avaient pas suivi ce mouvement, et chez eux les habitudes, les usages, les procedes de la vieille maison etaient en 1830 ce qu'ils avaient ete en 1800, en 1870 ce qu'ils avaient ete en 1850. Quand la vapeur avait revolutionne l'industrie, ils ne l'avaient point systematiquement repoussee mais ils ne l'avaient admise que prudemment, au moment juste ou ils auraient dechu en ne l'employant pas; encore, au lieu de se lancer dans des installations couteuses, s'etaient-ils contentes de louer a un voisin la force motrice necessaire a la marche de leurs metiers mecaniques. Bonnes pour leurs concurrents, les innovations, mauvaises pour eux. Ils etaient les plus hauts representants de la fabrique en chambre, ils voulaient rester ce qu'ils avaient toujours ete. Les manufactures puissantes qui s'etaient elevees autour d'eux ne les avaient point tentes. Ils n'enviaient point ces casernes vitrees en serres et ces hautes cheminees qui, jour et nuit, vomissaient des tourbillons de fumee. C'etait le chiffre d'affaires qui seul meritait consideration, et le leur etait superieur a ceux de leurs rivaux. Ils pouvaient donc continuer la vieille industrie elbeuvienne, celle ou les nombreuses operations de la fabrication du drap, le degraissage de la laine en suint, la teinture, le sechage, le cardage, la filature, le bobinage, l'ourdissage, le tissage, le degraissage en pieces, le foulage, le lainage, le tondage, le decatissage s'executent au dehors dans des ateliers speciaux ou chez l'ouvrier meme, et ou la fabrique ne sert qu'a visiter les produits de ces diverses operations et a creer la nouveaute au moyen de l'agencement des fils et du coloris. Ailleurs qu'a Elbeuf cette prudence et ces facons de gagne-petit eussent peut-etre amoindri et deconsidere les Adeline, mais en Normandie on estime avant tout la prudence et on respecte les gagne-petit. Quand on disait: "Voyez les Adeline", ce n'etait pas avec pitie, c'etait avec envie quelquefois et le plus souvent avec admiration. Avec eux on ecrasait les imprudents qui s'etaient ruines, aussi bien que les parvenus fils d'_epinceteuses_ ou de _rentrayeuses_ qui, au lieu de continuer le commerce de leurs peres, jouaient a la grande vie dans leurs hotels ou leurs chateaux. Constant Adeline, le chef de la maison actuelle, etait le digne heritier de ces sages fabricants; d'aucun de ses peres on n'avait pu dire aussi justement que de lui: "Voyez Adeline"; et on l'avait dit, on l'avait repete a satiete, a propos de tout, dans toutes les circonstances:--des le college ou il s'etait montre intelligent et studieux, bon camarade, estime de ses professeurs, le Benjamin de l'aumonier, heureux de trouver en lui un garcon eleve chretiennement et de complexion religieuse, ce qui etait rare dans la generation de 1830;--plus tard au tribunal de Commerce, au conseil general et enfin a la Chambre, ou il etait un excellent depute, applique au travail, vivant en dehors des intrigues de couloir, ne parlant que sur ce qu'il connaissait a fond et alors se faisant ecouter de tous, votant selon sa conscience tantot pour, tantot contre le ministere, sans qu'aucune consideration de groupe ou d'interet particulier pesat sur lui. A un certain moment cependant, ce modele avait inspire des craintes a ses amis. Apres avoir travaille quelques annees dans la fabrique paternelle en sortant du college, il avait fait un voyage d'etudes en Allemagne, en Autriche, en Russie, et alors on avait dit, a Elbeuf, qu'une femme galante l'accompagnait; un acheteur en laines les avait rencontres dans des casinos, ou Adeline jouait gros jeu. --Un Adeline! Etait-ce possible? Un garcon si sage! La "femme galante", on la lui pardonnait; il faut bien que jeunesse se passe. Mais les casinos? Epouvante, le pere avait couru en Allemagne, ne s'en rapportant a personne pour sauver son fils. Celui-ci n'avait fait aucune resistance, et, soumis, repentant, il etait revenu a Elbeuf: il s'etait laisse entrainer; comment? il ne le comprenait pas, n'aimant pas le jeu; mais humilie d'avoir perdu son argent, il avait voulu le rattraper. On l'avait alors marie. Et depuis cette epoque, il avait ete, comme ses amis le disaient en plaisantant, l'exemple des maris, des fabricants, des juges au tribunal de Commerce, des conseillers generaux, des jures d'exposition et et des deputes. --Voyez Adeline! Que lui manquait-il pour etre l'homme le plus heureux du monde? N'avait-il pas tout,--l'estime, la consideration, les honneurs, la fortune?--et une honnete fortune, loyalement acquise si elle n'etait pas considerable. II C'etait dans le gros public qu'on parlait de la fortune des Adeline, la ou l'on s'en tient aux apparences et ou l'on repete consciencieusement les phrases toutes faites sans s'inquieter de ce qu'elles valent; il y avait cent cinquante ans que cette fortune etait monnaie courante de la conversation a Elbeuf, on continuait a s'en servir. Mais, parmi ceux qui savent et qui vont au fond des choses, cette croyance a une fortune, solide et inebranlable, commencait a etre amoindrie. A sa mort, le pere de Constant Adeline avait laisse deux fils: Constant, l'aine, chef de la maison d'Elbeuf, et Jean, le cadet, qui, au lieu de s'associer avec son frere, avait fonde a Paris une importante maison de laines en gros, si importante qu'elle avait des comptoirs de vente au Havre et a Roubaix, d'achat a Buenos-Ayres, a Moscou, a Odessa, a Saratoff. Celui-la n'avait que le nom des Adeline; en realite, c'etait un ambitieux et un aventureux; la fortune gagnee dans le commerce petit a petit lui paraissait miserable, il lui fallait celle que donne en quelques coups hardis la speculation. S'il avait vecu, peut-etre l'eut-il realisee. Mais, surpris par la mort, il avait laisse de grosses, de tres grosses affaires engagees qui s'etaient liquidees par la ruine complete--la sienne, celle de sa femme, celle de sa mere. A la verite, elles pouvaient ne pas payer, mais alors c'etait la faillite. Elles s'etaient sacrifiees et l'honneur avait ete sauf. Pour acquitter ce lourd passif, la femme avait abandonne tout ce qu'elle possedait, et la mere, apres avoir vendu ses proprietes et ses valeurs mobilieres, s'etait encore fait rembourser par son fils aine la part qui lui revenait dans la maison d'Elbeuf. Constant eut pu resister a la demande de sa mere; en tout cas, il eut pu ne donner que la moitie de cette part; il l'avait donnee entiere, autant par respect pour la volonte de sa mere que pour l'honneur de son nom qui ne devait pas figurer au tableau des faillites. Un commercant ne retire pas douze cent mille francs de ses affaires sans embarras et sans trouble, cependant Constant Adeline avait pu s'imposer cette saignee sans compromettre, semblait-il, la solidite de sa maison; s'il s'en trouvait un peu gene, quelques bonnes annees combleraient ce trou; il n'avait qu'a travailler. Mais justement a cette epoque avait commence une crise commerciale qui dure encore, et un changement radical dans la mode qui, a la nouveaute en tissu foule, fabrique a Elbeuf depuis trente ou quarante ans avec une superiorite reconnue, a fait preferer le tissu fortement serre en chaine et en trame, fabrique en Angleterre et a Roubaix;--au lieu des bonnes annees attendues, les mauvaises s'etaient enchainees; au lieu de travailler pour combler le trou creuse, il avait fallu travailler pour qu'il ne s'agrandit pas demesurement, et encore n'y avait-on pas reussi. Car, pour la nouveaute beaucoup plus que pour les autres industries, les crises sont une cause de ruine: il en est d'elle comme des primeurs, elle ne se garde pas. Une piece de drap uni, noir, vert, bleu, reste en magasin sans autre inconvenient pour le fabricant que la perte d'interet de l'argent avance et du benefice manque. Une piece de nouveaute ne peut pas y rester, le mot meme le dit. Lorsque tout a ete dispose par le fabricant pour faire une etoffe neuve: melange de la matiere, laine de telle espece avec telle autre laine ou avec la soie; teinture de ces laines et de cette soie; filature selon l'effet cherche; tissage d'apres certaines combinaisons determinees pour le dessin, la force, la facon; appret special aussi varie dans ses combinaisons que celles de la teinture, de la filature et du tissage--il faut que cette etoffe soit vendue a son heure precise et pour la saison en vue de laquelle elle a ete creee, ou la saison suivante elle ne vaut plus rien. Et comment la vendre quand, par suite d'une raison quelconque, crise commerciale ou changement de mode, les acheteurs pour lesquels on a travaille ne se presentent pas? La mode, le fabricant doit la pressentir, et tant pis pour lui s'il est sa victime. Mais il n'a pas la responsabilite des crises commerciales, il n'est ni ministre ni roi, et ce n'est pas lui qui souffle ou ecarte les maladies, les fleaux et les guerres. Depute, Constant Adeline ne pouvait plus s'occuper de sa fabrique comme au temps de sa jeunesse, du matin au soir, mais, pour passer ses journees au palais Bourbon, il ne l'abandonnait pas cependant. Elbeuf n'est qu'a deux heures et demie de Paris; tous les samedis, apres la seance, il prenait le train, et a neuf heures et demie il arrivait chez lui, ou il trouvait les siens qui l'attendaient. Ce jour-la, le diner retarde etait un souper; et tout le monde, meme la vieille madame Adeline, agee de quatre-vingt-quatre ans, infirme et paralysee des jambes, qu'on appelait "la Maman", meme la jeune Leonie Adeline, fille de Jean Adeline, qui depuis la mort de sa mere demeurait chez son oncle, ne se mettait a table qu'apres que le chef de la famille s'etait assis a sa place, vide pendant toute la semaine; les visages etaient epanouis, et, malgre le retard qui avait dit aiguiser les appetits, on causait plus qu'on ne mangeait. --Comment vas-tu, la Maman? --Bien, mon garcon; et toi? Il y a encore eu du tapage a la Chambre cette semaine, tu as du te bruler _les sangs_, c'est vraiment trop _arkanser_. La Maman, restee vieille Elbeuvienne, avait conserve, sans se donner la peine de les modifier en rien, ses usages d'autrefois aussi bien pour la toilette que pour le langage et le parler: en ete ses robes etaient en indienne de Rouen, en hiver en drap d'Elbeuf; ses bonnets de tulle noir garnis de dentelle etaient a la mode de 1840, la derniere a laquelle elle eut fait des concessions; et avec un accent trainant elle lachait les mots de patois normand et les locutions elbeuviennes avec lesquelles elle avait ete elevee, sans s'inquieter des effarements de ses petites-filles qui, n'osant pas la reprendre en face, insinuaient adroitement que les _chaircuitiers_ s'appelaient maintenant des charcutiers, que les _castoroles_ sont devenues des casseroles, et que "ne rien faire de bon" vaut mieux qu'_arkanser_, qu'on doit traduire pour ceux qui n'entendent pas le normand. Il fallait qu'Adeline expliquat pourquoi on avait _arkanse_, car la Maman, assise du matin au soir dans son fauteuil roulant, lisait l'_Officiel_ d'un bout a l'autre, et elle ne lui faisait grace d'aucun detail, plus au courant de ce qui se passait a la Chambre que bien des deputes. Quand son fils avait parle, elle discutait les raisons que ses contradicteurs lui avaient opposees et les pulverisait, s'indignant que tout le monde n'eut pas vote comme lui. Sur un seul point, elle le blamait--c'etait sur tout ce qui touchait aux choses religieuses; ne mettrait-il donc jamais la religion au-dessus de la politique? Quel chagrin pour elle que dans ces questions il ne votat point comme elle aurait voulu! il etait si soumis, si pieux, quand il etait petit! Respectueusement il se defendait, mais le plus souvent il cherchait a changer la conversation en faisant signe a sa femme ou a sa fille de venir a son secours; il en avait assez de la politique, et ce n'etait point pour reprendre et continuer les discussions de la semaine qu'il avait hate d'arriver chez lui. C'etait pour se retrouver avec les siens dans cette maison toute pleine de souvenirs, ou il avait ete enfant, ou il avait grandi, ou son pere etait mort, ou il s'etait marie, ou sa fille etait nee, ou il n'y avait pas un meuble, pas un coin qui ne lui parlat au coeur et ne le reposat de la vie parisienne vide et fatigante qu'il menait pendant neuf mois. Comme ces vastes pieces un peu noires d'aspect, comme ces vieux meubles demodes qu'il avait toujours vus, ces fauteuils de style Empire, ces pendules en bronze dore a sujets mythologiques, ces fleurs en papier conservees sous des cylindres depuis la jeunesse de sa mere, lui etaient plus doux aux yeux que le mobilier du petit appartement de garcon qu'il occupait dans une maison meublee de la rue Tronchet. Comme le fumet du pot-au-feu qui lui chatouillait l'appetit des qu'il poussait sa porte le disposait mieux a se mettre a table que les bouffees chaudes qui le frappaient au visage quand il entrait dans les restaurants parisiens ou il mangeait seul! A mesure qu'il revenait dans son milieu d'autrefois, l'homme d'autrefois se retrouvait. Des cases de son cerveau s'ouvraient, d'autres se refermaient. Le Parisien restait a Paris, a Elbeuf il n'y avait plus que l'Elbeuvien, l'odeur fade des cuves d'indigo l'avait rajeuni; le commercant remplacait le depute; il n'etait plus que mari et pere de famille. Aussi se fachait-il contre la politique qu'il lui deplaisait de retrouver a Elbeuf: c'etait de paroles affectueuses, de regards tendres qu'il avait besoin, du laisser-aller de l'intimite, de sorte que bien souvent, pendant que la Maman continuait ses discussions, ses approbations ou ses reprimandes, il oubliait de lui repondre ou ne le faisait qu'en quelques mots distraits: "Oui, maman; non, maman; tu as raison, certainement, sans aucun doute." C'etait assez indifferemment qu'a son retour d'Allemagne il s'etait laisse marier par son pere avec une jeune fille nee dans une condition inferieure a la sienne, au moins pour la fortune, mais depuis vingt ans il vivait dans une etroite communion de sentiment et de pensee avec sa femme, car il s'etait trouve que celle qu'il avait acceptee pour la grace de sa jeunesse etait une femme douee de qualites reelles que chaque jour revelait: l'intelligence, la fermete de la raison, la droiture du caractere, la bonte indulgente, et, ce qui pour lui etait inappreciable depuis son entree dans la vie politique--le flair et le genie du commerce qui faisaient d'elle une associee a laquelle il pouvait laisser la direction de la maison aussi bien pour la fabrication que pour la vente. Pendant qu'a Paris il s'occupait des affaires de la France, a Elbeuf elle dirigeait d'une main aussi habile que ferme celles de la fabrique; en vraie femme de commerce, comme il n'etait pas rare d'en rencontrer autrefois derriere les rideaux verts d'un comptoir, mais comme on n'en voit plus maintenant, trouvant encore le temps d'accomplir avec un seul commis la besogne du bureau: la correspondance, la comptabilite, la caisse et la paye qu'elle faisait elle-meme. Si bon commercant que fut Adeline, ce n'etait cependant pas d'affaires qu'il avait hate de s'entretenir en arrivant chez lui--ces affaires, il les connaissait, au moins en gros, par les lettres que sa femme lui ecrivait tous les soirs; c'etait sa femme meme, c'etait sa fille qui occupaient son coeur, et tout en mangeant, tout en repondant avec plus ou moins d'a-propos a sa mere, ses yeux allaient de l'une a l'autre. S'il aimait celle-ci tendrement, il adorait celle-la, et il n'etait pas rare que tout a coup il s'interrompit pour se pencher vers elle et l'embrasser en la prenant dans ses bras: --Eh bien, ma petite Berthe, es-tu contente du retour du papa? Il la regardait, il la contemplait avec un bon sourire, fier de sa beaute qui lui semblait incomparable; ou trouver une fille de dix-huit ans plus charmante? Elle avait des cheveux d'un blond soyeux qu'il ne voyait chez aucune autre, une fraicheur de carnation, une profondeur, une tendresse dans le regard vraiment admirables, et avec cela si bonne de coeur, si facile, si aimable de caractere! Comme il ne voulait pas faire de jaloux, il avait aussi des mots affectueux pour la petite Leonie, sa niece, agee de douze ans, dont il etait le tuteur et qui vivait chez lui, travaillant sous la direction de maitres particuliers, parce qu'elle etait trop faible de sante pour etre envoyee a Rouen au couvent des Dames de la Visitation ou toutes les filles des Adeline avaient ete elevees. Le diner se prolongeait; quand il etait fini, l'heure etait avancee; alors il roulait lui-meme sa mere jusqu'a la chambre qu'elle occupait au rez-de-chaussee, de plain-pied avec le salon, depuis qu'elle etait paralysee; puis, apres avoir embrasse Berthe et Leonie, qui montaient a leurs chambres, il passait avec sa femme dans le bureau, et alors commencait entre eux la causerie serieuse, celle des affaires, qui, plus d'une fois, se prolongeait tard dans la nuit. Ils avaient la sous la main les livres, la correspondance, les carres d'echantillons, ils pouvaient discuter serieusement et se mettre d'accord sur ce qui, pendant la semaine, avait ete reserve: elle lui rendait compte de ce qu'elle avait fait et de ce qu'elle voulait faire; a son tour, il racontait ses demarches a Paris dans l'interet de leur maison, il disait quels commissionnaires, quels commercants il avait vus, et, tirant de ses poches les echantillons qu'il avait pu se procurer chez les marchands de drap et chez les tailleurs, ils les comparaient a ceux qui avaient ete essayes chez eux. Pendant quelques annees, quand ils avaient arrete ces divers points, leur tache etait faite pour la soiree: la semaine finie etait reglee, celle qui allait commencer etait decidee; mais des temps durs avaient commence ou les choses ne s'etaient plus arrangees avec cette facilite: la consommation se ralentissant, il fallait etre plus accommodant pour la vente et accepter des acheteurs avec lesquels les petits fabricants seuls, forces de courir des aventures, avaient consenti a traiter jusqu'a ce jour; de grosses faillites avaient ete le resultat de ce nouveau systeme; elles s'etaient repetees, enchainees, et il etait arrive un moment ou la maison Adeline, autrefois si solide, avait eu de la peine a combiner ses echeances. III Un soir qu'on attendait Adeline, la famille etait reunie dans le bureau dont on venait de fermer les volets apres le depart des ouvriers et des employes. Dans son fauteuil, la Maman achevait la lecture de l'_Officiel_, Berthe tournait les pages d'un livre a images, devant un pupitre Leonie achevait ses devoirs, et en face d'elle madame Adeline couvrait de chiffres un cahier forme de lettres de faire part qui, cousues ensemble, servaient de brouillon et economisaient une main de papier ecolier. La cour si bruyante dans la journee etait silencieuse; au dehors, on n'entendait que les rafales d'un grand vent de novembre, et dans le bureau que le poele qui ronflait, le gaz qui chantait et la plume de madame Adeline courant sur la papier. De temps en temps elle s'interrompait pour consulter un carnet ou un registre, puis le frolement de sa main descendant le long des colonnes de ses additions, recommencait. C'etait hativement qu'elle faisait son travail, et le geste avec lequel elle tirait ses barres trahissait une main agitee. --Est-ce que vous avez une erreur de caisse, ma bru? demanda la Maman. --Non. La Maman, relevant ses lunettes, la regarda longuement --Qu'est-ce qui ne va pas! --Mais rien. Autrefois, la Maman ne se serait pas contentee de cette reponse, car evidemment, puisqu'il n'y avait pas d'erreur de caisse, quelque chose preoccupait sa bru; mais depuis qu'elle s'etait fait rembourser sa part de propriete dans la maison de commerce, elle n'avait plus la meme liberte de parole. Ce remboursement ne s'etait pas fait sans resistance, sinon chez Adeline soumis a la volonte de sa mere, au moins chez madame Adeline. Qu'une mere avec deux enfants donnat la moitie de sa fortune a l'un de ses fils, il n'y avait rien a dire, mais qu'elle voulut la donner entiere en depouillant ainsi l'un pour l'autre, ce n'etait pas juste. Et la bru s'etait expliquee la-dessus avec la belle-mere nettement. De ce jour, les relations entre elles avaient change de caractere. Quand la Maman possedait la moitie de la maison de commerce, elle etait une associee, et on lui devait les comptes qu'on rend a un associe. Sa part remboursee, les inventaires ne lui avaient plus ete communiques, les comptes ne lui avaient plus ete rendus. Qu'eut-elle pu demander? elle n'etait plus rien dans cette maison. A la verite, son fils semblait s'entretenir aussi librement avec elle qu'autrefois, mais le fils et la bru faisaient deux; d'ailleurs, c'etait sur certains sujets seulement que cette liberte se montrait; sur la marche des affaires, ils etaient avec elle aussi reserves l'un que l'autre. Quand elle insistait pres de Constant, il repondait invariablement que les choses allaient aussi bien qu'elles pouvaient aller; mais l'embarras et meme la reticence se laissait voir dans ses reponses. Et alors, avec inquietude, avec remords, elle se demandait si, en enlevant douze cent mille francs a son fils, elle ne l'avait pas mis dans une situation critique: les affaires allaient si mal, on parlait si souvent de faillites; les acheteurs qu'elle etait habituee a voir autrefois venaient maintenant si rarement a Elbeuf. Si encore elle avait pu rejeter sur sa bru la responsabilite de cette situation, c'eut ete un soulagement pour elle. Mais, malgre l'envie qu'elle en avait, cela ne semblait pas possible. Jamais, il fallait bien le reconnaitre, la fabrique n'avait ete dirigee avec plus d'intelligence et plus d'ordre; la surveillance etait de tous les instants du haut jusqu'en bas, aussi bien pour les grandes que pour les petites choses; et dans tous les services on trouvait de ces economies ingenieuses que seules les femmes savent appliquer sans rien desorganiser et sans soulever des plaintes. Elle n'avait pas pu insister, il avait fallu que, se contentant de ce rien, elle reprit la lecture de son journal: cependant, il etait certain qu'il se passait quelque chose de grave; jamais elle n'avait vu sa bru aussi nerveuse, et cela etait caracteristique chez une femme calme d'ordinaire, qui mieux que personne savait se posseder, et ne dire comme ne laisser paraitre que ce qu'elle voulait bien. Cependant, si absorbee qu'elle voulut etre dans sa lecture, elle ne pouvait pas ne pas entendre les coups de plume qui rayaient le papier; a un certain moment, n'y tenant plus, elle risqua encore une question: --Est-ce que vous craignez quelque nouvelle faillite? --MM. Bouteillier freres ont suspendu leurs payements. Madame Adeline reprit ses comptes en femme qui voudrait n'etre pas interrompue; mais l'angoisse de la Maman l'emporta. --Vous etes engagee avec eux pour une grosse somme? --Assez grosse. --Et elle vous manque pour votre echeance? --Constant doit m'apporter les fonds. Le soulagement qu'eprouva la Maman l'empecha de remarquer le ton de cette reponse: quand son fils devait faire une chose, il la faisait, on pouvait etre tranquille. La suspension de payement des freres Bouteillier suffisait et au dela pour expliquer l'etat nerveux de madame Adeline; ils etaient parmi les meilleurs clients de la maison, les plus anciens, les plus fideles, et leur disparition se traduirait par une diminution de vente importante. Sans doute cela etait facheux, mais non irremediable; elle avait foi dans la maison de son fils au meme point que dans la fortune d'Elbeuf, et n'admettait pas que la crise qu'on traversait ne dut bientot prendre fin; les beaux jours qu'elle avait vus reviendraient, il n'y avait qu'a attendre. Elle demandait a Dieu de vivre jusque-la; si apres avoir sauve l'honneur des Adeline elle pouvait voir la solidite de leur maison assuree, elle serait contente et mourrait en paix. Depuis soixante-cinq ans elle n'avait pas manque une seule fois, excepte pendant ses couches, la messe de sept heures a Saint-Etienne, ou, par sa piete, elle avait fait l'edification de plusieurs generations de devotes, mais jamais on ne l'avait vue prier avec autant de ferveur que depuis que les affaires de son fils lui semblaient en danger. Bien qu'elle ne quittat pas son fauteuil roulant et ne put pas se prosterner a genoux, au mouvement de ses levres et a l'exaltation de son regard on sentait l'ardeur de sa priere. Ses yeux ne quittaient pas la verriere ou saint Roch, patron des cardeurs, tisse, avec des ouvriers, du drap sur un metier des vieux temps et c'etait lui qu'elle implorait particulierement pour son fils comme pour son pays natal. La plume de madame Adeline continuait a courir sur son brouillon quand dans la cour on entendit un bruit de pas. Qui pouvait venir? Il semblait qu'il y eut deux personnes. Les pas s'arreterent a la porte du bureau, ou discretement on frappa quelques coups. --Ma tante, faut-il ouvrir? demanda Leonie, se levant avec l'empressement d'un enfant qui saisit toutes les occasions d'interrompre un travail ennuyeux. --Mais, sans doute, repondit madame Adeline, bien qu'un peu surprise qu'a cette heure on frappat a cette porte et non a celle de l'appartement. Les verrous furent promptement tires et la porte s'ouvrit. -Ah! c'est M. Eck et M. Michel, dit Leonie. C'etait en effet le chef de la maison Eck et Debs, le pere Eck, comme on l'appelait a Elbeuf, accompagne d'un de ses neveux. --_Ponchour, matemoiselle_, dit le pere Eck avec son plus pur accent alsacien et en entrant dans le bureau, suivi de son neveu. L'oncle etait un homme de soixante ans environ, rond de corps et rond de manieres, court de jambes et court de bras, a la physionomie ouverte, gaie et fine, dont les cheveux frises, le nez busque et le teint mat trahissaient tout de suite l'origine semitique; le neveu, au contraire, etait un beau jeune homme elance, avec des yeux de velours, et des dents blanches qui avaient l'eclat de la nacre entre des levres sanguines et une barbe noire frisee. --_Ponchour, mestames Ateline_, continua M. Eck, _Ponchour, matemoiselle Perthe_. Ce dernier bonjour fut accompagne d'une reverence. -_Gomment_, continua-t-il, M. _Ateline_ n'est _bas_-la, je _groyais_ qu'il _tevait refenir te ponne_ heure; et, en _foyant te_ la lumiere au _pureau_, j'ai _gru_ que c'etait lui qui _trafaillait; foila gomment_ j'ai frappe a cette _borte_; excusez-moi, _mestames_. Ce fut une affaire de leur trouver des sieges, car le bureau etait meuble avec une simplicite veritablement antique: une table en bois noir, deux pupitres, des rayons en sapin regnant tout autour de la piece pour les registres et la collection des echantillons de toutes les etoffes fabriquees par la maison depuis pres de cent ans, quatre chaises en paille, et c'etait tout; pendant deux cents ans, cela avait suffi a plus de trois cent millions d'affaires. C'etait apres la guerre que les Eck et Debs, etablis jusque-la en Alsace, avaient quitte leur pays pour venir creer a Elbeuf une grande manufacture de "draps lisses, elasticotines, faconnes noirs et couleurs", comme disaient leurs en-tetes, ou s'accomplissaient, sans le secours d'aucun intermediaire, toutes les operations par lesquelles passe la laine brute pour etre transformee en drap pret a etre livre a l'acheteur, et tout de suite ils etaient entres en relations avec Constant Adeline, que son caractere autant que sa position mettaient au-dessus de l'envie et de la jalousie, et aupres de qui ils avaient trouve un accueil plus liberal qu'aupres de beaucoup d'autres fabricants. Sans arriver a l'amitie, ces relations s'etaient continuees, s'etendant meme aux familles. A la verite, madame Adeline mere n'avait point vu madame Eck mere, une vieille femme de quatre-vingts ans, aussi fervente dans la religion juive qu'elle pouvait l'etre dans la sienne; mais mesdames Eck et Debs faisaient a madame Constant Adeline des visites que celle-ci leur rendait, et les enfants, les deux freres Eck et les trois freres Debs avaient plus d'une fois danse avec Berthe. Les politesses echangees, le pere Eck prit son air bonhomme, et, regardant le cahier sur lequel madame Adeline faisait ses chiffres: --_Touchours a l'oufrage, matame Ateline_, dit-il, je _foutrais bien afoir_ une _embloyee gomme fous_ et... au meme _brix_. Et il partit d'un formidable eclat de rire, car il etait toujours le premier a sonner la fanfare pour ses plaisanteries, sans s'inquieter de savoir s'il n'etait pas quelquefois le seul a les trouver droles. Mais ses eclats de rire se calmaient comme ils partaient, c'est-a-dire instantanement; il prit une figure grave, presque desolee: --_A brobos, matame Ateline, afez-fous tes noufelles_ de MM. Bouteillier freres? demanda-t-il. --J'en ai recu ce matin. --_Fous safez_ qu'ils _susbendent_ leurs _bayements_? --C'est ce qu'on m'ecrit. --Est-ce que _fous_ etiez engages _afec_ eux? --Malheureusement. Et vous? --Nous? Oh! non. Ils auraient _pien foulu_, mais nous n'avons _bas foulu_, nous. _Tebuis_ trois ans, ils ne _m'insbiraient blus gonfiance_; c'etait _tes chens_ qui menaient _drop_ de _drain: abbardement_ aux Champs-Elysees, chateau aux _enfirons_ de _Baris, filla_ a Trouville, _sechour_ a Cannes pendant l'hiver, cela ne _bouvait bas turer_. Il y eut un silence; le pere Eck paraissait assez gene, et madame Adeline l'etait aussi jusqu'a un certain point, se demandant ce que pouvait signifier cette visite insolite; elle voulut lui venir en aide: --Est-ce que vous etes satisfait de vos nouveaux procedes de teinture? demanda-t-elle en portant la conversation sur un sujet de leur metier, qui pouvait fournir une inepuisable matiere et que d'ailleurs elle etait bien aise de tirer au clair. --Oh! _dres satisvait_. --Et cela vous revient vraiment moins cher que, chez MM. Blay? Il ouvrit la bouche pour repondre, puis il la referma, et ce fut seulement apres quelques secondes de reflexion qu'il se decida: --_Matame Ateline, matame Adeline_, je ne _beux bas fous tire, l'infentaire_ n'a _bas_ ete _vait_. Cela fut repondu avec une bonhomie si parfaite qu'on aurait pu croire a sa sincerite, mais il la compromit malheureusement en se hatant de changer de sujet. --Quand _fous foutrez fenir_ a la maison, _chaurai_ le _blaisir_ de _fous_ montrer ca; mais ce que je _foutrais pien fous_ montrer, c'est nos nouveaux metiers-fixes a _filer_; c'est _fraiment_ une _pelle infention_; seulement _tepuis_ un an que nous les avons installes, tous les fils cassaient, nous allions faire _bour_ cinquante mille _vrancs_ de _veraille_, quand mon _betit_ Michel a _drouve_ un _bervectionnement_ aussi simple que _barvait_; il faut voir ca; je lui ai fait _brendre_ un _prefet_. Il a vraiment le _chenie_ de la mecanique, ce garcon-la. --Est-ce que M. Michel va directement exploiter son brevet? --Il le _fentra_; tous les Eck, tous les Debs restent ensemble, _touchoure_. --Ce qu'on appelle a Elbeuf les Cocodes, dit Michel en riant et en repetant une plaisanterie qui etait spirituelle a Elbeuf. Il y eut encore un silence, puis M. Eck se levant, vint aupres de madame Adeline: --Est-ce que je _bourrais fous tire_ un mot en _barticulier_? Passant la premiere, madame Adeline le conduisit dans le salon. IV --Quelle mauvaise nouvelle lui apportait-on? Ce fut la question que madame Adeline, troublee, se posa, mais qu'elle eut la force, cependant, de retenir pour elle. Bien qu'elle n'eut aucune raison de se defier de M. Eck, qu'elle savait droit en affaires, brave homme et bonhomme dans les relations de la vie, elle avait ete si souvent, en ces derniers temps, frappee de coups qui s'abattaient sur elle a l'improviste et tombaient precisement d'ou on n'aurait pas du les attendre, qu'elle se tenait toujours et avec tous sur ses gardes, inquiete et craintive. Dans la ville, on disait que les Eck et Debs tentaient depuis longtemps des essais pour fabriquer la nouveaute mecaniquement et en grand comme ils fabriquaient le drap lisse: etait-ce la la cause de cette visite etrange? Dans ces Alsaciens ingenieux qui savaient si bien s'outiller et qui reussissaient quand tant d'autres echouaient, allait-elle rencontrer des concurrents qui rendraient plus difficile encore la marche de ses affaires! Etait-ce un danger menacant leur maison ou la situation politique de son mari qu'il venait lui signaler dans un sentiment de bienveillance amicale? De quelque cote que courut sa pensee, elle ne voyait que le mauvais sans admettre le bon ou l'heureux; et ce qui augmentait son trouble, c'etait de voir l'embarras qui se lisait clairement sur cette physionomie ordinairement ouverte et gaie. Elle s'etait assise en face de lui, le regardant, l'examinant, et elle attendait qu'il commencat; ce qu'il avait a dire etait donc bien difficile? Enfin il se decida: --Quand nous nous sommes expatries _pour fenir a Elpeuf_, nous n'_afons pas drouve_ ici tout le monde bien _tispose_ a nous recevoir. On _tisait_: "Qu'est-ce qu'ils _fiennent_ faire; nous n'_afons bas pesoin t'eux_? M. _Ateline_ n'a _bas_ ete parmi ceux-la, au _gontraire_, il n'a obei qu'a un sentiment patriotique pour les exiles et aussi pour sa ville ou nous apportions du _trafail_; et cela, _matame_, nous a ete au coeur; _tans_ la position ou nous etions, quittant notre pays, recommencant la vie a un age ou beaucoup ne _bensent blus_ qu'au repos, nous _afons_ ete heureux de _troufer_ une main loyalement _ouferte_. Ces paroles n'indiquaient rien de mauvais, l'inquietude de madame Adeline se detendit. --Quand l'annee _terniere_, continua M. Eck, nous _afons_ eu le chagrin de perdre mon _peau_-frere Debs, nous _afons_ encore retrouve M. _Ateline. Fous safez_ ce qui s'est passe a ce moment et comment des gens se sont recuses pour ne pas lui faire des funerailles convenables; on _tisait_: "Quel besoin d'honorer ce _chuif_ qui est _fenu_ nous faire concurrence?" Toutes sortes de mauvais sentiments s'etaient eleves contre le _chuif_ autant que contre le fabricant, et ceux-la memes qui auraient du se mettre en avant se sont mis en arriere. M. _Ateline_ etait alors a _Baris_, retenu _bar_ les travaux de la Chambre, et il _bouvait_ tres _pien_ y rester s'il avait _foulu_. Mais, _aferti_ de ce qui se passait ici,--peut-etre meme est-ce _bar fous, matame_? --Il est vrai que je lui ai ecrit. M. Eck se leva et avec une emotion grave il salua respectueusement: --J'aime a _safoir_, comme je m'en _toutais_, que c'est _fous_. Enfin, _aferti_, il a quitte _Baris_ et sur cette tombe, lui depute, il n'a pas craint de _tire_ ce qu'il pensait d'un honnete homme qui avait apporte ici une industrie faisant vivre _blus_ de mille personnes, dans une ville ou il y a tant de misere. Et pour cela il a trouve des paroles qui retentissent toujours dans notre coeur, le mien et celui de tous les membres de notre famille. Il fit une pause, emu bien manifestement par ces souvenirs; puis reprenant: --Ne _fous temantez_ pas, _matame_ pourquoi je rappelle cela; _fous_ allez le savoir; c'est pour _fous_ le _tire_ que je _bous_ ai demande ce moment d'entretien _bartigulier_. Apres ces _exbligations, fous gomprenez_ quelle estime nous avons pour M. _Ateline_ et _tans_ quels termes nous _barlons_ de lui: ma mere, ma soeur, ma femme, mes fils, mes _nefeux_ et moi-meme; il n'est _bersonne_ a _Elpeuf_ pour qui nous avons autant d'estime et, permettez-moi le mot, autant d'amitie. Ce qui vous touche nous interesse et _pien_ souvent nous nous sommes _rechouis_ en apprenant une _ponne_ affaire pour _fous_, comme nous nous sommes affliges en en apprenant une mauvaise:--ainsi celle de ces Bouteillier. Peu a peu, madame Adeline s'etait rassuree: tout cela etait dit avec une bonhomie et une sympathie si evidentes que son inquietude devait se calmer comme elle s'etait en effet calmee; mais a ces derniers mots, qui semblaient une entree en matiere pour une question d'argent, ses craintes la reprirent. Ces protestations de sympathie et d'amitie qui se manifestaient avec si peu d'a-propos n'allaient-elles aboutir a une conclusion cruelle, que M. Eck, qui n'etait pas un mechant homme avait voulu adoucir en la preparant: c'etait le terrible de sa situation de voir partout le danger. --Certainement, continua M. Eck, il n'y a _bas pesoin_ d'etre dans des conditions _bartigulieres_ pour etre charme en voyant mademoiselle _Perthe_: c'est une _pien cholie_ personne... qui sera la fille de sa mere, et un jeune homme, alors meme qu'il ne connait pas sa famille, ne peut pas ne pas etre seduit par elle, mais combien _blus_ fortement doit-il l'etre quand il partage les sentiments que je _fiens_ de _fous_ exprimer. C'est _chustement_ le cas de mon _betit_ Michel; je _tis betit_ parce que je l'ai vu tout _betit_, mais c'est en realite un sage garcon plein de sens, un travailleur, qui nous rend les _blus_ grands services dans notre fabrique, et qui est _pien_ le caractere le _blus_ aimable, le _blus_ facile, le _blus_ affectueux, le _blus_ egal que je _gonaisse_. Enfin _pref_ il aime _matemoiselle Perthe_, et je vous _temande_ pour lui la main de _fotre_ fille. Bien des fois et depuis longtemps deja, madame Adeline avait marie sa fille, choisissant son gendre tres haut, alors que leurs affaires etaient en pleine prosperite, descendant un peu quand cette prosperite avait decline, baissant a mesure qu'elles avaient baisse, jamais elle n'avait eu l'idee de Michel Debs. Un juif! Sa surprise fut si vive que M. Eck, qui l'observait, en fut frappe. --_Je fois_, dit-il, que _fous_ pensez a _matame Ateline_ mere, qui est une personne si rigoureuse dans sa religion. Nous aussi nous _afons_ notre mere qui pour notre religion n'est pas moins rigoureuse que la votre. C'est ce que j'ai _tit_ a mon _betit_ Michel quand il m'a _barle_ de ce mariage. "Et ta grand'mere, et la grand'mere de _mademoiselle Perthe_, hein!" Justement apres etre revenue un peu de son etourdissement, c'etait a ces grand'meres qu'elle pensait, a celle de Berthe et a celle de Michel. De celle-ci, que personne ne voyait parce qu'elle vivait cloitree comme une femme d'Orient, tout le monde racontait des histoires que le mystere et l'inconnu rendaient effrayantes. Que n'exigerait-elle pas de sa bru, cette vieille femme soumise aux pratiques les plus etroites de sa religion? De quel oeil regarderait-elle une chretienne a sa table, elle qui ne mangeait que de la viande pure, c'est-a-dire saignee par un sacrificateur, ouvrier alsacien verse dans les rites, qu'elle avait fait venir expres? Bien qu'elle n'eut ni le temps ni le gout d'ecouter les bavardages qui couraient la ville, madame Adeline n'avait pas pu ne pas retenir quelques-unes des bizarreries qu'on attribuait a cette vieille juive et ne pas en etre frappee. Avant l'arrivee des Eck et des Debs a Elbeuf, on s'occupait peu des usages des juifs, mais du jour ou cette vieille femme s'etait installee dans sa maison, son rigorisme l'avait imposee a la curiosite et aussi a la critique. C'etait monnaie courante de la conversation de raconter qu'elle se faisait apporter le gibier vivant pour que son sacrificateur le saignat;--qu'elle ne mangeait pas des poissons sans ecailles; qu'on faisait traire son lait directement de la vache dans un pot lui appartenant;--qu'elle avait une vaisselle pour le gras, une autre pour le maigre;--que le poisson seul pouvait etre arrange au beurre, a l'huile ou a la graisse;--que, dans les repas ou il etait servi de la viande, elle ne mangeait ni fromage, ni laitage, ni gateaux;--qu'on preparait sa nourriture le vendredi pour le samedi, et, comme ce jour-la les Israelites ne doivent pas toucher au feu, on mettait une plaque de fer sur des braises, et sur cette plaque on placait le vase contenant les mets tout cuits, ce vase ne pouvait etre pris que par des mains juives;--enfin, que ses cheveux coupes etaient recouverts d'un bandeau de velours, et qu'elle obligeait sa fille et sa belle-fille a ne pas laisser pousser leurs cheveux. Sans doute il y avait dans tout cela des exagerations, mais le vrai n'indiquait-il pas un rigorisme de pratiques religieuses peu encourageant? Elle le connaissait, ce rigorisme dans la foi, depuis vingt ans qu'elle en avait trop souffert aupres de sa belle-mere pour vouloir y exposer sa fille. Et puis, femme d'un juif! Si bien degagee qu'elle fut de certains prejuges, elle ne l'etait point encore de celui-la. Aucune jeune fille de sa connaissance et dans son monde n'avait epouse un juif: cela ne se faisait pas a Elbeuf. Mais M. Eck ne lui laissa pas le temps de reflechir, il continuait: --_Pien_ entendu, Michel n'a jamais entretenu _matemoiselle Perthe_ de son amour, c'est un honnete homme, un _calant_ homme, croyez-le, _matame Ateline_. Je ne _tis_ pas que ses yeux n'aient pas _barle_, mais ses levres ne se sont pas ouvertes. Peut-etre sait-elle cependant qu'elle est aimee, car les jeunes filles sont bien fines pour _teviner_ ces choses, mais elle ne le sait pas par des _baroles_ formelles. Michel a _foulu_ qu'avant tout les familles fussent d'accord, et c'est la ce qui m'amene chez vous. J'esperais trouver M. _Ateline_; et Michel, qui ne manque pas les occasions ou il peut voir _matemoiselle Perthe_, a tenu a m'accompagner, _pien_ que cela ne soit peut-etre pas tres convenable. Le hasard a _foulu_ que M. _Ateline_ fut absent et j'en suis heureux, puisque j'ai pu _fous_ adresser ma demande: en ces circonstances une mere vaut mieux qu'un pere. Vous la transmettrez a _M. Ateline_ et, si _fous_ le jugez _pon_, a _matemoiselle Perthe_. Pour Michel, je _fous_ prie d'insister sur son amour; c'est sincerement, c'est _tentrement_ qu'il aime et _bour_ lui ce n'est pas un mariage de convenance, c'est un mariage d'inclination. _Bour_ moi, je vous prie d'insister sur l'honneur que nous attachons a unir notre famille a la votre. Je veux vous _barler_ franchement, a coeur ouvert; je n'ai pas _d'ampition_ et ne recherche pas une alliance avec M. _Ateline_ parce qu'il est depute et sera un jour ou l'autre ministre; je suis _tecore_ et n'ai rien a attendre du gouvernement; quant a la situation de nos affaires, elle est _ponne_; la ou d'autres _berdent_ de l'argent, nous en gagnons; les inventaires vous le _brouferont_, quand nous pourrons vous les communiquer, vous verrez, vous verrez qu'elle est _ponne_. Il se frotta les mains: --Elle est _ponne_, elle est _ponne_; la maison Eck et Debs est organisee pour bien marcher, elle marchera et durera tant qu'il y aura un Eck, tant qu'il y aura un Debs pour la soutenir. Et je ne crois pas que la graine en manque de sitot. Donc, ce que nous cherchons uniquement dans ce mariage, c'est l'honneur d'etre de _fotre_ famille: le pere Eck ne _fiffra_ pas toujours; les fils, les neveux le remplaceront, et alors, est-ce que ce serait une mauvaise raison sociale: _Eck et Debs-Ateline_? La _fieille_ maison continuerait; le _fieil_ arbre repousserait avec des rameaux nouveaux; les enfants de Michel seraient des _Ateline_. Sur ce mot, il se leva. --Vous n'attendez pas mon mari? demanda madame Adeline. --Non; je remets notre cause entre vos mains, elle sera mieux _blaidee_ que je ne la _blaiderais_ moi-meme. Ils rentrerent dans le bureau, ou ils trouverent Leonie, la figure epanouie par un eclat de rire. --Je _fois_ qu'on s'est amuse, dit le pere Eck, on a taille une _ponne pafette_. --C'est M. Michel qui nous fait rire, dit Leonie. --Il est _pien_ heureux, Michel, de faire rire les _cholies_ filles; et qu'est-ce donc qu'il vous contait? --Il nous apprenait pourquoi les Carthaginois mettaient des gants; le savez-vous, monsieur Eck? --Ma foi, non, _matemoiselle_; de mon temps, les sciences historiques n'etaient pas aussi avancees que maintenant, et nous ne savions pas que les Carthaginois se _cantaient_. --Ils se gantaient parce qu'ils craignaient les Romains. --Ah! vraiment? dit le pere Eck qui n'avait pas compris. --Pardonnez-moi, madame, dit Michel en s'adressant avec un sourire d'excuse a madame Adeline, mademoiselle Leonie faisait un devoir sur Annibal qui ne l'amusait pas beaucoup; j'ai voulu l'egayer. Je crois que maintenant elle n'oubliera plus Annibal. --M. Michel sait trouver un mot agreable pour chacun, dit la maman. Madame Adeline regardait sa fille dans les yeux, et a leur eclat il etait evident que, pour Berthe aussi, Michel avait trouve quelque chose d'agreable,--mais a coup sur de moins enfantin que pour Leonie. L'aimait-elle donc? V L'oncle et le neveu partis, madame Adeline ne reprit pas son travail; elle n'avait plus la tete aux chiffres; et, d'ailleurs, le temps avait marche. On quitta le bureau, Berthe roula sa grand'mere dans la salle a manger, et madame Adeline, qui, pour diriger la fabrique, n'en surveillait pas moins la maison, alla voir a la cuisine si tout etait pret pour servir quand le maitre arriverait, puis elle revint dans la salle a manger attendre. --Comment va le cartel? demanda la Maman; est-ce qu'il n'avance pas? --Non, grand'mere, repondit Berthe, il va comme Saint-Etienne. --Comment ton pere n'est-il pas arrive? aurait-il manque le train? Cela fut dit d'une voix qui tremblait, avec une inquietude evidente, en regardant sa belle-fille, qui, elle aussi, montrait une impatience extraordinaire. Tout le monde avait l'oreille aux aguets; on entendit des pas presses dans la cour, Berthe courut ouvrir la porte du vestibule. Presque aussitot Adeline entra dans la salle a manger, tenant dans sa main celle de sa fille; tout de suite il alla a sa mere, qu'il embrassa, puis, apres avoir embrasse aussi sa femme et Leonie, il se debarrassa de son pardessus, qu'il donna a Berthe, et de son chapeau, que lui prit Leonie. Alors il s'approcha de la cheminee ou, sur des vieux landiers en fer ouvrage, brulaient de belles buches de charme avec une longue flamme blanche. --Brrr, il ne fait pas chaud, dit-il en passant ses deux mains largement ouvertes devant la flamme. Sa mere et sa femme le regardaient avec une egale anxiete, tachant de lire sur son visage ce qu'elles n'osaient pas lui demander franchement; ce visage epanoui, ces yeux souriants ne trahissaient aucun tourment. Tout a coup, il se redressa vivement; deboutonnant sa jaquette, il fouilla dans sa poche de cote et en tira cinq liasses de billets de banque qu'il tendit a sa femme: --Serre donc cela, dit-il. La Maman laissa echapper un soupir de soulagement; madame Adeline ne dit rien, mais a l'empressement avec lequel elle prit les billets et a la facon dont elle les pressa entre ses doigts nerveux, on pouvait deviner son emotion et son sentiment de delivrance. Aussitot que madame Adeline revint dans la salle a manger; on se mit a table. Bien entendu, ce soir-la les affaires personnelles passerent avant la politique, et la Maman fut la premiere a mettre la conversation sur les freres Bouteillier: --Comment une maison aussi vieille, aussi honorable, a-t-elle pu en arriver a cette catastrophe? --L'anciennete et l'honorabilite ne sauvent pas une maison, repondit Adeline, c'est meme quelquefois le contraire qu'elles produisent. Cela fut dit avec une amertume qui frappa d'autant plus qu'ordinairement il etait d'une extreme bienveillance, prenant les choses, meme les mauvaises, avec l'indulgence d'une douce philosophie, en homme qui, ayant toujours ete heureux, ne se fache pas pour un pli de rose, convaincu que celui qui le gene aujourd'hui sera efface demain. Il est vrai qu'il n'insista pas et qu'il se hata meme d'attenuer ce mot qui lui avait echappe: la catastrophe qui frappait les Bouteillier n'etait pas ce qu'on avait dit tout d'abord: c'etait une suspension de payement, non une banqueroute avec insolvabilite complete; il paraissait meme certain que les payements reprendraient bientot et qu'on perdrait peu de chose avec eux. Cela ramena la serenite sur les visages et acheva ce que les cinq liasses de billets de banque avaient commence; la conversation, d'abord tendue et sur laquelle pesait un poids d'autant plus lourd qu'on ne voulait pas s'expliquer franchement, reprit son cours habituel. --Quoi de nouveau ici? demanda Adeline. --Nous venons d'avoir la visite de M. Eck et de Michel Debs, repondit madame Adeline. --Et qu'est-ce qu'il voulait, le pere Eck? dit Adeline d'un ton indifferent en se versant a boire. Cette question fit relever la tete a la Maman, qui maintenant qu'elle etait debarrassee de l'angoisse de la faillite Bouteillier, se demandait ce que signifiaient cette visite et ce tete-a-tete avec sa bru. Pourquoi le pere Eck n'avait-il pas parle devant elle? A son age, ce juif n'aurait-il pas pu avoir le respect de la vieillesse? --Je te conterai cela apres diner, dit madame Adeline. --Si je suis de trop, je puis me retirer dans ma chambre, dit la Maman avec une dignite blessee. --Oh! Maman! s'ecria Adeline. --Vous savez bien que vous n'etes jamais de trop, dit madame Adeline sans s'emouvoir. Je demande qu'au lieu de vous retirer dans votre chambre apres le diner, vous assistiez au recit de cette visite. Il n'etait pas rare que la Maman, toujours jalouse de son autorite, fit des algarades de ce genre a sa bru, et alors Adeline, qui ne voulait pas etre juge entre sa femme et sa mere, sortait d'embarras par une diversion plus ou moins adroite; il recourut a ce moyen: --Tu sais, fillette, dit-il a Berthe, que j'ai pense a toi; comme tu me l'avais recommande, j'ai ete me promener dans l'allee des Acacias mardi et vendredi, mais, quoique j'aie bien regarde toutes les femmes elegantes, je ne peux pas te dire si cette annee les redingotes seront longues ou courtes: j'en ai vu qui descendaient jusqu'aux bottines et j'en ai vu qui s'arretaient un peu plus bas que les hanches; tu peux donc faire la tienne comme tu voudras. --Si j'en faisais faire trois, dit Berthe en riant, une longue, une moyenne et une courte? --C'est une idee. Je dois dire aussi, pour etre fidele a la verite, que j'ai vu peu de foule: ce qui est facheux pour Elbeuf, mais c'est ainsi. Apres sa fille, ce fut le tour de sa niece: il s'etait acquitte de deux commissions dont elle l'avait charge: il avait achete l'_Atlas_ qu'elle desirait et commande une boite de pastels telle que la voulait papa Nourry. --Je pense qu'il en sera content et te mettra tout de suite a dessiner ses oiseaux. --Oh! merci, mon oncle; comme tu es gentil! Le diner tourna un peu plus court qu'a l'ordinaire; le dessert a peine servi, Berthe se leva de table et fit signe a Leonie de se lever aussi. Ce n'etait pas la presence de la Maman qui empechait de parler de la visite du pere Eck, c'etait la leur; Berthe l'avait compris et ne voulait pas retarder le moment des explications. --Viens, dit-elle a sa cousine. Elles monterent a leur chambre, tandis qu'Adeline poussait le fauteuil de sa mere dans le bureau, dont madame Adeline fermait la porte. --Eh bien? demanda-t-elle. --Eh bien... M. Eck est venu me demander la main de Berthe pour son neveu Michel. --Le pere Eck! s'ecria Adeline. --Ce juif! s'ecria la Maman en levant au ciel ses mains que l'indignation rendait tremblantes. Comme madame Adeline ne repondait rien, la Maman reprit: --Ce juif! il ose nous demander notre fille! Un Allemand! --Il ne faut rien exagerer, dit Adeline, il est plus Francais que nous, puisqu'il l'est par le choix, et qu'il a paye cet honneur d'une partie de sa fortune. --Crois-tu donc que s'il avait trouve son interet a etre Prussien, il ne le serait pas? --Enfin, il ne l'est pas. --Mais il est juif; tu ne diras pas qu'il n'est pas juif! --Assurement non. --Et tu gardes ce calme en le voyant nous faire cette injure! --Je suis au moins aussi surpris que vous. --Surpris! C'est surpris que tu es! Tu crois que c'est la surprise qui me souleve de ce fauteuil ou depuis quatre ans je reste inerte. --Crois-tu donc que M. Eck ait voulu nous faire injure? --Que m'importe qu'il ait voulu ou qu'il n'ait pas voulu; l'injure n'en existe pas moins. --Un homme dans la position de M. Eck ne nous fait pas injure en nous demandant la main de notre fille. --Il ne s'agit pas de sa position, il s'agit de sa religion: il est juif, n'est-ce pas! et son neveu l'est aussi? --Mon Dieu, Maman, permets-moi de dire que c'est la un prejuge d'un autre age. Le temps n'est plus ou le juif etait un paria, il s'en faut de tout; il n'y a qu'a ouvrir les yeux pour voir quelle place il occupe aujourd'hui dans notre monde: la finance, la haut commerce, l'industrie. Puis, comme il voulait enlever a cet entretien la violence passionnee que sa mere y mettait, il prit un ton enjoue: --Si les choses marchent du meme pas, il est facile de prevoir qu'avant peu ce sera le chretien qui sera l'esclave du juif: lis le compte rendu des premieres representations: en tete des personnes citees, ce sont des juifs que tu trouveras. Mais au lieu de calmer sa mere, il l'exaspera. --Je suis bien vieille, dit-elle, je suis paralysee, je n'ai plus d'initiative, je n'ai plus d'autorite, je n'ai plus la fortune qui la fait respecter, je ne suis plus rien, mais au moins je suis encore ta mere et jamais je ne te permettrai de plaisanter ma foi. Ah! Constant, la Chambre t'a perdu! A vivre avec ces avocats et ces journalistes habitues a discuter le pour et le contre et a trouver qu'il y a autant de bonnes raisons pour une opinion que pour une autre, tu es devenu ce qu'ils sont eux-memes, un incredule; tu ne sais plus ce qui est bien, tu ne sais plus ce qui est mal; vous appelez cela de la tolerance; il n'y a pas de tolerance pour le mal, il doit etre ecrase. Elle avait toujours a cote d'elle une forte canne avec laquelle elle faisait avancer ou reculer son fauteuil, quand elle ne voulait point appeler pour qu'on le roulat; elle la prit, et, d'une main encore vigoureuse, elle frappa le parquet avec une energie qui disait celle de sa volonte. --Il doit etre ecrase. Et de plusieurs coups de canne elle sembla vouloir ecraser un etre vivant, le pere Eck, sans doute, ou son neveu, plutot qu'une chose ideale--ce mal qui l'enflammait. Adeline aimait sa vieille mere autant qu'il la respectait; aussi, lorsqu'elle abordait la question religieuse, tachait-il toujours, lorsqu'il ne pouvait pas ceder, de laisser tomber la conversation ou de la detourner. A quoi bon discuter? il savait qu'il ne lui ferait rien abandonner de ses idees; et d'autre part, il ne voulait pas prendre des engagements qu'il ne tiendrait pas. Mais en ce moment ce n'etait pas une discussion plus ou moins theorique qui etait soulevee, c'etait une affaire personnelle, qui pouvait etre la plus grave pour sa fille--celle de sa vie meme. --Je t'en prie, Maman, dit-il avec douceur, ne te laisse pas emporter par ton premier mouvement; avant de juger la demande de M. Eck injurieuse, sachons dans quelles conditions elle se presente. --Toujours les conditions, les circonstances attenuantes. Sans repondre a sa mere, il s'adressa a sa femme: --Hortense, dis-nous ce qui s'est passe dans ton entretien avec M. Eck. Il fit un signe furtif a sa femme pour qu'elle allongeat son recit autant qu'elle le pourrait: pendant ce temps, sa mere se calmerait sans doute. Madame Adeline comprit ce que son mari voulait et rapporta a peu pres textuellement les paroles de M. Eck. Mais la Maman ne la laissa pas aller sans l'interrompre; aux premiers mots elle lui coupa la parole: --Tu vois que ces juifs se rendent justice et qu'ils sentirent la repulsion qu'ils inspiraient en venant s'etablir ici pour ruiner d'honnetes gens par la concurrence. --Je t'en prie, Maman, permets qu'Hortense continue, ou nous ne saurons rien. Madame Adeline reprit, mais presque tout de suite la Maman interrompit encore: --Vois-tu ta main ouverte! qu'avais-tu besoin de leur tendre la main! tout le mal vient de toi et de ton discours; ah! si tu m'avais ecoute! Quand madame Adeline appuya sur l'estime que tous les Eck et tous les Debs professaient pour Adeline, la Maman secoua la tete en murmurant: --L'estime de ces gens-la! voila une belle affaire vraiment! il n'y pas de quoi se rengorger comme tu le fais. Madame Adeline continua lentement et la Maman fit des efforts pour se contenir; mais quand sa bru repeta les paroles meme qui avaient ete la conclusion du pere Eck: "Est-ce que ce serait une mauvaise raison sociale: Eck et Debs-Adeline. Le vieil arbre repousserait avec des rameaux nouveaux", elle poussa un cri d'indignation: --Et vous n'avez pas vu, vous, que ces juifs veulent s'emparer de notre maison! la fille, ils en ont bien souci; c'est le nom qu'ils veulent, c'est la maison qu'il leur faut. Apres cette explosion, il y eut un moment de silence: la Maman tenait les yeux fixes sur le plancher et paraissait suivre sa pensee, agitant ses levres sans former des mots distincts. Tout a coup elle prit la main de son fils violemment: --Constant, la verite: on me la cache ici, ta femme, toi-meme. Maintenant il faut parler. Comment vont tes affaires? Tu es donc bien malade que ces gens pensent pouvoir heriter de toi? Il hesita un moment en regardant sa femme: --Ce n'est pas de ta femme qu'il faut prendre conseil, c'est de ton coeur, de ta conscience; je t'interroge, ne repondras-tu pas a ta mere? Il hesita encore. --C'est vrai ce que je crains? dit-elle doucement, tendrement. --Oui. VI La Maman, si exaltee quelques minutes auparavant, avait tendu la main a son fils, et comme il etait venu s'asseoir pres d'elle, elle tenait la main qu'il lui avait donnee entre les siennes. --Mon pauvre garcon, repetait-elle, mon pauvre garcon! --Tu as raison de te plaindre, dit-il, apres avoir consulte sa femme d'un rapide coup d'oeil, il est vrai que nous t'avons cache la verite. --Ah! pourquoi? Pouvais-tu avoir une meilleure confidente que ta mere, un autre soutien? --Je ne voulais pas t'affliger, t'inquieter. Tu as besoin de calme, de repos, et tu n'es que trop disposee a te donner la fievre. A quoi bon te tourmenter pour des embarras qui devaient, semblait-il, etre de peu de duree? --Si vieille que je sois, je ne suis pas en enfance; je n'avais pas merite que tu me fisses injustement ce chagrin; m'eloigner de toi, nous separer, je ne comprends pas qu'une pareille pensee ait pu te venir. Madame Adeline avait pour principe de ne jamais intervenir entre son mari et sa belle-mere, mais c'etait a condition que d'une facon directe ou indirecte elle ne fut pas elle-meme prise a partie: dans ces derniers mots elle vit une allusion a son influence et ne voulut pas la laisser passer sans repondre. --Permettez-moi, Maman, de vous faire observer qu'il nous etait bien difficile de nous plaindre de nos embarras, sans paraitre en faire remonter la responsabilite a l'effort que nous nous sommes impose pour vous rembourser votre part, car c'est a partir de ce moment meme que notre gene a commence. Nous avions compte sur de bonnes annees; nous en avons eu de mauvaises. Fallait-il a chaque perte ou a chaque inventaire vous dire: "Voila la situation!" Cela eut-il ete discret et delicat? Nous ne l'avons pense, ni Constant ni moi; je ne l'ai pas plus influence qu'il ne m'a influencee lui-meme. Cela s'est fait tacitement, spontanement entre nous. D'ailleurs je pensais comme lui que ce n'etait vraiment pas la peine de vous tourmenter pour des embarras qui, pour moi comme pour lui, semblaient ne pas devoir durer. --Et quand vous avez vu qu'ils duraient? --Il etait trop tard pour vous porter un si gros coup. --Enfin, quels sont-ils? Ce fut Adeline qui, sur un signe de sa femme, reprit la parole: --Un mot va te repondre: tu as vu les cinquante mille francs que j'ai remis a Hortense en arrivant; d'ou crois-tu qu'ils viennent? --De chez un banquier? --De chez un ami. Encore le mot ami est-il trop fort. En realite, de chez une simple connaissance u qui je n'aurais jamais pense a m'adresser, qui est venue a moi et qui m'a presque fait violence pour que j'accepte ce pret. Sa femme le regarda avec une telle surprise qu'il voulut tout de suite la rassurer. --C'est le vicomte de Mussidan, de qui je t'ai parle, que je rencontre chez mon collegue le comte de Cheylus toutes les fois que j'y vais; un homme du monde, charmant, tres lance. Je dinais hier chez M. de Cheylus, et le vicomte de Mussidan comme toujours s'y trouvait. On n'a guere parle que de la debacle des Bouteillier, qui tenaient dans le monde parisien une place egale a celle qu'ils occupaient dans le commerce. Sans avouer l'embarras dans lequel elle me mettait, je n'ai pas cache qu'elle etait un coup sensible pour nous et qui se produisait aussi mal a propos que possible. Quand je suis sorti, M. de Mussidan m'a accompagne; nous avons cause des Bouteillier, longuement cause: tres galamment il s'est mis a ma disposition, en me demandant d'user de lui comme d'un ami; qu'il serait heureux de m'obliger; enfin tout ce que peut dire un homme aimable. Je l'ai remercie, mais, bien entendu, j'ai refuse. Ce matin, il est venu chez moi et a recommence ses offres de services d'une facon si pressante que j'ai fini par accepter ses cinquante mille francs; il se serait fache si j'avais persiste dans mon refus. --Voila qui est bien etonnant, dit la Maman. --Qui serait etonnant de la part de tout autre, mais qui l'est beaucoup moins de la sienne: c'est, je vous le repete, le plus charmant homme que j'aie rencontre, et si je ne suis pas son ami, je crois pouvoir dire qu'il est le mien; jamais personne ne m'a temoigne autant de sympathie; s'il connaissait Berthe, je croirais qu'il veut etre mon gendre. --Peut-etre veut-il etre tout simplement celui de la maison Adeline, dit la Maman. --Je crois que la maison Adeline ne dit pas grand'chose a un jeune homme lance comme lui et vivant dans un monde ou la gloire des maisons de commerce n'est pas cotee. Quoi qu'il en soit, les choses sont ainsi: c'est lui qui m'a prete ces cinquante mille francs, et il nous rend un service dont nous devons lui etre reconnaissants. --En es-tu donc la, mon pauvre enfant, de ne pas pouvoir trouver cinquante mille francs? s'ecria la Maman. --Non, Dieu merci; mais j'en suis la de savoir gre a celui qui m'epargne le souci de les chercher. Au lendemain de la debacle des Bouteillier, dans laquelle on sait que nous sommes pris, il est bon qu'on ne croie pas, dans notre monde, que je puis avoir un besoin immediat de cinquante mille francs; notre credit deja bien ebranle s'en serait mal trouve; la pret de ce brave garcon nous donne le temps de respirer et de nous retourner: n'est-ce pas, Hortense? --Assurement, surtout si, comme tu l'esperes, les Bouteillier reprennent leurs payements. --Mais enfin, demanda la Maman, comment cette situation s'est-elle creee? comment en est-elle arrivee la? --Ah! comment! comment! dit Adeline en secouant la tete d'un geste decourage. --Pourtant, continua la Maman, il n'y a rien a dire contre Hortense, elle administre aussi bien que possible. --Si l'administration seule pouvait faire la fortune d'une maison, la notre serait superbe; malheureusement elle ne suffit pas, il faut la direction, il faut des circonstances, et la direction a ete mauvaise, comme les circonstances depuis quelques annees ont ete desastreuses. --La direction mauvaise! interrompit la Maman; mais c'est toi le directeur. --Eh bien, j'ai ete un mauvais directeur: je me suis endormi dans le succes, comme d'autres que moi se sont endormis a Elbeuf; nous faisions bien, nous avons cru qu'il n'y avait qu'a continuer a bien faire; que nous aurions toujours l'exportation, et que nous battrions l'importation parce que nous lui etions superieurs: l'exportation a diminue a mesure que l'outillage des pays etrangers s'est developpe, et l'importation nous bat, parce qu'en France on aime le nouveau et l'original, et que les commissionnaires comme les tailleurs ont interet a vendre au prix qu'ils veulent des etoffes dont on ne connait pas la valeur vraie. Nous nous sommes specialises dans notre superiorite, et au lieu de developper par la science professionnelle le sens de la transformation et de la mobilite, nous avons vecu pieusement sur le passe, sur le _foule_, sans nous apercevoir que le _foule_ ne pouvait pas etre eternel, La mode n'en veut plus; nous voila a bas. Qu'importe que nous produisions bien, si on ne veut pas de nos produits et si nous les vendons a perte? C'est la que ma direction a ete mauvaise. Fier de ma superiorite, je me suis conduit en artiste, non en commercant. --Tu as ete un Adeline, dit la Maman. --Peut-etre; mais tandis que j'etais un Adeline des temps passes, d'autres etaient des hommes de leur temps, marchant avec lui, au lieu de rester tranquilles comme moi. On nous oppose souvent Roubaix, et c'est quelquefois avec raison, surtout pour son flair a imiter et a perfectionner les tissus, a transformer son outillage pour lui faire produire l'article du jour. C'est la qu'a ete la source de sa fortune industrielle; c'est la souplesse, c'est l'esprit d'initiative qui lui ont fait produire l'article de Lyon pour l'ameublement et la soierie legere, l'article de Saint-Pierre-les-Calais, en tissant sur des metiers mecaniques la dentelle et la robe en laine et en schappe, la rouennerie, la cotonnade d'Alsace, la draperie anglaise. Qu'il y ait demain de l'argent a gagner en tissant de l'emballage, et Roubaix se mettra a l'emballage qu'il tissera aussi bien que les etoffes de prix. Le jour ou la mode a decide que les vetements de femme serait en petite draperie, Roubaix a fait de la petite draperie. Puis il a pris aux Anglais la draperie nouveaute pour hommes, et il l'a fabrique mieux qu'eux et a meilleur marche. C'est ainsi qu'il a commence sa concurrence contre nous, aide par les tailleurs qui achetent le Roubaix moins cher que l'Elbeuf, et le revendent comme anglais au prix qu'il veulent; c'est vulgaire d'etre habille en Elbeuf, c'est chic de l'etre en anglais... de Roubaix. Un moment j'ai pense a me lancer dans cette voie. --Je te l'ai assez demande! interrompit madame Adeline. La Maman jeta un regard indigne a sa bru, a laquelle elle avait plus d'une fois reproche d'etre une mauvaise Elbeuvienne. --Il est certain que, pour la nouveaute, il etait possible de faire a Elbeuf ce qu'a fait Roubaix, et de developper le tissage mecanique; c'est meme la, sans aucun doute, que sera l'avenir. Mais combien de difficultes dans le present qui m'ont inquiete! Ou trouver les ouvriers en etat de conduire ces metiers? Comment les rompre, du jour au lendemain, a ce nouveau systeme? Comment affiner la delicatesse de leur toucher et de leur vue de maniere a passer brusquement de nos fils d'hier aux fils tenus d'aujourd'hui? Le metier a la main bat vingt-cinq coups a la minute, le metier mecanique en bat de soixante a soixante-dix; il faut pour suivre la rapidite de ces metiers, une legerete de main et une finesse d'oeil que nos ouvriers n'ont pas presentement et qui ne s'acquiert pas en un jour. --Jamais on ne fera de la belle nouveaute sur les metiers mecaniques, affirma la Maman avec conviction: du Roubaix, de l'anglais, peut-etre, de l'Elbeuf, non. Sans engager une discussion sur ce point avec sa mere, ce qu'il savait inutile, il continua: --Une autre raison encore m'a retenu--la mise de fonds dans l'outillage: pour une production de trois millions par an, il faut cent vingt metiers prets a battre et a remplir les ordres; chaque metier coutant deux mille cinq cents francs, c'est un ensemble de trois cent mille francs; avec l'immeuble, la machine a vapeur et les outils accessoires, il faut compter deux cent mille francs; bien entendu, je laisse de cote la teinture et la filature qui doivent s'executer au dehors avec avantage, mais j'ajoute l'outillage pour le degraissage, le foulage et les apprets, qui ne coute pas moins de deux cent mille francs, et j'arrive ainsi a un chiffre de sept cent mille francs; je ne les avais pas. Cela fut dit en glissant et a voix basse, de facon a ne pas l'appliquer directement a la Maman, et tout de suite, pour ne pas laisser le temps a la reflexion de se produire, il reprit: --Enfin une derniere raison, qui, pour etre d'un ordre different, n'a pas ete moins forte pour moi, m'a arrete. Ce qu'il y a de bon dans notre travail elbeuvien, que tu as bien raison d'aimer, Maman, c'est qu'il s'execute en grande partie chez l'ouvrier qui n'est pas a la _sonnette_, comme on le dit si justement, qui est chez lui, dans sa maison, a la ville ou a la campagne, avec sa femme et ses enfants auxquels il enseigne son metier par l'exemple. L'individualite existe et avec elle l'esprit de famille. Au contraire, dans l'usine l'individualite disparait comme disparait la famille; l'ouvrier perd meme son nom pour devenir un numero; il faut quitter le village pour la ville ou le mari est separe de sa femme, ou les enfants le sont du pere et de la mere; plus de table commune autour de la soupe preparee par la mere, on va forcement au cabaret pour manger, on y retourne pour boire. Je n'ai pas eu le courage d'assumer la responsabilite de cette transformation sociale. Je sais bien que, pour la terre comme pour l'industrie, tout nous amene a creer une nouvelle feodalite. Mais, pour moi, je n'ai pas voulu mettre la main a cette oeuvre. Justement parce que je suis un Adeline et que deux cents annees de vie commune avec l'ouvrier m'ont impose certains devoirs, j'ai recule. Sans doute d'autres feront--et prochainement--ce que je n'ai pas voulu faire, mais je ne serai pas de ceux-la, et cela suffit a ma conscience. Je n'ai pas la pretention d'arreter la marche de la fatalite. Voila pourquoi, revenant a notre point de depart, je trouve que la demande de M. Eck ne doit pas etre accueillie par un brutal refus. Ma tache est finie, la leur commence; ils sont dans le mouvement. --Dans tout ce que tu viens de me dire, rien ne prouve que tu ne peux plus marcher, interrompit la Maman; ne le peux-tu plus? --Je suis entrave, je ne suis pas arrete, voila la stricte verite. --Eh bien, marche lentement, petitement, en attendant que la mode change et que notre nouveaute reprenne: les jeunes gens se lasseront d'etre habilles comme des grooms anglais et de s'exposer a se faire mettre quarante sous dans la main; ce qui est bon, ce qui est beau revient toujours. --Attendre! il y a longtemps que nous attendons; il en est chez nous comme a Reims, ou de pere en fils on s'est enrichi a fabriquer du merinos, et ou l'on continue a fabriquer du merinos, alors qu'il ne se vend plus que difficilement, on attend qu'il reprenne, et on se ruine. --Eh bien, alors, retire-toi des affaires, et vis avec ce qui te reste, avec ce que tu sauveras du naufrage; Mieux vaut que la maison Adeline perisse que de la voir passer entre les mains de ces juifs. --Et Berthe? --Mieux vaut qu'elle ne se marie jamais que de devenir la femme d'un juif! VII --Et toi? demanda Adeline a sa femme en entrant dans leur chambre, dis-tu comme la Maman: mieux vaut que Berthe ne se marie pas que de devenir la femme d'un juif? --Veux-tu donc ce mariage? --Et toi ne le veux-tu point? --J'avoue que l'idee ne m'en etait jamais venue. --As-tu quelques griefs contre Michel Debs? --Aucun. --Ne le trouves-tu pas beau garcon? --Certainement. --Intelligent, sage, range, travailleur! --Je n'ai jamais rien entendu dire contre lui. --Et au contraire tu as entendu dire, a moi, aux autres, a tout le monde, que des enfants Eck et Debs il est celui qui semble tenir la tete dans cette belle association de freres et de cousins, et que c'est lui sans aucun doute qui prendra la direction de la maison quand le pere Eck se retirera. --C'est vrai. --Eh bien, alors? qui t'empeche d'admettre que sa femme puisse etre heureuse? --Je ne dis pas cela; et pourtant.... --Quoi? --Il est juif. --Alors ne parlons plus de ce mariage; si Maman et toi vous lui etes opposees, cela suffit, restons-en la. --Tu le desires donc? --Je n'en sais rien; mais franchement je ne peux pas le repousser par cela seul que Michel est juif; pour moi, un juif est un homme comme un autre, bon ou mauvais selon son caractere particulier, mais qui en sa qualite de juif est souvent plus intelligent, plus soucieux de plaire, plus aimable dans la vie, plus souple, plus prompt, plus commercant dans les affaires que beaucoup d'autres; je ne peux donc partager ton prejuge. --Il s'applique beaucoup plus aux siens qu'a lui-meme, ce prejuge. --C'est deja quelque chose. --Je trouve, comme toi, Michel un aimable garcon, et si je le voyais pour la premiere fois, si l'on m'enumerait les qualites que je lui reconnais volontiers, si l'on me disait qu'il desire epouser ma fille sans m'apprendre en meme temps qu'il est juif, je serais toute disposee a le considerer comme un gendre possible... et peut-etre meme desirable. Mais il n'est pas seul, il a les siens autour de lui, il a sa grand-mere, et quand M. Eck m'a presente sa demande, je t'avoue que je n'ai vu qu'une chose, la vie de Berthe dans la maison de cette vieille juive fanatique. --Et pourquoi Berthe vivrait-elle dans la maison de madame Eck et sous la direction de celle-ci? Cela n'est pas du tout oblige, il me semble. D'ailleurs la vieille madame Eck mene une existence si retiree qu'elle ne doit pas etre une gene pour les siens. Je comprends que, si tout ce qu'on dit d'elle est vrai, cette existence est bizarre; mais tu sais comme moi que ce n'est pas du tout celle de ses enfants, qui ont nos moeurs et nos habitudes ni plus ni moins que des chretiens. --Ainsi, tu veux ce mariage? dit madame Adeline avec un certain effroi. --Je ne le veux pas plus que je ne le veux point: je ne lui suis pas hostile et trouve qu'il est faisable, voila la verite vraie. Il y a quelqu'un qu'il touche encore de plus pres que nous; c'est Berthe; aussi, avant de dire: il se fera ou ne se fera point, je trouve que Berthe doit etre consultee. Pour Maman, ce mariage serait l'abomination des abominations; pour toi qui es d'un autre age et que la tolerance a penetree, il serait inquietant, sans que tu pusses cependant le repousser par des raisons serieuses et autrement que d'instinct, sans trop savoir pourquoi. Pour Berthe il peut etre desirable. C'est a voir. Si elle l'acceptait, il y aurait la un affaiblissement de prejuge tout a fait curieux, mais qui, a vrai dire, ne m'etonnerait pas. Madame Adeline avait ravive le feu qui s'eteignait; elle fit asseoir son mari devant la cheminee, et s'assit elle-meme a cote de lui. --Ainsi tu veux consulter Berthe? demanda-t-elle. --N'est-ce pas la premiere chose a faire? Je ne veux pas plus la marier malgre elle que je ne voudrais qu'elle se mariat malgre moi. --Et ta mere? --A Berthe d'abord. Si elle ne veut pas de Michel il est inutile de nous occuper de Maman; au contraire, si elle est disposee a accepter ce mariage, nous verrons alors ce qu'il y a a faire avec Maman... et avec toi. --Oh! moi, je ne voudrai que ce que tu voudras et ce que voudra Berthe: il est evident que la repugnance avec laquelle j'ai accueilli la demande de M. Eck n'etait pas raisonnee; je reconnais qu'aucun reproche ne peut etre adresse a Michel et, s'il n'est pas le gendre que j'aurais ete chercher, il est cependant un gendre que je ne repousserai pas; il n'y a donc pas a s'occuper de moi; mais ta mere? Tu interroges Berthe et elle te repond--je le suppose--qu'elle sera heureuse de devenir la femme de Michel. J'ai peine a croire que, jusqu'a present, elle ait vu en lui un futur mari, et qu'elle se soit prise pour lui d'un sentiment tendre. Mais du jour ou tu lui parles de ce mariage, ce sentiment peut naitre et se developper vite, car je conviens sans mauvaise grace que Michel est beau garcon, et qu'il sait mieux que personne etre aimable quand il veut plaire. Alors qu'arrivera-t-il? Ou tu passes outre, et c'est le malheur de ta mere que nous faisons; a son age, avec son despotisme d'idees, cela est bien grave, et la responsabilite est lourde pour nous. Ou tu subis le refus de ta mere, et alors nous faisons le malheur de Berthe, si ce sentiment est ne. --Je passerais outre, et j'ai la conviction que Maman, qui, comme toi, a ete surprise, finirait par entendre raison. Madame Adeline leva la main par un geste de doute: elle connaissait la Maman mieux que le fils ne connaissait sa mere, et savait par experience qu'on ne lui faisait pas entendre raison. --J'admets, dit-elle, que tu obtiennes le consentement de ta mere, mais tout n'est pas fini, il y a un empechement a ce mariage qui vient de nous, de notre situation, et que ni l'un ni l'autre nous ne pouvons lever--c'est la dot. Pouvons-nous dire a M. Eck que nous marions notre fille sans la doter! Et pouvons-nous faire cet aveu, sans faire en meme temps celui de notre detresse? Je ne veux pas revenir sur mon prejuge et dire que c'est parce que Michel est juif qu'il refusera une fille sans dot, alors surtout qu'il doit s'attendre a une certaine fortune escomptee vraisemblablement a l'avance. Mais il est commercant, et trouveras-tu beaucoup de commercants dans une situation egale a celle des Eck et Debs qui epouseront une fille pour ses beaux yeux? Nous pouvons donc en etre pour la honte de notre confession, et Berthe pour l'humiliation d'un mariage manque. Est-il sage de nous exposer a un pareil echec qui, se realisant, aurait des consequences desastreuses, non seulement pour Berthe, mais encore pour notre credit. Reflechis a cela. Ces derniers mots etaient inutiles. A mesure que sa femme parlait et deduisait les raisons qui s'opposaient a ce mariage, Adeline, qui tout d'abord l'avait ecoutee en la regardant, se penchait vers le feu, absorbe manifestement dans une meditation douloureuse. --Tant d'annees de travail, murmura-t-il, tant d'efforts, tant de luttes, de ta part tant de soins, tant de fatigues, tant d'energie, pour en arriver la! Pauvre Berthe! Que ne t'ai-je ecoute quand il en etait temps encore! Elle le regarda, tristement penche sur le feu qui eclairait sa tete grisonnante. Quels changements s'etaient faits en lui en ces derniers temps! Comme il avait vieilli vite, lui qui jusqu'a quarante ans etait reste si jeune! Comme sur son visage au teint colore les rides s'etaient profondement incrustees; ses yeux, autrefois doux et le plus souvent egayes par le sourire, avaient pris une expression de tristesse ou d'inquietude. --Si encore, dit-il en suivant sa pensee et en se parlant plus encore qu'il ne parlait a sa femme, on pouvait entrevoir quand cela finira et comment! J'ai ete bien imprudent, bien coupable de ne pas t'ecouter. Madame Adeline n'etait pas de ces femmes qui mettent la main sur la tete de leur mari lorsqu'il va se noyer: s'il s'attristait, elle l'egayait; s'il se decourageait, elle le reconfortait; de meme que s'il s'emballait, elle l'enrayait. --Je n'etais sensible qu'a l'interet immediat, dit-elle, mais crois bien que j'ai compris toute la force des raisons qui t'ont retenu. A trente ans, ayant sa position a faire, on pouvait courir cette aventure, mais a ton age et dans ta situation il etait sage et naturel de ne pas oser la risquer. Ce n'est pas moi qui jamais te reprocherai de t'etre abstenu. --Tes reproches seraient moins durs que ceux que je m'adresse moi-meme, car tu n'as vu que les raisons avouables qui m'ont retenu et tu ne sais pas, toi qui cependant me connais si bien, celles que j'appelais a mon aide quand je me sentais pret a te ceder. Un jour, il y a trois ans, c'est-a-dire a un moment ou nous avions encore les moyens de transformer notre fabrication, j'etais decide. J'avais tout pese et en fin de compte j'etais arrive a la conclusion evidente, claire comme le soleil, que c'etait pour nous le salut. J'allais te l'ecrire et j'avais deja pris la plume, quand une derniere faiblesse, une sorte d'hypocrisie de conscience, m'arreta. Au lieu de t'ecrire a toi, ici a Elbeuf, j'ecrivis a Roubaix, pour demander des renseignements sur le prix que nos concurrents payent le charbon, le gaz, le metre courant de construction. La reponse m'arriva le surlendemain; le charbon que nous payons 240 francs le wagon, coute la-bas 120 francs; le gaz, grace aux primes de consommation, coute 15 centimes le metre cube; enfin la construction d'un batiment industriel revient a 22 francs le metre superficiel; tu vois, sans qu'il soit besoin que je te le repete, tout ce que je me dis; et comme je ne cherchais qu'un pretexte et qu'une justification pour rester dans l'inertie, je ne t'ecrivis point. Les choses continuerent a aller pendant que je me repetais glorieusement les raisons qui me paralysaient, et elles finirent par nous amener au point ou nous sommes arrives. Il se leva et se mit a marcher par la chambre a grands pas avec agitation: --Heureux, s'ecria-t-il, ceux qui ne voient qu'un cote des choses, ils peuvent se decider et agir, ils ont de l'initiative et de l'elan. Moi, je suis ce que l'on peut appeler un bon homme, je vous aime tendrement, toi et Berthe, je n'ai jamais voulu que votre bonheur, et je fais votre malheur. La faute en est-elle a mon caractere, a mon education? Est-ce le milieu dans lequel j'ai vecu pendant les belles annees de ma vie, tranquille, heureux sans avoir a prendre des resolutions entrainant avec elles des responsabilites? toujours est-il que lorsque je suis en face d'un obstacle, j'y reste, comme si pendant que j'attends il allait disparaitre lui-meme, s'enfoncer ou s'envoler. --Il n'y a que toi pour te plaindre d'avoir trop de conscience, dit-elle tendrement; tu es le meilleur des hommes. --A quoi cette bonte a-t-elle servi? Qu'ai-je fait pour vous? Que je meure demain, quelle sera votre position? Celle que mes parents m'avaient faite, je ne vous la laisse pas. Tu aurais ete seule, tu aurais ete libre, tu l'aurais amelioree cette situation; moi, le meilleur des hommes, comme tu dis, je l'ai perdue, et aujourd'hui j'ai le chagrin de ne pas pouvoir marier notre fille comme j'aurais voulu. J'avais fait de si beaux reves quand nous etions encore les Adeline d'autrefois! C'etait a peine si par le monde je trouvais assez de maris pour faire mon choix. Et maintenant! Il fit quelques tours par la chambre; puis revenant a sa femme et s'arretant devant elle: --Eh bien, maintenant, pour le mariage qui se presente, je ne ferai point ce que j'ai fait toute ma vie, me disant: "Il est bien difficile de l'accepter, mais, d'autre part, il est bien difficile de le refuser", attendant que ces difficultes disparaissent d'elles-memes. Pour moi, j'ai pu me perdre dans ces hesitations malheureuses, je ne les aurai point pour Berthe. Demain, j'irai avec elle au Thuit, et la, dans la tranquillite du tete-a-tete je l'interrogerai. Cela fut dit avec resolution, mais aussitot le caractere reprit le dessus: --Apres tout, elle n'en voudra peut-etre pas de ce mariage. VIII Dans une famille, la mere n'est pas toujours la confidente de ses filles; c'est quelquefois le pere qu'elles choisissent; c'etait le cas chez les Adeline, ou Berthe, tout en aimant sa mere tendrement, avait plus de liberte et plus d'expansion avec son pere. Occupee, affairee, appartenant a tous; madame Adeline n'avait jamais pu perdre son temps dans les longs bavardages ou se plaisent les enfants. Quand, toute petite, Berthe venait dans le bureau pour embrasser sa maman et se faire embrasser, celle-ci ne la renvoyait point, mais elle ne se laissait pas caresser aussi longtemps que l'enfant l'aurait voulu; elle ne la gardait pas dans ses bras, elle ne la dodelinait pas comme la petite le demandait, sinon en paroles franches, au moins avec des regards attendris et ces mouvements enveloppants ou les enfants sont si habiles et si perseverants. Apres un baiser affectueusement donne, la mere reprenait la plume et se remettait au travail; ses minutes etaient comptees. Au contraire, Berthe avait toujours trouve son pere entierement a elle, sans que jamais il lui repondit le mot qu'elle etait habituee a entendre chez sa mere: "Laisse-moi travailler." Il n'avait pas a travailler, lui, lorsqu'elle voulait jouer, et quoi qu'il eut a faire, il ne le faisait que lorsqu'elle lui en laissait la liberte; et bien souvent meme il commencait sans attendre qu'elle vint a lui. Avec cela s'ingeniant a lui plaire en tout; enfant, lorsqu'elle n'etait qu'une enfant; jeune homme, lorsqu'elle etait devenue jeune fille. Que de parties de cache-cache avec elle derriere les pieces de drap et dans les armoires! Que de visites aux quinze ou vingt poupees composant la famille de Berthe, qui toutes, avaient un nom et une histoire qu'il s'etait donne la peine d'apprendre sans en rien oublier, et sans jamais confondre entre eux un seul de ses petits-fils ou une de ses petites-filles. L'age n'avait point affaibli cette passion de Berthe pour ses poupees, et, en rentrant du couvent, elle avait repris avec elles ses jeux d'enfant aussi serieusement, aussi maternellement que lorsqu'elle n'etait qu'une gamine, ne se fachant point des moqueries de sa grand'mere et de sa mere, mais sachant gre a son pere de la prendre au serieux et de la defendre. --Ne la raille point, repetait-il, les petites filles qui aiment le plus tendrement leurs poupees sont les memes qui plus tard aiment le plus tendrement leurs enfants; on est mere a tout age. Il ne s'en tenait point aux paroles et quelquefois il voulait bien encore, comme dix ans auparavant, faire le "monsieur qui vient en visite", le "medecin", et surtout le "grand-papa" qui revient de Paris les poches pleines de surprises pour les enfants de sa fille. Dans ces conditions, il etait donc tout naturel qu'Adeline se chargeat de parler a Berthe de la demande de Michel Debs; il avait assez souvent joue le role du "notaire" ou de l'"ami de la famille", venant entretenir la "maman" de projets de mariage a propos de Toto ou de Popo, pour remplir ce role serieusement et faire pour de bon le "papa." Le lendemain matin, le vent de la nuit etait tombe, et quand, a huit heures, le pere et la fille monterent dans la vieille caleche, le ciel etait clair, sans nuages, avec des teintes roses et vertes du cote du levant comme on en voit souvent, en novembre, apres les grandes pluies d'ouest. Bien que le cocher fut sur son siege, on ne partit pas tout de suite, parce qu'il fallait arrimer le dejeuner dans le coffre de derriere et c'etait a quoi s'occupait madame Adeline, aidee de Leonie. Il ne restait pas de domestiques au Thuit pendant l'hiver et, lorsqu'on devait y manger, il fallait emporter les provisions qu'on voulait ajouter aux oeufs frais de la fermiere. Enfin le coffre fut ferme. --Bon voyage! --A ce soir! Et de la rue Saint-Etienne la caleche passa dans la rue de l'Hospice pour gagner la cote du Bourgtheroulde; comme le temps etait doux, les glaces n'avaient point ete fermees; en tournant au coin de la rue du Thuit-Anger, Adeline apercut Michel Debs qui venait en sens contraire. --Tiens, qu'est-ce que Michel Debs fait par ici? dit-il. --Il faut le lui demander, repondit Berthe en riant. --Ce n'est pas la peine. On se salua, et pour la premiere fois, Adeline remarqua qu'il y avait dans le regard de Michel comme dans le mouvement de sa tete et le geste de son bras quelque chose de particulier qui ne ressemblait en rien au salut de tout le monde; comment n'avait-il pas vu cela jusqu'alors? --Est-ce que Michel Debs savait que nous devions aller au Thuit ce matin? demanda Adeline lorsqu'ils furent passes. --Comment l'aurait-il su? --Tu aurais pu le lui dire hier au soir. Berthe ne repondit pas. Puisque le hasard de cette rencontre mettait l'entretien sur Michel, Adeline se demanda s'il ne devait pas profiter de l'occasion pour le continuer; mais il ne s'agissait plus de Toto ou de Popo, et il trouva que dans cette voiture il n'aurait pas toute la liberte qu'il lui fallait: c'etait la vie de sa fille, son bonheur qui allaient se decider, l'emotion lui serrait le coeur; l'heure presente etait si differente de celle qu'autrefois, dans ses moments de reveries ambitieuses, il avait espere! Comme depuis longtemps deja il gardait le silence, absorbe dans ses pensees, Berthe le provoqua a parler. --Qu'as-tu? demanda-t-elle; tu ne dis rien; tu n'es donc pas heureux d'aller au Thuit? C'etait une ouverture, il voulut la saisir, sinon pour l'entretenir tout de suite de Michel, au moins pour la preparer a se prononcer sur sa demande en connaissance de cause; il ne suffisait pas en effet de lui dire: "Michel Debs, l'associe de la maison Eck et Debs, desire t'epouser"; il fallait aussi qu'elle sut a l'avance dans quelles conditions Michel se presentait et l'interet materiel qu'il pouvait y avoir pour elle a l'accepter; ce n'etait pas du tout la meme chose de refuser ce mariage alors qu'elle croyait a la fortune de ses parents, que de le refuser en sachant cette fortune gravement compromise. --Il a ete un temps, dit-il, ou je n'avais pas de plus grand plaisir que d'aller au Thuit. C'est la que j'ai appris a marcher. C'est la que tu as fait tes premiers pas sur l'herbe. Dans la maison, le jardin, les terres, il n'y a pas un meuble, pas un buisson, pas un chemin ou un sentier qui n'ait son souvenir. Depuis dix-huit ans je n'ai pas plante un arbre, je n'ai pas fait une amelioration, un embellissement sans me dire que ce serait pour toi. Et maintenant... je me demande si je ne vais pas etre oblige de le vendre. --Vendre le Thuit! --Il faut que tu saches la verite, si penible qu'elle puisse etre pour toi: nos affaires vont mal, tres mal, et si nous ne sommes pas ruines, il faut avouer que nous sommes genes; la crise que nous traversons et les faillites nous ont mis dans une situation difficile. J'espere en sortir, mais il est possible aussi que le contraire arrive. Quant au Thuit, hypotheque deja lorsque j'ai du rembourser ta grand'maman, il l'a ete depuis pour toute sa valeur, et avec la depreciation qui a frappe la terre en Normandie, il nous coute aujourd'hui plus qu'il ne nous rapporte; si la situation s'aggrave, il n'est que trop certain que nous ne pourrons pas le garder. Voila pourquoi je n'ai plus le meme plaisir qu'autrefois a aller dans cette terre que j'aimais non seulement pour moi, mais encore pour toi; ou j'arrangeais ta vie avec ton mari, tes enfants... et nous-memes devenus vieux. Ne sens-tu pas combien la pensee de m'en separer m'attriste? Berthe prit la main de son pere et l'embrassant tendrement: --Ce n'est pas au Thuit que je pense, c'est a toi. Ils avaient quitte la grand'route pour prendre un chemin coupant a travers des sillons de ble qui, nouvellement ensemences, commencaient a se couvrir d'une tendre verdure; a une courte distance sur la droite se detachait sur le fond sombre d'une futaie la facade blanche et rouge d'une grande maison: c'etait le chateau du Thuit, qui, par la masse de sa construction en pierre et en brique, par ses hauts combles en ardoises, par ses cheminees elancees, ecrasait les batiments de la ferme groupes a l'entour dans une belle cour du Roumois plantee de pommiers et de poiriers puissants comme des chenes. --C'etait bien vraiment en bon pere de famille que je soignais tout cela! dit-il en promenant ca et la un regard attriste. Ils entraient dans la cour, l'entretien en resta la. On avait vu la voiture venir de loin dans la plaine nue, et le fermier, sa femme et ses deux enfants etaient accourus pour recevoir leur maitre. Berthe, qui etait la marraine de ces deux enfants, dont l'un avait quatre ans et l'autre cinq et qu'elle aimait comme des poupees, les prit par la main. --Ils dejeuneront avec nous, dit-elle a la fermiere, je leur apporte des gateaux. --Faut que je les _debraude_, dit la mere. --Je les _debrauderai_ moi-meme, repondit Berthe, qui voulait bien parler normand avec les paysans. En effet, avant le dejeuner, elle les debarbouilla a fond, les peigna, les attifa, et a table en placa un a sa droite et l'autre a sa gauche, de facon a les bien surveiller--ce qui n'etait pas inutile, car avec leur gourmandise naturelle que l'education n'avait point encore adoucie, ils voulaient commencer par les gateaux. Adeline, assis vis-a-vis de sa fille, la regardait s'occuper de ces deux gamins, et a voir les prevenances, les attentions qu'elle avait pour eux en leur disant de douces paroles a l'accent maternel, il s'attendrissait. --Si ce mariage avec Michel Debs manquait, trouverait-elle a se marier plus tard? Ne serait-elle pas privee d'enfants, elle qui les aimait si tendrement? A un certain moment, il exprima tout haut cette pensee, au moins en partie: --Quelle bonne mere tu ferais! dit-il. Ce fut le mot auquel il revint lorsque, apres le dejeuner, ils sortirent seuls dans le jardin, et par la futaie gagnerent la foret. Il avait pris le bras de sa fille, et soulevant de leurs pieds les feuilles tombees des hetres, marchant sur le velours des mousses, ils allaient lentement cote a cote, lui emu par ce qu'il avait a dire, elle troublee et angoissee par cette emotion qu'elle sentait et qu'elle attribuait, aux tourments de leur situation. --Quand je disais tout a l'heure que tu ferais une bonne mere, te doutes-tu que ce n'etait pas une allusion a un fait en l'air? Elle le regarda toute surprise, sans comprendre, et cependant en rougissant. --As-tu devine pourquoi M. Eck est venu hier soir? continua-t-il. Elle leva encore les yeux sur lui un court instant, puis vivement les baissant: --Fais comme si je l'avais devine, murmura-t-elle. --Ah! petite fille, petite fille! dit-il en souriant de cette reponse feminine. Elle lui serra le bras par un mouvement d'impatience involontaire. --Eh bien, il est venu demander ta main pour Michel Debs. --Ah! --C'est la tout ce que tu dis? --Qu'est-ce que maman lui a repondu? --Qu'elle m'en parlerait. --Et toi, qu'est-ce que tu as dit a maman? --Que je t'en parlerais; car avant nous et les raisons de convenance, il y a toi et les raisons de sentiment; pour que nous repondions, ta mere et moi, il faut donc que d'abord tu repondes toi-meme. Cependant, apres un moment de silence, ce ne fut pas une reponse qu'elle adressa a son pere, ce fut une nouvelle question. Est-ce que M. Debs sait que nous sommes..., c'est-a-dire est-ce qu'il connait la verite sur la situation de tes affaires? --Je l'ignore; cependant il est probable que s'il ne sait pas toute la verite, il la soupconne en partie; dans le monde des affaires, il n'est personne a Elbeuf qui ne sache que notre situation n'est pas aujourd'hui ce qu'elle etait il y a quelques annees. Mais quel rapport cela a-t-il avec la reponse que je te demande? --Ah! papa! --C'est naif, ce que je dis? Elle lui secoua le bras doucement, par un geste de mutinerie caressante. --Si M. Debs, sachant que tes affaires ne vont pas bien, demande neanmoins ma main, c'est... qu'il m'aime. --Ah! j'y suis. --Dame! --Et cela te fait plaisir? --Tu demandes des choses... --Alors tu ne soupconnais pas qu'il t'aimat? --Je ne soupconnais pas... c'est-a-dire que je voyais bien que M. Debs etait tres aimable avec moi; partout ou j'allais, je le rencontrais; toujours je trouvais ses yeux fixes sur moi tres... tendrement; il avait en me parlant des intonations d'une douceur qu'il n'avait pas avec les autres, ni avec Marie qui est mieux que moi, ni avec Claire qui est dans une situation de fortune superieure a la notre, ni avec Suzanne, ni avec Madeleine, mais... les choses n'avaient jamais ete plus loin. --Maintenant elles ont marche, et il depend de toi qu'elles en restent la s'il ne te plait point. --Je ne dis pas cela. --Dis-tu qu'il te plait? --Il est tres bien. Devant ces reticences il revint a son idee: peut-etre ne voulait-elle pas de ce mariage, et n'osait-elle pas l'avouer; il fallait lui venir en aide: --Il est vrai qu'il est juif. Elle se mit a rire franchement: --Et qu'est-ce que tu veux que ca me fasse qu'il soit juif? IX L'eclat de rire etait si naturel et le mot qui l'accompagnait sortait si spontanement du coeur que la preuve etait faite: l'affaiblissement de prejuge dont Adeline avait parle a sa femme se realisait: feroce chez la grand'mere, resistant encore chez la mere, il n'existait plus chez la fille; il avait si bien disparu qu'elle en riait. "Qu'est-ce que tu veux que ca me fasse qu'il soit juif?" --Si cela ne te fait rien qu'il soit juif, dit Adeline apres un moment de reflexion, il n'en est pas de meme pour ta grand'mere. --Elle est opposee a M. Debs, n'est-ce pas? demanda Berthe d'une voix qui tremblait. --Peux-tu en douter? --Et maman? --Ta mere n'avait jamais pense a ce mariage, mais elle n'y fera pas d'opposition si de ton cote tu le desires? --Et toi, papa? Cela fut demande d'une voix douce et emue qui remua le coeur du pere. --Tu sais bien que je ne veux que ce que tu veux. Elle se serra contre lui. --C'est justement pour cela qu'il faut que tu t'expliques franchement. Tu dois comprendre que ce n'est pas pour t'obliger a te confesser que je te presse; que ce n'est pas pour lire dans ton coeur et pour te forcer, sans un interet majeur, a y lire toi-meme. Je sens tres bien que c'est un sujet delicat sur lequel une jeune fille a l'ame innocente comme l'est la tienne voudrait ne pas se prononcer et sur lequel un pere, crois-le bien, voudrait n'avoir pas a appuyer. Mais il le faut. --Je n'ai rien a te cacher. --J'en suis certain et c'est ce qui me fait insister: depuis que tu as commence a grandir, je t'ai mariee deja bien des fois, mais jamais sans que nous soyons d'accord. C'est pour voir si maintenant cet accord existe que je te demande de me parler a coeur ouvert. Est-ce donc impossible? --Oh! non. --Qui prendras-tu pour confident, si ce n'est ton pere? Ou en trouveras-tu un qui t'ecoute avec plus de sympathie? Ils marcherent quelques instants silencieusement et quitterent la futaie pour entrer dans la foret. --Eh bien? demanda-t-il, voyant qu'elle ne se decidait point et voulant l'encourager. Mais ce ne fut pas une reponse qu'il obtint, ce fut une nouvelle question: --Pour voir si l'accord dont tu parles existe, ne peux-tu me dire ce que tu penses toi-meme de M. Debs? --Je n'en pense que du bien; c'est un honnete garcon. --N'est-ce pas? --Travailleur. --N'est-ce pas? --Aimable, doux, sympathique a tous les points de vue. --Alors il te plait? --Je t'ai mariee en esperance avec des maris qui ne valaient certes pas celui-la. Elle regardait son pere avec un visage rayonnant, devinant ses paroles avant qu'il eut acheve de les prononcer. --Je sais bien que dans un mariage il n'y a pas que le mari, il y a le mariage lui-meme, dit-elle. --Et ce n'est pas du tout la meme chose. --Serais-tu aussi favorable au mariage que tu l'es a M. Debs, le mari? --Tu m'interroges quand c'est a toi de repondre. --Oh! je t'en prie, papa, cher petit pere! Il ne lui avait jamais resiste, meme quand elle demandait l'impossible. Elle lui sourit tendrement: --Qui prendras-tu pour confidente, si ce n'est ta fille? --Gamine! --Je t'en prie, reponds-moi franchement! --Eh bien! non! je ne suis pas aussi favorable au mariage qu'au mari. Evidemment, elle ne s'attendait pas du tout a cette reponse; elle palit et resta un moment sans trouver une parole. --Tu as des raisons pour t'y opposer? dit-elle enfin. --Il y a des raisons qui lui sont contraires. --Des raisons... graves? --Malheureusement. --Qui te sont personnelles? --Qui viennent de ta grand'mere et de notre situation. --Mais on peut se marier, dit-elle vivement avec feu, sans abjurer sa religion; la femme d'un juif ne devient pas juive; un juif qui epouse une chretienne ne se fait pas chretien; chacun garde sa foi. --C'est a ta grand'mere qu'il faut faire comprendre cela, et ce n'est pas chose facile; me le dire a moi, c'est precher un converti; tu sais comme ta grand'mere est rigoureuse pour tout ce qui touche a sa foi, et, d'autre part, elle est d'une epoque ou les juifs etaient victimes de prejuges qui pour elle ont conserve toute leur force. Ils etaient arrives a un endroit ou le chemin bourbeux les obligea a se separer; sur le sol plat et argileux, l'eau de la nuit ne s'etait point ecoulee et elle formait ca et la des flaques jaunes qu'il fallait tourner ou sauter. --Et quelles sont les raisons qui viennent de notre situation? demanda-t-elle. --Tu les as pressenties tout a l'heure en me demandant si Michel Debs savait la verite sur nos affaires. S'il connait la verite et veut t'epouser, c'est, comme tu le dis tres bien, qu'il t'aime, et qu'avant la fortune il fait passer la femme. Il t'epouse pour toi, non pour ta dot; pour ta beaute, pour tes qualites, parce que tu lui plais, enfin parce qu'il t'aime. --Cela est possible, n'est-ce pas? --Assurement; mais le contraire aussi est possible; c'est-a-dire que, tout en etant sensible a tes qualites, Michel Debs peut l'etre aussi a la fortune qui semble devoir te revenir un jour; au lieu d'un mariage d'amour tel que nous le supposons dans le premier cas, il s'agit alors simplement d'un mariage de convenance: l'un des associes de la maison Eck et Debs trouve que c'est une bonne affaire d'epouser la fille de Constant Adeline et il la demande. Note bien, mon enfant, que je ne dis pas que cela soit, mais simplement que cela peut etre. Alors que se passe-t-il quand il apprend que cette affaire, au lieu d'etre bonne, comme il le croyait, est mediocre ou meme mauvaise? Il ne la fait point, n'est-ce pas? et c'est un mariage manque. Je ne voudrais pas de mariage manque pour toi. Et je n'en voudrais pas pour nous. Pour toi ce serait humiliant; pour nous ce serait desastreux. C'est quand le credit d'une maison est ebranle qu'il faut de la prudence; et ce ne serait point etre prudent que de nous exposer a donner un aliment aux bavardages du monde. N'entends-tu pas ce qu'on ne manquerait pas de dire: "Pourquoi Michel Debs n'a-t-il pas epouse Berthe Adeline?--Parce qu'il n'a pas voulu d'une fille ruinee." Parler couramment de la ruine d'une maison dont les affaires sont embarrassees, c'est la precipiter. Voila pourquoi, avant de repondre a M. Eck, j'ai voulu t'interroger et te demander de me dire franchement si tu desires ce mariage. Tu comprends que s'il t'est indifferent et que si tu ne vois en Michel Debs qu'un mari comme un autre, auquel tu n'as pas de raisons particulieres pour tenir, il est sage de repondre par un refus: nous echappons ainsi a une lutte avec ta grand'mere; et d'autre part nous evitons les dangers du mariage manque. Au contraire, si Michel te plait, si tu vois en lui le mari qui doit assurer le bonheur de ta vie, il ne s'agit plus de se derober, il faut aborder la situation en face, si perilleuse qu'elle puisse etre pour toi comme pour nous, affronter le mecontentement de ta grand'mere, et courir aussi l'aventure d'un refus de Michel Debs ne trouvant pas la dot sur laquelle il comptait... peut-etre. --Qui dit que M. Debs est un homme d'argent? --Ce n'est pas moi; mais tu conviendras qu'il est possible qu'il le soit; si tu as des raisons pour croire qu'il ne l'est pas, dis-les; tu vois que, par la force meme des choses, nous voila ramenes au point d'ou nous sommes partis et que tu es obligee de repondre franchement, puisque ce sont tes sentiments qui dicteront notre conduite. Et oui, sans doute, elle voyait que la force des choses les avait ramenes au point d'ou ils etaient partis, mais la situation n'etait plus du tout la meme pour elle, agrandie qu'elle etait, rendue plus solennelle par les paroles de son pere: si un sentiment de retenue feminine et de pudeur filiale lui avait ferme les levres, maintenant elle devait les ouvrir loyalement et sans reticences; elle le devait pour son pere, elle le devait pour elle-meme. --Certainement, dit-elle, il ne s'est jamais rien passe entre M. Debs et moi qui ressemble meme de tres loin a ce que j'ai lu dans les livres; il ne m'a pas sauve la vie au bord du gave ecumeux pendant notre voyage dans les Pyrenees, ou il ne nous accompagnait pas d'ailleurs; il n'est jamais venu non plus soupirer sous mon balcon, puisque nous n'avons pas de balcon; il ne m'a pas fait remettre des lettres par des soubrettes dont on paye le silence avec de l'or; mais, cependant, il est vrai que, dans les projets de mariage que moi aussi j'ai faits de mon cote pendant que du tien tu en faisais d'autres, j'ai pense a lui; tu ne sais peut-etre pas qu'on se marie beaucoup au couvent, c'est meme a ca qu'on passe son temps, eh bien, quand, dans le grand jardin de la rue du Maulevrier, je parlais de mon mari a mes amies, il avait les yeux noirs, la barbe frisee, les cheveux ondules de... enfin c'etait Michel. Pourquoi? Il ne faut pas me le demander; je ne le sais pas, et rien de la part de Michel ne pouvait me donner a penser qu'il voudrait m'epouser un jour. Mais moi, j'avais plaisir a me dire que je l'epouserais; on est tres hardi en imagination et aussi en conversation; quand toutes vos amies ont des maris a revendre, il faut bien en avoir un aussi, et on le prend ou l'on peut. --Il ne t'avait jamais rien dit? --Oh! papa, pense donc que je n'etais qu'une gamine et que lui etait deja un jeune homme. --Et quand tu es rentree du couvent? --Il s'est passe ce que je t'ai dit; j'ai bien vu que je ne lui etais pas indifferente... et que je lui plaisais. Il voulut lui venir en aide: --Et tu en as ete heureuse? --Dame! --L'as-tu ou ne l'as-tu pas ete? --Puisque c'etait la continuation de ce que j'avais si souvent combine, je ne pouvais pas ne pas etre satisfaite. --Satisfaite seulement? --Heureuse, si tu veux. --Et lui as-tu laisse voir ce que tu eprouvais? --Peux-tu croire! --Enfin, pour qu'il demande ta main, il faut bien qu'il pense que tu ne le refuseras point. --Je l'espere, sans cela il ne serait pas du tout le mari que j'ai vu en lui, ce serait la fille de la maison Adeline qu'il rechercherait, ce ne serait pas moi, et c'est pour moi que je veux etre epousee. Ce n'est pas a ta fortune que devaient s'adresser ces yeux tendres. Ces quelques mots ouvraient a Adeline une esperance sur laquelle il se jeta: --De sorte que, pour toi, si Michel ne trouvait pas la dot sur laquelle il doit compter, il ne se retirerait pas. Oh! s'il etait seul! Mais il ne l'est pas; il a sa grand'mere, sa mere, son oncle. Me laisserais-tu epouser un jeune homme qui n'aurait rien... que ses beaux yeux? Est-ce que c'est tout de suite que tu vas dire que tu ne peux pas me donner de dot? --Il le faut bien. --Alors, demain, Michel peut n'etre plus... qu'un etranger pour moi! Ce fut d'une voix tremblante qu'elle prononca ces quelques mots, avec un accent qui remua Adeline. --Comme tu es emue! --C'est qu'il n'y a pas que de l'humiliation dans un mariage manque. Ce cri de douleur etait l'aveu le plus eloquent et le plus formel qu'elle put faire. Traversant le chemin, il vint a elle et, la prenant dans son bras, il l'embrassa tendrement. --Eh bien, il ne manquera pas, rassure-toi, ma cherie. --Comment? --Cela, je n'en sais rien; mais nous chercherons, nous trouverons. Est-ce que tu peux etre malheureuse par nous, par moi? --Il faut repondre. --Certainement, certainement. --Que veux-tu repondre? Le Normand se retrouva: --Il y a reponse et reponse; si je disais ce soir au pere Eck que je ne peux pas te donner demain une dot, peut-etre arriverions-nous a une rupture; mais ce qui me serait impossible demain sera sans doute possible dans un delai... quelconque: les affaires n'iront pas toujours aussi mal; nous nous releverons; ta mere a des idees; il n'y a qu'a gagner du temps. --Oh! je ne suis pas pressee de me marier. --C'est cela meme: tu n'es pas pressee; nous gagnerons du temps; avec le temps tout s'arrange; ton mariage avec Michel se fera, je te le promets. X De l'endroit ou ils s'etaient arretes en plein bois, ils apercevaient de petites colonnes de fumee bleuatre qui montaient droit a travers les branches nues des grands arbres. --Nous voici arrives, dit Adeline! je vais voir ou en sont les bucherons, et tout de suite nous rentrerons a Elbeuf, de facon a ce que je puisse aller ce soir meme chez M. Eck. Sous bois on entendait des coups de hache et de temps en temps des eclats de branches avec un bruit sourd sur la terre qui tremblait,--celui d'un grand arbre abattu. --Il fallait faire de l'argent, dit-il en arrivant dans la vente ou les bucherons travaillaient; malheureusement les bois se vendent si mal maintenant! Il eut vite fait d'inspecter le travail des ouvriers et ils revinrent rapidement au chateau, ou tout de suite les chevaux furent atteles. Il n'etait pas trois heures; ils pouvaient etre a Elbeuf avant la nuit. Pendant tout le chemin, Adeline reprit le bilan qu'il avait fait le matin en venant; seulement il le reprit dans un sens contraire: en allant au Thuit, tout etait compromis; en rentrant a Elbeuf, rien n'etait desespere, loin de la. Et il entassait preuves sur preuves pour demontrer qu'avec du temps il trouverait la dot qu'on offrirait au pere Eck. --Elle ne sera peut-etre pas ce qu'il croit, mais enfin elle sera suffisante pour qu'il ne puisse pas se retirer. Tu verras, ma cherie, tu verras. Et il enumerait ce qu'elle verrait. Ce n'etait pas seulement la situation de la maison d'Elbeuf qui devait s'ameliorer; a Paris on lui avait propose d'entrer dans de grandes affaires ou ses connaissances commerciales pouvaient rendre des services, et il avait toujours refuse, parce qu'il voulait se tenir a l'ecart de tout ce qui touchait a la speculation; il accepterait ces propositions; le temps des scrupules etait passe; ces affaires etaient honorables, c'etait par exces de delicatesse, c'etait aussi par amour du repos et de l'independance qu'il n'avait point voulu s'y associer; il ne penserait plus a lui; il ne penserait qu'a elle; le premier devoir du pere de famille, c'est d'assurer le bonheur de ses enfants, et il n'est pas de devoir plus sacre que celui-la. A plusieurs reprises aussi on avait mis son nom en avant pour des combinaisons ministerielles, et toujours par amour du repos et de l'independance il s'en etait retire. Maintenant il se laisserait faire: fille de ministre, c'etait un titre a mettre dans la corbeille de mariage. Berthe ecoutait suspendue aux yeux de son pere, son coeur serre se dilatait, l'esperance, la foi en l'avenir lui revenaient: il ne pouvait pas se tromper; ce qu'il disait, il le ferait; ce qu'il promettait se realiserait. Elle renaissait. Etait-elle une femme d'argent, etait-elle desinteressee? Elle n'en savait rien, n'ayant jamais eu a examiner ces questions. Mais le coup qui l'avait frappee le matin l'avait aneantie, et c'avait meme ete pour ne pas trahir le trouble de ses pensees qu'elle avait tenu a avoir a sa table ses deux filleuls. S'occupant d'eux, elle pouvait ne point penser a elle. Lorsque madame Adeline les vit revenir, elle fut surprise de ce retour si prompt, ne les attendant que pour diner. --Deja! Cela ne pouvait qu'augmenter son impatience de savoir ce qui s'etait dit entre le pere et la fille, mais malgre l'envie qu'elle en avait, il lui etait impossible d'interroger son mari, la Maman etant la dans son fauteuil. --Comme tu es mouille! dit-elle en le regardant; il faut changer de chaussures, je vais monter avec toi. Aussitot qu'ils furent dans leur chambre, elle ferma la porte: --Eh bien? --Elle l'aime. --Elle te l'a dit? --Elle a fait mieux que de me le dire, elle me l'a avoue dans un cri de douleur en voyant qu'elle pouvait ne pas devenir sa femme. --Est-ce possible! s'ecria-t-elle avec stupeur. --Il faut t'habituer a ne plus voir en elle une enfant, c'est une jeune fille. Il rapporta tout ce qui s'etait dit entre Berthe et lui. --Et maintenant? demanda madame Adeline, bouleversee. Il expliqua son plan. --Et apres? quand nous aurons gagne du temps, le mariage sera-t-il assure? --Il sera facilite. --Je t'en prie, Constant, reflechis avant d'abandonner la vie qui a ete la tienne jusqu'a ce jour: tu n'es pas l'homme des affaires de speculation; tu as trop de droiture, trop de loyaute. --Crois-tu que je m'aventurerais et ne prendrais pas toutes les garanties? --Et toi, crois-tu donc que les coquins ne sont pas plus forts que les honnetes gens? serais-tu le premier qui, malgre son intelligence et sa prudence, se laisserait tromper et entrainer. --Faut-il donc ne rien faire? Sois bien certaine que je n'accepterai que des affaires sures. --Ce ne sont pas les affaires sures qui donnent les gros gains. --Enfin, je te promets de ne rien entreprendre sans te consulter; j'ai laisse passer des centaines d'occasions qui nous auraient donne une fortune considerable, je veux profiter de celles qui se presenteront maintenant, voila tout. --Le temps est passe des belles occasions; tu le sais mieux que moi. --Je vais chez le pere Eck, dit-il pour couper court a ces observations, cela n'engage a rien de prendre du temps. Adeline trouva Berthe dans le vestibule; elle ne lui dit rien, mais en l'embrassant elle lui serra la main dans une etreinte ou elle avait mis toutes ses esperances et aussi l'emotion attendrie de sa reconnaissance. La fabrique des Eck et Debs n'est pas dans le vieil Elbeuf, mais dans le nouveau, celui qui confine a Caudebec, la, ou de vastes espaces permettaient apres la guerre, la libre construction d'un etablissement industriel tel qu'on le comprend aujourd'hui: isole, d'acces commode, avec des degagements, un sol stable reposant sur une couche d'eau facile a atteindre et assez abondante pour le lavage des laines et le degraissage ainsi que le foulage des draps en pieces. Construite en briques rouges et blanches, elle occupe entierement un ilot de terrain compris entre quatre rues se coupant a angle droit; sur trois de ces rues se dressent ses hautes murailles percees de larges chassis vitres, et sur la quatrieme s'ouvre, entre les bureaux et les magasins surmontes de l'appartement particulier de M. Eck, la grande porte qui laisse voir une cour carree au fond de laquelle le balancier de la machine leve et abaisse ses deux bras. Quand Adeline arriva a la porte, il faisait nuit noire depuis longtemps deja, mais par les fenetres tombaient des nappes de lumiere qui eclairaient la rue au loin; les metiers battaient, les broches tournaient, de la cour montait le ronflement des machines en marche, et dans le ruisseau coulait une petite riviere d'eaux laiteuses qui fumaient. Quand Adeline ouvrit la porte du bureau, il apercut le pere Eck travaillant avec ses deux fils et un de ses neveux autour de lui penches sur leurs pupitres. --Quelle force vraiment que l'association! dit-il en serrant la main au pere Eck et en saluant les jeunes gens affectueusement. --Les autres sont _tans_ la fabrique, dit le pere Eck, a leur poste. Devant les jeunes gens, Adeline voulut donner un pretexte a sa visite: --Je viens voir vos metiers fixes, ma femme m'a dit que vous en etiez satisfait. --Tres satisfait; je _fais_ appeler Michel pour qu'il _fous_ les montre, c'est son affaire. Il pressa le bouton d'une sonnerie electrique et Michel ne tarda pas a arriver; en apercevant Adeline, il s'arreta un court instant avec un mouvement de surprise et d'hesitation. --C'est M. _Ateline_ qui _fient foir_ nos metiers fixes, dit le pere Eck. Tout en suivant Adeline et son oncle, Michel se demandait si c'etait vraiment le desir de voir les metiers fixes qui etait la cause de cette visite: ce serait bien etrange apres la demande adressee la veille a madame Adeline! Mais, si anxieux qu'il fut, il ne pouvait qu'attendre. Aussi les explications qu'il donna a Adeline sur les perfectionnements qu'il avait apportes a ces metiers manquerent-elles de clarte: son esprit etait ailleurs. Heureusement son oncle lui vint en aide: --_Fous foyez_, mon cher monsieur _Ateline_, avec _teux_ cents broches ces metiers _broduisent_ presque autant que les _renfideurs_ avec quatre cents broches. Il est vrai que si Michel etait distrait en parlant, Adeline ne l'etait pas moins en ecoutant: l'un ne savait pas bien ce qu'il disait, l'autre ne pensait guere a ce qu'il entendait. --Il est vraiment tres bien, se disait Adeline en examinant Michel; je ne l'avais jamais vu si beau garcon. --Il n'a pas du tout l'air mal dispose pour moi, se disait Michel en regardant le pere de Berthe a la derobee. Et les broches tournaient toujours avec leur ronflement, tandis que le pere Eck appuyait sur les _berfectionnements_ de son _betit_ Michel. Enfin on quitta les metiers fixes et les renvideurs, Adeline et le pere Eck marchant cote a cote, tandis que Michel restait en arriere pour se derober: il etait evident qu'on ne parlerait pas devant lui, le mieux etait donc qu'il leur laissat la liberte du tete-a-tete. Comme ils traversaient un atelier, le pere Eck prit une bande de drap divisee en petits carres de diverses couleurs. --Que _tites-fous_ de ca? demanda-t-il. Ca, c'etait une bande d'echantillons que les fabricants de nouveautes essayent pour chercher le modele qu'ils adopteront. --Je dis qu'avec cela vous allez me tuer. Le pere Eck donna un coup de coude a Adeline et, se haussant vers lui en mettant une main devant sa bouche pour n'etre point entendu des ouvriers aupres desquels ils passaient: --_Fous_ tuer, nous, oh non, au _gontraire_. Ils sortirent dans la cour. --_Fous afez_ a me _barler_, n'est-ce _bas_? demanda le pere Eck. --Oui. --Les metiers, c'etait un _bretexte_; je _fais fous_ conduire dans mon _pureau_. Si Adeline etait hesitant pour prendre une resolution, il ne l'etait jamais pour l'executer. --Ma femme m'a fait part de votre demande, dit-il aussitot qu'ils furent installes dans le bureau particulier du pere Eck, et nous en sommes fort honores. --C'est moi, c'est nous qui serions honores de nous allier a _fotre_ famille, madame _Adeline_ a _tu fous tire_ que c'est le _put_ de mon _ampition_. --J'aurais voulu vous apporter une reponse categorique et conforme a nos sentiments, ceux de ma femme et les miens, qui sont favorables a ce mariage.... --Ah! mon cher monsieur _Ateline_! --Malheureusement nous sommes, a cause de ma mere, oblige a de grands menagements; vous savez quelle est la severite de ses principes religieux. --Je sais par ma mere ce que _beut_ etre cette severite; et je _fous afoue_ que je ne lui ai _bas_ meme _barle_ de ce mariage, qui pour nous n'est pas moins difficile que pour vous, car c'est la premiere fois que l'un _te_ nous pense a epouser une chretienne: il a fallu l'amour de Michel pour me decider moi-meme; vous savez le prejuge, la tradition, la fierte! --Vous comprenez donc que nous hesitions avant d'en parler a ma mere; il faut des precautions, des preparations, sans quoi nous nous heurterions a un refus formel. --Je _gomprends_. --Il est bon aussi que les jeunes gens se connaissent mieux; ma fille n'a que dix-huit ans, et j'ai toujours desire ne pas la marier trop jeune. --Chez nous, _fous safez_, on se marie _cheune_; ma mere s'est mariee a quinze ans. --Enfin je vous demande du temps. --Oh! _barfaitement_, nos _cheunes chens beuvent_ attendre; moi j'ai _pien_ ete _viance_ avec ma femme pendant cinq ans, et quand nous nous sommes maries j'aurais _pien_ attendu encore. Il dit cela avec son bon rire. A ce moment on entendit une main tourner le bouton de la porte du bureau. --N'_endrez bas_, n'_endrez bras_! s'ecria M. Eck, n'_endrez bas_, hein! Cependant la porte s'ouvrit devant une petite vieille vetue de noir, avec un chale sur les epaules, le front cache par un bandeau de velours pose en avant de son bonnet d'Alsacienne; son visage tout ride avait un air d'austerite et d'autorite corrige par une expression affable: c'etait madame Eck. --J'ai cru que c'etait un _gommis_! s'ecria le pere Eck, est se levant vivement, pour aller au-devant d'elle avec toutes les marques du regret et du respect. --C'est bien, dit-elle, il n'y a pas de faute. Et tout de suite s'adressant a Adeline: --J'ai appris que vous etiez dans la maison et je suis descendue pour vous exprimer toute ma reconnaissance au sujet des paroles que vous avez prononcees sur la tombe de mon gendre; j'aurais voulu le faire depuis longtemps deja, mais vous savez que je ne sors pas. Pardonnez-moi de vous avoir derange, je vous laisse a vos affaires. --Et elle sortit, marchant avec raideur, redressant sa petite taille courbee. --Ah! _Monsieur Ateline, Monsieur Ateline_, s'ecria le pere Eck quand la porte fut refermee, ma mere vient de faire pour _fous_ ce que je ne lui ai _chamais fu_ faire _bour bersonne_; ca _fa pien_, ca _fa pien_! DEUXIEME PARTIE I En racontant a sa femme qu'il avait rencontre chez son collegue le comte de Cheylus, ce vicomte de Mussidan, ce charmant homme du monde qui s'etait trouve la si a propos pour lui preter cinquante mille francs, Adeline n'avait pas tout a fait dit la verite. En realite, ce n'etait point chez M. de Cheylus qu'il avait fait cette rencontre, c'etait chez Raphaelle, la maitresse de ce collegue. Mais ce petit arrangement etait pour lui sans consequence. A quoi bon parler de Raphaelle a une honnete femme qui ne savait rien de la vie parisienne? Elle aurait pu se tourmenter, se demander dans quel monde vivait son mari! Il aurait fallu des explications, des histoires a n'en plus finir. On ne peut pas demander a une bonne bourgeoise d'Elbeuf des idees qui ne sont ni de son education ni de son milieu. Elle n'aurait jamais compris qu'un depute invitat ses amis chez sa maitresse, et qu'il se trouvat des amis--alors surtout que c'etaient des deputes--pour accepter cette invitation; la province a sur les maitresses et sur les deputes des opinions qu'il est bon de laisser intactes. Que serait l'existence d'une femme de depute restant dans sa ville, si elle pouvait supposer que son mari ne se nourrit pas exclusivement de politique; s'il fait des farces, ce ne peut etre qu'a la buvette, et s'il caquette, ce ne peut etre qu'avec les amies arrivant de son arrondissement pour lui demander une bonne place de tribune. Si Adeline allait parfois chez Raphaelle, il ne faisait qu'imiter plusieurs de ses collegues qui, pas plus que lui, ne se trouvaient embarrasses a la table d'une ancienne cocotte. Bien au contraire, on etait la plus a son aise, on faisait meilleure chere, on s'amusait plus que dans beaucoup d'autres maisons. En somme, qui les invitait? Le comte. C'etait donc chez le comte qu'ils dinaient. Il ne serait venu a l'idee d'aucun d'eux que ce n'etait pas le comte qui payait le loyer de cette aimable maison ou ils etaient si bien recus, et qui payait aussi cette bonne chere. Le comte etait veuf, il recevait chez sa maitresse, il aurait fallu un exces de puritanisme pour s'en facher. A la verite, ceux qui connaissaient leur Paris savaient que depuis longtemps deja le comte de Cheylus n'etait pas en etat d'entretenir le train de maison d'une femme comme Raphaelle, mais tous les deputes qui connaissent a fond les dessous de la politique francaise et etrangere n'ont pas penetre aussi profondement les dessous de la vie parisienne: ceux que M. de Cheylus invitait, en les choisissant d'ailleurs avec soin, voyaient ce qu'on leur montrait une maison agreable, une femme qui, pour n'etre plus jeune, n'en conservait pas moins d'assez beaux restes et, ce qui valait mieux encore, une vieille celebrite, et ils n'en demandaient pas davantage: chez qui irait-on si l'on ne se contentait pas des apparences? D'ailleurs on ne refusait pas le comte de Cheylus, qui etait l'homme le plus aimable du monde et n'avait pas d'autre souci que de plaire a tous, amis comme adversaires, et meme a ses adversaires plus encore qu'a ses amis peut-etre. Prefet sous l'empire, il avait administre les departements par ou il avait successivement passe avec de bonnes paroles, des sourires, des promesses, des compliments, des poignees de main et des banquets a toute occasion. Et quand, apres vingt annees de ce regime, la chute de son gouvernement l'avait mis a bas, il s'etait trouve un de ces arrondissements ou les maires, les conseillers municipaux, les cures, les pompiers, les orpheonistes, les fanfaristes, tous ceux enfin qui l'avaient approche, etant restes ses amis, l'avaient envoye a la Chambre en dehors de toute opinion politique? Que leur importait a lui et a eux la politique, il les avait convertis a son systeme: "Il n'y a pas d'opinion, il n'y a que des interets." A la Chambre il avait continue ses sourires, ses amabilites, ses bonnes paroles; bien avec son parti, tres bien avec ses ennemis, ce n'etait pas lui qui faisait du boucan ou qui se laissait emporter par la passion: la main toujours tendue; et "mon cher collegue" plein la bouche, meme avec ceux qui essayaient de le regarder du haut de leur austerite ou de leur mepris et qu'il finissait par adoucir. "Mon cher collegue, soyez donc assez aimable pour venir diner avec moi lundi prochain." Comment supposer qu'"avec moi" ne voulait pas dire chez moi, alors qu'on arrivait de province, et que jusqu'au jour bienheureux ou les electeurs vous avaient envoye a Paris, on avait ete l'honneur du barreau de Carpentras ou la gloire de la fabrique elbeuvienne? On savait que depuis longtemps le comte de Cheylus etait ruine, mais puisqu'il donnait de bons diners, c'est qu'il avait le moyen de les payer. On se disait qu'il y a ruine et ruine. Et la conclusion qu'on faisait pour les diners, on la faisait pour la maitresse. Quelle surprise si un Parisien de Paris avait revele la verite, toute la verite a ces honnetes convives. C'etait vingt ans auparavant que le comte de Cheylus avait fait la connaissance de Raphaelle, alors dans toute sa splendeur, et au mieux avec le duc de Naurouse, le prince Savine, Poupardin, de la _Participation Poupardin, Allen et Cie_, le prince de Kappel, en un mot avec toute la boheme tapageuse de cette epoque; pour lui il n'etait pas moins brillant, riche, bien en cour, en passe de devenir un personnage dans l'Etat. Lorsqu'ils s'etaient retrouves, le comte avait dissipe toute sa fortune et il n'etait plus qu'un simple depute, sans aucune influence meme dans son parti, ou personne ne le prenait au serieux; quant a Raphaelle, si elle n'etait pas ruinee, au moins avait-elle laisse devorer par des speculations aventureuses la plus grosse part de ce que son aprete celebre dans le monde de la galanterie lui avait fait gagner, et sur elle plus encore que sur le comte ces vingt ans avaient lourdement marque leur passage: la maigriotte Parisienne s'etait alourdie et epaissie, ses yeux rieurs s'etaient durcis, sa physionomie gaie et expressive toujours ouverte, toujours en mouvement, s'etait immobilisee, les teintures avaient desseche les cheveux, les blancs, les rouges, les bleus avaient tanne la peau. Mais en fait de beaute feminine les yeux sont esclaves des oreilles, et la tradition les rend aveugles a la realite: quand pendant dix ans on a ete la belle madame X... ou la charmante mademoiselle Z... pour les journaux et le monde, on a bien des chances pour l'etre pendant vingt-cinq ou trente; il n'y a pas de raisons pour que ca finisse; il faut des catastrophes pour casser les lunettes qu'on s'est laisse mettre sur le nez. Cela s'etait produit pour Raphaelle, en qui M. de Cheylus n'avait vu que "la charmante Raphaelle" d'autrefois. Elle comptait encore dans "tout Paris"; on parlait d'elle; les journaux citaient son nom dans les soirees theatrales, on pouvait se montrer avec elle alors surtout qu'on n'avait pas d'autre fortune que la maigre allocation d'un depute. Assurement, si elle lui revenait, ce n'etait point par interet, et cette conviction ne pouvait que chatouiller la vanite d'un vieux beau: une femme comme elle acceptant un amant de soixante-huit ans, sans le sou, montrait qu'elle se connaissait en hommes, voila tout; et vraiment il ne pouvait que lui etre reconnaissant de cette preuve de gout. --Amant de coeur a soixante-huit ans, he! he! il n'etait donc pas si deplume! Son ennui etait de ne pouvoir pas le crier sur les toits; mais l'orgueil de l'homme ruine l'emportait sur la fatuite du triomphateur; de la sa formule d'invitation a ses chers collegues--"avec moi". Elle etait reellement une providence pour lui, cette bonne fille, et pres d'elle il retrouvait dans son desastre un peu des satisfactions de son ancienne existence: un interieur a la mode, une table bien servie et une femme, une maitresse aussi elegante que celles qu'il avait aimees autrefois. Et ce qu'il y avait d'admirable dans cette femme dont la reputation d'aprete au gain s'etait cependant etablie sur tant de ruines, c'est qu'elle ne voulait rien accepter de lui. Deux ou trois fois il avait essaye d'employer en cadeaux les quelques louis que les chances d'un ecarte heureux avaient mis dans sa poche, et elle les avait toujours refuses. --Non, mon ami, je veux qu'entre nous il n'y ait meme pas l'apparence de l'interet: une fleur quand vous voudrez, tant que vous voudrez, mais rien qu'une fleur. Et il avait d'autant mieux cru a la fleur qu'une fois elle lui avait demande quelque chose, encore ne s'agissait-il que d'une demarche, d'un acte de complaisance et de bonne amitie. L'affaire etait des plus simples et telle qu'on ne pouvait pas la refuser a son influence: elle consistait a obtenir du prefet de police l'autorisation d'ouvrir un nouveau cercle, dont le besoin se faisait vraiment sentir; il serait facile de le demontrer. Bien entendu, ce n'etait pas pour elle qu'elle demandait cette autorisation. Qu'en ferait-elle? Dieu merci, il lui restait assez pour vivre, et elle ne tenait pas a gagner de l'argent; a quoi bon le superflu, quand on a le necessaire? Elle etait revenue de ses ambitions d'autrefois, car c'est le propre des bonnes natures de s'ameliorer en vieillissant. C'etait pour un jeune homme, un fils de grande famille, le vicomte Frederic de Mussidan, dont la soeur avait epouse Ernest Fare, l'auteur dramatique. Dans cette demande il n'y avait pas que du desinteressement, il y avait aussi un interet personnel qui la faisait insister: si elle obtenait cette autorisation, Fare, reconnaissant du service qu'elle aurait rendu a son beau-frere pauvre, lui donnerait un role dans sa piece nouvelle; elle rentrerait au theatre par une creation importante, et aurait ainsi la joie de voir ses anciennes amies crever d'envie. Quant a lui, comte de Cheylus, pourquoi n'accepterait-il pas la presidence de ce cercle qui serait administre avec la plus rigoureuse delicatesse? cela lui vaudrait une vingtaine de mille francs bons a prendre. Elle n'eut point parle de ces vingt mille francs qu'il eut fait la demarche qui lui etait demandee, il lui devait bien ca, a la bonne fille; mais les vingt mille francs donnerent a sa parole une conviction et une chaleur qui ordinairement lui manquaient ce n'etait plus le sceptique qui se moquait de lui-meme et accompagnait des discours les plus pathetiques d'un sourire railleur: "Vous savez qu'au fond tout cela m'est bien egal, qu'il ne faut pas le prendre au serieux plus que moi, et que vous n'en ferez que ce que vous voudrez." Jamais il n'avait ete aussi eloquent, aussi persuasif, aussi entrainant que lorsqu'il presenta la demande a son ami le prefet de police, "a son cher prefet". --Un cercle dont vous seriez le president, mon cher depute, n'auriez-vous pas peur que votre bienveillance et votre indulgence le laissassent bien vite tourner au tripot? --Pas plus que les autres. --C'est qu'il y en a deja bien assez, de ces autres. Malgre ses instances, son eloquence, sa diplomatie, malgre ses retours, il n'avait rien pu obtenir. C'etait alors que les sentiments de Raphaelle s'etaient affirmes dans toute leur beaute, et que son desinteressement avait eclate--aux yeux de M. de Cheylus. Il s'attendait a des reproches ou tout au moins a du mecontentement; non seulement elle n'avait pas formule le plus leger reproche, non seulement elle n'avait pas montre de mecontentement, mais encore c'etait ce jour-la meme qu'elle l'avait prie d'inviter quelques-uns de ses amis a venir diner le lundi chez elle. --Ici n'etes-vous pas chez vous? C'est qu'il n'etait pas dans le caractere de Raphaelle de se laisser jamais emporter par la colere ou la facherie, ni de compromettre ses interets. Or, il y avait interet pour elle--un interet capital--a obtenir cette autorisation, et la ou le comte de Cheylus, sur qui elle avait eu la simplicite de compter, echouait, d'autres reussiraient,--il lui amenerait ces autres, et, en les etudiant a sa table, elle choisirait celui qui serait en situation d'enlever de haute main cette autorisation sans craindre de se la voir refuser. L'annee precedente, a Biarritz, dans un cercle qu'elle dirigeait avec un ancien lutteur appele Barthelasse, elle avait fait la connaissance du vicomte de Mussidan, que le malheur des temps et l'injustice du sort avaient fait echouer la comme croupier. Il etait jeune, il etait beau, il etait noble, elle l'avait aime, et elle s'etait laisse affoler par l'envie de se faire epouser. Vicomtesse de Mussidan! Quel reve, quand de son vrai nom on s'appelle Francoise Hurpin, et qu'on a donne une notoriete vraiment trop tapageuse a celui de Raphaelle! Deux de ses anciennes amies enrichies avaient epouse vieilles des jeunes gens, mais aucune n'avait pu se payer un vicomte. Elle avait eu des princes, des ducs, un fils de roi pour amants, mais ils ne lui avaient pas donne leur nom. Dans l'etat de detresse ou se trouvait le vicomte de Mussidan, il semblait qu'il dut se laisser epouser par une femme qui le tirerait de la misere; mais quand elle avait adroitement aborde la question du mariage, il avait commence par ne pas comprendre; puis, quand elle avait precise de facon a ce qu'il lui fut impossible de s'echapper, il avait nettement repondu par la question de fortune. --Qu'apportait-elle en mariage? Tout compte fait, il s'etait trouve que cette fortune ne suffirait pas a la vie qu'il entendait mener. Elle s'etait desesperee, et, comme il etait bon prince, il l'avait consolee. --Il n'y avait qu'a la doubler, qu'a la tripler, cette fortune; le moyen etait en somme, assez facile: elle avait des relations; qu'elle obtint pour lui l'autorisation d'ouvrir un cercle a Paris, et ils ne tarderaient pas, associes elle et lui, tous deux dans la coulisse, a gagner ce qui leur manquait. Alors ils se marieraient comme deux honnetes fiances qui ont travaille pour leur dot. II C'etait dans les diners auxquels l'invitait "son cher collegue" qu'Adeline avait fait la connaissance du vicomte de Mussidan, l'homme du monde le plus affable et le plus aimable qu'il eut jamais rencontre, Comment, dans ce jeune homme elegant et distingue, d'une politesse exquise, de grandes manieres, reconnaitre "Frederic", l'ancien croupier de Barthelasse? Personne n'en aurait eu l'idee, alors meme qu'on l'aurait entendu prononcer les mots sacramentels: "Messieurs, faites votre jeu; le jeu est fait", qui d'ailleurs ne lui echappaient point, car on ne jouait pas chez Raphaelle. Ils etaient fort agreables, ces diners, ou, a l'exception du vicomte de Mussidan et du pere de la maitresse de la maison, un ancien militaire de belle prestance et decore, on ne rencontrait que des collegues avec lesquels on continuait les conversations commencees au Palais-Bourbon; aussi etait-il rare que les invitations de M. de Cheylus ne fussent pas acceptees avec empressement: c'etait avenue d'Antin, a deux pas de la Chambre, que demeurait Raphaelle; en sortant apres la seance, on etait tout de suite chez elle; et le soir, apres le diner, une promenade sous les arbres des Champs-Elysees, avant de rentrer chez soi, aidait la digestion des bonnes choses qu'on avait mangees et des bons vins qu'on avait bus. Car on mangeait de bonnes choses dans cette maison hospitaliere, et meme on n'y mangeait que de tres bonnes choses. Pendant qu'il etait prefet de la Gironde, M. de Cheylus s'etait fait de nombreux amis dans son departement, et ceux-ci se rappelaient de temps en temps a son souvenir par l'envoi d'une caisse de ces vins de proprietaire qu'on ne trouve pas dans le commerce. De son cote, Raphaelle qui pendant son passage a travers la haute noce avait appris a apprecier la bonne chere, savait quelle lassitude eprouvent ceux que les invitations accablent, en s'asseyant tous les soirs devant le meme diner--celui qui sort des quatre ou cinq grandes cuisines ou un certain monde fait ses commandes, comme un autre fait les siennes au Bon Marche ou a la Belle Jardiniere--et ce n'etait point ce menu banal qu'elle offrait a ses convives. Pendant huit jours a l'avance, quand elle avait decide de donner un diner, elle faisait essayer par son cordon bleu, qui etait une femme de merite, les mets qu'elle voulait servir a ses hotes; et ceux-la seuls qui etaient superieurement reussis paraissaient sur sa table. Que demander encore? Plus d'un convive, en s'en allant le soir, confessait sa satisfaction a son compagnon de route, par un mot qui bien souvent avait ete repete: --Decidement on dine bien chez les gueuses. Et comme il n'etait pas rare que celui qui s'exprimait ainsi fut un bon provincial, c'etait avec une pointe de vanite libertine qu'il lachait son mot; a Carpentras on ne faisait pas de ces petites debauches meme quand on etait l'honneur du barreau de cette ville celebre, et a Elbeuf non plus, quand meme on etait la gloire de la fabrique elbeuvienne. Quelquefois, il est vrai, un convive dyspeptique insinuait que M. Hurpin, le pere de la maitresse de maison, qui se carrait a table avec une si belle prestance, etait bien vulgaire, et que sa manie de presenter son epaule gauche decoree du ruban rouge, quand on parlait d'honneur, etait insupportable; que ses observations, lorsqu'il en lachait, ce qui d'ailleurs etait rare, car il n'ouvrait guere la bouche que pour manger, etaient stupides ou grossieres, mais ces critiques ne portaient pas. --Vous avez beau dire, mon cher, on dine tres bien chez les gueuses; et ce coquin de Cheylus est bien heureux! Quant au vicomte de Mussidan, il n'y avait qu'un mot sur son compte: Charmant! Il etait la joie et la jeunesse de ces diners. Il en etait le champagne--le mot avait ete dit par l'honneur du barreau de Carpentras, qui se connaissait en esprit. Si le comte de Cheylus avait un inepuisable repertoire d'anecdotes curieuses et salees sur le monde du second Empire, le vicomte de Mussidan en avait un qu'il renouvelait tous les jours sur le monde actuel; il savait tout, il disait tout, et vous revelait un Paris qu'on ne soupconnait meme pas. Avec cela bon enfant, discret, modeste, ne se vantant jamais de sa fortune ni de ses aieux. Si quelquefois le hasard de la conversation amenait le nom d'Ernest Fare, l'auteur dramatique qui etait son beau-frere, il ne s'en parait point davantage, malgre les brillants succes que celui-ci avait obtenus en ces dernieres annees; tout au contraire, il laissait entendre, mais a demi-mot et discretement, qu'il avait espere un autre mariage pour sa soeur, heritiere d'une des belles fortunes du Midi. Evidemment, si ces convives avaient connu la boheme parisienne, ils auraient su que ce vieux militaire, qui tenait si bellement sa place a la table de sa fille, etait simplement un ancien garde municipal, decore a l'anciennete, et non officier, comme ils l'avaient entendu dire; de meme ils auraient su que le vicomte de Mussidan avait d'autres raisons que la modestie et la discretion pour ne point parler de sa fortune; mais ils ne la connaissaient point, cette boheme, et s'en tenaient a ce qu'ils voyaient, a ce qu'ils entendaient, n'ayant pas d'interet a chercher s'il se cachait quelque choses de mysterieux sous les apparences. --On dine bien chez les gueuses. Il y avait la un fait, et il etait inutile d'aller au dela: de quoi se seraient-ils inquietes? Si quelquefois on se demandait qu'elle etait la situation vraie du comte de Cheylus et du vicomte de Mussidan dans la maison, on traitait la question en riant comme en un pareil sujet il convient a des gens qui voient clair. --Pauvre comte de Cheylus! --Dame, mon cher, que voulez-vous? a son age! Et l'on se faisait un plaisir de demander "au cher collegue" des nouvelles du jeune vicomte. Le soir ou le jeune vicomte avait reconduit Adeline rue Tronchet, en parlant de la faillite des freres Bouteillier, il etait revenu vivement avenue d'Antin, apres avoir mis le depute chez lui, et il avait trouve Raphaelle l'attendant devant le feu. --Comme tu as ete longtemps! s'ecria-t-elle en venant a lui. Est-ce fini, au moins? --Non. --Parce que? --Ah! parce que! --Tu n'as pas fait ce que je t'ai dit? --Exactement. --Eh bien, alors? --Il s'est defendu. --L'imbecile! --C'etait gros. --Il fallait profiter de l'occasion; c'est pour cela que je t'ai tout de suite lache sur lui. --Sans doute, mais peut-etre aurait-elle gagne a etre preparee. --C'est quand j'ai compris, a son air plus encore qu'a ses paroles, combien cette faillite l'atteignait gravement, que l'idee m'en est venue. Si nous attendions, il pouvait se tourner d'un autre cote et nous trouvions la place prise. --Je ne dis pas que tu as tort, mais l'affaire n'en etait pas moins delicate. --Enfin, comment la chose s'est-elle passee? Que lui as-tu dit? Que t'a-t-il repondu? Il s'etait approche du feu et il presentait un pied a la flamme. --Comme tu es mouille! dit-elle. --Il fait un temps a ne pas mettre un chien dehors, et pourtant je l'ai accompagne comme si j'avais conduit un aveugle; j'ai eu toutes les peines du monde a l'empecher de prendre une voiture. --Je vais te donner tes pantoufles. Elle ouvrit une armoire et resta assez longtemps penchee, cherchant. --Ne te trompe pas, dit-il. Elle se retourna, et le regardant avec l'air qu'on prend au theatre pour traduire la dignite outragee: --Crois-tu qu'il a les siennes ici? repliqua-telle. --Enfin, il y a trop longtemps qu'il est ici, ce prefet deplume. --Sois tranquille, il n'y restera pas longtemps quand nous n'aurons plus besoin de lui. Elle avait trouve les pantoufles, elle revint a lui, et l'ayant fait asseoir, elle s'agenouilla pour le dechausser. --Maintenant, raconte, dit-elle, en s'asseyant contre lui sur une petite chaise basse. --En sortant, j'ai tout de suite mis la conversation sur les faillites, et a ce propos, je lui ai dit les choses les plus eloquentes sur l'infamie des commercants qui font faillite tranquillement pour ne pas payer leurs dettes, alors que nous, gens du monde, nous nous brulons la cervelle. Le sujet pretait, j'ai demanche la-dessus. --Et notre homme? --Tu ne devinerais jamais ce qu'il m'a repondu: il s'est mis a m'expliquer qu'on ne faisait pas faillite tranquillement, qu'il n'y avait pas de plus grande douleur pour un commercant, etc., etc. Alors voyant ca, je me suis retourne et j'ai dit comme lui,--le contraire de ce que je disais. --Es-tu gentil? Elle lui baisa la main. --J'ai compris cette douleur, je l'ai partagee. Quel drame que celui qui se joue dans le crane d'un commercant faisant ses additions! Quelle situation! J'avais mon pont. Une faillite en entraine dix autres, et, par le fait d'un seul commercant, dix autres sont menaces, alors meme qu'ils sont les plus solides. Tu vois la scene sans que je te la file. C'est a ce moment que j'ai mis a profit les lecons de Barthelasse et que je me suis rappele l'exemple de ce vieux coquin, qui, sans avoir jamais prete un sou a personne, a passe sa vie a offrir tout ce qu'il possede a tout le monde. Je n'ai pas offert tout ce que je possede a notre homme, c'eut ete trop. --Tu es adorable. --...Mais j'ai ete heureux de mettre a sa disposition une cinquantaine de mille francs... et meme plus s'il en avait besoin. --Et il a refuse? --Parfaitement. --Tu n'as pas insiste? --Tant que j'ai pu; je me suis meme fache; ce refus etait une offense a ma sympathie, a mon amitie, enfin tout ce qu'on peut dire. --Il n'en a donc pas besoin? --Crois-tu que mon enquete a Elbeuf a ete mal menee? il est gene, tres gene; s'il marche encore, il ne peut pas tarder a s'arreter. Tandis que ses concurrents, les fabricants moins haut places que lui, se sont conformes aux exigences du commerce et ont produit ce qu'on leur demandait, il s'est entete a fabriquer le genre de sa maison, et on n'en veut plus, du genre de sa maison; il faisait bien, il veut continuer a bien faire; c'est grand, c'est noble, c'est sublime, seulement ca l'a mene ou il est arrive. --Alors comment n'a-t-il pas accepte ton offre? --Affaire de dignite; un homme comme lui n'accepte pas un pret qu'il n'a pas demande: il aurait fallu qu'a mon eloquence s'ajoutat la musique des _fafiots_. Elle reflechit un moment: --Il faut recommencer. --Toi? --Non, toi. --J'en arrive. --Tu y retourneras, et des demain matin; seulement cette fois tu pourras jouer du _fafiot_. Je vais te signer un cheque de cinquante mille francs; tu iras le toucher demain matin, a l'ouverture des bureaux, et aussitot tu courras chez Adeline. Tu lui diras que tu as pense a lui toute la nuit et que tu lui apportes les cinquante mille francs que tu lui as proposes, que c'est te facher de les refuser, enfin tout ce qui te passera par la tete. --Il aura de la defiance. --De quoi et pourquoi? tu ne lui as jamais rien demande; quand plus tard il verra qu'on lui demande quelque chose, il sera si bien pris qu'il ne pourra plus se depetrer. Tu disais qu'il t'aurait fallu la musique des _fafiots_; tu l'auras; a toi d'en jouer de maniere a reussir. Le moment est decisif, profitons-en. Jamais nous ne retrouverons un homme comme ce brave provincial qui, tout naif qu'il soit, n'en a pas moins de l'influence a la Chambre et, ce qui vaut mieux, aupres des gens du gouvernement. Ce n'est pas a lui qu'on pourra repondre comme a ce pauvre Cheylus. --Pourquoi diable l'as-tu pris, celui-la? --On se sert de qui on peut; j'avais celui-la, je l'ai pris. Nous avons Adeline, ne le laissons pas nous echapper des mains. Ou retrouver son pareil? Il n'entend rien au jeu; il ne connait pas la vie parisienne, il n'a que des relations politiques; il a des amis a la Chambre; on le croit riche; tout le monde l'estime; il a de l'honorabilite a revendre et a couvrir dix mauvaises affaires, c'est une perle. Le hasard fait qu'il se trouve dans une position embarrassee, ou nous pouvons l'aider. Prenons-le de force. Fais-moi un recu de cinquante mille francs, je signe le cheque. Il ne se montra pas offusque de cette demande de recu, et tout de suite il l'ecrivit sur une petite table volante qu'elle lui apporta pour qu'il n'eut pas a se deranger. --Maintenant, tu peux dormir tranquille, dit-elle, je me charge de te reveiller a temps. En effet, le lendemain, elle le reveilla a huit heures, et, apres s'etre habille, il partit pour aller toucher les 50,000 francs au Credit lyonnais, ou, depuis un certain temps deja, ils attendaient l'occasion d'etre employes. Au bout de deux heures, il revint: sa physionomie toute differente de celle de la veille, disait qu'il avait reussi. Elle lui prit les deux mains follement: --Alors, nous pouvons danser le pas des fiancailles; nous le tenons. Et elle l'entraina. III Pour etre risquee, la combinaison de Raphaelle n'en etait pas moins assez simple: Adeline, embarrasse dans ses affaires, aurait de la peine a rendre les cinquante mille francs, et alors on exploitait adroitement sa situation. Mais pour que cette exploitation fut possible, il fallait qu'elle fut menee d'une main legere, sans quoi il regimberait, et, en voyant ou on voulait le conduire, il se deroberait. Pour le pret on avait pu le prendre de force; mais ce moyen aventureux, qui avait reussi une fois, echouerait infailliblement si on l'employait de nouveau: ce serait folie de vouloir encore jouer le meme jeu; sans la faillite Bouteillier, qui lui avait force la main, elle n'eut assurement pas procede de cette facon; cela n'etait pas dans sa maniere; quand elle avait reussi une affaire, c'avait toujours ete par la douceur, par l'enveloppement, en prenant son temps, ses precautions et ses distances, et ceux dont elle avait triomphe etaient plus forts que ce bon bourgeois. Il est vrai qu'alors elle operait elle-meme; tandis que maintenant elle etait bien forcee de s'en remettre aux autres qui, eux, n'avaient point une main de femme: on serait vraiment bien venu de proposer a cet honnete provincial une association avec une ex-comedienne! Il fallait qu'elle se tint dans la coulisse et que Frederic seul parut en scene. Heureusement, elle pouvait lui faire repeter son role et au besoin le souffler; il etait intelligent; ce qui valait mieux encore, il etait feminin, felin; il irait. Depuis que Frederic lui avait mis en tete cette idee de fonder un cercle a Paris, ils n'avaient pas laisse passer un jour sans travailler a son organisation. L'appartement meme ou ils l'installeraient etait choisi et dans des conditions a assurer le succes de l'entreprise, comme s'il s'agissait d'un restaurant ou d'un magasin quelconque: avenue de l'Opera, en plein Paris, de facon qu'on n'eut que quelques pas a faire, lorsqu'on sortait le matin des grands cercles, pour venir y tenter sa derniere chance; superbe avec ses vingt fenetres de facade au premier etage sur l'avenue; luxueux a eblouir un etranger, et en meme temps assez severe pour disposer a la confiance le naif qui monterait son escalier sonore. Il importait de ne pas laisser echapper cette occasion unique, car, malgre son desir de louer a un cercle, c'est-a-dire a un locataire qui ne marchande pas, le proprietaire se lasserait d'attendre et de sacrifier a un avenir douteux un present certain. Ils avaient bien essaye sur lui le systeme de la participation mis en oeuvre par eux avec tous ceux qui devaient prendre part a leur affaire: tapissiers, marchands de tableaux, cuisiniers, marchands de vins; c'est-a-dire qu'en plus de son loyer, il toucherait un tant pour cent sur les vertigineux benefices de la cagnotte; mais ce mirage irresistible pour des fournisseurs plus ou moins genes avait echoue avec ce bourgeois de Paris assez riche pour ne pas speculer sur la chance et assez defiant pour n'avoir pas une foi aveugle dans la probite de ceux qui gardent les clefs de cette cagnotte. Il fallait donc se hater, ne pas perdre un jour, ne pas perdre une heure. A son retour d'Elbeuf, Adeline avait trouve chez lui un billet "du charmant vicomte" le prevenant que, le lendemain, aurait lieu aux Francais une premiere representation qui serait une des grandes premieres de la saison, celle d'une comedie de son beau-frere Fare, et que, pour cette representation, il etait heureux de mettre un fauteuil d'orchestre a sa disposition. "Au moins n'allez pas vous imaginer, cher monsieur, que j'ai eu de la peine a obtenir ce billet, si courus qu'ils soient. J'aurais voulu me donner le plaisir de vaincre des difficultes pour vous; mais la verite m'oblige a declarer que je ne les ai point rencontrees. Au premier mot que j'ai adresse, a mon beau-frere pour le prier d'ajouter un fauteuil a celui qu'il me donnait, il a cependant repondu nettement par un refus, mais quand j'ai prononce votre nom, ce refus s'est change en la plus gracieuse des offres.--Dites bien a M. Adeline--ce sont les propres paroles de mon beau-frere que je vous rapporte--que je considererai comme un honneur qu'il veuille bien assister a ma piece; avec un public compose d'hommes comme lui, on aurait de l'originalite et l'on oserait aller jusqu'au bout de son originalite." Adeline n'etait point un habitue des premieres, et s'il voyait une piece c'etait ordinairement lorsque le chiffre de la centieme lui permettait de s'aventurer sans trop de risques, de meme que, s'il allait au Salon de peinture, c'etait apres que les medailles etaient donnees et affichees; mais comment refuser cette invitation qui, faite dans cette forme, etait vraiment flatteuse? Il avait raison, cet auteur dramatique. Si les theatres, au lieu de se laisser envahir par les filles, composaient mieux leur salle de premiere representation, le niveau de l'art ne tarderait pas a s'elever,--c'etait une observation qu'il avait presentee lui-meme plus d'une fois a la commission du budget lors de la discussion de la subvention des theatres, et il lui plaisait de la retrouver dans la lettre du "cher vicomte",--qui, bien evidemment, repetait les paroles memes de Pare. La salle etait brillante, c'etait bien une grande premiere, comme l'avait annonce Frederic, qui, place a cote d'Adeline, lui nomma le Tout-Paris qu'ils avaient devant les yeux. Le depute n'etait pas assez provincial pour ne pas connaitre les noms que Frederic devidait comme un montreur de figures de cire, mais c'etait la premiere fois qu'il voyait la plupart de ces celebrites, vraies ou fausses, et qu'il entendait les histoires qu'on racontait sur elles a demi-mot. Tous ces noms et toutes ces histoires defilaient sur les levres de Frederic, legerement; pour deux seulement il insista: sa soeur, madame Fare, cachee au fond d'une baignoire, et le colonel Chamberlain, le riche Americain, qui occupait une avant-scene avec sa femme. Bien qu'on apercut difficilement madame Fare, Adeline cependant la vit assez pour remarquer la grace et le charme de sa physionomie; il en fit compliment a Frederic, qui repondit aussitot: --Cette physionomie n'est pas trompeuse, on ne peut la voir sans se laisser gagner par elle; ma soeur est reellement une charmeuse, et je le sais mieux que personne, puisque l'experience en a ete faite a mes depens. Mon frere et moi, nous etions les heritiers d'une tante que nous avons dans le Midi, a Cordes, et qui devait nous laisser a chacun quelque chose comme deux millions; sans que nous ayons rien fait pour lui deplaire et sans que notre petite soeur ait rien fait de son cote pour nous nuire, ma tante a, par contrat de mariage, fait donation de toute sa fortune... a sa niece, simplement parce que celle-ci l'a charmee. Cela est vif, n'est-ce pas? mais ce qui l'est bien plus encore, c'est que ni mon frere ni moi nous n'avons eu un seul instant un mauvais sentiment contre notre soeur, l'aimant apres comme nous l'aimions auparavant. Il est vrai que dans notre famille nous avons le malheur de ne jamais nous inquieter des choses d'argent. Pour moi, ce que je regrette dans cet heritage, c'est une vieille maison, construite par notre aieul Guillaume de Puylaurens, qui fut ministre du dernier comte de Toulouse; laquelle maison, par un miracle, est restee telle qu'elle etait du temps de notre aieul; j'avoue que j'aurais aime a passer un mois de villegiature dans une maison du treizieme siecle, meublee de meubles de l'epoque. Adeline avait deja entendu quelques allusions a cet heritage perdu, mais c'etait la premiere fois qu'on lui en faisait l'histoire complete, et la presence de l'heroine la rendait plus saisissante: vraiment le vicomte etait bon enfant de n'en avoir pas voulu a sa soeur, et aussi bien desinteresse: il fallait, comme il le disait, que les choses d'argent eussent peu d'interet pour lui, et comme son frere etait dans le meme cas, il y avait la sans doute une disposition hereditaire. L'histoire du colonel Chamberlain occupa l'entr'acte suivant, mais celle-la ne touchait en rien Frederic, et s'il la raconta, ce fut evidemment pour le plaisir de conter et pour amuser son voisin. --Vous ne savez peut-etre pas que c'est chez Raphaelle que ce colonel, maintenant si connu, a fait pour la premiere fois parler de lui a Paris. C'etait il y a quelques annees. Il se garda de preciser l'annee--1867--ce qui eut un peu trop vieilli Raphaelle. --C'etait il y a quelques annees, Raphaelle, qui etait deja une comedienne de grand talent, donnait une soiree. Le colonel, qui arrivait d'Amerique, fut conduit chez elle, ou il se rencontra avec un joueur dont vous avez surement entendu parler: Amenzaga, celebre pour avoir fait sauter les banques du Rhin. Quand Amenzaga etait quelque part, on jouait, qu'on en eut ou qu'on n'en eut pas envie. On joua donc, et en quelques minutes le colonel avait perdu trois cent mille francs, ou plutot Amenzaga lui avait vole trois cent mille francs. Naturellement le colonel ne s'etait apercu de rien, mais un curieux avait vu le tour d'Amenzaga, qui operait au moyen de portees ou de sequences, c'est-a-dire de cartes preparees a l'avance et ajoutees au talon. On se jeta sur Amenzaga, on lui dechira ses vetements, et on lui reprit l'argent qu'il avait vole; enfin un scandale epouvantable. Depuis ce jour on ne joue plus chez Raphaelle, car, en femme d'experience, elle sait que partout ou il y a des joueurs il peut se glisser des filous, si severe qu'on soit sur les invitations. Le soir ou ce scandale est arrive, elle avait, a l'exception d'Amenzaga, l'elite du monde parisien, la fine fleur du panier, et cependant... l'histoire du colonel. Je n'en sais pas de plus instructive et qui prouve mieux l'urgence qu'il y a a retablir les jeux, ou tout au moins a ouvrir des cercles dans lesquels les joueurs puissent jouer avec une securite complete. Si j'etais depute, ce serait une question qui m'occuperait. --Retablir les jeux! c'est bien grave! --C'est plus grave encore de les interdire. Je comprends que l'entree des maisons de jeu ne soit pas libre, et la-dessus je suis d'accord avec vous. Mais comme le jeu est une passion que la loi ne peut pas plus supprimer que les autres passions, je voudrais qu'on offrit a ceux qui en sont affliges d'honnetes lieux de reunion ou ils seraient assures de n'etre pas voles. C'est une question de moralite, de salubrite publique. Songez donc que dans les cercles autorises ou toleres la police n'a rien a voir et ne penetre pas, de sorte que, si les directeurs de ces cercles ne sont pas honnetes, les joueurs y sont voles comme dans un bois, sans que personne vienne a leur secours. Or, ces directeurs sont-ils honnetes? Le rideau en se levant coupa court a ce discours, qui ne recommenca pas ce soir-la, car Adeline s'etait laisse prendre a l'interet de la piece, et il se donnait a elle tout entier, heureux d'applaudir au succes du beau-frere de son ami. Quand de longs applaudissements saluerent le nom de Fare, il se passa cela de caracteristique dans le coeur d'Adeline que sa sympathie et son amitie pour Frederic de Mussidan s'en trouverent augmentes. Deux jours apres, comme Adeline sortait de chez lui un soir pour faire une courte promenade avant de se coucher, il se trouva face a face avec Frederic, qui par hasard passait rue Tronchet, se promenant aussi, et tous deux bras dessus bras dessous, ils s'en allerent flaner sur les boulevards: le temps etait doux, les passants se montraient assez rares, on pouvait causer librement. Cette rarete des passants fournit a Frederic le point de depart pour ce qu'il voulait dire: --N'etes-vous point frappe, mon cher depute, de la transformation qui s'opere a Paris? Il n'est pas dix heures, et nous avons deja vu je ne sais combien de magasins qui ont ferme leur devanture et eteint leur gaz. Certainement il y a du monde sur les trottoirs, mais vous voyez qu'on n'est plus coudoye et bouscule comme autrefois. Il y a la un changement qui, me semble-t-il, doit inquieter un homme de gouvernement comme vous. --Que voulez-vous que le gouvernement fasse a cela? --Il pourrait faire beaucoup: c'est un fait, n'est-ce pas, que Paris perd de son elegance, de son mouvement, de son bruit, et qu'il n'est plus l'auberge du monde qu'il a ete? On ne s'amuse plus. Il n'y a plus personne pour donner le ton, et dans notre monde de plus en plus bourgeois, il n'y a plus que des bourgeois qui s'ennuient bourgeoisement et qui ennuient les autres. Cela est grave, tres grave, pour la prosperite du pays et pour la fortune publique, car c'est une des causes de la crise commerciale dont tout le monde souffre, les riches comme les pauvres. Pour la crise que traverse votre industrie, les explications ne vous manquent point, n'est-ce pas? c'est le remede que vous n'avez point. Eh bien, un des remedes a ce mal serait de rendre a Paris son animation d'autrefois. Que se passait-il quand des quatre parties du monde les etrangers affluaient a Paris pour s'y amuser et y faire la fete? c'est que pendant leur sejour ici ils achetaient tous les objets de luxe dont ils avaient besoin chez eux: leurs meubles, leurs bijoux, leurs vetements. C'etait du drap d'Elbeuf que nos tailleurs employaient pour ces vetements, c'etait avec des soieries et des velours de Lyon que nos couturieres habillaient leurs femmes. Rentres dans leurs pays, ils y exhibaient fierement leurs achats, et, pour les imiter, leurs compatriotes demandaient a la France des produits francais. D'ou la fortune d'Elbeuf, de Lyon et des autres villes de fabrique. Voila pourquoi il faut ramener les etrangers a Paris; et pour cela il n'y a qu'un moyen efficace: en faire une ville de plaisir, ou chacun trouve a s'amuser selon ses gouts plus que partout ailleurs,--afin de ne pas aller ailleurs. Pour moi, j'ai des idees la-dessus, dont je vous ferai part un jour ou l'autre, quand elles seront mures. Assurement mon nom, ma famille, mes ancetres, mon education, mes convictions, mes principes devraient m'empecher de travailler a la consolidation du gouvernement,--mais l'interet de la France avant tout. IV En rentrant d'Elbeuf a Paris, Adeline avait tout de suite visite quelques-uns de ceux qui autrefois lui avaient propose des affaires; mais ce n'est pas du jour au lendemain qu'on s'improvise faiseur, surtout si l'on entend se reserver la liberte de choisir. Naguere, on etait venu le chercher, le prier; quand a son tour il s'etait offert, on l'avait ecoute avec une certaine defiance. Que signifiait ce changement? Il n'etait donc plus l'homme qu'on avait cru? Alors? L'occasion manquee, il fallait laisser au temps d'en amener de nouvelles et les attendre. Cela etait trop conforme a la logique des choses pour qu'Adeline s'en etonnat; il n'avait jamais eu la naivete de s'imaginer qu'il n'aurait qu'a se presenter pour que toutes les portes s'ouvrissent devant lui et pour que ceux qui etaient a table fussent heureux de lui faire sa part au gateau. Ce n'etait pas a date fixe que devait se faire le mariage de Berthe, et quelques mois, quelques semaines de plus ou de moins n'avaient pas d'importance; le mot du pere Eck, qu'il ne se rappelait qu'en riant, etait la pour le rassurer: "J'ai ete fiance avec ma femme pendant quatre ans, et quand nous nous sommes maries j'aurais bien attendu encore." Les cinquante mille francs du vicomte l'avaient debarrasse des echeances pressantes qui menacaient sa maison; avant qu'il en revint d'autres il avait le temps de se retourner, et d'ici la la probabilite etait, et meme la certitude, pour que l'affaire Bouteillier s'arrangeat. Alors il rembourserait ces cinquante mille francs, car le payement d'une dette de cette espece ne devait pas trainer. Assurement cet argent ne lui pesait pas, tant il avait ete galamment offert, mais cependant, par une bizarrerie d'impression qu'il ne s'expliquait pas lui-meme, il eprouverait du soulagement a ne plus le devoir. Malheureusement, de ce cote, les choses ne marcherent point comme il l'avait espere: l'affaire Bouteillier ne s'arrangea pas, tout au contraire, et, apres plusieurs reunions, qui se succederent de plus en plus orageuses, la faillite fut prononcee a la requete de quelques creanciers que le luxe des Bouteillier avait trop longtemps humilies. Le coup avait ete cruel pour Adeline, qui, mieux que personne, connaissait la procedure des faillites: de combien serait le premier dividende et quand le toucherait-on? Il fallait donc se retourner d'un autre cote, ce qui, dans sa position, etait difficile, car, bien que le vicomte n'eut jamais fait la plus legere allusion a son pret, il etait evident que ce pret ne pouvait pas etre considere comme un placement a echeance plus ou moins longue dans lequel le creancier aussi bien que le debiteur trouvent un egal interet; c'etait un service rendu, et rien que cela. Comme il se demandait par quel moyen il sortirait a bref delai de cet embarras, il crut remarquer que le vicomte etait moins a l'aise avec lui, moins libre, moins gai, moins ouvert. La cause de ce changement n'etait que trop facile a deviner: il s'etonnait de n'etre pas encore rembourse, et il s'en fachait. Quand on a tout jeune lutte contre la misere, on a appris a ne pas s'inquieter des dettes et a manoeuvrer avec les creanciers de facon a les payer, quand l'argent manque, en bonnes paroles qui les font patienter. Mais ce n'etait pas le cas d'Adeline, qui, entre dans la vie avec de la fortune, etait arrive a pres de cinquante ans sans devoir un sou a personne. Si le vicomte etait gene avec lui, de son cote il etait confus avec le vicomte, ne sachant quelle contenance tenir, ne trouvant pas un mot a dire, honteux de son silence meme. N'aurait-il donc pas la force d'aborder nettement la question et de s'expliquer franchement: "Ne croyez pas que je vous oublie, seulement les rentrees sur lesquelles je comptais ne s'effectuent pas, mais bientot..." C'etait ce bientot qui lui fermait les levres. Il n'avait jamais pris un engagement sans le tenir, comme il n'avait jamais fait une promesse qui ne fut sincere. Quel engagement pouvait-il prendre, quelle promesse pouvait-il donner quand il ne savait pas lui-meme a quelle epoque il serait en etat de payer ces cinquante mille francs; bientot sans doute, d'un jour a l'autre peut-etre; mais ce bientot, il ne pouvait pas encore le traduire par une date precise. Il en etait la quand un soir, en sortant de diner chez Raphaelle, le vicomte lui prit le bras, et, comme le jour ou il lui avait offert ces cinquante mille francs, il voulut le reconduire rue Tronchet. --Ne vous detournez pas de votre chemin, dit Adeline qui aurait voulu echapper a l'entretien dont il se sentait menace; il fait froid ce soir. --J'ai affaire par la. --Alors, marchons vite, dit Adeline. Puis, voulant donner une explication a ce mot qui etait sorti de ses levres sans qu'il eut le temps de le retenir: --Nous nous rechaufferons. Le vicomte marchait pres d'Adeline, la tete basse, silencieux, dans l'attitude d'un amoureux qui n'ose pas risquer sa declaration, ou plutot d'un fils respectueux qui a une confession delicate a faire a son pere. Enfin, il se decida: --Vous me voyez bien embarrasse, mon cher depute. Il fallait bien qu'Adeline repondit quelque chose: --Avec moi? --Precisement parce que c'est a vous que je m'adresse. Ah! si c'etait un autre! Mais avec vous, pour qui j'ai une si haute estime, tant d'amitie, permettez-moi le mot, je suis tout confus. --Mais parlez donc, je vous en prie... mon cher ami. Cependant, malgre cet encouragement, il y eut encore un silence: --Pardonnez a ma fierte, dit-il; c'est elle qui souffre, honteuse de risquer une chose qui n'est pas correcte, et rien n'est moins correct que de rappeler un service qu'on a eu le plaisir de rendre a un ami. En un mot, il s'agit des cinquante mille francs que vous avez bien voulu me faire l'honneur d'accepter il y a quelque temps et dont j'aurais besoin.... Il y eut une pause: --Oh! pas ce soir, se hata-t-il d'ajouter en riant, pas demain, mais dans un delai que vous fixerez vous-meme, si toutefois cela ne vous gene point. L'embarras et l'humiliation d'Adeline etaient cruels, et bien qu'il eut souvent pense au moment ou cette question se poserait, il n'avait point imagine qu'il serait aussi penible. --C'est a vous de me pardonner, dit-il; j'aurais du, depuis longtemps, vous rendre cet argent, mais certaines circonstances se sont presentees... j'ai compte sur des affaires qui ne se sont point realisees... sur des rentrees qui ne se sont point effectuees; bref, j'ai attendu; mais puisque vous en avez besoin.... Le vicomte lui coupa la parole: --Je ne serais pas sincere, je ne serais pas digne de votre amitie si je ne vous disais pas comment ce besoin se produit,--c'est mon excuse, si tant est que je puisse en avoir une. --Je vous en prie. --C'est moi qui vous prie de m'ecouter; vous savez combien je suis peu homme d'argent, cela tient peut-etre a ce que je n'ai pas de fortune, ce qui s'appelle une fortune assise; mon pere en a devore trois ou quatre, et moi-meme j'ai fortement entame celle qui m'est venue de ma mere. Je comptais sur celle de ma tante du Midi, mais vous savez comment elle est passee a ma soeur. Je vis de ce qui me reste, et il m'arrive assez souvent de me trouver a court; ce qui est mon cas presentement. Dans ces conditions, je serais bien aise d'augmenter mon revenu; et comme justement une occasion se presente, en mettant quelques fonds dans une affaire excellente, de le tripler, de le quadrupler, l'idee m'est venue de m'adresser a vous. --Demain vous aurez vos fonds, repondit Adeline decide a se procurer ces cinquante mille francs a quelque prix que ce fut. --Demain, cher monsieur! Et qui parle de demain? Croyez-vous que je sois homme a user de pareils procedes? L'affaire dont je vous parle n'est pas faite, elle n'est qu'a l'etude, et il me suffit de savoir qu'a une date precise, celle que vous prendrez, j'aurai mes fonds. C'est la tout ce que je vous demande. Et jamais, faites-moi l'honneur de me croire, je n'aurais demande davantage. Adeline respira. --Je vais etudier mes echeances, demain je vous donnerai cette date, ou, ce qui est mieux, je vous enverrai un billet. Mais le vicomte ne voulut pas de billet; est-ce que dans son monde on faisait des billets? un simple mot, cela suffisait; puis, tout a coup, s'arretant et changeant de sujet: --Une idee me vient, s'ecria-t-il: pourquoi ne feriez-vous pas vous-meme cette affaire? --Quelle affaire? --La mienne. --Je n'ai pas de fonds libres. --Pour vous, il ne s'agirait pas d'une mise de fonds, au contraire. --Je n'y suis pas du tout. --Je vous ai entretenu plusieurs fois de la necessite de fonder un nouveau cercle, et je vous ai demontre de quelle utilite sera cette fondation a tous les points de vue; cette idee ne m'est pas personnelle: elle est dans l'air, et bien d'autres que moi, l'ont eue, comme il arrive toujours pour les choses a point. Mais c'est une si grosse affaire que la fondation d'un cercle a Paris, que je ne pouvais pas l'entreprendre tout seul. D'abord, il faut une autorisation, et je ne veux rien demander au gouvernement. Ensuite, il faut un gros capital que je n'ai pas. Vous imaginez-vous un peu quelle doit etre l'importance de ce capital? --Pas du tout; vous savez que je ne connais rien a ces choses. --Eh bien, il faut pres d'un million; savez-vous que le Jockey a 130,000 francs de loyer, le Cercle agricole 90,000 francs, le Cercle imperial 200,000 francs, la Cremerie 45,000 francs, les Mirlitons 70,000? Au Jockey, les gages du personnel coutent 60,000 francs, aux Ganaches 50,000 francs; au Jockey, la perte sur la table se chiffre par 40,000 francs, a l'Union par 15,000 francs. Les frais de premier etablissement ne reviennent pas a moins de 300,000 francs; et cette somme ne suffit pas en caisse, car il faut que cette caisse ait un capital respectable sur lequel on puisse preter aux joueurs; le succes est la. Un joueur qui a 500,000 francs au Comptoir d'escompte ou ailleurs ne tire pas un billet de mille francs de sa poche pour jouer; il emprunte a la caisse du Cercle; il ne faut donc pas que cette caisse reste jamais a sec, ou la partie ne marche pas; et on ne va que la ou elle marche... follement. J'avoue sans honte que je n'ai pas ce million. Alors j'apportais a ceux qui veulent faire l'affaire et qui ne l'ont pas non plus, ce million, les fonds dont je pouvais disposer. C'est pour cela que je vous ai adresse ma demande. Mais maintenant je la retire, et je la remplace par une autre: prenez la direction de la fondation du Cercle tel que je le comprends, celui qui doit moraliser le jeu et pour sa part rendre a Paris sa vie brillante, presentez la demande d'autorisation qui ne peut pas etre refusee a un homme tel que vous, soyez son president. --Moi! --Parfaitement, vous, Constant Adeline, connu par son honorabilite et la haute position qu'il occupe dans l'industrie, dans le commerce, dans la politique, et vous groupez autour de votre nom cinq cents personnes... (il hesita un moment cherchant son mot...) fieres de votre initiative. Vous parliez l'autre jour, de grandes affaires que vous vouliez entreprendre, par le seul fait de votre presidence elles viennent a vous, et vous n'avez pas a aller a elles. Dans la politique vous etes un centre; et on doit compter avec votre influence. --Mais je n'ai rien de ce qu'il faut pour presider un cercle parisien, moi, le plus provincial des provinciaux. --C'est chez les provinciaux que se trouve maintenant la premiere qualite qu'il faut pour presider un cercle a Paris. --Laquelle? --L'honnetete. Ce qui ecarte bien des gens des cercles, c'est la crainte d'etre vole; quand on se met a une table de jeu pour son plaisir, on n'aime pas a faire le metier d'agent de police et a surveiller ses voisins; avec un president comme vous a la tete d'un cercle, on aurait toute securite, et par cela seul le succes de ce cercle serait assure; au jeu, on ne vole guere que la ou l'on trouve des complices. --Si j'ai celle-la, il me manquerait toutes les autres; quand ce ne serait que le temps. --Il est certain que cette presidence vous prendrait un certain temps, mais pas autant que vous pouvez le croire; d'ailleurs, si on vous demandait quelques heures, ce ne serait pas sans vous offrir des avantages en echange: ces fonctions sont remunerees: il y a des presidents qui touchent trois mille francs par mois, c'est quelque chose. Ils etaient arrives devant la maison d'Adeline. --Adieu! dit celui-ci. Mais le vicomte ne lui permit pas de se degager: --Donnez-moi encore quelques instants, dit-il, la proposition, je vous assure, merite d'etre examinee serieusement. V Ils revinrent sur la place de la Madeleine. --Ce n'est pas a vous qu'il est besoin de dire, reprit le vicomte, que tout avantage se paye. Un cercle est une affaire comme une autre; elle donne des produits qui doivent servir, avant tout a remunerer ceux qui les procurent. Quand vous apportez a une societe une concession quelconque que vous avez obtenue par votre intelligence ou votre influence, cet apport s'estime en argent, n'est-ce pas? Et je suis certain que l'autorisation qui donnerait naissance a notre cercle ne serait pas comptee pour moins de soixante a soixante-quinze mille francs; c'est le prix courant; de sorte que les roles seraient changes: vous ne seriez plus mon debiteur, c'est-a-dire que la societe serait le votre. La scene que le vicomte jouait avec Adeline avait ete longuement repetee avec Raphaelle, et il avait ete convenu qu'en cet endroit il se ferait un silence de facon a laisser a la reflexion le temps d'agir. Ils connaissaient la situation d'Adeline comme il la connaissait lui-meme, et savaient quel soulagement serait pour lui la perspective de n'avoir pas a payer a cette heure ces cinquante mille francs. Ils avaient tres bien prevu que l'offre d'un traitement de trois mille francs ne suffirait pas, par cette raison qu'elle etait a terme, tandis que le non-payement des cinquante mille francs, qui donnait un resultat immediat, serait ce qu'on appelle au theatre un effet sur. Les choses s'executerent comme elles avaient ete reglees, et ce fut seulement apres un moment de silence que Frederic reprit: --Je vais au-devant d'une objection que je vois sur vos levres: vous ne voulez pas, vous ne pouvez pas administrer un cercle. --Et cela pour beaucoup de raisons dont une seule suffit: on ne peut administrer que ce que l'on connait, et je ne connais rien aux affaires d'un cercle. --Aussi n'est-il jamais entre dans mon idee de vous donner cette administration: vous etes president de notre cercle, comme le comte de Mortemart l'est du Cercle agricole, le marquis de Biron, du Jockey, le duc de la Tremoille, du cercle de la rue Royale, mais vous n'etes que president, c'est-a-dire quelque chose comme un president de la Republique ou un roi constitutionnel, l'honneur de notre cercle, a qui vous assurez la stabilite, vous regnez, mais vous ne gouvernez pas; a cote de vous, sous vous, il y a des ministres; autrement dit la gestion financiere du cercle s'exerce par une societe en commandite representee par un gerant responsable. Vous et votre comite, compose de hautes notabilites, vous avez la direction du cercle et seul vous votez sur les admissions--ce qui est une garantie absolue de choix irreprochables. Les questions financieres ne vous regardent en rien et n'entrainent pour vous aucune responsabilite--ce qui est le grand point; vous touchez, vous ne payez pas. Pour ce couplet, Raphaelle ne s'en etait pas plus rapportee a l'improvisation de Frederic que pour le precedent; il avait ete repete aussi, car il importait qu'il fut debite rapidement, "enleve avec feu", de facon a etourdir Adeline et a empecher toute objection. Si son assimilation aux presidents des grands cercles devait agir sur lui,--et ils n'en doutaient pas,--c'etait a condition qu'on ne lui laissat pas le temps de reflechir et de comprendre par consequent qu'il n'y avait aucun rapport entre ces grands cercles s'administrant eux-memes, ne faisant pas de benefices, n'ayant pas de presidents payes, et celui qu'on lui proposait de fonder, qui vivrait de sa cagnotte, en enrichissant ses gerants avec l'argent preleve sur les joueurs. Pour quelqu'un qui aurait connu les cercles, cette assimilation aurait ete grossiere et ridicule, mais pour ce provincial elle pouvait passer; c'etait un argument comme ceux qu'emploient les avocats, au hasard. Il y avait des chances pour que sa vanite bourgeoise se laissat griser par ces grands noms qu'il se repeterait. --Pour vous rassurer completement, continua Frederic, et pour que vous dormiez sur vos deux oreilles, j'accepterais la gestion administrative; mais pas en mon nom; vous comprenez que je ne veuille pas le mettre en avant dans les affaires, non seulement par respect pour moi-meme, mais aussi pour mon pere, pour ma famille; et puis il y a encore une autre raison... politique celle-la, et sur laquelle il est inutile d'insister. Comme Adeline ne repondait rien, et ne paraissait point enleve par cette offre cependant si tentante, Frederic lanca son dernier argument, celui qui devait briser les dernieres resistances. --Il est bien certain que vous ne rencontrerez pas les objections qui ont ete opposees a M. de Cheylus. --Ah! Cheylus s'est occupe de cette creation? --Il devait demander l'autorisation de notre cercle dont il serait le president, et il l'a demandee en effet; mais on la lui a refusee--vous devinez pour quelles raisons, affaires de parti tout simplement; on n'a pas voulu le laisser creer un centre de reunion qui devait lui donner une influence dangereuse. Tout d'abord, j'avoue que nous avons ete irrites de ce refus, car, pour l'amabilite, le charme des manieres, l'esprit, l'entrain, nous ne pouvions pas souhaiter un meilleur president que le comte. Mais, en reflechissant, cette irritation s'est calmee, et j'avoue--mais tout bas entre nous--que je suis bien aise aujourd'hui que M. de Cheylus n'aie pas reussi. Toute chose a sa contre-partie: l'amabilite du comte eut degenere en faiblesse, il n'aurait rien su refuser, et notre cercle eut perdu le caractere de respectabilite severe qu'il gardera avec vous. Ils etaient revenus rue Tronchet, devant la porte d'Adeline. Sur ce dernier mot, et sans rien ajouter, le vicomte se separa de "son cher depute". --Ouf! se dit-il en retournant avenue d'Autin, si l'affaire n'est pas dans le sac, j'y renonce; voila un bonhomme qui certainement dormira moins bien que moi. En cela, il avait raison, car Adeline ne dormit guere, tandis que lui-meme fut berce par le bon et calme sommeil que donne le travail accompli. De tout le flot de paroles qui l'avait enveloppe, un fait se degageait pour Adeline, si menacant qu'il ne voyait que lui: l'echeance immediate de ces cinquante mille francs. Elle avait enfin sonne, cette heure qui, tant de fois, avait tinte a ses oreilles; ce n'etait plus: "J'aurai a payer" qu'il se disait, c'etait: "J'ai a payer". Comment? Depuis deux ans il avait plus d'une fois accompli le tour de force des commercants aux abois, de trouver vingt ou vingt-cinq mille francs du jour au lendemain pour ses echeances; et c'etait la ce qui precisement le rendait difficile a recommencer; les sources ou il avait puise s'etaient taries; il ne pourrait leur demander quelque chose qu'en compromettant plus encore son credit deja si ebranle, et encore sans etre certain a l'avance d'obtenir les cinquante mille francs qu'il lui fallait. Assurement, si le vicomte ne lui avait pas parle de la fondation de son cercle, il n'aurait pense qu'aux moyens de trouver cette somme; il fallait payer, et a n'importe quel prix il s'executait. Mais Raphaelle avait calcule juste en comptant que le mirage de cette fondation produirait une diversion favorable; tant de difficultes d'un cote pour se procurer de l'argent, de l'autre tant de facilites pour en gagner! Un mot a dire, un oui, et c'etait tout; non seulement il s'acquittait, non seulement il gagnait un traitement de trente-six mille francs par an; mais encore il se trouvait en position de realiser son plan, de faire des affaires qui viendraient a lui sans qu'il eut a prendre la peine d'aller les chercher. En dehors de ceux qui vivent de la vie des clubs, on ne sait guere quelle difference il y a entre le cercle qui s'administre lui-meme et celui dont la gestion financiere s'exerce par un gerant; entre celui qui n'a pas d'autre but que l'agrement de ses membres, et celui, au contraire, qui n'a pas d'autre raison d'etre que de gagner de l'argent par la cagnotte; entre celui qui est une association d'amis, et celui qui est une exploitation industrielle. Mais pour le gros public ce sont la des nuances; rien de plus: un cercle est un cercle pour lui, tous se valent ou a peu pres. La-dessus Adeline etait gros public, comme il l'etait d'ailleurs pour bien d'autres points de la vie parisienne, et Raphaelle avait devine juste en pensant qu'on pouvait effrontement lui citer quelques grands noms qui l'eblouiraient. --Si ceux qui portaient de grands noms acceptaient d'etre presidents, pourquoi, lui, refuserait-il? Ce qui pour lui faisait l'honorabilite d'un cercle, c'etait celle de ses membres et aussi celle de son president: puisque les admissions seraient prononcees par lui et par le comite qu'il aurait compose, il n'avait rien a craindre, il saurait leur garder le caractere de respectabilite severe dont parlait le vicomte: entre honnetes gens il ne se passe rien que d'honnete; il n'y aurait donc, pas a redouter que son cercle--il disait deja _son_ cercle--devint un tripot comme ceux dont il avait vaguement entendu parler. Les arguments dont le vicomte l'avait en ces derniers temps accable, lui rebattant les oreilles jusqu'a l'en etourdir, se representaient a son esprit, prenant, par cela seul qu'ils devenaient personnels, une importance qu'ils n'avaient pas eue jusqu'alors. Comme c'etait vrai, ce que le vicomte lui avait dit du role que Paris jouait dans la crise commerciale, et comme il serait patriotique de s'associer a tout ce qui pourrait faire cesser cette crise! Sans doute ce serait naivete de s'imaginer que la fondation de _son_ cercle put produire a elle seule ce resultat; mais si une hirondelle ne fait pas le printemps, au moins l'annonce-t-elle; d'autres efforts se joindraient au sien; l'exemple serait donne; il en aurait l'honneur. Les etapes de Raphaelle a travers la vie lui avaient appris a la connaitre pratiquement, et elle savait que le meilleur moyen d'entrainer les gens dans une faiblesse ou une faute est de leur montrer au dela un but noble ou desinteresse. Adeline ne se fut peut-etre pas laisse prendre par le non-payement des 50,000 francs qu'il devait et par l'appat du traitement de 36,000, mais il devait etre enleve par l'argument commercial. "Quand on est fier de la betise qu'on fait, avait-elle dit a Frederic, on la pousse jusqu'au bout, alors meme qu'on voit que c'est une betise." Cependant, malgre la fierte qu'il eprouvait et toutes les raisons personnelles qui s'ajoutaient a ce sentiment, Adeline ne s'etait point decide a accepter les propositions du vicomte, pas plus d'ailleurs qu'a les refuser; il fallait voir, attendre, s'eclairer, prendre avis de ceux qui savaient ce que lui-meme ignorait. De ceux qu'il pouvait consulter a ce sujet, personne n'etait plus autorise pour lui repondre que son collegue le comte de Cheylus, si bien au courant de la vie parisienne. Puisque la presidence de ce cercle lui avait ete proposee, il connaissait l'affaire et l'avait pesee avec ses bons et ses mauvais cotes. Il fallait donc l'interroger; ce qu'il fit le lendemain meme. --Et vous hesitez? s'ecria M. de Cheylus, quand il lui eut rapporte la proposition du vicomte. J'avoue que je n'ai pas eu vos scrupules, et que, quand l'affaire m'a ete proposee, j'ai tout de suite demande l'autorisation au prefet de police... qui tout de suite me l'a refusee. --Est-il indiscret de vous demander les raisons qu'il vous a donnees pour expliquer son refus? --Pas du tout; il m'a dit qu'avec moi pour president, ce cercle deviendrait en quelques mois un tripot; que j'etais trop faible, trop indulgent, trop aimable: que je serais trompe, deborde, en un mot tout ce qu'on peut trouver quand on ne veut pas donner les raisons vraies d'un refus. --Et ces raisons vraies? --Vous les devinez sans peine. On ne voulait pas donner un moyen d'influence a un adversaire; et, d'autre part, on ne voulait pas se faire accuser d'accorder a un ennemi une faveur qu'on refusait a des amis. --Alors? --Si vous voulez me prendre dans votre comite, j'accepte. Que vous dire de plus? Ce que M. de Cheylus ne voulait pas dire de plus, c'est que, sans etre jaloux de Frederic,--il n'avait jamais eu la naivete d'etre jaloux,--il commencait a trouver que le vicomte tenait beaucoup trop de place dans la maison de Raphaelle, et que le meilleur moyen de se debarrasser de lui etait de lui faire avoir un cercle ou il passerait ses journees et... ses nuits. VI C'etait un grand point pour Raphaelle et Frederic d'avoir un president en situation d'obtenir du prefet de police l'autorisation d'ouvrir leur cercle, mais ce n'etait pas tout: il fallait que la demande qu'on adresserait au prefet fut signee par vingt membres fondateurs, et il etait de leur interet de ne pas laisser le choix de ces membres a Adeline, qui ne saurait ou les chercher, et qui, les trouvat-il, les choisirait mal. A la verite, il devait avoir la haute direction dans la composition du cercle, mais, en manoeuvrant adroitement, on lui ferait prendre, sans qu'il se doutat de rien, ceux-la memes qu'on voudrait qu'il prit. Raphaelle voulait des noms chics. Frederic voulait des noms serieux. Mais, malgre cette divergence, ils ne se querellaient point la-dessus; en bons associes qu'ils etaient, ils se faisaient des concessions. --Melons les noms chics aux noms serieux. Et constamment ils faisaient cette salade, mais en l'epluchant severement: on n'etait jamais assez chic pour Frederic, et pour Raphaelle on n'etait jamais assez serieux,--au moins en theorie, car dans la pratique, c'est-a-dire au moment ou s'agitait la question de savoir s'ils pourraient avoir reellement ces noms sur leur liste, ils etaient bien obliges d'abaisser leurs pretentions et de se faire mutuellement des concessions. --Il est vrai qu'il n'est pas tres chic, mais a la rigueur il peut passer. --Je t'accorde qu'il n'est pas trop serieux, mais, si nous sommes trop difficiles, nous finirons par n'avoir personne. Chez Raphaelle, cette composition de sa liste etait une veritable obsession, elle en revait, et plus d'une fois le matin elle avait reveille Frederic pour l'entretenir des idees qui lui etaient venues dans la nuit. --Tu ne dors pas, cheri? --Si, je dors. -Non, tu ne dors pas. Ecoute un peu... ecoute donc. --Eh bien, qu'est-ce qu'il y a? --Nous n'avons pas de duc. --Pourquoi faire un duc? --Pour notre liste; il nous en faut au moins deux; le _Jockey_ en a trente-six. --Les _Ganaches_ n'en ont pas. --La _Cremerie_ en a bien un. --Eh bien, cherche-les, laisse-moi dormir; en meme temps tache de trouver un lord, ca serait plus serieux: on en a bien abuse, des ducs; d'ailleurs si tu y tiens tant, je t'en fournirai un; seulement il est espagnol: le duc d'Arcala, un ami de mon pere. Si Raphaelle avait pu chercher dans son ancien monde, elle se serait compose un petit Gotha; malheureusement, ses relations avec ceux dont elle s'etait separee ou qui plutot s'etaient separes d'elle ne lui permettaient point de s'adresser a eux; elle eut ete bien accueillie vraiment! et cependant il y en avait qui pour elle avaient fait les folies les plus extravagantes, qui s'etaient ruines, deshonores, avaient ete jusqu'au crime; mais ces temps etaient loin, et le souvenir qu'ils en avaient conserve n'etait ni doux ni attendri. En ne se montrant pas trop difficiles dans leur choix, ils avaient fini par former une liste dont les noms de tete ne manquaient pas d'une certaine apparence decorative. Le comte de Cheylus d'abord, ancien conseiller d'Etat en service extraordinaire, ancien prefet, depute, commandeur de Legion d'honneur, grand-croix de cinq ou six ordres etrangers;--un general qu'a Nice et a Cannes on avait surnomme le general Epaminondas, ce qui, dans le monde des grecs, etait caracteristique;--un commodore americain;--un musicien et un statuaire affames de notoriete, toujours en quete de relations, comme si chaque relation nouvelle allait donner des commandes a l'un et faire jouer les cinq ou six operas que l'autre gardait en portefeuille depuis vingt ans; un journaliste qui exercait autant d'influence dans la presse que dans le gouvernement, disait-il, et par la devenait un personnage utile, avec qui il etait prudent de prendre les devants. Ce n'etait pas seulement parmi les gens en vue, sur lesquels ils avaient des raisons personnelles de compter, qu'ils recrutaient leur troupe, c'etait encore parmi les connaissances de leurs amis. Ainsi Barthelasse, autrefois directeur de cercles a Biarritz, a Pau et en Provence, ou il avait gagne une fortune de deux a trois millions et chez qui Frederic avait ete croupier, avait offert un ancien ambassadeur qu'on pourrait exhiber tous les soirs dans les salons du cercle, moyennant le _suif_, c'est-a-dire le diner de la table de l'hote, et un jeton d'un louis qu'il perdrait d'ailleurs consciencieusement: a la verite, Barthelasse avait, pendant plusieurs annees, promene cet ancien ambassadeur dans le Midi, mais ces representations en province ne l'avaient pas encore tout a fait use, et a Paris, ou son nom seul etait connu, il ferait encore assez bonne figure. Quand Raphaelle aurait son duc, on laisserait a Adeline le soin de trouver les autres comparses necessaires a la representation parmi les gros commercants parisiens avec lesquels il faisait des affaires et aussi parmi ses collegues. Plusieurs de ceux qui avaient honore de leur presence les diners de l'avenue d'Antin seraient suffisants pour cet emploi, et particulierement l'un d'entre eux qu'ils caressaient pour etre president au moment meme ou la faillite des freres Bouteillier leur avait livre Adeline. Ce Nivernais, plus provincial encore que l'Elbeuvien, etait a coup sur le plus travailleur des deputes, et il n'y avait guere de projet de loi d'interet local qui ne fut rapporte par lui: "L'ordre du jour appelle la discussion du rapport de M. Bunou-Bunou." Il etait si souvent imprime dans les journaux, ce nom de Bunou-Bunou, qu'il etait connu de la France entiere, et que par la aux yeux de Raphaelle il avait une certaine valeur, celle de la notoriete. Il est vrai que cette notoriete, il la devait pour beaucoup au rapport fameux dans lequel il avait traite de la vaine pature et de la divagation des animaux domestiques dans les rues de Paris, qui pendant six mois avait fait la joie des journaux; mais cela importait peu; car, en fait de notoriete, ce qui compte, c'est la notoriete meme, et, la dut-on au ridicule, ce qui reste au bout d'un an ce n'est pas le ridicule, c'est le bruit qu'il a fait autour d'un nom que le public n'oublie plus; Bunou-Bunou connu, tres connu; oubliee la vaine pature. D'ailleurs le meilleur et le plus honnete homme du monde, toujours a son banc ou il ecrivait, ecrivait, ecrivait, penchant sa tete blanche sur son pupitre, ne s'interrompant que pour voter. Au cercle il continuerait ses ecritures, mieux eclaire et chauffe que dans sa chambre d'hotel ou, comme il le disait lui-meme, "le bois coutait diantrement plus cher qu'a Chateau-Chinon." Ainsi prepares, il n'y avait qu'a presser Adeline; ce fut ce que Raphaelle demanda, exigea meme, tandis que Frederic se montrait dispose a laisser a la reflexion le temps d'agir. --C'est un irresolu, ton Normand: decide aujourd'hui, il ne le sera plus demain; il pese le pour et le contre comme un pharmacien pese ses drogues. --Avoue que la pilule est dure a avaler. --Qu'est-ce que ca nous fait? ce n'est pas nous qui l'avalons; d'ailleurs il n'y a qu'a la lui dorer, et c'est ton affaire. --Je suis a bout. --Alors c'est bien vrai? tu ne vois plus rien a dire et tu ne vois plus rien a faire? Il haussa les epaules. --Ne te fache pas contre ta petite femme, si elle te montre qu'il y a encore a dire et a faire; ecoute-la, et souviens-toi plus tard, quand nous serons maries, que tu as eu interet a la consulter, alors que tu restais a bout dans une affaire d'ou dependait notre fortune, et qu'elle est bonne a quelque chose. --Je t'ecoute. --Ce qu'il faut, n'est-ce pas, c'est pousser notre homme? --Sans doute, repondit-il avec une certaine impatience. Il s'agacait de la voir tant insister pour lui demontrer qu'elle etait bonne a quelque chose, quand lui n'etait bon a rien; trop souvent elle avait insiste sur la superiorite de sa finesse et l'ingeniosite de ses ressources, croyant ainsi se faire valoir, tandis qu'en realite elle se faisait plutot prendre en grippe: elle n'avait jamais eu la main douce avec ses amants, et ne savait pas que les hommes se laissent d'autant plus facilement conduire qu'ils ne sentent pas les ficelles qui les tiennent. --C'est a l'interet d'Adeline que nous nous sommes adresses, dit-elle, a son orgueil, a sa gloriole, et tout ce que tu lui as dit, il le roule dans son esprit, parce que c'est a son esprit seul que tu as parle. Il la regarda sans comprendre ou elle voulait arriver. --Eh bien, maintenant, c'est par les yeux qu'il faut le prendre, c'est a ses yeux qu'il faut parler. --Les yeux? Quoi, les yeux? --Tu le conduiras avenue de l'Opera et tu lui feras visiter le local en detail. Ce n'est pas difficile, ca. --J'y suis; il sera ebloui. --Je te crois. Te mets-tu a la place de ce bon bourgeois se promenant dans ces salons qui vont lui jeter toute leur poudre d'or aux yeux et qui va se mirer en se rengorgeant dans ces marbres imposants? crois-tu qu'il ne va pas se sentir fier en se disant qu'il sera le maitre dans ce palais? --Es-tu canaille! --En sortant, tu le conduiras chez Lobel et tu lui feras montrer le mobilier, surtout les tapis et les tentures; il doit etre sensible aux couleurs, ce fabricant de drap; les ouvrages en laine, c'est son affaire. Je ne dis pas que ca le fichera les quatre fers en l'air comme les salons, mais ca lui inspirera confiance: serieuse, l'impression du mobilier; tu le conduiras aussi chez le tailleur pour qu'il voie la livree; si en revenant tu ne me dis pas que l'affaire est enlevee, j'avoue comme toi que je suis a bout. Frederic n'apporta qu'un changement a l'execution de ce programme; il en intervertit l'ordre au lieu de finir par le tailleur, il commenca par la: il y aurait progression. Aux premiers mots, Adeline se defendit: --Il sera temps si je me decide, mais je vous avoue que je balance: je vous assure que je ne suis pas du tout celui qu'il vous faut; un bon bourgeois comme moi serait deplace dans ce role de president, je n'en ai aucune des qualites, et j'y serais l'homme le plus emprunte du monde; je compromettrais le succes de l'entreprise; on se moquerait de moi... et, ce qui est plus grave, de vous. Frederic protesta poliment, mais sans se lancer pourtant dans une refutation en regle: --Nous reviendrons plus tard a la question de savoir si vous acceptez ou si vous n'acceptez point, dit-il; pour le moment, ce que je vous demande simplement, c'est vos conseils dans le choix de notre livree; nous ne fondons pas une oeuvre d'un jour, et nous ne prenons pas cette livree pour qu'elle dure un mois ou deux; pour moi, gerant de l'affaire, il faut qu'elle soit solide; c'est au fabricant de drap que je demande de m'assister. Evidemment! Adeline ne pouvait pas refuser ses conseils a son ami. Il se laissa donc conduire chez le tailleur, ou il choisit un drap solide, un bon drap francais, comme le demandait Frederic, qui devait durer longtemps. Puis il se laissa aussi mener chez le tapissier Lobel; dans tout ce qui etait travail de la laine, il avait des connaissances speciales qu'il ne pouvait pas ne pas mettre a la disposition de son ami: la, il n'eut qu'a admirer les tapis de Smyrne, de Perse et de l'Inde qu'on lui montra et qui etaient vraiment superbes, les portieres magnifiques; il passa plus de deux heures a se griser de l'enchantement de leurs couleurs. Mais ou "il se ficha les quatre fers en l'air", comme disait Raphaelle, ce fut en visitant les salons de l'avenue de l'Opera. --Comment trouvez-vous ca? demandait Frederic dans chaque place. Et partout il faisait la meme reponse: --C'est beau, c'est grandiose; c'est vraiment digne de Paris. --Pour quatre-vingt mille francs, il faut bien nous donner quelque chose. Comme ils redescendaient l'escalier tout en marbres de couleur ou leurs pas sonnaient comme sous la voute d'une eglise, Adeline eut un mot qui trahit le travail de son esprit et la progression des sentiments par lesquels il avait passe. Ils s'etaient arretes devant une niche ouverte sur le palier et faisant face a la porte d'entree. --Nous mettrons la un buste de la Republique, dit-il, comme s'il se parlait a lui-meme. --Nous! Oui, vous, si vous voulez, mon cher president, car vous serez maitre chez vous; mais si c'est moi qui suis maitre ici, je ne mettrai point ce buste, car, en dehors de certaines raisons personnelles qui me retiendraient, j'estime qu'un cercle est un terrain neutre ou tout le monde doit pouvoir se rencontrer. Adeline hesita un moment: --Alors, nous le mettrons ensemble, dit-il. VII C'etait la premiere fois qu'Adeline avait quelque chose a demander pour lui-meme. Comme tous les deputes, il avait passe bien des heures de sa vie dans les antichambres des ministres et use de nombreuses paires de bottines sur le carreau poussiereux des corridors des bureaux a la Guerre, aux Finances, a la Justice, a la Marine, au Commerce, a l'Agriculture, aux Travaux publics, a l'Instruction publique, aux Affaires etrangeres, aux Postes, a l'Interieur, a la Prefecture de la Seine, a la Prefecture de police, aux ambassades, aux consulats, partout ou il y a a solliciter et a faire sortir des cartons les paperasses qui s'obstinent a y rester, mais toujours c'avait ete dans l'interet des villes ou des communes de sa circonscription, pour les affaires de ses electeurs, jamais dans le sien et pour les siennes; le gouvernement ne pouvait rien pour lui, il n'avait pas de parents a placer, pas de combinaisons financieres a appuyer, pas de concessions a obtenir; quand on l'avait decore, on etait venu a lui et il n'avait eu qu'a accepter ce qu'on lui offrait. Maintenant, il ne s'agissait plus de rester tranquillement chez soi en attendant, il fallait demander. De la son embarras. A la verite, s'il se faisait demandeur, c'etait dans un interet general, superieur a toutes considerations personnelles: mais enfin il n'en devait pas moins resulter pour lui certains avantages qui genaient sa liberte; il se fut senti plus allegre, il eut porte la tete plus haut s'il avait ete degage de toute attache. Il s'y prit a trois fois avant d'aborder le prefet de police, comme s'il n'osait point sauter le pas. Aux premiers mots, le prefet de police, qui, depuis qu'il etait en fonctions, avait cependant appris a ecouter en se faisant une tete de circonstance, laissa echapper un mouvement de surprise: --Vous, mon cher depute! Ce n'etait pas sans que la lecon lui eut ete faite a l'avance par Frederic, qu'Adeline s'adressait a "son cher prefet". Il savait que sa demande pouvait provoquer une certaine surprise, et meme il en attendait la manifestation: "Vous comprenez que le prefet ne sera pas sans eprouver un certain etonnement en vous entendant lui demander une autorisation pour ouvrir un cercle, vous qui avez toujours vecu en dehors des cercles. Et puis, a son etonnement se melera probablement une certaine contrariete: le nombre de ces autorisations n'est pas illimite; il en est d'elles comme des cinq ou six louis qu'un homme ruine a encore dans sa poche: quand il en depense un, il compte ceux qui lui restent et fait le calcul qu'il sera bientot a sec. Et personne n'aime a etre a sec. D'autant mieux que ces autorisations peuvent etre une monnaie commode pour payer certains services. Je ne dis pas que votre prefet se serve de cette monnaie, mais il a eu des predecesseurs qui l'ont employee. Et Frederic avait raconte l'histoire d'un prefet aimable et vert-galant qui avait paye les depenses d'une liaison demi-mondaine avec une de ces autorisations; que celle a qui il l'avait donnee l'avait tout de suite vendue cent vingt mille francs, en plus d'un tant pour cent sur les produits de la cagnotte. Puis, a cette histoire, il en avait ajoute d'autres, afin qu'Adeline eut un dossier bien prepare et ne restat pas court. Si on avait accorde ces autorisations a des gens plus ou moins vereux, comment en refuser une a un honnete homme, entoure de l'estime publique, dont le nom seul etait une garantie? Ce dossier et ces histoires avaient donne a Adeline une assurance que, sans eux, il n'eut certes pas eue: --Et pourquoi pas, mon cher prefet? C'etait un homme fin que cet prefet, et peut-etre meme trop fin, car bien souvent, dans son besoin de tout comprendre et de tout deviner, il allait au dela de ce qu'on lui disait, jugeant les autres d'apres lui-meme. Devant l'assurance d'Adeline, il se retourna vivement. --Au fait, dit-il, pourquoi pas? Vous avez raison de vous etonner de ma surprise, qui n'a pas d'autre cause, croyez-le bien, que l'idee ou j'etais que vous viviez en dehors des cercles,--en bon pere de famille. --C'est a Elbeuf que je suis pere de famille. A Paris, je n'ai pas ma famille; je suis seul; les soirees sont longues. Et elles ne le sont pas seulement pour moi; elles le sont aussi pour un grand nombre de mes collegues, qui, comme moi, seraient heureux d'avoir un centre de reunion, ou nous aurions plaisir et interet meme a nous retrouver dans l'intimite, sans avoir a craindre une promiscuite genante. --Et c'est un cercle s'administrant lui-meme que vous voulez fonder? --Oh! non; nous avons a cote de nous, derriere nous, une societe representee par un gerant qui aura la responsabilite de la question financiere; sans quoi, vous comprenez bien que je n'aurais pas accepte les fonctions de president. Cette fois le prefet ne laissa echapper aucune exclamation de surprise, mais il regarda Adeline en homme qui se demande si on se moque de lui. Adeline n'etait-il pas le bon provincial qu'il avait cru jusqu'a ce jour? etait-il au contraire un roublard qui s'enveloppait de bonhomie? ou bien encore etait-il plus profondement provincial qu'on ne pouvait decemment l'imaginer pour un collegue? Il fallait voir. --Et quel est ce gerant? --Un ancien notaire de province. --Il se nomme? --Maurin. C'etait la un nom qui n'apprenait rien au prefet, il y a tant de gens qui s'appellent Morin ou Maurin? --J'ai eu les meilleurs renseignements sur lui, dit Adeline, allant au-devant d'une nouvelle question. --Je n'en doute pas; sans quoi vous ne l'auriez pas accepte, car ce n'est pas a un homme comme vous qu'il est utile de faire remarquer qu'un gerant... un mauvais gerant, peut entrainer loin et meme tres loin le president et les administrateurs d'un cercle; vous savez cela comme moi. Cela ne fut pas dit sur le ton d'une lecon, ni comme un avertissement direct; mais, cependant, il y avait dans l'accent une gravite qui devait donner a reflechir. --Nous n'aurons rien a craindre de ce cote, dit Adeline en pensant a son ami le vicomte, qui serait le veritable gerant sous le nom de Maurin, beaucoup plus qu'a l'ancien notaire, qu'il connaissait a peine. Evidemment, s'il avait pu nommer le vicomte de Mussidan, le prefet aurait garde son observation pour lui, ou plutot elle ne lui serait pas venue a l'esprit, mais c'eut ete une indiscretion: le vicomte avait des raisons respectables pour vouloir rester dans la coulisse, il convenait de l'y laisser. --Et quels sont avec vous les membres fondateurs? demanda le prefet. --Voici les noms de ceux qui ont signe la demande avec moi, repondit Adeline en tirant une feuille de papier de sa poche. Le prefet lut les noms: --Duc d'Arcala, comte de Cheylus, Bunou-Bunou, general Castagnede... A ce nom, il fit une pause, car ce general etait celui-la meme qu'on appelait le general Epaminondas dans le Midi, et il le connaissait. Il en fit une aussi au nom de l'ancien ambassadeur, dont l'existence besoigneuse ne lui etait pas inconnue. Mais pour les autres, Bagarry, le compositeur de musique, Fastou, le statuaire, il lut couramment, de meme pour les notables commercants dont Adeline avait obtenu lui-meme les signatures. A l'exception du general Epaminondas et de l'ancien ambassadeur, il n'y avait rien a dire sur ces noms; encore ce qu'on aurait pu opposer a ceux qui n'etaient pas nets manquait-il de precision: on accusait le general de tricher, mais il n'avait jamais ete chasse d'aucun cercle; l'ancien ambassadeur vivait dans les tripots, cela etait certain, mais en vivait-il reellement comme on le racontait? Barthelasse et les directeurs de casinos qui l'avaient employe s'etaient bien gardes de publier leurs memoires avec pieces justificatives a l'appui; combien d'autres aussi haut places que lui etaient comme lui des declasses! --Vous voyez, dit Adeline, qui etait fier de sa liste, que je ne vous presente que des noms en qui on doit avoir pleine confiance. --Evidemment. --Et je crois que plus d'une fois on a accorde des autorisations a des gens qui ne presentaient pas les garanties que nous offrons. --Malheureusement; mais c'est qu'alors nous avons ete trompes. Nous ne sommes pas infaillibles. Il est arrive, j'en conviens, qu'on nous a presente des listes de noms aussi honorables que ceux de la votre, avec un gerant offrant toutes les garanties de moralite, de solvabilite, et que cependant le cercle que nous avons autorise s'est change, au bout de quelques mois, en un tripot et un coupe-gorge, avec _bourrage_ de la cagnotte et _etouffage_ des jetons. Mais est-ce notre faute? N'est-ce pas plutot celle des fondateurs qui se sont laisse tromper et par qui nous avons ete trompes nous-memes? Voila ce qu'il faut examiner et le point sur lequel j'appelle toute votre attention, en insistant, si vous le permettez, sur l'estime que vous m'inspirez. Si Adeline etait un naif et un ignorant qui se laissait duper par des coquins assez adroits pour se cacher, il y avait dans cette tirade de quoi lui ouvrir les yeux et lui donner a reflechir. Mais ce n'etait pas seulement en son ami le vicomte qu'Adeline avait foi, c'etait aussi en lui-meme, en son honnetete, en sa clairvoyance; il ne serait pas un president qui laisserait aller les choses au hasard; il lui donnerait son temps, a son cercle, il le surveillerait, il le gouvernerait d'une main ferme. --Si ces cercles sont devenus des tripots, dit-il, c'est que leurs administrateurs ne les ont point administres, c'est que leurs presidents ne les ont point presides; pour moi, je puis vous donner ma parole que je serai un president serieux et que le tableau que vous venez de m'esquisser ne se realisera point pour nous. Etait-il reellement sourd, ou bien ne voulait-il pas entendre? Le prefet voulut faire une derniere tentative; affectueusement il lui prit le bras et le passant sous le sien: --Voyons, mon cher depute, franchement est-ce que vous croyez que la fondation d'un nouveau cercle est bien urgente, et que vous et vos amis vous ne trouveriez pas dans un des cercles deja existants le centre de reunion intime que vous voulez? n'y a-t-il pas deja assez de cercles? --Non, mon cher prefet, et, puisque l'occasion s'en presente, laissez-moi vous dire que le gouvernement ne favorise pas assez le developpement de la vie mondaine a Paris. Quand le luxe va a Paris, la fabrication va en province. Et, presque dans les memes termes que Frederic, Adeline repeta ce theme qui lui avait ete souffle, sans avoir conscience qu'il etait un echo. --Evidemment c'est un point de vue, dit le prefet, quand Adeline fut arrive au bout de son morceau. Et il en resta la. A quoi bon aller plus loin? il avait dit ce qu'il avait pu pour eclairer cet aveugle inconscient ou conscient, il n'etait ni prudent ni politique d'insister davantage. Qui pouvait savoir ce qu'il adviendrait de ce collegue? Pour etre prefet de police, on n'est pas professeur de morale. Et il n'etait pas du tout dans son caractere de mettre les points sur les i. --Je ferai faire l'enquete d'usage, dit-il en terminant l'entretien. Elle fut confiee a un agent de la brigade des jeux qui, apres avoir visite le local de l'avenue de l'Opera et constate qu'il n'avait pas deux escaliers, ce qui est le grand point dans ce genre de recherches, se rendit chez les vingt membres fondateurs qui avaient signe la demande, se bornant a une seule question: celle de savoir si la signature mise au bas de cette demande etait bien la leur, puis il fit son rapport, qu'il transmit a son chef, lequel a son tour en fit un second corroborant le premier, qu'il transmit au chef de la police municipale, qui en fit un troisieme corroborant le second. Tout etait en regle: le prefet n'avait qu'a donner ou a refuser l'autorisation. Pouvait-il la refuser quand elle etait demandee par un homme dans la position d'Adeline? Il la donna. --Apres tout, on verra bien. Il en avait assez dit pour se garder: si Adeline sombrait, il l'avait averti; si, au lieu de faire naufrage, il arrivait un jour au ministere, ce service rendu lui donnerait droit a son bon souvenir. VIII L'autorisation obtenue, le cercle ne pouvait pas ouvrir ses salons des le lendemain, malgre l'envie qu'en avaient Raphaelle et Frederic: si le personnel etait engage a l'avance, si le mobilier etait pret, il fallait laisser le temps aux tapissiers de clouer les tapis et de poser les tentures, aux sommeliers de meubler la cave, au tabletier de bien graver sur les jetons et les plaques la marque du nouveau cercle, de facon a ce que la caisse n'en ait pas trop de faux a rembourser aux joueurs qui se servent de cette monnaie, plus facile, plus productive et moins dangereuse a contrefaire que les billets de banque. Il y a en effet des plaques en nacre qui valent dix mille francs, et si l'un de ces industriels est pince au moment ou il tache d'en ecouler quelques-unes, il est aussi simplement que discretement expulse du cercle, sans encourir les travaux forces que la vignette des billets de banque promet aux contrefacteurs. D'ailleurs, a cote des travaux materiels a accomplir pour la parfaite organisation du cercle, il y en avait d'un autre genre qui devaient tout autant et plus encore que ceux-la, peut-etre concourir a sa prosperite--c'etaient ceux de la publicite: un cercle de ce genre ne pouvait pas ouvrir ses portes sans tambour ni trompette, et il y avait longtemps que Raphaelle avait engage son orchestre. Il avait commence: _pianissimo_, il etait vaguement question d'un nouveau cercle;--_piano_, il ne ressemblerait en rien a ceux qui avaient existe jusqu'a ce jour;--_adagio_, on y trouverait un luxe et un confort inconnus en France, en meme temps qu'une securite absolue contre les tricheries; a l'avance les joueurs seraient certains de n'avoir pas a se surveiller les uns les autres, ce qui supprime tout le plaisir du jeu;--_andante_, ses salons seraient avenue de l'Opera, dans la plus belle maison que Paris ait vu construire en ces dernieres annees;--l'attention etant alors suffisamment eveillee, les trompettes avaient enfin donne son nom: _maestoso ma non troppo_, c'etait le "Grand international";--_largo_, il avait pour fondateurs l'elite du monde de la diplomatie (l'ancien ambassadeur aux gages de Barthelasse), de l'armee (le general Epaminondas), de la politique (le comte de Cheylus, Adeline, Bunou-Bunou), de l'aristocratie (le duc d'Arcala), des arts (Bagarry et Fastou), de l'industrie, de la finance, du commerce parisien, representes par une kyrielle de noms serieux bien faits pour inspirer confiance;--_fortissimo_, ce n'etait pas une speculation louche comme tant d'autres; _con calore_, c'etait une affaire nationale, _con fuoco_, qui dans l'esprit de ses fondateurs devait concourir, _tempo di marcia_, au relevement de la fortune publique. Pendant que se jouait cette symphonie Adeline, dont la presence a Paris n'etait pas utile, puisque l'amenagement du cercle ne le regardait en rien, avait ete passer quelques jours a Elbeuf. Comme toujours il etait arrive le soir, et il avait trouve sa famille dans la salle a manger, l'attendant devant le couvert mis. Comme toujours il vint a sa mere, qu'il embrassa respectueusement. --Comment vas-tu la Maman? --Bien, mon garcon, et toi? Sais-tu que je commencais a etre inquiete de toi? --Pourquoi donc? --Tu es marque parmi ceux qui se sont abstenus a la Chambre, et depuis plusieurs jours tu n'as pas dit un mot, pas meme une interruption. --Tu sais bien que je n'interromps jamais. --Tu as tort; quand on a son mot a dire, on le dit: ca fait plaisir aux electeurs, qui voient que leur depute est a son banc. --J'etais pris par le travail des commissions. En realite, c'avait ete par le travail de la fondation de son cercle qu'Adeline avait ete pris; mais il ne pouvait pas le dire a sa mere, puisqu'il n'en avait pas encore parle a sa femme, attendant, pour le faire, qu'il eut obtenu son autorisation: ce serait ce soir-la qu'il lui annoncerait cette grande nouvelle. Mais il ne put pas aborder ce sujet tout de suite apres le souper; car en quittant la table, la Maman, au lieu de se retirer dans sa chambre comme tous les soirs, lui demanda de la rouler dans le bureau,--ce qui ne se faisait que dans les circonstances extraordinaires. Que voulait-elle donc? Qu'avait-elle a dire? Avec elle il n'y avait jamais longtemps a attendre; les paroles ne se figeaient point sur ses levres, et ce qu'elle avait dans le coeur ou dans l'esprit elle s'en debarrassait au plus vite; aussitot que Berthe et Leonie se furent retirees, elle commenca: --Mon fils, il se passe ici d'etranges choses. Adeline regarda sa femme avec inquietude, s'imaginant qu'une difficulte ou une querelle s'etait elevee entre sa mere et elle, ce qu'il redoutait le plus au monde. --Je m'en suis plainte a ma bru, continua la Maman, mais comme elle n'a pas tenu compte de mes observations, il faut bien que je te les fasse a toi-meme, quoiqu'il m'en coute d'_affaiter_ ton retour de querelles, quand tu rentres chez toi pour te reposer. Madame Adeline voulut epargner a son mari l'impatience de chercher ou tendait ce discours. --Il s'agit de Michel Debs, dit-elle doucement. --Justement, il s'agit de ce Michel Debs qui ne demarre pas d'ici. --Oh! Maman! interrompit madame Adeline. --Je suis _fiable_ peut-etre; quand je dis quelque chose on peut me croire: bien sur que ce _clampin_ ne reste pas ici du matin au soir, je ne pretends pas ca, mais il cherche toutes les occasions pour y venir et pour voir Berthe. Qu'est-ce que cela signifie? --Tu sais bien qu'il aime Berthe; il est tout naturel qu'il cherche a la rencontrer. --Alors tu autorises ces visites? Ce n'est pas pour rien qu'on est Normand. --Je ne trouve pas mauvais que Berthe connaisse mieux ce garcon; il me semble que c'est toujours ainsi qu'on devrait proceder dans un mariage. --Et s'il lui plait? --Dame! --Tu l'accepterais pour gendre? --Voudrais-tu faire le malheur de ta petite-fille? --C'est justement pour n'avoir pas a faire son malheur que j'ai demande a ta femme de fermer notre porte a ce garcon; elle ne m'a pas ecoutee; il a continue a venir et on a continue a lui faire bonne figure; je me suis tenue a quatre pour ne pas le mettre moi-meme a la porte; c'est un scandale, une abomination; tout Elbeuf sait qu'il vient chez nous pour Berthe; a la messe on me regarde. Il etait vrai que tout Elbeuf s'occupait du mariage de Michel Debs avec Berthe Adeline. Des discussions s'etaient engagees sur ce sujet. On ne parlait que de cela. Et comme ni les Eck et Debs, ni les Adeline n'avaient fait de confidence a personne, on se demandait si c'etait possible. Pour tacher de deviner quelque chose, les devotes de Saint-Etienne devisageaient la vieille madame Adeline, et devant ces regards elle s'exasperait, elle s'indignait, non pas tant parce qu'elle etait un objet de curiosite que parce qu'elle devinait les hesitations de celles qui l'examinaient: comment pouvaient-elles la croire capable d'accepter un pareil mariage! --Maintenant, reprit-elle, tu vas me repondre franchement et decider entre ta femme et moi: autorises-tu ces visites? Parle. Si Normand que fut Adeline, il lui etait difficile de ne pas repondre a une question posee en ces termes et avec cette solennite; cependant il l'essaya. --Je fai dit que c'etait une sorte d'epreuve. --Alors tu les autorises? --Mais.... --Oui ou non, les autorises-tu? Autrement consens-tu a ce que je fasse comprendre a ce jeune homme... poliment qu'il ne doit plus se presenter ici? Cette fois, il n'y avait plus moyen de reculer. --C'est impossible, dit-il. Il allait expliquer et justifier cette impossibilite, elle lui coupa la parole. --Roule-moi dans ma chambre. --Mais, Maman. --Je te demande de me rouler dans ma chambre. Si je pouvais me servir de mes jambes, je serais deja sortie. Je t'ai deja dit ce que je pensais de ce mariage: mieux vaut que Berthe ne se marie jamais que de devenir la femme d'un juif. Je te le repete. Je sais bien que tu n'as pas besoin de mon consentement pour faire ce mariage, mais reflechis a ce que je te dis: il n'aura jamais ma benediction. --Mais, Maman.... --Roule-moi dans ma chambre. Il n'y avait pas a discuter, il fit ce qu'elle demandait, et, tristement, il revint aupres de sa femme. --Tu vois, dit celle-ci. --Et justement au moment ou j'apportais de bonnes nouvelles, ou je croyais qu'un pas decisif etait fait pour assurer ce mariage. --Quelle bonne nouvelle? demanda-t-elle avec plus d'apprehension que d'esperance, comme ceux que le sort a frappes injustement et qui n'osent plus croire a rien de bon. Il raconta comment par son ami le vicomte de Mussidan, qui l'avait si gracieusement oblige au moment de la crise provoquee par la faillite Bouteillier, il avait ete amene a s'occuper de la fondation d'un cercle, dont le but etait le relevement de la fortune publique, il expliqua la situation qu'on lui faisait, situation honorifique et situation materielle; enfin, il dit avec quel empressement on lui avait accorde l'autorisation qu'il demandait. --Et tu ne m'avais parle de rien! s'ecria-t-elle. --Tout etait subordonne a l'autorisation administrative, c'est d'avant-hier que je l'ai. Ce n'etait pas la joie que donne une bonne nouvelle qui se peignait sur le visage de madame Adeline, tout au contraire. --Comme tu accueilles cela! dit-il. Dans notre position ce n'est donc rien qu'un gain de soixante-quinze mille francs et un traitement de trente-six mille? --C'est parce que c'est beaucoup que j'ai peur. --De quoi? --Je ne sais pas. --Eh bien, alors? --Je n'entends rien a ces choses, tu n'y entends rien toi-meme; comment me rassurerais-tu? Ce que je comprends, c'est qu'il s'agit de jeu, et que c'est sur les produits du jeu que votre cercle doit marcher. --Comme tous les cercles: un joueur joue chez nous, il nous paye pour jouer comme un speculateur paye un agent de change pour jouer a la Bourse. --Crois-tu? Moi je n'aime pas cet argent. La source ou on le prend me... (elle allait dire: me degoute, elle se reprit:)... me repugne. --C'est celle ou puisent tous les cercles; sois sure qu'il n'y a que les joueurs qui trouvent immoral de payer un tant pour cent sur les sommes qu'ils risquent; le public serait plutot dispose a trouver que ce tant pour cent n'est pas assez eleve. --Mais si tu allais devenir joueur toi-meme! A vivre avec les gens, on prend leurs defauts. --Moi, joueur! a mon age! dit-il en riant. Quand je n'ai qu'un souci, celui de vous gagner de l'argent, j'irais m'exposer a en perdre! Tu ne crois pas ce que tu dis. --Enfin, si tu etais trompe par ces gens: tout ce monde qui vit par le jeu n'a pas bonne reputation. --Crois-tu que je n'aurai pas les yeux ouverts? Je ne suis pas president a vie: le jour ou je verrais la plus petite irregularite compromettante, si petite qu'elle fut, je me retirerais! --Et si tu ne la vois pas? --As-tu le moyen de me donner cinquante mille francs demain pour rembourser le vicomte? Non, n'est-ce pas? As-tu, d'autre part, le moyen de me faire gagner trente-six mille francs par an, que nous pouvons mettre de cote? Non, n'est-ce pas? Eh bien! alors, ne repoussons pas l'occasion qui se presente, meme si elle nous expose a un risque. Tu conviendras, au moins, que ce risque est bien petit. A nous deux, nous nous en garerons bien. Que dire de plus? C'etait son instinct qui protestait, et encore vaguement, sans avoir rien de precis a opposer aux reponses de son mari. Elle ne pouvait que subir le fait accompli,--au moins pour le moment. Mais s'il promettait d'ouvrir les yeux, elle, de son cote, se promettait de les ouvrir aussi. Aupres de Berthe, sa bonne nouvelle recut, le lendemain matin, un meilleur accueil. --Alors, cela assure notre mariage! s'ecria-t-elle quand il lui eut explique la situation. --Au moins cela l'avance-t-il. --Si tu savais comme je suis heureuse! Je peux bien te dire maintenant que, depuis notre promenade dans les bois du Thuit, je ne vis pas; plus je trouvais Michel aimable et charmant, plus je reconnaissais de qualites en lui, plus il me plaisait, plus je... l'aimais, plus je me tourmentais, me desesperais, en me disant que peut-etre il faudrait renoncer a lui. Alors, maintenant, nous allons nous voir librement, n'est-ce pas? --Pas encore. Il faut menager ta grand'mere et la sienne. Mais voici une idee qui me vient et qui va te consoler. Nous donnons une fete pour l'ouverture de mon cercle. Tout Paris y sera. Tu y viendras avec ta mere, et j'inviterai Michel. --Decidement, tu es le roi des peres! --Comme les rois doivent offrir des toilettes royales a leurs filles, tu vas me dire quelle robe je dois commander a madame Dupont. --Ce n'est pas la peine d'en commander une; j'ai ma robe de tulle rose que je n'ai mise qu'une fois: elle me va tres bien, elle suffira, puisque Michel ne la connait pas et... que ce sera pour lui que je m'habillerai. IX C'avait ete une grosse affaire de dresser le programme de la fete que le _Grand International_, ou le _Grand I_, comme on disait deja en abregeant son nom, devait donner pour son ouverture. Il fallait quelque chose d'original, de neuf, de brillant, surtout de tapageur qui frappat l'attention. Et en un pareil sujet le neuf est difficile a trouver. On a tant fait d'ouvertures de n'importe quoi, qui devaient etre tapageuses, que toutes les combinaisons, meme absurdes, ont ete epuisees; il est terriblement blase sur ce genre de fetes, le public parisien et surtout le public boulevardier. Bagarry avait propose un acte inedit de sa composition, mondain, leger et piquant; Fastou avait suggere l'idee d'exposer quelques-unes de ses dernieres oeuvres; des pianistes avaient assiege Frederic, Raphaelle, M. de Cheylus et meme Adeline; des guitaristes espagnols s'etaient offerts; un Americain celebre dans son pays pour jouer des airs varies en faisant craquer ses bottes s'etait mis a la disposition de Frederic, qui avait refuse avec autant d'indignation que de mepris: son cercle servir a de pareilles exhibitions! C'etait quelque chose d'artistique, de distingue, de noble qu'il lui fallait, en un mot, un programme caracteristique qui montrat bien a tous dans quelle maison on se trouvait. Un moment il avait eu la pensee d'obtenir de son beau-frere Fare un petit acte inedit, dont la representation eut ete un "evenement parisien"; mais le beau-frere avait obstinement refuse, et ce qui etait plus indigne encore (le mot etait de Raphaelle), la soeur elle-meme n'avait pas voulu s'interposer entre son frere et son mari pour amener celui-ci a donner cet acte. Il avait eu beau prier, supplier, s'indigner, se facher, invoquer la solidarite de la famille, elle avait resiste aux prieres comme aux reproches et aux menaces: --De l'argent s'il t'en faut, oui, encore comme autrefois; le nom de mon mari, jamais. --Ton mari ne peut-il pas m'aider, quand une occasion se presente? --Non, quand elle se presente mal. --On dirait vraiment que M. Fare nous a fait un honneur en entrant dans notre famille. --Au moins ferait-il honneur a votre maison de jeu en lui donnant son nom, et c'est pour cela que je ne le lui demanderai point. --Nous nous en passerons. Ils s'en passerent en effet, mais, si le programme manqua de cette attraction, il en eut d'autres: d'abord un diner pour les invites serieux, ceux qui devaient largement le payer en services rendus; puis une soiree reunissant une elite de comediens et de chanteurs comme on n'en voit que dans les grandes representations a benefices, et a laquelle des femmes seraient invitees, ce qui serait une originalite, une innovation que l'influence du president ferait tolerer,--pour une fois; enfin un souper. Quand les nappes blanches auraient ete remplacees par des tapis verts et qu'il ne resterait plus que des joueurs dans les salons, la vraie fete commencerait. Adeline aurait voulu qu'on ne jouat point ce jour-la, mais il avait du ceder aux reclamations de son comite: tout le monde s'etait mis contre lui, meme les honnetes commercants ses amis qui jusqu'a ce jour n'avaient fait parti d'aucun cercle; et c'etait precisement ceux-la qui avaient montre le plus d'empressement a jouir des plaisirs qu'ils pouvaient enfin s'offrir en toute securite: ce ne serait pas chez eux qu'il y aurait a observer son voisin pour voir s'il ne triche pas. Le diner etait pour huit heures; des sept heures et demie les invites commencaient a monter le grand escalier, si bien rempli de plantes vertes et de camelias que le buste de la Republique, place dans sa niche, disparaissait sous le feuillage et qu'il etait impossible de distinguer si on avait devant les yeux une tete de saint ou d'empereur romain. Dans le vestibule, qui, par les dimensions, etait un veritable hall, se tenaient les valets de pied en grande livree: souliers a boucles d'argent, bas de soie, habit a la francaise fleur de pecher, galonne d'argent. A tous les invites, le secretaire remettait le programme, et pour quelques-uns, a ce programme il ajoutait discretement une petite enveloppe contenant quelques jetons de nacre: c'etait une attention delicate dont Raphaelle avait suggere l'idee; avec quelques milliers de francs, on pouvait donner de la gaiete au diner... et, plus tard, de l'animation au jeu. Dans le salon, les membres du comite recevaient leurs hotes, qu'ils ne connaissaient pas pour la plupart; Adeline, adosse a la cheminee, souriant et accueillant, avait pres de lui le comte de Cheylus, le general Epaminondas et l'ancien ambassadeur qui, pour cette solennite, avaient cru devoir sortir toutes leurs decorations: M. de Cheylus en etait si haut cravate, qu'il se tenait raide comme s'il souffrait d'un torticolis ou d'un lumbago. Le plus souvent, les diners d'inauguration sont ecoeurants par leur banalite, mais celui du _Grand I_ etait exquis, ayant ete prepare dans les cuisines memes du cercle par un chef de talent. Il importait, en effet, au succes de l'entreprise, qu'on parlat de la cuisine du _Grand I_ et qu'on sut dans Paris qu'elle etait superieure, de beaucoup superieure, a celle que pour le meme prix on pouvait trouver ailleurs. Au premier abord, une speculation consistant a donner pour deux francs cinquante, avec le vin, un dejeuner qui en vaut cinq, et pour quatre francs un diner qui en vaut huit, peut paraitre detestable; cependant elle est en realite excellente, bien qu'elle se traduise par une allocation de vingt ou trente mille francs au cuisinier. Parmi les gens qui frequentent les cercles, il en est qui savent compter, et qui se disent que deux francs cinquante d'economie sur le dejeuner, quatre francs sur le diner, donnent deux cents francs par mois, soit deux mille quatre cents francs par an, ce qui en vaut vraiment la peine. Il est vrai qu'ils pourraient se dire aussi qu'il n'est peut-etre pas tres delicat de faire ce benefice; mais sans doute ils n'y pensent pas: la cagnotte payera ca. Et en effet elle le paye sans murmurer, car cette perte de vingt ou trente mille francs sur la table est une bonne affaire pour elle: c'est par le diner que bien des joueurs sont attires et retenus; et c'est par le dejeuner que plus d'une cagnotte a ete sauvee des justes severites de la police. Si bien fondees que soient les plaintes contre un cercle, l'administration y regarde a deux fois avant de le fermer, quand son dejeuner est frequente par des gens ayant un nom honorable: des commercants, des artistes, des medecins, des avocats qui leves avant midi pour s'asseoir a la table du restaurant ne sont pas des joueurs de profession; ceux-la font du cercle ce qu'il doit etre, un lieu de reunion; et ce paratonnerre vaut plus qu'il ne coute. La bonne chere d'un cote, de l'autre l'attention de Raphaelle, combinant leurs effets, le diner fut tres gai, et l'on arriva a l'heure des toasts sans avoir conscience du temps ecoule. Ce fut Adeline qui se leva le premier et porta la sante des representants de l'armee, de la diplomatie, de la politique, des lettres, des arts, du commerce et de l'industrie qu'il avait la fiere satisfaction de voir reunis autour de lui dans un but patriotique. A ce mot, plus d'un convive avait ouvert les oreilles, ne se doutant guere qu'en mangeant ce bon diner, dans cette salle luxueuse, au milieu de ces belles tentures et de ces fleurs, il concourait a un but patriotique et accomplissait un devoir: vraiment doux, le devoir du cimier de chevreuil, et aussi celui du Chateau-yquem. Mais Adeline etait trop absorbe dans son discours, qu'il disait et ne lisait pas, pour rien voir; il continuait et developpait la pensee sur laquelle il vivait depuis qu'il s'etait decide a demander l'autorisation de son cercle, et sur ses levres voltigeaient les grands mots de Paris-lumiere, de ville de toutes les elegances et de tous les genies, de relevement de la fortune publique par le luxe, de travail francais, de production nationale. Si les convives a l'intelligence alerte avaient ete un peu surpris d'entendre parler du devoir patriotique qu'ils accomplissaient a cette table, ils ne le furent pas moins quand ils comprirent que l'ouverture de ce cercle n'avait pas d'autre but que de travailler au relevement de la fortune publique. --En voila une bonne! murmura l'un d'eux. Mais les commentaires ne purent pas s'echanger; Bunou-Bunou venait de se lever pour repondre au president, et aussitot le silence avait succede aux applaudissements: c'etait un regal qu'un toast de Bunou-Bunou, qui depensait des tresors de lyrisme dans ses rapports pour eriger une commune en chef-lieu de canton, et dont le choix d'adjectifs etonnants etait affiche dans les bureaux des journaux. --Je parie deux louis que nous allons entendre la fameuse phrase: "J'ignore si je m'abuse", dit un journaliste parlementaire; qui tient mes deux louis? Mais personne ne lui repondit, et ce fut avec raison, car le premier mot qui sortit de la bouche inspiree du depute fut precisement la fameuse phrase qui planait sous la coupole du palais Bourbon: --Messieurs, j'ignore si je m'abuse.... Le rire etouffa la reconnaissance de l'estomac, et parmi ceux qui avaient deja entendu cette phrase celebre, il y en eut plus d'un qui se cacha la figure dans sa serviette; d'autres se facherent et declarerent qu'au lieu de les obliger a ecouter ces jolies choses, "on ferait bien mieux d'en tailler une petite." Heureusement les discours tournerent court; il fallait enlever les tables pour la soiree, et il n'y avait pas de temps a perdre. En sortant de la salle a manger, Adeline se rendit dans son cabinet, ou il trouva sa femme et Berthe qui venaient d'arriver avec Michel Debs. Ils etaient venus d'Elbeuf dans l'apres-midi,--ce qui avait donne a Michel et a Berthe la joie de se trouver pendant trois heures dans le meme compartiment en face l'un de l'autre, les yeux dans les yeux,--et ils n'avaient pas encore visite les salons du cercle. --Voulez-vous offrir votre bras a ma fille? dit Adeline a Michel; en attendant que la soiree commence, nous ferons un tour dans les salons; il faut que je vous montre _mon_ cercle. C'etait de la meilleure foi du monde qu'il disait "mon cercle": n'etait-ce pas lui qui avait obtenu l'autorisation de l'ouvrir, n'en etait-il pas le president, ne decidait-il pas des admissions, tout le monde n'etait-il pas chapeau bas devant lui: Frederic se tenait si discretement a l'ecart qu'il n'avait pas paru au diner; il se montrerait seulement a la soiree, comme bien d'autres. Ils avaient commence leur tour, Adeline donnant le bras a sa femme, Michel conduisant Berthe; a mesure qu'ils avancaient, l'impression n'etait pas la meme chez la mere que chez la fille: madame Adeline se montrait effrayee du luxe qu'elle voyait, Berthe en etait emerveillee; quant a Michel, il n'avait d'yeux que pour Berthe, et s'il ne pouvait etre toujours tourne vers elle, il la regardait venir dans les glaces, et par cela seul qu'il la voyait s'appuyer sur son bras, il la sentait plus a lui: a la douceur du contact de la main s'ajoutait le ravissement des yeux: qu'elle etait charmante dans sa toilette rose! Ils arriverent a la salle de baccara, dont Adeline ouvrit la porte, et ils se trouverent dans une grande piece, plus longue que large et tres haute, puisque de deux etages on en avait fait un seul en supprimant le plancher; le plafond etait a caissons dores et les murs etaient tendus de belles tapisseries tombant sur des boiseries sombres. --Comment trouvez-vous ca? demanda Adeline avec fierte. --On dirait une chapelle, repondit Berthe. En rentrant dans le grand salon, M. de Cheylus et Frederic vinrent au-devant d'eux, et les presentations eurent lieu: --Mon cher president, on vous reclame, dit Frederic; si ces dames veulent bien m'accepter a votre place, je vais les installer; je resterai avec elles pour leur nommer vos invites; il faut bien qu'elles les connaissent, puisqu'elles sont les maitresses de la maison. Et ce fut reellement en maitresses de la maison qu'il les traita: on ne pouvait etre plus respectueux, plus aimable, plus Mussidan; madame Adeline, qui avait pour lui une repulsion instinctive, fut gagnee. C'etait vraiment l'homme que si souvent son mari lui avait depeint. Les salons s'emplirent "_et la fete commenca_". Comme le programme en avait ete tres habilement compose, ce fut au milieu des applaudissements qu'il s'executa; de tous cotes partaient des exclamations enthousiastes, et les compliments accablaient Adeline, qui ne savait a qui repondre, un peu grise de ce triomphe. Cependant tout le monde n'applaudissait point, et dans les coins se manifestaient de sourdes protestations et des impatiences. --Ca ne finira donc jamais, leur bete de fete? --On n'en taillera donc pas une petite? Si Raphaelle avait ete presente, elle aurait vu que, parmi ces mecontents se trouvaient quelques-uns de ceux a qui elle avait eu la prevenance de faire remettre des jetons de nacre. Enfin la fete s'acheva, et le souper, bien que trainant un peu en longueur, se termina aussi: les invites peu a peu se retirerent, au moins ceux qui etaient venus avec leurs femmes. Quand il ne resta plus que des hommes, on envahit la salle de baccara, et, quoiqu'elle fut vaste, on s'y entassa si bien que ce fut a peine si ceux qui s'etaient assis a la table purent remuer les coudes. --Messieurs, faites votre jeu; le jeu est fait; rien ne va plus. Le lendemain, les journaux racontaient cette fete, mais, ce qui valait mieux, le bruit se repandait dans Paris, se colportait, se repetait qu'il y avait une caisse serieuse au nouveau cercle et qu'elle s'ouvrait facilement. Le _Grand I_ etait fonde. TROISIEME PARTIE I Le _Grand I_ n'etait ouvert que depuis quelques mois et deja Adeline se demandait comment, pendant tant d'annees il avait pu vivre a Paris ailleurs que dans un cercle. Elles avaient ete si longues pour lui, si vides, si mortellement ennuyeuses, les soirees qu'il passait a tourner dans son petit appartement de la rue Tronchet, ou a se promener melancoliquement tout seul autour de la Madeleine, allant du boulevard a la gare Saint-Lazare et de la gare au boulevard en gagnant ainsi l'heure de se coucher! Que de fois, en entendant les sifflets des locomotives, avait-il eu la tentation de monter l'escalier de la ligne de Rouen et de s'asseoir dans le wagon qui l'emmenerait jusqu'a Elbeuf! Il manquerait la seance du lendemain, eh bien! tant pis, il se trouverait au moins, parmi les siens; il embrasserait sa fille a son reveil; quelle joie dans la vieille maison de l'impasse du Glayeul! La etaient la liberte, la gaiete, le repos; Paris n'etait qu'une prison ou il faisait son temps, et ce temps etait si dur, si morne, que, plus d'une fois, il avait pense a se retirer de la politique pour vivre tranquille a Elbeuf, dans sa famille, avec ses amis, pendant la semaine surveillant sa fabrique, taillant ses rosiers du Thuit le dimanche, heureux, l'esprit occupe, le coeur rempli, entoure, enveloppe d'affection et de tendresse, comme il avait besoin de l'etre. Mais du jour ou le _Grand I_ avait ete ouvert, cette existence monotone du provincial perdu dans Paris avait change: plus de soirees vides, plus de diners melancoliques en tete a tete avec son verre, plus de dejeuners hates au hasard des courses et des rendez-vous d'affaires; il avait un chez lui, un nid chaud, capitonne, luxueux, joyeux,--_son_ cercle, ou toutes les mains se tendaient pour serrer la sienne, ou les sourires les plus engageants accueillaient son entree, ou il etait, pour tous "Monsieur le president." A _sa_ table, qui ne ressemblait en rien a celle des restaurants mediocres qu'il avait jusque-la frequentes avec la prudente economie d'un provincial, il etait un vrai maitre de maison; on l'ecoutait, on le consultait, on le traitait avec une deference dont les premiers jours il avait ete un peu gene, mais a laquelle il n'avait pas tarde a si bien s'habituer que ce n'etait plus seulement pour les valets, empresses a lui prendre son pardessus et son chapeau, qu'il etait "monsieur le president", il l'etait devenu pour lui-meme, croyant a son titre, le prenant au serieux, s'imaginant "que c'etait arrive"; president! ne le fut-on que de la Societe des bons drilles, on est toujours "Monsieur le president" pour quelqu'un et consequemment pour soi. Mais bien plus encore que les satisfactions de la vanite, celles de la camaraderie et de l'amitie l'avaient attache a son cercle. En sortant de la Chambre il n'etait plus seul sur le pave de Paris, comme pendant si longtemps il l'avait ete, il ne s'arretait plus sur le pont de la Concorde pour regarder l'eau couler en se demandant de quel cote il allait aller, a droite, a gauche, sans but, au hasard. Il etait rare que maintenant il sortit seul de la Chambre, presque tous les soirs Bunou-Bunou l'accompagnait, charge d'un portefeuille bourre de paperasses, et toujours regulierement M. de Cheylus, qui, mis a la porte par Raphaelle le jour meme ou elle n'avait plus eu besoin de lui, etait heureux de trouver au cercle un bon diner qui ne lui coutait rien,--le _suif_. D'autres collegues aussi se joignaient a eux quelquefois, invites par Adeline, ou bien s'invitant eux-memes, quand ils etaient en disposition de s'offrir un diner meilleur et moins cher que dans n'importe quel restaurant. --Je vais diner avec vous. On partait en troupe, et par les Tuileries quand il faisait beau, par les arcades de la rue de Rivoli quand il pleuvait, on gagnait l'avenue de l'Opera, en causant amicalement. Lorsqu'a travers les glaces de la porte a deux battants, le valet de service dans le vestibule avait vu qui arrivait, il se hatait d'ouvrir en saluant bas, et par le grand escalier decore de fleurs en toute saison, Adeline faisait monter ses invites devant lui; si quelqu'un, par deference d'age ou pour autre raison, voulait lui ceder le pas, il n'acceptait jamais: --Passez donc, je vous prie, je suis chez moi. C'etait chez lui qu'il recevait ses amis; c'etait a lui les valets qui dans le hall s'empressaient autour de ses invites; a lui ces vitraux chauds aux yeux, ces tableaux signes de noms celebres. A vivre sous ces corniches dorees, a marcher sur ces tapis doux aux pieds, a s'engourdir dans des fauteuils savamment etudies, a n'avoir qu'un signe a faire pour etre compris et obei, il s'etait vite laisse gagner par le besoin de la vie facile et confortable qui exerce un attrait si puissant sur certains habitues des cercles qu'ils se trouvent mal a leur aise partout ailleurs que dans leur cercle. Et pour lui cette attraction avait ete d'autant plus envahissante qu'il avait toujours vecu au milieu d'une simplicite patriarcale: point de tapis, point de vitraux a Elbeuf, et des domestiques qui ne comprenaient pas a demi-mot. Mais ce qu'il n'avait jamais eu a Elbeuf, et ce qu'il avait trouve dans son cercle, c'etait la conversation facile et legere de _ses_ diners qui, en une heure, lui apprenait la vie de Paris avec ses dessous, ses scandales, ses histoires amusantes ou tragiques, ses droleries ou ses douleurs. Bien qu'habitue aux propos graves et lourds de la province, qui partent de rien pour arriver a rien, il aimait cependant la raillerie fine et le mot vif, et quand il avait a sa table--ce qui d'ailleurs, arrivait souvent--des gens d'esprit a la langue aiguisee ou a la dent dure, aussi capables d'inventer ce qu'ils ne savaient point que de bien dire ce qu'ils repetaient, c'etait pour lui un regal de les ecouter. Un jour celui-ci, le lendemain celui-la, tous venaient lui donner leur representation sans qu'il eut a se deranger; il n'avait qu'a leur sourire, qu'a les applaudir, ce qu'il faisait du reste avec une amabilite pleine de bonhomie. Comme la nature l'avait doue de l'esprit de justice en meme temps que d'une ame reconnaissante, il ne pouvait pas jouir de cette existence agreable sans se dire que c'etait a Frederic qu'il la devait. Parfait le vicomte. Il avait rencontre en lui le collaborateur le plus zele en meme temps que le plus discret, deux qualites qui ordinairement s'excluent l'une l'autre. Bien qu'il surveillat tout, bien qu'il fit tout, et ne quittat guere le cercle, jamais Frederic ne se mettait en avant: Maurin, qui avait toujours le titre de gerant, etait, il est vrai, bien efface, mais ce qui importait a Adeline, c'etait que lui, president, ne le fut point; c'etait que la gestion financiere n'empietat point sur la direction morale, et, apres dix mois d'exercice, il se sentait aussi maitre de cette direction qu'au jour ou, pour la premiere fois, il avait pris la presidence. Pour les admissions, lui et son comite etaient restes les maitres absolus, et jamais le gerant n'avait essaye de leur faire admettre des membres douteux, comme il arrive dans tant de cercles, ou le souci de faire marcher la partie passe avant tout; et, comme il devait arriver au _Grand I_, lui avait-on predit charitablement en l'avertissant de se bien tenir de ce cote; mais ces cercles avaient pour gerant un Maurin, non un vicomte de Mussidan! D'autre part, jamais il ne lui etait venu a lui ni a son comite des plaintes, ou simplement des reclamations, tant la machine administrative fonctionnait avec regularite. C'etait bien le cercle modele dont le vicomte avait parle dans leurs entretiens du soir sur les boulevards, et que, grace a la severite de sa surveillance, ils avaient pu realiser. --Ou diable a-t-il appris l'administration? demandait parfois Adeline en faisant son eloge aux membres du comite. A quoi M. de Cheylus, feignant d'ignorer les liens qui attachaient Raphaelle a Frederic et aussi la part que celui-ci avait prise a son expulsion, repondait qu'on ne fait bien que ce qu'on n'a pas appris a faire; mais cette reponse, il l'accompagnait d'un sourire railleur qui dementait ses paroles. Venant de tout autre, ce sourire enigmatique eut inquiete Adeline: chez M. de Cheylus il n'avait aucune importance; c'etait simplement la vengeance d'un... battu. Et quand M. de Cheylus etait absent, Adeline riait avec les autres membres du comite de cette petite traitrise. --Il n'en prend pas son parti, le comte. --Dame! il y a de quoi! --J'ignore si je m'abuse, mais il me semble qu'a la place de M. de Cheylus, au lieu d'en vouloir au vicomte, je lui en saurais gre. Peut-etre trouverez-vous que ce que je dis la a l'air d'une naivete; je vous affirme que c'est profond. Cependant, devant la persistance du sourire de M. de Cheylus, Adeline, par exces de conscience plutot que par curiosite, avait voulu savoir ce qu'il cachait, mais inutilement; M. de Cheylus n'avait rien repondu aux questions les plus pressantes; il n'avait rien voulu dire de plus que ce qu'il avait dit; il ne savait rien de plus sur le compte de "ce jeune homme" que ce que tout le monde savait. Adeline eut eu le plus leger soupcon sur Frederic qu'il eut cherche, au dela de ces sourires et de ces propos vagues, mais comment pouvait-il en avoir quand chaque jour se renouvelait sous ses yeux la preuve que le _Grand I_ etait le modele des cercles? On sait que l'ete fait le vide dans les cercles comme dans les theatres: avec la chaleur, la vie mondaine de Paris s'endort: on est a Trouville, a Dieppe, "en deplacement de sport ou de villegiature"; plus tard on chasse, on ne va pas a son cercle, et plus ce cercle est d'un rang eleve, plus il est abandonne par ses membres. Cependant tous ces membres ne restent pas sans venir a Paris pendant cinq ou six mois, et ceux qui n'y sont pas ramenes pour une raison quelconque de sentiment ou d'affaires, le traversent en se rendant du nord dans le midi, ou de l'est dans l'ouest. Ou passer ses soirees? au theatre? ils sont fermes; a son cercle! la partie y est morte faute de combattants. Ne pourrait-on donc pas en tailler une? Il y a longtemps qu'on n'a pas joue; les doigts vous demangent. Si alors on entend parler d'un cercle ou la partie a garde un peu d'entrain, on y court; qu'il soit de second ou de troisieme ordre, qu'importe, puisqu'on n'y entre qu'en passant? deux parrains vous presentent, et l'on s'assied a la table du baccara. C'etait ainsi que, pendant la belle saison, alors que les autres cercles chomaient, Adeline avait eu la satisfaction de voir venir au _Grand I_ les membres les plus connus des grands cercles. Frederic ne manquait pas d'en faire la remarque, sans y insister plus qu'il ne fallait, d'ailleurs. --Vous voyez comme on vient a nous. Adeline etait ebloui par les noms des ducs, des princes, des marquis qui defilaient sur les levres de son gerant, et quand il allait a Elbeuf il ne manquait pas de les repeter a sa femme. --Tu vois comme on vient chez nous: nous sommes un centre, un terrain neutre, celui de la fusion, le trait d'union entre la France qui travaille et la France qui s'amuse, entre la bourgeoisie republicaine et le monde elegant. Mais cela ne rassurait point madame Adeline; ce qu'elle voyait de plus clair, c'est que son mari venait moins souvent a Elbeuf; c'est que, quand il etait chez lui, il ne se montrait plus aussi sensible qu'autrefois aux joies du foyer, rudoyant ses domestiques, boudant sa cuisine, blaguant son vieux mobilier qui, pour la premiere fois depuis quarante ans, lui semblait aussi peu confortable que ridicule. II Si grande que fut la satisfaction d'Adeline, elle n'etait pourtant pas sans melange. Quand il se disait que Son Altesse le prince de... le duc de..., le marquis de..., etaient venus perdre quelques milliers de francs chez lui, il eprouvait un sentiment de vanite dont il ne pouvait se defendre; et quand il se disait aussi que le cercle qu'il presidait servait de trait d'union entre la bourgeoisie republicaine et le monde elegant, c'etait un sentiment de juste fierte qui le portait et auquel il pouvait s'abandonner franchement, avec la conscience du devoir accompli. Mais quand, d'autre part, il se disait qu'il devait pres de cinquante mille francs a la caisse de _son_ cercle, qui n'etait pas _sa_ caisse, par malheur, c'etait un sentiment de honte qui l'aneantissait. Comment avait-il pu se laisser entrainer a jouer? C'etait avec bonne foi, avec conviction qu'il avait rassure sa femme lorsqu'elle avait manifeste la crainte qu'il ne devint joueur. --Moi, joueur! Il se croyait alors d'autant plus surement a l'abri, qu'il avait joue dans sa jeunesse et que par experience il connaissait les dangers du jeu. Ce n'est pas quand on a ete entraine une premiere fois et qu'on a eu la chance de se sauver, qu'on se laisse prendre une seconde. A vingt ans on a une faiblesse et une ignorance, des emportements et des vaillances qu'on n'a plus a cinquante apres avoir appris la vie. Qu'il eut joue et perdu de grosses sommes en voyageant en Allemagne, il y avait eu alors toutes sortes de raisons et meme d'excuses a sa faiblesse: sa maitresse etait joueuse; les casinos etaient devant lui avec leurs portes ouvertes et leurs tentations; l'argent qu'il risquait et qu'il n'avait point eu la peine de gagner ne lui coutait rien, pas meme un regret bien profond s'il le perdait, puisque cette perte etait legere pour la fortune de ses parents. Dans ces conditions, il avait pu jouer. Sa faute etait simplement celle d'un jeune homme riche, d'un fils de famille qui s'amuse, sans faire grand mal a personne, ni a sa famille, ni a lui-meme; c'avait ete une epreuve salutaire; s'il etait entre dans la fournaise, il s'y etait bronze, et si completement que depuis vingt-cinq ans il n'avait plus joue. Pourquoi eut-il joue? Il n'avait jamais eu le gout des cartes; s'asseoir pendant des heures devant un tapis vert, sous la lumiere d'une lampe, rester immobile, ne pas parler, l'ennuyait; il etait assez riche pour que l'argent gagne au jeu ne lui donnat aucun plaisir, et il ne l'etait pas assez pour que celui perdu ne lui fut pas une cause de regret et de remords. Pendant vingt ans il n'avait cesse de repeter cette maxime aux jeunes gens qu'il voyait jouer: --Que faites-vous la, jeunes fous? Voulez-vous bien vous sauver? Amusez-vous tant que vous voudrez, ne jouez pas. Et voila que lui, vieux fou, avait fait ce qu'il reprochait aux autres. Comme il etait sincere, pourtant, dans ses remontrances; comme il les trouvait miserables, ceux qui succombaient a la passion du jeu! Encore ceux-la etaient-ils jusqu'a un point excusables, puisqu'ils etaient des passionnes, c'est-a-dire des etres inconscients et par la des irresponsables; mais lui, quand pour la premiere fois il s'etait assis a la table de baccara de son cercle, il n'avait pas ete pousse par la main irresistible de la passion. C'etait meme cette absence de passion pour le jeu, cette certitude que les cartes l'ennuyaient acquise dans sa premiere jeunesse, et confirmee pendant plus de vingt-cinq ans par une abstention absolue, qui lui avaient inspire une complete securite lorsqu'il avait discute dans sa conscience la question de savoir s'il accepterait ou s'il refuserait les propositions de Frederic. Qu'il se decidat, et il etait assure a l'avance de n'avoir rien a craindre pour lui-meme: on ne devient pas joueur parce qu'on vit au milieu des joueurs et qu'on voit jouer; le jeu n'est pas une maladie contagieuse qui se gagne par les yeux, alors surtout qu'on plaint ou qu'on meprise ceux qui ont le malheur d'en etre infectes. Comme ces fievreux et ces agites lui paraissaient ridicules ou pitoyables: sur leurs visages convulses, rouges ou pales, selon le temperament, dans leurs mouvements saccades, dans leurs regards ivres de joie ou navres de douleur, dans leur exaltation ou leur aneantissement, il s'amusait a suivre les sensations par lesquelles ils passaient. Et avec la satisfaction egoiste de celui qui, du rivage, jouit de l'horreur d'une tempete, il se disait qu'heureusement pour lui il etait a l'abri de ce danger. --Qu'irait-il faire dans cette galere? Mais comme l'egoisme justement ne faisait pas du tout le fond de sa nature, comme il etait au contraire bonhomme, et compatissait d'un coeur sensible a la douleur et au malheur, plus d'une fois il avait cru devoir adresser des avertissements a quelques-uns de ceux qui, pour une raison ou pour une autre, l'interessaient plus particulierement. Et dans les premiers temps, amicalement, cordialement, en leur prenant le bras et en le passant sous le sien comme on fait avec un camarade, il leur avait dit ce qu'il croyait propre a leur ouvrir les yeux, les grondant, les chapitrant. Quelquefois meme, dans des cas graves, il les avait fait comparaitre dans son cabinet de president, et la, entre quatre yeux, il les avait serieusement avertis: "Vous jouez trop gros jeu, mon jeune ami, et, permettez-moi de vous le dire, un jeu qui n'est pas en rapport avec vos ressources." Mais il ne lui avait pas fallu longtemps pour reconnaitre que ses discours les plus affectueux etaient aussi peu efficaces que les semonces les plus vertes; tendres ou dures, ses paroles ne produisaient aucun effet. Alors il avait renonce aux discours, avec regret il est vrai, mais enfin il y avait renonce, n'etant point homme a persister dans une tache dont il reconnaissait lui-meme l'inutilite. --Ils sont trop betes! s'etait-il dit. Mais pour ne plus faire le Mentor, il ne renoncerait pas a faire le president: c'etait lui qui avait la charge de l'honneur de son cercle, et l'honneur du _Grand I_ etait que le jeu y fut contenu dans des limites raisonnables. Il veillerait a cela; il protegerait les joueurs malgre eux et contre eux: son cercle ne deviendrait pas un tripot. Alors on l'avait vu rester tard au cercle et quelquefois meme y passer la plus grande partie de la nuit: continuellement il circulait dans les salons, rodant autour des tables, regardant le jeu comme s'il avait eu mission de le surveiller; parfois, on l'apercevait endormi dans un fauteuil, surpris par la fatigue; mais, aussitot qu'il s'eveillait, il reprenait ses promenades en cherchant a savoir ce qui s'etait passe pendant qu'il sommeillait. Plus d'une fois il etait arrive que pendant qu'il se tenait debout, les mains dans ses poches a cote de la table de baccara, un joueur lui avait dit: --Et vous, mon president, n'en taillez-vous donc pas une? Et alors il avait repondu en haussant les epaules --Le baccara! mais c'est a peine si je sais les regles de ce jeu, si simples cependant. --C'est si facile. --Plus facile qu'amusant: il y a des presidents dont c'est la force de ne pas toucher une carte... et je suis de ceux-la. Jusqu'alors Frederic, qui avait assiste aux tentatives que son president faisait pour detourner du jeu quelques jeunes joueurs, n'etait jamais intervenu entre eux et lui, bien que cette campagne ne fut pas du tout pour lui plaire, puisqu'elle ne tendait a rien moins qu'a diminuer les produits de la cagnotte: il importait de le menager, et d'ailleurs les probabilites n'etaient pas pour qu'il reussit dans ces tentatives. Qui a jamais empeche un joueur de jouer? c'etait ce qu'il avait pu repondre a Raphaelle furieuse contre Adeline.--Laissons-le faire, laissons le dire; cela n'est pas bien dangereux, et, d'autre part, cela peut nous etre utile; il est bon qu'on sache dans Paris que le president du _Grand I_ eloigne les joueurs au lieu de les attirer; ca vous pose bien.--Et s'il les detourne?--Je te promets qu'il n'en detournera pas un seul, tandis qu'il detournera peut-etre quelqu'un que nous avons interet a eloigner de chez nous.--Le prefet de police?--C'est toi qui l'as nomme; comment veux-tu qu'on prenne jamais un arrete de fermeture contre un cercle ou le jeu est combattu par son president?--Ce n'est pas en discourant contre le jeu qu'il arrivera a jouer lui-meme, et tu sais bien que nous ne le tiendrons que quand il sera endette a la caisse; jusque-la j'ai peur qu'il ne nous manque dans la main; qui mettrions-nous a sa place?--Sois tranquille, il jouera, et il s'endettera... peut-etre plus que tu ne voudras.--Pousse-le. Le jour ou Adeline s'etait felicite de ne pas toucher aux cartes, Frederic, cedant comme toujours a l'impulsion de Raphaelle, avait releve ce mot: --Croyez-vous, mon cher president, dit-il de son ton le plus doux et avec ses manieres les plus insinuantes, que l'homme qui a le plus d'influence sur un joueur soit celui qui ne joue pas lui-meme? Savez-vous ce que j'ai entendu dire a un de ceux que vous avez dernierement catechises--je vous demande la permission de ne pas le nommer--c'est que vous n'entendez rien au jeu. --C'est parfaitement vrai. --Tres bien; mais vous comprenez que cela enleve beaucoup d'autorite a vos paroles; on ne voit dans votre intervention qu'une opposition systematique; ce n'est point pour celui qui joue que vous prenez parti, c'est contre le jeu lui-meme; c'est de la theorie, ce n'est pas de la sympathie. --J'ai joue autrefois. --Alors il est bien etonnant que vous ne vous soyez pas remis au jeu; qui a joue jouera.... --Jamais de la vie. --... Ce qui est aussi vrai que: qui a bu boira. Enfin je n'insiste pas; je dis seulement que vos paroles auraient plus d'influence si on voyait en vous un ami au lieu de voir un adversaire. En effet, il n'insista pas, laissant au temps et a la reflexion le soin d'achever ce qu'il avait commence: il connaissait son Adeline et savait avec quelle surete germait le grain qu'on semait en lui. Avec l'experience qu'il avait du monde et des choses du jeu, il savait combien sont rares les guerisons radicales chez les joueurs, et combien, au contraire, sont frequentes les rechutes: que d'anciens joueurs qui etaient restes dix ans, vingt ans sans jouer, retournaient au jeu dans leur age mur, alors que toute passion semblait morte en eux et que celle-la se reveillait d'autant plus forte qu'elle etait seule desormais! III Autrefois Adeline eut ri de cet axiome: "qui a joue jouera", comme de tant d'autres qu'on repete sans trop savoir pourquoi, parce qu'ils sont monnaie courante, par habitude, sans y attacher la moindre importance, mais a cette heure il en etait jusqu'a un certain point frappe. Qui avait formule ce proverbe? l'experience evidemment, et comme les proverbes vont rarement seuls, il lui en etait venu un autre qui s'imposait, dans les circonstances particulieres ou il se trouvait, et celui-la c'etait "qu'il n'y a pas de fumee sans feu"; pour que l'experience populaire se fut formulee en cette petite phrase: "qui a joue jouera", il fallait que bien des faits lui eussent donne naissance. Il avait fait son examen de conscience bravement, loyalement, en homme qui veut lire en soi, et il avait vu que, depuis quelque temps, il suivait le jeu avec une curiosite qu'il n'avait pas aux premiers jours de l'ouverture de son cercle. S'ils etaient encore coupables, les joueurs, ils n'etaient plus ridicules: il les comprenait, et admettait maintenant qu'on se passionnat pour ces luttes a coups de cartes, qui se passent en quelques minutes, et peuvent avoir pour resultat la ruine ou la fortune. Il en avait vu de ces ruines et de ces fortunes subites, et il en avait suivi les phases avec emotion--avec cette sympathie dont parlait Frederic. C'etait un symptome, cela. En fallait-il conclure que, parce qu'il s'interessait maintenant au jeu, il allait prendre les cartes lui-meme. Il ne le croyait pas, il se defendait de le croire, mais enfin il n'en etait pas moins vrai qu'il y avait la quelque chose de caracteristique, ce serait mensonge et hypocrisie de ne pas en convenir. Quand il avait vu des joueurs changer leurs jetons et leurs plaques a la caisse contre cent ou cent cinquante mille francs de billets de banque, il n'avait pas pu se defendre contre un certain sentiment d'envie et ne pas se dire que c'etait de l'argent facilement, agreablement gagne en quelques heures. De la a se dire que si cette bonne aubaine lui arrivait, elle serait la bienvenue, il n'y avait pas loin, et ce petit pas il l'avait franchi. Le jeu a cela de bon qu'il n'exige pas un talent particulier pour y reussir, un long apprentissage, au moins dans le baccara, le gain comme la perte sont affaire de hasard, de chance personnelle: il y a des gens qui ont cette chance, et ils gagnent; il y en a qui ne l'ont pas, et ils perdent, voila tout. Quand il etait tout jeune, et qu'il jouait des billes a pair ou non avec ses camarades, il avait une chance constante, cela etait un fait. Plus tard, pendant son voyage en Allemagne, lorsqu'il etait entre a Bade dans la salle de la roulette, il avait mis un louis sur le 24, qui etait le chiffre de son age, et le 24 etait sorti. A Hombourg, il avait en riant avec sa maitresse recommence la meme experience, et le 24 etait sorti encore. Deux numeros pleins sortant ainsi expres pour lui, a son appel pour ainsi dire, cela n'etait-il pas particulier et ne constituait-il pas une chance personnelle? A la verite, elle n'avait pas continue, et il avait perdu a la roulette et au trente et quarante plus, beaucoup plus que les soixante-douze louis qu'il avait tout d'abord gagnes. Mais cette perte n'etait pas, semblait-il, caracteristique, comme son gain, et elle ne prouvait nullement qu'a un moment donne il n'avait pas eu la chance--une chance providentielle. S'use-t-elle? Quand on l'a eue et qu'on l'a egaree, ne revient-elle pas? C'etaient la des questions qu'il n'avait pas songe a examiner, puisqu'il avait renonce au jeu pendant de longues annees, mais qui maintenant lui revenaient. Comme cela arrangerait ses affaires si, en quelques coups de cartes, il gagnait deux cent mille francs: quelle joie pour Berthe, car ils seraient pour elle; et s'il est vrai, comme on le dit, que la chance est aux jeunes, ne serait-ce pas la chance de Berthe qui reglerait cette partie qu'il ne jouerait pas pour lui-meme? En somme, il y a une justice superieure qui dirige les choses et les destinees en ce monde, et cette justice ne pouvait pas permettre qu'une bonne et brave fille comme Berthe, qui n'avait jamais fait que du bien, fut malheureuse. Il avait alors ete frappe d'une remarque qui, jusqu'a ce jour, ne s'etait pas presentee a son esprit. C'est que celui qui a de la fortune ou qui gagne largement, surement, ce qui est necessaire a ses besoins, ne considere pas le jeu au meme point de vue que celui qui est gene et qui, quoi qu'il fasse, se retrouve toujours devant un trou. Les gains du jeu eussent ete de peu d'interet pour lui quand il possedait sa fortune hereditaire qu'augmentaient tous les ans les benefices de sa maison de commerce, tandis que maintenant que cette fortune avait disparu et que sa maison ne donnait plus de benefices, ces gains arriveraient bien a propos pour combler le trou qu'il voyait sans cesse devant lui. Et de temps en temps, pendant que ce travail se faisait en lui, retentissait a son oreille la phrase qu'il etait habitue a entendre: --Eh bien, mon president, vous ne jouez jamais!--Quel beau banquier vous feriez! Le beau banquier est celui qui gagne sans que sa physionomie riante, ses gestes desordonnes, ses eclats de voix insultent au malheur des pontes, et qui, quand il a neuf en main, ne s'amuse pas a etudier longuement son point pour torturer a l'avance ceux que dans quelques secondes il va saigner a blanc. Et, bien qu'il ne fut pas vaniteux, Adeline etait flatte qu'on ne crut pas, que, s'il jouait, il serait un de ces pauvres diables de pontes qui viennent miserablement au cercle pour jouer la _materielle_, c'est-a-dire tacher de gagner quelques louis qu'il leur faut pour la vie au jour le jour; recommencant le lendemain ce qu'ils ont fait la veille, atteles a ce labeur aussi dur que n'importe quel travail et qui, en usant les nerfs par une tension constante, conduit au gatisme ceux qui le continuent longtemps.--Banquier et beau banquier meme, certainement il le serait... s'il voulait, mais il ne voulait pas l'etre, pas plus que ponte d'ailleurs. Quand Raphaelle avait fonde _son_ cercle, car dans l'intimite elle disait _son_ cercle, comme Frederic et Adeline le disaient eux-memes, elle aurait voulu etre la seule a mettre de l'argent dans l'affaire, de maniere a toucher seule les benefices. Malheureusement cela lui avait ete impossible, et elle avait du accepter de ses amis ce qui lui manquait, ou plutot d'un ami de Frederic, son ancien patron, le vieux Barthelasse. Brule partout, aussi bien comme joueur; que comme directeur de cercle, Barthelasse en etait reduit dans sa vieillesse, ce qui etait un grand chagrin pour lui--a faire valoir par les mains des autres la fortune que quarante annees de travail lui avaient acquise--c'etait lui qui disait travail. Au lieu d'apporter son argent a Raphaelle, il aurait voulu, lui, etre le chef de partie du cercle, c'est-a-dire le caissier preteur auquel le joueur decave fait des emprunts pour continuer de jouer. Mais Raphaelle n'avait pas ete assez naive pour accepter cette combinaison, qui met dans la poche du chef de partie, le plus net des benefices qu'on peut faire dans un cercle. C'etait elle qui voulait etre chef de partie, et en acceptant l'argent de Barthelasse, elle ne consentait a accorder a celui-ci qu'une part proportionnelle a son apport. Ils s'etaient fortement querelles sur ce point, ils s'etaient non moins fortement injuries, puis ils avaient fini par s'entendre et s'associer; un homme leur appartenant remplirait ce role de chef de partie en pretant non son argent, mais le leur a elle et a lui, et a eux deux ils se partageraient les benefices. Pour surveiller cette operation des plus delicates, puisqu'il s'agit d'accorder ou de refuser de grosses sommes par oui ou par non, et instantanement, sans avoir le temps d'etudier la solvabilite et l'honnetete de l'emprunteur, Barthelasse ne quittait pas le cercle tant qu'on y jouait. Et, par les salons, on le voyait rouler ses larges epaules d'ancien lutteur. Que faisait-il la, on n'en savait trop rien; il semblait etre un surveillant aux fonctions assez mal definies. Mais qu'un emprunteur s'adressat a Auguste, le chef de partie, Barthelasse survenait, et, a distance, sans en avoir l'air, d'un signe convenu, il disait lui-meme le oui ou le non, que le chef de partie repetait. Plusieurs fois, se trouvant seul avec Adeline--car, en public, il ne se permettait pas de lui adresser la parole--il lui avait dit le mot que tout le monde repetait: "Vous ne jouez pas, monsieur le president?" mais sans jamais insister; un jour, cependant, qu'Adeline repondit a cette invite par un sourire, il alla plus loin: --Mais un _presidint_ qui ne touche jamais aux cartes dans son cercle, dit-il avec son accent provencal le plus pur, c'est un patissier qui ne mange jamais de ses gateaux.--Et pourquoi? se dit-on.--Je vous le demande? Alors il s'en trouve qui disent: "C'est qu'ils sont empoisonnes." D'autres: "C'est qu'ils sont faits _malpropremint_." Adeline se repeta ce "malproprement" plus d'une fois. Etait-il possible qu'on crut dans le monde qu'a son cercle il se passait des choses malpropres? Evidemment son abstention systematique pouvait etre mal interpretee. De meme pouvaient etre mal interpretes aussi ses discours contre le jeu; ne pouvait-on pas se dire que s'il ne jouait pas lui-meme, et s'il cherchait a detourner du jeu ceux a qui il s'interessait, c'etait parce qu'il savait que dans _son_ cercle on ne jouait pas loyalement? Mais alors? Justement cette intervention de Barthelasse avait eu lieu au moment ou il venait d'etre fortement ebranle par une partie qui s'etait jouee sous ses yeux: un commercant de ses amis, qu'il savait gene dans ses affaires et plus pres de la faillite que de la fortune, avait gagne deux cent mille francs qui le sauvaient. Et en presence de cette veine heureuse Adeline s'etait tout naturellement demande si elle n'aurait pas pu etre pour lui. Qu'il prit la banque a la place de son ami, et il gagnait ces deux cent mille francs. Puisque la fortune avait eu des yeux cette nuit-la, elle aurait aussi bien pu en avoir pour lui que pour son ami. Mais etait-ce bien la fortune? Si l'on voit la main de la fatalite dans un injuste malheur, ne peut-on pas voir celle de la Providence dans un bonheur merite? On va vite sur cette pente: de la a se dire qu'il etait vraiment trop timide en ne tentant pas la chance, il n'y avait pas loin. Il ne s'agissait pas de devenir joueur comme il en voyait tant, qui ne vivaient que par le jeu et pour le jeu. Il s'agissait simplement de tenter la chance une fois. Il ne serait pas ruine parce qu'il aurait perdu quelques milliers de francs; avec le calme et la raison qui etaient son caractere meme, il n'y avait pas a craindre qu'il se laissat entrainer au dela du chiffre qu'a l'avance il se serait decide de risquer; a la verite ce serait une perte, mais enfin elle n'irait pas loin. Tandis que, si la chance le favorisait comme cela pouvait arriver, comme il lui semblait juste que cela arrivat, son gain pouvait etre considerable. Et, gain ou perte, il s'en tiendrait la: un homme comme lui ne s'emballe pas; il se connaissait bien. Il jouerait donc,--une fois, rien qu'une fois, et apres ce serait fini: on n'est pas joueur parce qu'on prend un billet de loterie. Cependant, cette resolution arretee, il ne la mit pas tout de suite a execution, et il passa bien des heures autour de la table de baccara, se disant que ce serait pour ce soir-la, sans que ce fut jamais pour ce soir-la. Enfin, un soir que la partie languissait en attendant la sortie des theatres et que le croupier venait de prononcer la phrase sacramentelle: --Qui prend la banque? Il se decida a quitter la place ou il semblait cloue, et, s'avancant vers la table: --Moi, dit-il. IV --Le president prend la banque! C'etait le cri qui instantanement avait couru dans tout le cercle. Meme dans les salons des jeux de commerce, les joueurs de whist et d'ecarte, les joueurs de billard aussi, de tric-trac, meme d'echecs, avaient quitte leur partie pour voir cette curiosite: le president taillant une banque; eveilles par ce brouhaha, ceux qui sommeillaient dans le salon de lecture ou ca et la dans les coins sombres, avaient suivi le courant qui se dirigeait vers la salle de baccara: --Auguste, six mille. A cette demande de son president, Auguste, le chef de partie, sans meme consulter Barthelasse du regard, ce qui ne lui etait jamais arrive, s'etait empresse d'apporter en jetons et en plaques sur un plateau les six mille francs, et respectueusement, religieusement, avec une genuflexion de sacristain devant l'autel, il les avait deposes sur la table. C'etait chose tellement extraordinaire, tellement stupefiante de voir "M. le president" tailler une banque, que Julien le croupier oubliait de presser la marche de la partie. Il attendait qu'autour de la table chacun eut trouve sa place, ce qui etait difficile, car ceux qui occupaient deja des sieges n'avaient eu garde de les abandonner. Dans cette salle ordinairement silencieuse ou sous ce haut plafond regnait toujours une sorte de recueillement comme dans une eglise ou un tribunal, s'etait eleve un brouhaha tout a fait insolite. Cependant Adeline s'etait assis sur sa chaise de banquier, un peu surpris de se trouver si eleve au-dessus des pontes assis autour de la table; son coeur battait fort, et il regardait autour de lui vaguement, sans trop voir, car c'etait au dela de cette table qu'etaient son esprit et sa pensee. En attendant que le jeu commencat, un de ceux qui se tenaient a cote de sa chaise se pencha sur son epaule, et d'une voix moqueuse: --Tenez-vous bien, mon president, la lutte sera terrible: Frimaux revient de l'Odeon. Un eclat de rire courut autour de la table et tous les yeux s'arreterent sur un joueur assis a cote du croupier et qui n'etait autre que Frimaux, le plus grand feticheur du cercle. Au theatre, ou il avait fait representer quelques pieces avec des fortunes diverses, des chutes ecrasantes ou de solides succes, selon les hasards de la collaboration, Frimaux n'avait qu'un souci: donner ses premieres un vendredi ou tout au moins un 13. Au cercle, ou regulierement il passait quatre heures par jour, du 1er janvier au 31 decembre, pour gagner sa pauvre existence a la sueur de son front, comme il le disait lui-meme, c'est-a-dire les quatre ou cinq louis necessaires a sa vie--la materielle--il ne jouait que dans certaines circonstances particulieres qui devaient lui donner la veine: pendant trois mois il avait ete convaincu qu'il ne pouvait gagner que s'il tournait le dos a l'avenue de l'Opera: toutes les fois qu'il lui faisait face, il tirait des _buches_, c'etait fatal; maintenant il ne gagnait que quand il revenait de l'Odeon; aussi tous les soirs apres son diner descendait-il des hauteurs des Batignolles ou il demeurait pour s'en aller a l'Odeon, dont il faisait sept fois le tour en monologuant comme un personnage de l'ancien repertoire: "J'aurai la veine ce soir"; puis il revenait au _Grand I_, ou pendant quatre heures il restait inebranlable dans sa foi, malgre la deveine qui souvent s'acharnait sur lui, trouvant toujours les raisons les plus serieuses pour se l'expliquer sans jamais ebranler sa confiance en son fetiche, aussi solide que les pierres memes de l'Odeon. Pour tout le reste parfaitement incredule d'ailleurs, sans foi ni loi, se moquant de Dieu comme du diable, et ne croyant meme pas a sa paternite, bien que madame Frimaux fut la plus honnete femme du monde. --Parfaitement, dit Frimaux d'un ton sec, car il n'aimait pas qu'on se moquat de lui. --Vous n'avez pas besoin de le dire, ca se voit. En effet, Frimaux, qui pour son pieux pelerinage ne prenait jamais de voiture--le fiacre n'est pas mascotte--etait crotte comme un chien. Cependant peu a peu l'ordre s'etait fait parmi ceux qui se pressaient autour de la table: --Messieurs, faites votre jeu.... Du haut de son siege, Adeline voyait tous les yeux ramasses sur lui et particulierement ceux de Frederic, place en face de lui, derriere trois rangs de joueurs et de curieux que sa haute taille lui permettait de depasser. --Rien ne va plus? Adeline, qui avait use son emotion d'avance, etait maintenant assez calme: ce fut bellement, en beau banquier, qu'il donna les cartes aux deux tableaux et se donna les siennes, et comme il avait un abatage, c'est-a-dire une figure et un neuf (le plus haut point pour gagner), ce fut aussi en beau banquier, sans faire languir la galerie et sans empressement de mauvais gout, qu'il mit ses cartes sur la table. Il n'y eut qu'un cri: --Et il ne voulait pas jouer! Bien qu'Adeline s'efforcat de se contenir, il exultait, car sa joie allait au dela du coup gagne, qui par lui-meme ne donnait reellement qu'un resultat peu important: il avait la chance; maintenant la preuve etait faite, et elle confirmait ses pressentiments bases sur les esperances de sa jeunesse: quelle faute il eut commise de ne point tenter l'aventure! Ce fut avec une parfaite serenite qu'il donna les cartes pour le second coup; jamais on n'avait vu un banquier aussi tranquille; c'etait a croire que le gain comme la perte lui etaient indifferents; les vieux joueurs qui l'examinaient d'un oeil curieux etaient demontes par son assurance: --Qui aurait cru cela de lui? Pour eux comme pour beaucoup d'autres d'ailleurs, il avait ete admis jusqu'a ce moment que, s'il ne jouait pas, c'etait tout simplement parce qu'il n'etait pas en situation de supporter une perte de quelque importance. Le second coup fut insignifiant, le banquier perdit au tableau de droite et gagna au tableau de gauche; le troisieme, le quatrieme furent pour lui, quand il arriva a sa derniere taille, il etait en benefice d'environ une vingtaine de mille francs. Alors sa serenite s'envola et de nouveau l'emotion lui etreignit le coeur, des gouttes de sueur lui coulerent dans le cou: sans doute ce n'etait point une fortune, celle dont il avait reve quand il balancait la question de savoir s'il jouerait ou ne jouerait point, mais c'etait une somme, et le dernier coup qui lui restait pouvait la doubler ou la reduire a rien; enfin, ce dernier coup allait decider si oui ou non il avait la chance,--ce qui etait le grand point. Cette fois ce ne fut pas en beau banquier qu'il donna les cartes; il semblait qu'elles ne pouvaient se detacher de ses doigts, comme s'il esperait, en les gardant dans ses mains, leur donner le temps de devenir ce qu'il desirait qu'elles fussent: lentement, il releva les siennes, n'osant pas les regarder. Il avait cinq. La situation etait critique; qu'allaient faire ses adversaires? Ils ne demanderent de cartes ni l'un ni l'autre. Depuis qu'il vivait dans son cercle, il avait les oreilles rebattues par les discussions sur le tirage a cinq: doit-on ou ne doit-on pas tirer? Mais de tout ce qu'il avait entendu sur ce point delicat, il ne lui etait pas reste grand'chose de precis dans l'esprit, et il n'etait pas en etat en ce moment de se rappeler la theorie et de la raisonner. Ce qui fait l'intensite des angoisses du jeu, c'est la rapidite avec laquelle les resolutions doivent se prendre: avait-il interet a s'en tenir a cinq ou a se donner une carte? S'il se donnait un deux, un trois ou un quatre, il ameliorait son point et le rapprochait de neuf; mais s'il se donnait un cinq, un six, un sept, il avait dix, onze ou douze et perdait. Un vieux joueur aurait instantanement resolu theoriquement la question; mais il n'etait pas un vieux joueur, il s'en fallait de tout, et il n'avait qu'une ou deux secondes pour la decider. Jamais appel a la chance ne s'etait presente dans des conditions plus caracteristiques: il devait donc prendre une carte, ce serait elle qui rendrait l'arret. Ce fut un trois qu'il tira; ce qui lui donna huit; le tableau de droite avait cinq, celui de gauche sept; les quarante mille francs etaient a lui. Decidement la preuve etait faite, l'arret etait rendu: il avait la chance. Ce fut d'ailleurs le cri de tous. Parmi ceux qui s'empressaient a le feliciter, Frederic ne fut pas le dernier, et il sut le faire plus intelligemment (pour lui) que les autres. Quand Adeline lui repeta que c'etait la premiere fois qu'il jouait, il ne fut pas assez sot pour douter de cette affirmation, voyant tout de suite le parti qu'il en pouvait tirer: --La facon dont vous avez joue prouve une chose, qui est que vous avez le genie du jeu; et votre gain en prouve une autre, qui est que vous avez la chance: avec ces deux dons extraordinaires, il faut vraiment que vous meprisiez bien la fortune pour ne pas jouer. Malheureusement pour sa bourse, Adeline n'eut pas a repondre qu'aux complimenteurs; les emprunteurs s'abattirent aussi sur lui, M. de Cheylus en tete, qui lui tira cinquante louis; puis cinq ou six autres, et enfin Frimaux, qui se fit rendre les cinq louis qu'il avait perdus. Adeline n'avait pas l'esprit tourne a la raillerie, et ce soir-la moins que jamais; cependant il ne put pas s'empecher de lancer une legere allusion a l'Odeon. --L'Odeon! s'ecria Frimaux, ils l'ont gratte! alors, vous comprenez! Le lendemain, a la Chambre, les felicitations recommencerent. Les amis d'Adeline ne parlaient que de sa chance; ce n'etait pas quarante mille francs qu'il avait gagnes, c'etait deux cent mille, trois cent mille. De peur de se laisser entrainer a risquer ses quarante mille francs ou ce qui lui en restait, c'est-a-dire trente-cinq mille francs, Adeline, en homme sage qui veut faire la part du feu, les envoya a Elbeuf, ou ils seraient plus en surete qu'entre ses mains. Seulement, il se garda bien de dire a sa femme d'ou ils venaient; pour qu'elle ne s'inquietat point, il lui inventa une histoire vraisemblable: ils avaient subi assez de faillites en ces derniers temps et d'assez grosses pour qu'il fut tout naturel d'admettre que dans l'une d'elles s'etait trouvee cette somme: les debiteurs qui payent integralement ce qu'ils doivent pour obtenir leur rehabilitation sont rares, mais enfin on en trouve. Quand Adeline arriva a son cercle, ceux qu'il avait battus la veille l'entourerent: --Vous allez nous donner notre revanche, mon cher president. --Il faut que vous nous rendiez un peu de l'argent que vous nous avez enleve hier si joliment. Il repondit en riant que cela etait impossible, attendu que cet argent roulait vers Elbeuf; puis serieusement il expliqua qu'il n'etait pas joueur et ne voulait pas le devenir; il n'avait consenti, la veille a tailler une banque qu'en cedant aux sollicitations de ceux qui le tourmentaient, non pour lui, mais pour eux, pour leur etre agreable, pour le plaisir du cercle. --Eh bien, et nous, ne ferez-vous rien pour nous? ne nous devez-vous rien? Apres tout, puisqu'il avait la chance, pourquoi ne pas en profiter? Il ne meprisait pas la fortune comme le croyait Frederic,--loin de la. Mais ce soir-la il ne retrouva point la chance, sa chance, celle qui lui appartenait et lui etait personnelle; elle l'abandonna au moins en partie; c'est-a-dire qu'apres des hauts et des bas, sa banque se termina par une perte de six mille francs. Comme il n'avait pas cette somme sur lui, il dit a la caisse qu'il payerait le lendemain. --La caisse n'acceptera pas votre argent, mon cher president, dit Frederic, ce n'est pas pour vous que vous avez joue aujourd'hui, c'est pour le cercle. C'est vous meme qui l'avez dit; je vous rapporte vos propres paroles: le jour ou vous vous serez refait, si vous tenez a rembourser ces six mille francs, nous ne pourrons pas les refuser: mais, jusque-la, la caisse vous est fermee... pour recevoir, avec votre chance, avec votre genie du jeu, votre revanche sera facile: vous rattraperez vos six mille francs, et bien d'autres avec. C'etait ainsi qu'il avait ete pris,--en se laissant incorporer dans la troupe des joueurs la plus nombreuse, celle qui court apres son argent. V Si le feticheur trouve toujours de bonnes raisons pour expliquer comment son fetiche, infaillible hier, ne vaut plus rien aujourd'hui, le joueur n'en trouve pas de moins bonnes pour justifier sa perte et se prouver a lui-meme a grand renfort de "si" qu'elle pouvait etre evitee. Cela etait arrive pour Adeline: quand il avait gagne, il avait bien joue; au contraire, il avait mal joue quand il avait perdu. --Si.... Quand on reconnait ses torts, on est bien pres de les reparer; evidemment il avait la chance; seulement, que peut la chance si elle est contrariee? et il avait contrarie la sienne par son ignorance plus encore que par la maladresse; mais cette ignorance n'etait-elle pas toute naturelle chez quelqu'un qui jouait pour la seconde fois? Ce n'est pas la theorie qui enseigne a bien jouer, c'est la pratique; ce n'est pas la theorie qui donne le coup d'oeil, le sang-froid et la decision, c'est la pratique. Cette pratique, ce metier, il aurait pu les apprendre en prenant place tout simplement devant l'un ou l'autre des deux tableaux, et en pontant sagement quelques louis risques avec prudence, ce qui ne l'eut ni appauvri ni enrichi; mais pour n'avoir taille que deux banques, il n'en avait pas moins gagne une maladie d'un genre special, que le contact seul du cuir sur lequel s'assied le banquier communique a tant de joueurs, sans que rien, si ce n'est la ruine complete, puisse desormais les en guerir--celle qui consiste a vouloir toujours et toujours etre banquier. A remplir ce role, les esprits les plus fermes se laissent eblouir, les natures les plus calmes se laissent fasciner. C'est la bataille avec l'affolement de la melee, non celle ou l'on fait le coup de fusil en soldat, mais celle ou l'on commande et ou, sous le panache, on ressent toutes les angoisses orgueilleuses de la responsabilite. Du haut du fauteuil ou il trone, le banquier tient tete a l'assaut et brave les regards braques sur lui de trente ou quarante joueurs qui veulent le devorer: "dix manants contre un gentilhomme." Il n'y avait rien du gentilhomme ni du spadassin dans Adeline, pas plus qu'il n'y avait sur sa tete le moindre panache; cependant, comme tant d'autres qui n'ont point eu le degout de s'asseoir sur ce cuir chaud, il avait subi ces eblouissements et ces fascinations: banquier toujours, ponte jamais. Et il avait taille; malheureusement sa chance ne lui avait pas ete fidele constamment, et plus d'une fois elle avait passe du cote des manants, si bien que, de petites sommes en petites sommes, par trois, par cinq mille francs, il en etait arrive a devoir cinquante mille francs a son cercle. Quand il avait perdu, Frederic se trouvait la a point pour le reconforter: --Vous vous rattraperez. Et quand il avait gagne se trouvaient la non moins a point quelques besoigneux pour lui faire une saignee: --Mon cher president... La voix etait si dolente, l'histoire si touchante qu'il ne pouvait pas refuser, bien qu'il eut vu plus d'une fois les quelques louis qu'il venait de preter changes aussitot en jetons et tomber sur le tapis vert: eux aussi, les emprunteurs, croyaient au rattrapage; comment les en blamer? Et le matin, pale, les yeux bouffis, on le voyait a moitie endormi descendre le noble escalier de son cercle, dont les marches s'enfoncaient sous ses pieds; dans la rue, le frisson du matin le secouait, le reveillait, et honteux, fache contre les autres, il regagnait son petit logement de la rue Tronchet, ou il avait si tranquillement dormi autrefois, et ou maintenant il n'avait a passer avant la Chambre que quelques heures agitees. Quelquefois, dans ces heures du matin qui pour beaucoup d'hommes sont celles ou la voix de la conscience prend le plus de force, il s'etait dit qu'il devait renoncer a son cercle et donner sa demission,--seul moyen sur de ne pas ceder a la tentation. Mais il fallait commencer par rembourser ce qu'il devait a la caisse, et il n'avait pas cet argent. Et puis la deveine qui le poursuivait depuis quelque temps prouvait-elle vraiment qu'il avait perdu sa chance? S'il avait gagne quarante mille francs le jour ou, pour la premiere fois, il avait taille une banque alors qu'il ne savait pas ce qu'il faisait, pourquoi n'en gagnerait-il pas cinquante mille, cent mille, maintenant qu'il connaissait toutes les combinaisons du baccara? En realite, il ne s'etait endette que d'une quinzaine de mille francs, puisqu'il en avait envoye trente-cinq mille a Elbeuf qui, Dieu merci, etaient intacts. Pour quinze mille francs aventures, devait-il renoncer a toutes ses esperances? Que fallait-il pour qu'elles pussent se realiser, au dela meme de ce qu'il avait promis a Berthe? Quelques minutes de veine! Etait-il fou de croire qu'elles ne se representeraient pas pour lui! Et puis, d'autre part, sa presence, sa presidence etaient indispensables a son cercle qu'il aimait. Si sa direction et sa surveillance avaient ete utiles dans les premiers temps, elles l'etaient maintenant encore et meme plus que jamais. Son cercle, c'etait lui. A la Chambre, ses amis ne disaient pas: "Allons au Grand International" ou simplement comme les boulevardiers. "Allons au _Grand I_", ils disaient familierement: "Allons chez Adeline"; cela lui creait des devoirs en meme temps qu'une responsabilite. Deja le _Grand I_ n'etait plus ce qu'on l'avait vu a l'ouverture et des changements s'etaient faits, inappreciables sans doute pour tout le monde, mais qui n'echappaient pas a ses yeux de pere toujours attentif. A sa table d'hote paraissaient maintenant des figures qui ne s'y montraient pas autrefois et qui l'etonnaient; corrects, ils l'etaient trop; decores, ils avaient plus de croix et de cordons qu'il n'est decent d'en porter; avec cela des noms et des titres plus longs, mieux faits, plus retentissants qu'il ne s'en trouve dans la realite. D'ou venaient ces gens-la? Quand il avait fait des recherches, il avait trouve qu'ils etaient le plus souvent presentes par des parrains suffisants, ou membres reguliers de plusieurs cercles. A la verite, il surveillait toujours avec la meme severite les admissions des membres permanents, et sous sa direction les votes avaient toujours ete serieux. Mais un article des statuts disait que, comme cela se fait dans tous les cercles, un membre permanent pouvait amener un invite; et cette petite porte entr'ouverte, qui n'a l'air de rien et qui est en realite plus frequentee que la grand'porte, avait laisse passer plus d'un nouveau venu qui l'inquietait. Il ne les eut vus qu'une fois a sa table qu'il ne s'en serait pas autrement tourmente, des invites sans doute; mais au contraire ils venaient regulierement et ils amenaient avec eux des invites a l'air generalement honnete et simple, des braves gens ceux-la a coup sur, qui ne faisaient pas long feu au cercle: ils dinaient une fois ou deux, jouaient le soir et disparaissaient pour ne se remontrer jamais. Il avait essaye d'obtenir des explications de Frederic, mais inutilement: malgre sa connaissance du monde parisien, Frederic n'en savait pas plus que lui: tout ce qu'il pouvait affirmer c'est que ces gens si corrects et si decores n'etaient pas des _rameneurs_ comme on aurait pu le supposer dans un autre cercle que le _Grand I_, c'est-a-dire des racoleurs charges d'amener des _pigeons_ que le baccara planterait. Au _Grand I_ ces moeurs n'etaient pas en usage, et d'ailleurs il ne fallait pas croire tout ce qu'on racontait des voleries qui se passaient dans les cercles; c'etaient la des histoires de journaux; pour lui qui avait beaucoup vecu dans les cercles a Paris, il n'avait jamais vu une vraie volerie... Et comme alors Adeline lui avait fait observer que ces paroles etaient en contradiction avec les histoires qu'il lui avait racontees autrefois, Frederic s'etait rejete sur la province: A Nice, a Biarritz, dans les villes d'eaux, la ou on ne se connait pas, tout est possible; mais a Paris! dans un cercle comme le _Grand I_, ou il n'y a que des amis, avec des parrains comme les leurs! Ce qui tourmentait Adeline, c'etait que precisement le _Grand I_ ne fut pas exclusivement compose, comme il l'avait espere, sinon d'amis, au moins de membres ayant entre eux des relations d'intimite qui creent une sorte de solidarite et de responsabilite collective. Il aurait voulu qu'on n'y vint que pour s'y reunir, pour s'y grouper en un noyau de gens ayant tous un meme but, et ce qu'il voyait chaque jour lui donnait a craindre qu'on n'y vint que pour y jouer. Quelques mois passes dans son cercle lui en avaient plus appris sur la vie parisienne que plusieurs annees a la Chambre; Il voyait maintenant quelle place considerable le jeu tient dans un certain monde ou la gene est la regle a peu pres commune, ou l'on depense chaque mois plus qu'on n'a, et ou l'on ne compte que sur une bonne chance pour combler le deficit qui, de jour en jour, s'est agrandi, et il ne voulait pas que le _Grand I_ fut le lieu de rendez-vous de ces besoigneux; justement parce qu'il en etait un lui-meme, il ne voulait pas que les autres trouvassent chez lui les occasions et les facilites qui l'avaient perdu. Au lieu d'etre un sujet de contentement pour lui, les benefices de la cagnotte en etaient un de contrariete: il eut voulu qu'elle donnat moins, puisque les produits etaient en proportion du jeu: un louis pour une banque de vingt-cinq louis, trois louis pour une banque de cent. Un matin qu'il assistait a l'ouverture de cette fameuse cagnotte, il avait ete stupefait de ce quelle contenait en jetons et en plaques: pres de dix mille francs. Dix mille francs de benefices pour une nuit de jeu! Son etonnement avait ete si grand qu'il l'avait franchement montre a Frederic, occupe a compter les jetons et les plaques: le cercle etait vide, il ne restait dans la salle de baccara, sombre et silencieuse, que lui, Frederic, Barthelasse, Maurin, le caissier, et quelques employes. --Dix mille francs! est-ce possible? Frederic l'avait regarde d'une facon etrange, sans repondre, avec un sourire enigmatique. A la fin, il s'etait decide: --Vous voyez, mon cher president. De nouveau ils s'etaient regardes, et Adeline avait baisse les yeux, n'osant pas insister: n'etait-ce pas avouer qu'il croyait possible le _bourrage_ de la cagnotte, ce fameux _bourrage_ dont il avait plus d'une fois entendu parler, et qui consiste dans l'introduction de jetons et de plaques par le croupier au detriment des joueurs; mais, pour que ce bourrage puisse se faire, il faut la complicite du gerant et des croupiers, et rien ne lui permettait de soupconner Frederic d'une pareille infamie. --Faut-il les refuser? demanda Frederic en plaisantant. --Puisqu'ils y sont! repondit Adeline. --Je suis heureux de voir, acheva Frederic, que nous sommes d'accord. D'accord! d'accord! Ils ne l'etaient plus toujours comme au commencement. Un jour, sur le boulevard, Adeline rencontra un commercant de Bordeaux, avec qui il avait eu autrefois des relations: celui-ci vint a lui en souriant, les mains tendues: --Vous etes bien aimable de m'avoir invite a diner, ce soir, a votre cercle, dit le commercant. --Je vous ai invite? dit Adeline stupefait, pour ce soir? --Voici votre lettre; n'est-ce pas pour ce soir? C'etait une invitation lithographiee avec elegance et sur beau bristol, signee: "le president Adeline." Seule l'adresse etait manuscrite. J'ai ete bien surpris quand le garcon de l'hotel m'a remis cette lettre, car je ne suis arrive que d'hier dans la nuit. --A ce soir, dit Adeline qui avait hate d'echapper a des explications plus qu'embarrassantes. Ces explications, c'etait a Frederic de les lui donner: comment, les garcons d'hotel distribuaient des invitations signees de son nom: "le president Adeline!" --Mais, mon cher president, repondit Frederic en essayant de rire, ce qui vous etonne se fait partout. --Eh bien, monsieur, cela ne se fera pas dans mon cercle. --Alors, monsieur, nous fermerons la porte; avec quoi voulez-vous que nous payions nos frais si la partie ne marche pas? Pour qu'elle marche, il faut des joueurs. --Mon nom ne servira pas a les attirer. VI L'histoire de la cagnotte avait jete l'inquietude dans l'association Mussidan, Raphaelle, Barthelasse et Cie; qu'allait devenir l'affaire si ce president s'avisait de fourrer son nez dans ce qui ne le regardait pas? L'histoire de la lettre d'invitation y jeta le desarroi quand Frederic raconta l'algarade qui venait de lui etre faite. --Qu'as-tu repondu? demanda Raphaelle. --Rien. Vous ne lui avez pas casse les _rinss_? s'ecria Barthelasse, dont le premier mouvement etait toujours de revenir a son ancien metier de lutteur, malgre les efforts que de bonne foi il faisait pour se contenir et se calmer... a _Pariss_.... Raphaelle haussa les epaules: --On ne casse pas les reins aux gens dont on a besoin. --C'est selon. Moi, quand les gens elevaient trop la voix, je n'avais qu'a faire ca:--il plia les jarrets, se ramassa sur lui-meme, enfonca son cou court dans ses larges epaules en tendant ses deux bras en avant dans l'attitude de l'homme qui attend l'attaque de son adversaire dans l'arene;--et tout de suite c'etait fini; on lui permet trop de faire ce qui lui plait, a ce depute. Pourquoi est-ce que nous lui donnons trente-six mille francs? Est-ce pour nous embeter? Je vous le demande. Hein! --C'est a lui qu'il faut le demander, repliqua Frederic impatiente. --Je suis pret quand vous voudrez, mon bon; si vous croyez que j'en ai peur. --Il ne s'agit pas de ca, interrompit Raphaelle sechement, nous avons besoin de lui, il faut manoeuvrer en consequence. --Je vous l'ai deja dit et je vous le repete, continua Barthelasse, on ne sera sur de lui que quand on l'aura _affranchi_; le jour ou il filera la carte, il sera a nous. --Et vous croyez qu'il acceptera vos lecons? --Pourquoi non? D'autres qui le valent bien les ont demandees, et je puis dire sans me vanter qu'ils s'en sont bien trouves. Plus d'une fois des discussions avaient eu lieu entre eux a ce sujet, car du jour ou Adeline avait accepte la presidence du cercle, ils s'etaient demande comment ils le garderaient a la tete de leur affaire. Tant qu'il ne connaissait rien aux dessous de la vie des cercles, ils pouvaient etre tranquilles. Mais a mesure que ses yeux s'ouvriraient, et il n'etait pas possible qu'ils ne s'ouvrissent point, sinon tout a coup, au moins peu a peu, la situation changerait. --Nous l'_affranchirons_, avait dit Barthelasse, se servant de ce mot de l'argot de la philosophie qui vient sans doute d'une allusion aux prejuges dont sont encombres les imbeciles et dont les grecs sont affranchis. --Et vous vous imaginez qu'il se laissera affranchir? avait repondu Raphaelle qui, mieux que Barthelasse, connaissait la nature de son president. Mon Dieu, oui, il se l'imaginait, et il n'imaginait meme pas qu'il en put etre autrement. De quoi s'agissait-il? De gagner a coup sur et sans danger, en operant soi-meme, sans complice, avec une securite egale a celle de l'acrobate sur la corde raide, qui a appris a travailler. Alors pourquoi refuserait-il? Barthelasse ne le voyait pas, attendu qu'il n'y a rien de plus doux et de plus agreable que l'argent gagne par le travail. Mais Raphaelle et Frederic, qui, sans etre au fond beaucoup plus embarrasses de prejuges que Barthelasse, ne croyaient pas que tout le monde en fut arrive comme eux a envisager la vie avec cette philosophie pratique qui enseigne a ne voir que l'argent gagne sans se soucier de la facon dont on le gagne, etaient certains du refus d'Adeline et meme de son indignation, si on lui proposait tout simplement de lui apprendre a travailler pour jouer a coup sur. Ce n'etait point ainsi qu'il fallait proceder avec celui que d'un air de mepris ils appelaient "_Puchotier_" depuis qu'Adeline, se defendant un jour de ses ignorances parisiennes, s'etait lui-meme donne ce nom en disant qu'a Elbeuf les _Puchotiers_ sont les encroutes de la ville, ceux qui repoussent tout progres en ne jurant que par leur vieux Puchot. Quelle chance de se faire ecouter si on lui parlait franchement? Il fallait vraiment etre _Puchotier_ pour avoir la naivete de croire qu'avec des cotisations de cent francs et les produits d'une honnete cagnotte on pouvait payer quatre-vingt mille francs de loyer, d'assurances, vingt mille francs d'impots, vingt-cinq mille francs d'eclairage et de chauffage, soixante mille francs de gages au personnel, trente-six mille francs de traitement au president, trente mille francs pour perte sur la table et tous les autres frais pour abonnements aux journaux, impressions, concerts, fetes, c'est-a-dire d'une depense annuelle de plus de trois cent mille francs. Pour couvrir ces depenses et pour donner un benefice suffisant a ceux qui avaient fonde l'affaire, gerant, tapissiers, marchands de vin, fournisseurs de comestibles, croupiers, bailleurs de fonds, protecteurs plus ou moins influents ou, comme on dit dans ce monde, _mangeurs_, qui se font payer leur protection en un tant pour cent, il fallait que la partie marchat, et non simplement, tranquillement, mais follement au contraire, avec tous les avantages qu'une administration habile peut en tirer.--Il serait souvent monotone, le diner de plus d'un cercle, si on ne s'etait pas procure des convives en lancant, partout ou l'on a chance de rencontrer un naif, des invitations comme celle qui avait indigne Adeline. Encore ces invitations ne suffisent-elles pas et faut-il entretenir un personnel de _rameneurs_ qui, membres reguliers du cercle, gentlemen en apparence, besoigneux en realite, repandus dans le monde ou plutot dans un certain monde, ont pour mission de racoler au hasard de leurs connaissances ou d'une heureuse rencontre ceux qui, bien nourris a la table d'hote, seront une heure apres devores a celle du baccara et apporteront a la cagnotte un aliment plus serieux que les seigneurs des choeurs qui font la tapisserie, et jouent avec des jetons pretes, prenant des attitudes de comediens; ivres de joie quand ils gagnent, a deux pas du suicide quand ils ont perdu. Et cette cagnotte donnerait-elle des benefices suffisants si dans le feu de la partie les croupiers "aux doigts legers"--l'epithete est du plus grand des grecs--ne _bourraient_ pas son coffre capitonne de jetons d'ivoire et de nacre qui tombent la sans bruit? Et le change de la monnaie, que donnerait-il si le croupier ne le faisait pas avec des doigts de plus en plus legers: "Adolphe, vingt-cinq louis de monnaie"; et tandis que le valet de pied apporte ces vingt-cinq louis au croupier, qui n'a pas quitte la table, celui-ci, par-dessus son epaule, lui passe deux plaques au lieu d'une. Ce sont ces moyens et bien d'autres qui font un cercle prospere--sinon modele. Mais pour les employer sans qu'Adeline les decouvrit, il avait fallu toute la dexterite de Frederic et toute sa souplesse de caractere. Et voila que le truc de la cagnotte semblait gravement compromis et que celui des invitations devait etre abandonne. Au moins ce fut le conseil de Raphaelle, qui n'etait pas pour qu'on attaquat jamais de front les difficultes. --Cede, dit-elle a Frederic. --Comment, ceder! s'ecria Barthelasse. --Il faut renoncer a ces invitations, ou nous auront un eclat, peut-etre une rupture. --Et comment comptez-vous rabattre le gibier? dites un peu, mon bon! Comptez-vous qu'il va vous tomber tout roti sur votre table, hein? Je vous le dis et je vous le repete, vous prenez trop de precautions avec ce president; vous le gatez. Voyons, croyez-vous qu'il ne savait pas comment les 10,000 francs etaient venus dans la cagnotte. Je vous le demande, hein? Il vous l'a faite au president qui ne veut rien voir, qui ne veut rien savoir. Oh, mon Dieu, je le comprends, il est depute, il est decore, il est considere, il faut bien qu'il menage sa reputation... pour lui-meme. Mais au fond du coeur il en sait autant que nous. Autrement! Il a bien avale la cagnotte--il n'en reparle plus, de la cagnotte,--il avalera bien les invitations. Ca se passera tacitement; ca lui est plus commode a cet homme, c'est son genre: il faut le prendre comme il est ou s'en passer; il n'y a qu'a continuer, puisque vous ne voulez pas qu'on l'affranchisse, ce qui pour nous serait bien plus facile. Cependant, malgre le plaidoyer de Barthelasse, ce fut comme toujours d'ailleurs, l'avis de Raphaelle qui l'emporta: on cederait. Le lendemain, Frederic, qui etait toujours le porte-parole de la participation, fit ses excuses a son cher president. --Pardonnez-moi la facon un peu vive dont je vous ai repondu hier. J'ai eu tort. J'ai reflechi, je le reconnais. Ce qui m'avait entraine, c'est que la chose dont vous vous plaignez se fait partout, et que bien d'autres presidents signent ces lettres. Mais vous n'etes pas de ces presidents-la, j'en conviens. Votre haute situation, votre respectabilite, votre nom si honore rendent legitimes toutes les susceptibilites. Il etait entre dans le cabinet de son president en tenant dans sa main gauche un paquet de papier: --Voici ce qui nous reste de ces lettres, dit-il. Il les jeta dans la cheminee, ou brulait un feu de bois. Adeline avait ecoute le commencement de ce petit discours avec une attitude raide, en homme fache,--et il l'etait en effet;--il fut attendri. On ne pouvait pas reconnaitre ses torts plus galamment: tous les griefs qu'il avait entasses contre le vicomte s'evanouirent. --Vous savez bien que je ne veux que l'honneur de notre cercle, dit-il en tendant la main a Frederic. --Et moi donc! s'ecria celui-ci. Adeline eut une pensee de prevoyance pour Frederic, a laquelle se melait un vague sentiment d'inquietude: --Vous me disiez hier que vous fermeriez la porte. --Vous savez comme le premier mouvement court aux extremes. Il est certain, cependant, que nous allons nous trouver dans un certain embarras, mais enfin, avec votre aide, nous pouvons encore en sortir... au moins je l'espere. --Que puis-je pour vous? --Vous en rapporter a moi, et ne pas vous inquieter quand quelque chose se presente mal. Soyez sur que vous n'avez qu'un mot a dire pour qu'il y soit porte remede. Comme vous, mon cher president, je mets au-dessus de tout honneur de notre cercle, et, si j'osais le dire: avant vous, puisque, pour ceux qui savent, je suis le gerant responsable. Mais, a cote de l'honneur, de la respectabilite dont vous avez la garde, il y des interets respectables dont je me trouve charge par ma gerance effective. On me les a confies, ces interets.--A l'argent que j'ai mis dans cette affaire s'est ajoute l'argent qui m'a ete confie,--et dont je suis responsable. Eh bien, laissez-moi l'administrer de facon a ce qu'il donne les produits legitimes qu'on est en droit d'attendre. --Mais que puis-je? --Vous ne voulez pas ma ruine; vous ne voulez pas celle des personnes qui ont eu confiance en moi? --Certes, non. --Soyez sur qu'il ne sera jamais rien fait sous ma direction qui puisse nous compromettre ou meme nous inquieter. --Que voulez-vous donc de moi? --Simplement ce qui se fait dans tous les cercles? que vous laissiez marcher la partie. VII Un matin qu'Adeline rentrait tard chez lui, dans cet etat de demi-somnolence du joueur qui a passe la nuit, le corps brise de fatigue, le sang enfievre, l'esprit abattu, honteux de lui-meme, furieux contre les autres, rejouant dans sa tete troublee les coups importants qu'il venait de perdre et qui avaient augmente sa dette d'une dizaine de mille francs, on lui dit qu'une jeune dame l'attendait dans le salon de l'hotel. Il n'etait guere en disposition de donner des audiences et d'ecouter des solliciteurs: il fallait qu'avant la seance de la Chambre, ou devait venir en discussion un projet de loi dont il etait rapporteur, il se rafraichit, et dans un peu de repos se retrouvat. --Vous direz a cette dame que je ne peux pas recevoir, repondit-il. Et il continua son chemin pour monter a son appartement. Mais, dans son mouvement de mauvaise humeur, il n'avait pas parle assez bas, la porte du salon s'ouvrit vivement, et il se trouva en face d'une jeune femme de tournure elegante qui lui barra le passage. --Monsieur Adeline? --C'est moi, madame, mais je ne puis pas vous recevoir en ce moment, je suis tres presse; ecrivez-moi. --Je vous en prie, monsieur, ecoutez-moi, je vous en supplie. L'accent etait si emu, si tremblant, le regard etait si trouble, si desole, qu'Adeline se laissa attendrir. La precedant, il l'introduisit dans le petit salon banal des appartements meubles qui se trouvait avant sa chambre? En entrant dans cette piece froide, qui n'etait plus habitee que quelques instants, le matin, un frisson le secoua de la tete aux pieds; alors, frottant une allumette, il la mit sous le bois prepare dans la cheminee, puis, attirant un fauteuil, il s'assit en face de sa visiteuse qui attendait dans une attitude embarrassee et confuse. --Madame, je vous ecoute. Comme elle ne commencait pas, il voulut lui venir en aide: elle etait fort jolie et la tristesse, l'angoisse de sa physionomie ne pouvaient pas ne pas inspirer la sympathie. --Madame? demanda-t-il. --Madame Paul Combaz. --La femme du peintre? --Oui, monsieur. Cela fut dit avec plus de tristesse que de fierte. La sympathie un peu vague d'Adeline devint de l'interet: il oublia ses fatigues et ses emotions de la nuit pour regarder cette jeune femme qui se tenait devant lui dans une attitude desolee. Non seulement il connaissait le nom de Paul Combaz comme celui d'un peintre de talent, tres apprecie dans le monde parisien, mais encore il connaissait l'homme lui-meme, un des plus fideles habitues du _Grand I_, depuis quelque temps. --Pardonnez-moi mon embarras, dit-elle enfin; c'est une situation si douloureuse que celle d'une femme qui vient se plaindre de son mari... qu'elle aime, que je ne sais comment m'expliquer... bien que depuis plus d'un mois j'aie prepare cent fois par jour ce que je dois vous dire. Adeline fit un signe pour la rassurer. --Vous connaissez mon mari? demanda-t-elle en le regardant avec crainte. --J'ai autant de sympathie pour l'homme que d'estime pour l'artiste. Elle laissa echapper un soupir de soulagement, et ses yeux navres s'eclairerent d'une flamme de tendresse et de fierte. --Soyez certain qu'il les merite; c'est le coeur le plus loyal, le caractere le plus droit: et ce n'est pas a vous que j'ai a dire qu'il est un grand artiste, ses succes sont la pour l'affirmer; je serais la plus heureuse et la plus fiere des femmes si... s'il ne jouait pas; et c'est parce qu'il joue... a votre cercle que je viens vous demander de nous sauver, mes enfants et moi. --Mais je n'ai pas le pouvoir d'empecher les gens de jouer! s'ecria-t-il blesse de cet appel a son intervention, qui semblait le rendre responsable des pertes au jeu de Paul Combaz; vous vous meprenez etrangement sur l'autorite d'un president de cercle. Elle le regarda, le visage bouleverse, les levres tremblantes. --Oh! monsieur, je vous en prie, ne me repoussez pas. Si ce n'est pas pour moi que vous m'ecoutez, et je le comprends, puisque vous ne me connaissez pas, que ce soit pour mes enfants, pour mes trois petites filles, qui dans un mois, peut-etre dans huit jours, seront jetees dans la rue, mourant de faim, de froid, si vous n'intervenez pas. Vous avez une fille que vous aimez, c'est au pere que je m'adresse. --Vous me connaissez, vous connaissez ma fille? --Non, monsieur, je ne connais pas mademoiselle Adeline, mais je sais que vous avez une fille, et c'est en pensant a elle que l'esperance s'est presentee a moi que vous nous viendrez en aide. Desesperee par les pertes au jeu de mon mari, j'ai cherche, comme une affolee que je suis, a qui je pourrais demander protection, et l'idee m'est venue, l'inspiration, que si je n'avais pas pu empecher mon mari d'aller au cercle ou il s'est ruine, le president de ce cercle pourrait lui en fermer les portes. Mais ce president etait-il homme a m'entendre? ou bien me repousserait-il parce qu'il profitait lui-meme de la ruine des joueurs... comme il y en a, m'a-t-on dit? Par mon mari que j'avais interroge, je savais quel homme politique vous etes, la situation que vous occupez, l'estime dont vous etes entoure; c'etait beaucoup; pourtant ce n'etait pas assez; dans l'homme politique y avait-il un homme de coeur capable de se laisser attendrir par le desespoir d'une mere? J'ai une amie de couvent mariee a Rouen, je lui ai ecrit pour qu'elle tache d'apprendre quel homme etait M. Constant Adeline. Sa reponse, vous la connaissez sans que je vous la dise. C'est alors, quand j'ai su quel pere vous etes pour votre fille, que la foi en vous m'est venue, et que j'ai eu le courage d'entreprendre cette demarche. Peu a peu il s'etait laisse gagner: cette voix vibrante, ces beaux yeux qui plusieurs fois s'etaient noyes de larmes, cet elan, et en meme temps cette discretion dans les paroles, surtout cette evocation de Berthe lui troublaient le coeur. --Que puis-je pour vous? Ce qui me sera possible, je vous promets de le faire. --Je sentais que je ne m'adresserais pas a vous en vain, et de tout coeur je vous remercie de vos paroles: quand je vous aurai explique notre situation, vous verrez, et beaucoup mieux que je ne le vois moi-meme, comment vous pouvez nous sauver, et de quelle facon vous pouvez agir sur mon mari. Adeline sonna, et au garcon qui ouvrit la porte, il recommanda qu'on ne laissat monter personne. --Il y a sept ans que je sais mariee, dit-elle, j'ai apporte une dot de cent mille francs a mon mari, et un an apres, a la mort de mon pere, deux cent mille francs. Quand mon mari m'a epousee, il n'avait pas de fortune, mais il avait son talent et son nom qui lui rapportaient cinquante ou soixante mille francs. Nous vivions largement dans un petit hotel de la rue Jouffroy que mon mari avait fait construire, et que nous avions paye, ainsi que son ameublement, avec ma dot et l'heritage de mon pere. Ce n'etait point la une prodigalite, car vous savez que le peintre qui n'a pas son hotel n'a guere de prestige sur le marchand de tableaux et encore moins sur l'amateur; c'est une necessite professionnelle, quelque chose comme un outillage. Nous etions tres heureux, j'etais tres heureuse: aimee de mon mari, l'aimant, vivant de sa vie, pres de lui, fiere de le voir travailler, fiere de le voir se retourner vers moi pour me demander mon sentiment d'un geste ou d'un coup d'oeil je ne quittais pas l'atelier, et en six annees, les seules heures que je n'aie point passees a ses cotes sont celles ou je promenais mes filles au parc Monceau. La crise que traverse la peinture nous avait cependant atteints, et des soixante mille francs que gagnait mon mari pendant les premieres annees de notre mariage, il etait tombe a quelques milliers de francs seulement, les marchands n'achetant plus, comme vous le savez. Il avait fallu restreindre nos depenses. J'avais ete la premiere a le demander, et j'avais pu organiser une nouvelle existence... suffisante au moins pour moi, et qui pouvait tres bien se prolonger jusqu'a des temps meilleurs. Les choses allaient ainsi lorsqu'il y a trois mois, il y aura dimanche trois mois, pour mon malheur, je ne sais la date que trop bien, M. Fastou... Adeline laissa echapper un mouvement. --... Le statuaire, celui qui fait partie de votre cercle, vint voir mon mari. Naturellement, on parla du krach. Fastou gronda mon mari, lui dit qu'il etait trop loup, que, puisque les marchands n'achetaient plus, il fallait vendre aux amateurs; mais que, pour les trouver, on devait aller les chercher; que, pour les rencontrer dans des conditions favorables, les cercles, terrain neutre, etaient un bon endroit; que, pour lui, c'etait a son cercle qu'il avait obtenu la commande des douze ou quinze bustes dont il vivait; et il termina en proposant a mon mari de le faire recevoir membre du _Grand I_. Je suppliai si bien mon mari qu'il refusa; mais il accompagna M. Fastou quelquefois... pour rencontrer ces amateurs qui devaient nous acheter des tableaux. --Et alors? demanda Adeline anxieusement, car bien souvent il avait vu Combaz a la table de baccara. --Aujourd'hui, notre hotel est hypotheque pour 80,000 francs, c'est-a-dire a peu pres pour sa valeur actuelle; tous les tableaux que mon mari avait dans son atelier ont ete emportes, et une partie de l'ameublement, ce qui etait de vente sure et facile, a suivi les tableaux. --Mais la caisse du cercle ne prend pas des hypotheques, s'ecria Adeline, elle n'achete pas des tableaux! --La caisse, non, mais le caissier, ou le chef de partie, je ne sais comment vous l'appelez, celui qui prete aux joueurs: Auguste. --C'est impossible, interrompit Adeline qui croyait savoir qu'Auguste n'etait qu'un petit employe. --Vous croyez, monsieur, moi je sais; en tout cas, si ce n'est pas a son profit qu'Auguste a prete les sommes perdues par mon mari, c'est au profit de ceux qui l'emploient, et pour nous le resultat est le meme,--c'est la ruine; encore quelques meubles, quelques tentures et quelques tapis vendus, et il ne nous restera rien, car l'hotel ne tardera pas a etre vendu, lui aussi, puisque nous ne pourrons pas payer les interets de la somme pour laquelle il est hypotheque. Vous voyez notre situation: en trois mois tout a ete englouti; mon mari ne travaille plus, il est le plus malheureux homme du monde, la fievre le devore; il ne dort plus, il ne mange plus; j'ai peur que le desespoir de nous avoir perdus ne le pousse au suicide. Deja il n'ose plus me regarder et, quand il embrasse ses filles, c'est avec des elans qui m'epouvantent. Vous comprenez maintenant comment j'ai eu le courage de m'adresser a vous. Que mon mari ne puisse plus jouer dans votre cercle, il ne trouvera pas a jouer ailleurs, puisqu'il est ruine, et il me reviendra, je le consolerai, je le soutiendrai, il se remettra au travail, quand ce ne serait qu'a des illustrations; vous l'aurez gueri; vous nous aurez sauves. Adeline secoua la tete, et se parlant a lui-meme plus encore peut-etre qu'a madame Combaz, il murmura: --Guerit-on les joueurs? Croyant que c'etait a elle que cette exclamation s'adressait, vivement elle repondit: --Oui, on les guerit, et mon mari en est un exemple vivant: nous avons fait notre voyage de noces dans les Pyrenees; en arrivant a Luchon, mon mari s'est mis a jouer et a passer toutes ses nuits au Casino; je l'ai accompagne, et comme on ne laisse pas les femmes entrer dans les salles de jeu, je l'ai attendu dans un petit salon, toute seule, me desolant, me desesperant, interrogeant de temps en temps les garcons, pour savoir ou en etait la partie, et si elle n'allait pas finir. Bien que j'aie ete elevee honnetement, j'en etais arrivee a me faire assez familiere avec eux pour qu'ils voulussent bien me repondre. Et non seulement ils me repondaient, mais encore ils voulaient bien dire a mon mari que j'etais la. Il s'est laisse toucher. Le sixieme soir, j'ai obtenu de lui qu'il n'irait pas au jeu, et depuis il n'y est jamais retourne. --A Luchon? --Ni ailleurs. --Mais a Paris? --Apres sept ans! Vous voyez que la guerison a dure longtemps et qu'elle est possible. Adeline ne repondit rien de ce qui lui montait aux levres. --Vous avez eu raison de vous adresser a moi, dit-il, je vous promets que tout ce que je pourrai pour sauver votre mari, je le ferai. --Surtout qu'il ne sache pas ma demarche. --Soyez tranquille; c'est en mon nom que je lui parlerai. VIII Guerit-on les joueurs? C'etait ce qu'Adeline se demandait. Son projet n'etait-il pas ridicule de vouloir guerir les autres quand il ne pouvait pas se guerir lui-meme? Pourtant il fallait qu'il tint sa promesse; cette pauvre petite femme etait trop touchante dans son desespoir pour qu'il refusat de lui venir en aide. Que de ruines, que de desastres seraient evites si les joueurs ne trouvaient pas ces facilites a emprunter, qui, s'offrant a eux, les entrainent et les perdent? Eut-il jamais joue lui-meme s'il avait du tirer de sa poche, ou ils n'etaient pas d'ailleurs, les premiers billets de mille francs qu'il avait risques au baccara? "Auguste, six mille, dix mille" cela n'etait pas bien douloureux a dire, alors surtout qu'on comptait sur une bonne serie, et l'on etait pris pour jamais;--mieux que personne il le savait. Combaz travaillant toute la journee dans son atelier aupres de sa femme, c'etait le soir seulement qu'il venait au cercle, apres avoir embrasse ses trois petites filles a moitie endormies dans leurs lits blancs. Adeline avait donc la certitude de ne pas le manquer: en se tenant dans la salle de baccara, il le prendrait a l'arrivee. En effet, le soir meme, un peu apres dix heures, Adeline, qui, depuis quelques instants deja, etait a son poste, le vit entrer d'un air en apparence indifferent, mais sous lequel se lisait facilement la preoccupation; ses yeux vagues avaient le regard en dedans de l'homme qui suit sa pensee, insensible a tout ce qui vient du dehors. Il alla au-devant de lui: --Je desirerais vous dire un mot. --Mais, quand vous voudrez, repondit Combaz, sans attacher aucun sens a ses paroles, bien evidemment. Arrive dans son cabinet, Adeline en ferma la porte et, poussant un fauteuil au peintre, il s'assit vis-a-vis de lui, en le regardant. Bien que Combaz n'eut pas depuis quelques mois l'esprit dispose a la plaisanterie, il etait trop reste en lui du rapin et du gamin de sa jeunesse pour qu'il manifestat sa surprise autrement que par la blague: --C'est devant monsieur le juge d'instruction, que j'ai l'agrement de comparoir? dit-il. --Non devant le juge d'instruction, repondit Adeline, l'instruction est faite, mais devant le juge, ou, si vous le preferez, devant le president, ou, ce qui est le plus vrai encore, devant un admirateur de votre talent, devant un ami, si vous me permettez le mot. Combaz restait raide, dans l'attitude d'un homme qui se tient sur ses gardes parce qu'il sent qu'il peut etre facilement attaque. --Je vous remercie, cher monsieur, de ce que vous voulez bien me dire. Et il enfila une phrase de politesse a laquelle il n'attachait en realite aucun sens. --Vous ne vous blesserez donc pas, commenca Adeline, si je vous dis que vous jouez trop gros jeu. Au contraire, Combaz se facha et, relevant la tete: --Permettez, monsieur! Adeline ne se laissa pas couper la parole: --C'est a moi qu'il faut que vous permettiez, car je n'ai pas fini, je n'ai meme pas commence ce que j'ai a vous dire. Je suis le president de ce cercle, c'est en quelque sorte chez moi que vous jouez, et vous admettrez bien que j'ai le droit de vous adresser mes observations, alors surtout qu'elles sont dictees par votre interet... --Mais, monsieur... --Par celui de votre jeune femme si charmante, par celui de vos trois petites filles que vous venez d'embrasser dans leur lit pour accourir ici, et qui demain peut-etre seront dans la rue, sans lit, sans pain. Combaz etendit la main pour protester; Adeline la lui prit et chaleureusement il la lui serra: --Vous voyez que je sais tout: votre hotel hypotheque pour quatre-vingt mille francs, vos tableaux vendus a Auguste, vos objets d'art, vos tentures emportes. --Qui vous a dit? --Etait-il possible que je visse un artiste perdre plus de deux cent mille francs ici, sans m'inquieter de savoir quelles etaient ses ressources, si c'etait sa fortune ou le pain de ses enfants qu'il jouait; c'est le pain de ses enfants; je ne le permettrai point. Si c'est le president qui vous parle, c'est aussi l'ami qui pense a votre avenir gache, c'est le pere qui pense a vos petites filles, parce qu'il aime la sienne et que, par sympathie, il s'interesse aux votres. Allez-vous les sacrifier a votre passion, vous, un artiste qui avez dans le coeur et dans la tete des emotions plus hautes que celle que peut donner le jeu? Combaz etait dans une situation ou la sympathie, meme alors qu'elle est accompagnee de reproches, touche les plus endurcis, et il n'etait nullement endurci. --Et vous croyez, dit-il d'un accent amer, que c'est la passion qui me fait jouer? Passionne, oui, je l'ai ete: quand j'etais plus jeune, tout jeune, j'ai passe des nuits au jeu pour le jeu lui-meme et les secousses qu'il donne; mais ce temps est loin de moi. --Alors, pourquoi jouez-vous? Il secoua la tete; puis, apres un assez long intervalle de silence, en homme qui prend son parti: --Vous demandez pourquoi je joue, pourquoi je me suis remis a jouer apres etre reste sept annees sans toucher aux cartes: simplement par calcul, sans aucune passion, pour que le jeu donne aux miens ce que mon travail etait insuffisant a leur continuer, notre vie ordinaire, rien de plus. Je gagnais soixante mille francs environ bon an mal an. J'ai voulu, quand je n'ai presque plus rien gagne, parce que ma peinture ne se vendait plus, que la transition d'une vie large a une vie etroite ne fut pas trop dure, et j'ai demande au jeu d'equilibrer notre budget; il l'a culbute. Que d'autres, genes comme moi, ont fait comme moi! --Et comme vous se sont ruines! s'ecria Adeline avec un accent d'une violence qui surprit Combaz, et ont ruine leur famille. Il manque deux, trois, dix mille francs, pour se remettre en etat, on les demande au jeu; et le jeu vous en prend dix mille, cent mille, tout ce qu'on a. --A moins qu'il ne vous les rende: on ne perd pas toujours. Cet argument de tous les joueurs ne pouvait pas ne pas toucher Adeline. Sans doute, dit-il, on a des bonnes et des mauvaises series; mais depuis trois mois que vous jouez, vous etes dans une mauvaise; ne vous obstinez point. Peut-etre, si vous aviez quelques centaines de mille francs derriere vous, pourriez-vous continuer et attendre la veine; mais vous ne les avez pas. Ne risquez pas le peu qui vous reste, puisque, ce reste perdu, vous seriez reduit a la misere. Vous, ce n'est rien: un homme se tire toujours d'affaires. Mais les votres, votre femme, vos filles! Vous ne vouliez pas que leur vie fut amoindrie; que sera-t-elle quand on les mettra a la porte de l'hotel ou elles sont nees, et que, brise ou affole, vous serez incapable de vous remettre au travail, pensez donc que par votre fait elles peuvent mourir de faim, ou, ce qui est pire, trainer une jeunesse de misere. Il en est temps encore, arretez-vous. Vous serez genes, cela est certain, mais la gene n'est pas la honte, n'est pas la misere; vous attendrez; des temps meilleurs reviendront. Evidemment Combaz etait touche; a l'examiner, il etait facile de comprendre que ce qu'Adeline disait, il se l'etait dit a lui-meme bien des fois; mais par cette repetition, ces paroles avaient pris une force que la conscience seule ne leur donnait pas. Adeline essaya de profiter de l'avantage qu'il avait obtenu: --Vous venez pour jouer? --Je sens que je vais avoir une serie, c'est ce qui m'a decide une derniere fois. --Combien croyez-vous qu'on pretera? --Rien. --Alors? --J'ai pu me procurer trois mille francs. --Eh bien, ne les risquez pas; avec trois mille francs vous pouvez faire vivre votre famille pendant plusieurs mois; rentrez chez vous et remettez cet argent a votre femme, qui se desespere en ce moment, qui pleure aupres de ses filles, en sachant que vous etes ici; la joie que vous lui donnerez ce soir sera si grande, que si vous vouliez revenir demain, son souvenir vous retiendra. Ce mot qu'Adeline avait trouve dans son coeur de pere et de mari arracha Combaz a ses hesitations. Avec un elan d'epanchement, il lui prit la main et la serra longuement. --Je rentre chez moi, dit-il. --Eh bien, nous ferons route ensemble; j'ai justement affaire place Malesherbes. --Vous ne vous fiez pas a moi? dit Combaz en riant. Adeline changea la conversation, car s'il etait vrai qu'il ne se fiat point a cette bonne resolution d'un joueur, il trouvait imprudent de laisser voir ses doutes; et jusqu'a la place Malesherbes ils s'entretinrent de choses et d'autres amicalement, sans qu'une seule fois il fut question de jeu. --Vous voici a deux pas de chez vous, dit Adeline en arrivant a la place, bonsoir! --Je vous porterai les remerciements de ma femme, dit Combaz en lui serrant les deux mains avec effusion, et je vous conduirai mes deux ainees pour qu'elles vous embrassent. --J'irai chercher chez vous les remerciements de madame Combaz, dit Adeline, et les embrassements de vos cheres petites; il ne faut pas que vous repassiez la porte du cercle. --N'ayez donc pas peur, dit Combaz en riant. Adeline s'en revint a pied, lentement, marchant allegrement, la conscience satisfaite: il avait sauve un brave garcon. Sans doute dans ce sauvetage, il y avait eu bien des choses cruelles pour lui, bien des points de contact douloureux entre cette situation et la sienne, mais enfin la satisfaction du devoir accompli le portait: il avait fait son devoir. En passant place de la Madeleine, il hesita s'il rentrerait chez lui se coucher ou s'il irait faire un tour au cercle; sur de ne pas se laisser entrainer au jeu ce soir-la, alors qu'il etait encore tout fremissant de ses propres paroles, il se decida pour le cercle. Quand il entra dans la salle de baccara, le croupier prononcait les mots qui, si souvent, retentissent dans une nuit: "Le jeu est fait". Machinalement il regarda qui taillait: un cri de surprise lui monta aux levres, c'etait Combaz; alors il s'approcha de la table et regarda les enjeux: environ une vingtaine de mille francs et Combaz n'avait plus que quelques cartes dans la main gauche, le reste de sa taille, que ses doigts serraient nerveusement, tandis que sur son visage pale glissaient des filets de sueur. --Rien ne va plus? A ce moment les yeux de Combaz rencontrerent ceux d'Adeline et vivement il les detourna, puis il donna les cartes. Le tableau de droite et le tableau de gauche, ayant demande des cartes, recurent l'un un dix, l'autre une figure; alors une hesitation manifeste se traduisit sur le visage de Combaz et ses yeux vinrent chercher une inspiration dans ceux d'Adeline. Devait-il ou ne devait-il pas tirer? Si furieux que fut Adeline, il etait encore plus anxieux. Le joueur l'emporta sur le president, et ses yeux dirent ce qu'il eut fait lui-meme. Combaz ne tira point et gagna. --Je vous disais bien que j'allais avoir une serie! s'ecria Combaz en venant vivement a Adeline, c'est cette certitude qui m'a empeche de rentrer, j'ai pris une voiture, et vous voyez que j'ai eu raison. --Au moins allez-vous vous sauver maintenant. --Au plus vite. Tandis que Combaz changeait ses jetons et ses plaques contre vingt-cinq beaux billets de mille francs, Adeline s'approcha de Frederic. --Je vous prie de faire en sorte qu'il ne soit plus prete d'argent a M. Combaz. --Et pourquoi donc, mon cher president? --Il est ruine. --Il vaut au moins vingt-cinq mille francs, puisqu'il les empoche. --Je desire qu'il les garde. --Et la partie, qui la fera marcher, si nous ecartons les joueurs? Vous savez bien que ce ne sont pas la nos conventions; les recettes baissent; interessant, le peintre Combaz, sympathique, je le dis avec vous, mais si nous eloignons les sympathiques, qui nous fera vivre puisque les coquins ne viennent pas ici? IX Bien souvent Adeline avait invite le pere Eck a venir diner a son cercle, dans un de ses voyages a Paris; mais les voyages du pere Eck a Paris etaient rares; il aimait mieux rester a Elbeuf a surveiller sa fabrique. Tandis que le fabricant de nouveautes est oblige de venir a Paris deux fois par an et d'y passer chaque fois quinze jours ou trois semaines pour faire accepter par les acheteurs les echantillons de la saison prochaine, trainant chez les quarante ou cinquante negociants en draps qui sont ses clients sa _marmotte_, c'est-a-dire la caisse dans laquelle sont ranges ses echantillons,--le fabricant de draps lisses n'a pas a supporter ces ennuis et cette grosse depense de preparer a l'avance, pour la saison d'hiver et la saison d'ete, cinq ou six cents echantillons dont il lui faudra discuter, avec les acheteurs, chaque fil, chaque nuance, la force, l'appret; sa gamme de fabrication est beaucoup plus limitee, et d'un coup d'oeil, d'un mot, ses commandes sont faites ou refusees; pour les recevoir, il n'est pas necessaire que le chef de la maison se derange lui-meme. Le pere Eck ne se derangeait donc que bien rarement; que serait-il venu faire a Paris? Ce n'etait pas a Paris qu'etaient ses plaisirs, c'etait a Elbeuf, dans sa fabrique dont il montait les escaliers du matin au soir comme le plus alerte de ses fils; c'etait dans son bureau a consulter ses livres; c'etait surtout le jour des inventaires qu'il cloturait tout seul quand il faisait comparaitre devant lui ses fils et ses neveux et qu'il leur disait en deux mots: "Voila ta part, Samuel; la tienne, David, la tienne, Nathaniel, la tienne, Nephtali, la tienne, Michel; maintenant, allez travailler." Cependant, un jour qu'une affaire importante reclamait sa presence a Paris, il s'etait decide a partir; par la meme occasion il verrait Adeline, et ce fameux cercle dont Michel parlait si souvent. Vers six heures, il alla attendre Adeline a la sortie de la Chambre. --Je _fiens tiner_ avec _fous_ a _fotre_ cercle. Bunou-Bunou, charge de son portefeuille qu'il trainait a bout de bras, accompagnait Adeline; la presentation eut lieu en regle, et le pere Eck exprima toute la satisfaction qu'il eprouvait a connaitre un depute dont il avait lu si souvent le nom dans les journaux. Ordinairement ce n'etait pas un bon moyen pour mettre en belle humeur Bunou-Bunou que de lui parler des journaux, tant ils s'etaient moques de lui, mais la physionomie ouverte du pere Eck et son air bonhomme effacerent vite la mauvaise impression que ce mot "journaux" avait commence a produire.. Ce fut en s'entretenant de choses et d'autres qu'ils gagnerent l'avenue de l'Opera. Quand, en montant le grand escalier, Adeline vit les regards etonnes que le pere Eck promenait autour de lui, sur les revetements de marbre aussi bien que sur la livree fleur de pecher des valets de pied, il sourit interieurement, comme si ce luxe lui etait personnel et devait eblouir le futur oncle de Berthe. --Voulez-vous que je vous montre nos salons? dit-il en entrant dans le hall. --Je n'avais aucune idee de ce qu'est un cercle, c'est tres _peau_. Dans chaque salon, le pere Eck apres avoir promene partout un regard curieux, et tate le tapis du pied, en homme qui connait la qualite de la laine, repetait a mi-voix pour ne pas troubler l'auguste silence de ces vastes pieces: --C'est tres _peau_. En attendant le diner, ils se retirerent dans le cabinet d'Adeline avec Bunou-Bunou et quelques commercants qui connaissaient le pere Eck. Comme ils etaient la a causer, M. de Cheylus entra, et s'arreta a la porte pour ecouter le pere Eck qui lui tournait le dos, et soutenait une discussion contre Bunou-Bunou. --Ah! ah! dit M. de Cheylus s'avancant, il me semble reconnaitre l'accent de mon ancien departement. --M. le comte de Cheylus, ancien prefet de Strasbourg, dit Adeline; M. Eck, de la maison Eck et Debs. Mais le pere Eck n'aimait pas qu'on le plaisantat sur son accent: --Oui, monsieur, dit-il en venant a M. de Cheylus, je suis Alsacien, ou si je ne le suis _blus_ ce n'est _bas_ ma faute, c'est celle de certaines _bersonnes_; je suis fier de mon accent et je voudrais en _afoir_ davantage pour hisser haut le drapeau de mon pays. Puis s'adoucissant en voyant M. de Cheylus un peu effare: --Malheureusement l'habitude de _fifre_ toujours maintenant avec des Normands l'a _peaucoup_ attenue, comme vous pouvez le _foir_, et je le regrette: l'accent, mais c'est le fumet du _pon_ vin; voudriez-vous des pates de Strasbourg qui ne sentissent rien? --Certes non, dit M. de Cheylus, qui ne se fachait jamais de rien ni contre personne. A table, le pere Eck repeta son meme mot, en ne lui faisant subir qu'une legere variante: --C'est tres _pon_; vraiment, pour le prix, c'est tres _pon_. Et comme il ne soupconnait pas les mysteres de la cagnotte, a un certain moment il ajouta: --C'est vraiment une _pelle_ chose que l'association! Quels miracles elle produit! Je n'aurais jamais cru que, moyennant une cotisation de cent francs par an, on pouvait _chouir_ de ces _peaux_ salons et de cette _ponne_ table, avec des domestiques aussi _pien_ dresses, et de tout ce luxe. Mais quand le soir il vit dans la salle de baccara les sommes qui se jouaient en deux ou trois minutes, il commenca a changer d'avis sur les cercles. --C'est vrai, demanda-t-il a Adeline, que ces plaques de nacre valent 5,000 francs et 10,000 francs? --Parfaitement. --Mais c'est une abomination; si les joueurs mettaient 10,000 _vrancs_ en or sur le tapis vert, ils y regarderaient a deux fois, a dix fois; ces plaques, ca glisse des doigts comme les haricots de ceux des enfants. Et je vois des commercants a cette table, des gens qui savent ce que c'est que l'argent gagne. C'est une honte! Adeline, qui jusque-la avait ete ravi des emerveillements du pere Eck, voulut changer la conversation qui menacait de prendre une mauvaise voie et de conduire a un resultat completement oppose a celui qu'il avait espere au commencement de cette visite. Mais on ne changeait pas le cours des idees du pere Eck, pas plus qu'on ne le faisait taire quand il voulait parler; il continua: --Je _tis_ que le jeu ainsi compris est une honte; c'est une speculation, non une distraction; ils jouent _bour_ gagner, non pour s'amuser entre honnetes gens. Et voyez quelles vilaines figures ils ont, comme ils sont pales ou rouges, comme ils grimacent: tous les mauvais instincts de la bete se marquent sur leurs visages. Allons-nous-en! Mais Adeline ne voulut pas le laisser partir sur cette mauvaise impression; s'il fut bien aise de quitter la salle de baccara ou cette indignation d'un _Puchotier_, beaucoup plus _Puchotier_ que lui encore, etait nee, il manoeuvra pour que le pere Eck ne quittat pas le cercle dans cet etat violent, et, apres lui avoir fait traverser les salons des jeux de commerce ou quelques membres jouaient tranquillement, silencieusement, en automates, au whist et a l'ecarte, il le conduisit dans son cabinet, ou Bunou-Bunou, bien chauffe et bien eclaire, repondait scrupuleusement, comme tous les soirs il le faisait, aux vingt ou trente lettres de solliciteurs qu'il avait recues dans la journee. --Et c'est _bour_ cela qu'on fonde des cercles? dit le pere Eck, en s'asseyant devant la cheminee. --Mais non, mais non, mon cher ami; le jeu n'est qu'un accessoire, qu'un accident, et ce soir, particulierement, la partie a pris un developpement insolite. Et Adeline expliqua dans quel but autrement plus eleve leur cercle avait ete fonde; malheureusement il fut interrompu, dans sa demonstration que le pere Eck ecoutait sans paraitre bien touche, par M. de Cheylus, qui entra en riant: --Il se joue en ce moment une comedie qui aurait bien amuse M. Eck s'il en avait ete temoin, dit-il. --Quelle comedie? --Le comte de Sermizelles vient de perdre 12,000 fr.; ou les avait-il eus? me direz-vous. Je n'en sais rien, mais enfin il se les etait procures, puisqu'il les a perdus. Alors, convaincu qu'il va rencontrer une serie, il cherche cinq louis seulement pour l'entamer. A la caisse, brule. Aupres d'Auguste, brule. Aupres de tous les garcons, brule, archi-brule, et si bien brule qu'il ne trouve meme pas un louis. Ou bien on ne lui repond pas, ou bien on ne le fait qu'avec les refus les plus humiliants. Il ne se rebute pas; tout le personnel y passe. Il fallait voir ses graces, ses sourires, ses chatteries, et, devant les humiliations, son impassibilite. Averti par Auguste, je suivais son manege. C'est la comedie que j'aurais voulu que vit M. Eck. J'en ris encore. Enfin il tombe sur une bonne ame ou sur un mauvais plaisant qui lui dit que le chef a de l'argent. Et voila mon comte qui, par l'escalier de service, se precipite a la cuisine. Il y est en ce moment. --Est-ce _bossible!_ s'ecria le pere Eck en levant les bras au ciel. --Vous ne connaissez pas le comte; le jeu est dans son sang comme dans celui de toute sa famille. Son frere, qui d'ailleurs ne s'est pas ruine, etait si foncierement joueur qu'il ne prenait meme pas la peine d'administrer sa fortune. A sa mort on a trouve chez lui des tas de titres d'obligations de chemins de fer, d'emprunts, avec tous leurs coupons. Pourquoi se donner le mal de detacher ces coupons avec des ciseaux quand on fait des differences de trente ou quarante mille francs toutes les nuits? Vous comprenez si la race est joueuse. Enfin, pour le moment, le comte est aux prises avec le chef et tache de l'amadouer. Venez voir sa rentree, qu'il ait ou n'ait pas obtenu d'argent, elle sera curieuse. Quand ils entrerent dans la salle, le comte n'y etait pas, mais presque aussitot il arriva allegrement, gaiement, et il courut a la caisse: sur la tablette, il deposa un tas de pieces de cinq francs, de deux francs, de cinquante centimes et meme une poignee de gros sous. --Il y a cent francs, dit-il, donnez-moi un jeton de cinq louis. Et vivement il courut a la table ou le croupier annoncait justement une nouvelle taille: "Messieurs, faites votre jeu." Sans hesitation, en homme qui poursuit une idee, le comte placa son jeton a gauche: il etait radieux, sur de gagner. Et, en effet, il gagna. Il laissa sa mise doublee et gagna encore. Puis encore une troisieme fois. Mais cela n'avait plus d'interet pour le pere Eck, qui n'avait nulle envie de passer la nuit a regarder jouer. Il en avait assez; il en avait trop. Adeline le reconduisit a son hotel, rue de la Michodiere, et promit de venir le prendre le lendemain matin pour une course qu'ils avaient a faire ensemble. Adeline fut exact et il trouva le pere Eck sous la porte, l'attendant. Comme c'etait au Palais-Royal qu'ils allaient, ils descendirent l'avenue de l'Opera, et, en passant devant son cercle, Adeline voulut entrer pour donner un ordre. Des la porte cochere, ils entendirent un brouhaha de voix qui partait de l'escalier du cercle, et a travers les glaces de la porte contre laquelle il etait adosse ils virent un homme en veste et en calotte blanche, un cuisinier evidemment, qui perorait avec de grands mouvements de bras, barrant le passage au comte de Sermizelles, defait, extenue, qui voulait sortir. Que signifiait cela? Ce fut ce qu'Adeline se demanda; mais il n'y avait pas plus moyen d'entrer que de sortir, le cuisinier obstruait solidement le passage et d'ailleurs il ne voyait pas son president, a qui il tournait le dos. Autour de lui et du comte, il y avait une confusion de gens qui criaient ou qui riaient, des membres du cercle, des croupiers, des domestiques. A ce moment, dans la cour parut Auguste, qui etait descendu par l'escalier de service. --Que se passe-t-il donc? demanda Adeline en allant a lui vivement. --M. le comte de Sermizelles avait emprunte hier cent francs au chef; il a gagne cent vingt-cinq mille francs avec; mais il a tout perdu et il ne lui reste pas un sou pour rembourser Felicien, qui ne veut pas le laisser partir. --Vous m'avez donne votre parole d'honneur de me rendre mon argent ce matin, hurlait Felicien, et vous voulez filer. Vous ne passerez pas! Adeline frappa a la glace de facon a se faire ouvrir, et, mettant cinq louis dans la main du cuisinier: --Laissez sortir M. le comte, dit-il, et vous-meme quittez le cercle a l'instant. Quand il reprit sa route avec le pere Eck, ils marcherent cote a cote assez longtemps sans rien dire. A la fin, le pere Eck prit le bras d'Adeline: --Mon cher monsieur _Ateline_, je sais qu'on n'aime pas les conseils qu'on ne demande pas, _bourtant_ je vous en donnerai un: croyez-moi, laissez ces gens-la a leurs plaisirs, ce n'est _bas_ la place d'un brave homme comme vous. Vous serez mieux dans _fotre_ famille. Si nous avons un peu reussi dans la vie, c'est par les liens de la famille: c'est en etant unis, c'est en nous serrant. Et ce n'est _bas_ seulement pour la fortune que la famille est _ponne_. X Quand ils se furent separes, Adeline resta sous l'impression de ces conseils, sans pouvoir la secouer: "Laissez ces gens-la a leurs plaisirs." Est-ce que c'etait pour le sien qu'il restait avec eux? Mais dans la journee il lui vint un second avertissement qui le bouleversa plus profondement encore. Comme il allait entrer dans la salle des seances, le prefet de police--celui-la meme qui lui avait accorde l'autorisation d'ouvrir le _Grand I_,--l'arreta au passage. --Eh bien, mon cher depute, etes-vous content de votre cercle? Adeline, croyant que c'etait une allusion a la scene du matin, s'empressa de la raconter et de l'expliquer, tout en se disant que la prefecture etait bien rapidement renseignee. Mais le prefet se mit a rire: --Je ne peux pas partager votre colere contre votre cuisinier, et meme je trouve qu'il serait desirable que les joueurs eussent a payer quelquefois leurs emprunts a ce prix, ils emprunteraient moins. Ce n'etait donc pas de cela que je voulais parler. Je vous demandais si vous etiez content de votre cercle. --Pourquoi ne le serais-je point? Le nombre de nos membres augmente tous les jours; nos fetes sont tres reussies; notre situation financiere est bonne; je n'ai que des remerciements a vous renouveler pour l'autorisation que vous m'avez accordee avec tant de bonne grace. Puis tout de suite il entama une apologie des cercles bien tenus et severement surveilles, qui n'etait a peu de chose pres que la repetition de ce que Frederic lui avait dit et repete plus de cinquante fois, sur tous les tons et avec toutes sortes de variantes, c'est-a-dire que si les tricheries sont jusqu'a un certain point possibles dans un cercle ferme, ou, par cela meme que tous les membres ne font en quelque sorte qu'une meme famille, personne ne surveille son voisin, il n'en est pas de meme dans les cercles ouverts, ou, au contraire, la defiance et la surveillance sont la regle ordinaire, comme si on etait dans une reunion de voleurs connus. Mais le prefet l'interrompit en riant: --Laissez-moi vous dire que les cercles fermes ne m'inspirent pas plus une confiance absolue que les cercles ouverts, attendu que partout ou l'on joue on peut tricher, dans le cercle le plus eleve quelquefois, comme dans le _claquedents_ souvent, qu'on ait cent mille francs de rente, ou qu'on creve de faim. Je sais bien que lorsqu'on interroge un gerant de cercle ouvert sur les tricheries, il vous repond que par suite de sa surveillance elles sont si difficiles chez lui, qu'elles sont absolument impossibles; s'il s'en commet, c'est chez son voisin. Il est vrai que lorsqu'on passe a ce voisin, il nous dit qu'il a si bien decourage les philosophes qu'ils n'en parait jamais un seul chez lui, tandis qu'ils vont tous a cote, ou il se passe des choses abominables, et l'on est tout etonne, la premiere fois, de voir que le recit de ces choses abominables est le meme dans les deux bouches; ce qui se fait ici se fait la, et ce qui se fait la se fait ici. C'est par ce simple role de confident, aux oreilles complaisantes que j'ai appris, quand j'etais jeune, les procedes de cette aimable philosophie qui enseigne l'art de s'approprier le bien d'autrui; et c'est pour cela que je resiste tant que je peux aux demandes qu'on m'adresse afin d'ouvrir de nouveaux cercles. --Croyez-vous qu'on vole maintenant autant qu'il y a quelques annees, quand le jeu etait peu connu? demanda Adeline persistant dans les idees qu'il avait recues. --Autant, oui, et meme davantage; seulement les procedes se sont perfectionnes, ils sont moins gros et par la plus difficiles a decouvrir; parce que de nos jours on vole peu a main armee, s'ensuit-il qu'on vole moins qu'autrefois? Pas du tout; le voleur a change de maniere tout simplement, il en a adopte une nouvelle, moins dangereuse... pour lui: c'est ce qui explique votre reponse de tout a l'heure; quand vous vous etes demande, bien plus que vous ne me le demandiez a moi-meme, pourquoi vous ne seriez pas content de votre cercle. --Que se passe-t-il donc? Parlez, je vous en prie. --On triche chez vous. --C'est impossible. --Si vous me repondez avec cette certitude, je n'ai rien a ajouter. --Mais, qui triche? --Cela est plus delicat; nous avons des soupcons, mais, comme il arrive le plus souvent, les preuves manquent; tandis que mes agents peuvent proteger le pauvre diable a qui l'on vole cent sous, ils ne peuvent rien pour le monsieur a qui l'on vole cent mille francs, puisqu'ils n'entrent pas dans vos cercles. Enfin, j'ai des rapports serieux qui ne permettent pas le doute; on triche chez vous; il est vrai qu'on triche aussi ailleurs; mais ce qui se passe ailleurs ne vous regarde pas, tandis que vous avez interet a savoir ce qui se passe chez vous, afin d'eviter un eclat: voila pourquoi je vous avertis. Bien que bouleverse par cette revelation, Adeline trouva de chaudes paroles de remerciement, puis il expliqua les mesures qu'il allait prendre avec son gerant et son commissaire des jeux pour decouvrir les voleurs. Mais aux premiers mots le prefet l'arreta: --Croyez-moi, ne prenez des mesures avec personne; prenez-les avec vous-meme. Vous avez confiance dans votre gerant, c'est parfait; mais enfin il n'en est pas moins vrai qu'en cette occasion il est dans son tort puisqu'il n'a rien vu; ou s'il a vu sans vous prevenir, il y est encore bien plus gravement; et c'est toujours un mauvais moyen de recourir a ceux qui sont en faute. Operez vous-meme. Ne vous fiez qu'a vous. Il ne vous est pas difficile de surveiller vos gros joueurs. --Notre plus gros joueur est le prince de Heinick. --Surveillez le prince de Heinick comme les autres: il n'y a pas de prince devant le tapis vert, il n'y a que des joueurs, et la facon dont un joueur surveille un autre joueur vous montre quelle confiance on s'inspire mutuellement dans cette corporation. --Faut-il donc soupconner tout le monde? --He, he! --Mais alors ce serait a quitter la societe. --Au moins une certaine societe. Sur ce mot le prefet voulut s'eloigner, mais Adeline le retint: il etait epouvante de la responsabilite qui lui tombait sur les epaules, et il ne l'etait pas moins de son incapacite qu'il avoua franchement. Comment decouvrir les nouvelles tricheries, quand il connaissait a peine les anciennes? Il lui faudrait quelqu'un pour l'eclairer, le guider. Il termina en demandant au prefet de lui donner ce quelqu'un: --Il y a des inspecteurs de la brigade des jeux; donnez m'en un. --Si les inspecteurs connaissent les grecs, les grecs connaissent encore mieux les inspecteurs; que je vous en donne un, et que vous l'introduisiez dans votre cercle, les choses, tant qu'il sera la se passeront avec une correction parfaite. Adeline se montra si desappointe que le prefet ne voulut pas le laisser sur cette reponse decourageante. --Je vais m'informer si on peut vous donner quelqu'un qui exerce une surveillance sans danger d'etre reconnu, et aussi sans provoquer l'attention: mes agents ne se recrutent pas dans le monde de la diplomatie, malheureusement, et il y en a plus d'un dont la tournure et la tenue seraient deplacees dans votre cercle. Demain vous aurez ma reponse. Cette nuit-la, Adeline la passa au cercle a surveiller les joueurs, rodant autour des tables, cherchant, examinant, mais ne voyant rien d'irregulier. A la verite, le prince de Heinick eut une banque exceptionnellement heureuse, mais sans que rien put eveiller les soupcons dans sa maniere de tailler, qui etait la plus correcte au contraire, la plus elegante qu'on eut encore vue au _Grand I_. C'etait presque du bonheur; en tout cas, pour plus d'un ponte, c'etait presque un honneur de se faire gagner son argent par un si noble banquier, numerote dans l'_Almanach de Gotha_, et apparente a des Altesses: "J'ai attrape hier avec le prince Heinick une culotte qui peut compter!" Ca pose de se faire culotter par un prince. Le lendemain, Adeline attendait le prefet avec une impatience nerveuse. --J'ai votre homme, mon cher depute, rassurez-vous. Un ancien agent politique verse dans la brigade des jeux. Il parait qu'il a ete _affranchi_ par les grecs et qu'il n'a pas voulu travailler avec eux ni pour eux. On me dit qu'il opere d'une facon surprenante. En tout cas, il connait tous les tours de ces messieurs, et si celui qui s'execute chez vous est neuf, il est assez intelligent pour le decouvrir. J'oubliais de vous dire qu'il est assez bien pour passer inapercu dans votre cercle et partout; en plus decore, d'un ordre etranger, pour services politiques. Il sera demain matin chez vous, si vous voulez. A quelle heure? --Dix heures. Comme dix heures sonnaient le lendemain, on frappa a la porte d'Adeline, et dans son petit salon entra un homme de quarante-cinq ans, de tournure militaire, correctement habille comme tout le monde et avec aisance, les mains gantees; la tete etait energique, le visage montrait des traits detendus et fatigues comme ceux des comediens qui ont exprime toute la gamme des passions, mais ce qui frappait plus encore chez lui, c'etait de beaux yeux noirs brillants qui semblaient devoir embrasser, sans mouvements apparents, un rayon visuel plus considerable qu'il n'est donne a une vue ordinaire. --Je viens de la part de M. le prefet de police. En quelques mots, Adeline expliqua ce qu'il attendait de lui. --Tres bien, monsieur; vous voudrez bien me presenter comme... une personne de votre connaissance. --Assurement; votre nom? --Nous dirons Dantin, si vous voulez bien; c'est un nom commode, noble ou bourgeois, selon les dispositions de celui qui l'entend et lui met ou ne lui met pas d'apostrophe. Dantin allait se retirer; Adeline le retint. --M. le prefet m'a dit que vous connaissiez toutes les tricheries des grecs. --Toutes, non; car on en invente tous les jours, qu'on apporte toutes neuves dans les cercles, mais je connais a peu pres toutes celles qui ont servi; quant aux inedites, une certaine experience me permet de les deviner quelquefois! --M. le prefet m'a dit que vous operiez vous-meme d'une facon surprenante. --M. le prefet est trop bon; j'ai acquis un certain doigte. Au reste, je me mets a votre disposition, et si vous voulez que je vous donne une... seance, je suis pret. Vous avez des cartes. Mais Adeline n'avait pas de cartes, il fallait en envoyer chercher. Quand on les apporta, Dantin, qui s'etait assis devant le bureau d'Adeline, les prit, les mela, et, tout en causant, parut les examiner assez legerement. --Elles sont bien minces, mais enfin elles seront suffisantes, je l'espere. Il les etala sur le bureau et les remua a deux mains avec de grands mouvements des epaules et des coudes; puis, les ayant rassemblees, il les posa en tas devant Adeline. --Si vous voulez couper: bas, haut, comme vous voudrez. Maintenant si vous voulez bien me designer le neuf que vous desirerez, je vais vous le donner; vous voyez que ni la carte de dessus ni celle de dessous ne sont des neuf. Adeline demanda le neuf de pique et ne quitta pas des yeux les doigts de Dantin. --Le voici, dit celui-ci; en voulez-vous un autre? --Oui, le neuf de trefle, dit Adeline, se promettant bien de voir comment Dantin operait. Mais il ne vit rien, ni pour le neuf de trefle, ni pour ceux de coeur et de carreau qu'il lui servit ensuite, et il resta ebahi. --Ainsi vous ne m'avez pas vu, dit Dantin, et vous ne m'avez pas davantage entendu. --Pas du tout. --Comme vous le savez, c'est la la grande difficulte du filage, l'oreille percoit ce qui echappe aux yeux; heureusement, j'ai travaille une heure ce matin, car, pour filer il faut faire ses gammes comme le musicien; si je restais un jour sans travailler, vous ne m'entendriez peut-etre pas, mais moi je m'entendrais. Maintenant, comme je n'ai pas de pretention au role de sorcier, au contraire, regardez ces cartes; pendant que j'occupais votre attention en vous disant qu'elles etaient mauvaises, je les ai marquees de quelques coups d'ongles, a peine perceptibles pour l'oeil, mais sensibles pour mes doigts. Puis, au lieu de battre les cartes comme tout le monde, j'ai fait ce qu'on appelle la _salade_; et je vous ai donne a couper; mais, au moyen de cette carte legerement bombee, j'ai fait un petit _pont_, dans lequel vous avez coupe. Et voila. Quant au filage, c'est affaire de travail, d'habitude et d'adresse. XI A neuf heures, Dantin arriva au _Grand I_, et par un valet de pied fit passer son nom au president, qui a ce moment causait avec son gerant. --Dantin, fit Adeline avec un mouvement de surprise assez bien joue, faites-le monter. Puis s'adressant a Frederic: --Un ami de Nantes. Vivement il alla au-devant de cet ami, qui, presente de cette facon, devait passer inapercu, ou tout au moins ne provoquer aucune curiosite: ce n'etait point le premier provincial d'Elbeuf, de Rouen ou d'ailleurs a qui Adeline faisait les honneurs de son cercle: le malheur etait que ces provinciaux, peu intelligents, se laissaient rarement seduire par les charmes du baccara, ou, s'ils se risquaient quelquefois a ponter un louis au tableau de droite ou de gauche, ils allaient rarement plus loin quand ils l'avaient perdu: les louis n'ayant pas du tout la meme valeur a Elbeuf ou a Rouen qu'a Paris. A cette heure, il n'y avait presque personne au cercle: quelques vieux bien sages qui jouaient tranquillement au whist ou a l'ecarte; mais le baccara chomait; si Dantin etait venu si tot, c'est qu'il voulait passer l'inspection des lieux avant celle des joueurs. Ce fut ce qu'il fit avec Adeline en jouant le provincial a la perfection, c'est-a-dire avec une discretion qui n'allait pas jusqu'aux gros effets du paysan, mais en homme de sa tenue qui, pour la premiere fois, penetre dans un cercle parisien et naturellement regarde autour de lui avec curiosite, parce que ce qu'il voit l'amuse et aussi le surprend un peu. Cependant, il fallait passer le temps, la promenade dans les salons ne pouvait se recommencer indefiniment, et, d'autre part, deux amis qui se retrouvent apres une longue separation ne peuvent pas se mettre a lire les journaux en face l'un de l'autre. --Verriez-vous un inconvenient a ce que nous fissions quelques carambolages? demanda Dantin; il importe de gagner l'heure sans provoquer l'attention. Adeline eut un mouvement d'hesitation, mais il fut court. --Apres tout! se dit-il. Ils se mirent a un billard jusqu'a ce que l'arrivee des joueurs permit de commencer la partie; alors ils passerent dans la salle de baccara; mais les joueurs assis a la table n'etaient guere serieux, et la galerie autour d'eux etait peu nombreuse; encore Dantin ne se laissa-t-il pas tromper sur la qualite de ces joueurs, qui, pour lui, n'etaient que des _allumeurs_ charges de lancer la partie avec quelques modestes jetons de cinq francs qu'on leur remet a la caisse; quant au banquier, c'etait non moins certainement un autre allumeur qui avait pris la banque avec quinze louis avances par la caisse; si la partie avait marche pour de bon, le croupier l'aurait menee d'une autre allure. Entre la premiere et la seconde banque, Frederic s'approcha de l'ami du president, et les presentations se firent. --M. d'Antin. --M. le vicomte de Mussidan. --Monsieur ne joue pas? demanda Frederic, qui ne dedaignait pas d'allumer lui-meme la partie, meme au detriment des amis de son president. --Pour jouer il faut savoir, repondit Dantin avec franchise et simplicite, et je vous avoue qu'a Nantes nous ne cultivons pas encore le baccara. --Cependant... --Au moins dans ma societe; c'est meme la premiere fois que je vois jouer ce jeu. --Il est bien facile. --Il me semble; je ne dis pas que je ne me risquerai pas demain, mais aujourd'hui je regarde; il y a des choses que je ne comprends pas. Ainsi, pourquoi le banquier ne paye-t-il pas et ne recoit-il pas? --C'est le croupier qui paie et qui recoit pour le banquier. --Ah! c'est le croupier, le fameux croupier qui est assis en face du banquier; je croyais qu'il n'y en avait pas dans les cercles. Frederic s'eloigna en se disant que son president avait des amis vraiment bien naifs,--ce qui d'ailleurs ne l'etonna pas. --Vous n'aviez pas besoin de si bien jouer l'ignorance, dit Adeline, quand Frederic fut passe dans une autre salle, le vicomte de Mussidan est le vrai gerant du cercle, et c'est un autre moi-meme. --Pardon, je ne savais pas. Et Dantin se promit d'etre circonspect: si le gerant et le president ne faisaient qu'un, il fallait etre attentif a veiller sur sa langue. Il avait recu l'ordre de se mettre a la disposition de M. Constant Adeline, depute, president du _Grand I_, afin d'aider celui-ci a decouvrir des vols, qui se commettaient dans son cercle. Mais quels etaient ces vols, quels etaient les voleurs, il n'en savait rien; c'etait a lui de les trouver. Ou les chercher? Justement parce qu'il connaissait les tricheries des grecs, il etait dispose a voir des voleurs dans tous ceux qui vivent du jeu: joueurs de profession, croupiers, gerants. C'est la d'ailleurs une disposition commune aux policiers et qui fait leur force; s'ils etaient moins soupconneux, ils ne decouvriraient rien. Tel qu'il avait vu Adeline la veille, il le jugeait le plus honnete homme du monde, un brave et digne president, comme apres tout il peut en exister. Mais si ce brave president ne faisait qu'un avec son gerant, et un gerant vicomte, c'est-a-dire un declasse, la situation se trouvait autre qu'il l'avait jugee tout d'abord, et il etait prudent de ne pas s'aventurer avec lui. Un depute est un personnage influent et c'est niaiserie d'agir de facon a s'en faire un ennemi, surtout quand on n'a que sa place pour vivre et qu'on desire la garder, ce qui etait le cas de Dantin. Dans sa jeunesse il avait volontiers joue les Don Quichotte, ce qui l'avait mene a etre simple inspecteur de la brigade des jeux a quarante-cinq ans; il ne voulait pas descendre plus bas. Cependant, la partie continuait et Dantin la suivait avec la franche curiosite du provincial qui voit jouer le baccara pour la premiere fois; de temps en temps il adressait a Adeline discretement une question, que ses voisins pouvaient entendre en pretant un peu l'oreille; elles etaient tellement naives, ces questions, qu'elles ne pouvaient venir que d'un provincial renforce. Mais pour echanger quelques paroles avec Adeline de temps en temps, il n'en etait pas moins attentif a ce qui se passait a la table, qu'il ne quittait pas des yeux, allant du banquier aux pontes et du croupier aux valets de service. Peu a peu la partie s'etait animee, les joueurs etaient arrives, et la miserable petite banque de quinze louis du debut etait montee a cent, a deux cents, a cinq cents louis. Il avait ete convenu entre Adeline et lui que quoi qu'il vit il ne lui dirait rien, car Adeline voulait avant tout eviter un eclat, qui, colporte le lendemain dans le Paris des cercles et peut-etre meme dans tout Paris, compromettrait le _Grand I_ en meme temps que la reputation de son president. Cependant, bien que Dantin se fut conforme a cette instruction, plus d'une fois il avait regarde Adeline pour appeler son attention sur la table de jeu, mais Adeline n'avait pas paru comprendre, non en homme qui ne veut pas, mais parce qu'il ne voit pas ce qu'on lui montre, et que par cela il est dans l'impossibilite d'entendre ce qu'on lui insinue. Alors Dantin l'avait examine, se demandant s'il avait affaire a un aveugle volontaire ou non, et si vraiment le president et le gerant ne faisaient qu'un. Il s'eloigna un peu de la table, et tout bas il dit a Adeline qu'il voudrait bien l'entretenir pendant deux ou trois minutes. --Vous avez vu quelque chose? demanda Adeline anxieux. Dantin fit un signe affirmatif. Ils passerent dans le cabinet du president, et Adeline referma la porte avec soin. --Qu'avez-vous vu? parlez bas. --J'ai vu que le croupier a _etouffe_ de quarante-cinq a cinquante louis, rien que dans les trois dernieres banques, repondit Dantin en sifflant ses paroles du bout des levres. --Que voulez-vous dire? murmura Adeline; je n'ai rien vu. --Je vais vous reconstituer les tours, et quand nous rentrerons dans la salle, comme vous serez prevenu, vous les verrez se repeter si c'est toujours le meme croupier, car il les reussit trop bien pour ne pas les recommencer. --Mais c'est Julien! Cela fut dit d'un ton de surprise indignee qui signifiait clairement que Julien etait la derniere personne qu'Adeline aurait crue capable d'etouffer le plus petit louis. --Vous avez donne l'habit a vos croupiers, continua Dantin, et c'est une sage precaution qui prouve que celui qui leur a impose ce vetement connait les habitudes de ces messieurs, et sait comment, avec l'argent qui leur passe par les mains, il leur est facile de laisser tomber un jeton dans la poche de leur jaquette ou de leur veston, mais on aurait du en meme temps leur imposer une cravate serree au cou. --Pourquoi donc? --Pour les empecher de faire glisser des jetons dans leur chemise. Rappelez-vous le col de Julien, il est tres lache, n'est-ce pas? et la cravate est lache aussi; alors qu'arrive-t-il? c'est que Julien, qui respire difficilement, parait-il, surtout au moment ou il paye ou quand il rend de la monnaie, passe sa main dans son col pour l'elargir, et laisse alors glisser dans cette ouverture un jeton qui s'arrete a sa ceinture. Il a fait ce geste trois fois, ci, trois louis. Comptez-les. De meme qu'il eprouve le besoin de respirer, il eprouve aussi celui de se moucher: deux fois il a tire son mouchoir, mais deux mouchoirs differents, et chaque fois il a fait passer un jeton de sa main gauche, ou il le cachait, dans le mouchoir qu'il a replie et remis dans sa poche; ci, deux louis. --Et personne n'a rien vu, s'ecria Adeline, ni le gerant, ni le commissaire des jeux! C'etait le moment pour Dantin de ne pas s'aventurer. --Je dois dire que tout cela etait fait tres proprement, avec adresse. Voyez-vous les tours d'un bon prestidigitateur? --Continuez. --Deux fois il a demande de la monnaie: la premiere, le change a ete fait loyalement, on lui a rendu la somme qu'il donnait; mais la seconde, quand il a tendu une plaque de vingt-cinq louis par-dessus son epaule, il en tenait deux dans sa main, et c'est seulement la monnaie d'une qu'on lui a rendue, ci, vingt-cinq louis. --Mais alors Theodore serait son complice? --Dame, ca se voit tous les jours. Maintenant passons a la derniere operation. Vous avez du remarquer un ponte a sa droite, un monsieur a barbe rousse. Eh bien, il l'a paye deux fois: la premiere, en commencant par lui, il lui a paye sa mise de cinq louis, puis, en finissant, il est revenu au monsieur roux, et alors il lui a paye les dix louis que celui-ci avait laisses sur le tapis, ci quinze louis. Vous voyez que mon compte est exact; au moins le compte de ce que j'ai vu. Adeline etait atterre: --Dans mon cercle, murmurait-il, dans mon cercle, chez moi, de pareils miserables! Dantin se dit que si ce president ne valait pas mieux que d'autres qu'il avait connus, en tout cas c'etait un habile comedien qui jouait admirablement la douleur indignee; aussi, que cette douleur fut ou ne fut pas sincere, etait-il prudent de paraitre la prendre au serieux. --Mon Dieu, monsieur le president, permettez-moi de vous dire que ce qui arrive chez vous se passe dans bien d'autres cercles. Je ne dis pas qu'il n'y ait pas des croupiers honnetes, c'est tres possible, seulement, comme dans notre profession ce n'est pas les honnetes gens que nous voyons, j'en connais plus d'un qui vaut le votre. C'est qu'il est mauvais de manier sans controle possible de grosses sommes qui semblent, a un moment donne, n'appartenir a personne: pourquoi celui qui les distribue n'en garderait-il pas une part pour lui? C'est comme cela que tant de croupiers font en deux ou trois ans des fortunes etonnantes, que ne justifient ni leurs appointements plus que modestes, ni le tant pour cent qu'ils touchent sur la cagnotte, ni les gros pourboires de vingt, vingt-cinq louis que certains banquiers leur donnent, on ne sait pourquoi, si ce n'est peut-etre pour les remercier de les avoir voles proprement. Ils sont partis de bas, garcons de cafe pour la plupart, valets de pied; ils ont vu le jeu et l'ont appris avec ses adresses, un jour qu'un croupier manque, ils le remplacent et font comme ils ont vu faire leurs predecesseurs. En deux ou trois ans, ils sont riches; a moins qu'ils ne soient joueurs eux-memes. A Pau, a Biarritz, quand vous voyez une charrette anglaise bruler le pave tiree par un cheval de prix et chercher a accrocher toutes les voitures qu'elle rencontre, ne demandez pas a qui; c'est a un croupier: les plus belles villas, aux croupiers; les plus belles maitresses, aux croupiers. A Paris, voulez-vous que je vous en nomme qui lavaient la vaisselle, il y a cinq ans et qui ont aujourd'hui des galeries de tableaux de cinq ou six cent mille francs. Ca ne se gagne pas honnetement en quelques annees, ces fortunes, alors surtout qu'on a autour de soi des _mangeurs_ qui vous en devorent une grosse part, car on n'opere pas ces voleries sans que d'habiles gens vous voient, et il faut partager avec eux; le monsieur roux paye deux fois etait un mangeur; et si j'allais dire a votre croupier ce que j'ai vu, soyez sur qu'il m'offrirait une part de ce qu'il a gagne pour me fermer la bouche. C'est ainsi que les croupiers ont autour d'eux toute une boheme qui vit d'eux tranquillement, sans danger, sans rien faire. Allez un jour dans le cafe ou se reunissent les croupiers a cote de Saint-Roch, et si vous les entendez se plaindre, vous verrez comme on les fait chanter. Adeline restait accable. --Est-ce tout ce que vous avez vu? demanda-t-il enfin. Dantin hesita un moment: --N'est-ce pas assez? dit-il sans repondre franchement. --Eh bien, retournez dans le salon du baccara et reprenez votre surveillance, je vous rejoindrai tout a l'heure. XII Si Dantin avait hesite un moment pour repondre a la question d'Adeline, c'est que le tout qu'il disait n'etait pas le tout qu'il avait vu. En plus de l'_etouffage_ des jetons, il y avait eu le _bourrage_ de la cagnotte, et, pendant ses quelques secondes de reflexion, il s'etait demande s'il devait parler de ce _bourrage_. Il n'etait pas dans un cercle ferme, et, bien qu'il ne sut rien de la situation qui avait ete faite au president du cercle dans lequel il operait, il devait croire que ce president comme tant d'autres touchait un traitement; or ce traitement c'etait, toujours comme chez les autres, la cagnotte qui le payait; comment dans ces conditions parler du _bourrage_ de cette cagnotte a un president qui en vivait? n'etait-ce pas lui dire en face: "On vous paye avec de l'argent vole"; cela n'est agreable a dire a personne; et, d'autre part, quand on n'est qu'un pauvre diable d'employe de la prefecture de police, ce serait plus que de l'imprudence de dire a un ami du prefet "Vous n'etes qu'un _mangeur_." C'etait deja bien assez gros d'avertir ce president de cercle que son croupier etouffait les jetons, mais enfin c'etait possible: le croupier pouvait operer pour lui-meme et sans autre partage que celui qu'il aurait a faire avec ses complices. Mais la cagnotte, ce n'etait pas le croupier qui en avait la clef, c'etait le gerant, et s'il la _bourrait_, ce ne pouvait etre que par ordre du gerant; or, si Dantin s'en tenait au mot d'Adeline "Mon gerant est un autre moi-meme", il fallait y regarder a deux fois avant de denoncer ce _bourrage_. De la son hesitation, et de la aussi sa reponse ambigue qui n'accusait personne, mais qui laissait la porte ouverte aux questions. Que le president le poussat, en homme qui reellement veut tout savoir, il repondrait aux questions nettement posees. Qu'on ne le poussat point, il n'en dirait pas davantage, surtout a propos de choses qu'on ne lui demandait pas. Non seulement on ne l'avait pas pousse, mais encore on l'avait envoye reprendre sa surveillance; il se l'etait tenu pour dit: on n'a pas ete fonctionnaire de la prefecture pendant de longues annees sans apprendre a retenir sa langue. Et, obeissant a la consigne, il avait repris sa surveillance en continuant a se donner l'air provincial. --Eh bien, monsieur, lui demanda Frederic, commencez-vous a connaitre le jeu? --Ca vient, mais l'embarras, c'est pour prendre des cartes; je ne pourrais jamais me decider. --Alors vous ne jouez pas? --Demain. --Quel imbecile! se dit Frederic en s'eloignant. L'imbecile continua de regarder le jeu; mais comme, pendant le temps qu'il avait passe dans le cabinet du president, le nombre des joueurs avait augmente, il ne se trouvait plus qu'au troisieme rang, derriere les joueurs qui se penchaient sur la table pour surveiller leur mise: le tapis vert etait encombre de jetons rouges et blancs et de plaques de nacre au milieu desquels eclatait ca et la l'or de quelques louis jetes par des joueurs fievreux qui n'avaient pas eu la patience de les changer. Comme les filouteries du croupier ne l'interessaient plus puisqu'il les connaissait, c'etait aux joueurs et au banquier qu'il donnait toute son attention. Mais a l'exception d'une pauvre petite _poussette_, c'est-a-dire d'une plaque de vingt-cinq louis a cheval et qu'un ponte avait adroitement poussee quand son tableau avait gagne, il ne vit rien que de regulier; tous ces joueurs, ponte en banquier, jouaient correctement. Mais il en est du policier comme du chasseur a l'affut, il n'a qu'a attendre; il attendit donc. Tout a coup il se fit un brouhaha, et il vit un groupe entrer dans la salle, vers lequel tous les yeux se tournerent: au milieu de ce groupe s'avancait un grand jeune homme blond a lunettes, qui semblait marcher assez gauchement, un peu a l'aventure, le prince de Heinick, a qui l'on faisait une entree, comme il arrive souvent pour les gros joueurs. Dantin, qui ne le connaissait pas, remarqua qu'il regardait en-dessus ou en dessous de ses lunettes qu'il portait assez bas sur le nez. Tout de suite le prince vint a la table, et, deux joueurs s'etant ecartes avec l'empressement de courtisans, il placa sur le tapis une plaque de vingt-cinq louis qu'il perdit; il en avanca une seconde qu'il perdit encore. --C'est assez, dit-il, je n'ai pas la veine; nous verrons si je serai aussi malheureux en banque. Et aux regards qu'on fixa sur lui, il fut facile de comprendre que plus d'un joueur se promettait de profiter de cette deveine, quand il serait en banque: il avait assez gagne, l'heure de la restitution allait sonner. Sans suivre le jeu pour voir d'ou soufflait le vent, le prince alla s'asseoir dans un coin, et resta la d'un air indifferent et ennuye jusqu'au moment ou la banque lui fut adjugee. Alors tout le monde se pressa autour de la table, et l'on vit apparaitre le premier croupier, un Bearnais appele Camy, qui avait longtemps opere a Pau, a Biarritz, a Luchon, et qui ne travaillait que pour les banques importantes ou pour les joueurs de qualite. Le prince de Heinick, assis a son fauteuil, avait demande des cartes neuves; et le garcon d'appel avait apporte trois jeux au croupier. En poussant, en se faufilant adroitement, Dantin avait fini par arriver au second rang derriere les pontes assis, et il n'etait qu'a trois pas du banquier, dans les meilleures conditions pour le bien voir; au quatrieme rang, Adeline se tenait derriere lui. Quand on posa les cartes sur le tapis, il les examina et constata que les bandes timbrees paraissaient intactes. Le croupier dechira les enveloppes, battit les cartes et les passa a un ponte qui les battit a son tour. --Encore un peu, monsieur, si vous voulez bien, dit le prince avec un aimable sourire; je suis feticheur. Evidemment, ce n'etait pas des jeux sequences; Dantin pouvait etre tranquille de ce cote; il n'avait plus qu'a surveiller les mains de cet aimable banquier pour voir si, en approchant son fauteuil de la table, il ne ferait pas passer de sa main droite dans sa main gauche une portee preparee a l'avance--un _cataplasme_, si cette portee etait epaisse; un _rigolo_, si elle etait mince; mais tout se passa avec une regularite parfaite, il n'y eut aucune applique. Les jetons, les plaques, les louis et meme quelques billets de banque s'etaient abattus sur le tapis. --Combien y a-t-il? demanda le prince, affirmant ainsi mauvaise vue. --Vingt-huit mille francs, repondit le croupier, qui, d'un coup d'oeil exerce, avait fait son compte. --Rien ne va plus, dit le prince. --Messieurs, rien ne va plus, repeta Camy. Le prince donna les cartes avec lenteur, sans les quitter des yeux; les deux tableaux prirent des cartes; pour lui, il ne s'en donna pas, et, quand il montra son point, un murmure de surprise s'eleva: il s'etait tenu a 4, et il gagnait; le tableau de droite avait 3, le tableau de gauche baccara. --Quelle veine! Cette veine calma l'ardeur des pontes; l'heure de la restitution ne paraissait guere arrivee: aussi quand le prince fit sa question ordinaire: "Combien, je vous prie?" le croupier n'annonca-t-il que sept mille francs; les prudents se reservaient; il fallait voir. Ils virent qu'ils avaient eu tort de s'abstenir, car le banquier perdit cette taille en tirant une buche qui laissa le meme, son point de trois. Alors l'esperance revint aux joueurs, et le croupier annonca qu'il y avait vingt mille francs, mais cette fois ils eurent tort encore, car ce fut le banquier qui gagna; et ce qu'il y eut de remarquable dans ce coup, c'est qu'il fut aussi audacieux que l'avait ete le premier: le prince tira a six et amena un 2; ses adversaires avaient l'un 6, l'autre 7. Si les pontes furent consternes, Dantin fut etonne, c'etait trop beau, trop sur pour lui; il y avait la quelque volerie, mais laquelle? Il n'y voyait rien; il avait beau preter l'oreille, il n'entendait pas le plus leger bruit de filage dans cette piece silencieuse ou l'anxiete arretait les respirations. Devenait-il sourd? Il ecouta s'il entendait le battement de sa montre dans la poche de son gilet, et il l'entendit. La banque continua en suivant a peu pres la meme marche, sur quatre coups le banquier en gagnait trois, et presque toujours avec une surete de tirage extraordinaire. Quand, la banque finie, on apporta devant le prince la corbeille dans laquelle il devait emporter son gain, elle se trouva presque remplie de jetons et de plaques; c'etait un desastre. Pendant que le prince changeait toute cette mitraille d'ivoire et de nacre contre de vrais billets de banque, il voulut bien, toujours avec son aimable sourire, promettre a quelques joueurs qu'il reviendrait le lendemain et leur offrirait leur revanche. C'en etait assez pour ce soir-la; le cercle se vida presque completement; bien certainement il ne se passerait plus rien de serieux. Adeline emmena Dantin dans son cabinet. --Eh bien? demanda-t-il. --Le prince est un filou. --Vous avez vu? --Rien. --Alors, comment pouvez-vous porter une pareille accusation contre un homme dans sa situation et que nous a presente un membre des grands cercles? --Vous me demandez mon impression, je vous la donne; si vous voulez que je ne dise rien, je me tais. --Mais qui vous fait croire...? Dantin expliqua ce qui lui faisait croire que le prince etait un filou, en insistant principalement sur la surete de son tirage: --Il n'y a pas de sequences, dit-il en concluant, il n'y a tres probablement pas de filage, mais il y a quelque chose, et ce quelque chose je le chercherai, j'espere meme que je le trouverai, seulement il faudrait avant que j'eusse les cartes avec lesquelles le prince a taille. --Elles etaient neuves. Dantin ne repliqua pas, mais il insista pour examiner ces cartes, et comme ce soir-la il etait impossible de retrouver avec certitude dans la corbeille celles qui avaient servi au prince a tailler, il fut convenu que cet examen serait remis au lendemain. Ce retard contraria Adeline, qui aurait voulu ce soir meme expulser de son cercle le croupier Julien, ainsi que le garcon de jeu Theodore; mais il fallait bien attendre et laisser le prince prendre encore une banque sans eveiller les soupcons de personne, alors meme que cette banque du lendemain devait etre aussi desastreuse que celle qui venait de finir. Elle le fut; les choses se passerent exactement comme la veille: meme facon de jouer et de tirer, meme gain, meme impossibilite pour Dantin de rien voir. Comme cela avait ete convenu, aussitot que la banque fut finie, il se rendit dans le cabinet du president, ou celui-ci arriva presque aussitot, accompagne de Bunou-Bunou, mis dans le secret, afin de donner plus de solennite a l'examen. Ils apportaient les cartes de la derniere banque. Vivement Dantin les prit, les palpa, les examina; toutes passerent par ses doigts et sous ses yeux. --Je ne trouve rien, dit-il enfin. --Vous voyez, monsieur, avec quelle legerete vous avez soupconne le prince, dit Adeline severement; par bonheur, personne n'en saura rien. --Je jure que c'est un grec, s'ecria Dantin. --Il ne faut pas accuser sans preuve, dit Bunou-Bunou sentencieusement et avec non moins de severite qu'Adeline; si nous n'avions pas agi avec prudence, dans quelle situation nous mettiez-vous? Comme Adeline, Bunou-Bunou s'etait revolte a l'idee que le prince de Heinick pouvait etre un filou, et, comme Adeline, il regardait l'agent avec une pitie meprisante: --Ces policiers! Ce n'etait pas seulement des soupcons de Dantin sur le prince qu'Adeline avait entretenu son collegue, c'etait aussi des accusations portees contre Julien et Theodore; aussi, en voyant le decouragement de l'agent, tous deux se demandaient-ils si accusations et soupcons ne se valaient pas. Dantin etait trop fin pour ne pas deviner ce qui se passait en eux, mais que dire? le mot de Bunou-Bunou lui fermait la bouche: "On n'accuse pas sans preuve"; et cette preuve, il ne l'avait pas. --Votre surveillance n'ayant pas produit de resultat, au moins pour les joueurs, dit Adeline, je pense qu'il est inutile de la continuer; vous pouvez ne pas revenir demain. --Tres bien, monsieur, dit Dantin, je ferai mon rapport. Il se dirigea vers la porte; comme il allait l'ouvrir, il revint vivement, en se frappant le front: --Les lunettes! s'ecria-t-il, les lunettes! Adeline et Bunou-Bunou le regarderent en se demandant s'il etait pris d'un acces de folie. --Ce n'est pas pour rien qu'on a de pareilles lunettes. Il y a sur ces cartes des signes que nous ne voyons pas avec nos yeux, mais que lui voit avec ses lunettes. Avez-vous une loupe? --Nous n'en portons pas sur nous, dit Bunou-Bunou, d'un air goguenard. --Les opticiens sont fermes a cette heure; mais, heureusement, j'en ai une chez moi, je vais la chercher; dans vingt minutes, je serai de retour; je vous en prie, messieurs, donnez-moi vingt minutes. --Nous ne vous les refuserons pas, dit Adeline avec condescendance. XIII --Voila un particulier qui a failli nous mettre dans de beaux draps, dit Bunou-Bunou quand Dantin eut referme la porte. --C'est le role d'un policier de voir partout des coquins. --Cependant vous conviendrez que monter jusqu'au prince de Heinick, c'est vif. --Je me demande s'il n'a pas cru voir ce qu'il dit avoir vu des manoeuvres de Theodore et de Julien. --Je me le demande aussi. --Nous voyez-vous expulsant ces pauvres garcons, les accusant! --J'ignore si je m'abuse, mais il me semble que dans ces fonctions d'agent de police on doit prendre bien souvent le reve pour la realite. --C'est ainsi que courent de par le monde tant de legendes sur les tricheries dans les cercles: personne n'a vu voler, mais on connait des gens qui ont vu, et alors... --Et alors? --Et le prefet de police, avec ses airs mysterieux et discrets: "Mon cher depute, on triche chez vous"; ah! ah! ah! --Ah! ah! ah! --Et notez que c'est le meilleur agent de la brigade des jeux! A ce moment on frappa a la porte. Adeline n'eut que le temps de jeter un journal sur les cartes qui couvraient son bureau; c'etait Frederic qui venait aux renseignements; en voyant ces allees et venues, ces conciliabules, il n'etait pas sans inquietude; que signifiait tout cela? Mais en trouvant son president et Bunou-Bunou riant aux eclats, il se rassura; evidemment il ne se passait rien de grave; et apres quelques mots pour justifier tant bien que mal son entree, il se retira se disant qu'a coup sur ils se moquaient du commercant de Nantes. --J'ignore si je m'abuse, mais il me semble que c'est de la demence toute pure de pretendre qu'il peut se trouver des signes quelconques sur des cartes neuves enfermees dans des enveloppes scellees du timbre de l'Etat. Vous qui connaissez le jeu mieux que moi, voulez-vous m'expliquer ce qu'il a voulu dire? --Je n'en sais vraiment rien. --Et c'est le meilleur agent de la brigade des jeux. --Et nous restons la a l'attendre au lieu d'aller nous coucher. Ils n'attendirent pas longtemps; avant que les vingt minutes fussent ecoulees, Dantin arriva. --Voulez-vous me permettre de fermer la porte, dit-il d'une voix haletante. --Si vous voulez. L'examen de Dantin, arme de sa loupe, ne fut pas long: --Le voila, le signe! s'ecria-t-il; tenez, messieurs, regardez vous-memes, la. Et donnant la loupe et la carte a Adeline, il lui montra du doigt ou il fallait regarder. Les cartes avec lesquelles on jouait au _Grand I_ et qu'on fabriquait expres pour lui, au lieu d'etre unies, etaient tarotees en losanges roses et blancs, et la marque qui se voyait avec la loupe etait une toute petite tache imperceptible, faite sur un des losanges qui repondait au point meme de la carte, sur le premier pour l'as, sur le troisieme pour le 3, sur le neuvieme, sur le douzieme (afin de laisser un ecart facilement appreciable) pour le 10 et les figures; de sorte qu'en voyant cette petite marque on savait la carte comme si on la regardait a decouvert. --Comment a-t-on fait ces taches? dit Dantin, je n'en sais rien puisque je n'y etais pas, mais je jurerais que c'est avec une pointe d'aiguille rougie, approchee des cartes, qui a terni le vernis. En tout cas, c'est du bel ouvrage, propre, original... et trouve. --Mais ces cartes etaient dans des enveloppes scellees par la regie! dit Bunou-Bunou. --Il en est des bandes de la regie comme des enveloppes gommees de la poste, on les ouvre sans les dechirer en les exposant a la vapeur de l'eau bouillante; on retire alors les cartes une a une par le bout ouvert; on les marque; quand elles sont seches, on les replace une a une; on gomme la bande; et le tour est joue: voila des cartes neuves qui doivent inspirer toute confiance; celui qui n'a pas une loupe ou de fortes lunettes n'y voit rien: ce sont de tres habiles opticiens que messieurs les Allemands. --Mais il faut un complice, dit Adeline. --Aussi, y en a-t-il un... ou deux; en tout cas, le garcon d'appel qui apporte les jeux, et qui substitue a ceux qu'on lui a remis ceux qui ont ete prepares. --Est-ce possible? murmura Bunou-Bunou. --Vous allez le voir quand vous interrogerez ce garcon; mais, en attendant, laissez-moi, je vous en prie, vous prouver qu'avec ces cartes on joue a jeu decouvert, et vous montrer comment le prince opere. Tout a l'heure, vous avez doute de moi, je m'en suis bien apercu; laissez-moi me rehabiliter et vous convaincre que je ne suis pas le fou... que vous avez cru. Ils etaient trop confus de leur incredulite pour lui refuser ce qu'il demandait: il prit place au milieu du bureau en faisant asseoir Adeline a sa droite et Bunou-Bunou a sa gauche, comme s'ils etaient a une table de baccara ou il serait banquier; puis, tenant sa loupe de sa main gauche, de la droite il donna les cartes. --Maintenant, dit-il, avant que vous releviez vos cartes je vais vous dire vos points: a droite, il y a une figure et un 6, a gauche un as et un 7; moi j'ai une figure et un 5; je dois donc tirer, et je le fais d'autant plus surement que je sais que la carte que je vais retourner est un 4. Disant cela, il la retourna: c'etait bien un 4, comme les points qu'il avait annonces etaient bien ce qu'il avait dit. Adeline et Bunou-Bunou se regardaient consternes; la demonstration etait plus que faite. --Me permettrez-vous de vous demander, dit Dantin, ce que vous voulez faire? La meme reponse sortit instantanement de leurs deux bouches: --Pas de scandale; il faut etouffer l'affaire. Cette reponse etait trop conforme a la tradition pour que Dantin s'en etonnat: pas de scandale, c'est la mot de tous les presidents de cercle lorsqu'un scandale eclate chez eux; dans la rue ou il y a tout le monde, on crie "au voleur"; dans un cercle ou il n'y a qu'un monde choisi, on ne crie rien du tout; on expulse poliment le voleur sans prevenir personne, de facon a lui laisser toutes les facilites d'aller voler chez le voisin. Si Adeline voulait eviter un scandale auquel son nom serait mele et qui compromettrait le _Grand I_, il ne voulait pas cependant que le prince allat continuer son industrie dans les autres cercles de Paris. --Il est bien entendu, dit-il, que nous n'accorderons pas l'impunite au prince de Heinick, et que nous ne nous contenterons pas de lui ecrire une lettre banale pour lui interdire l'entree de notre cercle; il faut qu'il quitte Paris et la France. --Qu'il aille exercer son industrie dans son pays, dit Bunou-Bunou, je n'y vois pas d'inconvenient, au contraire. --Et le garcon de jeu? demanda Dantin. --Je vais le chasser. --Ne livrant pas l'auteur principal a la justice, dit Bunou-Bunou, nous ne pouvons pas lui livrer le complice. --Ne desirez-vous pas savoir comment cette complicite s'est etablie? --Certainement. --Nous allons l'interroger. Et Adeline, ayant sonne, dit au domestique qui se presenta d'aller lui chercher Leon. --Si vous voulez bien le permettre, dit Dantin, je l'interrogerai moi-meme; j'obtiendrai peut-etre des aveux plus vite, en meme temps que je le forcerai a ne pas ebruiter l'affaire. --Faites. Leon entra, l'air embarrasse et inquiet, regardant autour de lui. --Repondez a tout ce que monsieur vous demandera, dit Adeline en designant de la main Dantin, adosse a la cheminee. --Comment t'appelles-tu? dit celui-ci d'un ton rude. --Mais... Leon. --Ce n'est pas un nom, tu en as un autre? --Chemin. --Tu es Normand? --C'est vrai. --D'ou? --D'Arques. --C'est au Casino de Dieppe que tu as appris le metier? --Oui. --Tu es marie? Il fit un signe affirmatif. --Ou est ta femme; que fait-elle? --Elle tient un cafe a Arques. --Eh bien, tu prendras ce matin le train de six heures quarante-cinq pour Dieppe, et tu resteras aupres de ta femme, a tenir ton cafe avec elle; si tu reviens a Paris, la police correctionnelle et apres Poissy. Mais avant de partir tu vas dire a ces messieurs ce que le prince de Heinick te donne pour que tu lui apportes des cartes preparees, et comment l'affaire s'est arrangee entre vous. --Des cartes preparees! Dantin enleva le journal qui recouvrait les trois jeux. --Les voici. Leon etait deja a moitie aneanti, cette facon brutale de l'interroger en affirmant lui avait fait perdre la tete; la vue des cartes l'acheva. --Je n'ai jamais parle au prince, je vous le jure, balbutia-t-il. --Eh bien, qui est-ce qui te remet les jeux? --Je ne sais pas son nom: un petit homme jaune, grele, que j'ai connu au cafe ou je vais; il m'a dit que le prince ne pouvait jouer qu'avec ses cartes, des cartes neuves faites expres pour lui, un fetiche, quoi. --Bien sur. --Sans ca, et si les cartes n'avaient pas eu leur bande, je n'aurais jamais consenti. On peut prendre des renseignements, tout le monde dira que je suis un honnete homme: j'ai quatre enfants. --Ca vaut cher, un fetiche comme celui-la, car il est fameux. Leon hesita un moment. --Ne fais pas le malin, dit Dantin rudement. --Mille francs. Maintenant tu vas prendre tes hardes et filer sans dire mot a personne: si tu causes, au lieu d'aller jusqu'a Arques, ou tu seras heureux comme le poisson dans l'eau, tu t'arreteras a Poissy, ou on ne s'amuse pas. Leon ne se le fit pas dire deux fois; peu a peu il avait recule vers la porte, il l'entr'ouvrit et se faufila dehors. --Voila! dit Dantin, mille francs, offerts pour substituer un jeu de cartes a un autre et la tete tourne. Adeline et Bunou-Bunou tinrent conseil pour savoir comment ils procederaient avec le prince, et il fut decide qu'on attendrait son arrivee le lendemain, et qu'au lieu de le laisser entrer dans la salle du baccara, on le prierait de passer dans le cabinet du president. --Vous vous trouverez la, dit Adeline a Dantin, et vous preciserez la tricherie, si le prince essaye de la contester. Dantin allait se retirer, Adeline le retint: --Nous vous devons des remerciements, dit-il, pour le service que vous nous avez rendu; nous vous devons aussi des excuses, car, je l'avoue a un certain moment nous avons doute de vous. Le prefet saura combien vous nous avez ete utile en cette miserable affaire. Quand Dantin arriva le soir a onze heures au _Grand I_, il remarqua qu'on le regardait d'une facon bizarre et qui lui parut soupconneuse. En effet, les conciliabules dans le bureau du president, la disparition des cartes qui avaient servi a la banque du prince de Heinick, enfin l'absence inexpliquee de Leon avaient fait travailler les langues: ce n'est pas dans un cercle qu'on attend les coups du sort avec l'impassibilite d'une conscience tranquille. Cependant personne ne lui adressa la parole, pas meme Frederic qui causait avec Barthelasse, car Adeline vint au-devant de lui. --Voulez-vous m'attendre dans mon cabinet? dit celui-ci, vous y trouverez M. Bunou-Bunou; je vous rejoins tout a l'heure. En effet, Adeline ne tarda pas a arriver, accompagne du prince, qu'il fit passer devant lui poliment. --Vous desirez me parler? demanda le prince avec une hauteur dedaigneuse. --Oui, monsieur, nous avons a vous demander des explications sur votre facon de jouer. --A moi! Ce "moi" fut dit avec la fierte la plus superbe. --Et nous vous prions de nous les donner devant monsieur, continua Adeline en designant Dantin. Celui-ci s'avanca: --Dantin, inspecteur de la brigade des jeux. --Qu'est-ce a dire? --C'est-a-dire que vous trichez, prince. --Miserable! --Vous trichez avec ces cartes--il presenta les cartes--que vous remet le garcon de jeu, a qui vous donnez mille francs. Le prince hesita un moment en jetant autour de lui des regards feroces; puis tout a coup, laissant tomber sa tete sur sa poitrine, les jambes flageolantes, comme s'il allait defaillir: --Messieurs, ne me perdez pas... pour l'honneur de mon nom... un moment d'egarement, je vous expliquerai. --Vous n'avez rien a expliquer, dit Dantin, vous avez a prendre demain matin le train de sept heures trente pour Cologne, et a ne jamais revenir en France. --C'est impossible demain; la princesse... --La princesse vous rejoindra.--Cologne, ou la police correctionnelle. --Je partirai. Le lendemain, a sept heures quinze, Dantin, de surveillance a la gare du Nord, vit le prince en costume de voyage et sans lunettes descendre de voiture et se diriger vers le guichet. Il le suivit de loin, mais en se tenant en dehors des barrieres au lieu de passer dedans et en detournant la tete pour que le prince ne le reconnut pas. --Compiegne, demanda le prince en posant un billet de banque sur la tablette du guichet. Dantin lui prit le bras: --Compiegne est en France; c'est Cologne que vous voulez dire? --Cologne. XIV Quand le prince de Heinick fut en route pour Cologne, Adeline put enfin s'expliquer avec Frederic et lui demander l'expulsion du croupier Julien et du garcon de jeu qui changeait si bien la monnaie,--ce qu'il fit franchement, severement. Aux premiers mots, l'emoi de Frederic fut vif: un agent au cercle! qu'avait-il vu? qu'avait-il dit? que savait le president? Aussi ecoutait-il sans interrompre une seule fois; avant de se lancer, il fallait etre renseigne. Ce fut seulement quand Adeline fut arrive au bout de son requisitoire qu'il prit la parole--d'un air consterne, et aussi outrage. --D'abord je dois vous dire qu'avant une heure Julien et Theodore seront chasses du cercle; ce sont des miserables qui meritent d'autant moins de pitie que nous avions plus de confiance en eux; j'avoue que de ce cote je suis en faute; j'ai peche par trop de confiance precisement; je ne les ai point surveilles avec les yeux du soupcon; je suis dans mon tort, je le reconnais. Il avait debite ce petit couplet la tete basse, humblement; mais il la releva et reprit sa fierte, son air Mussidan: --Maintenant, permettez-moi d'ajouter que je suis... plus que surpris, plus que peine, en un mot, profondement blesse, que tout ce qui vient de se passer se soit fait en dehors de moi, par-dessus ma tete, en me tenant a l'ecart, comme si je n'avais pas la responsabilite de l'administration de ce cercle; vous comprendrez donc que je vous demande les raisons pour lesquelles vous avez agi de cette facon. Cette susceptibilite etait trop legitime pour qu'Adeline s'en fachat; il en attendait meme l'explosion, et il n'eut pas compris que chez un homme comme le vicomte elle n'eclatat point; aussi sa reponse etait-elle prete: --J'ai du me conformer aux desirs du prefet; le service qu'il m'a rendu, qu'il nous a rendu, etait assez grand pour que je n'eusse qu'a accepter les conditions qu'il mettait a son concours. Il fallait accepter cette explication ou se facher: Frederic ne se facha point. Il avait mieux a faire, c'etait d'amener Adeline a parler longuement de cet agent, afin de savoir au juste jusqu'ou celui-ci avait ete dans ses decouvertes. Mais Adeline avait tout dit, il ne put que se repeter. Alors Frederic expliqua son insistance; il voulait savoir; il cherchait a profiter des observations de cet agent, non pour le passe, mais pour l'avenir: il ne fallait pas que ce qui venait d'arriver put se reproduire, non seulement avec les croupiers et les garcons de jeu, mais encore avec les grecs comme le prince de Heinick; la tricherie de celui-ci avait ete si originale, si audacieuse qu'elle l'avait trompe; malgre les soupcons que cette surete de tirage et cette veine invraisemblable provoquaient, il n'avait pu la decouvrir; mais dorenavant des precautions seraient prises qui empecheraient toute fraude; on ne se servirait plus que de cartes unies et on taillerait avec trois jeux de couleurs differentes, blancs, roses, chamois, ce qui couperait radicalement le filage; tous les soirs, les cartes ayant servi seraient brulees devant les joueurs; a la verite, ce serait une perte de cinq ou six mille francs par an que produisait la revente de ces cartes, mais la securite absolue ne saurait se payer trop cher; d'ailleurs, cette lecon donnee aux autres cercles qui, malgre les prohibitions legales, vendent leurs cartes, serait productive: elle prouverait une fois de plus que, bien decidement, le _Grand I_ etait un cercle modele. Que le _Grand I_ dut devenir, dans un temps donne, plus cercle modele qu'il ne l'etait deja, cela ne pouvait pas changer les resolutions d'Adeline. Depuis que le prefet lui avait dit: "On triche chez vous", il avait vecu sous le poids ecrasant d'une obsession qui ne le lachait ni jour ni nuit: il se voyait devant le tribunal oblige de repondre comme temoin aux questions du president, et d'ecouter la tete basse ses admonestations; que de demandes mortifiantes pour son caractere, blessantes pour son honneur ne lui adresserait-on point? Et tout en entendant les questions severes ou bienveillantes du president, tout en voyant son sourire narquois ou dedaigneux, il se repetait les paroles du pere Eck: "Laissez ces gens-la a leurs plaisirs; ce n'est pas seulement pour la fortune que la famille est bonne." Alors, dans cette agitation tumultueuse, il avait fait un voeu comme le marin au milieu de la tempete: s'il echappait au danger qui le menacait, il renoncerait a cette existence si peu faite pour lui, et, suivant le conseil du pere Eck, il laisserait ces gens a leurs plaisirs, qui n'etaient pas du tout les siens. Jamais il n'avait fait son examen de conscience avec cette anxiete et cette intensite de pensee: que lui avait-elle donne, cette existence qu'il n'avait acceptee qu'en vue de resultats que l'imagination lui montrait si superbes et que la realite s'obstinait a tenir aussi eloignes qu'au premier jour? Quelles affaires bonnes pour ses interets personnels lui avait apportees cette presidence qui devait lui creer tant de relations utiles? Aucune. Si, laissant de cote son interet personnel, il ne prenait souci que de l'interet general, il etait bien force de s'avouer aussi que cette fondation de son cercle, qui devait concourir au developpement de la vie brillante a Paris, avait tout simplement concouru au developpement du jeu: ou etaient-ils, les commercants que le cercle avait enrichis? Il ne les voyait pas; tandis qu'il ne voyait que trop bien ceux qu'il avait appauvris ou ruines--lui tout le premier. Car le plus clair de cette miserable aventure, c'etait sa dette a la caisse du cercle, les soixante mille francs qui, a cette heure, en formaient le chiffre. Cependant, malgre cette dette, il fallait qu'il accomplit son voeu, et qu'en donnant sa demission il reprit sa liberte, sa dignite. Il n'y avait pas a hesiter, pas a balancer; le repos, l'honneur peut-etre etaient a ce prix. Ce qu'il avait vu pendant ces quelques jours, ce qu'il avait appris l'epouvantait. Eh quoi, c'etaient la les moeurs de ce monde, le vol, partout le vol, en haut comme en bas, pas une main nette; et toutes ces hontes, il les couvrait de son nom: "Allons chez Adeline"; c'etait chez Adeline que les croupiers _etouffaient_ les jetons; chez Adeline que le prince de Heinick volait au jeu; deux siecles de travail et de probite aboutissaient a ce resultat. Son parti etait pris; coute que coute, il fallait qu'il sortit de cet enfer, qui ne devorait pas seulement sa fortune et son honneur, mais qui le devorait lui-meme, du moins ce qu'il y avait de bon en lui, pour n'y laisser que ce qui s'y trouvait de mauvais: s'il est des passions qui elevent le coeur et l'esprit, ce n'est pas precisement celle du jeu; depuis qu'il etait a son cercle, tous les genres de joueurs lui avaient passe devant les yeux et dans des conditions ou la bete humaine se livre le plus franchement; il ne voulait pas leur ressembler. A la verite, c'etait renoncer aux esperances qu'il avait caressees pour Berthe, mais pouvait-il payer de son honneur la dot qu'il avait cru lui gagner? elle serait la premiere a ne pas le vouloir. Lorsque Frederic le quitta pour aller congedier Julien et Theodore, il n'hesita pas une minute, contrairement a ce qui arrivait toujours lorsqu'il avait une resolution difficile a prendre, il quitta le _Grand I_ et partit pour Elbeuf, car, avant de donner sa demission, il fallait qu'il s'acquittat a la caisse,--ce qui n'etait possible qu'en redemandant a sa femme les trente-cinq mille francs qu'il lui avait envoyes quand il avait joue pour la premiere fois, et en arrangeant avec elle une combinaison pour se procurer les vingt-cinq mille autres. Quelle douleur pour la pauvre femme; pour lui quelle humiliation! L'affaire du prince l'avait empeche d'aller a Elbeuf comme a l'ordinaire; il envoya une depeche a sa femme pour lui annoncer son arrivee, et, quand il entra dans la salle a manger, il trouva tout son monde l'attendant devant la table mise: la Maman dans son fauteuil, sa femme, Berthe et Leonie. --Comme tu es gentil de nous rendre le samedi que tu ne nous avais pas donne, dit Berthe en l'embrassant. --Alors, la politique chauffe? dit la Maman. Depuis que la Maman s'etait expliquee sur le mariage de Berthe avec Michel, elle ne parlait plus que de politique quand il venait passer un jour a Elbeuf; c'etait sa maniere de protester contre ce mariage; elle ne boudait pas, mais elle evitait les sujets ou il aurait pu etre question d'interets de famille. Comme de leur cote, Adeline et madame Adeline ne tenaient pas moins a ce que ces sujets ne fussent pas abordes, et comme, du sien, Berthe veillait a ne pas offrir a sa grand'mere la plus legere occasion de manifester franchement ou par des allusions son hostilite, c'etaient des conversations politiques sans fin auxquelles tout le monde prenait part. Mais ce soir-la la politique elle-meme languit et plus d'une fois Adeline preoccupe laissa tomber l'entretien sans continuer avec sa mere la discussion commencee. --Irons-nous, demain au Thuit? demanda Berthe toujours desireuse de ces promenades avec son pere. --Non, je repars demain matin pour Paris. Aussitot apres le souper, Adeline roula sa mere chez elle; puis, ayant embrasse sa fille et Leonie, il passa dans le bureau avec sa femme: --Qu'as-tu? demanda celle-ci, quand la porte fut refermee; comme tu es preoccupe ce soir! --Une chose grave, qui va te causer un grand chagrin... et qui me cause, a moi, une cruelle humiliation. Elle le regarda, effrayee; il detourna les yeux. Alors elle vint a lui et, lui passant le bras autour du cou par un geste maternel, elle se pencha a son oreille: --Tu as joue! dit-elle a voix basse, sans le regarder. --Oui. --Mon pauvre Constant! --J'ai ete entraine, une fatalite. --Je pense bien. Le premier coup porte, elle s'etait remise un peu, bien que le plus dur ne fut pas dit. --Combien? demanda-t-elle. --Il me faut vingt-cinq mille francs. Bien que dans leur situation la somme fut tres grosse, elle avait craint le malheur plus grand encore. --Nous les trouverons, ne t'inquiete pas, dit-elle. Puis, voulant le relever: --C'est un accident, dit-elle, une faillite: justement, nous n'en avons pas eu cette annee. --Chere femme, murmura-t-il, quelle bonte en toi, quelle indulgence! --Veux-tu bien te taire! dit-elle, en essayant de sourire pour ne pas pleurer; est-ce qu'il doit etre question d'indulgence entre nous? --Plus que jamais, car je ne t'ai pas tout dit. --Mon Dieu! En effet, le hasard de l'entretien, et aussi la confusion, l'embarras, la preoccupation d'amoindrir la force du coup qu'il allait porter a sa femme, avaient change la marche qu'Adeline voulait suivre: c'etait vingt-cinq mille francs ajoutes aux trente-cinq mille mis de cote sur son gain qu'il lui fallait. --Tu sais les trente-cinq mille francs de la faillite Beaujour? --Ils ne provenaient pas de la faillite Beaujour. --Qui t'a dit?... s'ecria-t-il. --Tu les avais gagnes au jeu. Il la regarda interdit. --Est-ce que tu sais mentir? Crois-tu qu'on peut vivre pendant vingt-six ans unis de coeur et de pensees sans se connaitre et sans lire l'un dans l'autre? Quand tu m'as parle de ces trente-cinq mille francs, j'ai bien vu d'ou ils venaient. Et c'est la ce qui, depuis, a fait mon tourment; puisque tu avais joue, tu pouvais jouer encore; je tremblais; que de fois j'ai voulu te le dire, et puis j'attendais pour te laisser commencer. J'etais si bien certaine que ces trente-cinq mille francs provenaient du jeu, et que tu me les redemanderais un jour, que je n'ai jamais voulu les employer; ils sont a ta disposition, il n'y a qu'a les prendre. Il la serra dans ses bras. --Nous aurions toujours ete heureux que je ne te connaitrais pas! s'ecria-t-il avec effusion. --C'est donc soixante mille francs que tu dois? interrompit-elle. --Oui. --Eh bien, je trouve comme un soulagement a le savoir; j'ai l'esprit ainsi fait d'aller toujours au pire; J'ai craint plus que ca bien souvent; j'ai vu tout perdu. Que de fois je me suis reveillee ruinee, dans la rue, sans rien; tu vois ce qu'a ete ma vie depuis que ces trente-cinq mille francs maudits me sont arrives; et puis si tu te decides a payer ces soixante mille francs, c'est que tu renonces, n'est-ce pas, a les rattraper par le jeu? --Ce n'est pas seulement a les rattraper que je renonce, c'est aussi a la presidence du cercle. --Ah! Constant! s'ecria-t-elle. --Comme c'est a la caisse que je dois cette somme, je ne peux pas me retirer sans la payer; aussitot que j'aurai paye, je donnerai ma demission. --Tu la payeras des demain! s'ecria-t-elle, ce n'est pas acheter notre repos trop cher. Tout de suite ouvrant la caisse, elle chercha dans son portefeuille les valeurs avec lesquelles elle pouvait faire ces vingt-cinq mille francs. --Nous nous en tirons encore a peu pres, dit-elle; tout pouvait y rester. --Meme l'honneur. Et il lui raconta comment il s'etait resolu a donner sa demission. XV Pendant qu'Adeline roulait vers Elbeuf, Frederic, Barthelasse et Raphaelle tenaient conseil chez celle-ci. Depuis que le _Grand I_ etait ouvert, jamais il ne s'etait trouve dans des conditions aussi critiques; si l'avertissement du prefet: "On triche chez vous", n'annoncait rien de bon, puisqu'il revelait des plaintes certaines, la surveillance de l'agent et les precautions prises pour qu'elle put s'exercer en cachette faisaient toucher du doigt les dangers de la situation. Raphaelle, qui n'allait pas au cercle, et par la ne pouvait avoir aucune responsabilite pour ce qu'il s'y passait, etait furieuse contre ses associes, qu'elle accablait de ses reproches et de ses injures: Frederic comme Barthelasse, et Barthelasse comme Frederic, passant de l'un a l'autre, quand elle ne les reunissait pas dans le meme sac pour les secouer en les cognant l'un contre l'autre. --Non, vraiment, c'est trop bete; qu'est-ce que vous fichez dans le cercle, je vous le demande; il semble que pour vous--cela s'adressait a Barthelasse--tout soit dit quand vous avez empeche un pret douteux de cinq cents louis, et que pour toi--ceci s'adressait a Frederic--tu n'as qu'a dormir tranquillement dans un fauteuil quand tu as passe la revue de ton personnel, et que tu l'as trouve correct. Et vous etes du metier! Elle haussa les epaules en les toisant avec pitie; puis se tournant vers Barthelasse: --Vous dites que vous etes le malin des malins--imitant son accent--oui, mon bon, vous le dites; tous les tours qui ont pu se faire, vous les connaissez, et quand un particulier a lunettes opere sous vos yeux, tire a six, ne tire pas a quatre, gagne honteusement vous trouvez ca tout naturel. Insolent et fanfaron avec les hommes, Barthelasse, taille en taureau, se laissait facilement intimider par les femmes qui lui tenaient tete, et par Raphaelle plus que par toute autre, "si moucheron" qu'elle fut, comme il disait d'elle. --Je n'ai pas trouve ca naturel du tout, repliqua-t-il. --Non; seulement, au lieu de chercher ou il fallait, vous avez remache toutes les vieilleries de votre honorable carriere, les telegraphistes que vous n'avez pas vus, par cette bonne raison qu'il n'y en avait pas, le filage que vous n'avez pas entendu, puisqu'il ne filait pas, enfin tout votre repertoire, au lieu de chercher dans le neuf; ca n'etait pas bien difficile a inventer, cette petite marque d'aiguille a tricoter donnant juste le point de la carte, et ca n'etait pas bien difficile non plus a decouvrir, puisque ce policier l'a decouverte. Ce qui redoublait la confusion de Barthelasse, c'est que ce que Raphaelle lui reprochait etait ce qu'il se reprochait lui-meme: "Comment n'avait-il pas eu l'idee de se servir d'une loupe?" car il les avait examinees, les cartes avec lesquelles le prince jouait, et comme Dantin, tout d'abord, il n'avait rien vu; au toucher, il n'avait rien senti. Elle l'abandonna pour se jeter sur Frederic. --Et toi, tu parles a ce policier, et tu ne vois pas ce qu'il est: negociant a Nantes! --J'ai eu des soupcons. --Et tu les as gardes pour toi; tu ne pouvais donc pas l'interroger sur Nantes? il n'y a peut-etre jamais mis les pieds, il t'aurait repondu des betises. --Tu conviendras que ce n'est pas de la chance de tomber sur un agent que personne ne connait. --Il vous aurait fallu un commissaire avec son echarpe; vous auriez ouvert l'oeil; tandis que c'est l'agent qui l'a ouvert. --Qu'a-t-il vu, interrompit Barthelasse, c'est la qu'est la question interessante. --C'est clair, ce qu'il a vu. --Et la cagnotte? continua Barthelasse. --Il ne t'a rien dit de la cagnotte, ton president? demanda Raphaelle. --Rien. --Il n'y a pas fait d'allusion? --Aucune. --Alors c'est que l'agent n'a rien vu de ce cote, dit Raphaelle. --Pourquoi aurait-il tout vu des autres cotes, et rien de celui-la? demanda Barthelasse; il a de bons yeux, le coquin! --Puisqu'il n'a rien dit. --C'est le president qui n'a rien dit a Frederic, mais l'agent savons-nous ce qu'il a dit au president? --Puisque le president n'a parle de rien, repeta Raphaelle avec colere. --Parce qu'on ne parle pas d'une chose, cela prouve-t-il qu'on ne la connait pas? --S'est-il gene pour parler de Julien et de Theodore, et pour exiger leur renvoi immediat? s'est-il gene pour renvoyer lui-meme Leon? --Julien, Theodore, Leon, qu'est-ce que ca lui fait? je vous le demande, hein! s'ecria Barthelasse; tandis que la cagnotte, qu'est-ce qu'elle lui rapporte? trente-six beaux mille francs; et vous croyez qu'il va se facher avec elle; il ignore, on ne lui a rien dit, l'agent n'a rien vu; c'est son genre, a cet homme, d'ignorer ce qu'il ne veut pas savoir; ce n'est pas d'aujourd'hui que je vous le dis; et il n'est pas le seul; j'en ai connu plus d'un comme ca. --Il ne s'agit pas des gens que vous avez connus, interrompit Raphaelle, agacee par les histoires de Barthelasse, il s'agit de notre president. --Eh bien, le notre a eu les yeux ouverts par l'agent, et s'il ne parle pas de la cagnotte, c'est qu'il ne lui convient pas d'en parler, il accepte tacitement; il laisse aller les choses, puisqu'il ne sait rien. --Il accepte? --Il a accepte, il me semble; la caisse est la pour le dire. --Oui, mais acceptera-t-il maintenant? --Que veux-tu dire? demanda Raphaelle effrayee. --Que j'ai peur. --De quoi? --Qu'il ne nous quitte. --Il doit soixante mille francs, s'ecria Barthelasse, nous le tenons! --Il peut les payer; alors comment le tenons-nous, par quoi? --Qu'a-t-il donc dit? --Rien, repondit Frederic; mais son air a parle pour lui; ce brave homme n'etait pas plus fait pour etre president de cercle que moi je ne le suis pour etre eveque; c'est de force que nous l'avons fourre la-dedans; je sais le mal que j'ai eu; il ne pense qu'a s'en aller; et s'il n'est pas encore parti, c'est parce que nous lui faisions certains avantages qui dans sa position lui etaient agreables, et aussi parce qu'il en esperait d'autres qui ne se sont nullement realises; mais ce qui s'est realise, ce sont des ennuis et des tourments qui l'epouvantent. Il a peur d'etre compromis, et ce qui vient de se passer l'a tout a fait affole. C'est une terreur qui s'est emparee de lui, et qui lui fera commettre toutes les betises. Je ne serais pas du tout surpris qu'en ce moment il n'eut pas d'autre idee que de se procurer les soixante mille francs qu'il nous doit, pour nous planter la. Alors que deviendrons-nous? Les trois associes se regarderent avec stupeur. --Personne mieux que moi ne sait combien il est embetant, continua Frederic, combien on a de difficultes a manoeuvrer avec lui, combien il est genant; mais tout cela n'empeche pas qu'il ait du bon et que si nous le perdons nous ne retrouverons jamais son pareil: c'est un paratonnerre; estime de tout le monde et de tous les mondes, ami du prefet, tant qu'il nous couvrait nous n'avions rien a craindre, ni le cercle, ni nous; l'aventure du prince le prouve bien. Il faut convenir qu'en l'inventant Raphaelle a eu la main heureuse; elle l'eut fabrique elle-meme qu'elle ne l'eut pas mieux reussi. --En tout cas je l'aurais fait plus solide, de facon a ce qu'il durat plus longtemps. --Que ne dira-t-on pas s'il nous lache? On cherchera pour quelles raisons il se retire, sans compter qu'il les dira peut-etre lui-meme, ses raisons. Alors nous voila livres aux _mangeurs_; si nous refusons leurs services, ils nous poursuivront; si nous les acceptons il faudra les payer, et d'un prix combien plus cher que les trente-six mille francs que nous donnions au _Puchotier!_ Avec lui nous etions tranquilles et c'etait cranement que je repondais que nous n'avions besoin de personne: "Merci, nous avons notre president." --Peut-etre vous exagerez-vous les choses, dit Barthelasse; trente-six mille francs, c'est bon a garder. --Mon cher, si vous aviez assiste a notre entretien, vous verriez que je n'exagere rien et vous seriez aussi inquiet que moi. Apres le premier moment de surprise, quand il m'a raconte l'histoire du prince de Heinick et qu'il a exige l'expulsion de Julien, de Theodore, severement, comme un juge qui s'adresse a un coupable, je me suis vite remis et tout de suite je lui ai longuement explique toutes les precautions que nous prendrions, tous les sacrifices que nous nous imposerions pour que de pareilles choses ne puissent pas se renouveler, c'etait a peine s'il m'ecoutait; lui qui autrefois eut voulu explications sur explications, il avait l'air de me dire: "Vous savez que tout cela m'est indifferent, ce n'est pas pour moi"; et c'est ce qui a commence a me donner l'eveil. Si son intention avait ete de rester avec nous, il m'eut interroge au lieu de me fermer la bouche. --Mais alors pourquoi exiger le renvoi de Julien et de Theodore? demanda Barthelasse. --Pour faire justice avant de partir; d'ailleurs vous devez bien penser qu'au premier mot je ne lui ai pas laisse le temps d'exiger, j'ai pris les devants. --Mes pressentiments sont les memes que ceux de Frederic, dit Raphaelle; il doit vouloir se retirer. Que deviendrons-nous? Il y eut un moment de silence et ils se regarderent comme pour chercher, dans les yeux des uns des autres, les idees qu'ils ne trouvaient pas en eux. --Je vais vous dire, s'ecria Barthelasse, cet homme a trop perdu; s'il avait gagne, il ne demanderait qu'a continuer; mais toujours perdre, je m'imagine que ca degoute. --Il n'a pas assez perdu, repliqua Raphaelle; s'il nous devait deux cent mille francs, nous le tiendrions. --S'il joue encore, on pourrait les lui faire perdre, dit Frederic. --Moi, je suis pour qu'on les lui fasse gagner, continua Barthelasse. D'abord ca n'appauvrira pas la caisse, qui n'a ete que trop soulagee par cette canaille de prince, et puis il n'y a rien qui attache les gens comme le succes, c'est la lecon de la morale. Raphaelle et Frederic n'etaient pas en situation de plaisanter, cependant cette lecon de la morale invoquee par ce vieux crocodile de Barthelasse, comme ils l'appelaient entre eux, les fit rire: --Riez, riez, continua Barthelasse: je sais ce que je dis, j'ai des exemples: il y a sept ans, a Luchon, M. Jules Ramot me devait cinquante mille francs et je commencais a comprendre que j'aurais bien du mal a les rattraper jamais. Alors, qu'est-ce que j'ai fait? je lui ai passe des sequences sans rien lui dire, avec lesquelles il a gagne pres de nonante mille francs. L'annee d'apres il est revenu; l'annee suivante aussi; il ne voulait plus tailler que chez moi; et pourtant il ne s'etait rien dit entre nous, mais entre galantes gens on s'entend a demi-mot. Ainsi de notre homme, j'en suis sur. Demain, apres-demain, un peu avant qu'il prenne la banque.... --Prendra-t-il jamais la banque chez nous maintenant? --Laissez-moi supposer qu'il la prendra. Il est donc dispose a la prendre. Alors je m'approche, et je lui dis sans avoir l'air de rien: "Mon _presidint_, vous n'avez pas assez le respect de la veine, ne vous mettez donc en banque qu'avec Camy pour croupier, il fait gagner les banquiers"; et mon Camy, qui n'a pas son pareil, lui passe une belle sequence que j'ai preparee moi-meme et qui lui donne sept ou huit coups surs: comme il est reconnu que notre _presidint_ est le plus honnete homme du monde, personne n'ose le soupconner, et il empoche une belle somme qui lui inspire le gout de la chose; s'il n'a pas parle du _bourrage_ de la cagnotte, il acceptera encore bien mieux les sequences qui lui profiteront personnellement, tandis que la plus grosse part de la cagnotte lui passe devant le nez. Raphaelle haussa les epaules par un geste de son enfance faubourienne qui lui etait reste. --Savez-vous ce que produira votre discours au _presidint_, repondit-elle, c'est qu'il aura de la defiance et ne voudra pas prendre la banque; ou bien, s'il ne se defie pas, il la prendra naivement, betement, et battra les cartes, les fera couper; voila votre belle sequence brouillee, et... il perd. Barthelasse ne se facha pas de ces objections. --Je ne dis pas qu'il ne serait pas plus commode de lui mettre tout simplement la sequence dans la main en lui disant de jouer les cartes dans l'ordre ou elles sont rangees; mais il ne serait pas le premier a qui l'on imposerait une sequence sans qu'il se doute de rien, quitte a le prevenir delicatement une fois la chose faite, a seule fin de lui inspirer de la reconnaissance. --Et comment? demanda Raphaelle, qui pour le jeu n'avait ni la science ni les roueries de Barthelasse. --Tout simplement en lui faisant prendre une suite: nous mettons en banque le baron ou Salzman et nous leur passons la sequence; ils ne la brouilleront pas, eux, n'est-ce pas; mais apres deux ou trois coups ils l'abandonneront, et nous manoeuvrerons pour que le president prenne leur suite. C'est lui qui joue les cartes que le baron ou Salzman viennent de laisser, et, sans que personne puisse soupconner un homme dans sa position, il fait une rafle qui nous le livre. --Pour cela il faut qu'il taille encore chez nous, dit Frederic. Et taillera-t-il? La est la question. XVI C'etait avec des valeurs a escompter et des factures a recevoir que madame Adeline avait fait les vingt-cinq mille francs, qui ajoutes aux trente-cinq mille provenant du jeu, devaient payer les soixante mille dus a la caisse du cercle. En arrivant a Paris, Adeline remit ces valeurs a son banquier, et s'occupa ensuite de toucher les factures dont l'une, s'elevant a trois mille et quelques cents francs, etait due par un marchand de draperie de la rue des Deux-Ecus, un vieux, tres vieux client de la maison, qui ne faisait pas un gros chiffre d'affaires, mais qui etait aussi sur que la Banque de France. Adeline savait si bien qu'il n'avait qu'a se presenter pour etre paye, qu'il l'avait garde pour le dernier; il la connaissait, la formule du vieux drapier: "Ah! voila M. Adeline; nous allons regler notre petit compte." Et ce compte, on le reglait dans la salle a manger, en buvant un verre de cassis, tandis que, par un chassis vitre, on voyait les commis dans le magasin visiter les pieces qui arrivaient de chez le fabricant, ou vendre le metrage d'un pantalon a un petit tailleur. Le seul ennui de ces visites etait dans l'exhibition obligee des coupons ou se trouvaient un defaut, qui avaient ete soigneusement conserves et qui permettaient une autre phrase non moins traditionnelle que celle du petit compte: "Ah! monsieur Adeline, on ne travaille plus comme autrefois." Ce qu'Adeline, reconnaissait sans trop se faire prier. Quand il tourna le coin de la rue Jean-Jacques-Rousseau, le soir tombait, mais la nuit n'etait pas encore faite; dans la demi-obscurite de la rue etroite, il lui semblait vaguement que les choses n'etaient pas comme il les voyait depuis vingt-cinq ans aux abords du magasin de son vieux client. Ou donc etait l'etalage avec ses pieces de drap de toutes les couleurs? Quelques pas de plus lui montrerent que le magasin etait ferme, et que, sur les volets, quatre pains a cacheter fixaient une bande de papier: "Ferme pour cause de deces." Comme la rue des Deux-Ecus est en grande partie occupee par des drapiers, il entra chez un autre de ses clients qui le mit au courant: "Mort ce matin d'une attaque d'apoplexie, le pere Huet, et ses neveux, qui se jalousent, ont fait tout de suite apposer les scelles." La deception etait contrariante pour Adeline, car elle renversait tout son plan: a cette heure de la soiree, les maisons ou il aurait pu se procurer la somme qui lui manquait etaient fermees, et par la il se trouvait dans l'impossibilite d'aller au _Grand I_ pour payer sa dette et pour y signer sa demission sur son bureau qu'il ouvrirait une derniere fois. Il resta un moment dans la rue, ne sachant de quel cote tourner. A la verite il devait se dire que c'etait la un retard insignifiant, et qu'il serait encore parfaitement temps de demissionner le lendemain; mais cependant il etait mecontent, agace, comme lorsqu'on est arrete par un incident qu'on n'a pas prevu. Il avait prepare sa lettre, prepare aussi sa phrase d'adieu a Frederic; il etait ennuye de les garder. Justement parce qu'il pensait a son cercle, ses pas le porterent machinalement avenue de l'Opera; et arrive devant sa porte il monta: apres tout, autant diner la qu'ailleurs. Quand Frederic et Barthelasse le virent entrer, ils echangerent un sourire de soulagement. Ce n'etait pas une lettre, la lettre de demission qu'ils attendaient presque, c'etait lui; puisqu'il revenait, rien n'etait perdu. Frederic l'accapara pour lui raconter l'expulsion de Julien et de Theodore. --J'ai profite de l'occasion pour inspirer une sainte frayeur a tout le personnel: Je vous promets que l'exemple sera salutaire. Vous verrez. Mais ce fut a peine si Adeline l'ecouta. Que lui importait ce qui se passerait au _Grand I_ dans quelques jours? Frederic se retira donc assez deconfit et alla faire part de cette mauvaise reception a Barthelasse. --Toujours dans les memes dispositions, dit-il; il doit avoir sa demission dans sa poche. --Il faut l'appuyer si bien avec des billets de banque qu'elle ne puisse pas en sortir: je vais preparer la sequence. --Taillera-t-il? --En le poussant. --Envoyez chercher le baron et Salzman. A table, Adeline oublia sa deception et se derida: justement c'etait le jour des invitations et elles avaient amene de nombreux convives. A cote d'etrangers qu'il n'avait jamais vus se trouvaient des habitues, des amis. Le menu etait reussi; on racontait des histoires droles; il se laissa d'autant plus facilement aller que c'etait la derniere fois qu'il faisait fonction de president, et peu a peu il retrouva les agreables sensations de ses premiers mois de presidence, quand il voyait tout en beau et se demandait comment il avait pu, jusqu'a ce jour, vivre ailleurs que dans un cercle. Ce fut seulement quand le jeu commenca qu'il devint nerveux et impatient. --Vous n'en taillez pas une ce soir, mon president? Chaque fois qu'on lui adressait cette question, d'un ton engageant et avec sympathie, il s'exasperait. C'etait deja bien assez pour lui d'entendre la musique du jeu: le bruit des jetons, le flic-flac des cartes, le murmure etouffe des joueurs, que dominait de temps en temps l'eternel: "Le jeu est fait. Rien ne va plus?", sans qu'on vint encore le tenter et le pousser. Jamais il n'etait venu a son cercle avec 50,000 fr., dans ses poches, et, a chaque mouvement qu'il faisait, il eprouvait un singulier sentiment qu'il ne s'expliquait pas bien, en frolant la grosseur produite par ces liasses. Combien d'autres a sa place n'auraient pas pu resister a la tentation de tater la chance, car tout joueur sait que ce n'est pas du tout la meme chose d'operer avec une petite mise qu'avec une grosse; avec une petite, etrangle dans ses mouvements, on est a peu pres sur de la perdre; au contraire, avec une grosse qui vous donne toute liberte de manoeuvrer, on est a peu pres certain de gagner; c'est une affaire de tactique. --Comment, mon president, vous n'en taillez pas une ce soir? Il semblait qu'on se fut donne le mot pour le pousser. Non, certes, il n'en taillerait pas une; il le repondait nettement. Et cependant? S'il est vrai que la fortune sourit presque toujours a ceux qui jouent pour la premiere fois, n'est-ce pas vrai egalement pour ceux qui jouent leur derniere partie? C'est quand on la tracasse et on l'obsede continuellement qu'elle vous abandonne a la deveine. Et cette partie, s'il la jouait, ce serait bien certainement la derniere. Mais quand ces pensees traversaient son esprit, il les rejetait loin de lui, en se disant que ce sont les sophismes ordinaires aux joueurs, qui pendant trente ans, cinquante ans, jouent aujourd'hui leur derniere partie qu'ils recommenceront le lendemain... mais qui, cette fois, sera bien decidement la derniere. Pourtant, il y avait un point qui le troublait: c'etait la mort de son client de la rue des Deux-Ecus; pourquoi le pere Huet etait-il mort juste au moment de le payer et de parfaire les soixante mille francs dus a la caisse? N'y avait-il pas la quelque chose de providentiel; une impossibilite qui etait un avertissement? On n'est pas joueur sans etre superstitieux, et bien qu'on soit le premier tres souvent a se moquer de ses superstitions, on les accepte quand elles ne contrarient pas la manie dont on est obsede Aussi, tout en se disant qu'il serait absurde de croire que le pere Huet etait mort expres pour le pousser au jeu, il se disait en meme temps que cette mort pouvait bien signifier quelque chose. Pourquoi ne pas voir quoi? Il y avait un moyen facile de faire cette experience, c'etait de tater la chance, non avec ces cinquante-six mille francs, non pas meme avec quelques-uns des billets qui composaient cette somme, mais simplement avec cinq louis ou dix louis de son argent de poche. Cette combinaison avait cela d'excellent que, tout en respectant l'argent que sa femme lui avait remis, il ne laissait point passer la veine sans mettre la main dessus, si reellement elle s'offrait a lui. Ce n'est point tant les audacieux que la fortune favorise, que ceux qui savent l'arreter quand elle passe a leur portee. Depuis qu'il balancait ainsi le pour et le contre, il errait par les differentes pieces du cercle, s'arretant devant le billard pour applaudir quelques carambolages, dans un autre salon pour conseiller un ami qui jouait a l'ecarte, dans la salle de lecture pour lire un journal du soir dont il ne suivait pas deux lignes, malgre son application, mais quand cette idee de la mort du pere Huet eut traverse son esprit, il rentra dans la salle de baccara et, tirant cinq louis de son porte-monnaie, il les posa sur le tableau qui se trouva devant lui,--celui de gauche. Le banquier donna les cartes et perdit a droite comme a gauche. Sans doute, c'etait bien peu de chose que ce gain pour Adeline, cependant il en fut aussi heureux que si, au lieu de 100 francs, il avait gagne 1,000 louis, car, s'il etait insignifiant en soi, quelle importance ne prenait-il pas comme indication de la veine. Il laissa ces cent francs et, gagna encore. Decidement, la mort du pere Huet semblait bien etre providentielle. Il voulut s'en assurer: quittant le tableau de gauche il passa a droite, ou il ponta les 300 francs qu'il venait de gagner: le tableau de gauche perdit, le tableau de droite gagna. Frederic, qui le suivait de pres, s'approcha de, lui --Quelle veine, mon president! Adeline laissa ses 600 francs et la chance fut encore pour lui. --N'est-ce pas merveilleux! s'ecria Frederic. --Moi, si j'etais a la place du president, dit Barthelasse, je n'userais pas ma veine dans ces niaiseries, je la garderais pour ma banque. Ceux-la seuls qui n'ont jamais joue ne comprendront pas l'emotion d'Adeline: quatre fois coup sur coup il avait interroge l'oracle, et quatre fois l'oracle lui avait repondit par une affirmation contre laquelle toute discussion etait impossible. --Je pense que vous allez prendre la banque, dit M. de Cheylus survenant. --Je vais inscrire le president, dit Barthelasse. Cependant Adeline n'etait pas decide a se mettre en banque, mais ces excitations tombant sur lui de differents cotes firent pencher sa resolution chancelante. Mais il ne voulut pas ceder; la vision de sa femme le retint: il fit une nouvelle tournee dans les salons et de nouveau il tacha de s'interesser aux carambolages, a l'ecarte et aux echecs; puis malgre lui, inconsciemment, il revint a la salle de baccara, ou, pendant son absence, quelques gros coups avaient imprime a la partie une allure plus animee. C'etait un des habitues du cercle, un Americain appele Salzman, qui venait prendre la banque, et on avait apporte trois jeux de cartes que Camy etait en train de meler. --Messieurs, faites votre jeu. Mais les mises furent mediocres; sans qu'on eut rien de precis a reprocher a Salzman, on le tenait vaguement en defiance, et puis c'etait un vilain banquier; ceux qui le connaissaient s'abstinrent, et il n'y eut guere que les etrangers qui ponterent. Il gagna: aussi pour son second coup les mises furent-elles plus faibles encore, et cependant il semblait vouloir rassurer les joueurs les plus soupconneux: au lieu de tailler en prenant un paquet de cartes dans la main gauche pour les distribuer de la main droite, il _taillait au talon_, c'est-a-dire en prenant les cartes une a une devant lui, sous les yeux de tous, ce qui rend absolument impossible le _filage_, le _miroir_, et autres tours de prestidigitation: cette fois il perdit a droite et gagna a gauche; alors il se leva: --Messieurs, il y a une suite. --Qu'est-ce qui voit la suite? demanda le croupier. C'etait le moment decisif: Adeline se tenait a cote de la table ayant Frederic a sa gauche et M. de Cheylus a sa droite. --C'est a vous, mon president, dit Frederic. --Allez donc, dit M. de Cheylus. Adeline ne s'etonna pas de cette insistance de son collegue; il savait par experience l'interet que celui-ci avait a le voir gagner, d'ailleurs ce ne fut pas tant cette insistance qui le poussa que celle de l'oracle. Il s'assit au fauteuil. --Messieurs, faites votre jeu. Il n'en fut pas de cet appel comme de celui de Salzman: Adeline etait un beau banquier: les plaques, les billets de banque tomberent sur le tapis. --Le jeu est fait, rien ne va plus, dit Camy de sa voix monotone. Adeline continuant Salzman le continua aussi dans la maniere de tailler; une a une il prit les cartes au talon pour les donner aux tableaux et se les donner a lui-meme. Le tableau de gauche prit une carte et le banquier s'en donna une, un 9, comme il avait deux buches il gagna sur la droite qui avait 1 et 6 et sur la gauche qui avait 4, 6 et 5. --Continuation de la veine, murmura M. de Cheylus. Il fallait se rattraper, jetons, plaques, billets tomberent de plus en plus dru. --Combien y a-t-il? demanda Adeline. --Dix-sept mille francs. Adeline donna les cartes et fit un abatage, un 9 et une buche. Il y eut un mouvement d'hesitation chez les pontes; plus que jamais il fallait se rattraper: le vent allait tourner. Mais il ne tourna point; le coup suivant le banquier gagna avec 8, le quatrieme coup avec 9, le cinquieme avec un nouvel abatage, le sixieme, au milieu de la stupefaction generale et de la consternation d'un certain nombre de pontes, encore avec un 8. Quand, a la caisse on apporta les corbeilles ou s'etait entasse son gain dont on fit le compte, on trouva 87,000 francs. XVII Si solide que fut l'honorabilite d'Adeline, cette partie l'ebranla. Dans la folie du jeu, on s'etait bien un peu etonne de cette persistance de la veine, mais on n'avait pas eu le temps de reflechir, il fallait se rattraper: ce n'est pas dans le feu de la bataille qu'on examine comment sont donnes les coups qu'on recoit, on tache de les rendre; apres, on verra. Apres on avait vu que cette veine etait vraiment bien extraordinaire, et telle qu'il n'y avait pas d'honorabilite, si solide qu'elle fut, qui put la mettre a l'abri du soupcon. Autour d'une table de baccara il n'y a pas que des joueurs affoles par l'emotion de la lutte ou paralyses par l'angoisse, incapables par consequent de voir autre chose que ce qui leur est etroitement personnel: le point de leur tableau et celui du banquier; en plus de ces acteurs il y a les spectateurs, les curieux; il y a ceux qui piquent la carte et notent tous les coups dans l'esperance de saisir une veine qu'ils poursuivent pendant des heures, quelquefois jusqu'a l'aurore; il y a aussi les grecs de profession qui exercent une terrible surveillance non en vue d'empecher les tricheries, mais simplement en vue de prendre une part dans celles qu'ils surprennent, et qu'ils peuvent denoncer; enfin il y a encore le personnel du cercle, tres expert aux choses de jeu, qui ouvre toujours les yeux et quelquefois les levres quand ce qu'il a remarque sort de l'ordinaire. Les tailles d'Adeline avaient ete notees et, faisant suite a celles de Salzman, elles constituaient un ensemble revelateur: 1. 4. 0. 6. 6. 0. 5. 0.--0. 8. 0. 7. 6. 9.--3. 2. 0 .3. 2. 0. 8.--0. 3. 0. 1. 3. 7. 0. 2.--0. 8. 0. 7. 6. 9.... Cette serie de chiffres qui se continuait etait absolument incomprehensible pour un profane, mais, pour un _affranchi_, elle ressemblait terriblement a une sequence: ce n'etait ni la _surprenante_, ni la _foudroyante_, ni l'_invincible_, ni la _douceur_, ni les _quatre fers en l'air_, ni la _Toulousaine_, ni la _Marseillaise_, ni aucune de celles qui sont classiques dans le monde de la grecquerie et qui par la sont trop usees pour qu'on ose s'en servir dans un monde un peu propre; mais elle sentait cependant la preparation d'une main plus complaisante que ne l'est ordinairement la main de la Fortune, un peu lourde, peut-etre, et qui avait prodigue les sept, les huit et les neuf au banquier plus qu'il n'etait adroit de le faire, si elle n'avait pas ete inspiree par l'idee d'empecher les hesitations de tirage. Pour ceux qui admettaient la sequence, la question etait de savoir si un homme du caractere et de l'honorabilite d'Adeline avait pu consentir a jouer avec des cartes sequencees. C'etait la-dessus que la discussion s'etait engagee quand, apres le premier moment de surprise, on avait commence a discuter la victoire du president du _Grand I_ et les moyens par lesquels elle avait ete obtenue. Aux premiers mots de sequence, tous ceux qui connaissaient Adeline s'etaient recries:--Allons donc! a son age! dans sa position! Et puis, a quels signes certains reconnait-on une sequence? Toutes les fois qu'un banquier gagne plus que les pontes ne voudraient, il passe donc des sequences.--Mais a ces objections, les repliques n'avaient pas manque, et ceux qui parlaient de sequence n'etaient pas restes court:--Ce n'est generalement pas a vingt ans qu'on triche: c'est plus tard, quand on y est peu a peu amene et qu'on n'a plus que cette ressource. La position d'Adeline etait-elle assez bonne pour qu'il n'eut pas besoin de gagner quatre-vingt mille francs? Si oui, comment avait-il accepte d'etre president d'un cercle, avec un traitement paye par la cagnotte? D'ailleurs, tous ceux qui parlaient de cette partie ne connaissaient pas Adeline et n'avaient pas des lors de raisons pour le defendre. Un president de cercle qui avait triche, c'etait vrai. Une sequence, c'etait vrai. Il y a tant de joueurs qui ont ete ecorches vifs par ce genre de vol contre lequel la defense est a peu pres impossible qu'ils voient des sequences partout et plus souvent encore que dans la realite, ou cependant elles se rencontrent si frequemment. Et puis ce president n'etait pas le premier venu; il avait un nom; il etait depute; on lisait ce nom dans les journaux, et des lors les accusations devenaient plus vraisemblables; c'etait drole; il y aurait du scandale. Une rumeur s'etait elevee qui avait instantanement couru le tout-Paris des cercles et du boulevard: --Le president du _Grand I_ a passe une sequence a son cercle. --Est-ce qu'il n'est pas depute? --Justement. --Ah! elle est bien bonne! --Si les presidents s'en melent! C'etait cette double qualite de depute et de president qui donnait du piquant a la chose: pas interessantes pour le boulevard, les histoires de gens que personne ne connait. Il arrive assez souvent qu'il se gagne des sommes importantes, et d'une facon etonnante sans qu'on s'en occupe en dehors des cercles ou ces parties ont ete jouees, mais c'est qu'alors ceux qui ont opere ne comptent pas pour le boulevard, n'existent pas pour lui, ils ne sont nulle part, comme disent les Anglais; Adeline etait quelque part, au palais Bourbon, dans les journaux, et des lors "elle etait bien bonne"; ceux-la memes qui auraient hausse les epaules, si on leur avait parle d'une sequence passee dans un des cercles les plus connus de Paris, sous les yeux de cent personnes, par un etranger du Perou ou des Indes, devenaient attentifs quand on ajoutait que le coupable etait un depute, un homme en vue, c'etait un evenement parisien, et tout de suite, sans autre examen, ils se disaient: "C'est bien possible!" et cette possibilite, ils la faisaient partager aux autres en leur racontant cette histoire: "Un depute, elle est bien bonne." A cote de ceux qui parlaient de cette histoire parce qu'elle etait drole, il y avait tout une categorie de gens qui s'en occupaient, parce qu'elle les interessait personnellement--celle qui vit du jeu et des joueurs, depuis les gros _mangeurs_, qui protegent les cercles et sont pour eux ce que les souteneurs sont pour les filles, jusqu'aux _rameneurs_, aux _dineurs_, aux _allumeurs-tapissiers_: "Ah! le depute Adeline en etait la; cela etait bon a savoir; on pourrait en tirer parti du depute et en _manger_ quelques morceaux!" On pourrait le mettre en avant pour arracher des autorisations d'ouverture de cercles dans les villes d'eaux quand les prefets se montraient recalcitrants; de meme, on pourrait aussi l'employer pour prevenir des arretes de fermeture que prendraient ces prefets; au depute influent, a l'ami des ministres, les prefets n'oseraient rien refuser; et lui-meme le depute n'oserait rien refuser a ceux qui le feraient chanter, "puisqu'il en etait". C'est surtout dans ce monde qu'on se mange les uns les autres. Cependant tout ce tapage scandaleux passait au-dessus de celui qui l'avait souleve, sans qu'il en entendit rien et se doutat meme qu'on pouvait s'occuper de lui autrement que pour le feliciter, et aussi pour lui faire quelques emprunts, comme cela etait arrive la premiere fois qu'il avait gagne une somme importante. De ce cote, ces previsions s'etaient realisees, et la realite avait meme ete au dela de ce qu'il imaginait. Apres sa banque, il n'avait pas quitte le cercle tout de suite pour aller se coucher tranquillement a quoi bon se coucher? Il etait bien trop surexcite, trop trouble, trop emballe pour s'endormir, car, sans etre un passionne du jeu, il jouait neanmoins en passionne, le coeur arrete ou bondissant, les nerfs crispes, et il n'y avait aucun point de ressemblance entre lui et ces joueurs a l'estomac solide qui, apres une nuit ou ils ont ete ballottes de la fortune a la ruine et de la ruine a la fortune, reprennent au matin leurs occupations ordinaires comme s'ils avaient simplement reve. Debarrasse des complimenteurs qui tout d'abord l'avaient enveloppe, il avait repris sa promenade a travers le cercle, en tachant de calmer son irritation et de se retrouver. Mais on ne l'avait pas longtemps laisse libre; c'etaient les desinteresses qui tout d'abord s'etaient jetes en troupe sur lui, ceux qui vont au succes spontanement comme les mouches vont au rayon de soleil; d'autres, toujours a l'affut des bonnes occasions, avaient attendu qu'il fut seul pour l'aborder: --Mon cher president.... Ils ne sont pas rares dans les cercles, les mendiants qui vivent la sans autres ressources que celle d'un adroit emprunt de temps en temps ou d'un jeton legerement cueilli au passage. Pourvu qu'ils aient en poche le prix du dejeuner ou du diner, ils ne quittent pas le cercle. Tout ce que l'on peut consommer pour le prix fixe, ils l'absorbent ou le devorent, mais sans jamais se permettre la prodigalite d'un extra, meme quand il ne coute que quelques sous. A peine osent-ils plier le pied en marchant, de peur que leurs semelles usees ne quittent tout a fait l'empeigne de leurs bottines, mais ils n'en sont pas moins les plus exigeants a se faire passer leur pardessus par les valets de pied: "Valet de pied", ils sont fiers d'entendre cet appel dans leur bouche, et n'ont pas honte du sourire de mepris avec lequel on les sert. --Mon cher president.... Adeline connaissait trop bien cette ritournelle pour ne pas deviner la chanson qu'elle allait amener: "Vingt-cinq louis, dix louis, un louis, mon cher president." Il etait difficile de refuser ces pauvres diables dont plusieurs portaient des noms autrefois honorables et que le jeu avait roules dans ces bas-fonds. Mais si ces demandes qu'il attendait jusqu'a un certain point ne l'avaient pas surpris, il y en avait une qui l'avait reellement stupefie. Comme, vers trois heures du matin, il se disposait enfin a rentrer chez lui, il avait trouve, dans le hall Salzman, qui se disposait aussi a partir. Ils avaient endosse leurs pardessus en meme temps, et, en meme temps aussi, ils avaient descendu l'escalier. --Vous rentrez chez vous, mon president? demanda Salzman. --Sans doute. --Eh bien, si vous le voulez, nous irons ensemble jusqu'a la place de l'Opera. Ordinairement, Adeline rentrait a pied chez lui; apres avoir joue, la marche le calmait et rafraichissait son sang; quelquefois meme, pour mieux se remettre, il prenait le chemin le plus long; mais c'etait leger d'argent qu'il faisait cette promenade nocturne et les voleurs qui l'eussent arrete auraient perdu leur temps; tandis que ce matin-la, il avait plus de quatre vingt mille francs en billets de banque dans ses poches. --Je vais prendre une voiture, repondit-il. --Alors, avant de nous separer, je vous demande un moment d'entretien, deux minutes. L'heure etait etrangement choisie, alors surtout que quelques instants auparavant cet entretien pouvait avoir lieu plus commodement pour tous les deux; cependant Adeline ne refusa pas ces deux minutes. --Volontiers. Ils etaient arrives sur le trottoir de l'avenue en ce moment completement desert, tandis que sur la chaussee quelques coupes du cercle attendaient la sortie des joueurs. --Vous conviendrez, mon cher president, dit Salzman, que celui qui vous a donne cette banque a la main heureuse. --Cela, c'est vrai. --Et vous conviendrez aussi, je pense, que l'inspiration que j'ai eue de vous laisser ma suite n'a pas ete moins heureuse que la main... pour vous au moins. Adeline, qui ne prevoyait guere la tournure qu'allait prendre cet entretien bizarre, devint attentif a ce mot. --Mais si elle a ete heureuse pour vous, continua Salzman, elle ne l'a guere ete pour moi, car si j'avais taille jusqu'au bout, les quatre-vingt-dix mille francs qui sont dans votre poche seraient dans la mienne... et franchement, ils y arriveraient a propos. --Chacun taille a sa maniere, repliqua Adeline, qui voulait prendre ses precautions. --Sans doute, mais on ne peut tailler que ce qu'il y a dans les cartes, et dans ma suite il y avait une jolie serie. Cependant, rassurez-vous, je ne viens pas vous proposer de partager, bien que j'en connaisse plus d'un qui, a ma place, n'aurait pas ma discretion; Je viens seulement vous demander cinq cents louis, non comme partage, mais comme pret, parce que j'en ai besoin, un extreme besoin. Sans avoir aucun grief contre Salzman et sans rien savoir de mauvais sur son compte, Adeline ne l'aimait point, cette facon de demander ces cinq cents louis, en s'adressant a lui comme a un associe, acheva ce que les preventions avaient commence. --Je regrette de ne pouvoir pas faire ce que vous desirez, dit-il sechement, mais cela m'est tout a fait impossible. --Cependant.... --Tout a fait impossible. Et Adeline se dirigea vers un des coupes dont il ouvrit la portiere. A ce moment, plusieurs joueurs descendant du cercle arrivaient sur le trottoir. --Rue Tronchet, dit Adeline en refermant la portiere. Le coupe partit, laissant Salzman ebahi; sous les yeux des joueurs qu'il sentait sur lui, il n'avait pu ni rien ajouter, ni retenir Adeline. XVIII Cette facon de demander en faisant valoir des droits au partage avait exaspere Adeline. Vraiment ce Salzman etait trop impudent: pourquoi dix mille francs seulement, et non le tout? Est-ce que, si lui Adeline avait perdu au lieu de gagner, Salzman serait venu lui proposer de prendre une part dans sa perte? D'ordinaire, il savait mal refuser, mais cette fois il avait repondu comme il fallait a ce drole. Heureusement il serait bientot debarrasse de celui-la et des autres ses pareils, car s'il n'avait pas donne sa demission ce soir-la, apres avoir paye sa dette a la caisse, il n'en etait pas moins decide a maintenir cette demission et a abandonner la _Grand I_ aussitot qu'il pourrait le faire decemment, sans paraitre se sauver comme en ce moment: ce n'etait plus maintenant qu'une affaire de jours; la partie de cette nuit serait vite oubliee; alors il sortirait du _Grand I_ pour ne jamais remonter son escalier, ni celui-la, ni aucun escalier de cercle: l'experience qu'il avait faite suffisait, il ne toucherait, plus a aucune carte. Mais il se trompait en croyant qu'on oublierait vite cette partie: le lendemain, a la Chambre, on ne lui parla que de sa veine extraordinaire; il y eut meme un de ses collegues qui lui demanda serieusement s'il etait vrai, comme on le racontait, qu'il eut gagne cinq cent mille francs. Adeline se recria. --On ne parle que de ca! Et aux regards qui le poursuivaient, Adeline vit qu'on s'occupait en effet de lui beaucoup plus qu'il n'aurait voulu: on chuchotait; on se taisait quand il approchait; il trouva qu'il passait vraiment trop a l'etat de phenomene; la premiere fois qu'il avait fait un gros gain, ses amis l'en avaient plaisante; maintenant, semblait-il, ce n'etait plus de la plaisanterie, c'etait de l'etonnement. Qu'y avait-il d'etonnant a ce qu'il eut gagne pres de quatre-vingt-dix mille francs? Etait-ce un de ces gains extraordinaires qui peuvent provoquer la surprise? Au cercle, il retrouva Salzman, et il eut la stupefaction de voir celui-ci l'aborder comme s'il ne s'etait rien passe entre eux dans la nuit. --Je ne vous en veux pas, mon cher president, dit l'Americain, j'avoue meme qu'a votre place j'aurais probablement repondu comme vous; seulement, il est bien entendu que si je vous repasse jamais une suite du meme genre, nous ferons nos conditions avant, n'est-ce pas? Si ces paroles etaient bizarres, le ton, qui etait celui de la bonhomie et de la drolerie, leur enlevait toute signification douteuse; Adeline ne chercha donc pas autre chose que ce qu'il avait compris: l'intention chez l'Americain de tourner en plaisanterie ce qui avait commence par etre serieux, et n'avait pas reussi sous cette forme. Mais trois jours apres se presenta un incident qui lui fit se demander s'il ne s'etait pas trompe. C'etait le soir, la partie etait assez animee, et Salzman venait de prendre la banque; on avait apporte des cartes que Camy avait battues pendant que Salzman repetait d'un voix indifferente: --Messieurs, faites votre jeu. Et le jeu se faisait mal, les pontes ne paraissant pas disposes a aventurer de grosses sommes avec ce nouveau banquier. Au montent ou le croupier presentait les cartes a un joueur pour les faire couper, un autre joueur avanca la main et les prit. --Permettez, dit-il. A ce moment meme Adeline arrivait aupres de la table, et il vit le joueur qui avait pris les cartes se preparer a les battre serieusement. --Qu'est-ce a dire? demanda Salzman, qui avait eu un court instant d'hesitation, en homme qui se demande s'il va se facher de cette marque de defiance, ou s'il va ne pas la relever. Bien que cette question eut ete faite sur le ton de la provocation, ce fut avec calme et sans elever la voix que le joueur repondit: --Rien autre chose que ce que je fais. Et avec le meme calme, il continua a battre les cartes, qui claquaient entre ses doigts. Salzman etait un grand gaillard d'Americain maigre, comme s'il etait desseche dans l'alcool, qui, du haut de son fauteuil de banquier, paraissait plus grand encore; il essaya d'assener a cet insolent un regard de defi, mais l'insolent, bien que tout petit et chetif; ne se laissa pas intimider, il soutint ce regard et lui repondit. --Est-ce une querelle que vous me cherchez? demanda Salzman. --Est-ce chercher une querelle que d'user de son droit? --Messieurs, messieurs! dit Adeline en intervenant vivement. --Ne craignez rien, mon cher president, dit Salzman, je cede la place a monsieur. D'un air de dignite hautaine qui n'etait pas precisement en accord avec ses paroles, il se leva de son fauteuil. --Comme cela, l'affaire n'aura pas de suite, dit le joueur, qui decidement ne perdait pas la tete. Tout a l'algarade qui venait de se produire et a laquelle il avait coupe court par son intervention, Adeline ne pensa pas immediatement a ce dernier mot; ce ne fut que plus tard qu'il se le rappela et l'examina. "L'affaire n'aura pas de suite." Que voulait dire cela?--Etait-ce simplement le cri de triomphe d'un grincheux, constatant qu'on n'osait pas lui tenir tete? Ou bien n'etait-ce pas une allusion a la suite que, lui, Adeline, avait prise quand Salzman avait abandonne sa banque? Cette supposition le jeta dans un trouble profond. Si elle etait fondee, il y avait derriere elle une accusation qui s'adressait a lui. Il resta etourdi sous le coup dont cette pensee le frappa: "L'affaire n'aura pas de suite!" On croyait donc que, comme il avait pris la suite de Salzman, il allait la prendre encore, et de nouveau gagner comme il avait gagne ce soir-la; c'est-a-dire que l'injure faite a Salzman en lui battant les cartes rejaillissait sur lui. Il ne dormit pas cette nuit-la, et jusqu'au jour il tourna et retourna cette idee dans sa tete affolee. Depuis qu'il vivait dans son cercle, il avait eu les oreilles rebattues d'histoires de tricheries, et vingt fois, cent fois il avait vu les soupcons s'attaquer aux gens qui a ses yeux etaient les plus honorables; cependant jamais l'idee ne lui etait venue qu'un jour on pourrait le soupconner lui-meme. Bien qu'il eut toujours ete d'humeur pacifique et que l'age n'eut fait que confirmer ses dispositions naturelles, il n'etait pas homme cependant a repondre a ce soupcon qui montait jusqu'a lui, comme l'avait fait Salzman. Il attendit le matin impatiemment, et aussitot que l'heure fut arrivee ou il avait chance de rencontrer au cercle quelqu'un qui put lui donner le nom et l'adresse de ce joueur qu'il ne connaissait point, il partit pour l'avenue de l'Opera. Mais justement il ne rencontra personne pour lui repondre: tous ceux qui avaient assiste a la scene de la nuit etaient encore chez eux a dormir, et le personnel de service a cette heure matinale ne savait rien: un garcon croyait que ce joueur etait un creole, mais il ne l'affirmait pas; par qui avait il ete presente ou amene? il l'ignorait; sans doute M. de Mussidan, M. Maurin, M. Barthelasse ou Camy le connaissaient. Il fallut qu'Adeline attendit encore. Le premier qui arriva fut Maurin; mais comme a l'ordinaire il ne savait rien, car dans ce cercle dont il etait gerant en nom, tout lui passait par-dessus la tete et Frederic l'avait si bien annihile, si bien terrorise, qu'il avait pris la prudente habitude de ne rien voir, pas meme ce qui lui crevait les yeux; comme cela il ne risquait pas de se compromettre: "Je chercherai, je reflechirai, comptez sur moi", etaient les trois seules reponses qu'il se permit, lorsqu'on lui demandait quelque chose, et il n'en demordait pas. C'etait aupres de Frederic qu'il cherchait, et ce que celui-ci voulait qu'il dit, il le repetait consciencieusement, sans y rien ajouter, sans en rien retrancher. Ce fut ainsi qu'il se tira d'affaire avec Adeline: "Je chercherai, comptez sur moi, monsieur le president." Enfin Frederic arriva, mais lui aussi ignorait le nom de ce joueur, et ne savait pas qui l'avait presente. Alors Adeline se facha: --Comment! c'etait ainsi qu'on entrait au _Grand I_. Alors, a quoi servait le comite? A quoi servait le president? S'il ne servait a rien, il n'avait qu'a se retirer. Un cercle ainsi administre n'etait qu'une simple maison de jeu ouverte a tous; il ne la couvrirait pas de son nom... plus longtemps. Frederic, qui devait tant redouter cette demission, commencait justement a se rassurer et a croire que la sequence, ou plutot le gain produit par elle, leur avait livre Adeline pour toujours: il avait si naivement laisse paraitre sa joie, le _Puchotier_, qu'il devait etre pris, et bien pris; voila que precisement cette menace de demission eclatait quand il s'imaginait qu'il n'en serait plus jamais question! Heureusement il n'etait pas homme a se laisser demonter, et tout de suite il se defendit: on le prenait a l'improviste, il n'avait pu interroger personne, ni faire aucune recherche; mais il promettait le nom de ce joueur et de ses parrains, pour le soir meme; ce n'etait pas dans un cercle comme le _Grand I_ qu'il se passait rien d'irregulier; il etait de son honneur d'en faire la preuve, et il la ferait pour ce cas particulier comme pour tout. Si belle que fut l'occasion pour se retirer, Adeline ne poussa pas les choses a l'extreme cependant, car il voulait voir ce qu'il y avait sous cette allusion "a la suite", et en donnant sa demission il s'enlevait tout moyen de recherches. --Alors a ce soir, dit-il, et n'oubliez pas qu'il me faut ce nom. Comme l'heure d'aller a la Chambre approchait, il ne poussa pas son enquete plus loin pour le moment, et se rendit au Palais-Bourbon. Si les jours precedents, il avait ete frappe de la facon dont on le regardait, il le fut bien plus vivement encore dans les dispositions ou il se trouvait et avec les inquietudes qui l'angoissaient. Pourquoi cette curiosite? Il ne pouvait pas le demander, cependant, pas meme a ses meilleurs amis; et par cela seul il se trouva singulierement embarrasse, confus, comme s'il se sentait coupable. Sans se sauver, mais cependant avec un sentiment de soulagement, il entra tout de suite dans la salle des seances, bien que le president ne fut pas encore monte a son fauteuil, et gagna son banc, ou il avait Bunou-Bunou pour voisin. Comme tous les jours, celui-ci etait penche sur son pupitre, ecrivant, car c'etait son habitude d'arriver une heure au moins avant l'ouverture de la seance et de se mettre a sa correspondance; de sorte qu'il etait un sujet de recreation et de conversation pour le public des tribunes qui occupait les longues minutes de l'attente a regarder dans le vaste hemicycle desert ou ne circulaient que de rares huissiers, ce vieux bonhomme a la tete blanche qui, colle sur son papier, ecrivait, ecrivait, ecrivait. --Justement, je vous ecrivais, dit Bunou-Bunou, quand Adeline, apres lui avoir serre la main, s'assit aupres de lui. --Comment? quand nous devions nous voir? --C'est une lettre officielle; lisez-la; vous allez voir de quoi il est question. --Votre demission de membre du comite du _Grand I_, dit Adeline tres emu, et pourquoi? Bunou-Bunou se montra embarrasse. --Je vous en prie, insista Adeline. --Je suis fatigue le soir, j'ai besoin de me coucher de bonne heure; alors vous comprenez. Adeline avait peur de comprendre, cependant il eut le courage d'insister; si cruelle que put etre la verite, il devait la demander. --Ce n'est pas la votre raison, dit-il, le coeur serre, votre raison vraie; je fais appel a votre amitie; parlez-moi franchement, comme a un... ami. --Eh bien, j'ai entendu dire des choses graves, tres graves. Adeline palit. --Vous savez mieux que moi qu'a Paris il est d'usage de donner des surnoms aux cercles: ainsi la _Cremerie_, les _Mirlitons_, le _Grand I_. Mais ces surnoms sont quelquefois accompagnes d'autres qui sont des... qualificatifs. Ainsi il parait qu'il y en a un qui s'appelle l'_Attique_, un autre qu'on appelle la _Beotie_, et ces appellations empruntees a la Grece sont significatives. Eh bien, ce n'est pas tout; il parait que le _Grand I_ s'appelle l'_Epire_ ou, dans la langue du boulevard, _Le Pire_. Alors j'aime mieux me retirer. Je ne sais si je m'abuse, mais il me semble qu'en restant je compromettrais ma reelection. Que ferais-je si je cessais d'etre depute? je ne suis plus bon a rien. Bien que la chose fut grave, comme le disait Bunou-Bunou, elle l'etait cependant moins qu'Adeline n'avait craint; il respira. --Vous avez raison, dit-il, et je vous approuve si completement que moi aussi je vais me retirer. --Vous feriez cela? --Nous avons reunion du comite mercredi, venez-y, nous donnerons nos deux demissions en meme temps. --Ah! mon cher ami, s'ecria Bunou-Bunou, quel plaisir vous me faites! Et les tribunes etonnees virent le depute aux cheveux blancs serrer les mains de son voisin dans un transport d'effusion; mais on n'eut pas le temps de s'adresser des questions sur cette scene pathetique; un flot de deputes envahissait la salle, et, au dehors, on entendait les tambours battre aux champs. XIX Frederic ne s'etait pas mepris sur le semblant de concession que lui avait fait Adeline en ne donnant pas immediatement sa demission: ce n'etait pas parce qu'il renoncait a son idee que le president retardait cette demission, c'etait parce qu'il voulait obtenir auparavant le nom de ce joueur. Pour qui le connaissait, le doute n'etait pas possible, et Frederic commencait a bien le connaitre. Le danger etait donc menacant. Comment l'empecher d'eclater? La question etait assez grave pour qu'il ne voulut pas prendre la responsabilite de l'examiner et de la trancher tout seul; c'etait entre associes qu'elle devait se decider. Au lieu de s'occuper du joueur, aussitot qu'Adeline fut parti, il alla prendre Barthelasse chez lui et le conduisit chez Raphaelle: le joueur, on verrait plus tard. Mais le conseil ne put pas s'ouvrir tout de suite, Raphaelle recevant en ce moment meme la visite de M. de Cheylus. Elle se prolongea cette visite, et plus d'une fois Barthelasse crut que Frederic, dont l'impatience et le mecontentement etaient visibles, allait le quitter pour rompre ce tete-a-tete. A la fin, M. de Cheylus voulut bien partir, et Raphaelle entra dans le petit salon ou ils attendaient. --Qu'est-ce qu'il y a? demanda-t-elle, inquiete de les voir. Ce fut Frederic qui expliqua ce qu'il y avait et ce qui les amenait. Dans leur association, Raphaelle jouait le role de l'associe qui rend les autres responsables de tout ce qui va mal, et porte a son avoir tout ce qui va bien. --Il est joli, le resultat de votre sequence, dit-elle en se tournant vers Barthelasse. --Ce n'est pas la sequence qui le fait donner sa demission, puisqu'il a attendu jusqu'a maintenant. --Je n'en sais rien, mais, en tout cas, elle ne l'a pas retenu, vous le voyez; et pour moi, il n'est pas du tout prouve que ce n'est pas votre sequence qui decide la demission qu'il balancait, et qu'il aurait, sans doute, balancee longtemps encore. Pourquoi aussi lui avez-vous fourni des coups si gros, des huit, des neuf; ne pouvait-il pas gagner avec des points moins forts, qui n'auraient pas provoque la surprise? --J'ai voulu empecher des hesitations de tirage, ce qui, avec lui, etait possible, puisqu'il taillait sans savoir qu'il devait gagner: quand on est d'accord avec le banquier, on fait ce qu'on veut, mais ce n'etait pas le _cass_, et puis il me semblait qu'il n'etait pas mauvais qu'il se sentit un peu compromis. --Et voila le resultat; il s'est si bien senti compromis qu'il s'en va. Barthelasse secoua la tete par un geste energique. -C'est justement parce qu'il ne s'est pas senti assez compromis qu'il s'en _vatt_, s'ecria-t-il; s'il avait vu qu'il ne pouvait aller nulle part, il serait reste avec nous. --Ca, c'est une idee. --Et une bonne, encore. --Enfin, il s'en va, dit Frederic pour prevenir une discussion inutile. --Eh bien, zut, s'ecria Raphaelle, il nous embetait, a la fin! --C'est comme ca que tu le prends? fit Frederic etonne. --Faut-il s'en faire mourir? Il etait devenu si hargneux qu'on ne pouvait plus vivre avec lui. --Ce n'est pas la la question, fit Frederic; il s'agit de savoir si nous pourrons vivre sans lui. --Et comment? dit Barthelasse. --Nous le remplacerons par un autre, dit Raphaelle; il n'y a pas qu'un president au monde; j'y ai pense. --Il n'y en a pas beaucoup d'aussi bons que celui-la, dit Barthelasse. --Et ou vois-tu cet autre? demanda Frederic. --A la Chambre. --Ce n'est pas M. de Cheylus? --Au contraire, c'est lui, et c'est pour cela que je l'ai fait venir; je lui ai invente une belle histoire, et il accepte si Adeline se retire. --On va nous tomber sur le dos, et il ne pourra pas nous defendre. --Pourquoi ne le pourrait-il pas? On se montre souvent plus complaisant pour ses adversaires que pour ses amis. C'est la raison qui m'a fait penser a M. de Cheylus, quand j'ai vu qu'un jour ou l'autre le _Puchotier_ nous manquerait, et voila pourquoi je l'ai fait venir. J'ajoute, pour vous mettre de belle humeur, qu'il se contentera de douze mille francs au lieu des trente-six mille que nous coute le _Puchotier_; je lui ai dit que c'etait parce que nous ne pouvions plus payer cette somme qu'Adeline se retirait. --J'aime mieux Adeline a trente-six mille francs que Cheylus a douze mille, dit Barthelasse. --Il ne s'agit pas de ce que vous aimez mieux, il s'agit de ce qui est possible; Adeline est mort, vive Cheylus! --Etes-vous sur qu'il soit si mort que ca? interrompit Barthelasse. --Malheureusement, repondit Frederic. --Voulez-vous me laisser essayer de le faire vivre encore? demanda Barthelasse. --Ne dites donc pas de betises, repliqua Raphaelle. --Enfin, voulez-vous que j'essaye? Pour vous il est perdu, n'est-ce pas? --Assurement. --Et cela vous tourmente; vous seriez tous les deux bien aises qu'il restat notre president? --Parbleu. --Eh bien, laissez-moi faire. --Quoi? --Vous verrez. Puisqu'il est perdu, il n'y a rien a craindre, n'est-ce pas? Si je reussis, il reste. Si au contraire j'echoue, il ne s'en ira pas deux fois. Une discussion s'engagea entre eux: Raphaelle etait agacee de voir Barthelasse qu'elle considerait comme un parfait imbecile, faire l'important; et de plus sa curiosite s'exasperait qu'il ne voulut pas dire par quel moyen il comptait amener Adeline a ne pas donner sa demission. --Ce que vous allez faire de betises! dit-elle au moment ou il partait. --C'est bon, nous verrons. Il ne voulut pas davantage s'expliquer avec Frederic en revenant au cercle. --Puisque nous ne risquons rien, laissez-moi faire. Dans ces conditions, Frederic n'avait qu'a chercher le nom qu'Adeline lui avait demande, mais ce fut inutilement; ce joueur etait-il venu avec une lettre d'invitation, car ces lettres continuaient a etre largement distribuees un peu partout? avait-il ete amene par quelqu'un qui s'etait dispense de la formalite du registre? toujours est-il qu'on ne trouva rien. Aussi, quand Adeline arriva vers une heure, Frederic se contenta-t-il de repondre simplement qu'il comptait avoir ce nom dans la soiree. Il n'y avait pas cinq minutes qu'Adeline etait dans son cabinet quand Barthelasse frappa a la porte et entra: --Puis-je vous dire quelques mots, monsieur le president? Adeline voulut repondre qu'il etait occupe, puis il se resigna, se disant qu'il aurait plus tot fait d'ecouter que d'econduire Barthelasse, dont il connaissait la tenacite. --Monsieur le president, dit Barthelasse en s'asseyant, me permettrez-vous de vous demander si un bruit qu'on m'a rapporte est fonde? Est-il vrai que vous seriez dans l'intention de donner votre demission? --Oui, cela est vrai. Et pourquoi, je vous le demande... si vous le permettez? --Parce qu'il se passe ici des choses qui ne peuvent pas convenir a un honnete homme. Barthelasse prit son ton le plus bonhomme, le plus insinuant: --J'ai beaucoup voyage, monsieur le president, et dans mes voyages j'ai entendu un mot qui m'a frappe c'est que la conscience est une mechante bete qui arme l'homme contre lui-meme; ne seriez-vous pas mordu par cette vilaine bete? je vous le demande. Le premier mouvement d'Adeline fut de mettre Barthelasse a la porte, mais il reflechit qu'un entretien qui commencait de la sorte pouvait lui apprendre des choses qu'il avait interet a connaitre, et il se retint, decide a ecouter jusqu'au bout. --Voyez-vous, monsieur le president, continua Barthelasse, on a les plus fausses idees sur le jeu. Qu'est-ce que le jeu, je vous le demande? Une affaire d'adresse, rien de plus. Ceux qui sont adroits gagnent, ceux qui sont maladroits perdent. Ainsi, moi, si je n'avais pas ete adroit, est-ce que j'aurais gagne les deux millions qui composent ma petite fortune, je vous le demande? Qu'est-ce que j'etais dans ma jeunesse? un pauvre diable de lutteur sans autre avenir que de me faire casser une cote de temps en temps ou les _reinss_ un beau jour, et de mourir sur la paille. J'ai regarde autour de moi pour chercher si je ne pourrais pas trouver mieux. J'allais beaucoup au cafe et dans les petits cercles, la profession veut ca. J'ai ouvert les yeux et j'ai vu que les gagnants au jeu etaient ceux qui avaient de l'adresse, qui savaient filer la carte, pour dire les choses. Alors je me suis demande ce que c'etait qu'un voleur, et apres avoir reflechi, je me suis repondu que l'homme qui gagne de l'argent sans travail, sans peine, sans etude, etait un voleur et qu'il meritait ce nom justement; mais que celui, au contraire, qui gagnait cet argent par son adresse, son industrie et son art, ne pouvait jamais etre un voleur. Barthelasse fit une pause et etudia sur le visage de son president l'effet qu'avait pu produire ce debut. --Continuez, dit Adeline. Se voyant encourage, Barthelasse qui, jusque-la, avait cherche ses mots, s'exprima plus librement et plus vite: --Sur de ne pas me tromper, je me suis mis au travail. Tout en continuant mon metier de lutteur, tous les soirs je me faisais les doigts sur une meule d'oculiste, car je n'avais pas, vous le pensez bien, les doigts doux d'un pianiste, et la nuit, dans ma petite chambre, je m'essayais a filer la carte, et sans lumiere encore, car ce qui est difficile c'est d'operer sans bruit, vous le savez comme moi: on ne voit pas filer la carte, on l'entend, et dans l'obscurite je ne pouvais pas me monter le coup, mes oreilles m'avertissaient. Pendant deux ans je n'ai pas dormi quatre heures par nuit. A la fin, le bon Dieu a recompense ma perseverance: je ne m'entendais plus. C'etait au moment de la guerre de Crimee; j'avais amasse un peu d'argent je me suis embarque a Marseille pour Constantinople sur un vapeur qui portait des officiers. Nous n'etions pas en mer depuis douze heures qu'on s'ennuyait ferme. On a joue pour se distraire. C'etait mon debut; je puis dire, sans me vanter qu'il a ete heureux. Les officiers avaient la bourse garnie pour la campagne. A Constantinople, je gagnais dix mille francs. Aussitot je me suis rembarque pour la France; il y avait aussi des officiers a bord qui rentraient en convalescence, et s'ils avaient moins d'argent que leurs camarades, ils en avaient cependant un peu... qu'ils perdirent. J'ai fait ainsi dix voyages et ca a ete le commencement de mon petit avoir. --Ou voulez-vous en venir? murmura Adeline qui se tenait a quatre pour ne pas eclater. --A ceci: je suppose que vous jouez cent mille francs, toute votre fortune, vous en perdrez nonante mille; il vous en reste dix mille, vous allez les jouer c'est la vie de votre famille que vous risquez, c'est votre honneur. Vous etes bien emu, n'est-ce pas? autrement vous ne seriez pas un bon pere, et vous en etes un. A ce moment une petite fee se penche a votre oreille et vous dit: "Tu vas te piquer avec une epingle et te faire un peu de mal; mais tu vas gagner ces dix mille francs et les nonante mille que tu as perdus, et ainsi tu vas sauver ta famille, ton honneur, tu vas etre un bon pere." Qu'est-ce que vous feriez? Adeline ne se contenait plus, mais Barthelasse lui ferma la bouche avec son meilleur sourire: --Ne me repondez pas: vous vous feriez un peu de mal; vous vous piqueriez; eh bien, souffrez cette petite piqure, desagreable, j'en conviens, et laissez la petite fee, qui est moi, agir. Dans six mois, vous aurez gagne trois ou quatre cent mille francs et, dans un an, vous aurez votre petit million, avec lequel vous assurerez le bonheur de votre fille qui est une si charmante demoiselle. Hein, qu'en dites-vous? Adeline etouffait d'indignation: --Vous avez deja commence votre role de fee? dit-il. --Une simple petite politesse, une prevenance, pour vous montrer ce qu'on peut faire dans ce genre, mais ce n'est vraiment pas la peine d'en parler; vous verrez mieux que cela. --Et c'est d'accord avec M. de Mussidan? --Il ne fait rien sans moi; je ne fais rien sans lui. --Ah! Ce cri troubla Barthelasse qui, jusque-la, avait pris l'indignation d'Adeline pour l'embarras d'un homme qui n'aime pas qu'on lui parle en face de certaines choses, aussi avait-il evite de le regarder pendant la fin de son discours. Que signifiait ce cri? Est-ce qu'il se fachait, le president? --Envoyez-moi M. de Mussidan, dit Adeline, c'est a lui que je repondrai. --Mais... --Envoyez-moi M. de Mussidan. Barthelasse sortit, assez inquiet. Frederic n'etait pas loin. --Eh bien? --Je ne sais pas trop: ca a bien commence, et puis ca parait se facher; il est incomprehensible, cet homme; au reste, il va s'expliquer avec vous, il vous demande. Frederic entra dans le cabinet et trouva Adeline le visage convulse. --Le miserable a tout dit, s'ecria Adeline les poings leves, vous, vous un Mussidan, vous avez fait de moi un voleur!... Frederic resta un moment decontenance, puis se remettant: --Voleur! Pourquoi voleur? Est-ce qu'au jeu il y a des voleurs! QUATRIEME PARTIE I Voleur! C'etait le mot qu'Adeline se repetait en suivant l'avenue de l'Opera pour rentrer rue Tronchet; il rasait les maisons et marchait vite, son chapeau bas sur le front, n'osant lever les yeux de peur qu'on ne le reconnut et qu'on ne lui jetat le mot qu'il se repetait: --Voleur! Pourquoi allait-il chez lui? Il n'en savait rien. Pour se cacher. Parce qu'il avait besoin d'etre seul. Pour qu'on ne le vit point; pour qu'on ne lui parlat point. Tout le monde ne savait-il pas qu'il etait un voleur? L'allusion de ce joueur a la "suite" le prouvait bien; et par cela seul qu'il ne l'avait pas immediatement relevee, il avait passe condamnation, exactement comme ce Salzman qui sous le coup de cette injure avait si piteusement courbe le front. Comment prouver qu'au lieu d'etre complice de ce vol il en etait lui-meme victime? Ou trouverait-il quelqu'un, meme parmi ceux qui le connaissaient, meme parmi ses amis, pour accepter une justification aussi invraisemblable? Qui le connaitrait maintenant, ou plutot qui le reconnaitrait? Qui aurait le courage de continuer a rester son ami? Arrive chez lui, il n'alluma pas de lumiere, mais, se laissant tomber dans un fauteuil, il resta la aneanti; un flot de larmes jaillit de ses yeux; comme un enfant qui vient de perdre sa mere, comme un amant de vingt ans abandonne par sa maitresse, il pleurait miserablement, desesperement, abime dans sa faiblesse: c'etaient sa fierte, sa dignite, son honneur, sa vie qui etaient perdus a jamais, c'etaient la vie, la dignite, l'honneur des siens; sa fille, fille d'un voleur! Ce moment de defaillance et d'affolement ne dura pas; la honte le prit de se trouver si faible; ce n'etait pas en s'abandonnant qu'il racheterait sa faute, si elle pouvait etre rachetee. Il avait gagne, il avait vole quatre-vingt-sept mille francs; avant tout, il devait les rendre a ceux qu'il avait depouilles; apres, il verrait a se defendre contre ceux qui l'accuseraient. Mais tout de suite il se heurtait a une difficulte; ou trouver, ou chercher ceux qui avaient perdu ces quatre-vingt-sept mille francs? Trente, quarante, cinquante personnes peut-etre avaient joue contre lui dans cette banque. Quelles etaient-elles? Et a l'exception de cinq ou six qu'il avait remarquees, il ne savait pas le nom des autres, il ne se rappelait pas leur signalement: des joueurs, qu'il n'avait meme pas regardes dans son agitation, et qu'il avait a peine vus a travers un brouillard; il retrouvait bien quelques figures; des yeux qui s'etaient fixes sur lui quand il abattait les 9: des effarements, des convulsions de physionomie quand il avait gagne de gros coups; mais tout cela se brouillait dans sa memoire? Qui avait perdu les gros coups, qui avait perdu les petits? A qui devait-il dix mille francs; a qui devait-il deux louis? Une seule chose certaine: il devait quatre-vingt-sept mille francs. Entre quelles mains les payer? Si le _Grand I_ avait ete le cercle qu'il avait cru fonder, il ne serait pas impossible de retrouver ces mains: il n'aurait joue que contre des membres de ce cercle, c'est-a-dire contre des gens qu'il connaitrait; mais combien d'inconnus avait-il vus defiler qui s'etaient montres une fois, deux fois, huit jours, et qui n'etaient jamais revenus! sans doute ceux qu'il avait depouilles etaient de ces passants. Et cependant il fallait qu'il leur restituat ce qu'il leur avait pris. Comment? Il eut beau tourner et retourner cette question, il ne lui trouva pas de reponse. Parmi ces joueurs il y avait, cela etait bien certain, des etrangers qui avaient deja quitte la France: ou les chercher? en Russie, en Amerique? l'impossible. Pour ceux qui etaient encore a Paris, comment les prevenir? Il ne pouvait pas cependant publier un avis dans les journaux pour avertir les personnes qui avaient joue contre lui qu'elles pouvaient se presenter rue Tronchet, ou il rembourserait a vue ce qu'elles avaient perdu; combien s'en presenterait-il, et ce ne serait pas les moins exigeantes, qui n'auraient rien perdu du tout? Pour quatre-vingt-sept mille francs qu'il etait pret a restituer, combien de millions ne lui demanderait-on pas! Cependant il voulut tenter quelque chose, et comme il ne pouvait pas retourner au _Grand I_, le lendemain il irait chez Camy, et avec lui il reconstituerait autant que possible sa partie; quand il connaitrait les noms de ses creanciers, il les chercherait et leur rendrait ce qu'il leur devait. Cette idee le calma un peu; si son honneur etait perdu, au moins sa conscience serait dechargee du poids qui l'ecrasait. Mais quand, dans le calme de la nuit, au reveil du matin il examina cette idee qui tout d'abord lui avait paru realisable, il n'en vit plus que l'absurdite. Quelle raison donnerait-il pour expliquer cette restitution? La vraie? Il ne le pourrait jamais; au premier mot la honte l'etoufferait. Peut-etre un caractere plus ferme et plus digne que lui accepterait cette expiation, mais il s'en sentait incapable: jamais il n'aurait la force de s'infliger cette humiliation. Comme l'idee de restitution entree dans son esprit et dans son coeur ne le lachait plus, il chercha quelque autre moyen de la satisfaire, et apres bien des angoisses il s'arreta a porter cet argent au directeur de l'Assistance publique; sans doute ce ne serait pas le rendre a ceux a qui il appartenait, mais au moins les pauvres en profiteraient et il ne salirait plus ses mains. Un autre a sa place trouverait peut-etre mieux, mais il etait si bouleverse qu'il ne pouvait pas sagement peser le pour et le contre de sa resolution; et telle etait sa situation qu'il ne pouvait prendre conseil de personne. En se levant il ecrivit au president de la Chambre pour demander un conge de quinze jours, puis, quand l'heure de l'ouverture des bureaux fut arrivee, il se rendit a l'Assistance publique, emportant ce que les emprunteurs lui avaient laisse sur les quatre-vingt-sept mille francs, c'est-a-dire pres de quatre-vingt-cinq mille francs. Aussitot qu'il eut fait passer sa carte, il fut recu par le directeur, mais avec la prudente reserve d'un fonctionnaire qui va avoir a defendre son administration contre les sollicitations d'un depute. --Je suis charge, dit Adeline en ouvrant sa serviette d'ou il tira huit paquets de dix mille francs, de vous verser une somme de quatre-vingt-quatre mille sept cents francs, qui devront etre employes en secours a domicile; la personne dont je suis l'intermediaire entend n'etre pas connue, elle desire seulement que l'insertion de ce versement figure au _Journal officiel_. L'attitude du directeur s'etait modifiee, passant de la reserve a l'epanouissement; mais Adeline n'avait pas de remerciements a recevoir, il se retira, pour aller prendre tout de suite le train a la gare Saint-Lazare; ce serait seulement a Elbeuf, entoure des siens, qu'il respirerait. Depuis qu'il etait depute et qu'il faisait si souvent cette route, il avait toujours quitte Paris avec allegement, comme si l'air qu'il respirait apres les fortifications etait plus pur, plus leger et plus sain, mais jamais ce sentiment de soulagement n'avait ete aussi vif que lorsque par la glace de son wagon il vit l'Arc-de-Triomphe s'estomper dans les brumes du lointain. Par malheur ce soulagement, au lieu d'aller en augmentant comme d'ordinaire a mesure qu'il s'eloignait de Paris, alla en diminuant; il n'avait pas laisse a Paris le souvenir de cette terrible nuit, il l'avait emporte avec lui, et de nouveau il pesait de tout son poids sur sa conscience: --Voleur! Avant de quitter Paris, il avait annonce son arrivee par une depeche. Quand il descendit de wagon, il apercut Berthe, qui etait venue au-devant de lui toute seule dans la charrette anglaise qu'elle conduisait elle-meme. --Te voila! --Maman a bien voulu me laisser venir. L'etreinte dans laquelle il la serra fut longue et passionnee, jamais il ne l'avait embrassee avec cet elan, avec cette emotion. --Tu vas bien? demanda-t-elle avec surprise. --Mais oui. Pourquoi me demandes-tu cela? Ai-je donc l'air malade? --Je te trouve pale. Il fallait expliquer cette paleur. --Je suis fatigue, dit-il; pour me remettre je vais passer une quinzaine avec vous; j'ai pris un conge. --Quel bonheur! Et ce fut elle a son tour qui l'embrassa tendrement. Ils monterent en voiture, et Berthe prit les guides. --Veux-tu me laisser conduire? dit-elle, j'espere qu'on me regardera un peu moins au retour, puisque je ne serai pas seule. En effet, c'avait ete un evenement pour Elbeuf de voir mademoiselle Adeline traverser la ville toute seule dans sa charrette. Il y a deux gares a Elbeuf, l'une dans la ville meme, l'autre ou descendent les voyageurs qui viennent de Paris, a une assez grande distance, au milieu d'une plaine; ils avaient donc toute cette plaine de Saint-Aubin a traverser, c'est-a-dire un bon bout de chemin ou ils pouvaient causer librement. --Tu m'as fait grand plaisir en venant au-devant de moi, dit Adeline. --Je voulais te voir... et puis, je voulais te parler. --Qu'est-ce qu'il y a? Il se tourna vers elle pour la regarder: le visage souriant et heureux qu'il venait de voir s'etait rembruni et attriste. --J'ai peur, dit-elle. --Michel? --Ce n'est pas Michel qui me fait peur; il est plus aimable, plus tendre que jamais; c'est M. Eck, c'est madame Eck, la grand'maman. --Que se passe-t-il? --Je ne sais pas: Michel, qui me disait que sa grand'mere s'adoucissait et qu'elle semblait disposee a consentir a notre mariage, m'a prevenu hier en deux mots, les seuls que nous ayons pu echanger, qu'il y avait un revirement et que madame Eck paraissait fachee contre lui et contre moi. Adeline aussi eut peur: savait-on deja quelque chose a Elbeuf? En se perdant, avait-il perdu sa fille avec lui? Berthe continuait: --Je n'imagine pas du tout en quoi j'ai pu blesser madame Eck et par la changer ses dispositions a mon egard; quant a Michel, il n'a rien fait qui puisse deplaire a sa grand'mere, cela est bien certain. --Sans doute, ce n'est ni contre toi ni contre son petit-fils qu'elle est fachee. --Contre qui l'est-elle alors? --Contre moi. --Pourquoi le serait-elle contre toi. Pourquoi le serait-elle? Il ne pouvait pas repondre a cette question; il n'osait meme pas l'examiner. --A cause de notre situation embarrassee. --J'ai bien pense a cela, et j'ai questionne maman, qui m'a dit que les affaires seraient meilleures cette annee qu'elles ne l'avaient ete l'annee derniere. Madame Eck doit le savoir. --Peut-etre ne le sait-elle pas. --Sois tranquille de ce cote, Michel l'en aura avertie. --Alors, que veux-tu que je te dise? --Rien; c'est moi qui t'explique ce qui se passe. Il voulut la rassurer et aussi se rassurer lui-meme. --Peut-etre ta grand'mere aura-t-elle dit quelque chose qui aura ete rapporte a madame Eck. -Je ne crois pas: pour grand'maman, je suis comme si j'etais morte ou encore au maillot; je n'existe plus; elle ne parle jamais de moi. Ce qu'elle disait la, Adeline le savait comme elle; il fallait donc renoncer a cette explication. Ils arrivaient au bout du pont, et devant eux, sur l'autre rive, se montrait Elbeuf avec sa confusion de maisons et de hautes cheminees qui vomissaient des nuages de fumee noire que le vent d'est chassait vers la foret de la Lande ou ils se dechiraient aux branches des arbres avant d'avoir pu s'elever au-dessus de la colline; encore quelques minutes et ils allaient entrer dans la ville. --Tu vas me descendre au bout du pont, dit Adeline, et tu continueras seule jusqu'a la maison. --Et maman? --Tu diras a ta mere que je suis chez M. Eck. Berthe laissa echapper une exclamation de joie. --Ah! papa. --Je ne veux pas te laisser dans l'inquietude, je ne veux pas y rester moi-meme; le mieux est donc d'avoir tout de suite une explication avec M. Eck. --Que vas-tu lui dire. --C'est lui qui doit avoir a me dire, et il est trop loyal pour ne pas s'expliquer franchement. Ils avaient traverse la Seine, ils allaient entrer dans la ville neuve; Berthe arreta son cheval. --Il me semblait que quand tu serais la j'aurais moins peur, dit-elle, et voila que mon angoisse n'a jamais ete plus forte. Il descendit de voiture. --Sois certaine que je la ferai durer le moins longtemps qu'il me sera possible. A tout a l'heure. Tandis qu'elle tournait a droite pour entrer dans la vieille ville, il suivait droit son chemin pour gagner la ville neuve. II Si l'angoisse de Berthe etait forte, celle d'Adeline ne l'etait pas moins, car il ne prevoyait que trop surement ce qui se dirait dans cet entretien: averti de ce qui s'etait passe au cercle, le pere Eck ne voulait pas que son neveu epousat la fille d'un voleur. C'etait cette reponse qu'il allait chercher lui-meme, sinon dans ces termes au moins concluant a ce resultat: le mariage de Berthe manque. Et il avait quitte Paris pour fuir cette accusation. Sa main tremblait quand il frappa a la porte du bureau du pere Eck. --_Endrez._ Il entra: --Ah! monsieur _Ateline_! Il y avait plus de surprise que de contentement dans cette exclamation. --J'allais justement faire demander a madame _Ateline_ quand vous deviez venir a _Elpeuf_. --Vous avez a me parler? Le pere Eck hesita un moment --_Voui_. L'heure avait sonne pour Adeline. --C'est de nos projets que je voulais vous entretenir, dit le pere Eck. Depuis le jour ou je vous ai _temande_ la main de mademoiselle _Perthe_, je n'ai cesse de peser sur ma mere pour la decider a ce mariage, tantot directement, tantot par des moyens detournes. Et c'etait difficile, tres difficile, car c'est la premiere fois que dans notre famille l'un de nous veut epouser une chretienne. Et puis il y avait l'education, les prejuges, si vous voulez, enfin, ce qui est plus respectable, il y avait la foi religieuse chez ma mere, vous le _safez_ tres vive, et telle qu'on ne la rencontre plus que bien rarement aussi ardente. Enfin, tous les jours j'agissais, et je _tois_ dire que l'estime que vous lui _afiez_ inspiree m'etait d'un puissant secours. Ah! s'il avait ete question d'un autre que de M. _Ateline_, elle m'aurait ferme la bouche au premier mot et de telle sorte qu'il m'aurait ete defendu de l'_oufrir_. Mais sans vous montrer, sans agir, par cela seul que vous etiez _fous_, _fous_ agissiez plus que moi: la jeune fille que Michel voulait epouser n'etait plus une chretienne, elle etait mademoiselle _Ateline_, la fille de Constant _Ateline_; et en faveur de votre nom les principes de ma mere flechissaient. Les choses en etaient la, et je n'avais _blus_ qu'une defense a emporter ou plutot qu'un engagement a obtenir de _fous_, lorsqu'une indiscretion, un propos facheux est venu tout rompre. Bien qu'il fut prepare, Adeline sentit le rouge lui monter au visage et ce ne fut plus que dans une sorte de brouillard qu'il vit le pere Eck. --Vous vous rappelez peut-etre, continua celui-ci, que, lors de mon voyage a Paris, je vous ai conseille d'abandonner votre cercle, de laisser ces gens-la a leurs plaisirs qui n'etaient pas les votres, et que j'ai insiste autant que les convenances le permettaient; vous vous le rappelez, n'est-ce _bas_? --Parfaitement. --Eh _pien_, j'avais mes raisons; ce n'etait pas seulement en mon nom que je parlais. Depuis mon retour, ma mere a vu des amis de Paris qui lui ont parle de vous... et qui lui ont dit que vous jouiez dans votre cercle. Le pere Eck fit une pause, mais Adeline, qui avait baisse les yeux et les tenait attaches sur une feuille du parquet, n'osa pas les relever pour regarder ce qu'il y avait sous ce silence. --On a rapporte beaucoup de choses a ma mere, continua le pere Eck; beaucoup trop de choses. Il dit cela tristement, avec embarras. --Et alors ma mere a change de sentiment sur ce mariage, vous comprenez? Adeline ne repondit pas; que pouvait-il dire, d'ailleurs? la honte le serrait a la gorge et l'etouffait. --Je suis _tesespere_ de vous parler ainsi, mon cher monsieur _Ateline_, mais que voulez-vous, je vous le demande, hein, que voulez-vous? --Rien, murmura Adeline accable. --Comment repondre a ma mere et la combattre, quand... j'ai le chagrin de le dire... je pense comme elle? C'etait un grand effort que ma mere faisait en donnant son consentement a ce mariage, mais elle s'y decidait par estime pour _fous, monsieur Ateline_ tandis qu'il est au-dessus de ses forces de se resigner a ce que son petit-fils entre dans une famille dont le chef.... Adeline sentit le parquet s'enfoncer sous sa chaise. --... Dont le chef joue; et tant que vous serez president de ce cercle, vous jouerez, cela est fatal. --President du cercle, murmura Adeline, c'est la presidence du cercle que madame Eck me reproche? --Et que _foulez-vous_ que ce soit? C'est assez, helas! --Mais je ne le suis plus. --_Fous_ n'etes plus president du _Grand I_? --J'ai donne ma demission; et je ne rentrerai jamais dans ce cercle... ni dans aucun autre. --Jamais? --Je le jure. Le pere Eck fit un bond et venant a Adeline les deux mains tendues: --Votre main, que je la serre, mon cher ami. Ah! quel soulagement! Ce n'etait pas seulement le pere Eck qui etait soulage. Adeline renaissait; de l'abime au fond duquel il se noyait, il remontait a la lumiere. --Dites a madame Eck que jamais je ne toucherai une carte, s'ecria Adeline, et que le jeu me fait horreur, vous entendez, horreur! --Elle le saura, et il va de soi que ses sentiments d'il y a quelques jours seront ceux de _temain_: le mariage est fait. Obtenez le consentement de la Maman, et _tans_ un mois nos enfants seront maries, je vous le promets. Si ma mere a cede, il me semble que la votre cedera bien aussi: les conditions ne sont-elles _bas_ les memes? Je dois vous _tire_ que ma mere tient a ce consentement, et qu'elle retirerait le sien si madame _Ateline_ persistait dans son hostilite: elle veut l'union des familles, et cela est trop _chuste_ pour que nous ne respections pas sa volonte. Quant aux affaires, nous les arrangerons ensemble. Dans son trouble de joie, Adeline avait oublie cette terrible question des affaires; ce mot le rejeta durement dans la realite. --Je dois vous dire.... Mais le pere Eck lui ferma la bouche: --Un seul mot: Avez-_fous_ d'autres dettes que celles qui grevent la propriete du Thuit; des dettes personnelles, par exemple? --Non. --Eh _pien_, les affaires s'arrangeront. Je sais que vous ne pouvez pas donner de dot a mademoiselle _Perthe_ en ce moment. Je connais _fotre_ situation. Nous nous en passerons. Mademoiselle _Perthe_ est une fille qui vaut encore six cent mille francs, en mettant les choses au pire; c'est assez, si vous voulez bien donner votre concours a Michel pour la fabrique que nous allons etablir, et qui remplacera la vieille fabrique "en chambre" _Ateline_, par la fabrique "industrielle" Eck et Debs-_Ateline_. Dans six mois, nous marchons. Nous pouvons avoir pour soixante-quinze mille francs les batiments de l'etablissement Vincent, qui en ont coute quatre cent mille il y a six ans; nous y installons nos metiers; nos essais sont faits; nos echantillons sont prets; dans six mois, je _fous_ le _tis_, nous filons et nous battons; pas de tatonnements, pas de couteuses experiences. Nous ferons venir de Roubaix les ouvriers qui nous manqueront; assez d'ouvriers ont emigre d'_Elpeuf_ a Roubaix, pour que nous fassions revenir quelques-uns de ces pauvres emigres; cela sera _trole_. Il se mit a rire, enchante de ce bon tour de concurrence commerciale. --L'engouement du peigne commence a se calmer, on s'apercoit que deux toiles appliquees l'une contre l'autre sans que la laine soit melangee se coupent vite a l'usage; on s'apercoit aussi que les couleurs vives qui plaisent chez le tailleur virent et passent exposees a l'air, et _betit_ a _betit_ on revient au foule; le _chour_ ou l'evolution sera complete, nous serons la monsieur _Ateline_, et nous livrerons conforme. Ah! ah! Il parlait en marchant de long en large dans son bureau, alerte, leger comme s'il avait trente ans et commencait la vie avec l'elan de la jeunesse: Ah! ah! cela serait drole! Peut-etre ne pensait-il guere a Berthe et a Michel, en ce moment, mais a coup sur, il voyait les broches de son nouvel etablissement tourner et il entendait ses metiers battre. --Il faudra reprendre la _marmotte_, monsieur _Ateline_, et avec votre gendre visiter la clientele parisienne: Eck et Debs-_Ateline_; nous livrons conforme; la vieille maison _Ateline_ revit, et il faut croire qu'elle ne s'eteindra pas de sitot; maintenant cela depend de _fous_; allez trouver _fotre_ mere. A bientot, mon cher ami; mes amities a mademoiselle _Perthe_. Quel revirement! Adeline etait entre le desespoir au coeur et la honte au front; il sortit releve, rayonnant; sa vie finie recommencait avec sa fille et par son gendre. S'il avait ose, il aurait couru pour etre plus tot aupres de Berthe, mais qu'eut dit Elbeuf s'il avait vu courir son depute? Au moins marcha-t-il aussi vite que possible, pour ne pas se laisser retenir par les gens qui voulaient l'aborder, saluant a droite et a gauche, sans se donner le temps de reconnaitre ceux a qui il distribuait ses coups de chapeau. Certes, oui, il reprendrait la _marmotte_ et avec joie. Berthe mariee, mariee a l'homme qu'elle aimait, quel apaisement, quelle tranquillite! il la verrait heureuse; les broches de la nouvelle fabrique tournaient aussi devant ses yeux, et les metiers battaient a ses oreilles: la langue que le pere Eck venait de lui parler l'avait rajeuni de vingt ans; comme elle sonnait mieux que l'eternel: "Messieurs, faites votre jeu; le jeu est fait, rien ne va plus?" Sous pretexte de faire nettoyer la charrette devant elle, Berthe etait restee dans la cour; quand elle apercut son pere, elle courut a lui. Mais, avant d'arriver, elle lut dans les yeux de son pere que c'etait une bonne nouvelle qu'il apportait. En deux mots il lui raconta ce qui s'etait passe: le consentement donne par madame Eck, la creation de la fabrique nouvelle dans les etablissements Vincent. --Dans un mois tu peux etre mariee, avant six mois la fabrique peut marcher. Elle lui sauta au cou et le serra dans une longue etreinte. --Mais il nous faut maintenant le consentement de ta grand'mere. --Le donnera-t-elle? dit Berthe avec angoisse. --Puisque madame Eck a donne le sien, il me semble impossible qu'elle le refuse. Mais ce ne fut pas le sentiment de madame Adeline quand il lui exprima cette esperance. --Maman ne voudra pas nous faire ce chagrin, dit-il. --On est peu sensible au chagrin qu'on fait aux gens, quand on est convaincu que c'est dans leur interet qu'on agit et pour leur bien,--et cette conviction est celle de ta mere. Au reste elle t'attend dans sa chambre; va tout de suite lui parler. --Bonjour, mon garcon, dit la Maman en le voyant entrer. Berthe m'a annonce que tu venais passer quinze jours avec nous, cela va nous faire du bon temps a tous; je suis bien heureuse de cela. Elle l'attira et l'embrassa. --Quand on est jeune, on peut rester separe de ceux qu'on aime, dit-elle, qu'importe? on a devant soi de beaux jours pour se rattraper; mais a mon age, quand les heures sont comptees, celles de l'absence sont bien longues. --Tu pourras faire ce bon temps meilleur encore, dit-il. --Moi, mon garcon, et comment? Il expliqua comment: aux premiers mots, la Maman voulut lui couper la parole: --Il ne devait jamais etre question de ce mariage entre nous, dit-elle vivement. --Il n'en a pas ete question tant que les conditions ont ete les memes, mais aujourd'hui elles sont changees. Et il dit quels etaient les changements qu'apportaient a ces conditions le consentement donne par madame Eck et l'acquisition des etablissements Vincent. --Je crois bien qu'elle consent, cette vieille juive, s'ecria la Maman, voila vraiment un beau sacrifice. --Elle peut etre aussi attachee a sa religion que tu l'es a la tienne. --Est-ce que c'est une religion? Et puis, si elle etait attachee a sa religion, comme tu dis, elle ne cederait pas plus que je peux ceder moi-meme. Il ne manquerait plus que j'imite une juive! Peux-tu me le demander? --Je te demande de faire le bonheur de Berthe et le mien, rien autre chose, et c'est cela seul que tu dois considerer. --Et mon salut, et l'honneur des Adeline. Est-ce quand on sent la main de la mort suspendue sur sa tete qu'on se damne? Ne la vois-tu pas, cette main? Attends qu'elle m'ait frappee, tu feras apres ce que tu voudras, je ne serai plus la; veux-tu empoisonner mes derniers jours? --Je veux faire le bonheur de Berthe et assurer notre repos a tous: elle aime Michel Debs.... --La malheureuse! --Le mariage qui se presente est plus beau que dans notre situation nous ne pouvons l'esperer, voila pourquoi je te demande ton consentement, pourquoi je te prie, je te supplie de ne pas persister dans ton refus qui nous desespererait tous. --Constant, je donnerais ma vie pour toi avec joie, je le jure sur ta tete; mais c'est mon salut que tu me demandes; je ne peux pas te le donner; ne me parle donc plus de ce mariage, jamais, tu entends, jamais! III --Eh bien? demanda madame Adeline aussitot que son mari revint dans le bureau ou elle etait seule avec Berthe. --Elle resiste. --Tu vois! s'ecrierent la mere et la fille. --Aviez-vous donc pense qu'elle cederait au premier mot? Certes non, elles ne l'avaient point pense. --Il faut qu'elle s'accoutume a cette idee, continua Adeline, nous reviendrons a la charge, moi de mon cote, toi du tien, Hortense, toi aussi, Berthe; pour ne rien negliger, je vais voir M. l'abbe Garut ce soir meme et lui demander de nous aider; il me semble qu'il ne peut pas nous refuser son concours. --En es-tu sur? demanda madame Adeline. --C'est a essayer; en attendant je vais envoyer un mot a Michel pour qu'il vienne diner avec nous demain: ce sera son entree officielle dans la maison en qualite de fiance, et je crois que cela produira un certain effet sur Maman; si elle a la preuve que son opposition n'empeche rien, elle comprendra qu'il est inutile de persister dans son refus, qui n'a d'autre resultat que de nous rendre tous malheureux, elle et nous; et puis, il est bon qu'elle connaisse mieux Michel: c'est un charmeur; il est bien capable de prendre le coeur de la grand'maman comme il a pris celui de la petite-fille. Berthe vint a son pere et l'embrassa en restant penchee sur lui un peu plus longtemps peut-etre qu'il n'en fallait pour un simple baiser. --Nous avons quinze jours a nous, dit Adeline, employons-les bien; et, pour commencer, soyez avec Maman comme a l'ordinaire, ne paraissez pas vouloir la flechir par trop de soumission, ni l'eloigner par trop de raideur. Mais ce fut la Maman qui ne se montra pas ce qu'elle etait d'ordinaire, quand le lendemain son fils lui annonca que Michel Debs dinerait le soir avec eux. --Un juif a notre table! s'ecria-t-elle dans un premier mouvement de surprise et d'indignation. Mais aussitot elle se calma: --Tu es le maitre, dit-elle. --Nous faisons chacun ce que nous croyons devoir faire; moi, pour ne pas desesperer ma fille; toi... pour ne pas blesser ta conscience. Adeline n'etait pas sans inquietude quand il se demandait comment se passerait ce diner, et quel accueil la Maman ferait a Michel: il fallait qu'elle sentit qu'il etait vraiment le maitre, comme elle le disait, et qu'elle crut que par son opposition elle n'empecherait pas le mariage de sa petite-fille; ces deux preuves faites pour elle, il semblait probable qu'elle ne persisterait pas dans un refus dont elle reconnaitrait elle-meme l'inutilite. Mais ses craintes ne se realiserent pas: si la Maman n'accueillit pas Michel en ami et encore moins en petit-fils, au moins ne lui fit-elle aucune algarade; quand il lui adressa la parole, elle voulut bien lui repondre, et elle le fit sans mauvaise humeur apparente, comme s'il etait un inconnu ou un indifferent qu'elle ne devait jamais revoir. Quand, apres le diner, Michel, qui avait une tres jolie voix de tenor, chanta avec Berthe le duo de _Faust_: "Laisse-moi, laisse-moi contempler ton visage," elle ne quitta pas le salon, et sa seule manifestation de mecontentement fut de dire a sa belle-fille: --Si j'avais eu une fille, je ne lui aurais jamais laisse chanter de pareilles polissonneries avec un jeune homme. Madame Adeline voulut marcher dans le meme sens que son mari: --Quand ce jeune homme est un fiance? dit-elle. La Maman resta interdite. Apres que Michel fut parti et que la Maman fut rentree dans sa chambre, Adeline, madame Adeline et Berthe tinrent conseil sur ce qui venait de se passer: --Vous voyez! dit Adeline. --J'ai tremble tant qu'a dure le diner, dit madame Adeline. --Et moi donc! murmura Berthe. --Le premier pas est fait, dit Adeline comme conclusion, il n'y a qu'a continuer, demain, apres-demain; ne pensons qu'a cela, ne nous occupons que de cela; Maman nous aime trop pour ne pas ceder; il faudra, ma petite Berthe, lui savoir d'autant plus grand gre de son sacrifice qu'il aura ete plus douloureux pour elle. Mais le lendemain il ne put pas, comme il le voulait, ne s'occuper que du mariage de sa fille. Il avait donne ordre rue Tronchet qu'on lui envoyat sa correspondance a Elbeuf; quand on la lui remit, il trouva au milieu des lettres et des journaux une grande enveloppe cachetee a la cire et portant la mention: "Personnelle"; son contenu paraissait assez lourd. Ce fut elle qu'il ouvrit tout d'abord, et en tira trois journaux. Il allait les rejeter pour prendre les autres lettres, lorsque ses yeux furent attires par une annotation a l'encre rouge "Voyez page 3." Il alla tout de suite a cette page, et un encadrement au crayon rouge lui designa ce qu'il devait lire: "On sait que le depute Adeline etait president d'un des cercles ou, depuis quelques mois, se joue la plus grosse partie; il vient de donner sa demission. "Pourquoi? "Nous allons tacher de le decouvrir. "Si nous l'apprenons, nous le dirons a nos lecteurs. "Si nos lecteurs le savent, qu'ils nous le disent. "C'est en publiant les scandales qu'on en arrete le renouvellement: nous ne manquerons pas au devoir que notre titre nous impose." Adeline retourna la feuille pour voir le titre: "_Le Francois 1er_" avec le mot celebre bien en vedette: "Tout est perdu, fors l'honneur." Ce premier journal en disait trop pour qu'il n'eut pas hate de voir le second: "_Le Redresseur de torts_: "Nous recevons des nouvelles de la Grece: il parait que le desarroi regne dans l'_Epire_: on sait que cette province, ou les affaires marchaient tres bien pour les Grecs, etait administree par le depute Adelinos, l'excellent agorete des Elheuviens; celui-ci vient de se retirer dans sa tente, aupres de sa fabrique noire; et l'on ne voit plus ses doigts legers courir sur le tapis vert; on se demande quels vont etre les resultats de cette colere desastreuse, qui menace de precipiter chez Aides tant de fortes ames de heros criant la faim." Le troisieme journal avait pour titre: l'_Honnete homme_; c'etait en tete de la premiere page que se trouvait le trait a l'encre rouge: "Sous ce titre: UNE USINE A BACCARA Nous commencerons prochainement une curieuse etude du jeu a Paris, prise dans le vif de la realite, avec des portraits de personnages en vue que tout le monde reconnaitra. Elle montrera comment se montent les cercles qui ne sont que des entreprises financieres, comment ils fonctionnent et les resultats qu'ils produisent sur la ruine publique. Le sommaire des chapitres dira quel est l'interet de cette etude: 1er chap.--Association du demi-monde et de la gentilhommerie; 2e chap.--Ou l'on trouve un president en situation d'obtenir une autorisation pour ouvrir un nouveau cercle; 3e chap.--Les jeux et les joueurs: tricheries des grecs et des croupiers; les ressources de la cagnotte; 4e chap.--Les sequences a l'usage de tout le monde; 5e chap.--_Mangeurs et manges_. Adeline fut atterre: il n'y avait pas a se meprendre sur l'envoi de ces journaux: on voulait l'intimider, le faire chanter, le _manger_. C'etait dans le bureau qu'il lisait ces journaux, en face de sa femme; le voyant trouble par cette lecture, elle lui demanda ce qu'il avait et si ces journaux lui apprenaient quelque mauvaise nouvelle. Pouvait-il repondre franchement et confesser toute la verite a sa femme? La honte lui ferma la bouche. Que pourrait-elle pour lui? Rien. Elle se tourmenterait de son impuissance. --Des nouvelles agacantes de la Chambre, oui, dit-il; mais pour nous, non. Les journaux, Dieu merci, ne s'occupent pas de mes affaires. Il mit ses journaux dans sa poche: puis il continua la lecture de son courrier, mais sans savoir ce qu'il lisait; quand il fut tant bien que mal arrive au bout, il se leva et sortit: il avait besoin de reflechir et de se reconnaitre; surtout il avait besoin de n'etre plus sous le regard de sa femme. Machinalement il avait suivi la rue Saint-Etienne et, tournant a gauche au lieu de la continuer tout droit, il avait pris la vieille rue Saint-Auct, qui par une rude montee tortueuse escalade la colline au haut de laquelle commence la foret de la Londe. Il allait lentement, les reins courbes, la tete basse, comme dans cette meme cote son pere le lui avait appris quand il etait enfant, pour ne pas se mettre trop vite hors d'haleine, et de temps en temps, s'arretant, il se retournait et regardait en soufflant la ville a ses pieds. Puis il reprenait sa montee, distrait de ses reflexions par les bonjours qu'il avait a rendre aux femmes assises devant leurs portes et aux gamins qui le poursuivaient de leurs cris: "Bonjour monsieur Adeline; bonjour monsieur Adeline", fiers de parler a leur depute. Il arriva au Chene de la Vierge, qui est le point dominant du plateau, et, n'ayant plus personne autour de lui, il s'assit, se repetant tout haut le mot que, depuis qu'il etait sorti, il repetait tout bas: --Que faire? Devait-il laisser passer ces attaques? Devait-il leur repondre? Mais la question ainsi posee l'etait mal; il s'agissait en effet non de savoir s'il pouvait laisser passer ces attaques en les dedaignant, mais bien de trouver les moyens de se defendre contre elles, car, voulutil faire le mort, ceux qui avaient commence cette campagne dans les journaux ne s'en tiendraient pas la; le sommaire de l'etude sur le jeu le disait: "_Mangeurs et Manges_"; ils allaient s'abattre sur lui; comment les repousser? Et il avait pu croire que, parce qu'il avait quitte Paris pour Elbeuf, il allait trouver aupres des siens l'oubli et la tranquillite! Ne serait-il donc qu'un objet de mepris pour cette ville, qui s'etalait sous lui, et ou, jusqu'a ce jour, son nom n'avait ete prononce qu'avec respect. Qu'il remontat cette cote dans quelques jours, et personne ne se leverait plus sur son passage; on detournerait la tete, et si les gamins lui faisaient encore cortege, ce ne serait plus pour lui crier: "Bonjour, monsieur Adeline." Et c'etait avec un brouillard devant les yeux, le coeur serre, les nerfs crispes, l'esprit chancelant, qui il regardait ce panorama qu'il n'avait jamais vu qu'avec un sentiment d'orgueil, fier de son pays natal, comme il etait fier de lui-meme:--la ville avec sa confusion de maisons, de fabriques et de cheminees qui vomissaient des tourbillons de fumee noire, et son vague bourdonnement de ruche humaine, le ronflement de ses machines qui montaient jusqu'a lui; et au loin, se deroulant jusqu'a l'horizon bleu, la plaine enfermee dans la longue courbe de la Seine, avec son cadre vert forme par les masses sombres des forets. Il resta la longtemps, regardant alternativement autour de lui et en lui. Alors, peu a peu, tout son passe lui revint, d'autant plus amer a cette heure d'examen qu'il avait ete plus doux pendant qu'il le vivait. En suivant des yeux l'agrandissement de sa ville, il se revit grandir d'annee en annee. Elle aussi, elle avait subi comme lui une crise et l'on avait pu croire qu'elle sombrerait; mais, tandis qu'elle semblait prete a se relever et a reprendre sa marche, il se voyait precipite, sans lutte, sans secours possible, dans une catastrophe qui devait l'ecraser. Car il ne pouvait pas plus se defendre que ceder. Pour se defendre, il fallait commencer par avouer qu'il avait joue a son insu avec des cartes preparees par des gens qui voulaient le perdre, et les explications ne pourraient venir qu'ensuite: l'aveu, le monde le saisirait au bond; les explications, qui les ecouterait? S'il cedait, si une fois il accordait aux _mangeurs_ ce qu'ils lui demanderaient, ne faudrait-il pas ceder toujours, tant que ceux qui voulaient l'exploiter lui verraient une ressource? Il relut les journaux, pesant chaque mot, et il se rendit mieux compte de l'enveloppement qui se faisait autour de lui: ce n'etait qu'une preparation, mais combien menacante s'annoncait-elle! Pour que sa femme ne les trouvat pas, il les dechira en petits morceaux qu'il jeta au vent; mais une rafale de l'ouest les prit en tourbillon et les emporta vers la ville; alors un frisson le secoua comme si chaque lambeau etait un journal complet qu'Elbeuf allait lire. Quand il rentra, sa femme lui dit qu'on etait venu le demander; quelqu'un qui n'etait pas un acheteur et qui devait revenir. Jamais il ne s'etait inquiete des gens qui avaient affaire a lui; il verrait bien; mais il n'etait plus au temps ou il pouvait se dire tranquillement qu'il verrait bien; il avait peur de voir. IV Il y avait a peine un quart d'heure qu'Adeline avait repris sa place en face de sa femme, quand la porte du bureau s'ouvrit, poussee par un homme de trente a trente-cinq ans, portant sous son bras une serviette d'avocat bourree de papiers: evidemment c'etait l'ennemi. --M. Adeline. --C'est moi, monsieur. --Pourrais-je vous entretenir quelques instants... en particulier? Disant cela, il tendit sa carte a Adeline: "LEPARGNEUX, "Directeur de l'_Honnete Homme_." Adeline fit un signe a sa femme pour qu'elle ne le derangeat point, et, passant le premier, il introduisit le directeur de l'_Honnete Homme_ dans le salon. --Je ne sais, dit Lepargneux, en fouillant dans sa serviette qu'il venait d'ouvrir, si vous connaissez le journal dont je suis le directeur; nous n'avons pas encore une longue duree, et il a pu vous echapper, malgre l'importance considerable qu'il a vite conquise dans le monde parisien. Il importait pour Adeline de ne pas se laisser emporter et de voir venir. --Mon journal, continua Lepargneux, a recemment annonce la publication d'une etude sur le jeu a Paris, intitulee: _Une Usine a Baccara_; la voici: --J'ai vu cette annonce, repondit Adeline en refusant de prendre le journal que Lepargneux lui tendait. --Et vous l'avez lue? demanda celui-ci. Adeline fit un signe affirmatif, car s'il ne voulait pas aller au-devant des questions de ce singulier personnage, il ne trouvait ni digne ni adroit de chercher a se derober. --Je dois vous dire, continua Lepargneux, un peu deconcerte par le calme d'Adeline, que si je suis le directeur de l'_Honnete Homme_, je ne suis pas en meme temps redacteur en chef; il y a meme entre ce redacteur en chef et moi hostilite declaree. Cela vous fait comprendre que je ne l'ai pas commandee cette etude sur le jeu; je ne l'ai connue que par cette annonce. Mais envoyant qu'elle devait donner des portraits de personnages en vue, que tout le monde reconnaitrait, je me suis inquiete; je me suis demande quels etaient ces personnages, et parmi les noms qu'on m'a cites se trouve le votre comme president de l'_Epire_.... Mais il s'interrompit, et avec toutes les marques de la confusion: --Pardonnez-moi, s'ecria-t-il, je veux dire du _Grand I_. Puis, reprenant son recit: --Je dois encore ajouter, si vous le permettez, que j'ai pour vous la plus haute estime, non seulement pour le depute dont je partage les opinions, mais encore pour l'industriel et le commercant, etant commercant moi-meme: Lepargneux, eponges en gros, rue Sainte-Croix de la Bretonnerie. Dans ces conditions, vous comprenez que je ne pouvais pas permettre que vous figuriez de facon a etre reconnu par tout le monde, dans une etude sur le jeu... ou bien des choses scandaleuses seront jetees au vent de la publicite. C'est pour empecher cela que je me suis decide a venir a Elbeuf afin de m'entendre avec vous. --Vous entendre avec moi? --Je comprends votre surprise. Vous vous dites, n'est-ce pas, qu'etant directeur de l'_Honnete Homme_ je n'ai besoin de m'entendre avec personne pour empecher la publication dans mon journal de ce qui me deplait. Eh bien, c'est une erreur. A cote de moi, directeur, il y a un redacteur en chef qui fait le journal, et, comme nous sommes en guerre, il n'y met que ce qui precisement me deplait. Il y a de ces antagonismes dans les journaux que le public ne soupconne pas. --En quoi tout cela me regarde-t-il? demanda Adeline, qui commencait a perdre patience. --Vous allez le voir. Si j'etais seul maitre dans mon journal, j'empecherais la publication de tout ce qui vous touche. Mais je ne puis l'etre qu'en mettant mon redacteur en chef a la porte, ce qui ne m'est possible que si vous m'accordez votre concours. Rien n'etait plus simple, plus honnete que le concours qu'il venait demander a Adeline,--de commercant a commercant, car il etait commercant avant tout, marchand d'eponges par vocation et journaliste seulement par occasion, parce qu'il avait eu la chance de rencontrer une affaire superbe qui devait lui donner une belle fortune en peu de temps: celle de l'_Honnete Homme_. Malheureusement, le redacteur en chef a qui il avait confie son journal etait un coquin dont il ne pouvait se debarrasser qu'en lui donnant quatre-vingt-sept mille francs, il ne les avait pas... en ce moment, et il venait les demander a Adeline, qui etait interesse plus que personne au renvoi de ce coquin. Mais cette demande, il ne la faisait pas sans offrir quelque chose en echange, c'est-a-dire une part de propriete dans l'_Honnete Homme_, qui etait en train de prendre une place considerable dans le journalisme francais--celle reservee a l'honnetete impeccable, et fondee sur la reconnaissance publique. Il etait evident qu'une campagne s'organisait en ce moment dans certains journaux contre le president du _Grand I_; en achetant un certain nombre d'actions de l'_Honnete Homme_ avec l'argent qu'il avait gagne dans cette partie qu'on lui reprochait, c'est-a-dire avec de l'argent trouve, Adeline obtenait des avantages importants: 1 deg. il faisait disparaitre la plus dangereuse des attaques qui se machinaient contre lui; 2 deg. disposant d'un journal, il pouvait imposer silence a ses adversaires qui le redouteraient; 3 deg. il employait son journal non seulement dans cette circonstance particuliere, mais encore dans toutes celles ou son ambition politique etait en jeu; 4 deg. enfin, il participait a la grosse fortune que l'_Honnete Homme_ devait apporter a ses proprietaires dans un delai tres court. Arrive a ce point de son discours, Lepargneux posa sa serviette sur une table et en tira differents papiers: --Je ne vous vends pas chat en poche, dit-il du ton d'un camelot qui fait son boniment; ce que j'avance, je le prouve: voici des pieces authentiques qui vont vous renseigner sur la solidite de l'affaire, voyez, regardez. C'etait difficilement qu'Adeline s'etait contenu jusque-la. Il se leva, mais, au lieu de venir a la table sur laquelle Lepargneux etalait ses pieces authentiques, il alla a la porte, et, la montrant par un geste energique: --Sortez! dit-il. Un moment surpris, Lepargneux se remit vite: --Vous n'avez donc pas compris, dit-il, que le portrait qu'on veut publier dans cette etude doit vous deshonorer, vous perdre a la Chambre et vous perdre ici, tuer le depute, ruiner le commercant, empecher le mariage de votre fille, que je ne savais pas, mais que j'ai appris en vous attendant; je vous offre le moyen de vous sauver, et vous hesitez? --Je n'hesite pas, je vous mets a la porte, dit Adeline d'une voix sourde, car il ne fallait pas que sa femme l'entendit. --Vous n'y pensez pas. Voyons, monsieur, reflechissez. Si vous n'avez pas les fonds en ce moment, nous prendrons des arrangements. --Sortez, sortez! --Je peux faire un effort pour vous, et si les quatre-vingt-sept mille francs vous genent, nous dirons soixante mille. Adeline montra la porte. --Nous dirons cinquante mille. Adeline revint vers la cheminee ou un cordon de sonnette pendait le long de la glace. --Faut-il que je sonne pour qu'on vous jette dehors? Lepargneux ramassa ses papiers, mais sans se presser. --Je n'aurais jamais imagine, dit-il, tout en les fourrant dans sa serviette, que ce serait ainsi que vous me remercieriez de mon voyage, entrepris dans votre seul interet. Mais quoi qu'il en soit, je veux croire que vous reflechirez et que vous comprendrez que j'ai voulu uniquement vous sauver. La publication de cette etude ne commencera pas avant quelques jours: vous avez encore le temps d'ecouter la voix de la raison. Quand elle aura parle, et elle parlera, j'en suis sur, ecrivez-moi aux bureaux de l'_Honnete Homme_; Dieu merci, je n'ai pas de rancune. Et sur ce mot magnanime, il sortit enfin. --Quel est ce monsieur? demanda madame Adeline quand son mari entra dans le bureau. --Un directeur de journal qui voulait me demander de prendre des parts dans son affaire. --Il tombait bien! --J'ai eu toutes les peines du monde a le mettre dehors, dit Adeline pour expliquer ses eclats de voix s'ils etaient venus jusque dans le bureau. Debarrasse de Lepargneux, Adeline se demanda s'il n'aurait pas da repondre autrement a cette menace! Mais quelle autre reponse possible sans se deshonorer? car telle etait la situation que, quoi qu'il fit, c'etait toujours le deshonneur qui se trouvait au denouement: par lui-meme s'il cedait, par ces miserables s'il resistait. Et quand il cederait, quand il donnerait ces quatre-vingt-sept mille francs, s'arreteraient-ils la? ne le devoreraient-ils pas jusqu'aux os tant qu'il y aurait un morceau a manger? Et, bien qu'il se dit qu'il ne pouvait faire que cette reponse, a chaque instant il se repetait la conclusion de Lepargneux: "Vous n'avez donc pas compris que cette etude doit vous perdre a la Chambre, vous perdre a Elbeuf, tuer le depute, ruiner le commercant, empecher le mariage de votre fille?" Le mariage de sa fille, comment s'en occuper maintenant? Ou trouver assez de calme pour agir continuellement sur l'esprit de la Maman? Trois jours apres, en depouillant son courrier, ce qu'il ne faisait plus qu'en tremblant et autant que possible en cachette de sa femme, de peur de se trahir devant elle, il trouva une lettre dont l'ecriture etait visiblement deguisee: "Monsieur, "Il se prepare contre vous une machination pour vous faire chanter en vous menacant de devoiler certains procedes de jeu qui vous auraient fait gagner de grosses sommes. J'ai le moyen d'empecher ces machinations s'il vous convient d'entrer en arrangement avec moi. Vous pouvez me repondre: poste restante A.G. 913." Bien entendu, il ne repondit pas, et ne chercha meme pas a imaginer quel pouvait etre ce protecteur qui offrait "contre arrangement" d'arreter ces machinations. Un autre jour, il recut, toujours sous enveloppe, un second numero du _Francois 1er_ qui annoncait que l'enquete qu'il avait commencee sur certains joueurs touchait a sa fin, et qu'il en publierait prochainement le resultat... "etonnant". Ainsi l'attaque se resserrait de plus en plus autour de lui; un jour ou l'autre le scandale eclaterait sans qu'il eut pu rien faire pour le prevenir. A la verite, il y avait des heures ou il se disait que ceux qui le connaissaient n'ajouteraient pas foi a ces accusations, et qu'a la Chambre pas plus qu'a Elbeuf il ne se trouverait personne pour croire qu'il avait pu tricher au jeu; mais tout le monde ne le connaissait pas, et d'ailleurs il y avait le gain des 87,000 francs qui, quoi qu'il fit, quoi qu'il dit, laisserait toujours dans les esprits, meme de ceux qui lui seraient favorables, une mauvaise impression. Il les avait gagnes, ces 87,000 francs, cela etait un fait certain, il les avait voles; comment faire croire qu'il n'etait pas d'accord avec ceux qui lui avaient fourni les moyens de les gagner? Toutes les explications qu'il fournirait, si vraies qu'elles fussent, n'en seraient pas moins invraisemblables pour ses amis, et pour les indifferents absurde. Cependant le temps de son conge touchait a sa fin, et il fallait qu'il rentrat a Paris; mais Paris maintenant etait-il plus dangereux pour lui qu'Elbeuf ou il avait cru trouver le repos et ou il avait ete si rudement poursuivi? Il pouvait d'autant moins prolonger son absence qu'avec l'expiration de son conge coincidait une election pour lui d'une grande importance: celle du president du groupe de l'_Industrie nationale_; ses amis le portaient a cette presidence, son election semblait assuree, il ne pouvait pas se dispenser de faire acte de presence. Il partit donc en promettant a Berthe de revenir dans quelques jours et de reprendre aupres de la Maman ses instances qui, pour n'avoir pas encore abouti, ne devaient cependant pas etre abandonnees. Sans s'attendre a une rentree triomphale a la Chambre, il s'imaginait que ses amis, qu'il n'avait pas vus depuis quinze jours, allaient lui faire un accueil affectueux,--celui auquel il etait habitue. Au contraire, cet accueil fut manifestement glacial; on s'eloignait de lui; pour un peu on lui eut tourne le dos. Comme il allait entrer dans le bureau ou devait se faire l'election, on lui remit une depeche qu'il ouvrit: "Envoyons premier numero de l'etude a Elbeuf, particulierement et personnellement a M. Eck; il est temps encore." L'election out lieu; trois voix seulement se porterent sur lui; il ne s'etait pas donne la sienne, croyant avoir l'unanimite. --J'ai vote pour vous, lui dit Bunou-Bunou, mais que voulez-vous, ce qu'on raconte de l'_Epire_ vous fait le plus grand mal. Que racontait-on? Il n'osa le demander et sortit du Palais-Bourbon la tete perdue; il ne lui restait qu'a se jeter a l'eau; mort, on ne le poursuivrait plus; l'honneur et les siens seraient sauves. Traversant le pont, il descendit sur le quai pour prendre un bateau-omnibus; en route il lui serait facile de tomber dans la Seine par accident. Mais, en voyant arriver le bateau sur lequel il devait s'embarquer, sa femme, sa fille se dresserent devant ses yeux; pouvait-il les abandonner sans avoir assure le mariage de sa fille? V Avant de quitter Paris, il envoya une depeche a sa femme. "Je rentre a Elbeuf; partez pour le Thuit; invite Michel a passer la journee de demain avec nous." Telles qu'etaient les habitudes de la maison, une depeche de ce genre voulait dire qu'apres la paye, la famille montait dans la vieille caleche et s'en allait au Thuit; pour lui, il trouvait la charrette a la gare, a l'arrivee du train de Paris, et rejoignait les siens; par ce moyen, la Maman ne se couchait pas trop tard, et le lendemain on s'eveillait au chant des oiseaux, avec de la verdure devant les yeux, en pleine campagne, ce qui etait plus gai que l'impasse du Glayeul ou, s'il y avait eu des glaieuls autrefois, ainsi que le nom l'indiquait, on n'y trouvait plus depuis longtemps, en fait de couleurs gaies, que celles de l'indigo, et en fait de parfums que sa senteur douceatre. Les choses s'executerent comme il l'avait demande: a sept heures, la Maman, madame Adeline, Berthe et Leonie partirent pour le Thuit, et quand il descendit a neuf heures et demie a la gare, il trouva la charrette qui l'attendait: une heure apres il arrivait au Thuit, et a la lueur d'une lanterne il voyait sa femme, sa fille et sa niece venir au-devant de lui. --Quelle bonne surprise! dit madame Adeline. --Il n'y aura pas seance lundi; j'ai pu revenir, dit-il pour expliquer ce retour sans que sa femme s'en etonnat. --Comme tu es gentil d'avoir pense a inviter Michel pour demain! dit Berthe en se serrant contre lui. --Tu es contente? --Oh! cher papa! --Eh bien, moi, je suis heureux de te voir heureuse. --Si elle est contente? dit Leonie qui tenait a placer son mot, elle a saute de joie quand ma tante a lu ta depeche. --Veux-tu bien te taire, petite peste! s'ecria Berthe. Comme a l'ordinaire, on lui avait servi un souper froid dans la salle a manger ou le feu avait ete allume, bien qu'on fut deja en avril, mais il ne voulut pas se mettre a table: il avait dine avant de quitter Paris; au moins le dit-il. Quand il arrivait au Thuit a cette heure, il n'entrait jamais dans la chambre de sa mere, car la Maman s'endormait aussitot qu'elle se mettait au lit, et il l'eut reveillee; c'etait le lendemain seulement qu'il allait lui dire un bonjour matinal. Il en fut ce soir-la comme il en etait toujours, et le lendemain matin, quand tout le monde dormait encore dans le chateau, il frappa a la porte de la chambre que sa mere occupait au rez-de-chaussee. Justement parce qu'elle s'endormait aussitot qu'elle se couchait, la Maman se reveillait tot, et il n'y avait pas a craindre de troubler son sommeil: --Entre, dit-elle. Apres qu'il l'eut embrassee dans son lit; elle lui demanda d'ouvrir les volets. --Que je te voie, dit-elle. Il fit ce qu'elle desirait, et les rayons obliques du soleil levant emplirent la chambre de leur claire lumiere rosee. Il revint s'asseoir aupres du lit en faisant face a sa mere. --Comment vas-tu? demanda-t-elle en le regardant. --Je vais comme toujours. Elle l'examina longuement. --Tire donc les rideaux, dit-elle, et laisse la fenetre ouverte; je ne te vois pas bien. --Ne vas-tu pas avoir froid? --Il fait un temps superbe. --L'air est vif. --Va donc. Il obeit et revint prendre sa place, decide a aborder l'entretien decisif qui devait assurer le mariage de Berthe. --Comme tu es pale! dit-elle en le regardant de nouveau; comme tes traits sont contractes! Tu n'es pas bien, mon garcon. --Mais si. --Il ne faut pas me dementir; j'ai encore de bons yeux quand il s'agit de toi; quand tu etais petit et que tu devais etre malade, je le voyais avant tout le monde, avant ton pere, avant le medecin; je leur disais: "Constant va avoir quelque chose"; je ne me suis jamais trompee: les meres ont des yeux pour lire dans leurs enfants. Qu'est-ce que tu as? Ce n'est pas d'aujourd'hui que ca ne va pas. Pendant les quinze jours que tu viens de passer avec nous, j'ai bien des fois remarque que tu etais tantot pale, tantot rouge, sans raison; il n'y avait des instants ou tu etouffais, d'autres ou tu n'entendais pas ce qu'on te disait. A mesure que sa mere parlait, une idee s'eveillait dans son esprit, qui, lui semblait-il, devait assurer le mariage de Berthe. --Il est vrai, repondit-il, que je suis tres tourmente. --Par tes affaires? --Par l'etat de ma sante et par le mariage de Berthe. --Qu'est-ce que tu as, mon garcon? demanda-t-elle d'un accent attendri, a qui parleras-tu, si ce n'est a ta mere. --J'aurai voulu t'eviter un grand chagrin: demain, dans une heure, je peux etre mort. --Qu'est-ce que tu me dis-la! Toi, mon Constant! --La verite; et la pensee que je peux partir sans que la vie de Berthe soit fixee, sans que son bonheur soit assure m'est une angoisse.... --Mon pauvre enfant? Est-ce possible! Mourir! A ton age! --Si je n'etais pas sur de ce que je dis, t'en parlerais-je? --Mais qu'est-ce que tu as? Il hesita un moment: --Un anevrisme. --Mais on vit avec un anevrisme; le pere Osfrey, qui en avait un, est mort a quatre-vingts ans passes. --Il y a anevrisme et anevrisme; ce que je sais, c'est que demain je peux etre mort; tu penses bien que je ne te le dirais pas si je n'en etais pas sur. -Oh! mon Dieu! murmura-t-elle en sanglotant, mon fils, mon cher enfant! L'emotion d'Adeline etait poignante, et la douleur de sa pauvre vieille mere lui brisait le coeur, mais ne fallait-il pas qu'il parlat ainsi; cependant il faiblit et se penchant sur elle: --Sans doute, je peux vivre, dit-il, mais je serais plus tranquille, je me trouverais dans de meilleures conditions si je n'etais pas tourmente par cette pensee du mariage de Berthe qui m'enfievre. --Tu serais plus tranquille, murmura-t-elle comme si elle se parlait a elle-meme, tu serais dans de meilleures conditions? --Tu sais que pour cette maladie les emotions sont mauvaises, et que les chagrins aggravent le mal. De la main elle lui fit signe de ne pas parler, et, se tournant a demi vers une image de la Vierge fixee au mur contre lequel son lit etait appuye, elle parut lui adresser une ardente priere; puis revenant vers son fils: --Ta tranquillite, ta vie avant tout, dit-elle, fais ce mariage. Il la prit dans ses bras, et resta longtemps sans trouver autre chose que des mots entrecoupes. --Une mere donne sa vie pour son enfant, dit-elle, elle doit peut-etre aussi donner son salut; mais ce n'est pas a moi que je dois penser, c'est a toi; tu seras plus tranquille; allons, regarde-moi, et que je ne te voie plus ces yeux inquiets. Elle voulut qu'il parlat de sa maladie, mais, comme il se montrait mal a l'aise, elle n'insista pas, pour ne pas le tourmenter. --Va te promener dans le jardin, dit-elle, l'air te fera du bien et te calmera: maintenant tu vas etre tranquille. Comme sa mere le lui disait, il se promena dans le jardin; mais se calmer, le pouvait-il, quand a chaque pas, il se repetait qu'il fallait qu'avant le soir, il en eut fini avec la vie... qui aurait pu reprendre un cours si heureux? En lui, autour de lui, tout protestait contre cette idee de mort: le bonheur de sa fille qu'il ne verrait pas; et le printemps qui dans ce jardin s'epanouissait plein de fleurs et de parfums sous le joyeux soleil du matin. Et lui, il fallait qu'il mourut: sa fille, il allait l'embrasser pour la derniere fois, et aussi sa pauvre mere et sa chere femme; cette maison qu'il s'etait plu a embellir pour finir la ses jours tranquillement; ces arbres qu'il avait plantes, ces champs qu'il avait ameliores et qu'il aimait, c'etait pour la derniere fois qu'il les voyait: tout, ces quenouilles blanches de fleurs, ces arbustes bourgeonnants, ces boutons verts qui deplissaient leurs feuilles a la lumiere, ces oiseaux qui chantaient, cette odeur de seve parlaient de renouveau, de force, de joie, de vie, et lui ne pouvait pas detacher ses yeux de la mort, resolu a ne pas la fuir, mais cependant secoue d'horreur. Il y avait longtemps qu'il tournait sur lui-meme quand Berthe vint le rejoindre, toute fraiche, toute pimpante dans sa toilette printaniere. --Comment me trouvera-t-il? demanda-t-elle, apres l'avoir embrasse. --Tu seras encore bien plus jolie tout a l'heure: ta grand'mere consent a votre mariage. Elle se jeta dans ses bras: --Comment as-tu fait? demanda-t-elle apres ce premier elan de joie; qu'as-tu dit? Et moi qui, malgre tout, doutais de toi! --C'etait de ta grand'mere qu'il fallait ne pas douter; n'oublie jamais le sacrifice qu'elle a fait a ton bonheur. Elle voulut qu'il lui promit d'aller avec elle au-devant de Michel, qui devait venir a pied par la Londe et le chemin de la foret; et quand l'heure fut arrivee ou ils avaient chance de le rencontrer, ils partirent. Il aurait voulu s'associer a la joie debordante de Berthe, rire comme elle, lui repondre, mais il y avait des moments ou, malgre ses efforts, il restait silencieux et sombre, ne l'entendant pas, ne la voyant meme plus. Ils n'allerent pas bien loin dans la foret; comme ils approchaient d'un carrefour ou se croisaient plusieurs chemins, ils apercurent Michel assis sur un tronc d'arbre couche dans l'herbe. --C'est comme cela que vous vous depechez, lui cria Berthe. --C'est justement parce que je me suis trop depeche que j'attendais qu'il fut l'heure d'arriver convenablement, repondit Michel en venant vivement au-devant d'eux. --Si vous aviez su?... dit Berthe. Michel la regarda surpris; alors Adeline lui prenant la main la mit dans celle de Berthe. --La Maman donne son consentement, dit-il; dans un mois, vous pouvez etre maries; mais, aujourd'hui meme, vous l'etes pour moi et par moi; embrassez-vous, mes enfants. Il voulut que Berthe donnat le bras a son mari, et il les fit marcher devant lui en les regardant. Et a se dire qu'elle serait heureuse, il se sentait plus courageux; pour elle au moins sa tache etait accomplie. Leonie avait passe sa matinee a cueillir des fleurs et la table en etait couverte, mais ces fleurs, pas plus que les sourires de sa fille, la joie de Michel, le bonheur de sa femme ne pouvaient soutenir Adeline, qui a chaque instant restait immobile a regarder les minutes fuir sur le cadran de la pendule; alors la Maman se disait: --Le bonheur meme de sa fille ne peut pas l'arracher a la pensee de sa maladie. Et pour essayer de le distraire, elle racontait des histoires de jeunesse, de mariage; elle se faisait aimable avec Michel. Dans les sauts de la conversation, Michel demanda a Adeline ce que c'etait un journal appele l'_Honnete Homme_. --Mon oncle, mes cousins et moi, nous en avons recu chacun un exemplaire; il annonce une etude sur les cercles, avec des portraits que chacun reconnaitra; vous me mettrez les noms sous ces portraits, n'est-ce pas? Adeline avait pali, et, en sentant les yeux de sa femme poses sur lui, il n'avait pas tout de suite trouve une reponse. --Je pense que c'est un journal de scandale et de chantage, dit-il enfin, et je ne crois pas que ses portraits aient de l'interet. Michel n'insista pas: au fait, que lui importait l'_Honnete Homme_? il n'en avait parle que par hasard. Apres le dejeuner, Adeline voulut montrer les batiments de la ferme a Michel, et, en causant d'un air indifferent, il demanda au fermier s'il avait toujours a se plaindre des lapins: --Les lapins! n'en parlez pas, monsieur Adeline, ils me mangent tout mon _cossard_; si on ne les panneaute pas, ils n'en laisseront pas. --Eh bien, vous les panneauterez la semaine prochaine; aujourd'hui je vais vous en tuer quelques-uns a coup de fusil. --Oh! papa, dit Berthe. --Pendant que vous vous promenerez; vous me prendrez au retour. Il alla chercher son fusil, et tandis que la Maman, madame Adeline et Leonie restaient au chateau, il prit avec Berthe et Michel le chemin du parc. Ils ne tarderent pas a arriver a la piece de colza ou de _cossard_, comme disait le fermier. --Je reste la, dit-il, promenez-vous et n'ayez pas peur des coups de fusil. Comme ils allaient s'eloigner, il rappela Berthe: --Embrasse-moi donc, dit-il. Le lendemain, les journaux de Rouen annoncaient en termes emus et respectueux la mort de M. Constant Adeline, l'eminent depute de la Seine-Inferieure, le grand industriel elbeuvien: en chassant les lapins dans son parc, il avait commis l'imprudence de prendre son fusil par le canon en sautant un fosse, et le coup qui l'avait frappe a bout portant a la tete l'avait tue raide. FIN End of the Project Gutenberg EBook of Baccara, by Hector Malot *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BACCARA *** ***** This file should be named 12174.txt or 12174.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/2/1/7/12174/ Produced by Christine De Ryck, Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at https://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit https://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII, compressed (zipped), HTML and others. Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over the old filename and etext number. The replaced older file is renamed. VERSIONS based on separate sources are treated as new eBooks receiving new filenames and etext numbers. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: https://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. EBooks posted prior to November 2003, with eBook numbers BELOW #10000, are filed in directories based on their release date. If you want to download any of these eBooks directly, rather than using the regular search system you may utilize the following addresses and just download by the etext year. https://www.gutenberg.org/etext06 (Or /etext 05, 04, 03, 02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90) EBooks posted since November 2003, with etext numbers OVER #10000, are filed in a different way. The year of a release date is no longer part of the directory path. 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